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ŒUVRES COMPLETES DE VICTOR HUGO
PHILOSOPHIE - II
WILLIAM SHAKESPEARE
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IL A ETE TIRE A PART
5 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de i à 5
5 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 6 à 10
40 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 11 à 50
300 exemplaires sur papier vélin du iMarais, numérotés de 51 à 350
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VICTOR HUGO
WILLIAM
SHAKESPEARE
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ALBIN MICHEL - PARIS
IMPRIME
PAR
L'IMPRIMERIE NATIONALE
EDITE
PAR
LA LIBRAIRIE OLLENDORFF
MDCCCCXXXVII
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A L'ANGLETERRE
Je lui dédie ce livre, gloridcatioii
de son poète. Je dis à l'Angleterre
la ve'rité; mais, comme terre illustre
et libre, je l'admire, et comme asile,
je l'aime.
Victor Hugo.
Hauteville-House, 1864.
Le vrai titre de cet ouvrage serait : A. propos de ShaJ^e^eare. Le
désir d'introduire, comme on dit en Angleterre, devant le public, la
nouvelle traduction de Shakespeare, a été le premier mobile de
l'auteur. Le sentiment qui l'intéresse si profondément au traducteur
ne saurait lui ôter le droit de recommander la traduction. Cependant
sa conscience a été sollicitée d'autre part, et d'une façon plus étroite
encore, par le sujet lui-même. A l'occasion de Shakespeare, toutes
les questions qui touchent à l'art se sont présentées à son esprit.
Traiter ces questions, c'est expliquer la mission de l'art 5 traiter ces
questions, c'est expliquer le devoir de la pensée humaine envers
l'homme. Une telle occasion de dire des vérités s'impose, et il n'est
pas permis, surtout à une époque comme la nôtre, de l'éluder.
L'auteur l'a compris. Il n'a point hésité à aborder ces questions com-
plexes de l'art et de la civilisation sous leurs faces diverses, multipliant
les hori2ons toutes les fois que la perspective se déplaçait, et acceptant
toutes les indications que le sujet, dans sa nécessité rigoureuse, lui
oflfrait. De cet agrandissement du point de vue est né ce livre.
Hauteville-Housc , 1864.
Portrait de Victor Hugo. 1864.
Maison de Victor Hlgo.
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U e ^-A^
Fac-similé du titre Écrit par Victor Hugo
en tete du manuscrit original de wlluam ^hakespeake.
PREMIÈRE PARTIE
PHILOSOPHIE. II. ,
larniuLitit: MTroxiiE.
LIVRE PREMIER.
SHAKESPEARE. — SA VIE.
I
Il y a une douzaine d'années, dans une île voisine des côtes de France,
une maison, d'aspect mélancolique en toute saison, devenait particulièrement
sombre à cause de l'hiver qui commençait. Le vent d'ouest, soufflant là en
pleine liberté, faisait plus épaisses encore sur cette demeure toutes ces enve-
loppes de brouillard que novembre met entre la vie terrestre et le soleil.
Le soir vient vite en automne j la petitesse des fenêtres s'ajoutait à la brièveté
des jours et aggravait la tristesse crépusculaire de la maison.
La maison, qui avait une terrasse pour toit, était rectiligne, correcte,
carrée, badigeonnée de frais, toute blanche. C'était du méthodisme bâti.
Rien n'est glacial comme cette blancheur anglaise. Elle semble vous offrir
l'hospitalité de la neige. On songe, le cœur serré, aux vieilles baraques
paysannes de France, en bois, joyeuses et noires, avec des vignes.
À la maison était attenant un jardin d'un quart d'arpent, en plan incliné,
entouré de murailles, coupé de degrés de granit et de parapets, sans arbres,
nu, où Ton voyait plus de pierres que de feuilles. Ce petit terrain, pas
cultivé, abondait en touffes de soucis qui fleurissent l'automne et que les
pauvres gens du pays mangent cuits avec le congre. La plage, toute voisine,
était masquée à ce jardin par un renflement de terrain. Sur ce renflement
il y avait une prairie à herbe courte où prospéraient quelques orties et une
grosse ciguë.
De la maison on apercevait, à droite, à l'horizon, sur une colline et dans
un petit bois, une tour qui passait pour hantée j à gauche, on voyait le dk^
Le dick était une file de grands troncs d'arbres adossés à un mur, plantés
debout dans le sable, desséchés, décharnés, avec des nœuds, des ankyloses
et des rotules, qui semblait une rangée de tibias. La rêverie, qui accepte
volontiers les songes pour se proposer des énigmes, pouvait se demander
à quels hommes avaient appartenu ces tibias de trois toises de haut.
La façade sud de la maison donnait sur le jardin, la façade nord sur une
route déserte.
4 WILLIAM SHAKESPEARE.
Un corridor pour entrée, au rez-de-chaussée, une cuisine, une serre et
une basse-cour, plus un petit salon ayant vue sur le chemin sans passants
et un assez grand cabinet à peine éclairé j au premier et au second étage,
des chambres, propres, froides, meublées sommairement, repeintes à neuf,
avec des linceuls blancs aux fenêtres. Tel était ce logis. Le bruit de la mer
toujours entendu.
Cette maison, lourd cube blanc à angles droits, choisie par ceux qui
l'habitaient sur la désignation du hasard, parfois intentionnelle peut-être,
avait la forme d'un tombeau.
Ceux qui habitaient cette demeure étaient un groupe, disons mieux, une
famille. C'étaient des proscrits. Le plus vieux était un de ces hommes qui ,
à un moment donné, sont de trop dans leur pays. Il sortait d'une assemblée}
les autres, qui étaient jeunes, sortaient d'une prison. Avoir écrit, cela
motive les verrous. Où mènerait la pensée, si ce n'est au cachot?
La prison les avait élargis dans le bannissement.
Le vieux, le père, avait là tous les siens, moins sa fille aînée, qui n'avait
pu le suivre. Son gendre était près d'elle. Souvent ils étaient accoudés autour
d'une table ou assis sur un banc, silencieux, graves, songeant tous ensemble,
et sans se le dire, à ces deux absents.
Pourquoi ce groupe s'était-il installé dans ce logis , si peu avenant ? Pour
des raisons de hâte, et par le désir d'être le plus tôt possible ailleurs qu'à
l'auberge. Sans doute aussi parce que c'était la première maison à louer
qu'ils avaient rencontrée, et parce que les exilés n'ont pas la main heureuse.
Cette maison, — qu'il est temps de réhabiliter un peu et de consoler,
car qui sait si, dans son isolement, elle n'est pas triste de ce que nous venons
d'en dire ? un logis a une âme, — cette maison s'appelait Marine-Terrace.
L'arrivée y fut lugubre, mais après tout, déclarons-le, le séjour y fut bon,
et Marine-Terrace n'a laissé à ceux qui l'habitèrent alors que d'affectueux et
chers souvenirs. Et ce que nous disons de cette maison, Marine-Terrace,
nous le disons aussi de cette île. Jersey. Les lieux de la souffrance et de
l'épreuve finissent par avoir une sorte d'amère douceur, qui, plus tard, les
fait regretter. Ils ont une hospitalité sévère qui plaît à la conscience.
Il y avait eu, avant eux, d'autres exilés dans cette île. Ce n'est point ici
l'instant d'en parler. Disons seulement que le plus ancien dont la tradition,
la légende peut-être, ait gardé le souvenir, était un romain, Vipsanius
Minator, qui employa son exil à augmenter, au profit de la domination de
son pays, la muraille romaine dont on voit encore quelques pans, semblables
à des morceaux de collines, près d'une baie nommée, je crois, la baie Sainte-
Catherine. Ce Vipsanius Minator était un personnage consulaire, vieux
romain si entêté de Rome qu'il gêna l'empire. Tibère l'exila dans cette île
SHAKESPEARE. — SA VIE. 5
cimmérienne, Cœsarea-, selon d'autres, dans une des Orcades. Tibère fit
plus j non content de l'exil, il ordonna l'oubli. Défense fut faite aux orateurs
du sénat et du forum de prononcer le nom de Vipsanius Minator. Les
orateurs du forum et du sénat, et l'histoire, ont obéis ce dont Tibère
d'ailleurs ne doutait pas. Cette arrogance dans le commandement, qui allait
jusqu'à donner des ordres à la pensée des hommes, caractérise certains gou-
vernements parvenus à une de ces situations solides où la plus grande
somme de crime produit la plus grande somme de sécurité.
Revenons à Marine-Terrace.
Un matin de la fin de novembre, deux des habitants du lieu, le père et
le plus jeune des fils, étaient assis dans la salle basse. Ils se taisaient, comme
des naufragés qui pensent.
Dehors il pleuvait, le vent soufflait, la maison était comme assourdie par
ce grondement extérieur. Tous deux songeaient, absorbés peut-être par cette
coïncidence d'un commencement d'hiver et d'un commencement d'exil.
Tout à coup le fils éleva la voix et interrogea le père :
— Que penses-tu de cet exil ?
— - Qu'il sera long.
— Comment comptes-tu le remplir }
Le père répondit :
— Je regarderai l'océan.
Il j eut un silence. Le père reprit :
— Et toi .?
— -Moi, dit le fils, je traduirai Shakespeare.
II
Il y a des hommes océans en effet.
Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous
les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au
gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l'écume,
ces merveilleux levers d'astres répercutés dans on ne sait quel mystérieux
tumulte par des millions de cimes lumineuses, têtes confuses de l'innom-
brable, ces grandes foudres errantes qui semblent guetter, ces sanglots
énormes, ces monstres entrevus, ces nuits de ténèbres coupées de rugisse-
ments, ces furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces naufrages,
ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains mêlés aux tonnerres
divins, ce sang dans l'abîme } puis ces grâces, ces douceurs, ces fêtes, ces
6 WILLIAM SHAKESPEARE.
gaies voiles blanches, ces bateaux de pêche, ces chants dans le fracas, ces
ports splendides, ces fumées de la terre, ces villes à l'horizon, ce bleu
profond de l'eau et du ciel, cette âcreté utile, cette amertume qui fait l'assai-
nissement de l'univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait} ces colères et
ces apaisements, ce Tout dans Un, cet inattendu dans l'immuable, ce vaste
prodige de la monotonie inépuisablement variée, ce niveau après ce boule-
versement, ces enfers et ces paradis de l'immensité éternellement émue, cet
insondable, tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s'appelle
génie, et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Juvénal, vous avez
Dante, vous avez Michel- Ange, vous avez Shakespeare, et c'est la même
chose de regarder ces âmes ou de regarder l'océan.
III
S I
William Shakespeare naquit à Stratford-sur-Avon , dans une maison sous
les tuiles de laquelle était cachée une profession de foi catholique commen-
çant par ces mots : Moi John Shal^^eare. John était le père de William. La
maison, située dans la ruelle Henley-Street, était humble, la chambre où
Shakespeare vint au monde était misérable} des murs blanchis à la chaux,
des solives noires s'entrecoupant en croix, au fond une assez large fenêtre
avec de petites vitres où l'on peut lire aujourd'hui, parmi d'autres noms,
le nom de Walter Scott. Ce logis pauvre abritait une famille déchue. Le
père de William Shakespeare avait été alderman} son aïeul avait été bailli.
Sha^-^eare signifie secoue-lance ,- la famille en avait le blason , un bras tenant une
lance, armes parlantes confirmées, dit-on, par la reine Elisabeth en 1595, et
visibles, à l'heure où nous écrivons, sur le tombeau de Shakespeare dans
l'église de Stratford-sur-Avon. On est peu d'accord sur l'orthographe du
mot Sha^-Speare comme nom de famille, on l'écrit diversement : Shaj^ere,
Shal^^ere, Shal^§peare, Sba^^eare ) le dix-huitième siècle l'écrivait habituelle-
ment Sha^^ear } le traducteur actuel a adopté l'orthographe Sha^§peare,
comme la seule exacte, et donne pour cela des raisons sans réplique. La seule
objection qu'on puisse lui faire, c'est que Sha^eare se prononce plus aisément
que Sha^ipeare, que l'élision de IV muet est peut-être utile, et que dans leur
intérêt même, et pour accroître leur facilité de circulation, la postérité a sur
les noms propres un droit d'euphonie. Il est évident, par exemple, que dans
le vers français l'orthographe Sha^peare est nécessaire. Cependant, en prose
et vaincu par la démonstration du traducteur, nous écrirons Sha^^eare.
SHAKESPEARE. — SA VIE.
S II
Cette famille Shakespeare avait quelque vice originel, probablement son
catholicisme, qui la fit tomber. Peu après la naissance de William, l'alder-
man Shakespeare n'était plus que le boucher John. WiUiam Shakespeare
débuta dans un abattoir. À quinze ans, les manches retroussées dans la bou-
cherie de son père, il tuait des moutons et des veaux «avec pompe», dit
Aubray. A dix-huit ans il se maria. Entre l'abattoir et le mariage, il fit ua
quatrain. Ce quatrain, dirigé contre les villages des environs, est son début
dans la poésie. Il y déclare que Hillbrough est illustre par ses revenants et
Bidford par ses ivrognes. Il fit ce quatrain étant ivre lui-même, à la belle
étoile, sous un pommier resté célèbre dans le pays à cause de ce Songe
d'une Nuit d'été. Dans cette nuit et dans ce songe où il y avait des garçons
et des filles, dans cette ivresse et sous ce pommier, il trouva jolie une
paysanne, Anne Hatway. La noce suivit. Il épousa cette Anne Hatway,
plus âgée que lui de huit ans, en eut une fille, puis deux jumeaux fille et
garçon, et laquittaj et cette femme, disparue de toute la vie de Shakespeare,
ne revient plus que dans son testament où il lui lègue k mm bon de ses
deux lits, «ayant probablement, dit un biographe, employé le meilleur
avec d'autres». Shakespeare, comme La Fontaine, ne fit que traverser le
mariage. Sa femme mise de côté, il fut maître d'école, puis clerc chez un
procureur, puis braconnier. Ce braconnage a été utile plus tard pour faire
dire que Shakespeare a été voleur. Un jour, braconnant, il fut pris dans le
parc de sir Thomas Lucy. On le jeta en prison. On lui fit son procès. Apre-
ment poursuivi, il se sauva à Londres. Il se mit, pour vivre, à garder les
chevaux à la porte des théâtres. Plaute avait tourné une meule de moulin.
Cette industrie de garder les chevaux aux portes existait encore à Londres
au siècle dernier, et cela faisait une sorte de petite tribu ou de corps de
métier qu'on nommait les Shal^^eare's boys.
S m
On pourrait appeler Londres la Babylone noire. Lugubre le jour, splen-
dide la nuit. Voir Londres est un saisissement. C'est une rumeur sous une
fumée. Analogie mystérieuse j la rumeur est la fumée du bruit. Paris est la
capitale d'un versant de l'humanité. Londres est la capitale du versant opposé.
Magnifique et sombre viUe. L'activité y est tumulte et le peuple y est four-
milière. On y est libre et emboîté. Londres est le chaos en ordre. Le Londres
8 WILLIAM SHAKESPEARE.
du seizième siècle ne ressemblait point au Londres d'à présent, mais était
déjà une ville démesurée. Cheapside était la grande rue. Saint-Paul, qui est
un dôme, était une flèche. La peste était à Londres presque à demeure et
chez elle, comme à Constantinople. Il est vrai qu'il n'y avait pas loin de
Henri VIII à un sultan. L'incendie, encore comme à Constantinople, était
fréquent à Londres, à cause des quartiers populaires bâtis tout en bois. Il
n'y avait dans les rues qu'un carrosse, le carrosse de sa majesté. Pas de carre-
four où l'on ne bâtonnât quelque pickpocket avec le drotschbloch, qui sert
encore aujourd'hui en Groningue à battre le blé. Les mœurs étaient dures
et presque farouches. Une grande dame était levée à six heures et couchée
à neuf. Lady Géraldine Kildare, chantée par lord Surrey, déjeunait d'une
livre de lard et d'un pot de bière. Les reines, femmes de Henri VIII, se
tricotaient des mitaines, volontiers de bonne grosse laine rouge. Dans ce
Londres-là, la duchesse de SufFolk soignait elle-même son poulailler et, trous-
sée à mi-jambe, jetait le grain aux canards dans sa basse-cour. Dîner à midi,
c'était dîner tard. Les joies du grand monde étaient d'aller jouer à la main
chaude chez lord Leicestcr. Anne Boleyn y avait joué. Elle s'était agenouillée,
les yeux bandés, pour ce jeu, s'essayant, sans le savoir, à la posture de
l'échafaud. Cette même Anne Boleyn, destinée au trône, d'où elle devait
aller plus loin, était éblouie quand sa mère lui achetait trois chemises de
toile, à six pence Taune, et lui promettait, pour danser au bal du duc de
Norfolk, une paire de souliers neufs valant cinq shellings.
SIV
Sous Elisabeth, en dépit des puritains très en colère, il y avait à Londres
huit troupes de comédiens, ceux de Hewington Butts, la compagnie du
comte dePembroke, les serviteurs de Lord Strange, la troupe du lord-cham-
bellan, la troupe du lord-amiral, les associés de Black- Friars, les Enfents de
Saint-Paul, et, au premier rang, les Montreurs d'ours. Lord Southampton
allait au spectacle tous les soirs. Presque tous les théâtres étaient situés sur le
bord de la Tamise, ce qui fit augmenter le nombre des passeurs. Les salles
étaient de deux espèces j les unes, simples cours d'hôtelleries, ouvertes, un
tréteau adossé à un mur, pas de plafond, des rangées de bancs posés sur le
sol, pour loges les croisées de l'auberge, on y jouait en plein jour et en
plein air; le principal de ces théâtres était le Globe; les autres, des sortes de
halles fermées, éclairées de lampes, on y jouait le soir; la plus hantée était
Black-Friars. Le meilleur acteur de lord Pembroke se nommait Henslowc;
le meilleur acteur de Black-Friars se nommait Burbage. Le Globe était situé
SHAKESPEARE. — SA VIE. 9
sur le Bank-Side. Cela résulte d'une note du Stationers' Hall en date du
26 novembre 1607. ^^ majeBy's servants playing usuaUy ai the Globe on the
Banl^Side. Les décors étaient simples. Deux épées croisées, quelquefois deux
lattes, signifiaient une bataille j la chemise par-dessus l'habit signifiait un
chevalierj la jupe de la ménagère des comédiens sur un manche à balai
signifiait un palefroi caparaçonné. Un théâtre riche, qui fit faire son inven-
taire en 1598, possédait «des membres de maures, un dragon, un grand
cheval avec ses jambes, une cage, un rocher, quatre têtes de turcs et celle du
vieux Méhémet, une roue pour le siège de Londres et une bouche d'enfer».
Un autre avait «un soleil, une cible, les trois plumes du prince de Galles
avec la devise : ich dien, plus six diables, et le pape sur sa mule». Un acteur
barbouillé de plâtre et immobile signifiait une muraille j s'il écartait les
doigts, c'est que la muraille avait des lézardes. Un homme chargé d'un fagot,
5uivi d'un chien et portant une lanterne, signifiait la lunej sa lanterne figu-
rait son clair. On a beaucoup ri de cette mise en scène du clair de lune,
devenue fameuse par le Son^ d'une nuit d'été, sans se douter que c'est là une
sinistre indication de Dante. Voir VEnfer, chant xx. Le vestiaire de ces
théâtres, où les comédiens s'habiUaient pêle-mêle, était un recoin séparé de
la scène par une loque quelconque tendue sur une corde. Le vestiaire de
Black-Friars était fermé d'une ancienne tapisserie de corps et métiers repré-
sentant l'atelier d'un ferron; par les trous de cette cloison flottante en lam-
beaux, le public voyait les acteurs se rougir les joues avec de la brique pilée
ou se faire des moustaches avec un bouchon brûlé à la chandelle. De temps
en temps, par l'entre-bâillement de la tapisserie, on voyait passer une fece
grimée en morisque, épiant si le moment d'entrer en scène était venu, ou
le menton glabre d'un comédien jouant les rôles de femme. Glabri hiffriones,
dit Plaute. Dans ces théâtres abondaient les gentilshommes, les écoliers, les
soldats et les matelots. On représentait là la tragédie de lord Buckhurst,
Gorhoduc ou Ferrex et Porrex, la mère Bombic, de Lily, où l'on entendait les
moineaux crier phip phip, le Ubertin, imitation du Convivado de Piedra qui
faisait son tour d'Europe, Félix and Philomena, comédie à la mode, jouée
d'abord à Greenwich devant la « reine Bess » , Vromos et Cassandra, comédie
dédiée par l'auteur George Whetstone à William Fletwood, recorder de
Londres, le Tamerlan et le Juif de Malte , de Christophe Marlowe, des inter-
ludes et des pièces de Robert Greene, de George Peele, de Thomas Lodge
et de Thomas Kid, enfin des comédies gothiques j car, de même que la
France a l'Avocat Fathelin, l'Angleterre a l'A.i^iUe de ma commère Gurton.
Tandis que les acteurs gesticulaient et déclamaient, les gentilshommes et les
officiers, avec leurs panaches et leurs rabats de dentelle d'or, debout ou
accroupis sur le théâtre, tournant le dos, hautains et à leur aise au milieu
lO WILLIAM SHAKESPEARE,
des comédiens gênés, riaient, criaient, tenaient des brelans, se jetaient les
cartes à la tête, ou jouaient au Poff and pair; et en bas, dans l'ombre, sur le
pavé, parmi les pots de bière et les pipes, on entrevoyait «les Puants ^^h)
(le peuple). Ce fut par ce théâtre-là que Shakespeare entra dans le drame.
De gardeur de chevaux il devint pasteur d'hommes.
8 V
Tel était le théâtre vers 1580, à Londres, sous « la grande reine » j il n'était
pas beaucoup moins misérable, un siècle plus tard, à Paris, sous «le grand
roi» 5 et Molière, à son début, dut, comme Shakespeare, faire ménage avec
d'assez tristes salles. Il y a, dans les archives de la Comédie-Française, un
manuscrit inédit de quatre cents pages, relié en parchemin et noué d'une
bande de cuir blanc. C'est le journal de Lagrange, camarade de Molière.
Lagrange décrit ainsi le théâtre où la troupe de Molière jouait par ordre du
sieur de Rataban, surintendant des bâtiments du roi : «...Trois poutres,
des charpentes pourries et étayées, et la moitié de la salle découverte et en
ruine.» Ailleurs, en date du dimanche 15 mars 1671, il dit : «La troupe a'
résolu de faire un grand plafond qui règne par toute la salle, qui, jusqu'au
dit jour 15, n'avait été couverte que d'une grande toile bleue suspendue
avec des cordages. » Quant à l'éclairage et au chauffage de cette salle, parti-
culièrement à l'occasion des frais extraordinaires qu'entraîna la Fsyché, qui
était de Molière et de Corneille, on lit ceci : «Chandelles, trente livres;
concierge, à cause du feu, trois livres. » C'étaient là les salles que «le grand
règne » mettait à la disposition de Molière. Ces encouragements aux lettres
n'appauvrissaient pas Loui> XIV au point de le priver du plaisir de donner,
par exemple, en une seule fois, deux cent mille livres à Lavardin et deux
cent mille livres à d'Epernonj deux cent mille livres, plus le régiment de
France, au comte de Médavidj quatre cent mille livres à l'évcque de Noyon,
parce que cet évêque était Clermont-Tonnerre, qui est une maison qui a
deux brevets de comte et pair de France, un pour Clermont et un pour
Tonnerre; cinq cent mille livres au duc de Vivonne, et sept cent mille
livres au duc de Quintin-Lorges, plus huit cent mille livres à monseigneur
Clément de Bavière, prince-évêque de Liège. Ajoutons qu'il donna mille
livres de pension à Molière. On trouve sur le registre de Lagrange, au mois
d'avril 1663, cette mention : «Vers le même temps, M. de Molière reçut
une pension du roi en qualité de bel esprit, et a été couché sur l'état pour
O Stink/irds. (Note du manuscrit.)
SHAKESPEARE. — SA VIE. II
la somme de mille livres. » Plus tard, quand Molière fut mort, et enterré
à Saint- Joseph, «aide de la paroisse Saint-Eustach: », le roi poussa la
protection jusqu'à permettre que sa tombe « fût eslevée d'un pied hors de
terre».
8 VI
Shakespeare, on vient de le voir, resu longtemps sur le seuil du théâtre,
dehors, dans la rue. Enfin il entra. Il passa la porte et arriva à la coulisse.
Il réussit à être call-hoy, garçon appeleur, moins élégamment, Aboyeur. Vers
1586, Shakespeare aboyait chez Greene, à Black-Friars, En 1587, il obtint
de l'avancement i dans la pièce intitulée : le Géant A.ffapardo, roi de Nubie, pire
que son jnre feu Au^lafer, Shakespeare fut chargé d'apporter son turban au
géant. Puis de comparse il devint comédien grâce à Burbage auquel, plus
tard, dans un interligne de son testament, il légua trente-six shellings pour
avoir un anneau d'or. Il fut l'ami de Condell et de Hemynge, ses camarades
de son vivant, ses éditeurs après sa mort. Il était beauj il avait le front haut,
la barbe brune, l'air doux, la bouche aimable, l'œil profond. Il lisait volon-
tiers Monuigne, traduit par Florio. Il fréquentait la taverne d'Apollon. Il
Y voyait et traitait familièrement deux assidus de son théâtre, Decker,
auteur du Guis Hornboo^, où un chapitre spécial est consacré à « la façon
dont un homme du bel air doit se comporter au spectacle », et le docteur
Symon Forman qui a laissé un journal manuscrit contenant des comptes
rendus des premières représentations du Marchand de IJenise et du Conte
d'hiver. Il rencontrait sir Walter Raleigh au club de la Sirène. À peu près vers
la même époque, Mathurin Régnier rencontrait Philippe de Béthune à
la Pomme de Fin. Les grands seigneurs et les gentilshommes d'alors attachaient
volontiers leurs noms à des fondations de cabarets. A Paris, le vicomte de
Montauban, qui était Créqui, avait fondé le Tripot des on'jre mille diables; à
Madrid, le duc de Médina Sidonia, l'amiral malheureux de l'Invincible,
avait fondé el Fuho-en-rofko , et, à Londres, sir Walter Raleigh avait fondé
la Sirène. On était là ivrogne et bel esprit.
S VII
En 1589, pendant que Jacques VI d'Ecosse, dans l'espoir du trône
d'Angleterre, rendait ses respects à Elisabeth, laquelle, deux ans auparavant,
le 8 février 1587, avait coupé la tête à Marie Stuart, mère de ce Jacques,
Shakespeare fit son premier drame, Périclès. En 159 1, pendant que le roi
12 WILLIAM SHAKESPEARE.
catholique rêvait, sur le plan du marquis d'Astorga, une seconde Armada,
plas heureuse que la première en ce qu'elle ne fut jamais mise à flot, il fît
Henri VI. En 1593, pendant que les jésuites obtenaient du pape la permission
expresse de faire peindre «les tourments et supplices de l'enfer» sur les
murs de «la chambre de méditation» du collège de Clermont, où l'on en-
fermait souvent un pauvre adolescent qui devait, l'année d'après, rendre
fameux le nom de Jean Châtel, il fit la Sauvage apprivoisée. En 1594, pendant
que, se regardant de travers et prêts à en venir aux mains, le roi d'Espagne,
la reine d'Angleterre et même le roi de France disaient tous les trois :
Ma bonne ville de Farts, il continua et compléta Henri VI. En 1595, pendant
que Clément VIII, à Rome, frappait solennellement Henri IV de son
bâton sur le dos des cardinaux du Perron et d'Ossat, il fit Timon d'Jithènes.
En 1596, l'année où Elisabeth publia un édit contre les longues pointes des
rondaches, et où Philippe II chassa de sa présence une femme qui avait ri
en se mouchant, il fit Macbeth. En 1597, pendant que ce même Philippe II
disait au duc d'Albe : 'Z^ous mériterie'^ la hache, non parce que le duc d'Albe
avait mis à feu et à sang les Pays-Bas, mais parce qu'il était entré chez le
roi sans se foire annoncer, il fit Cymbeline et Kichard III. En 1598, pendant
que le comte d'Essex ravageait l'Irlande ayant à son chapeau un gant de la
vierge-reine Elisabeth, il fit les Deux gentilshommes de IJérone, le Koi Jean,
Peines d'amour perdues, la Comédie d'erreurs. Tout eH bien qui finit bien, le Songe
d'une nuit d'été çx le Marchand de TJenise. En 1599, pendant que le conseil privé,
à la demande de sa majesté, délibérait sur la proposition de mettre à la
question le docteur Hayward pour avoir volé des pensées à Tacite, il fit
Koméo et Juliette. En 1600, pendant que l'empereur Rodolphe faisait la guerre
à son frère révolté et ouvrait les quatres veines à son fils, assassin d'une
femme, il fit Comme il vous plaira, Henri IV, Henri V, et Beaucoup de bruit pour
rien. En 1601, pendant que Bacon publiait l'éloge du supplice du comte
d'Essex, de même que Leibnitz devait, quatrevingts ans plus tard, énumérer
les bonnes raisons du meurtre de Monaldeschi, avec cette différence pour-
tant que Monaldeschi n'était rien à Leibnitz et que d'Essex éfâit le bienfai-
teur de Bacon, \\Ç\.tlaDou^ème nuitou Ce que vous voudre';^ En 1602, pendant
que, pour obéir au pape, le roi de France, qualifié renard de Béarn par le
cardinal neveu Aldobrandini , récitait son chapelet tous les jours, les litanies
le mercredi et le rosaire de la vierge Marie le samedi, pendant que quinze
cardinaux, assistés des chefs d'ordre, ouvraient à Rome le débat sur le
molinisme, et pendant que le saint-siège, à la demande de la couronne
d'Espagne, «sauvait la chrétienté et le monde» par l'institution de la
congrégation de Auxiliis, il fit Othello. En 1603, pendant que la mort d'Eli-
sabeth faisait dire à Henri IV : Wle était vierge comme je suis catholique, il fit
SHAKESPEARE. — SA VIE. I3
Hamlet. En 1604, pendant que Philippe Ili achevait de perdre les Pays-Bas,
il fit Jules César et Mesure pour mesure. En 1606, dans le temps où Jacques I"
d'Angleterre, l'ancien Jacques VI d'Ecosse, écrivait contre Bellarmin le
Tortura torti, et, infidèle à Carr, commençait à regarder doucement Villiers,
qui devait l'honorer du titre de IJotre Cochonnerie, il fit Coriolan. En 1607,
pendant que l'Université d'York recevait le petit prmce de Galles docteur,
comme le raconte le Père de Saint-Romuald, avec toutes les cérémonies et four-
rures accoutumées, il fit le Koi Lear. En 1609, pendant que la magistrature de
France, donnant un blanc-seing pour l'échafaud, condamnait d'avance et
de confiance le prince de Condé «à la peine qu'il plairait à sa majesté
d'ordonner», il fit Trotlus et Cressida. En 1610, pendant que Ravaillac assas-
sinait Henri IV par le poignard et pendant que le parlement de Paris
assassinait Ravaillac par l'écanèlement, il fit A.ntoine et Cléopatre. En 161 1,
tandis que les maures, expulsés par Philippe III, se traînaient hors d'Espagne
et agonisaient, il fit le Conte d'hiver, Henri VIII et la Tempête.
S VIII
Il écrivait sur des feuilles volantes, comme presque tous les poètes
d'ailleurs. Malherbe et Boileau sont à peu près les seuls qui aient écrit sur
des cahiers. Racan disait à mademoiselle de Gournaj : « J'ai vu ce matin
M. de Malherbe coudre lui-même avec du gros fil gris une liasse blanche
où il y aura bientôt des sonnets. » Chaque drame de Shakespeare, composé
pour les besoins de sa troupe, était, selon toute apparence, appris et répété
à la hâte par les acteurs sur l'original même , qu'on ne prenait pas le temps
de copier j de là, pour lui comme pour Molière, le dépècement et la perte
des manuscrits. Peu ou point de registres dans ces théâtres presque forains j
aucune coïncidence entre la représentation et l'impression des pièces, quel-
quefois même pas d'imprimeur, le théâtre pour toute publication. Quand
les pièces, par hasard, sont imprimées, elles portent des titres qui déroutent.
La deuxième partie de Henri VI est intitulée : «La Première partie de la
guerre entre York et Lancastre. » La troisième partie est intitulée : « La
Vraie tragédie de Richard, duc d'York. » Tout ceci fait comprendre pour-
quoi il est resté tant d'obscurité sur les époques où Shakespeare composa ses
drames, et pourquoi il est difficile d'en fixer les dates avec précision. Les
dates que nous venons d'indiquer, et qui sont groupées ici pour la première
fois, sont à peu près certaines, cependant quelque doute persiste sur les
années où furent non seulement écrits, mais même joués. Timon d'Athènes,
Cymbeline, Jules César, A.ntoine et Cléopâti'e, Coriolan et Macbeth. Il y a çà et là
14 WILLIAM SHAKESPEARE.
des années stériles; d'autres sont d'une fécondité qui semble excessive. C'est,
par exemple, sur une simple note de Mères, auteur du Trésor de l'e^it,
qu'on est forcé d'attribuer à la seule année 1598 la création de six pièces,
les Deux gentilshommes de 'XJérone, la Comédie d'erreurs, le Koi Jean, le Songe d'une
nuit d'été, le Marchand de TJenke et l^out eft bien qui finit bien, que Mères inti-
tule Feines d'amour gagnées. La date du Henri VI est fixée, pour la première
partie du moins, par une allusion que fait à ce drame Nashe dans tierce
Pennilesse. L'année 1604 est indiquée pour Mesure pour mesure, en ce que cette
pièce y fut représentée le jour de la Saint-Etienne, dont Hemynge tint
note spéciale, et l'année 1611 pour Henri V7II, en ce que Henri VIII fut
joué lors de l'incendie du Globe. Des incidents de toute sorte, une brouille
avec les comédiens ses camarades, un caprice du lord-chambellan, forçaient
quelquefois Shakespeare à changer de théâtre. La Sauvage apprivoisée fut jouée
pour la première fois en 1593, au théâtre de Henslowej la Douzième nuit
en 1601, à Middle-Temple-Hall; Othello en 1602, au château de Harefield.
Ije Koi Lear fut joué à White-Hall, aux fêtes de Noël 1607, devant Jacques ?'.
Burbage créa Lear. Lord Southampton, récemment élargi de la Tour de
Londres, assistait à cette représentation. Ce lord Southampton était l'ancien
habitué de Black- Friars , auquel Shakespeare, en 1589, avait dédié un poëme
d'u4donisj Adonis était alors à la mode; vingt-cinq ans après Shakespeare,
le cavalier Marini faisait un poëme à' Adonis qu'il dédiait à Louis XIII.
S IX
En 1597, Shakespeare avait perdu son fils, qui a laissé pour trace unique
sur la terre une ligne du registre mortuaire de la paroisse de Stratford-sur-
Avon : 1597. A.uffiB 17 : Hamnet, Jilim Wiliam Sha^^ere. Le 6 septembre
1601, John Shakespeare, son père, était mort. Il était devenu chef de sa
troupe de comédiens. Jacques T*" lui avait donné en 1607 l'exploitation de
Black-Friars, puis le privilège du Globe. En 1613, Madame Elisabeth, fille
de Jacques, et l'électeur palatin, roi de Bohême, dont on voit la statue
dans du lierre à l'angle d'une grosse tour de Heidelberg, vinrent au Globe
voir jouer la Tempête. Ces apparitions royales ne le sauvaient pas de la cen-
sure du lord-chambellan. Un certain interdit pesait sur ses pièces, dont la
représentation était tolérée et l'impression parfois défendue. Sur le tome
second du registre du Stationers' Hall, on peut lire encore aujourd'hui en
marge du titre des trois pièces, Comme il vous plaira, Henri V, Beaucoup de
bruit pour rien, cette mention : « 4 août. À suspendre. » Les motifs de ces
interdictions échappent. Shakespeare avait pu, par exemple, sans soulever
SHAKESPEARE. — SA VIE. 15
de réclamation, mettre sur la scène son ancienne aventure de braconnier et
faire de sir Thomas Lucy un grotesque, le juge ShaUow, montrer au public
Falstaff tuant le daim et rossant les gens de Shallow, et pousser le portrait
jusqu'à donner à Shallow le blason de sir Thomas Lucy, audace aristopha-
nesque d'un homme qui ne connaissait pas Aristophane. FalstafiF, sur les
manuscrits de Shakespeare, était écrit ValBajfe. Cependant quelque aisance
lui était venue, comme plus tard à Molière. Vers la fin du siècle, il était
assez riche pour que le 8 octobre 1598 un nommé Ryc-Quiney lui deman-
dât un secours dans une lettre dont la suscription porte : A. mon aimable ami
et compatriote M. William Shake^eare. 11 refusa le secours, à ce qu'il paraît, et
renvoya la lettre, trouvée depuis dans les papiers de Fletcher, et sur le
revers de laquelle ce même Ryc-Quiney avait écrit : hiBriol mima! Il aimait
Stratford-sur-Avon où il était né, où son père était mort, où son fils était
enterré. Il y acheta ou y fit bâtir une maison qu'il baptisa New-Place.
Nous disons acheta ou fit bâtir une maison, car il l'acheta selon Whiterill,
et la fit bâtir selon Forbes, et à ce sujet Forbes querelle WhiteriUj ces chi-
canes derudits sur des riens ne valent pas la peine d'être approfondies,
surtout quand on voit le père Hardouin, par exemple, bouleverser tout
un passage de Pline en remplaçant nos pridem par non pridem.
S X
Shakespeare allait de temps en temps passer quelques jours à New- Place.
Dans ces petits voyages il rencontrait à mi-chemin Oxford, et à Oxford
l'hôtel de la Couronne, et dans l'hôtel l'hôtesse, belle et intelligente créa-
tare, femme du digne aubergiste Da venant En 1606, madame Davenant
accoucha d'un garçon qu'on nomma William, et en 1644 sir William
Davenant, créé chevalier par Charles I", écrivait à lord Rochester : Sache'^
ceci qui fait honneur à ma mère, je suis le fis de Shakespeare; se rattachant à Shakes-
peare de la même façon que de nos jours M. Lucas-Montigny s'est rattaché
à Mirabeau. Shakespeare avait marié ses deux filles, Suzanne à un médecin,
Judith à un marchand j Suzanne avait de l'esprit, Judith ne savait ni lire ni
écrire et signait d'une croix. En 1613, il arriva que Shakespeare, étant allé
à Stratford-sur-Avon, n'eut plus envie de retourner à Londres, Peut-être
était-il gêné. Il venait d'être contraint d'emprunter sur sa maison. Le contrat
hypothécaire qui constate cet emprunt, en date du 11 mars 1613, et revêtu
de la signature de Shakespeare, existait encore au siècle dernier chez un
procureur qui le donna à Garrick, lequel l'a perdu. Garrick a perdu de
même, c'est mademoiselle Violetti, sa femme, cui le raconte, le manuscrit
l6 WILLIAM SHAKESPEARE.
de Forbes, avec ses lettres en latin. A partir de 1613, Shakespeare resta à sa
maison de New-Place, occupé de son jardin, oubliant ses drames, tout à
ses fleurs. Il planta dans ce jardin de New-Place le premier mûrier qu'on
ait cultivé à Stratford, de même que la reine Elisabeth avait porté en 1561
les premiers bas de soie qu'on ait vus en Angleterre. Le 25 mars 1616, se
sentant malade, il fit son testament. Son testament, dicté par lui, est écrit
sur trois pagesj il signa sur les trois pagesj sa main tremblaitj sur la première
page il signa seulement son prénom : William, sur la seconde : Willm
Shaspr, sur la troisième : William Shasp. Le 25 avril, il mourut. Il avait
ce jour-là juste cinquante-deux ans, étant né le 23 avril 1564. Ce même
jour 23 avril 1616, mourut Cervantes, génie de la même stature. Quand
Shakespeare mourut, Milton avait huit ans, Corneille avait dix ans,
Charles ?' et Cromwell étaient deux adolescents, l'un de seize, l'autre de
dix-sept ans.
IV
La vie de Shakespeare fut très mêlée d'amertume. 11 vécut perpétuelle-
ment insulté. Il le constate lui-même. La postérité peut lire aujourd'hui
ceci dans ses vers intimes : «Mon nom est diffamé, ma nature est abaissée ^
ayez pitié de moi pendant que, soumis et patient, je bois le vinaigre.»
Sonnet ni. — « Votre compassion efface la marque que font à mon nom les
reproches du vulgaire.» Sonnet 112. — «Tu ne peux m'honorer d'une
faveur publique, de peur de déshonorer ton nom.» Sonnet 36. — «Mes
fragihtés sont épiées par des censeurs plus fragiles encore que moi.»
Sonnet 121. — Shakespeare avait près de lui un envieux en permanence,
Ben Jonson, poëte comique médiocre dont il avait aidé les débuts. Shake-
speare avait trente-neuf ans quand Elisabeth mourut. Cette reine n'avait pas
fait attention à lui. Elle trouva moyen de régner quarante-quatre ans sans
voir que Shakespeare écait là. Elle n'en est pas moins qualifiée historique-
ment proteBrice des arts et des lettres, etc. Les historiens de la vieille école
donnent de ces certificats à tous les princes, qu'ils sachent lire ou non.
Shakespeare, persécuté comme plus tard Molière, cherchait comme
Molière a s'appuyer sur le maître. Shakespeare et Molière auraient aujour-
d'hui le cœur plus haut. Le maître, c'était Elisabeth, le roi Elisabeth,
comme disent les anglais. Shakespeare glorifia Elisabeth j il la qualifia
IJierge étoile, oHre de l'Occident, et, nom de déesse qui plaisait à la reine,
Diane) mais vainement. La reine n'y prit pas garde j moins attentive aux
louanges où Shakespeare l'appelait Diane, qu'aux injures de Scipion Gcn-
tilis qui, prenant la prétention d'Elisabeth par le mauvais côté, l'appelait
SHAKESPEARE. — SA VIE. 17
Hécate j et lui adressait la triple imprécation antique : Mormo ! Bombo ! Gorgo!
Quant à Jacques l", que Henri IV nommait maitre Jacques ^ il donna, on l'a
vu, le privilège du Globe à Shakespeare, mais il interdisait volontiers la publi-
cation de ses pièces. Quelques contemporains, entre autres le docteur
Symon Forman, se préoccupèrent de Shakespeare au point de noter l'emploi
d'une soirée passée à une représentation du Marchand de Denise. Ce fut là
tout ce qu'il connut de la gloire. Shakespeare mort entra dans l'obscurité.
De 1640 à 1660, les puritains abolirent l'art et fermèrent les spectacles $ il
y eut un linceul sur tout le théâtre. Sous Charles II, le théâtre ressuscita, sans
Shakespeare. Le faux goût de Louis XIV avait envahi l'Angleterre.
Charles II était de Versailles plus que de Londres. Il avait pour maîtresse
une fille française, la duchesse de Portsmouth, et pour amie intime la cassette
du roi de France. Cliftord, son favori, qui n'entrait jamais dans la salle du
parlement sans cracher, disait : îl 'uaut mieux pour mon maître être vice-roi som
un grand monarque comme Louis XIV qu'esclave de cinq cents sujets anglais insolents.
Ce n'était plus le temps de la république, le temps où CromwcU prenait le
titre de VroteHeur d' ^Angleterre et de France, et forçait ce même Louis XIV
à accepter la qualité de Koi des Français.
Sous cette restauration des Stuarts, Shakespeare acheva de s'effacer. Il était
si bien mort que Davenant, son fils possible, refit ses pièces. Il n'y eut plus
d'autres Macbeth que le Macbeth de Davenant. Dryden parla de Shakespeare
une fois pour le déclarer hors d'usa^. Lord Shaftesbury le qualifia e^it passé
de mode. Dryden et Shaftesbury étaient deux oracles. Dryden, catholique
converti, avait deux fils huissiers de la chambre de Clément XI, il faisait
des tragédies dignes d'être traduites en vers latins, comme le prouvent
les hexamètres d'Atterbury, et il était le domestique de ce Jacques II qui,
avant d'être roi pour son compte, avait demandé à Charles II son frère :
Pourquoi ne faites-vous pas pendre Milton ? Le comte de Shaftesbury, ami de
Locke, était l'homme qui écrivait un Essai sur l'Enjouement dans les conversations
importantes, et qui , à la manière dont le chancelier Hyde servait une aile de
poulet à sa fille, devinait quelle était secrètement mariée au duc d'York.
Ces deux hommes ayant condamné Shakespeare, tout fut dit. L'Angle-
terre, pays d'obéissance plus qu'on ne le croit, oublia Shakespeare. Un
acheteur quelconque abattit sa maison, New Place. Un docteur Cartrell,
révérend, coupa et brûla son mûrier. Au commencement du dix-huitième
siècle, réclipse était totale. En 1707, un nommé Nahum Tate publia un
Koi Lear, en avertissant les lecteurs «qu'il en avait puisé l'idée dans une pièce
d'on ne sait quel auteur, qu'il avait lue par hasard». Cet on ne sait qui était
Shakespeare.
PHILOSOPHIE. II. 2
I)IPIII>ll.ItIB l<ATIOII*I.£
l8 WILLIAM SHAKESPEARE.
En 1728, Voltaire apporta d'Angleterre en France le nom de Will Sha-
kespeare. Seulement au lieu de Will, il prononça GiUes.
La moquerie commença en France et l'oubli continua en Angleterre. Ce
que l'irlandais Nahum Tate avait fait pour le Koi Lear, d'autres le firent pour
d'autres pièces. Tout eH bien qui finit hien eut successivement deux arrangeurs,
Pilon pour Hay-Market, et Kemble pour Drury-Lane. Shakespeare n'existait
plus et ne comptait plus. Beaucoup de hruit pour rien servit également de
canevas deux fois; à Davenant en 1673, à James Miller, en 1737. Cymheline
fut refait quatre fois : sous Jacques II, au Théâtre-Royal, par Thomas
Durseyj en 1695, pat Charles Marsh j en 1759, par W. Hawkinsj en 1761,
par Garrick. Coriolan fut refait quatre fois : en 1682, pour le Théâtre-Royal,
par Tatej en 1720, pour Drury-Lane, par John Dennisj en 1755, pour
Covent-Garden , par Thomas Sheridanj en 1801, pour Drury-Lane, par
Kemble. timon d'Athènes fut refait quatre fois : au théâtre du Duc, en 1678,
par Shadwellj en 1768, au théâtre de Richmond-Green, par James Love;
en 1771, à Drury-Lane, par Cumberland; en 1786, à Covent-Garden, par
Hull.
Au dix-huitième siècle, la raillerie obstinée de Voltaire finit par produire
en Angleterre un certain réveil. Garrick, tout en corrigeant Shakespeare, le
joua, et avoua que c'était Shakespeare qu'il jouait. On le réimprima à
Glascow. Un imbécile, Malone, commenta ses drames, et, logique, badi-
geonna son tombeau. Il y a sur ce tombeau un petit buste, d'une ressem-
blance douteuse et d'un art médiocre, mais, ce qui le rend vénérable,
contemporain de Shakespeare. C'est d'après ce buste qu'ont été faits tous les
portraits de Shakespeare qu'on voit aujourd'hui. Le buste fut badigeonné.
Malone, critique et blanchisseur de Shakespeare, mit une couche de plâtre
sur son visage et de sottise sur son œuvre.
LIVRE DEUXIEME.
LES GÉNIES.
I
Le grand Art, à employer ce mot dans son sens absolu, c'est la région
des Egaux.
Avant d'aller plus loin, fixons la valeur de cette expression, l'Art, cjui
revient souvent sous notre plume.
Nous disons l'Art comme nous disons la Nature j ce sont là deux termes
d'une signification presque illimitée. Prononcer l'un ou l'autre de ces mots.
Nature, Art, c'est faire une évocation, c'est extraire des profondeurs l'idéal,
c'est tirer l'un des deux grands rideaux de la création divine. Dieu se mani-
feste à nous au premier degré à travers la vie de l'univers, et au deuxième
degré à travers la pensée de l'homme. La deuxième manifestation n'est pas
moins sacrée que la première. La première s'appelle la Nature, la deuxième
s'appelle l'Art. De là cette réalité : le poëte est prêtre.
Il y a ici-bas un pontife, c'est le génie.
Sacerdos ma^us.
L'Art est la branche seconde de la Nature.
L'Art est aussi naturel que la Nature.
Par Dieu, — fixons encore le sens de ce mot, — nous entendons l'infini
vivant.
Le moi latent de l'infini patent, voilà Dieu.
Dieu est l'invisible évident.
Le monde dense, c'est Dieu. Dieu dilaté, c'est le monde.
Nous qui parlons ici, nous ne croyons à rien hors de Dieu.
Cela dit, continuons.
Dieu crée l'art par l'homme. Il a un outil, le cerveau humain. Cet outil,
c'est l'ouvrier lui-même qui se l'est fait -, il n'en a pas d'autre.
Forbes, dans le curieux fascicule feuilleté par Warburton et perdu par
Garrick, affirme que Shakespeare se livrait à des pratiques de magie, que la
magie était dans sa famille, et que le peu qu'il y a de bon dans ses pièces lui
était dicté par «un Alleur» (un Esprit).
20 WILLIAM SHAKESPEARE.
Disons-le à ce propos, car il ne faut reculer devant aucune des questions
qui s'offrent, c'a été une bizarre erreur de tous les temps de vouloir donner
au cerveau humain des auxiliaires extérieurs. A.nlTum adjuvat vatem. L'œuvre
semblant surhumaine, on a voulu y faire intervenir l'extra-humain j dans
l'antiquité le trépied, de nos jouis, la table. La table n'est autre chose que le
trépied, revenant.
Prendre au pied de la lettre le démon que Socrate se suppose, et le
buisson de Moïse, et la nymphe de Numa, et le dive de Plotin, et la
colombe de Mahomet, c'est être dupe d'une métaphore.
D'autre part, la table, tournante ou parlante, a été fort raillée. Parlons
net, cette raillerie est sans portée. Remplacer l'examen par la moquerie,
c'est commode, mais peu scientifique. Quant à nous, nous estimons que le
devoir étroit de la science est de sonder tous les phénomènes j la science est
ignorante et n'a pas le droit de rire 5 un savant qui rit du possible est bien
près d'être un idiot. L'inattendu doit toujours être attendu par la science.
Elle a pour fonction de l'arrêter au passage et de le fouiller, rejetant le chimé-
rique, constatant le réel. La science n'a sur les faits qu'un droit de visa. Elle
doit vérifier et distinguer. Toute la connaissance humaine n'est que triage.
Le faux compliquant le vrai n'excuse point le rejet en bloc. Depuis quand
l'ivraie est-elle prétexte à refuser le froment.? Sarclez la mauvaise herbe,
l'erreur, mais moissonnez le fait, et liez-le aux autres. La science est la gerbe
des faits.
Mission de la science : tout étudier et tout sonder. Tous, qui que nous
soyons, nous sommes les créanciers de l'examen -, nous sommes ses débiteurs
aussi. On nous le doit et nous le devons. Eluder un phénomène, lui refuser
• le paiement d'attention auquel il a droit, l'éconduire, le mettre à la porte,
lui tourner le dos en riant, c'est faire banqueroute à la vérité, c'est laisser
protester la signature de la science. Le phénomène du trépied antique et de
la table moderne a droit comme un autre à l'observation. La science psy-
chique y gagnera, sans nul doute. Ajoutons ceci, qu'abandonner les phéno-
mènes à la crédulité, c'est faire une trahison à la raison humaine.
Homère affirme que les trépieds de Delphes marchaient tout seuls, et il
explique le fait, chant xviii de V Iliade j en disant que Vulcain leur forgeait des
roues invisibles. L'explication ne simplifie pas beaucoup le phénomène.
Platon raconte que les statues de Dédale gesticulaient dans les ténèbres,
étaient volontaires et résistaient à leur maîtrcj et qu'il fallait les attacher
pour qu'elles ne s'en allassent pas. Voilà d'étranges chiens à la chaîne.
Fléchier mentionne à la page 52 de son Histoire de Théodose ^ à propos de la
grande conspiration des sorciers du quatrième siècle contre l'empereur, une
table tournante dont nous parlerons peut-être ailleurs pour dire ce que
LES GENIES. 21
Fléchicr ne dit point et semble ignorer. Cette table était recouverte d'une
lame ronde faite de plusieurs métaux, ex diversis metaUicis materiis fabrefoBa,
comme les plaques de cuivre et de zinc employées actuellement par la
biologie. On le voit, le phénomène, toujours rejeté et toujours reparaissant,
n'est pas d'hier.
Du reste, quoi que la crédulité en ait dit ou pensé, ce phénomène des
trépieds et des tables est sans rapport aucun, c'est là que nous voulons en
venir, avec l'inspiration des poètes, inspiration toute directe. La sibylle a
un trépied, le poëte non. Le poëte est lui-même trépied. Il est le trépied
de Dieu. Dieu n'a pas fait ce merveilleux alambic de l'idée, le cerveau de
l'homme, pour ne point s'en servir. Le génie a tout ce qu'il lui faut dans
son cerveau. Toute pensée passe par là. La pensée monte et se dégage du
cerveau, comme le fruit de la racine. La pensée est la résultante de l'homme.
La racine plonge dans la terre j le cerveau plonge en Dieu.
C'est-à-dire dans l'infini.
Ceux qui s'imaginent, — il y en a, témoin ce Forbes, — qu'un poëme
comme le Médecin de son honneur ou le Ko/ Lear peut être dicté par un trépied
ou par une table, errent étrangement. Ces œuvres sont des œuvres de
l'homme. Dieu n'a pas besoin de faire aider Shakespeare ou Caldcron par
un morceau de bois.
Donc écartons le trépied. La poésie est propre au poëte. Soyons respec-
tueux devant le possible, dont nul ne sait la limite, soyons attentifs et sérieux
devant l'extra-humain, d'où nous sortons et qui nous attend} mais ne
diminuons point les grands travailleurs terrestres par des hypothèses de
collaborations mystérieuses qui ne sont point nécessaires, laissons au cerveau
ce qui est au cerveau, et constatons que l'œuvre des génies est du surhumain
sortant de l'homme.
II
L'art suprême est la région des Égaux.
Le chef-d'œuvre est adéquat au chef-d'œuvre.
Comme l'eau qui, chauffée à cent degrés, n'est plus capable d'augmen-
tation calorique et ne peut s'élever plus haut, la pensée humaine atteint dans
certains hommes sa complète intensité. Eschyle, Job, Phidias, Isaïe, Saint-
Paul, Juvénal, Dante, Michel- Ange, Rabelais, Cervantes, Shakespeare,
Rembrandt, Beethoven, quelques autres encore, marquent les cent degrés
du génie.
L'esprit humain a une cime.
11 WILLIAM SHAKESPEARE.
Cette cime est l'idéal.
Dieu y descend, l'homme y monte.
Dans chaque siècle, trois ou quatre génies entreprennent cette ascension.
D'en bas, on les suit des yeux. Ces hommes gravissent la montagne, entrent
dans la nuée, disparaissent, reparaissent. On les épie, on les observe. Ils
côtoient les précipices j un faux pas ne déplairait point à certains spectateurs.
Les aventuriers poursuivent leur chemin. Les voilà haut, les voilà loin, ce
ne sont plus que des points noirs. Comme ils sont petits! dit la foule.
Ce sont des géants. Ils vont. La route est âpre. L'escarpement se défend. À
chaque pas un mur, à chaque pas un piège. A mesure qu'on s'élève , le froid
augmente. Il faut se faire son escalier, couper la glace et marcher dessus, se
tailler des degrés dans la haine. Toutes les tempêtes font rage. Cependant
ces insensés cheminent. L'air n'est plus respirable. Le gouffre se multiplie
autour d'eux. Quelques-uns tombent. C'est bien fait. D'autres s'arrêtent et
redescendent. Il y a de sombres lassitudes. Les intrépides continuent} les
prédestinés persistent. La pente redoutable croule sous eux et tâche de les
entraîner j la gloire est traître. Ils sont regardés par les aigles, ils sont tâtés
par les éclairs 3 l'ouragan est furieux. N'importe, ils s'obstinent. Ils montent.
Celui qui arrive au sommet est ton égal, Homère.
Ces noms que nous venons de dire, et ceux que nous aurions pu ajouter,
redites-les. Choisir entre ces hommes, impossible. Nul moyen de faire
pencher la balance entre Rembrandt et Michel-Ange.
Et, pour nous enfermer seulement dans les écrivains et les poètes, exami-
nez-les l'un après l'autre. Lequel est le plus grand r Tous.
L'un, Homère, est l'énorme poëte-enfant. Le monde naît, Homère
chante. C'est l'oiseau de cette aurore. Homère a la candeur sacrée du matin.
Il ignore presque l'ombre. Le chaos, le ciel, la terre, Géo et Céto, Jupiter,
dieu des dieux, Agamemnon, roi des rois, les peuples, troupeaux dès le
commencement, les temples, les villes, les assauts, les moissons, l'océan j
Diomède combattant, Ulysse errant j les méandres d'une voile cherchant la
patrie} les cyclopes, les pygméesj une carte de géographie avec une couronne
de dieux sur l'Olympe, et çà et là des trous de fournaise laissant voir l'Érèbe,
les prêtres, les vierges, les mères, les petits enfants effrayés des panaches, le
chien qui se souvient, les grandes paroles qui tombent des barbes blanches,
les amitiés amours, les colères et les hydres, Vulcain pour le rire d'en haut,
Thersite pour le rire d'en bas, les deux aspects du mariage résumés d'avance
LES GENIES. 23
pour les siècles dans Hélène et dans Pénélope j le Styx, le Destin, le talon
d'Achille, sans lequel le Destin serait vaincu par le Styxj les monstres, les
héros, les hommes, les mille perspectives entrevues dans la nuée du monde
antique, cette immensité, c'est Homère. Troie convoitée j Ithaque souhaitée.
Homère, c'est la guerre et c'est le voyage, les deux modes primitifs de la
rencontre des hommes i la tente attaque la tour, le navire sonde l'inconnu,
ce qui est aussi une attaque ; autour de la guerre, toutes les passions $ autour
du voyage, toutes les aventures; deux groupes gigantesques; le premier,
sanglant, se nomme V Iliade ; le deuxième, lumineux, se nomme V Odyssée.
Homère fait les hommes plus grands que nature; ils se jettent à la tête des
quartiers de rocs que douze jougs de bœufs ne feraient pas bouger; les dieux
se soucient médiocrement d'avoir affaire à eux. Minerve prend Achille aux
cheveux; il se retourne irrité. Que me veux-tu, déesse .^^ Nulle monotonie
d'ailleurs dans ces puissantes statures. Ces géants sont nuancés. Après chaque
héros, Homère brise le moule. Ajax fils d'Oïlée est de moins haute taille
qu'Ajax fils de Télamon. Homère est un des génies qui résolvent ce beau
problème de l'art, le plus beau de tous peut-être : la peinture vraie de l'hu-
manité obtenue par le grandissement de l'homme; c'est-à-dire la génération
du réel dans l'idéal. Fable et histoire, hypothèse et tradition, chimère et
science, composent Homère. Il est sans fond, et il est riant. Toutes les pro-
fondeurs des vieux âges se meuvent, radieusement éclairées, dans le vaste
azur de cet esprit. Lycurgue, ce sage hargneux, mi-parti de Solon et de
Dracon, était vaincu par Homère. Il se détournait de sa route, en voyage,
pour aller feuilleter, dans la maison de Cléophile, les poëmes d'Homère,
déposés là en souvenir de l'hospitalité qu'Homère, disait-on, avait reçue jadis
dans cette maison. Homère, pour les grecs, était dieu; il avait des prêtres,
les homérides. Un rhéteur s'étant vanté de ne jamais lire Homère, Alcibiade
donna à cet homme un soufflet. La divinité d'Homère a survécu au paga-
nisme. Michel-Ange disait : ,Quandje lis Homère, je me regarde pour voir si je n'ai
pas vingt pieds de haut. Une tradition veut que le premier vers de l'Iliade soit
un vers d'Orphée, ce qui, doublant Homère d'Orphée, augmentait en Grèce
la religion d'Homère. Le bouclier d'Achille, chant xviii de V Iliade, était
commenté dans les temples par Danco, fille de Pythagore. Homère, comme
le soleil, a des planètes; Virgile qui fait l'Enéide, Lucain qui fait la Pharsale,
Tasse qui fait la Jérusalem, Arioste qui fait le Koland, Milton qui fait le
Parada perdu, Camocns qui fait les Lusiades, Klopstock qui fait la Messiade,
Voltaire qui fait la Henriade, gravitent sur Homère, et, renvoyant à leurs
propres lunes sa lumière diversement réfléchie, se meuvent à des distances
inégales dans son orbite démesurée. Voilà Homère. Tel est le commen-
cement de l'épopée.
24 WILLIAM SHAKESPEARE.
L'autre, Job, commence le drame. Cet embryon est un colosse } Job
commence le drame, et il y a quarante siècles de cela, par la mise en pré-
sence de Jéhovah et de Satan j le mal défie le bien, et voilà l'action engagée.
La terre est le lieu de la scène , et l'homme est le champ de bataille ; les
fléaux sont les personnages. Une des plus sauvages grandeurs de ce poëme,
c'est que le soleil y est sinistre. Le soleil est dans Job comme dans Homère,
mais ce n'est plus l'aube, c'est le midi. Le lugubre accablement du rayon
d'airain tombant à pic sur le désert emplit ce poëme chauffé à blanc. Job
est en sueur sur son fumier. L'ombre de Job est petite et noire et cachée
sous lui comme la vipère sous le rocher. Les mouches tropicales bour-
donnent sur ses plaies. Job a au-dessus de sa tête cet affreux soleil arabe,
éleveur de monstres, exagérateur de fléaux, qui change le chat en tigre, le
lézard en crocodile, le pourceau en rhinocéros, l'anguille en boa, l'ortie en
cactus, le vent en simoun, le miasme en peste. Job est antérieur à Moïse.
Loin dans les siècles, à côté d'Abraham, le patriarche hébreu, il y a Job,
le patriarche arabe. Avant d'être éprouvé, il avait été heureux j l'homme le
plm haut de tout l'orient, dit son poëme. C'était le laboureur roi. Il exerçait
l'immense prêtrise de la solitude. Il sacrifiait et sanctifiait. Le soir, il donnait
à la terre la bénédiction, le « barac ». Il était lettré. Il connaissait le
rhythme. Son poëme, dont le texte arabe est perdu, était écrit en versj
cela du moins est certain à partir du verset 3 du chapitre m jusqu'à la fin.
il était bon. Il ne rencontrait pas un enfant pauvre sans lui jeter la petite
monnaie kesitha; il était « le pied du boiteux et l'œil de l'aveugle». C'est
de cela qu'il a été précipité. Tombé, il devient gigantesque. Tout le poëme
de Job est le développement de cette idée : la grandeur qu'on trouve au
fond de l'abîme. Job est plus majestueux misérable que prospère. Sa lèpre
est une pourpre. Son accablement terrifie ceux qui sont là. On ne lui parle
qu'après un silence de sept jours et de sept nuits. Sa lamentation est em-
preinte d'on ne sait quel magisme tranquille et lugubre. Tout en écrasant
les vermines sur ses ulcères, il interpelle les astres. Il s'adresse à Orion, aux
Hyades qu'il nomme la Poussinière , et « aux signes qui sont au midi » . Il
dit : « Dieu a mis un bout aux ténèbres. » Il nomme le diamant qui se
cache «la pierre de l'obscurité». Il mêle à sa détresse l'infortune des autres,
et il a des mots tragiques qui glacent : la veuve eB vide. Il sourit aussi, plus
effrayant alors. Il a autour de lui Eliphas, Bildad, Tsophar, trois implacables
types de l'ami curieux, il leur dit ; «Vous jouez de moi comme d'un tam-
LES GENIES. 25
bourin. » Son langage, soumis du côté de Dieu, est amer du côté des rois,
«les rois de la terre qui se bâtissent des solitudes», laissant notre esprit
chercher s'il parle là de leur sépulcre ou de leur royaume. Tacite dit : soli-
tudinem faciunt. Quant à Jéhovah, il l'adore, et, sous la flagellation furieuse
des fléaux, toute sa résistance est de demander à Dieu : «Ne me permettras-
tu pas d'avaler ma salive?» Ceci date de quatre mille ans. A l'heure même
peut-être où l'énigmatique astronome de Denderah sculpte dans le granit
son zodiaque mystérieux. Job grave le sien dans la pensée humaine, et son
zodiaque à lui n'est pas fait d'étoiles, mais de misères. Ce zodiaque tourne
encore au-dessus de nos têtes. Nous n'avons de Job que la version hébraïque
attribuée à Moïse. Un tel poëte fait rêver, suivi d'un tel traducteur! L'homme
du fumier est traduit par l'homme du Sinaï. C'est qu'en effet Job est un
officiant et un voyant. Job extrait de son drame un dogme; Job souffre, et
conclut. Or souffrir ou conclure, c'est enseigner. La douleur, logique, mène
à Dieu. Job enseigne. Job, après avoir touché le sommet du drame, remue
le fond de la philosophie; il montre, le premier, cette sublime démence de
la sagesse qui, deux mille ans plus tard, de résignation se faisant sacrifice,
sera la folie de la croix. Stultitiam crucis. Le fumier de Job, transfiguré,
deviendra le calvaire de Jésus.
8 III
L'autre, Eschyle, illuminé par la divination inconsciente du génie, sans
se douter qu'il a derrière lui, dans l'orient, la résignat'on de Job, la
complète à son insu par la révolte de Prométhéc; de sorte que la leçon sera
entière, et que le genre humain, à qui Job n'enseignait que le devoir, sen-
tira dans Prométhée poindre le droit. Une sorte d'épouvante emplit Eschyle
d'un bout à l'autre; une méduse profonde s'y dessine vaguement derrière
les figures qui se meuvent dans la lumière. Eschyle est magnifique et formi-
dable; comme si l'on voyait un froncement de sourcil au-dessus du soleil. Il
a deux Caïns, Etéocle et Polynicej la Genèse n'en a qu'un. Sa nuée d'océa-
nides va et vient dans un ciel ténébreux, comme une troupe d'oiseaux
chassés. Eschyle n'a aucune des proportions connues. Il est rude, abrupt,
excessif, incapable de pentes adoucies, presque féroce, avec une grâce à lui
qui ressemble aux fleurs des lieux farouches, moins hanté des nymphes que
des euménides, du parti des Titans, parmi les déesses choisissant les sombres,
et souriant sinistrement aux gorgones, fils de la terre comme Othryx et
Briarée, et prêt à recommencer l'escalade contre le parvenu Jupiter. Eschyle
est le mystère antique fait homme; quelque chose comme un prophète
païen. Son œuvre, si nous l'avions toute, serait une sorte de bible grecque.
l6 WILLIAM SHAKESPEARE.
Poëte hécatonchire, ayant un Oreste plus fatal qu'Ulysse et une Thèbes
plus grande que Troie, dur comme la roche, tumultueux comme l'écume,
plein d'escarpements, de torrents et de précipices, et si géant que, par
moments, on dirait qu'il devient montagne. Arrivé plus tard que VIliade,
il a l'air d'un aîné d'Homère.
S IV
L'autre, Isaïe, semble, au-dessus de l'humanité, un grondement de
foudre continu. Il est le grand reproche. Son style, sorte de nuée nocturne,
s'illumine coup sur coup d'images qui empourprent subitement tout l'abîme
de cette pensée noire, et qui vous font dire : Il éclaire! Isaïe prend corps à
corps le mal, qui, dans la civilisation, débute avant le bien. Il crie : silence!
au bruit des chars, aux fêtes, aux triomphes. L'écume de sa prophétie
déborde jusque sur la nature^ il dénonce Babylone aux taupes et aux
chauves-souris, promet Ninive à la ronce, Tyr à la cendre, Jérusalem à la
nuit, fixe une date aux oppresseurs, déclare aux puissances leur fin pro-
chaine, assigne un jour contre les idoles, contre les hautes tours, contre les
navires de Tarse, et contre tous les cèdres du Liban, et contre tous les
chênes de Basan. Il est debout sur le seuil de la civilisation, et refuse d'en-
trer. C'est une espèce de bouche du désert parlant aux multitudes, et récla-
mant, au nom des sables, des broussailles et des souffles, la place où sont
les villes i parce que c'est juste j parce que le tyran et l'esclave, c'est-à-dire
l'orgueil et la honte, sont partout où il y a des enceintes de muraillesj
parce que le mal est là, incarné dans l'homnie j parce que dans la solitude il
n'y a que la bête, tandis que dans la cité il y a le monstre. Ce qu' Isaïe
reproche à son temps, l'idolâtrie, l'orgie, la guerre, la prostitution, l'igno-
rance, dure encore j Isaïe est l'éternel contemporain des vices qui se font
valets et des crimes qui se font rois.
S V
L'autre, Ézéchiel, est le devin fauve. Génie de caverne. Pensée à laquelle
le rugissement convient. Maintenant, écoutez. Ce sauvage fait au monde
une annonce. Laquelle ^ Le progrès. Rien de plus surprenant. Ah ! Isaïe
démolit ? Eh bien ! Ézéchiel reconstruira. Isaïe refuse la civilisation, Ézéchiel
l'accepte, mais la transforme. La nature et l'humanité se mêlent dans le
hurlement attendri que jette Ézéchiel. La notion du devoir est dans Job, la
notion du droit est dans Eschyle, Ézéchiel «apporte la résultante, la troi-
sième notion, le genre humain amélioré, l'avenir de plus en plus libéré.
LES GENIES. If
Que l'avenir soit un orient au lieu d'être un couchant, c'est la consolation
de l'homme. Le temps présent travaille au temps futur, donc travaillez et
espérez. Tel est le cri d'Ezéchiel. Ezéchiel est en Chaldée, et, de Chaldée,
il voit distinctement la Judée, de même que de l'oppression on voit la
liberté. Il déclare la paix comme d'autres déclarent la guerre. Il prophétise
la concorde, la bonté, la douceur, l'union, l'hymen des races, l'amour.
Cependant il est terrible. C'est le bienfaiteur farouche. C'est le colossal
bourru bienfaisant du genre humain. Il gronde, il grince presque, et on le
craint, et on le hait. Les hommes autour de lui sont épineux, h demeure
parmi les églantiers ^ dit-il. Il se condamne à être symbole, et fait de sa per-
sonne, devenue effrayante, une signification de la misère humaine et de
l'abjection populaire. C'est une sorte de Job volontaire. Dans sa ville, dans
sa maison, il se fait lier de cordes, et reste muet. Voilà l'esclave. Sur la place
publique, il mange des excréments j voilà le courtisan. Ceci fait éclater le
rire de Voltaire et notre sanglot, à nous. Ah! Ezéchiel, tu te dévoues
jusque-là. Tu rends la honte visible par l'horreur, tu forces l'ignominie à
détourner la tête en se reconnaissant dans l'ordure, tu montres qu'accepter
un homme pour maître, c'est manger le fumier, tu fais frémir les lâches de
la suite du prince en mettant dans ton estomac ce qu'ils mettent dans leur
âme, tu prêches la délivrance par le vomissement, sois vénéré! Cet homme,
cet être, cette figure, ce porc prophète, est sublime. Et la transfiguration
qu'il annonce, il la prouve. Comment-^* En se transfigurant lui-même. De
cette bouche horrible et souillée sort un éblouissement de poésie. Jamais
plus grand langage n'a été parlé, et plus extraordinaire ; «Je vis des visions
de Dieu. Un vent de tempête venait de l'aquilon, et une grosse nuée, et
un feu s'entortillant. Je vis un char, et une ressemblance de quatre animaux.
Au-dessus des animaux et du char était une étendue semblable à un cristal
terrible. Les roues du char étaient faites d'yeux et si hautes qu'on avait peur.
Le bruit des ailes des quatre anges était comme le bruit du Tout-Puissant,
et quand ils s'arrêtaient ils baissaient leurs ailes. Et je vis une ressemblance
qui était comme une apparence de feu, et qui avança une forme de main.
Et une voix dit : « Les rois et les juges ont dans l'âme des dieux de fiente.
« J'ôterai de leur poitrine le cœur de pierre et je leur donnerai un cœur de
chair...» J'allai vers ceux du fleuve Kébar, et je me tins là parmi eux
sept jours, tout étonné. » Et ailleurs : « Il y avait une plaine et des os des-
séchés. Et je dis : «Ossements, levez-vous.» Et je regardai. Et il vint des
nerfs sur ces os, et delà chair sur ces nerfs, et une peau dessus j mais l'Esprit
n'y était point. Et je criai : «Esprit, viens des quatre ventsj souffle, et que
ces morts revivent. » L'Esprit vint. Le souffle entra en eux, et ils se levèrent,
et ce fut une armée, et ce fut un peuple. Alors la voix dit : «Vous
28 WILLIAM SHAKESPEARE.
serez une seule nation, vous n'aurez plus de juge et de roi que moi, et
je serai le Dieu qui a un peuple, et vous serez le peuple qui a un Dieu.»
Tout n'est-il pas là? Cherchez une plus haute formule, vous ne la trouverez
pas. L'homme libre sous Dieu souverain. Ce visionnaire mangeur de pourri-
ture est un résurrecteun Ezéchiel a l'ordure aux lèvres et le soleil dans les
yeux. Chez les juifs, la lecture d'Ezéchiel était redoutée; elle n'était pas
permise avant l'âge de trente ans. Les prêtres, inquiets, mettaient un sceau
sur ce poëte. On ne pouvait le traiter d'imposteur. Son effarement de pro-
phète était incontestable; il avait évidemment vu ce qu'il racontait. De
là son autorité. Ses énigmes mêmes le faisaient oracle. On ne savait ce
que c'était que « ces femmes assises à côté de l'Aquilon qui pleuraient
Thammus». Impossible de deviner ce que c'est que le «hasmal», ce métal
qu'il montre en fusion dans la fournaise du rêve. Mais rien de plus net que
sa vision du progrès. Ezéchiel voit l'homme quadruple, homme, bœuf,
lion et aigle; c'est-à-dire maître de la pensée, maître du champ, maître du
désert, maître de l'air. Rien d'oublié; c'est l'avenir entier, d'Aristote à
Christophe Colomb, de Triptolème à Mont^olfier. Plus tard l'évangile
aussi se fera quadruple dans les quatre évangélistes, subordonnera Matthieu,
Luc, Marc et Jean à l'homme, au bœuf, au lion et à l'aigle, et chose sur-
prenante, pour symboliser le progrès, prendra les quatre faces d'Ezéchiel.
Au surplus, Ezéchiel, comme Christ, s'appelle Fils de l'Homme. Jésus
souvent dans ses paraboles évoque et indique Ezéchiel, et cette espèce de
premier messie fait jurisprudence pour le second. Il y a dans Ezéchiel trois
constructions : l'homme, dans lequel il met le progrès; le temple, où il
met une lumière qu'il appelle gloire; la cité, où il met Dieu. Il crie au
temple : «Pas de prêtres ici, ni eux, ni leurs rois, ni les carcasses de leurs
rois.» (Ch. xLiii, V. 7.) On ne peut s'empêcher de songer que cet
Ezéchiel, sorte de démagogue de la Bible, aiderait 93 dans l'effrayant
balayage de Saint-Denis. Quant à la ciié bâtie par lui, il murmure au-
dessus d'elle ce nom mystérieux : Jéhovah Schammash, qui signifie :
l' Eternel -EB-Là. Puis il se tait pensif dans les ténèbres, montrant du doigt
à l'humanité, là-bas, au fond de l'horizon, une continuelle augmentation
d'azur.
S VI
L'autre, Lucrèce, c'est cette grande chose obscure. Tout. Jupiter est
dans Homère, Jéhovah est dans Jobj dans Lucrèce, Pan apparaît. Telle est
la grandeur de Pan qu'il a sous lui le Destin qui est sur Jupiter. Lucrèce a
voyagé, et il a songé; ce qui est un autre voyage. Il a été à Athènes; il a
LES GENIES. 29
hanté les philosophes j il a étudié la Grèce et deviné l'Inde. Démocrite l'a
fait rêver sur la molécule et Anaximandre sur l'espace. Sa rêverie est
devenue doctrine. Nul ne connaît ses aventures. Comme Pythagore, il a
fréquenté les deux écoles mystérieuses de l'Euphrate, Neharda et Pombedi-
tha, et il a pu y rencontrer des docteurs juifs. Il a épelé les papyrus de
Sepphoris, qui, de son temps, n'était pas transformée encore en Diocésaréc}
il a vécu avec les pêcheurs de perles de l'île Tylos. On trouve dans les
Apocryphes des traces d'un étrange itinéraire antique recommandé, selon
les uns, aux philosophes par Empédocle, le magicien d'Agrigente, et, selon
les autres, aux rabbis par ce grand-prêtre Éléazar qui correspondait avec
Ptolémée Philadelphe. Cet itinéraire aurait servi plus tard de patron aux
voyages des apôtres. Le voyageur qui obéissait à cet itinéraire parcourait les
cinq satrapies du pays des philistins, visitait les peuples charmeurs de ser-
pents et suceurs de plaies, les psylles, allait boire au torrent Bosor qui
marque la frontière de l'Arabie déserte ; puis touchait et maniait le carcan
de bronze d'Andromède encore scellé au rocher de Joppé. Balbeck dans la
Syrie Creuse, Apamée sur l'Oronte où Nicanor nourrissait ses éléphants, le
port d'Asiongaber où s'arrêtaient les vaisseaux d'Ophir, chargés d'or, Segher,
qui produisait l'encens blanc, préféré à celui d'Hadramauth , les deux Syrtes,
la montagne d'émeraude Smaragdus, les nasamones qui pillaient les naufra-
gés, la nation noire Agyzimba, Adribé, ville des crocodiles, Cynopolis,
ville des chiens, les surprenantes cités de la Comagène, Claudias et Barsa-
lium, peut-être même Tadamora, la ville de Salomonj telles étaient les
étapes de ce pèlerinage, presque fabuleux, des penseurs. Ce pèlerinage,
Lucrèce l'a-t-il fait.? On ne peut le dire. Ses nombreux voyages sont hors
de doute. Il a vu tant d'hommes qu'ils ont fini par se confondre tous dans
sa prunelle et que cette multitude est devenue pour lui fantôme. Il est
arrivé à cet excès de simplification de l'univers qui en est presque l'éva-
nouissement. Il a sondé jusqu'à sentir flotter la sonde. Il a questionné
les vagues spectres de Byblosj il a causé avec le tronc d'arbre coupé de
Chyteron, qui est Junon Thespia. Peut-être a-t-il parlé dans les roseaux
à Oannès, Thomme-poisson de la Chaldée, qui avait deux têtes, en haut
une tête d'homme, en bas une tête d'hydre, et qui, buvant le chaos par
sa gueule inférieure, le revomissait sur la terre par sa bouche supérieure
en science terrible. Lucrèce a cette science. Isaïe confine aux archanges,
Lucrèce aux larves. Lucrèce tord le vieux voile d'Isis trempé dans l'eau des
ténèbres, et il en exprime, tantôt à flots, tantôt goutte à goutte, une poésie
sombre. L'illimité est dans Lucrèce. Par moments passe un puissant vers
spondaïque presque monstrueux et plein d'ombre : Circum se foliis acfrondibm
involventes. Çà et là une vaste image de l'accouplement s'ébauche dans la
30 WILLIAM SHAKESPEARE.
forêt, TuncUenm in sylvis jungehat corpora amantum ; et la forêt, c'est la nature.
Ces vers-là sont impossibles à Virgile. Lucrèce tourne le dos à l'humanité
et regarde fixement l'Énigme. Lucrèce, esprit qui cherche le fond, est placé
entre cette réalité, l'atome, et cette impossibilité, le vidcj tour à tour attiré
par ces deux précipices, religieux quand il contemple l'atome, sceptique
quand il aperçoit le videj de là ses deux aspects, également profonds, soit
qu'il nie, soit qu'il affirme. Un jour ce voyageur se tue. C'est là son
dernier départ. Il se met en route pour la Mort. Il va voir. Il est monté
successivement sur tous les esquifs, sur la galère de Trevirium pour Sanas-
trée en Macédoine, sur la trirème de Carystus pour Metaponte en Grèce,
sur le rémige de Cyllène pour l'île de Samothrace, sur la sandale de Samo-
thrace pour Naxos où est Bacchus, sur le céroscaphe de Naxos pour la
Syrie Salutaire, sur le vaisseau de Syrie pour l'Egypte, et sur le navire de
la mer Rouge pour l'Inde. Il lui reste un voyage à faire, il est curieux de
la contrée sombre, il prend passage sur le cercueil, et, défaisant lui-même
l'amarre, il pousse du pied vers l'ombre cette barque obscure que balance
le flot inconnu.
S VII
L'autre , Juvénal , a tout ce qui manque à Lucrèce , la passion , l'émotion ,
la fièvre, ]a flamme tragique, l'emportement vers l'honnêteté, le rire ven-
geur, la personnalité, l'humanité. Il habite un point donné de la création,
et il s'en contente, y trouvant de quoi nourrir et gonfler son cœur de jus-
tice et de colère. Lucrèce est l'univers, Juvénal est le lieu. Et quel lieu !
Rome. À eux deux ils sont la double voix qui parle à la terre et à la ville.
Urhi et orbi. Juvénal a au-dessus de l'empire romain l'énorme battement
d'ailes du gypaète au-dessus du nid de reptiles II fond sur ce fourmillement
et les prend tous l'un après l'autre dans son bec terrible, depuis la vipère
qui est empereur et s'appelle Néron, jusqu'au ver de terre qui est mauvais
poëte et s'appelle Codrus. Isaïe et Juvénal ont chacun leur prostituée $ mais
il y a quelque chose de plus sinistre que l'ombre de Babel, c'est le craque-
ment du lit des césars, et Babylone est moins formidable que Messaline.
Juvénal, c'est la vieille âme libre des républiques mortes j il a en lui une
Rome dans l'airain de laquelle sont fondues Athènes et Sparte. De là, dans
son vers, quelque chose d'Aristophane et quelque chose de Lycurgue. Pre-
nez garde à lui -, c'est le sévère. Pas une corde ne manque à cette lyre, ni à
ce fouet. Il est haut, rigide, austère, éclatant, violent, grave, juste, inépui-
sable en images, âprement gracieux, lui aussi, quand bon lui semble. Son
cynisme est l'indignation de la pudeur. Sa grâce, tout indépendante, et
LES GENIES. 31
figure vraie de la liberté, a des griffes $ elle apparaît tout à coup, égayant
par on ne sait quelles souples et fières ondulations la majesté rectiligne de
son hexamètre 5 on croit voir le chat de Corinihe rôder sur le fronton du
Parthénon. Il y a de l'épopée dans cette satire $ ce que Juvénal a dans la
main, c'est le sceptre d'or dont Ulysse frappait Thersite. Enflure, déclama-
tion, exagération, hyperbole! crient les difformités meurtries, et ces cris,
stupidement répétés par les rhétoriques, sont un bruit de gloire. — Le mme
eB égal de commettre ces choses ou de les raconter, disent Tillemont, Marc Muret,
Garasse, etc., des niais, qui, comme Muret, sont parfois des drôles. L'invec-
tive de Juvénal flamboie depuis deux mille ans, effrayant incendie de
poésie qui brûle Rome en présence des siècles. Ce foyer splendide éclate
et, loin de diminuer avec le temps, s'accroît sous un tourbillonnement de
fumée lugubre 5 il en sort des rayons pour la liberté, pour la probité, pour
l'héroïsme, et l'on dirait qu'il jette jusque dans notre civilisation des esprits
pleins de sa lumière. Qu'est-ce que Régnier.'' qu'est-ce que d'Aubigné?
qu'est-ce que Corneille.? Des étincelles de Juvénal.
8 VIII
L'autre, Tacite, est l'historien. La liberté s'incarne en lui comme en
Juvénal, et monte, morte, au tribunal, ayant pour toge son suaire, et cite
à sa barre les tyrans. L'âme d'un peuple devenue l'âme d'un homme, c'est
Juvénal, nous venons de le direj c'est aussi Tacite. A côté du poëte
condamnant, se dresse l'historien punissant. Tacite, assis sur la chaise curule
du génie, mande et saisit dans leur flagrant délit ces coupables, les césars.
L'empire romain est un long crime. Ce crime commence par quatre
démons, Tibère, Caligula, Claude, Néron. Tibère, l'espion empereur}
l'œil qui guette le monde } le premier dictateur qui ait osé détourner pour
soi la loi de majesté faite pour le peuple romain $ sachant le grec, spirituel,
sagacc, sardonique, éloquent, horrible 5 aimé des délateurs j meurtrier des
citoyens, des chevaliers, du sénat, de sa femme, de sa famille j ayant plutôt
l'air de poignarder les peuples que de les massacrer j humble devant les
barbares} traître avec Aj-chélaûs, lâche avec Artabane} ayant deux trônes,
pour sa férocité, Rome, pour sa turpitude, Caprée} inventant des vices, et
des noms pour ces viceS} vieillard avec un sérail d'enfants } maigre, chauve,
courbé, cagneux, fétide, rongé de lèpres, couvert de suppurations, masqué
d'emplâtres, couronné de lauriers} ayant l'ulcère comme Job, et de plus le
sceptre} entouré d'un silence lugubre} cherchant un successeur, flairant
Caligula, et le trouvant bon} vipère qui choisit un tigre. Caligula, l'homme
32 WILLIAM SHAKESPEARE.
qui a eu peurj l'esclave devenu maître, tremblant sous Tibère, terrible
après Tibère, vomissant son épouvante d'hier en atrocité. Rien n'égale ce
fou. Un bourreau se trompe et tue, au lieu d'un condamné, un innocent ;
Caligula sourit et dit : Le condamné ne l'avait pas plus mérité. Il fait manger
une femme vivante par des chiens, pour voir. Il se couche en public sur
ses trois sœurs toutes nues. Une d'elles meurt, Drusille; il dit • ,Quon décapite
ceux qui ne la pleurerant pas, car c'eH ma sœur, et qu'on crucifie ceux qui la pleureront,
car c'eB une déesse. Il fait son cheval pontife, comme plus tard Néron fera son
singe dieu. Il offre à l'univers ce spectacle sinistre ; l'anéantissement du
cerveau sous la toute-puissance. Prostitué, tricheur au jeu, voleur, brisant
les bustes d'Homère et de Virgile, coiffé comme Apollon de rayons et
chaussé d'ailes comme Mercure, frénétiquement maître du monde, souhai-
tant l'inceste à sa mère, la peste à son empire, la famine à son peuple, la
déroute à son armée, sa ressemblance aux dieux, et une seule tête au genre
humain pour pouvoir la couper j c'est là Caïus Caligula. Il force le fils à
assister au supplice du père et le mari au viol de la femme, et à rire.
Claude est une ébauche qui règne. C'est un à peu près d'homme fait tyran.
Caboche couronnée II se cache, on le découvre, on l'arrache de son trou
et on le jette terrifié sur le trône. Empereur, il tremble encore, ayant la
couronne, mais pas sûr d'avoir sa tête. Il tâte sa tête par moments, comme
s'il la cherchait. Puis il se rassure, et il décrète trois lettres de plus à
l'alphabet. Il est savant, cet idiot. On étrangle un sénateur, il dit : h ne
l'avais point commandé; mais puisque c'eB fait, c'eH bien. Sa femme se prostitue
devant luij il la regarde et dit '- .Qtù eH cette femme^ Il existe à peine j il est
ombre; mais cette ombre écrase le monde. Enfin, l'heure de sa sortie vient.
Sa femme l'empoisonne j son médecin l'achève. Il dit : Je suis sauvé, et meurt.
Après sa mort, on vient voir son cadavre j de son vivant, on avait vu son
fantôme. Néron est la plus formidable figure de l'ennui qui ait jamais paru
parmi les hommes. Le monstre bâillant que les anciens appelaient Livor et
que les modernes appellent Spleen, nous donne à deviner cette énigme,
Néron. Néron cherche tout simplement une distraction. Poëte, comédien,
chanteur, cocher, épuisant la férocité pour trouver la volupté, essayant le
changement de sexe, époux de l'eunuque Sporus et épouse de l'esclave
Pythagore, et se promenant dans les rues de Rome entre sa femme et son
marii ayant deux plaisirs, voir le peuple se jeter sur les pièces d'or, les
diamants et les perles, et voir les lions se jeter sur le peuple j incendiaire
par curiosité et parricide par désœuvrement. C'est à ces quatre-là que
Tacite dédie ses quatre premiers poteaux. Il leur accroche leur règne
au cou. Il leur met ce carcan. Son livre de Cali^la s'est perdu. Rien
de plus aisé à comprendre que la perte et l'oblitération de ces sortes
LES GENIES. 33
de livres. Les lire était un crime. Un homme ayant été surpris lisant
l'histoire de Caligula par Suétone, Commode fit jeter cet homme aux
bêtes, Feris objici jmsit, dit Lampride. L'horreur de ces temps est prodi-
gieuse. Toutes les mœurs, en bas comme en haut, sont féroces. On peut
juger de la cruauté des romains par l'atrocité des gaulois. Une émeute éclate
en Gaule, les paysans couchent les dames romaines nues et vivantes sur des
herses dont les pointes leur entrent dans le corps çà et là, puis ils leur
coupent les mamelles et les leur cousent dans la bouche pour qu'elles aient
l'air de les manger. Uix vindiBa eH, «ce sont à peine des représailles», dit
le général romain Turpilianus. Ces dames romaines avaient l'habitude,
tout en causant avec leurs amants, d'enfoncer des épingles d'or dans les
seins des esclaves persanes ou gauloises qui les coiffaient. Telle est l'huma-
nité à laquelle assiste Tacite. Cette vue le rend terrible. Il constate, et vous
laisse conclure. La Putiphar mère du Joseph, c'est ce qu'on ne rencontre
que dans Rome. Quand Agrippine, réduite à sa ressource suprême, voyant
sa tombe dans les yeux de son fils, lui offre son lit, quand ses lèvres
cherchent celles de Néron, Tacite est là qui la suit des yeux, lasciva oscula
et pnenunftM flagitii blanditias, et il dénonce au monde cet effort de la mère
monstrueuse et tremblante pour faire avorter le parricide en inceste. Quoi
qu'en ait dit Juste Lipse, qui légua sa plume à la sainte vierge, Domitien
exila Tacite, et fit bien. Les hommes comme Tacite sont malsains pour
l'autorité. Tacite applique son style sur une épaule d'empereur, et la marque
reste. Tacite fait toujours sa plaie au lieu voulu. Plaie profonde. Juvénal,
tout-puissant poëte, se disperse, s'éparpille, s'étale, tombe et rebondit,
frappe à droite, à gauche, cent coups à la fois, sur les lois, sur les mœurs,
sur les mauvais magistrats, sur les méchants vers, sur les libertins et les
oisifs, sur César, sur le peuple, partout j il est prodigue comme la grêle;
il est épars comme le fouet. Tacite a la concision du fer rouge.
SIX
L'autre, Jean, est le vieillard vierge. Toute la sève ardente de l'homme,
devenue fumée et tremblement mystérieux, est dans sa tête, en vision. On
n'échappe pas à l'amour. L'amour, inassouvi et mécontent, se change à la fin
de la vie en un sinistre dégorgement de chimères. La femme veut l'homme 5
sinon l'homme, au lieu de la poésie humaine, aura la poésie spectrale.
Quelques êtres pourtant résistent à la germination universelle, et alors ils
sont dans cet état particulier où l'inspiration monstrueuse peut s'abattre sur
eux. L'Apocalypse est le chef-d'œuvre presque insensé de cette chasteté
PHILOSOPHIE. H. 5
lUl'KlULIWt .>AriU.\ALt.
34 WILLIAM SHAKESPEARE.
redoutable. Jean, tout jeune, était doux et farouche. Il aima Jésus, puis ne
put rien aimer. Il y a un profond rapport entre le Cantique des Cantiques
et V Jipocalypse ) l'un et l'autre sont des explosions de virginité amoncelée.
Le cœur volcan s'ouvre ^ il en sort cette colombe, le Cantique des Cantiques,
ou ce dragon , XA.pocalypse. Ces deux poëmes sont les deux pôles de l'extase ,
volupté et horreur, les deux limites extrêmes de l'âme sont atteintes ; dans
le premier poëme l'extase épuise l'amour; dans le second, l'épouvante, et
elle apporte aux hommes, désormais inquiets à jamais, l'effarement du pré-
cipice éternel. Autre rapport, non moins digne d'attention, entre Jean et
Daniel. Le fil presque invisible des affinités est soigneusement suivi du
regard par ceux qui voient dans l'esprit prophétique un phénomène humain
et normal, et qui, loin de dédaigner la question des miracles, la généralisent
et la rattachent avec calme au phénomène permanent. Les religions y
perdent et la science y gagne. On n'a pas assez remarqué que le septième
chapitre de Daniel contient en germe l'Apocalypse. Les empires y sont
représentés comme des bêtes. Aussi la légende a-t-elle associé les deux
poètes ; elle a fait traverser à l'un la fosse aux lions et à l'autre la chaudière
d'huile bouillante. En dehors de la légende, la vie de Jean est belle. Vie
exemplaire qui subit des élargissements étranges, passant du Golgotha à
Pathmos, et du supplice d'un messie à un exil de prophète. Jean, après avoir
assisté à la souffrance du Christ, finit par souffrir pour son compte j la souf-
france vue le fait apôtre, la souffrance endurée le fait mage ; de la croissance
de l'épreuve résulte la croissance de l'esprit. Évêque, il rédige l'Evangile.
Proscrit, il fait l'Apocalypse. Œuvre tragique, écrite sous la dictée d'un
aigle, le poëte ayant au-dessus de sa tête on ne sait quel sombre frémisse-
ment d'ailes. Toute la Bible est entre deux visionnaires. Moïse et Jean. Ce
poëme des poëmes s'ébauche par le chaos dans la Genèse et s'achève dans
l'Apocalypse par les tonnerres. Jean fut un des grands errants de la langue
de feu. Pendant la cène sa tête était sur la poitrine de Jésus, et il pouvait
dire : Mon oreille a entendu le battement du cœur de Dieu. 11 alla raconter
cela aux hommes. Il parlait un grec barbare, mêlé de tours hébraïques et de
mots syriaques, d'un charme âpre et sauvage. 11 alla à Éphèse, il alla en
Médie, il alla chez les parthes. Il osa entrer à Ctésiphon, ville des parthes,
bâtie pour faire contre-poids à Babylone. Il affronta l'idole vivante Cobaris,
roi, dieu et homme, à jamais immobile sur son bloc percé de jade néphrite,
qui lui sert de trône et de latrine. Il évangélisa la Perse, que l'Ecriture
appelle Paras. Quand il parut au concile de Jérusalem, on crut voir la
colonne de l'église. Il regarda avec stupeur Cérinthe et Ébion, lesquels
disaient que Jésus n'est qu'un homme. Quand on l'interrogeait sur ce
mystère, il répondait : A.ime'^voui les uns les autres. \\ mourut à quatrevingt-
LES GENIES. 35
quatorze ans, sous Trajan. Selon la tradition, il n*est pas mort, il est réservé,
et Jean est toujours vivant à Pathmos comme Barberousse à Kaiserlautern.
Il y a des cavernes d'attente pour ces mystérieux vivants-là. Jean, comme
historien, a des pareils, Matthieu, Luc et Marcj comme visionnaire, il est
seul. Aucun rêve n'approche du sien, tant il est avant dans l'infini. Ses
métaphores sortent de l'éternité, éperdues j sa poésie a un profond sourire
de démence j la réverbération de Jéhovah est dans l'œil de cet homme. C'est
le sublime en plein égarement. Les hommes ne le comprennent pas, le
dédaignent et en rient. Mon cher Thiriot, dit Voltaire, l' A.pocalypse eB une
ordure. Les religions, ayant besoin de ce livre, ont pris le parti de le vénérer j
mais, pour n'être pas jeté à la voirie, il fallait qu'il fut mis sur l'autel.
Qu'importe ! Jean est un esprit ! C'est dans Jean de Pathmos, parmi tous,
qu'est sensible la communication entre certains génies et l'abîme. Dans tous
les autres poètes, on devine cette communication} dans Jean, on la voit,
par moments on la touche, et l'on a le frisson de poser, pour ainsi dire, la
main sur cette porte sombre. Par ici, on va du côté de Dieu. Il semble,
quand on lit le poëme de Pathmos, que quelqu'un vous pousse par derrière.
La redoutable ouverture se dessine confusément. On en sent l'épouvante et
l'attraction. Jean n'aurait que cela, qu'il serait immense.
SX
L'autre, Paul, saint pour l'église, pour l'humanité grand, représente ce
prodige à la fois divin et humain, la conversion. Il est celui auquel l'avenir
est apparu. Il en reste hagard, et rien n'est superbe comme cette face à
jamais étonnée du vaincu de la lumière. Paul, né pharisien, avait été
tisseur de poil de chameau pour les tentes et domestique d'un des juges de
Jésus-Christ, Gamaliel} puis les scribes l'avaient élevé, le trouvant féroce.
Il était l'homme du passé, il avait gardé les manteaux des jeteurs de pierres,
il aspirait, ayant étudié avec les prêtres, à devenir bourreau j il était en route
pour cekj tout à coup un flot d'aurore sort de l'ombre et le jette à bas de
son cheval , et désormais il y aura dans l'histoire du genre humain cette chose
admirable, le chemin de Damas. Ce jour de la métamorphose de saint-Paul
est un grand jour, retenez cette date, elle correspond au 25 janvier de notre
année grégorienne. Le chemin de Damas est nécessaire à la marche du
progrès. Tomber dans la vérité et se relever homme juste, une chute transfi-
guration, cela est sublime. C'est l'histoire de saint-Paul. À partir de saint-
Paul, ce sera l'histoire de l'humanité. Le coup de lumière est plus que le coup
de foudre. Le progrès se fera par une série d'éblouissements. Quant à ce Paul,
36 WILLIAM SHAKESPEARE.
qui a été renversé par la force de la conviction nouvelle, cette brusquerie
d'en haut lui ouvre le génie. Une fois remis sur pied, le voici en marche,
il ne s'arrête plus. En avant ! c'est là son cri. Il est cosmopolite. Ceux du
dehors, que le paganisme appelait les barbares et que le christianisme
appelle les gentils, il les aimej il se donne à eux. Il est l'apôtre extérieur.
Il écrit aux nations des lettres de la part de Dieu. Écoutez-le parlant aux
galates : «Ô galates insensés ! comment pouvez-vous retourner à ces jougs
où vous étiez attachés ? Il n'y a plus ni juifs, ni grecs, ni esclaves. N'accom-
plissez pas vos grandes cérémonies ordonnées par vos lois. Je vous déclare
que tout cela n'est rien. Aimez-vous. Il s'agit que l'homme soit une nouvelle
créature. Vous êtes appelés à la liberté.» il y avait à Athènes, sur la colline
de Mars, des gradins taillés dans le roc qu'on y voit encore aujourd'hui. Sur
ces gradins s'asseyaient de puissants juges, ceux devant qui Oreste avait
comparu. C'est là que Socrate avait été jugé. Paul y vaj et là, la nuit,
l'aréopage ne siégeait que la nuit, il dit à ces hommes sombres : Je viens vous
annoncer le Dieu inconnu. Les lettres de Paul aux gentils sont naïves et pro-
fondes, avec la subtilité si puissante sur les sauvages. Il y a dans ces messages
des lueurs d'hallucination j Paul parle des célestes comme s'il les apercevait
distinctement. Comme Jean, mi-parti de vie et d'éternité, il semble qu'il a
une moitié de sa pensée sur la terre et une moitié dans l'Ignoré, et l'on dirait,
par instants, qu'un de ses versets répond à l'autre par-dessus la muraille
obscure du tombeau. Cette demi-possession de la mort lui donne une
certitude personnelle et souvent distincte et séparée du dogme , et une accen-
tuation de ses aperçus individuels qui le rend presque hérétique. Son humi-
lité, appuyée sur le mystère, est hautaine. Pierre disait : On peut détourner les
paroles de Paul en de mauvais sens. Le diacre Hilaire et les Lucifériens rattachent
leur schisme aux épîtres de Paul. Paul est au fond si antimonarchique que
le roi Jacques 1% très encouragé par l'orthodoxe université d'Oxford, fait
brûler par la main du bourreau l'épître aux romains, commentée, il est vrai,
par David Pareus. Plusieurs des œuvres de Paul sont rejetées canoniquement ;
ce sont les plus belles j et entre autres son épître aux laodicéens, et surtout
son Apocalypse, raturée par le concile de Rome sous Gélase. 11 serait curieux
de la comparer à l'Apocalypse de Jean. Sur l'ouverture que Paul avait faite
au ciel, l'église a écrit : Porte condamnée. Il n'en est pas moins saint. C'est
là sa consolation ofEcielle. Paul a l'inquiétude du penseur j le texte et la
formule sont peu pour lui j la lettre ne lui suffit pasj la lettre, c'est la matière.
Comme tous les hommes de progrès, il parle avec restriction de la loi écritcj
il lui préfère la grâce, de même que nous lui préférons la justice. Qu'est-ce
que la grâce? C'est l'inspiration d'en haut, c'est le souffle, ^^f uhivult, c'est
la liberté. La grâce est l'âme de la loi. Cette découverte de l'âme de la loi
LES GENIES. 37
appartient à saint-Paul 5 et ce qu'il nomme grâce au point de vue céleste,
nous, au point de vue terrestre, nous le nommons droit. Tel est Paul. Le
grandissement d'un esprit par l'irruption de la clarté, la beauté de la vio-
lence faite par la vérité à une âme, éclate dans ce personnage. C'est là,
insistons-y, la vertu du chemin de Damas. Désormais, quiconque voudra
de cette croissance-là suivra le doigt indicateur de saint-Paul. Tous ceux
auxquels se révélera la justice, tous les aveuglements désireux du jour,
toutes les cataractes souhaitant guérir, tous les chercheurs de conviction,
tous les grands aventuriers de la vertu, tous les serviteurs du bien en quête
du vrai, iront de ce côté. La lumière qu'ils y trouveront changera de nature,
car la lumière est toujours relative aux ténèbres j elle croîtra en intensité j
après avoir été la révélation , elle sera le rationalisme j mais elle sera toujours
la lumière. Voltaire est comme saint-Paul sur le chemin de Damas. Le che-
min de Damas sera à jamais le passage des grands esprits. Il sera aussi le
passage des peuples Car les peuples, ces vastes individus, ont comme cha-
cun de nous leur crise et leur heure j Paul, après sa chute auguste, s'est
redressé armé, contre les vieilles erreurs, de ce glaive fulgurant, le christia-
nisme j et deux mille ans après, la France, terrassée de lumière, se relèvera,
elle aussi, tenant à la main cette flamme épée, la Révolution.
S XI
L'autre, Dante, a construit dans son esprit l'abîme. Il a fait l'épopée des
spectres. Il évide la terre j dans le trou terrible qu'il lui fait, il met Satan.
Puis il la pousse par le purgatoire jusqu'au ciel. Où tout finit, Dante com-
mence. Dante est au delà de l'homme. Au delà, pas en dehors. Proposition
singulière, qui pourtant n'a rien de contradictoire, l'âme étant un prolon-
gement de l'homme dans l'indéfini. Dante tord toute l'ombre et toute la
clarté dans une spirale monstrueuse. Cela descend, puis cela monte. Archi-
tecture inouïe. Au seuil est la brume sacrée. En travers de l'entrée est
étendu le cadavre de l'espérance. Tout ce qu'on aperçoit au delà est nuit.
L'immense angoisse sanglote confusément dans l'invisible. On se penche
sur ce poëme gouffre ^ est-ce un cratère ? On y entend des détonations -, le
vers en sort étroit et livide comme des fissures d'une solfatare i il est vapeur
d'abord, puis larve 5 ce blêmissement parle j et alors on reconnaît que le
volcan entrevu, c'est l'enfer. Ceci n'est plus le milieu humain. On est dans
le précipice inconnu. Dans ce poëme, l'impondérable, mêlé au pondérable,
en subit la loi, comme dans ces écroulements d'incendies où la fumée,
entraînée par la ruine, roule et tombe avec les décombres et semble prise
38 WILLIAM SHAKESPEARE.
sous les charpentes et les pierres j de là des effets étranges; les idées semblent
souffrir et être punies dans les hommes. L'idée assez homme pour subir
l'expiation, c'est le fantôme j une forme qui est de l'ombre; l'impalpable,
mais non l'invisible ; une apparence où il reste une quantité de réalité suffi-
sante pour que le châtiment y ait prise; la faute à l'état abstrait ayant
conservé la figure humaine. Ce n'est pas seulement le méchant qui se
lamente dans cette apocalypse, c'est le mal. Toutes les mauvaises actions
possibles y sont au désespoir. Cette spiritualisation de la peine donne au
poëme une puissante portée morale. Le fond de l'enfer touché, Dante le
perce, et remonte de l'autre côté de l'infini. En s'élevant, il s'idéalise,
et la pensée laisse tomber le corps comme une robe ; de Virgile il passe à
Béatrix; son guide pour l'enfer, c'est le poëte; son guide pour le ciel,
c'est la poésie. L'épopée continue, et grandit encore; mais l'homme ne
la comprend plus. Le Purgatoire et le Paradis ne sont pas moins extraor-
dinaires que la Géhenne, mais à mesure qu'on monte on se désintéresse;
on était bien de l'enfer, mais on n'est plus du ciel ; on ne se reconnaît plus
aux anges ; l'œil humain n'est pas fait peut-être pour tant de soleil, et
quand le poëme devient heureux, il ennuie. C'est un peu l'histoire de tous
les heureux. Mariez les amants ou emparadisez les âmes, c'est bon, mais
cherchez le drame ailleurs que là. Du reste, qu'importe à Dante que vous
ne le suiviez plus? il va sans vous. Il va seul, ce lion. Cette œuvre est un
prodige. Quel philosophe que ce visionnaire ! quel sage que ce fou ! Dante
fait loi pour Montesquieu; les divisions pénales de l'Elit des lois sont
calquées sur les classifications infernales de la Divine Comédie. Ce que Juvénal
fait pour la Rome des césars, Dante le fait pour la Rome des papes ; mais
Dante est justicier à un degré plus redoutable que Juvénal; Juvénal fustige
avec des lanières, Dante fouette avec des flammes; Juvénal condamne,
Dante damne. Malheur à celui des vivants sur lequel ce passant fixe l'inex-
plicable lueur de ses yeux !
S XII
L'autre, Rabelais, c'est la Gaule; et qui dit la Gaule dit aussi la Grèce,
car le sel attique et la bouffonnerie gauloise ont au fond la même saveur,
et si quelque chose, édifices à part, ressemble au Pirée, c'est la Rapéc.
Aristophane trouve plus grand que lui ; Aristophane est méchant, Rabelais
est bon. Rabelais défendrait Socrate. Dans Tordre des hauts génies, Rabelais
suit chronologiquement Dante; après le front sévère, la face ricanante.
Rabelais, c'est le masque formidable de la comédie antique détaché du
LES GENIES. 39
proscenium grec, de bronze fait chair, désormais visage humain et vivant,
resté énorme, et venant rire de nous chez nous et avec nous. Dante et
Rabelais arrivent de l'école des cordeliers, comme plus tard Voltaire des
jésuites j Dante le deuil, Rabelais la parodie. Voltaire l'ironie j cela sort de
l'église contre l'église. Tout génie a son invention ou sa découverte j Rabe-
lais a fait cette trouvaille, le ventre. Le serpent est dans l'homme, c'est
l'intestin. Il tente, trahit, et punit. L'homme, être un comme esprit et
complexe comme homme, a pour sa mission terrestre trois centres en lui,
le cerveau, le cœur, le ventre j chacun de ces centres est auguste par une
grande fonction qui lui est propre} le cerveau a la pensée, le cœur a
l'amour, le ventre a la paternité et la maternité. Le ventre peut être tragique.
Feri ventrem, dit Agrippine. Catherine Sforce, menacée de la mort de ses
enfants otages, se fit voir jusqu'au nombril sur le créneau de la citadelle de
Rimini, et dit à l'ennemi : TJoiïà de quoi en faire d'autres. Dans une des
convulsions épiques de Paris, une femme du peuple, debout sur une barri-
cade, leva sa jupe, montra à l'armée son ventre nu, et cria : T»^^ vos mères.
Les soldats trouèrent ce ventre de balles. Le ventre a son héroïsme j mais
c'est de lui pourtant que découlent, dans la vie la corruption, et dans l'art la
comédie. La poitrine où est Je cœur a pour cap la tête^ lui, il a le phallus.
Le ventre étant le centre de la matière est notre satisfaction et notre danger j
il contient l'appétit, la satiété et la pourriture. Les dévouements et les ten-
dresses qui nous prennent là sont sujets à mourir j l'égoïsme les remplace.
Facilement les entrailles deviennent boyaux. Que l'hymne puisse s'aviner,
que la strophe se déforme en couplet, c'est triste. Cela tient à la bête qui
est dans l'homme. Le ventre est essentiellement cette bête. La dégradation
semble être sa loi. L'échelle de la poésie sensuelle a, à son échelon d'en
haut, le Cantique des Cantiques et à son échelon d'en bas la gaudriole.
Le ventre dieu, c'est Silène} le ventre empereur, c'est VitelliuS} le ventre
animal, c'est le porc. Un de ces horribles Ptolémées s'appelait le Ventre,
Fhyscon. Le ventre est pour l'humanité un poids redoutable} il rompt à
chaque instant l'équilibre entre l'âme et le corps. Il emplit l'histoire. Û est
responsable de presque tous les crimes. Il est l'outre des vices. C'est lui qui
par la volupté fait le sultan et par l'ébriété le czar. C'est lui qui montre à
Tarquin le lit de Lucrèce } c'est lui qui finit par faire délibérer sur la sauce
d'un turbot ce Sénat qui avait attendu Brennus et ébloui Jugurtha. C'est lui
qui conseille au libertin ruiné César le passage du Rubicon. Passer le
Rubicon, comme ça vous paye vos dettes! passer le Rubicon, comme ça
vous donne des femmes ! quels bons dîners après ! et les soldats romains
entrent dans Rome avec ce cri : JJrbani, daudite uxores -, mœchum calvum addu-
cimus. L'appétit débauche l'intelligence. Volupté remplace Volonté. Au
40 WILLIAM SHAKESPEARE.
début, comme toujours, il y a un peu de noblesse. C'est l'orgie. Il y a une
nuance entre se griser et se soûler. Puis l'orgie dégénère en gueuleton. Où
il y avait Salomon, il y a Ramponneau. L'homme est barrique. Un déluge
intérieur d'idées ténébreuses submerge la pensée ; la conscience noyée ne
peut plus faire signe à l'âme ivrogne. L'abrutissement est consommé. Ce
n'est même plus cynique, c'est vide et bête. Diogène s'évanouit j il ne reste
plus que le tonneau. On commence par Alcibiade, on finit par Trimalcion.
C'est complet. Plus rien, ni dignité, ni pudeur, ni honneur, ni vertu, ni
esprit} la jouissance animale toute crue, l'impureté toute pure. La pensée
se dissout en assouvissement j la consommation charnelle absorbe tout j rien
ne surnage de la grande créature souveraine habitée par l'âme j qu'on nous
passe le mot, le ventre mange l'homme. Etat final de toutes les sociétés où
l'idéal s'éclipse. Cela passe pour prospérité et s'appelle s'arrondir. Quelquefois
même les philosophes aident ctourdiment à cet abaissement en mettant dans
les doctrines le matérialisme qui est dans les consciences. Cette réduction
de l'homme à la bête humaine est une grande misère. Son premier fruit est
la turpitude visible partout sur tous les sommets, le juge vénal, le prêtre
simoniaque, le soldat condottiere. Lois, mœurs et croyances sont fumier.
Totus homo fit excrementum. Au seizième siècle, toutes les institutions du passé
en sont làj Rabelais s'empare de cette situation } il la constate} il prend acte
de ce ventre qui est le monde. La civilisation n'est plus qu'une masse, la
science est matière, la religion a pris des flancs, la féodalité digère, la royauté
est obèse } qu'est-ce que Henri VIII ? une panse. Rome est une grosse
vieille repue; est-ce santé .f* est-ce maladie? C'est peut-être embonpoint,
c'est peut-être hydropisie? question. Rabelais, médecin et curé, tâte le pouls
à la papauté. Il hoche la tête, et il éclate de rire. Est-ce parce qu'il a trouvé
la vie.? non, c'est parce qu'il a senti la mort. Cela expire en eifet. Pendant
que Luther réforme, Rabelais bafoue le moine, bafoue l'évêque, bafoue le
papC} rire fait d'un râle. Ce grelot sonne le tocsin. Hé bien, quoi ! j'ai cru
que c'était une ripaille, c'est une agonie j on peut se tromper de hoquet.
Rions tout de même. La mort est à table. La dernière goutte trinque avec
le dernier soupir. Une agonie en goguette } c'est superbe. L'intestin colon
est roi. Tout ce vieux monde festoie et crève. Et Rabelais intronise une
dynastie de ventres, Grandgousier, Pantagruel et Gargantua. Rabelais est
l'Eschyle de la mangeaillc; ce qui est grand, quand on songe que manger
c'est dévorer. Il y a du gouffre dans le goinfre. Mangez donc, maîtres, et
buvez, et finissez. Vivre est une chanson dont mourir est le refrain. D'autres
creusent sous le genre humain dépravé des cachots redoutables} en fait de
souterrain, ce grand Rabelais se contente de la cave. Cet univers que Dante
mettait dans l'enfer, Rabelais le fait tenir dans une futaille. Son livre n'est
LES GENIES. 41
pas autre chose. Les sept cercles d'Alighieri bondent et enserrent cette
tonne prodigieuse. Regardez le dedans de la futaille monstre, vous les y
revoyez. Dans Rabelais ils s'intitulent : Paresse, Orgueil, Envie, Avarice,
Colère, Luxure, Gourmandise; et c'est ainsi que tout à coup vous vous
retrouvez avec le rieur redoutable, où.'* dans l'église. Les sept péchés, c'est
le prône de ce curé. Rabelais est prêtre; correction bien ordonnée commence
par soi-même; c'est donc sur le clergé qu'il frappe d'abord. Ce que c'est
qu'être de la maison! La papauté meurt d'indigestion, Rabelais lui fait une
farce. Farce de titan. La joie pantagruélique n'est pas moins grandiose que
la gaîté jupitéricnne. Mâchoire contre mâchoire; la mâchoire monarchique
et sacerdotale mange; la mâchoire rabelaisienne rit. Quiconque a lu Rabe-
lais a devant les yeux à jamais cette confrontation sévère : le masque de la
Théocratie regardé fixement par le masque de la Comédie.
8 XIII
L'autre, Cervantes, est, lui aussi, une forme de la moquerie épique;
air, ainsi que le disait en 1827(^5 celui qui écrit ces lignes, il y a, entre le
moyen-âge et l'époque moderne, après la barbarie féodale, et comme placés
là pour conclure, «deux Homères bouffons, Rabelais et Cervantes». Résu-
mer l'horreur par le rire, ce n'est pas la manière la moins terrible. C'est ce
qu'a fait Rabelais; c'est ce qu'a fait Cervantes; mais la raillerie de Cervantes
n'a rien du large rictus rabelaisien. C'est une belle humeur de gentilhomme
après cette jovialité de curé. Caballeros, je suis le seigneur don Miguel
Cervantes de Saavedra, poëte d'épée, et, pour preuve, manchot. Aucune
grosse gaîté dans Cervantes. À peine un peu de cynisme élégant. Le rieur
est fin, acéré, poli, délicat, presque galant, et courrait même le risque
quelquefois de se rapetisser dans toutes ces coquetteries s'il n'avait le profond
sens poétique de la renaissance. Cela sauve la grâce de devenir gentillesse.
Comme Jean Goujon, comme Jean Cousin, comme Germain Pilon,
comme Primatice, Cervantes a en lui la chimère. De là toutes les grandeurs
inattendues de l'imagination. Ajoutez à cela une merveilleuse intuition des
faits intimes de l'esprit et une philosophie inépuisable en aspects qui semble
posséder une carte nouvelle et complète du cœur humain. Cervantes voit le
dedans de l'homme. Cette philosophie se combine avec l'instinct comique
et romanesque. De là le soudain, faisant irruption à chaque instant dans
ses personnages, dans son action, dans son style; l'imprévu, magnifique
aventure. Que les personnages restent d'accord avec eux-mêmes, mais que
('' Préface de Cromwell.
42 WILLIAM SHAKESPEARE.
les faits et les idées tourbillonnent autour d'eux, qu'il y ait un perpétuel
renouvellement de l'idée mère, que ce vent qui apporte des éclairs souffle
sans cesse, c'est la loi des grandes œuvres. Cervantes est militantj il a une
thèse i il fait un livre social. Ces poètes sont des combattants de l'esprit. Où
ont-ils appris la bataille? à la bataille même. Juvénal a été tribun militaire}
Cervantes arrive de Lépante comme Dante de Campalbino, comme Eschyle
de Salami ne. Après quoi ils passent à une autre épreuve. Eschyle va en
exil, Juvénal en exil, Dante en exil, Cervantes en prison. C'est juste, puis-
qu'ils vous ont rendu service. Cervantes, comme poëte, a les trois dons
souverains : la création, qui produit les types, et qui recouvre de chair et
d'os les idées j l'invention, qui heurte les passions contre les événements,
fait étinceler l'homrhe sur le destin, et produit le drame j l'imagination, qui,
soleil, met le clair-obscur partout, et, donnant le relief, fait vivre. L'obser-
vation, qui s'acquiert et qui, par conséquent, est plutôt une qualité qu'un
don, est incluse dans la création. Si l'avare n'était pas observé. Harpagon
ne serait pas créé. Dans Cervantes, un nouveau venu, entrevu chez
Rabelais, fait décidément son entrée ^ c'est le bon sens. On l'a aperçu dans
Panurge, on le voit en plein dans Sancho Pança. Il arrive comme le Silène
de Plaute, et lui aussi peut dire : Je suis le dieu monté sur un âne. La
sagesse tout de suite, la raison fort tard} c'est là l'histoire étrange de l'esprit
humain. Quoi de plus sage que toutes les religions.'* quoi de moins raison-
nable? Morales vraies, dogmes faux. La sagesse est dans Homère et dans
Jobj la raison, telle qu'elle doit être pour vaincre les préjugés, c'est-à-dire
complète et armée en guerre, ne sera que dans Voltaire. Le bon sens n'est
pas la sagesse, et n'est pas la raison 5 il est un peu l'une et un peu l'autre,
avec une nuance d'égoïsme. Cervantes le met à cheval sur l'ignorance, et
en même temps, achevant sa dérision profonde, il donne pour monture à
l'héroïsme la fatigue. Ainsi il montre l'un après l'autre, l'un avec l'autre,
les deux profils de l'homme, et les parodie, sans plus de pitié pour le
sublime que pour le grotesque. L'hippogriffe devient Rossinante. Derrière
le personnage équestre , Cervantes crée et met en marche le personnage asi-
nal. Enthousiasme entre en campagne. Ironie emboîte le pas. Les hauts
faits de don Quichotte, ses coups d'éperon, sa grande lance en arrêt, sont
jugés par l'âne, connaisseur en moulins. L'invention de Cervantes est
magistrale à ce point qu'il y a, entre l'homme type et le quadrupède com-
plément, adhérence statutaire 5 le raisonneur comme l'aventurier fait corps
avec la bête qui lui est propre, et l'on ne peut pas plus démonter Sancho
Pança que don Quichotte. L'idéal est chez Cervantes comme chez Dante 5
mais traité d'impossible, et raillé. Béatrix est devenue Dulcinée. Railler
l'idéal, ce serait là le défaut de Cervantes j mais ce défaut n'est qu'apparent}
LES GENIES. 43
regardez bienj ce sourire a une larme j en réalité, Cervantes est pour don
Quichotte comme Molière est pour Alceste. Il faut savoir lire, particulière-
ment, les livres du seizième siècle } il y a dans presque tous, à cause des
menaces pendantes sur la liberté de pensée, un secret qu'il faut ouvrir et
dont la clef est souvent perdue j Rabelais a un sous-entendu, Cervantes a un
aparté, Machiavel a un double fond, un triple fond peut-être. Quoi qu'il
en soit, l'avènement du bon sens est le grand fait de Cervantes j le bon
sens n'est pas une vertu, il est l'œil de l'intérêt; il eût encouragé Thémis-
tocle et déconseillé Aristide; Léonidas n'a pas de bon sens, Régulus n'a pas
de bon sens; mais en présence des monarchies égoïstes et féroces entraînant
les pauvres peuples dans leurs guerres à elles, décimant les familles, déso-
lant les mères, et poussant les hommes à s'entre-tuer avec tous ces grands
mots, honneur militaire, gloire guerrière, obéissance à la consigne, etc.,
etc., c'est un admirable personnage que le bon sens survenant tout à coup
et criant au genre humain : Songe à ta peau.
S XIV
L'autre, Shakespeare, qu'est-ce .^^ On pourrait presque répondre : c'est la
Terre. Lucrèce est la sphère, Shakespeare est le globe. Il y a plus et moins
dans le globe que dans la sphère. Dans la sphère il y a le Tout; sur le globe
il y a l'homme. Ici le mystère extérieur; là le mystère intérieur. Lucrèce,
c'est l'être; Shakespeare; c'est l'existence. De là tant d'ombre dans Lucrèce $
de là tant de fourmillement dans Shakespeare. L'espace, le bleu, comme
disent les allemands, n'est certes pas interdit à Shakespeare. La terre voit
et parcourt le ciel; elle le connaît sous ses deux aspects, obscurité et azur,
doute et espérance. La vie va et vient dans la mort. Toute la vie est un
secret, une sorte de parenthèse énigmatique entre la naissance et l'agonie,
entre l'œil qui s'ouvre et l'œil qui se ferme. Ce secret, Shakespeare en a
l'inquiétude. Lucrèce est; Shakespeare vit. Dans Shakespeare, les oiseaux
chantent, les buissons verdissent, les cœurs aiment, les âmes sou£Frent, le
nuage erre, il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, le temps passe, les
forêts et les foules parlent, le vaste songe éternel flotte. La sève et le sang,
toutes les formes du fait multiple, les actions et les idées, l'homme et l'hu-
manité, les vivants et la vie, les solitudes, les villes, les religions, les
diamants, les perles, les fumiers, les charniers, le flux et le reflux des êtres,
le pas des allants et venants, tout cela est sur Shakespeare et dans Shakes-
peare, et, ce génie étant la terre, les morts en sortent. Certains côtés
sinistres de Shakespeare sont hantés par les spectres. Shakespeare est frère
de Dante. L'un complète l'autre. Dante incarne tout le surnaturalisme.
44 WILLIAM SHAKESPEARE.
Shakespeare incarne toute la nature i et comme ces deux régions, nature et
surnaturalisme, qui nous apparaissent si diverses, sont dans l'absolu la même
unité, Dante et Shakespeare, si dissemblables pourtant, se mêlent par les
bords et adhèrent par le fondj il y a de l'homme dans Alighieri, et du
fantôme dans Shakespeare. La tête de mort passe des mains de Dante dans
les mains de Shakespeare j Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut-
être même dégage -t-elle un sens plus profond et un plus haut enseignement
dans le second que dans le premier. Shakespeare la secoue et en fait tomber
des étoiles. L'île de Prospero, la forêt des Ardennes, la bruyère d'Armuyr,
la plate-forme d'Elseneur, ne sont pas moins éclairées que les sept cercles
de la spirale dantesque par la sombre réverbération des hypothèses. Le que
sais-jeP demi-chimère, demi-vérité, s'ébauche là comme ici. Shakespeare,
autant que Dante, laisse entrevoir l'horizon crépusculaire de la conjecture.
Dans l'un comme dans l'autre il y a le possible, cette fenêtre du rêve
ouverte sur le réel. Quant au réel, nous y insistons, Shakespeare en débordej
partout la chair vivej Shakespeare a l'émotion, l'instinct, le cri vrai,
l'accent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poésie, c'est
lui, et en même temps, c'est vous. Comme Homère, Shakespeare est élé-
ment. Les génies recommençants, c'est le nom qui leur convient, surgissent
à toutes les crises décisives de l'humanité j ils résument les phases et com-
plètent les révolutions. Homère marque en civilisation la fin de l'Asie et le
commencement de l'Europe j Shakespeare marque la fin du moyen-âge.
Cette clôture du moyen-âge, Rabelais et Cervantes la font aussi; mais
étant uniquement railleurs, ils ne donnent qu'un aspect partiel; l'esprit de
Shakespeare est un total. Comme Homère, Shakespeare est un homme
cyclique. Ces deux génies, Homère et Shakespeare, ferment les deux pre-
mières portes de la barbarie, la porte antique et la porte gothique. C'était
là leur mission, ils l'ont accomplie; c'était là leur tâche, ils l'ont faite. La
troisième grande crise humaine est la Révolution française; c'est la troisième
porte énorme de la barbarie, la porte monarchique, qui se ferme en ce
moment. Le dix-neuvième siècle l'entend rouler sur ses gonds. De là, pour
la poésie, le drame et l'art, l'ère actuelle, aussi indépendante de Shakespeare
que d'Homère.
III
Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ézéchiel, Lucrèce, Ju vénal, Tacite, saint-
Jean, saint-Paul, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakespeare.
Ceci est l'avenue des immobiles géants de l'esprit humain.
LES GENIES. 45
Les génies sont une dynastie. Il n'y en a même pas d'autre. Ils portent
toutes les couronnes, y compris celle d'épines.
Chacun d'eux représente toute la somme d'absolu réalisable à l'homme.
Nous le répétons, choisir entre ces hommes, préférer l'un à l'autre, indi-
quer du doigt le premier parmi ces premiers, cela ne se peut. Tous sont
l'Esprit.
Peut-être, à l'extrême rigueur, et encore toutes les réclamations seraient
légitimes, pourrait-on désigner comme ks plus hautes cimes parmi ces
cimes Homère, Eschyle, Job, Isaïe, Dante et Shakespeare.
Il est entendu que nous ne parlons ici qu'au point de vue de l'Art, et,
dans l'Art, au point de vue littéraire.
Deux hommes dans ce groupe, Eschyle et Shakespeare, représentent
spécialement le drame.
Eschyle, espèce de génie hors de tour, digne de marquer un commen-
cement ou une fin dans l'humanité, n'a pas l'air d'être à sa date dans la
série, et, comme nous l'avons dit, semble un aîné d'Homère.
Si l'on se souvient qu'Eschyle presque entier est submergé par la nuit
montante dans la mémoire humaine, si l'on se souvient que quatrevingt-
dix de ses pièces ont disparu, que de cette centaine sublime il ne reste plus
que sept drames qui sont aussi sept odes, on demeure stupéfait de ce qu'on
voit de ce génie et presque épouvanté de ce qu'on ne voit pas.
Qu'était-ce donc qu'Eschyle? Quelles proportions et quelles formes a-t-il
dans toute cette ombre? Eschyle a jusqu'aux épaules la cendre des siècles,
il n'a que la tête hors de cet enfouissement, et, comme ce colosse des soli-
tudes, avec sa tête seule, il est aussi grand que tous les dieux voisins debout
sur leurs piédestaux.
L'homme passe devant ce naufragé insubmersible. Il en reste assez pour
une gloire immense. Ce que les ténèbres ont pris ajoute l'inconnu à cette
grandeur. Enseveli et éternel, le front sortant du sépulcre, Eschyle regarde
les générations.
IV
Aux yeux du songeur, ces génies occupent des trônes dans l'idéal.
Aux œuvres individuelles que ces hommes nous ont léguées viennent
s'ajouter de vastes œuvres collectives, les Védas, le Râmayana, le Mahâ-
bhârata, l'Edda, lesNiebelungen, le Heldenbuch, le Romancero. Quelques-
unes de ces œuvres sont révélées et sacerdotales. La collaboration inconnue
Y est empreinte. Les poëmes de l'Inde en particulier ont l'ampleur sinistre
46 WILLIAM SHAKESPEARE.
du possible rêvé par la démence ou raconté par le songe. Ces œuvres
semblent avoir été faites en commun avec des êtres auxquels la terre n'est
plus habituée. L'horreur légendaire couvre ces épopées. Ces /ivres n'ont pas
été composes par l'homme seul, c'est l'inscription d'Ash-Nagar qui le dit. Des
djinns s'y sont abattus, des mages polyptères ont songé dessus, les textes
ont été interlignés par des mains invisibles, les demi-dieux y ont été aidés
par les demi-démons j l'éléphant, que l'Inde appelle le Sage, a été consulté.
De là une majesté presque horrible. Les grandes énigmes sont dans ces
poëmes. Ils sont pleins de l'Asie obscure. Leurs proéminences ont la ligne
divine et hideuse du chaos. Ils font masse à l'horizon comme l'Himalaya.
Le lointain des mœurs, des croyances, des idées, des actions, des person-
nages, est extraordinaire. On lit ces poëmes avec le penchement de tête
étonné que donnent les profondes distances entre le livre et le lecteur.
Cette Écriture sainte de l'Asie a été évidemment plus malaisée encore à
réduire et à coordonner que la nôtre. Elle est de toutes parts réfractaire à
l'unité. Les brahmes ont eu beau, comme nos prêtres, raturer et intercaler,
Zoroastre y est, Flzed Serosch y est, l'Eschem des traditions mazdéennes y
transparaît sous le nom de Siva, le manichéisme y est distinct entre Brahma
et Bouddha. Toutes sortes de traces s'amalgament et s'entr'cffacent sur ces
poëmes. On y voit le piétinement mystérieux d'un peuple d'esprits qui y a
travaillé dans la nuit des siècles. Ici l'orteil démesuré du géant j ici la griffe
de la chimère. Ces poëmes sont la pyramide d'une fourmilière disparue.
Les Niebelungen, autre pyramide d'une autre fourmilière, ont la même
grandeur. Ce que les dives ont fait là, les elfes l'ont fait ici. Ces puissantes
légendes épiques, testaments des âges, tatouages imprimés par les races sur
l'histoire, n'ont pas d'autre unité que l'unité même du peuple. Le collectif
et le successif, en se combinant, font un. Turha fit mens. Ces récits sont des
brouillards, et de prodigieux éclairs les traversent. Quant au Romancero,
qui crée le Cid après Achille et le chevaleresque après l'héroïque, il est
niiade de plusieurs Homères perdus. Le comte Julien, le roi Rodrigue, la
Cava, Bernard del Carpio, le bâtard Mudarra, Nuno Salido, les sept Infants
de Lara, le connétable Alvar de Luna, aucun type oriental ou hellénique
ne dépasse ces figures. Le cheval du Campéador vaut le chien d'Ulysse.
Entre Priam et Lear, il faut placer don Arias, le vieillard du créneau de
Zamora, sacrifiant ses sept fils à son devoir et se les arrachant du cœur l'un
après l'autre. Le grand est là. En présence de ces sublimités, le lecteur
subit une sorte d'insolation.
Ces œuvres sont anonymes, et, par cette grande raison de VHomo sum,
tout en les admirant, tout en les constatant au sommet de l'art, nous leur
préférons les œuvres nommées. A beauté égale, le Râmayana nous touche
LES GENIES. 47
moins que Shakespeare. Le moi d'un homme est plus vaste et plus profond
encore que le moi d'un peuple.
Pourtant ces myriologies composites, les grands testaments de l'Inde
surtout, étendues de poésie plutôt que poëmes, expression à la fois sidérale
et bestiale des humanités passées, tirent de leur difformité même on ne sait
quel air surnaturel. Le moi multiple que ces myriologies expriment en fait
les polypes de la poésie, énormités diffuses et surprenantes Les étranges
soudures de l'ébauche antédiluvienne semblent visibles là comme dans
l'ichthyosaurus ou le ptérodactyle. Tel de ces noirs chefs-d'œuvre à plusieurs
têtes fait sur l'horizon de l'art la silhouette d'une hydre.
Le génie grec ne s'y trompe pas et les abhorre. Apollon les combattrait.
En dehors, et au-dessus, le Romancero excepté, de toutes ces œuvres
collectives et anonymes, il y a des hommes pour représenter les peuples.
Ces hommes, nous venons de les énumérer. Ils donnent aux nations et aux
siècles la face humaine. Ils sont dans l'art les incarnations de la Grèce, de
l'Arabie, de la Judée, de Rome païenne, de l'Italie chrétienne, de l'Espagne,
de la France, de l'Angleterre. Quant à l'Allemagne, matrice, comme
l'Asie, de races, de peuplades et de nations, elle est représentée dans l'art
par un homme sublime, égal, quoique dans une catégorie différente, à tous
ceux que nous avons caractérisés plus haut. Cet homme est Beethoven.
Beethoven, c'est l'âme allemande.
Quelle ombre que cette Allemagne! C'est l'Inde de l'Occident. Tout y
tient. Pas de formation plus colossale. Dans cette brume sacrée où se meut
l'esprit allemand, Isidro de Se ville met la théologie, Albert le Grand la
scolastique, Hraban Maur la linguistique. Tri thème l'astrologie, Ottni
la chevalerie, Reuchlin la vaste curiosité, Tutilo l'universalité, Stadianus la
méthode, Luther l'examen, Albert Durer l'art, Leibnitz la science, Puffen-
dorf le droit, Kant la philosophie, Fichte la métaphysique, Winckelmann
l'archéologie, Herder l'esthétique, les Vossius, dont un, Gérard- Jean, était
du Palatinat, l'érudition, Euler l'esprit d'intégration, Humboldt l'esprit de
découverte, Niebuhr l'histoire, Gottfried de Strasbourg la fable, Hoffmann
le rêve, Hegel le doute, Ancillon l'obéissance, Werner le fatalisme, Schiller
l'enthousiasme, Gœthe l'indifférence, Arminius la liberté.
Kepler y met les astres.
Gérard Groot, le fondateur des Fratres communis vita, y ébauche au qua-
torzième siècle la fraternité. Quel qu'ait été son engouement pour l'indiffé-
rence de Gœthe, ne la croyez pas impersonnelle, cette Allemagne} elle est
nation, et l'une des plus magnanimes, car c'est pour elle que Ruckert, le
poëte militaire, forge les Sonnets cuirassés, et elle frémit quand Kœrner lui
jette le Cri de l'Épée. Elle est la Patrie allemande, la grande terre aimée.
48 WILLIAM SHAKESPEARE.
Teutonia mater. Galgacus a été pour les germains ce que Caractacus a été
pour les bretons.
L'Allemagne a tout en elle et tout chez elle. Elle partage Charlemagne
avec la France et Shakespeare avec l'Angleterre. Car l'élément saxon est
mêlé à l'élément britannique. Elle a un Olympe, le Walhalla. Il lui feut
une écriture à ellcj Ulfilas, évêque de Mésie, la lui fabrique j et la calligra-
phie gothique fera désormais pendant à la calligraphie arabe. La majuscule
d'un missel lutte de fantaisie avec une signature de calife. Comme la Chine,
l'Allemagne a inventé l'imprimerie. Ses burgraves, la remarque a déjà été
faite^*^, sont pour nous ce que les titans sont pour Eschyle. Au temple
de Tanfana, détruit par Germanicus, elle fait succéder la cathédrale de
Cologne. Elle est l'aïeule de notre histoire et la grand'mère de nos légendes.
De toutes parts, du Rhin et du Danube, de la Rauhe-Alp, de l'ancienne
Sylva Gabreia, de la Lorraine mosellane et de la Lorraine ripuaire, par le
"Wigalois et par le Wigamur, par Henri l'Oiseleur, par Samo, roi des vendes,
par le chroniqueur de Thuringe, Rothe, par le chroniqueur d'Alsace,
Twinger, par le chroniqueur de Limbourg, Gansbein, par tous ces vieux
chanteurs populaires, Jean Folz, Jean Viol, Muscablût, par les minne-
sîcnger, ces rapsodes, le conte, cette forme du songe, lui arrive, et entre
dans son génie. En même temps, les idiomes découlent d'elle. De ses
fissures ruissellent, au nord, le danois et le suédois j à l'ouest, le hollandais
et le flamand} l'allemand passe la Manche et devient l'anglais. Dans l'ordre
des faits intellectuels, le génie germanique a d'autres frontières que l'Alle-
magne. Tel peuple résiste à l'Allemagne qui cède au germanisme. L'esprit
allemand s'assimile les grecs par Muller, les serbes par Gerhard, les russes
par Goëtre, les magyares par Mailath. Quand Kepler dressait, en présence
de Rodolphe II, les Tables Rudolphines, c'était avec l'aide de Tycho-Brahé.
Les affinités de l'Allemagne vont loin. Sans que les autonomies locales et
nationales s'en altèrent, c'est au grand centre germanique que se rattachent
l'esprit Scandinave dans Œhlenschlzger, et l'esprit batave dans Vondel. La
Pologne s'y rallie avec toutes ses gloires, depuis Kopernic jusqu'à Kosciuzko,
depuis Sobieski jusqu'à Miçkiewicz. L'Allemagne est le puits des peuples.
Ils en sortent comme des fleuves, et elle les reçoit comme une mer.
Il semble qu'on entende par toute l'Europe le prodigieux murmure de
la forêt hercynienne. La nature allemande, profonde et subtile, distincte
de la nature européenne, mais d'accord avec elle, se volatilise et flotte au-
dessus des nations. L'esprit allemand est brumeux, lumineux, épars. C'est
une sorte d'immense âme nuée, avec des étoiles. Peut-être la plus haute
('' Préface des Burgraves, 1843. {Note du titanuscrtt.)
LES GENIES. 49
expression de l'Allemagne ne peut-elle être donnée que par la musique. La
musique, par son défaut de précision même, qui, dans ce cas spécial, est
une qualité, va où va l'âme allemande.
Si l'âme allemande avait autant de densité que d'étendue, c'est-à-dire
autant de volonté que de faculté, elle pourrait, à un moment donné, sou-
lever et sauver le genre humain. Telle qu'elle est, elle est sublime.
En poésie, elle n'a pas dit son dernier mot. A cette heure, les symptômes
sont excellents. Depuis le jubilé du noble Schiller, particulièrement, il y a
réveil, et réveil généreux. Le grand poëte définitif de l'Allemagne sera
nécessairement un poëte d'humanité, d'enthousiasme et de hberté. Peut-être,
et quelques signes l'annoncent, le verra-t-on bientôt surgir du jeune groupe
des écrivains allemands contemporains.
La musique, qu'on nous passe le mot, est la vapeur de l'art. Elle est à
la poésie ce que la rêverie est à la pensée, ce que le fluide est au liquide,
ce que l'océan des nuées est à l'océan des ondes. Si l'on veut un autre
rapport, elle est l'indéfini de cet infini. La même insufflation la pousse,
l'emporte, l'enlève, la bouleverse, l'emplit de trouble et de lueur et d'un
bruit ineffable, la sature d'électricité et lui fait faire tout à coup des décharges
de tonnerres.
La musique est le verbe de l'Allemagne. Le peuple allemand, si comprimé
comme peuple, si émancipé comme penseur, chante avec un sombre amour.
Chanter, cela ressemble à se délivrer. Ce qu'on ne peut dire et ce qu'on ne
peut taire, la musique l'exprime. Aussi toute l'Allemagne est-elle musique
en attendant qu'elle soit liberté. Le choral de Luther est un peu une mar-
seillaise. Partout des Cercles de chant et des Tables de chant. En Souabe,
tous les ans, la Fête du chant, aux bords du Neckar, dans la prairie
d'Enslingcn. La Liedermusik, dont le Koi des Aulnes de Schubert est le chef-
d'œuvre, fait partie de la vie allemande. Le chant est pour l'Allemagne une
respiration. C'est par le chant qu'elle respire, et conspire. La note étant la
syllabe d'une sorte de vague langue universelle, la grande communication
de l'Allemagne avec le genre humain se fait par l'harmonie, admirable
commencement' d'unité. C'est par le nuage que ces pluies qui fécondent la
terre sortent de la mer5 c'est par la musique que ces idées qui pénètrent les
âmes sortent de l'Allemagne.
Aussi peut-on dire que les plus grands poètes de l'Allemagne sont ses
musiciens, merveilleuse famille dont Beethoven est le chef.
Le grand pélasge, c'est Homère j le grand hellène, c'est Eschyle j le
grand hébreu, c'est Isaïej le grand romain, c'est Juvénalj le grand italien,
c'est Dante i le grand anglais, c'est Shakespeare ^ le grand allemand, c'est
Beethoven.
PHILOSOPHIE. — i:. A.
l-IUlIF.IltE lATIOHAlJi.
50 WILLIAM SHAKESPEARE.
V
L'ex-((bon goût», cet autre droit divin qui a si longtemps pesé sur l'art
et qui était parvenu à supprimer le beau au profit du joli, l'ancienne
critique, pas tout à fait morte, comme l'ancienne monarchie, constatent,
à leur point de vue, chez les souverains génies que nous avons dénombrés
plus haut, le même défaut, l'exagération. Ces génies sont outrés.
Ceci tient à la quantité d'infini qu'ils ont en eux.
En effet, ils ne sont pas circonscrits.
Ils contiennent de l'ignoré. Tous les reproches qu'on leur adresse pour-
raient être faits à des sphinx. On reproche à Homère les carnages dont il
remplit son antre, Vl/iadej à Eschyle, la monstruosité j à Job, à Isaïe, à
Ezéchiel, à saint-Paul, les doubles sensj à Rabelais, la nudité obscène et
l'ambiguïté venimeuse; à Cervantes, le rire perfidej à Shakespeare, la
subtilité; à Lucrèce, à Juvénal, à Tacite, l'obscurité; à Jean de Pathmos
et à Dante Alighieri, les ténèbres.
Aucun de ces reproches ne peut être fait à d'autres esprits très grands,
moins grands. Hésiode, Esope, Sophocle, Euripide, Platon, Thucydide,
Anacréon, Théocrite, Tite-Live, Salluste, Cicéron, Térence, Virgile,
Horace, Pétrarque, Tasse, Arioste, La Fontaine, Beaumarchais, Voltaire,
n'ont ni exagération, ni ténèbres, ni obscurité, ni monstruosité. Que leur
manque-t-il donc? Cela.
Cela, c'est l'inconnu.
Cela, c'est l'infini.
Si Corneille avait « cela » , il serait l'égal d'Eschyle. Si Milton avait
« cela » , il serait l'égal d'Homère. Si Molière avait « cela » , il serait l'égal de
Shakespeare.
Avoir, par obéissance aux règles, tronqué et raccourci la vieille tragédie
native, c'est là le malheur de Corneille. Avoir, par tristesse puritaine, exclu
de son œuvre la vaste nature, le grand Pan, c'est là le malheur de Milton.
Avoir, par peur de Boileau, éteint bien vite le lumineux style de l'Étourdi,
avoir, par crainte des prêtres, écrit trop peu de scènes comme le Pauvre de
Don Juan, c'est là la lacune de Molière.
Ne pas donner prise est une perfection négative. Il est beau d'être
attaquable.
Creusez en effet le sens de ces mots posés comme des masques sur les
mystérieuses qualités des génies. Sous obscurité, subtilité et ténèbres, vous
LES GENIES. 51
trouvez profondeur} sous exagération, imagination j sous monstruosité,
grandeur.
Donc, dans la région supérieure de la poésie et de la pensée, il y a
Homère, Job, Isaïe, Ézéchiel, Lucrèce, Juvénal, Tacite, Jean de Pathmos,
Paul de Damas, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakespeare.
Ces suprêmes génies ne sont point une série fermée. L'auteur de Tout
y ajoute un nom quand les besoins du progrès l'exigent.
LIVRE TROISIÈME.
L'ART ET LA SCIENCE.
I
Force gens, de nos jours, volontiers agents de change et souvent notaires,
disent et répètent : La poésie s'en va. C'est à peu près comme si l'on disait :
Il n'y a plus de roses, le printemps a rendu l'âme, le soleil a perdu l'habi-
tude de se lever, parcourez tous les prés de la terre, vous n'y trouverez pas
un papillon, il n'y a plus de clair de lune, et le rossignol ne chante plus,
le lion ne rugit plus, l'aigle ne plane plus, les Alpes et les Pyrénées s'en
sont allées, il n'y a plus de belles jeunes filles et de beaux jeunes hommes,
personne ne songe plus aux tombes, la mère n'aime plus son enfant, le ciel
est éteint, le cœur humain est mort.
S'il était permis de mêler le contingent à l'éternel, ce serait plutôt le
contraire qui serait vrai. Jamais les facultés de l'âme humaine, fouillée et
enrichie par le creusement des révolutions, n'ont été plus profondes et plus
hautes.
Et attendez un peu de temps, laissez se réaliser cette imminence du salut
social, l'enseignement gratuit et obligatoire, que faut-il.? un quart de siècle,
et représentez-vous l'incalculable somme de développement intellectuel que
contient ce seul mot : tout le monde sait lire.'* La multiplication des lecteurs,
c'est la multiplication des pains. Le jour où le Christ a créé ce symbole, il
a entrevu l'imprimerie. Son miracle, c'est ce prodige. Voici un livre. J'en
nourrirai cinq mille âmes, cent mille âmes, un million d'âmes, toute l'huma-
nité. Dans Christ faisant éclore les pains, il y a Gutenberg faisant cclorc les
livres. Un semeur annonce l'autre.
Qu'est-ce que le genre humain depuis l'origine des siècles ? C'est un
liseur. Il a longtemps épelé, il épelle encore j bientôt il lira.
Cet enfant de six mille ans a été d'abord à l'école. Où.'' Dans la nature.
Au commencement, n'ayant pas d'autre livre, il a épelé l'univers. Il a eu
l'enseignement primaire des nuées, du firmament, des météores, des fleurs,
des bêtes, des forets, des saisons, des phénomènes. Le pêcheur d'Ionie étudie
54 WILLIAM SHAKESPEARE.
la vague, le pâtre de Chaldée épelle l'étoile. Puis sont venus les premiers
livres j sublime progrès. Le livre est plus vaste encore que ce spectacle, le
monde; car au fait il ajoute l'idée. Si quelque chose est plus grand que Dieu
vu dans le soleil, c'est Dieu vu dans Homère.
L'univers sans le livre, c'est la science qui s'ébauche j l'univers avec le
livre, c'est l'idéal qui apparaît. Aussi, modification immédiate dans le
phénomène humain. Où il n'y avait que la force, la puissance se révèle.
L'idéal appliqué aux faits réels, c'est la civilisation. La poésie écrite et
chantée commence son œuvre, déduction magnifique et efficace de la poésie
vue. Chose frappante à énoncer, la science rêvait, la poésie agit. Avec un
bruit de lyre, le penseur chasse la férocité.
Nous reviendrons plus tard sur cette puissance du livre, n'y insistons pas
en ce moment j elle éclate. Or beaucoup d'écrivants, peu de lisants, tel était
le monde jusqu'à ce jour. Ceci va changer. L'enseignement obligatoire, c'est
pour la lumière une recrue d'âmes. Désormais tous les progrès se feront
dans l'humanité par le grossissement de la région lettrée. Le diamètre du
bien idéal et moral correspond toujours à l'ouverture des intelligences.
Tant vaut le cerveau, tant vaut le cœur.
Le livre est l'outil de cette transformation. Une alimentation de lumière ,
voilà ce qu'il faut à l'humanité. La lecture, c'est la nourriture. De là l'im-
portance de l'école , partout adéquate à la civilisation. Le genre humain va
enfin ouvrir le livre tout grand. L'immense bible humaine, composée de
tous les prophètes, de tous les poètes, de tous les philosophes, va resplendir
et flamboyer sous le foyer de cette énorme lentille lumineuse, l'enseigne-
ment obligatoire.
L'humanité lisant, c'est l'humanité sachant.
Quelle niaiserie donc que celle-ci : la poésie s'en va 1 on pourrait crier : elle
arrive! Qui dit poésie dit philosophie et lumière. Or le règne du livre
commence. L'école est sa pourvoyeuse. Augmentez le lecteur, vous augmen-
tez le livre. Non, certes, en valeur intrinsèque, il est ce qu'il était, mais
en puissance efficace, il agit où il n'agissait pasj les âmes lui deviennent
sujettes pour le bien. Il n'était que beauj il est utile.
Qui oserait nier ceci.? Le cercle de lecteurs s'élargissant, le cercle des
livres lus s'accroîtra. Or, le besoin de lire étant une traînée de poudre, une
fois allumé, il ne s'arrêtera plus, et, ceci combiné avec la simplification du
travail matériel par les machines et l'augmentation du loisir de l'homme, le
corps moins fatigué laissant l'intelligence plus libre, de vastes appétits de
pensée s'éveilleront dans tous les cerveaux j l'insatiable soif de connaître
et de méditer deviendra de plus en plus la préoccupation humaine j les lieux
bas seront désertés pour les lieux hauts, ascension naturelle de toute intelli-
UART ET LA SCIENCE. 55
gcnce grandissante} on quittera Faublas et on lira VOreftie; là on goûtera au
grand, et, une fois qu'on y aura goûté, on ne s'en rassasiera plusj on
dévorera le beau, parce que la délicatesse des esprits augmente en proportion
de leur force^ et un jour viendra où, le plein de la civilisation se faisant,
ces sommets presque déserts pendant des siècles, et hantés seulement par
l'élite, Lucrèce, Dante, Shakespeare, seront couverts d'âmes venant chercher
leur nourriture sur les cimes.
II
Il ne saurait y avoir deux lois; l'unité de loi résulte de l'unité d'essence;
nature et art sont les deux versants d'un même fait. Et, en principe, sauf la
restriction que nous indiquerons tout à l'heure, la loi de l'un est la loi de
l'autre. L'angle de réflexion égale l'angle d'incidence. Tout étant équité
dans Tordre moral et équilibre dans l'ordre matériel, tout est équation dans
l'ordre intellectuel. Le binôme, cette merveille ajustable à tout, n'est pas
moins inclus dans la poésie que dans l'algèbre. La nature, plus l'humanité,
élevées à la seconde puissance, donnent l'art. Voilà le binôme intellectuel.
Maintenant remplacez cet A + B par le chiffre spécial propre à chaque
grand artiste et à chaque grand poëte, et vous aurez, dans sa physionomie
multiple et dans son total rigoureux, chacune des créations de l'esprit
humain. La variété des chefs-d'œuvre résultant de l'unité de loi, quoi de
plus beau! Là poésie comme la science a une racine abstraite; la science
sort de là chef-d'œuvre de métal, de bois, de feu ou d'air, machine, navire,
locomotive, aéroscaphe; la poésie sort de là chef-d'œuvre de chair et d'os,
lliadej Canticjue des Cantiques, Komancero, Divine Comédie, Macbeth. Rien
n'éveille et ne prolonge le saisissement du songeur comme ces exfoliations
mystérieuses de l'abstraction en réalités dans la double région, l'une exacte,
l'autre infinie, de la pensée humaine. Région double, et une pourtant;
l'infini est une exactitude. Le profond mot Nombre est à la base de la
pensée de l'homme; il est, pour notre intelligence, élément; il signifie
harmonie aussi bien que mathématique. Le nombre se révèle à l'art par le
rhythme, qui est le battement du cœur de l'infini. Dans le rhythme, loi de
Tordre, on sent Dieu. Un vers est nombreux comme une foule; ses pieds
marchent du pas cadencé d'une légion. Sans le nombre, pas de science;
sans le nombre, pas de poésie. La strophe, Tépopée, le drame, la palpitation
tumultueuse de Thomme, Texplosion de l'amour, Tirridiation de l'imagina-
tion, toute cette nuée avec ses éclairs, la passion, le mystérieux mot Nombre
régit tout cela , ainsi que la géométrie et l'arithmétique. En même temps
56 WILLIAM SHAKESPEARE.
que les sections coniques et le calcul différentiel et intégral, Ajax, Hector,
Hécube, les Sept Chefs devant Thèbes, Œdipe, Ugolin, Messaline, Lear
et Priam, Roméo, Desdemona, Richard III, Pantagruel, le Cid, Alceste,
lui appartiennent i il part de Deux et Deux font Quatre, et il monte jusqu'au
lieu des foudres.
Pourtant, entre l'Art et la Science, signalons une différence radicale. La
science est perfectible} l'art, non.
Pourquoi .f*
III
Parmi les choses humaines, et en tant que chose humaine, l'art est dans
une exception singulière.
La beauté de toute chose ici-bas, c'est de pouvoir se perfectionner} tout
est doué de cette propriété : croître, s'augmenter, se fortifier, gagner, avancer,
valoir mieux aujourd'hui qu'hier} c'est à la fois la gloire et la vie. La beauté
de l'art, c'est de n'être pas susceptible de perfectionnement.
Insistons sur ces idées essentielles, déjà effleurées dans quelques-unes des
pages qui précèdent.
Un chef-d'œuvre existe une fois pour toutes. Le premier poëte qui arrive,
arrive au sommet. Vous monterez après lui, aussi haut, pas plus haut. Ah!
tu t'appelles Dante, soit} mais celui-ci s'appelle Homère.
Le progrès, but sans cesse déplacé, étape toujours renouvelée, a des
changements d'horizon. L'idéal, point.
Or le progrès est le moteur de la science} l'idéal est le générateur de l'art.
C'est ce qui explique pourquoi le perfectionnement est propre à la science,
et n'est point propre à l'art.
Un savant fait oublier un savant} un poëte ne fait pas oublier un poëtc.
L'art marche à sa manière} il se déplace comme la science} mais ses
créations successives, contenant de l'immuable, demeurent} tandis que les
admirables à peu près de la science, n'étant et ne pouvant être que des
combinaisons du contingent, s'effacent les uns par les autres.
Le relatif est dans la science} le définitif est dans l'art. Le chef-d'œuvre
d'aujourd'hui sera le chef-d'œuvre de demain. Shakespeare change-t-il
quelque chose à Sophocle? Molière ôte-t-il quelque chose à Plaute.? même
'quand il lui prend Amphitryon, il ne le lui ôte pas. Figaro abolit-il Sancho
Pança-f* Cordelia supprime-t-elle Antigone? Non. Les poètes ne s'entr'esca-
ladent pas. L'un n'est pas le marchepied de l'autre. On s'élève seul, sans
autre point d'appui que soi. On n'a pas son pareil sous les pieds. Les nou-
veaux venus respectent les vieux. On se succède, on ne se remplace point.
L'ART ET LA SCIENCE. 57
Le beau ne chasse pas le beau. Ni les loups, ni les chefs-d'œuvre, ne se
mangent entre eux.
Saint-Simon dit (je cite ceci de mémoire) : «Tout l'hiver on parla avec
admiration du livre de M. de Cambrai, quand tout à coup parut le livre
de M. de Meaux, qui le dévora. » Si le livre de Fénelon eût été de Saint-
Simon, le livre de Bossuet ne l'eût pas dévoré.
Shakespeare n'est pas au-dessus de Dante, Molière n'est pas au-dessus
d'Aristophane, Calderoo n'est pas au-dessus d'Euripide, la Divine Comédie
n'est pas au-dessus de la Genèse, le Komancero n'est pas au-dessus de XOdyssée,
Sirius n'est pas au-dessus d'Arcturus. Sublimité, c'est égalité.
L'esprit humain, c'est l'infini possible. Les chefs-d'œuvre, ces mondes,
y éclosent sans cesse et y durent à jamais. Aucune poussée de l'un contre
l'autre 5 aucun recul j les occlusions, quand il y en a, ne sont qu'apparentes
et cessent vite. L'espacement de l'illimité admet toutes les créations.
L'art en tant qu'art et pris en lui-même, ne va ni en avant, ni en arrière.
Les transformations de la poésie ne sont que les ondulations du beau, utiles
au mouvement humain. Le mouvement humain, autre côté de la question,
que nous ne négligeons certes point, et que nous examinerons attentivement
plus tard. L'art n'est point susceptible de progrès intrinsèque. De Phidias à
Rembrandt, il y a marche, et non progrès. Les fresques de la chapelle
Sixtine ne font absolument rien aux métopes du Panhénon. Rétrogradez
tant que vous voudrez, du palais de Versailles au schloss de Heidelberg, du
schloss de Heidelberg à Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame de Paris à
l'Alhambra, de l'Alhambra à Sainte-Sophie, de Sainte-Sophie au Colisée,
du Colisée aux Propylées, des Propylées aux Pyramides, vous pouvez reculer
dans les siècles, vous ne reculez pas dans l'art. Les Pyramides et Xlliade
restent au premier plan.
Les chefs-d'œuvre ont un niveau, le même pour tous, l'absolu.
Une fois l'absolu atteint, tout est dit. Cela ne se dépasse plus. L'œil n'a
qu'une quantité d'éblouissement possible.
De là vient la certitude des poètes. Ils s'appuient sur l'avenir avec une
confiance hautaine. £Lvcg/ monumentum, dit Horace. Et à cette occasion, il
insulte l'airain. Plaudite cives j dit Plaute. Corneille, à soixante-cinq ans, se
fait aimer (tradition dans la famille Escoubleau) de la toute jeune marquise
de Contades en lui promettant la postérité :
Chez cette race nouvelle ,
Où j'aurai quelque crédit,
VoxLS ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit.
58 WILLIAM SHAKESPEARE.
Dans le poëte et dans l'artiste il y a de l'infini. C'est cet ingrédient,
l'infini, qui donne à cette sorte de génie la grandeur irréductible.
Cette quantité d'infini, qui est dans l'art, est extérieure au progrès. Elle
peut avoir, et elle a, envers le progrès, des devoirs j mais elle ne dépend
pas de lui. Elle ne dépend d'aucun des perfectionnements de l'avenir, d'au-
cune transformation de langue, d'aucune mort ou d'aucune naissance
d'idiome. Elle a en elle l'incommensurable et l'innombrablej elle ne peut
être domptée par aucune concurrence j elle est aussi pure, aussi complète,
aussi sidérale, aussi divine en pleine barbarie qu'en pleine civilisation. Elle
est le Beau, divers selon les génies, mais toujours égal à lui-même. Suprême.
Telle est la loi, peu connue, de l'art.
IV
La science est autre.
Le relatif, qui la gouverne, s'y imprime; et cette série d'empreintes du
relatif, de plus en plus ressemblantes au réel, constitue la certitude mobile
de l'homme.
En science, des choses ont été chefs-d'œuvre et ne le sont plus. La
machine de Marly a été chef-d'œuvre.
La science cherche le mouvement perpétuel. Elle l'a trouvé 3 c'est elle-
même.
La science est continuellement mouvante dans son bienfait.
Tout remue en elle, tout change, tout fait peau neuve. Tout nie tout,
tout détruit tout, tout crée tout, tout remplace tout. Ce qu'on acceptait
hier est remis à la meule aujourd'hui. La colossale machine Science ne
se repose jamais; elle n'est jamais satisfaite; elle est insatiable du mieux,
que l'absolu ignore. La vaccine fait question, le paratonnerre fait question.
Jenner a peut-être erré, Franklin s'est peut-être trompé; cherchons encore.
Cette agitation est superbe. La science est inquiète autour de l'homme;
elle a ses raisons. La science fait dans le progrès le rôle d'utilité. Vénérons
cette servante magnifique.
La science fait des découvertes, l'art fait des œuvres. La science est un
acquêt de l'homme , la science est une échelle, un savant monte sur l'autre.
La poésie est un coup d'aile.
Veut-on des exemples? ils abondent. En voici un, le premier venu qui
s'offre à notre esprit :
Jacob Metzu, scientifiquement Métius, trouve le télescope, par hasard,
comme Newton l'attraction et Christophe Colomb l'Amérique. Ouvrons
une parenthèse : il n'y a point de hasard dans la création de \OreHie ou du
UART ET LA SCIENCE. 59
Paradis perdu. Un chef-d'œuvre est voulu. Après Metzu, vient Galilée qui
perfectionne la trouvaille de Metzu, puis Kepler qui améliore le perfec-
tionnement de Galilée, puis Descartes qui, tout en se fourvoyant un peu à
prendre un verre concave pour oculaire au lieu d'un verre convexe, féconde
l'amélioration de Kepler, puis le capucin Reita qui rectifie le renversement
des objets, puis Huyghens qui fait ce grand pas de placer les deux verres
convexes au foyer de l'objectif, et, en moins de cinquante ans, de 1610
à 1659, pendant le court intervalle qui sépare le Fumius siderem de Galilée
de \Oculm E.lia et Enoch du père Reita, voilà l'inventeur, Metzu, effacé.
Cela est ainsi d'un bout à l'autre de la science.
Végèce était comte de Constantinople , ce qui n'empêche pas sa tac-
tique d'être oubliée. Oubliée comme la stratégie de Polybe , oubliée comme
la stratégie de Folard. La Tête-de-porc de la phalange et l'Ordre aigu de
la légion ont un moment reparu, il y a deux cents ans, dans le Coin de
Gustave- Adolphe 5 mais à cette heure, où il n'y a plus ni piquiers comme
au quatrième siècle ni lansquenets comme au dix-septième, la pesante
attaque triangulaire, qui était autrefois le fond de toute la tactique, est
remplacée par une volée de zouaves chargeant à la bayonnette. Un jour,
plus tôt qu'on ne croit peut être, la charge à la bayonnette sera elle-même
remplacée par la paix, européenne d'abord, universelle ensuite, et voilà
toute une science, la science militaire, qui s'évanouira Pour cette science-là,
son perfectionnement, c'est sa disparition.
La science va sans cesse se raturant elle-même. Ratures fécondes. Qui
sait maintenant ce que c'est que YHomœomérie d'Anaximène, laquelle est
peut-être d'Anaxagore .»* La cosmographie s'est assez notablement amendée
depuis l'époque où ce même Anaxagore affirmait à Périclès que le soleil est
presque aussi grand que le Péloponèse. On a découvert bien des planètes et
bien des satellites de planètes depuis les quatre Astres de Médicis. L'ento-
mologie a eu de l'avancement depuis le temps où l'on affirmait que le
Scarabée était un peu dieu et cousin du soleil, premièrement, à cause des
trente doigts de ses pattes qui correspondent aux trente jours du mois
solaire, deuxièmement, parce que le scarabée est sans femelle, comme le
soleil} et où saint Clément d'Alexandrie, enchérissant sur Plutarque, faisait
remarquer que le scarabée, comme le soleil, passe six mois sur terre et six
mois sous terre. Voulez-vous vérifier.? voyez les Stromates, paragraphe iv.
La scolastique elle-même, toute chimérique qu'elle est, abandonne le Pré
Spirituel àc Moschus, raille V Échelle Sainte de Jean Climaque, et rougit du
siècle où saint Bernard, attisant le bûcher que voulaient éteindre les vicomtes
de Campanie, appelait Arnaud de Bresse «homme à tête de colombe et à
queue de scorpion», l^cs Qualités Cardinales ne font plus loi en anthropo-
6o WILLIAM SHAKESPEARE.
logie. Les Steyardes du grand Arnaud sont caduques. Si peu fixée que soit
la météorologie, elle n'en est plus pourtant à délibérer, comme au deuxième
siècle, si une pluie qui sauve une armée mourant de soif est due aux prières
chrétiennes de la légion Mélitine ou à l'intervention païenne de Jupiter
Pluvieux. L'astrologue Marcien Posthume était pour Jupiter, Tertullien
était pour la légion Mélitine, personne n'était pour le nuage et le vent.
La locomotion, pour aller du char antique de Laïus au railway, en passant
par la patache, le coche, la turgotine, la diligence et la malle-poste, a fait
du chemin j le temps n'est plus du fameux voyage de Dijon à Paris durant
un mois, et nous ne pourrions plus comprendre aujourd'hui l'ébahissement
de Henri IV demandant à Joseph Scaliger: EH-il vrai, monsieur l'Escale, que
vous ave'^ été de Farts à Dijon sans aller à la selle? La micrographie est bien
au delà de Leuwenhoeck qui était bien au delà de Swammerdam. Voyez
le point où la spermatologie et l'ovologie sont arrivées aujourd'hui, et
rappelez-vous Mariana reprochant à Arnaud de Villeneuve, qui trouva
l'alcool et l'huile de térébenthine, le crime bizarre d'avoir essayé la génération
humaine dans une citrouille. Grand-Jean de Fouchy, le peu crédule secré-
taire perpétuel de l'académie des sciences, il y a cent ans, eût hoché la tête
si quelqu'un lui eût dit que du spectre solaire on passerait au spectre igné,
puis au spectre stellaire , et qu'à l'aide du spectre des flammes et du spectre
des étoiles on découvrirait tout un nouveau mode de groupement des
astres, et ce qu'on pourrait appeler les constellations chimiques. Orffyreus,
qui aima mieux briser sa machine que d'en laisser voir le dedans au land-
grave de Hesse, Orffyreus, si admiré de S'Gravesande, l'auteur du Matheseos
universalis Elementa, ferait hausser les épaules à nos mécaniciens. Un vété-
rinaire de village n'infligerait pas à des chevaux le remède que Galien
appliquait aux indigestions de Marc-Aurèle. Que pensent les émincnts
spécialistes d'à présent. Desmarres en tête, des savantes découvertes faites
au dix-septième siècle par l'évêque de Titiopolis dans les fosses nasales.^ Les
momies ont marché 5 M. Gannal les fait autrement, sinon mieux, que ne
les faisaient, du vivant d'Hérodote, les taricheutes, les paraschistes et les
cholchytes, les premiers lavant le corps, les seconds l'ouvrant, et les troi-
sièmes l'embaumant. Cinq cents ans avant Jésus-Christ, il était parfaitement
scientifique, quand un roi de Mésopotamie avait une fille possédée du
diable, d'envoyer, pour la guérir, chercher un dieu à Thèbesj on n'a plus
recours à cette façon de soigner l'épilepsie. De même qu'on a renoncé aux
rois de France pour les écrouelles.
En 371, sous Valens, fils de Gratien le Cordier, les juges mandèrent à
leur barre une table accusée de sorcellerie. Cette table avait un complice
nommé Hilarius. Hilarius confessa le crime. Ammien Marcellin nous a
L'ART ET LA SCIENCE. 6l
conservé son aveu recueilli par Zozime, comte et avocat du fisc : ConBru-
ximm, ma^ifici judices, ad cortina similitudinem Delphica infaustam banc mensulata
quam videtis) movimm tandem. Hilarius eut la tête tranchée. Qui l'accusait }
Un savant géomètre magicien, le même qui conseilla à Valens de décapiter
tous ceux dont le nom commençait par Théod. Aujourd'hui on peut s'appeler
Théodore et même faire tourner une table, sans qu'un géomètre vous fasse
couper la tête.
On étonnerait fort Solon, fils d'Exécestidas, Zenon le stoïcien, Antipater,
Eudoxe, Lysis de Tarente, Cébès, Ménédème, Platon, Epicure, Aristote
et Épiménide , si l'on disait à Solon que ce n'est pas la lune qui règle l'année 5
à Zenon, qu'il n'est point prouvé que lame soit divisée en huit parties j
à Antipater, que le ciel n'est point formé de cinq cerclesj à Eudoxe, qu'il
n'est pas certain qu'entre les égyptiens embaumant les morts, les romains
les brûlant et les paconiens les jetant dans les étangs, ce soient les pzoniens
qui aient raison; à Lysis de Tarente, qu'il n'est pas exact que la vue soit
une vapeur chaude; à Cébès, qu'il est faux que le principe des éléments
soit le triangle oblong et le triangle isocèle; à Ménédème, qu'il n'est point
vrai que, pour connaître les mauvaises intentions secrètes des hommes, il
suffise d'avoir sur la tête un chapeau arcadien portant les douze signes du
zodiaque; à Platon, que l'eau de mer ne guérit pas toutes les maladies;
à Epicure , que la matière est divisible à l'infini j à Aristote , que le cinquième
élément n'a pas de mouvement orbiculaire, par la raison qu'il n'y a pas de
cinquième élément; à Epiménide, qu'on ne détruit pas infailliblement la
peste en laissant des brebis noires et blanches aller à l'aventure, et en sacri-
fiant aux dieux inconnus cachés dans les endroits où elles s'arrêtent.
Si vous essayiez d'insinuer à Pythagore qu'il est peu probable qu'il ait été
blessé au siège de Troie, lui Pythagore, par Ménélas, deux cent sept ans
avant sa naissance, il vous répondrait que le fait est incontestable, et que la
preuve, c'est qu'il reconnaît parfaitement, pour l'avoir déjà vu, le bouclier
de Ménélas suspendu sous la statue d'Apollon, à Branchide, quoique tout
pourri, hors la face d'ivoire; qu'au siège de Troie il s'appelait Euphorbe, et
qu'avant d'être Euphorbe il était ^thalide, fils de Mercure, et qu'après
avoir été Euphorbe il avait été Hermotime, puis Pyrrhus, pêcheur de Délos,
puis Pythagore, que tout cela est évident et clair, aussi clair qu'il est clair
qui! a été présent le même jour et la même minute à Métaponte et à Cro-
tone, aussi évident qu'il est évident qu'en écrivant avec du sang sur un miroir
exposé à la lune , on voit dans la lune ce qu'on a écrit sur le miroir; et qu'enfin ,
lui, il est Pythagore, logé à Métaponte rue des Muses, l'auteur de la table
de multiplication et du carré de l'hypoténuse, le plus grand des mathéma-
ticiens, le père de la science exacte, et que vous, vous êtes un imbécile.
62 WILLIAM SHAKESPEARE.
Chrysippe de Tarse, qui vivait vers la cent trentième olympiade, est une
date dans la science. Ce philosophe, le même qui mourut, à la lettre, de rire
en voyant un âne manger des figues dans un bassin d'argent, avait tout étudié,
tout approfondi, écrit sept cent cinq volumes, dont trois cent onze de dia-
lectique, sans en avoir dédié un seul à aucun roi, ce qui pétrifie Diogène
Laërce. Il condensait dans son cerveau la connaissance humaine. Ses con-
temporains le nommaient Lumière. Chrysippe signifiant cheval d'or, on le disait
dételé du char du soleil. Il prenait pour devise : A moi. Il savait d'innom-
brables choses, entre autres celles-ci : — La terre'est plate. — L'univers est
rond et fini. — La meilleure nourriture pour l'homme est la chair humaine.
— La communauté des femmes est la base de l'ordre social. — Le père
doit épouser sa fille. — Il y a un mot qui tue le serpent, un mot qui appri-
voise l'ours, un mot qui arrête court les aigles et un mot qui chasse les bœufs
des champs de fèves. — En prononçant d'heure en heure les trois noms de
la trinité égyptienne, A.mon-Mouth-K.hons , Andron d'Argos a pu traverser
les sables de Libye sans boire. — On ne doit point fabriquer les cercueils en
cyprès, le sceptre de Jupiter étant fait de ce bois. — Thémistoclée, prêtresse
de Delphes, a eu des enfants et est restée vierge. — Les justes ayant seuls
l'autorité de jurer, c'est par équité qu'on donne à Jupiter le nom de Jureur. —
Le phénix d'Arabie et les tigres vivent dans le feu. — La terre est portée par
l'air comme par un char. — Le soleil boit dans l'océan et la lune boit dans
les rivières. — Etc. — C'est pourquoi les athéniens lui élevèrent une statue
sur la place Céramique , avec cette inscription ; A. Chrysippe qui savait tout.
Aux enviions de ce temps-là, Sophocle écrivait l'ŒJipe roi.
Et Aristote croyait au fait d' Andron d'Argos, et Platon croyait au principe
social de la communauté des femmes, et Gorgisippe croyait au fait de la
terre plate, et Epicure croyait au fait de la terre portée par l'air, et Hermo-
damante croyait au fait des paroles magiques maîtresses du bœuf, de l'aigle,
de l'ours et du serpent, et Échécrate croyait au fait de la maternité imma-
culée de Thémistoclée, et Pythagore croyait au fait du sceptre en bois de
cyprès de Jupiter, et Posidonius croyait au fait de l'océan donnant à boire
au soleil et des rivières donnant à boire à la lune, et Pyrrhon croyait au fait
des tigres vivant dans le feu.
À ce détail près, Pyrrhon était sceptique. Il se vengeait de croire cela en
doutant de tout le reste.
Tout ce long tâtonnement, c'est la science. Cuvier se trompait hier,
Lagrange avant-hier, Leibnitz avant Lagrange, Gassendi avant Leibnitz,
Cardan avant Gassendi, Corneille Agrippa avant Cardan, Averroès avant
Agrippa, Plotin avant Averroès, Artémidore Daldien avant Plotin, Posi-
donius avant Artémidore, Démocrite avant Posidonius, Empédocle avant
L'ART ET LA SCIENCE. 63
Démocrite, Carnéade avant Empédocle, Platon avant Carnéade, Phérécyde
avant Platon, Pittaccus avant Phérécyde, Thaïes avant Pitucus, et avant
Thaïes Zoroastre, et avant Zoroastre Sanchoniathon , et avant Sanchonia-
thon Hermès, Hermès, qui signifie science, comme Orphée signifie art.
Oh ! l'admirable merveille que ce monceau fourmillant de rêves engendrant
le réel ! O erreurs sacrées, mères lentes, aveugles et saintes de la vérité !
Quelques savants, tels que Kepler, Euler, Geoffroy Saint- Hilaire, Arago,
n'ont apporté dans la science que de la lumière 5 ils sont rares.
Parfois la science fait obstacle à la science. Les savants sont pris de scru-
pules devant l'étude. Pline se scandalise d'Hipparquej Hipparque, à l'aide
d'un astrolabe informe, essaie de compter les étoiles et de les nommer.
Chose mauvaise envers Dieu, dit Pline. Jimm rem Deo impiobam.
Compter les étoiles, c'est faire une méchanceté à Dieu. Ce réquisitoire,
commencé par Pline contre Hipparque , est continué par l'inquisition contre
Campanella.
La science est l'asymptote de la vérité. Elle approche sans cesse et ne
touche jamais. Du reste, toutes les grandeurs, elle les a. Elle a la volonté,
la précision, l'enthousiasme, l'attention profonde, la pénétration, la finesse,
la force, la patience d'enchaînement, le guet permanent du phénomène,
l'ardeur du progrès, et jusqu'à des accès de bravoure j témoin, La Pérouscj
témoin. Pilastre des Rosiers j témoin, John Franklin; témoin, Victor Jacque-
montj témoin, Livingstonej témoin, Mazetj témoin, à cette heure, Nadar.
Mais elle est série. Elle procède par épreuves superposées l'une à l'autre
et dont l'obscur épaississement monte lentement au niveau du vrai.
Rien de pareil dans l'art. L'art n'est pas successif. Tout l'art est ensemble .
Résumons ces quelques pages.
Hippocrate est dépassé, Archimède est dépassé, Aratus est dépassé,
Avicenne est dépassé, Paracelse est dépassé, Nicolas Flamel est dépassé,
Ambroise Paré est dépassé , Vésale est dépassé, Copernic est dépassé, Galilée
est dépassé, Newton est dépassé, Clairaut est dépassé, Lavoisier est dépassé,
Montgolfier est dépassé, Laplace est dépassé. Pindare non. Phidias non.
Pascal savant est dépassé; Pascal écrivain ne l'est pas.
On n'enseigne plus l'astronomie de Ptolémée, la géographie de Strabon,
la climatologie de Cléostrate, la zoologie de Pline, l'algèbre de Diophante,
la médecine de Tribunus, la chirurgie de Ronsil, la dialectique de Sphœrus,
la myologie de Stenon, l'uranologie de Tatius, la sténographie de Tri-
thème, la pisciculture de Sébastien de Médicis, l'arithmétique de Stifels, la
géométrie de Tartaglia, la chronologie de Scaliger, la météorologie de
Stoffler, l'anatomie de Gassendi, la pathologie de Fernel, la jurisprudence
de Robert Barmne, l'agronomie de Quesnay, l'hydrographie de Bouguer,
64 WILLIAM SHAKESPEARE.
la nautique de Bourde de Villehuet, la balistique de Gribeauval, l'hippia-
trique de Garsault, l'architectonique de Desgodets, la botanique de Tourne-
fort, la scolastique d'Abeilard, la politique de Platon, la mécanique d'Aris-
tote, la physique de Descartes, la théologie de Stillingfleet. On enseignait
hier, on enseigne aujourd'hui , on enseignera demain, on enseignera toujours
le : Chante, déesse, la colère d'Achille.
La poésie vit d'une vie virtuelle. Les sciences peuvent étendre sa sphère,
non augmenter sa puissance. Homère n'avait que quatre vents pour ses
tempêtesj Virgile qui en a douze, Dante qui en a vingt-quatre, Milton qui
en a trente-deux, ne les font pas plus belles.
Et il est probable que les tempêtes d'Orphée valaient celles d'Homère,
bien qu'Orphée, lui, n'eût, pour soulever les vagues, que deux vents, le
Phœnicias et l'Aparctias, c'est-à-dire le vent du sud et le vent du nord,
souvent confondus à tort, observons-le en passant, avec l'Argestes, occident
d'été, et le Libs, occident d'hiver.
Des rehgions meurent, et, en mourant, passent aux autres religions qui
viennent derrière elles un grand artiste. Serpion fait pour la Vénus Aver-
sative d'Athènes un vase que la sainte Vierge accepte de Vénus, et qui
sert aujourd'hui de baptistère à la Notre-Dame de Gaëte.
O éternité de l'art !
Un homme, un mort, une ombre, du fond du passé, à travers les siècles,
vous saisit.
Je me souviens qu'étant adolescent, un jour, à Romorantin, dans une
*^ masure que nous avions, sous une treille verte pénétrée d'air et de lumière,
j'avisai sur une planche un livre, le seul livre qu'il y eût dans la maison,
Lucrèce, De natura rerum. Mes professeurs de rhétorique m'en avaient dit
beaucoup de mal, ce qui me le recommandait. J'ouvris le livre. Il pouvait
être environ midi dans ce moment-là. Je tombai sur ces vers puissants et
sereins (^^ : — «La religion n'est pas de se tourner sans cesse vers la pierre
voilée, ni de s'approcher de tous les autels, ni de se jeter à terre prosterné,
ni de lever les mains devant les demeures des dieux, ni d'arroser les temples
de beaucoup de sang des bêtes, ni d'accumuler les vœux sur les vœux,
mais de tout regarder avec une âme tranquille.» — Je m'arrêtai pensif,
puis je me remis à lire. Quelques instants après, je ne voyais plus rien, je
('' Nec pietas ulla est, velatum sxpe vidcri
Vertier ad lapidem, atque omncs acccdere ad aras,
Nec procumbere humi prostratum , et panderc paltnas
Ante deum delubra, neque aras sanguine multo
Spargerc quadrupedum, nec votis nectere vota;
Scd mage placata possc omnia mente tueri.
L'ART ET LA SCIENCE. 6y
n'entendais plus rien, j'étais submergé dans le poëtej à l'heure du dîner,
je fis signe de la tête que je n'avais pas faimj et le soir, quand le soleil se
coucha et quand les troupeaux rentrèrent à 1 etable, j'étais encore à la même
place, hsant le livre immense; et à côté de moi, mon père en cheveux
blancs, assis sur le seuil de la salle basse où son épée pendait à un clou,
indulgent pour ma lecture prolongée, appelait doucement les moutons qui
venaient l'un après l'autre manger une poignée de sel dans le creux de sa
main.
La poésie ne peut décroître. Pourquoi ? Parce qu'elle ne peut croître.
Ces mots, si souvent employés, même par les lettrés, décadence, renaissance,
prouvent à quel point l'essence de l'art est ignorée. Les intelligences super-
ficielles, aisément esprits pédants, prennent pour renaissance ou décadence
des effets de juxtaposition, des mirages d'optique, des événements de
langues, des flux et reflux d'idées, tout le vaste mouvement de création et
de pensée d'où résulte l'art universel. Ce mouvement est le travail même
de l'infini traversant le cerveau humain.
Il n'y a de phénomènes vus que du point culminant; et, vue du point
culminant, la poésie est immanente. Il n'y a ni hausse ni baisse dans l'art.
Le génie humain est toujours dans son plein; toutes les pluies du ciel
n'ajoutent pas une goutte d'eau à l'océan; une marée est une illusion, l'eau
ne descend sur un rivage que pour monter sur l'autre. Vous prenez des
oscillations pour des diminutions. Dire : il n'y aura plus de poètes, c'est
dire : il n'y aura plus de reflux.
La poésie est élément. Elle est irréductible, incorruptible et réfractaire.
Comme la mer, elle dit chaque fois tout ce qu'elle a à dire; puis elle recom-
mence avec une majesté tranquille, et avec cette variété inépuisable qui
n'appartient qu'à l'unité. Cette diversité dans ce qui semble monotone est le
prodige de l'immensité.
Flot sur flot, vague après vague, écume derrière écume, mouvement,
puis mouvement. Ulliade s'éloigne, le Komancero arrive; la Bible s'enfonce,
le Koran surgit; après l'aquilon Pindare vient l'ouragan Dante. L'éternelle
poésie se répète-t-elle .? Non. Elle est la même et elle est autre. Même
souflle, autre bruit.
Prenez-vous le Cid pour un plagiaire d'Ajax? Prenez-vous Charlemagne
pour un copiste d'Agamemnon } — « Rien de nouveau sous le soleil. »
«Votre nouveau est du vieux qui revient», — etc., etc. Oh! le bizarre
procédé de critique ! Donc l'art n'est qu'une série de contrefeçons ! Thersite
PHILOSOPHIE. — II 5
■■riimitic «ATtoiAU
66 WILLIAM SHAKESPEARE.
a un voleur, Falstaff. Oreste a un singe, Hamlet. L'Hippogriffe est le geai
de Pégase. Tous ces poètes ! un tas de tire-laines. On s'entre-pille, voilà
tout. L'inspiration se complique de filouterie. Cervantes détrousse Apulée,
Alceste escroque Timon d'Athènes. Le bois Sminthée est la forêt de Bondy.
D'où sort la main de Shakespeare } de la poche d'Eschyle.
Non! ni décadence, ni renaissance, ni plagiat, ni répétition, ni redite.
Identité de cœur, différence d'espritj tout est là. Chaque grand artiste, nous
l'avons dit ailleurs, refrappe l'art à son image. Hamlet, c'est Oreste à l'effigie
de Shakespeare. Figaro, c'est Scapin à l'effigie de Beaumarchais. Grand-
gousier, c'est Silène à l'effigie de Rabelais.
Tout recommence avec le nouveau poëte, et en même temps rien n'est
interrompu. Chaque nouveau génie est abîme. Pourtant il y a tradition.
Tradition de gouffre à gouffre, c'est là, dans l'art comme dans le firmament,
le mystère} et les génies communiquent par leurs effluves comme les astres.
Qu'ont-ils de commun.? Rien. Tout.
De ce puits qu'on nomme Ézéchiel à ce précipice qu'on nomme Juvénal,
il n'y a point pour le songeur solution de continuité. Penchez-vous sur cet
anathème ou penchez- vous sur cette satire, le même vertige y tournoie.
\J A.pocalypse se réverbère sur la mer de glace polaire, et vous avez cette
aurore boréale, les Niebelungen. L'Edda réplique aux Védas.
De là ceci, d'où nous sommes partis et où nous revenons : l'art n'est
point perfectible.
Pas d'amoindrissement possible pour la poésie, pas d'augmentation non
plus. On perd son temps quand on dit : nescio quid majm nascitur Iliade. L'art
n'est sujet ni à diminution ni à grossissement. L'art a ses saisons, ses nuages,
ses éclipses, ses taches même, qui sont peut-être des splendeurs, ses inter-
positions d'opacités survenantes dont il n'est pas responsable; mais, en
somme, c'est toujours avec la même intensité qu'il fait le jour dans l'âme
humaine. 11 reste la même fournaise donnant la même aurore. Homère ne
se refroidit pas.
Insistons d'ailleurs sur ceci, car l'émulation des esprits, c'est la vie du
beau, ô poètes, le premier rang est toujours libre. Ecartons tout ce qui peut
déconcerter les audaces et casser les ailes ; l'art est un courage j nier que les
génies survenants puissent être les pairs des génies antérieurs, ce serait nier
la puissance continuante de Dieu.
Oui, et nous revenons souvent, et nous reviendrons encore sur cet
encouragement nécessaire, stimulation c'est presque création; oui, ces génies
qu'on ne dépasse point, on peut les égaler.
Comment .''
En étant autre.
LIVRE QUATRIEME.
SHAKESPEARE L'ANCIEN.
I
Shakespeare l'Ancien, c'est Eschyle.
Revenons sur Eschyle. Il est l'aïeul du théâtre.
Ce livre serait incomplet si Eschyle n'y avait point sa place à part.
Un homme qu'on ne sait comment classer dans son siècle, tant il est en
dehors, et à la fois en arrière et en avant, le marquis de Mirabeau, ce mau-
vais coucheur de la philanthropie, très rare penseur après tout, avait une
bibliothèque aux deux coins de laquelle il avait fait sculpter un chien et
une chèvre, en souvenir de Socrate qui jurait par le chien et de Zenon qui
jurait par le câprier. Cette bibliothèque offrait cette particularité : d'un
côté, il y avait Hésiode, Sophocle, Euripide, Platon, Hérodote, Thucy-
dide, Pindare, Théocrite, Anacréon, Théophraste, Démosthène, Plutarque,
Cicéron, Tite-Live, Sénèquc, Perse, Lucain, Térence, Horace, Ovide,
Properce, Tibullé, Virgile, et, au-dessous on lisait gravé en lettres d'or :
AmO; de l'autre, il y avait Eschyle seul, et au-dessous, ce mot : Timeo.
Eschyle, en effet, est redoutable. Son approche n'est pas sans tremble-
ment. Il a la masse et le mystère. Barbare, extravagant, emphatique, anti-
thétique, boursouflé, absurde, telle est la sentence rendue contre lui par
la rhétorique officielle d'à présent. Cette rhétorique sera changée. Eschyle
est de ces hommes que le critique superficiel raille ou dédaigne, mais que
le vrai critique aborde avec une sorte de peur sacrée. La crainte du génie
est le commencement du goût.
Dans le vrai critique il y a toujours un poëte, fût-ce à l'état latent.
Qui ne comprend pas Eschyle est irrémédiablement médiocre. On peut
essayer sur Eschyle les intelligences.
C'est une étrange forme de l'art que le drame. Son diamètre va des
Sept Chefs devant Thèbes au Philosophe sans le savoir, et de Brid'oison à Œdipe.
Thyeste en est, Turcaret aussi. Si vous voulez le définir, mettez dans votre
définition Electre et Marton.
68 WILLIAM SHAKESPEARE.
. Le drame est déconcertant. Il déroute les faibles. Cela tient à son ubi-
quité. Le drame a tous les horizons. Qu'on juge de sa capacité. L'épopée a
pu être fondue dans le drame, et le résultat, c'est cette merveilleuse nou-
veauté littéraire qui est en même temps une puissance sociale, le roman.
L'épique, le lyrique et le dramatique amalgamés, le roman est ce bronze.
Don ^Quichotte est iliade, ode et comédie.
Tel est l'élargissement possible du drame.
Le drame est le plus vaste récipient de l'art. Dieu et Satan y tiennent j
voyez Job.
À se placer au point de vue de l'art absolu, le propre de l'épopée, c'est
la grandeur} le propre du drame, c'est l'immensité. L'immense diffère du
grand en ce qu'il exclut, si bon lui semble, la dimension, en ce qu'ail
passe la mesure», comme on dit vulgairement, et en ce qu'il peut, sans
perdre la beauté, perdre la proportion. Il est harmonieux comme la voie
lactée. C'est par l'immensité que le drame commence, il y a quatre mille
ans, dans Job, que nous venons de rappeler, et, il y a deux mille cinq cents
ans, dans Eschyle } c'est par l'immensité qu'il se continue dans Shakespeare.
Quels personnages prend Eschyle? les volcans, une de ses trilogies perdues
s'appelle l'Etna j puis les montagnes, le Caucase avec Prométhée^ puis la
mer, l'Océan sur son dragon, et les vagues, les océanidesj puis le vaste
orient, les Perses; puis les ténèbres sans fond, les Euménides. Eschyle fait la
preuve de l'homme par le géant. Dans Shakespeare le drame se rapproche
de l'humanité, mais reste colossal. Macbeth semble un Atride polaire. Vous
le voyez, le drame ouvre la nature, puis ouvre l'âme j et nulle limite à cet
horizon. Le drame c'est la vie, et la vie c'est tout. L'épopée peut n'être
que grande, le drame est forcé d'être immense.
Cette immensité, c'est tout Eschyle, et c'est tout Shakespeare.
L'immense, dans Eschyle, est une volonté. C'est aussi un tempérament.
Eschyle invente le cothurne, qui grandit l'homme, et le masque, qui
grossit la voix. Ses métaphores sont énormes. Il appelle Xercès «l'homme
aux yeux de dragon». La mer, qui est une plaine pour tant de poètes, est
pour Eschyle «une forêt», aXaoç. Ces figures grossissantes, propres aux
poètes suprêmes, et à eux seuls, sont vraies, au fond, d'une vérité de rêve-
rie. Eschyle émeut jusqu'à la convulsion. Ses effets tragiques ressemblent à
des voies de fait sur les spectateurs. Quand les furies d'Eschyle font leur
entrée, les femmes avortent. Pollux le lexicographe affirme qu'en voyant ces
faces à serpents et ces torches secouées, il y avait des enfants qui étaient
pris d'épilepsie et qui mouraient. C'est là, évidemment, «aller au delà du
but». La grâce même d'Eschyle, cette grâce étrange et souveraine dont
nous avons parlé, a quelque chose de cyclopéen. C'est Polyphème souriant.
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 69
Parfois le sourire est redoutable et semble couvrir une obscure colère.
Mettez, par exemple, en présence d'Hélène, ces deux poètes, Homère et
Eschyle. Homère est sur-le-champ vaincu, et admire. Son admiration par-
donne. Eschyle, ému, reste sombre. Il appelle Whlhnt fleur fatale ; puis il
ajoute : Ame sereine comme la mer tran<juiUe. Un jour Shakespeare dira : Ver-
£de comme l'onde.
II
Le théâtre est un creuset de civilisation. C'est un lieu de communion
humaine. Toutes ses phases veulent être étudiées. C'est au théâtre que se
forme l'âme publique.
On vient de voir ce qu'était le théâtre au temps de Shakespeare et de
Molière j veut-on voir ce qu'il était au temps d'Eschyle ?
Allons à ce spectacle.
Ce n'est plus la charrette de Thespis, ce n'est plus l'échafaud de Susarion,
ce n'est plus le cirque de bois de Chœrilus j Athènes, sentant venir Eschyle,
Sophocle et Euripide, s'est donné des théâtres de pierre. Pas de toit, le ciel
pour plafond, le jour pour éclairage, une longue plate-forme de pierre per-
cée de portes et d'escaliers et adossée à une muraille, les acteurs et le chœur
allant et venant sur cette plate-forme qui est le logeum, et jouant la pièce $
au centre, à l'endroit où est aujourd'hui le trou du souffleur, un petit autel
à Bacchus, la thymèlc; en face de la plate-forme, un vaste hémicycle de
gradins de pierre, cinq ou six mille hommes assis là pêle-mêle j tel est le
laboratoire. C'est là que la fourmilière du Pirée vient se faire Athènes 3 c'est
là que la multitude devient le public, en attendant que le public devienne
le peuple. La multitude est là en effet j toute la multitude, y compris les
femmes, les enfants et les esclaves, et Platon qui fronce le sourcil.
Si c'est fête, si nous sommes aux Panathénées, aux Lénéennes ou aux
grandes Dionysiaques, les magistrats en sontj les proèdres, les épistates et
les prytanes siègent à leur place d'honneur. Si la trilogie doit être tétralogie,
si la représentation doit se terminer par une pièce à satyres, si les faunes, les
xgipans, les ménades, les chèvre-pieds et les évans doivent venir à la fin
faire des farces, si parmi les comédiens, presque prêtres, et qu'on nomme
«les hommes de Bacchus», on doit avoir l'acteur favori qui excelle dans les
deux modes de déclamation, dans la paraloge aussi bien que dans la para-
catologe, si le poëte est assez aimé de ses rivaux pour qu'on ait la chance
de voir dans le chœur figurer des hommes célèbres, Eupolis, Cratinus, ou
même Aristophane, Ejtpolis atque Cratinm, Aristophanesque poeta, comme dira
un jour Horace, si l'on joue une pièce à femmes, fût-ce la vieille Jilcelîe
70 WILLIAM SHAKESPEARE.
de Thespis, tout est plein, il y a foule. La foule est déjà pour Eschyle ce
que plus tard, comme le constate le prologue des Bacchides, elle sera pour
Plaute, «un amas d'hommes sur des bancs, toussant, crachant, éternuant,
faisant avec la bouche des bruits et des grimaces, ore concrepario, se touchant
du front, et parlant de leurs affaires » s ce qu'elle est aujourd'hui.
Des écoliers charbonnent sur la muraille, tantôt par admiration, tantôt
par ironie, des vers connus, entre autres le singuUer vers ïambique en un
seul mot de Phrynichus :
Archa'wmélhidonophrunicherata ^'^ ,
que n'a pu atteindre, tout en l'imitant, le fameux alexandrin en deux mots
d'un de nos tragiques du seizième siècle :
Métamorphoserait Nabuchodonosor.
Il n'y a pas que les écoliers pour faire du bruit ^ il y a les vieillards. Fiez-
vous pour le tapage aux vieillards des Guêpes d'Aristophane. Deux écoles
sont en présence j d'un côté Thespis, Susarion, Pratinas de Phlionte, Epi-
gène de Sicyone, Théo mis, Auléas, Chœrilus, Phrynichus, Minos lui-même j
de l'autre le jeune Eschyle. Eschyle a vingt-huit ans. Il donne sa trilogie
des Vrométhées : Frométhée allumeur du feu, Frométhée enchaîné, Vrométhêe délivré,
terminée par quelque pièce à satyres, les Aryens peut-être, dont Macrobe
nous a conservé un fragment. L'antique querelle des deux âges éclate j
barbes grises contre cheveux noirs j on discute, on dispute j les vieillards
sont pour les vieux 5 les jeunes sont pour Eschyle. Les jeunes défendent
Eschyle contre Thespis, comme ils défendront Corneille contre Garnier.
Les vieux sont indignés. Écoutez bougonner ces nestors. Qu'est-ce que
la tragédie } C'est le chant du bouc. Où est le bouc dans ce Vrométhêe
enchaîné'^ L'art est en décadence. Et ils répètent la célèbre objection : ^uid
pro Baecho? «Qu'y a-t-il là pour Bacchus?» Les plus sévères, les purs,
n'admettent même pas Thespis, et rappellent que, pour le seul fait d'avoir
détaché et isolé dans une pièce un épisode de la vie de Bacchus, l'histoire
de Penthée, Solon avait levé son bâton sur Thespis en l'appelant « menteur ».
Ils exècrent ce novateur d'Eschyle. Ils blâment toutes ces inventions qui
ont pour but de mieux faire ressembler le drame à la nature, l'emploi de
l'anapeste pour le chœur, de l'ïambe pour le dialogue et du trochée pour
la passion, de même qu'on a plus tard blâmé dans Shakespeare le passage de
la poésie à la prose, et dans le théâtre du dix-neuvième siècle ce qu'on a
f'J Ap^euo{i£Xii(Ti$û)vo<PpvvtxTi^paT(i. {Note du manascrtt.)
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 71
appelé le vers brisé. Ce sont là des nouveautés insupportables. Et puis, la
flûte chante trop haut, et le tétracorde chante trop bas, et qu'a-t-on fait de
la vieille division sacrée des tragédies en monodies, stasimes et exodes ?
Thespis ne mettait en scène qu'un acteur parlant 5 voilà Eschyle qui en met
deux. Bientôt on en mettra trois. (Sophocle, en effet, devait venir.) Où
s'arrêtera-t-on.'' Ce sont des impiétés. Et comment cet Eschyle ose-t-il appe-
ler Jupiter le prytane des immorte/s? Jlupïtcï était un Dieu, ce n'est plus qu'un
magistrat. Où allons-nous ? La thymèle , l'ancien autel du sacrifice , est
maintenant un siège pour le coryphée ! le chœur devrait se borner à exécu-
ter la strophe, c'est-à-dire le tour à droite, puis l'antistrophe, c'est-à-dire le
tour à gauche, puis l'épode, c'est-à-dire le repos 5 mais que signifie le
chœur arrivant dans un char ailé-^* Qu'est-ce que le taon qui poursuit lo?
Pourquoi l'Océan vient-il monté sur un dragon.? C'est là du spectacle,
non de la poésie. Où est l'antique simplicité ? Ce spectacle est puéril.
Votre Eschyle n'est qu'un peintre, un décorateur, un faiseur de fracas,
un charlatan, un machiniste. Tout pour les yeux, rien pour la pensée.
Au feu toutes ces pièces, et qu'on se contente de réciter les vieux pxans
de Tynnichus ! Au reste, c'est Chœrilus qui, par sa tétralogie des Curetés,
a commencé le mal. Qu'est-ce que les Curetés, s'il vous plaît.? des dieux
forgerons. Eh bien, il fallait simplement mettre sur la scène leurs cinq
familles travaillant, les Dactyles trouvant le métal, les Cabires inventant
la forge, les Corybantes faisant l'épée et le soc de charrue, les Curetés
fabriquant le bouclier, et les Telchines ciselant les bijoux. C'était bien assez
intéressant comme cela. Mais en permettant aux poètes d'y mêler l'aven-
ture de Plexippe et de Toxée, on a tout perdu. Comment voulez-vous
qu'une société résiste à de tels excès ? C'est abominable. Eschyle devrait être
cité en justice et boire la ciguë comme ce vieux misérable de Socrate. Vous
verrez qu'on se contentera de l'exiler. Tout dégénère.
Et les jeunes éclatent de rire. Ils critiquent, eux aussi, mais autre chose.
Quelle vieille brute que ce Solon ! c'est lui qui a institué l'archonte épo-
nyme. Qu'a-t-on besoin d'un archonte donnant son nom à l'année } Huée à
l'archonte éponyme qui a dernièrement fait élire et couronner un poëte par
dix généraux au lieu de prendre dix hommes du peuple. Il est vrai qu'un
des généraux était Cimon -, circonstance atténuante aux yeux des uns, car
Cimon a battu les phéniciens, aggravante aux yeux des autres, car c'est ce
Cimon qui, afin de sortir de la prison pour dettes, a vendu sa sœur Elphi-
nie et, par-dessus le marché, sa femme, à Callias. Si Eschyle est un
téméraire, et mérite d'être mandé devant l'aréopage, est-ce que Phrynichus
n'a pas été, lui aussi, jugé et condamné pour avoir montré sur la scène,
dans la Frise de Milet, les grecs battus par les perses.? Quand laissera-t-on les
Jl WILLIAM SHAKESPEARE.
poètes faire à leur guise ? Vive la liberté de Périclès et à bas la censure de
Solon! Et puis, qu'est-ce que cette loi qu'on vient de rendre, qui réduit
le choeur de cinquante choreutes à quinze ? et comment jouera-t-on les
Danaïdes ? et ne ricanera-t-on point au vers d'Eschyle : Ézyptus, le père aux
cinquante fils ? les cinquante seront quinze. Ceite magistrature est inepte.
Querelle, rumeur. L'un préfère Phrynicus, un autre préfère Eschyle, un
autre préfère le vin miellé au benjoin. Les porte-voix des acteurs se tirent
comme ils peuvent de ce brouhaha, percé de temps en temps par le cri
aigre des vendeuses publiques de phallus et des marchandes d'eau. Tel est
le tumulte athénien. Pendant ce temps-là on joue la pièce. Elle est d'un
homme vivant. Le tumulte est de droit. Plus tard, quand Eschyle sera
mort ou exilé, on fera silence. Il convient que vous vous taisiez devant un
dieu, ^quum eH, c'est Plaute qui parle, vos deo facei'e silentium. .
III
Un génie est un accusé.
Tant qu'Eschyle vécut, il fut contesté. On le contesta, puis on le persé-
cuta, progression naturelle. Selon l'habiLude athénienne, on démura sa vie
privée i on le noircit, on le calomnia. Une femme qu'il avait aimée,
Planesia, sœur de Chrysilla, maîtresse de Périclès, s'est déshonorée devant
l'avenir par les outrages qu'elle adressa à Eschyle publiquement. On lui
supposa des amours contre nature j on lui trouva, comme à Shakespeare,
un lord Southampton. Sa popularité fut battue en brèche. On lui imputait
à crime tout, jusqu'à sa bonne grâce envers les jeunes poètes qui lui
offraient respectueusement leurs premières couronnes j il est curieux de voir
ce reproche reparaître toujours 5 Pezay et Saint-Lambert le répètent au dix-
huitième siècle :
Pourquoi , "Voltaire , à ces auteurs ,
Qui t'adressent des vers flatteurs ,
Répondre, en toutes tes missives,
Par des louanges excessives ?
Eschyle, vivant, fut une sorte de cible publique à toutes les haines.
Jeune, on lui préféra les anciens, Thespis et Phrynichus5 vieux, on lui
préféra les nouveaux, Sophocle et Euripide. Enfin, il fut traduit devant
l'aréopage, et, selon Suidas, parce que le théâtre s'était écroulé pendant
une de ses pièces, selon Élien, parce qu'il avait blasphémé, ou, ce qui est
la même chose, raconté les arcanes d'Eleusis, il fut exilé. Il mourut en
exil.
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 73
Alors l'orateur Lycurgue s'écria : 11 faut élever à Eschyle une statue de
bronze.
Athènes, qui avait chassé l'homme, éleva la statue.
Ainsi Shakespeare, mort, entra dans l'oubli} Eschyle, dans la gloire.
Cette gloire, qui devait avoir dans les siècles ses phases, ses éclipses, ses
disparitions et ses réapparitions, fut éblouissante. La Grèce se souvint de
Salamine, où Eschyle avait combattu. L'aréopage lui-même eut honte. Il
se sentit ingrat envers l'homme qui, dans VOrelîie, avait honoré ce tribunal
au point d'y faire comparaître Minerve et Apollon. Eschyle devint sacré.
Toutes les phratries eurent son buste, ceint d'abord de bandelettes j plus
tard, couronné de lauriers. Aristophane lui fit dire dans les Grenouilles : «Je
suis mort, mais ma poésie est vivante » Aux grands jours d'Eleusis, le héraut
de l'aréopage souffla en l'honneur d'Eschyle dans la trompette tyrrhénienne.
On fit faire, aux frais de la république, un exemplaire officiel de ses quatre-
vingt-dix-sept drames qui fut mis sous la garde du greffier d'Athènes. Les
acteurs qui jouaient ses pièces étaient tenus d'aller collationner leurs rôles
sur cet exemplaire complet et unique. On fit d'Eschyle un deuxième
Homère. Eschyle eut, lui aussi, ses rapsodes qui chantaient ses vers dans les
fêtes et qui tenaient à la main une branche de myrte.
Il avait eu raison, le grand homme insulté, d'écrire sur ses poëmes cette
fière et sombre dédicace :
AU TEMPS.
De son blasphème, il n'en fut plus question} ce blasphème l'avait fait
mourir en exil, c'était bien, c'était assez 5 il fut comme non avenu. Du
reste, on ne sait où trouver ce blasphème. Palingène le cherche dans une
Astérope, imaginaire, selon nous. Musgrave le cherche dans les EMménides.
Musgrave a probablement raison, car les Euménides étant une pièce fort
rehgieuse, les prêtres avaient dû la choisir pour l'accuser d'impiété.
Signalons une coïncidence bizarre. Les deux fils d'Eschyle, Euphorion
et Bion, passent pour avoir refait VOreBie, exactement comme, deux miUe
trois cents ans plus tard, Davenant, bâtard de Shakespeare, refit Macbeth.
Mais en présence du respect universel pour Eschyle mort, ces impudentes
retouches étaient impossibles, et ce qui est vrai de Davenant est évidemment
inexact de Bion et d'Euphorion.
La renommée d'Eschyle emplit le monde d'alors. L'Egypte, le sentant
avec raison colosse et un peu égyptien, lui décerna le nom de Vimander, qui
signifie Intelligence Supérieure. En Sicile, où il avait été banni et où l'on
sacrifiait des boucs devant son tombeau à Gela, il fut presque un olympien.
74 WILLIAM SHAKESPEARE.
Plus tard, pour les chrétiens, à cause de la prédiction de Prométhée, où
l'on voulut voir Jésus, il fut presque un prophète.
Chose étrange, c'est cette gloire qui a fait sombrer son œuvre.
Nous parlons ici du naufrage matériel, car, comme nous l'avons dit, le
vaste nom d'Eschyle surnage.
C'est tout un drame, et un drame extraordinaire, que la disparition de
ces poëmes. Un roi a bêtement volé l'esprit humain.
Contons ce vol.
IV
Voici les faits, la légende du moins, car, à cette distance et dans ce cré-
puscule, l'histoire est légendaire.
Il y avait un roi d'Egypte nommé Ptolémée Evergète, beau-frère d'An-
tiochus le dieu.
Disons-le en passant, tous ces gens-là étaient dieux. Dieux soters, dieux
évergètes, dieux épiphanes, dieux philométors, dieux philadelphes , dieux
philopators. Traduisez : dieux sauveurs, dieux bienfaisants, dieux illustres,
dieux aimant leur mère, dieux aimant leurs frères, dieux aimant leur père.
Cléopâtre était déesse soter. Les prêtres et prêtresses de Ptolémée soter étaient
à Ptolémaïs. Ptolémée VI était appelé Dieu- Aime-Mère, Vhilométor, parce
qu'il haïssait sa mère Cléopâtre j Ptolémée IV était Dieu- Aime-Père, Vhilo-
■pator, parce qu'il avait empoisonné son père -, Ptolémée II était Dieu-Aime-
Frères, Fhiladelphe, parce qu'il avait tué ses deux frères.
Revenons à Ptolémée Evergète.
Il était fils du Philadelphe, lequel donnait des couronnes d'or aux ambas-
sadeurs romains, le même à qui le pscudo Aristée attribue à tort la version
des Septante. Ce Philadelphe avait fort augmenté la bibliothèque d'Alexan-
drie qui, de son vivant, comptait deux cent mille volumes, et qui, au
sixième siècle, atteignit, dit-on, le chiffre incroyable de sept cent mille
manuscrits.
Ce répertoire de la connaissance humaine, formé sous les yeux d'Euclide,
et par les soins de Callimaque, de Diodore Cronos, de Théodore l'Athée,
de Philétas, d'Apollonius, d'Aratus, du prêtre égyptien Manéthon, de
Lycophron et de Théocrite, eut pour premier bibliothécaire, selon les uns
Zénodote d'Éphèse, selon les autres Démétrius de Phalère, à qui Athènes
avait élevé trois cent soixante statues, qu'elle mit un an à construire et un
jour à détruire. Or cette bibliothèque n'avait pas d'exemplaire d'Eschyle.
Un jour le grec Démétrius dit à Evergète : Pharaon n'a pas Eschyle, exacte-
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 75
ment comme plus tard Leidrade, archevêque de Lyon et bibliothécaire de
Charlemagne, dit à Charlemagne : U empereur n'a pas Scœva Memor.
Ptolémée Évergète, voulant compléter l'œuvre du Philadelphe son père,
résolut de donner Eschyle à la bibliothèque d'Alexandrie. Il déclara qu'il
en ferait faire une copie. Il envoya une ambassade emprunter aux athéniens
l'exemplaire unique et sacré gardé par le greffier de la république. Athènes,
peu prêteuse, hésita et demanda un nantissement. Le roi d'Egypte offrit
quinze talents d'argent. Si l'on veut se rendre compte de ce que c'est que
quinze talents, on n'a qu'à se dire que c'était les trois quarts du tribut annuel
de rançon payé par la Judée à l'Egypte, lequel était de vingt talents et
pesait à tel point sur le peuple juif que le grand prêtre Onias II, fondateur
du temple Onion, se décida à refuser ce tribut, au risque d'une guerre.
Athènes accepta le gage. Les quinze talents furent déposés. L'Eschyle
complet fut remis au roi d'Egypte. Le roi abandonna les quinze talents, et
garda le livre.
Athènes indignée eut une velléité de guerre contre l'Egypte. Reconqué-
rir Eschyle, cela valait bien reconquérir Hélène. Recommencer Troie, mais
cette fois pour ravoir Homère, c'était beau. On réfléchit pourtant. Le
Ptolémée était redoutable. Il avait repris de force à l'Asie les deux mille
cinq cents dieux égyptiens emportés jadis par Cambyse, parce qu'ils étaient
en or et en argent. Il avait de plus conquis la Cilicie et la Syrie, et tout le
pays de l'Euphrate au Tigre. Athènes, elle, n'était plus au temps où elle
improvisait une flotte de deux cents vaisseaux contre Artaxerce. Elle laissa
Eschyle prisonnier de l'Egypte.
C'était un prisonnier dieu. Cette fois le mot dieu est à sa place. On
rendait à Eschyle des honneurs inouïs. Le roi refusa, dit-on, de le feire
copier, tenant stupidement à posséder un exemplaire unique.
On veilla particulièrement sur ce manuscrit quand la bibliothèque
d'Alexandrie, grossie de la bibliothèque de Pergame, qu'Antoine donna à
Cléopâtre, fut transférée dans le temple de Jupiter Sérapis. C'est là que
saint Jérôme vint lire, sur le texte athénien, le fameux passage de Prométhée
prophétisant le Christ : « Va dire à Jupiter que rien ne me fera nommer
celui qui doit le détrôner. »
D'autres docteurs de l'église firent sur cet exemplaire la même vérification.
Car de tout temps on a combiné avec les affirmations orthodoxes ce qu'on
a appelé les témoignages du polythéisme, et l'on a fait effort pour faire dire
aux païens des choses chrétiennes. Telîe David cum sibylla. On vint comme
en pèlerinage compulser le Prométhée. Ce fut peut-être cette assiduité à fré-
quenter la bibliothèque d'Alexandrie qui trompa l'empereur Adrien et qui
lui fit écrire au consul Servianus : « Ceux qui adorent Sérapis sont chrétiens i
■]6 WILLIAM SHAKESPEARE.
ceux qui se prétendent évcques du Christ sont en même temps dévots à
Sérapis. »
Sous la domination romaine, la bibliothèque d'Alexandrie appartenait à
l'empereur. L'Egypte était la chose de César. A.u^{Stu5, dit Tacite, seposuit
j^^ptum. N'y voyageait pas qui voulait. L'Egypte était close. Les chevaliers
romains, et les sénateurs même, n'y obtenaient pas aisément leurs entrées.
C'est pendant cette période que l'exemplaire complet d'Eschyle put être
consulté et feuilleté par Timocharis, Aristarque, Athénée, Stobée, Diodore
de Sicile, Macrobe, Plotin, Jamblique, Sopatre, Clément d'Alexandrie,
Népotien d Afrique, Valère-Maxime, Justin le martyr, et même par Elien,
quoique Elien ait peu quitté l'Italie.
Au septième siècle, un homme entra dans Alexandrie. Il était monté
sur un chameau, et assis entre deux sacs, l'un plein de figues, l'autre plein
de blé. Ces deux sacs étaient, avec un plat de bois, tout ce qu'il possédait.
Cet homme ne s'asseyait jamais qu'à terre. Il ne buvait que de l'eau et ne
mangeait que du pain. Il avait conquis la moitié de l'Asie et de l'Afrique,
pris ou brûlé trente-six mille villes, villages, forteresses et châteaux, détruit
quatre mille temples païens ou chrétiens, bâti quatorze cents mosquées,
vaincu Izdeger, roi de Perse, etHéraclius, empereur d'Orient, et il se nom-
mait Omar. Il brûla la bibliothèque d'Alexandrie.
Omar est pour cela célèbre} Louis, dit le Grand, n'a pas la même célé-
brité, ce qui est injuste, car il a brûlé la bibliothèque Rupertine à
Heidelberg.
V
On le voit, cette aventure est un drame complet. Il pourrait s'intituler
Eschyle perdu. Exposition, nœud et dénouement. Après Evergète, Omar.
L'action commence par un voleur et finit par un incendiaire.
L'Evergète, c'est là son excuse, a volé par amour. Inconvénients de
l'admiration d'un imbécile.
Quant à Omar, c'est le fanatique. Soit dit en passant, on a essayé de nos
jours de bizarres réhabilitations historiques. Nous ne parlons pas de Néron,
qui est à la mode. Mais on a tenté d'exonérer Omar, de même qu'on a
tenté d'innocenter Pic V. Pie V et saint personnifie l'inquisition } le canoni-
ser suffisait, pourquoi l'innocenter? Nous ne nous prêtons point à ces
remises en question de procès jugés. Nous n'avons aucun goût à rendre de
ces petits services au fanatisme, qu'il soit calife ou pape, qu'il brûle les
livres ou qu'il brûle les hommes. On a fort plaidé pour Omar. Une certaine
SHAKESPEARE L'ANCIEN. -/j
classe d'historiens et de critiques biographes s'apitoie volontiers sur les sabres,
si calomniés, ces pauvres sabres. Jugez de la tendresse qu'on a pour un
cimeterre. Le cimeterre, c'est le sabre idéal. C'est mieux que bête, c'est turc.
Omar a donc été nettoyé le plus possible. On a argué d'un premier incendie
du quartier Bruchion où était la bibliothèque alexandrine, pour prouver la
facilité de ces accidents} celui-ci était de la faute de Jules César, autre sabre j
puis d'un second incendie, partiel, du Sérapeum, pour accuser les chrétiens,
ces démagogues d'alors. Si l'incendie du Sérapeum avait détruit la biblio-
thèque alexandrine, au quatrième siècle, Hypathie n'aurait pas pu, au cin-
quième siècle, donner, dans cette même bibliothèque, ces leçons de philo-
sophie qui la firent massacrer à coups de pots cassés. Sur Omar, nous croyons
volontiers les arabes. Abd-AUatif a vu, vers 1220, à Alexandrie, «la colonne
des piliers supportant une coupole » , et il dit : « Là était la bibliothèque
que brûla Amrou ben-Alas, par permission d'Omar. » Abulfaradge, en 1260,
dans son Hiltoire dynamique, raconte en propres termes que, sur l'ordre
d'Omar, on prit les livres de la bibliothèque, et qu'on en chauffa pendant
six mois les bains d'Alexandrie. Selon Gibbon, il y avait à Alexandrie
quatre mille bains. Ebn-Khaldoun , dans ses Vrolégpmmes hilîoriques, raconte
une autre destruction, l'anéantissement de la bibliothèque des mèdes par
Saad, lieutenant d'Omar. Or Omar, ayant fait brûler en Perse la bibliothèque
médique par Saad, était logique en faisant brûler en Egypte la bibliothèque
égypto-grecque par Amrou. Ses lieutenants nous ont conservé son ordre :
«Si ces livres contiennent des mensonges, au feu. S'ils contiennent des
vérités, elles sont dans le Koran, au feu. » Au lieu de Koran, mettez Bible,
Veda, Edda, Zend-Avesta, Toldos Jeschu, Talmud, Évangile, et vous
avez la formule imperturbable et universelle de tous les fanatismes. Cela
dit, nous ne voyons aucune raison pour casser le verdict de l'histoire, nous
adjugeons au calife la fumée des sept cent mille volumes d'Alexandrie,
Eschyle compris, et nous maintenons Omar en possession de son incendie.
Evergète, par volonté de jouissance exclusive et traitant une bibliothèque
comme un sérail, nous a dérobé Eschyle. Le dédain imbécile peut avoir
les mêmes effets que l'adoration imbécile. Shakespeare a failli avoir le sort
d'Eschyle. Il a eu, lui aussi, son incendie. Shakespeare était si peu imprimé,
l'imprimerie existait si peu pour lui, grâce à l'inepte indifférence de la
postérité immédiate, qu'en 1666 il n y avait encore qu'une édition du poète
de Stratford-sur- Avon , l'édition d Hemynge et Condell, tirée à trois cents
exemplaires. Shakespeare, avec cette obscure et chétive édition attendant en
vain le public, était une sorte de pauvre honteux de la gloire. Ces trois cents
exemplaires étaient à peu près tous à Londres en magasin, quand l'incendie
de 1666 éclata. Il brûla Londres et faillit brûler Shakespeare. Toute l'édition
78 WILLIAM SHAKESPEARE.
Hemynge etCondelly disparut, à l'exception de quarante-huit exemplaires
vendus en cinquante ans. Ces quarante- huit acheteurs ont sauvé la vie à
l'œuvre de Shakespeare.
VI
La disparition d'Eschyle ! étendez hypothétiquement cette catastrophe à
quelques autres noms encore, et il semble que vous sentiez le vide se faire
dans l'esprit humain.
L'œuvre d'Eschyle était, par l'étendue, la plus vaste, à coup sûr, de toute
l'antiquité. Par les sept pièces qui nous restent, on peut juger de ce qu'était
cet univers.
Ce que c'est qu'Eschyle perdu, indiquons-le.
Quatorze trilogies : les Vrométhées, dont faisait partie Vrométhée enchaîné; les
Sept chefs devant Thebes, dont il nous reste une pièce; la Dana'ide, qui compre-
nait les Suppliantes, écrites en Sicile et ayant trace du « sicélisme » d'Eschyle;
L,am, qui comprenait (Edipej Athamas, qui se terminait par les JlthmiaBeS)
Persée, dont le nœud était les Phorcydes-, Etna^ qui avait pour prologue les
Femmes etnéennes; Iphigénie, qui se dénouait par la tragédie des Prêtresses;
l'Ethiopide, dont les titres ne se retrouvent nulle part; Penthée, où étaient les
Hydrophores; Teucer, qui s'ouvrait par le Jugement des armes; Niobé, qui com-
mençait par les Nourrices et s'achevait par les Gens du cortège; une trilogie en
l'honneur d'Achille, l'Iliade tragique, composée des Myrmidons, des Néréides
et des Phrygiens; une en l'honneur de Bacchus, la Ijycurgie, composée des
EdonSj des Bassarides et des Jeunes hommes.
Ces quatorze trilogies à elles seules donnent un total de cinquante-six
pièces, si l'on réfléchit que toutes à peu près étaient des tétralogies, c'est-à-
dire des drames quadruples, et se terminaient par une satyride. Ainsi
l'OreHie avait pour satyride finale Protée, et les Sept chefs devant th)bes avaient
le Sphinx.
Ajoutez à ces cinquante-six pièces une trilogie probable des Labdacides;
ajoutez des tragédies, les Egyptiens, le Kachat d'HeBor, Memnon, rattachées
sans doute à des trilogies; ajoutez toutes ces satyrides, Sisyphe transfuge, les
Hérauts, le Lion, les Argiens, A.mymone, Çyrcé, Ctrcyon, Glaucus marin, comédies
où était le rire de ce génie farouche.
Voilà ce qui vous manque.
Evergète et Omar vous ont pris tout cela.
Il est difficile de préciser rigoureusement le nombre total des pièces
d'Eschyle. Le chiffre varie. Le biographe anonyme dit soixante-quinze.
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 79
Suidas quatrevingt-dix, Jean Deslyons quatrevingt- dix-sept, Meursius cent.
Meursius enregistre plus de cent titres, mais quelques-uns font probablement
double emploi.
Le docteur de Sorbonne, Jean Deslyons, théologal de Senlis, auteur du
Discours ecclésialîique contre le paganisme du Koi hoit, a publié au dix-septième
siècle un écrit contre la coutume de superposer les cercueils dans les cime-
tières, écrit appuyé sur le vingt-cinquième canon du concile d'Auxerre :
Non licet tnortuum super mortuum mitti. Deslyons, dans une note de cet écrit,
devenu très rare et que possédait, si notre mémoire est bonne, Charles
Nodier, cite un passage du grand antiquaire numismate de Vanloo, Hubert
Goltzius, où, à propos des embaumements, Goltzius mentionne les Egyptiens
d'Eschyle, et l'A.pothéose d'Orphée, titre omis dans l'énumération de Meursius-
Goltzius ajoute que l'A.pothéose d'Orphée était récitée aux mystères des Lyco-
mides.
Ce titre, l'Apothéose d'Orphée, fait rêver. Eschyle parlant d'Orphée, le
titan mesurant l'hécatonchire , le dieu interprétant le dieu, quoi de plus
splendide, et quelle soif on aurait de lire cette œuvre! Dante parlant de
Virgile, et l'appelant son maître, ne comble pas cette lacune, parce que
Virgile, noble poëte, mais sans invention, est moindre que Dante5 c'est
entre égaux, et de génie à génie, de souverain à souverain, que zt%
hommages sont magnifiques. Eschyle élève à Orphée un temple dont il
pourrait lui-même occuper l'autel , c'est grand.
VII
Eschyle est disproportionné. Il a de l'Inde en lui. La majesté ferouchc
de sa stature rappelle ces vastes poëmes du Gange qui marchent dans l'art
du pas des mammouths, et qui, parmi les iliades et les odyssées, ont l'air
d'hippopotames parmi àç.^ lions. Eschyle, admirablement grec, est pourtant
autre chose que grec. Il a le démesuré oriental.
Saumaise le déclare plein d'hébraïsmes et de syrianismes, heh'aismis et
syrianismis. Eschyle fait porter le trône de Jupiter par les Vents, comme la
Bible fait porter le trône de Jéhovah par les Chérubins, comme le Rig-Véda
fait porter le trône d'Indra par les Marouts. Les vents, les chérubins et les
marouts sont les mêmes êtres, les Souffles. Saumaise, du reste, a raison.
Les jeux de mots, si fréquents dans la langue phénicienne, abondent dans
Eschyle. Il joue, par exemple, à propos de Jupiter et d'Europe, sur le mot
phénicien ilpha, qui a le double sens navire et taureau. Il aime cette langue
de Tyr et de Sidon, et parfois il lui emprunte les étranges lueurs de son
8o WILLIAM SHAKESPEARE.
style i la métaphore «Xercès aux yeux de dragon» semble une inspiration
du dialecte ninivite où le mot dra^ voulait dire à la fois le dragon et le clair-
voyant. Il a des hérésies phéniciennes j sa génisse lo est un peu la vache Isisj
il croit, comme les prêtres de Sidon, que le temple de Delphes a été bâti
par Apollon avec une pâte faite de cire et d'ailes d'abeilles. Dans son exil
de Sicile, il va souvent boire religieusement à la fontaine Aréthuse, et jamais
les pâtres qui l'observent ne l'entendent nommer Aréthuse autrement que
de ce nom mystérieux, Alphaga, mot assyrien qui signifie source entourée de
saules.
Eschyle est, dans toute la littérature hellénique, le seul exemple de l'âme
athénienne mélangée d'Egypte et d'Asie. Ces profondeurs répugnaient à la
lumière grecque. Corinthe, Epidaure, Œdepsus, Gythium, Chéronée, où
Plutarque devait naître, Thèbes, où était la maison de Pindare, Mantinée,
où était la gloire d'Epam inondas, toutes ces villes dorées repoussaient l'In-
connu qu'on entrevoyait comme une nuée derrière le Caucase. Il semblait
que le soleil fût grec. Le soleil, habitué au Parthénon, n'était pas fait pour
entrer dans les forêts diluviennes de la Grande Tartarie, sous la moisissure
gigantesque des monocotylédones, sous les fougères hautes de cinq cents
coudées où fourmillaient tous les premiers modèles horribles de la nature,
et où vivaient dans l'ombre on ne sait quelles cités difformes telles que cette
fabuleuse Anarodgurro dont l'existence fut niée jusqu'au jour où elle envoya
une ambassade à Claude. Gagasmira, Sambulaca, Maliarpha, Barygaza,
Caveripatnam , Sochoih-Benoth, Théglath-Phalazar, Tana-Serim, tous ces
noms presque hideux effarèrent la Grèce, quand ils y arrivèrent rapportés
par les aventuriers de retour, d'abord par ceux de Jason, puis par ceux
d'Alexandre. Eschyle n'avait pas cette horreur. Il aimait le Caucase. Il y
avait fait la connaissance de Prométhée. On croit sentir, en lisant Eschyle,
qu'il a hanté les grands halliers primitifs, houillères aujourd'hui, et qu'il a
fait des enjambées massives par-dessus les racines reptiles et à demi vivantes
des anciens monstres végétaux. Eschyle est une sorte de béhémoth parmi
les génies.
Disons-le pourtant, la parenté de la Grèce avec l'Orient, parenté haïe
des grecs, était réelle. Les lettres de l'alphabet grec ne sont autre chose que
les lettres de l'alphabet phénicien, retournées. Eschyle était d'autant plus
grec qu'il était un peu phénicien.
Ce puissant esprit, parfois informe en apparence à force de grandeur,
a la gaîté et l'affabilité titaniques. Il fait des jeux de mots sur Prométhée,
sur Polynice, sur Hélène, sur Apollon, sur Ilion, sur le coq et le soleil,
imitant en cela Homère, lequel a fait sur l'olive ce fameux calembour dont
s'autorisa Diogène pour jeter son plat d'olives et manger une tarte.
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 8l
Le père d'Eschyle, Euphorion, était disciple de Pythagore. L'âme de
Pythagore, ce philosophe demi-mage et demi-brahme, semblait être entrée
à travers Euphorion dans Eschyle. Nous l'avons dit, dans la profonde et
mystérieuse querelle entre les dieux célestes et les dieux terrestres, guerre
intestine du paganisme, Eschyle était terrestre. Il était de la faction des
dieux de la terre. Les cyclopes ayant travaillé pour Jupiter, il les rejetait
comme nous rejetterions une corporation d'ouvriers qui aurait trahi, et il
leur préférait les cabires. Il adorait Cérès. «O toi, Cérès, nourrice de mon
âme! » et Cérès, c'est Déméter, c'est Gé-méter, c'est la terre mère. De là sa
vénération pour l'Asie. Il semblait alors que la Terre fût plutôt en Asie
qu'ailleurs. L'Asie est en effet une sorte de bloc presque sans caps et sans
golfes, comparativement à l'Europe, et peu pénétrable à la mer. La Minerve
d'Eschyle dit : «La grande Asie». — «Le sol sacré de l'Asie», dit le
chœur des océanides. Dans son épitaphe, gravée sur sa tombe à Gela et faite
par lui-même, Eschyle atteste «le mède aux longs cheveux». Il fait célébrer
par le chœur «Susicanès et Pégastagon, nés en Egypte, et le chef de
Memphis, la ville sacrée». Comme les phéniciens, il donne à Minerve le
nom à'Oncée. Dans l'Etna^ il célèbre les Dioscures siciliens, les Paliques, ces
dieux frères dont le culte, rattaché au culte local de Vulcain, était venu
d'Asie par Sarepta et Tyr. Il les nomme «les Paliques vénérables». Trois
de ses trilogies sont intitulées les Verses, l'Ethiopide, les Egyptiens. Dans la
géographie d'Eschyle, l'Egypte était Asie, ainsi que l'Arabie. Prométhée
dit : «La fleur de l'Arabie, les héros du Caucase. » Eschyle était, en géo-
graphie, un singulier spécialiste. Il avait une viUe gorgonienne, Cysthène,
qu'il mettait en Asie, ainsi qu'un fleuve, Pluton, roulant de Tor, et défendu
par des hommes à un seul œil, les arimaspes. Les pirates auxquels il fait
allusion quelque part sont, selon toute apparence, les pirates angrias qui
habitaient l'écueil Vizindruk. Il voyait distinctement, au delà du Pas-du-Nil,
dans les montagnes de Byblos, la source du Nil, encore ignorée aujourd'hui.
Il savait le lieu précis où Prométhée avait dérobé le feu , et il désignait sans
hésiter le mont Mosychle, voisin de Lemnos.
Quand cette géographie cesse d'être chimérique, elle est exacte comme
un itinéraire. Elle devient vraie et reste démesurée. Rien de plus réel que
cette grandiose transmission de la nouvelle de la prise de Troie en une nuit
par des fanaux allumés l'un après l'autre, et se répondant de montagne en
montagne, du mont Ida au promontoire d'Hermès, du promontoire d'Hermès
au mont Athos, du mont Athos au mont Macispe, du Macispe au Messa-
pius, du mont Messapius, par-dessus le fleuve Asopus, au mont Cythéron,
du mont Cythéron, par-dessus le marais Gorgopis, au mont Egyplanctus,
du mont Egyplanctus au cap Saronique (plus tard Spiréum), du cap Saro-
PHILOSOPHIE. — II. 6
IVi>IUM£llIE KÀTIOMILI.
Si WILLIAM SHAKESPEARE.
nique au mont Arachné, du mont Arachné à Argos. Vous pouvez suivre
sur la carte cette traînée de flamme annonçant Agamemnon à Clytemnestre.
Cette géographie vertigineuse est mêlée à une tragédie extraordinaire où
l'on entend des dialogues plus qu'humains : — « PromÉthÉe. Hélas! —
Mercure. Voilà un mot que ne dit pas Jupiter»} — et où Géronte, c'est
rOcéan. «Sembler fou, dit l'Océan à Prométhée, c'est le secret du sage.»
Mot profond comme la mer. Qui sait l'arrière-pensée de la tempête? Et la
Puissance s'écrie : «Il n'est qu'un dieu libre, c'est Jupiter. »
Eschyle a sa géographie} il a aussi sa faune.
Cette faune, qui apparaît comme fabuleuse, est plutôt énigmatique que
chimérique. Nous qui parlons, nous avons retrouvé et constaté à La Haye,
dans une vitrine du musée japonais, l'impossible serpent de l'Oreltie ayant
deux têtes à ses deux extrémités. Il y a, soit dit en passant, dans cette vitrine
plusieurs spécimens d'une bestialité qui serait d'un autre monde, dans tous
les cas étranges et inexpliqués, car nous admettons peu, pour notre part,
l'hypothèse bizarre des japonais couseurs de monstres.
Eschyle voit par moments la nature avec des simplifications empreintes
d'un dédain mystérieux. Ici le pythagoricien s'efface, et le mage apparaît.
Toutes les bêtes sont la bête. Eschyle semble ne voir dans l'animal qu'un
chien. Le griffon est un «chien muet»} l'aigle est un «chien ailé» —
Le chien ailé de Jupiter, dit Prométhée.
Nous venons de prononcer ce mot : mage. Ce poëte en effet, par mo-
ments, comme Job, officie. On dirait qu'il exerce sur la nature, sur les
peuples, et jusque sur les dieux, une sorte de magisme. Il reproche aux
bêtes leur voracité. Un vautour qui saisit, malgré sa course, une hase pleine,
et s'en repaît, « mange toute une race arrêtée en sa fuite » . Il interpelle la
poussière et la fumée} à l'une, il dit : «Sœur altérée de la boue», et à
l'autre : «Sœur noire du feu». Il insulte la baie redoutée de Salmydessus,
« marâtre des vaisseaux » . Il raccourcit aux proportions naines les grecs vain-
queurs de Troie par trahison, il les montre mis bas par une machine de
guerre, il les appelle «ces petits d'un cheval». Quant aux dieux, il va
jusqu'à incorporer Apollon à Jupiter. Il nomme magnifiquement Apollon
«la conscience de Jupiter».
Son audace d'intimité est absolue, signe de souveraineté. Il fait prendre
Iphigénie par le sacrificateur «comme une chèvre». Pour lui une reine,
femme fidèle , est « la bonne chienne de la maison » . Quant à Oreste , il l'a
vu tout petit, et il le raconte «mouillant ses langes», hume^atio ex urina.
Il dépasse même ce latin. L'expression que nous ne disons pas ici est dans
les Plaideurs (acte III, scène m). Si vous tenez à lire le mot que nous hésitons
à écrire, adressez- vous à Racine.
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 83
L'ensemble est immense et lugubre. Le profond désespoir du destin est
dans Eschyle. Il montre , dans des vers terribles , « l'impuissance qui enchaîne ,
comme dans un rêve, les vivants aveugles». Sa tragédie n'est autre chose
que le vieux dithyrambe orphique se mettant tout à coup à crier et à pleurer
sur l'homme.
VIII
Aristophane aimait Eschyle par cette loi d'affinité qui fait que Marivaux
aime Racine. Tragédie et comédie faites pour s'entendre.
Le même souffle éperdu et tout-puissant emplit Eschyle et Aristophane.
Ce sont les deux inspirés du masque antique.
Aristophane, qui n'est pas encore jugé, tenait pour les mystères, pour la
poésie cécropienne, pour Eleusis, pour Dodone, pour le crépuscule asia-
tique, pour le profond rêve pensif. Ce rêve, d'où sortait l'art d'Egine, était
au seuil de la philosophie ionienne dans Thaïes aussi bien qu'au seuil de la
philosophie italique dans Pythagore. C'était le sphinx gardant l'entrée.
Ce sphynx a été une muse, la grande muse pontificale et lascive du rut
universel, et Aristophane l'aimait. Ce sphinx soufflait à Eschyle la tragédie
et à Aristophane la comédie. Il contenait quelque chose de Cybèle. L'antique
impudeur sacrée est dans Aristophane. Par moments, il a Bacchus aux lèvres
en écume. Il sort des Dionysiaques, ou de l'Aschosie, ou de la grande Orgie
triétérique, et l'on croit voir un furieux des mystères. Son vers titubant
ressemble à la bassaride sautant à cloche-pied sur des vessies pleines d'air.
Aristophane a l'obscénité sacerdotale. Il est pour la nudité contre l'amour.
Il dénonce les Phèdres et les Sthénobées, et il fait Lysistrata.
Qu'on ne s'y trompe pas, ceci était de la religion, et un cynique était
un austère. Les gymnosophistes étaient le point d'intersection de la lubricité
et de la pensée. Le bouc, avec sa barbe de philosophe, était de cette secte.
Ce sombre orient extatique et bestial vit encore dans le santon, le derviche
et le fakir. Les corybantes étaient des sortes de fakirs grecs. Aristophane
appartenait, comme Diogène, à cette famille. Eschyle, par son côté oriental,
y confinait, mais il gardait la chasteté tragique.
Ce mystérieux naturalisme était l'antique Génie de la Grèce. Il s'appelait
Poésie et Philosophie. Il avait sous lui le groupe des sept sages, dont un,
Périandre, était un tyran. Or un certain esprit bourgeois et moyen arriva
avec Socrate. C'était la sagacité venant tirer à clair la sagesse. Réduction de
Thaïes et de Pythagore au vrai immédiat, telle était l'opération. Sorte de
filtrage, épurant et amoindrissant, d'où la vieille doctrine divine tombait
6.
84 WILLIAM SHAKESPEARE.
goutte à goutte, humaine. Ces simplifications déplaisent aux fanatismesj les
dogmes n'aiment pas être tamisés. Améliorer une religion, c'est y attenter.
Le progrès ojfiFrant ses services à la foi, l'oflFense. La foi est une ignorance
qui croit en savoir et qui, dans de certains cas, en sait peut-être plus long que
la science. En présence des affirmations hautaines des croyants, Socrate avait
un demi-sourire gênant. Il y a du Voltaire dans Socrate. Socrate déclarait
toute la philosophie éleusiaque inintelligible et insaisissable, et il disait à
Euripide que, pour comprendre Heraclite et les vieux philosophes, /7
faudrait être un na^ur de Délos, c'est-à-dire un nageur capable d'aborder l'île
qui fuit toujours. Cela était impie et sacrilège pour l'ancien naturalisme
hellénique. Pas d'autre cause à l'antipathie d'Aristophane contre Socrate.
Cette antipathie a été hideuse 5 le poëte a eu une allure de persécuteur}
il a prêté main-forte aux oppresseurs contre les opprimés, et sa comédie a
commis des crimes. Aristophane, châtiment sombre, est resté devant la
postérité à l'état de génie méchant. Mais il a une circonstance atténuante^
il a admiré ardemment le poëte de Prométhée, et l'admirer c'était le défendre.
Aristophane a fait ce qu'il a pu pour empêcher son bannissement, et si
quelque chose peut diminuer l'indignation de lire les Nuées acharnées sur
Socrate, c'est qu'on voit dans l'ombre la main d'Aristophane retenant le
manteau d'Eschyle qui s'en va.
Eschyle, du reste, a, lui aussi, une comédie, sœur de la farce immense
d'Aristophane. Nous avons parlé de sa gaîté. Elle va loin dans les Argtens.
Elle égale Aristophane et devance notre mardi gras. Ecoutez : «Il me jette
au nez un pot de nuit. Le vase plein me tombe sur la tête et s'y casse,
odorant, mais autrement qu'une urne à parfums.» Qui a dit cela.f* C'est
Eschyle. Et à son tour Shakespeare viendra, et criera par la bouche de
Falstaff : « Videz le pot de chambre ! » Emply the Jordan. Que voulez-vous }
vous avez affaire à des sauvages.
Un de ces sauvages, c'est Molière. Voyez, d'un bout à l'autre, le Malade
imaginaire.
C'est aussi un peu Racine. Voyez les Plaideurs^ déjà nommés.
L'abbé Camus était un évêque d'esprit, chose rare en tout temps, et, qui
plus est, un bon homme. Il eût mérité ce blâme d'un autre évêque, notre con-
temporain, d'être «bon jusqu'à la bêtise». Cela tenait peut-être à ce qu'il avait
de l'esprit. Il donnait aux pauvres tout le revenu de son évêché de Bellay.
Il s'opposait aux canonisations. C'était lui qui disait : Il neH chasse que de
'vieux chiens et châsse que de vieux saints-, et, quoiqu'il n'aimât pas les nouveaux
venus de la sainteté, il était l'ami de saint François de Sales, sur le conseil
duquel il fit des romans. Il raconte dans une de ses lettres qu'un jour François
de Sales lui avait dit : L'Eglise rit volontiers.
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 85
L'art aussi rit volontiers. L'art, qui est un temple, a son rire. D'où lui
vient cette hilarité.'^ Tout à coup au milieu des chefs-d'œuvre, faces sévères,
se dresse et éclate un bouffon, chef-d'œuvre aussi. Sancho Pança coudoie
Agamemnon. Toutes les merveilles de la pensée sont là, l'ironie vient les
compliquer et les compléter. Énigme. Voici que l'art, le grand art, est pris
d'un accès de gaîté. Son problème, la matière, l'amuse. Il la formait, il la
déforme. Il la combinait pour la beauté, il s'égaie à en extraire la laideur.
Il semble qu'il oublie sa responsabilité. Il ne l'oublie pas pourtant, car
subitement, derrière la grimace, la philosophie apparaît. Une philosophie
déridée, moins sidérale, plus terrestre, tout aussi mystérieuse que la philo-
sophie triste. L'inconnu qui est dans l'homme et l'inconnu qui est dans les
choses se confrontent j et il se trouve qu'en se rencontrant, ces deux augures,
la Nature et le Destin, ne gardent pas leur sérieux. La poésie, chargée
d'anxiétés, bafoue, qui.? elle-même. Une joie, qui n'est pas la sérénité,
jaillit de l'incompréhensible. On ne sait quelle raillerie haute et sinistre se
met à faire des éclairs dans l'ombre humaine. Les obscurités amoncelées
autour de nous jouent avec notre âme. Epanouissement redoutable de l'in-
connu. Le mot pour rire sort de l'abîme.
Cet inquiétant rire de l'art s'appelle dans l'antiquité Aristophane, et
dans les temps modernes Rabelais.
Quand Pratinas le dorien eut inventé la pièce à satyres, la comédie
faisant son apparition en face de la tragédie, le rire à côté du deuil, les
deux genres prêts à s'accoupler peut-être, cela fit scandale. Agathon, l'ami
d'Euripide, alla à Dodone consulter Loxias. Loxias, c'est Apollon. Loxias
signifie tortueux, et l'on nommait Apollon le 'Tortueux à cause de ses oracles
toujours indirects et pleins de méandres et de rephs. Agathon demanda à
Apollon si le nouveau genre n'était pas impie, et si la comédie existait de
droit aussi bien que la tragédie. Loxias répondit : La poésie a deux oreilles.
Cette réponse, qu'Aristote déclare obscure, nous semble fort claire. Elle
résume la loi entière de l'art. Deux problèmes, en effet, sont en présence :
en pleine lumière, le problème bruyant, tumultueux, orageux, tapageur,
le large carrefour vital, toutes les directions offertes aux mille pieds de
l'homme, les bouches contestant, les querelles, les passions avec leurs pour-
quoi, le mal, qui commence la souffrance par lui, car être le mal, c'est
pire que le faire, les peines, les douleurs, les larmes, les cris, les rumeursj
dans l'ombre, le problème muet, l'immense silence, d'un sens inexprimable
et terrible. Et la poésie a deux oreilles, l'une qui écoute la vie, l'autre qui
écoute la mort.
S6 WILLIAM SHAKESPEARE.
IX
La puissance de dégagement lumineux que la Grèce avait est prodi-
gieuse, même aujourd'hui qu'on voit la France. La Grèce ne colonisait pas
sans civiliser. Exemple à plus d'une nation moderne. Acheter et vendre
n'est pas tout.
Tyr achetait et vendait, Béryte achetait et vendait, Sarepta achetait et
vendait; où sont ces villes.'* Athènes enseignait. Elle est encore à cette
heure une des capitales de la pensée humaine.
L'herbe pousse sur les six marches de la tribune où a parlé Démosthène ,
le Céramique est un ravin à demi comblé d'une poussière de marbre qui a
été le palais de Cécrops, TOdéon d'Hérode Atticus n'est plus, au pied de
l'Acropole, qu'une masure sur laquelle tombe, à de certaines heures, l'ombre
incomplète du Parthénon, le temple de Thésée appartient aux hirondelles,
les chèvres broutent sur le Pnyxj mais l'idée grecque est vivante, mais la
Grèce est reine , mais la Grèce est déesse. Etre un comptoir, cela passe ; être
une école, cela dure.
Il est curieux de se dire aujourd'hui qu'il y a vingt-deux siècles, des
bourgades, isolées et éparses aux extrémités du monde connu, possédaient
toutes des théâtres. En fait de civilisation, la Grèce entrait en matière par
la construction d'une académie, d'un portique ou d'un logeum. Qui eût
vu, presque à la même époque, s'élever à peu de distance l'une de l'autre,
en Ombrie, la ville des gaulois de Sens, maintenant Sinigagha, et, près du
Vésuve, la ville hellénique Parthénopée, à présent Naples, eût reconnu
la Gaule à la grande pierre debout toute rouge de sang, et la Grèce au
théâtre.
Cette civilisation par la poésie et l'art avait une telle force qu'elle domptait
parfois jusqu'à la guerre. Les siciliens, c'est Plutarque qui le raconte à propos
de Nicias, mettaient en liberté les prisonniers grecs qui chantaient des vers
d'Euripide.
Indiquons quelques faits très peu connus et très singuliers.
La colonie messénienne, Zancle en Sicile, la colonie corinthienne, Cor-
^cyre, distincte de la Corcyre des îles absyrtides, la colonie cycladienne,
Cyrène en Lybie, les trois colonies phocéennes. Hélée en Lucanie, Palania
en Corse, Marseille en France, avaient des théâtres. Le taon ayant pour-
suivi lo tout le long du golfe Adriatique, la mer Ionienne allait jusqu'au
port Venetus, et Trégeste, qui est Trieste, avait un théâtre. Théâtre à
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 87
Salpé, en Apuliej théâtre à Squillacium, en Calabrej théâtre à Thernus,
en Livadiej théâtre à Lysimachia fondée par Lysimaque, lieutenant
d'Alexandre j théâtre à Scapta-Hyla, où Thucydide avait des mines d'orj
théâtre à Byzia, où avait habité Thésée j théâtre en Chaonie, à Buth-
rotum, où jouaient ces équilibristes venus du mont Chimère qu'admira
Apulée sur le Pœcilej théâtre en Pannonie, à Bude, où étaient les mété-
nastes , c'est-à-dire les tran^lantés. Beaucoup de ces colonies , situées loin ,
étaient fort exposées. Dans l'île de Sardaigne, que les grecs nommaient
Ichnusa à cause de sa ressemblance avec la plante du pied, Calaris, qui est
Cagliari, était en quelque sorte sous la griffe punique j Cibalis, en Mysie,
avait à craindre les triballesj Aspalathon, les illyriensj Tomis, futur tombeau
d'Ovide, les scordisquesj Milet en Anatolie, les messagètesj Dénia, en
Espagne, les cantabresj Salmydessus,les molosses; Carsine, les tauro-scythesj
Gélonus, les sarmates arymphées, qui vivaient de glands j Apollonia, les
hamaxobiens rôdant sur leurs chariots; Abdère, patrie de Démocrite, les
thraces, hommes tatoués. Toutes ces villes, à côté de leur citadelle, avaient
un théâtre. Pourquoi? c'est que le théâtre maintenait allumée cette flamme,
la patrie. Ayant les barbares aux portes, il importait de rester grecs. L'esprit
de nation est la meilleure muraille.
Le drame grec était profondément lyrique. C'était souvent moins une
tragédie qu'un dithyrambe. 11 avait pour l'occasion des strophes altières
comme des épées. Il se ruait sur la scène le casque au front, et c'était une
ode armée en guerre. On sait ce que peut une marseillaise.
Beaucoup de ces théâtres étaient en granit, quelques-uns en brique. Le
théâtre d' Apollonia était en marbre. Le théâtre de Salmydessus, qui se
transportait tantôt sur la place Dorique, tantôt sur la place Epiphane, était
un vaste échafaudage roulant sur cylindre, à la façon de ces tours de bois
qu'on poussait contre les tours de pierre des villes assiégées.
Et quel poëte jouait-on de préférence sur ces théâtres.? Eschyle.
Eschyle était pour la Grèce le poëte autochtone. Il était plus que grec,
il était pélasgique. Il était né à Eleusis, et non seulement éleusien, mais
éleusiaque, c'est-à-dire croyant. C'est la même nuance qu'anglais et anglican.
L'élément asiatique, déformation grandiose de ce génie, augmentait le
respect. Car on contait que le grand Dionysius, ce Bacchus commun à
l'occident et à l'orient, venait en songe lui dicter ses tragédies. Vous retrou-
verez ici ((l'Alleur» de Shakespeare.
Eschyle, eupatride et éginétique, semblait aux grecs plus grec qu'eux-
mêmes j dans ces temps de code et de dogme mêlés, être sacerdotal, c'était
une haute façon d'être national. Cinquante-deux de ses tragédies avaient
été couronnées. En sortant des pièces d'Eschyle, les hommes frappaient sur
88 WILLIAM SHAKESPEARE.
les boucliers pendus aux portes des temples en criant : Patrie ! patrie !
Ajoutons ceci, être hiératique, cela ne l'empêchait pas d'être démotique.
Eschyle aimait le peuple, et le peuple l'adorait. Il y a deux côtés à la
grandeur j la majesté est l'un, la familiarité est l'autre. Eschyle était familier
avec cette orageuse et généreuse tourbe d'Athènes. Il donnait souvent à
cette foule le beau rôle. Woytz dans YOrdtie comme le chœur, qui est
le peuple, accueille tendrement Cassandre. La reine rudoie et effarouche
l'esclave, que le chœur tâche de rassurer et d'apaiser. Eschyle avait introduit
le peuple dans ses œuvres les plus hautes j il l'avait mis dans Venthée par la
tragédie des Cardemes de laine, dans Niobé par la tragédie des Nourrices, dans
ylthamaspa.t la tragédie des Tireurs de filets, dans îphigénie par la tragédie des
Faiseuses de lit. C'était du côté du peuple qu'il faisait pencher la balance dans
ce drame mystérieux, leVesage des A.mes^^\ Aussi l'avait-on choisi pour la
conservation du feu sacré.
Dans toutes les colonies grecques on jouait XOreBie et les Perses. Eschyle
présent, la patrie n'était plus absente. Les magistrats ordonnaient ces repré-
sentations presque religieuses. Le gigantesque théâtre eschylien était comme
chargé de surveiller le bas âge des colonies. Il les enfermait dans l'esprit
grec, il les garantissait du mauvais voisinage et des tentations d'égarement
possible, il les préservait du contact barbare, il les maintenait dans le cercle
hellénique. Il était là comme avertisseur. On confiait, pour ainsi dire, à
Eschyle toutes ces petites Grèces.
Dans l'Inde, on donne volontiers les enfants à garder aux éléphants. Ces
bontés énormes veillent sur les petits. Tout le groupe des têtes blondes
chante, rit et joue au soleil sous les arbres. L'habitation est à quelque dis-
tance. La mère n'est pas là. Elle est chez elle, occupée aux soins domes-
tiques, inattentive à ses enfants. Pourtant, tout joyeux qu'ils sont, ils sont
en péril. Ces beaux arbres sont des traîtres. Ils cachent sous leur épaisseur
des épines, des griffes et des dents. Le cactus s'y hérisse, le lynx y rôde, la
vipère y rampe. Il ne faut pas que les enfants s'écartent. Au delà d'une
certaine limite ils seraient perdus. Eux cependant vont et viennent, s'ap-
pellent, se tirent, s'entraînent, quelques-uns bégayant à peine et tout chan-
celants encore. Parfois un d'eux va trop loin. Alors une trompe formidable
s'allonge, saisit le petit, et le ramène doucement vers la maison.
C La PsjchoffasU. (Note du manuscrit.)
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 89
X
Il existait quelques copies plus ou moins complètes d'Eschyle.
Outre les exemplaires des colonies, qui se bornaient à un petit nombre
de pièces, il est certain que des copies partielles de l'exemplaire d'Athènes
furent faites par les critiques et scoliastes alexandrins, lesquels nous ont
conserve divers fragments, entre autres le fragment comique des A.r^ens, et
le fragment bachique des Edons, et les vers cités par Stobée, et jusqu'aux
vers probablement apocryphes que donne Justin le martyr.
Ces copies, enfouies, mais non détruites peut-être, ont entretenu l'espé-
rance persistante des chercheurs, notamment de Le Clerc, qui publia en
Hollande, en 1709, les fragments retrouvés de Ménandre. Pierre Pelhestre,
de Rouen, l'homme qui avait tout lu, ce dont le grondait l'honnête arche-
vêque Péréfixe, affirmait qu'on retrouverait la plupart des poëmes d'Es-
chyle dans les librairies (bibliothèques) des monastères du mont Athos, de
même qu'on avait retrouvé les cinq livres des A.nnaks de Tacite dans le
couvent de Corwey, en Allemagne, et les InHitutions de Quintilien dans
une vieille tour de l'abbaye de Saint-Gall.
Une tradition, contestée, veut qu'Évergète II ait rendu à Athènes, non
l'exemplaire original d'Eschyle , mais une copie, en laissant, comme dédom-
magement, les quinze talents.
Indépendamment du fait Évergète et Omar que nous avons rappelé, et
qui, très réel au fond, est peut-être légendaire dans plus d'un détail, la perte
de tant de belles œuvres de l'antiquité ne s'explique que trop par le petit
nombre des exemplaires. L'Egypte, en particulier, transcrivait tout sur le
papyrus. Le papyrus, étant très cher, devint très rare. On fut réduit à écrire
sur poterie. Casser un vase, c'était casser un livre. Vers le temps où Jésus-
Christ était peint sur les murailles, à Rome, avec des sabots d'âne et cette
inscription : L<? Dieu des chrétiens ongle d'âne, au troisième siècle , pour qu'on
fît de Tacite dix copies par an, ou, comme nous parlerions aujourd'hui,
pour qu'on le tirât à dix exemplaires, il a fallu qu'un César s'appelât Tacite
et crût Tacite son oncle. Et encore Tacite est presque perdu. Des vingt-
huit ans de son Histoire des césars, allant de l'an soixante-neuf à l'an quatre-
vingt-seize, nous n'avons qu'une année entière, soixante-neuf, et un fragment
d'année, soixante-dix. Evergète défendit d'exporter le papyrus, ce qui fit
inventer le parchemin. Le haut prix du papyrus était tel, que Firmius
le Cyclope, fabricant de papyrus, en 270, gagna à cette industrie assez
90 WILLIAM SHAKESPEARE.
d'argent pour lever des armées, faire la guerre à Aurélien et se déclarer
empereur.
Gutenberg est un rédempteur. Ces submersions des œuvres de la pensée,
inévitables avant l'invention de l'imprimerie, sont impossibles à présent.
L'imprimerie, c'est la découverte de l'intarissable. C'est le mouvement perpé-
tuel trouvé en science sociale. De temps en temps un despote cherche à l'ar-
rêter ou à le ralentir, et s'use au frottement. La pensée impossible à entraver,
le progrès inarrêtable, qu'on nous passe le mot, le livre imperdable, tel est
le résultat de l'imprimerie. Avant l'imprimerie, la civilisation était sujette à
des pertes de substance. Les indications essentielles au progrès, venues de
tel philosophe ou de tel poëte, faisaient tout à coup défaut. Une page se
déchirait brusquement dans le livre humain. Pour déshériter l'humanité de
tous les grands testaments des génies, il suffisait d'une sottise de copiste ou
d'un caprice de tyran. Nul danger de ce genre à présent. Désormais l'in-
saisissable règne. Rien ni personne ne saurait appréhender la pensée au
corps. Elle n'a plus de corps. Le manuscrit était le corps du chef-d'œuvre.
Le manuscrit était périssable, et emportait avec lui l'âme, l'œuvre. L'œuvre,
faite feuille d'imprimerie, est délivrée. Elle n'est plus qu'âme. Tuez main-
tenant cette immortelle! Grâce à Gutenberg, l'exemplaire n'est plus épui-
sable. Tout exemplaire est germe, et a en lui sa propre renaissance possible
à des milliers d'éditions j l'unité est grosse de l'innombrable. Ce prodige
a sauvé l'intelligence universelle. Gutenberg, au quinzième siècle, sort de
l'obscurité terrible, ramenant des ténèbres ce captif racheté, l'esprit humain.
Gutenberg est à jamais l'auxiliaire de la vie 5 il est le collaborateur per-
manent de la civilisation en travail. Rien ne se fait sans lui. Il a marqué la
transition de l'homme esclave à l'homme libre. Essayez de l'ôter de la
civilisation, vous devenez Egypte. La seule décroissance de la liberté de la
presse diminue la stature d'un peuple.
Un des grands côtés de cette délivrance de l'homme par l'imprimerie,
c'est, insistons-y, la conservation indéfinie des poètes et des philosophes.
Gutenberg est comme le second père des créations de l'esprit. Avant lui,
oui, ceci était possible, un chef-d'œuvre mourait.
Chose lamentable à dire, la Grèce et Rome ont laissé des ruines de
livres. Toute une façade de l'esprit humain à demi écroulée, voilà l'anti-
quité. Ici, la masure d'une épopée, là une tragédie démantelée j de grands
vers frustes enfouis et défigurés, des frontons d'idées aux trois quarts tombés,
des génies tronqués comme des colonnes, des palais de pensée sans plafond
et sans porte, des ossements de poëmes, une tête de mort qui a été une
strophe, l'immortalité en décombres. On rêve sinistrement. L'oubli, cette
araignée, suspend sa toile entre le drame d'Eschyle et l'histoire de Tacite.
SHAKESPEARE L'ANCIEN. 9I
Où est Eschyle ? en morceaux partout. Eschyle est épars dans vingt
textes. Sa ruine, c'est dans une multitude d'endroits différents qu'il faut la
chercher. Athénée donne la dédicace A.u Temps, Macrobe le fragment de
l'Etna et l'hommage aux dieux Paliques, Pausanias l'épitaphe, le biographe
anonyme, Goltzius et Meursius, les titres des pièces perdues.
On sait par Cicéron, dans les Tmculanes, qu'Eschyle était pythagoricien,
par Hérodote qu'il fut brave à Marathon, par Diodore de Sicile que son
frère Amynias fut vaillant à Platée, par Justin que son frère Cynégyre fut
héroïque à Salamine. On sait par les didascalies que les Verses furent repré-
sentés sous l'archonte Ménon, les Sept Chefs devant Thebes sous l'archonte
Théagénides, l'OreSiie sous l'archonte Philoclèsj on sait par Aristote qu'Es-
chyle osa, le premier, faire parler deux personnages à la foisj par Platon,
que les esclaves assistaient à ses pièces j par Horace, qu'il inventa le masque
et le cothurne; par Pollux, que les femmes grosses avortaient à l'entrée
des Furiesj par Philostrate, qu'il abrégea les monodiesj par Suidas, que son
théâtre s'écroula sous la foule j par Élien, qu'il blasphéma; par Plutarque,
qu'il fut exilé; par Valère-Maxime, qu'un aigle le tua d'une tortue sur la
tête; par Quintilien, qu'on retoucha ses pièces; par Fabricius, que ses fils
sont accusés de lèse- paternité j par les marbres d'Arundel, la date de sa
naissance, la date de sa mort et son âge, soixante-neuf ans.
Maintenant ôtez du drame l'orient et mettez-y le nord, ôtez la Grèce et
mettez l'Angleterre, ôtez l'Inde et mettez l'Allemagne, cette autre mère
immense, AUmen, Tous-les-Hommes , ôtez Périclès et mettez Elisabeth,
ôtez le Parthénon et mettez la Tour de Londres, ôtez la plebs et mettez la
mob, ôtez la fatalité et mettez la mélancolie, ôtez la gorgone et mettez la
sorcière, ôtez l'aigle et mettez la nuée, ôtez le soleil et mettez sur la
bruyère frissonnante auvent le livide lever de la lune, et vous avez Sha-
kespeare.
Etant donnée la dynastie des génies, l'originalité de chacun étant abso-
lument réservée ,1e poëte de la formation carlovingienne devant succéder au
poëte de la formation jupitérienne et la brume gothique au mystère antique,
Shakespeare, c'est Eschyle II.
Reste le droit de la Révolution française, créatrice du troisième monde,
à être représentée dans l'art. L'Art est une immense ouverture, béante à
tout le possible.
LIVRE CINQUIEME.
LES ÂMES.
I
La production des âmes, c'est le secret de l'abîme. L'inné, quelle ombre !
Qu'est-ce que cette condensation d'inconnu qui se fait dans les ténèbres, et
d'où jaillit brusquement cette lumière, un génie ? quelle est la règle de ces
avènements-là ? O amour ! Le cœur humain fait son œuvre sur la terre ,
cela émeut les profondeurs. Quelle est cette incompréhensible rencontre de
la sublimation matérielle et de la sublimation morale en l'atome, indivisible
au point de vue de la vie, incorruptible au point de vue de la mort .^
L'atome, quelle merveille! Pas de dimension, pas d'étendue, ni hauteur,
ni largeur, ni épaisseur, aucune prise à une mesure quelconque, et tout dans
ce rien ! Pour l'algèbre , point géométrique. Pour la philosophie , âme.
Comme point géométrique, base de la science j comme âme, base de la foi.
Voilà ce que c'est que l'atome. Deux urnes, les sexes, puisent la vie dans
l'infini, et le renversement de l'une dans l'autre produit l'être. Ceci est la
norme pour tous, pour l'animal comme pour l'homme. Mais l'homme plus
qu'homme, d'où vient-il?
La suprême intelligence, qui est ici-bas le grand homme, quelle est la
force qui l'évoque, l'incorpore et la réduit à la condition humaine? Quelle
est la part de la chair et du sang dans ce prodige? Pourquoi certaines
étincelles terrestres vont-elles chercher certaines molécules célestes? Où
plongent ces étincelles, où vont-elles? comment s'y prennent-elles? Quel
est ce don de l'homme de mettre le feu à l'inconnu? Cette mine, l'infini,
cette extraction, un génie, quoi de plus formidable! D'où cela sort-il?
Comment cela se peut-il? Pourquoi, à un moment donné, celui-ci et non
celui-là? Ici, comme partout, l'incalculable loi des aflSnités apparaît, et
échappe. On entrevoit, mais on ne voit pas. O forgeron du gouffre, où
es-tu?
Les qualités les plus diverses, les plus complexes, les plus opposées en
apparence, entrent dans la composition des âmes. Les contraires ne s'excluent
94 WILLIAM SHAKESPEARE.
paS} loin de là, ils se complètent. Tel prophète contient un scoliastej tel
mage est un philologue. L'inspiration sait son métier. Tout poëte est un
critique ; témoin cet excellent feuilleton de théâtre que Shakespeare met
dans la bouche d'Hamlet. Tel esprit visionnaire est en même temps précis $
comme Dante qui écrit une rhétorique et une grammaire. Tel esprit exact
est en même temps visionnaire j comme Newton qui commente \'A.poca-
lypse; comme Leibniz qui démontre, nova inventa logtca, la sainte trinité.
Dante connaît la distinction des trois sortes de mots, parola piana, parola
sdrucciola, parola tronca : il sait que la piana donne un trochée, la sdrucciola
un dactyle et la tronca un ïambe. Newton est parfaitement sûr que le pape
est l'antéchrist. Dante combine et calcule j Newton rêve.
Nulle loi saisissable dans cette obscurité. Nul système possible. Les adhé-
rences et les cohésions croisent pêle-mêle leurs courants. Par moments on
imagine surprendre le phénomène de la transmission de l'idée, et il semble
qu'on voit distinctement une main prendre le flambeau à celui qui s'en va
pour le donner à celui qui arrive. 1642, par exemple, est une année
étrange. Galilée y meurt, Newton y naît. C'est bien. Voilà un fil, essayez
de le nouer; il se casse tout de suite. Voici une disparition : le 23 avril 1616,
le même jour, presque à la même minute, Shakespeare et Cervantes
meurent. Pourquoi ces deux flammes soufflées au même moment,'* Aucune
logique apparente. Un tourbillon dans la nuit.
A chaque instant des énigmes. Pourquoi Commode sort-il de Marc-
Aurèle }
Ces problèmes obsédaient dans le désert Jérôme, cet homme de l'antre,
cet Isaïe du Nouveau Testament 5 il interrompait les préoccupations de
l'éternité et l'attention au clairon de l'archange pour méditer sur telle âme
de païen qui l'intéressait 5 il supputait l'âge de Perse, rattachant cette
recherche à quelque chance obscure de salut possible pour ce poëte aimé
du cénobite à cause de sa sévérité j et rien n'est surprenant comme de voir
ce penseur farouche, demi-nu sur sa paille, ainsi que Job, disputer sur cette
question, frivole en apparence, de la naissance dun homme, avec Rufin et
Théophile d'Alexandrie, Rufin lui faisant remarquer qu'il se trompe dans
ses calculs et que. Perse étant né en décembre sous le consulat de Fabius
Persicus et de Vitellius et étant mort en novembre sous le consulat de
Pubhus Marius et d'Asinius Gallus, ces époques ne correspondent pas rigou-
reusement avec l'an II de la deux cent troisième olympiade et l'an II de la
deux cent dixième, dates fixées par Jérôme. Le mystère sollicite ainsi les
contemplateurs.
Ces calculs, presque hagards, de Jérôme, ou d'autres semblables, plus
d'un songeur les refait. Ne jamais trouver le point d'arrêt, passer d'une
LES AMES. 95
spirale à l'autre comme Archimède, et d'une 2one à l'autre comme
Alighieri, tomber en voletant dans le puits circulaire, c'est l'éternelle aven-
ture du songeur. Il se heurte à la paroi rigide où glisse le rayon pâle. 11
rencontre la certitude parfois comme un obstacle et la clarté parfois comme
une crainte. Il passe outre. Il est l'oiseau sous la voûte. C'est terrible.
N'importe. On songe.
Songer, c'est penser çà et là. Passim. Quelle est cette naissance d'Euripide
pendant cette bataille de Salamine où Sophocle, adolescent, prie, et où
Eschyle, homme fait, combat .^^ Quelle est cette naissance d'Alexandre dans
la nuit où est brûlé le temple d'Éphèse ? Quel lien entre ce temple et cet
homme ? Est-ce l'esprit conquérant et rayonnant de l'Europe qui , détruit
sous la forme chef-d'œuvre, reparaît sous la forme héros.'' Car n'oubliez pas
que Ctésiphon est l'architecte grec du temple d'Ephèse, Nous signalions
tout à l'heure la disparition simultanée de Shakespeare et de Cervantes, En
voici une autre, non moins surprenante. Le jour où Diogène meurt à
Corinthe, Alexandre meurt à Babylone. Ces deux cyniques, l'un du
haillon, l'autre de l'épée, s'en vont ensemble, et Diogène, avide de jouir
de l'immense lumière inconnue, va encore une fois dire à Alexandre :
Ketire-toi de mon soleil.
Que signifient certaines concordances des mythes représentés par les
hommes divins.? Quelle est cette analogie d'Hercule et de Jésus qui frap-
pait les pères de l'église, qui indignait Sorel, mais édifiait Du Perron, et
qui fait d'Alcide une espèce de miroir matériel de Christ? N'y a-t-il pas
communauté d'âme, et, à leur insu, communication entre le législateur
grec et le législateur hébreu, créant au même moment, sans se connaître et
sans que l'un soupçonne l'existence de l'autre, le premier l'aréopage, le
second le sanhédrin? Étrange ressemblance du jubilé de Moïse et du jubilé
de Lycurgue ! Qu'est-ce que ces paternités doubles, paternité du corps,
paternité de l'esprit, comme celle de David pour Salomon? "Vertiges, Escar-
pements. Précipices.
Qui regarde trop longtemps dans cette horreur sacrée sent l'immensité
lui monter à la tête. Qu'est-ce que la sonde vous rapporte, jetée dans ce
mystère ? Que voyez- vous? Les conjectures tremblent, les doctrines frisson-
nent, les hypothèses flottent j toute la philosophie humaine vacille à un
souffle sombre devant cette ouverture.
L'étendue du possible est en quelque sorte sous vos yeux. Le rêve qu'on
a en soi, on le retrouve hors de soi. Tout est indistinct. Des blancheurs
confuses se meuvent. Sont-ce des âmes ? On aperçoit dans les profondeurs
des passages d'archanges vagues, sera-ce un jour des hommes? Vous vous
prenez la tête dans les mains, vous tâchez de voir et de savoir. Vous êtes à
ç6 WILLIAM SHAKESPEARE.
la fenêtre dans l'inconnu. De toutes parts les épaisseurs des effets et des
causes, amoncelées les unes derrière les autres, vous enveloppent de brume.
L'homme qui ne médite pas vit dans l'aveuglement, l'homme qui médite
vit dans l'obscurité. Nous n'avons que le choix du noir. Dans ce noir, qui
est jusqu'à présent presque toute notre science, l'expérience tâtonne, l'obser-
vation guette, la supposition va et vient. Si vous y regardez très souvent,
vous devenez vates. La vaste méditation religieuse s'empare de vous.
Tout homme a en lui son Pathmos. Il est libre d'aller ou de ne point
aller sur cet effrayant promontoire de la pensée d'où l'on aperçoit les
ténèbres. S'il n'y va point, il reste dans la vie ordinaire, dans la conscience
ordinaire, dans la vertu ordinaire, dans la foi ordinaire ou dans le doute
ordinaire 5 et c'est bien. Pour le repos intérieur, c'est évidemment le mieux.
S'il va sur cette cime, il est pris. Les profondes vagues du prodige lui ont
apparu. Nul ne voit impunément cet océan-là. Désormais il sera le penseur
dilaté, agrandi, mais flottant j c'est-à-dire le songeur. Il touchera par un
point au poëte, et par l'autre au prophète. Une certaine quantité de lui
appartient maintenant à l'ombre. L'illimité entre dans sa vie, dans sa
conscience, dans sa vertu, dans sa philosophie. Il devient extraordinaire
aux autres hommes, ayant une mesure différente de la leur. Il a des devoirs
qu'ils n'ont pas. Il vit dans la prière diffuse, se rattachant, chose étrange, à
une certitude indéterminée qu'il appelle Dieu. Il distingue dans ce crépus-
cule assez de la vie antérieure et assez de la vie ultérieure pour saisir ces
deux bouts de fil sombre et y renouer son âme. Qui a bu boira, qui a
songé songera. 11 s'obstine à cet abîme attirant, à ce sondage de l'inexploré,
à ce désintéressement de la terre et de la vie, à cette entrée dans le défendu,
à cet effort pour tâter l'impalpable, à ce regard sur l'invisible, il y vient, il
y retourne, il s'y accoude, il s'y penche, il y fait un pas, puis deux, et
c'est ainsi qu'on pénètre dans l'impénétrable, et c'est ainsi qu'on s'en va
dans les élargissements sans bords de la méditation infinie.
Qui y descend est Kantj qui y tombe est Swedenborg.
Garder son libre arbitre dans cette dilatation, c'est être grand. Mais si
grand qu'on soit, on ne résout pas les problèmes. On presse l'abîme de
questions. Rien de plus. Quant aux réponses, elles sont là, mais mêlées à
l'ombre. Les énormes linéaments des vérités semblent parfois apparaître un
instant, puis rentrent et se perdent dans l'absolu. De toutes ces questions,
celle entre toutes qui nous obsède l'intelligence, celle entre toutes qui nous
serre le cœur, c'est la question de l'âme.
L'âme est-elle? première question. La persistance du moi est la soif de
l'homme. Sans le moi persistant, toute la création n'est pour lui qu'un
immense à quoi bon! Aussi écoutez la foudroyante affirmation qui jaillit
LES AMES. 97
de toutes les consciences. Toute la somme de Dieu qu'il y a sur la terre
dans tous les hommes se condense en un seul cri pour affirmer l'âme. Et
puis, deuxième question, y a-t-il de grandes âmes?
11 semble impossible d'en douter. Pourquoi pas de grandes âmes dans
l'humanité, comme de grands arbres dans la forêt, comme de grandes
cimes sur l'horizon ? On voit les grandes âmes comme on voit les grandes
montagnes. Donc, elles sont. Mais ici l'interrogation insiste j l'interrogation,
c'est l'anxiété 5 d'où viennent-elles.? que sont-elles.? qui sont-elles.? y a-t-il
des atomes plus divins que d'autres? Cet atome, par exemple, qui sera
doué d'irradiation ici-bas, celui-ci qui sera Thaïes, celui-ci qui sera Eschyle,
celui-ci qui sera Platon, celui-ci qui sera Ezéchiel, celui-ci qui sera Maccha-
bée, celui-ci qui sera Apollonius de Tyane, celui-ci qui sera Tertullien,
celui-ci qui sera Epictète, celui-ci qui sera Marc-Aurèle, celui-ci qui sera
Nestorius, celui-ci qui sera Pelage, celui-ci qui sera Gama, celui-ci qui sera
Copernic, celui-ci qui sera Jean Huss, celui-ci qui sera Descartes, celui-ci
qui sera Vincent de Paul, celui-ci qui sera Piranèse, celui-ci qui sera Was-
hington, celui-ci qui sera Beethoven, celui-ci qui sera Garibaldi, celui-ci
qui sera John Brown, tous ces atomes, âmes en fonction sublime parmi les
hommes, ont-ils vu d'autres univers et en apportent-ils l'essence sur la terre?
Les esprits chefs, les intelligences guides, qui les envoie? qui détermine
leur apparition? qui est juge du besoin actuel de l'humanité? qui choisit
les âmes ? qui fait l'appel des atomes ? qui ordonne les départs ? qui prémé-
dite les arrivées? L'atome trait d'union, l'atome universel, l'atome lien des
mondes, cxiste-t-il? N'est-ce point là la grande âme?
Compléter un univers par l'autre, verser sur le moins de l'un le trop de
l'autre, accroître ici la liberté, là la science, là l'idéal, communiquer aux
inférieurs des patrons de la beauté supérieure, échanger les effluves, appor-
ter le feu central à la planète, mettre en harmonie les divers mondes d'un
même système, hâter ceux qui sont en retard, croiser les créations, cette
fonction mystérieuse n'existe-t-elle pas?
N'est-elle pas remplie à leur insu par de cenains prédestinés, qui,
momentanément et pendant leur passage humain, s'ignorent en partie eux-
mêmes? Tel atome, moteur divin appelé âme, n'a-t-il pas pour emploi de
faire aller et venir un homme solaire parmi les hommes terrestres ? Puisque
l'atome floral existe, pourquoi l'atome steUaire n'existerait-il pas? Cet
homme solaire, ce sera tantôt le savant, tantôt le voyant, tantôt le calcula-
teur, tantôt le thaumaturge, tantôt le navigateur, tantôt l'architecte, tantôt
le mage, tantôt le législateur, tantôt le philosophe, tantôt le prophète,
tantôt le héros, tantôt le poëte. La vie de l'humanité marchera par eux. Le
roulement de la civilisation sera leur tâche. Ces attelages d'esprits traîneront
PHILOSOPHIE. — II. 7
98 WILLIAM SHAKESPEARE.
le char énorme. L'un dételé, l'autre repartira. Chaque achèvement de
siècle sera une étape. Jamais de solution de continuité. Ce qu'un esprit
aura ébauché, un autre esprit le terminera, liant le phénomène au phéno-
mène , quelquefois sans se douter de la soudure. A chaque révolution dans
les faits correspondra une révolution proportionnée dans les idées, et réci-
proquement. L'horizon ne pourra s'élargir à droite sans s'étendre à gauche.
Les hommes les plus divers, les plus contraires parfois, adhéreront par des
côtés inattendus, et dans ces adhérences éclatera l'impérieuse logique du
progrès. Orphée, Bouddha, Confucius, Zoroastre, Pythagore, Moïse, Ma-
nou, Mahomet, d'autres encore, seront les chaînons de la même chaîne.
Un Gutenberg, découvrant le procédé d'ensemencement de la civilisation
et le mode d'ubiquité de la pensée, sera suivi d'un Christophe Colomb
découvrant un champ nouveau. Un Christophe Colomb découvrant un
monde sera suivi d'un Luther découvrant une liberté. Après Luther, nova-
teur dans le dogme, viendra Shakespeare, novateur dans l'art. Un génie
finit l'autre.
Mais pas dans la même région. L'astronome s'ajoute au philosophe; le
législateur est l'exécuteur des volontés du poëte -, le libérateur armé prête
main-forte au libérateur pensant; le poëte corrobore l'homme d'état. New-
ton est l'appendice de Bacon ; Danton dérive de Diderot ; Milton confirme
Cromwell; Byron appuie Botzaris; Eschyle, avant lui, a aidé Miltiade.
L'œuvre est mystérieuse pour ceux mêmes qui la font. Les uns en ont
conscience, les autres point. A des distances très grandes, à des intervalles
de siècles, les corrélations se manifestent, surprenantes; l'adoucissement des
mœurs humaines, commencé par le révélateur religieux, sera mené à fin
par le raisonneur philosophique, de telle sorte que Voltaire continue Jésus,
Leur œuvre concorde et coïncide. Si cette concordance dépendait d'eux,
tous deux y résisteraient peut-être, l'un, l'homme divin, indigné dans son
martyre, l'autre, l'homme humain, humilié dans son ironie; mais cela est.
Quelqu'un qui est très haut l'arrange ainsi.
Oui, méditons sur ces vastes obscurités, La rêverie est un regard qui a
cette propriété de tant regarder l'ombre qu'il en fait sortir la clarté.
L'humanité se développant de l'intérieur à l'extérieur, c'est là, à propre-
ment parler, la civilisation L'intelligence humaine se fait rayonnement,
et, de proche en proche, gagne, conquiert et humanise la matière. Domes-
tication sublime. Ce travail a des phases; et chacune de ces phases, mar-
quant un âge dans le progrès, est ouverte ou fermée par un de ces êtres
qu'on appelle génies. Ces esprits missionnaires, ces légats de Dieu, ne
portent-ils pas en eux une sorte de solution partielle de cette question si
abstruse du libre arbitre? L'apostolat, étant un acte de volonté, touche
LES AMES. 99
d'un côté à la liberté, et, de l'autre, étant une mission, touche par la pré-
destination à la fatalité. Le volontaire nécessaire. Tel est le messie j tel est
le génie.
Maintenant revenons, — car toutes les questions qui se rattachent au
mystère sont le cercle et l'on n'en peut sortir, — revenons à notre point de
départ et à notre interrogation première : Qu'est-ce qu'un génie .'* Ne serait-
ce pas une âme cosmique ? ne serait-ce pas une âme pénétrée d'un rayon de
l'inconnu.? Dans quelles profondeurs se préparent ces espèces d'âmes? quels
stages font-elles.? quels milieux traversent-elles.? quelle est la germination
qui précède l'éclosion .? quel est le mystère de l'avant-naissance .? où était
cet atome .? Il semble qu'il soit le point d'intersection de toutes les forces.
Comment toutes les puissances viennent-elles converger et se nouer en unité
indivisible dans cette intelligence souveraine .? qui a couvé cet aigle .? l'incu-
bation de l'abîme sur le génie, quelle énigme! Ces hautes âmes, momen-
tanément propres à la terre, n'ont-elles pas vu autre chose.? est-ce pour cela
qu'elles nous arrivent avec tant d'intuitions .? quelques-unes semblent pleines
du songe d'un monde antérieur. Est-ce de là que leur vient cet effarement
qu'elles ont quelquefois? est-ce là ce qui leur inspire des paroles surpre-
nantes ? est-ce là ce qui leur donne de certains troubles étranges ? est-ce là
ce qui les halluciné jusqu'à leur faire, pour ainsi dire, voir et toucher des
choses et des êtres imaginaires ? Moïse avait son buisson ardent, Socrate son
démon familier, Mahomet sa colombe, Luther son follet jouant avec sa
plume et auquel il disait : paix là! Pascal son précipice ouvert qu'il cachait
avec un paravent.
Beaucoup de ces âmes majestueuses ont évidemment la préoccupation
d'une mission. Elles se comportent par moments comme si elles savaient.
Elles paraissent avoir une certitude confuse. Elles l'ont. Elles l'ont pour le
mystérieux ensemble. Elles l'ont aussi pour le détail. Jean Huss mourant
prédit Luther. Il s'écrie : IJous hruk';^ l'oie (Hus), mais le cygne viendra. Qui
envoie ces âmes.? qui les suscite? quelle est la loi de leur formation anté-
rieure et supérieure à la vie? qui les approvisionne de force, de patience,
de fécondation, de volonté, de colère? à quelle urne de bonté ont-elles
puisé la sévérité ? dans quelle région des foudres ont-elles recueilli l'amour ?
Chacune de ces grandes âmes nouvelles venues renouvelle la philosophie,
ou l'art, ou la science, ou la poésie, et refait ces mondes à son image. Elles
sont comme imprégnées de création. Il se détache par moments de ces
âmes une vérité qui brille sur les questions où elle tombe. Telle de ces
âmes ressemble à un astre qui égoutterait de la lumière. De quelle source
prodigieuse sortent-elles donc, qu'elles sont toutes différentes? pas une ne
dérive de l'autre, et pourtant elles ont cela de commun que, toutes, elles
7-
loo WILLIAM SHAKESPEARE.
apportent de l'infini. Questions incommensurables et insolubles. Cela n'em-
pêche pas les bons pédants et les capables de se rengorger, et de dire, en
montrant du doigt sur le haut de la civilisation le groupe sidéral des génies :
Vous n'aurez plus de ces hommes-là. On ne les égalera pas. Il n'y en a plus.
Nous vous le déclarons, la terre a épuisé son contingent de grands esprits.
Maintenant décadence et clôture. Il faut en prendre son parti. On n'aura
plus de génies. — Ah! vous avez vu le fond de l'insondable, vous!
II
Non, tu n'es pas fini. Tu n'as pas devant toi la borne, la limite, le
terme, la frontière. Tu n'as pas à ton extrémité, comme l'été l'hiver,
comme l'oiseau la lassitude, comme le torrent le précipice, comme l'océan
la falaise, comme l'homme le sépulcre. Tu n'as point d'extrémité. Le « tu
n'iras pas plus loin », c'est toi qui le dis, et on ne te le dit pas. Non, tu ne
dévides pas un écheveau qui diminue et dont le fil casse. Non, tu ne restes
pas court. Non, ta quantité ne décroît pasj non, ton épaisseur ne s'amincit
pasj non, ta faculté n'avorte pasj non, il n'est pas vrai qu'on commence
à apercevoir dans ta toute-puissance cette transparence qui annonce la fin
et à entrevoir derrière toi autre chose que toi. Autre chose ! et quoi donc ?
l'obstacle. L'obstacle à qui.? L'obstacle à la création ! l'obstacle à l'immanent!
l'obstacle au nécessaire! Quel rêve!
Quand tu entends les hommes dire : «Voici jusqu'où va Dieu. Ne lui
demandez pas davantage. Il part d'ici, et s'arrête là. Dans Homère, dans
Aristote, dans Newton, il vous a donné tout ce qu'il avait. Laissez-le tran-
quille maintenant. Il est vidé. Dieu ne recommence pas. Il a pu faire cela
une fois, il ne le peut deux fois. Il s'est dépensé tout entier dans cet homme-
ci j il ne reste plus assez de Dieu pour faire un homme pareil.» Quand tu
les entends dire ces choses, si tu étais homme comme eux, tu sourirais dans
ta profondeur terrible j mais tu n'es pas dans une profondeur terrible , et
étant la bonté, tu n'as pas de sourire. Le sourire est une ride fugitive, ignorée
de l'absolu.
Toi, atteint de refroidissement j toi, cesser j toi, t'interromprej toi, dire :
halte! Jamais. Toi, tu serais forcé de reprendre ta respiration après avoir
créé un homme! Non, quel que soit cet homme, tu es Dieu. Si cette pâle
multitude de vivants, en présence de l'inconnu, a à s'étonner et à s'effrayer
de quelque chose, ce n'est pas de voir sécher la sève génératrice et les nais-
sances se stériliser, c'est, ô Dieu, du déchaînement éternel des prodiges.
LES AMES. lOl
L'ouragan des miracles souffle perpétuellement. Jour et nuit les phénomènes
en tumulte surgissent autour de nous de toutes parts, et, ce qui n'est pas la
moindre merveille, sans troubler la majestueuse tranquillité de l'Etre. Ce
tumulte, c'est l'harmonie.
Les énormes ondes concentriques de la vie universelle sont sans bords.
Ce ciel étoile que nous étudions n'est qu'une apparition partielle. Nous ne
saisissons du réseau de l'être que quelques mailles. La complication du phé-
nomène, laquelle ne se laisse entrevoir, au delà de nos sens, qu'à la contem-
plation et à l'extase, donne le vertige à l'esprit. Le penseur qui va jusque-là
n'est plus pour les autres hommes qu'un visionnaire. L'enchevêtrement
nécessaire du perceptible et du non perceptible frappe de stupeur le philo-
sophe. Cette plénitude est voulue par ta toute-puissance, qui n'admet point
de lacune. La pénétration des univers dans les univers fait partie de ton
infinitude. Ici nous étendons le mot univers à un ordre de faits qu'aucune
astronomie n'atteint. Dans le cosmos que la vision épie et qui échappe à nos
organes de chair, les sphères entrent dans les sphères, sans se déformer, la
densité des créations étant différente j de telle sorte que, selon toute apparence,
à notre monde est inexprimablement amalgamé un autre monde, invisible
pour nous invisibles pour lui.
Et toi, centre et lieu des choses, toi, l'Etre, tu tarirais! Les sérénités
absolues pourraient, à de certains moments, être inquiètes du manque de
moyens de l'infini! Les lumières dont une humanité a besoin, il viendrait
une heure où tu ne pourrais plus les lui fournir! Mécaniquement infatigable,
tu pourrais être à bout de force dans l'ordre intellectuel et moral! On pourrait
dire : Dieu est éteint de ce côté-là ! Non ! non ! non ! ô Père !
Phidias fait ne t'empêche pas de faire Michel- Ange, Michel- Ange créé,
il te reste de quoi produire Rembrandt. Un Dante ne te fatigue pas. Tu n'es
pas plus épuisé par un Homère que par un astre. Les aurores à côté des
aurores, le renouvellement indéfini des météores, les mondes par-dessus les
mondes, le passage prodigieux de ces étoiles incendiées qu'on appelle
comètes, les génies, et puis les génies, Orphée, puis Moïse, puis Isaïe,
puis Eschyle, puis Lucrèce, puis Tacite, puis Ju vénal, puis Cervantes et
Rabelais, puis Shakespeare, puis Molière, puis Voltaire, ceux qui sont
venus et ceux qui viendront, cela ne te gêne pas. Pêle-mêle de constellations.
Il y a de la place dans ton immensité.
DEUXIÈME PARTIE
LIVRE PREMIER.
SHAKESPEARE. — SON GÉNIE.
.1
« Shakespeare, dit Forbes, n'a ni le talent tragique ni le talent comique.
Sa tragédie est artificielle et sa comédie n'est qu'instinctive. » Johnson
confirme le verdict : Sa tragédie eH le produit de l'induBrie et sa comédie le produit
de VinHin^. Apres que Forbes et Johnson lui ont contesté le drame, Green
lui conteste l'originalité. Shakespeare est «un plagiaire «j Shakespeare est
(( un copiste » j Shakespeare « n'a rien inventé » $ c'est « un corbeau paré des
plumes d'autrui » i il pille Eschyle, Boccace, Bandello, Hollinshed, Belle-
forest, Benoist de Saint-Maurj il pille Layamon, Robert de Glocester,
Robert "Wace, Pierre de Langtoft, Robert Manning, John de Mandeville,
Sackville, Spencerj il pille XArcadie de Sidneyj il pille l'anonyme de la
True Cronicle of King Leirj il pille à Rowley, dans Tl?e trouhlesome rei^ of
KingJohn (1591), le caractère du bâtard Faulconbridge (*l Shakespeare pille
Thomas Greenej Shakespeare pille Dekk et Chettlc. Hamlet n'est pas de
luii Othello n'est pas de luij Timon d'Athènes n'est pas de lui} rien n'est de
lui. Pour Green, Shakespeare n'est pas seulement «enfleur de vers blancs»,
un «secoue-scènes» {sha^scene), un Johannes faSîotum (allusion au métier de
call-boy et de figurant)} Shakespeare est une bête féroce. Corbeau ne suf-
fit plus, Shakespeare est promu tigre. Voici le texte : Tiger's heart wrapt in
a players hide. Cœur de tigre caché sous la peau d'un comédien {A. Groars-
worth ofwit, 1592).
Thomas Rhymer juge Othello : « La morale de cette fable est assurément
fort instructive. Elle est pour les bonnes ménagères un avertissement de
bien veiller à leur linge. » Puis le même Rhymer veut bien cesser de rire
et prendre Shakespeare au sérieux : «...Quelle impression édifiante et utile
un auditoire peut-il emporter d'une telle poésie } A quoi cette poésie peut-
"' Victor Hugo emploie l'ancienne orthographe adoptée par son fils François- Victor dans sa
traduction. {Note de l'e'diteur,)
Io6 WILLIAM SHAKESPEARE.
elle servir, sinon à égarer notre bon sens, à jeter le désordre dans nos pensées,
à troubler notre cerveau, à pervertir nos instincts, à fêler nos imaginations,
à corrompre notre goût, et à nous remplir la tête de vanité, de confusion,
de tintamarre et de galimatias ? » Ceci s'imprimait quatrevingts ans après la
mort de Shakespeare, en 1693. Tous les critiques et tous les connaisseurs
étaient d'accord.
Voici quelques-uns des reproches unanimement adressés à Shakespeare :
— Concetti, jeux de mots, calembours. — Invraisemblance, extravagance,
absurdité. — Obscénité. — Puérilité. — Enflure, emphase, exagération. —
Clinquant, pathos, — Recherche des idées, affectation du style. — Abus
du contraste et de la métaphore. — Subtilité. — Immoralité. — Écrire
pour le peuple. — Sacrifier à la canaille. — Se plaire dans l'horrible. —
N'avoir point de grâce. — N'avoir point de charme. — Dépasser le but.
— Avoir trop d'esprit. — N'avoir pas d'esprit. — Faire «trop grand». —
«Faire grand».
— Ce Sha^ipeare eH un esprit grossier et barbare, dit lord Shalesbury. Dryden
ajoute ; Shake^eare eB ininteUigible. Mistress Lennox donne à Shakespeare
cette patoche : Ce poëte altère la vérité hiBorique, Un critique allemand de 1680,
Bentheim, se sent désarmé, parce que, dit-il, Shake^eare eH une tête pleine de
drôlerie. Ben Jonson, le protégé de Shakespeare, raconte lui-même ceci (xi,
175, édition Gifford) : «Je me rappelle que les comédiens mentionnaient
à l'honneur de Shakespeare que, dans ses écrits, il ne raturait jamais une
ligne 3 je répondis : l'iut a Dieu qu'il en eût raturé mille!)) Ce vœu, du reste,
fut exaucé par les honnêtes éditeurs de 1623, Blount et Jaggard. Ils retran-
chèrent, rien que dans Hamlet, deux cents lignes 5 ils coupèrent deux cent
vingt lignes dans leKoi Lear. Garrick ne jouait à Drury-Lane que le Koi Lear
de Nahum Tate. Écoutons encore Rhymer : « Othello est une farce sanglante
et sans sel. » Johnson ajoute : Jules César, tragédie froide et peu faite pour
émouvoir. » « J'estime, dit Warburton dans sa lettre au doyen de Saint-Asaph,
que Swift a bien plus d'esprit que Shakespeare, et que le comique de
Shakespeare, tout à fait bas, est bien inférieur au comique de Shadwell. »
Quant aux sorcières de Macbeth, « rien n'égale, dit ce critique du dix-septième
siècle, Forbes, répété par un critique du dix-neuvième, le ridicule d'un
pareil spectacle». Samuel Foote, l'auteur du Jeune Hypocrite, fait cette décla-
ration : « Le comique de Shakespeare est trop gros et ne fait pas rire. C'eH
de la bouffonnerie sans eSprit.)) Enfin, Pope, en 1725, trouve la raison pour
laquelle Shakespeare a fait ses drames, et s'écrie : Il faut bien manger]
Après ces paroles de Pope , on ne comprend guère à quel propos Voltaire ,
ahuri de Shakespeare, écrit : «Shakespeare, que les an^aù prennent pour un
Sophocle, florissait à peu près dans le temps de Lopez [Lope, s'il vous plaît^
SHAKESPEARE. — SON GENIE. 107
Voltaire) de Vega. » Voltaire ajoute : «Vous n'ignorez pas que dans Hamlet
des fossoyeurs creusent une fosse en buvant, en chantant des vaudevilles, et
en faisant sur les têtes des morts des plaisanteries convenables à gens de
leur métier. » Et, concluant, il qualifie ainsi toute la scène : « Ces sottises. »
Il caractérise les pièces de Shakespeare de ce mot : « Farces monstrueuses
qu'on appelle tragédies», et complète le prononcé de l'arrêt en déclarant
que Shakespeare « a perdu le théâtre anglais » .
Marmontel vient voir Voltaire à Ferney. Voltaire était au lit, il tenait un
livre à la main, tout à coup il se dresse, jette le livre, allonge ses jambes
maigres hors du lit, et crie à Marmontel : — ^otre ShaJ^^eare eB un huron.
— Ce n'eH pas mon Sha^^eare du tout, répond Marmontel.
Shakespeare était pour Voltaire une occasion de montrer son adresse au
tir. Voltaire le manquait rarement. Voltaire tirait à Shakespeare comme les
paysans tirent à l'oie. C'était Voltaire qui en France avait commencé le feu
contre ce barbare. Il le surnommait le saint ChriBophe des tragiques. Il disait
à madame de Grafigny : Sha^Speare pour rire. Il disait au cardinal de Bernis :
«Faites de jolis vers, délivrez-nous, monseigneur, des fléaux, des welches,
de l'académie du roi de Prusse, de la bulle Unigenitm, des constitutionnaires
et des convulsionnaires, et de ce niais de Shakespeare ! Libéra nos, Domine. »
L'attitude de Fréron vis-à-vis de Voltaire a, devant la postérité, pour circon-
stance atténuante l'attitude de Voltaire vis-à-vis de Shakespeare. Du reste,
pendant tout le dix-huitième siècle. Voltaire fait loi. Du moment où Voltaire
bafoue Shakespeare, les anglais d'esprit, tels que Milord maréchal, raillent
à la suite. Johnson confesse l'i^orance et la vulgarité de Shakespeare. Frédé-
ric II s'en mêle. Il écrit à Voltaire à propos de Jules César : « Vous avez bien
fait de refaire selon les principes la pièce informe de cet anglais. » Voilà où
en est Shakespeare au siècle dernier. Voltaire l'insulte; La Harpe le protège :
«Shakespeare lui-même, tout grossier qu'il était, n'était pas sans lecture et
sans connaissance. » (La Harpe. Introduêiion au cours de littérature.)
De nos jours, le genre de critiques dont on vient de voir quelques échan-
tillons ne s'est pas découragé. Coleridge parle de Mesure pour mesure : —
« Comédie pénible » , insinue-t-il. — Révoltante, dit M. Knight. — Dégoû-
tante, reprend M. Hunter.
En 1804, l'auteur d'une de ces Biographies universelles idiotes où l'on trouve
moyen de raconter l'histoire de Calas sans prononcer le nom de Voltaire,
et que les gouvernements, sachant ce qu'ils font, patronnent et subven-
tionnent volontiers, un nommé Delandine, sent le besoin de prendre une
balance et de juger Shakespeare, et, après avoir dit que aShal^^ear, qui se
prononce Che^^ir, » avait, dans sa jeunesse, «dérobé les bêtes fauves d'un
seigneur » , il ajoute : « La nature avait rassemblé dans la tête de ce poëte ce
Io8 WILLIAM SHAKESPEARE.
qu'on peut imaginer de plus grand, avec ce que la grossièreté sans esprit
peut avoir de plus bas. » Dernièrement, nous lisions cette chose écrite il y
a peu de temps par un cuistre considérable, qui est vivant : «Les auteurs
secondaires et les poètes inférieurs, tels que Shakespeare » , etc.
II
Qui dit poëte dit en même temps et nécessairement historien et philo-
sophe. Hérodote et Thaïes sont inclus dans Homère. Shakespeare, lui aussi,
est cet homme triple. Il est en outre le peintre, et quel peintre! le peintre
colossal. Le poëte en effet fait plus que de raconter, il montre. Les poètes
ont en eux un réflecteur, l'observation, et un condensateur, l'émotion} de
là ces grands spectres lumineux qui sortent de leur cerveau, et qui s'en vont
flamboyer à jamais sur la ténébreuse muraille humaine. Ces fantômes sont.
Exister autant qu'Achille, ce serait l'ambition d'Alexandre. Shakespeare a
la tragédie, la comédie, la féerie, l'hymne, la farce, le vaste rire divin, la
terreur et l'horreur, et, pour tout dire en un mot, le drame. Il touche aux
deux pôles. Il est de l'olympe et du théâtre de la foire. Aucune possibilité
ne lui manque.
Quand il vous tient, vous êtes pris. N'attendez de lui aucune miséricorde.
Il a la cruauté pathétique. Il vous montre une mère. Constance mère
d'Arthur, et quand il vous a amené à ce point d'attendrissement que vous
ayez le même cœur qu'elle, il tue son enfant; il va en horreur plus loin
même que l'histoire, ce qui est diflicile; il ne se contente pas de tuer
Rutland et de désespérer Yorkj il trempe dans le sang du fils le mouchoir
dont il essuie les yeux du père. Il fait étouffer l'élégie parle drame, Desde-
mona par Othello. Nulle atténuation à l'angoisse. Le génie est inexorable.
Il a sa loi et la suit. L'esprit aussi a ses plans inclinés, et ces versants déter-
minent sa direction. Shakespeare coule vers le terrible. Shakespeare, Eschyle,
Dante, sont de grands fleuves d'émotion humaine penchant au fond de leur
antre l'urne des larmes.
Le poëte ne se limite que par son butj il ne considère que la pensée à
accomplit; il ne reconnaît pas d'autre souveraineté et pas d'autre nécessité
que l'idée; car, l'art émanant de l'absolu, dans l'art comme dans l'absolu,
la fin justifie les moyens. C'est là, soit dit en passant, une de ces déviations
à la loi ordinaire terrestre qui font rêver et réfléchir la haute critique et lui
révèlent le côté mystérieux de l'art. Dans l'art surtout est visible le ^uid
divinum. Le poëte se meut dans son œuvre comme la providence dans la
SHAKESPEARE. — SON GÉNIE. 109
sienne i il émeut, consterne, frappe, puis relève ou abat, souvent à l'inverse
de votre attente, vous creusant l'âme par la surprise. Maintenant méditez.
L'art a, comme l'infini, un Parceque supérieur à tous les Pourquoi. Allez
donc demander le pourquoi d'une tempête à l'océan, ce grand lyrique. Ce
qui vous semble odieux ou bizarre a une intime raison d'être. Demandez à
Job pourquoi il racle le pus de son ulcère avec un tesson, et à Dante pour-
quoi il coud avec un fil de fer les paupières des larves du purgatoire, faisant
couler de ces coutures on ne sait quels pleurs effroyables '•> ! Job continue de
nettoyer sa plaie avec son tesson et d'essuyer son tesson à son fumier, et
Dante passe son chemin. De même Shakespeare.
Ses horreurs souveraines régnent et s'imposent. Il y mêle, quand bon
lui semble, le charme, ce charme auguste des forts, aussi supérieur à la
douceur faible, à l'attrait grêle, au charme d'Ovide ou de Tibulle, que la
Vénus de Milo à la Vénus de Médicis. Les choses de l'inconnu, les pro-
blèmes métaphysiques reculant devant la sonde, les énigmes de l'âme et de
la nature, qui est aussi une âme, les intuitions lointaines de l'éventuel
inclus dans la destinée, les amalgames de la pensée et de l'événement,
peuvent se traduire en figurations délicates et remplir la poésie de types
mystérieux et exquis, d'autant plus ravissants qu'ils sont un peu douloureux,
à demi adhérents à l'invisible, et en même temps très réels, préoccupés de
l'ombre qui est derrière eux, et tâchant de vous plaire cependant. La grâce
profonde existe.
Le joli grand est possible j il est dans Homère, Astyanax en est un type,
mais la grâce profonde dont nous parlons est quelque chose de plus que
cette délicatesse épique. Elle se complique d'un certain trouble et sous-
entend l'infini. C'est une sorte de rayonnement clair-obscur. Les génies
modernes seuls ont cette profondeur dans le sourire qui , en même temps
qu'une élégance, fait voir un abîme.
Shakespeare possède cette grâce, qui est tout le contraire de la grâce
maladive, bien qu'elle lui ressemble, contenant, elle aussi, de la tombe.
Le deuil, le grand deuil du drame, qui n'est pas autre chose que le
milieu humain apporté dans l'art, enveloppe cette grâce et cette horreur.
Hamlet, le doute, est au centre de son œuvre, et, aux deux extrémités,
l'amour, Roméo et Othello, l'amour de l'aube et l'amour du soir. Hamlet,
toute l'âme j Roméo et Othello, tout le cœur. Il y a de la lumière dans les
'*' «Et comme le soleil n'arrive pas aux lorsqu'il ne demeure pas tranquille». (L^Pwr-
aveugles, ainsi les ombres dont je parlais tout gatoire, chapitre xiii.) — Nous citons l'excel-
à l'heure n'ont pas le don de la lumière du lente traduction de M. Fiorcntino. {Note du
ciel. À toutes un fil de fer perce et coud les Manuscrit.)
paupières, comme on fait à l'épervier sauvage
IIO WILLIAM SHAKESPEARE.
plis du linceul de Juliette, mais rien que de la noirceur dans le suaire
d'Ophéiia dédaignée et de Desdemona soupçonnée. Ces deux innocences
auxquelles l'amour a manqué de parole ne peuvent être consolées. Des-
demona chante la chanson du saule sous lequel l'eau entraîne Ophélia.
Elles sont sœurs sans se connaître, et se touchent par l'âme, quoique
chacune ait son drame à part. Le saule frissonne sur toutes deux. Dans le
mystérieux chant de la calomniée qui va mourir flotte la noyée écheveléc,
entrevue.
Shakespeare dans la philosophie va parfois plus avant qu'Homère. Au
delà de Priam il y a Learj pleurer l'ingratitude est pire que pleurer la
mort. Homère rencontre l'envieux et le frappe du sceptre, Shakespeare
donne le sceptre à l'envieux, et de Thersite il fait Richard III j l'envie est
d'autant plus mise à nu qu'elle est vêtue de pourpre 5 sa raison d'être est
alors visiblement toute en elle-mêmej le trône envieux, quoi de plus
saisissant !
La difformité tyran ne suffit pas à ce philosophes il lui faut aussi la
difformité valet, et il crée Falstaff. La dynastie du bon sens, inaugurée
dans Panurge, continuée dans Sancho Pança, tourne à mal et avorte dans
Falstaff. L'écueil de cette sagesse-là, en effet, c'est la bassesse. Sancho Pança,
adhérent à l'âne, fait corps avec l'ignorance} Falstaff, glouton, poltron,
féroce, immonde, face et panse humaines terminées en brute, marche
sur les quatre pattes de la turpitude j Falstaff est le centaure du porc.
Shakespeare est, avant tout, une imagination. Or, c'est là une vérité
que nous avons indiquée déjà et que les penseurs savent, l'imagination est
profondeur. Aucune faculté de l'esprit ne s'enfonce et ne creuse plus que
l'imagination, c'est la grande plongeuse. La science, arrivée aux derniers
abîmes, la rencontre. Dans les sections coniques, dans les logarithmes, dans
le calcul différentiel et intégral, dans le calcul des probabilités, dans le
calcul infinitésimal, dans le calcul des ondes sonores, dans l'application de
l'algèbre à la géométrie, l'imagination est le coefficient du calcul, et les
mathématiques deviennent poésie. Je crois peu à la science des savants
bêtes.
Le poëte philosophe parce qu'il imagine. C'est pourquoi Shakespeare a
ce maniement souverain de la réalité qui lui permet de se passer avec elle
son caprice. Et ce caprice lui-même est une variété du vrai. Variété qu'il
faut méditer. À quoi ressemble la destinée, si ce n'est à une fantaisie.? Rien
de plus incohérent en apparence, rien de plus mal attaché, rien de plus
mal déduit. Pourquoi couronner ce monstre , Jean .? pourquoi tuer cet enfant,
Arthur ? pourquoi Jeanne d'Arc brûlée ? pourquoi Monk triomphant ?
pourquoi Louis XV heureux ? pourquoi Louis XVI puni ? Laissez passer la
SHAKESPEARE. — SON GENIE. III
logique de Dieu. C'est dans cette logique-là qu'est puisée la fantaisie du
poëte. La comédie éclate dans les larmes, le sanglot naît du rire, les figures
se mêlent et se heurtent, des formes massives, presque des bêtes, passent
lourdement, des larves, femmes peut-être, peut-être fumée, ondoient 5 les
âmes, libellules de l'ombre, mouches crépusculaires, frissonnent dans tous
ces roseaux noirs que nous appelons passions et événements. A un pôle
lady Macbeth, à l'autre Titania. Une pensée colossale et un caprice
immense.
Qu'est-ce que la Tempête, Troilus et Cressida, les Gentilshommes de TJérone, les
Commh'es de W^indsor, le Songe d'été, le Songe d'hiver^ c'est la fantaisie, c'est
l'arabesque. L'arabesque dans l'art est le même phénomène que la végé-
tation dans la nature. L'arabesque pousse, croît, se noue, s'exfolie, se
multiplie, verdit, fleurit, s'embranche à tous les rêves. L'arabesque est
incommensurable 5 elle a une puissance inouïe d'extension et d'agrandisse-
menti elle emplit des horizons et elle en ouvre d'autresj elle intercepte les fonds
lumineux par d'innombrables entre-croisements, et, si vous mêlez à ce
branchage la figure humaine, l'ensemble est vertigineux; c'est un saisisse-
ment. On distingue à claire-voie, derrière l'arabesque, toute la philosophie;
la végétation vit, l'homme se panthéise; il se fait dans le fini une combi-
naison d'infini, et, devant cette œuvre où il y a de l'impossible et du vrai,
l'âme humaine frissonne d'une émotion obscure et suprême.
Du reste, il ne faut laisser envahir ni l'édifice par la végétation, ni le
drame par l'arabesque.
Un des caractères du génie, c'est le rapprochement singulier des facultés
les plus lointaines. Dessiner un astragale comme l'Arioste, puis creuser les
âmes comme Pascal, c'est cela qui est le poëte. Le for intérieur de l'homme
appartient à Shakespeare. Il vous en fait à chaque instant la surprise. Il tire
de la conscience tout l'imprévu qu'elle contient. Peu de poètes le dépassent
dans cette recherche psychique. Plusieurs des particularités les plus étranges
de l'âme humaine sont indiquées par lui. Il fait savamment sentir la sim-
plicité du fait métaphysique sous la complication du fait dramatique. Ce
qu'on ne s'avoue pas, la chose obscure qu'on commence par craindre et
qu'on finit par désirer, voilà le point de jonction et le surprenant lieu de
rencontre du cœur des vierges et du cœur des meurtriers, de l'âme de Juliette
et de l'âme de Macbeth; l'innocente a peur et appétit de l'amour comme
le scélérat de l'ambition; périlleux baisers donnés à la dérobée au fantôme,
ici radieux , là farouche.
A toutes zçs, profusions, analyse, synthèse, création en chair et en os, rêverie,
fantaisie, science, métaphysique, ajoutez l'histoire, ici l'histoire des historiens,
là l'histoire du conte; des spécimens de tout; du traître, depuis Macbeth,
112 WILLIAM SHAKESPEARE.
l'assassin de l'hôte, jusqu'à Coriolan, l'assassin de la patrie j du despote,
depuis le tyran cerveau. César, jusqu'au tyran ventre Henri VIII j du car-
nassier, depuis le lion jusqu'à l'usurier. On peut dire à Shylock : Biefi
mordu, juif! Et, au fond de ce drame prodigieux , sur la bruyère déserte, au
crépuscule, pour promettre aux meurtriers des couronnes, se dressent trois
silhouettes noires, où Hésiode peut-être, à travers les siècles, reconnaît les
Parques. Une force démesurée, un charme exquis, la férocité épique, la
pitié, la faculté créatrice, la gaîté, cette haute gaîté inintelligible aux enten-
dements étroits, le sarcasme, le puissant coup de fouet aux méchants, la
grandeur sidérale , la ténuité microscopique, une poésie illimitée qui a un
zénith et un nadir, l'ensemble vaste, le détail profond, rien ne manque à
cet esprit. On sent, en abordant l'œuvre de cet homme, le vent énorme qui
viendrait de l'ouverture d'un monde. Le rayonnement du génie dans tous
les sens, c'est là Shakespeare, totm in antithesi, dit Jonathan Forbes.
III
Un des caractères qui distinguent les génies des esprits ordinaires, c'est
que les génies ont la réflexion double, de même que l'escarboucle, au dire
de Jérôme Cardan, diffère du cristal et du verre en ce qu'elle a la double
réfraction.
Génie et escarboucle, double réflexion, même phénomène dans l'ordre
moral et dans l'ordre physique.
Ce diamant des diamants, l'escarboucle existe-t-elle ? C'est une question.
L'alchimie dit oui, la chimie cherche. Quant au génie, il est. Il suffit de
lire le premier vers venu d'Eschyle ou de Juvénal pour trouver cette escar-
boucle du cerveau humain.
Ce phénomène de la réflexion double élève à la plus haute puissance
chez les génies ce que les rhétoriques appellent l'antithèse, c'est-à-dire la
faculté souveraine de voir les deux côtés des choses.
Je n'aime pas Ovide, ce proscrit lâche, ce lécheur de mains sanglantes,
ce chien couchant de l'exil, ce flatteur lointain et dédaigné du tyran, et je
hais le bel esprit dont Ovide est plein j mais je ne confonds pas ce bel esprit
avec la puissante antithèse de Shakespeare.
Les esprits complets ayant tout, Shakespeare contient Gongora de même
que Michel- Ange contient le Berninj et il y a là-dessus des rédactions toutes
faites : Michel-Ange est maniéré, Shakespeare est antithétifie. Ce sont là des
SHAKESPEARE. — SON GÉNIE. II3
formules de l'école j mais c'est la grande question du contraste dans Tart vue
par le petit côté.
Totm in antithesi. Shakespeare est tout dans l'antithèse. Certes, il est peu
juste de voir un homme tout entier, et un tel homme, dans une de ses
qualités. Mais, cette réserve faite, disons que ce mot, totm in antithesi, qui a
la prétention d'être une critique, pourrait être simplement une constatation.
Shakespeare, en effet, a mérité, ainsi que tous les poètes vraiment grands,
cet éloge d'être semblable à la création. Qu'est la création } Bien et mal,
joie et deuil, homme et femme, rugissement et chanson, aigle et vautour,
éclair et rayon, abeille et frelon, montagne et vallée, amour et haine,
médaille et revers, clarté et difformité, astre et pourceau, haut et bas. La
nature, c'est l'éternel bi-frons. Et cette antithèse, d'où sort l'antiphrase, se
retrouve dans toutes les habitudes de l'homme j elle est dans la fable, elle
est dans l'histoire, elle est dans la philosophie, elle est dans le langage.
Soyez les Furies, on vous nommera Euménides, les Charmantes j tuez
vos frères, on vous nommera Philadelphe^ tuez votre père, on vous
nommera Philopatorj soyez un grand général, on vous nommera le petit
caporal. L'antithèse de Shakespeare, c'est l'antithèse universelle j toujours et
partout, c'est l'ubiquité de l'antinomie; la vie et la mort, le froid et le
chaud, le juste et l'injuste, l'ange et le démon, le ciel et la terre, la fleur et
la foudre, la mélodie et l'harmonie, l'esprit et la chair, le grand et le petit,
l'océan et l'envie, l'écume et la bave, l'ouragan et le sifflet, le moi et le
non-moi, l'objectif et le subjectif, le prodige et le miracle, le type et le
monstre, l'âme et l'ombre. C'est cette sombre querelle flagrante, ce flux et
reflux sans fin, ce perpétuel oui et non, cette opposition irréductible, cet
immense antagonisme en permanence, dont Rembrandt fait son clair-obscur
et dont Piranèse compose son vertige.
Avant d'ôter de l'art cette antithèse, commencez par Tôter de la nature.
IV
— «Il est réservé et discret. Vous êtes tranquille avec luij il n'abuse de
rien. Il a, par-dessus tout, une qualité bien rare, il est sobre.»
Qu'est ceci ? une recommandation pour un domestique ? Non. C'est un
éloge pour un écrivain. Une certaine école, dite «sérieuse», a arboré de
nos jours ce programme de poésie : sobriété. Il semble que toute la question
soit de préserver la littérature des indigestions. Autrefois on disait : fécondité
et puissance; aujourd'hui l'on dit : tisane. Vous voici dans le resplendissant
PHILOSOPHIE. — II. 8
mi-iiiiiEiiiK
114 WILLIAM SHAKESPEARE.
jardin des muses où s'épanouissent en tumulte et en foule à toutes les
branches ces divines éclosions de l'esprit que les grecs appelaient Tropes,
partout l'image idée, partout les fruits, les figures, les pommes d'or, les
parfums, les couleurs, les rayons, les strophes, les merveilles, ne touchez à
rien, soyez discret. C'est à ne rien cueillir là que se reconnaît le poëte.
Soyez de la société de tempérance. Un bon livre de critique est un traité
sur les dangers de la boisson. Voulez-vous faire l'Iliade, mettez-vous à la
diète. Ah! tu as beau écarquiller les yeux, vieux Rabelais!
Le lyrisme est capiteux, le beau grise, le grand porte à la tête, l'idéal
donne des éblouissements, qui en sort ne sait plus ce qu'il faitj quand vous
avez marché sur les astres, vous êtes capables de refuser une sous- préfecture;
vous n'êtes plus dans votre bon sens, on vous offrirait une place au sénat de
Domitien que vous n'en voudriez pas, vous ne rendez plus à César ce
qu'on doit à César, vous êtes à ce point d'égarement de ne pas même saluer
le seigneur Incitatus, consul et cheval. Voilà où vous en arrivez pour avoir
bu dans ce mauvais lieu, l'empyrée. Vous devenez fier, ambitieux, désin-
téressé. Sur ce, soyez sobre. Défense de hanter le cabaret du sublime.
La liberté est un libertinage. Se borner est bien, se châtrer est mieux.
Passez votre vie à vous retenir.
Sobriété, décence, respect de l'autorité, toilette irréprochable. Pas de
poésie que tirée à quatre épingles. Une savane qui ne se peigne point, un
lion qui ne fait pas ses ongles, un torrent pas tamisé, le nombril de la mer
qui se laisse voir, la nuée qui se retrousse jusqu'à montrer Aldebaran, c'est
choquant. En anglais shocking. La vague écume sur l'écueil, la cataracte
vomit dans le gouffre, Ju vénal crache sur le tyran. Fi donc!
Nous aimons mieux pas assez que trop. Point d'exagération. Désormais
le rosier sera tenu de compter ses roses. La prairie sera invitée à moins de
pâquerettes. Ordre au printemps de se modérer. Les nids tombent dans
l'excès. Dites donc, bocages, pas tant de fauvettes, s'il vous plaît. La voie
lactée voudra bien numéroter ses étoiles. Il y en a beaucoup.
Modelez-vous sur le grand cierge serpentaire du Jardin des plantes, qui
ne fleurit que tous les cinquante ans. Voilà une fleur recommandable.
Un vrai critique de l'école sobre, c'est ce concierge d'un jardin qui, à
cette question : Avez- vous des rossignols dans vos arbres .f* répondait : Jih:
ne m'en parler pas, pendant tout le mois de mai, ces vilaines bêtes ne font que gueuler.
M. Suard donnait à Marie- Joseph Chénier ce certificat : «Son style a ce
grand mérite de ne pas contenir de comparaisons.» Nous avons vu de nos
jours cet éloge singuUer se reproduire. Ceci nous rappelle qu'un fort pro-
fesseur de la Restauration, indigné des comparaisons et des figures qui
abondent dans les prophètes, écrasait Isaïe, Daniel et Jérémie sous cet apoph-
SHAKESPEARE. — SON GENIE. 115
tegme profond : Toute la Bible est dans comme. Un autre, plus professeur
encore, disait ce mot, resté célèbre à l'école normale : h rejette Juvénal au
fumier romantique. Quel était le crime de Juvénal.? Le même que le crime
■d'Isaïe. Exprimer volontiers l'idée par l'image. En reviendrions-nous peu
à peu, dans les régions doctes, à la métonymie terme de chimie, et à
l'opinion de Pradon sur la métaphore.''
On dirait, aux réclamations et clameurs de l'école doctrinaire, que c'est
elle qui est chargée de fournir à ses frais à toute la consommation d'images
et de figures que peuvent faire les poètes, et qu'elle se sent ruinée par des
gaspilleurs comme Pindare, Aristophane, Ezéchiel, Plaute et Cervantes.
Cette école met sous clef les passions, les sentiments, le cœur humain, la
réalité, l'idéal, la vie. Effarée, elle regarde les génies en cachant tout, et elle
dit : Quels goinfres! Aussi est-ce elle qui a inventé pour les écrivains cet
éloge superlatif : il est tempéré.
Sur tous ces points, la critique sacristaine fraternise avec la critique doc-
trinaire. De prude à dévote, on s'entr'aide.
Un curieux genre pudibond tend à prévaloir j nous rougissons de la façon
grossière dont les grenadiers se font tuer 5 la rhétorique a pour les héros des
feuilles de vigne qu'on appelle périphrases^ il est convenu que le bivouac
parle comme le couvent, les propos de corps de garde sont une calomnie^
un vétéran baisse les yeux au souvenir de Waterloo, on donne la croix
d'honneur à ces yeux baissés 5 de certains mots qui sont dans l'histoire n'ont
pas droit à l'histoire, et il est bien entendu, par exemple, que le gendarme
qui tira un coup de pistolet sur Robespierre à l'Hôtel de ville se nommait
La-garde-meurt-et-ne-se-rend-pas.
De l'effort combiné des deux critiques gardiennes de la tranquillité
publique, il résulte une réaction salutaire. Cette réaction a déjà produit
quelques spécimens de poètes rangés, bien élevés, qui sont sages, dont le
style est toujours rentré de bonne heure, qui ne font pas d'orgie avec toutes
CCS folles, les idées, qu'on ne rencontre jamais au coin d'un bois, solus
cum sola, avec la rêverie, cette bohémienne, qui sont incapables d'avoir
des relations avec l'imagination, vagabonde dangereuse, ni avec la bac-
chante inspiration, ni avec la lorette fantaisie, qui de leur vie n'ont
donné un baiser à cette va-nu-pieds, la muse, qui ne découchent pas,
et dont leur ponier, Nicolas Boileau, est content. Si Polymnie passe, les
cheveux un peu flottants, quel scandale! vite, ils appellent un coiffeur.
M. de La Harpe accourt. Ces deux critiques sœurs, la doctrinaire et la sacris-
taine, font des éducations. On dresse les écrivains petits. On prend en
sevrage. Pensionnat de jeunes renommées.
De là une consigne, une littérature, un art. À droite, alignement. Il s'agit
8.
Il6 WILLIAM SHAKESPEARE.
de sauver la société dans la littérature comme dans la politique. Chacun
sait que la poésie est une chose frivole, insignifiante, puérilement occupée
de chercher des rimes, stérile, vaine; par conséquent rien n'est plus redou-
table. Il importe de bien attacher les penseurs. À la niche ! c'est si dange-
reux! Qu'est-ce qu'un poëte.? S'il s'agit de l'honorer, rien; s'il s'agit de le
persécuter, tout.
Cette race qui écrit veut être réprimée. Recourir au bras séculier est
utile. Les moyens varient. De temps à autre un bon bannissement est expé-
dient. Les exils des écrivains commencent à Eschyle et ne finissent pas à
Voltaire. Chaque siècle a son anneau de cette chaîne. Mais pour exiler,
bannir et proscrire, il faut au moins des prétextes. Cela ne peut s'appliquer
à tous les cas. C'est peu maniable j il importe d'avoir une arme moins grosse
pour la petite guerre de tous les jours. Une critique d'état, dûment asser-
mentée et accréditée, peut rendre des services. Organiser la persécution des
écrivains par les écrivains n'est pas une chose mauvaise. Faire traquer la
plume par la plume est ingénieux. Pourquoi n'aurait-on pas des sergents de
ville littéraires .f*
Le bon goût est une précaution prise par le bon ordre. Les écrivains
sobres sont le pendant des électeurs sages. L'inspiration est suspecte de
liberté; la poésie est un peu extra-légale. Il y a donc un art officiel, fils de
la critique officielle.
Toute une rhétorique spéciale découle de ces prémisses. La nature n'a
dans cet art-là qu'une entrée restreinte. Elle passe par la petite porte. La
nature est entachée de démagogie. Les éléments sont supprimés comme de
mauvaise compagnie et faisant trop de vacarme. L'équinoxe commet des
bris de clôture; la rafale est un tapage nocturne. L'autre jour, à l'école des
beaux-arts, un élève peintre ayant fait soulever par le vent dans une tempête
les plis d'un manteau, un professeur local, choqué de ce soulèvement, a
dit '.îlnja pas de vent dans le Byle.
Au surplus la réaction ne désespère point. Nous marchons. Quelques
progrès partiels s'accomplissent. On commence à être un peu reçu à l'aca-
démie sur billets de confession. Jules Janin, Théophile Gautier, Paul de
Saint- Victor, Littré, Renan, veuillez réciter votre credo.
Mais cela ne suffit pas. Le mal est profond. L'antique société catholique et
l'antique littérature légitime sont menacées. Les ténèbres sont en péril. Guerre
aux nouvelles générations ! guerre à l'esprit nouveau ! On court sus à la démo-
cratie, fille de la philosophie.
Les cas de rage, c'est-à-dire les œuvres de génie, sont à craindre. On
renouvelle les prescriptions hygiéniques. La voie publique est évidemment
mal surveillée. Il paraît qu'il y a des poètes errants. Le préfet de police.
SHAKESPEARE. — SON GÉNIE. II7
négligent, laisse vaguer les esprits. A quoi pense l'autorité? Prenons garde.
Les intelligences peuvent être mordues, 11 y a danger. Décidément, cela se
confirme i on croit avoir rencontré Shakespeare sans muselière.
Ce Shakespeare sans muselière , c'est la présente traduction ^*'.
V
Si jamais un homme a peu mérité la bonne note : Il elî sobre y c'est, à coup
sûr, WiUiam Shakespeare. Shakespeare est un des plus mauvais sujets que
l'esthétique «sérieuse» ait jamais eu à régenter.
Shakespeare, c'est la fertilité, la force, l'exubérance, la mamelle gonflée,
la coupe écumante, la cuve à plein bord, la sève par excès, la lave en torrent,
les germes en tourbillons, la vaste pluie de vie, tout par milliers, tout par
millions, nulle réticence, nulle ligature, nulle économie, la prodigalité
insensée et tranquille du créateur. À ceux qui tâtent le fond de leur poche,
l'inépuisable semble en démence. A-t-il bientôt fini ? Jamais. Shakespeare est
le semeur d'éblouissements. À chaque mot, l'image j à chaque mot, le con-
traste 5 à chaque mot, le jour et la nuit.
Le poëte, nous l'avons dit, c'est la nature. Subtil, minutieux, fin, micro-
scopique comme elle 5 immense. Pas discret, pas réservé, pas avare. Sim-
plement magnifique. Expliquons-nous sur ce mot : simple.
La sobriété en poésie est pauvreté^ la simplicité est grandeur. Donner à
chaque chose la quantité d'espace qui lui convient, ni plus, ni moins, c'est là
la simphcité. Simplicité, c'est justice. Toute la loi du goût est là. Chaque
chose mise à sa place et dite avec son mot. À la seule condition qu'un
certain équilibre latent soit maintenu et qu'une certaine proportion mysté-
rieuse soit conservée, la plus prodigieuse comph cation, soit dans le style, soit
dans l'ensemble, peut être simphcité. Ce sont les arcanes du grand art.
La haute critique seule, qui a son point de départ dans l'enthousiasme,
pénètre et comprend ces lois savantes. L'opulence, la profusion, l'irradiation
flamboyante, peuvent être de la simplicité. Le soleil est simple.
Cette simplicité-là, on le voit, ne ressemble point à la simphcité recom-
mandée par Le Batteux, l'abbé d'Aubignac et le père Bouhours.
Quelle que soit l'abondance, quel que soit l'enchevêtrement, même
brouillé, mêlé et inextricable, tout ce qui est vrai est simple. Une racine est
simple.
(0 (Euvres complètes de Shakespeare j traduites par François-Vîctor Hugo. {Note de l't'dition ort^^ale.)
Il8 WILLIAM SHAKESPEARE.
Cette simplicité, qui est profonde, est la seule que l'art connaisse.
La simplicité, étant vraie, est naïve. La naïveté est le visage de la vérité.
Shakespeare est simple de la grande simplicité. Il en est bête. Il ignore la
petite.
La simplicité qui est impuissance, la simplicité qui est maigreur, la sim-
plicité qui est courte haleine, est un cas pathologique. Elle n'a rien à voir
avec la poésie. Un billet d'hôpital lui convient mieux que la chevauchée
sur l'hippogriffe.
J'avoue que la bosse de Thersite est simple, mais les pectoraux d'Hercule
sont simples aussi. Je préfère cette simplicité-ci à l'autre.
La simplicité propre à la poésie peut être touffue comme le chêne. Est-
ce que, par hasard, le chêne vous ferait l'effet d'un byzantin et d'un raffiné ?
Ses antithèses innombrables, tronc gigantesque et petites feuilles, écorce
rude et mousses de velours, acceptation des rayons et versement de l'ombre,
couronnes pour les héros et fruits pour les pourceaux, seraient-elles des
marques d'afféterie, de corruption, de subtilité et de mauvais goût.f' le chêne
aurait-il trop d'esprit ? le chêne serait-il de l'hôtel Rambouillet ? le chêne
serait-il un précieux ridicule.'* le chêne serait-il atteint de gongorisme .? le
chêne serait-il de la décadence ? toute la simplicité, san^a simplicitas^ se
condenserait-elle dans le chou }
Raffinement, excès d'esprit, afféterie, gongorisme, c'est tout cela qu'on
a jeté à la tête de Shakespeare. On déclare que ce sont les défauts de la peti-
tesse, et l'on se hâte de les reprocher au colosse.
Mais aussi ce Shakespeare ne respecte rien, il va devant lui, il essouffle
qui veut le suivre, il enjambe les convenances, il culbute Aristotej il fait
des dégâts dans le jésuitisme, dans le méthodisme, dans le purisme et dans
le puritanisme j il met Loyola en désordre et Wesley sens dessus dessous j il
est vaillant, hardi, entreprenant, militant, direct. Son écritoire fume comme
un cratère. Il est toujours en travail, en fonction, en verve, en marche. Il a
la plume au poing, la flamme au front, le diable au corps. L'étalon abuse j
il y a des passants mulets à qui c'est désagréable. Etre fécond, c'est être
agressif. Un poëtt comme Isaïe, comme Juvénal, comme Shakespeare, est,
en vérité, exorbitant. Que diable ! on doit faire un peu attention aux
autres, un seul n'a pas droit à tout, la virilité toujours, l'inspiration par-
tout, autant de métaphores que la prairie, autant d'antithèses que le chêne,
autant de contrastes et de profondeurs que l'univers , sans cesse la généra-
tion, l'éclosion, l'hymen, l'enfantement, l'ensemble vaste, le détail exquis
et robuste, la communication vivante, la fécondation, la plénitude, la
production, c'est tropj cela viole le droit des neutres.
Voilà trois siècles tout à l'heure que Shakespeare, ce poète en toute cffcr-
SHAKESPEARE. — SON GENIE. II9
vesccnce, est regardé par les critiques sobres avec cet air mécontent que de
certains spectateurs privés doivent avoir dans le sérail.
Shakespeare n*a point de réserve, de retenue, de frontière, de lacune. Ce
qui lui manque, c'est le manque. Nulle caisse d'épargne. Il ne fait pas
carême. Il déborde, comme la végétation, comme la germination, comme
la lumière, comme la flamme. Ce qui ne l'empêche pas de s'occuper de
vous, spectateur ou lecteur, de vous faire de la morale, de vous donner des
conseils, et d'être votre ami, comme le premier bonhomme La Fontaine
venu, et de vous rendre de petits services. Vous pouvez vous chauffer les
mains à son incendie.
Othello, Roméo, lago, Macbeth, Shylock, Richard III, Jules César,
Obéron, Puck, Ophélia, Desdemona, Juliette, Titania, les hommes, les
femmes, les sorcières, les fées, les âmes, Shakespeare est tout grand ouvert,
prenez, prenez, prenez, en voulez-vous encore.'' Voici Ariel, ParoUes,
Macduff, Prospero, Viola, Miranda, Caliban, en voulez-vous encore .f* Voici
Jessica, Cordelia, Cressida, Portia, Brabantio, Polonius, Horatio, Mercu-
tio, Imogène, Pandarus de Troie, Bottom, Thésée. Fjcce Detis, c'est le poëte,
il s'offre, qui veut de moi.f* il se donne, il se répand, il se prodigue j il ne
se vide pas. Pourquoi .f* Il ne peut. L'épuisement lui est impossible. Il y a
en lui du sans fond. Il se remplit et se dépense, puis recommence. C'est le
panier percé du génie.
En licence et audace de langage, Shakespeare égale Rabelais, qu'un
cygne dernièrement a traité de porc.
Comme tous les hauts esprits en pleine orgie d'omnipotence, Shake-
speare se verse toute la nature, la boit, et vous la fait boire. Voltaire lui a
reproché son ivrognerie, et a bien fait. Pourquoi aussi, nous le répétons,
pourquoi ce Shakespeare a-t-il un tel tempérament ^ Il ne s'arrête pas , il ne
se lasse pas, il est sans pitié pour les pauvres petits estomacs qui sont candi-
dats à l'académie. Cette gastrite, qu'on appelle «le bon goût», il ne Ta
pas. Il est puissant. Qu'est-ce que cette vaste chanson immodérée qu'il
chante dans les siècles, chanson de guerre, chanson à boire, chanson
d'amour, qui va du roi Lear à la reine Mab, et de Hamlet à Falstaff,
navrante parfois comme un sanglot, grande comme l'Iliade! — J'ai la cour-
bature d'avoir lu Sha^e^eare, disait M. Auger.
Sa poésie a le parfum acre du miel fait en vagabondage par l'abeille sans
ruche. Ici la prose, là le versj toutes les formes, n'étant que des vases quel-
conques pour l'iJée, lui conviennent. Cette poésie se lamente et raille.
L'anglais, langue peu faite, tantôt lui sert, tantôt lui nuit, mais partout la
profonde âme perce et transparaît ! Le drame de Shakespeare marche avec
une sorte de rhythme éperdu j il est si vaste qu'il chancelle j il a et donne le
120 WILLIAM SHAKESPEARE.
vertige j mais rien n'est solide comme cette grandeur émue. Shakespeare,
frissonnant, a en lui les vents, les esprits, les philtres, les vibrations, les
balancements des souffles qui passent, l'obscure pénétration des effluves, la
grande sève inconnue. De là son trouble, au fond duquel est le calme. C'est
ce trouble qui manque à Gœthe, loué à tort pour son impassibilité, qui est
infériorité. Ce trouble, tous les esprits du premier ordre Tont. Ce trouble est
dans Job, dans Eschyle, dans Alighieri. Ce trouble, c'est l'humanité. Sur
la terre, il faut que le divin soit humain. Il faut qu'il se propose à lui-même
sa propre énigme et qu'il s'en inquiète. L'inspiration étant prodige, une
stupeur sacrée s'y mêle. Une certaine majesté d'esprit ressemble aux solitudes
et se complique d'étonnement. Shakespeare, comme tous les grands poètes
et comme toutes les grandes choses, est plein d'un rêve. Sa propre végétation
l'efiFarej sa propre tempête l'épouvante. On dirait par moments que Shake-
speare fait peur à Shakespeare. 11 a l'horreur de sa profondeur. Ceci est le
signe des suprêmes intelligences. C'est son étendue même qui le secoue et
qui lui communique on ne sait quelles oscillations énormes. Il n'est pas de
génie qui n'ait des vagues. Sauvage ivre, soit. Il est sauvage comme la forêt
vierge j il est ivre comme la haute mer,
Shakespeare, le condor seul donne quelque idée de ces larges allures,
part, arrive, repart, monte, descend, plane, s'enfonce, plonge, se précipite,
s'engloutit en bas, s'engloutit en haut. Il est de ces génies mal bridés
exprès par Dieu pour qu'ils aillent farouches et à plein vol dans l'infini.
De temps en temps il vient sur ce globe un de ces esprits. Leur passage,
nous l'avons dit, renouvelle l'art, la science, la philosophie, ou la société.
Ils emplissent un siècle, puis disparaissent. Alors ce n'est plus un siècle
seulement que leur clarté illumine 3 c'est l'humanité d'un bout à l'autre des
temps, et l'on s'aperçoit que chacun de ces hommes était l'esprit humain
lui-même contenu tout entier dans un cerveau, et venant, à un instant
donné, faire sur la terre acte de progrès.
Ces esprits suprêmes, une fois la vie achevée et l'œuvre faite, vont dans
la mort rejoindre le groupe mystérieux, et sont probablement en famille
dans l'infini.
LIVRE DEUXIÈME.
SHAKESPEARE. — SON ŒUVRE.
LES POINTS CULMINANTS.
Le propre des génies du premier ordre, c'est de produire chacun un
exemplaire de l'homme. Tous font don à l'humanité de son portrait, les uns
en riant, les autres en pleurant, les autres pensifs. Ces derniers sont les plus
grands. Plante rit et donne à l'homme Amphitryon , Rabelais rit et donne à
l'homme Gargantua, Cervantes rit et donne à l'homme don Quichotte,
Beaumarchais rit et donne à l'homme Figaro, Molière pleure et donne à
l'homme Alceste, Shakespeare songe et donne à l'homme Hamlet, Eschyle
pense et donne à l'homme Prométhée. Les autres sont grands j Eschyle et
Shakespeare sont immenses.
Ces portraits de l'humanité, laissés à l'humanité comme adieux par ces
passants, les poètes, sont rarement flattés, toujours exacts, ressemblants de la
ressemblance profonde. Le vice ou la folie ou la vertu sont extraits de lame
et amenés sur le visage. La larme figée devient perle : le sourire pétrifié
finit par sembler une menace j les rides sont des sillons de sagesse j quelques
froncements de sourcil sont tragiques. Cette série d'exemplaires de l'homme
est la leçon permanente des générations j chaque siècle y ajoute quelques
figures, parfois faces en pleine lumière et rondes bosses, comme Macette,
Céhmène, Tartuife, Turcaret et le neveu de Rameau, parfois simples pro-
fils, comme Gil Blas, Manon Lescaut, Clarisse Harlowe et Candide.
Dieu crée dans l'intuition j l'homme crée dans l'inspiration, compliquée
d'observation. Cette création seconde, qui n'est autre chose que l'action divine
faite par l'homme, c'est ce qu'on nomme le génie.
Le poëte se mettant au lieu et place du destin -, une invention d'hommes
et d'événements tellement étrange, ressemblante et souveraine, que certaines
sectes religieuses en ont horreur comme d'un empiétement sur la providence,
et appellent le poëte « le menteur » j la conscience de l'homme prise sur le
fait et placée dans un milieu qu'elle combat, gouverne ou transforme, c'est
122 WILLIAM SHAKESPEARE.
le drame. Il y a là quelque chose de supérieur. Ce maniement de l'âme
humaine semble une sorte d'égalité avec Dieu. Égalité dont le mystère s'ex-
plique quand on réfléchit que Dieu est intérieur à l'homme. Cette égahté
est identité. Qui est notre conscience .f* Lui. Et il conseille la bonne action.
Qui est notre intelligence.'^ Lui. Et il inspire le chef-d'œuvre.
Dieu a beau être là, cela n'ôte rien, on l'a vu, à l'aigreur des critiques 5
les plus grands esprits sont les plus contestés. Il arrive même parfois que des
intelligences attaquent un génie j les inspirés, chose bizarre, méconnaissent
l'inspiration. Erasme, Bayle, Scaliger, Saint-Évremond, Voltaire, bon
nombre de pères de l'église, des familles entières de philosophes, l'école
d'Alexandrie en masse, Cicéron, Horace, Lucien, Plutarque, Josèphe,
Dion Chrysostome, Denys d'Halicarnasse, Philostrate, Métrodore de Lamp-
saque, Platon, Pythagore, ont rudement critiqué Homère. Dans cette énu-
mération nous omettons Zoïle. Les négateurs ne sont pas des critiques. Une
haine n'est pas une intelligence. Injurier n'est pas discuter. Zoïle, Mœvius,
Cecchi, Green, Avellaneda, Guillaume Lauder, Visé, Fréron, aucun lavage
de ces noms-là n'est possible. Ces hommes ont blessé le genre humain dans
ses génies i ces misérables mains gardent à jamais la couleur de la poignée
de boue qu'elles ont jetée.
Et ces hommes n'ont pas même la renommée triste qu'ils semblaient
avoir acquise de droit, et toute la quantité de honte qu'ils ont espérée. On
sait peu qu'ils ont existé. Ils ont le demi-oubli, plus humiliant que l'oubli
complet. Excepté deux ou trois d'entre eux, devenus proverbes dans le
dédain, espèces de chouettes clouées qui restent pour l'exemple, on ne
connaît pas tous ces malheureux noms-là. Ils demeurent dans la pénombre.
Une notoriété trouble succède à leur existence louche. Voyez ce Clément
qui s'était surnommé lui-même V hypercritique , et qui eut pour profession de
mordre et de dénoncer Diderot, il disparaît et s'efface, quoique né à Genève,
dans le Clément de Dijon, confesseur de Mesdames, dans le David Clément,
auteur de la Bibliothèque curieme, dans le Clément de Baize, bénédictin de
Saint-Maur, et dans le Clément d'Ascain, capucin, définiteur et provincial
du Béarn. À quoi bon avoir déclaré que l'œuvre de Diderot n'est qu'un
verbiage ténébreux, et être mort fou à Charenton, pour être ensuite submergé
dans quatre ou cinq Cléments inconnus ? Famien Strada a eu beau s'achar-
ner sur Tacite, on le distingue peu de Fabien Spada, dit l'Épée de Bois,
bouffon de Sigismond Auguste. Cecchi a eu beau déchirer Dante, on n'est
pas sûr qu'il ne se nomme point Cccco. Green a eu beau colleter Shakes-
peare, on le confond avec Greene. Avellaneda, l'a ennemi » de Cervantes,
est peut-être Avellanedo. Lauder, le calomniateur de Milton, est peut-être
Lcuder. Le de Visé quelconque qui « éreinta » Molière, est en même
SHAKESPEARE. — SON ŒUVRE. 123
temps un nommé Donneauj il s'était surnommé de Visé par goût de
noblesse. Ils ont compté, pour se faire un peu d'éclat, sur la grandeur de
ceux qu'ils outrageaient. Points ces êtres sont restés osbcurs. Ces pauvres
insulteurs ne sont pas payés. Le mépris leur a fait faillite. Plaignons-les.
II
Ajoutons que la calomnie perd sa peine. Alors à quoi sert-elle ? Pas même
au mal. Connaissez- vous rien de plus inutile que du nuisible qui ne nuit
pas.?
Il y a mieux. Ce nuisible est bon. Dans un temps donné, il se trouve
que la calomnie, l'envie et la haine, en croyant travailler contre, ont tra-
vaillé pour. Leurs injures célèbrent, leur noirceur illustre. Elles ne réussissent
qu'à mêler à la gloire un bruit grossissant.
Continuons.
Ainsi, cet immense masque humain, chacun des génies l'essaye à son
tour, et telle est la force de l'âme qu'ils font passer par le trou mystérieux
des yeux, que ce regard change le masque, et, de terrible, le fait comique,
puis rêveur, puis désolé, puis jeune et souriant, puis décrépit, puis sensuel
et goinfre, puis religieux, puis outrageant j et c'est Caïn, Job, Atrée,
Ajax, Priam, Hécube, Niobé, Clytemnestre, Nausicaa, Pistoclerus, Gru-
mio, Davus, Pasicompsa, Chimène, don Arias, don Diègue, Mudarra,
Richard III, lady Macbeth, Desdemona, Juliette, Roméo, Lear, Sancho
Pança, Pantagruel, Panurge, Arnolphe, Dandin, Sganarelle, Agnès, Rosine,
Victorine, Basile, Almaviva, Chérubin, Manfred.
De la création divine directe sort Adam, le prototype. De la création
divine indirecte, c'est-à-dire de la création humaine, sortent d'autres Adams,
les types.
Un type ne reproduit aucun homme en particulier j il ne se superpose
exactement à aucun individu j il résume et concentre sous une forme hu-
maine toute une famille de caractères et d'esprits. Un type n'abrège pas, il
condense. 11 n'est pas un, il est tous. Alcibiade n'est qu'Alcibiade, Pétrone
n'est que Pétrone, Bassompierre n'est que Bassompierre , Buckingham n'est
que Buckingham, Fronsac n'est que Fronsac, Lauzun n'est que Lauzun $
mais saisissez Lauzun, Fronsac, Buckingham, Bassompierre, Pétrone et
Alcibiade, et pilez-les dans le mortier du rêve, il en sort un fantôme, plus
réel qu'eux tous, don Juan. Prenez les usuriers un à un, aucun d'eux n'est
ce fauve marchand de Venise criant : Tubal, retiens un exempt quin^ jours
124 WILLIAM SHAKESPEARE.
d'avance) s'il ne paye pas, je veux avoir son cœur. Prenez les usuriers en masse,
de leur foule se dégage un total, Shylock. Additionnez l'usure, vous avez
Shylock. La métaphore du peuple, qui ne se trompe jamais, confirme,
sans la connaître, l'invention du poëte5 et, pendant que Shakespeare fait
Shylock, elle crée le happe-chair. Shylock est la juiverie, il est aussi le
judaïsme} c'est à-dire toute sa nation, le haut comme le bas, la foi comme
la fraude, et c'est parce qu'il résume ainsi toute une race, telle que l'oppres-
sion l'a faite, que Shylock est grand. Les juifs, même ceux du moyen-âge,
ont, du reste, raison de dire que pas un d'eux n'est Shylock 5 les hommes
de plaisir ont raison de dire que pas un d'eux n'est don Juan. Aucune
feuille d'oranger mâchée ne donne la saveur de l'orange. Pourtant il y a
affinité profonde, intimité de racines, prise de sève à la même source, par-
tage de la même ombre souterraine avant la vie. Le fruit contient le mystère
de l'arbre, et le type contient le mystère de l'homme. De là cette vie
étrange du type.
Car, et ceci est le prodige, le type vit. S'il n'était qu'une abstraction, les
hommes ne le reconnaîtraient pas, et laisseraient cette ombre passer son
chemin. La tragédie dite classique fait des larves j le drame fait des types.
Une leçon qui est un homme, un mythe à face humaine tellement plastique
qu'il vous regarde, et que son regard est un miroir, une parabole qui vous
donne un coup de coude, un symbole qui vous crie gare, une idée qui
est nerf, muscle et chair, et qui a un cœur pour aimer, des entrailles pour
souffrir, et des yeux pour pleurer, et des dents pour dévorer ou rire, une
conception psychique qui a le relief du fait, et qui, si elle saigne, saigne du
vrai sang, voilà le type. O puissance de la toute poésie ! les types sont des
êtres. Ils respirent, ils palpitent, on entend leurs pas sur le plancher, ils
existent. Ils existent d'une existence plus intense que n'importe qui, se
croyant vivant, là, dans la rue. Ces fantômes ont plus de densité que
l'homme. 11 y a dans leur essence cette quantité d'éternité qui appartient
aux chefs-d'œuvre, et qui fait que Trimalcion vit, tandis que M. Romieu
est mort.
Les types sont des cas prévus par Dieuj le génie les réalise. Il semble
que Dieu aime mieux faire donner la leçon à l'homme par l'homme, pour
inspirer confiance. Le poëte est sur ce pavé des vivants j il leur parle plus
près de l'oreille. De là l'efficacité des types. L'homme est une prémisse, le
type conclut} Dieu crée le phénomène, le génie met l'enseigne} Dieu ne
fait que l'avare, le génie fait Harpagon} Dieu ne fait que le traître, le génie
fait lagO} Dieu ne fait que la coquette, le génie fait CélimènC} Dieu ne fait
que le bourgeois, le génie fait Chrysalej Dieu ne fait que le roi, le génie
fait Grandgousier. Quelquefois, à un moment donné, le type sort tout fait
SHAKESPEARE. — SON ŒUVRE. 125
d'on ne sait quelle collaboration du peuple en masse avec un grand comédien
naïf, réalisateur involontaire et puissant} la foule est sage- femme $ d'une
époque qui porte à l'une de ses extrémités Talleyrand et à l'autre Chodruc-
Duclos, jaillit tout à coup, dans un éclair, sous la mystérieuse incubation du
théâtre, ce spectre, Robert Macaire.
Les types vont et viennent de plain-pied dans l'art et dans la nature. Ils
sont de l'idéal réel. Le bien et le mal de l'homme sont dans ces figures. De
chacun d'eux découle, au regard du penseur, une humanité.
Nous l'avons dit, autant de types, autant d'Adams. L'homme d'Homère,
Achille, est un Adam} de lui vient l'espèce des tueurs } l'homme d'E<schyle,
Prométhée, est un Adam} de lui vient la race des lutteurs} l'homme de
Shakespeare, Hamlet, est un Adam} à lui se rattache la famille des rêveurs.
D'autres Adams, créés par les poètes, incarnent, celui-ci la passion, celui-là
le devoir, celui-là la raison, celui-là la conscience, celui-là la chute, celui-là
l'ascension.
La prudence, dérivée en tremblement, va du vieillard Nestor au vieillard
Géronte. L'amour, dérivé en appétit, va de Daphnis à Lovelace. La beauté,
compliquée du serpent, va d'Eve à Mélusine. Les types commencent dans
la Genèse, et un anneau de leur chaîne traverse Restif de la Bretonne et Vadé.
Le lyrique leur convient, le poissard ne leur messied pas. Ils parlent patois
par la bouche de Gros-René, et dans Homère ils disent à Minerve qui les
prend aux cheveux : Que me veux-tu, déesse?
Une surprenante exception a été concédée à Dante. L'homme de Dante,
c'est Dante. Dante s'est, pour ainsi dire, recréé une seconde fois dans son
poëmC} il est son typC} son Adam, c'est lui-même. Pour l'action de son
poëme, il n'a été chercher personne. 11 a seulement pris Virgile pour com-
parse. Du reste, il s'est fait épique tout net, et sans même se donner la
peine de changer de nom. Ce qu'il avait à faire était simple en effet}
descendre dans l'enfer et remonter au ciel. A quoi bon se gêner pour si
peu.f* Il frappe gravement à la porte de l'infini, et dit : Ouvre, je suis Dante.
III
Deux Adams prodigieux, nous venons de le dire, c'est l'homme d'Eschyle,
Prométhée, et l'homme de Shakespeare, Hamlet.
Prométhée, c'est l'action. Hamlet, c'est l'hésitation.
Dans Prométhée, l'obstacle est extérieur} dans Hamlet il est intérieur.
Dans Prométhée, la volonté est clouée aux quatre membres par des clous
126 WILLIAM SHAKESPEARE.
d'airain et ne peut remuer j de plus elle a à côté d'elle deux gardes, la Force
et la Puissance. Dans Hamlet, la volonté est plus asservie encore 5 elle est
garrottée par la méditation préalable, chaîne sans fin des indécis. Tirez- vous
donc de vous-même ! Quel nœud gordien que notre rêverie ! L'esclavage
du dedans, c'est là l'esclavage. Escaladez-moi cette enceinte : songer ! sortez,
si vous pouvez, de cette prison : aimer! l'unique cachot est celui qui mure
la conscience. Prométhée, pour être libre, n'a qu'un carcan de bronze à
briser et qu'un dieu à vaincre j il faut que Hamlet se brise lui-même et se
vainque lui-même. Prométhée peut se dresser debout, quitte à soulever une
montagne i pour que Hamlet se redresse, il faut qu'il soulève sa pensée.
Que Prométhée s'arrache de la poitrine le vautour, tout est ditj il faut que
Hamlet s'arrache du flanc Hamlet. Prométhée et Hamlet, ce sont deux foies
à nuj de l'un coule le sang, de l'autre le doute.
On compare habituellement Eschyle et Shakespeare par Oreste et par
Hamlet, ces deux tragédies étant le même drame. Jamais sujet ne fut plus
identique en effet. Les doctes signalent là une analogie j les impuissants, qui
sont aussi les ignorants, les envieux, qui sont aussi les imbéciles, ont la
petite joie de croire constater un plagiat. C'est du reste un champ possible
pour l'érudition comparée et la critique sérieuse. Hamlet marche derrière
Oreite, le parricide par amour filial. Cette comparaison facile, plutôt de
surface que de fond, nous frappe moins que la confrontation mystérieuse
de ces deux enchaînés, Prométhée et Hamlet.
Qu^on ne l'oublie pas, l'esprit humain, à demi divin qu'il est, crée de
temps en temps des œuvres surhumaines. Ces œuvres surhumaines de
l'homme sont d'ailleurs plus nombreuses qu'on ne croit, car elles remplissent
l'art tout entier. En dehors de la poésie, où les merveilles abondent, il y a
dans la musique Beethoven, dans la sculpture Phidias, dans l'architecture
Piranèse, dans la peinture Rembrandt, et, dans la peinture, l'architecture et
la sculpture, Michel- Ange. Nous en passons, et non des moindres.
Vrométhée et Hamlet sont au nombre de ces œuvres plus qu'humaines.
Une sorte de parti pris gigantesque, la mesure habituelle dépassée, le
grand partout, ce qui est l'effarement des intelligences médiocres, le vrai
démontré au besoin par l'invraisemblable, le procès fait à la destinée, à la
société, à la loi, à la religion, au nom de l'Inconnu, abîme du mystérieux
équilibre^ l'événement traité comme un rôle joué et, dans l'occasion,
reproché à la Fatalité ou à la Providence; la passion, personnage terrible,
allant et venant chez l'homme 3 l'audace et quelquefois l'insolence de la rai-
son, les formes fières d'un style à l'aise dans tous les extrêmes, et en même
temps une sagesse profonde, une douceur de géant, une bonté de monstre
attendri, une aube ineffable dont on ne peut se rendre compte et qui éclaire
SHAKESPEARE. — SON ŒUVRE. 127
touti tels sont les signes de ces œuvres suprêmes. Dans de certains poëmes,
il y a de l'astre.
Cette lueur est dans Eschyle et dans Shakespeare.
IV
Prométhée étendu sur le Caucase, rien de plus farouche. C'est la tragédie
géante. Ce vieux supplice que nos anciennes chartes de torture appellent
l'extension, et auquel Cartouche échappa à cause d'une hernie, Prométhée
le subit j seulement le chevalet est une montagne. Quel est son crime.'' le
droit. Qualifier le droit crime et le mouvement rébellion, c'est là l'immé-
moriale habileté des tyrans. Prométhée a fait sur l'Olympe ce qu'Eve a fait
dans l'Edenj il a pris un peu de science. Jupiter, d'ailleurs identique à
Jéhovah (lopt, lova), punit cette témérité : avoir voulu vivre. Les traditions
éginétiques, qui localisent Jupiter, lui ôtent l'impersonnalité cosmique du
Jéhovah de la Genèse. Le Jupiter grec, mauvais fils d'un mauvais père,
rebelle à Saturne, qui a été lui-même rebelle à Cœlus, est un parvenu.
Les titans sont une sorte de branche aînée qui a ses légitimistes, dont était
Eschyle, vengeur de Prométhée. Prométhée, c'est le droit vaincu. Jupiter a,
comme toujours, consommé l'usurpation du pouvoir par le supplice du droit.
L'Olympe requiert le Caucase. Prométhée y est mis au carcan. Le titan est
là, tombé, couché, cloué. Mercure, ami de tout le monde, vient lui donner
des conseils de lendemain de coup d'état. Mercure, c'est la lâcheté de l'in-
telligence. Mercure, c'est tout le vice possible, plein d'esprit j Mercure, le
dieu vice, sert Jupiter, le dieu crime. Cette valetaille dans le mal est encore
marquée aujourd'hui par la vénération du filou pour l'assassin. Il y a quelque
chose de cette loi-là dans l'arrivée du diplomate derrière le conquérant. Les
chefs-d'œuvre ont cela d'immense qu'ils sont éternellement présents aux
actes de l'humanité. Prométhée sur le Caucase, c'est la Pologne après 1772,
c'est la France après 1815, c'est la Révolution après brumaire. Mercure parle,
Prométhée écoute peu. Les offres d'amnistie échouent quand c'est le
supplicié qui seul aurait droit de faire grâce. Prométhée, terrassé, dédaigne
Mercure debout au-dessus de lui, et Jupiter debout au-dessus de Mercure,
et le Destin debout au-dessus de Jupiter. Prométhée raille le vautour qui le
mange j il a tout le haussement d'épaules que sa chaîne lui permeti que lui
importe Jupiter et à quoi bon Mercure.? Nulle prise sur ce patient hautain.
La brûlure des coups de foudre donne une cuisson qui est un continuel
rappel à la fierté. Cependant on pleure autour de lui, la terre se désespère.
128 WILLIAM SHAKESPEARE.
les nuées femmes, les cinquante océanidcs, viennent adorer le titan, on en-
tend les forêts crier, les bêtes fauves gémir, les vents hurler, les vagues
sangloter, les éléments se lamenter, le monde souffre en Prométhée, la vie
universelle a pour ligature son carcan , une immense participation au supplice
du demi -dieu semble être désormais la volupté tragique de toute la nature j
l'anxiété de l'avenir s'y mêle, et comment faire maintenant? et comment se
mouvoir? et qu'allons- nous devenir? et, dans le vaste ensemble des êtres
créés, choses, hommes, animaux, plantes, rochers, tous tournés vers le Cau-
case, on sent cette inexprimable angoisse, le libérateur enchaîné.
Hamlet, moins géant et plus homme, n'est pas moins grand.
Hamlet. On ne sait quel effrayant être complet dans l'incomplet. Tout,
pour n'être rien. Il est prince et démagogue, sagace et extravagant, profond
et frivole, homme et neutre. Il croit peu au sceptre, bafoue le trône, a pour
camarade un étudiant, dialogue avec les passants, argumente avec le premier
venu, comprend le peuple, méprise la foule, hait la force, soupçonne le
succès, interroge l'obscurité, tutoie le mystère. Il donne aux autres des
maladies qu'il n'a pas5 sa folie fausse inocule à sa maîtresse une folie vraie.
Il est familier avec les spectres et avec les comédiens. Il bouffonne, la hache
d'Oreste à la main. Il parle littérature, récite des vers, fait un feuilleton de
théâtre, joue avec des os dans un cimetière, foudroie sa mère, venge son
père, et termine le redoutable drame de la vie et de la mort par un gigan-
tesque point d'interrogation. Il épouvante, puis déconcerte. Jamais rien de
plus accablant n'a été rêvé. C'est le parricide disant : que sais-je?
Parricide? Arrêtons-nous sur ce mot. Hamlet est-il parricide? Oui et non.
Il se borne à menacer sa mère 5 mais la menace est si farouche que la mère
frissonne. — « Ta parole est un poignard ! . . . Que veux-tu faire ? veux-tu
donc m'assassiner ? Au secours! au secours! holà! » — Et quand elle meurt,
Hamlet, sans la plaindre, frappe Claudius avec ce cri tragique ; Suis ma mère!
Hamlet est cette chose sinistre, le parricide possible.
Au lieu de ce nord qu'il a dans la tête, mettez-lui, comme à Oreste, du
midi dans les veines, il tuera sa mère.
Ce drame est sévère. Le vrai y doute. Le sincère y ment. Rien de plus
vaste, rien de plus subtil. L'homme y est monde, le monde y est zéro.
Hamlet, même en pleine vie, n'est pas sûr d'être. Dans cette tragédie, qui
est en même temps une philosophie, tout flotte, hésite, atermoie, chancelle,
se décompose, se disperse et se dissipe, la pensée est nuage, la volonté est
vapeur, la résolution est crépuscule, l'action souflSe à chaque instant en sens
inverse, la rose des vents gouverne l'homme. Œuvre troublante et vertigi-
neuse où de toute chose on voit le fond, où il n'existe pour la pensée d'autre
va-et-vient que du roi tué à Yorick enterré, et où ce qu'il y a de plus réel,
SHAKESPEARE. — SON ŒUVRE. 129
c'est la royauté représentée par un fantôme, et la gaîté représentée par une
tête de mort.
Hantlet est le chef-d'œuvre de la tragédie rêve.
V
Une des causes probables de la folie feinte de Hamlet n'a pas été jusqu'ici
indiquée par les critiques. On a dit : Hamlet fait le fou pour cacher sa
pensée, comme Brutus. En effet, on est à l'aise dans l'imbécillité appa-
rente pour couver un grand dessein j l'idiot supposé vise à loisir. Mais le cas
de Brutus n'est pas celui de Hamlet. Hamlet fait le fou pour sa sûreté. Brutus
couvre son projet, Hamlet sa personne. Les mœurs de ces cours tragiques
étant données, du moment que Hamlet, par la révélation du spectre,
connaît le forfait de Claudius, Hamlet est en danger. L'historien supérieur
qui est dans le poëte se manifeste ici, et l'on sent dans Shakespeare la pro-
fonde pénétration des vieilles ténèbres royales. Au moyen -âge et au bas
empire, et même plus anciennement, malheur à qui s'apercevait d'un
meurtre ou d'un empoisonnement commis par le roi. Ovide, conjecture
Voltaire, fut exilé de Rome pour avoir vu quelque chose de honteux dans
la maison d'Auguste. Savoir que le roi était un assassin, c'était un crime
d'état. Quand il plaisait au prince de n'avoir pas eu de témoin, il y allait
de la tête à tout ignorer. C'était être mauvais politique que d'avoir de bons
yeux. Un homme suspect de soupçon était perdu. Il n'avait plus qu'un
refuge, la folie j passer pour un « innocent » j on le méprisait, et tout était
dit. Souvenez-vous du conseil que, dans Eschyle, l'Océan donne à Prométhée :
sembler fou eB le secret du sage. Quand le chambellan Hugolin eut trouvé la
broche de fer dont Edrick l'Acquéreur avait empalé Edmond II, «il se hâta
de s'hébéter», dit la chronique saxonne de 1016, et se sauva de cette façon.
Héraclien de Nisibe, ayant découvert par hasard que le Rhinomète était
fratricide, se fit déclarer fou par les médecins, et réussit à se faire enfermer
pour la vie dans un cloître. Il vécut ainsi paisible, vieillissant, et attendant
la mort d'un air insensé. Hamlet court le même péril et a recours au même
moyen. Il se fait déclarer fou comme Héraclien, et il s'hébète comme
Hugolin. Ce qui n'empêche pas Claudius inquiet de faire effort deux fois
pour se débarrasser de lui, au milieu du drame, par la hache ou le poignard
en Angleterre, et au dénoûment par le poison.
La même indication se retrouve dans le Koi Lear; le fils du comte de
Glocester se réfugie, lui aussi, dans la démence apparente j il y a là une clef
PHILOSOPHIE. — U. 9
lMi*Klllft;RlC KATIOKALE.
I30 WILLIAM SHAKESPEARE.
pour ouvrir et comprendre la pensée de Shakespeare. Aux yeux de la philo-
sophie de l'art, la folie feinte d'Edgar éclaire la folie feinte de Hamlet.
L'Amleth de Belleforest est un magicien, le Hamlet de Shakespeare est
un philosophe. Nous parlions tout à l'heure de la réalité singulière propre
aux créations des poètes. Pas de plus frappant exemple que ce type, Hamlet.
Hamlet n'a rien d'une abstraction. Il a été à l'universitéi il a la sauvagerie
danoise édulcorée de politesse italienne j il est petit, gras, un peu lympha-
tique j il tire bien l'épée, mais s'essouffle aisément. Il ne veut pas boire trop
tôt pendant l'assaut d'armes avec Laërtes, probablement de crainte de se
mettre en sueur. Après avoir ainsi pourvu de vie réelle son personnage, le
poëte peut le lancer en plein idéal. Il y a du lest.
D'autres oeuvres de l'esprit humain égalent Hamlet, aucune ne le surpasse.
Toute la majesté du lugubre est dans Hamlet, Une ouverture de tombe d'où
sort un drame, ceci est colossal. Hamelet est, à notre sens, l'œuvre capitale de
Shakespeare.
Nulle figure, parmi celles que les poètes ont créées, n'est plus poignante
et plus inquiétante. Le doute conseillé par un fantôme , voilà Hamlet. Hamlet
a vu son père mort et lui a parlé j est- il convaincu.? non, il hoche la tête.
Que fera-t-il.'* il n'en sait rien. Ses mains se crispent, puis retombent. Au
dedans de lui les conjectures, les systèmes, les apparences monstrueuses, les
souvenirs sanglants, la vénération du spectre, la haine, l'attendrissement,
l'anxiété d'agir et de ne pas agir, son père, sa mère, ses devoirs en sens
contraire, profond orage. L'hésitation livide est dans son esprit. Shakespeare,
prodigieux poëte plastique , fait presque visible la pâleur grandiose de cette
âme. Comme la grande larve d'Albert Durer, Hamlet pourrait se nommer
Melancholia. Il a, lui aussi, au-dessus de sa tête, la chauve-souris qui vole
éventrée, et à ses pieds la science, la sphère, le compas, le sablier, l'amour,
et derrière lui à l'horizon un énorme soleil terrible qui semble rendre le ciel
plus noir.
Cependant toute une moitié de Hamlet est colère, emportement, outrage,
ouragan, sarcasme à Ophélia, malédiction à sa mère, insulte à lui-même. Il
cause avec les gens du cimetière, rit presque, puis empoigne Laërtes aux
cheveux dans la fosse d'Ophélia, et piétine furieux sur ce cercueil. Coups
d'épée à Polonius, coups d'épée à Claudius. Par moments son inaction
s'cntr'ouvre, et de la déchirure il sort des tonnerres.
Il est tourmenté par cette vie possible, compliquée de réalité et de chi-
mère, dont nous avons tous l'anxiété. Il y a dans toutes ses actions du som-
nambulisme répandu. On pourrait presque considérer son cerveau comme
une formation j il y a une couche de souffrance, une couche de pensée, puis
une couche de songe. C'est à travers cette couche de songe qu'il sent, com-
SHAKESPEARE. — SON ŒUVRE. 131
prend, apprend, perçoit, boit, mange, s'irrite, se moque, pleure et raisonne.
Il y a entre la vie et lui une transparence; c'est le mur du rêvej on voit au
delà, mais on ne le franchit point. Une sorte de nuage obstacle environne
Hamlet de toutes parts. Avez-vous jamais eu en dormant le cauchemar de
la course ou de la fuite, et essayé de vous hâter, et senti l'ankylose de vos
genoux, la pesanteur de vos bras, l'horreur de vos mains paralysées, l'im-
possibilité du geste .f* Ce cauchemar, Hamlet le subit éveillé. Hamlet n'est
pas dans le lieu où est sa vie. Il a toujours l'air d'un homme qui vous parle
de l'autre bord d'un fleuve. Il vous appelle en même temps qu'il vous ques-
tionne. Il est à distance de la catastrophe dans laquelle il se meut, du passant
qu'il interroge, de la pensée qu'il porte, de l'action qu'il fait. Il semble ne
pas toucher même à ce qu'il broie. C'est l'isolement à sa plus haute puissance.
C'est l'aparté d'un esprit plus encore que l'escarpement d'un prince. L'in-
décision en effet est une solitude. Vous n'avez même pas votre volonté avec
vous. Il semble que votre moi se soit absenté , et vous ait laissé là. Le fardeau
de Hamlet est moins rigide que celui d'Oreste, mais plus ondoyant j Oreste
porte la fatalité, Hamlet le sort.
Et ainsi à part des hommes, Hamlet a pourtant en lui on ne sait quoi
qui les représente tous. A.gnosco fratrem. À de certaines heures, si nous nous
rations le pouls, nous nous sentirions sa fièvre. Sa réalité étrange est notre
réalité, après tout. Il est l'homme funèbre que nous sommes tous, de
certaines situations étant données. Tout maladif qu'il est, Hamlet exprime
un état permanent de l'homme. Il représente le malaise de l'âme dans la vie
pas assez faite pour elle. La chaussure qui blesse et qui empêche de marcher,
il représente cela; la chaussure, c'est le corps. Shakespeare l'en délivre, et
fait bien. Hamlet prince, oui; roi, jamais. Hamlet est incapable de gouver-
ner un peuple, tant il existe en dehors de tout. Du reste, il fait bien plus
que régner; il est. On lui ôterait sa famille, son pays, son spectre, et toute
l'aventure d'Elseneur, que, même à l'état de type inoccupé, il resterait
étrangement terrible. Cela tient à la quantité d'humanité et à la quantité de
mystère qui est en lui. Hamlet est formidable, ce qui ne l'empêche pas
d'être ironique. Il a les deux profils du destin.
Rétractons un mot dit plus haut. L'œuvre capitale de Shakespeare n'est
pas Hamlet. L'œuvre capitale de Shakespeare, c'est tout Shakespeare. Cela
du reste est vrai pour tous les esprits de cet ordre. Ils sont masse, bloc,
majesté, bible, et leur solennité, c'est leur ensemble.
Avez-vous quelquefois regardé un cap avançant sous la nuée et se prolon-
geant à perte de vue dans l'eau profonde.^ Chacune de ses collines le compose.
Aucune de ces ondulations n'est perdue pour sa dimension. Sa puissante
silhouette se découpe sur le ciel, et entre le plus avant qu'elle peut dans les
9.
132 WILLIAM SHAKESPEARE.
vagues, et il n'y a pas un rocher inutile. Grâce à ce cap, vous pouvez vous
en aller au milieu de l'eau illimitée, marcher dans les souffles, voir de près
voler les aigles et nager les monstres, promener votre humanité dans la
rumeur éternelle, pénétrer l'impénétrable. Le poëce rend ce service à votre
esprit. Un génie est un promontoire dans l'infini.
VI
Près de Hamlet, et sur le même plan, il faut placer trois drames gran-
dioses, Macbeth, Othello, le Koi Lear.
Hamlet, Macbeth, Othello, Lear, ces quatre figures dominent le haut
édifice de Shakespeare. Nous avons dit ce qu'est Hamlet.
Dire : Macbeth c'est l'ambition, c'est ne dire rien. Macbeth, c'est la faim.
Quelle faim? la faim du monstre toujours possible dans l'homme. Certaines
âmes ont des dents. N'éveillez pas leur faim.
Mordre à la pomme, cela est redoutable. La pomme s'appelle Omnia,
dit Filesac, ce docteur de Sorbonne qui confessa Ravaillac. Macbeth a une
femme que la chronique nomme Gruoch. Cette Eve tente cet Adam. Une
fois que Macbeth a mordu, il est perdu. La première chose que fait Adam
avec Eve, c'est Caïnj la première chose que fait Macbeth avec Gruoch, c'est
le meurtre.
La convoitise aisément violence, la violence aisément crime, le crime
aisément foliej cette progression, c'est Macbeth. Convoitise, Crime, Folie,
ces trois stryges lui ont parlé dans la solitude, et l'ont invité au trône. Le
chat Graymalkin l'a appelé, Macbeth sera la rusej le crapaud Paddock l'a
appelé, Macbeth sera l'horreur. L'être unsex, Gruoch, l'achève. C'est fini}
Macbeth n'est plus un homme. Il n'est plus qu'une énergie inconsciente se
ruant farouche vers le mal. Nulle notion du droit désormais} l'appétit est tout.
Le droit transitoire, la royauté, le droit éternel, l'hospitalité, Macbeth
assassine l'un comme l'autre. Il fait plus que les tuer, il les ignore. Avant de
tomber sanglants sous sa main, ils gisaient morts dans son âme. Macbeth
commence par ce parricide, tuer Dancan, tuer son hôte, forfait si terrible
que du contre -coup, dans la nuit où leur maître est égorgé, les chevaux de
Duncan redeviennent sauvages. Le premier pas fait, l'écroulement commence.
C'est l'avalanche. Macbeth roule. Il est précipité. Il tombe et rebondit d'un
crime sur l'autre, toujours plus bas. Il subit la lugubre gravitation de la
matière envahissant l'âme. Il est une chose qui détruit. Il est pierre de ruine,
flamme de guerre, bête de proie, fléau. Il promène par toute l'Ecosse, en
SHAKESPEARE. — SON ŒUVRE. 133
roi qu'il est, ses kernes aux jambes nues et ses gallowglasses pesamment
armés, égorgeant, pillant, massacrant. Il décime les thanes, il tue Banquo,
il tue tous les MacdufF, excepté celui qui le tuera, il tue la noblesse, il tue
le peuple, il tue la patrie, il tue «le sommeil». Enfin la catastrophe arrive,
la forêt de Birnam se met en marchej Macbeth a tout enfreint, tout franchi,
tout violé, tout brisé, et cette outrance finit par gagner la nature elle-même j
la nature perd patience, la nature entre en action contre Macbeth j la nature
devient âme contre l'homme qui est devenu force.
Ce drame a les proportions épiques. Macbeth représente cet effrayant
affamé qui rôde dans toute l'histoire, appelé brigand dans la forêt et sur le
trône conquérant. L'aïeul de Macbeth, c'est Nemrod. Ces hommes de force
sont-ils à jamais forcenés.? Soyons justes, non. Ils ont un but. Après quoi, ils
s'arrêteront. Donnez à Alexandre, à Cyrus, à Sésostris, à César, quoi.? le
mondcj ils s'apaiseront. Geoffroy Saint-Hilaire me disait un jour \^Quand le
lion a mangé, il eli en paix avec la nature. Pour Cambyse, Sennachérib, et
Gengis-Khan, et leurs pareils, avoir mangé, c'est posséder toute la terre. Ils
se calmeraient dans la digestion du genre humain.
Maintenant qu'est-ce qu'Othello? C'est la nuit. Immense figure fatale. La
nuit est amoureuse du jour. La noirceur aime l'aurore. L'africain adore la
blanche. Othello a pour clarté et pour folie Desdemona. Aussi comme la
jalousie lui est facile! Il est grand, il est auguste, il est majestueux, il est au-
dessus de toutes les têtes, il a pour cortège la bravoure, la bataille, la fanfare,
la bannière, la renommée, la gloire, il a le rayonnement de vingt victoires,
il est plein d'astres, cet Othello, mais il est noir. Aussi comme, jaloux,
le héros est vite monstre! le noir devient nègre. Comme la nuit a vite fait
signe à la mort !
A côté d'Othello, qui est la nuit, il y a lago, qui est le mal. Le mal,
l'autre forme de l'ombre. La nuit n'est que la nuit du monde j le mal est la
nuit de l'âme. Quelle obscurité que la perfidie et le mensonge ! avoir dans les
veines de l'encre ou la trahison, c'est la même chose. Quiconque a coudoyé
l'imposture et le parjure, le sait} on est à tâtons dans un fourbe. Versez
l'hypocrisie sur le point du jour, vous éteindrez le soleil. C'est là, grâce aux
fausses religions, ce qui arrive à Dieu.
lago près d'Othello, c'est le précipice près du glissement. Par ici! dit-il
tout bas. Le piège conseille la cécité. Le ténébreux guide le noir. La trom-
perie se charge de l'éclaircissement qu'il faut à la nuit. La jalousie a le men-
songe pour chien d'aveugle. Contre la blancheur et la candeur, Othello le
nègre, lago le traître, quoi de plus terrible! ces férocités de l'ombre s'en-
tendent. Ces deux incarnations de l'éclipsé conspirent, l'une en rugissant,
l'autre en ricanant, le ^tragique étouffement de la lumière.
134 WILLIAM SHAKESPEARE.
Sondez cette chose profonde. Othello est la nuit. Et étant la nuit, et voulant
tuer, qu'est-ce qu'il prend pour tuer ? Le poison ? la massue ? la hache ? le
couteau.? Non, l'oreiller. Tuer, c'est endormir. Shakespeare lui-même ne
s'est peut-être pas rendu compte de ceci. Le créateur, quelquefois presque à
son insu, obéit à son type, tant ce type est une puissance. Et c'est ainsi que
Desdemona, épouse de l'homme Nuit, meurt étouffée par l'oreiller, qui a
eu le premier baiser et qui a le dernier souffle.
Lear, c'est l'occasion de Cordelia. La maternité de la fille sur le pèrej sujet
profond j maternité vénérable entre toutes, si admirablement traduite par
la légende de cette romaine, nourrice, au fond d'un cachot, de son père
vieillard. La jeune mamelle près de la barbe blanche, il n'est point de spec-
tacle plus sacré. Cette mamelle filiale, c'est Cordelia.
Une fois cette figure rêvée et trouvée, Shakespeare a créé son drame. Où
mettre cette rassurante vision.? Dans un siècle obscur. Shakespeare a pris
l'an 3105 du monde, le temps où Joas était roi de Juda, Aganippus roi de
France et Leir roi d'Angleterre. Toute la terre était alors mystérieuse 5 repré-
sentez-vous cette époque : le temple de Jérusalem est encore tout neuf, les
jardins de Sémiramis, bâtis depuis neuf cents ans, commencent à crouler, les
premières monnaies d'or paraissent à Egine , la première balance est faite par
Phydon, tyran d'Argos, la première éclipse de soleil est calculée par les
chinois, il y a trois cent douze ans qu'Oreste , accusé par les euménides devant
l'aréopage, a été absous, Hésiode vient de mourir, Homère, s'il vit encore,
a cent ans, Lycurgue, voyageur pensif, rentre à Sparte, et l'on aperçoit
au fond de la sombre nuée de l'orient le char de feu qui emporte Éliej c'est
dans ce moment-là que Leir — Lear — vit et règne sur les îles ténébreuses.
Jonas, Holopherne, Dracon, Solon, Thespis, Nabuchodonosor, Anaximène
qui inventera les signes du zodiaque, Cyrus, Zorobabel, Tarquin, Pytha-
gore, Eschyle, sont à naître j Coriolan, Xercès, Cincinnatus, Périclès,
Socrate, Brennus, Aristote, Timoléon, Démosthène, Alexandre, Épicure,
Annibal, sont des larves qui attendent leur heure d'entrer parmi les hommes j
Judas Macchabée, Viriate, Popilius, Jugurtha, Mithridate, Marins et Sylla,
César et Pompée, Cléopâtre et Antoine, sont le lointain avenir, et au
moment où Lear est roi de Bretagne et d'Islande, il s'écoulera huit cent
quatre vingt-quinze ans avant que Virgile dise : Penitus toto divisos orbe hri-
tannos, et neuf cent cinquante ans avant que Sénèque dise : JJltima Thule.
Les pietés et les celtes — les écossais et les anglais, — sont tatoués. Un peau-
rouge d'à présent donne une vague idée d'un anglais d'alors. C'est ce cré-
puscule que choisit Shakespeare j large nuit commode au rêve où cet
inventeur à l'aise met tout ce que bon lui semble, ce roi Lear, et puis un
roi de France, un duc de Bourgogne, un duc de CornouaiUes, un duc
SHAKESPEARE. — SON ŒUVRE. 135
d'AIbany, un comte de Kent et un comte de Glocester. Que lui importe
votre histoire à lui qui a l'humanité .f* D'ailleurs, il a pour lui la légende,
qui est une science, elle aussi, et, autant que l'histoire peut-être, mais à un
autre point de vue, une vérité. Shakespeare est d'accord avec Walter Mapes,
archidiacre d'Oxford, c'est bien quelque chose j il admet, depuis Brutus
jusqu'à Cadvalla, les quatrevingt-dix-neuf rois celtes qui ont précédé le
Scandinave Hengist et le saxon Horsaj et puisqu'il croit à Mulmutius, à
Cinigisil, à Céolulfe, à Cassibelan, à Cymbeline, à Cynulphus, à Arviragus,
à Guiderius, à Escuin, à Cudred, à Vortigerne, à Arthur, à Uther Pen-
dragon , il a bien le droit de croire au roi Lear, et de créer Cordelia. Ce
terrain adopté, ce lieu de scène désigné, cette fondation creusée, il prend
tout, et il bâtit son œuvre. Construction inouïe. Il prend la tyrannie, dont
il fera plus tard la faiblesse, Learj il prend la trahison, Edmond; il prend
le dévouement, Kentj il prend l'ingratitude qui commence par une caresse,
et il donne à ce monstre deux têtes, Goneril, que la légende appelle Gorne-
rille, et Regane, que la légende appelle Ragaûj il prend la paternité; il prend
la royauté; il prend la féodalité; il prend l'ambition; il prend la démence
qu'il partage en trois, et il met en présence trois fous, le bouffon du roi, fou
par métier, Edgar de Glocester, fou par prudence, le roi, fou par misère.
C'est au sommet de cet entassement tragique qu'il dresse et penche Cordelia.
Il y a de formidables tours de cathédrales, comme, par exemple, la giralda
de Séville, qui semblent faites tout entières, avec leurs spirales, leurs esca-
liers, leurs sculptures, leurs caves, leurs cœcums, leurs cellules aériennes,
leurs chambres sonores, leurs cloches, leur plainte, et leur masse, et leur
flèche, et toute leur énormité, pour porter un ange ouvrant sur leur cime ses
ailes dorées. Tel est ce drame, le Koi Lear.
Le père est le prétexte de la fille. Cette admirable création humaine , Lear,
sert de support à cette ineffable création divine, Cordelia. Tout ce chaos de
crimes, de vices, de démences et de misères, a pour raison d'être l'apparition
splendide de la vertu. Shakespeare, portant Cordelia dans sa pensée, a créé
cette tragédie comme un dieu qui, ayant une aurore à placer, ferait tout
exprès un monde pour l'y mettre.
Et quelle figure que le père ! quelle cariatide ! C'est l'homme courbé.
Il ne fait que changer de fardeaux, toujours plus lourds. Plus le vieillard
faiblit, plus le poids augmente. Il vit sous la surcharge. Il porte d'abord
l'empire, puis l'ingratitude, puis l'isolement, puis le désespoir, puis la faim
et la soif, puis la folie, puis toute la nature. Les nuées viennent sur sa tête,
les forêts l'accablent d'ombre, l'ouragan s'abat sur sa nuque, l'orage plombe
son manteau, la pluie pèse sur ses épaules, il marche plié et hagard, comme
s'il avait les deux genoux de la nuit sur son dos. Éperdu et immense, il jette
136 WILLIAM SHAKESPEARE.
aux bourrasques et aux grêles ce cri épique : Pourquoi me haïssez- vous, tem-
pêtes? pourquoi me persécutez- vous ? vom n'êtes pas mes fiUes. Et alors, c'est
fini, la lueur s'éteint, la raison se décourage et s'en va, Lear est en enfance.
Ah! il est enfant, ce vieillard. Eh bien ! il lui faut une mère. Sa fille paraît.
Son unique fille, Cordelia. Car les deux autres, Regane et Goneril, ne sont
plus ses filles que de la quantité nécessaire pour avoir droit au nom de parri-
cides.
Cordelia approche. — Me reconname'^vous , sire^ — 'Z^om êtes un e^rit,
je le sais, répond le vieillard, avec la clairvoyance sublime de l'égarement.
À partir de ce moment, l'adorable allaitement commence. Cordelia se met
à nourrir cette vieille âme désespérée qui se mourait d'inanition dans la
haine. Cordelia nourrit Lear d'amour, et le courage revient j elle le nourrit
de respect, et le sourire revient^ elle le nourrit d'espérance, et la confiance
revient i elle le nourrit de sagesse, et la raison revient. Lear, convalescent,
remonte, et, de degré en degré, retrouve la vie. L'enfant redevient un
vieillard, le vieillard redevient un homme. Et le voilà heureux, ce misérable.
C'est sur cet épanouissement que fond la catastrophe. Hélas, il y a des traîtres,
il y a des parjures, il y a des meurtriers. Cordelia meurt. Rien de plus navrant.
Le vieillard s'étonne, il ne comprend plus, et, embrassant ce cadavre, il
expire. Il meurt sur cette morte. Ce désespoir suprême lui est épargné de
rester derrière elle parmi les vivants, pauvre ombre, tâtant la place de son
cœur vidé et cherchant son âme emportée par ce doux être qui est parti.
O Dieu, ceux que vous aimez, vous ne les laissez pas survivre.
Demeurer après l'envolement de l'ange, être le père orphelin de son
enfant, être l'œil qui n'a plus la lumière, être le cœur sinistre qui n'a plus la
joie, étendre les mains par moments dans l'obscurité, et tâcher de ressaisir
quelqu'un qui était là, où donc est-elle.'' se sentir oublié dans le départ, avoir
perdu sa raison d'être ici-bas, être désormais un homme qui va et vient
devant un sépulcre j pas reçu, pas admis j c'est une sombre destinée. Tu as
bien fait, poëte, de tuer ce vieillard.
LIVRE TROISIEME.
20ÏLE AUSSI ÉTERNEL QU'HOMÈRE.
Ce courtisan grossier du profane vulgaire.
Cet alexandrin est de La Harpe, qui le dirige sur Shakespeare. Ailleurs
La Harpe dit : «Shakespeare sacrifie à la canaille.»
Voltaire, bien entendu, reproche V antithèse à Shakespeare j c'est bien. Et
La Beaumelle reproche l'antithèse à Voltaire j c'est mieux.
Voltaire, quand il s'agit de lui, pro domo sua, se fâche. — «Mais, écrit-il,
ce Langleviel, dit La Beaumelle, est un âne! Trouvez-moi, je vous en
défie, dans quelque poëte, et dans quelque livre qu'il vous plaira, une belle
chose qui ne soit pas une image ou une antithèse ! »
Voltaire se coupe à sa critique. Il blesse et est blessé. Il qualifie ainsi
VE^clésioBe et le Cantique des Cantiques : — «Œuvres sans ordre, pleines
d'images basses et d'expressions grossières.»
Peu de temps après, furieux, il s'écrie :
On m'ose préférer Crébillon le barbare !
Un fainéant de l'Œil-de-Bœuf, talon rouge et cordon bleu, adolescent
et marquis, M. de Créqui, vient à Ferney, et écrit avec supériorité : i'ai vu
"Uoltaire, ce vieux enfant.
Que l'injustice ait un contre-coup sur l'injuste, rien de plus équitable, et
Voltaire a ce qu'il a mérité. Mais la pierre jetée aux génies est une loi,
et tous y passent. Etre insulté, cela couronne, à ce qu'il paraît.
Pour Saumaise, Eschyle n'est que farragp'^^\ Quintilien ne comprend rien
à YOreBie. Sophocle dédaignait doucement Eschyle. ,Quand il fait bien, il n'en
sait rien, disait Sophocle. Racine rejetait tout, excepté deux ou trois scènes
des Choéphores, amnistiées par une note en marge de son exemplaire d'Es-
chyle. Fontenelle dit dans ses Kemarques : «On ne sait ce que c'est que le
^') Le passage de Saumaise est curieux et synanismk et iota beHeaneltica supetteltili %>el farra-
vaut la peine d'être transcrit : ' gine. (De Hellennestica, p. 37, ep. dedic.)
Vniis ejtu Agamemnon ohscuritate superat quan- [Note du manuscrit.]
tum elf librorum sacrorum cum suis bebraismk et
138 WILLIAM SHAKESPEARE.
Frométhée d'Eschyle. Eschyle est une manière de fou.» Le dix-huitième
siècle en masse raille Diderot admirant les Euménides.
Tout le Dante elî un salmigondis, dit Chaudon. — Mkhel-Jinge m'excède, dit
Joseph de Maistre. — A.ucune des huit comédies de Cervantes n'est supportable ^
dit La Harpe. — CeB dommage que Molière ne sache pas écrire, dit Fénelon.
— Molière eH un infâme histrion, dit Bossue t. — Un écolier éviterait les fautes de
Milton, dit l'abbé Trublet, autorité comme une autre. — Corneille exagère,
Sha^^eare extravague, dit ce même Voltaire qu'il faut toujours combattre et
toujours défendre,
— «Shakespeare, dit Ben Jonson, conversait lourdement et sans aucun
esprit. » — W^ithout atiy wit. Le moyen de prouver le contraire ! Les écrits
restent, la conversation passe. C'est toujours cela de nié. Cet homme de
génie n'avait pas d'esprit j comme cela caresse les innombrables gens d'esprit
qui n'ont pas de génie !
Un peu avant que Scudéry appelât Corneille : CorneiUe déplumée, Green
avait appelé Shakespeare : Corbeau paré de nos plumes. En 1752, Diderot fut
mis à Vincennes pour avoir publié le premier volume de X Encyclopédie, et le
grand succès de l'année fut une estampe vendue sur les quais, laquelle repré-
sentait un cordelier donnant le fouet à Diderot. Quoique Weber soit mort,
circonstance atténuante pour ceux qui sont coupables de génie, on se moque
de lui en Allemagne, et depuis trente-trois ans un chef-d'œuvre est exécuté
par un calembour^ XEuryanthe s'appelle XEnnuyante.
D'Alembert fait coup double sur Calderon et Shakespeare. Il écrit à
Voltaire (lettre cv) : «J'ai annoncé à l'académie votre Héraclius de Calderon j
elle le lira avec plaisir comme elle a lu l'arlequinade de Gilles Shakespeare. »
Que tout soit perpétuellement remis en question, que tout soit contesté,
même l'incontestable, qu'importe. L'éclipsé est une bonne épreuve pour la
vérité comme pour la liberté. Le génie, étant vérité et étant liberté, a droit
à la persécution. Que lui fait ce qui passe } Il était avant et sera après. Ce
n'est pas du côté du soleil que l'éclipsé fait l'ombre.
Tout peut s'écrire. Le papier est un grand patient. L'an passé, un recueil
grave imprimait ceci : Homère eB en train de passer de mode.
On complète l'appréciation du philosophe, de l'artiste, ou du poëtc, par
le portrait de l'homme.
Byron a tué son tailleur. Molière a épousé sa fille. Shakespeare a «aimé»
lord Southampton.
Et pour voir à la fin tous les vices ensemble.
Le parterre en tumulte a demandé l'auteur.
Tous les vices, c'est Beaumarchais.
ZOÏLE AUSSI ETERNEL QU'HOMÈRE. 139
Pour Byron, mentionnons ce nom une seconde fois, il en vaut la peine,
lisez Gknarvon, et écoutez, sur les abominations de Byron lady Blessington,
qu'il avait aimée, et qui s'en vengeait.
Phidias était entremetteurj Socrate était apostat et voleur, décrocheur de
manteaux } Spinosa était renégat et cherchait à capter des testaments j Dante
était concussionnaire 5 Michel- Ange recevait des coups de bâton de Jules II
et s'en laissait apaiser par cinq cents écusj d'Aubigné était un courtisan cou-
chant dans la garde-robe du roi , de mauvaise humeur quand on ne le payait
pas, et pour qui Henri IV était trop bonj Diderot était libertin; Voltaire était
avare; Milton était vénal, il a reçu mille livres sterling pour son apologie en
latin du régicide; Defensio pro se, etc., etc., etc., — Qui dit ces choses? Qui
raconte ces histoires.? Cette bonne personne, votre vieille complaisante,
ô tyrans, votre vieille camarade, ô traîtres, votre vieille auxiliaire, ô dévots,
votre vieille consolatrice, ô imbéciles! la calomnie.
Il
Ajoutons un détail.
La diatribe est, dans l'occasion, un moyen de gouvernement.
Ainsi il y avait de la police dans l'estampe de Diderot fouetté , et le graveur
du cordelier était un peu cousin du guichetier de Vincennes. Les gouverne-
ments, plus passionnés qu'il ne faudrait, négligent d'être étrangers aux ani-
mosités d'en bas. La persécution politique d'autrefois, c'est d'autrefois que
nous parlons, s'assaisonnait volontiers d'une pointe de persécution littéraire.
Certes, la haine hait sans être payée, l'envie n'a pas besoin, pour envier,
que le ministre l'encourage et lui fasse une pension, et il y a la calomnie
s. g. d. g. Mais une sacoche ne nuit pas. Quand Roy, poëte de la cour,
rimait contre Voltaire : Dis-moi, lîoïque téméraire, etc. , la place de trésorier de
la chambre des aides de Clermont et la croix de Saint-Michel ne faisaient
aucun tort à son enthousiasme pour et à sa verve contre. Un pourboire est
doux après un service rendu; les maîtres là-haut sourient; on reçoit l'ordre
agréable d'injurier qui l'on déteste; on obéit abondamment; liberté de
mordre à bouche-que-veux-tu; on s'en donne à cœur joie; c'est tout béné-
fice, on hait, et l'on plaît. Jadis l'autorité avait ses scribes. C'était une meute
comme une autre. Contre le libre esprit rebelle, le despote lâchait le
grimaud. Torturer ne suffisait point; par-dessus le marché on taquinait.
Trissotin s'abouchait avec Vidocq, et de ce tête-à-tête sortait une inspiration
complexe. La pédagogie, ainsi adossée à la police, se sentait partie intégrante
I40 WILLIAM SHAKESPEARE.
de l'autorité, et compliquait son esthétique d'un réquisitoire. C'était altier.
Le pédant élevé à la dignité d'argousin, rien n'est hautain comme cette
bassesse. Voyez, après les luttes des arminiens et des gomaristes, de quel air
superbe Spanarus Buy ter, la poche pleine des florins de Maurice de Nassau,
dénonce Josse Vondel, et prouve, de par Aristote, que le Palamède de la
tragédie de Vondel n'est autre que Barneveldti rhétorique utile, d'où Buyter
extrait contre Vondel trois cents écus d'amende et pour lui une bonne pré-
bende à Dordrecht.
L'auteur du Vivre ^Querelles littéraires, l'abbé Irail, chanoine de Monistrol,
demande à La Beaumelle : Pourquoi injuriez-vous tant M. de Voltaire? —
C'eit que ça se vend, répond La Beaumelle. Et Voltaire, informé de la demande
et de la réponse , conclut : CeBjuite, le badaud achète l'écrit, et le ministre acheté
l'écrivain. Ça se vend.
Françoise d'Issembourg de Happoncourt, femme de François Hugo,
chambellan de Lorraine, et fort célèbre sous le nom de M™^ de Grafigny,
écrit à M. Devaux, lecteur du roi Stanislas : — «Mon cher Pampan, Atys
étant éloigné (lisez : Voltaire étant banni), la police fait pulluler contre lui
quantité de petits écrits et pamphlets qu'on vend un sou dans les cafés et
les théâtres. Cela déplairait à la marquise ^^^, si cela ne plaisait au roi. »
Desfontaines, cet autre insulteur de Voltaire, lequel l'avait tiré de Bicêtre,
disait à l'abbé Prévost qui l'engageait à faire sa paix avec le philosophe : —
Si y4.lger ne faisait pas la ^erre, Alger mourrait de faim.
Ce Desfontaines, abbé aussi, mourut d'hydropisie, et ses goûts très connus
lui valurent cette épitaphe : Veriit aqua qui meruit igné.
Dans les publications supprimées au siècle dernier par arrêt du parlement,
on remarque un document imprimé par Quinet et Besogne, et mis au pilon
sans doute à cause des révélations qu'il contenait et que le titre promet :
ÏJirétinade, ou Tarif des libellistes et Gens de lettres injurieux.
M""* de Staël, exilée à quarante-cinq lieues de Paris, s'arrête aux quarante-
cinq lieues juste, à Beaumont-sur-Loire, et de là écrit à ses amis. Voici un
fragment d'une lettre adressée à M°" Gay, mère de l'illustre M"* de Girardin :
«Ah! chère madame, quelle persécution que ces exils!..» (Nous sup-
primons quelques hgnes.) «... Vous faites un livre, défense d'en parler.
Votre nom dans les journaux déplaît. Permission pourtant d'en dire du mal».
(1) Af"" de Pompadour. (Note du manuscrit. )
ZOÏLE AUSSI ETERNEL QU'HOMÈRE. 141
III
Quelquefois la diatribe s'assaisonne de chaux vive.
Tous ces noirs becs de plume finissent par creuser de sinistres fosses.
Parmi les écrivains abhorrés pour avoir été utiles, Voltaire et Rousseau
sont au premier rang. Ils ont été déchirés vivants, déchiquetés morts. La
morsure à ces renommées était action d'éclat et comptée sur les états de
service des sbires de lettres. Une fois Voltaire insulté, on était cuistre de
droit. Les hommes du pouvoir y encourageaient les hommes du libelle. Une
nuée de moustiques s'est ruée sur ces deux illustres esprits, et bourdonne
encore.
Voltaire est le plus haï, étant le plus grand. Tout était bon pour l'attaquer,
tout était prétexte; Mesdames de France, Newton, madame du Châtelet,
la princesse de Prusse, Maupertuis, Frédéric, l'Encyclopédie, l'académie,
même Labarre, Sirven et Calas. Jamais de trêve. Sa popularité a fait faire à
Joseph de Maistre ce vers : Paris le couronna, Sodome l'eut banni. On traduisait
Arouet par A. rouer. Chez l'abbesse de Nivelles, princesse du saint-empire,
demi-recluse et demi-mondaine, et ayant, dit-on, recours, pour se mettre
du rose aux joues, au même moyen que l'abbesse de Montbazon, on jouait
des charades j entre autres celle-ci : — La première syllabe est sa fortune j la
seconde serait son devoir. — Le mot était Uol-Taire. Un membre célèbre de
l'académie des sciences. Napoléon Bonaparte, voyant en 1803 dans la biblio-
thèque de l'institut, au centre d'une couronne de lauriers, cette inscription :
Jiu ^and TJoltaire, raya de l'ongle les trois dernières lettres , ne laissant sub-
sister que : A.u grand Uolta.
11 y a particulièrement autour de Voltaire un cordon sanitaire de prêtres,
l'abbé Desfontaines en tête, l'abbé Nicolardot en queue. Fréron, quoique
laïque, faisant de la critique de prêtre, est de cette chaîne.
Voltaire débuta à la Bastille. Sa cellule était voisine du cachot où était
mort Bernard Palissy. Jeune, il goûta de la prison j vieux, de l'exil. Il fut
vingt-sept ans éloigné de Paris.
Jean-Jacques, sauvage et un peu loup, fut traqué en conséquence. Paris
le décréta de prise de corps, Genève le chassa, Neufchâtelle rcjetaj Motiers-
Travers le damna, Bienne le lapida, Berne lui donna le choix entre la prison
et l'expulsion, Londres, hospitalière, le bafoua.
Tous deux moururent, se suivant de près. Cela ne fit pas d'interruption
aux outrages. Un homme est mort, l'injure ne lâche pas prise pour si peu.
142 WILLIAM SHAKESPEARE.
La haine mange du cadavre. Les libelles continuèrent, s'acharnant sur ces
gloires, pieux.
La Révolution vint, et les mit au Panthéon.
Au commencement de ce siècle, on menait volontiers les enfants voir ces
deux tombes. On leur disait : C'est ici. Cela faisait une forte vision pour
leur esprit. Ils emportaient à jamais dans leur pensée cette apparition de deux
sépulcres côte à côte, l'arche surbaissée du caveau, la forme antique des
deux monuments revêtus provisoirement de bois peint en marbre, ces deux
noms : Rousseau, Voltaire, dans le crépuscule, et le bras portant un flam-
beau qui sortait du tombeau de Jean-Jacques.
Louis XVIII rentra. La restauration des Stuarts avait arraché du sépulcre
Cromwellj la restauration des Bourbons ne pouvait faire moins pour Voltaire.
En mai 1814, une nuit, vers deux heures du matin, un fiacre s'arrêta
près de la barrière de la Gare, qui fait face à Bercy, à la porte d'un enclos
de planches. Cet enclos entourait un large terrain vague, réservé pour l'en-
trepôt projeté, et appartenant à la ville de Paris. Le fiacre arrivait du
Panthéon, et le cocher avait eu ordre de prendre par les rues les plus
désertes. La clôture de planches s'ouvrit. Quelques hommes descendirent
du fiacre et entrèrent dans l'enclos. Deux d'entre eux portaient un sac. Ils
étaient conduits, à ce qu'affirme la tradition, par le marquis de Puymaurin,
plus tard député à la chambre introuvable et directeur de ia Monnaie, accom-
pagné de son frère, le comte de Puymaurin. D'autres hommes, plusieurs
en soutane, les attendaient. Ils se dirigèrent vers un trou fait au milieu du
champ. Ce trou, au dire d'un des assistants, qui a été depuis garçon de
cabaret aux Marronniers à la Râpée, était rond et ressemblait à un puits
perdu. Au fond du trou il y avait de la chaux vive. Ces hommes ne disaient
pas un mot, et n'avaient pas de lumière. Le blêmissement du point du jour
éclairait. On ouvrit le sac. Il était plein d'ossements. C'étaient, pêle-mêle,
les os de Jean-Jacques et de Voltaire qu'on venait de retirer du Panthéon.
On approcha l'orifice du sac de l'ouverture du trou, et l'on jeta ces os dans
cette ombre. Les deux crânes se heurtèrent j une étincelle, point faite pour
être vue par ces hommes, s'échangea sans doute de la tête qui avait fait le
Dictionnaire philosophique à la tête qui avait fait le Contrat social j et les récon-
cilia. Quand cela fut fini, quand on eut vidé Voltaire et Rousseau dans ce
trou, un fossoyeur saisit une pelle, rejeta dans l'ouverture le tas de terre qui
était à côté, et combla la fosse. Les autres piétinèrent dessus pour lui ôter
son air de terre fraîchement remuée, un des assistants prit pour sa peine le
sac comme le bourreau prend la défroque, on sortit de l'enclos, on referma
la porte, on remonta en fiacre, et sans se dire une parole, en hâte, avant que
le soleil fût levé, ces hommes s'en allèrent.
ZOÏLE AUSSI ÉTERNEL QU'HOMERE. 143
IV
Saumaise, ce Scaliger pire, ne comprend pas Eschyle, et le rejette. A
qui la faute? Beaucoup à Saumaise, un peu à Eschyle.
L'homme attentif qui lit les grands livres éprouve parfois au milieu de sa
lecture de certains refroidissements subits suivis d'une sorte d'excès de cha-
leur. — Je ne comprends plus. — Je comprends ! — frisson et brûlement,
quelque chose qui fait qu'on est un peu déroute, tout en étant fortement
saisi j les seuls esprits du premier ordre, les seuls génies suprêmes, sujets à
des absences dans l'infini, donnent au lecteur cette sensation singulière,
stupeur pour la plupart, extase pour quelques-uns. Ces quelques-uns sont
l'élite. Comme nous l'avons remarqué ailleurs, cette élite, accumulée de
siècle en siècle et toujours ajoutée à elle-même, finit par faire nombre,
devient avec le temps multitude, et compose la foule suprême, public défi-
nitif des génies, souverain comme eux.
C'est à ce public-là qu'on finit toujours par avoir affaire.
Cependant il y a un autre public, d'autres appréciateurs, d'autres juges,
dont il a été dit un mot tout à l'heure. Ceux-là ne sont pas contents.
Les génies, les esprits, ce nommé Eschyle, ce nommé Isaïe, ce nommé
Juvénal, ce nommé Dante, ce nommé Shakespeare, ce sont des êtres impé-
rieux, tumultueux, violents, emportés, extrêmes, chevaucheurs des galops
ailés, franchisseurs de limites, «passant les bornes)^, ayant un but à eux,
lequel «dépasse le but», «exagérés», faisant des enjambées scandaleuses,
volant brusquement d'une idée à l'autre, et du pôle nord au pôle sud, par-
courant le ciel en trois pas, peu cléments aux haleines counes, secoués par
tous les souffles de l'espace et en même temps pleins d'on ne sait quelle
certitude équestre dans leurs bonds à travers l'abîme, indociles aux «aris-
tarques», réfractaires à la rhétorique de l'état, pas gentils pour les lettrés
asthmatiques, insoumis à l'hygiène académique, préférant l'écume de Pégase
au lait d'ânesse.
Les braves pédants ont la bonté d'avoir peur pour eux. L'ascension
provoque au calcul de la chute. Les culs-de- jatte compatissants plaignent
Shakespeare. Il est fou, il monte trop haut I La foule des cuistres, c'est une
foule, s'ébahit et se fâche. Eschyle et Dante font à tout moment fermer les
yeux à ces connaisseurs. Cet Eschyle est perdu ! Ce Dante va tomber ! Un
dieu s'envole, les bourgeois lui crient : Casse-cou !
144 WILLIAM SHAKESPEARE.
V
4
En outre, ces génies déconcertent.
On ne sait sur quoi compter avec eux. Leur furie lyrique leur obéit; ils l'in-
terrompent, quand bon leur semble. Ils paraissaient déchaînés. Tout à coup ils
s'arrêtent. Ces effrénés sont des mélancoliques. On les voit dans les précipices
se poser sur une cime et replier leurs ailes, et ils se mettent à méditer. Leur
méditation n'est pas moins surprenante que leur emportement. Tout à l'heure
ils planaient, maintenant ils creusent. Mais c'est toujours la même audace.
Ils sont les géants pensifs. Leur rêverie titanique a besoin de l'absolu et de
l'insondable pour se dilater. Ils pensent comme les soleils rayonnent, avec
l'abîme autour d'eux pour condition.
Leurs allées et venues dans l'idéal donnent le vertige. Rien n'est trop
haut pour eux, et rien n'est trop bas. Ils vont du pygmée au cyclope, de
Polyphème aux Myrmidons, de la reine Mab à Caliban, et d'une amourette
à un déluge, et de l'anneau de Saturne à la poupée d'un petit enfant. Siniie
parvulos ventre. Ils ont une prunelle télescope et une prunelle microscope. Ils
fouillent familièrement ces deux effrayantes profondeurs inverses, l'infîni-
ment grand et l'infiniment petit.
Et l'on ne serait pas furieux contre eux ! et l'on ne leur reprocherait pas
tout cela! Allons donc! Où irait-on si de tels excès étaient tolérés? Pas de
scrupule dans le choix des sujets, horribles ou douloureux, et toujours l'idée,
fût-elle inquiétante et redoutable, suivie jusqu'à son extrémité, sans miséri-
corde pour le prochain. Ces poètes ne voient que leur but. Et en toute chose
une façon de faire immodérée. Qu'est-ce que Job.? un ver sur un ulcère.
Qu'est-ce que la Divine Comédie ? une série de supplices. Qu'est-ce que Vîliade ?
une collection de plaies et blessures. Pas une artère coupée qui ne soit com-
plaisamment décrite. Faites un tour d'opinions sur Homère j demandez à
Scaliger, à Terrasson, à Lamotte, ce qu'ils en pensent. Le quart d'un chant
au bouclier d'Achille, quelle intempérance! Qui ne sait se borner ne sut
jamais écrire. Ces poètes agitent, remuent, troublent, dérangent, boule-
versent, font tout frissonner, cassent quelquefois des choses çà et là, peuvent
faire des malheurs, c'est terrible. Ainsi parlent les athénées, les sorbonnes,
les chaires assermentées, les sociétés dites savantes, Saumaise, successeur de
Scaliger à l'université de Leyde, et la bourgeoisie derrière eux, tout ce qui
représente en littérature et en art le grand parti de l'ordre. Quoi de plus
logique ! la toux querelle l'ouragan.
20ÏLE AUSSI ÉTERNEL QU'HOMERE. 145
Aux pauvres d'esprit s'ajoutent ceux qui ont trop d'esprit. Les sceptiques
prêtent main-forte aux jocrisses. Les génies, à peu d'exceptions près, sont
fiers et sévères j ils ont cela dans la moelle des os. Ils ont dans leur compa-
gnie Juvénal, Agrippa d'Aubigné et Milton 5 ils sont volontiers revêches,
méprisent le panem et circenses, s'apprivoisent peu et grondent. On les raille
agréablement. C'est bien fait.
Ah ! poète ! ah ! Milton ! ah ! Juvénal ! ah ! vous entretenez la résistance ,
ah! vous perpétuez le désintéressement, ah! vous rapprochez ces deux tisons,
la foi et la volonté , pour en faire jaillir la flamme ! ah ! il y a de la vestale
en vous, vieux mécontent! ah ! vous avez un autel, la patrie ! ah! vous avez
un trépied, l'idéal! ah! vous croyez aux droits de l'homme, à l'émancipa-
tion, à l'avenir, au progrès, au beau, au juste, au grand, prenez garde, vous
vous arriérez. Toute cette vertu, c'est de l'entêtement. Vous émigrez dans
l'honneur, mais vous émigrez. Cet héroïsme ne sied plus. Il ne va plus à
l'air de notre époque. Il vient un moment où le feu sacré n'est plus à la
mode. Poète, vous croyez au droit et à la vérité, vous n'êtes plus de votre
temps. À force d'être éternel, vous passez.
Tant pis, sans nul doute, pour ces génies bougons, habitués au grand, et
dédaigneux de ce qui n'est plus cela. Ils sont tardigrades lorsqu'il s'agit de
honte } ils sont ankylosés dans le refus de courbette j quand le succès passe,
honnête ou non, mais salué, ils ont une barre de fer dans la colonne verté-
brale. Ceci les regarde. Tant pis pour ces gens de la vieille mode et de la
vieille Rome. Ils sont de l'antiquité, et de l'antiquaille. Se hérisser à tout
propos, c'était bon jadis j on ne porte plus de ces grandes crinières-là j les
lions sont perruques. La révolution française a tout à l'heure soixante-quinze
ansj à cet âge on radote. Les gens d'à présent entendent être de leur temps,
et même de leur minute. Certes, nous n'y trouvons rien à reprendre. Ce
qui est doit êtrej il est excellent que ce qui existe, existe j les formes de
prospérité publique sont diverses j une génération n'est pas tenue de répéter
l'autre; Caton calquait Phocion, Trimalcion ressemble moins, c'est de l'in-
dépendance. Vous autres vieillards de mauvaise humeur, vous voulez que
nous nous émancipions .? Soit. Nous nous débarrassons de l'imitation de
Timoléon, de Thraséas, d'Artevelde, de Thomas Morus, de Hampden.
C'est notre façon de nous délivrer. Vous voulez de la révolte, en voilà. Vous
voulez de l'insurrection, nous nous insurgeons contre notre droit. Nous
nous affranchissons du souci d'être libres. Etre des citoyens, c'est lourd. Des
droits enchevêtrés d'obligations sont des entraves pour qui a envie de jouir
tout bonnement. Etre guidés par la conscience et la vérité dans tous les pas
que nous faisons, c'est fatigant. Nous entendons marcher sans lisières, et sans
principes. Le devoir est une chaîne 3 nous brisons nos fers. Que vient-on
PHILOSOPHIE. U. 10
I)ii*ruu:kie natiomalk.
146 WILLIAM SHAKESPEARE.
nous parler de Franklin? Franklin est une copie d'Aristide, assez servile.
Nous poussons l'horreur du servilisme jusqu'à préférer Grimod de la Rey-
nière. Bien manger et bien boire est un but. Chaque époque a sa manière à
elle d'être libre. L'orgie est une liberté. Cette façon de raisonner est triom-
phante, y adhérer est sage. Il y a eu, c'est vrai, des époques où l'on pensait
autrement; dans ces temps-là les choses sur lesquelles on marchait le prenaient
quelquefois mal, et se soulevaient j mais c'était l'ancien genre, ridicule main-
tenant, et il faut laisser dire les fâcheux et les grognons affirmant qu'il y
avait plus de notion du droit, de la justice et de l'honneur dans les pavés
d'autrefois que dans les hommes d'aujourd'hui.
Les rhétoriques, officielles et officieuses, nous avons signalé cette sagesse,
prennent de fortes précautions contre les génies. Ils sont peu universitaires}
qui plus est, ils manquent de platitude. Ce sont des lyriques, des coloristes,
des enthousiastes , des fascinateurs, des possédés, des exaltés, des «enragés»,
nous avons lu le mot, des êtres, qui, lorsque tout le monde est petit, ont la
manie de «faire grand». Que sais-je.f' ils ont tous les vices. Un médecin a
récemment découvert que le génie est une variété de la folie. Ils sont Michel-
Ange maniant des colosses ^ ils sont Rembrandt peignant avec une palette
toute barbouillée de rayons de soleil} ils sont Dante, Rabelais et Shakes-
peare, excessifs. Ils vous apportent un art farouche, rugissant, flamboyant,
échevelé comme le lion et la comète. Quelle horreur ! On se coalise contre
eux, et l'on fait bien. Il y a, par bonheur, les teetotaîlers de l'éloquence et de
la poésie. J'aime la pâleur, disait un jour un bourgeois de lettres. Le bour-
geois de lettres existe. Les rhétoriques, inquiètes des contagions et des pestes
qui sont dans le génie, recommandent avec une haute raison, que nous
avons louée, la tempérance, la modération, le «bon sens», l'art de se borner,
les écrivains expurgés, émondés, taillés, réglés, le culte des qualités que les
malveillants appellent négatives, la continence, l'abstinence, Joseph, Sci-
pion, les buveurs d'eau } tout cela est excellent} seulement il faut prévenir
les jeunes élèves qu'à prendre ces sages préceptes trop au pied de la lettre
on court risque de glorifier une chasteté d'eunuque. J'admire Bayard, soit}
j'admire moins Origène.
VI
Résumé. Les grands esprits sont importuns} les éconduire quelque peu
est judicieux.
Après tout, achevons d'en convenir, et complétons le réquisitoire, il y a
du vrai dans les reproches qu'on leur fait. Cette colère se conçoit. Le fort,
ZOÏLE AUSSI ETERNEL QU'HOMERE. 147
le grand, le lumineux, sont, à un certain point de vue, des choses bles-
santes. Etre dépassé n'est jamais agréable j se sentir inférieur, c'est être
offensé. Le beau existe tellement par lui-même qu'il n'a, certes, nul besoin
d'orgueil; mais qu'importe, la médiocrité humaine étant donnée, il humilie
en même temps qu'il enchante ; il semble que naturellement la beauté soit
un vase à orgueil, on l'en suppose remphe, on cherche à se venger du plaisir
qu'elle vous fait, et ce mot, superbe^ finit par avoir deux sens, dont l'un met
en défiance contre l'autre. C'est la faute du beau, nous l'avons déjà dit. Il
excède. Un croquis de Piranèse vous déroute j une poignée de main d'Her-
cule vous meurtrit. Le grand a des torts. Il est naïf, mais encombrant. La tem-
pête croit vous arroser, elle vous noie j l'astre croit vous éclairer, il vous éblouit,
quelquefois il vous aveugle. Le Nil féconde, mais déborde. Le trop n'est pas
commode j l'habitation de l'abîme est rudej l'infini est peu logeable. Une
maisonnette est mal située sur la cataracte du Niagara ou dans le cirque de
Gavarniej il est malaisé de faire ménage avec ces farouches merveilles; pour
les voir habituellement sans en être accablé, il faut être un crétin ou un génie.
L'aurore elle-même nous semble parfois immodérée; qui la regarde en
face, souffre; l'oeil, à de certains moments, pense beaucoup de mal du
soleil. Ne nous étonnons donc pas des plaintes faites, des réclamations in-
cessantes, des colères et des prudences, des cataplasmes apposés par une
certaine critique, des ophthalmies habituelles aux académies et aux corps
enseignants, des précautions recommandées au lecteur, et de tous les rideaux
tirés et de tous les abat-jour usités contre le génie. Le génie est intolérant
sans le savoir à force d'être lui-même. Quelle familiarité voulez-vous qu'on
ait avec Eschyle, avec Ézéchiel, avec Dante ?
Le moi, c'est le droit à l'égoïsme. Or la première chose que font ces êtres,
c'est de rudoyer le moi de chacun. Exorbitants en tout, en pensées, en
images, en convictions, en émotions, en passion, en foi, quel que soit le
côté de votre moi auquel ils s'adressent, ils le gênent. Votre intelligence, ils
la dépassent; votre imagination, ils lui font mal aux yeux; votre conscience,
ils la questionnent et la fouillent; vos entrailles, ils les tordent; votre cœur,
ils le brisent; votre âme, ils l'emportent.
L'infini qu'ils ont en eux sort d'eux et les multiplie et les transfigure
devant vous à chaque instant, fatigue redoutable pour votre regard. Vous
ne savez jamais avec eux où vous en êtes. À tout moment, l'imprévu. Vous
ne vous attendiez qu'à des hommes, ils ne peuvent pas entrer dans votre
chambre, ce sont des géants; vous ne vous attendiez qu'à une idée, baissez
la paupière, ils sont l'idéal; vous ne vous attendiez qu'à des aigles, ils ont
six ailes, ce sont des séraphins. Sont-ils donc en dehors de la nature.? est-ce
que l'humanité leur manque ^
148 WILLIAM SHAKESPEARE.
Non certes, et loin de là, et bien au contraire. Nous l'avons dit déjà, et
nous y insistons, la nature et l'humanité sont en eux plus qu'en qui que
ce soit. Ce sont des hommes surhumains, mais des hommes. Homo sum. Cette
parole d'un poëte résume toute la poésie. Saint Paul se frappe la poitrine et
dit : Veccamm. Job vous déclare qui il est : « Je suis le fils de la femme. »
Ils sont des hommes. Ce qui vous trouble, c'est qu'ils sont des hommes
plus que vousj ils sont trop des hommes, pour ainsi dire. Là où vous
n'avez que la parcelle, ils ont le toutj ils portent dans leur vaste cœur l'hu-
manité entière, et ils sont vous plus que vous-même; vous vous reconnaissez
trop dans leur œuvre j de là votre cri. À cette nature totale, à cette huma-
nité complète, à cette argile, qui est toute votre chair et qui est en même
temps toute la terre, ils ajoutent, et ceci achève votre terreur, la réverbération
prodigieuse de l'inconnu. Ils ont des échappées de révélation, et subitement,
et sans crier gare, à l'instant où l'on s'y attend le moins, ils crèvent la nuée,
font au zénith une trouée d'où tombe un rayon, et ils éclairent le terrestre
avec le céleste. Il est tout simple qu'on recherche médiocrement leur fami-
liarité et qu'on n'ait point le goût de voisiner avec eux.
Quiconque n'a pas une vigoureuse éducation d'âme les évite volontiers.
Aux livres colosses il faut des lecteurs athlètes. Il faut être robuste pour
ouvrir Jérémie, Ezéchiel, Job, Pindare, Lucrèce, et cet Alighieri, et ce
Shakespeare. La bourgeoisie des habitudes, la vie terre à terre, le calme
plat des consciences, le « bon goût » et le « bon sens » , tout le petit égoïsme
tranquille est dérangé, avouons-le, par ces monstres du sublime.
Pourtant, quand on s'y enfonce et quand on les lit, rien n'est plus hospi-
talier pour l'âme à de certaines heures que ces esprits sévères. Ils ont tout à
coup une haute douceur, aussi imprévue que le reste. Ils vous disent :
entrez. Ils vous reçoivent chez eux avec une fraternité d'archanges. Ils sont
affectueux, tristes, mélancoliques, consolants. Vous êtes subitement à votre
aise. Vous vous sentez aimé par euxj c'est à s'en croire connu personnelle-
ment. Leur fermeté et leur fierté recouvrent une sympathie profonde j si le
granit avait un cœur, quelle bonté il aurait! Eh bien, le génie est du granit
bon. L'extrême puissance a le grand amour. Ils se mettent comme vous en
prière. Ils savent bien, eux, que Dieu existe. Collez votre oreille à ces
colosses, vous les entendrez palpiter. Avez- vous besoin de croire, d'aimer,
de pleurer, de vous frapper la poitrine, de tomber à genoux, de lever vos
mains au ciel avec confiance et sérénité, écoutez ces poètes, ils vous aideront
à monter vers la douleur saine et féconde, ils vous feront sentir l'utilité
céleste de l'attendrissement. Ô bonté des forts! leur émotion, qui peut être,
s'ils veulent, tremblement de terre, est par instants si cordiale et si douce
qu'elle semble le remuement d'un berceau. Ils viennent de faire naître en
ZOÏLE AUSSI ETERNEL QU'HOMERE. 149
vous quelque chose dont ils prennent soin. Il y a de la maternité dans le
génie. Faites un pas, avancez encore, surprise nouvelle, les voilà gracieux.
Quant à leur grâce, c'est l'aurore même.
Les hautes montagnes ont sur leur versant tous les climats, et les grands
poètes tous les styles. Il suffit de changer de zone. Montez, c'est la tour-
mente 5 descendez, ce sont les fleurs. Le feu intérieur s'accommode de
l'hiver dehors, le glacier ne demande pas mieux que d'être cratère, et il n'y
a point pour la lave de plus belle sortie qu'à travers la neige. Un brusque
percement de flamme n'a rien d'étrange sur un sommet polaire. Ce contact
des extrêmes fait loi dans la nature où éclatent à tout moment les coups de
théâtre du sublime. Une montagne, un génie, c'est la majesté âpre. Ces
masses dégagent une sorte d'intimidation religieuse. Dante n'est pas moins à
pic que l'Etna. Les précipices de Shakespeare valent les goufi"res du Chim-
borazo. Les cimes des poètes n'ont pas moins de nuages que les sommets
des monts. On y entend des roulements de tonnerres. Du reste, dans les
vallons, dans les gorges, dans les plis abrités, dans les entre-deux d'escarpe-
ments, ruisseaux, oiseaux, nids, feuillages, enchantements, flores extraordi-
naires. Au-dessus de l'effrayante arche de l'Aveyron, au miUeu de la Mer
de Glace, ce paradis appelé le Jardin, l'avez- vous vu? Quel épisode! un
chaud soleil, une ombre tiède et fraîche, une vague exsudation de parfums
sur les pelouses, on ne sait quel mois de mai perpétuel blotti dans les préci-
pices. Rien n'est plus tendre et plus exquis. Tels sont les poètes j telles sont
les Alpes. Ces grands vieux monts horribles sont de merveilleux faiseurs de
roses et de violettes j ils se servent de l'aube et de la rosée, mieux que toutes
vos prairies et que toutes vos coUines, dont c'est l'état pourtant j l'avril de la
plaine est plat et vulgaire à côté du leur, et ils ont, ces vieillards immenses,
dans leur recoin le plus farouche, un charmant petit printemps à eux, bien
connu des abeilles.
LIVRE QUATRIEME.
CRITIQUE.
Toutes les pièces de Shakespeare, deux exceptées, Macbeth et Komèo et
Juliette j trente-quatre pièces sur trente-six, offrent à l'observation une parti-
cularité qui semble avoir échappé jusqu'à ce jour aux commentateurs et aux
critiques les plus considérables, que les Schlegel, et M. Villemain lui-même,
dans ses remarquables travaux, ne notent point, et sur laquelle il est impos-
sible de ne pas s'expliquer. C'est une double action qui traverse le drame et
qui le reflète en petit. À côté de la tempête dans l'Atlantique, la tempête
dans le verre d'eau. Ainsi Hamlet fait au-dessous de lui un Hamletj il tue
Polonius, père de Laërtes, et voilà Laërtes vis-à-vis de lui exactement dans
la même situation que lui vis-à-vis de Claudius. Il y a deux pères à venger.
Il pourrait y avoir deux spectres. Ainsi, dans le Koi Lear, côte à côte et de
front, Lear, désespéré par ses filles Goneril et Regane, et consolé par sa fille
Cordelia, est répété par Glocestcr, trahi par son fils Edmond et aimé par
son fils Edgar. L'idée bifurquée, l'idée se faisant écho à elle-même, un drame
moindre copiant et coudoyant le drame principal, l'action traînant sa lune,
une action plus petite sa pareille j l'unité coupée en deux, c'est là assurément
un fait étrange. Ces doubles actions ont été fort blâmées par les quelques
commentateurs qui les ont signalées. Nous ne nous associons point à ce
blâme. Est-ce donc que nous approuvons et acceptons comme bonnes ces
actions doubles .f* Nullement. Nous les constatons, et c'est tout. Le drame de
Shakespeare, nous l'avons dit le plus haut que nous avons pu dès 1827 1^',
afin de déconseiller toute imiution, le drame de Shakespeare est propre à
Shakespeare i ce drame est inhérent à ce poëte^ il est dans sa peauj il est lui.
De là ses originalités absolument personnelles j de là ses idiosyncrasies, qui
existent sans faire loi.
Ces actions doubles sont purement shakespeariennes. Ni Eschyle, ni
Molière ne les admettraient , et nous approuverions Eschyle et Molière.
(') Préface de Cromweïï. (Note du manuscrit.)
152 WILLIAM SHAKESPEARE.
Ces actions doubles sont en outre le signe du seizième siècle. Chaque
époque a sa mystérieuse marque de fabrique. Les siècles ont une signature
qu'ils apposent aux chefs-d'œuvre et qu'il faut savoir déchiffrer et recon-
naître. Le seizième siècle ne signe pas comme le dix-huitième. La renais-
sance était un temps subtil, un temps de réflexion. L'esprit du seizième
siècle était aux miroirs 5 toute idée de la renaissance est à double comparti-
ment. Voyez les jubés dans les églises, La renaissance, avec un art exquis et
bizarre, y fait toujours répercuter l'Ancien Testament dans le Nouveau, La
double action est là partout. Le symbole explique le personnage en répétant
son geste. Si, dans un bas-relief, Jéhovah sacrifie son fils, il a pour voisin,
dans le bas-relief d'à côté, Abraham sacrifiant son fils. Jonas passe trois jours
dans la baleine et Jésus passe trois jours dans le sépulcre, et la gueule du
monstre avalant Jonas répond à la bouche de l'enfer engloutissant Jésus,
Le sculpteur du jubé de Fécamp, si stupidement démoli, va jusqu'à
donner pour réplique à saint-Joseph, qui.? Amphitryon.
Ces contre-coups singuliers sont une des habitudes de ce grand art profond,
cherché et magnifique du seizième siècle. Rien de plus curieux en ce genre
que le parti qu'on tirait de saint-Christophe, Au moyen-âge et au seizième
siècle, dans les peintures et les sculptures, saint-Christophe, le bon géant
martyrisé par Dèce en 250, enregistré par les bollandistes et imperturba-
blement admis par Baillet, est toujours triple. Occasion de triptyque. Il y a
d'abord un premier Porte-Christ, un premier Christophore, c'est Christophe,
avec l'enfant Jésus sur ses épaules. Ensuite la vierge grosse est un Christophe ,
puisqu'elle porte le Christ j enfin, la croix est un Christophe} elle porte
aussi le Christ, Le supplice répercute la mère. Ce triplement de l'idée est
immortahsé par Rubens dans la cathédrale d'Anvers. Idée doublée, idée
triplée, c'était le cachet du seizième siècle.
Shakespeare, fidèle à l'esprit de son temps, devait ajouter Laërtes vengeant
son père à Hamlet vengeant son père , et faire poursuivre Hamlet par Laërtes
en même temps que Claudius par Hamletj il devait faire commenter la
piété filiale de Cordelia par la piété filiale d'Edgar, et, sous le poids de l'ingra-
titude des enfants dénaturés, mettre en regard deux pères misérables, ayant
perdu chacun une des deux espèces de la lumière, Lear fou et Glocester
aveugle.
II
Quoi donc! pas de critiques.'* Non. Pas de blâme.? Non. Vous expliquez
tout.? Oui. Le génie est une entité comme la nature, et veut, comme elle,
être accepté purement et simplement. Une montagne est à prendre ou à
CRITIQUE. 155
laisser. Il y a des gens qui font la critique de l'Himalaya caillou par caillou.
L'Etna flamboie et bave, jette dehors sa lueur, sa colère, sa lave et sa
cendre i ils prennent un trébuchet, et pèsent cette cendre pincée par pincée.
^uot lihras in monte summo^ Pendant ce temps-là le génie continue son érup-
tion. Tout en lui a sa raison d'être. Il est parce qu'il est. Son ombre est
l'envers de sa clarté. Sa fumée vient de sa flamme. Son précipice est la
condition de sa hauteur. Nous aimons plus ceci et moins celai mais nous nous
taisons là où nous sentons Dieu. Nous sommes dans la forêt} la torsion de
l'arbre est son secret. La sève sait ce qu'elle fait. La racine connaît son
métier. Nous prenons les choses comme elles sont, nous sommes de bonne
composition avec ce qui est excellent, tendre ou magnifique, nous con-
sentons aux chefs-d'œuvre, nous ne nous servons pas de celui-ci pour chercher
noise à celui-là j nous n'exigeons pas que Phidias sculpte les cathédrales, ni
que Pinaigrier vitre les temples i le temple est l'harmonie, la cathédrale est
le mystère} ce sont deux njodes différents du sublimcj nous ne souhaitons
pas au Munster la perfection du Parthénon ni au Parthénon la grandeur du
Munster. Nous sommes bizarre à ce point que nous nous contentons que
cela soit beau. Nous ne reprochons pas l'aiguillon à qui nous donne le miel.
Nous renonçons à notre droit de critiquer les pieds du paon, le cri du
cygne, le plumage du rossignol, la chenille du papillon, l'épine de la rose,
l'odeur du lion, la peau de l'éléphant, le bavardage de la cascade, le pépin
de l'orange, l'immobilité de la voie lactée, l'amertume de l'océan, les
taches du soleil, la nudité de Noé.
Le quandoque bonus dormitat est permis à Horace. Nous le voulons bien.
Ce qui est certain, c'est qu'Homère ne le dirait pas d'Horace. Il n'en pren-
drait pas la peine. Cet aigle trouverait charmant ce colibri jaseur. Je conviens
qu'il est doux à un homme de se sentir supérieur et de dire : Homère est
puéril} Dante est enfantin. C'est un joli sourire à avoir. Ecraser un peu ces
pauvres génies, pourquoi pas.^* Etre l'abbé Trublet et dire : Milton eH un
écolier, c'est agréable. Qu'il a d'esprit celui qui trouve que Shakespeare n'a pas
d'esprit! Il s'appelle La Harpe, il s'appelle Delandine, il s'appelle Auger}
il est, fut ou sera de l'académie, l^ous ces grands hommes sont pleins d'extrava-
gance, de mauvais goût et d'enfantillage. Quel beau décret à rendre ! Ces façons-là
chatouillent voluptueusement ceux qui les ont} et, en effet, quand on a
dit : Ce géant est petit, on peut se figurer qu'on est grand. Chacun a sa
manière. Quant à moi, qui parle ici, j'admire tout, comme une brute.
C'est pourquoi j'ai écrit ce livre.
Admirer. Etre enthousiaste II m'a paru que dans notre siècle cet exemple
de bêtise était bon à donner.
154 WILLIAM SHAKESPEARE.
m
N'espérez donc aucune critique. J'admire Eschyle, j'admire Juvénal,
j'admire Dante, en masse, en bloc, tout. Je ne chicane point ces grands
bienfaiteurs-là. Ce que vous qualifiez défaut, je le qualifie accent. Je reçois
et je remercie. Je n'hérite pas des merveilles de l'esprit humain sous bénéfice
d'inventaire. A Pégase donné, je ne regarde point la bride. Un chef-d'œuvre
est de l'hospitalité, j'y entre chapeau bas 5 je trouve beau le visage de mon
hôte. Gilles Shakespeare, soit J'admire Shakespeare et j'admire Gilles. Falstaff
m'est proposé, je l'accepte, et j'admire le empty the Jordan. J'admire le cri
insensé : un rat! J'admire les calembours de Hamlet, j'admire les carnages de
Macbeth, j'admire les sorcières, «ce ridicule spectacle», j'admire the buttoc^
of the n'ight, j'admire l'œil arraché de Glocester. Je n'ai pas plus d'esprit que
cela.
Ayant eu récemment l'honneur d'être appelé «niais» par plusieurs écri-
vains et critiques distingués, et même un peu par mon illustre ami, M. de
Lamartine ^^\ je tiens à justifier l'épithète.
Achevons par une dernière observation de détail ce que nous avons
spécialement à dire de Shakespeare.
Oreste, ce fatal aîné de Hamlet, n'est point, nous l'avons dit, le seul lien
entre Eschyle et Shakespeare j nous avons indiqué une relation, moins
aisément perceptible, entre Frométhée et Hamlet. La mystérieuse intimité des
deux poètes éclate, à propos de ce même Prométhée, plus étrangement
encore, et sur un point qui, jusqu'ici, a échappé aux observateurs et aux
critiques. Prométhée est l'aïeul de Mab.
Prouvons-le.
Prométhée, comme tous les personnages devenus légendaires, comme
Salomon, comme César, comme Mahomet, comme Charlemagne, comme le
Cid, comme Jeanne d'Arc, comme Napoléon, a un prolongement double,
l'un dans l'histoire, l'autre dans le conte, le voici :
Prométhée, créateur d'hommes, est aussi créateur d'esprits. Il est père
d'une dynastie de Dives, dont les vieux fabliaux ont conservé la filiation.
Elfe, c'est-à-dire le Rapide, fils de Prométhée, puis Elfin, roi de l'Inde, puis
Elfinan, fondateur de Cléopolis, ville des fées, puis Elfilin, bâtisseur de la
(') «Toute la biographie quelquefois un peu puérile, un peu niaise même, de l'évêque Myriel.»
(Lamartine. Cours de littérature. Entretien Lxxxiv, p. 385.) [Note du manuscrit.])
CRITIQUE. 155
muraille d'or, puis Elfinell, le vainqueur de la bataille des démons, puis
Elfant, qui construisit Panthée tout en cristal, puis Elfar, qui tua Bicéphale
et Tiicéphale, puis Elfinor le Mage, une espèce de Salmonée qui fit sur la
mer un pont de cuivre sonnant comme la foudre, non imitahik julmen aère
et cornipedum pulsu simularat ecj^uorum, puis sept cents princes, puis Elficléos le
Sage, puis Elféron le Beau, puis Obéron, puis Mab. Admirable fable qui,
avec un sens profond, rattache le sidéral au microscopique et l'infiniment
grand à l'infiniment petit.
Et c'est ainsi que l'infiisoire de Shakespeare se relie au géant d'Eschyle,
La fée, traînée sur le nez des hommes endormis dans son carrosse plafonné
d'une aile de sauterelle, par huit moucherons attelés avec des rayons de lune
et fouettés d'un fil de la vierge, la fée atome, a pour ancêtre le prodigieux
titan, voleur d'astres, cloué sur le Caucase, un poing aux portes Caspiennes,
l'autre aux portes d'Ararat, un talon sur la source du Phase, l'autre talon au
Validus-Murus bouchant le passage entre la montagne et la mer, colosse dont
le soleil, selon que le jour se levait ou se couchait, projetait l'immense profil
d'ombre tantôt sur l'Europe jusqu'à Corinthe, tantôt sur l'Asie jusqu'à Ban-
galore.
Du reste, Mab, qui s'appelle aussi Tanaquil, a toute l'inconsistance flot-
tante du rêve. Sous le nom de Tanaquil, elle est la femme de Tarquin
l'Ancien et elle file pour Servius Tullius adolescent la première tunique
qu'ait mise un jeune romain en quittant la robe prétexte j Obéron, qui se
trouve être Numa, est son oncle. Dans Huon de Bordeaux elle se nomme
Gloriande et a pour amant Jules César, et Obéron est son filsj dans Spenser,
elle se nomme Gloriana, et Obéron est son pèrej dans Shakespeare, elle se
nomme Titania, et Obéron est son mari. Titania, ce nom rejoint Mab au
Titan, et Shakespeare à Eschyle.
IV
Un homme considérable de notre temps, historien célèbre, orateur puis-
sant, un des précédents traducteurs de Shakespeare, se trompe, selon nous,
quand il regrette, ou paraît regretter, le peu d'influence de Shakespeare sur
le théâtre du dix-neuvième siècle. Nous ne pouvons partager ce regret. Une
influence quelconque, fût-ce celle de Shakespeare, ne pouvait qu'altérer l'ori-
ginalité du mouvement liitéraire de notre époque. — «Le système de Shake-
speare», dit à propos de ce mouvement l'honorable et grave écrivain, «peut
fournir, ce me semble, les plans d'après lesquels le génie doit désormais
travailler». Nous n'avons jamais été de cet avis, et nous avons pris les
156 WILLIAM SHAKESPEARE.
devants pour le dire il y a quarante ans^^l Pour nous Shakespeare est un
génie et non un système. Nous nous sommes expliqué déjà sur ce point, et
nous nous expliquerons encore plus au long tout à l'heure j mais, disons-le
dès à présent, ce que Shakespeare a fait est fait une fois pour toutes. 11 n'y a
point à y revenir. Admirez ou critiquez, mais ne refaites pas. C'est fait.
Un critique distingué, mort depuis peu, M. Chaudesaigues, accentue
encore ce reproche : «On a, dit-il, restauré Shakespeare sans le suivre. L'école
romantique n'a point imité Shakespeare. C'est là son tort.» C'est là son
mérite. On l'en blâme j nous l'en louons. Le théâtre contemporain est ce
qu'il est, mais il est lui-même. Le théâtre contemporain a pour devise : Swn,
non sequor. Il n'appartient à aucun «système». Il a sa loi propre, et il l'ac-
complit. Il a sa vie propre, et il en vit.
Le drame de Shakespeare exprime l'homme à un moment donné.
L'homme passe, ce drame reste, ayant pour fond éternel la vie, le cœur, le
monde, et pour surface le seizième siècle. Il n'est ni à continuer, ni à recom-
mencer. Autre siècle. Autre art.
Le théâtre contemporain n'a pas plus suivi Shakespeare qu'il n'a suivi
Eschyle. Et sans compter toutes les autres raisons que nous indiquerons plus
loin, quel embarras, pour qui voudrait imiter et copier, que le choix entre
ces deux poètes ! Eschyle et Shakespeare semblent faits pour prouver que les
contraires peuvent être admirables. Le point de départ de l'un est absolument
opposé au point de départ de l'autre. Eschyle, c'est la concentration j Shake-
speare, c'est la dispersion. Il faut applaudir l'un parce qu'il est condensé, et
l'autre parce qu'il est éparsj à Eschyle l'unité, à Shakespeare l'ubiquité. A eux
deux ils se partagent Dieu. Et, comme de telles intelligences sont toujours
complètes, on sent dans le drame un d'Eschyle se mouvoir toute la liberté
de la passion, et dans le drame répandu de Shakespeare converger tous les
rayons de la vie. L'un part de l'unité et arrive au multiple, l'autre part du
multiple et arrive à l'unité.
Ceci éclate avec une saisissante évidence, particulièrement quand on con-
fronte Hamkt avec Ore^e. Double page extraordinaire, recto et verso de la
même idée, et qui semble écrite exprès pour prouver à quel point deux
génies différents faisant la même chose font deux choses différentes.
Il est aisé de voir que le théâtre contemporain a, bien ou mal, frayé sa
voie propre entre l'unité grecque et l'ubiquité shakespearienne.
(') Préface de Cromwell. (Note du manuscrit.)
CRITIQUE. 157
Écartons, pour y revenir plus tard, la question de l'art contemporain, et
rentrons dans le point de vue général.
L'imitation est toujours stérile et mauvaise.
Quant à Shakespeare, puisque Shakespeare est le poète qui nous occupe,
c'est, au plus haut degré, un génie humain et général, mais, comme tous les
vrais génies, c'est en même temps un esprit idiosyncrasique et personnel.
Loi : Le poëte part de lui pour arriver à nous. C'est là ce qui fait le poëte
inimitable.
Examinez Shakespeare, approfondissez-le, et voyez quelle résolution
il a d'être lui-même. N'attendez aucune concession de son Moi. Ce n'est pas,
certes, l'égoïste, mais c'est le volontaire. Il veut. Il donne à l'art ses ordres,
dans les limites de son œuvre, bien entendu. Car ni l'art d'Eschyle, ni l'art
d'Aristophane, ni l'art de Plaute, ni l'art de Machiavel, ni l'art de Calderon,
ni l'an de Molière, ni l'art de Beaumarchais, ni aucune des formes de l'art,
vivant chacune de la vie spéciale d'un génie, n'obéiraient aux ordres donnés
par Shake.speare. L'art ainsi entendu, c'est la vaste égalité, et c'est la profonde
liberté i la région des égaux est aussi la région des libres.
Une des grandeurs de Shakespeare, c'est son impossibilité d'être modèle.
Pour vous rendre compte de son idiosyncrasie , ouvrez la première venue de
ses pièces, c'est toujours, d'abord et avant tout, Shakespeare.
Quoi de plus personnel que Troï/us et Cressida? Une Troie comique !
Voici Beaucoup de bruit pour rien, une tragédie qui aboutit à un éclat de rire.
Voici le Conte d'hiver, pastorale drame. Shakespeare, dans son œuvre, est
chez lui. Voulez-vous voir un despotisme, voyez sa fantaisie. Quelle volonté
de rêve ! quel parti pris de vertige ! quel absolutisme dans l'indécis et le
flottant! Le songe emplit à tel point quelques-unes de ses pièces que l'homme
s'y déforme et y est plus nuage qu'homme. L'Angelo de Mesure pour mesure
est un tyran de brouillard. Il se désagrège et s'efface. Le Léontès du Conte
d'hiver est un Othello qui se dissipe. Dans Cymheline, on croit que Jachimo va
devenir lago, mais il fond. Le songe est là partout. Regardez passer Mamilius,
Posthumus, Hermione, Perdita. Dans la Tempête, le duc de Milan a «un brave
fils» qui est comme un rêve dans le rêve. Ferdinand seul en parle, et per-
sonne que lui ne semble l'avoir vu. Une brute devient raisonnable, témoin
le constable Lecoudc de Mesure pour mesure. Un idiot a tout à coup de l'esprit,
témoin Cloten de Cymheline. Un roi de Sicile est jaloux d'un roi de Bohême.
1)8 WILLIAM SHAKESPEARE.
La Bohême a des rivages. Les bergers y ramassent des enfants. Thésée, duc,
épouse Hippolyte, amazone. Obéron s'y mêle. Car ici c'est la volonté de
Shakespeare de rêverj ailleurs il pense.
Disons plus, là où il rêve, il pense encore j avec une profondeur autre,
mais égale.
Laissez les génies tranquilles dans leur originalité. Il y a du sauvage dans
ces civilisateurs mystérieux. Même dans leur comédie, même dans leur
bouffonnerie, même dans leur rire, même dans leur sourire, il y a l'inconnu.
On y sent l'horreur sacrée de l'art, et la terreur toute-puissante de l'ima-
ginaire mêlé au réel. Chacun d'eux est dans sa caverne, seul. Ils s'entendent
de loin, mais ne se copient pas. Nous ne sachons point que l'hippopotame
imite le barrissement de l'éléphant.
Entre lions on ne se singe pas.
Diderot ne refait pas Baylej Beaumarchais ne calque pas Plaute, et n'a pas
besoin de Dave pour créer Figaro. Piranèse ne s'inspire point de Dédale. Isaïe
ne recommence pas Moïse.
Un jour, à Sainte-Hélène, M. de Las Cases disait : «Sire, puisque vous
avez été maître de la Prusse, à votre place, j'aurais pris dans le tombeau de
Potsdam, où elle est déposée, l'épée du grand Frédéric, et je l'aurais portée.
— Niais j répondit Napoléon, y'^î^^^ la mienne. ))
L'œuvre de Shakespeare est absolue , souveraine, impérieuse, éminemment
solitaire, mauvaise voisine, sublime en rayonnement, absurde en reflet, et
veut rester sans copie.
Imiter Shakespeare serait aussi insensé qu'imiter Racine serait bête.
VI
Entendons-nous, chemin faisant, sur un qualificatif fort usité de toutes
"^zns , profanum vulgu^, mot d'un poëte accentué par les pédants. Ce profanum
vulgm est un peu le projectile de tout le monde. Fixons le sens de ce mot.
Qu'est-ce que le profane vulgaire^ L'école dit : c'est le peuple. Et nous,
nous disons : c'est l'école.
Mais d'abord définissons cette expression, l'école. Quand nous disons
l'école, que faut-il sous-en tendre ? Indiquons-le. L'école, c'est la résultante
des pédantismesj l'école, c'est l'excroissance littéraire du budgetj l'école, c'est
le mandarinat intellectuel dominant dans les divers enseignements autorisés
et ofl&ciels, soit de la presse, soit de l'état, depuis le feuilleton de théâtre de
la préfecture jusqu'aux Biographies et Encyclopédies vérifiées, estampillées et
CRITIQUE. 159
colportées, et faites parfois, raffinement, par des républicains agréables à la
police j l'école, c'est l'orthodoxie classique et scolastique à enceinte continue,
l'antiquité homérique et virgilienne exploitée par des lettres fonctionnaires et
patentés, une espèce de Chine soit -disant Grèce j l'école, c'est, résumées dans
une concrétion qui fait partie de l'ordre public, toute la science des péda-
gogues, toute l'histoire des historiographes, toute la poésie des lauréats, toute
la philosophie des sophistes, toute la critique des magisters, toute la férule
des ignorantins, toute la rehgion des bigots, toute la pudeur des prudes,
toute la métaphysique des ralliés, toute la justice des salariés, toute Ja vieil-
lesse des petits jeunes gens qui ont subi l'opération, toute la flatterie des
courtisans, toute la diatribe des thuriféraires, toute l'indépendance des domes-
tiques, toute la certitude des vues basses et des âmes basses. L'école hait
Shakespeare. Elle le prend en flagrant délit de fréquentation populaire, allant
et venant dans les carrefours, «trivial», disant à tous le mot de tous, parlant
la langue publique, jetant le cri humain comme le premier venu, accepté
de ceux qu'il accepte, applaudi par des mains noires de goudron, acclamé
par tous les rauques enrouements qui sortent du travail et de la fatigue. Le
drame de Shakespeare est peuple j l'école s'indigne et dit : Odi profanum vulgm.
Il y a de la démagogie dans cette poésie en liberté} l'auteur de Hamlet «sacrifie
à la canaiUe».
Soit. Le poëte «sacrifie à la canaille».
Si quelque chose est grand, c'est cela.
Il y a là au premier plan, partout, en plein soleil, dans la fanfare, les
hommes puissants suivis des hommes dorés. Le poëte ne les voit pas, ou, s'il
les voit, il les dédaigne. Il lève les yeux et regarde Dieuj puis il baisse les
yeux et regarde le peuple. Elle est tout au fond de l'ombre, presque invi-
sible à force de submersion dans la nuit, cette foule fatale, cette vaste et
lugubre souflFrance amoncelée, cette vénérable populace des déguenillés et
des ignorants. Chaos d'âmes. Cette multitude de têtes ondule obscurément
comme les vagues d'une mer nocturne. De temps en temps passent sur cette
surface, comme les rafales sur l'eau, des catastrophes, une guerre, une peste,
une favorite, une famine. Cela fait un frémissement qui dure peu, le fond
de la douleur étant immobile comme le fond de l'océan. Le désespoir dépose
on ne sait quel plomb horrible. Le dernier mot de l'abîme est stupeur. C'est
donc la nuit. C'est, sous de funèbres épaisseurs derrière lesquelles tout est
indistinct, la sombre mer des pauvres.
Ces accablés se taisent} ils ne savent rien, ils ne peuvent rien, ils ne
demandent rien, ils ne pensent rieu} ils subissent. PleBuntur A.chm. Ils ont
faim et froid. On voit leur chair indécente par les trous des haillonS} qui fait
CCS haillons.'' la pourpre. La nudité des vierges vient de la nudité des oda-
l6o WILLIAM SHAKESPEARE.
lisques. Des guenilles tordues des filles du peuple tombent des perles pour la
Fontanges et la Châteauroux. C'est la famine qui dore Versailles. Toute cette
ombre vivante et mourante remue, ces larves agonisent, la mère manque de
lait, le père manque de travail, les cerveaux manquent de lumière} s'il y a là
dans ce dénùment un livre, il ressemble à la cruche, tant ce qu'il offre à la
soif des intelligences est insipide ou corrompu. Familles sinistres.
Le groupe des petits est pâlej tout cela expire et rampe, n'ayant pas même
la force d'aimer $ et, à leur insu peut-être, tandis qu'ils se courbent et se
résignent, de toutes ces inconsciences où le droit réside, du sourd murmure
de toutes ces malheureuses haleines mêlées, sort on ne sait quelle voix confuse,
mystérieux brouillard du verbe, arrivant syllabe à syllabe dans l'obscurité à
des prononciations de mots extraordinaires : Avenir, Humanité, Liberté,
Egalité, Progrès. Et le poëte écoute, et il entend} et il regarde, et il voit} et
il se penche de plus en plus, et il pleure } et tout à coup, grandissant d'un
grandissement étrange, puisant dans toutes ces ténèbres sa propre transfigu-
ration, il se redresse terrible et tendre au-dessus de tous les misérables, de
ceux d'en haut comme ceux d'en bas, avec des yeux éclatants.
Et il demande compte à grands cris. Et il dit : Voici l'effet! Et il dit :
Voici la cause! Le remède, c'est la lumière. Erudimini Et il ressemble à un
grand vase plein d'humanité que la main qui est dans la nuée secouerait, et
d'où tomberaient sur la terre de larges gouttes, brûlure pour les oppresseurs,
rosée pour les opprimés. Ah ! vous trouvez cela mauvais, vous autres. Eh bien,
nous le trouvons bon, nous. Nous trouvons juste que quelqu'un parle quand
tous souffrent. Les ignorances qui jouissent et les ignorances qui subissent ont
un égal besoin d'enseignement. La loi de fraternité dérive de la loi de travail.
S'entretuer a fait son temps. L'heure est venue de s'entr'aimer. C'est à pro-
mulguer ces vérités que le poëte est bon. Pour cela, il faut qu'il soit peuple}
pour cela il faut qu'il soit populace} c'est-à-dire qu'apportant le progrès, il ne
recule pas devant le coudoiement du fait, quelque difforme que le fait soit
encore. La distance actuelle du réel à l'idéal peut être mesurée autrement.
D'ailleurs traîner un peu le boulet complète Vincent de Paul. Hardi donc à
la promiscuité triviale, à la métaphore populaire, à la grande vie en commun
avec ces exilés de la joie qu'on nomme les pauvres ! le premier devoir des
poètes est là. Il est utile , il est nécessaire que le souffle du peuple traverse ces
toutes-puissantes âmes. Le peuple a quelque chose à leur dire. Il est bon
qu'on sente dans Euripide les marchandes d'herbes d'Athènes et dans Shake-
speare les matelots de Londres.
Sacrifie à «la canaille», ô poëte! sacrifie à cette infortunée, à cette déshé-
ritée, à cette vaincue, à cette vagabonde, à cette va-nu-pieds, à cette affamée,
à cette répudiée, à cette désespérée, sacrifie-lui, s'il le faut et quand il le
CRITIQUE. l6l
faut, ton repos, ta fortune, ta joie, ta patrie, ta liberté, ta vie. La canaille,
c'est le genre humain dans la misère. La canaille, c'est le commencement
douloureux du peuple. La canaille, c'est la grande victime des ténèbres.
Sacrifie-lui ! sacrifie-toi ! laisse-toi chasser, laisse-toi exiler comme Voltaire à
Ferney, comme d'Aubigné à Genève, comme Dante à Vérone, comme
Juvénal à Syène, comme Tacite à Méthymne, comme Eschyle à Gela,
comme Jean à Pathmos, comme Elie à Oreb, comme Thucydide en
Thrace, comme Isaïe à Asiongaberl sacrifie à la canaille. Sacrifie-lui ton
or et ton sang qui est plus que ton or, et ta pensée qui est plus que ton
sang, et ton amour qui est plus que ta pensée; sacrifie-lui tout, excepté la
justice. Reçois sa plainte j écoute-la sur ses fautes et sur les fautes d'autrui.
Écoute ce qu'elle a à t'avouer et à te dénoncer. Tends-lui l'oreille, la main,
les bras, le cœur. Fais tout pour elle, hormis le mal. Hélas! elle souflFre
tant, et elle ne sait rien. Corrige-la, avertis-la, instruis-la, guide-la, élève-la.
Mets-la à l'école de l'honnête. Fais-lui épeler la vérité, montre-lui la raison,
cet alphabet, apprends-lui à lire la vertu, la probité, la générosité, la clé-
mence. Tiens ton livre tout grand ouvert. Sois là, attentif, vigilant, bon,
fidèle, humble. Allume les cerveaux, enflamme les âmes, éteins les égoïsmes,
donne l'exemple. Les pauvres sont la privation; sois l'abnégation. Enseigne!
rayonne! ils ont besoin de toi, tu es leur grande soif. Apprendre est le
premier pas, vivre n'est que le second. Sois à leurs ordres, entends-tu.'^ Sois
toujours là, clarté! Car il est beau, sur cette terre sombre, pendant cette vie
obscure, court passage à autre chose, il est beau que la force ait un maître, le
droit, que le progrès ait un chef, le courage, que l'intelligence ait un souve-
rain, l'honneur, que la conscience ait un despote, le devoir, que la civi-
lisation ait une reine, la liberté, et que l'ignorance ait une servante, la
lumière.
PHILOSOPHIE. — II. II
IM««I]UIUI «ATiOlALS.
LIVRE CINQUIEME.
LES ESPRITS ET LES MASSES.
I
Depuis quatrevingts ans , des choses mémorables ont été faites. Une démo-
lition prodigieuse couvre le pavé.
Ce qui est fait est peu à côté de ce qui reste à faire.
Détruire est la besogne} édifier est l'œuvre. Le progrès démolit de la main
gauche, c'est de la main droite qu'il bâtit.
La main gauche du progrès se nomme la Force, la main droite se nomme
l'Esprit.
Il y a à cette heure beaucoup de bonne destruction de faite i toute la vieille
civilisation encombrante est, grâce à nos pères, déblayée. C'est bien, c'est
fini, c'est jeté bas, c'est à terre. Maintenant, debout tous, à l'œuvre, au
travail, à la fatigue, au devoir, intelligences! il s'agit de construire.
Ici trois questions :
Construire quoi.''
Construire où?
Construire comment?
Nous répondons :
Construire le peuple.
Le construire dans le progrès.
Le construire par la lumière.
n
Travailler au peuple, ceci est la grande urgence.
L'âme humaine, chose importante à dire dans la minute où nous sommes,
a plus besoin encore d'idéal que de réel.
C'est par le réel qu'on vit; c'est par l'idéal qu'on existe. Or veut-on se
rendre compte de la différence ? Les animaux vivent, l'homme existe.
Exister, c'est comprendre. Exister, c'est sourire du présent, c'est regarder
l'avenir par-dessus la muraille. Exister, c'est avoir en soi une balance, et y
I64 WILLIAM SHAKESPEARE.
peser le bien et le mal. Exister, c'est avoir la justice, la vérité, la raison, le
dévouement, la probité, la sincérité, le bon sens, le droit et le devoir che-
villés au cœur. Exister, c'est savoir ce qu'on vaut, ce qu'on peut, ce qu'on
doit. Existence, c'est conscience. Caton ne se levait pas devant Ptolémée.
Caton existait.
La littérature sécrète de la civilisation, la poésie sécrète de l'idéal. C'est
pourquoi la littérature est un besoin des sociétés. C'est pourquoi la poésie est
une avidité de l'âme.
C'est pourquoi les poètes sont les premiers éducateurs du peuple.
C'est pourquoi il faut, en France, traduire Shakespeare.
C'est pourquoi il faut, en Angleterre, traduire Molière.
C'est pourquoi il faut les commenter.
C'est pourquoi il faut avoir un vaste domaine public littéraire.
C'est pourquoi il faut traduire, commenter, publier, imprimer, réim-
primer, clicher, stéréotyper, distribuer, crier, expliquer, réciter, répandre,
donner à tous, donner à bon marché, donner au prix de revient, donner pour
rien, tous les poètes, tous les philosophes, tous les penseurs, tous les produc-
teurs de grandeur d'âme.
La poésie dégage de l'héroïsme. M Royer-CoLlard, cet ami original et
ironique de la routine, était, à tout prendre, un sagace et noble esprit. Quel-
qu'un qui nous est connu l'entendait un jour dire : Spartacus eB un poète.
Ce redoutable et consolant Ézéchiel, le révélateur tragique du progrès,
a toutes sortes de passages singuliers, d'un sens profond : — «La voix me
dit : «remplis la paume de ta main de charbons de feu, et répands-les sur la
ville.» Et ailleurs : «L'esprit étant entré en eux, partout où allait l'esprit, ils
allaient.» Et ailleurs : «Une main fut envoyée vers moi. Elle tenait un
rouleau, qui était un livre. La voix me dit : mange ce rouleau. J'ouvris les
lèvres et je mangeai le livre. Et il fut doux dans ma bouche comme du
miel.» Manger le livre, c'est, dans une image étrange et frappante, toute la
formule de la perfectibilité, qui, en haut, est science, et, en bas, enseigne-
ment.
Nous venons de dire : la littérature sécrète de la civilisation. En doutez-vous ?
Ouvrez la première statistique venue.
En voici une qui nous tombe sous la main^^l Bagne de Toulon, 1862.
Trois mille dix condamnés. Sur ces trois mille dix forçats, quarante savent
un peu plus que lire et écrire, deux cent quatrevingt-sept savent lire et
écrire, neuf cent quatre lisent mal et écrivent mal, dix-sept cent soixante-
dix-neuf ne savent ni lire ni écrire. Dans cette foule misérable, toutes les
(') Journal de Gand, 20 janvier 1862. {Noie de l'Editeur.)
LES ESPRITS ET LES MASSES. 165
professions machinales sont représentées par des nombres décroissant à
mesure qu'on monte vers les professions éclairées, et vous arrivez à ce
résultat final : orfèvres et bijoutiers au bagne, quatrej ecclésiastiques, troisj
notaires, deuxj comédiens, unj artistes musiciens, unj hommes de lettres,
pas un.
La transformation de la foule en peuple, profond travail. C'est à ce travail
que se sont dévoués, dans ces quarante dernières années, les hommes qu'on
appelle socialistes. L'auteur de ce livre, si peu de chose qu'il soit, est un des
plus anciens j le Dernier jour d'un condamné date de 1828 et Claude Gueux de
1834. S'il réclame parmi ces philosophes sa place, c'est que c'est une place de
persécution. Une certaine haine du socialisme, très aveugle, mais très géné-
rale, a sévi depuis quinze ou seize ans, et sévit et se déchaîne encore, dans les
classes (il y a donc toujours des classes.?) influentes. Qu'on ne l'oublie pas,
le socialisme, le vrai, a pour but l'élévation des masses à la dignité civique,
et pour préoccupation principale, par conséquent, l'élaboration morale et
intellectuelle. La première faim, c'est l'ignorance j le socialisme veut donc,
avant tout, instruire. Cela n'empêche pas le socialisme d'être calomnié et les
socialistes d'être dénoncés. Pour beaucoup de trembleurs furieux qui ont la
parole en ce moment, ces réformateurs sont les ennemis publics. Ils sont
coupables de tout ce qui est arrivé de mal. — O romains, disait Tertullien,
nous sommes des hommes justes, bienveillants, pensifs, lettrés, honnêtes.
Nous nous assemblons pour prier, et nous vous aimons parce que vous êtes
nos frères. Nous sommes doux et paisibles comme les petits enfants, et nous
voulons la concorde parmi les hommes. Cependant, ô romains! si le Tibre
déborde ou si le Nil ne déborde pas, vous criez : Les chrétiens aux lions!
III
L'idée démocratique, pont nouveau de la civilisation, subit en ce moment
l'épreuve redoutable de la surcharge. Certes, toute autre idée romprait sous
les poids qu'on lui fait porter. La démocratie prouve sa solidité par les absur-
dités qu'on entasse sur elle sans l'ébranler. Il faut qu'elle résiste à tout ce qu'il
plaît aux gens de mettre dessus. En ce moment on essaye de lui faire poncr
le despotisme.
Le peuple n'a que faire de la libettéj c'était le mot d'ordre d'une certaine
école innocente et dupe dont le chef est mort il y a quelques années. Ce
pauvre honnête rêveur croyait de bonne foi qu'on peut rester dans le progrès
en sortant de la liberté. Nous l'avons entendu émettre, probablement sans le
l66 WILLIAM SHAKESPEARE.
vouloir, cet aphorisme : La liberté eB bonne -pour les riches. Ces maximes -là ont
l'inconvénient de ne pas nuire à l'établissement des empires.
Non, non, non, rien hors de la liberté !
La servitude, c'est l'âme aveuglée. Se figure-t-on un aveugle de bonne
volonté } Cette chose terrible existe. Il y a des esclaves acceptant. Un sourire
dans une chaîne, quoi de plus hideux! Qui n'est pas hbre n'est pas homme j
qui n'est pas libre ne voit pas, ne sait pas, ne discerne pas, ne grandit pas, ne
comprend pas, ne veut pas, ne croit pas, n'aime pas, n'a pas de femme, n'a
pas d'enfants, a une femelle et des petits, n'est pas. Ah luce principium. La
liberté est une prunelle. La liberté est l'organe visuel du progrès.
Parce que la liberté a des inconvénients et même des périls, vouloir faire
de la civilisation sans elle équivaut à faire de la culture sans le soleil j c'est là
aussi un astre critiquable. Un jour, dans le trop bel été de 1829, un critique
aujourd'hui oublié, à tort, car il n'était pas sans quelque talent, M. P. ayant
trop chaud, tailla sa plume en disant : Je vais éreinter le soleil.
Certaines théories sociales, très distinctes du socialisme tel que nous le com-
prenons et le voulons, se sont fourvoyées. Ecartons tout ce qui ressemble au
couvent, à la caserne, à l'encellulement, à l'alignement. Le Paraguay, moins
les jésuites, est tout de même le Paraguay. Donner une nouvelle façon au
mal, ce n'est point une bonne besogne. Recommencer la vieille servitude est
inepte. Que les peuples d'Europe prennent garde à un despotisme refait à
neuf dont ils auraient un peu fourni les matériaux. La chose, cimentée
d'une philosophie spéciale, pourrait bien durer. Nous venons de signaler les
théoriciens, quelques-uns d'ailleurs droits et sincères, qui, à force de craindre
la dispersion des activités et des énergies et ce qu'ils nomment «l'anarchie»,
en sont venus à une acceptation presque chinoise de la concentration sociale
absolue. Ils font de leur résignation une doctrine. Que l'homme boive et
mange, tout est là. Un bonheur bête est la solution. D'abord, ce bonheur,
d'autres le nommeraient d'un autre mot.
Nous rêvons pour les nations autre chose qu'une félicité uniquement
composée d'obéissance. Le bâton résume cette félicité pour le fellah turc, le
knout pour le mougick russe, et le chat-à-neuf-queues pour le soldat anglais.
Ces socialistes à côté du socialisme dérivent de Joseph de Maistre et d'An-
ciUon, sans s'en douter peut-être i car l'ingénuité de ces théoriciens ralliés au
fait accompli a, ou croit avoir, des intentions démocratiques, et parle éner-
giquement des «principes de 89». Que ces philosophes involontaires d'un
despotisme possible y songent, endoctriner les masses contre la liberté,
entasser dans les intelligences l'appétit et le fatalisme, une situation étant
donnée, la saturer de matérialisme, et s'exposer à la construction qui en
sortirait, ce serait comprendre le progrès à la façon de ce brave homme qui
LES ESPRITS ET LES MASSES. 167
acclamait un nouveau gibet, et qui s'écriait : À la bonne heure ! nous n'avions
eu jusqu'ici qu'une vieille potence en bois, aujourd'hui le siècle marche, et
nous voilà avec un bon gibet de pierre qui pourra servir à nos enfants et à
nos petits-enfants.
IV
Etre un estomac repu, un boyau satisfait, un ventre heureux, c'est
quelque chose sans doute, car c'est la bête. Pourtant on peut mettre son
ambition plus haut.
Certes, un bon salaire, c'est bon. Avoir cette terre ferme sous son pied,
de forts gages, est une chose qui plaît. Le sage aime à ne manquer de rien.
Assurer sa situation est d'un homme intelligent. Un fauteuil rente de dix
mille sesterces est une place gracieuse et commode, les gros émoluments
font les teints frais et les bonnes santés, on vit mieux dans les douces siné-
cures bien appointées, la haute finance abondante en profits est un lieu
agréable à habiter, être bien en cour, cela assoit une famille et fait une
fortune i quant à moi, je préfère à toutes ces solidités le vieux vaisseau faisant
eau où s'embarque en souriant l'évêque Quodvultdeus,
Il y a quelque chose au delà de s'assouvir. Le but humain n'est pas le
but animal.
Un rehaussement moral est nécessaire. La vie des peuples, comme la vie
des individus, a ses minutes d'abaissement} ces minutes passent, certes, mais
il ne faut pas que la trace en reste. L'homme, à cette heure, tend à tomber
dans l'intestin} il faut replacer l'homme dans le cœur, il faut replacer
l'homme dans le cerveau. Le cerveau, voilà le souverain qu'il faut restaurer.
La question sociale veut, aujourd'hui plus que jamais, être tournée du côté
de la dignité humaine.
Montrer à l'homme le but humain, améliorer l'intelligence d'abord,
l'animal ensuite, dédaigner la chair tant qu'on méprisera la pensée, et donner
sur sa propre chair l'exemple, tel est le devoir actuel, immédiat, urgent, des
écrivains.
C'est ce que , de tout temps , ont fait les génies.
Pénétrer la lumière de civilisation} vous demandez à quoi les poètes sont
utiles : à cela, tout simplement.
l68 WILLIAM SHAKESPEARE.
V
Jusqu'à ce jour il y a eu une littérature de lettrés. En France surtout,
nous l'avons dit, la littérature tendait à faire caste. Etre poëte, cela revenait
un peu à être mandarin. Tous les mots n'avaient pas droit à la langue. Le
dictionnaire accordait ou n'accordait pas l'enregistrement. Le dictionnaire
avait sa volonté à lui. Figurez-vous la botanique déclarant à un végétal qu'il
n'existe pas, et la nature offrant timidement un insecte à l'entomologie qui
le refuse comme incorrect. Figurez-vous l'astronomie chicanant les astres.
Nous nous rappelons avoir entendu dire en pleine académie, à un acadé-
micien mort aujourd'hui, qu'on n'avait parlé français en France qu'au dix-
septième siècle, et cela pendant douze années j nous ne savons plus lesquelles.
Sortons, il en est temps, de cet ordre d'idées. La démocratie l'exige. L'élar-
gissement actuel veut autre chose. Sortons du collège, du conclave, du com-
partiment, du petit goût, du petit art, de la petite chapelle. La poésie n'a
pas de coterie. Il y a, à cette heure, effort pour galvaniser les choses mortes.
Luttons contre cette tendance. Insistons sur ces vérités qui sont des urgences.
Les chefs-d'œuvre recommandés par le manuel au baccalauréat , les compli-
ments en vers et en prose , les tragédies plafonnant au-dessus de la tête d'un
roi quelconque, l'inspiration en habit de cérémonie, les perruques-soleils
faisant loi en poésie, les Arts poétiques qui oublient La Fontaine et pour qui
Molière est nn. peut-être, les Planât châtrant les Corneille, les langues bégueules,
la pensée entre quatre murs, bornée par Quintilien, Longin, Boileau et
La Harpe j tout cela, quoique l'enseignement officiel et public en soit saturé
etrempU, tout cela est du passé. Telle époque, dite grand siècle, et, à coup
sûr, beau siècle, n'est autre chose au fond qu'un monologue littéraire. Com-
prend-on cette chose étrange, une littérature qui est un aparté! Il semble
qu'on lise sur le fronton d'un certain art : On n'entre pas. Quant à nous, nous
ne nous figurons la poésie que les portes toutes grandes ouvertes. L'heure
a sonné d'arborer le Tout pour tom. Ce qu'il faut à la civilisation, grande fille
désormais, c'est une littérature de peuple.
1830 a ouvert un débat, littéraire à la surface, social et humain au fond.
Le moment est venu de conclure. Nous concluons à une littérature ayant ce
but : le Peuple. Le Peuple, c'est-à-dire l'Homme.
L'auteur de ces pages écrivait, il y a trente et un ans, dans la préface de
Lucrèce Bor^a, un mot souvent répété depuis : le poète a charge d'âmes. Il ajou-
terait ici, si cela valait la peine d'être dit, que, la part faite à l'erreur possible,
ce mot, sorti de sa conscience, a été la règle de sa vie.
LES ESPRITS ET LES MASSES. 169
VI
Machiavel jetait sur le peuple un regard étrange. Combler la mesure,
faire déborder le vase, exagérer l'horreur du fait du prince, accroître l'écra-
sement pour révolter l'opprimé, faire rejaillir l'idolâtrie en exécration, pousser
les masses à bout, telle semble être sa politique. Son oui signifie non. Il charge
le despote de despotisme pour le faire éclater. Le tyran devient dans ses mains
un hideux projectile qui se brisera. Machiavel conspire. Pour qui ? Contre
qui ? Devinez. Son apothéose des rois est bonne à faire des régicides. Il met
sur la tête de son prince un diadème de crimes, une tiare de vices, une
auréole de turpitudes, et vous invite à adorer son monstre, de l'air dont on
attend un vengeur. Il glorifie le mal en louchant vers l'ombre. C'est dans
l'ombre qu'est Harmodius. Machiavel, ce metteur en scène des attentats
princiers, ce domestique des Médicis et des Borgia, avait dans sa jeunesse
été mis à la torture pour avoir admiré Brutus et Cassius. Il avait comploté
peut-être avec les Soderini la délivrance de Florence. S'en souvient-il,?
Continue-t-il ? Un conseil de lui est suivi, comme l'éclair, d'un grondement
ténébreux dans la nuée, prolongement inquiétant. Qu'a-t-il voulu dire.?
À qui en veut-il ? Le conseil est-il pour ou contre celui à qui il le donne ?
Un jour, à Florence, dans le jardin de Cosmo Ruccelaï, étant présents le
duc de Mantoue et Jean de Médicis qui commanda plus tard les Bandes
Noires de Toscane, Varchi, l'ennemi de Machiavel, l'entendit qui disait aux
deux princes : — Ne laisse"^ lire aucun livre au peuple, pas même le mien. Il est
curieux de rapprocher de ce mot l'avis donné par Voltaire au duc de
Choiseul, conseil au ministre, insinuation au roi : «Laissez les badauds lire
nos sornettes. Il n'y a point de danger à la lecture, monseigneur. Qu'est-ce
qu'un grand roi comme le roi de France peut craindre .? Le peuple n'est que
racaille, et les livres ne sont que niaiserie.» — Ne laissez rien lire, laissez
tout lires ces deux conseils contraires coïncident plus qu'on ne croit. Voltaire,
griffes cachées, faisait le gros dos aux pieds du roi. Voltaire et Machiavel sont
deux redoutables révolutionnaires indirects, dissemblables en toute chose, et
pourtant identiques au fond par leur profonde haine du maître déguisée en
adulation. L'un est le malin, l'autre est le sinistre. Les princes du seizième
siècle avaient pour théoricien de leurs infamies et pour courtisan énigmatique
Machiavel, enthousiaste à fond obscur. Etre flatté par un sphinx, chose
terrible! Mieux vaut encore être flatté, comme Louis XV, par un chat.
Conclusion de ceci : Faites lire au peuple Machiavel, et faites-lui lire
Voltaire.
I/o WILLIAM SHAKESPEARE.
Machiavel lui inspirera l'horreur, et Voltaire le mépris, du crime couronné.
Mais les cœurs doivent se tourner surtout vers les grands poètes limpides,
qu'ils soient doux comme Virgile ou acres comme Juvénal.
Vil
Le progrès de l'homme par l'avancement des esprits j point de salut hors
de là. Enseignez! Apprenez ! Toutes les révolutions de l'avenir sont incluses,
amorties, dans ce mot : Instruction Gratuite et Obligatoire. Mangez le livre.
C'est par l'explication des œuvres du premier ordre que ce large ensei-
gnement intellectuel doit se couronner. En haut les génies.
Partout où il y a agglomération d'hommes, il doit y avoir, dans un lieu
spécial, un explicateur public des grands penseurs.
Qui dit grand penseur dit penseur bienfaisant.
La présence perpétuelle du beau dans leurs œuvres maintient les poètes
au sommet de l'enseignement
Nul ne peut savoir la quantité de lumière qui se dégagera de la mise en
communication du peuple avec les génies. Cette combinaison du cœur du
peuple avec le cœur du poëte sera la pile de Volta de la civilisation.
Ce magnifique enseignement, le peuple le comprendra-t-il ? Certes. Nous
ne connaissons rien de trop haut pour le peuple. C'est une grande âme.
Etes-vous jamais allé un jour de fête à un spectacle gratis r Que dites-vous
de cet auditoire.'' En connaissez-vous un qui soit plus spontané et plus intel-
ligent? Connaissez- vous, même dans la forêt, une vibration plus profonde.''
La cour de Versailles admire comme un régiment fait l'exercice j le peuple,
lui, se rue dans le beau éperdument. Il s'entasse, se presse, s'amalgame, se
combine, se pétrit, dans le théâtre j pâte vivante que le poëte va modeler.
Le pouce puissant de Molière s'y imprimera tout à l'heure j l'ongle de Cor-
neille griffera ce monceau informe. D'où cela vient-il.'' D'où cela sort-il.? De
la Courtille, des Porcherons, de la Cunette, c'est pieds nus, c'est bras nus,
c'est en haillons. Silence. Ceci est le bloc humain.
La salle est comble, la vaste multitude regarde, écoute, aime, toutes les
consciences émues jettent dehors leur feu intérieur, tous les yeux éclairent,
la grosse bête à mille têtes est là, la Moh de Burke, la Pk^s de Tite-Live, la
Fex urbis de Cicéron, elle caresse le beau, elle lui sourit avec la grâce d'une
femme, elle est très finement littéraire 5 rien n'égale les délicatesses de ce
monstre. La cohue tremble, rugit, palpitej ses pudeurs sont inouïesj la foule
est une vierge. Aucune pruderie pourtant, cette bête n'est pas bête. Pas une
LES ESPRITS ET LES MASSES. I/I
sympathie ne lui manque j elle a en elle tout le clavier, depuis la passion
jusqu'à l'ironie, depuis le sarcasme jusqu'au sanglot. Sa pitié est plus que de
la pitié} c'est de la miséricorde. On y sent Dieu. Tout à coup le sublime passe,
et la sombre électricité de l'abîme soulève subitement tout ce tas de cœurs et
d'entrailles, la transfiguration de l'enthousiasme opère, et maintenant l'ennemi
est-il aux portes.'' la patrie est-elle en danger.? jetez un cri à cette populace,
elle est capable des Thermopyles. Qui a fait cette métamorphose ? La poésie.
Les multitudes, et c'est là leur beauté, sont profondément pénétrables
à l'idéal. L'approche du grand art leur plaît, elles en frissonnent. Pas un
détail ne leur échappe. La foule est une étendue liquide et vivante offerte
au frémissement. Une masse est une sensitive. Le contact du beau hérisse
extatiquement la surface des multitudes, signe du fond touché. Remuement
de feuilles, une haleine mystérieuse passe, la foule tressaille sous l'insufflation
sacrée des profondeurs.
Et là même où l'homme du peuple n'est pas en foule, il est encore bon
auditeur des grandes choses. Il a la naïveté honnête, il a la curiosité saine.
L'ignorance est un appétit. Le voisinage de la nature le rend propre à
l'émotion sainte du vrai. Il a, du côté de la poésie, des ouvertures secrètes
dont il ne se doute pas lui-même. Tous les enseignements sont dus au
peuple. Plus le flambeau est divin, plus il est fait pour cette âme simple.
Nous voudrions voir dans les villages une chaire expliquant Homère aux
paysans.
VIII
Trop de matière est le mal de cette époque. De là un certain appesan-
tissement.
Il s'agit de remettre de l'idéal dans l'âme humaine. Où prendrez-vous de
l'idéal.? où il y en a. Les poètes, les philosophes, les penseurs sont les urnes.
L'idéal est dans Eschyle, dans Isaïe, dans Ju vénal, dans Alighieri, dans
Shakespeare. Jetez Eschyle, jetez Isaïe, jetez Juvénal, jetez Dante, jetez
Shakespeare dans la profonde âme du genre humain.
Versez Job, Salomon, Pindare, Ezéchiel, Sophocle, Euripide, Hérodote,
Théocrite, Plaute, Lucrèce, Virgile, Térence, Horace, Catulle, Tacite,
saint Paul, saint Augustin, Tertullien, Pétrarque, Cervantes, Agrippa
d'Aubigné, Régnier, Segrais, Pascal, Milton, Descartes, Corneille, La
Fontaine, Montesquieu, Diderot, Rousseau, Beaumarchais, Sedaine, André
Chénier, Kant, Byron, Schiller, versez toutes ces âmes dans l'homme.
Versez tous les esprits depuis Ésope jusqu'à Molière, toutes les intelli-
1/2 WILLIAM SHAKESPEARE.
gences depuis Platon jusqu'à Newton, toutes les encyclopédies depuis Aristote
jusqu'à Voltaire.
De la sorte, en guérissant la maladie momentanée, vous établirez à jamais
la santé de l'esprit humain.
Vous guérirez la bourgeoisie et vous fonderez le peuple.
Comme nous l'indiquions tout à l'heure, après la destruction qui a délivré
le monde, vous opérerez la construction qui l'épanouira.
Quel but ! faire le peuple !
Les principes combinés avec la science, toute la quantité possible d'absolu
introduite par degrés dans le fait, l'utopie traitée successivement par tous les
modes de réalisation, par l'économie politique, par la philosophie, par la
physique, par la chimie, par la dynamique, par la logique, par l'art j l'union
remplaçant peu à peu l'antagonisme, et l'unité remplaçant l'union, pour
religion Dieu, pour prêtre le père, pour prière la vertu, pour champ la terre,
pour langue le verbe, pour loi le droit, pour moteur le devoir, pour hygiène
le travail, pour économie la paix, pour canevas la vie, pour but le progrès,
pour autorité la liberté, pour peuple l'homme, telle est la simplification.
Et au sommet l'idéal.
L'idéal j type immobile du progrès marchant.
A qui sont les génies, si ce n'est à toi, peuple.? ils t'appartiennent, ils sont
tes fils et tes pères j tu les engendres et ils t'enseignent. Ils font à ton chaos
des percements de lumière. Enfants, ils ont bu ta sève. Ils ont tressailli dans
la matrice universelle, l'humanité. Chacune de tes phases, peuple, est un
avatar. La profonde prise de vie , c'est en toi qu'il faut la chercher. Tu es le
grand flanc. Les génies sortent de toi, foule mystérieuse.
Donc qu'ils retournent à toi.
Peuple, l'auteur. Dieu, te les dédie.
LIVRE SIXIEME.
LE BEAU SERVITEUR DU VRAI.
Ah ! esprits ! soyez utiles ! servez à quelque chose. Ne faites pas les
dégoûtés quand il s'agit d'être efficaces et bons. L'art pour l'art peut être
beau, mais l'art pour le progrès est plus beau encore. Rêver la rêverie est
bien , rêver l'utopie est mieux. Ah ! il vous faut du songe ? Eh bien , songez
l'homme meilleur. Vous voulez du rêve ? en voici : l'idéal. Le prophète
cherche la solitude, mais non l'isolement. Il débrouille et développe les fîls
de l'humanité noués et roulés en écheveau dans son âmej il ne les casse pas.
Il va dans le désert penser, à qui ? aux multitudes. Ce n'est pas aux forêts
qu'il parle, c'est aux villes. Ce n'est pas l'herbe qu'il regarde plier au vent,
c'est l'homme i ce n'est pas contre les lions qu'il rugit, c'est contre les tyrans.
Malheur à toi, Achab ! Malheur à toi. Osée ! malheur à vous, rois ! malheur
à vous, pharaons ! c'est là le cri du grand solitaire. Puis il pleure.
Sur quoi ? sur cette éternelle captivité de Babylone, subie par Israël jadis,
subie par la Pologne, par la Roumanie, par la Hongrie, par Venise, aujour-
d'hui. Il veille, le penseur bon et sombre j il épie, il guette, il écoute, il
regarde, oreille dans le silence, œil dans la nuit, griffe à demi allongée vers
les méchants. Parlez -lui donc de l'art pour l'art, à ce cénobite de l'idéal. Il a
son but et il y va, et son but, c'est ceci : le mieux. Il s'y dévoue.
Il ne s'appartient pas, il appartient à son apostolat. Il est chargé de ce
soin immense, la mise en marche du genre humain. Le génie n'est pas fait
pour le génie, il est fait pour l'homme. Le génie sur la terre, c'est Dieu qui
se donne. Chaque fois que paraît un chef-d'œuvre, c'est une distribution de
Dieu qui se fait. Le chef-d'œuvre est une variété du miracle. De là, dans
toutes les religions et chez tous les peuples, la foi aux hommes divins. On se
trompe si l'on croit que nous nions la divinité des christs.
Au point où la question sociale est arrivée, tout doit être action com-
mune. Les forces isolées s'annulent, l'idéal et le réel sont solidaires. L'art
doit aider la science. Ces deux roues du progrès doivent tourner ensemble.
174 WILLIAM SHAKESPEARE.
O génération des talents nouveaux, noble groupe d'écrivains et de poètes,
légion des jeunes, ô avenir vivant de mon pays! vos aînés vous aiment et
vous saluent. Courage! dévouons-nous. Dévouons-nous au bien, au vrai,
au juste. Cela est bon.
Quelques purs amants de l'art, émus d'une préoccupation qui du reste a
sa dignité et sa noblesse, écartent cette formule, l'art pour le progrh, le Beau
Utile, craignant que l'utile ne déforme le beau. Ils tremblent de voir les bras
de la muse se terminer en mains de servante. Selon eux, l'idéal peut gauchir
dans trop de contact avec la réalité. Ils sont inquiets pour le sublime s'il des-
cend jusqu'à l'humanité. Ah! ils se trompent.
L'utile, loin de circonscrire le sublime, le grandit. L'application du sublime
aux choses humaines produit des chefs-d'œuvre inattendus. L'utile, considéré
en lui-même et comme élément à combiner avec le sublime, est de plusieurs
sortes i il y a de l'utile qui est tendre, et il y a de l'utile qui est indigné.
Tendre, il désaltère les malheureux et crée l'épopée sociale j indigné, il
flagelle les mauvais, et crée la satire divine. Moïse passe à Jésus la verge , et,
après avoir fait jaillir l'eau du rocher, cette verge auguste, la même, chasse
du sanctuaire les vendeurs.
Quoi! l'art décroîtrait pour s'être élargi! Non. Un service de plus, c'est
une beauté de plus.
Mais on se récrie. Entreprendre la guérison des plaies sociales, amender
les codes, dénoncer la loi au droit, prononcer ces hideux mots, bagne,
argousin, galérien, fille publique, contrôler les registres d'inscription de la
police, rétrécir les dispensaires, sonder le salaire et le chômage, goûter le
pain noir du pauvre, chercher du travail à l'ouvrière, confronter aux oisits
du lorgnon les paresseux du haillon, jeter bas la cloison de l'ignorance, faire
ouvrir des écoles, montrer à lire aux petits enfants, attaquer la honte, l'in-
famie, la faute, le crime, le vice, l'inconscience, prêcher la multiplication
des abécédaires, proclamer l'égalité du soleil, améliorer la nutrition des
intelligences et des cœurs, donner à boire et à manger, réclamer des solutions
pour les problèmes et des souliers pour les pieds nus, ce n'est pas l'affaire de
l'azur. L'art, c'est l'azur.
Oui, l'art c'est l'azur j mais l'azur du haut duquel tombe le rayon qui
gonfle le blé, jaunit le maïs, arrondit la pomme, dore l'orange, sucre le
raisin. Je le répète, un service de plus, c'est une beauté de plus. Dans tous les
cas, où est la diminution? Mûrir la betterave, arroser la pomme de terre,
épaissir la luzerne, le trèfle et le foin, entrer en collaboration avec le labou-
reur, le vigneron et le maraîcher, cela n'ôte pas au ciel une étoile. Ah!
l'immensité ne méprise pas l'utilité, et qu'y perd-elle? Est-ce que le vaste
fluide vital, que nous appelons magnétique ou électrique, fait de moins
LE BEAU SERVITEUR DU VRAI. 175
splendides éclairs dans la profondeur des nuées parce qu'il consent à servir de
pilote à une barque, et à tenir toujours tournée vers le nord la petite aiguille
qu'on lui confie, à ce guide énorme? l'aurore est-elle moins magnifique,
a-t-elle moins de pourpre et moins d'émeraude, subit-elle une décroissance
quelconque de majesté, de grâce et d'éblouissement, parce que, prévoyant
la soif d'une mouche, elle sécrète soigneusement dans la fleur la goutte de
rosée dont a besoin l'abeille?
On insiste i poésie sociale, poésie humaine, poésie pour le peuple, bou-
gonner contre le mal et pour le bien, promulguer les colères publiques,
insulter les despotes, désespérer les coquins, émanciper l'homme mineur,
pousser les âmes en avant et les ténèbres en arrière, savoir qu'il y a des
voleurs et des tyrans, nettoyer les cages pénales, vider le baquet des mal-
propretés publiques, Polymnie, manches retroussées, faire ces grosses be-
sognes, fi donc!
Pourquoi pas ?
Homère était le géographe et l'historien de son temps. Moïse le législateur
du sien, Juvénal le juge du sien, Dante le théologien du sien, Shakespeare
le moraliste du sien. Voltaire le philosophe du sien. Nulle région, dans la
spéculation ou dans le fait, n'est fermée à l'esprit. Ici un horizon, là des
ailes j droit de planer.
Pour de certains êtres sublimes , planer c'est servir. Dans le désert pas une
goutte d'eau, soif horrible, la misérable file des pèlerins en marche se traîne
accablée} tout à coup, à l'horizon, au-dessus d'un pli des sables, on aperçoit
un gypaète qui plane, et toute la caravane crie : Il y a là une source !
Que pense Eschyle de l'art pour l'art r Certes, si jamais un poëte fut le
poëte, c'est Eschyle. Écoutez sa réponse. Elle est dans les Grenouilles d'Aris-
tophane, vers 1039. Eschyle parle : «Dès l'origine, le poëte illustre a servi
les hommes. Orphée a enseigné l'horreur du meurtre. Musée les oracles et
la médecine, Hésiode l'agriculture, et ce divin Homère, l'héroïsme. Et moi,
après Homère, j'ai chanté Patrocle et Teucer au cœur de lion afin que
chaque citoyen tâche de ressembler aux grands hommes. »
De même que toute la mer est sel, toute la Bible est poésie. Cette poésie
parle politique à ses heures. Ouvrez Samuel, chapitre vni. Le peuple juif
demande un roi. «... Et l'Éternel dit à Samuel : Ils veulent un roi, c'est
moi qu'ils rejettent, afin que je ne règne point sur eux. Laisse-les faire,
mais proteste et déclare-leur la manière {mispat) dont les rois les traiteront
Et Samuel parla au nom de l'Éternel au peuple qui demandait un roi. Il dit :
Le roi prendra vos fils et les mettra à ses chariots j il prendra vos filles et les
fera servantes j il prendra vos champs, vos vignes et vos bons oliviers, et les
donnera à ses domestiques^ il prendra la dîme de vos moissons et de vos
1/6 WILLIAM SHAKESPEARE.
vendanges, et la donnera à ses eunuques j il prendra vos serviteurs et vos
ânes et les fera travailler pour lui} et vous crierez à cause de ce roi qui sera
sur vous, mais, comme vous l'aurez voulu, l'Éternel ne vous exaucera point j
et vous serez des esclaves.» Samuel, on le voit, nie le droit divinj le Deuté-
ronome sape l'autel, l'autel faux, disons-lc} mais l'autel d'à côté n'est-il pas
toujours l'autel faux? «Vous démolirez les autels des faux dieux. Vous cher-
cherez Dieu où il habite. » C'est presque du panthéisme. Pour prendre parti
dans les choses humaines, pour être démocratique ici, iconoclaste là, ce
livre est-il moins magnifique et moins suprême.'* Si la poésie n'est point dans
la Bible, où est-elle?
Vous dites : la muse est faite pour chanter, pour aimer, pour croire, pour
prier. Oui et non. Entendons-nous. Chanter qui ? Le vide. Aimer quoi ?
Soi-même. Croire quoi? Le dogme. Prier quoi? L'idole. Non, voici le
vrai : Chanter l'idéal, aimer l'humanité, croire au progrès, prier vers
l'infini.
Prenez garde, vous qui tracez de ces cercles autour du poëte, vous le
mettez hors de l'homme. Que le poëte soit hors de l'homme par un côté,
par les ailes, par le vol immense, par la brusque disparition possible dans
les profondeurs, cela est bien, cela doit être, mais à la condition de la
réapparition. Qu'il parte, mais qu'il revienne. Qu'il ait des ailes pour l'in-
fini, mais qu'il ait des pieds pour la terre, et qu'après l'avoir vu voler, on le
voie marcher. Qu'il rentre dans l'homme, après en être sorti. Qu^après l'avoir
vu archange, on le retrouve frère. Que l'étoile qui est dans cet œil pleure
une larme, et que cette larme soit la larme humaine. Ainsi humain et
surhumain, ce sera le poëte. Mais être tout à fait hors de l'homme, c'est ne
pas être. Montre-moi ton pied, génie, et voyons si tu as comme moi au
talon de la poussière terrestre.
Si tu n'as pas de cette poussière, si tu n'as jamais marché dans mon
sentier, tu ne me connais pas et je ne te connais pas. Va-t'en. Tu te crois un
ange , tu n'es qu'un oiseau.
Aide des forts aux faibles, aide des grands aux petits, aide des libres aux
enchaînés, aide des penseurs aux ignorants, aide du solitaire aux multitudes,
telle est la loi, depuis Isaïe jusqu'à Voltaire. Qui ne suit pas cette loi peut
être un génie, mais n'est qu'un génie de luxe. En ne maniant point les
choses de la terre, il croit s'épurer, il s'annule. Il est le raffiné, il est le
déhcat, il peut être l'exquisj il n'est pas le grand. Le premier venu, grossiè-
rement utile, mais utile, a le droit de demander en voyant ce génie bon à
rien : Qu'est-ce que ce fainéant ? L'amphore qui refuse d'aller à la fontaine
mérite la huée des cruches.
Grand celui qui se dévoue ! Même accablé, il reste serein, et son malheur
LE BEAU SERVITEUR DU VRAI. 177
est heureux. Non, ce n'est pas une mauvaise rencontre pour le poëte que le
devoir. Le devoir a une sévère ressemblance avec l'idéal. L'aventure de faire
son devoir vaut la peine d'être acceptée. Non, le coudoiement avec Caton
n'est point à éviter. Non, non, non, la vérité, l'honnêteté, l'enseignement
aux foules, la liberté humaine, la mâle vertu, la conscience, ne sont pas
des objets de dédain. L'indignation et l'attendrissement, c'est la même
faculté tournée vers les deux côtés du douloureux esclavage humain, et les
capables de colère sont les capables d'amour. Niveler le tyran et l'esclave,
quel magnifique effort! Or tout un versant de la société actuelle est tyran,
et tout l'autre versant est esclave. Redressement redoutable à faire. li se fera.
Tous les penseurs se doivent à ce but. Ils y grandiront. Etre le serviteur de
Dieu dans le progrès et l'apôtre de Dieu dans le peuple, c'est la loi de crois-
sance du génie.
II
Il y a deux poètes, le poëte du caprice et le poëte de la logique j et il y
a un troisième poëte, composé de l'un et de l'autre, les corrigeant l'un par
l'autre , les complétant l'un par l'autre , et les résumant dans une entité plus
haute. Ce sont les deux statures en une seule. Ce troisième-là est le premier.
Il a le caprice, et il suit le souffle. Il a la logique, et il suit le devoir. Le
premier écrit le Cantique des cantiques, le deuxième écrit le Lé vi tique,
le troisième écrit les Psaumes et les Prophéties. Le premier est Horace,
le second est Lucain, le troisième est Juvénal. Le premier est Pindare, le
second est Hésiode, le troisième est Homère.
Aucune perte de beauté ne résulte de la bonté. Le lion, pour avoir la
faculté de s'attendrir, est-il moins beau que le tigre? Cette mâchoire qui
s'écarte pour laisser tomber l'enfant dans les bras de la mère, retire-t-elle à
cette crinière sa majesté ? Le vaste verbe du rugissement disparaît-il de cette
gueule terrible parce qu'elle a léché Androclès.? Le génie qui ne secourt
pas, fût-il gracieux, est difforme. Le prodige qui n'aime pas est monstre.
Aimons! aimons!
Aimer n'a jamais empêché de plaire. Où avez-vous vu qu'il puisse y avoir
exclusion d'une forme du bien à l'autre.? Au contraire, tout le bien commu-
nique. Entendons-nous pourtant. De ce qu'on a une qualité, il ne s'ensuit
point qu'on ait nécessairement l'autre j mais il serait étrange qu'une qualité
ajoutée à l'autre fût une diminution. Etre utile, ce n'est qu'être utilcj être
beau, ce n'est qu'être beauj être utile et beau, c'est être subhme. C'est ce
que sont saint-Paul, au premier siècle, Tacite et Juvénal au deuxième,
PHILOSOPHIE. II. 12
lariUfEUI «ATIOltllE.
I/S WILLIAM SHAKESPEARE.
Dante au treizième, Shakespeare au seizième, Milton et Molière au dix-
septième.
Nous avons tout à l'heure rappelé un mot devenu fameux, l'art pour l'art.
Expliquons-nous à ce propos une fois pour toutes. A en croire une affir-
mation très générale et très souvent répétée, de bonne foi, nous le pensons,
ce mot, l'art pour l'art, aurait été écrit par l'auteur même de ce livre. Ecrit,
jam^s. On peut lire, de la première à la dernière ligne, tout ce que nous
avons publié, on n'y trouvera point ce mot. C'est le contraire de ce mot qui
est écrit dans toute notre œuvre, et, insistons-y, dans notre vie entière.
Quant au mot en lui-même, quelle réalité a-t-il.-* Voici le fait, que plu-
sieurs contemporains ont, comme nous, présent à la mémoire. Un jour, il y a
trente-cinq ans, dans une discussion entre critiques et poètes sur les tragédies
de Voltaire, l'auteur de ce livre jeta cette interruption : «Cette tragédie-là
n'est point de la tragédie. Ce ne sont pas des hommes qui vivent, ce sont
des sentences qui parlent. Plutôt cent fois l'art pour l'art!» Cette parole,
détournée, involontairement sans doute, de son vrai sens pour les besoins
de la polémique, a pris plus tard, à la grande surprise de celui dont elle
avait été l'interjection, les proportions d'une formule. C'est de ce mot, limité
à Ahire et à l'Orphelin de la Chine, et incontestable dans cette application
restreinte, qu'on a voulu faire toute une déclaration de principes et l'axiome
à inscrire sur la bannière de l'art.
Ce point vidé, poursuivons.
Entre deux vers, l'un de Pindare, déifiant un cocher ou glorifiant les
clous d'airain de la roue d'un char, l'autre d'Archiloque, si redoutable
qu'après l'avoir lu JefFreys interromprait ses crimes et s'irait pendre au gibet
dressé par lui pour les honnêtes gens, entre ces deux vers, à beauté égale,
je préfère le vers d'Archiloque.
Dans les temps antérieurs à l'histoire, là où la poésie est fabuleuse et
légendaire, elle a une grandeur prométhéenne. De quoi se compose cette
grandeur.? d'utilité. Orphée apprivoise les bêtes fauvesj Amphion bâtit des
villes. Le poëte dompteur et architecte, Linus aidant Hercule, Musée
assistant Dédale, le vers force civilisante, telle est l'origine. La tradition est
d'accord avec la raison. Le bon sens des peuples ne s'y trompe pas. Il invente
toujours des fables dans le sens de la vérité. Tout est grand dans ces loin-
tains grossissants. Eh bien, le poëte belluaire, que vous admirez dans
Orphée, reconnaissez-le dans Juvénal.
Nous insistons sur Juvénal. Peu de poètes ont été plus insultés, plus
contestés, plus calomniés. La calomnie contre Juvénal a été à si longue
échéance qu'elle dure encore. Elle passe d'un valet de plume à l'autre. Ces
grands haïsseurs du mal sont haïs par tous les flatteurs de la force et du succès.
LE BEAU SERVITEUR DU VRAI. 179
La tourbe des domestiques sophistes, des écrivains qui ont autour du cou
une rondeur pelée, des souteneurs historiographes, des scoliastes entretenus
et nourris, des gens de cour et d'école, fait obstacle à la gloire des punis-
seurs et des vengeurs. Elle coasse autour de ces aigles. On ne rend pas
volontiers justice aux justiciers. Ils gênent les maîtres et indignent les laquais.
L'indignation de la bassesse existe.
Du reste, c'est bien le moins que les diminutifs s'cntr'aident, et que
Césarion ait pour appui Tyrannion. Le cuistre rompt des férules pour le
satrape. Il y a pour ces besognes une courtisanerie lettrée et une pédagogie
officielle. Ces pauvres chers vices payants, ces excellents forfaits bons princes,
son altesse Rufin, sa majesté Claude, cette auguste madame Messaline qui
donne de si belles fêtes, et des pensions sur sa cassette, et qui dure et qui
se perpétue, toujours couronnée, s'appelant Théodora, puis Frédégonde,
puis Agnès, puis Marguerite de Bourgogne, puis Isabeau de Bavière, puis
Catherine de Médicis, puis Catherine de Russie, puis Caroline de
Naples, etc., etc., tous ces grands seigneurs, les crimes, toutes ces belles
dames, les turpitudes, leur fera-t-on le chagrin de consentir au triomphe de
Juvénal ? Non. Guerre au fouet au nom des sceptres ! guerre à la verge au
nom àcs boutiques ! c'est bien. Faites, courtisans, clients, eunuques et
scribes. Faites, publicains et pharisiens. Cela n'empêche pas la république
de remercier Juvénal et le temple d'approuver Jésus.
Isaïe, Juvénal, Dante, ce sont des vierges. Remarquez leurs yeux baissés.
Une clarté sort de leurs cils sévères. Il y a de la chasteté dans la colère du
juste contre l'injuste. L'imprécation peut être aussi sainte que l'hosanna, et
l'indignation, l'indignation honnête, a la pureté même de la vertu. En fait
de blancheur, l'écume n'a rien à envier à la neige.
m
L'histoire entière constate la collaboration de l'art au progrès : Diffus oh
hoc lenire tigres. Le rhythme est une puissance. Puissance que le moyen-âge
connaît et subit non moins que l'antiquité. La deuxième barbarie, la bar-
barie féodale, redoute, elle aussi, cette force, le vers. Les barons, peu
timides, sont interdits devant le poète j qu'est-ce que c'est que cet homme?
Ils craignent qu'une mak chanson ne soit chantée. L'esprit de civilisation est
avec cet inconnu. Les vieux donjons pleins de carnage ouvrent leurs yeux
fauves et flairent l'obscurité j l'inquiétude les prend. La féodalité tressaille,
l'antre est troublé. Les dragons et les hydres sont mal à l'aise. Pourquoi?
c'est qu'il y a un dieu invisible.
l8o WILLIAM SHAKESPEARE.
Il est curieux de constater cette puissance de la poésie aux pays où la
sauvagerie est la plus épaisse, particulièrement en Angleterre, dans cette
dernière profondeur (éodslc, penitus toto divisos orbe Britannos. À en croire la
légende, forme de l'histoire aussi vraie et aussi fausse qu'une autre, c'est
grâce à la poésie que Colgrim, assiégé par les bretons, est secouru dans York
par son frère Bardulph le Saxon 5 que le roi Awlof pénètre dans le camp
d'Athelstanj que "Werburgh, prince de Northumbrc, est délivré par les
gallois, d'où, dit-on, cette devise celtique du prince de Galles : îch dien;
qu'Alfred, roi d'Angleterre, triomphe de Gitro, roi des danois, et que
Richard Cœur de Lion sort de sa prison de Losenstein. Ranulph, comte de
Chester, attaqué dans son château de Rothelan , est sauvé par l'intervention
des minstrels, ce que constatait encore sous Elisabeth le privilège accordé
aux minstrels patronnés par les lords Dalton.
Le poëte avait droit de réprimande et de menace. En 1316, le jour de la
Pentecôte, Edouard II étant à table dans la grande salle de Westminster avec
les pairs d'Angleterre, une femme minstrel entra à cheval dans la salle, en
fit le tour, salua Edouard II, prédit à voix haute au mignon Spencer la
potence et lemasculation par la main du bourreau, et au roi la corne au
moyen de laquelle un fer rouge lui serait enfoncé dans les intestins, déposa
sur la table devant le roi une lettre, et s'en alkj et personne ne lui dit rien.
Aux fêtes, les minstrels passaient avant les prêtres, et étaient honora-
blement traités. A Abingdon, à une fête de la Sainte-Croix, chacun des
douze prêtres reçut quatre pence , et chacun des douze minstrels deux shel-
lings. Au prieuré de Maxtoke, l'usage était qu'on fît souper les minstrels
dans la chambre Peinte, éclairée par huit grosses chandelles de cire.
À mesure qu'on avance vers le nord, il semble que le grandissement de
la brume grandisse le poëte. En Ecosse, il est énorme. Si quelque chose
dépasse la légende des rapsodes, c'est la légende des scaldes. À l'approche
d'Edouard d'Angleterre, les bardes couvrent Stirling comme les trois cents
avaient couvert Sparte, et ils ont leurs Thermopyles, égales à celles de
Léonidas. Ossian, parfaitement certain et réel, a eu un plagiaire; ce n'est rien $
mais ce plagiaire a fait plus que le voler, il l'a affadi. Ne connaître Fingal
que par Macpherson, c'est comme si l'on ne connaissait Amadis que par
Tressan. On montre à Stafîa la Pierre du poëte, Clachan an bairdh, ainsi
nommée, suivant beaucoup d'antiquaires, bien avant la visite de Walter
Scott aux Hébrides. Cette chaise du Barde, grande roche creuse offerte à
l'envie de s'asseoir qu'aurait un géant, est à l'entrée de la grotte. Autour
d'elle il y a les ondes et les nuées. Derrière le Clachan an Bairdh s'entasse et
se dresse la géométrie surhumaine des prismes basaltiques , le pêle-mêle des
colonnades et des vagues, et tout le mystère de l'effrayant édifice. La galerie
LE BEAU SERVITEUR DU VRAI. l8l
de Fingal se prolonge à côté de la chaise du poëtej la mer se brise là avant
d'entrer sous ce plafond terrible. Le soir on croit voir dans cette chaise une
forme accoudée j — c'eH le fantôme, — disent les pêcheurs du clan des
Mackinnonsj et personne n'oserait, même en plein jour, monter jusqu'à ce
siège redoutablej car à l'idée de la pierre est liée l'idée du sépulcre, et sur la
chaise de granit, il ne peut s'asseoir que l'homme d'ombre.
IV
La pensée est pouvoir.
Tout pouvoir est devoir. Au siècle où nous sommes, ce pouvoir doit-il
rentrer au repos ? ce devoir doit-il fermer les yeux } et le moment est-il venu
pour l'art de désarmer.? Moins que jamais. La caravane humaine est, grâce
à 1789, parvenue sur un haut plateau, et, l'horizon étant plus vaste, l'art a
plus à faire. Voilà tout. A tout élargissement d'horizon correspond un agran-
dissement de conscience.
Nous ne sommes pas au but. La concorde condensée en félicité, la civili-
sation résumée en harmonie, cela est loin encore. Au dix-huitième siècle,
ce rêve était si lointain qu'il semblait coupable j on chassait l'abbé de Saint-
Pierre de l'académie pour l'avoir fait. Expulsion qui paraît un peu sévère à
une époque où la bergerie gagnait jusqu'à Fontenelle et où Saint-Lambert
inventait l'idylle à l'usage de la noblesse. L'abbé de Saint-Pierre a laissé
derrière lui un mot et un songe j le mot est de lui : Bienfaisance} le songe est
de nous tous : Fraternité. Ce songe, qui faisait écumer le cardinal de Polignac
et sourire Voltaire, n'est plus si perdu qu'il l'était dans les brumes de l'impro-
bable j il s'est un peu rapproché j mais nous n'y touchons pas. Les peuples,
ces orphelins qui cherchent leur mère, ne tiennent pas encore dans leur main
le pan de la robe de la paix.
Il reste autour de nous une quantité suffisante d'esclavage, de sophisme,
de guerre et de mort pour que l'esprit de civilisation ne se dessaisisse
d'aucune de ses forces. Tout le droit divin ne s'est pas dissipé. Ce qui a été
Ferdinand VII en Espagne, Ferdinand II à Naples, George IV en Angle-
terre, Nicolas en Russie, cela flotte encore. Un reste de spectres plane. Des
inspirations descendent de cette nuée fatale sur des porte-couronnes qui
méditent accoudés sinistrement.
La civilisation n'en a pas fini avec les octroyeurs de constitutions, avec
les propriétaires de peuples, et avec les hallucinés légitimes et héréditaires,
qui s'affirment majestés par la grâce de Dieu, et se croient sur le genre
humain droit de manumission. Il importe de faire un peu obstacle, de
l82 WILLIAM SHAKESPEARE.
montrer au passé de la mauvaise volonté, et d'apporter à ces hommes, à ces
dogmes, à ces chimères qui s'obstinent, quelque empêchement. L'intelli-
gence, la pensée, la science, l'art sévère, la philosophie, doivent veiller et
prendre garde aux malentendus. Les faux droits mettent parfaitement en
mouvement de vraies armées. Il y a des Polognes égorgées à l'horizon. Tout
mon souci, disait un poëte contemporain mort récemment, ceH la fumée de
mon cigare. Moi aussi, j'ai pour souci une fumée, la fumée des villes qui
brûlent là-bas. Donc chagrinons les maîtres, si nous pouvons.
Refaisons le plus haut possible la leçon du juste et de l'injuste, du droit et
de l'usurpation, du serment et du parjure, du bien et du mal, àufasetnefa^j
arrivons avec toutes nos vieilles antithèses, comme ils disent. Faisons con-
traster ce qui doit être avec ce qui est. Mettons de la clarté dans toutes ces
choses. Apportez de la lumière, vous qui en avez. Opposons dogme à dogme,
principe à principe, énergie à entêtement, vérité à imposture, rêve à rêve,
le rêve de l'avenir au rêve du passé, la liberté au despotisme. On pourra
s'asseoir, s'étendre de tout son long, et achever de fumer le cigare de la
poésie de fantaisie, et rire au Décaméron de Boccace avec le doux ciel bleu
sur sa tête, le jour où la souveraineté d'un roi sera exactement de même
dimension que la liberté d'un homme. Jusque-là peu de sommeil. Je me défie.
Mettez des sentinelles partout. N'attendez pas des despotes énormément
d'affranchissement. Délivrez-vous vous-mêmes , toutes les Polognes qu'il y a.
N'espérez point que votre chaîne se forge d'elle-même en clef des champs.
Allons, enfants de la patrie ! O faucheurs des steppes, levez- vous. Ayez
dans les bonnes intentions desczars orthodoxes juste assez de foi pour prendre
les armes. Les hypocrisies et les apologies, étant piège, sont un danger de
plus.
Nous vivons dans un temps où l'on voit des orateurs louer la magnani-
mité des ours blancs et l'attendrissement des panthères. Amnistie, clémence,
grandeur d'âme, une ère de félicité s'ouvre, on est paternel, voyez tout ce
qui est déjà fait^ il ne faut point croire qu'on ne marche pas avec son siècle,
les bras augustes sont ouverts, rattachez-vous à l'empire j la Moscovie est
bonne, regardez comme les serfs sont heureux, les ruisseaux vont être de
lait, prospérité, liberté, vos princes gémissent comme vous sur le passé, ils
sont excellentsj venez, ne craignez rien, petits, petits! Quant à nous, nous
en convenons, nous sommes de ceux qui ne mettent nul espoir dans la
glande lacrymale des crocodiles.
Les difformités publiques régnantes imposent à la conscience du penseur,
philosophe où poëte, des obligations austères. Incorruptibilité doit tenir tête
à corruption. Il est plus que jamais nécessaire de montrer aux hommes l'idéal,
ce miroir où est la face de Dieu.
LE BEAU SERVITEUR DU VRAI. 183
Il existe en littérature et en philosophie des Jean-qui-pleure-et-Jean-qui-
rit, des Héraclites masqués d'un Démocrite, hommes souvent très grands,
comme Voltaire. Ce sont des ironies qui gardent leur sérieux, quelquefois
tragique.
Ces hommes-là, sous la pression des pouvoirs et des préjugés de leur
temps, parlent à double sens. Un des plus profonds, c'est Bayle, l'homme
de Rotterdam, le puissant penseur. (Ne pas écrire Beyle.) Quand Bayle émet
avec sang-froid cette maxime : «Il vaut mieux affaiblir la grâce d'une pensée
que d'irriter un tyran», je souris, je connais l'hommej je songe au persécuté
presque proscrit, et je sens bien qu'il s'est laissé aller à la tentation d'affirmer,
uniquement pour me donner la démangeaison de contester. Mais quand
c'est un poëte qui parle, un poëte en pleine liberté, riche, heureux, prospère
jusqu'à être inviolable, on s'attend à un enseignement net, franc, salubrcj
on ne peut croire qu'il puisse venir d'un tel homme quoi que ce soit qui
ressemble à une désertion de la conscience} et c'est avec la rougeur au front
qu'on lit ceci : «Ici-bas, en temps de paix, que chacun balaie devant sa
porte. En guerre, si l'on est vaincu, que l'on s'accommode avec la troupe.»
— — «Que l'on mette en croix chaque enthousiaste à sa trentième
année. S'il connaît le monde une fois, de dupe il devient fripon.» —
— «La sainte liberté de la presse, quelle utilité, quels fruits, quel avantage
vous offre-t-elle ? Vous en avez la démonstration certaine : un profond
mépris de l'opinion publique.» — — «Il est des gens qui ont la manie
de fronder tout ce qui est grand j ce sont ceux-là qui se sont attaqués à la
Sainte- Alliance j et pourtant rien n'a été imaginé de plus auguste et de plus
salutaire à l'humanité » — Ces choses, diminuantes pour celui qui les
a écrites, sont signées Gœthe. Goethe, quand il les écrivait, avait soixante
ans. L'indifférence au bien et au mal porte à la tête, on peut en être ivre, et
voilà où l'on arrive. La leçon est triste. Sombre spectacle. Ici l'ilote est un
esprit.
Une citation peut être un pilori. Nous clouons sur la voie publique ces
lugubres phrases, c'est notre devoir. Gœthe a écrit cela. Qu'on s'en sou-
vienne, et que personne, parmi les poètes, ne retombe plus dans cette faute.
Entrer en passion pour le bon, pour le vrai, pour le juste j souffrir dans
les souffrants} tous les coups frappés par tous les bourreaux sur la chair
humaine, les sentir sur son âme 5 être flagellé dans le Christ et fustigé dans
184 WILLIAM SHAKESPEARE.
le nègre j s'affermir et se lamenter j escalader, titan, cette cime farouche où
Pierre et César font fraterniser leurs ^diwtSygladium gladio copukmusj entasser
dans cette escalade l'Ossa de l'idéal sur le Pélion du réelj faire une vaste
répartition d'espérance j profiter de l'ubiquité du livre pour être partout à la
fois avec une pensée de consolation} pousser pêle-mêle hommes, femmes,
enfants, blancs, noirs, peuples, bourreaux, tyrans, victimes, imposteurs,
ignorants, prolétaires, serfs, esclaves, maîtres, vers l'avenir, précipice aux
uns, délivrance aux autres j aller, éveiller, hâter, marcher, courir, penser,
vouloir, à la bonne heure, voilà qui est bien. Cela vaut la peine d'être poëte.
Prenez garde, vous perdez le calme. Sans doute j mais je gagne la colère.
Viens me souffler dans les ailes, ouragan !
Il y a eu, ces dernières années, un instant où l'impassibilité était recom-
mandée aux poètes comme condition de divinité. Etre indifférent, cela
s'appelait être olympien. Où avait-on vu cela.? Voilà un Olympe guère
ressemblant. Lisez Homère. Les olympiens ne sont que passion. L'humanité
démesurée, telle est leur divinité. Ils combattent sans cesse. L'un a un arc,
l'autre une lance, l'autre une épée, l'autre une massue, l'autre la foudre.
Il y en a un qui force les léopards à le traîner. Un autre, la sagesse , a coupé
la tête de la nuit hérissée de serpents et l'a clouée sur son bouclier. Tel est
le calme des olympiens. Leurs colères font rouler des tonnerres d'un bout à
l'autre de Xlliade et de Y Odyssée.
Ces colères, quand elles sont justes, sont bonnes. Le poëte qui les a est le
vrai olympien. Juvénal, Dante, Agrippa d'Aubigné et Milton avaient ces
colères. Molière aussi. L'âme d'Alceste laisse échapper de toutes parts l'éclair
des «haines vigoureuses». C'est dans le sens de cette haine du mal que Jésus
disait : Je suis venu apporter la ^erre.
J'aime Stésichore indigné, empêchant l'alliance de la Grèce avec Phalaris,
et combattant à coups de lyre le taureau d'airain.
Louis XIV trouvait Bacine bon à coucher dans sa chambre quand il était,
lui le roi, malade, faisant ainsi du poëte le second de son apothicaire, grande
protection aux lettres j mais il ne demandait rien de plus aux beaux esprits,
et l'horizon de son alcôve lui semblait suffisant pour eux. Un jour. Racine,
un peu poussé par madame de Maintenon , s'avisa de sortir de la chambre
du roi et de regarder le galetas du peuple. De là un mémoire sur la détresse
publique. Louis XIV frappa Racine d'un coup d'œil meurtrier. Mal en
prend aux poëtes d'être gens de cour et de faire ce que leur demandent les
maîtresses de roi. Racine, sur la suggestion de madame de Maintenon,
risque une remontrance qui le fait chasser de la cour, et il en meurt}
Voltaire, sur l'insinuation de madame de Pompadour, aventure un madrigal,
maladroit à ce qu'il paraît, qui le fait chasser de France, et il n'en meurt pas.
LE BEAU SERVITEUR DU VRAI. 185
Louis XV, en lisant le madrigal ( et garde'^ tous deux vos conquêtes) , s'était
écrié i^Que ce TJoltaire eH bétel
Il y a quelques années, «une plume fort autorisée», comme on dit en
patois académique et officiel, écrivait ceci : — «Le plus grand service que
puissent nous rendre les poètes, c'est de n'être bons à rien. Nous ne leur
demandons pas autre chose.» Remarquez l'étendue et l'envergure de ce
mot, les poètes, qui comprend Linus, Musée, Orphée, Homère, Job,
Hésiode, Moïse, Daniel, Amos, Ézéchiel, Isaïe, Jérémie, Esope, David,
Salomon, Eschyle, Sophocle, Euripide, Pindare, Archiloque, Tyrtée,
Stésichore, Ménandre, Platon, Asclépiade, Pythagore, Anacréon,Théocrite,
Lucrèce, Plante, Térence, Virgile, Horace, Catulle, Juvénal, Apulée,
Lucain, Perse, Tibulle, Sénèque, Pétrarque, Ossian, Saadi, Ferdousi, Dante,
Cervantes, Calderon, Lope de Vega, Chaucer, Shakespeare, Camoêns,
Marot, Ronsard, Régnier, Agrippa d'Aubigné, Malherbe, Segrais, Racan,
Milton, Pierre Corneille, Molière, Racine, Boileau, La Fontaine, Fonte-
nelle, Regnard, Le Sage, Swift, Voltaire, Diderot, Beaumarchais, Sedaine,
Jean- Jacques Rousseau, André Chénier, Klopstock, Lessing, "Wieland,
Schiller, Gœthe, Hoffmann, Alfîeri, Chateaubriand, Byron, Shelley,
"Wbrdsworth, Burns, Walter Scott, Balzac, Musset, Béranger, PeUico,
Vigny, Dumas, George Sand, Lamartine, déclarés par l'oracle «bons à
rien » , et ayant l'inutilité pour excellence. Cette phrase « réussie », à ce
qu'il paraît, a été fort répétée. Nous la répétons à notre tour. Quand l'aplomb
d'un idiot arrive à ces proportions, il mérite enregistrement. L'écrivain qui
a émis cet aphorisme est, à ce qu'on nous assure, un des hauts personnages
du jour. Nous n'y faisons point d'objection. Les grandeurs ne diminuent
pas les oreilles.
Octave- Auguste, le matin de la bataille d'Actium, rencontra un âne que
l'ânier appelait triumphus; ce Triumphus doué de la faculté de braire lui
parut de bon augure j Octave- Auguste gagna la bataille, se souvint de
Triumphus, le fit sculpter en bronze et le mit au Capitole. Cela fît un âne
capitolin, mais un âne.
On comprend que les rois disent au poète : Sois inutile; mais on ne com-
prend pas que les peuples le lui disent. C'est pour le peuple qu'est le poète.
Fro populo poeta, écrivait Agrippa d'Aubigné. Tout à tous, criait saint-Paul.
Qu'est-ce qu'un esprit } C'est un nourrisseur d'âmes. Le poète est à la fois
fait de menace et de promesse. L'inquiétude qu'il inspire aux oppresseurs
apaise et console les opprimés. C'est la gloire du poète de mettre un mauvais
oreiller au lit de pourpre des bourreaux. C'est souvent grâce à lui que le
tyran se réveille en disant : J'ai mal dormi. Tous les esclavages, tous les
accablements, toutes les douleurs, toutes les impostures, toutes les détresses.
l86 WILLIAM SHAKESPEARE.
toutes les faims et toutes les soifs ont droit au poëtej il a un créancier, le
genre humain.
Etre le grand serviteur, certes, cela n'ôte rien au poëte. Parce que, dans
l'occasion et pour le devoir, il aura poussé le cri d'un peuple, parce qu'il a,
quand il le faut, dans la poitrine le sanglot de l'humanité, toutes les voix
du mystère n'en chantent pas moins en lui. Parler si haut, cela ne l'empêche
point de parler bas. Il n'en est pas moins le confident, et quelquefois le
confesseur, des cœurs. H n'en est pas moins en tiers avec ceux qui aiment,
avec ceux qui songent, avec ceux qui soupirent, passant sa tête dans l'ombre
entre deux têtes d'amoureux. Les vers d'amour d'André Chénier avoisinent
sans désordre et sans trouble l'ïambe courroucé : «Toi, vertu, pleure si je
meurs ! » Le poëte est le seul être vivant auquel il soit donné de tonner et de
chuchoter, ayant en lui, comme la nature, le grondement du nuage et le
frémissement de la feuille. Il vient pour une double fonction, une fonction
individuelle et une fonction publique, et c'est à cause de cela qu'il lui faut,
pour ainsi dire, deux âmes.
Ennius disait : J'en ai trois. Une âme osque, une âme grecque et une âme latine.
Il est vrai qu'il ne faisait allusion qu'au lieu de sa naissance, au lieu de son
éducation et au lieu de son action civique, et d'ailleurs Ennius n'était qu'une
ébauche de poëte, vaste mais informe.
Pas de poëte sans cette activité d'âme qui est la résultante de la conscience.
Les lois morales anciennes veulent être constatées, les lois morales nouvelles
veulent être révéléesj ces deux séries ne coïncident pas sans quelque effort.
Cet effort incombe au poëte. Il fait à chaque instant fonction de philosophe.
Il faut qu'il défende, selon le côté menacé, tantôt la liberté de l'esprit
humain, tantôt la liberté du cœur humain, aimer n'étant pas moins sacré
que penser. Rien de tout cela n'est l'Art pour l'Art.
Le poëte arrive au milieu de ces allants et venants qu'on nomme les
vivants, pour apprivoiser, comme l'Orphée antique, les mauvais instincts,
les tigres qui sont dans l'homme, et comme l'Amphion légendaire, pour
remuer toutes les pierres, les préjugés et les superstitions, mettre en mou-
vement les blocs nouveaux, refaire les assises et les bases, et rebâtir la ville,
c'est-à-dire la société.
Que ce service rendu, coopérer à la civilisation, entraîne déperdition de
beauté pour la poésie et de dignité pour le poëte, on ne peut énoncer cette
proposition sans sourire. Toutes s,cs grâces, tous ses charmes, tous ses pres-
tiges, l'art utile les conserve et les augmente. En vérité, parce qu'il a pris
fait et cause pour Prométhée, l'homme progrès, crucifié sur le Caucase par
la force et rongé vivant par la haine, Eschyle n'est point rapetissé} parce qu'il
a desserré les ligatures de l'idolâtrie, parce qu'il a dégagé la pensée humaine
LE BEAU SERVITEUR DU VRAI. 187
des bandelettes des religions nouées sur elle, arBis mais reUigionum, Lucrèce
n'est point diminué} la flétrissure des tyrans avec le fer rouge des prophéties
n'amoindrit pas IsaiCj la défense de la patrie ne gâte point Tyrtée. Le beau
n'est pas dégradé pour avoir servi à la liberté et à l'amélioration des multi-
tudes humaines. Un peuple affranchi n'est point une mauvaise fin de strophe.
Non, l'utilité patriotique ou révolutionnaire n'ôte rien à la poésie. Avoir
abrité sous ses escarpements ce serment redoutable de trois paysans d'où sort
la Suisse libre, cela n'empêche pas l'immense Grûtli d'être, à la nuit tom-
bante, une haute masse d'ombre sereine pleine de troupeaux, où l'on entend
d'innombrables clochettes invisibles tinter doucement sous le ciel clair du
crépuscule.
TROISIEME PARTIE
CONCLUSION
LIVRE PREMIER.
APRÈS LA MORT.
SHAKESPEARE. — L'ANGLETERRE.
En 1784, Bonaparte avait quinze ans 5 il arriva de Brienne à l'École mili-
taire de Paris, conduit, lui quatrième, par un religieux minime j il monta
cent soixante- treize marches, portant sa petite valise, et parvint, sous les
combles, à la chambre de caserne qu'il devait habiter. Cette chambre avait
deux lits et pour fenêtre une lucarne ouvrant sur la grande cour de l'École.
Le mur était blanchi à la chaux, les jeunes prédécesseurs de Bonaparte
l'avaient un peu charbonné, et le nouveau venu put lire dans cette cellule
ces quatre inscriptions que nous y avons lues nous-même il y a trente-cinq
ans : — «Une épaulette est bien longue à gagner. De Montgtvray, — Le
plus beau jour de la vie est celui d'une bataille. IJicomte de Tinténiac. —
La vie n'est qu'un long mensonge. Le chevalier A.dolphe Delmas. — Tout
finit sous six pieds de terre. Le comte de la Uillette.)) En remplaçant une
«épaulette» par «un empire», très léger changement, c'était, en quatre
mots, toute la destinée de Bonaparte, et une sorte de Mané Thécel Phares
écrit d'avance sur cette muraille. Desmazis cadet, qui accompagnait Bona-
parte, étant son camarade de chambrée et devant occuper un des deux lits,
le vit prendre un crayon, c'est Desmazis qui a raconté le fait, et dessiner
au-dessous des inscriptions qu'il venait de lire une ébauche figurant sa maison
natale d'Ajaccio, puis, à côté de cette maison, sans se douter qu'il rappro-
chait de l'île de Corse une autre île mystérieuse alors cachée dans le profond
avenir, il écrivit la dernière des quatre sentences : Tout finit sous six pieds de terre.
Bonaparte avait raison. Pour le héros, pour le soldat, pour l'homme du
fait et de la matière, tout finit sous six pieds de terre j pour l'homme de
l'idée, tout commence là.
La mort est une force.
Pour qui n'a eu d'autre action que celle de l'esprit, la tombe est l'éhmi-
nation de l'obstacle. Etre mort , c'est être tout-puissant.
192 WILLIAM SHAKESPEARE.
L'homme de guerre est un vivant redoutable j il est debout, la terre se tait,
siluity il a de l'extermination dans le geste, des millions d'hommes hagards se
ruent à sa suite, cohue farouche, quelquefois scélérate} ce n'est plus une tête
humaine, c'est un conquérant, c'est un capitaine, c'est un roi des rois, c'est
un empereur, c'est une éblouissante couronne de lauriers qui passe jetant
des éclairs, et laissant entrevoir sous elle dans une clarté sidérale un vague
profil de césar, toute cette vision est splendide et foudroyante j vienne un
gravier dans le foie ou une écorchure au pylore, six pieds de terre, tout est
dit. Ce spectre solaire s'efface. Cette vie en tumulte tombe dans un trouj le
genre humain poursuit sa route, laissant derrière lui ce néant. Si cet homme
d'orage a fait quelque fracture heureuse, comme Alexandre de l'Inde, Charlc-
magne de la Scandinavie, et Bonaparte de la vieille Europe, il ne reste de
lui que cela. Mais qu'un passant quelconque qui a en lui l'idéal, qu'un
pauvre misérable comme Homère laisse tomber dans l'obscurité une parole,
et meure, cette parole s'allume dans cette ombre, et devient une étoile.
Ce vaincu chassé d'une ville à l'autre se nomme Dante Alighieri j prenez
garde. Cet exilé s'appelle Eschyle, ce prisonnier s'appelle Ezéchiel. Faites
attention. Ce manchot est ailé, c'est Michel Cervantes. Savez-vous qui vous
voyez cheminer là devant vous.? C'est un infirme, Tyrtéej c'est un esclave,
PlautC; c'est un homme de peine, Spinosaj c'est un valet, Rousseau. Eh
bien, cet abaissement, cette peine, cette servitude, cette infirmité, c'est la
force. La force suprême, l'Esprit.
Sur le fumier comme Job , sous le bâton comme Epictète , sous le mépris
comme Molière, l'esprit reste l'esprit. C'est lui qui dira le dernier mot. Le
calife Almanzor fait cracher le peuple sur Averroès à la porte de la mosquée
de Cordoue, le duc d'York crache en personne sur Milton, un Rohan,
quasi prince, dm ne dai^e, Kohan suis, essaie d'assassiner Voltaire à coups de
bâton. Descartes est chassé de France de par Aristote, Tasse paie un baiser
â une princesse de vingt ans de cabanon, Louis XV met Diderot à Vin-
cennes, ce sont là des incidents, ne faut-il pas qu'il y ait des nuages.? Ces
apparences qu'on prenait pour des réalités, ces princes, ces rois, se dissipent}
il ne demeure que ce qui doit demeurer, l'esprit humain d'un côté, les
esprits divins de l'autre, la vraie œuvre et les vrais ouvriers, la sociabilité à
compléter et à féconder, la science cherchant le vrai, l'art créant le beau, la
soif de pensée, tourment et bonheur de l'homme, la vie inférieure aspirant
à la vie supérieure. On a affaire aux questions réelles, au progrès dans l'in-
telligence et par l'intelligence. On appelle à l'aide les poètes, les prophètes,
les philosophes, les inspirés, les penseurs. On s'aperçoit que la philosophie
est une nourriture et que la poésie est un besoin. Il faut un autre pain que
le pain. Si vous renoncez aux poètes, renoncez à la civilisation. Il vient une
APRES LA MORT. 193
heure où le genre humain est tenu de compter avec cet histrion de Shake-
speare et ce mendiant d'Isaïe.
Ils sont d'autant plus présents qu'on ne les voit plus. Une fois morts, ces
êtres-là vivent.
Comment ont-ils vécu? Quels hommes étaient-ils.'' Que savons-nous
d'eux.? Quelquefois peu de chose, comme de Shakespeare j souvent rien,
comme de ceux des vieux âges. Job a-t-il existé .f* Homère est-il un, ou plu-
sieurs.? Méziriac fait droit Esope, que Planude fait bossu. E^t-il vrai que le
prophète Osée, pour montrer son amour de sa patrie, même tombée en
opprobre et devenue infâme, ait épousé une prostituée, et ait nommé ses
enfants Deuil, Famine, Honte, Peste, et Misère.? Est- il vrai qu'Hésiode
doive être partagé entre Cumes en Éolide où il était né et Ascra en Béotic
où il aurait été élevé ? Velleius Paterculus le fait postérieur de cent vingt ans
à Homère dont Quintilien le fait contemporain j lequel des deux a raison ?
Qu'importe ! les poètes sont morts, leur pensée règne. Ayant été, ils sont.
Ils font plus de besogne aujourd'hui parmi nous que lorsqu'ils étaient
vivants. Les autres trépassés se reposent, les morts de génie travaillent.
Ils travaillent à quoi ? À nos esprits. Ils font de la civilisation.
Tout Jtfiit sous six pieds de terre! Non, tout y commence. Non, tout y
germe. Non, tout y éclôt, et tout y croît, et tout en jaiUit, et tout en sort!
C'est bon pour vous autres, gens d'épée, ces maximes-là.
Couchez- vous, disparaissez, gisez, pourrissez. Soit.
Pendant la vie, les dorures, les caparaçons, les tambours et les trompettes,
les panoplies, les bannières au vent, les vacarmes, font illusion. La foule
admire du côté où est cela. Elle s'imagine voir du grand. Qui a le casque .?
qui a la cuirasse? qui a le ceinturon? qui est éperonné, morionné, empana-
ché, armé? le triomphe à celui-là! A la mort, les différences éclatent.
Ju vénal prend Annibal dans le creux de sa main.
Ce n'est pas le césar, c'est le penseur qui peut dire en expirant : Dem fio.
Tant qu'il est un homme, sa chair s'interpose entre les autres hommes et
lui. La chair est nuage sur le génie. La mort, cette immense lumière, sur-
vient, et pénètre cet homme de son aurore. Plus de chair, plus de matière,
plus d'ombre. L'inconnu qu'il avait en lui se manifeste et rayonne. Pour
qu'un esprit donne toute sa clarté, il lui faut la mort. L'éblouissement du
genre humain commence quand ce qui était un génie devient une âme. Un
livre où il y a du fantôme est irrésistible.
Qui est vivant ne paraît pas désintéressé. On se défie de lui. On le
conteste parce qu'on le coudoie. Etre un vivant, et être un génie, c'est
trop. Cela va et vient comme vous, cela marche sur la terre, cela pèse, cela
offusque, cela obstrue. Il semble qu'il y ait de l'importunité dans une trop
PHILOSOPHIE. II, 13
IHPmitEllIC nlTIOSALI.
194 WILLIAM SHAKESPEARE.
grande présence. Les hommes ne trouvent pas cet homme-là assez leur
semblable. Nous l'avons dit déjà, ils lui en veulent. Quel est ce privilégié.''
Ce fonctionnaire-là n'est point destituable. La persécution l'augmente, la
décapitation le couronne. On ne peut rien contre lui, rien pour lui, rien
sur lui. Il est responsable, mais pas devant vous. Il a ses instructions. Ce
qu'il exécute peut être discuté, non modifié. Il semble qu'il ait une commis-
sion à faire de quelqu'un qui n'est pas l'homme. Cette exception déplaît.
De là plus de huée que d'applaudissement.
Mort, il ne gêne plus. La huée, inutile, s'éteint. Vivant, c'était un
concurrent; mort, c'est un bienfaiteur. Il devient, selon la belle expression
de Lebrun , l'homme irréparable. Lebrun le constate de Montesquieu j Boileau
le constate de Molière. Avant qu'un peu de terre, etc. Ce peu de terre a éga-
lement grandi Voltaire. Voltaire, si grand au dix-huitième siècle, est plus
grand encore au dix-neuvième. La fosse est un creuset. Cette terre, jetée
sur un homme, crible son nom, et ne laisse sortir ce nom qu'épuré. Voltaire
a perdu de sa gloire le faux, et gardé le vrai. Perdre du faux, c'est gagner.
Voltaire n'est ni un poëte lyrique, ni un poëte comique, ni un poëte
tragique j il est le critique indigné et attendri du vieux monde j il est le
réformateur clément des mœurs j il est l'homme qui adoucit les hommes.
Voltaire, diminué comme poëte, a monté comme apôtre. Il a fait plutôt du
bien que du beau. Le bien étant inclus dans le beau, ceux qui, comme
Dante et Shakespeare, ont fait le beau, dépassent Voltaire j mais, au-dessous
du poëte, la place du philosophe est encore très haute, et Voltaire est le
philosophe. Voltaire, c'est du bon sens à jet continu. Excepté en littérature,
il est bon juge en tout. Voltaire a été, en dépit de ses insulteurs, presque
adoré de son vivant j il est admiré aujourd'hui en pleine connaissance de
cause. Le dix-huitième siècle voyait son esprit; nous voyons son âme.
Frédéric II, qui le raillait volontiers, écrivait à d'Alembert : « Voltaire
boujffonne. Ce siècle ressemble aux vieilles cours. Il a un fou, qui est
Arouet. » Ce fou du siècle en était le sage.
Tels sont les effets de la tombe sur les grands esprits. Cette mystérieuse
entrée ailleurs laisse derrière elle de la lumière. Leur disparition resplendit.
Leur mort dégage de l'autorité.
II
Shakespeare est la grande gloire de l'Angleterre. L'Angleterre en politique
a Cromwell, en philosophie Bacon, en science Newton; trois hauts génies.
Mais Cromwell est taché de cruauté et Bacon de bassesse; quant à Newton,
APRES LA MORT. I95
son édifice s'ébranle en ce moment. Shakespeare est pur, ce que Cromwcll
et Bacon ne sont point, et inébranlable, ce que n'est pas Newton. En outre,
il est plus haut comme génie. Au-dessus de Newton il y a Copernic et
Galilée $ au-dessus de Bacon il y a Descartes et Kant j au-dessus de Cromwell
il y a Danton et Bonaparte j au-dessus de Shakespeare il n'y a personne.
Shakespeare a des égaux, mais n'a pas de supérieur. C'est un étrange hon-
neur pour une terre d'avoir porté cet homme. On peut dire à cette terre :
aima par ens. La viUe natale de Shakespeare est une ville éluej une éternelle
lumière est sur ce berceau j Stratford-sur-Avon a une certitude que n'ont
point Smyrne, Rliodes, Colophon, Salamine, Chio, Argos et Athènes, les
sept villes qui se disputent la naissance d'Homère.
Shakespeare est un esprit humain j c'est aussi un esprit anglais. Il est très
anglais, trop anglais j il est anglais jusqu'à amortir les rois horribles qu'il
met en scène quand ce sont des rois d'Angleterre, jusqu'à amoindrir
Philippe- Auguste devant Jean-sans-Terre, jusqu'à faire exprès un bouc,
Falstaff, pour le charger des méfaits princiers du jeune Henri V, jusqu'à
partager dans une certaine mesure les hypocrisies d'histoire prétendue natio-
nale. Enfin il est anglais jusqu'à essayer d'atténuer Henri VIII j il est vrai
que l'œil fixe d'Elisabeth est sur lui. Mais en même temps, insistons-y, car
c'est par là qu'il est grand, oui, ce poëte anglais est un génie humain. L'art,
comme la religion, a ses Bxce Homo. Shakespeare est un de ceux dont on
peut dire cette grande parole : Il est l'Homme.
L'Angleterre est égoïste. L'égoïsme est une île. Ce qui manque peut-être
à cette Albion toute à son affaire, et parfois regardée de travers par les
autres peuples, c'est de la grandeur désintéressée j Shakespeare lui en donne.
Il jette cette pourpre sur les épaules de sa patrie. Il est cosmopolite par le
génie et universel par la renommée. Il déborde de toutes parts l'île et
l'égoïsme. Otez Shakespeare à l'Angleterre et voyez de combien va sur-le-
champ décroître la réverbération lumineuse de cette nation. Shakespeare
modifie en beau le visage anglais. Il diminue k ressemblance de l'Angle-
terre avec Carthage.
Signification étrange de l'apparition des génies ! il n'est pas né un grand
poëte à Sparte, il n'est pas né un grand poëte à Carthage. Cela condamne
ces deux villes. Creusez et vous trouvez ceci : Sparte n'est que la ville de la
logique J Carthage n'est que la ville de la matière j à l'une et à l'autre
l'amour fait dékut. Carthage immole ses enfants par le glaive et Sparte
sacrifie ses vierges par la nudité j l'innocence est tuée ici , et la pudeur là.
Carthage ne connaît que ses ballots et ses caisses 5 Sparte se confond avec la
lois c'est là son vrai territoire j c'est pour les lois qu'on meurt aux Thermo-
pyles. Carthage est dure. Sparte est froide. Ce sont deux républiques à fond
13-
196 WILLIAM SHAKESPEARE.
de pierre. Donc pas de livres. L'éternel semeur qui ne se trompe jamais n'a
pas ouvert sur ces terres ingrates sa main pleine de génies. On ne confie pas
le froment à la roche.
L'héroïsme pourtant ne leur est point refusé} elles auront au besoin, soit
le martyr, soit le capitaine ; Léonidas est possible à l'une et Annibal à l'autre j
mais ni Sparte ni Carthage ne sont capables d'Homère. Il leur manque ce
je ne sais quoi de tendre dans le sublime qui fait jaillir des entrailles d'un
peuple le Poëte. Cette tendresse latente, ce Jlebile nescio quidj l'Angleterre l'a.
Preuve, Shakespeare. On pourrait ajouter aussi : preuve, Wilberforce.
L'Angleterre, marchande comme Carthage, légale comme Sparte, vaut
mieux que Sparte et Carthage. Elle est honorée de cette exception auguste,
un poëte. Avoir enfanté Shakespeare, cela grandit l'Angleterre.
La place de Shakespeare est parmi les plus sublimes dans cette élite de
génies absolus qui, de temps en temps accrue d'un nouveau venu splendide,
couronne la civilisation et éclaire de son rayonnement immense le genre
humain. Shakespeare est légion. A lui seul il contrebalance notre beau dix-
septième siècle français et presque le dix-huitième.
Quand on arrive en Angleterre, la première chose qu'on cherche du
regard, c'est la statue de Shakespeare. On trouve la statue de Wellington.
Wellington est un général qui a gagné une bataille en collaboration avec
le hasard.
Si vous vous obstinez, on vous mène à un endroit nommé Westminster
où il y a des rois, une foule de roiS} il y a aussi un coin qu'on appelle coin
des poètes. Là, dans l'ombre de quatre ou cinq monuments démesurés où
resplendissent en marbre et en bronze des inconnus royaux, on vous montre
sur un petit socle une figurine et sous cette figurine ce nom : William
Shakespeare.
Du reste, des statues partout} des statues en veux-tu en voilà} statue pour
Charles, statue pour Edouard, statue pour Guillaume, statues pour trois ou
quatre George, dont un idiot. Statue Richmond à Huntlyj statue Napier à
Portsmouthj statue Father Mathew à Cork} statue Herbert Ingram je ne
sais plus où. Avoir bien fait faire l'exercice aux riflemen, cas de statue} avoir
bien commandé la manœuvre aux horse-guards, cas de statue. Avoir été le
souteneur du passé, avoir dépensé toute la richesse de l'Angleterre à sou-
doyer une coalition de rois contre 1789, contre la démocratie, contre la
lumière, contre le mouvement ascensionnel du genre humain, vite un pié-
destal à cela, une statue à M. Pitt. Avoir vingt ans combattu sciemment la
vérité, dans l'espoir qu'elle serait vaincue, s'apercevoir un beau matin qu'elle
a la vie dure, qu'elle est la plus forte et qu'il pourrait bien se faire qu'elle
fût chargée de composer un cabinet, et alors passer brusquement de son côté,
APRÈS LA MORT. I97
autre piédestal, une statue à M. Peel. Partout, dans toutes les rues, sur
toutes les places, à chaque pas, de gigantesques points d'admiration sous
forme de colonnes j colonne au duc d'York, qui devrait, celle-là, être faite
en point d'interrogation 3 colonne à Nelson, montrée du doigt par le spectre
de Caraccioloj colonne à Wellington déjà nommé j colonne pour tout le
monde ; il suffit d'avoir un peu traîné un sabre. À Guernesey, au bord de
la mer, sur un promontoire, une haute colonne, pareille à un phare, presque
une tour. Cela est frappé de la foudre, Eschyle s'en contenterait. Pour qui
est- ce .f* pour le général Doyle. Qui ça le général Doyle } un général. Qu'a-
t-il fait, ce général .f* il a percé des routes. À ses frais .^ non, aux frais des
habitants. Colonne. Rien pour Shakespeare, rien pour Milton, rien pour
Newton } le nom de Byron est obscène. L'Angleterre en est là, un illustre
et puissant peuple.
Ce peuple a beau avoir pour éclaireur et pour guide cette généreuse
presse britannique qui est plus que libre, qui est souveraine, et qui par
d'innombrables journaux excellents fait la lumière à la fois sur toutes les
questions, il en est làj et que la France ne rie pas trop haut avec sa statue
de Négrier, ni la Belgique avec sa statue de Belliard, ni la Prusse avec sa
statue de Blûcher, ni l'Autriche avec la statue qu'elle a probablement de
Schwartzenberg, ni la Russie avec la statue qu'elle doit avoir de SouwarofF,
Si ce n'est pas Schwartzenberg, c'est WindischgraêtZs si ce n'est pas Souva-
roff, c'est Kutusoff.
Soyez Paskiewitch ou Jellachich, statue 5 soyez Augereau ou Bessières,
statue i soyez le premier Arthur Wellesley venu, on vous fera colosse, et les
ladies vous dédieront vous-même à vous-même, tout nu, avec cette inscrip-
tion : Achille. Un jeune homme de vingt ans fait cette action héroïque
d'épouser une belle jeune fille 5 on lui dresse des arcs de triomphe, on vient
le voir par curiosité, on lui envoie le grand-cordon comme le lendemain
d'une bataille, on couvre les places publiques de feux d'artifice, des gens
qui pourraient avoir des barbes blanches mettent des perruques pour venir
le haranguer presque à genoux, on jette en l'air des millions sterling en
fusées et en pétards aux applaudissements d'une multitude en haillons, qui
ne mangera pas demain j le Lancashire affamé fait pendant à la noce 5 on
s'extasie, on tire le canon, on sonne les cloches, Kule, Britannia! God save!
Quoi, ce jeune homme a la bonté de faire cela! quelle gloire pour la nation!
Admiration universelle, un grand peuple entre en frénésie, une grande ville
tombe en pâmoison, on loue un balcon sur le passage du jeune homme
cinq cents guinées, on s'entasse, on se presse, on se foule aux roues de sa
voiture, sept femmes sont écrasées par l'enthousiasme, leurs petits enfants
sont ramassés morts sous les pieds, cent personnes, un peu étouffées, sont
198 WILLIAM SHAKESPEARE.
portées à l'hôpital, la joie est inexprimable. Pendant que ceci se passe à
Londres, le percement de l'isthme de Panama est remplacé par la guerre, la
coupure de l'isthme de Suez dépend d'un Ismaïl pacha quelconque; une
commandite entreprend la vente de l'eau du Jourdain à un louis la bouteille j
on invente des murailles qui résistent à tous les boulets, après quoi on
invente des boulets qui détruisent toutes les murailles j un coup de canon
Armstrong coûte douze cents francs j Byzance contemple Abdul-Azis j Rome
va à confesse 5 les grenouilles, mises au goût par la grue, demandent un
héron; la Grèce, après Othon, reveut un roi; le Mexique, après Iturbide,
reveut un empereur; la Chine en veut deux, le roi du Milieu, tartare, et le
Roi du Ciel (Tien- Wang), chinois. . . — Ô terre ! trône de la bêtise !
III
La gloire de Shakespeare est arrivée en Angleterre du dehors. Il y a eu
presque un jour et une heure où l'on aurait pu assister à Douvres au débar-
quement de cette renommée.
Il a fallu trois cents ans pour que l'Angleterre commençât à entendre ces
deux mots que le monde entier lui crie à l'oreille : W^tUiam Shal^^eare.
Qu'est-ce que l'Angleterre } c'est Elisabeth. Pas d'incarnation plus
complète. En admirant Elisabeth, l'Angleterre aime son miroir. Fière et
magnanime avec des hypocrisies étranges, grande avec pédanterie, hautaine
avec habileté, prude avec audace, ayant des favoris, point de maîtres, chez
elle jusque dans son lit, reine toute-puissante, femme inaccessible, Elisabeth
est vierge comme l'Angleterre est île. Comme l'Angleterre, elle s'intitule
Impératrice de la Mer, Basika Maris. Une profondeur redoutable, où se
déchaînent les colères qui décapitent Essex et les tempêtes qui noient l'Ar-
mada, défend cette vierge et défend cette île de toute approche. L'océan a
sous sa garde cette pudeur. Un certain célibat, en effet, c'est tout le génie de
l'Angleterre. Des alliances, soit; pas de mariage. L'univers toujours un peu
éconduit. Vivre seule, aller seule, régner seule, être seule.
En somme, reine remarquable et admirable nation.
Shakespeare, au contraire, est un génie sympathique. L'insularisme est sa
figure, non sa force. Il le romprait volontiers. Un peu plus, Shakespeare
serait européen. Il aime et loue la France ; il l'appelle le «soldat de Dieu».
En outre, chez cette nation prude, il est le poëte libre.
L'Angleterre a deux livres, un qu'elle a fait, l'autre qui l'a faite; Shake-
speare et la Bible. Ces deux livres ne vivent pas en bonne intelligence. La
Bible combat Shakespeare.
APRES LA MORT. I99
Certes, comme livre littéraire, la Bible, vaste coupe de l'orient, plus exu-
bérante encore en poésie que Shakespeare, fraterniserait avec luij au point
de vue social et religieux, elle l'abhorre. Shakespeare pense, Shakespeare
songe, Shakespeare doute. Il y a en lui de ce Montaigne qu'il aimait. Le
To be or not to he sort du ^Que sais-je ?
En outre Shakespeare invente. Profond grief. La foi excommunie l'imagi-
nation. En fait de fables, la foi est mauvaise voisine et ne pourléche que les
siennes. On se souvient du bâton de Solon levé sur Thespis. On se souvient
du brandon d'Omar secoué sur Alexandrie. La situation est toujours la
même. Le fanatisme moderne a hérité de ce bâton et de ce brandon. Cela
est vrai en Espagne , et n'est pas faux en Angleterre. J'ai entendu un évêque
anglican discuter sur Vîliade^ et tout condenser dans ce mot pour accabler
Homère : Ce n'elt po'mt vrai. Or Shakespeare est bien plus encore qu'Homère
«un menteur».
Il y a deux ou trois ans, les journaux annoncèrent qu'un écrivain français
venait de vendre un roman quatre cent mille francs. Cela fit rumeur en
Angleterre. Un journal conformiste s'écria : Comment peut-on vendre si cher un
mensonge]
De plus, deux mots, tout-puissants en Angleterre, se dressent contre
Shakespeare, et lui font obstacle : Improper, shockjng. Remarquez que, dans
une foule d'occasions, la Bible aussi est improper, et l'Ecriture sainte est
shocking. L,3. Bible, même en français, et par la rude bouche de Calvin,
n'hésite pas à dire : Tu as paillarde ^ Jérmalem. Ces crudités font partie de la
poésie aussi bien que de la colère, et les prophètes, ces poètes courroucés,
ne s'en gênent pas. Us ont sans cesse les gros mots à la bouche. Mais l'An-
gleterre, qui lit continuellement la Bible, n'a pas l'air de s'en apercevoir.
Rien n'égale la puissance de surdité volontaire des fanatismes. Veut-on de
cette surdité un autre exemple .^^ À l'heure qu'il est, l'orthodoxie romaine
n'a pas encore consenti aux frères et sœurs de Jésus-Christ, quoique constatés
par les quatre évangélistes. Mathieu a beau dire : BA;ce mater et fi-atres ejus
stahant forts... Et jratres ejus Jacobus et Joseph et Simon et Judas. Et sorores ejm,
nonne omnes apud nos sunt^ Marc a beau insister : Nonne hic eB faber, filius
Maria, frater Jacobi et Joseph et Juda et Simonis ? Nonne et sorores ejus hic nobiscum
sunt ? Luc a beau répéter : Uenerunt autem ad iUum mater et fratres ejus. Jean a
beau recommencer : Ipse et mater ejus et fratres ejm... Neque enim jratres ejm
credebantin eum. . . Ut autem ascenderunt fratres ejm. Le catholicisme n'entend pas.
En revanche, pour Shakespeare, un peu païen, comme tom les poètes (Rev.
John Wheeler), le puritanisme a l'ouïe délicate. Intolérance et inconsé-
quence sont sœurs. D'ailleurs, quand il s'agit de proscrire et de damner, la
logique est de trop. Lorsque Shakespeare, par la bouche d'Othello, appelle
200 WILLIAM SHAKESPEARE.
Desdemona whore^ indignation générale, révolte unanime, scandale de fond
en comble, qu'est-ce que c'est donc que ce Shakespeare? toutes les sectes
bibliques se bouchent les oreilles, sans songer qu'Aaron adresse exactement
la même épithète à Séphora, femme de Moïse. Il est vrai que c'est dans un
apocryphe, la IJie de. Moïse. Mais les apocryphes sont des livres tout aussi
authentiques que les canoniques.
De là en Angleterre, pour Shakespeare, un fonds de froideur irréductible.
Ce qu'Elisabeth a été pour Shakespeare, l'Angleterre l'est encore. Nous le
craignons du moins. Nous serions heureux d'être démenti. Nous sommes
pour la gloire de l'Angleterre plus ambitieux que l'Angleterre elle-même.
Ceci ne peut lui déplaire.
L'Angleterre a une bizarre institution , « le poëte lauréat » , laquelle
constate les admirations officielles et un peu les admirations nationales. Sous
Elisabeth, et pendant Shakespeare, le poëte d'Angleterre se nommait
Drummond.
Certes, nous ne sommes plus au temps où l'on affichait : Macbeth, opéra
de Shake^eare, altéré par sir William D avenant. Mais si l'on joue Macbeth , c'est
devant peu de public. Kean et Macready y ont échoué.
À l'heure qu'il est, on ne jouerait Shakespeare sur aucun théâtre anglais
sans effacer dans le texte le mot Dieu partout où il se trouve. En plein dix-
neuvième siècle, le lord chambellan pèse encore sur Shakespeare. En Angle-
terre, hors de l'église, le mot Dieu ne se dit pas. Dans la conversation, on
remplace God par Goodness (Bonté). Dans les éditions ou dans les représenta-
tions de Shakespeare, on remplace God par Heaven (le ciel). Le sens louche,
le vers boite, peu importe. Le « Seigneur! Seigneur! Seigneur! [Lord:
Lord.' Lord.'))) appel suprême de Desdemona expirante, fut supprimé par
ordre dans l'édition Blount et Jaggard de 1623. On ne le dit pas à la scène.
Doux Jésm ! serait un blasphème -, une dévote espagnole sur le théâtre anglais
est tenue de s'écrier : doux Jupiter! Exagérons-nous.? veut-on la preuve.''
Qu'on ouvre Mesure pour Mesure. Il y a là une nonne, Isabelle. Qui invoque-
t-elle .f* Jupiter. Shakespeare avait écrit Jésus'^^l
Le ton d'une certaine critique puritaine vis-à-vis de Shakespeare s'est, à
coup sûr, amélioré i pourtant la convalescence n'est pas complète.
Il n'y a pas longues années qu'un économiste anglais, homme d'autorité,
faisant, à côté des questions sociales, une excursion littéraire, affirmait, dans
(^' Du reste, quelques lords-chambellans jointes par le nouveau traducteur de Shake-
qu'il y ait, la censure française est difficile à speare à sa traduction:
distancer. Les religions sont diverses, mais le
bigotisme est un; et tous ses spécimens se «Jfj-of / Jw/» / cette exclamation de Shallow
valent. Ce qu'on va lire est extrait des Notes fut retranchée de l'édition de 1623, confor-
APRES LA MORT.
201
une digression hautaine et sans perdre un instant l'aplomb, ceci : — Shake-
speare ne peut vivre parce qu'il a surtout traité des sujets étrangers ou anciens,
Hamletj Othello, Koméo et Juliette, Macbeth, Lear, Jules César, Coriolan, Timon
d'Athènes, etc., etc.j or il n'y a de viable en littérature que les choses d'ob-
servation immédiate et les ouvrages faits sur des sujets contemporains. —
Que dites-vous de la théorie .^^ Nous n'en parlerions point si ce système
n'avait pas rencontré des approbateurs en Angleterre et des propagateurs en
France. Outre Shakespeare, il exclut simplement de la «vie» littéraire
SchiUer, Corneille, Milton, Tasse, Dante, Virgile, Euripide, Sophocle,
Eschyle et Homère. Il est vrai qu'il met dans une gloire Aulu-Gelle et
Restif de la Bretonne. O critique, ce Shakespeare n'est pas viable, il n'est
qu'immortel !
Vers le même temps, un autre, anglais aussi, mais de l'école écossaise,
puritain de cette variété mécontente dont Knox est le chef, déclarait la
poésie enfantillage, répudiait la beauté du style comme un obstacle interposé
entre l'idée et le lecteur, ne voyait dans le monologue d'Hamlet qu'a un
froid lyrisme», et dans l'adieu d'Othello aux drapeaux et aux camps ^i qu'une
déclamation», assimilait les métaphores des poètes aux enluminures des
livres, bonnes à amuser les bébés, et dédaignait particulièrement Shake-
speare, comme «barbouillé d'un bout à l'autre de ces enluminures».
Pas plus tard qu'au mois de janvier dernier, un spirituel journal de
Londres, avec une ironie accentuée d'indignation, se demandait lequel
est le plus célèbre, en Angleterre, de Shakespeare ou de «M. Calcraft, le
bourreau» : — «Il y a des localités dans ce pays éclairé où, si vous pro-
noncez le nom de Shakespeare, on vous répondra : Je ne sais pas quel peut
mément au statut qui interdisait de prononcer
le nom de la divinité sur la scène. Chose
digne de remarque, notre théâtre moderne
a dû subir, sous les ciseaux de la censure des
Bourbons, les mêmes mutilations cagotes
auxquelles la censure des Stuarts condamnait
le théâtre de Shakespeare. Je lis ce qui suit
sur la première page du manuscrit de Her-
nani, que j'ai entre les mains :
«Reçu au Théâtre-Français le 8 octobre
1829.
Le Directeur de la scène,
«Albertin.»
«Et plus bas, à l'encre rouge :
«Vu, à la charge de retrancher le nom de
5ésui partout où il se trouve, et de se con-
former aux changements indiqués aux pages
27,28, 29, 62, 74 et 76-
Le ministre
secrétaire d'état au département
de l'intérieur,
«La Bourdonnaye.»
(Tome XI. Notes snr RJebard II et Henri IV,
note 71, p. 462.)
Nous ajoutons que dans le décor représen-
tant Saragosse (deuxième acte de Hemani) il
fut interdit de mettre aucun clocher ni au-
cune église, ce qui rendit la ressemblance
difficile, Saragosse ayant au seizième siècle
trois cent neuf églises et six cent dix-sept
couvents. {Note du manuscrit.)
202 WILLIAM SHAKESPEARE.
être ce Shakespeare autour duquel vous faites tout ce bruit, mais je parie
que Hammcr Lane de Birmingham se battra avec lui pour cinq livres. —
Mais on ne se trompe pas sur Calcraft. » {Daily Tele^aph, 13 janvier 1864.)
IV
Quoi qu'il en soit, le monument que l'Angleterre doit à Shakespeare,
Shakespeare ne l'a point.
La France, disons-le, n'est pas, dans des cas pareils, plus rapide. Une
autre gloire, bien différente de Shakespeare, mais non moins grande, Jeanne
d'Arc, attend, elle aussi, et depuis plus longtemps encore , un monument
national, un monument digne d'elle.
Cette terre qui a été la Gaule, et où ont régné les Vellédas, a, catho-
liquement et historiquement, pour patronnes deux figures augustes, Marie
et Jeanne. L'une, sainte, est la Vierge j l'autre, héroïque, est la Pucelle.
Louis XIII a donné la France à l'une} l'autre a donné la France à la France.
Le monument de la seconde ne doit pas être moins haut que le monu-
ment de la première. Il faut à Jeanne d'Arc un trophée grand comme
Notre-Dame. Quand l'aura-t-elle }
L'Angleterre a fait faillite à Shakespeare, la France a fait banqueroute à
Jeanne d'Arc.
Ces ingratitudes veulent être sévèrement dénoncées. Sans doute les aristo-
craties dirigeantes, qui mettent la nuit sur les yeux des masses, sont les
premières coupables, mais, en somme, la conscience existe pour un peuple
comme pour un individu, l'ignorance n'est qu'une circonstance atténuante,
et quand ces dénis de justice durent des siècles, ils restent la faute des gou-
vernements, mais deviennent la faute des nations. Sachons, dans l'occasion,
dire leur fait aux peuples. France et Angleterre, vous avez tort.
Flatter les peuples serait pire que flatter les rois. L'un est bas, l'autre serait
lâche.
Allons plus loin, et puisque cette pensée s'est présentée à nous, généra-
lisons-la utilement, dussions-nous sortir un moment de notre sujet. Non,
les peuples n'ont pas le droit de rejeter indéfiniment la faute sur les gouver-
nements. L'acceptation de l'oppression par l'opprimé finit par être com-
plicité} la couardise est un consentement. Toutes les fois que la durée d'une
chose mauvaise qui pèse sur un peuple et que ce peuple empêcherait s'il
voulait, dépasse la quantité possible de patience d'un honnête homme, il y
a solidarité appréciable et honte partagée entre le gouvernement qui fait le
APRES LA MORT. 203
mal et le peuple qui le laisse faire. Souffrir est vénérable , subir est mépri-
sable. Passons.
Coïncidence à noter, le négateur de Shakespeare, Voltaire, est aussi
l'insulteur de Jeanne d'Arc, Mais qu'est-ce donc que Voltaire? Voltaire,
disons-le avec joie et avec tristesse, c'est l'esprit français. Entendons-nous,
c'est l'esprit français jusqu'à la Révolution exclusivement. A partir de la
Révolution, la France grandissant, l'esprit français grandit, et tend à devenir
l'esprit européen. Il est moins local et plus fraternel, moins gaulois et plus
humain. Il représente de plus en plus Paris, la ville cœur du monde. Quant
à Voltaire, il demeure ce qu'il est, l'homme de l'avenir, mais l'homme du
passé j il est une de ces gloires qui font dire au penseur oui et nonj il a
contre lui ses deux sarcasmes , Jeanne d'Arc et Shakespeare. Il est puni par
où il a raillé.
V
Au fait, un monument à Shakespeare, à quoi bon-^^ La statue qu'il s'est
faite à lui-même vaut mieux, avec toute l'Angleterre pour piédestal. Shake-
speare n'a pas besoin d'une pyramide 5 il a son œuvre.
Que voulez-vous que le marbre fasse pour lui ? Que peut donc le bronze
là où est la gloire .f* Le jade et l'albâtre ont beau faire, le jaspe, la serpen-
tine, le basalte, le porphyre rouge comme aux Invalides, le granit, Paros
et Carrare, perdent leur peine j le génie est le génie sans eux. Quand
toutes les pierres s'en mêleraient, grandiraient-elles cet homme d'une
coudée ? Quelle voûte sera plus indestructible que celle-ci ; k Conte d'hiver,
la Tempête, les Joyeuses Épouses de W^mdsor, les Deux Gentilshommes de TJérone,
Jules César, Coriolan ? Quel monument sera plus grandiose que Lear, plus
farouche que le Marchand de IJenise, plus éblouissant que Bornéo et Juliette,
plus dédaléen que Kichard III? Quelle lune jettera à cet édifice une lumière
plus mystérieuse que le Songe d'une nuit d'été? Quelle capitale, fût-ce Londres,
fera autour de lui une rumeur aussi gigantesque que l'âme en tumulte de
Macbeth? Quelle charpente de cèdre ou de chêne durera autant o^ Othello?
Quel airain sera airain autant que Hamlet? Aucune construction de chaux,
de roche, de fer et de ciment ne vaut le souffle. Le profond souffle du
génie est la respiration de Dieu à travers l'homme. Une tête où il y a une
idée, voilà le sommetj les entassements de pierre et de brique font des
efforts inutiles. Quel édifice égale une pensée.? Babel est au-dessous d'Isaïej
Chéops est plus petite qu'Homère j le Colisée est inférieur à Juvénalj la
Giralda de Séville est naine à côté de Cervantesj Saint-Pierre de Rome ne
204 WILLIAM SHAKESPEARE.
va pas à la cheville de Dante. Comment vous y prendrez-vous pour faire
une tour aussi haute que ce nom : Shakespeare ?
Ajoutez donc quelque chose à un esprit !
Supposez un monument. Supposez-le splendidci supposez-le sublime. Un
arc de triomphe, un obélisque, un cirque avec piédestal au centre, une
cathédrale. Nul peuple n'est plus illustre, plus noble, plus magnifique et
plus magnanime que le peuple anglais. Accouplez ces deux idées, l'Angle-
terre et Shakespeare, et faites-en jaillir un édifice. Une telle nation célé-
brant un tel homme, ce sera superbe. Supposez le monument, supposez
l'inauguration. Les pairs sont là, les communes adhèrent, les évêques ofiS-
cient, les princes font cortège, la reine assiste. La vertueuse femme en qui
le peuple anglais, royaliste, comme on sait, voit et vénère sa personnifi-
cation actuelle, cette digne mère, cette noble veuve, vient, avec le respect
profond qui convient, incliner la majesté matérielle devant la majesté
idéale3 la reine d'Angleterre salue Shakespearcj l'hommage de Victoria
répare le dédain d'Elisabeth. Quant à Elisabeth, elle est probablement là
aussi, sculptée quelque part dans le soubassement, avec Henri VIII son père
et Jacques I"" son successeur, nains sous le poëte. Le canon éclate , le rideau
tombe, on découvre la statue qui semble dire : Enfin ! et qui a grandi dans
l'ombre depuis trois cents ans; trois siècles, c'est la croissance d'un colosse 5
elle est immense. On a utilisé tous les bronzes, York, Cumberland, Pitt et
Peels on a, pour la composer, désencombré les places publiques d'un tas de
cuivres non justifiés j on a amalgamé dans cette haute figure toutes sortes
de Henris et d'Edouards , on y a fondu les divers Guillaumes et les nom-
breux George, l'Achille de Hyde-Park a fait l'orteil} c'est beau, voilà
Shakespeare presque aussi grand qu'un Pharaon ou qu'un Sésostris. Cloches,
tambours, fanfares, applaudissements, hurrahs!
Eh bien ?
Cela est honorable à l'Angleterre, indifférent à Shakespeare.
Qu'est-ce qu'une salutation de la royauté, de l'aristocratie, de l'armée,
et même de la population anglaise encore ignorante à cette heure comme
presque toutes les autres nations, qu'est-ce que la salutation de tous ces
groupes diversement éclairés pour qui a l'acclamation éternelle, et avec
réflexion , de tous les siècles et de tous les hommes ! Quelle oraison de
l'évêque de Londres ou de l'archevêque de Cantorbery vaudra le cri d'une
femme devant Desdemona, d'une mère devant Arthur, d'une âme devant
Hamlet !
Aussi, quand l'insistance universelle réclame de l'Angleterre un mo-
nument à Shakespeare, ce n'est pas pour Shakespeare, c'est pour l'Angle-
terre.
APRES LA MORT. 205
Il y a des cas où le payement de la dette importe plus au débiteur qu'au
créancier.
Un monument est exemplaire. La haute tête d'un grand homme est
une clarté. Les foules comme les vagues ont besoin de phares au-dessus
d'elles. 11 est bon que le passant sache qu'il y a des grands hommes. On n'a
pas le temps de lire, on est forcé de voir. On va par là, on se heurte au
piédestal, on est bien obligé de lever la tête et de regarder un peu l'in-
scription, on échappe au livre, on n'échappe pas à la statue. Un jour, sur
un pont de Rouen, devant la belle statue due à David d'Angers, un paysan
monté sur un âne me dit : Connaissez-vous Pierre Corneille ? — Oui,
répondis-je. — Il répliqua : Et moi aussi. — Je repris : Et connaissez-
vous U Cid ? — Non , dit-il.
Corneille, pour lui, c'était la statue.
Ce commencement de connaissance des grands hommes est nécessaire au
peuple. Le monument provoque à connaître l'homme. On désire apprendre
à lire pour savoir ce que c'est que ce bronze. Une statue est un coup de
coude à l'ignorance.
Il y a donc, à l'exécution de ces monuments, utilité populaire ainsi
que justice nationale.
Faire l'utile en même temps que le juste, cela finira, certes, par tenter
l'Angleterre. Elle est la débitrice de Shakespeare. Laisser une telle créance
en souffrance, ce n'est point là une bonne attitude pour la fierté d'un peuple.
11 est moral que les peuples soient bons payeurs en fait de reconnaissance.
L'enthousiasme est probité. Quand un homme est une gloire au front de sa
nation, la nation qui ne s'en aperçoit pas étonne autour d'elle le genre
humain.
VI
L'Angleterre, fin qu'il était aisé de prévoir, bâtira un monument à son
poëte.
Au moment où nous achevions d'écrire les pages qu'on vient de lire, on
a annoncé à Londres la formation d'un comité pour la célébration solennelle
du trois centième anniversaire de la naissance de Shakespeare. Ce Comité
dédiera à Shakespeare, le 23 avril 1864, un monument et une fête qui
dépasseront, nous n'en doutons pas, l'incomplet programme ébauché par
nous tout à l'heure. On n'épargnera rien. L'acte d'admiration sera éclatant.
On peut tout attendre, en fait de magnificence, de la nation qui a créé le
prodigieux palais de Sydenham, ce Versailles d'un peuple. L'initiative prise
2o6 WILLIAM SHAKESPEARE.
par le comité entraînera certainement les pouvoirs publics. Nous écartons,
quant à nous, et le comité écartera, nous le pensons, toute idée d'une mani-
festation par souscription. Une souscription, à moins d'être à un sou, c'est-
à-dire ouverte à tout le peuple, est nécessairement fractionnelle. Ce qui est
dû à Shakespeare, c'est une manifestation nationale j un jour férié, une fête
publique, un monument populaire, votés par les chambres et inscrits au
budget. L'Angleterre le ferait pour le roi. Or qu'est-ce que le roi de l'An-
gleterre à côté de l'homme de l'Angleterre ? Toute confiance est due au
comité du Jubilé de Shakespeare, comité composé de personnes hautement
distinguées dans la presse, la pairie, la littérature, le théâtre et l'église. Des
hommes éminents de tous les pays, représentants de l'intelligence en France,
en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Italie, complètent ce comité,
à tous les points de vue excellent et compétent. Un deuxième comité,
formé à Stratford-sur-Avon, seconde le comité de Londres. Nous félicitons
l'Angleterre.
Les peuples ont l'oreille dure et la vie longue j ce qui fait que leur
surdité n'a rien d'irréparable. Ils ont le temps de se raviser. Les anglais se
réveillent enfin du côté de leur gloire. L'Angleterre commence à épeler ce
nom, Shakespeare, sur lequel l'univers lui a mis le doigt.
En avril 1664, il y avait cent ans que Shakespeare était né, l'Angleterre
était occupée à acclamer Charles II, le vendeur de Dunkerque à la France
moyennant deux cent cinquante mille livres sterling, et à regarder blanchir
sous la bise et la pluie au gibet de Tyburn quelque chose qui était un
squelette et qui avait été Cromwell. En avril 1764, il y avait deux cents
ans que Shakespeare était né, l'Angleterre contemplait l'aurore de George III,
roi destiné à l'imbécillité, lequel, à cette époque, dans des conciliabules et
des apartés peu constitutionnels avec les chefs tories et les landgraves alle-
mands, ébauchait cette politique de résistance au progrès qui devait lutter,
d'abord contre la liberté en Amérique, puis contre la démocratie en France,
et qui, rien que sous le seul ministère du premier Pitt, avait, dès 1778,
endetté l'Angleterre de quatrevingts millions sterhng. En avril 1864, il y
aura trois cents ans que Shakespeare est né, l'Angleterre élève une statue à
Shakespeare. C'est tard, mais c'est bien.
LIVRE DEUXIÈME.
LE DIX-NEUVIEME SIECLE.
I
Le dix-neuvième siècle ne relève que de lui-même j il ne reçoit l'im-
pulsion d'aucun aïeul j il est le fils d'une idée. Sans doute, Isaïe, Homère,
Aristote, Dante, Shakespeare, ont été ou peuvent être de grands points de
départ pour d'importantes formations philosophiques ou poétiques} mais le
dix-neuvième siècle a une mère auguste, la Révolution française. Il a ce
sang énorme dans les veines. Il honore les génies, et, au besoin, méconnus,
il les salue, ignorés, il les constate, persécutés, il les venge, insultés, il les
couronne, détrônés, il les replace sur leur piédestal} il les vénère, mais il
ne vient pas d'eux. Le dix-neuvième siècle a pour famille lui-même et lui
seul. Il est de sa nature révolutionnaire de se passer d'ancêtres.
Etant génie, il fraternise avec les génies. Quant à sa source, elle est où
est la leut} hors de l'homme. Les mystérieuses gestations du progrès se
succèdent selon une loi providentielle. Le dix-neuvième siècle est en enfan-
tement de civilisation. Il a un continent à mettre au monde. La France a
porté ce siècle, et ce siècle porte l'Europe.
Le groupe grec a été la civilisation, étroite et circonscrite d'abord à la
feuille du mûrier, à la Moréej puis la civilisation, gagnant de proche en
proche, s'est élargie, et a été le groupe romain} elle est aujourd'hui le
groupe français, c'est-à-dire toute l'Europe, avec des commencements en
Amérique, en Afrique et en Asie.
Le plus grand de ces commencements est une démocratie, les États-
Unis, éclosion aidée par la France dès le siècle dernier. La France, sublime
essayeuse du progrès, a fondé une république en Amérique avant d'en faire
une en Europe , et vidit (juod esset bonum. Après avoir prêté à Washington cet
auxiliaire, Lafayette, la France, rentrant chez elle, a donné à Voltaire
éperdu dans son tombeau ce continuateur redoutable, Danton. En présence
du passé monstrueux, lançant toutes les foudres, exhalant tous les miasmes,
2o8 WILLIAM SHAKESPEARE.
soufflant toutes les ténèbres, allongeant toutes les griffes, horrible et terrible,
le progrès, contraint aux mêmes armes, a eu brusquement cent bras, cent
têtes, cent langues de flamme, cent rugissements. Le bien s'est fait hydre.
C'est ce qu'on nomme la Révolution.
Rien de plus auguste.
La Révolution a clos un siècle et commencé l'autre.
Un ébranlement dans les intelligences prépare un bouleversement dans
les faits j c'est le dix-huitième siècle. Après quoi la révolution politique faite
cherche son expression, et la révolution littéraire et sociale s'accomplit.
C'est le dix-neuvième. Romantisme et socialisme, c'est, on l'a dit avec
hostilité, mais avec justesse, le même fait. Souvent la haine, en voulant
injurier, constate, et, autant qu'il est en elle, consolide.
Une parenthèse. Ce mot, romantisme, a, comme tous les mots de combat,
l'avantage de résumer vivement un groupe d'idées, il va vite, ce qui plaît
dans la mêlée j mais il a, selon nous, par sa signification militante, l'incon-
vénient de paraître borner le mouvement qu'il représente à un fait de
guerre 5 or ce mouvement est un fait d'intelligence, un fait de civilisation,
un fait d'âme J et c'est pourquoi celui qui écrit ces lignes n'a jamais employé
les mots romantisme ou romantique. On ne les trouvera acceptés dans aucune
des pages de critique qu'il a pu avoir occasion d'écrire. S'il déroge aujour-
d'hui à cette prudence de polémique, c'est pour plus de rapidité et sous
toutes réserves. La même observation peut être faite au sujet du riiot socia-
lisme, lequel prête à tant d'interprétations différentes.
Le triple mouvement littéraire, philosophique et social du dix-neuvième
siècle, qui est un seul mouvement, n'est autre chose que le courant de la
révolution dans les idées. Ce courant, après avoir entraîné les faits, se conti-
nue immense dans les esprits.
Ce mot, 93 littéraire, si souvent répété en 1830 contre la littérature
contemporaine, n'était pas une insulte autant qu'il voulait l'être. Il était,
certes, aussi injuste de l'employer pour caractériser tout le mouvement
littéraire qu'il est inique de l'employer pour qualifier toute la révolution
politique} il y a dans ces deux phénomènes autre chose que 93. Mais ce
mot, 93 littéraire, avait cela de relativement exact qu'il indiquait, confusé-
ment mais réellement, l'origine du mouvement littéraire propre à notre
époque, tout en essayant de le déshonorer. Ici encore la clairvoyance de la
haine était aveugle. Ses barbouillages de boue au front de la vérité sont
dorure, lumière et gloire.
La Révolution, tournant climatérique de l'humanité, se compose de plu-
sieurs années. Chacune de ces années exprime une période, représente un
aspect ou réalise un organe du phénomène. 93, tragique, est une de ces
LE DIX-NEUVIEME SIECLE. 209
années colossales. Il faut quelquefois aux bonnes nouvelles une bouche de
bronze. 93 est cette bouche.
Ecoutez-en sortir l'annonce énorme. Inclinez-vous, et restez efEaré, et
soyez attendri. Dieu la première fois a dit lui-même fiât lux, la seconde
fois il l'a fait dire.
Par qui.''
Par 93.
Donc, nous hommes du dix-neuvième siècle, tenons à honneur cette
injure : — 'XJous êtes 93.
Mais qu'on ne s'arrête pas là. Nous sommes 89 aussi bien que 93. La
Révolution, toute la Révolution, voilà la source de la littérature du dix-
neuvième siècle.
Sur ce, faites -lui son procès, à cette littérature, ou son triomphe, haïssez-
la ou aimez-la, selon la quantité d'avenir que vous avez en vous, outragez-la
ou saluez-la i peu lui importent les animosités et les fureurs! elle est la
déduction logique du grand fait chaotique et genésiaque que nos pères ont
vu et qui a donné un nouveau point de départ au monde. Qui est contre
ce fait, est contre ellej qui est pour ce fait, est pour elle. Ce que ce fait
vaut, elle le vaut. Les écrivains de réaction ne s'y trompent pasj là où il y
a de la révolution, patente ou latente, le flair catholique et royaliste est
infaillible j ces lettrés du passé décernent à la littérature contemporaine une
honorable quantité de diatribe j leur aversion est de la convulsion ^ un de
leurs journalistes, qui est, je crois, évêque, prononce le mot «poëte» avec
le même accent que le mot « septembriseur » j un autre, moins évêque,
mais tout aussi en colère, écrit : h sens dans toute cette littérature-la Marat et
Kohe^ierre. Ce dernier écrivain se méprend un peu j il y a dans « cette litté-
rature-là » plutôt Danton que Marat.
Mais le fait est vrai. La démocratie est dans cette littérature.
La Révolution a forgé le clairon -, le dix-neuvième siècle le sonne.
Ah! cette affirmation nous convient, et, en vérité, nous ne reculons pas
devant ellej avouons notre gloire, nous sommes des révolutionnaires. Les
penseurs de ce temps, les poètes, les écrivains, les historiens, les orateurs,
les philosophes, tous, tous, tous, dérivent de la Révolution française. Ils
viennent d'elle, et d'elle seule. 89 a démoli la Bastille j 93 a découronné le
Louvre. De 89 est sortie la Délivrance, et de 93 la Victoire. 89 et 935 les
hommes du dix-neuvième siècle sortent de là. C'est là leur père et leur
mère. Ne leur cherchez pas d'autre filiation, d'autre inspiration, d'autre
insufflation, d'autre origine. Ils sont les démocrates de l'idée, successeurs des
démocrates de l'action. Ils sont les émancipateurs. L'idée Liberté s'est pen-
chée sur leurs berceaux. Ils ont tous sucé cette grande mamelle j ils ont tous
PHILOSOPHIE. U. 14
mPIIIIIEIllI IIATtO:iALC.
210 WILLIAM SHAKESPEARE.
de ce lait dans les entrailles, de cette moelle dans les os, de cette sève dans
la volonté, de cette révolte dans la raison, de cette flamme dans l'intelli-
gence. -, "
Ceux-là même d'entre eux, il y en a, qui sont nés aristocrates, qui sont
arrivés au monde dépaysés en quelque sorte dans des familles du passé, qui
ont fatalement reçu une de ces éducations premières dont l'eff-ort stupide
est de contredire le progrès, et qui ont commencé la parole qu'ils avaient à
dire au siècle par on ne sait quel bégaiement royaliste, ceux-là, dès lors,
dès leur enfance, ils ne me démentiront pas, sentaient le monstre sublime
en eux. Ils avaient le bouillonnement intérieur du fait immense. Ils avaient
au fond de leur conscience un soulèvement d'idées mystérieuses 5 l'ébran-
lement intime des fausses certitudes leur troublait l'âme j ils sentaient
trembler, tressaillir, et peu à peu se lézarder leur sombre surface de monar-
chisme, de catholicisme et d'aristocratie. Un jour, tout à coup, brusque-
ment, le gonflement du vrai a abouti, l'éclosion a eu lieu, l'éruption s'est
faite, la lumière les a ouverts, les a fait éclater, n'est pas tombée sur eux,
mais, plus beau prodige, a jailli d'eux stupéfaits, et les a éclairés en les
embrasant. Ils étaient cratères à leur insu.
Ce phénomène leur a été reproché comme une trahison. Ils passaient en
cflét du droit divin au droit humain. Ils tournaient le dos à la fausse his-
toire, à la fausse société, à la fausse tradition, au faux dogme, à la fausse
philosophie, au faux jour, à la fausse vérité. Le libre esprit qui s'envole,
oiseau appelé par l'aurore, est désagréable aux inteUigences saturées d'igno-
rance et aux fœtus conservés dans l'esprit de vin. Qui voit offense les
aveugles 5 qui entend indigne les sourds j qui marche insulte abominable-
ment les culs-de-jatte. Aux yeux des nains, des avortons, des astèques, des
myrmidons et des pygmées, à jamais noués dans le rachitisme, la croissance
est apostasie.
Les écrivains et les poètes du dix-neuvième siècle ont cette admirable
fortune de sortir d'une genèse, d'arriver après une fin de monde, d'accom-
pagner une réapparition de lumière, d'être les organes d'un recommence-
ment. Ceci leur impose des devoirs inconnus à leurs devanciers, des devoirs
de réformateurs intentionnels et de civilisateurs directs. Ils ne continuent
rienj ils refont tout. À temps nouveaux, devoirs nouveaux. La fonction
des penseurs aujourd'hui est complexe : penser ne suffit plus, il faut aimetj
penser et aimer ne suffit plus, il faut agit} penser, aimer et agir ne suffit
plus, il faut souffrir. Posez la plume, et allez où vous entendez de la
mitraille. Voici une barricade j soyez-en. Voici l'exil j acceptez. Voici l'écha-
faudj soit. Qu'au besoin dans Montesquieu il y ait John Brov/n. Le Lucrèce
qu'il faut à ce siècle en travail doit contenir Caton. Eschyle, qui écrivait
LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 211
VOrestiCj avait pour frère Cynégire, qui mordait les navires ennemis j cela
suffisait à la Grèce au temps de Salaminej cela ne suffit plus à la France
après la Révolution ; qu'Eschyle et Cynégire soient les deux frères, c'est
peuj il faut qu'ils soient le même homme. Tels sont les besoins actuels du
progrès. Les serviteurs des grandes choses urgentes ne seront jamais assez
grands. Rouler des idées, amonceler des évidences, étager des principes,
voilà le remuement formidable. Mettre Pélion sur Ossa, labeur d'enfants à
côté de cette besogne de géants : mettre le droit sur la vérité. Escalader
cela ensuite, et détrôner les usurpations au milieu des tonnerres j voilà
l'œuvre.
L'avenir presse. Demain ne peut pas attendre. L'humanité n'a pas une
minute à perdre. Vite, vite, dépêchons, les misérables ont les pieds sur le
fer rouge. On a faim, on a soif, on souffre. Ah ! maigreur terrible du pauvre
corps humain! le parasitisme rit, le lierre verdit et pousse, le gui est floris-
sant, le ver solitaire est heureux. Quelle épouvante, la prospérité du ténia!
Détruire ce qui dévore, là est le salut. Votre vie a au dedans d'elle la mort,
qui se porte bien. Il y a trop d'indigence, trop de dénûment, trop d'impu-
deur, trop de nudité, trop de lupanars, trop de bagnes, trop de haillons,
trop de défaillances, trop de crimes, trop d'obscurité, pas assez d'écoles,
trop de petits innocents en croissance pour le mal ! Le grabat des pauvres
filles se couvre tout à coup de soie et de dentelles, et c'est là la pire misère j
à côté du malheur il y a le vice, l'un poussant l'autre. Une telle société
veut être promptement secourue. Cherchons le mieux. Allez tous à la
découverte. Où sont les terres promises.'* La civilisation veut marcherj
essayons les théories, les systèmes, les améliorations, les inventions, les
progrès, jusqu'à ce que chaussure à ce pied soit trouvée. L'essai ne coûte
rien, ou coûte peu. Essayer n'est pas adopter. Mais avant tout et surtout,
prodiguons la lumière. Tout assainissement commence par une large ouver-
ture de fenêtres. Ouvrons les intelligences toutes grandes. Aérons les âmes.
Vite, vite, ô penseurs. Faites respirer le genre humain. Versez l'espé-
rance, versez l'idéal, faites le bien. Un pas après l'autre, les horizons après
les horizons, une conquête après une conquête 5 parce que vous avez donné
ce que vous avez annoncé, ne vous croyez pas quittes. Tenir, c'est pro-
mettre. L'aurore d'aujourd'hui oblige le soleil pour demain.
Que rien ne soit perdu. Que pas une force ne s'isole. Tous à la ma-
nœuvre 1 la vaste urgence est là. Plus d'art fainéant. La poésie ouvrière de
civilisation, quoi de plus admirable! Le rêveur doit être un pionnier j la
strophe doit vouloir. Le beau doit se mettre au service de l'honnête. Je suis
le valet de ma conscience j elle me sonne, j'arrive. Va! je vais. Que voulez -
vous de moi, ô vérité, seule majesté de ce monde? Que chacun sente en
14.
212 WILLIAM SHAKESPEARE.
soi la hâte de bien faire. Un livre est quelquefois un secours attendu. Une
idée est un baume, une parole est un pansement j la poésie est un médecin.
Que personne ne s'attarde. La souffrance perd ses forces pendant vos len-
teurs. Qu'on sorte de cette paresse du songe. Laissez le kief aux turcs. Qu'on
prenne de la peine pour le salut de tous, et qu'on s'y précipite, et qu'on
s'y essouffle. N'allez-vous pas plaindre vos enjambées ? Rien d'inutile. Nulle
inertie. Qu'appelez-vous nature morte ? Tout vit. Le devoir de tout est de
vivre. Marcher, courir, voler, planer, c'est la loi universelle. Qu'attendez-
vous .^^ qui vous arrête? Ah! il y a des heures où il semble qu'on voudrait
entendre les pierres murmurer contre la lenteur de l'homme !
Quelquefois on s'en va dans les bois. A qui cela n'arrive-t-il pas d*ctre
parfois accablé ? On voit tant de choses tristes. L'étape ne se fournit point,
les conséquences sont longues à venir, une génération est en retard, la
besogne du siècle languit. Comment! tant de souffrances encore! On dirait
qu'on a reculé. Il y a partout des augmentations de superstition, de lâcheté,
de surdité, de cécité, d'imbécillité. La pénalité pèse sur l'abrutissement.
Ce vilain problème a été posé ; faire avancer le bien-être par le recul du
droit} sacrifier le côté supérieur de l'homme au côté inférieur j donner le
principe pour l'appétit j César se charge du ventre, je lui concède le cer-
veau j c'est la vieille vente du droit d'aînesse pour le plat de lentilles. Encore
un peu, et ce contre-sens fatal ferait faire fausse route à la civilisation. Le
porc à l'engrais, ce ne serait plus le roi, mais le peuple. Hélas! ce laid
expédient du progrès en sens inverse ne réussit même pas. Nulle diminu-
tion de malaise. Depuis dix ans, depuis vingt ans, l'étiage prostitution,
l'étiage mendicité, l'étiage crime, marquent toujours le même chiffre j le
mal n'a pas baissé d'un degré. D'éducation vraie, d'éducation gratuite,
point. L'enfant a pourtant besoin de savoir qu'il est homme, et le père
qu'il est citoyen. Où sont les promesses ? où est l'espérance ? Oh ! la pauvre
misérable humanité! On est tenté de crier au secours dans la forêtj on est
tenté de demander appui, concours et main-forte à cette grande nature
sombre. Ce mystérieux ensemble de forces est-il donc indifférent au pro-
grès.? On supplie, on appelle, on lève les mains vers l'ombre. On écoute si
les bruits ne vont pas devenir des voix. Le devoir des sources et des ruisseaux
serait de bégayer : En avant! on voudrait entendre les rossignols chanter
des marseillaises.
Après tout, pourtant, ces temps d'arrêt n'ont rien que de normal. Le
découragement serait puéril. Il y a des haltes, des repos, des reprises d'ha-
leine dans la marche des peuples, comme il y a des hivers dans la marche
des saisons. Le pas gigantesque, 89, n'en est pas moins fait. Désespérer
serait absurde j mais stimuler est nécessaire.
LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 213
Stimuler, presser, gronder, réveiller, suggérer, inspirer, c'est cette fonc-
tion, remplie de toutes parts par les écrivains, qui imprime à la littérature
de ce siècle un si haut caractère de puissance et d'originalité. Rester fidèle
à toutes les lois de l'art en les combinant avec la loi du progrès, tel est le
problème, victorieusement résolu par tant de nobles et fiers esprits.
De là cette parole : Délivrance, qui apparaît au-dessus de tout dans la
lumière, comme si elle était écrite au front même de l'idéal.
La Révolution, c'est la France sublimée. Il s'est trouvé, un jour, que la
France a été dans la fournaise j les fournaises à de certaines martyres
guerrières font pousser des ailes, et de ces flammes cette géante est sortie
archange. Aujourd'hui pour toute la terre la France s'appelle Révolution j et
désormais ce mot. Révolution, sera le nom de la civilisation jusqu'à ce qu'il
soit remplacé par le mot Harmonie. Je le répète, ne cherchez pas ailleurs
le point d'origine et le lieu de naissance de la littérature du dix-neuvième
siècle. Oui, tous tant que nous sommes, grands et petits, puissants et
méconnus, illustres et obscurs, dans toutes nos oeuvres, bonnes ou mau-
vaises, quelles qu'elles soient, poëmes, drames, romans, histoire, philoso-
phie, à la tribune des assemblées comme devant les foules du théâtre,
comme dans le recueillement des solitudes, oui, partout, oui, toujours,
oui, pour combattre les violences et les impostures, oui, pour réhabiliter les
lapidés et les accablés, oui, pour conclure logiquement et marcher droit,
oui, pour consoler, pour secourir, pour relever, pour encourager, pour ensei-
gner, oui, pour panser en attendant qu'on guérisse, oui, pour transformer
la charité en fraternité, l'aumône en assistance, la fainéantise en travail,
l'oisiveté en utilité, la centralisation en famille, l'iniquité en justice, le
bourgeois en citoyen, la populace en peuple, la canaille en nation, les
nations en humanité, la guerre en amour, le préjugé en examen, les fron-
tières en soudures, les limites en ouvertures, les ornières en rails, les sacris-
ties en temples, l'instinct du mal en volonté du bien, la vie en droit, les
rois en hommes, oui, pour ôter des religions l'enfer et des sociétés le
bagne, oui, pour être frères du misérable, du serf, du fellah, du prolétaire,
du déshérité, de l'exploité, du trahi, du vaincu, du vendu, de l'enchaîné,
du sacrifié, de la prostituée, du forçat, de l'ignorant, du sauvage, de l'es-
clave, du nègre, du condamné et du damné, oui, nous sommes tes fils.
Révolution !
Oui, génies, oui, poètes, philosophes, historiens, oui, géants de ce
grand art des siècles antérieurs qui est toute la lumière du passé, ô hommes
éternels, les esprits de ce temps vous saluent, mais ne vous suivent pas 5 ils
ont vis-à-vis de vous cette loi : tout admirer, ne rien imiter. Leur fonction
n'est plus la vôtre. Ils ont affaire à la virilité du genre humain. L'heure du
214 WILLIAM SHAKESPEARE.
changement d'âge est venue. Nous assistons, sous la pleine clarté de l'idéal,
à la majestueuse jonction du beau avec l'utile. Aucun génie actuel ou
possible ne vous dépassera, vieux génies, vous égaler est toute l'ambition
permise} mais, pour vous égaler, il faut pourvoir ^ux besoins de son temps
comme vous avez pourvu aux nécessités du vôtre. Les écrivains fils de la
Révolution ont une tâche sainte. Ô Homère, il faut que leur épopée
pleure, ô Hérodote, il faut que leur histoire proteste, ô Juvénal, il faut
que leur satire détrône, ô Shakespeare, il faut que leur tu seras Koi soit dit
au peuple, ô Eschyle, il faut que leur Prométhée foudroie Jupiter, ô Job,
il faut que leur fumier féconde, ô Dante, il faut que leur enfer s'éteigne,
ô Isaïe, ta Babylone s'écroule, il faut que la leur s'éclaire ! Ils font ce que
vous avez fait} ils contemplent directement la création, ils observent direc-
tement l'humanité} ils n'acceptent pour clarté dirigeante aucun rayon
réfracté, pas même le vôtre. Ainsi que vous, ils ont pour seul point de
départ, en dehors d'eux, l'être universel, en eux, leur âme} ils ont pour
source de leur œuvre la source unique, celle d'où coule la nature et celle
d'où coule l'art : l'infini. Comme le déclarait il y a quarante ans tout à
l'heure ^^^ celui qui écrit ces lignes : ks poètes et les écrivains du dix-neuviane
siècle n'ont ni maîtres ni modèles. Non, dans tout cet art vaste et sublime de
tous les peuples, dans toutes ces créations grandioses de toutes les époques,
non, pas même toi, Eschyle, pas même toi, Dante, pas même toi, Shake-
speare, non, ils n'ont ni modèles ni maîtres. Et pourquoi n'ont-ils ni maîtres
ni modèles.'* C'est parce qu'ils ont un modèle, l'Homme, et parce qu'ils
ont un maître. Dieu.
(') Préface de Cromwell.
LIVRE TROISIEME.
L'HISTOIRE RÉELLE.
CHACUN REMIS A SA PLACE.
I
Voici l'avènement de la constellation nouvelle.
Il est certain qu'à l'heure où nous sommes ce qui a été jusqu'à ce jour
l'éclairage du genre humain pâlit, et que le vieux flamboiement va dispa-
raître du monde.
Les hommes de force ont, depuis que la tradition humaine existe, brillé
seuls à l'empyrée de l'histoire. Ils étaient la suprématie unique. Sous tous
ces noms, rois, empereurs, chefs, capitaines, princes, résumés dans ce mot,
héros, ce groupe d'apocalypse resplendissait. Ils étaient tout dégouttants de
victoires. L'épouvante se faisait acclamation pour les saluer. Ils traînaient à
leur suite on ne sait quelle flamme en tumulte. Ils apparaissaient à l'homme
dans un échevèlement de lumière horrible. Ils n'éclairaient pas le ciel; ils
l'incendiaient. On eût dit qu'ils voulaient prendre possession de l'infini. On
entendait des bruits d'écroulements dans leur gloire. Une rougeur s'y
mêlait. Etait-ce de la pourpre .f* Était-ce du sang.f* Était-ce de la honte.''
Leur lumière faisait songer à la face de Gain. Ils s'entre-haïssaient. Des
chocs fulgurants allaient de l'un à l'autre j par moments ces énormes astres
se heurtaient avec des ruades d'éclairs. Ils avaient l'air furieux. Leur rayon-
nement s'allongeait en épées. Tout cela pendait terrible au-dessus de nous.
Cette lueur tragique remplit le passé. Aujourd'hui elle est en pleine
décroissance.
II y a déclin de la guerre, déclin du despotisme, déclin de la théocratie,
déclin de l'esclavage, déclin de l'échafaud. Le glaive diminue, la tiare
s'éteint, la couronne se simplifie, la bataille extravague, le panache baisse,
l'usurpation se circonscrit, la chaîne s'allège, le supplice se déconcerte.
L'antique voie de fait de quelques-uns sur tous, nommée droit divin,
touche à sa fin. La Légitimité, la grâce de Dieu, la monarchie phara-
monde, les nations marquées à l'épaule de la fleur de lys, la possession des
2l6 WILLIAM SHAKESPEARE.
peuples par le fait de naissance, la longue suite d'aïeux donnant droit sur
les vivants, ces choses-là luttent encore sur quelques points, à Naples, en
Prusse, etc., mais elles se débattent plutôt qu'elles ne luttent; c'est de la
mort qui s'efforce de vivre. Un bégaiement qui demain sera la parole, et
après-demain sera le verbe, sort des lèvres meurtries du serf, du corvéable,
du prolétaire, du paria. Le bâillon casse entre les dents du genre humain.
Le genre humain en a assez de la voie douloureuse, et ce patient refuse
d'aller plus loin.
Dès à présent de certaines formes de despotes ne sont plus possibles. Le
pharaon est une momie, le sultan est un fantôme, le césar est une contre-
façon. Ce stylite des colonnes trajanes est ankylosé sur son piédestal; il a sur
sa tête la fiente des aigles libresj il est néant plus que gloire; les bandelettes
du sépulcre attachent cette couronne de lauriers,
La période des hommes de force est terminée. Ils ont été glorieux, certes,
mais d'une gloire fondante. Ce genre de grands hommes est soluble au
progrès. La civilisation oxyde rapidement ces bronzes. Au point de maturité
où la Révolution française a déjà amené la conscience universelle, le héros
n'est plus héros sans dire pourquoi, le capitaine est discuté, le conquérant
est inadmissible. De nos jours Louis XIV envahissant le Palatinat ferait
l'effet d'un voleur. Dès le siècle dernier, ces réalités commençaient à poindre;
Frédéric II, en présence de Voltaire, se sentait et s'avouait un peu brigand.
Etre un grand homme de la matière, être pompeusement violent, régner
par la dragonne et la cocarde, forger le droit sur la force, marteler la justice
et la vérité à coups de faits accomplis, faire des brutalités de génie, c'est
être grand, si vous voulez, mais c'est une grosse manière d'être grand.
Gloires tambourinées qu'un haussement d'épaules accueille Les héros sonores
ont jusqu'à ce jour assourdi la raison humaine. Ce majestueux tapage com-
mence à la fatiguer. Elle se bouche les yeux et les oreilles devant ces tueries
autorisées qu'on nomme batailles. Les sublimes égorgeurs d'hommes ont
fait leur temps. C'est dans un certain oubli relatif désormais qu'ils seront
illustres et augustes. L'humanité, grandie, demande à se passer d'eux. La
chair à canon pense. Elle se ravise, et la voici qui perd l'admiration d'être
canonnée.
Quelques chiffres chemin faisant ne sauraient nuire.
Toute la tragédie fait partie de notre sujet. Il n'y a pas que la tragédie
des poètes ; il y a la tragédie des politiques et des hommes d'état. Veut-on
savoir à combien revient celle-là.'*
Les héros ont un ennemi; cet ennemi s'appelle les finances. Longtemps
on a ignoré le prix d'achat de ce genre de gloire. Il y avait, pour dissimuler
le total, de bonnes petites cheminées comme ccUes où Louis XIV a brûlé
L'HISTOIRE REELLE. 217
les comptes de Versailles. Ce jour -là il sortait du tuyau de poêle royal pour
un milliard de fumée. Les peuples ne regardaient même pas. Aujourd'hui
les peuples ont une grande vertu, ils sont avares. Ils savent que prodigalité
est mère d'abaissement. Ils comptent. Ils apprennent la tenue des livres en
partie double. La gloire guerrière a désormais son doit et avoir. Ceci la
rend impossible.
Le plus grand guerrier des temps modernes, ce n'est point Napoléon,
c'est Pitt. Napoléon faisait la guerre, Pitt la créait. Toutes les guerres de la
révolution et de l'empire, c'est Pitt qui les a voulues. Elles sortent de lui.
Ôtez Pitt et mettez Fox, plus de raison d'être à cette exorbitante bataille
de vingt-trois ans. Plus de coalition. Pitt a été l'âme de la coalition, et, lui
mort, son âme est restée dans la guerre universelle. Ce que Pitt a coûté à
l'Angleterre et au monde, le voici. Nous ajoutons ce bas-relief à son pié-
destal.
Premièrement, la dépense en hommes. De 1791 à 1814, la France seule,
luttant contre l'Europe coalisée par l'Angleterre, la France, contrainte et
forcée, a dépensé en boucheries pour la gloire militaire, et aussi, ajoutons-
le pour la défense du territoire, cinq millions d'hommes, c'est à-dire six
cents hommes par jour. L'Europe, en y comprenant le chiffre de la France,
a dépensé seize millions six cent miUe hommes, c'est-à-dire deux mille
morts par jour pendant vingt-trois ans.
Deuxièmement, la dépense en argent. Nous n'avons malheureusement
de chiffre authentique que le chiffre de l'Angleterre. De 1791 à 1814, l'An-
gleterre, pour faire terrasser la France par l'Europe, s'est endettée de vingt
milliards trois cent seize millions quatre cent soixante mille cinquante-trois
francs. Divisez ce chiffre par le chiffre des hommes tués, à raison de deux
mille par jour pendant vingt-trois années, vous arrivez à ce résultat que
chaque cadavre étendu sur le champ de bataille a coûté à l'Angleterre seule
douze cent cinquante francs.
Ajoutez le chiffre de l'Europe i chiffre inconnu, mais énorme.
Avec ces dix-sept millions d'hommes morts, on eût fait le peuplement
européen de l'Australie. Avec les vingt milliards anglais dépensés en coups
de canon, on eût changé la face de la terre, ébauché partout la civili-
sation, et supprimé dans le monde entier l'ignorance et la misère.
L'Angleterre paye vingt-quatre milliards les deux statues de Pitt et de
"Wellington.
C'est beau d'avoir des héros, mais c'est un grand luxe. Les poètes coûtent
moins cher.
2l8 WILLIAM SHAKESPEARE.
II
Le congé du guerrier est signé. C'est de la splendeur dans le lointain.
Le grand Nemrod, le grand Cyrus, le grand Sennachérib, le grand Sésos-
tris, le grand Alexandre, le grand Pyrrhus, le grand Annibal, le grand
César, le grand Timour, le grand Gustave, le grand Louis, le grand Fré-
déric, d'autres Grands encore, tout cela s'en va.
On se tromperait si l'on croyait que nous rejetons purement et sim-
plement ces hommes. A nos yeux cinq ou six de ceux que nous venons de
nommer sont légitimement illustres; ils ont même mêlé quelque chose de
bon à leur ravage, leur total définitif embarrasse l'équité absolue du penseur,
et ils pèsent presque du même poids dans la balance du nuisible et de
l'utile.
D'autres n'ont été que nuisibles. Us sont nombreux, innombrables même,
car les maîtres du monde sont une foule.
Le penseur, c'est le peseur. La clémence lui convient. Disons-le donc,
ces autres-là qui n'ont fait que le mal ont une circonstance atténuante,
l'imbécillité.
Ils ont une autre excuse encore : l'état cérébral du genre humain lui-
même au moment où ils apparaissent; le milieu ambiant des faits, modi-
fiables, mais encombrants.
Les tyrans ne sont pas les hommes, ce sont les choses. Les tyrans s'ap-
pellent la frontière, l'ornière, la routine, la cécité sous forme de fanatisme,
la surdité et la mutité sous forme de diversité des langues, la querelle sous
forme de diversité des poids, mesures et monnaies, la haine, résultante
de la querelle, la guerre, résultante de la haine. Tous ces tyrans s'appellent
d'un seul nom : Séparation. La Division d'où sort le Règne, c'est là le
despote à l'état abstrait.
Même les tyrans de chair sont des choses. Caligula est bien plus un fait
qu'un homme. Il résulte plus qu'il n'existe. Le proscripteur romain, dic-
tateur ou césar, interdit au vaincu le feu et l'eau, c'est-à-dire le met hors de
la vie. Une journée de Gela, c'est vingt mille proscrits, une journée de
Tibère, trente mille, une journée de Sylla, soixante-dix mille. Un soir
Vitellius malade voit une maison pleine de lumière; on se réjouit là. Me
croit-on mort.'' dit Vitellius. C'est Junius Blesus qui soupe chez Tuscus
Cxcina; l'empereur envoie à ces buveurs une coupe de poison; afin qu'ils
sentent par cette fin sinistre d'une nuit trop gaie que Vitellius est vivant.
L'HISTOIRE RÉELLE. 219
Keddendam pro intempeltiva licentia mœBam et funebrem noHem qua sentiat vtvere
Uitellium et imperare. Othon et ce Vitellius échangent des envois d'assassins.
Sous les césars, c'est prodige de mourir dans son lit. Pison, à qui cela
arrive^ est noté pour cette bizarrerie. Le jardin de Valerius Asiaticus plaît
à l'empereur, le visage de Statilius déplaît à l'impératrice : crimes d'état $
on étrangle Valerius parce qu'il a un jardin, et Statilius parce qu'il a un
visage. Basile II, empereur d'Orient, fait prisonniers quinze mille bulgares}
il les partage par bandes de cent auxquels il fait crever les yeux, à l'ex-
ception d'un, chargé de conduire ces quatre vingt-dix-neuf aveugles. Il
renvoie ensuite en Bulgarie toute cette armée sans yeux. L'histoire qualifie
ainsi Basile II: «Il aima trop la gloire» (Delandine). Paul de Russie émet
cet axiome : «Il n'y a d'homme puissant que celui à qui l'empereur parle,
et sa puissance dure autant que la parole qu'il entend » . Philippe V d'Es-
pagne, si férocement calme aux autodafés, s'épouvante à l'idée de changer
de chemise, et reste six mois au lit sans se laver et sans se couper les ongles,
de peur d'être empoisonné par les ciseaux, ou par l'eau de la cuvette, ou
par sa chemise, ou par ses souliers. Ivan, aïeul de Paul, fait mettre une
femme à la torture avant de la faire coucher dans son lit, fait pendre une
mariée et met le mari en sentinelle à côté pour empêcher qu'on ne coupe
la corde, fait tuer le père par le fils, invente de scier les hommes en deux
avec un cordeau, brûle lui-même Bariatinsky à petit feu, et, pendant que
le patient hurle, rapproche les tisons avec le bout de son bâton. Pierre, en
fait d'excellence, aspire à celle de bourreau j il s'exerce à couper les têtes j
il n'en coupe d'abord par jour que cinqj c'est peu, mais, s'appliquant, il
arrive à en couper vingt-cinq. C'est un talent pour un czar d'arracher un
sein à une femme d'un coup de knout. Qu'est-ce que tous ces monstres ?
Des symptômes. Des furoncles en éruption j du pus qui sort d'un corps
malade. Ils ne sont guère plus responsables que le total d'une addition n'est
responsable des chiffres. Basile, Ivan, Philippe, Paul, etc., etc., sont le
produit de la vaste stupidité environnante. Le clergé grec, par exemple,
ayant cette maxime : « Qui pourrait nous faire juges de ceux qui sont nos
maîtres.?» il est tout simple qu'un czar, ce même Ivan, couse un archevêque
dans une peau d'ours et le fasse manger par des chiens. Le czar s'amuse,
c'est juste. Sous Néron, le frère dont on a tué le frère va au temple rendre
grâce aux dieux $ sous Ivan, un boyard empalé emploie son agonie, qui
dure vingt-quatre heures, à dire : 0 Dieu ! protège le czar. La princesse
Sanguzko est en larmes j elle présente, prosternée, une supplique à Nicolas j
elle demande grâce pour son mari, elle conjure le maître d'épargner à
Sanguzko (polonais coupable d'aimer la Pologne) l'épouvantable voyage de
Sibérie } Nicolas, muet, écoute, prend la supplique, et écrit au bas : A. pied.
220 WILLIAM SHAKESPEARE.
Puis Nicolas sort dans les rues, et la foule se précipite sur sa botte pour la
baiser. Qu'avez-vous à dire? Nicolas est un aliéné, la foule est une brute.
Du khan dérive le knez, du knez le tzar, du tzar, le czar. Série de phéno-
mènes plutôt que filiation d'hommes. Qu'après cet Ivan, vous ayez ce
Pierre, après ce Pierre ce Nicolas, après ce Nicolas cet Alexandre, quoi de
plus logique.'' Vous le voulez tous un peu. Les suppliciés consentent au
supplice. «Ce czar, moitié pourri, moitié gelé», comme dit madame de
Staël, vous l'avez fait vous-même. Etre un peuple, être une force, et voir
ces choses, c'est les trouver bonnes. Etre là, c'est adhérer. Qui assiste au
crime assiste le crime. La présence inerte est une abjection encourageante.
Ajoutons qu'une corruption préalable a commencé la complicité même
avant que le crime soit commis. Une certaine fermentation putride des
bassesses préexistantes engendre l'oppresseur.
Le loup est le fait de la forêt. Il est le fruit farouche de la solitude sans
défense. Réunissez et groupez le silence, l'obscurité, la victoire facile,
l'infetuation monstrueuse, la proie offerte de toutes parts, le meurtre en sécu-
rité, la connivence de l'entourage, la faiblesse, le désarmement, l'abandon,
l'isolementj du point d'intersection de ces choses jaillit la bête féroce. Un
ensemble ténébreux dont les cris ne sont point entendus produit le tigre.
Un tigre est un aveuglement affamé et armé. Est-ce un être? À peine. La
griffe de l'animal n'en sait pas plus long que l'épine du végétal. Le fait
fatal engendre l'organisme inconscient. En tant xjue persorinalité, et en
dehors de l'assassinat pour vivre, le tigre n'est pas. Mourawieff se trompe
s'il croit être quelqu'un.
Les hommes méchants viennent des choses mauvaises. Donc corrigeons
les choses.
Et ici nous revenons à notre point de départ. Circonstance atténuante du
despotisme : l'idiotisme.
Cette circonstance atténuante, nous venons de la plaider.
Les despotes idiots, multitude, sont la populace de la pourpre 3 mais
au-dessus d'eux, en dehors d'eux, à l'incommensurable distance qui sépare
ce qui rayonne de ce qui croupit, il y a les despotes génies.
Il y a les capitaines, les conquérants, les puissants de la guerre, les civili-
sateurs de la force, les laboureurs du glaive.
Ceux-là, nous les avons rappelés tout à l'heure j les vraiment grands
parmi eux se nomment Cyrus, Sésostris, Alexandre, Annibal, César, Char-
lemagne. Napoléon, et, dans la mesure que nous avons dite, nous les
admirons.
Mais nous les admirons à condition de disparition.
Place à de meilleurs ! Place à de plus grands !
L'HISTOIRE REELLE. 221
Ces plus grands, ces meilleurs, sont-ils nouveaux? Non. Leur série est
aussi ancienne que l'autre $ plus ancienne peut-être, car l'idée a précédé
l'acte, et le penseur est antérieur au batailleur; mais leur place était prise,
prise violemment. Cette usurpation va cesser, leur heure arrive enfin, leur
prédominance éclate, la civilisation, revenue à l'éblouissement vrai, les
reconnaît pour ses seuls fondateurs; leur série s'illumine et éclipse le reste;
comme par le passé, l'avenir leur appartient; et désormais ce sont eux que
Dieu continuera.
III
Que l'histoire soit à refaire, cela est évident. Elle a été presque toujours
écrite jusqu'à présent au point de vue misérable du fait; il est temps de
l'écrire au point de vue du principe.
Et ce, à peine de nullité.
Les gestes royaux, les tapages guerriers, les couronnements, mariages,
baptêmes et deuils princiers, les supplices et fêtes, les beautés d'un seul
écrasant tous, le triomphe d'être né roi, les prouesses de l'épée et de la
hache, les grands empires, les gros impôts, les tours que joue le hasard au
hasard, l'univers ayant pour loi les aventures de la première tête venue,
pourvu qu'elle soit couronnée; la destinée d'un siècle changée par le coup
de lance d'un étourdi à travers le crâne d'un imbécile; la majestueuse fistule
à l'anus de "Louis XIV; les graves paroles de l'empereur Mathias moribond
à son médecin essayant une dernière fois de lui tâter le pouls sous sa cou-
verture et se trompant : erras, amice, hoc elt memhrum noHrum impériale sacro-
cœsareum; la danse aux castagnettes du cardinal de Richelieu déguisé en
berger devant la reine de France dans la petite maison de la rue de Gaillon;
Hildebrand complété par Cisneros; les petits chiens de Henri III, les divers
Potemkins de Catherine II, OrloflF ici, Godoy là, etc., une grande tragédie
avec une petite intrigue; telle était l'histoire jusqu'à nos jours, n'allant que
du trône à l'autel, prêtant une oreille à Dangeau et l'autre à dom Calmet,
béate et non sévère, ne comprenant pas les vrais passages d'un âge à l'autre,
incapable de distinguer les crises climatériques de la civilisation, et faisant
monter le genre humain par des échelons de dates niaises, docte en puéri-
lités, ignorante du droit, de la justice et de la vérité, et beaucoup plus
modelée sur Le Ragois que sur Tacite.
Tellement que, de nos jours, Tacite a été l'objet d'un réquisitoire.
Tacite, du reste, ne nous lassons point d'y insister, est, comme Juvénal,
comme Suétone et comme Lampride, l'objet d'une haine spéciale et
111 WILLIAM SHAKESPEARE.
méritée. Le jour où, dans les collèges, les professeurs de rhétorique mettront
Ju vénal au-dessus de Virgile et Tacite au-dessus de Bossuet, c'est que, la
veille, le genre humain aura été délivré 5 c'est que toutes les formes de
l'oppression auront disparu, depuis le négrier jusqu'au pharisien, depuis la
case où l'esclave pleure jusqu'à la chapelle où l'eunuque chante. Le cardinal
Du Perron, qui recevait pour Henri IV les coups de bâton du pape, avait
la bonté de dire : h méprise Tacite.
Jusqu'à l'époque où nous sommes, l'histoire a fait sa cour.
La double identification du roi avec la nation et du roi avec Dieu, c'est
là le travail de l'histoire courtisane. La grâce de Dieu procrée le droit divin.
Louis XIV dit : L'état, ceH moi. Madame Du Barry, plagiaire de Louis XIV,
appelle Louis XV la Trame, et le mot pompeusement hautain du grand roi
asiatique de Versailles aboutit à : La France, ton café f. . . le camp.
Bossuet écrit sans sourciller, tout en palliant les faits çà et là, la légende
effroyable de ces vieux trônes antiques couverts de crimes, et, appliquant
à la surface des choses sa vague déclamation théocratique , il se satisfait par
cette formule : Dieu tient dans sa main le cœur des rois. Cela n'est pas, pour
deux raisons : Dieu n'a pas de main , et les rois n'ont pas de cœur.
Nous ne parlons, cela va sans dire, que des rois d'Assyrie.
L'histoire, cette vieille histoire-là, est bonne personne pour les princes.
Elle ferme les yeux quand une altesse lui dit : Histoire, ne regarde pas. Elle
a, imperturbablement, avec un front de fille publique, nié l'aifreux casque
brise-crâne à pointe intérieure destiné par l'archiduc d'Autriche à l'avoyer
GundoldingeUi aujourd'hui, cet engin est pendu à un clou dans l'hôtel de
ville de Lucerne. Tout le monde peut l'aller voirj l'histoire le nie encore.
Moréri appelle la Saint-Barthélémy un «désordre». Chaudon, autre bio-
graphe, caractérise ainsi l'auteur du mot à Louis XV cité plus haut : «une
dame de la cour, madame Du Barry». L'histoire accepte pour attaque d'apo-
plexie le matelas sous lequel Jean II d'Angleterre étouffe à Calais le duc de
Glocester. Pourquoi à l'Escurial, dans sa bière, la tête de l'infant don Carlos
est-elle séparée du tronc? Philippe II, le père, répond : C'est que, l'infant
étant mort de sa belle mort, le cercueil préparé ne s'est point trouvé assez
long, et l'on a dû couper la tête. L'histoire croit avec douceur à ce cercueil
trop petit. Mais que le père ait fait décapiter son fils, fi donc! 11 n'y a que
les démagogues pour dire de ces choses-là.
La naïveté de l'histoire glorifiant le fait, quel qu'il soit, et si impie qu'il
soit, n'éclate nulle part mieux que dans Cantemir et Karamsin, l'un l'his-
torien turc, l'autre l'historien russe. Le fait ottoman et le fait moscovite
offrent, lorsqu'on les confronte et qu'on les compare, l'identité tartare.
Moscou n'est pas moins sinistrement asiatique que Stamboul. Ivan est sur
L'HISTOIRE REELLE. 223
l'une comme Mustapha sur l'autre. La nuance est imperceptible entre ce
christianisme et ce mahométisme. Le pope est frère de l'uléma, le boyard
du pacha, le knout du cordon, et le mougik du muet. Il y a pour les
passants des rues peu de différence entre Sélim qui les perce de flèches et
Basile qui lâche sur eux des ours. Cantemir, homme du midi, ancien hos-
podar moldave, longtemps sujet turc, sent, quoique passé aux russes, qu'il
ne déplaît point au czar Pierre en déifiant le despotisme, et il prosterne ses
métaphores devant les sultansj ce plat ventre est oriental, et quelque peu
occidental aussi. Les sultans sont divins j leur cimeterre est sacré, leur poi-
gnard est sublime, leurs exterminations sont magnanimes, leurs parricides
sont bons. Ils se nomment cléments comme les furies se nomment eumé-
nides. Le sang qu'ils versent fume dans Cantemir avec une odeur d'encens ,
et le vaste assassinat qui est leur règne s'épanouit en gloire. Ils massacrent le
peuple dans l'intérêt public. Quand je ne sais plus quel padischah. Tigre IV
ou Tigre VI, fait étrangler l'un après l'autre ses dix-neuf petits frères courant
effarés autour de la chambre, l'historien né turc déclare que «c'était là
exécuter sagement la loi de l'empire». L'historien russe Karamsin n'est pas
moins tendre au tzar que Cantemir au sultan. Pourtant, disons-le, près de
Cantemir la ferveur de Karamsin est tiédeur. Ainsi Pierre, tuant son fils
Alexis, est glorifié pas Karamsin, mais du ton dont on excuse. Ce n'est
point l'acceptation pure et simple de Cantemir. Cantemir est mieux age-
nouillé. L'historien russe admire seulement, tandis que l'historien turc
adore. Nulle flamme dans Karamsin, point de verve, un enthousiasme
engourdi, des apothéoses grisâtres, une bonne volonté frappée de congé-
lation, des caresses qui ont l'onglée. C'est mal flatté. Evidemment le climat
y est pour quelque chose. Karamsin est un Cantemir qui a froid.
Ainsi est faite l'histoire jusqu'à ce jour dominante; eUe va de Bossuet à
Karamsin en passant par l'abbé Pluche. Cette histoire a pour principe
l'obéissance. A qui doit-on l'obéissance? Au succès. Les héros sont bien
traités, mais les rois sont préférés. Régner, c'est réussir chaque matin. Un
roi a le lendemain. Il est solvable. Un héros peut mal finir, cela s'est vu.
Alors ce n'est plus qu'un usurpateur. Devant cette histoire, le génie lui-
même, fût-il la plus haute expression de la force servie par l'intelligence,
est tenu au succès continu. S'il bronche, le ridicule; s'il tombe, l'insulte.
Après Marengo, vous êtes héros de l'Europe, homme providentiel, oint
du seigneurj après Austerlitz, Napoléon le Grandj après "Waterloo, ogre de
Corse. Le pape a oint un ogre.
Pourtant, impartial, et en considération des services rendus, Loriquet
vous fait marquis.
L'homme de nos jours qui a le mieux exécuté cette gamme surprenante
224 WILLIAM SHAKESPEARE.
de Héros de l'Europe à Ogre de Corse, c'est Fontanes, choisi pendant tant
d'années pour cultiver, développer et diriger le sens moral de la jeunesse.
La légitimité, le droit divin, la négation du suffrage universel, le trône
fief, les peuples majorât dérivent de cette histoire. Le bourreau en est.
Joseph de Maistre l'ajoute, divinement, au roi. En Angleterre, ce genre
d'histoire s'appelle l'histoire «loyale». L'aristocratie anglaise, qui a parfois
de ces bonnes idées-là, a imaginé de donner à une opinion politique le
nom d'une vertu. Jnlîrumentum regni. En Angleterre, être royaliste, c'est être
loyal. Un démocrate est déloyal. C'est une variété du malhonnête homme.
Cet homme croit au peuple, shame! Il voudrait le vote universel, c'est un
chartistej êtes-vous sûr de sa probité? Voici un républicain qui passe, prenez
garde à vos poches. Cela est ingénieux. Tout le monde a plus d'esprit que
Voltaire j l'aristocratie anglaise a plus d'esprit que Machiavel.
Le roi paye, le peuple ne paye point. Voilà à peu près tout le secret de
ce genre d'histoire. Elle a, elle aussi, son tarif d'indulgences.
Honneur et profit se partagenti l'honneur au maître, le profit à l'his-
torien. Procope est préfet, et, qui plus est, et par décret, illustre (cela ne
l'empêche pas de trahir )i Bossuet est évêque, Fleury est prieur prélat d'Ar-
genteuil, Karamsin est sénateur, Cantemir est prince. L'admirable, c'est
d'être payé successivement par Pour et par Contre, et, comme Fontanes,
d'être fait sénateur par l'idolâtrie et pair de France par le crachat sur l'idole.
Que se passe-t-il au Louvre ? que se passe-t-il au Vatican .? que se passe-t-il
au Sérail? que se passe-t-il au Buen Retiro? que se passe-t-il à Windsor?
que se passe-t-il à Schœnbrûnn? que se passe-t-il à Potsdam? que se passe-t-il
au Kremlin? que se passe-t-il à Oranienbaum? Pas d'autre question. Il n'y
a rien d'intéressant pour le genre humain hors de ces dix ou douze maisons,
dont l'histoire est la portière.
Rien n'est petit de la guerre, du guerrier, du prince, du trône, de la
cour. Qui n'est pas né doué de puérilité grave ne saurait être historien.
Une question d'étiquette, une chasse, un gala, un grand lever, un cor-
tège, le triomphe de Maximilien, la quantité de carrosses qu'avaient les
dames suivant le roi au camp devant Mons, la nécessité d'avoir des vices
conformes aux défauts de sa majesté, les horloges de Charles-Quint, les
serrures de Louis XVI, le bouillon refusé par Louis XV à son sacre, annonce
d'un bon roij et comme quoi le prince de Galles siège à la chambre des
lords, non en qualité de prince de Galles, mais en qualité de duc de Cor-
nouaillesj et comme quoi Auguste l'ivrogne a nommé sous-échanson de la
couronne le prince Lubomirsky, qui est staroste de Kasimirowj et comme
quoi Charles d'Espagne a donné le commandement de l'armée de Cata-
logne à Pimentel, parce que les Pimentel ont la grandesse de Bena vente
L'HISTOIRE RÉELLE. 225:
depuis 13085 et comme quoi Frédéric de Brandebourg a octroyé un fief
de quarante mille écus à un piqueur qui lui a fait tuer un beau cerfj et
comme quoi Louis Antoine, grand-maître de l'ordre tcutonique et
prince palatin, mourut à Liège du déplaisir de n'avoir pu s'en faire élire
évêquej et comme quoi la princesse Borghèse, douairière de la Miran-
dole et de maison papale, épousa le prince de CeUamare, fils du duc de
Giovenazzoj et comme quoi milord Seaton, qui est Montgomery, a suivi
Jacques II en France; et comme quoi l'empereur a ordonné au duc de
Mantoue, qui est feudataire de l'empire, de chasser de sa cour le marquis
Amoratij et comme quoi il y a toujours deux cardinaux Barberins vivantsj
etc., etc., tout cela est grosse afïiire. Un nez retroussé est historique. Deux
petits prés contigus à la vieille Marche et au duché de Zell, ayant quasi
brouillé l'Angleterre et la Prusse, sont mémorables. Et en efïet l'habileté
des gouvernants et l'apathie des obéissants ont arrangé et emmêlé les choses
de telle sorte que toutes ces formes du néant princier tiennent de la place
dans la destinée humaine, et que la paix et la guerre, la mise en marche
des armées et des flottes, le recul ou le progrès de la civilisation, dépendent
de la tasse de thé de la reine Anne ou du chasse-mouches du dey d'Alger.
L'histoire marche derrière ces niaiseries, les enregistrant.
Sachant tant de choses, il est tout simple qu'elle en ignore quelques-unes.
Si vous êtes curieux au point de lui demander comment s'appelait le mar-
chand anglais qui le premier en 1602 est entré en Chine par le nord, et
l'ouvrier verrier qui le premier en 1663 a établi en France une manufacture
de cristal, et le bourgeois qui a fait prévaloir aux états généraux de Tours
sous Charles VIII le fécond principe de la magistrature élective, adroi-
tement raturé depuis, et le pilote qui en 1405 a découvert les îles Canaries,
et le luthier byzantin qui, au huitième siècle, a inventé l'orgue et a donné
à la musique sa plus grande voix, et le maçon campanien qui a inventé
l'horloge en plaçant à Rome sur le temple de Quirinus le premier cadran
solaire, et le pontonnier romain qui a inventé le pavage des viUes par la
construction de la voie Appienne l'an 312 avant l'ère chrétienne, et le
charpentier égyptien qui a imaginé la queue d'aronde trouvée sous l'obé-
lisque de Louqsor et l'une des clefs de l'architecture, et le gardeur de
chèvres chaldéen qui a fondé l'astronomie par l'observation des signes du
zodiaque, point de départ d'Anaximène, et le calfat corinthien qui, neuf
ans avant la première olympiade, a calculé la puissance du triple levier, et
imaginé la trirème, et créé un remorqueur antérieur de deux mille six cents
ans au bateau à vapeur, et le laboureur macédonien qui a découvert la pre-
mière mine d'or dans le mont Pangée, l'histoire ne sait que vous dire. Ces
gens-là lui sont inconnus.
PHILOSOPHIE. — II. IJ
mriUlICUI ■ATIOXILB.
226 WILLIAM SHAKESPEARE.
Qu'est cela? un laboureur, un calfet, un chevrier, un charpentier, un
pontonnier, un maçon, un luthier, un matelot, un bourgeois, et un mar-
chand ? L'histoire ne s'encanaille pas.
Il y a à Nuremberg, près de l'Egidien Platz, dans une chambre au deu-
xième étage d'une maison qui fait face à l'église Saint-Gilles, sur un trépied
de fer, une petite boule de bois de vingt pouces de diamètre, revêtue d'un
vélin noirâtre bariolé de lignes autrefois rouges, jaunes et vertes. C'est un
globe où est ébauché un à peu près de la terre au quinzième siècle. Sur ce
globe est vaguement indiquée, au vingt-quatrième degré de latitude, sous
le signe de l'Écrevisse, une espèce d'île nommée A.ntilia, qui fixa un jour
l'attention de deux hommesj l'un, qui avait construit le globe et dessiné
Antilia, montra cette île à l'autre, posa le doigt dessus, et lui dit : C'est là.
L'homme qui regardait s'appelait Christophe Colomb, l'homme qui disait :
ceH là, se nommait Martin Behaim. Antilia, c'est l'Amérique. L'histoire
parle de Fernand Cortez qui a ravagé l'Amérique, mais non de Martin
Behaim qui l'a devinée.
Qu'un homme ait «taillé en pièces» les hommes, qu'il lésait «passés au
fil de l'épée», qu'il leur ait «fait mordre la poussière», horribles locutions
devenues hideusement banales, cherchez dans l'histoire le nom de cet
homme, quel qu'il soit, vous l'y trouverez. Cherchez-y le nom de l'homme
qui a inventé la boussole, vous ne l'y trouverez pas.
En 1747, en plein dix-huitième siècle, sous le regard même des philo-
sophes, les batailles de Raucoux et de Lawfeld, le siège du Sas-de-Gand et
la prise de Bcrg-op-Zoom éclipsent et effacent cette découverte sublime qui
aujourd'hui est en train de modifier le monde, l'électricité.
Voltaire lui-même, aux environs de cette année-là, célèbre éperdument
on ne sait quel exploit de Trajan (lisez Louis XV).
Une certaine bêtise publique se dégage de cette histoire. Cette histoire
est superposée presque partout à l'éducation. Si vous en doutez, voyez,
entre autres, les publications de la librairie Périsse frères, destinées par leur
rédaction, dit une parenthèse, aux écoles primaires.
Un prince qui se donne un nom d'animal, cela nous fait rire. Nous
raillons l'empereur de la Chine qui se fait appeler sa majdU le dragon, et
nous disons avec calme monseigneur le dauphin.
Domesticité. L'historien n'est plus que le maître des cérémonies des
siècles. Dans la cour modèle de Louis le Grand, il y a les quatre historiens
comme il y a les quatre violons de la chambre. Lulli mène les uns, Boileau
les autres.
Dans ce vieux mode d'histoire, le seul autorisé jusqu'en 1789, et classique
dans toute l'acception du mot, les meilleurs narrateurs, même les honnêtes.
L'HISTOIRE RÉELLE. 227
il y en a peu, même ceux qui se croient libres, restent machinalement en
discipline, remmaillent la tradition à la tradition, subissent l'habitude prise,
reçoivent le mot d'ordre dans l'antichambre, acceptent, pêle-mêle avec la
foule, la divinité bête des grossiers personnages du premier plan, rois,
«potentats», «pontifes», soldats, achèvent, tout en se croyant historiens,
d'user les livrées des historiographes, et sont laquais sans le savoir.
Cette histoire-là, on l'enseigne, on l'impose, on la commande et on la
recommande, toutes les jeunes intelligences en sont plus ou moins infil-
trées j la marque leur en reste, leur pensée en souffre et ne s'en relève que
difficilement, on la fait apprendre par cœur aux écoliers, et moi qui parle,
enfant, j'ai été sa victime.
Dans cette histoire il y a tout, excepté l'histoire. Etalages de princes, de
«monarques», et de capitaines5 du peuple, des lois, des mœurs, peu de
choses <ies lettres, des arts, des sciences, de la philosophie, du mouvement
de la pensée universelle, en un mot, de l'homme, rien. La civilisation date
par règnes et non par progrès. Un roi quelconque est une étape. Les vrais
relais, les relais des grands hommes, ne sont nulle part indiqués. On explique
comment François II succède à Henri II, Charles IX à François II et
Henri III à Charles IX; mais personne n'enseigne comment Watt succède
à Papin et Fulton à Watt 5 derrière le lourd décor des hérédités royales, la
mystérieuse dynastie des génies est à peine entrevue. Le lampion qui fume
sur la façade opaque des avènements royaux cache la réverbération sidérale
que jettent sur les siècles les créateurs de civilisation. Pas un historien de
cette série ne montre du doigt la divine filiation des prodiges humains,
cette logique appliquée de la Providence j pas un ne fait voir comment le
progrès engendre le progrès. Que Philippe IV vienne après Philippe III et
Charles II après Philippe IV, ce serait une honte de l'ignorerj que Descartes
continue Bacon et que Kant continue Descartes, que Las Casas continue
Colomb, que Washington continue Las Casas, et que John Brown con-
tinue et rectifie Washington, que Jean Huss continue Pelage, que Luther
continue Jean Huss, et que Voltaire continue Luther, c'est presque un
scandale de le savoir.
IV
H est temps que cela change.
Il est temps que les hommes de l'action prennent leur place derrière et
les hommes de l'idée devant. Le sommet, c'est la tête. Où est la pensée, li
est la puissance. Il est temps que les génies passent devant les héros. Il est
228 WILLIAM SHAKESPEARE.
temps de rendre à César ce qui est à César et au livre ce qui est au livre.
Tel poëme, tel drame, tel roman, fait plus de besogne que toutes les cours
d'Europe réunies. Il est temps que l'histoire se proportionne à la réalité,
qu'elle donne à chaque influence sa mesure constatée, et qu'elle cesse de
mettre aux époques faites à l'image des poètes et des philosophes des
masques de rois. À qui est ie dix-huitième siècle ? À Louis XV, ou à
Voltaire ? Confrontez Versailles à Ferney, et voyez duquel de ces deux
points la civilisation découle.
Un siècle est une formule j une époque est une pensée exprimée. Après
quoi, la civilisation passe à une autre. La civilisation a des phrases. Ces
phrases sont les siècles. Elle ne dit pas ici ce qu'elle dit là. Mais ces phrases
mystérieuses s'enchaînent $ la logique — le logos — est dedans, et leur
série constitue le progrès. Toutes ces phrases, expression d'une idée unique,
l'idée divine, écrivent lentement le mot Fraternité.
Toute clarté est quelque part condensée en une flamme j de même toute
époque est condensée en un homme. L'homme expiré, l'époque est close.
Dieu tourne la page. Dante mort, c'est le point mis à la fin du treizième
siècle} Jean Huss peut venir. Shakespeare mort, c'est le point mis à la fin du
seizième siècle. Après ce poëte, qui contient et résume toute la philosophie,
les philosophes, Pascal, Descartes, Molière, Le Sage, Montesquieu, Rous-
seau, Diderot, Beaumarchais, peuvent venir. Voltaire mort, c'est le point
mis à la fin du dix-huitième siècle. La Révolution française, liquidation de
la première forme sociale du christianisme, peut venir.
Ces diverses périodes, que nous nommons époques, ont toute leur domi-
nante. Quelle est cette dominante ? Est-ce une tête qui porte une cou-
ronne.»* Est-ce une tête qui porte une pensée? Est-ce une aristocratie.'*
Est-ce une idée ? Rendez-vous-en compte. Voyez où est la puissance. Pesez
François I" au poids de Gargantua. Mettez toute la chevalerie en équilibre
avec Don ^^uichotte.
Chacun à sa place donc. Volte-face, et voyons maintenant les vrais siècles.
Au premier rang, les esprits j au deuxième, au troisième, au vingtième, les
soldats et les princes. Dans l'ombre le guerroyeur, et reprise de possession
du piédestal par le penseur. Otez de là Alexandre et mettez-y Aristote.
Chose étrange que jusqu'à ce jour l'humanité ait eu une manière de lire
l'Iliade qui eifaçait Homère sous Achille !
Je le répète, il est temps que cela change. Du reste, le branle est donné.
Déjà de nobles esprits sont à l'œuvre j l'histoire future approche} quelques
magnifiques remaniements partiels en sont comme le spécimen} une refonte
générale est imminente. Jid mum populi. L'histoire vraie se fera. Elle est
commencée.
L'HISTOIRE REELLE. 229
On refrappera les effigies. Ce qui était le revers deviendra la médaille,
et ce qui était la médaille deviendra le revers. Urbain VIII sera l'envers de
Galilée.
Le vrai profil du genre humain reparaîtra sur les différentes épreuves de
civilisation qu'offre la série des siècles.
L'effigie historique , ce ne sera plus l'homme roi, ce sera l'homme peuple.
Sans doute, et l'on ne nous reprochera point de n'y pas insister, l'his-
toire réelle et véridique, en indiquant les sources de civilisation là où elles
sont, ne méconnaîtra pas la quantité appréciable d'utilité des porte-sceptres
et des porte-glaives à un moment donné et en présence d'un état spécial de
l'humanité. De certaines prises de corps à corps exigent de la ressemblance
entre les deux combattants j à la sauvagerie il faut quelquefois la barbarie.
Les cas de progrès violent existent. César est bon en Cimmérie, et Alexandre
en Asie. Mais à Alexandre et à César, le second rang suffit.
L'histoire véridique, l'histoire vraie, l'histoire définitive, désormais
chargée de l'éducation du royal enfant qui est le peuple, rejettera toute
fiction, manquera de complaisance, classera logiquement les phénomènes,
démêlera les causes profondes , étudiera philosophiquement et scientifi-
quement les commotions successives de l'humanité, et tiendra moins
compte des grands coups de sabre que des grands coups d'idée. Les faits
de lumière passeront les premiers. Pythagore sera un plus grand événement
que Sésostris. Nous venons de le dire, les héros, hommes crépusculaires,
sont relativement lumineux dans les ténèbres $ mais qu'est-ce qu'un con-
quérant près d'un sage.f* Qu'est l'invasion des royaumes comparée à l'ou-
verture des intelligences.? Les gagneurs d'esprits effacent les gagneurs de
provinces. Celui par qui l'on pense, voilà le vrai conquérant. Dans l'his-
toire future, l'esclave Ésope et l'esclave Plante auront le pas sur les rois, et
tel vagabond pèsera plus que tel victorieux, et tel comédien pèsera plus que
tel empereur. Sans doute, pour rendre ce que nous disons ici sensible par les
feits, il est utile qu'un homme puissant ait marqué le temps d'arrêt entre
l'écroulement du monde latin et l'éclosion du monde gothique j il est utile
qu'un autre homme puissant, venant après le premier, comme l'habileté
après l'audace, ait ébauché sous forme de monarchie catholique le futur
groupe universel des nations, et les salutaires empiétements de l'Europe sur
l'Afrique, l'Asie et l'Amérique} mais il est plus utile encore d'avoir fait la
Divine Comédie et Hamiet) aucune mauvaise action n'est mêlée à ces chefs-
d'œuvre j il n'y a point là, à porter à la charge du civilisateur, un passif de
peuples écrasés, et, étant donnée, comme résultante, l'augmentation de
l'esprit humain, Dante importe plus que Charlemagne, et Shakespeare
importe plus que Charles-Quint.
230 WILLIAM SHAKESPEARE.
Dans l'histoire, telle qu'elle se fera sur le patron du vrai absolu, cette
intelligence quelconque, cet être inconscient et vulgaire, le Non pluribm
impar, le sultan-soleil de Marly, n'est plus que le préparateur presque ma-
chinal de l'abri dont a besoin le penseur déguisé en histrion et du milieu
d'idées et d'hommes qu'il faut à la philosophie d'Alceste, et Louis XIV fait
le lit de Molière.
Ces renversements de rôle mettront dans leur jour vrai les personnages}
l'optique historique, renouvelée, rajustera l'ensemble de la civilisation,
chaos encore aujourd'hui j la perspective, cette justice faite par la géométrie ,
s'emparera du passé, faisant avancer tel plan, faisant reculer tel autre;
chacun reprendra sa stature réelle j les coiffures de tiares et de couronnes
n'ajouteront aux nains qu'un ridicule j les agenouillements stupides s'éva-
nouiront. De ces redressements jaillira le droit.
Ce grand juge, nous autres, Nous Tous, ayant désormais pour mètre la
notion claire de ce qui est absolu et de ce qui est relatif, les défalcations et
les restitutions se feront d'elles-mêmes. Le sens moral inné en l'homme
saura où se prendre. Il ne sera plus réduit à se faire des questions de ce
genre : Pourquoi, à la même minute, vénère-t-on dans Louis XV, en bloc
avec le reste de la royauté, l'acte pour lequel on brûle Deschauffours en
place de Grève ? La qualité de roi ne sera plus un faux poids moral. Les
faits bien posés poseront bien la conscience. Une bonne lumière viendra,
douce au genre humain, sereine, équitable. Nulle interposition de nuages
désormais entre la vérité et le cerveau de l'homme. Ascension définitive du
bien, du juste et du beau au zénith de la civilisation.
Rien ne peut se soustraire à la loi simplifiante. Par la seule force des
choses, le côté matière des faits et des hommes se désagrège et disparaît.
Il n'y a pas de solidité ténébreuse. Quelle que soit la masse, quel que soit
le bloc, toute combinaison de cendre, et la matière n'est pas autre chose,
fait retour à la cendre. L'idée du grain de poussière est dans le mot granit.
Pulvérisations inévitables. Tous ces granits, oligarchie, aristocratie, théo-
cratie, sont promis à la dispersion des quatre vents. L'idéal seul est incorrup-
tible.
Rien ne reste que l'esprit.
Dans cette crue indéfinie de clarté qu'on nomme la civilisation, des
phénomènes de réduction et de mise au point s'accomplissent. L'impérieux
matin pénètre partout, entre en maître et se fait obéir. La lumière opère j
sous ce grand regard, la postérité, devant cette clarté, le dix-neuvième siècle,
les simplifications se font, les excroissances tombent, les gloires s'exfolient,
les noms se départagent. Voulez-vous un exemple, prenez Moïse. Il y a dans
Moïse trois gloires, le capitaine, le législateur, le poëte. De ces trois hommes
L'HISTOIRE REELLE. 231
que contient Moïse, où est aujourd'hui le capitaine? dans l'ombre, avec les
brigands et les massacreurs. Où est le législateur.'* au rebut des religions
mortes. Où est le poëte ? à côté d'Eschyle.
Le jour a sur les choses de la nuit une puissance rongeante irrésistible.
De là un nouveau ciel historique au-dessus de nos têtes. De là une nouvelle
philosophie des causes et des résultats. De là un nouvel aspect des faits.
Cependant quelques esprits, dont l'inquiétude honnête et sévère nous plaît
d'ailleurs, se récrient : — Vous avez dit /es génies sont une dynastie', nous ne
voulons pas plus de ceUe-là que d'une autre. — C'est se méprendre, et
s'effrayer du mot là où la chose est rassurante. La même loi qui veut que le
genre humain n'ait pas de propriétaires, veut qu'il ait des guides. Etre
éclairé, c'est tout le contraire d'être asservi. Les rois possèdent, les génies
conduisent j là est la différence. Entre }iomo sum et ï^tat c'eBmoi, il y a toute
la distance de la fraternité à la tyrannie. La marche en avant veut un doigt
indicateur} s'insurger contre le pilote n'avance guère l'équipage j nous ne
voyons point ce qu'on gagnerait à jeter Christophe Colomb à la mer. Le
mot Var ici n'a jamais humilié celui qui cherche sa route. J'accepte dans la
nuit l'autorité des flambeaux. Dynastie peu encombrante d'ailleurs que celle
des génies, qui a pour royaume l'exil de Dante, pour palais le cachot de
Cervantes, pour liste civile la besace d'Isaïe, pour trône le fumier de Job et
pour sceptre le bâton d'Homère.
Reprenons.
V
L'humanité, non plus possédée, mais guidée } tel est le nouvel aspect des
faits.
Ce nouvel aspect des faits, l'histoire désormais est tenue de le reproduire.
Changer le passé, cela est étrange i c'est ce que l'histoire va faire. En men-
tant.? non, en disant vrai. L'histoire n'était qu'un tableau } elle va devenir
un miroir.
Ce reflet nouveau du passé modifiera l'avenir.
L'ancien roi de Westphalie, qui était un homme d'esprit, regardait un
jour sur la table de quelqu'un que nous connaissons une écritoire. L'écrivain
chez lequel était en ce moment Jérôme Bonaparte, avait rapporté d'une
promenade aux Alpes, faite quelques années auparavant en compagnie de
Charles Nodier, un morceau de serpentine stéatiteuse sculpté et creusé en
encrier acheté aux chasseurs de chamois de la Mer de Glace. C'est ce que
regardait Jérôme Bonaparte. — Qu'est ceci ^ demanda-t-il. — C'est mon
232 WILLIAM SHAKESPEARE.
encrier, dit récrivain. Et il ajouta : C'est de la stéatite. Admirez la nature
qui d'un peu de boue et d'oxyde fait cette charmante pierre verte. —
J'admire bien plus les hommes, répondit Jérôme Bonaparte, qui font de
cette pierre une écritoire.
Cela n'était pas mal dit pour un frère de Napoléon, et il faut lui en
savoir gré, l'écritoire devant détruire l'épée.
La diminution des hommes de guerre, de force et de proie, le grandis-
sement indéfini et superbe des hommes de pensée et de paixj la rentrée en
scène des vrais colosses : c'est là un des plus grands faits de notre grande
époque.
Il n'y a pas de plus pathétique et de plus sublime spectacle j l'humanité
délivrée d'en haut, les puissants mis en faite par les songeurs, le prophète
anéantissant le héros, le balayage de la force par l'idée, le ciel nettoyé, une
expulsion majestueuse.
Regardez, levez les yeux, l'épopée suprême s'accomplit. La légion des
lumières chasse la horde des flammes.
Départ des maîtres j les libérateurs arrivent.
Les traqueurs de peuples, les traîneurs d'armées, Nemrod, Sennachérib,
Cyrus, Rhamsès, Xercès, Cambyse, Attila, Gengis-Khan, Tamerlan,
Alexandre, César, Bonaparte, tous ces immenses hommes farouches s'ef-
facent.
Ils s'éteignent lentement, les voilà qui touchent l'horizon, ils sont mysté-
rieusement attirés par l'obscurité j ils ont des similitudes avec les ténèbres j
de là leur descente fatale j leur ressemblance avec les autres phénomènes de
la nuit les ramène à cette unité terrible de l'immensité aveugle, sub-
mersion de toute lumière. L'oubli, ombre de l'ombre, les attend.
Ils sont précipités, mais ils restent formidables. N'insultons pas ce qui a
été grand. Les huées seraient malséantes devant l'ensevelissement des héros.
Le penseur doit rester grave en face de cette prise de suaires. La vieille gloire
abdique J les forts se couchent j clémence à ces mystérieux vaincus! paix à
ces belliqueux éteints ! L'évanouissement sépulcral s'interpose entre ces lueurs
et nous. Ce n'est pas sans une sorte de terreur religieuse qu'on voit des
astres devenir spectres.
Pendant que, du côté de l'engloutissement, de plus en plus penchante au
gouffre, la flamboyante pléiade des hommes de force descend, avec le
blêmissement sinistre de la disparition prochaine, à l'autre extrémité de
l'espace, là où le dernier nuage vient de se dissoudre, dans le profond ciel
de l'avenir, azur désormais, se lève éblouissant le groupe sacré des vraies
étoiles, Orphée, Hermès, Job, Homère, Eschyle, Isaïe, Ézéchiel, Hippo-
crate, Phidias, Socrate, Sophocle, Platon, Aristote, Archimède, Euclide,
L'HISTOIRE RÉELLE. 233
Pythagore, Lucrèce, Plaute, Juvénal, Tacite, saint-Paul, Jean de Pathmos,
TertuUien, Pelage, Dante, Gutenberg, Jeanne d'Arc, Christophe Colomb,
Luther, Michel- Ange, Copernic, Galilée, Rabelais, Calderon, Cervantes,
Shakespeare, Rembrandt, Kepler, Milton, Molière, Newton, Descartes,
Kant, Piranèse, Beccaria, Diderot, Voltaire, Beethoven, Fulton, Montgol-
fier, Washington 3 et la prodigieuse constellation, à chaque instant plus lumi-
neuse, éclatante comme une gloire de diamants célestes, resplendit dans le
clair de l'horizon, et monte, mêlée à cette puissante aurore, Jésus-Christ.
I
PRÉFACE
POUR
LA NOUVELLE TRADUCTION DE SHAKESPEARE
PAR FRANÇOIS-VICTOR HUGO
I
Une traduction est presque toujours regardée tout d'abord par le peuple
à qui on la donne comme une violence qu'on lui fait. Le goût bourgeois
résiste à l'esprit universel.
Traduire un poëte étranger, c'est accroître la poésie nationale} cet
accroissement déplaît à ceux auxquels il profite. C'est du moins le commen-
cement. Le premier mouvement est la révolte. Une langue dans laquelle
on transvase de la sorte un autre idiome fait ce qu'elle peut pour refuser.
Elle en sera fortifiée plus tard, en attendant elle s'indigne. Cette saveur
nouvelle lui répugne. Ces locutions insolites, ces tours inattendus, cette
irruption sauvage de figures inconnues, tout cela, c'est de l'invasion. Que
va devenir sa littérature à elle ? Quelle idée a-t-on de venir lui mêler dans
le sang cette substance des autres peuples .f* C'est de la poésie en excès. Il y
a là abus d'images, profusion de métaphores, violation des frontières, intro-
duction forcée du goût cosmopolite dans le goût local. Est-ce grec.'* c'est
grossier. Est-ce anglais.? c'est barbare. Apreté ici, âcreté là. Et, si intelli-
gente que soit la nation qu'on veut enrichir, elle s'indigne. Elle hait cette
nourriture. Elle boit de force, avec colère. Jupiter enfant recrachait le lait
de la chèvre divine.
Ceci a été vrai en France pour Homère, et encore plus vrai pour Sha-
kespeare.
Au dix-septième siècle , à propos de Madame Dacier, on posa la question :
Faut-il traduire Homère .f* L'abbé Terrasson, tout net, répondit non. La
Mothe fit mieux j il refit ïîliade. Ce La Mothe était un homme d'esprit qui
était idiot. De nos jours, nous avons eu en ce genre M. Beyle, dit Stendhal,
qui écrivait : Je préfère à Homère les mémoires du maréchal Gouvion Saint-Cyr.
— Faut-il traduire Homère.? — fijt la question littéraire du dix-septième
siècle. La question littéraire du dix-huitième siècle fut celle-ci : — Faut-il
traduire Shakespeare?
II
« Il faut que je vous dise combien je suis fâché contre un nommé Le
Tourneur, qu'on dit secrétaire de la Librairie, et qui ne me paraît pas le
secrétaire du bon goût. Auriez-vous lu les deux volumes de ce misérable .?
238 PRÉFACE
Il sacrifie tous les Français sans exception à son idole (Shakespeare), comme
on sacrifiait autrefois des cochons à Cérès j il ne daigne pas même nommer
Corneille et Racine. Ces deux grands hommes sont seulement enveloppés
dans la proscription générale, sans que leurs noms soient prononcés. Il y a
déjà deux tomes imprimés de ce Shake^ear, qu'on prendrait pour des pièces
de la foire, faites il y a deux cents ans. Il y aura encore cinq volumes.
Avez-vous une haine assez vigoureuse contre cet impudent imbécile ? Souf-
frirez-vous l'affront qu'il fait à la France ? Il n'y a point en France assez de
camouflets, assez de bonnets d'âne, assez de piloris pour un pareil faquin.
Le sang pétille dans mes vieilles veines en vous parlant de lui. Ce qu'il y a
d'affreux, c'est que le monstre a un parti en France 5 et pour comble de
calamité et d'horreur, c'est moi qui autrefois parlai le premier de ce Shake-
^earj c'est moi qui le premier montrai aux Français quelques perles que
j'avais trouvées dans son énorme fumier. Je ne m'attendais pas que je servi-
rais un jour à fouler aux pieds les couronnes de Racine et de Corneille
pour en orner le front d'un histrion barbare. »
À qui est adressée cette lettre ? À La Harpe. Par qui ? par Voltaire. On
le voit, il faut de la bravoure pour être Le Tourneur.
Ah! vous traduisez Shakespeare? Eh bien, vous êtes un faquin j mieux
que cela, vous êtes un impudent imbécile} mieux encore, vous êtes un
misérable. Vous faites un affront à la France. Vous méritez toutes les formes
de l'opprobre public, depuis le bonnet d'âne comme les cancres jusqu'au
pilori, comme les voleurs. Vous êtes peut-être un «monstre». Je dis peut-
être , car dans la lettre de Voltaire monBre est amphibologique j la syntaxe
l'adjuge à Le Tourneur, mais la haine le donne à Shakespeare.
Ce digne Le Tourneur, couronné à Montauban et à Besançon, lauréat
académique de province, uniquement occupé d'émousser Shakespeare, de
lui ôter les reliefs et les angles, et de le faire passer, c'est-à-dire de le rendre
passable, ce bonhomme, travailleur consciencieux, ayant pour tout horizon
les quatre murs de son cabinet, doux comme une fille, incapable de fiel et
de représailles, poli, timide, honnête, parlant bas, vécut toute sa vie sous
cette épithète, misérable, que lui avait jetée l'éclatante voix de Voltaire, et
mourut à cinquante-deux ans, étonné.
III
Le Tourneur, chose curieuse à dire, n'était pas moins bafoué par les
anglais que par les français. Nous ne savons plus quel lord, faisant autorité,
disait de Le Tourneur : Pour traduire un fou, il faut être un sot. Dans le livre
POUR LA TRADUCTION DE SHAKESPEARE. 239
intitulé William ShaJ^Speare, on peut lire, réunis et groupés, tous ces étranges
textes anglais qui ont insulté Shakespeare pendant deux siècles. Au verdict
des gens de lettres, ajoutez le verdict des princes. George I", sous le règne
duquel, vers 1726, Shakespeare parut poindre un peu, n'en voulut jamais
écouter un vers. Ce George était «un homme grave et sage» (Millot), qui
aima une jolie femme jusqu'à la faire grand-écuyer. George IL pensa comme
George P^ Il s'écriait : — Je ne pourrais pas lire Shakespeare. Et il ajoutait,
c'est Hume qui le raconte : — C'était un garçon si ampoulé ! — (He was
such a bomboH felloiv !) L'abbé Millot, historien qui prêchait Tavent à Ver-
sailles et le carême à Lunéville, et que Querlon préfère à Hénault, raconte
l'influence de Pope sur George II au sujet de Shakespeare. Pope s'indignait
de l'orteil de Shaf^^eare^ et comparait Shakespeare à un mulet qui ne porte rien
et qui écoute le bruit de ses grelots. Le dédain littéraire justifiait le dédain royal.
George III continua la tradition. George III qui commença de bonne heure,
à ce qu'il paraît, l'état d'esprit par lequel il devait finir, jugeait Shakespeare
et disait à Miss Burney : — Quoi ! n'est-ce pas là un triste galimatias ? quoi !
quoi ! — ( What ! is there not sad Hujf^ ivhat ! what !)
On dira : ce ne sont là que des opinions de roi. Qu'on ne s'y trompe
point, la mode en Angleterre suit le roi. L'opinion de la majesté royale en
matière de goût est grave de l'autre côté du détroit. Le roi d'Angleterre est
le leader suprême des salons de Londres. Témoin le poëte lauréat, presque tou-
jours accepté par le public. Le roi ne gouverne pas, mais il règne. Le livre
qu'il lit et la cravate qu'il met, font loi. Il plaît à un roi de rejeter le génie,
l'Angleterre méconnaît Shakespeare i il plaît à un roi d'admirer la niaiserie,
l'Angleterre adore Brummel.
Disons-le, la France de 18 14 tombait plus bas encore quand elle permet-
tait aux Bourbons de jeter Voltaire à la voirie.
IV
Le danger de traduire Shakespeare a disparu aujourd'hui.
On n'est plus un ennemi public pour cela.
Mais si le danger n'existe plus, la difficulté reste.
Le Tourneur n'a pas traduit Shakespeare j il l'a, candidement, sans le vou-
loir, obéissant à son insu au goût hostile de son époque, parodié.
Traduire Shakespeare, le traduire réellement, le traduire avec confiance,
le traduire en s'abandonnant à lui, le traduire avec la simplicité honnête et
fière de l'enthousiasme, ne rien éluder, ne rien omettre, ne rien amortir, ne
rien cacher, ne pas lui mettre de voile là où il est nu, ne pas lui mettre de
240 PREFACE
masque là où il est sincère, ne pas lui prendre sa peau pour mentir dessous,
le traduire sans recourir à la périphrase, cette restriction mentale, le traduire
sans complaisance puriste pour la France ou puritaine pour l'Angleterre, dire
la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, le traduire comme on témoigne,
ne point le trahir, l'introduire à Paris de plain-pied, ne pas prendre de pré-
cautions insolentes pour ce génie, proposer à la moyenne des intelligences,
qui a la prétention de s'appeler le goût, l'acceptation de ce géant, le voilà!
en voulez-vous? ne pas crier gare, ne pas être honteux du grand homme,
l'avouer, l'afficher, le proclamer, le promulguer, être sa chair et ses os,
prendre son empreinte, mouler sa forme, penser sa pensée, parler sa parole,
répercuter Shakespeare de l'anglais en français, quelle entreprise !
Shakespeare est un des poètes qui se défendent le plus contre le traducteur.
La vieille violence faite à Protée symbolise l'effort des traducteurs. Saisir
le génie, rude besogne. Shakespeare résiste, il faut l'étreindrej Shakespeare
échappe, il faut le poursuivre.
Il échappe par l'idée, il échappe par l'expression. Rappelez-vous le unsex,
cette lugubre déclaration de neutralité d'un monstre entre le bien et le mal,
cet écriteau posé sur une conscience eunuque. Quelle intrépidité il faut pour
reproduire nettement en français certaines beautés insolentes de ce poëte,
par exemple le huttocJ^ of the night, où l'on entrevoit les parties honteuses de
l'ombre. D'autres expressions semblent sans équivalents possibles j 2\mi green
girl. Fille verte n'a aucun sens en français. On pourrait dire de certains mots
qu'ils sont imprenables. Shakespeare a un sunt lacrymœ rerum. Dans le we hâve
kisseà away J^ngdoms and provinces, aussi bien que dans le profond soupir de
Virgile, l'indicible est dit. Cette gigantesque dépense d'avenir faite dans un
lit, ces provinces s'en allant en baisers, ces royaumes possibles s'évanouissant
sur les bouches jointes d'Antoine et de Cléopâtre, ces empires dissous en
caresses et ajoutant inexprimablement leur grandeur à la volupté, néant
comme eux, toutes ces sublimités sont dans ce mot /^sed aivay kingdoms.
Shakespeare échappe au traducteur par le style 5 il échappe aussi par la
langue. L'anglais se dérobe le plus qu'il peut au français. Les deux idiomes
sont composés en sens inverse. Leur pôle n'est pas le même j l'anglais est
saxon, le français est latin. L'anglais actuel est presque de l'allemand du
quinzième siècle, à l'orthographe près. L'antipathie immémoriale des deux
idiomes a été telle, qu'en 1095 les normands déposèrent Wolstan, évêque de
Worcester, pour le seul crime d'être une vieille brute d' anglais ne sachant pas
POUR LA TRADUCTION DE SHAKESPEARE. 241
parler français. En revanche on a parlé danois à Bayeux. Duponceau estime
qu'il y a dans l'anglais trois racines saxonnes sur quatre. Presque tous les
verbes, toutes les particules, les mots qui font la charpente de la langue,
sont du nord. La langue anglaise a en elle une si dangereuse force isolante
que l'Angleterre, instinctivement, et pour faciliter ses communications avec
l'Europe, a pris ses termes de guerre aux français, ses termes de navigation
aux hollandais, et ses termes de musique aux italiens. Charles Durer écrivait
en 1613, à propos de la langue anglaise ; «Peu d'étrangers veulent se pener
de l'apprendre. » À l'heure qu'il est, elle est encore saxonne à ce point que
l'usage n'a frappé de désuétude qu'à peine un septième des mots de VOrosius
du roi Alfred. De là une perpétuelle lutte sourde entre l'anglais et le fran-
çais quand on les met en contact. Rien n'est plus laborieux que de faire
coïncider les deux idiomes. Ils semblent destinés à exprimer des choses^
opposées. L'un est septentrional, l'autre est méridional. L'un confine aux
lieux cimmériens, aux bruyères, aux steppes, aux neiges, aux solitudes
froides, aux espaces nocturnes, pleins de silhouettes indéterminées, aux
régions blêmes j l'autre confine aux régions claires. Il y a plus de lune dans
celui-ci, et plus de soleil dans celui-là. Sud contre Nord, jour contre nuit,
rayon contre spleen. Un nuage flotte toujours dans la phrase anglaise. Ce
nuage est une beauté. Il est partout dans Shakespeare. Il faut que la clarté
française pénètre ce nuage sans le dissoudre. Quelquefois la traduction doit
se dilater. Un certain vague ajoute du trouble à la mélancolie et caractérise
le nord. Hamlet, en particulier, a pour air respirable ce vague. Le lui ôter
le tuerait. Une profonde brume diffuse l'enveloppe. Fixer Hamlet, c'est le
supprimer. Il importe que la traduction n'ait pas plus de densité que l'ori-
ginal. Shakespeare ne veut pas être traduit comme Tacite.
Shakespeare résiste par le style j Shakespeare résiste par la langue. Est-ce
là tout.f* non. Il résiste par le sens métaphysique j il résiste par le sens histo-
rique j il résiste par le sens légendaire. Il a beaucoup d'ignorance, ceci est
convenu i mais, ce qui est moins connu, il a beaucoup de science. Parfois
tel détail qui surprend, où l'on croit voir sa grossièreté, atteste précisément
sa particularité et sa finesse j très souvent ce que les critiques négateurs
dénoncent dans Shakespeare comme l'invention ridicule d'un esprit sans
culture et sans lettres, prouve, tout au contraire, sa bonne information. Il
est aussi sagace et singulier dans l'histoire. Il est on ne peut mieux renseigné
dans la tradition et dans le conte. Quant à sa philosophie, elle est étrange j
elle tient de Montaigne par le doute, et d'Ézéchiel par la vision.
PHILOSOPHIE. — II. 16
■ HmillElUS !llTIO:tALZ.
242 PRÉFACE
VI
Il y a des problèmes dans la Bible j il y en a dans Homère j on connaît
ceux de Dante, il existe en Italie des chaires publiques d'interprétation de la
Divine comédie. Les obscurités propres à Shakespeare, aux divers points de
vue que nous venons d'indiquer, ne sont pas moins abstruses. Comme la
question biblique, comme la question homérique, comme la question dan-
tesque, la question shakespearienne existe.
^ L'étude de cette question est préalable à la traduction. 11 faut d'abord se
mettre au fait de Shakespeare.
Pour pénétrer la question shakespearienne et, dans la mesure du possible,
la résoudre, toute une bibliothèque spéciale est nécessaire. Historiens à
consulter, depuis Hérodote jusqu'à Hume, poètes, depuis Chaucer jusqu'à
Coleridge, critiques, éditeurs, commentateurs, nouvelles, romans, chro-
niques, drames, comédies, ouvrages en toutes langues, documents de toutes
sortes, pièces justificatives de ce génie. On l'a fort accusé; il importe d'exa-
miner son dossier. Au British Muséum, un compartiment est exclusivement
réservé aux ouvrages qui ont un rapport quelconque avec Shakespeare. Ces
ouvrages veulent être, les uns vérifiés, les autres approfondis. Labeur âpre
et sérieux, et plein de complications. Sans compter les registres du Stationer's
HaU, sans compter les registres du chef de troupe Henslowe, sans compter
les registres de Stratford, sans compter les archives de Bridgewater House,
sans compter le Journal de Symon Forman. Il n'est pas inutile de confronter
les dires de tous ceux qui ont essayé d'analyser Shakespeare, à commencer
par Addison dans le SpeBateur, et à finir par Jaucourt dans l'Encyclopédie. Sha-
kespeare a été, en France, en Allemagne, en Angleterre, très souvent jugé,
très souvent condamné, très souvent exécuté j il faut savoir par qui et
comment. Où il s'inspire, ne le cherchez pas, c'est en lui-même j mais où
il puise, tâchez de le découvrir. Le vrai traducteur doit faire effort pour
lire tout ce que Shakespeare a lu. Il y a là pour le songeur des sources, et
pour le piocheur des trouvailles. Les lectures de Shakespeare étaient variées
et profondes. Cet inspiré était un étudiant. Faites donc ses études si vous
voulez le connaître. Avoir lu Belleforest ne suffit pas, il faut lire Plutarqucj
avoir lu Montaigne ne suffit pas, il faut lire Saxo Grammaticusj avoir lu
Érasme ne suffit pas, il faut lire Agrippa j avoir lu Froissard ne suffit pas, il
faut lire Plautej avoir lu Boccace ne suffit pas, il faut lire saint- Augustin. Il
POUR LA TRADUCTION DE SHAKESPEARE. 243
faut lire tous les cancioneros et tous les fabliaux, Huon de Bordeaux, la
belle Jehanne, le comte de Poitiers, le miracle de Notre-Dame, la légende
du Renard, le roman de la Violette, la romance du Vieux-Manteau. Il faut
lire Robert Wace, il faut lire Thomas le Rimeur. Il faut lire Boëce, Lene-
ham, Spenser, Marlowe, Geoffroy de Monmouth, Gilbert de Montreuil,
Holinshed, Amyot, Giraldi Cinthio, Pierre Boisteau, Arthur Brooke, Ban-
dello, Luigi da Porto. Il faut lire Benoist de Saint-Maur, sir Nicholas
Lestrange, Paynter, Comines, Monstrelet, Grove, Stubbes, Strype, Thomas
Morus et Ovide. Il faut lire Graham d'Aberfoyle et Straparole. J'en passe.
On aurait tort de laisser de côté Webster, Cavendish, Gower, Tarleton,
George Wheatstone, Reginald Scot, Nichols et sir Thomas North. Alexandre
Silvayn veut être feuilleté. Les Papiers de Sidney sont utiles. Un livre contrôle
l'autre. Les textes s'entr'éclairent. Rien à négliger dans ce travail. Figurez-
vous une lecture dont le diamètre va du GeHa romanorum à la Démonolo^te de
Jacques VI.
Arriver à comprendre Shakespeare, telle est la tâche. Toute cette érudi-
tion a ce but : parvenir à un poëte. C'est le chemin de pierres de ce paradis.
Forgez-vous une clef de science pour ouvrir cette poésie.
VII
Et de la sorte, vous sautez de qui est contemporain le Thésée du Songe
d'une nuit d'été ) vous saurez comment les prodiges de la mort de César se
répercutent dans Macbeth; vous saurez quelle quantité d'Oreste il y a dans
Hamlet. Vous connaîtrez le vrai Timon d'Athènes, le vrai Shylock, le vrai
Falstaff.
Shakespeare était un puissant assimilateur. Il s'amalgamait le passé. Il
cherchait, puis trouvait j il trouvait, puis inventait j il inventait, puis créait.
Une insufflation sortait pour lui du lourd tas des chroniques. De ces in-folio
il dégageait des fantômes.
Fantômes éternels. Les uns terribles, les autres adorables. Richard III,
Glocester, Jean sans Terre, Marguerite, lady Macbeth, Regane et Goneril,
Claudius, Lear, Roméo et Juliette, Jessica, Perdita, Miranda, Pauline,
Constance, Ophélia, Cordélia, tous ces monstres, toutes ces fées. Les deux
pôles du cœur humain et les deux extrémités de l'art représentés par des
figures à jamais vivantes d'une vie mystérieuse, impalpables comme le
nuage, immortelles comme le souffle. La difformité intérieure, lagoj la
difformité extérieure, Calibanj et près d'Iago le charme, Desdemona, et en
regard de Caliban la grâce, Titania.
16.
244 PREFACE
Quand on a lu les innombrables livres lus par Shakespeare, quand on a bu
aux mêmes sources, quand on s'est imprégné de tout ce dont il était péné-
tré, quand on s'est fait en soi un fac-similé du passé tel qu'il le voyait,
quand on a appris tout ce qu'il savait, moyen d'en venir à rêver tout ce
qu'il rêvait, quand on a digéré tous ces faits, toute cette histoire, toutes ces
fables, toute cette philosophie, quand on a gravi cet escalier de volumes,
on a pour récompense cette nuée d'ombres divines au-dessus de sa tête.
VIII
Un jeune homme s'est dévoué à ce vaste travail. A côté de cette pre-
mière tâche, reproduire Shakespeare, il y en avait une deuxième, le
commenter. L'une, on vient de le voir, exige un poëte, l'autre un béné-
dictin. Ce traducteur a accepté l'une et l'autre. Parallèlement à la traduction
de chaque drame, il a placé, sous le titre à' introduction, une étude spéciale,
où toutes les questions relatives au drame traduit sont discutées et débattues,
et où, pièces en mains, le pour et contre est plaidé. Ces trente-six intro-
ductions aux trente-six. drames de Shakespeare, divisés en quinze livres
portant chacun un titre spécial, sont dans leur ensemble une œuvre consi-
dérable. Œuvre de critique, œuvre de philologie, œuvre de philosophie,
œuvre d'histoire, qui côtoie et corrobore la traduction j quant à la traduction
en elle-même, elle est fidèle, sincère, opiniâtre dans la résolution d'obéir au
texte j elle est modeste et fièrcj elle ne tâche pas d'être supérieure à Shake-
speare.
Le commentaire couche Shakespeare sur la table d'autopsie, la traduction
le remet debout} et après l'avoir vu disséqué, nous le retrouvons en vie.
Pour ceux qui, dans Shakespeare, veulent tout Shakespeare, cette traduc-
tion manquait. On l'a maintenant. Désormais il n'y a plus de bibliothèque
bien faite sans Shakespeare.. Une bibliothèque est aussi incomplète sans
Shakespeare que sans Molière.
L'ouvrage a paru volume par volume et a eu d'un bout à l'autre ce grand
collaborateur, le succès.
Le peu que vaut notre approbation, nous le donnons sans réserve à cet
ouvrage, traduction au point de vue philologique, création au point de vue
critique et historique. C'est une œuvre de solitude. Ces œuvres-là sont
consciencieuses et saines. La vie sévère conseille le travail austère. Le traduc-
teur actuel sera, nous le croyons et toute la haute critique de France, d'An-
gleterre et d'Allemagne l'a proclamé déjà, le traducteur définitif. Première
raison, il est exact j deuxième raison, il est complet. Les difficultés que nous
POUR LA TRADUCTION DE SHAKESPEARE. 245
venons d'indiquer, et une foule d'autres, il les a franchement abordées, et,
selon nous, résolues. Faisant cette tentative, il s'y est dépensé tout entier.
Il a senti, en accomplissant cette tâche, la religion de construire un monu-
ment. Il y a consacré douze des plus belles années de la vie. Nous trouvons
bon qu'un jeune homme ait eu cette gravité. La besogne était malaisée,
presque efïrayante.j recherches, confrontations de textes, peines, labeurs sans
relâche. Il a eu pendant douze années la fièvre de cette grande audace et de
cette grande responsabilité. Cela est bien à lui d'avoir voulu cette œuvre et
de l'avoir terminée. Il a de cette façon marqué sa reconnaissance envers deux
nations, envers celle dont il est l'hôte et envers celle dont il est le fils. Cette
traduction de Shakespeare, c'est, en quelque sorte, le portrait de l'Angle-
terre envoyé à la France. A une époque où l'on sent approcher l'heure
auguste de l'embrassement des peuples, c'est presque un acte, et c'est plus
qu'un fait littéraire. Il y a quelque chose de pieux et de touchant dans ce
don qu'un français offre à sa patrie, d'où nous sommes absents, lui et moi,
par notre volonté et avec douleur.
Hauteville-house. Mai 1864.
NOTES
DE CETTE ÉDITION
RELIQUAT
DE
WILLIAM SHAKESPEARE.
Un carnet de Victor Hugo porte, à la date du 21 mai 1864, cette indication :
J'ai fait le rangement des papiers et le ménage des copeaux qui me restent de
mon livre Wiïliam Shake^eare.
Les papiers, forts cahiers détachés par Victor Hugo du manuscrit même, consti-
tuent aujourd'hui ce Reliquat : A. Keims. — Les Génies appartenant au peuple. — Sur
Homère. — Beethoven. — Le Goût. — Promontorium Somnii. — Le Tyran. — La Bible.
L'Angleterre. — Les Traduiîeurs.
Sur ces neuf chapitres, trois ont été publiés en partie dans les œuvres posthumes;
le plan de cette édition n'étant pas encore conçu, les exécuteurs testamentaires de
Victor Hugo ne pouvaient alors rattacher ces inédits à aucune œuvre déterminée;
ils ont inséré l'un sous le titre : A Reims, dans Choses vues; les deux autres, très
abrégés , Promontorium Somnii et le Goût, dans Pofl-Scriptum de ma vie.
Mais, outre l'aspect de ces trois manuscrits entièrement semblables à celui de
William ShakjeSpeare , les passages supprimés révèlent assez leur origine et, comme
nous l'avions fait pour les Misérables, les Chansons des Rues et des Bois, nous avons
restitué à W^iHiam Shakj^eare ce qui lui appartenait et rétabli le texte intégral.
Les copeaux forment un important dossier de Notes de travail que nous publions
à la suite du Reliquat.
l)0 WILLIAM SHAKESPEARE.
[A REIMSt^l]
La première fois que j'ai entendu le nom de Shakespeare, c'est de la bouche de
Charles Nodier. Ce fut à Reims, en 1825, pendant le sacre de Charles X. Personne
alors en France ne prononçait ce nom, Shakespeare, tout à fait sérieusement. La
raillerie de Voltaire avait force de chose jugée. Madame de Staël, très noble esprit,
avait adopté l'Allemagne, la grande patrie de Kant, de Schiller et de Beethoven.
Chateaubriand tenait pour Racine, énergiquement. Ducïs était en plein triomphe;
il était assis, côte à côte avec Delille, dans une gloire d'académie, chose assez sem-
blable à une gloire d'opéra. Ducis avait réussi à faire quelque chose de Shakespeare;
il l'avait rendu possible; il en avait extrait «des tragédies»; Ducis faisait l'effet d'un
homme qui aurait taillé un Apollon dans Moloch. C'était le temps où lago se nom-
mait Pézare, Horatio Norceste, et Desdémone Hédelmone. Une charmante femme
et fort spirituelle. Madame la duchesse de Duras, disait : T>esàémona, quel vilain
nom! Jî! Talma, prince de Danemark, en tunique de satin lilas bordée de fourrures,
criait : Fuis, §peBre épouvantable! Le pauvre spectre en effet n'était toléré que dans la
coulisse. S'il se fût permis la moindre apparition, M. Evariste Dumoulin l'eût tancé
sévèrement. Un Génin quelconque lui eût jeté à la tête le premier pavé venu, un
vers de Boileau : U esprit n 'eH point ému de ce qu'il ne croit pas. Il était remplacé sur la
scène par une « urne » que Talma portait sous son bras. Un spectre est ridicule.
Des « cendres », à la bonne heure. Ne dit-on pas encore actuellement les « cendres »
de Napoléon ? la translation du cercueil de Sainte-Hélène aux Invalides ne s'appcllc-
t-elle pas «le retour des cendres».'' Quant aux sorcières de Macbeth, elles étaient
sévèrement consignées. Le portier du Théâtre-Français avait des ordres. C'est avec
leur balai qu'on les eût reçues.
Je me trompe, du reste, en disant que je ne connaissais pas Shakespeare. Je le
connaissais comme tout le monde, pour n'en avoir rien lu, et pour en rire. Mon
enfance a commencé, comme toutes les enfances, par des préjugés. L'homme trouve
les préjugés près de son berceau, les rejette un peu pendant la vie, et, souvent,
hélas ! les reprend dans la vieillesse.
Dans cette excursion, nous passions notre temps, Charles Nodier et moi, à nous
raconter les histoires et les romans gothiques qui ont fait souche à Reims. Nos
mémoires, et quelquefois nos imaginations, se cotisaient. Chacun fournissait sa
légende. Reims est une des plus invraisemblables villes de la géographie du conte.
Elle a eu des marquis païens, dont un donnait en dot à sa fîlle les langues de terre
t') Sur la double feuille qui servait autrefois de chemise à ce chapitre, Georges Hugo, le
petit-fils du poète, a écrit : Deux voyages à Reims formant un commencement à William
Shakflpeare. — Nous mettons entre crochets les titres qui ne figurent pas sur le manuscrit.
{Note de l'Editeur.)
RELIQUAT. 251
du Borysthène, dites les Courses d'Achille. Le duc de Guyenne, dans les fabliaux,
passe par Reims pour aller assiéger Babylonej Babylone d'ailleurs, fort digne de
Reims, est la capitale de l'amiral Gaudisse. C'est à Reims que « débarque » la dépu-
ration envoyée par les Locres-Ozoles à Apollonius de Tyane, « grand prêtre de
Bellone». Tout en narrant le débarquement, nous discutions sur les Locres-Ozoles ;
ces peuples étaient ainsi nommés, les Fétides, selon Nodier, parce que c'étaient des
demi-singes } selon moi, tout simplement, parce qu'ils habitaient les marais de la
Phocide. Nous reconstruisions sur place la tradition de saint-Remy et ses aventures
avec la fée Mazelane. Les contes pullulent dans cette Champagne. Presque toute
la vieille fable gauloise y est née. Reims est le pays des chimères. C'est pour cela
peut-être qu'on y sacrait les rois.
La légende est si naturelle à ce pays, et en si bonne terre là, qu'elle germait déjà
sur le sacre même de Charles X. Le duc de Northumberland, ambassadeur d'Angle-
terre au sacre, avait cette renommée d'être fabuleusement riche. Cela, et anglais,
comment ne pas être à la mode? Les anglais, à cette époque, avaient en France
toute la popularité qu'on peut avoir en dehors du peuple. Certains salons les aimaient
à cause de Waterloo, dont on était encore assez près, et c'était une recommandation
dans le monde ultra que d'anglaiser la langue française. Lord Northumberland fut
donc, bien longtemps avant sa venue, populaire et légendaire à Reims.
Un sacre pour Reims était une aubaine. Un flot de foule opulente venait inonder
la ville. C'était le Nil qui passait. Les propriétaires se frottaient les mains.
Il y avait à Reims en ce temps-là, et il y a probablement encore aujourd'hui, à
l'angle de la rue débouchant sur la place, une assez grande maison à porte. cochcre
et à balcon, bâtie en pierre dans le style royal de Louis XIV, et qui fait face à
la cathédrale. Au sujet de cette maison et de lord Northumberland, on contait
ceci :
En janvier 1825, le balcon de cette maison portait l'écriteau : Maison à vendre.
Tout à coup le Moniteur annonce le sacre de Charles X pour le printemps. Rumeur
joyeuse dans la ville. On affiche immédiatement toutes les chambres à louer. La
moindre devait rapporter pour vingt-quatre heures au moins soixante francs. Un
matin, un homme en habit noir, en cravate blanche, anglais, baragouinant, irré-
prochable , se présente à la maison à vendre sur la place. Il s'adresse au propriétaire,
qui le considère attentivement.
— Vous voulez vendre votre maison } demande l'anglais. — Oui. — Combien ?
— Dix mille francs. — Mais je ne veux pas l'acheter. — Que voulez-vous.? —
La louer, seulement. — C'est diflFérent. Pour une année } — Non. — Pour six
mois.? — Non, je voudrais la louer pour trois jours. — Ah! — Combien me
demanderez- vous .? — Trente mille francs.
Ce gendeman était l'intendant de lord Northumberland en quête d'un gîte pour
son maître pendant le sacre. Le propriétaire avait flairé l'anglais et deviné l'intendant.
La maison convenait, le propriétaire tint bonj devant un champenois, l'anglais,
n'étant qu'un normand, céda^ le duc paya les trente mille francs, et passa trois jours
dans cette maison, à raison de quatre cents francs l'heure.
252 WILLIAM SHAKESPEARE.
Nous étions, Nodier et moi, deux fureteurs. Quand nous voyagions ensemble,
ce qui arrivait quelquefois, nous allions à la découverte, lui des bouquins, moi des
masures 5 il s'extasiait sur un Cymhalum munài avec marges, et moi sur un portail
fruste. Nous nous étions donné à chacun un diable. Il me disait : "rJorn ave^ an
corps le démon Ogive. — Et vom, lui disais-je, le diable Ehevir.
A Soissons, pendant que j'explorais Saint- Jean-des- Vignes, il avait fait dans un
faubourg cette trouvaille, un chiffonnier. La hotte est le trait d'union entre le chiffon
et le papier, et le chiffonnier est le trait d'union entre le mendiant et le philosophe.
Nodier, qui donnait aux pauvres et parfois aux philosophes, était entré chez ce
chiffonnier. Ce chiffonnier s'était trouvé être un négociant. Il vendait des livres.
Parmi ces livres, Nodier avait aperçu un assez gros volume de six à huit cents pages
imprimé en espagnol sur deux colonnes, n'ayant plus de sa reliure que le dos, et
fort entamé par les mites. Le chiffonnier, interrogé sur le prix, avait répondu, en
tremblant de peur d'être refusé : cin^ francs, que Nodier avait donnés, en tremblant
aussi, mais de joie. Ce livre était le Romancero complet. Il ne reste aujourd'hui de
cette édition complète que trois exemplaires. Un de ces exemplaires s'est vendu, il
y a quelques années, sept mille cinq cents francs. Du reste, les vers mangent à qui
mieux mieux ces trois exemplaires. Les peuples, nourrisseurs de princes, ont mieux
à faire que de dépenser leur argent à conserver, par des éditions nouvelles, les tes-
taments de l'esprit humain j et le Komancero ne se réimprime pas, n'étant qu'une
Iliade.
Pendant les trois jours du sacre, la foule se pressait dans les rues de Reims, à
l'archevêché, aux promenades sur la Vesle, pour voir passer Charles X5 je disais
à Nodier : — Allons voir sa majesté la cathédrale.
Reims fait proverbe dans l'art gothique chrétien. On dit : nef d'Amiens, clocher
de Chartres j façade de Reims. Un mois avant le couronnement de Charles X, une
fourmilière d'ouvriers maçons, grimpant à des échelles et à des cordes à nœuds, em-
ploya toute une semaine à briser à coups de marteau sur cette façade toutes les sculp-
tures faisant saillie, de peur qu'il ne se détachât de ces reliefs quelque pierre sur la
tête du roi. Ces décombres couvrirent le pavé, et on les balaya. J'ai longtemps eu
en ma possession une tête de Christ tombée de cette façon. On me l'a volée en
décembre 1851. Cette tête n'a pas eu de bonheur 5 cassée par un roi, elle a été
perdue par un proscrit.
Nodier était un admirable antiquaire, et nous explorions la cathédrale du haut
en bas, tout encombrée qu'elle était d'échafaudages, de châssis peints et de portants
de coulisse. La nef n'étant que de pierre, on l'avait remplacée à l'intérieur par un
édifice en carton, pour plus de ressemblance probablement avec la monarchie d'alors;
on avait, pour le couronnement du roi de France, inséré un théâtre dans l'église j
si bien qu'on a pu raconter avec une exactitude parfaite qu'en arrivant au portail
j'avais demandé au garde du corps de faction : Oà eff ma loge?
Cette cathédrale de Reims est belle entre toutes. Sur la façade, les roisj à l'ab-
side, les énervés : les bourreaux ayant derrière eux le supplice. Sacre des rois avec
RELIQUAT. 253
accompagnement de victimes. La façade est une des plus magnifiques symphonies
qu'ait chantées cette musique, l'architecture. On rêve longtemps devant cet oratorio.
De la place, en levant la tête, on voit à une hauteur de vertige, à la base des deux
clochers, une rangée de colosses, qui sont les rois de France. Ils ont au poing le
sceptre, l'épée, la main de justice, le globe, et sur la tête l'antique couronne phara-
monde, non fermée, à fleurons évasés. Cela est superbe et farouche. On pousse la
porte du sonneur, on gravit la vis de Saint-Gilles, on monte dans les tours, on
arrive dans la haute région de la prière, on baisse les yeux, on a au-dessous de soi
les colosses. La rangée des rois s'enfonce dans l'abîme. On entend, aux vibrations des
vagues souffles du ciel, le chuchotement des cloches énormes.
Un jour, j'étais accoudé sur un auvent du clocher, je fixais mes yeux en bas, par
une embrasure. Toute la façade se dérobait à pic sous moi. J'aperçus dans cette
profondeur, pas très loin de mon regard, tout au sommet d'un support de pierre
long et debout, adossé à la muraille, et dont la forme fuyait, raccourcie par l'escar-
pement, une sorte de cuvette ronde. L'eau des pluies s'y était amassée et faisait
un étroit miroir au fond, une touffe d'herbes mêlée de fleurs y avait poussé et
remuait au vent, une hirondelle s'y était nichée. C'était, dans moins de deux pieds
de diamètre, un lac, un jardin et une habitation j un paradis d'oiseaux. Au moment
où je regardais, l'hirondelle faisait boire sa couvée. La cuvette avait, tout autour de
son bord supérieur, des espèces de créneaux entre lesquels l'hirondelle avait fait
son nid. J'examinai ces créneaux j ils avaient la figure d'une fleur de lys. Le
support était une statue. Ce petit monde heureux était la couronne de pierre d'un
vieux roi.
Et si l'on demandait à Dieu : A quoi donc a servi ce Lothaire, ce Philippe, ce
Charles, ce Louis, cet empereur, ce roi.? Dieu répondrait peut-être : A faire faire
cette statue, et à loger cette hirondelle.
Le sacre eut lieu. Ce n'est point ici l'endroit d'en parler. D'ailleurs mes souvenirs
sur cette solennité du 27 mai 1825 ont été racontés ailleurs par un autre que moi
mieux qu'ils ne pourraient l'être par moi '*^.
Disons-le seulement, ce fut une journée radieuse. Dieu semblait avoir consenti
à cette fête. Les longues fenêtres claires, car il n'y a plus de vitraux à Reims, lais-
saient entrer dans la cathédrale un jour éblouissant. Toute la lumière de mai était
dans l'église. L'archevêque était couvert de dorures, et l'autel de rayons. Le maréchal
de Lauriston, ministre de la maison du roi, était content du soleil. Il allait et venait,
affairé, parlant bas aux architeaes Lecointe et Hittorf. Cette belle matinée donna
occasion de dire le Soleil du Sacre comme on avait dit le Soleil d^AuIferlii^ Et une
profusion de lampes et de cierges trouvait moyen de rayonner dans ce resplendis-
sement.
Il y eut un moment où Charles X, habillé d'une simarre de satin cerise galonnée
d'or, se coucha tout de son long aux pieds de l'archevêque. Les pairs de France, à
droite, brodés d'or, empanachés à la Henri IV et vêtus de grands manteaux de
(') Uiiior Hu^ raconté par un témoin de sa vie, (Note de l'Éditeur.)
2H WILLIAM SHAKESPEARE.
velours et d'hermine j les députés, à gauche, en frac de drap bleu fleurdelysé d'ar-
gent au collet, le regardaient faire.
Toutes les formes du hasard étaient un peu représentées là, la bénédiction papale
par les cardinaux dont quelques-uns avaient vu le sacre de Napoléon, la victoire par
les maréchaux, l'hérédité par M. le duc d'Angouléme, dauphin, le bonheur
par M. de Tallejrand, boiteux et debout} la hausse et la baisse par M. de Villèle,
la joie par des oiseaux qu'on lâcha et qui s'envolèrent, et les valets du jeu de cartes
par les quatre hérauts d'armes.
Un vaste tapis fleurdelysé, fait exprès pour l'occasion et appelé le tapis du sacre,
couvrait d'un bout à l'autre les vieilles dalles et cachait les tombes mêlées au pavé
de la cathédrale. Une lumineuse épaisseur d'encens emplissait la nef. Les oiseaux mis
en liberté erraient dans ce nuage, effarouchés.
Le roi changea six'ou sept fois de costume. Le premier prince du sang, Louis-
Philippe, duc d'Orléans, l'assistait. M. le duc de Bordeaux avait cinq ans et était
dans une tribune.
Le compartiment où nous étions, Charles Nodier et moi, touchait aux bancs
des députés. Au milieu de la cérémonie, vers l'instant où le roi s'étendit à terre,
un député du Doubs, nommé M. Hémonin, se tourna vers Nodier dont il était
tout proche et, en posant le doigt sur sa bouche pour ne pas troubler l'oraison de
l'archevêque, lui mit quelque chose dans la main. Ce quelque chose était un livre.
Nodier prit le livre et l'entr' ouvrit :
— Qu'est-ce? lui demandai-je tout bas.
— Rien de bien précieux, me dit-il. Un volume dépareillé du Shakespeare,
édition de Glascow.
Une des tapisseries du trésor de l'église, accrochée précisément en face de
nous, représentait une entrevue peu historique de Jean-sans-Terre et de Philippe-
Auguste. Nodier feuilleta le livre quelques minutes, puis me montra la tapisserie.
— Vous voyez bien cette tapisserie ? — Oui. — Savez- vous ce qu'elle repré-
sente.? — Non. — Jean-sans-Terre. — Eh bien.!^ — Jean-sans-Terre est aussi
dans ce livre.
Le volume en effet, relié en basane usée aux coins, contenait le Roi Jean.
M, Hémonin se tourna vers Nodier.
— J'ai payé ce livre-là six sous, dit-il.
Le soir du sacre, le duc de Northumberland donna un bal. Ce fut un faste
féerique. Cet ambassadeur des Mille et une Nuits en apporta une à Reims. Chaque
femme trouva un diamant dans, son bouquet.
Je ne dansais pasj Nodier ne dansait plus depuis l'âge de seize ans où il avait été
félicité d'une danse par une grand'tante extasiée en ces termes : Tu es charmant, ttt
danses comme un chou! Nous n'allâmes point au bal de lord Northumberland.
— Que ferons-nous ce soir.^" demandai-je à Nodier.
Il me montra son bouquin anglais dépareillé, et me dit :
— Lisons ça.
Nous lûmes.
RELIQUAT. 255
C'est-à-dire Nodier lut. Il savait l'anglais (sans le parler, je crois) assez pour
dcchif&er. Il lisait à haute voix, et tout en lisant, traduisait. Dans les intervalles,
quand il se reposait, je prenais l'autre bouquin conquis sur le chiffonnier de Soissons,
et je lisais du Komancero. Comme Nodier, je traduisais en lisant. Nous comparions
le livre anglais au livre castillan; nous confrontions le dramatique avec l'épique.
Chacun vantait son livre. Nodier tenait pour Shakespeare qu'il pouvait lire en
anglais et moi pour le Komancero que je pouvais lire en espagnol. Nous mettions
en présence, lui le bâtard Faulconbridge, moi le bâtard Mudarra. Et peu à peu, en
nous contredisant, nous nous convainquions, et l'enthousiasme du Komancero gagnait
Nodier, et l'admiration de Shakespeare me gagnait.
Des auditeurs notis étaient venus, on passe la soirée comme on peut dans une
ville de province un jour de sacre, quand on ne va pas au bal; nous finîmes par
être un petit cerclej il y avait un académicien, M. Roger, un lettré, M. d'Eckstein,
M. de Marcellus, ami et voisin de campagne de mon père, lequel raillait son roya-
lisme et le mien, le bon vieux marquis d'Herbou ville, et M. Hémonin, donateur
du livre payé six sous.
- — Il ne les vaut pas, s'écriait M. Roger.
La conversation devint discussion. On jugea le KoiJean. M. de Marcellus déclarait
l'assassinat d'Arthur invraisemblable. On lui fit observer que c'était de l'histoire. Il se
résigna difficilement. Des rois s'entre-tuant, c'était impossible. Pour M, Marcellus,
le meurtre des rois commençait au 21 janvier. Régicide était synonyme de 93. Tuer
un roi était une chose inouïe que la « populace » seule était capable de faire. Il n'y
avait jamais eu d'autre roi violemment mis à mort que Louis XVI. Il admettait
pourtant un peu Charles I*"". Il voyait là aussi la populace. Le reste était mensonge
et calomnie démagogique.
Ojapique aussi bon royafiste que lui, je me hasardai à lui insinuer que le seizième
siècle existait, et que c'était l'époque où les jésuites avaient nettement posé la
question de « la saignée à la veine basilique » , c'est-à-dire des cas où l'on doit tuer
le roij question qui, une fois posée, eut tant de succès qu'elle fit poignarder deux
rois, Henri III et Henri IV, et pendre un jésuite, le père Guignard.
Puis on passa aux détails du drame, aux situations, aux scènes, aux personnages.
Nodier faisait remarquer que Faulconbridge est le même dont parle Mathieu
Paris sous le nom de Falcasius de Trente, bâtard de Richard Cœur-de-Lion. Le
baron d'Eckstein, à l'appui, rappelait que, selon Hollinshed, Faulconbridge ou Fal-
casius tua le vicomte de Limoges pour venger son père Richard blessé à mort au
siège de Chalus; lequel château de Chalus étant au vicomte de Limoges, il était
juste que le vicomte, quoique absent, répondît sur sa tête d'une flèche ou d'une
pierre tombée de ce château sur le roi. M. Roger riait de Shakespeare faisant crier
Autriche hiinoges et confondant le vicomte de Limoges avec le duc d'Autriche.
M. Roger eut tout le succès, et son rire fut le dernier mot.
La discussion ayant ainsi tourné, je n'avais plus rien dit.
Cette révélation de Shakespeare m'avait ému. Je trouvais cela grand, he Koi Jean
n'est pas un chef-d'œuvre, mais certaines scènes sont hautes et puissantes, et dans
la maternité de Constance il y a des cris de génie.
256 WILLIAM SHAKESPEARE.
Les deux livres, ouverts et renversés, restèrent posés sur la table. On cessa de
lire, pour rire. Nodier avait fini par se taire aussi. Nous étions battus. Le dernier
éclat de rire jeté, on s'en alla. Nous restâmes seuls, Nodier et moi, et pensifs,
songeant aux grandes œuvres méconnues, et stupéfaits que l'éducation intellectuelle
des peuples civilisés, et la nôtre même à lui et à moi, en fût là.
Enfin Nodier rompit le silence. Je me souviens de son sourire. Il me dit :
— On ignore \c Romaucero!
Je lui répondis :
— Et l'on se moque de Shakespeare !
Treize ans après, qu'il me soit permis d'ajouter ici ce souvenir, quoiqu'il soit
en dehors de ce livre, un hasard me ramena à Reims. C'était le 28 août 1838. On
verra plus loin pourquoi cette date s'est précisée dans mon esprit. Je revenais de
Vouziers, les deux tours de Reims m'étaient apparues à l'horizon, et l'envie m'avait
pris de revoir la cathédrale. Je m'étais dirigé vers Reims. En arrivant sur la place
de la cathédrale, j'aperçus une pièce de canon braquée près du portail, avec les
canonniers mèche allumée. Comme j'avais vu de l'artillerie là le 27 mai 1825, je crus
que c'était l'habitude de cette place d'avoir du canon, et j'y fis à peine attention.
Je passai outre et entrai dans l'église. Un bedeau à manches violettes, espèce de
demi-abbé, s'empara de moi et me conduisit. Je revis toute l'église. Elle était soli-
taire. Les pierres étaient noires, les statues tristes, l'autel mystérieux. Aucune lampe
ne faisait concurrence au soleil. Il allongeait sur les pierres sépulcrales du pavé les
longues silhouettes blanches des fenêtres, et, à travers l'obscurité mélancolique du
reste de l'église, on eût dit des fantômes couchés sur ces tombes. Personne dans
l'église. Pas une voix ne chuchotait, aucun pas ne marchait.
Cette solitude serrait le cœur et ravissait l'âme. Il y avait là de l'abandon, du
délaissement, de l'oubli, de l'exil, de la sublimité. Ce n'était plus le tourbillon
de 1825. L'église avait repris sa dignité et son calme. Aucune parure, aucun
vêtement, rien. Elle était toute nue, et belle. La haute voûte n'avait plus de dais à
porter. Les cérémonies de palais ne vont point à ces demeures sévères; un sacre est
une complaisance ; ces masures augustes ne sont pas faites pour être courtisanes ; il y a
accroissement de majesté pour un temple à le débarrasser du trône et à retirer le roi
de devant Dieu. Louis XIV masque Jéhovah. Retirez aussi le prêtre, tout ce qui
faisait éclipse étant ôté, vous verrez le jour direct. Les oraisons, les rites, les bibles,
les formules, réfractent et décomposent la lumière sacrée. Un dogme est une
chambre noire. A travers une religion vous voyez le spectre solaire de Dieu, mais
non Dieu. La désuétude et l'écroulement grandissent un temple. A mesure que la
religion humaine se retire de ce mystérieux et jaloux édifice, la religion divine y
entre. Faites-y la solitude, vous y sentez le ciel. Un sanctuaire désert et en ruine,
comme Jumièges, comme Saint-Bertin, comme Villers, comme Holyrood, comme
l'abbaye de Montrose, comme le temple de Pxstum, comme l'hypogée de Thèbes,
devient presque un élément et a la grandeur virginale et religieuse d'une savane
ou d'une foret. Il y a là de la présence réelle.
Ces licux-là sont vraiment saints j l'homme s'y est recueilli. Ce qu'ils ont contenu
RELIQUAT. !)•]
d'erreur s'est dissipé} ce qu'ils ont contenu de vérité est resté et a grandi. L'à-peu-
près n'y a plus la parole. Les dogmes éteints n'y ont point déposé leur cendre, la
prière passée y a laissé son parfum. Il y a de l'absolu dans la prière. Ce qui fut une
synagogue, ce qui fut une mosquée, ce qui fut une pagode, est vénérable par ce
côté-là. Une pierre quelconque où cette grande anxiété qu'on appelle la prière a
marqué son empreinte n'est jamais raillée par le penseur. La trace des agenouille-
ments devant l'infini est toujours auguste. Qui suis-je.? que sais-je.''
Tout en cheminant dans la cathédrale, j'étais monté dans les travées, puis sous
les arcs-boutants, puis dans les combles. Il y a là sous le haut toit aigu une admi-
rable charpente d'essence de châtaignier, moins extraordinaire pourtant que la «forêt»
d'Amiens.
Ces greniers de cathédrales sont farouches. Il y a presque de quoi s'égarer. Ce
sont des labyrinthes de chevrons, d'équerres, de potences, des superpositions de
solives, des étages d'architraves et d'étravesj des enchevêtrements de lignes et de
courbes, toute une ossature de poutres et de madriersj on dirait le dedans du sque-
lette de Babel. C'est démeublé comme un galetas et sauvage comme une caverne.
Le vent fait un bruit lugubre. Les rats sont chez eux. Les araignées, chassées de la
charpente par l'odeur du châtaignier, se réfugient dans la pierre du soubassement où
l'église finit et où le toit commence, et font très bas dans l'obscurité leur toile
où vous vous prenez le visage. On respire on ne sait quelle poudre sombre; il semble
qu'on ait les siècles mêlés à son haleine. La poussière des églises est plus sévère que
celle des maisons ; elle rappelle la tombe; elle est cendre. Le plancher de ces man-
sardes colossales a des crevasses par où l'on voit en bas au-dessous de soi l'église,
l'abîme. Il y a, dans des angles où l'on ne pénètre point, des espèces d'étangs de
ténèbres. Les oiseaux de proie entrent par une lucarne et sortent par l'autre. Le ton-
nerre vient aussi là familièrement; quelquefois trop près; et cela fait l'incendie de
Rouen, de Chartres ou de Saint-Paul de Londres.
Mon guide, le bedeau, me précédait. Il regardait les fientes sur le plancher, et
hochait la tête. A l'ordure, il reconnaissait la bête. Il grommelait dans ses dents :
Ceci eB un corbeau. Ceci e§i un étervier. Ceci efî une chouette. Je lui disais : Vous devriez
étudier le cœur humain.
Une chauve-souris effarée voletait devant nous.
En marchant presque au hasard, en suivant cette chauve-souris, en regardant
ces fumiers d'oiseaux, en respirant cette poussière dans cette obscurité, parmi ces
toiles d'araignées, parmi ces rats en fuite, nous arrivâmes à un recoin noir, où je
distinguai confusément, sur une grande brouette, une sorte de long paquet qui
était lié d'une corde et qui ressemblait à une étoffe roulée.
— Qu'est-ce que cela? demandai-je au bedeau.
Il me répondit :
— C'est le tapis du sacre de Charles X.
Je regardai cette chose. En ce moment, — je n'arrange riea, je raconte, — il
y eut tout à coup sous la voûte une sorte de coup de foudre. Seulement cela venait
d'en bas. Toute la charpente remua, les profonds échos de l'église multiplièrent le
PHILOSOPHIE. — II. 17
IMPIIIIIÏIIU ■ATIOIÀI.I.
258 WILLIAM SHAKESPEARE.
roulement. Un second coup éclata, puis un troisième, à intervalles égaux. Je
reconnus le canon. Je songeai à la pièce que j'avais vue en batterie sur la place.
Je me tournai vers mon guide.
— Qu'est-ce que c'est que ce bruit.''
— C'est le télégraphe qui vient de jouer, et c'est le canon qu'on tire.
Je repris :
— Qu'est-ce que cela veut dire.''
— Cela veut dire, répondit le bedeau, qu'il vient de naître un petit-fils à Louis-
Philippe.
C'était en effet le canon qui annonçait la naissance de M. le comte de Paris.
Voilà mes souvenirs de Reims.
Cette fumée, c'est l'histoire.
RELIQUAT. 259
LES GENIES APPARTENANT AUX PEUPLES.
Ce chapitre, qui devait faire partie de W^iUiam Shakjlpeare , a été réservé pour un
livre resté à l'état de projet et dont on trouve trace dans les Notes de travail. Victor
Hugo, au verso d'une couverture imprimée qui a servi de chemise à ce travail inédit,
a écrit ceci :
Cette chemise contient le livre sur les génies appartenant au peuple. Ces trois dos-
siers en sont le commencement et la fin. J'en ai extrait pour Shake^eare le dossier
du milieu. S'il le fallait pour compléter le volume, tout ce que j'ai mis ici de côte
pourrait y rentrer.
(Si je ne le réunis pas à Sha}^§peare, ce dossier fera partie de mon travail complet
sur yinBruBion pithliq^ue et obligatoire.)
Hauteville-house ,
2 x*"* 1863.
Une seconde note, rayée, est collée sur le feuillet suivant; elle est précédée de cette
recommandation :
(Voir ce dossier. Très important.)
UVKE SIXIEME.
Si je me décide à faire le livre où je dédierai les génies au peuple, c^eB ici qu'il devra
être placé.
Ce dossier en contient les éléments.
Sous cette note, une liste de noms, avec, en regard, la caractéristique de chaque
personnage nommé :
Jean Huss, brûlé (1415) malgré le sauf-conduit
de l'empereur Sigismond.
Liberté Mirabeau. Poésie Dante.
Philosophie Rousseau. Religion J.-C.
Bon sens Molière. Sagesse Socrate.
Science Galilée. Lumière Prométhée.
Au verso , le plan suivant :
CHŒURS.
Les ciguës.
Les oliviers de Sion.
Les sapins destinés à devenir les mâts de Christ. Colomb.
Liste et plan nous semblent antérieurs à r863.
26o WILLIAM SHAKESPEARE.
LES GENIES POUR LE PEUPLE.
A.d mum popu/i : Voici quelle doit être la nouvelle formule d'enseignement. Le
dauphin aujourd'hui, c'est le peuple.
Il est souverain, mais il est enfant. On lui doit l'éducation. On la lui doit gra-
tuite. On la lui doit obligatoire. On la lui doit primaire, secondaire, supérieure, à
tous les degrés, depuis l'école de village jusqu'au collège de France, depuis l'Abé-
cédaire jusqu'à l'Institut. Au moral comme au physique, le premier des droits de
l'homme, c'est le droit à la lumière.
L'avenir est notre enfant. Formons-le.
Le propre du génie est le grandissement du bien et le grossissement du mal.
Folie, Erreur, Absurdité; tels sont les noms de baptême du Génie.
Dieu le crée, les hommes le baptisent.
[premier dossier.]
La gloire n'est pas plus le but vrai du poëte que le bonheur n'est le but vrai de
l'homme. L'un et l'autre n'ont qu'un but, la fonction accomplie, c'est-à-dire le
devoir.
Pour le poëte comme pour le philosophe, fonction accomplie signifie mission
remplie.
Sur cette terre la fonction est donnée à tous, la mission à quelques-uns.
Les esprits secondaires se satisfont de la fonction. Philosophes, ils se laissent
«aller doucement à la bonne loi naturelle». Poètes, ils chantent comme l'oiseau.
Les esprits de premier ordre ont de plus grandes affaires.
S'ils se bornaient à ce gazouillement, ils sentiraient que Dieu est mécontent.
La destinée, celle d'autrui surtout, ne doit pas être prise avec nonchalance.
Quiconque sait faire usage de la pensée finit par s'apercevoir qu'il n'y a point
de choses indifférentes, et toute méditation dans un esprit sain et droit se termine
par un éveil confus de responsabilité. Vivre, c'est être engagé.
La fonction dirigée par la conscience, c'est l'accomplissement du devoir, pour
l'homme.
Pour l'homme de génie, il faut quelque chose de plus, car il est homme, plus
génie. Pour lui, la fonction doit être héroïque. Elle doit se faire mission. Elle doit
être dirigée par la vertu.
Anacréon fait la fonction du poëte j Isaïe en remplit la mission.
RELIQUAT. 261
Vertu, nous venons de dire ce mot. Ce que nous entendons ici par vertu, ce
n'est pas cette simple probité des actes qui fait la bonne vie, qui est la règle de
conduite de tout homme bien né, et pour les âmes honnêtes une sorte de respi-
ration naturelle. C'est une chose autre, moins exacte et plus grande. La vertu propre
au génie, c'est la haute exigence. C'est un tracé du devoir empiétant sur le sublime.
C'est une ardeur profonde du cœur partagée par l'esprit, c'est l'éternelle insomnie
de la volonté couVant le bien, c'est, devant le mal divisant et régnant, une aspi-
ration presque irritée à l'harmonie universelle; la colère peut être tendre, tel
rudoiement caresse; c'est l'effort qui imprime l'élan, c'est l'embrasement du beau
et du juste, c'est une fournaise intérieure de pensées vraies, c'est cette préméditation
démesurée qui fait du philosophe un apôtre et du poëte un prophète. C'est la con-
science en flamme.
Préméditation, tout est là. Une préméditation sublime, voilà, dans notre ombre
humaine, ce qui fait une lueur sur le front du poëte.
Une immense bonne intention, en fait de devoir vouloir le trop, au besoin un
peu de folie dans le sacrifice; c'est là une loi pour le génie. On n'est l'archange
qu'à ce prix.
Stultitiam crucii.
Dans le génie il doit y avoir du secours.
Le genre humain est si lamentable en effet!
La destinée, c'est-à-dire la souffrance; la terre telle que ses habitants la font, la
notion de Dieu tournée à mal, tous les mensonges ajustés à la vérité pour faire
des religions, la stupidité à l'état d'institution, la nuit base du dogme, l'ignorance
posée en principe; ignorer engendrant haïr, la guerre, l'épée, la hache, la jonc-
lion des glaives au-dessus d'une tête sombre, qui est l'humanité; les intelligences
viciées, le for intérieur mauvais, l'esclave ayant pour idéal d'être despote, la
misère devenue la méchanceté; l'autel pierre dure, le prêtre bénisseur du soldat,
le bûcher mis au service de Tentâtes, de Moloch et de Jésus, la fourche infernale
du quemadero emmanchée dans du bois de la vraie croix; une tiare de fer sur
la tête de Jules II, dans le lit d'Alexandre VI une femme qui est sa fille, Torque-
mada complétant ces papes ; l'accord des iniquités, les idolâtries sœurs des tyrannies;
le grand-mogol plus le grand-lama; les superstitions donnant la griffe aux pré-
jugés; la surdité implacable des codes; l'inepte échafaud, les bons au bagne, les
féroces au trône; au dedans le volcan, au dehors la tempête; la faim, la prosti-
tution, le meurtre; les convoitises, les appétits, les passions, la mystérieuse lutte
interne de l'instinct et de la conscience; le ciel, où est l'inconnu, et sous ce
ciel impassible, le grand désespoir stupéfait, l'homme; quel spectacle! et si vous
ajoutez à cela le regard sinistre de la bête, révélation d'un abîme inférieur, quelle
vision !
Le génie se penche là-dessus.
S'il se relevait indifférent, quelle épouvante pour la conscience humaine! Quoi!
dans cette intelligence plus grande que les autres, il n'y a rien! Quoi! cette âme
géante est une âme neutre! Quoi! cela lui est égal! Quoi! ce colosse de vie inté-
rieure n'a point de chaleur externe! Il sait plus, et il sent moins! Quoi! on pleure.
l6l WILLIAM SHAKESPEARE.
on saigne et on râle, et il ne prend parti ni pour ni contre! Quoi, de toutes ces
douleurs, de tous ces crimes, de tous ces sacrilèges, de toutes ces lamentations, de
toutes ces iniquités, de toutes ces ignominies, de toutes ces détresses, de toutes ces
énigmes, de tous ces sanglots, cet esprit extrait un sourire! il compose d'horreur
sa sérénité. Alors à quoi bon cet homme.''
Il n'est qu'importun par sa stature.
Que sert d'être plus grand si l'on n'est pas meilleur.? Regarder de haut sans
plaindre accable ceux qu'on regarde. Quoi! tous souffrent ou font souffrir, et il
passe son chemin! Voir tant de mauvais et tant de méchants, cela doit rendre bon,
sinon l'on est le pire. C'est le rapetissement du fort que de ne point servir le
faible. Quoi! nulle intercession, nulle intervention, pas une assistance, pas un con-
seil! Le vrai ne le presse donc pas! Il n'a donc pas de balance! Il ne se fait donc
pas de confrontation dans cette pensée! le juge instructeur est donc absent de cet
le divin
homme! Le mal est là pourtant, qui attend son procès, l'intègre procès de la lumière
à la nuit! Qu'est-ce que c'est que le calme de cet homme? Quoi! c'est la sagesse
rejeter
d'ignorer la justice! quoi, pour conserver l'équilibre, oublier l'équité! Ah! quel
vide! Et y a-t-il rien de plus effrayant que de se dire que toute l'intelligence, toute
la compréhension, toute la faculté, toute la raison, toute la philosophie, toute la
puissance dans une âme humaine, y font le néant!
Non, il n'en est pas ainsi. Et cette déception, l'intelligence n'aimant pas et ne
voulant pas, cette déception, qui serait la plus funèbre de toutes, est épargnée au
genre humain. Les hautes intelligences apparaissent comme des blancheurs sur l'ho-
rizon. La neige qu'on voit sur ces cîmes, ce n'est pas l'indifférence, c'est la
conscience.
Les forts aiment j les puissants veulent} les grands sont bons. Qu'est-ce que le
génie, si ce n'est pas une plus grande ouverture de cœur.''
Les hautes facultés, à leur point de départ comme à leur point culminant, s'at-
tendrissent. Une larme tombe éternellement, goutte à goutte, sur le mystérieux
sommet de l'âme humaine.
Le marbre fait génie n'existe pas; ou, s'il existe, il est monstre.
Non, le grand plaignant, le genre humain, ne crie pas en vain : justice! du
côté des penseurs. Penser est une générosité. Les penseurs regardent autour d'eux;
on souffre; un surcroît de force leur vient de cet excès de misère; ils voient, dans
ce crépuscule que nous nommons la civilisation, tous ces noirs groupes désespérés;
les penseurs songent; et les gémissements, les angoisses, les fatalités entrevues en
même temps que les douleurs touchées, les tyrannies, les passions, les esclavages,
les deuils, les peines, font poindre dans leur esprit ce sublime commencement du
génie, la pitié.
Le penseur, poëte ou philosophe, poëte et philosophe, se sent une sorte de pater-
nité immense. La misère universelle est là, gisante; il lui parle, il la conseille, il
l'enseigne, il la console, il la relève; il lui montre son chemin, il lui rallume son
âme. — Vois devant toi, pauvre humanité. Marche! — Il souffre avec ceux qui
RELIQUAT. 263
souffrent, pleure avec ceux qui pleurent, lutte avec ceux qui luttent, espère pour
ceux qui désespèrent. Il est à tout et à tous. Il s'ajoute aux infirmes; il fait voir les
aveugles, il fait planer les boiteux. Il ne donne pas seulement le pain, il donne
l'azur. Il travaille au progrès, il s'y dévoue, il s'j épuise. On sent en lui tout le
cœur humain, énorme. Rien ne le décourage. Il n'accepte aucun démenti. Il voit
le juge, et veut la justice; il voit le prêtre, et veut la vérité; il voit l'esclave et
veut la liberté. Il affirme la rentrée au paradis. Il recommence sans cesse dans sa
vie et dans ses œuvres l'équation du droit et du devoir. Le jour où cet homme
suprême meurt, son agonie bégaie : amour!
Amour, est-ce là tout? Non. Colère aussi. Car l'être infini seul aime impassi-
blement. L'amour dans l'homme se double de colère. Cette colère est son autre
versant. On ne peut aimer le bien sans abhorrer le mal. Indignatio, dit Juvénal.
Haine vigoureme, dit Molière. Nous avons parlé quelque part d'un «amour qui
hait » ; ceci est de la haine qui aime. Il faut autant d'entrailles pour créer Alceste
que pour créer le marquis de Posa. Exécrer Cauchon, c'est adorer Jeanne d'Arc.
Nous donnons ici des noms pour être plus intelligible, mais nous rappelons cepen-
dant que la pitié doit s'étendre aux méchants; son embrassement n'est large qu'à
cette condition. On doit haïr le mal dans les idées, et aimer le bien dans les per-
sonnes. Inépuisable compassion, tel est le fond du génie. Malheur à ceux qui n'ont
pas cette grande flamme intérieure! Ils sont de la lumière froide. Ils ne seront
jamais que les seconds. C'est cette indifférence, c'est cette sérénité implacable, c'est
cette bonhomie impitoyable , c'est cette absence de cœur humain qui fait La Fontaine
si inférieur à Molière et Gœthe si inférieur à Schiller.
Insistons-y, car ceci est la loi, ce qui fait en art les chefs-d'œuvre absolus, c'est
dans l'homme de génie la volonté du beau compliqué de la volonté du vrai; ces
deux volontés s'aidant et se surveillant. Cette double intuition de l'idéal, à la fois
céleste et terrestre, sert le progrès par le rayonnement, civilise l'homme en mani-
festant Dieu, amende le relatif par sa confrontation avec l'absolu, élève la lumière
à la splendeur et crée les suprêmes merveilles.
Ces hommes-là, qui font ces choses, ces pères des chefs-d'œuvre, ces producteurs
de civilisation, ces hauts et purs esprits, quel moi ont-ils.'' ils ont un moi incorrup-
tible, parce qu'il est impersonnel. Leur moi, désintéressé d'eux-mêmes, indicateur
perpétuel de sacrifice et de dévouement, les déborde et se répand autour d'eux. Le
moi des grandes âmes tend toujours à se faire collectif Les hommes de génie sont
Légion. Ils souffrent la souf&ance extérieure, nous l'avons dit; ils saignent tout le
sang qui coule; ils pleurent les pleurs de tous les yeux; ils sont autrui. Autrui,
c'est là leur moi. Vivre en soi seul est une maladie. L'âme est astre, et doit rayonner.
L'égoïsme est la rouille du moi.
Le moi, nettoyé d'égoïsme, voilà le bon intérieur de l'homme. Ce moi-là donne
deux conseils : Etre, et devenir utile.
La pitié est juste, la pitié est utile.
Quand le mot amour est dans la nuit, il se prononce pitié.
Fraternité implique pitié, puisqu'il y a un grand frère et un petit.
Avoir pitié, cela suffit pour la plénitude d'une âme.
264 WILLIAM SHAKESPEARE.
Avoir pitié, c'est probablement la plus grande fonction de Dieu.
La quantité de nécessité que Dieu subit, ne s'équilibre en lui que par une quan-
tité égale de pitié.
Les génies ont pitié. C'est pour cela qu'ils sont les génies. Ils sont les grands frères.
Les génies, au-dessus de l'humanité, ouvrent les ailes et joignent les mains.
Le mieux, c'est là leur rêve. Le mieux, déclaré ennemi du bien par les peureux
et par les lâches , deux espèces de sages fort en crédit.
Cet arrêt a beau être un proverbe; une sentence, comme on dit, en fondant dans
ce mot les deux idées fort distinctes de chose jugée et de chose juste. Apres à la
logique, les génies n'en tiennent compte.
Un échelon gravi, ils lèvent le pied vers l'autre. Ils ne laissent sur quoi que ce
soit leur ombre que le temps de passer. En science chercheurs, en art songeurs. Ils
sont dans la forêt vierge; ils vont. De leur vivant, ils s'enfoncent et se perdent sous
les confus branchages de l'avenir. Ils sont lointains à leurs contemporains. Poésie ,
philosophie, civilisation, le futur dans l'actuel, l'humanité réelle, l'humanité vraie
à conclure de l'humanité réelle, tels sont leurs entraînements. Vivre à même les
rêves, c'est là leur joie et leur tourment. Derrière toutes les questions obscures on
entend le coup de pioche de ces pionniers. Ce bruit sourd de pas vers l'inconnu,
vient d'eux. Plus ils avancent, plus le but semble fuir. Le propre de l'idéal, c'est de
reculer. De halte, point, pour ces travailleurs du beau et du juste. Le mieux d'hier
n'est plus que le bien d'aujourd'hui; il leur faut le mieux de demain. L'utopie est
devenue lieu commun; il s'agit d'escalader la chimère. Laissez-les faire. Avant peu,
la chimère sera praticable, Tout-le-Monde marchera dessus et logera dedans. Après
quoi, ils passeront à limpossible. Qu est-ce que l'impossible? c'est le fœtus du pos-
sible. La nature fait la gestation, les génies font l'accouchement. Tout arrivera,
laissez-les faire. Ils commencent, finissent, et recommencent. Ils dévident à mesure
derrière eux la civilisation. Jamais d'interruption ni de lassitude. Oh ! les puissants
ouvriers! Oh! les sombres éclaireurs! Car ils souffrent. N'importe, ils vont. Où
s'arrêteront-ils.'* Dans la tombe. Croyez-vous .?
La création, cette merveille à demi obscure, les contente sans les satisfaire. Là
encore, ils rêvent mieux. Parfois, ils murmurent. C'est ainsi que le lion, tout seul
dans le désert, gronde. Dieu et lui savent pourquoi.
Etreints, comme toutes les créatures, par le fait immanent, ils sont soumis,
mais non optimistes. Ils font des remontrances. La destinée, compliquée de fatalité,
les trouble. L'homme, c'est l'âme à fleur de peau; la bête et la chose, c'est l'âme
située profondément et sous des épaisseurs ; quelle est cette ombre ? Ils méditent sur
cela, sévères. L'homme, c'est le mieux de la bête; la bête, c'est le mieux de la
chose; mais pourquoi ces stages sinistres de l'âme dans la matière .f* A quoi bon ces
prisons ? Dans quel but ces captivités successives } Qu'est-ce que tout ce temps
dépensé, perdu peut-être? Qu'attend-on là-haut? Ils sont tristes.
A de certaines heures redoutables, ces êtres immenses ont une façon à eux de
regarder le ciel, irrités, quoique tremblants.
L'univers leur semble ébauché. La nature leur apparaît comme à moitié Êiitc.
RELIQUAT. 265
Pourquoi s'être arrêté en chemin? De solution de continuité, certes, il n'y en a
point; mais, selon eux, il y a des haltes, des repos inutiles, des nœuds, on ne sait
quel effrayant embarras de charrettes dans l'infini. En marche, mondes!
La majesté des évolutions leur semble indifférence; les signes qui passent au
zénith amenant les changements climatériqucs font avec peu de zèle leur besogne
sidérale; est-ce que les cycles qui déterminent les phases meilleures ne pourraient
pas tourner moins lentement? Le globe n'est point assez vite habitable. Qu'il faille
tant de siècles pour éteindre un volcan ou pour réduire une mer, ces hommes, ces
génies, en froncent le sourcil. La Genèse appelle cela des jours, elle est bien bonne.
Un mot n'est pas une excuse. Ils blâment la saison, la tempête, l'avalanche, l'hiver
lugubre, cette mort intermittente de la nature; ils appellent à grands cris toute la
perfectibilité à la fois, tous les accomplissements, tous les avènements, toutes les
floraisons, l'amour dans l'homme, l'éden sur la terre. Rien n'est trop haut pour
leur effort. Leur impatience de progrès va jusqu'à Dieu. Ils le hâteraient presque,
et dans leur ardeur de pousser à la roue, ils mettraient la main au zodiaque.
[deuxième dossier.]
Pour arriver à une telle approximation de l'idéal, il faut des forces conductrices.
Ces forces conductrices sont les esprits. De là, la nécessité des génies.
Un génie est un fonctionnaire de civilisation.
Une multitude est assoupie, il faut qu'elle se réveille; une autre dévie, il faut
qu'elle se ravise; une autre s'alourdit, il faut qu'elle se remette à penser; une autre
emploie mal sa peine, il faut qu'elle étudie; une autre se fanatise, il faut qu'elle
s'éclaire; une autre se désordonné, il faut qu'elle se régularise; une autre subit le
tyran, il faut qu'elle s'allège. Là, on fait du faux luxe, producteur d'indigence; là,
il y a travail aveugle, la science manquant; là, paresse, là, sauvagerie, là, épaissis-
sement cérébral, causé par quelque superstition régnante; là, vice et absorption du
côté esprit par le côté jouissance; il est nécessaire de pourvoir à tous ces besoins,
à toutes ces lacunes, à tous ces risques, à toutes ces calamités; il importe d'avertir
et d'épurer la richesse matérielle devenant pauvreté d'âme.
La dilatation spirituelle est urgente, l'opulence se consolidant jusqu'à s'endurcir.
Ici les ulcères du paupérisme, là les maladies de la prospérité. Trop d'accablement
ici, trop de succès là. Sous l'assouvissement du petit nombre, l'envie de tous. Péril
d'autant plus redoutable qu'il est silencieux. Il est indispensable d'y obvier. Sinon,
catastrophe. Les lois sont féroces; les mœurs sont bêtes. Qui fera à la loi une décla-
ration de guerre? Un esprit. Qui se fera juge des juges, rectificateur des poids de
justice, dénonciateur de la fausse balance publique, instructeur du procès des codes?
un esprit. Cet esprit s'appellera Beccaria, s'appellera Montesquieu, s'appellera Vol-
taire. Qui prendra les mœurs à partie, qui les ramènera à l'école, qui leur retirera
la lisière des préjugés, qui leur arrachera la béquille du passé, qui leur ôtcra la
266 WILLIAM SHAKESPEARE.
difformité, qui les redressera, qui leur criera : marchez droit! Mœurs, vous êtes des
mères, et vos enfants sont les peuples! Qui fera cette sublime orthopédie? Un esprit.
Comptez les travailleurs, les avertisseurs, les guérisseurs, depuis Platon jusqu'à
Diderot. Lutte robuste et sainte! au nom du progrès contre les mœurs, au nom
du droit contre les lois.
Spirkm flat Tel esprit est palpitation, tel autre est ouragan; c'est toujours de
l'haleine. Seulement dans le premier cas l'haleine échauflFe et caresse; dans le second,
elle bouleverse, casse, brise, entraîne, arrache, déracine, renouvelle par extermi-
dans la science dans l'histoire
nation. Ces violences salubres se nomment en météorologie orages et en politique
révolutions.
Il y a des inondations fécondantes; le Nil en est une. Luther en est une autre.
Les orages font de l'équilibre.
Pour le savant vrai, pour l'observateur qui approfondit l'observation, il est certain
qu'il y a pour la nature des heures de souffrance latente, par suite d'on ne sait quel
alanguissement du climat ou de la saison, la mystérieuse distribution de vie uni-
verselle s'est faite inégalement, l'harmonie s'est peu à peu rompue presque léthargi-
quement, il y a trop ici et pas assez là, les énergies accablées agonisent en silence,
la stagnation s'étale là-dessus, commencement tranquille de chaos. Une tempête est
un rappel à l'ordre.
La pensée orage rend de ces services. Isaïe, Juvénal, Dante, sont de grands
vents.
Il y a des enchaînements en concordance entre ces mystérieuses forces conduc-
trices. Un esprit prend l'humanité là où un autre l'a laissée et la mène plus loin.
Les esprits sont l'un pour l'autre un accomplissement. Ils s'entr'achèvent.
Le progrès, étant loi, se réalise toujours. Seulement, sans les génies, il suit la
progression arithmétique; avec les génies, il suit la progression géométrique. Le
génie a ce don de toujours multiplier toute la somme humaine par elle-même.
Les génies, nous l'avons fait remarquer, résument le genre humain à un instant
donné, et l'ayant tout entier en eux, ils l'emploient, comme force, à son propre
progrès. Prenez chacun des esprits que nous avons indiqués au livre II, et examinez-
le en lui-même. Qu^est-ce que cet esprit.'' un total de l'humanité.
Otez de la question le progrès, ôtez la civilisation, ôtez les évolutions et les
révolutions, c'est-à-dire les deux modes de transfiguration humaine, l'un normal,
l'autre convulsif, l'un qui est la paix du bien, l'autre qui est la guerre du mieux,
ôtez l'amélioration des hommes, ôtez le perfectionnement social, ôtez la formation
de l'âme du peuple, ôtez de la question cela, à quoi bon les génies.'*
A quoi bon ces poumons surhumains, ces voix de vérité et de justice, ces
hautes clameurs de la pensée par-dessus les opprimés et les oppresseurs, ces bouches
sonnant les grandes choses.'*
Pour quel résultat et pour quel emploi ces missionnaires, ces laboureurs d'hommes,
ces apôtres, ces vastes maîtres d'école, ces éducateurs, ces instituteurs, ces initia-
teurs, ces chercheurs du bien, ces trouveurs du feu sacré, ces bons titans, ces
prométhécs.''
RELIQUAT. 267
Le génie est avant tout une bonne volonté.
Quoi! à cette bonne volonté immense, pas de but!
Nous l'avons dit, et il faut le redire, le but, c'est le peuple.
Le but, c'est l'homme.
Le peuple n'est pas autre chose que l'homme combiné avec lui-même, et donnant
pour résultante la plus grande somme possible d'intelligence, de vertu, de raison,
de science, de foi et d'amour.
But de la civilisation : que l'homme soit peuple, et que le peuple soit homme.
L'homme fait peuple, c'est la liberté; le peuple fait homme, c'est la fraternité.
Liberté et fraternité amalgamées, c'est l'harmonie. L'harmonie; plus que la paix.
Les hommes en paix, c'est l'état passif; les hommes en harmonie, c'est l'état actif
Le perpétuel épanouissement du chaos en ordre, l'éclosion et la rectification de
la société humaine en vie, en beauté, en clarté, en logique, en joie, en équité et
en équilibre, c'est là la tâche des esprits. La populace, voilà leur bloc; la civilisation,
voilà leur statue. Tous les sauvages, tous les barbares et tous les ignorants, voilà
leur amour. Du tas de pierres extraire l'édifice, du tas d'hommes extraire l'homme,
magnifique problème.
Dieu le pose aux génies.
La solution implique la collaboration divine.
La formule scientifique, concrète, sociale et religieuse de l'homme, c'est le
Peuple.
Sans cette genèse à mènera bonne fin, on ne comprendrait pas pourquoi Dieu
dépense sur la terre tant de grands esprits. Le motif d'ornement ne suffit pas.
Les ouvriers dénoncent l'œuvre. Le passage des génies parmi les hommes indique
manifestement des difficultés à résoudre.
Hélas! c'est une rude tâche de seconder l'homme. L'histoire, du plus loin qu'il
lui en souvienne, n'a jamais vu l'humanité autrement que misérable. L'âge embryon-
naire du monde a été horrible. Dès les premiers temps, le roi funeste, le juge louche,
le prêtre diffi)rme, le bourreau, le soldat, le meurtre légal, le meurtre sacerdotal, le
meurtre militaire, les tables de pierre de la loi, le code, le glaive, le dogme,
ont pesé sur l'homme. C'est alors qu'a commencé ce gémissement immense,
Jérémie.
Mille ans après Jérémie, Lucrèce a murmuré dans le crépuscule : 0 genm tnfelix
humanum!
Dix-sept cents ans après Lucrèce, Albert Durer a écrit au-dessus du mystère
humain : Melancholia!
Et trois cent cinquante ans après Albert Durer, au dix-neuvième siècle, dans
cette Angleterre, si admirable productrice de puissance et de richesse, les mineurs
des houillères de la Tyne mangent du charbon comme les paysans de France, sous
Louis XV, mangeaient de l'herbe, et dans les galetas de Londres les ouvrières chantent
cette chanson qu'on pourrait nommer livide, la chanson de l'aiguille : — Ah!
aiguille! tu es une mauvaise nourrice! — créatures accablées, qui sont sans
feu, sans vêtements, sans pain, et qui ne peuvent, par quatorze heures de labeur
268 WILLIAM SHAKESPEARE.
quotidien, atteindre au nécessaire, malgré la rallonge de la prostitution ajoutée
au travail.
Les esprits ont les initiatives. En avant! tel est le cri, — le reproche — qui
vient des profondeurs. Les fanatismes résistent, les préjugés résistent, la fausse
science résiste, la fausse autorité résiste, la prospérité à base de fange résiste, le
bonheur de quelques-uns résiste, le parasitisme résiste, la bêtise résiste, les opa-
cités résistent, les immobilités résistent, les ténacités résistent, le mal résiste, le
doute résiste, l'ironie résiste, la pourriture résiste, l'or et l'argent résistent, l'oisiveté
résiste, le contentement de ce qui est résiste, les ornières résistent, les idolâtries
résistent, les marcheurs à reculons résistent, le passé résis e, l'avenir, lui-même,
dans une certaine mesure, résiste. Eclore est une fracture, naître est un effort.
Toute cette résistance agrégée fait bloc. Cela doit céder, et aller, et avancer, et
rouler, et courir, et obéir à l'impérieux appel du but. Les génies, la sueur au front,
donnent le branle. Pour une telle mise en mouvement, il faut cette poussée énorme.
Masse effrayante ! l'humanité. Tous les Atlas s'y mettent. Ils portent, sou-
tiennent, étagent, dirigent, amortissent les chocs, déterminent les impulsions. Les
uns déplacent les points d'appui, les autres pèsent sur les leviers. Ce prodigieux
bloc, l'homme, remue et marche. Mais quelle sombre lenteur! Eschyle s'y adosse.
Tacite soulève, Montaigne s'attelle, Cervantes aide, Molière pousse. Voltaire tire.
L'épaule de Juvénal est contre, l'épaule de Dante est dessous. Rabelais rit, et
encourage.
Dieu ne fait pas de géants en pure perte. Vous voyez bien qu'il les utilise.
Autrement, je le répète, on aurait droit de dire : A quoi bon.'*
La civilisation est pour les peuples une sorte d'algèbre vitale dont il faut succes-
sivement dégager les inconnues.
Le globe est le support, la population est le fourmillement, la civilisation est
l'ordre. Ordre profond, contesté et troublé par tous ses pseudonymes, théocratie,
aristocratie, droit divin, qui ne sont autre chose que les formes mêmes du désordre.
En civilisation, la conception se nomme utopie, et l'accouchement, découverte.
Le progrès est une grossesse perpétuelle. A un enfantement succède une naissance,
à une naissance une nouveauté, à une nouveauté une aube, à une aube un épa-
nouissement. Et dans tous ces phénomènes, épanouissement, aube, nouveauté,
naissance, enfantement, qui est-ce qui vient au monde? la Vérité!
La civilisation, vaste surface de travail, profond laboratoire de toutes les forces
sociales combinées, est comme une seconde création où les esprits, visibles dans les
poètes et les philosophes, vont et viennent, travaillant. La pensée est véhicule.
Faire une révolution, ce n'est pas tout, il faut la propager, l'étendre, la répandre,
la débiter, la détailler, la multiplier, la rendre volatile et respirable, s'époumoner
dessus. Il est nécessaire qu'elle passe la frontière. Le moment est venu de la rouler
sur toutes les têtes. Il s'agit de la transférer d'une zone à l'autre. Le transport d'un
orage est quelquefois utile. Les éléments remplissent de ces devoirs-làj les grands
hommes aussi. Et voilà pourquoi ils sont les grands hommes. Il faut la mer à
remuer, les forêts à secouer, les marées à balancer, les ondes, les sables, les nuages
RELIQUAT. 269
à pousser, les oiseaux à disperser, les avalanches à précipiter, les Alpes, les Cordil-
lères des Andes à couvrir tantôt de neige, tantôt de verdure, les fleurs à ouvrir, les
parfums à mêler, les pollens à distribuer, les semences à éparpiller, les amours à
désaltérer, les essences à amalgamer, les fluides et les liquides à équilibrer, les
déserts à vivifier, les volcans à allumer et à éteindre, les saisons à détacher et à
répandre l'une après l'autre sous le ciel, les tempêtes à apporter et à remporter, l'air
à assainir, la terre à féconder, pour expliquer l'immensité des souffles.
iJQ WILLIAM SHAKESPEARE.
SUR HOMERE.
Politien dénigrait quiconque n'était pas Politien, taquinait les gloires et piquait
tout. Sannazar l'appelle puce le plus qu'il peut, et n'a pas tort (il le nommait Pulitien,
de pulex); pourtant Politien loue Homère. De quoi.^^ de sa poésie. Non, de sa
science. Et cette louange est juste. Les poètes suprêmes résument toujours la con-
naissance humaine de leur temps. Leur science est adéquate à leur poésie. Homère
sait un peu tout. Il est historien, Xlliade et V Odyssée regorgent d'histoire j il est stra-
tège, Denjs d'Halicarnasse s'extasie sur la science de tactique de Nestor^ il est natura-
liste, il remarque dans le chant XVIII de Y Iliade que le lion ne craint du taureau
que la tête, et qu'il commence par lui briser le couj il est ethnographe et voyageur,
Pausanias, qui avait vu la fontaine Stjx, déclare qu'Homère l'avait vue également,
sans quoi il n'aurait pu décrire si exactement cette source sacrée « qui coule goutte
à goutte ))3 il est astronome, bien qu'il montre, au grand scandale d'Aristote, la
Grande Ourse comme la seule constellation qui ne se baigne pas dans la merj il est
géographe, "Wbod a constaté sur place l'exactitude du détour que Neptune fait, dans
le chant XIII de Y Iliade , pour aller de Samothrace en Eubée à Aiguës, sans être
vu de Jupiter; il est cosmographe, et, comme Dante, divinateur de la forme réelle
du monde, les vagues faisant cercle autour du bouclier d'Achille indiquent que,
dans la pensée d'Homère, l'océan entoure la terre; il est agronome, de son temps
on foulait le blé au lieu de le battre, Homère nous l'apprend dans la comparaison
des taureaux qui termine le chant XX; il a le même procédé que Moïse contre les
vermines du sol; le feu mis aux herbes et aux broussailles des plaines chasse les
sauterelles dans le fleuve, dit Homère, dans la mer, dit Moïse. Il est anatomiste,
toutes les blessures de Y Iliade sont chirurgicalement réelles, une exceptée, la bles-
sure faite par Idoménée à Alcathoûs; "Walter discute pathologiqucment ce coup de
lance, et doute qu'un cœur percé d'une pique puisse la faire trembler; enfin, il
est embaumeur, Thétis embaume Patrocle pour un an, et Homère donne la recette.
Cette universalité, qui désarmait Politien, ravissait Pétrarque, ce grand chercheur
et ce grand trouveur de manuscrits. Vitruve, ivre de la science d'Homère, s'écriait
dans l'éblouissement : Zoïle mérite la mort! Zoïle ne mérite que son nom.
Pausanias cxpHquc le nom de K^tùXtyopov donné à Panope dans Y Odyssée par les
danses annuelles des femmes d'Athènes à Panope. Platon, ce même Platon, est
indigné du tête-à-tête sur l'Ida; le docte évêque Eustathe trouve ce tête-à-tête de
bon exemple; pour Diodore de Sicile, cela prouve simplement qu'Homère avait
voyagé en Egypte. Le Père Le Bossu reproche à Achille de venger seulement
Patrocle et non Ménélas, «ce qui eût été plus moral».
RELIQUAT. 271
Pour Barnès, ce qu'il y a de vraiment beau dans V Iliade, c'est, dans le combat
d'Achille et d'Hector, chant XXII, le spondée succédant au dactyle pour exprimer
la prudence succédant à la fureur, et le bouclier à l'épée. Quant aux questions, elles
sont innombrables, tirez-vous-en. Junon étant la terre et Diane la lune, le combat
de Junon avec Diane signifie-t-il une éclipse de lune? Mercure refuse-t-il de com-
battre Latone parce que Latonc c'est la nuit, et que Mercure est une planète?
Est-ce pour s'exempter du service militaire, c'est-à dire d'aller à Troie, qu'Éché-
polus de Sicyone donne à Agamemnon une jument? Enée a-t-il été en Italie?
Virgile dit oui, Homère dit non. Cette question fait ferrailler Denys d'Halicarnasse
sous Auguste et Strabon sous Tibère. Pourquoi les Caucons, ce peuple tatoué,
n'apparaissent-ils qu'au dixième chant de Ylliade? Est-ce aux huit Satrapies primi-
tives que correspondent les huit vieillards de la tour de Troie, Priam, Panthoûs,
Thymœtes, Lampus, Clytie, Hicétaon de la race de Mars, Ucalégon et Anténor?
Est-il vrai que le vers du chant III sur Agamemnon fût la devise d'Alexandre .''
Sur quelle tradition peut s'appuyer HéracUdc de Pont, affirmant que la rosée de
sang du chant XVI est pleurée sur le champ de bauUle par Jupiter ? Cicéron n'a-t-il
pas sous les yeux un texte diflFércnt du nôtre quand il montre, dans son traité de
la Divination, le Jupiter d'Homère n'osant braver le destin jusqu'à sauver son fils
Sarpédon? La Chimère existait-eUe, et faut-il croire Homère, lequel va jusqu'à
donner le nom de l'homme qui la nourrissait, Amisodarus, roi de Carie? Qu'était-
ce que les sous-prétres et les sous -prophète s de Dodone, les SeUes, qui couchaient
sur la terre nue et ne se baignaient jamais? Homère en parle, Sophocle aussi.
Pourquoi supprime-t-on dans toutes les éditions d'Homère le vers d'Achille à
Patrocle cité par Diogène Laërce : «attaque les autres, mais évite Hector '^^))?
Pourquoi Pisistrate a-t-il raturé les vers sur Jupiter jetant dans Troie les deux
enclumes qu'il avait attachées aux pieds de Junon punie? Eustathe déclare que de
son temps on voyait encore ces enclumes à Troie (au douzième siècle? difficile à
croire). Certaines versions retranchent les douze vers de Jupiter à Junon dans le
chant XVIII; pourquoi ? Est-il vrai qu'Empédocle ait emprunté au bouclier d'Achille
l'idée fondamentale de sa philosophie, les deux cités, la Haine et l'Amour? Anti-
loque, après la mort de Patrocle, tient-il les mains d'Achille pour l'empêcher, comme
le croit Eustathe, de se jeter de la cendre sur la tête? Pythagore a-t-il raison de dire
que le Jupiter d'Homère prend Até sur sa propre tête et dans ses cheveux pour la
jeter hors de l'Olympe? Cette déesse, la Discorde, marchait sur la tête des dieux.
Até était le pou de Jupiter. Est-il vrai que Solon avait fait des poèmes qu'il brûla
après avoir lu dans ï Iliade la comparaison de l'Océan résistant à l'entrée du Nil ?
Platon a-t-il aussi brûlé ses poëmes en adressant au feu, avec une légère variante,
le vers d'Homère : «Viens, Vulcain, Platon te demande»? Est-il vrai que l'apo-
strophe d'Apollon à Enée, sous la figure du héraut Périphas, fût la constante étude
de Démosthcne ? Et cent autres questions encore. Ne pas confondre les Phtions de
Philoctète avec les Phtiotcs d'Achille. Homère oubHe, chant XIII, qu'il a tue
Pylœmènes et le fait combattre après sa mort, somnolence, selon Horace, ncgli-
(') ToO« o' aXXous ivapi^, duo 0' ÈxTopos \ayito -/sUfiiis. {Note du manuscrit.)
IJl WILLIAM SHAKESPEARE.
gence selon Pope, preuve de deux Pylœmcnes différents, selon Didyme. Les vais-
seaux grecs tirés à terre entre les deux caps Rhœtée et Sigée, et abritant les tentes,
étaient-ils rangés sur une seule ligne, comme semble l'indiquer le chant XIV, ou
sur deux comme le croit Madame Dacier? Quel était cet oiseau noir du sommeil
nommé par les dieux chalcis et par les hommes cjmindis? Nestor prend le bouclier
de son fils Thrasymède, et fait porter à Thrasymède son bouclier à lui Nestor,
trop lourd maintenant pour sa vieillesse j est-ce parce que ce bouclier était d'or
massif, comme le conjecture le Scoliaste? etc., etc., etc. Les courses de chars en
l'honneur de Patrocle mort se font dans la plaine de Troie autour d'un vieux tom-
beau 5 quel était ce tombeau? etc.
Maintenant faut- il traduire Homère.'* la question vous étonne. Elle a été posée
pourtant, et tout net, et Terrasson a répondu non. La Motte, idiot d'esprit, a fait
mieux; il a fait une autre Iliade. Croyez-vous par hasard la critique unanime à ad-
mirer Homère? écoutez-la. Il y a d'abord les critiques superficiels : Beyle (ne pas écrire
Bayle), surnommé Stendhal, écrit : aJe pr/fere à l'Iliade les ffi/moires du maréchal
GoHvion S^ Cjr » . Wood reproche à Homère « les minuties de sa description » . La
Harpe raille Homère de sa passion pour les généalogies, sans s'apercevoir que c'est
là une ressemblance d'Homère avec la Bible, et que, les puérilités aristocratiques
rejetées, cette coïncidence de la Bible et d'Homère glorifiant la mémoire, prouve
l'éternel besoin de l'homme d'ajouter à sa vie la vie de ses pères et de se sentir
appuyé derrière soi. Aulu-Gelle note, dans Flomère comme dans Virgile, les hiatus
faisant beauté. Quintilien humilie les onomatopées latines devant les onomatopées
grecques. L'onomatopée d'Homère sur la flèche de Pandarus se termine par deux
spondées que Clarke souligne. D'autres commentateurs admirent surtout dans
Homère les particules.
Il y a les critiques délicats : l'abbé Tuet trouve les comparaisons d'Homère
«souvent basses», entr'autres {Iliade, chant II), les grecs comparés aux mouches vetiani
boire du lait. Ménélas comparé au taon mécontente Boileau; Patrocle mort comparé
à une poutre traînée par des mulets, fâche Bossuetj les grecs et les troyens s'arra-
chant le corps de Patrocle comparés à des corroyeurs étirant une peau de bœuf,
choquent Racine; la raillerie de Patrocle à Cébrion qui tombe : (^uels beaux plongeurs
que ces trojens! indigne Pope qui tance Milton pour avoir imité ces grossièretés
d'Homère; d'Aubignac déclare «insupportable» Diane disant dans le combat à
Apollon qui se sauve : tu t'en vas, lâche! Mérion était beau danseur et réussissait
dans la pyrrhique, ce qui fait que le fils d'Anchise lui rit au neZ; scandale pour
toute la critique des collèges, depuis le père Bouhours jusqu'au père Porée. Les
héros et les dieux se jettent à la tête, comme le proclame Enée apostrophant Achille,
«des tas d'injures qu'un vaisseau de cent rames ne porterait pas», Lucien, après
Homère, dans VEunuchus, dit : «une charretée de sottises»; ces charretées de sot-
tises et ces tas d'injures offensent le Père Le Bossu.
Il y a les critiques intéressés : Pythagore préférait à tout le reste de VIliade la
RELIQUAT. 273
comparaison d'Euphorbe blessé à un olivier; il chantait ces vers en s'accompagnant
de la harpe sur de la musique qu'il avait faite. Préférence toute simple; Pjthagorc
croyait avoir été Euphorbe.
Il j a les critiques ignorants; ce sont volontiers des savants : le cheval Xanthe
parle à Achille. Quelle absurdité ! où a-t-on vu cela? Grand ahurissement parmi les
commentateurs, oubliant, les hellénistes, que le bélier de Phrjxus pérore, et, les
hébraïsants, que l'âne de Balaam harangue.
Il y a les critiques de mauvaise foi : pour Wheeler, Thétis apportant une armure
à Achille, plagie Jérémie apportant en songe une épéc à Judas Macchabée. Or,
Homère est antérieur à Jérémie.
Il y a les critiques ineptes : cette même armure, donnée par Thétis et admirée
par Achille, se retrouve dans Y Enéide; seulement c'est Vénus qui la donne et c'est
Enée qui l'admire; Scaliger préfère la copie à l'original. Mathews blâme ii comme
antithèse » la Discorde « les pieds marchant sur la terre, la tête cachée dans les cieux » ,
figuration immense qui, dans Virgile imitant Homère, est la Renommée, et dans
Salomon, ignorant Homère, l'Ange exterminateur.
Rapin blâme Homère d'avoir fait amener Priam chez Achille par Mercure.
Il y a les critiques d'esprit : Lucien rit d'Homère, à cause de ce Vulcain dont les
statues marchent, pendant que le statuaire boite. Voltaire écrit : les héros d'Homère,
hahiUards outrés. Disons à l'honneur de Voltaire qu'il ajoute : mais sublimes.
Il y a enfin les critiques négateurs : Sparanus Buyter rejette tout simplement le
sujet d'Homère, l'inaction d'Achille, c'est-à-dire que dans V Iliade il rature X Iliade.
Ce triste travcstisseur de nos admirables contes gothiques, ignorant au point de
transformer la pantoufle de vair de Cendrillon en pantoufle de verre, Perrault, ce Mac-
pherson de la Mère l'Oie, insulte Homère, et, en passant, fait cette découverte
qu'Horace est sans goût. Pourquoi ? parce qu'Horace appelle un navire « une
poutre», trabes. Perrault ignore la synecdoche comme Pradon la métonymie. La
Motte enchérit sur Perrault, Fontenelle sur La Motte, Terrasson sur Fontenelle.
L'abbé Terrasson dans toute Ylliade n'admire qu'une chose, c'est Briséis faisant
semblant de regretter Patrocle.
Mais qu'importe ce long effort contre Homère, depuis Zoïle jusqu'à Terrasson?
Sur toute cette critique est posée, comme sur les vers le couvercle du sépulcre, la
grande parole d'Aristote : les mots d'Homère vivent.
Une chose curieuse, c'est de penser qu'à l'heure qu'il est, pour la France, Homère
n'est pas encore traduit.
NOTES SUR IIOMàRE.
SUR hHLlAVE EN PARTICULIER.
Eustathe, evcquc de Thessalonique au 12* siècle.
Dion Cassius consul en 229. Historien.
PHILOSOPHIE. — II. 18
ivpnniritiE hatioxile.
274 WILLIAM SHAKESPEARE.
Dion Chrysostome , le beau parleur, vêtu d'une peau de lion , Trajan le fit monter
sur son char de triomphe.
Denys d'Halicarnasse (comme Hérodote) carien, né 30 ans avant J.-C. Ecrit en
grec l'histoire romaine. Un deuxième Dcnjs d'Halicarnasse vivait sous Adrien.
Le cheval d'Achille ('^ Xanthe devient indiscret et va parler de l'enfer et de
la mort, les furies lui coupent la parole.
Rochefort note la progression croissante du merveilleux.
Xénophon dans sa Cyropédie copie Homère faisant soulever Achille par ses armes
comme par des ailes.
Orphée dit : le vieillard Océan.
Vénus, qui a eu la pomme, est pour Troie. Junon et Minerve contre. Elles se
vengent sur Troie de Paris. (Ch. 24 de ï Iliade.)
Isis tombe du ciel sur la terre aussi vite que l'hameçon de plomb au fond de
la mer.
Thétis (Ch. 24) reproche à Achille de n'avoir pas couché avec Briscis depuis qu'on
la lui a rendue.
Les chevaux d'Hector ne sont que des chevaux, les chevaux d'Achille sont des
dieux.
Quand le taureau sacrifié à Neptune Héliconien mugissait devant l'autel, c'était
signe que Neptune acceptait le sacrifice.
Anacréon imite la comparaison des cigales, Sophocle la comparaison des vagues,
Lucrèce la comparaison des dogues, Virgile la comparaison des grues, Milton la
comparaison des brebis, Tasse la comparaison du torrent roulant le rocher.
»') Mot illisible.
RELIQUAT. 17^
Le bon évcquc Eustathe approuve Minerve raillant Vénus (blessée par Diomède).
Pope préfère le discours laconique d'Agamemnon. (Ch. V.)
Prendre le casque de Pluton rendait un dieu invisible.
Mars blessé par Diomède jette un cri équivalent au cri de dix mille combattants.
Galant homme, vaisselle plate n'ont pas de pluriel.
Priam, le roi, mis à part, sont-ils, comme le croient les Alexandrins, les chefs
de sept races primitives dont la plus récente étaient les mjsiens dAsie, pères des
mysiens de Thrace et la plus ancienne les Hippomolgues, ces scjthes qui buvaient
du lait de jument ?
Homère, qui ne recule pas devant les géants, pour peindre la stature de Pallas dit
que son casque seul « couvrirait les combattants de cent villes». Bitaubé trouve cela
trop grand et traduit : « son casque peut résister à des combattants rassemblés de
cent villes». C'est un non-sens au lieu d'une beauté.
Un roi homérique ne haranguait jamais sans que son héraut lui mît le sceptre à
la main.
Plutarque aime la bonne vieille jactance de Nestor.
Dans le combat du ceste, les athlètes mettaient un tablier de cuir. Un jour à
Sparte, ce tablier se déchira, et l'athlète fut vaincu. On renonça au tablier. Ce détail
sert à prouver l'antiquité d'Homère sur Hésiode. Dans Homère les athlètes ont un
tablier, dans Hésiode ils n'en ont pas.
Dans ces jeux Aristophane le grammairien ne veut pas qu'Ajax et Diomède se
battent au premier sang et rature Homère en conséquence.
18.
l-j^ WILLIAM SHAKESPEARE.
Hector mourant supplie Achille. Il lui dit : Var tes genoux.
Priam pleure Hector avec préférence sur tous ses autres fils comme Jacob pleure
Benjamin.
Mercure guidant Priam, c'est l'ange guidant Tobie,
Tasse copie Homère. Herminie montrant les chefs chrétiens à Aladin, reproduit
en rapetissement Hélène montrant les chefs grecs à Priam. Il copie la ceinture de
Vénus dans la ceinture d'Armide.
On honorait l'océan ou les fleuves en y jetant un cheval vivant. C'était donner
le rapide aux rapides. Dion raconte que Pompée ajant été heureux sur mer, jeta
à la mer son cheval.
Dans tout Homère il n'j a qu'un combattant des deux mains, Astéropée, et c'est
contre Achille. Astéropée lance à la fois sur Achille ses deux javelots.
Les dieux combattent. Mars renversé par Pallas couvre sept arpents.
Le gigantesque : Les cadavres faits par Achille arrêtent le cours du Xanthe, le
fleuve combat le héros et lui jette ses morts à la tête, Vulcain accourt au secours
d'Achille et fait bouillir le Xanthe. Si c'était Brébeuf, que ne dirait-on pas ?
Pour cette école de critiques et de traducteurs, le gigantesque est un défaut} il ne
convient pas qu'Homère soit gigantesque. Comment faire } Il l'est. Ce vieil enfant
d'Homère est gigantesque sans permission. (Citer les cas.)
Il est curieux de voir les inventions auxquelles se livrent les traducteurs pour se
tirer de ce gigantesque et le rapetisser. Ainsi (citer le cas de Minerve). Cela n'est pas
encore très petit. Il faut pourtant aller au moins jusqu'à cet à peu près. Voilà à quels
désagréments on s'expose quand on traduit Homère.
La comparaison du vase d'airain sur le feu est traduite par Virgile.
RELIQUAT. 277
Homère peint les dieux combattant les dieux. Pindare commence la même pein-
ture, puis s'interrompt et se tait, «de peur d'impiété».
Hérodote a vu des momies de rois d'Égjpte qui avaient 4 000 ans.
Pline dit que le soldat qui, sous les flèches de l'armée d'Annibal, passa le Vul-
turne à la nage, se couvrant la tête d'une branche de feuillage, en fut surnommé
Fronditim.
Denjs d'Halicarnasse et Eustathe s'étonnent que Priam, après avoir reçu de
Mercure une leçon d'éloquence, l'oublie, et sur trois personnes pathétiques recom-
mandées par Mercure, ne parle à Achille que d'une. Pelée.
Madame Dacier rapproche Priam chez Achille de Coriolan chez Tullus Aufidius.
Homère, pour expHquer le bonheur et le malheur, dit : ilj a deux urnes aux pieds
de Jupiter, dans l'une eB la joie, dans l'autre le deuil.
David dit : (ps. 74) Dieu a deux coupes dans ses mains, il verse de l'une dans l'autre.
Achille accepte les présents de Priam. Lamotte l'appelle avare.
Aux funérailles de Patrocle Thétis fait l'office de pleureuse.
Les grecs nommaient les fleuves nourriciers des jeunes hommes.
Ils éteignaient le bûcher funèbre avec du vin. L'eau étant la vie.
2/8 WILLIAM SHAKESPEARE.
Homère dit : Comme le loup et l'agneau ne sont point en concorde. UÉccUstMte
dit : Comme il nj a point de commerce entre le loup et ^agneau.
Homère, presque dans les mêmes termes que YÉccle'siaste, compare les hommes
aux feuilles des bois «qui naissent, se fanent, et tombent».
r
Milton réveille Adam comme Homère réveille Jupiter, irrité, \ -^ ' ^
^ { Hive, — Junon.
Où Homère dit : Toute leur force passe dans leurs pieds (Ch. 15) Bitaubé dit
ils n'ont plus de force que pour fuir.
Homère, nivelant l'homme et le dieu, fait combattre Hector contre Neptune et
Ajax contre Apelle d'abord et ensuite contre Jupiter.
Achille est peu dévot. Il brusque les dieux.
Mercure était berger; de là le bélier qu'Égine lui met sous les pieds.
Tjrtée a presque reproduit le cri de Priam à Hector.
Aristote croyait, comme Homère, que le serpent, qui va attaquer, mange de la
ciguë. Le venimeux se compose du vénéneux.
Du temps d'Homère une ville se rachetait de sa conquête par la moitié de ce
qu'elle possédait.
Le Scamandre avait deux sources, l'une froide, l'autre chaude. Strabon dit que de
son temps il ne restait que la froide, et pourtant Sandjs affirme avoir vu la chaude.
Hélène n'est plus jeune. Il y a vingt ans qu'elle est à Troie avec Paris.
RELIQUAT. 279
Pope affirme que ce sont les grecs qui ont donné aux hommes le premier modèle
d'un ordre de bataille.
Il n'y a dans V Iliade que deux grecs blessés au dos. (Deiochos en est un. )
Pour dire serment inviolable, Homère dit : « serment de vieillard » ,
yspov(Tiov vpy^ov.
Il y a jusqu'à des proverbes dans Homère.
Ainsi : parler du chêne et du rocher (chant 22) qui répond à notre : causer de choses et
d^autres.
Pallas dans Y Iliade porte sa lance à Achille j dans X Enéide Juturna rapporte à
Turnus son javelot.
Virgile suit Homère jusqu'à diminuer ses héros quand Homère amoindrit les
siens. Ainsi Turnus fuit devant Énée. Pourquoi } parce que Hector fuit devant
Achille.
La comparaison de la fuite en songe est imitée par Virgile.
Ce qui perd Hector, c'est d'avoir pris à Patrocle les armes d'Achille qui ne vont
pas à Heaor et le découvrent aux endroits dangereux.
Il y a dans ce divin Homère, (juando^ue dormitat, un certain radotage ravissant et
majestueux que n'ont pas Isaïe, Job et Eschyle 5 c'est que Isaïe est un prophète,
c'est que Job est un géant, c'est qu'Eschyle est un titan, tandis qu'Homère n'est
pas autre chose que le vieux bonhomme des siècles.
28o WILLIAM SHAKESPEARE.
BEETHOVEN.
Un passage rayé en tête du premier feuillet de ce chapitre indique la place qu'il
devait occuper dans William Shakje^eare , c'est, au chapitre Les Génies, l'alinéa finis-
sant par :
... le grand allemand, c'est Beethoven ^^\
Ce sourd entendait l'infini. Penché sur l'ombre, mystérieux voyant de la musique,
attentif aux sphères, cette harmonie zodiacale que Platon affirmait, Beethoven l'a
notée. Les hommes lui parlaient sans qu'il les entendît j il y avait une muraille
entre eux et lui ; cette muraille était à claire- voie pour les mélodies de l'immensité.
Il a été un grand musicien, le plus grand des musiciens, grâce à cette transparence
de la surdité. L'infirmité de Beethoven ressemble à une trahison j elle l'avait pris à
l'endroit même où il semble qu'elle pouvait tuer son génie, et, chose admirable,
elle avait vaincu l'organe sans atteindre la faculté. Beethoven est une magnifique
preuve de l'âme. Si jamais l'inadhérence de l'âme et du corps a éclaté, c'est dans
Beethoven. Corps paralysé, âme envolée. Ah! vous doutez de l'âme.? Eh bien,
écoutez Beethoven. Cette musique est le rayonnement d'un sourd. Est-ce le corps
qui l'a faite? Cet être qui ne perçoit pas la parole, engendre le chant. Son âme,
hors de lui, se fait musique. Que lui importe l'absence de l'organe! Le verbe est là,
toujours présent. Beethoven, tous les pores de l'âme ouverts, s'en pénètre. Il entend
l'harmonie et fait la symphonie. Il traduit cette lyre par cet orchestre. Les symphonies
de Beethoven sont des voix ajoutées à l'homme. Cette étrange musique est une dila-
tation de l'âme dans l'inexprimable. L'oiseau bleu y chante j l'oiseau noir aussi. La
gamme va de l'illusion au désespoir, de la naïveté à la fatalité, de l'innocence à
l'épouvante. La figure de cette musique a toutes les ressemblances mystérieuses du
possible. Elle est tout. Profond miroir dans une nuée. Le songeur y reconnaîtrait
son rêve, le marin son orage, Elie son tourbillon où il y a un char, Erwyn de Stein-
bach sa cathédrale, le loup sa forêt. Parfois elle a des entre-croisements impénétrables.
Avez-vous vu dans la Forêt-Noire ces branchages démesurés où la nuit est prise
comme un épervier dans un filet, et se résigne sinistrement, ne pouvant s'en aller }
La symphonie de Beethoven a de ces halliers inextricables. Et tout à coup, si le
rossignol était là, il se mettrait à écouter, croyant que c'est quelqu'un comme lui qui
chante. Le rossignol se tromperait j c'est mieux que lui. Il n'est que dans l'ombre,
Beethoven est dans le mystère. La mélodie du rossignol n'est que nocturne, celle de
Beethoven est magique. Il y a dans l'âme des jeunes filles une fleur qui chante j c'est
cette fleur-là qu'on entend dans Beethoven. De là, une suavité incomparable. Plus
qu'un chant, une incantation. Cependant la vie réelle entre brusquement dans ce
W Voir page 49.
RELIQUAT. 281
songe. Au milieu de son monstrueux et charmant poëme, Beethoven donne un
bal, il improvise une fête, il secoue des castagnettes, il tape sur un tambourin, toutes
les danses tournoient et passent, depuis la valse jusqu'au jaléo, les bras entrelacés
serrent les seins contre les poitrines, à l'écart, dans la clairière, le jeune homme
rougissant salue une étoile où il voit une vierge, des sourires de belles filles appa-
raissent, montrant des dents pleines de lumière, des enfants et des moineaux jasent,
les troupeaux bêlent, on entend la clochette des vaches rentrantes, il j a des chau-
mières sous des saules, et c'est là le bonheur, la Éimille, la nature, la prairie, la flo-
raison d'avril, la jeunesse, la joie, l'amour, avec l'horreur secrète d'Irminsul debout
là-bas sous les arbres, dans les ténèbres. Puis vient le tutti, le finale, le dénouement j
le mirage se déforme, se déchire, s'ouvre, il s'y fait une profondeur, et l'on croit être
au jour du Rosch-Aschana, et l'on croit voir les innombrables têtes d'Israël soufflant,
joues gonflées, dans des cuivres, et l'on assiste, ébloui par cette gloire, à la fête
furieuse des Trompettes.
Les symphonies de Beethoven sont des resplendissements d'harmonie. Les ré-
pliques de la mélodie à l'harmonie font de cette musique un intraduisible dialogue
de l'âme avec la nature. Ce bruit-là pense. Dans cette végétation il y a le nid, dans
cette église il j a le prêtre, dans cet orchestre il j a le cœur humain. Cette grandeur
sert à faire aimer.
Insistons- J, et finissons par où nous avons commencé, ces symphonies éblouis-
santes, tendres, délicates et profondes, ces merveilles d'harmonie, ces irradiations
sonores de la note et du chant, sortent d'une tête dont l'oreille est morte. Il semble
qu'on voie un dieu aveugle créer des soleils.
282 WILLIAM SHAKESPEARE.
LE GOUT(i).
Définir le goût, impossible. Qui l'essaie échoue. Le goût est-il tenu d'être
d'accord avec la morale.? Non. Ou vous excluez Boccace, Arioste, la reine de
Navarre, Brantôme, cent autres. Avec la politesse .f* non. Rien n'est moins poli que
la comédie grecque. Avec la raison.'' non. Pindare est peu «raisonnable». Avec le
progrès.? non. Les Nuées outragent Socrate. Avec la vérité ? non. Quel menteur que
Virgile aux pieds d'Octave ! Avec la réalité ? non. Tout le vaste rêve mythologique
est accepté par le goût avec enchantement. Avec la pudeur ? non. Lisez le Cantique
des Cantiques. Avec la conscience ? non. Lisez Machiavel.
Le goût se concilie avec la férocité, voyez les versets exterminateurs de la Genèse,
avec la bestialité, voyez Léda et le cygne, avec la sodomie, voyez Corydon, avec
toutes les infamies possibles, voyez Aristophane.
L'Art a une effronterie lumineuse. Fécond sujet d'étonnement, que ces affinités
des grossièretés avec les élégances ! Affinités constatées par la Grèce qui offre Lysistrata
à côté de l'Anthologie, par la renaissance qui encadre Tasse avec Rabelais, par le
siècle d'Auguste et par le siècle de Louis XIV qui ont, l'un Horace et l'autre
La Fontaine, esprits exquis et obscènes, combinant dans leur poésie ces deux pôles,
la délicatesse et le cynisme.
Qu'est-ce donc que le goût.? qu'est-ce donc que cette chose étrange qui, on vient
de le voir, peut exister et existe en dehors de la morale, de la raison, de la politesse,
du progrès, de la vérité, de la réalité, de la pudeur, de la conscience, se concilie avec
la férocité, consent à la bestialité, accepte Sodome, et qui, avec toutes ces facultés
d'être le mal , fait partie du beau ?
Est-il donc possible d'être à la fois le beau et le mal .?
L'art a-t-il ce don terrible ?
Hâtons-nous de le dire, non.
Etre le beau et le mal, être tout ensemble obscurité et clarté, c'est le chaos. L'art
est prodige, soit; il n'est pas monstre. Il contient le contraste, non la contradiction.
Pas un atome dans l'art n'est à l'état de chaos. Tout obéit à la loi une. Le goût,
c'est l'ordre.
Comment donc expliquer alors ce qui vient d'être dit? comment concilier avec
la formule : le goût, c'est l'ordre, cette acception par le goût de toutes les formes
du désordre? comment se rendre compte de ceci que tout ce que nous nommons
cynisme, débauche, brutalité, bestialité, dévergondage, puisse entrer dans l'art sans
<') Quelques lignes de brouillon de ce chapitre sont griffonnées sur la couverture d'une pla-
quette envoyée à Victor Hugo en janvier 1863 (Collection Edouard Champion). [Note de
l'Éditeur.]
RELIQUAT. 283
trouble pour l'art, et en lui laissant tout entière sa condition suprême, le Beau, telle-
ment que dans Virgile, dans Horace, dans la Bible, dans les bas-reliefs romains et
grecs, dans les camées antiques, dans le musée secret de Naples, plusieurs des œuvres
les plus impures aux jeux de la morale et de la pudeur sont les plus pures aux yeux
du goût ?
Expliquons ce phénomène.
Affirmons cette vérité superbe, entrevue seulement sur les sommets de l'art : il
n'y a point de mal dans le beau. Etre le beau et faire le mal, c'est impossible. Le
mal, dès qu'il est entré dans le beau, fait le bien. L'art est un dissolvant trans-
figurateur extrayant de toute chose l'idéal. Le fumier l'aide à créer sa rose. L'impureté
s'innocente dans son marbre blanc. Sous l'art complet il y a le silence du mal. La
nudité d'une femme devenue la nudité d'une statue fait taire la chair et chanter
l'âme. Sitôt que le regard devient contemplateur, l'assainissement commence. Qu_i
admire monte. De là la souveraine puissance civilisatrice de tous les chefs-d'œuvre
sans exception. Ce qui fait partie du beau fait partie du bon.
Mais dans ce beau, que vous appelez maintenant le bon, il est entré du mal. Il y
a dans tel de ces chefs-d'œuvre qui tous civilisent, dites-vous, cette impudence, ce
cynisme, cette turpitude que vous-même avez signalés. — Oui, de même qu'il y a
du fumier dans la rose.
Cherchez ce fumier et ce mal dans la merveille épanouie.
Donc, faire panie du Beau, ceci est toute la punition.
Tout ce que nous venons d'écrire ci-dessus, est-ce donc la négation du goût.?
C'en est l'affirmation.
De toutes les règles écrites, mises en tas et rejetées, sort la notion du goût de
même que du monceau des lois passées au crible et abolies, sort la notion du droit.
Au-dessus de toutes les poétiques d'école comme de toutes les constitutions d'état
il y a l'antérieur et le supérieur. Le goût est essentiel au génie comme le droit au
peuple. Si l'on réfléchit que droit implique devoir, on saisira le rapport entre ces deux
idées, droit et goût. Droit et goût font partie de la souveraineté.
Loin de la limiter, ils la constatent.
Les règles et les lois sont des procédés inférieurs ; savoir distinguer la quantité de
droit que contiennent les lois et la quantité de goût que contiennent les règles, cela
n'est point donné à tous les esprits. Souvent la loi impose le faux droit et la règle
impose le Éiux goût. Le devoir du penseur est de protester contre ces promulgations.
Un jour, le progrès aidant, le peuple se passera de lois; quant au génie, il s'est
toujours passé de règles.
De ce rejet des lois et des règles, que résulte- 1- il ? des II jades.
Prenez des siècles, si vous voulez, pour faire à votre hypothèse un milieu suffisant
de progrès accompli, et supposez ceci dans l'ordre politique : une seule injonction
sociale est maintenant, l'enseignement gratuit et obHgatoire, c'est-à-dire le droit de
l'enfance à la lumière; du reste plus de lois, plus de décrets ni d'arrêts, plus de textes
Élisant dogmes; de cet évanouissement des codes écrits, que se dégage-t-il .? l'anarchie.
Non, le droit absolu.
284 WILLIAM SHAKESPEARE.
L'ensemble des lois naturelles qui se promulguent toutes seules et qui , portant en
elles leur sanction , n'ont aucun besoin de force publique et sont à elles-mêmes leurs
propres gendarmes, l'estomac ayant pour pénalité l'indigestion, le mouvement ayant
pour limite la fatigue, la gravitation ayant pour arme la chute, l'usage ayant partout
pour frontière l'abus.
Pavage, éclairage et sécurité de la voirie, le gouvernement devenu simple police,
tout le reste livré à l'initiative libre de l'homme souverain de lui-même, l'humanité
patrie unique, le droit loi unique, le devoir et le droit faisant leur jonction qui est la
fraternité j voilà quel serait l'ordre social.
On le voit, unité de but, unité de moyen; le penseur, dans la région politique,
ne supprime les lois que pour dégager le droit, et dans la région de l'art, n'abolit
les règles que pour dégager le goût.
La poésie est une vérité suprême, jour de ce monde qu'on nomme l'Art, lumière
intellectuelle de même qualité que la lumière morale et faisant la même fonction.
Le goût est à la poésie ce que la conscience est à la vérité.
Les idées sont les actions de l'esprit; le goût assiste à l'éclosion de l'idée comme la
conscience à l'éclosion de l'action; ainsi que la conscience il dit : c'eH bien ou c'eH
mal; et le génie est, comme l'âme, une oreille ouverte. De cette conscience écoutée
résulte dans la vie le juste et dans l'art le beau.
Mais vouloir que le poëte remplace sa conscience par l'A.rt Voéticjue, c'est vouloir
que le philosophe remplace la sienne par le catéchisme. Laissons l'école à l'école.
Le goût, de même que la conscience, est impulsion et frein. C'est un perpétuel
conseil que le génie se donne à lui-même. Li? mieux possible , telle est la formule inté-
rieure, toujours obéie par les forts. Le goût retient quelquefois l'esprit, mais par le
redressement, non par le retranchement. Quel rêve de croire à la fécondité par muti-
lation ! Qii'attendez-vous d'une littérature hongre } Défions-nous de ces sagesses que
créent les suppressions de virilité. Etre Origène, c'est à la fois très malaise et très
aisé. L'église elle-même ne veut pas de cette vertu trop facilitée. Allez voir au
Louvre la chaise de porphyre rouge avec son hiatus circulaire destiné à constater
l'homme dans le pape, et rappelez-vous le cri d'intronisation des anciens âges du
christianisme : TeHes hahet.
Les littératures mutilées, dites classiques, ne commencent pas toujours mal; elles
ont parfois un bon exorde qui semble même suffisant; dans les premiers temps, au
début, cela semble aller bien, cela fait quelque chose comme le dix-septième siècle,
les formes conservent une certaine beauté, les «législateurs du Parnasse» s'applau-
dissent, mais quelle prompte dégénérescence! La source est fermée, la vie tarit. De
diminution en diminution, la tragédie de Racine devient la tragédie de Voltaire,
la tragédie de Voltaire devient la tragédie de Luce de Lancival. La castration est une
mort debout; l'eunuque est un spectre qui a gardé quelque chair inutile.
Ces chantres de chapelle sixtinc installés dans l'art sont le fait de l'académie et de
l'école; le goût n'en est nullement responsable. Loin d'être la suppression, le goût
est l'appétit. Le goût existe. Il y a de la faim dans le goût. Goûter, c'est manger.
Le goût veut qu'on pense de même que la conscience veut qu'on agisse.
Tous les poètes le constatent, l'inspiration est une volupté. Pour l'esprit, être en
RELIQUAT. 285
travail, c'est être en extase. Quelle est cette volupté? qu'est-ce que cette extase?
C'est la satisfaction secrète de la conscience intellectuelle. C'est l'éblouissement inté-
rieur du goût devant le génie en pleine fonction souveraine. C'est la trouvaille
surprenante du beau. Le goût ne produit pas plus le chef-d'œuvre que la conscience
ne crée l'héroïsme; le goût n'est pas l'esprit, et la conscience n'est pas la vertu. Mais
dans le sanctuaire du for intérieur, à l'heure auguste où le prodige s'opère, à l'instant
sacré où l'homme devient héros, où le poëte devient prophète, la conscience est
fière, le goût est heureux. Ils applaudissent. Ils ne s'j attendaient pas peut-être, ils
n'exigeaient pas tant. Shakespeare, comme Léonidas, c'est l'imprévu. Mais le goût
et la conscience tressaillent de joie à la minute violente et sereine où se font les
grandes choses. Le chef-d'œuvre, comme l'héroïsme, sont les splendides coups d'état
du génie et de la vertu dans le sens du beau et du vrai.
Le goût, on le voit, est, comme la conscience, à la fois personnel et général. Il
révèle à chaque individualité, sans la troubler, le mode d'harmonie qui lui est propre
avec les grandes lois mystérieuses superposées à tout.
L'inspiration est un ouragan qui a la faculté de se diriger; cette faculté de se
diriger, c'est le goût. Seulement ce mors des Pégases, cette bride des hippogriflFes, ne
sont point accrochés au clou des classes de rhétorique à côté de la patoche du pro-
fesseur ^'l
Il y a autant de goûts qu'il y a de génies, avec un type supérieur qui est l'idéal.
L'idéal, c'est le goût de Dieu.
Dieu étant soleil, le génie est planète.
Le goût est une gravitation.
Toute gravitation planétaire se compose de deux lois, l'évolution sur l'axe et l'évo-
lution dans l'orbite. L'axe est le moi de la planète; le parcours de l'orbite est sa
fonction.
Ceci engendre dans l'art, et nous venons de l'indiquer, deux lois applicables aux
génies; l'une qui est spéciale à chaque génie, loi de son diamètre, loi de son axe, loi
de son moi; l'autre qui est générale et humaine, loi de l'orbite, loi de la fonction.
Cette dernière loi, la voici : éclairer, échauflFer, féconder; — c'est-à-dire, pour tout
résumer d'un mot, civiliser. — Cette dernière loi est absolue. Tout génie est tenu
d'y satisfaire.
Tourner sur son axe, c'est vivre; tourner autour du centre, c'est vivifier.
Nous employons le mot Centre; chacun le traduira selon la vision qu'il a de
l'absolu; l'artiste dira le Beau; le savant dira le Vrai; l'homme politique dira le
Progrès ; le philosophe dira l'Idéal ; ceux qui cherchent la condensation de toutes les
idées dans un mot suprême, diront : Dieu.
Dieu unifie toutes les formes du bien comme le jour tous les modes de la lumière.
Dem, dies.
(1) En marge de cet alinéa, Victor Hugo a écrit au crayon : « Il y aura lieu à des divisions par
chifFres romains». Ces divisions n'ayant pas été indiquées, nous avons respecté l'aspect du
manuscrit. {Note de l'Éditeur.)
286 WILLIAM SHAKESPEARE.
Vivifier, c'est là ce qu'on pourrait nommer la loi externe du génie. Quant à l'autre
loi, loi interne du génie, loi du moi, elle est abstruse, capricieuse, obscure; elle n'est
plus la résultante d'une fonction, mais d'une essence j elle ne constitue plus un
devoir, mais une idiosjncrasie ; et le triomphe de la haute critique c'est de savoir
pour chaque génie démêler, déterminer et reconnaître cette loi profonde.
La dissection d'une âme, c'est là une anatomie malaisée. Pas de poétique toute
faite ici; aucun travail du passé, aucune trouvaille précédente, aucune synthèse
préalable, ne fait loi en présence de cette souveraineté qu'on appelle l'originalité; en
dehors des conditions de la loi externe que nous avons signalée , rien n'est acquis ; il
n'y a pas de chose jugée ; aucune déduction intérieure ne peut guider sûrement l'ap-
La Harpe
préciateur. Le trousseau des règles pendu à la ceinture de Quintilien fait un cliquetis
inutile ; pas une de ces clefs banales n'ouvre le secret de ces grandes intelligences. Il
faut, pour ainsi dire, recommencer à chaque génie la critique, et tout est à refaire
selon que vous passez d'un colosse à l'autre, Lirez-vous, je le demande, avec le même
œil Ézéchiel et Aristophane.? Irez-vous, le même système au poing, du camp des
grecs à l'abbaye de Thélème et d'Agamemnon à Pantagruel.'' Quelle conclusion
tirerez-vous de Job à Horace ? Jugerez-vous au même point de vue ï apocalypse et
le Komaucero? Là même où l'analogie apparaît, la dissemblance éclate, et ce moule
est chaque fois brisé par le génie; prenez un bon creux de Thersite, et essayez d'y
faire entrer FalstafF. Superposez aux odes de Pindare les psaumes de David. Extrayez
de Y Odyssée une poétique et appliquez-la au Paradis perdu. Quelle triangulation irez-
vous faire dans ces espaces ?
\bus sentez l'impossible et vous en convenez. Vous dites : en effet, chaque espèce
a sa nature ; on ne peut imposer l'une à l'autre ; on ne peut exiger de celle-ci ce que
produit celle-là; le monde normal n'admet pas ces confusions. De ce que la force
est la force , on n'a pas droit de conclure qu'elle aura à la fois tous les modes de puis-
sance. On ne peut demander à l'aigle de rugir et au lion de planer.
Eh bien, si! cela se peut, et je vous arrête, vous aurez le griffon, vous aurez
Pégase ; vous aurez le vol du poëte mêlé à l'éclair et le grondement du penseur mêle
au tonnerre; vous aurez l'esprit tempête et rayon; vous aurez le génie.
Et c'est précisément parce que vous pouvez demander cela que vous ne pourrez
pas demander autre chose. C'est parce que vous pouvez exiger dans la poésie l'uni-
versalité, l'ubiquité, l'infinitude, l'omnipotence, l'omniscience, l'omniforme, que
vous ne pouvez imposer de règles. Vous ne pouvez indiquer de routes, marquer de
jalons, tracer de limites, précisément parce que vous avez droit d'attendre l'inattendu.
Pas plus que la foudre, le génie ne se voit venir de loin. Quand vous êtes ébloui,
vous êtes frappé.
Oui, la poésie, c'est l'infini. Vous avez le droit, vous lecteur, de tout demander
et de tout vouloir, excepté une borne. V)us pouvez demander à la fleur de chanter,
à rétoile d'embaumer, à la strophe d'écumer. Vous pouvez exiger de l'océan un sou-
rire et d'une bouche de volcan un baiser. Vous pouvez prendre les cheveux d'une
femme et les mettre dans le ciel, et imposer, même à la science stupéfaite forcée
d'enregistrer dans sa nomenclature ce rêve et de s'en servir, la chevelure de Bérénice.
RELIQUAT. 287
Vous pouvez répandre le colibri sur le condor, créer le Roch et égarer cette immense
émeraude ailée dans la nuée des légendes de l'Orient. Vous pouvez composer un
esprit de toutes les forces et de toutes les grâces et faire sortir du même cerveau les
euménides et les océanides, Polyphème et Nausicaa, Francesca et Ugolin, Titania et
Caliban. En poésie, le prodige est de droit. Il y a un impossible qui est le possible
de l'art.
Mais ce qui ne se peut, c'est que le génie ne soit pas lui 5 c'est qu'il soit un autre.
C'est qu'étant Dante, il copie Homère 5 c'est qu'étant Shakespeare, il copie Dante.
Les rhétoriques, qui ont le tort de prolonger l'enseignement au delà de la classe,
exigent cette obédience ; elles ont établi une norme , quelque chose comme le bureau
du péage à l'entrée des routes. Péage imposé par les pédants aux esprits. Elles
ignorent la loi intime du génie et entrevoient à peine sa loi externe. De là les grosses
niaiseries du goût banal.
— -Diable! ou juste ciel! s'écrie le préposé, voilà un génie qui lait basculer le
goût. Il y a surcharge. Ce génie est en contravention. À l'amende ! — Et Zoïle
condamne Homère, et Mœvius condamne Virgile, et Cecchi condamne Alighieri,
et Scudéry condamne Corneille, et Visé condamne Molière, et Voltaire condamne
Shakespeare, et Fréron condamne Voltaire 5 Voltaire, chose bizarre, d'un esprit si
large et d'un goût si étroit, à la fois férulant et férule, comme eût dit l'énergique
du seizième siècle.
langue de Montaigne.
Tout en maintenant les observations faites aUleurs, et qui portent sur un autre
côte de la question, nous n'avons, certes, nulle intention de nier ni de chagriner le
goût relatif qui joue un rôle utile dans les rhétoriques et les prosodies j mais, sans
vouloir ôter son pain à M. Quicherat, on peut songer à Eschyle et à Isaïe. Qu^'il
nous soit donc permis de le dire, il y a un goût supérieur et absolu qui ne se rédige
pas en formules, et qui est tout à la fois la loi latente et la loi patente de l'art. Ce
goût-là, le vrai, l'unique, est peu connu de ceux qui font profession de l'enseigner.
Ce goût-là, c'est le grand arcane. C'est ce goût supérieur qui, à l'inexprimable stu-
peur de Vitruve, augmente ou diminue, selon on ne sait quelle progression mysté-
rieuse, dans la colonnade du Parthénon, le diamètre des colonnes et l'espacement des
entre-colonnements 3 grosse faute partout ailleurs, beauté là. C'est ce goût supérieur
qui, peu soucieux d'être « sobre », consacre, à chaque instant, dans Ylliade, six, huit,
dix vers à la description minutieuse d'une blessure. C'est lui qui, effronté, lait mettre
Messaline toute nue par Juvénal. C'est lui qui, sentant que la nef va s'écrouler, fai-
sant de nécessité vertu et tirant une beauté d'une infirmité, ajoute aux cathédrales
ces sublimes arcs-boutants, si stupidement critiqués, lesquels semblent les arches
obliques d'un pont de la terre au ciel. C'est lui qui conseille à Rubens d'ajouter,
contrairement à toute vraisemblance, convenons-en, au débarquement de Marie de
Médicis à Marseille, ces tritons soufflant dans des buccins et ces naïades ruisselantes
qui mouillent le tableau. C'est lui qui, dans la Pêche miraculeuse du Vatican, où Jésus
n'est qu'au second plan, met sur le premier plan des oies, montrant leur croupion,
signées Raphaël. C'est lui qui, au milieu du Printemps de Jordaëns, où se dresse
288 WILLIAM SHAKESPEARE.
debout une Eve qui est aussi une Hébé, assoit le satyre à terre, dirige étrangement
ce regard sauvage, et révèle par l'éclair de l'œil d'un faune le mystère ineffable qui
est dans la chair. C'est lui qui, dans le plafond magnifique de Jules Romain, la
Descente des chevaux du Soleil, fait voir Apollon par-dessous, montrant l'humanité de
la divinité. C'est lui qui, ayant à mettre Noé en bas-relief, sculpte audacieusement
le détail biblique en plein portail de Bourges. C'est lui qui contourne de certains
torses de Michel-Ange selon une ligne impossible, arrivant à la sublimité par le
tourment. C'est lui qui fait faire à Priape aux Esquilies ce que raconte Horace, et qui,
dans le désert, fait manger à Ezéchiel ce que raconte l'Écriture.
Le calembour quand il est d'Eschyle, la grimace quand elle est de Goya, la bosse
quand Ésope la porte, le pou quand Murillo l'écrase, la puce quand elle pique \bltaire,
la mâchoire d'âne quand Samson l'empoigne, l'hystérie quand le Cantique des Can-
tiques l'empourpre et l'étalé, Goton au lavoir quand il plaît à Rembrandt de la nom-
mer Suzanne au bain, l'œil crevé quand c'est celui d'Œdipe, l'œil arraché quand c'est
celui de Glocester, la femme qui aboie quand c'est Hécube, le ronflement quand il
vient des Euménides, le soufflet quand le Cid le venge, le crachat quand Jésus le
reçoit, les grossièretés quand Homère les dit, les sauvageries quand Shakespeare les
fait, l'argot quand Villon le parle, la guenille quand Irus la traîne, les coups de bâton
quand Scapin les donne, la charogne quand le vautour et Salvator Rosa la rongent,
le ventre quand Agrippine le découvre, le lupanar quand Régnier nous y mène, l'en-
tremetteuse quand Plaute l'emploie, la seringue quand elle poursuit Pourceaugnac,
les latrines quand Tacite y noie Vitellius et quand Rabelais en barbouille la théocratie,
font partie de ce goût suprême. La carogne de Molière, la catin de Beaumarchais et la
putain de Shakespeare en sont.
De certaines familiarités, des tutoiements altiers, des insolences, si vous voulez,
qui ne peuvent venir que de la grandeur, ne se rencontrent que dans les œuvres sou-
veraines, et en sont le signe. Une fiente d'aigle révèle un sommet.
Les rhétoriques ignorent assez habituellement la valeur des mots qu'elles pro-
noncent. Sel attique. Goût classique. Cherchez le sel attique dans Aristophane ; cherchez
le goût classique dans Homère. Homère ne se fait pas attendre ; dès le premier chant
de V Iliade les gros mots pleuvent. Œil de chien ! Cœur de cerf! C'est Achille qui parle à
Agamemnon. Quant à Aristophane, ouvrez seulement Lysistrafa. Est-ce donc que le
goût manque à Aristophane ? Est-ce donc que le goût manque à Homère ? Le goût
y est partout au contraire, mais le grand goût, le goût incorruptible, manifestation du
beau. Il est dans ce qui choque, il est dans ce qui irrite, invulnérable même dans la
mêlée des mots orduriers et obscènes, comme un dieu qu'il est. Lisez Plaute. Lisez
Horace. Être le beau, là est toute la question. Selon que la beauté, cette lumière, est
absente ou présente, les mêmes mots font Vadé ignoble et Aristophane splendide.
Cependant, constatons-le, ou si l'on veut, avouons-le, devant ce grand goût,
aisément admis du lecteur, le spectateur et l'auditeur se hérissent volontiers. Etre
« académique » , être « parlementaire » , cela plaît aux hommes réunis et enfermes.
Démosthène et Aristophane étaient souvent huésj on leur faisait la «guerre aux
mots». De leur vivant, Shakespeare, Molière et Beaumarchais étaient siffles pour leurs
RELIQUAT. 289
reliefs et leurs saillies. Mauvais goût! disait-on. Ceci est une loi de tous les auditoires,
sénats ou théâtres. Une chose semble refusée aux hommes assemblés, c'est l'imagina-
tion, immense don solitaire.
Certains critiques — sont-ce des critiques? — prennent des sens qui leur manquent
pour des perfections que n'a pas autrui. Quand Beyle, dit Stendhal (le même qui
préférait les mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cjr à Homère et qui tous les
matins lisait une page du Code pour s'enseigner les secrets du style), quand Beyle
raille Chateaubriand pour cette belle expression, d'un vague si précis : « la cime indé-
terminée des forets » , l'honnête Beyle n'a pas conscience que le sentiment de la nature
lui fait défaut, et ressemble à un sourd qui, voyant chanter la Malibran, s'écrierait :
— Qu'est-ce que cette grimace }
Ce goût supérieur, que nous venons, non de définir, mais de caractériser, c'est la
règle du génie, inaccessible à tout ce qui n'est pas lui, hauteur qui embrasse tout et
reste vierge. Yungfrau.
Il y a le goût d'en bas et le goût d'en haut. Le goût selon l'abbé de Bernis, et le
goût selon Pindare. L'admirable, c'est que, de professeur de rhétorique en professeur
de rhétorique, on est venu à qualifier le goût selon Bernis bon ^ut, et le goût selon
Pindare mauvak goût.
Ce grand goût, le goût d'en haut, n'est autre chose que l'acception de chaque
phénomène matériel ou moral pris en soi avec ce droit d'ajouter qui fait partie de la
souveraineté intellectuelle ; c'est on ne sait quel mélange de démesuré et de propor-
tionné qui reste exact même dans les plus prodigieux grossissements 5 c'est la volonté
sévère du vrai qui conserve à l'infusoire toute sa petitesse et au condor toute son
envergure; c'est l'absolu qui exige de chaque chose qu'elle ait sa réalité avant de
l'introduire dans l'idéal, toute fécondation étant à ce prix.
Tout ce que nous venons d'énumérer (et bien d'autres détails que nous pourrions
rappeler) vous déplaît dans les grandes œuvres de l'esprit humain. Eh bien, ce qui
vous choque, essayez de le retrancher, et vous verrez. Le trou se fera. Où vous croirez
avoir ôté le défaut, apparaîtra la lacune, c'est-à-dire le défaut vrai. Vous aurez changé
l'Achille d'Homère pour l'Achille de Racine. Où était la vie, il y aura l'absence. Au
lieu du chef-d'œuvre, vous aurez l'eunuque. Mystère donc que ce goût réfractaire
aux règles et aux méthodes, et respectez-le. Il n'a point de définition possible. Il a
tous les droits, ayant toutes les puissances.
C'est lui qui, après avoir fait les dieux, sentant qu'il faut une satisfaction de plus à
l'infini, fait les monstres.
C'est ce souverain goût, omnipotent comme le génie même dont il est le sens,
qui partage l'orient en deux, donnant à la moitié caucasienne pour point de départ
l'Idéal et à la moitié thibétainc pour point de départ le Chimérique. De là deux poé-
sies immenses. Ici Apollon, là le Dragon. Le groupe du Pythien, ce symbole de la
création même, jette dans l'esprit humain deux ombres, chacune à l'image de l'une
de ses deux figures, et, de cette ombre double qui se bifurque, naissent dans l'art
deux mondes. Ces deux mondes appartiennent au goût suprême, et marquent ses
deux pôles. A l'une des extrémités de ce goût, il y a la Grèce, à l'autre la Chine.
PHILOSOPHIE. — II. 19
IMPnilIflUE lATlOVALf.
290 WILLIAM SHAKESPEARE.
Ayons présente à l'esprit cette vaste variété une de l'art, rendons-nous compte des
tempéraments mêlés aux génies, des climats mêlés aux tempéraments, et des siècles
mêlés aux climats, et en présence des grandes œuvres, réfléchissons, et ne voyons pas
étourdiment un défaut là où il y a souvent une marque inattendue de puissance. Je
conviens que de certaines beautés font ombre et étonnent 5 mais est-ce que le nuage
n'est pas beau quelquefois.? Quand il étudie un génie, le penseur, à l'arrivée d'un
détail flottant, étrange et épars, ne s'efiare pas plus que d'un passage de fumée sur le
ciel.
Quand donc comprendra-t-on que les poètes sont des entités, que leurs facultés,
combinées selon un logarithme spécial pour chaque esprit, sont des concordances,
qu'au fond de tous ces êtres on sent le même être, l'Inconnu, qu'il y a dans ces
hommes de l'élément, que ce qu'ils font ils ont à le faire, bien rugi, lion! qu'ils sont
nécessaires et cUmatériques, qu'il vente, pleut et tonne dans leur œuvre comme dans
la nature, et qu'à certains moments la terre tremble dans leur génie, que les nier, c'est
imbécile.
Certaines œuvres sont ce qu'on pourrait appeler les excès du beau. Elles font plus
qu'éclairer 5 elles foudroient. Étant données les paresses et les lâchetés de l'esprit
humain, cette foudre est bonne.
Allons au fait, parquer la pensée de l'homme dans ce qu'on appelle « un grand
siècle» est puéril. La poésie suivant la cour a fait son temps. L'humanité ne peut se
contenter à jamais d'une tragédie qui plafonne au-dessus de la tête-soleil de Louis XIV.
Il est inouï de penser que tout notre enseignement universitaire en est encore là et
qu'à la fin du dix-neuvième siècle les pédants et les cuistres tiennent bon sur toute la
ligne. L'enseignement littéraire est tout monarchique. Malgré 89, malgré 1830, le
peuple n'existe pas encore en rhétorique.
Pourtant, ô ignorance des professeurs officiels ! la littérature antique proteste contre
la littérature classique et, pour pratiquer le grand art libre, les anciens sont d'accord
avec les nouveaux.
Un jour Béranger, ce français coupé de gaulois, ne sachant ni le latin, ni le grec,
le plus littéraire des illettrés, vit un Homère sur la table de Jouffroy. C'était au plus
fort du mouvement de 1830, mouvement compliqué de résistance. Béranger, rencon-
trant Homère, fut curieux de faire cette connaissance. Un chansonnier, qui voit
passer un colosse, n'est pas fâché de lui taper sur l'épaule. — Lise^-moi donc un peu
de ça, dit Béranger à JouflFroy . Jouffroy contait qu'alors il ouvrit V Iliade au hasard , et
se mit à lire à voix haute, traduisant Httéralement du grec en français. Béranger
écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et s'écria : — Mais il n'y a pas ça! —
Si fait, répondit Jouffroy. Je traduis à la lettre. — Jouffroy était précisément tombe
sur ces insultes d'Achille à Agamemnon que nous citions tout à l'heure. Quand
le passage fut fini, Béranger, avec son sourire à deux tranchants dont la moquerie
restait indécise , dit : Homère eB romantique.
Béranger croyait faire une niche j une niche à tout le monde, et particulièrement
à Homère. Il disait une vérité. Komantique, traduisez primitif.
RELIQUAT. 291
Ce que Béranger disait d'Homère, on peut le dire d'Ezéchiel, on peut le dire de
Plaute, on peut le dire de TertuUien, on peut le dire du Romancero, on peut le dire
des Niehelungen. On a vu qu'un professeur de l'école normale le disait de Juvénal.
Ajoutons ceci : un génie primitif, ce n'est pas nécessairement un esprit de ce que
nous appelons à tort les temps primitifs. C'est un esprit qui, en quelque siècle que ce
soit et à quelque civilisation qu'il appartienne, jaillit directement de la nature et de
l'humanité. Quiconque boit à la grande source est primitif^ quiconque vous j feit
boire est primitif. Quiconque a l'âme et la donne est primitif. Beaumarchais est pri-
mitif autant qu'Aristophane; Diderot est primitif autant qu'Hésiode. Figaro et le
Neveu de Rameau sortent tout de suite et sans transition du vaste fond humain. Il
n'y a là aucun reflet; ce sont des créations immédiates; c'est de la vie prise dans
la vie.
Cet aspect de la nature qu'on nomme société inspire tout aussi bien les créations
primitives que cet autre aspect de la nature appelé barbarie. Don Quichotte est aussi
primitif qu'Ajax. L'un défie les dieux, l'autre les moulins; tous deux sont hommes.
Nature, humanité, voilà les eaux vives. L'époque n'y fait rien. On peut être un
esprit primitif à une époque secondaire comme le seizième siècle, témoin Rabelais,
et à une époque tertiaire comme le dix-septième, témoin MoHère.
Primitifs la même portée <^^ original, avec une nuance de plus. Le poëte primitif,
en communication intime avec l'homme et la nature, ne relève de personne. A quoi
bon copier des hvres, à quoi bon copier des poètes, à quoi bon copier des choses
faites, quand on est riche de l'énorme richesse du possible, quand tout l'imaginable
vous est livré, quand on a devant soi et à soi tout le sombre chaos des types, et qu'on
se sent dans la poitrine la voix qui peut crier Fiat lux!
Le poëte primitif a des devanciers, mais pas de guides. Ne vous laissez pas prendre
aux illusions d'optique, Virgile n'est point le guide de Dante; c'est Dante qui
entraîne Virgile; et où le mène-t-il.? chez Satan. C'est à peine si Virgile tout seul
est capable d'aller chez Pluton.
Le poëte original est distinct du poëte primitif, en ce qu'il peut avoir, lui, des
guides et des modèles. Le poëte original imite quelquefois ; le poëte primitif jamais.
La Fontaine est original, Cervantes est primitif. À l'originalité, de certaines qualités
de style suffisent; c'est l'idée-mère qui fait l'écrivain primitif. Hamilton est original,
Apulée est primitif. Tous les esprits primitifs sont originaux ; les esprits originaux ne
sont pas tous primitifs. Selon l'occasion, le même poëte peut être tantôt original,
tantôt primitif. Molière, primitif dans le Misanthrope, n'est qu'original dans A.mphi-
tryon.
L'originalité a d'ailleurs, elle aussi, tous les droits; même le droit à une certaine
politesse, même le droit à une certaine fausseté. Marivaux existe.
Il ne s'agit que de s'entendre, et nous n'excluons, certes, aucun possible. La
draperie est un goût, le chiffon en est un autre.
Ce dernier goût, le chiffon, peut-il faire partie de l'art.? Non, dans les vaudevilles
de Scribe. Oui, dans les figurines de Clodion . Où la langue manque, Boileau a
raison, tout manque. Or, la langue de l'art, que Scribe ignore, Clodion la sait. Le
bonnet de Mimi Rosette peut avoir du style. Quand Coustou chiffonne une faille
19-
292 WILLIAM SHAKESPEARE.
sur la tête d'un sphinx qui est une marquise, ce taffetas de marbre fait partie de la
chimère et vaut la tunique aux mille plis de la Cjthérée Anadyomène. En vérité, il
n'y a point de règles. Rien étant donné, pétrissez-j l'art, et voici une ode d'Horace
ou d'Anacréon. Une mode de la rue Vivienne, touchée par Cojsevox ou Pradier,
devient éternelle.
Une manière d'écrire qu'on a tout seul, un certain pli magistralement imprimé à
tout le style, un air de fête de la muse, une façon à soi de toucher et de manier une
idée, il n'en faut pas plus pour faire des artistes souverains; témoin Horace. Cepen-
dant, insistons-y, le poëte qui voit dans l'art plus que l'art, le poëte qui dans la poésie
voit l'homme, le poëte qui civilise à bon escient, le poëte, maître parce qu'il est
serviteur, c'est celui-là que nous saluons. Qu'un Goethe est petit à côté d'un Dante !
En toute chose, nous préférons celui qui peut s'écrier : j'ai voulu!
Ceci soit dit sans méconnaître, certes, la toute-puissance virtuelle et intrinsèque
de la beauté, même indifférente.
Si d'aussi chétifs détails valaient la peine d'être notés, ce serait peut-être ici le lieu
de rappeler, chemin faisant, les aberrations et les puérilités malsaines d'une école de
critique contemporaine, morte aujourd'hui, et dont il ne reste plus un seul repré-
sentant, le propre du faux étant de ne se point recruter. Ce fut la mode dans cette
école, qui a fleuri un moment, d'attaquer ce que, dans un argot bizarre, elle
nommait «la forme». La (orme, forma, la beauté. Quel étrange mot d'ordre! Plus
tard, ce fut l'attaque à la grandeur. «Faire grand» devint un défaut. Quand le beau
est un tort, c'est le signe des époques bourgeoises; quand le grand est un crime,
c'est le signe des règnes petits.
La logomachie était curieuse. Cette école avait rendu ce décret : La forme est
incompatible avec le fond. Le style exclut la pensée. L'image tue l'idée. Le beau est
stérile. L'organe de la conception et de la fécondation lui manque. \^nus ne peut
faire d'enfants.
Or, c'est le contraire qui est vrai. La beauté, étant l'harmonie, est par cela même
la fécondité. La forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang. Le
sang, c'est de la chair coulante; la forme, c'est le fond fluide entrant dans tous les
mots et les empourprant. Pas de fond, pas de forme. La forme est la résultante. S'il
n'y a point de fond, de quoi la forme est-elle la forme ?
Nous obj cetera- t-on que nous avons dit tout à l'heure : Kie» étant donné, etc. . . ;
mais Kien n'avait là qu'un sens relatif, nescio quid meditans nugarum, et une bagatelle
d'Horace, c'est quelquefois le fond même de la vie humaine.
Le beau est l'épanouissement du vrai (A/ Splendeur, a dit Platon). Fouillez les
ctymologies, arrivez à la racine des vocables, image et ide'e sont le même mot. Il y a
entre ce que vous nommez forme et ce que vous nommez fond identité absolue,
l'une étant l'extérieur de l'autre, la forme étant le fond, rendu visible.
Si cette école du passé avait raison, si l'image excluait l'idée, Homère, Eschyle,
Dante, Shakespeare, qui ne parlent que par images, seraient vides. La Bible qui,
comme Bossuet le constate, est toute figures, serait creuse. Ces chefs-d'œuvre de
l'esprit humain seraient «de la forme». De pensée point. Voilà où mène un faux
point de départ. Cette école de critique, un instant en crédit, a disparu et est main-
RELIQUAT. 293
tenant oubliée. C'est comme cas singulier que nous la mentionnons ici dans notre
clinique; car, comme l'art lui-même, la critique a ses maladies, et la philosophie de
l'art est tenue de les enregistrer. Cela est mort, peu importe; de certains spécimens
veulent être conservés. Ce qui n'est pas né viable a droit au bocal des fœtus. Nous
j mettons cette critique.
De loi en loi, de déduction en déduction, nous arrivons à ceci : Carte blanche,
coudées franches, câbles coupés, portes toutes grandes ouvertes, allez. Qu'est-ce que
l'océan .? C'est une permission.
Permission redoutable, sans nul doute. Permission de se nojer, mais permission
de découvrir un monde.
Aucun rumb de vent, aucune puissance, aucune souveraineté, aucune latitude,
aucune aventure, aucune réussite, ne sont refusés au génie. La mer donne permission
à la nage, à la rame, à la voile, à la vapeur, à l'aube, à l'hélice. L'atmosphère donne
permission aux ailes et aux aéroscaphes, aux condors et aux hippogriffes. Le génie,
c'est l'omni-faculté.
En poésie, il procède par une continuité prodigieuse d'Iliades, sans qu'on puisse
imaginer où s'arrêtera cette série d'Homères dont Rabelais et Shakespeare font partie.
En architecture, tantôt il lui plaît de sublimer la cabane, et il fait le temple; tantôt
il lui plaît d'humaniser la montagne, et, s'il la veut simple, il fait la pyramide, et,
s'il la veut touffue, il fait la cathédrale; aussi riche avec la ligne droite qu'avec les
mille angles brisés de la forêt, également maître de la symétrie à laquelle il ajoute
l'immensité, et du chaos auquel il impose l'équilibre. Quant au mystère, il en dis-
pose. A un certain moment sacré de l'année, prolongez vers le zénith la ligne de
Chéops, et vous arriverez, stupéfait, à l'étoile du Dragon; regardez les flèches de
Chartres, d'Angers, de Strasbourg, les portails d'Amiens et de Reims, la nef de Co-
logne, et vous sentirez l'abîme. Sa science est prodigieuse. Les initiés seuls, et les
forts, savent quelle algèbre il y a sous la musique; il sait tout, et ce qu'il ne sait pas,
il le devine, et ce qu'il ne devine pas, il l'invente, et ce qu'il n'invente pas, il le crée;
et il invente vrai, et il crée viable. Il possède à fond la mathématique de l'art; il est à
l'aise dans des confusions d'astres et de ciels ; le nombre n'a rien à lui enseigner; il en
extrait, avec la même facilité, le binôme pour le calcul et le rhythme pour l'imagi-
nation; il a, dans sa boîte d'outils, employant le fer où les autres n'ont que le plomb,
et l'acier où les autres n'ont que le fer, et le diamant où les autres n'ont que l'acier^
et l'étoile où les autres n'ont que le diamant, il a la grande correction, la grande
régularité, la grande syntaxe, la grande méthode, et nul comme lui n'a la manière
de s'en servir. Et il complique toute cette sagesse d'on ne sait quelle folie divine, et
c'est là le génie.
C'est une chose profonde que la critique, et défendue aux médiocres. Le grand
critique est un grand philosophe ; les enthousiasmes de l'art étudie ne sont donnés
qu'aux intelligences supérieures ; savoir admirer est une haute puissance.
Quiconque a le fécond souci des questions littéraires, si inépuisables, puisqu'elles
touchent au logos même, quiconque creuse la métaphysique de l'art, quiconque vit
294 WILLIAM SHAKESPEARE.
en familiarité avec les phénomènes de l'esprit, est invinciblement amené à se faire
cette question surprenante qui entr' ouvre le plus profond arcane de la poésie :
Pourquoi les «parfaits» ne sont-ils pas les grands?
Pourquoi Virgile est-il inférieur à Homère ? Pourquoi Anacréon est-il inférieur à
Pindare ? Pourquoi Ménandre est-il inférieur à Aristophane ? Pourquoi Sophocle est-il
inférieur à Eschyle? Pourquoi Lysippe est-il inférieur à Phidias? Pourquoi David
est-il inférieur à Isaïe ? Pourquoi Thucydide est-il inférieur à Hérodote ? Pourquoi
Cicéron est-il inférieur à Démosthène ? Pourquoi Tite-Live est-il inférieur à Tacite ?
Pourquoi Horace est-il inférieur à Juvénal? Pourquoi Térence est-il inférieur à
Plaute? Pourquoi Pétrarque est-il inférieur à Dante? Pourquoi Vignole est-il infé-
rieur à Piranèse ? Pourquoi Van Dyck est-il inférieur à Rembrandt ? Pourquoi Boileau
est-il inférieur à Régnier? Pourquoi Racine est-il inférieur à Corneille? Pourquoi
Raphaël est-il inférieur à Michel- Ange ?
Ceci, nous le répétons, est une question profonde.
Pourquoi tout le côté du dix-neuvième siècle qu'admirent les rhétoriques n'est-il
que néant devant Molière? Pourquoi toute l'école puriste anglaise. Pope, Dryden,
Addison, etc., acharnée sur Shakespeare, ne fait-elle que l'effet d'une mêlée de ver-
mines dans la crinière du lion ?
(Qu'on le remarque, nous disons école puriBe et non école cone£le; il y a entre
puriste et correct la même différence qu'entre prude et chaste.)
Pourquoi ?
C'est qu'il n'y a point de parfaits. La perfection est affirmée, mais non prouvée.
La perfection n'est pas humaine.
Il y a des grands.
L'homme peut être grand.
Si les grands ont l'excès, les parfaits ont le défaut. DeeB aliquid.
Or le défaut supprime la perfection , et l'excès ne supprime pas la grandeur. Loin
de là, il la constate. Le ciel est trop.
Racine, Boileau, Pope, Raphaël, Pétrarque, Térence, Tite-Live, Cicéron, Thu-
cydide, Anacréon, Horace, Virgile, représentent ce qu'on est convenu d'appeler le
goût.
Quant à ceux-ci : Shakespeare, Molière, Corneille, Michel-Ange, Dante,
Tacite, Plaute, Aristophane, Démosthène, Pindare, Isaïe, Eschyle, Homère, si
pour résumer tous ces noms, on cherche un mot, on n'en trouve qu'un : Génie.
Du reste, disons-le en passant, être employés à la formation d'un goût scholas-
tique purement local, se prétendant catholique, c'est-à-dire universel, avec autant de
raison que le dogme romain, être choisis, épluchés, expurgés et dépouillés pour la
composition d'une règle d'école, d'un procédé classique promulgué une fois pour
toutes, d'un code mathématique de la poésie, d'un cahier d'expressions, d'une
formule d'inspiration ayant la mine bourrue d'une pénalité, c'est là, certes, une injure
que ne méritaient pas d'illustres esprits tels qu'Anacrcon, Virgile, Horace, Térence,
Cicéron et Pétrarque, très originaux en définitive.
L'antagonisme supposé du goût et du génie est une des niaiseries de l'école. Pas
RELIQUAT. 295
d'invention plus grotesque que cette prise aux cheveux de la muse par la musc.
Uranie et Calliope en viennent aux coiffes.
Non, rien de tel dans l'art. Tout y est harmonie, même la dissonance.
Le goût, comme le génie, est essentiellement divin. Le génie, c'est la conquête;
le goût, c'est le choix. La griffe toute-puissante commence par tout prendre, puis
l'œil flamboyant fait le triage. Ce triage dans la proie, c'est le goût. Chaque génie
le fait à sa guise. Les épiques mêmes diffèrent entre eux d'humeur. Le triage
d'Homère n'est pas le triage de Rabelais. Quelquefois, ce que l'un rejette, l'autre le
garde. Ils savent tous les deux ce qu'ils font, mais ils ne peuvent jurer de rien ni
l'un ni l'autre, l'idéal, qui est l'infini, est au-dessus d'eux, et il pourra fort bien
arriver un jour, si l'éclair héroïque et la foudre cynique se mêlent, qu'un mot de
Rabelais devienne un mot d'Homère, et alors ce sera Cambronne qui le prononcera.
L'art a, comme la flamme, une puissance de sublimation. Jetez dans l'art, comme
dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l'arsenic, le vert-
de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie,
vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra
le beau.
Chose surprenante et ravissante à affirmer, le mal entrera dans le beau et s'y
transfigurera. Car le beau n'est autre chose que la sainte lumière du bon.
Dans le goût, comme dans le génie, il y a de l'infini. Le goût, ce pourquoi
mystérieux, cette raison de chaque mot employé, cette préférence obscure et souve-
raine qui, au fond du cerveau, rend des lois propres à chaque esprit, cette seconde
conscience donnée aux seuls poètes, et aussi lumineuse que l'autre, cette intuition
impérieuse de la fimite invisible, h\t partie, comme l'inspiration même, de la
redoutable puissance inconnue. Tous les souffles viennent de la bouche unique.
Le génie et le goût ont une unité qui est l'absolu, et une rencontre qui est la
beauté.
Ce qui est dans les lettres est partout. La littérature a cela de magnifique qu'elle a
de toutes parts des fuites de lumière qui se répandent dans les arts , dans la philoso-
phie, dans la politique, dans les mœurs, dans les lois. Elle commence par former le
public, après quoi, elle fait le peuple. Ecrire c'est gouverner; lire c'est adhérer. Les
voyelles et les consonnes portent l'esprit humain comme une charpente porte un édi-
fice. Les vingt-cinq lettres que l'enfent épelle sont l'ossature de la pensée universelle.
L'alphabet est le squelette du verbe. De là cette éternité du mot écrit et cette toute-
puissance du mot imprimé. De là cette vérité peu comprise encore : la question du
goût est intimement liée à la question du pouvoir.
L'effort suprême qui se fait à cette heure dans certaines régions pour maintenir ce
qu'on appelait autrefois « le goût français » est à coup sûr digne de curiosité, et même
d'un certain intérêt; mais, disons-le, c'est un effort à contre-sens, c'est de la nage
remontante que le courant emporte, c'est de la force dépensée en pure perte, c'est du
barrage au progrès. Le goût français ne peut se perpétuer qu'à la condition de se
transformer, c'est-à-dire de devenir goût européen ; comme tige il doit rester France,
296 WILLIAM SHAKESPEARE.
mais comme frondaison il doit devenir Europe. C'est cette transfiguration de la
pensée française en pensée humaine qui est la grande œuvre du dix-neuvième siècle.
progrès.
C'est ainsi que se prépare le vingtième. Nous assistons à ce sublime travail. Toute
réaction en sens contraire, eût-elle une apparence de réussite momentanée, est inutile
et caduque, sort fatal et mérité des réactions, quelles qu'elles soient, politiques et
littéraires, religieuses et philosophiques. Qui marche en arrière ne marche pas. Allez
en avant. Sortez du dix-septième siècle si vous voulez être du dix-neuvième. Si vous
voulez rester français, devenez européens. Quittez le vieux goût pour le nouveau.
Comment perpétuerez-vous la monarchie littéraire de Louis XIV là où sa monarchie
politique a disparu.? Boileau régnant implique Louvois gouvernant. Ce qui allait à
l'œil-de-bœuf ne va pas au continent. Le continent est homme fait. Comment
ferez-vous endosser Racine à ce colosse qui a dans la poitrine Dante, Rabelais et
Cervantes.? Continuez l'esprit français, soit, mais non le goût français. Riez avec
Voltaire, mais pas de Shakespeare.
Le goût français, c'est Versailles, l'esprit français, c'est l'univers.
Cet admirable travail, éliminer le goût monarchique et propager l'esprit universel,
c'est Paris qui le fait. De là sa suprématie. Car, nous venons de le dire, la question
Goût est identique à la question Pouvoir. Boileau n'est pas moins la monarchie que
Louis XIV.
RELIQUAT.
297
PKOMONTOKIUM SOMNIIW,
Je me rappelle qu'un soir d'ctc, il y a longtemps de cela, en 1834, j'allai à l'Obser-
vatoire. Je parle de Paris, où j'étais alors. J'entrai. La nuit était claire, l'air pur, le
ciel serein, la lune à son croissant 5 on distinguait à l'œil nu la rondeur obscure
modelée, la lueur cendrée. Arago était chez lui, il me fit monter sur la plate-forme.
Il y avait là une lunette qui grossissait quatre cents fois; si vous voulez vous faire
une idée de ce que c'est qu'un grossissement de quatre cents fois, représentez-vous le
bougeoir que vous tenez à la main haut comme les tours de Notre-Dame. Arago
disposa la lunette, et me dit : regardez.
Je regardai.
J'eus un mouvement de désappointement. Une espèce de trou dans l'obscur,
voilà ce que j'avais devant les yeux ; j'étais comme un homme à qui l'on dirait :
regardez, et qui verrait l'intérieur d'une bouteille à l'encre. Ma prunelle n'eut d'autre
perception que quelque chose comme une brusque arrivée de ténèbres. Toute ma
sensation fut celle que donne à l'œil dans une nuit profonde la plénitude du noir.
- — Je ne vois rien, dis-je.
Arago répondit : — Vous voyez la lune.
'^) Cette curieuse lettre d 'Arago nous
montre que Victor Hugo s'était de tout
temps préoccupé d'astronomie :
Monsieur Victor Hugo,
Membre de l'Institut, etc.
Place Royale, n° 6.
Paris.
«Une indisposition m'empéclie, mon cher et
illustre confrère, d'aller vous porter verbalement
la réponse aux questions que vous avez bien voulu
m'adresscr. Je vais donc employer la poste, mais
sous une réserve formelle : vous permettrez,
n'est-ce pas, à un barbare conseiller municipal,
d'aller vous remercier de votre si aimable sou-
venir ?
«Galilée est considéré généralement comme
l'astronome qui a découvert le premier les taclies
du soleil. Cependant, l'ouvrage imprimé dans
lequel on a d'abord fait mention de ce phéno-
mène, est celui de iean FabriciuSj hollandais.
L'épitre dédicatoirc porte la date du ij juin i6iij
les observations citées remontent au commence-
ment de la même année.
«On lit dans la Vie de Charlemagne qu'en
l'an 807, la planète Mercure se projcu sur le
soleil. Il est maintenant démontré que Mercure
ne put pas donner lieu au phénomène observé.
Ce que l'on vit en 807 était donc une véritable,
mais très grosse tache solaire.
«D'autres faits rapportés par les astronomes
grecs et arabes doivent être expliqués de la
même manière.
«Les taches solaires visibles à l'œil nu, visibles
sans le secours des lunettes , sont assez nombreuses
pour qu'on puisse être surpris que les anciens
n'en aient pas fait mention ; mais il y a deux rai-
sons qui expliquent parfaitement ce silence : les
verres colorés, les verres à l'aide desquels on peut
examiner le soleil sans ttre ébloui sont une in-
vention moderne; d'autre part, les hommes voient
difficilement les choses dont leur imagination
n'admet pas l'existence; or les anciens croyaient
à l'incorruptibilité des cieux.
«Vous êtes, ma foi, bien heureux qu'il ne me
reste plus de papier.
«Mille assurances des sentiments les plus dé-
voués.
F. Arago.
«Ce samedi 17 avril.» (1841.)
[Timbre de la poste.]
Au dos de l'enveloppe, Victor Hugo a
écrit : A relire pour Charhma^e.
298 WILLIAM SHAKESPEARE.
J'insistai : — Je ne vois rien.
Arago reprit : — Regardez.
Un instant après, Arago poursuivit : — Vous venez de faire un voyage.
— Quel voyage ?
— Tout à l'heure, comme tous les habitants de la terre, vous étiez à quatre-
vingt-dix mille lieues de la lune.
— Eh bien ?
— "V^us en êtes maintenant à deux cent vingt-cinq lieues.
— De la lune ?
— Oui.
C'était là en effet le résultat du grossissement de quatre cents fois. J'avais, grâce
à la lunette, fait sans m'en douter cette enjambée, quatrevingt-dix-neuf mille sept
cent soixante-quinze lieues en une seconde. Du reste, cet effrayant et subit rappro-
chement de la planète ne me faisait aucun effet. Le champ du télescope était trop
étroit pour embrasser la planète entière, la sphère ne s'y dessinait pas, et ce que j'en
voyais, si j'en voyais quelque chose, n'était qu'un segment obscur. Arago, comme
il me l'expliqua ensuite, avait dirigé le télescope vers un point de la lune qui n'était
pas encore éclairé. Je repris :
— Je ne vois rien.
— Regardez, dit Arago.
Je suivis l'exemple de Dante vis-à-vis de Virgile. J'obéis.
Peu à peu ma rétine fit ce qu'elle avait à faire, les obscurs mouvements de
machine nécessaires s'opérèrent dans ma prunelle, ma pupille se dilata, mon œil
s'habitua, comme on dit, et cette noirceur que je regardais commença à blêmir. Je
distinguai, quoi ? impossible de le dire. C'était trouble, fugace, impalpable à l'oeil,
pour ainsi parler. Si rien avait une forme, ce serait cela.
Puis la visibilité augmenta, on ne sait quelles arborescences se ramifièrent, il se
fit des compartiments dans cette lividité, le pâle à côté du noir, de vagues fils insai-
sissables marquèrent dans ce que j'avais sous les yeux des régions et des zones comme
si l'on voyait des frontières dans un rêve. Pourtant, tout demeurait indistinct, et il
n'y avait d'autre différence que du blême au sombre. Confusion dans le détail,
diffusion dans l'ensemble j c'était toute la quantité de contour et de relief qui peut
s'ébaucher dans de la nuit. L'effet de profondeur et de perte du réel était terrible. Et
cependant le réel était là. Je touchais les plis de mon vêtement, j'étais, moi. Eh
bien, cela aussi était. Ce songe était une terre. Probablement, on — qui? — mar-
chait dessus; on allait et venait dans cette chimère; ce centre conjectural d'une
création différente de la nôtre était un récipient de vie; on y naissait, on y mourait
peut-être ; cette vision était un lieu pour lequel nous étions le rêve. Ces hypothèses
compliquant une sensation, ces ébauches de la pensée essayée hors du connu, fai-
saient un chaos dans mon cerveau.
Cette impression, c'est l'inexplicable. Qui ne l'a pas éprouvée ne saurait s'en
rendre compte.
Qui que nous soyons, nous sommes des ignorants. Ignorants de ceci, sinon de
cela. Nous passons notre vie à avoir besoin de révélations. Il nous faut à chaque
RELIQUAT. 299
instant la secousse du réel. Le saisissement que la lune est un monde n'est pas l'im-
pression habituelle que nous donne cette chose ronde inégalement éclairée paraissant
et disparaissant à notre horizon. L'esprit, même l'esprit du songeur, a des habitudes j
quant au bourgeois il a des centons dans la mémoire, la reine des nuits , la pâle cour-
rih-e, la lune des romances. Le clair de la lune n'évoque pour le peuple qu'Arlequin
et Pierrot. Les poètes qualifient la lune au point de vue terrestre j fiUe de Théa, dit
Hésiode 5 œil de la nuit, dit Pindare ; toi qui gouvernes le silence, dit Horace, qua
silentia re^. Les mjthologies et les religions, interprètes diminuants de la création,
luttent à qui rapetissera cet astre. Pour l'Afrique, c'est un démon, Lunus 5 pour
les phéniciens, c'est Astarté, pour les arabes, c'est Alizat, pour les perses, c'est
Militra, pour les égyptiens, c'est un bœuf. La Gaule, comme pour la chersonèse,
voit dans la lune un prétexte à égorger les naufragés, par la main des magesses aux
adjta de la Troade, par la main des druidesses au cromlech de l'île de Sein. Les
celtes, frappés de sa ressemblance humaine, l'appellent letm, ce qui signifie image,
et l'adorent sur la coUine Aralunœ où est aujourd'hui Arlon. Circé, Trophonius,
Zoroastre, les magiciennes de Thessalie, les pjthonisses de Crotone, les pâtres de
Chaldée, murmurent des paroles attirantes qui font descendre la lune sur la terre.
Pour Anaximandre, la lune est un feu dans un globe concave, c'est-à-dire une
veilleuse au plafond de la nuit. Chez les étrusques, Oreste ayant caché dans un fagot
la lune (lisez la statue de Diane prise par lui à Thoas), on appelle la lune Pharelis.
Les grecs la couvrent de noms, Diane, Phœbe, Proserpine ; la Détache-Ceinture,
Tisiphone ; la Jrappeme de loin, Hécate ; elle invente les filets et s'appelle Dictynne j
quoique vierge, elle est sage-femme, et s'appelle, à cause de ce talent, Lucine à
Égine et Bubastès à Éléphanta; étant triple, elle règne sur les carrefours et s'appelle
Trivia. Elle a soixante nymphes, un carquois, un arc, des biches familières, une
fcrocc pour
meute, et un char d'argent. Elle est chasseresse et guerrière. Elle est jalouse de Niobé
et lui tue ses enfants. Elle est prude; c'est à cause d'elle que Calisto est ourse,
Actéon cerf, Dédalion épervier, mais cette hypocrite a une alcôve où elle donne des
rendez- vous à Endymion, berger et roi; cette alcôve c'est la grotte Latmœ, sur le
mont Latmos en Carie. Elle ne veut pas qu'on découche, elle exige le domicile,
elle veut que les morts même aient leur chez soi, restez dans vos lits, et elle punit
les mânes surpris par elle en état de vagabondage ; elle condamne à cent années de
larmes nocturnes l'esprit des corps sans sépulture. C'est là, dit Hésiode, ce que
Jupiter a enseigné aux hommes. Telle est la lune payenne ; la lune juive est à peu
près de même réalité. Le pseudo Dieu qui rédige la Bible n'en sait pas plus long ; il
dit par la bouche d'Ezéchiel : la lune eB une lampe d'argent, et Jéhovah ignore le ciel
aussi bien que Jupiter. Les prêtres prennent le croissant pour le mettre, les uns sur
la tête de Diane, les autres sous les pieds de Marie. Voilà la lune des religions.
De tout cela à être un univers, il y a du chemin. Si les religions ôtcnt sa vraie
poésie à la lune, les sciences n'ont nul souci de la lui rendre; la véritable science, par
dédain de l'hypothèse, la fiiusse science, par recherche des panacées et des pierres
philosophales. La lune, pour l'astrologue, c'est le signe sous lequel il y a dans le
nouveau-né mâle trop de sang de femme, et dans le nouveau-né femelle trop de sang
300 WILLIAM SHAKESPEARE.
d'homme ; d'où l'hermaphrodite et l'androgyne et les faux sexes 5 et la lune crée sur
la terre Sodome. Pour l'alchimiste, c'est l'argent, luna, lumen minm, le soleil étant
l'or. Pour les savants positifs et pratiques, c'est une force, faisant coïncider avec ses
syzjgies les hautes et basses marées j Newton la calcule, la latitude de la lune est la
mesure des angles des nœuds et ne passe jamais cinq degrés j Hock tâte sa chaleur,
et lui trouve si peu de calorique et de clarté qu'il faudrait cent quatre mille trois cent
soixante-huit pleines lunes pour équivaloir au soleil à midi. La lune n'a guère moins
à se plaindre de l'astronome qui la fait chiffre que de l'astrologue qui la fait chimère.
Ajoutez à cela la sœur d'A.poUon, la chaste déesse, etc. Les poètes ont créé une lune
métaphorique et les savants une lune algébrique. La lune réelle est entre les deux.
C'est cette lune-là que j'avais sous les yeux.
Je le répète, l'impression est étrange. On a vaguement dans l'esprit toutes les
choses que je viens de dire, et d'autres de même sorte 5 c'est ce qu'on appelle la
science de la lune, on roule cela confusément en soi, et puis par aventure on ren-
contre un télescope, et cette lune, on la voit, et cette figure de l'inattendu surgit
devant vous, et vous vous trouvez face à face dans l'ombre avec cette mappemonde
de l'Ignoré. L'effet est terrifiant.
Autre chose que nous tout près de nous. L'inaccessible presque touché. L'invisible
vu. Il semble qu'on n'ait que la main à étendre. Plus on regarde, plus on se convainc
que cela est, moins on y croit. Loin de se calmer, l'étonnement augmente. Est-il
vrai que cela soit.? Ces pâleurs, ce sont peut-être des mersj ces noirceurs, ce sont
peut-être des continents. Cela semble impossible, et cela est. Ce point noir, c'est
peut-être la ville que Riccioli affirmait voir et qu'il appelait Tycho-f" Ces taches,
sont-ce des empires .? De quelle humanité ce globe est-il le support .? Quels sont les
mastodontes, les hydres, les dragons, les béhémoths, les léviathans de ce milieu } Qu'est-
ce qui y grince ou y rugit? Quelles bêtes y a-t-il là? On rêve le monstre possible
dans ce prodige. On distribue par la pensée dans cette géographie, presque horrible
par la nouveauté, des flores et des faunes inouïes. Quel est le fourmillement de la vie
universelle sur cette surface? On a le vertige de cette suspension d'un univers dans
le vide. Nous aussi, nous sommes comme cela en l'air. Oui, cette chose est. Il
semble qu'elle vous regarde. Elle vous tient. La perception du phénomène devient
de plus en plus nette j cette présence vous serre le cœur 5 c'est l'effet des grands
fantômes. Le silence accroît l'horreur. Horreur sacrée. Il est étrange d'entrevoir une
telle chose et de n'entendre aucun bruit. Et puis, cette chose se meut. Le mouve-
ment déplace ces linéaments. L'obscurité se complique d'effacement. L'énorme simu-
lacre se défait et se recompose. Impossible de distinguer rien de précis. Impossible de
détacher ses yeux de ce monde spectre. Quel deuil! quelle brume de gouffre! quelle
ombre ! cela n'est peut-être pas.
Tout à coup, j'eus un soubresaut, un éclair flamboya, ce fut merveilleux et
formidable, je fermai les yeux d'éblouisscment. Je venais de voir le soleil se lever
dans la lune.
L'éclair fit une rencontre, quelque chose comme une cime peut-être, et s'y heurta,
une sorte de serpent de feu se dessina dans cette noirceur, se roula en cercle et resta
immobile j c'était un cratère qui apparaissait. A quelque distance, un autre éclair, une
RELIQUAT. 301
autre couleuvre de lumière, un autre cercle 5 deuxième cratère. Le premier est le
volcan Messala, me dit Aragoj le deuxième est le Promontorium Somnii. Puis
successivement resplendirent, comme les couronnes de flamme que porte l'ombre,
comme les margelles de braise du puits de l'abîme, le mont Proclus, le mont Cléo-
mèdes, le mont Petœvius, ces vésuves et ces etnas de là-haut; puis une pourpre
tumultueuse courut au plus noir de ce prodigieux horizon, une dentelure de char-
bons ardents se hérissa, et se fixa, ne remuant plus, terrible. C'est une chaîne d'Alpes
lunaires, me dit Arago. Cependant les cercles grandissaient, s'élargissaient, se mê-
laient par les bords, s'exagéraient jusqu'à se confondre tous ensemble j des vallées se
creusaient, des précipices s'ouvraient, des hiatus écartaient leurs lèvres que débordait
une écume d'ombre, des spirales profondes s'enfonçaient, descentes effrayantes pour
le regard, d'immenses cônes d'obscurité se projetaient, les ombres remuaient, des
bandes de rajons se posaient comme des architraves d'un piton à l'autre, des nœuds
de cratères faisaient des froncements autour des pics, toutes sortes de profils de four-
naise surgissaient péle-méle, les uns fumée, les autres clarté; des caps, des promon-
toires, des gorges, des cols, des plateaux, de vastes plans inclinés, des escarpements,
des coupures, s'enchevêtraient mêlant leurs courbes et leurs angles; on voyait la
figure des montagnes. Cela existait magnifiquement. Là aussi la grande parole
venait d'être dite ; fiât lux. La lumière avait fait de toute cette ombre soudain vivante
quelque chose comme un masque qui devient visage. Partout l'or, l'écarlate, des
avalanches de rubis, un ruissellement de flamme. On eût dit que l'aurore avait
brusquement mis le feu à ce monde de ténèbres.
Arago m'expliqua, ce qui du reste se comprenait de soi-même, que, tandis que je
regardais, le mouvement propre de la lune avait tourné peu à peu vers le soleil la
lisière de la partie obscure, de sorte qu'à un moment donné le jour y avait fait son
entrée.
Cette vision est un de mes profonds souvenirs.
Pas de plus mystérieux spectacle que cette irruption de l'aube dans un univers
couvert d'obscurité. C'est le droit à la vie s'affirmant dans des proportions sublimes.
C'est le réveil démesuré. Il semble qu'on assiste au paiement d'une dette de Tin-
fini.
C'est la prise de possession de la lumière.
Quelque chose de pareil arrive parfois à des génies.
La renommée a des retards. Une création colossale ' sortie d'un esprit est par on
ne sait quel hasard triste restée inaperçue. Cette œuvre est sous le linceul de l'igno-
rance universelle. Cette œuvre fait partie de ce qui n'existe pas ; elle est nivelée par
l'ombre avec le néant. Un glacial déni de lumière pèse sur elle. La vaste iniquité des
ténèbres la submerge. Son phénomène, perdu sous des profondeurs de brume,
semble condamné à cet avortement funèbre, l'épanouissement pour la nuit. Les
années ont passé. Le chef-d'œuvre est là, plongé dans l'obscurité comme cette grande
lune sombre, attendant. Il attend la gloire, comme elle le soleil. Quand vient la
justice .-* Quel est le mystère de ces lentes évolutions.? Dans quelle orbite et selon
quelle loi se meut la postérité? L'ombre est épaisse, la chose immense est dans cette
302 WILLIAM SHAKESPEARE.
nuit, cela peut durer des siècles. Lugubre attente. Soudain, brusquement, un jet
de lumière éclate, il frappe une cime, et voilà Hamlet visible, puis la clarté augmente,
le jour se fait, et successivement, comme dans la lune le mont Messala, le Promon-
toire des Songes, le volcan Proclus, tous ces sommets, tous ces cratères, Othello,
Koméo et Juliette, hear, Macbeth, apparaissent dans Shakespeare, et les hommes stupé-
faits s'aperçoivent qu'ils ont au-dessus de leur tête un monde inconnu.
Ce promontoire du Songe, dont nous venons de parler, il est dans Shakespeare.
Il est dans tous les grands poètes.
Dans le monde mystérieux de l'art, comme dans cette lune où notre regard
abordait tout à l'heure, il y a la cime du rêve. A cette cime du rêve est appuyée
l'échelle de Jacob. Jacob couché au pied de l'échelle, c'est le poëte, ce dormeur qui
a les yeux de l'âme ouverts. En haut, ce firmament, c'est l'idéal. Les formes blanches
ou ténébreuses, ailées ou comme enlevées par une étoile qu'elles ont au front, qui
gravissent l'échelle, ce sont les propres créations du poëte qu'il voit dans la pénombre
de son cerveau faisant leur ascension vers la lumière.
Cette cime du Rêve est un des sommets qui dominent l'horizon de l'art. Toute
une poésie singulière et spéciale en découle. D'un côté le fantastique; de l'autre le
fantasque, qui n'est autre chose que le fantastique riant; c'est de cette cime que
s'envolent les océanides d'Eschyle, les chérubins de Jérémie, les ménades d'Horace,
les larves de Dante, les andryades de Cervantes, les démons de Milton et les ma-
tassins de Molière.
Ce promontoire du Songe quelquefois submerge de son ombre tout un génie,
Apulée jadis, Hoffmann de nos jours. Il empUt une œuvre entière, et alors cela est
redoutable, c'est l'Apocalypse. Les vertiges habitent cette hauteur. Elle a un pré-
cipice, la folie. Un des versants est farouche, l'autre est radieux. Sur l'un est Jean
de Pathmos, sur l'autre Rabelais. Car il y a la tragédie rêve et il y a la comédie
songe.
Melpomène, aux sourcils rapprochés, a beau pleurer et rugir sur les rois; Thalie,
grâce autant que muse, a beau bafouer le peuple; elles ont beau, l'une et l'autre,
sembler humaines et être humaines; la clarté du surhumain apparaît dans les yeux
stellaires de ces deux masques.
De là dans la poésie une sorte de monde à part. C'est le monde qui n'est pas et
qui est. Niez donc la réalité de Caliban. Contestez donc l'existence du Petit Poucet.
Tâchez donc, à moins que vous ne soyez Boileau en personne, le vrai Boileau,
Nicolas, fils de Gilles, tâchez donc de ne pas vous intéresser à VHomme sans Omhre.
Dites à Titania : Tu n'es pas! Si vous lui donnez ce soufflet, elle vous le rendra.
Car c'est vous, bourgeois, qui n'êtes pas.
Tout songeur a en lui ce monde imaginaire. Cette cime du rêve est sous le crâne
de tout poëte comme la montagne sous le ciel. C'est un vague royaume plein du
mouvement inexprimable de la chimère. Là on vit de la vie étrange de la nuée.
Il y a dans tout de l'errant et du flottant. La forme dénouée ondule mêlée à l'idée.
RELIQUAT. 303
L'âme est presque chair, le corps est presque esprit. On pousse la réalité jusqu'à
dire, le cas échéant, le mot de Cambronne, et l'on s'y appelle crûment Bottom.
Un fantôme crie à l'autre : «Tais-toi, fils de putain!» On échange les répliques
d'Antonio et du Bosseman dans la Tempête. On est impalpable au point de fondre
comme Ariel dans le parfum d'une fleur. C'est l'impossible qui se dresse et qui
dit : Présent. L'être commencé homme s'achève abstraction. Tout à l'heure il avait
du sang dans les veines; maintenant il a de la lumière, maintenant il a de la nuit,
maintenant il se dissipe. Saisissez-le, essayez, il a rejoint le nuage. Du réel ronge
et disparaissant sort un fantôme comme du tison une fumée.
Tel est ce monde, autant lunaire que terrestre, éclairé d'un crépuscule.
Quant à la quantité de comédie qui peut se mêler au rêve, qui ne l'a éprouvé.?
on rit endormi.
L'assoupissement du corps est-il un réveil des facultés inconnues, et nous met-il
en relation avec les êtres doués de ces facultés, lesquels ne sont point perceptibles à
notre organisme quand la bête le complique, c'est-à-dire quand nous sommes
debout, allant et venant en pleine vie terrestre .f* Les phénomènes du sommeil
mettent-ils la partie invisible de l'homme en communication avec la partie invisible
de la nature.? Dans cet état les êtres, dits intermédiaires, dialoguent-ils avec nous?
jouent-ils avec nous.? jouent-ils de nous.? Ce n'est pas ici le lieu d'aborder ces ques-
tions, plus scientifiques que ne le croit l'ignorance d'une certaine science. Nous
nous bornons à dire que ceux qui observent sur eux-mêmes la surprenante vie du
sommeil font beaucoup de remarques.
Le problème de la chair au repos a de tout temps sollicité et tourmenté les méta-
physiciens sérieux. L'assoupissement a des parties transparentes; une vague étude
est possible dans ce nuage, et la fouille du sommeil tente les chercheurs. C'est une
sorte de pêche aux perles dans l'océan inconnu. Ce qu'on peut extraire du sommeil
étudié préoccupait particulièrement un grave et sagace esprit contemporain, JoufFroy.
Béranger, son ami, riait et lui disait : «Vous voulez saisir l'insaisissable». En efiet,
on ne peut rien fixer, et par conséquent rien affirmer, dans ces mirages obscurs.
Mais de certaines apparences persistantes finissent par se coordonner, et frappent, à
travers la brume de l'assoupissement, l'attention des observateurs du sommeil. Tout
demeure hypothèse, mais pourtant, sans perdre absolument leur caractère conjec-
tural, quelques faits se condensent. Un de ces faits a on ne sait quoi de formidable;
le voici : il existe une hilarité des ténèbres. Un rire nocturne flotte. Il y a des
spectres gais.
«Le Malin est dans la nuit», disait la crédulité naïve du moyen-âge, donnant à
ce mot « malin » son double sens.
L'art s'empare de cette gaîté sépulcrale. Toute la comédie italienne est un cau-
chemar qui éclate de rire. Cassandre, Trivelin, Tartaglia, Pantalon, Scaramouche,
sont des bêtes vaguement incorporées à des hommes; la guitare de Sganarelle est
faite du même bois que la bière du Commandeur; l'enfer se déguise en farce; Poli-
chinelle, c'est le vice deux fois difforme, peccatiim bi-^bhosum, comme parle le bas
latin de Glaber Radulphus; le spectre blanc coud des manches à son suaire, et
304 WILLIAM SHAKESPEARE.
devient Pierrot j le démon écaillé, à face noire, devient Arlequin; l'âme, c'est Colom-
bine.
L'homme danse volontiers la danse macabre, et, ce qui est bizarre, il la danse
sans le savoir. C'est à l'heure où il est le plus gai qu'il est le plus funèbre. Un bal
en carnaval, c'est une fête aux fantômes. Le domino est peu distinct du linceul.
Quoi de plus lugubre que le masque, face morte promenée dans les joies ! L'homme
rit sous cette mort. La ronde du sabbat semble s'être abattue à l'Opéra, et l'archet
de Musard pourrait être fait d'un tibia. Nul choix possible entre le masque et la
larve. Stryga vel masca. C'est peut-être Rigolboche, c'est peut-être Canidie. Des bru-
colaques et des lycanthropes se perdraient dans cette foule. Ces voiles blancs et noirs
traverseraient un cimetière sans le troubler. Un débardeur tutoie peut-être un vam-
pire. Qui sait si cette cohue obscène n'a pas, en venant ici, laissé derrière elle des
fosses vides.? Il n'est pas bien sûr que ce sergent de ville qui passe ne mène pas un
squelette au poste. Sont-ce des ivrognes .f' Sont-ce des ombres? Le mardi-gras descend
de la Courtille, à moins qu'il ne revienne de Josaphat.
Ce somnambulisme est humain. Une certaine disposition d'esprit, momentané-
ment ou partiellement déraisonnable, n'est point un fait rare, ni chez les individus,
ni chez les nations. Il est certain, par exemple, que tout autocrate est dans une
situation cérébrale particulière. Le pouvoir absolu enivre comme le génie, mais il a
cela de redoutable qu'il enivre sans contrepoids. L'homme de génie et le tjran sont
l'un et l'autre pleins d'un démon; ils sont tous deux souverains; mais, dans l'homme
de génie, la raison étant égale à la puissance, l'esprit reste en équilibre. Dans le
tyran, l'omnipotence étant habituellement accompagnée de la toute-bêtise, et d'ail-
leurs purement matérielle, la cervelle misérable bascule à chaque instant. Alors vous
avez de ces spectacles-ci : Louis XV enseignant le catéchisme aux petites fiUes du
Parc-aux-Cerfs.
Souvent l'état de rêve gagne les hommes graves, les savants, les théologiens, les
remueurs d'in-folio. Je ne sais plus quel bonhomme docte, savantissime, fort
farouche sur toute chose, dont parle Claude Binet, racontait ses rendez- vous d'amour
avec une princesse du sang royal morte depuis cent cinquante ans. David Pareus,
oracle de la sapience à Heidelberg, rêve qu'un chat lui égratigne le visage, et le
mentionne dans son journal du 16 décembre 161 7, avec cette note : Somnium sine
dtibio omnino sum. Et il part de là pour dire : A. quoi bon fortifier Heidelberg i? Jurieu
croyait avoir de la cavalerie se battant dans son ventre. Pomponace était devenu chi-
mérique au point de ne presque plus savoir comment on s'y prend pour dormir,
boire, manger et cracher; il disait lui-même de lui-même : insomnis et insanm.
Scioppius n'était évidemment pas sain d'esprit quand, par crainte des jésuites, il
prenait un faux nez à chaque livre qu'il écrivait, s'appelant successivement Vargas,
Sotelo, Hay, Krigsoeder, Denius, A Fano Sancti Benedicti, Junipère d'Ancône,
Grosippe et Grobinius.
Les institutions graves ne sont pas plus exemptes d'insanités que les hommes
graves. L'Eglise damne les sauterelles. On conserve dans les pouillés de la cathédrale
de Laon un mandement de l'cvêque de 1120 contre les charançons. En IJ16, l' officiai
RELIQUAT. 305
de Troyes rend cet arrêt : «Parties ouïes. Élisant droit sur la requeste des habi-
tants de Villenoxe, admonestons les chenilles de se retirer dans six jours, et, à
déÊiut de ce faire, les déclarons maudites et excommuniées. » Le Parlement de
Paris, faisant pendre une truie sorcière, rêve et extravague. La Sorbonne, faisant
défense et inhibition de guérir les maladies au quinquina, « écorce scélérate», est
complètement folle.
Les multitudes, ainsi que nous venons de l'indiquer, ne sont point exemptes de
ces contagions. Les peuples, même libres, ont leurs tics comme les despotes ont
leurs lubies. Le peuple anglais, en masse, copiant le nœud de cravate de Brummel,
n'est-il pas en état de rêve tout autant que Charles-Quint montant des pendules ou
Domitien décapitant des mouches ?
Est-il un rêve plus absurde que celui d'Origène.? Celui-là, certes, ne semble pas
contagieux. Il l'est. La religion des eunuques volontaires existe. Alle2 en Russie,
vous l'j trouverez. Les origénistes s'appellent Skop^i; ils sont trente mille; et en
attendant le jour où le feu czar Pierre III, leur messie, viendra mettre en branle
la grosse cloche du Kremlin à Moscou, ils se mutilent stoïquement, somnambules
au point de n'être plus des hommes.
Une science tout entière peut tomber en somnambuUsme. La médecine est parti-
culièrement sujette à cet accident. Le mojen-âge a été pour elle une longue éclipse,
et l'on pourrait presque dire que jusqu'au dix-huitième siècle la médecine a rêvé. Le
bol d'Arménie, la thériaque, l'électuaire de Sennert contre les maladies du cœur,
forgé de trente-deux substances, parmi lesquelles l'or, le corail, l'ambre, le saphir,
l'émeraude et la perle, la fameuse poudre panacée faite avec des nombrils de singes
du golfe Persique, tous ces remèdes semblent des cauchemars. De réalité, point.
On damne, de par la Bible, Harvej, le circulator du sang, comme Galilée, le circulator
des planètes. L'hygiène était formidable. En une seule année, Bouvart, médecin de
Louis XIII, faisait traverser le roi par deux cent quinze médecines et deux cent
douze cljstères. Les facultés guerroyaient; le diagnostic combattait la drogue; saint-
Côme attaquait saint-Luc ; les médecins se déclaraient homériques et les apothicaires
bibliques; les premiers se disaient descendants de Machaon et de Poladire, et les
seconds entendaient remonter jusqu'au prophète qui inventa pour Ézéchias le cata-
plasme de figues sèches; Fleurant prenait pour ancêtre Isaïe. Le tournoi médical pour
et contre l'antimoine rendait fous furieux Renaudot, Guénaut, et Guy-Patin, et
Courtaud, champion de Montpellier, et Guillemeau, champion de Paris, Cependant
mourait qui voulait. Les malades avaient la fièvre et les médecins le déhre.
Quelquefois une époque est maniaque. La Renaissance a donné à l'Europe pen-
dant trois siècles la foUe payenne. Théagène et Chariclée et les pastorales de Longus
arborent une sorte de civilisation mythologique, galante et bergère. La Fontaine
écrit :
Depuis que la cour d'Amathonte
S'est enfuie à Bois-le- Vicomte. . .
Apollon gardeur de moutons était le type auquel le cardinal de Richelieu s'ef-
forçait de ressembler. En France, il y avait une sorte d'Olympe gaulois. Les dieux
PHILOSOPHIE. — II. 20
306 WILLIAM SHAKESPEARE.
rencontraient les druides dans les oseraies fleuries du Lignon. On poussait la bergerie
jusqu'à la bergerade. On n'était plus en France, mais en Arcadie. On écrivait le Berger
extravagant. Ronsard, épris d'une femme de la cour, changeait Estrée en Astrée. Les
tritons et les néréides, Rubens l'atteste, débarquaient Marie de Médicis à Marseille
et Mercure assistait à son sacre dans l'église de Saint-Denis. "Wblfgang Guillaume,
duc de Neubourg, avait bâti un mont Ida dans son jardin, s'y accroupissait sur un
aigle empaillé et faisait tirer le canon pour se croire Jupiter. Louis XIV se déguisait
de bonne foi en soleil. Le maréchal de Saxe à Chambord avait un régiment de
uhlans exquis et fantasque j habits couleur limace, culottes vertes, bottes hongroises,
turbans à crinières, piques à banderoles, avec une compagnie colonelle de nègres
vêtus de blanc sur des chevaux blancs, et en queue une batterie de longs canons de
cuivre dans des boîtes de sapin sur de petits chariots, et en tête une musique chinoise}
le comte de Saxe passait la revue de ce régiment joujou, en grand costume de
maréchal-général, et suivi d'une pleine gondole de déesses à peu près nues, Junons,
Minerves, Hébés, Vénus, Flores, etc., qui étaient des filles entretenues par lui dans
son château des Pipes, près Créteil, et dans sa petite maison de la rue du Battoir.
Elisabeth d'Angleterre, avant eux, avait eu son Parnasse et son Olympe. Cette
pédante était digne d'être pajenne. Elle habillait ses femmes en dryades et ses valets
de pied en satyres j à Hampton-Court, elle faisait danser autour d'elle les Jeux et les
Ris, qui étaient ses pages. Elle ne se faisait point sacrer par Mercure, n'étant pas
catholique comme Marie de Médicis, mais elle ne haïssait pas d'être conduite à sa
chambre à coucher par ce dieu orné du caducée et des talonnières d'ailes. A Norwich,
un beau jour, les aldermen lui servirent sur un plat d'argent un Cupidon qui offrit
une flèche d'or aux cinquante ans de Sa Majesté. Leicester lui donna une fête à
Kenilworth. Il y avait un étangs occasion de mythologie. Laneham et sir Nicholas
Lestrange étaient là, et le racontent. Arion sur le dos d'un dauphin et Triton ayant
la figure d'une sirène, sortirent des roseaux et chantèrent à Elisabeth des vers de
Leicester. Tout à coup, Arion, troublé par la reine ou enroué par l'étang, s'arrêta
court, déchira son habit mythologique et cria : «Je ne suis pas Arion, je suis l'hon-
nête Henry Goldingham. » Elisabeth, déesse, rit. Elle redevenait réelle, et femme
et reine pour de bon, quand il s'agissait de couper la tête à Marie Stuart, plus
belle qu'elle.
Un écrivain tellement mystérieux qu'il est presque sinistre, positif cependant et
pratique jusqu'à l'horreur, poussant l'obéissance à la réalité jusqu'à l'acceptation du
crime, une sorte de pontife effrayant du fait accompli, Machiavel, qui le croirait.?
est, ou semble être, lui aussi, en proie au rêve. Les lignes qu'on va lire sont
de lui :
«Je ne saurois en donner la raison, mais c'est un fait attesté par toute l'histoire
ancienne et moderne que jamais il n'est arrivé de grand malheur dans une ville ou
dans une province qui n'ait été prédit par quelques devins ou annoncé par des révé-
lations, des prodiges ou autres signes célestes. Il seroit fort à désirer que la cause en
fût discutée par des hommes instruits dans les choses naturelles et surnaturelles,
avantage que je n'ai point. Il peut se faire que notre atmosphère étant, comme
l'ont cru certains philosophes, habitée par une foule d'esprits qui prévoient les choses
RELIQUAT. 307
futures par les lois mêmes de leur nature, ces intelligences, qui ont pitié des
hommes, les avertissent par ces sortes de signes, afin qu'ils puissent se tenir sur
leurs gardes. Quoi qu'il en soit, le fait est certain, et toujours après ces annonces
on voit arriver des choses nouvelles et extraordinaires. » (Machiavel, Discours sur
Tite-hive, i, 56.)
Ainsi le machiavélisme se complique de la foi aux présages. Machiavel, devin,
eût rencontré sans rire Machiavel, augure.
Cette tendance de l'homme à verser dans l'impossible et l'imaginaire est la source
du Credo quia ahsurdum. Elle crée dans la religion l'idolâtrie et dans la poésie la chi-
mère. L'idolâtrie est mauvaise. La chimère peut être belle.
Tout un art complet, la musique, admirable en Italie et plus admirable encore en
Allemagne, appartient au rêve. La musique est belle en ItaUej en Allemagne, elle
est sublime. Cela tient à ce que l'Italie rêve la volupté et l'Allemagne l'amour. De
là le sourire de Cimarosa et le sanglot immense de Gluck. L'Allemagne a cette
gloire d'avoir jusqu'ici à elle seule la suprématie absolue d'un art, toutes les autres
nations étant forcées au partage des autres arts. Le grand poëte n'est pas grec, car
s'il y a Eschyle, il y a Isaïe; il n'est pas hébreu, car s'il y a Isaïe, il y a Juvénal; il
n'est pas latin, car s'il y a Juvénal, il y a Dante; il n'est pas italien, car s'il y a
Dante, il y a Shakespeare^ il n'est pas anglais, car s'il y a Shakespeare, il y a Cer-
vantes; il n'est pas espagnol, car s'il y a Cervantes, il y a Molière; il n'est pas
français, car s'il y a Molière, il y a tous ceux que nous venons d'énumérer. Le grand
musicien est allemand.
Le grand allemand moderne, ce n'est pas Gœthe, ce n'est pas même Schiller,
c'est Beethoven.
Nous venons de nommer Molière.
Si quelque chose pouvait démontrer la puissance du rêve dans l'art, ce serait de
le voir envahir Molière.
Le prophète, le jour où les montagnes se mirent à sauter comme des béliers,
résista à l'e&rement du prodige jusqu'à l'instant où il vit le mont Ararat lui-même
entrer en danse. Eh bien, Molière aussi, de même que tous les autres poètes, entre
en rêve.
Molière est Poquelin, comme Voltaire est Arouet; Molière est le produit du pilier
des Halles, il est élève de Gassendi, il est l'essayeur d'une traduction de Lucrèce,
il est sceptique, il est le critique perpétuel de son propre enthousiasme; il est Alceste,
mais il est Philinte; Molière est le grand raisonneur qui, heureusement, n'a pas,
comme Voltaire, poussé le raisonnement jusqu'au point où le raisonnement fiiit éva-
nouir la comédie; Molière est homme de génie valet de chambre tapissier; n'importe,
ce désillusionné, ce philosophe qui fait le ht d'un roi, est, à ses heures, chimérique.
«La lune, comme dit Othello, vient de passer trop près de la terre.» C'est Eut,
Molière est atteint comme un simple Shakespeare. Brusquement, tout à coup,
Molière est ivre. Il est ivre de la grande ivresse sombre qui pousse la tragédie à
l'abattoir et la comédie au tréteau. Abattoir sublime; tréteau splendide. MoHère,
20.
3o8 WILLIAM SHAKESPEARE.
subitement éperdu, chancelle du trop plein de la coupe divine, et, comme Horace,
il dit : Ohée ! Dicit Horatim, Ohé! Ce sage devient fou ; et voilà le fantasque qui
arrive, et le grotesque, et le bouffon, et la parodie, et la caricature, et l'excentrique,
et l'excessif; Boileau, glacé d'horreur, «ne reconnaît plus» Molière; les intermèdes
font irruption, la farce fait éclater la comédie; la bouche du mascaron Thalie s'ouvre
jusqu'aux oreilles et vomit les satyres dansants, les sauvages dansants, les cjclopes
dansants, les furies dansantes, les procureurs dansants, les importuns dansants, les
espagnols chantants, les turcs bâtonnants, les lutins faisant des sauts périlleux, le
muphti et les dervis, les matamores parlant patois, et l'ours, et Moron sur l'arbre, et
Scapin avec son sac, et Jupiter dans son nuage, et Mercure dans Sosie, et Sbrigani,
et Pourceaugnac, et Diafoirus, et Desfonandrès; le bourgeois gentilhomme et le
malade imaginaire donnent la réplique aux révérences ironiques, Argan se coiffe
d'un pot de chambre idéal, le latin sorbonesque fait rage; le mamamouchi bara-
gouine, les tiares de chandelles s'allument, les seringues tourbillonnent, l'apothéose
des apothicaires flamboie; et toute cette folie, ô Molière, ajoute à ta sagesse.
Si cela arrive à Molière, cela arrivera à tous.
Le poëte est le fils de la muse; il en est aussi l'enfant.
Mais cette enfance ressemble à celle du nazaréen au temple. Elle enseigne.
Les docteurs l'écoutent; elle a le doigt levé.
Une signification sérieuse et forte se dégage de ces lupercales de l'art. C'est le
vice accentué, c'est le ridicule barbouillé de lui-même, c'est la lie au front de
l'ivrogne. Le laid devient grotesque. La grimace souligne la figure. C'est la physio-
nomie poussée au noir. Qui n'était que poltron est lâche, qui n'était que pédant est
idiot, qui n'était que bête est sot, qui n'était que vil est abject. Toute une philo-
sophie sort de la bouffonnerie. C'est le défaut marqué par l'excès. Il semble que la
farce délie Molière. Ses cris les plus hardis, c'est là qu'il les jette; ses conseils les plus
profonds, c'est là peut-être qu'il les donne. Cela n'empêche pas le duc de Saint-
Aignan de s'indigner du Bourgeois gentilhomme et de profiter du silence du roi pour
crier : « Molière baisse, Molière nj eB plus. Balachon , Balaba , que veut dire cela ?
Molière eB en délire ! »
Soit dit en passant, le duc de Saint-Aignan , si difficile en fait de bon sens, était
le même, qui, en 1664, aux fêtes de \^rsaillcs, maréchal de camp, armé à la grecque,
coiffé d'un casque à plumes incarnates avec dragon, vêtu d'une cuirasse de toile
d'argent à petites écailles d'or, bas de soie pareils, représentait Guidon le sauvage.
Oui, loin d'être un défaut, comme le croient les critiques de surface, cette quan-
tité de rêve inhérente au poëte est un don suprême. Il faut qu'il y ait dans le poëte
un philosophe, et autre chose. Qui n'a pas cette quantité céleste de songe n'est qu'un
philosophe.
Ce quid divinum, \bltaire l'a eu dans ses contes. Là seulement il est poëte.
Remarque frappante, dans ses contes "Voltaire rêve, il pense d'autant plus. Il sort du
réel et entre dans le vrai. Cette gorgée de chimère bue par sa raison la transfigure,
et cette raison devient divination. Voltaire dans ses contes entrevoit presque, et entre-
voit avec amour, la conclusion, disons plus, la catastrophe finale du dix-huitième
RELIQUAT. 309
siècle, catastrophe qui, historien, l'épouvanterait. Il invente, il imagine, il se laisse
aller aux conjectures, il perd piedj il s'envole. Le voilà en plein azur de suppositions
et d'hypothèses. La pensée étoilée était jusque-là restée fermée. C'est l'ouverture de la
déesse. Patuit dea.
Dans toutes les autres œuvres de ce grand Arouet, l'inquiétude du maître lui tire
la manche, la nécessité de plaire aux puissances crée un contre-courant à la bonne
volonté j Trajan elf-il content? Cette courbette revient sans cesse. Le courtisan
encombre le penseur. Le valet déconseille le titan. A "Versailles, il est gentilhomme
ordinaire ; à Potsdam , il a sa clef derrière le dos. De là force platitudes en présence
du fait. La sphère imaginaire rend ses coudées franches à cet esprit. Candide est
sincère j Micromégas prend ses aises. Quand d'une enjambée on est dans Sirius, on
est Hbre. Voltaire dans l'histoire est à peu près un philosophe ; dans le conte, c'est
presque un apôtre.
Poètes, voici la loi mystérieuse : Aller au delà.
Laissez les sots la traduire par extravagare. Allez au delà, extra vaguez, soit, comme
Homère, comme Èzéchiel, comme Pindare, comme Salomon, comme Archiloque,
comme Horace, comme saint-Paul, comme saint-Jean, comme saint-Jérôme, comme
Tertullien, comme Pétrarque, comme Alighieri, comme Ossian, comme Cervantes,
comme Rabelais, comme Shakespeare, comme Milton, comme Mathurin Régnier,
comme Agrippa d'Aubigné, comme MoHère, comme Voltaire. Extra vaguez avec
ces doctes, extravaguez avec ces justes, extravaguez avec ces sages. ,^uos vult AUGEViE
Juppiter dementat.
Ce que les pédants nomment caprice, les imbéciles déraison, les ignorants hallu-
cination, ce qui s'appelait jadis fureur sacrée, ce qui s'appelle aujourd'hui, selon
que c'est l'un ou l'autre versant du rêve, mélancolie ou fentaisie, cet état singulier
de l'esprit qui, persistant chez tous les poètes, a maintenu, comme des réalités, des
abstractions symboliques, la lyre, la muse, le trépied, sans cesse invoquées ou évo-
quées, cette ouverture étrange aux souffles inconnus, est nécessaire à la vie profonde
de l'art. L'art respire volontiers l'air irrespirable. Supprimer cela, c'est fermer la
communication avec l'infini. La pensée du poëte doit être de plain-pied avec l'ho-
rizon extra-humain.
Silène, au dire d'Epicure, était un sage tellement pensif qu'il semblait éperdu. Il
s'abrutissait d'infini. Il méditait si avant dans les choses qu'il allait hors de la vie
et qu'on l'eût dit pris de vin. Ce vin était la rêverie terrible.
Le poëte complet se compose de ces trois visions : Humanité, Nature, Surnatu-
ralisme. Pour l'Humanité et la Nature, la Vision est observation j pour le Surnatu-
ralisme, la Vision est intuition.
Une précaution est nécessaire : s'emplir de science humaine. Soyez homme avant
tout et surtout. Ne craignez pas de vous surcharger d'humanité. Lestez votre raison
de réalité, et jetez-vous à la mer ensuite.
La mer, c'est l'inspiration.
À proprement parler, toute la haute puissance intellectuelle vient de ce souffle,
l'inconnu. Souffle qui est une volonté. Fiat nhi vult. Ce sont là les grands effluves.
3IO WILLIAM SHAKESPEARE.
Les divers ordres de faits qui se rattachent à l'inspiration débordent de toutes parts la
région du rêve et les créations de la poésie imaginaire. Ce majestueux phénomène
psychique, l'inspiration, gouverne l'art tout entier, la tragédie comme la comédie, la
chanson comme l'ode, le psaume comme la satire, l'épopée comme le drame. Mais,
pour le moment, nous ne regardons qu'un détail de ce vaste ensemble.
Donc songez, poètes 5 songez, artistes; songez, philosophes; penseurs, soyez
rêveurs. Rêverie, c'est fécondation. L'inhérence du rêve à l'homme explique tout un
côté de l'histoire et crée tout un côté de l'art. Platon rêve l'Atlantide, Dante le
Paradis, Milton l'Eden, Thomas Morus la Cité Utopia, Campanella la Cité du
Soleil, Hall le Mundus Alter, Cervantes Barataria, Fénelon Salente.
Seulement n'oubliez pas ceci : il faut que le songeur soit plus fort que le songe.
Autrement danger. Tout rêve est une lutte. Le possible n'aborde pas le réel sans on
ne sait quelle mystérieuse colère. Un cerveau peut être rongé par une chimère.
Qui n'a vu dans les hautes herbes du printemps un drame horrible ? Le hanneton
de mai, pauvre larve informe, a volé, voleté, bourdonné; il a Êiit des rencontres,
il s'est heurté aux murs, aux arbres, aux hommes, il a brouté à toutes les branches
où il a trouvé de la verdure, il a cogné à toutes les vitres où il a vu de la lumière, il
n'a pas été la vie, il a été le tâtonnement essayant de vivre. Un beau soir, il tombe,
il a huit jours, il est centenaire. Il se traînait dans l'air, il se traîne à terre; il rampe
épuisé dans les touffes et dans les mousses, les cailloux l'arrêtent, un grain de sable
l'empêtre, le moindre épillet de graminée lui fait obstacle. Tout à coup, au détour
d'un brin d'herbe, un monstre fond sur lui. C'est une bête qui était là embusquée,
un nécrophore, la jardinière, un scarabée splendide et agile, vert, pourpre, flamme
et or, une pierrerie armée qui court et qui a des griffes. C'est un insecte de guerre
casqué, cuirassé, éperonné, caparaçonné : le chevalier brigand de l'herbe. Rien n'est
formidable comme de le voir sortir de l'ombre, brusque, inattendu, extraordinaire. Il
se précipite sur ce passant. Ce vieillard n'a plus de force, ses ailes sont mortes, il ne
peut échapper. Alors c'est terrible. Le scarabée féroce lui ouvre le ventre, y plonge sa
tête, puis son corselet de cuivre, fouille et creuse, disparaît plus qu'à mi-corps dans ce
misérable être, et le dévore sur place, vivant. La proie s'agite, se débat, s'efforce avec
désespoir, s'accioche aux herbes, tire, tâche de fuir, et traîne le monstre qui la mange.
Ainsi est l'homme pris par une démence. Il y a des songeurs qui sont ce pauvre
insecte qui n'a point su voler et qui ne peut marcher; le rêve, éblouissant et épou-
vantable, se jette sur eux et les vide et les dévore et les détruit.
La rêverie est un creusement. Abandonner la surface, soit pour monter, soit pour
descendre, est toujours une aventure. La descente surtout est un acte grave. Pindare
plane, Lucrèce plonge. Lucrèce est le plus risqué. L'asphyxie est plus redoutable que
la chute. De là plus d'inquiétude parmi les lyriques qui creusent le moi que parmi les
lyriques qui sondent le ciel. Le moi, c'est là la spirale vertigineuse. Y pénétrer trop
avant effare le songeur. Du reste toutes les régions du rêve veulent être abordées
avec précaution.
Ces empiétements sur l'ombre ne sont pas sans danger. La rêverie a ses morts, les
fous. On rencontre çà et là dans ces obscurités des cadavres d'intelligences. Tasse,
RELIQUAT. 311
Pascal, Swedenborg. Ces fouilleurs de l'âme humaine sont des mineurs très exposes.
Des sinistres arrivent dans ces profondeurs. Il y a des coups de feu grisou.
Ce promontoire du Songe, dont nous montrons l'ombre projetée sur l'esprit
humain, l'Olympe antique l'avait presque hit visible. Dans l'Olympe, la cime du
rêve apparaît. La chimère propre à la pensée de l'homme n'a jamais été plastique à ce
point. Le songe mythologique est presque palpable par la détermination de la forme.
L'empreinte laissée par l'Olympe au cerveau humain est telle, qu'aujourd'hui
encore, après deux mille ans d'empiétement chrétien sur les imaginations, nous avons,
grâce à l'utile éducation classique grecque et latine, peu d'effort à faire pour aperce-
voir distinctement au fond du ciel l'éternelle montagne ayant à son sommet la fête
de la toute-puissance. Là sourient en plein azur les douze passions de l'homme,
déesses.
Un excès de fréquentation de la mythologie en a fait la surface banale j toutefois,
pour peu que l'on creuse, le grand sens énigmatique se révèle. La foule s'amuse tant
de la fable qu'il n'y a plus de place dans son attention pour le mythe ; mais ce
mythe multiple n'en est pas moins une puissante création de la sagacité humaine,
et quiconque a médité sur l'unité intime des religions prendra toujours fort au
sérieux ce symbolisme payen auquel ont travaillé, selon le compte d'Hermodore
dans ses Disciplines, tous les mages d'Asie pendant cinq mille ans, et plus tard
tous les penseurs grecs depuis Eumolpe, père de Musée, jusqu'à Posidonius, maître
de Cicéron.
Les fictions sont des couvertures de faits. L'allégorie extra vague, attentivement
écoutée par la logique. La mythologie, insensée et délirante en apparence, est un
récipient de réalité. Histoire, géographie, géométrie, mathématique, nautique, astro-
nomie, physique, morale, tout est dans ce réservoir, et toute cette science est visible
à travers l'eau trouble des Éibles. Rien n'est admirable, je dirais presque, rien n'est
pathétique , comme de voir de cette Source où fume et bruit le bouillonnement des
rêves, sortir ces deux grands courants de raison humaine, la philosophie ionienne,
la philosophie italique j Thaïes aboutissant à Théophraste, Pythagore aboutissant à
Épicure.
Le christianisme est plus humain dans un sens, et moins dans l'autre, que le
paganisme. Le mérite du christianisme, c'est d'être humain du bon côté. Le paga-
nisme ne choisit pas; il s'approprie étroitement à l'humanité, à l'humanité toute,
et telle qu'elle est. C'est là la qualité et le défaut du symbolisme payen. Grattez le
dieu, vous trouvez l'homme.
Quoi qu'il en soit, pour qui étudie curieusement la mythologie polythéiste dans
les poètes et les philosophes, il y a la sensation d'une découverte; cette chose ijéputée
banale reprend vie et fraîcheur ; l'approfondissement la renouvelle. Le sens religieux
est partout saisissant, le détail légendaire est souvent imprévu.
Nous avons perdu la familiarité de ces dieux-là. Mais on peut se rendre compte
par la pensée de ce qu'était la superposition de la théogonie payenne à la civiUsation
antique. Une lumière étrange tombait de l'Olympe sur l'homme, sur la bête.
312 WILLIAM SHAKESPEARE.
sur l'arbre, sur la chose, sur la vie, sur la destinée. Cette apothéose était au-dessus
de toutes les têtes. Elle était ravissante et inquiétante, jetant parfois un rayon tra-
Soyez payen et tâchez de vivre tranquille j impossible j l'ubiquité divine vous
harcèle. Elle accable le panthéiste par l'immanence; elle obsède le polythéiste par
l'apparition et la disparition. Elle se masque, se démasque, se remasque; c'est une
perpétuelle poursuite à faire, et rien n'est troublant comme ce va-et-vient impertur-
bable du surnaturel dans la nature. Pour le payen. Dieu est fourmillement. Toute
sa religion est protée. Le payen vit haletant. Qu^est ceci ? c'est une prairie ; non , c'est
une napée. Qu'est ceci? c'est une colline; non, c'est une oréade. Qu'est ceci? c'est
une pierre; non, c'est le dieu Lapis qui peut vous changer en tortue ou en crapaud.
Qu'est ceci? c'est un arbre; non, c'est Priape. Qu'est ceci? c'est de l'eau ; non, c'est
une femme. Prenez garde à l'eau. Elle est perfide comme \^nus. L'océan a la néréide
et l'étang a la limniade. Si vous naviguez, Poséidon vous guette; méfiez-vous du
Brise-Vaisseaux. Egéon est sous l'écume. Redoutez de rencontrer les sept îles Vul-
caines; vous ne sortiriez pas de leurs détroits. Vous n'auriez d'autre ressource que de
vous couper la main droite pour Mulciber et la main gauche pour Tardipes, qui sont
le même dieu, Vblcain. Ce boiteux vous veut manchot. Évitez aussi les îles Echi-
nades; c'est là que Neptune Ypéus cache les filles qu'il enlève, et il n'aime point
les curieux. Vous devinerez la bonne route et, chemin faisant, le sens des présages
qu'on rencontre si, par aventure, vous avez dans votre équipage un matelot telmes-
sien, car à Telmesse tout le monde naît devin.
Un port s'ouvre, n'y entrez point, la tempête vaut mieux; il est gardé par le
dieu Palémon qui tient une clef dans sa main droite. Attention : je crois que ce
paquet d'algues à vau-l'eau est un Glaucus; les Glaucus sont trois, et fort méchants.
Faites un sacrifice à Elpis, la déesse Espérance, et aux Muses couronnées des ailes
hideuses arrachées aux sirènes; craignez les érynnides, sœurs aînées des euménides;
et le soir ne vous endormez pas dans votre hamac fait d'une voile sans avoir adoré
les sept étoiles, couronne de Clotho, la parque qui file, moins mauvaise que Lachesis
qui tourne et qu'Atropos qui coupe. Tremblez d'apercevoir à travers la brume marine
le feu de Lyncée sur la tour de Lyrcos et le feu d'Hypermnestre sur la tour de Larissa.
Ces phares sont des spectres. Ne touchez pas à cette outre; elle contient peut-être
un géant. Une outre crevée donne passage à un ouragan. Surtout ne confondez
pas Téthys avec Thétis, vous seriez perdu. Ne vous brouillez pas avec l'aurore,
mère des \^nts. Tâchez d'être en bons termes avec Busiris, dieu des pirates et roi
d'Espagne. Il est utile aussi quelquefois d'invoquer Eudémonia, la déesse de Lucul-
lus. Si Démogorgon, le vieillard du centre de la terre, est pris d'un accès de toux,
cela fera sauter les flots et vous pourrez bien naufrager. Brûlez de la rognure d'ongles
en l'honneur des deux sœurs farouches Pephredo et Enyo qui vinrent au monde
avec des cheveux blancs. L'une est la lame, l'autre est la houle. Je ne parle pas des
syrtes, des acrocéraunes, des écueils, des dogues aboyant sous l'onde. Autant de
vagues, autant de gueules. Chantez un hymne à Bonus Eventus, le mari de l'Eau,
et à Rubigus, le mari de Flore. Bonus Eventus obtiendra peut-être de l'Eau qu'elle
vous lâche et Rubigus obtiendra de Flore qu'elle vous reçoive. Flore c'est la terre.
RELIQUAT. 313
Si la terre est de bonne humeur, si la Nuit ne lui a pas trop durement écrasé sa
torche sur la tête, si vous lui faites une libation avec une pleine jarre de ces bons vins
du mont Tmolus, si vous êtes assez riche pour avoir dans votre navire une statue de
Jupiter et une statue d'Esculape, toutes deux en or et en ivoire, et celle d'Esculape
plus petite de moitié que celle de Jupiter, si vous êtes dévot à la Gorgone et prêt à
baiser son bras de chair pour éviter sa main d'airain, si toute votre vie vous avez
timidement salué, en passant, les autels dédiés aux dieux d'en haut et les fosses
dédiées aux dieux d'en bas, si enfin vous n'avez jamais insulté les junons des
femmes, vous avez chance de débarquer. Vous êtes à terre.
Bon. Une question : avez- vous, en abordant le rivage, pensé aux six couples des
dieux Consentes? Non? je vous plains. Le mouchard Ascalaphe vous aura probable-
ment dénoncé. Cérès sera furieuse. Elle ameutera les Atlantes contre vous. Attendez-
vous à des malheurs. \bus allez entendre bourdonner à vos oreilles Mellona, la
déesse abeille. C'est fait. Elle vous a piqué. Furoncle. Ménédème en est mort.
Bubona, la déesse bouvière, vous donnera quelque coup de corne. Le dieu Domi-
ducas refusera de vous ramener chez vous; le dieu Jugatinus vous fera cocu. Tirez-
vous d'affeire comme vous pourrez, saluez à haute voix Ops, Idea, Berecjnthia,
Dindjmène, \esta Prisca et \festa Tellus, oflFrez de la marjolaine et un voile de
pourpre jaune à Hjmenéus, battez du tambour en l'honneur des dix Dactyles; vous
pouvez être un peu rassuré maintenant. Prenez terre. Ne vous asseyez pas sur cette
herbe; elle vous ferait poisson. Vous avez une captive avec vous, alors abstenez -vous
de ce temple, c'est le temple de Leucothoë; il est fermé aux femmes esclaves;
abstenez-vous aussi de celui-ci et passez vite, c'est un temple Opertum, les hommes
n'y entrent point. Détournez-vous de ce taillis, il est sacré, il y a là des Ménades,
vous pourriez être mordu par leur lynx. Ayez peur de ces feuilles où il y a de la
clarté, c'est le corymbe de Dionée. Tiens, votre cheval rue et vous renverse à terre,
je le crois bien, et c'est tout simple, vous avez oublié que Neptune s'appelle
Hippius, et vous n'avez jeté aucune touffe de poil dans la mer. Que cette leçon
vous profite. Pressez la mamelle de la première nourrice que vous rencontrerez et
faites-en tomber une goutte de lait en l'honneur de chaque ville où il est né un dieu.
Car les dieux sont d'un pays. Priape est de Lampsaque, Saron est de Corinthe,
Protée est de Tentyris en Egypte; vous savez, pour peu que vous ayez lu Pindare,
que Silène est de Malée, et, pour peu que vous ayez lu Hérodote, vous n'ignorez
pas que Neptune est libyen. A propos, avant de partir pour ce voyage, avez-vous
confié votre patrimoine au Jupiter Horius de l'Hellade et au Jupiter Terminalis du
Latium? c'est que vous pourriez bien ne plus retrouver votre champ. Mercure a si
bien volé au roi Othréus la montagne Phrygos qu'on n'a jamais pu remettre la main
dessus. Il y avait quatre Anticyres; il n'y en a plus que trois; Mercure en a dérobé
une. Et la conséquence de cela, c'est qu'on ne peut plus guérir qu'une folie sur
quatre. C'est Mercure qui a escamoté le grand chemin qui menait à Testudopolis ,
si bien qu'on ne retrouve plus cette ville. Marchez avec prudence. Que rencontrez-
vous là ? un paysan qui fiime sa terre et un paysan qui moud son blé. Point. Ce sont
deux génies. L'un est Pilumnus, dieu du sillon, et l'autre est Picumnus, dieu de la
meule. Tenez -vous sur vos gardes, la déesse Anna Perenna est debout derrière ces
314 WILLIAM SHAKESPEARE.
pâtres qui purifient leurs troupeaux avec de la fumée de soufre. Vénérez ce tas de
fumier, c'est peut-être Saturne. Saturne se nomme Sterculius.
\btre chien jappe j vous voici devant votre maison. La porte est fermée. Avez-
vous la clef.? Espérons que la gâche et le pêne n'ont pas été brouillés par la hargneuse
cousine d'Apollon, Clathra, la déesse serrurière des étrusques. La clef joue, la porte
tourne : entrez. N'embrassez personne, courez d'abord au pénate. En a-t-on eu bien
soin.'' Il faut qu'il soit dans un coin, mais pas dans un trou. Il aime l'ombre, mais
abhorre la poussière. Lui a-t-on bien pendu au cou la buUa du petit enfeint? C'est votre
tuteur domestique. Sojez-lui pieux plus qu'à votre père. Il y a pour chaque homme
le dieu lare dans la maison et le dieu mâne dans le sépulcre. Malheur à qui néglige
ces deux amis! ils deviennent ennemis. Craignez les Superi, redoutez les Inferi.
Ajez présent à l'esprit Pluton, le Riche Triste qui pousse et qui lave. Dis, Ades, Orcus,
Tebrmii; quatre noms inquiétants. Le lieu inférieur est entr' ouvert sous tous les pas
de l'homme. Là est l'horreur. Caron signifie Colère. Il y a, dans cette obscurité,
l'Achéron, c'est-à-dire l'angoisse, le Cocjte, c'est-à-dire la larme, le Styx, c'est-à-dire
le silence, le Léthé, c'est-à-dire l'oubli. Les olympiens sont sévères. Aristandre de
Telmesse a visité l'enfer et y a vu l'âme d'Hésiode liée à un poteau de bronze et
grinçant des dents, et l'âme d'Homère pendue à un arbre. Homère et Hésiode sont
là pour avoir dit trop de choses des dieux. Le cinquième des septXénophons, l'auteur
du Livre des Prodiges, a fait aussi la visite de l'enferj il a constaté les supplices
infligés aux hommes qui n'ont pas rempli le devoir viril vis-à-vis des femmes, et ce
récit a rendu ce philosophe respectable chez les Crotoniates.
Maintenant embrassez votre femme. Informez-vous si, en votre absence, elle a
bien suivi les recommandations du pénate, qui sont : — «Ne nettoyez pas votre
chaise avec de l'huile. — N'ayez point d'image gravée sur votre anneau. — Ne
vous asseyez pas sur le boisseau. — Enfouissez les traces de la marmite dans les
cendres. — Ayez toujours vos couvertures pliées. — Gardez -vous de lâcher de l'eau
le visage tourné vers le soleil. » À cette heure, saluez votre voisin; il faut le ména-
ger, il a peut-être un lare plus puissant que le vôtre. Les démons attachés à chaque
homme sont de force inégale; le génie d'Antoine craignait celui d'Auguste. En
parlant à ce voisin, efforcez-vous de pénétrer sa pensée, et invoquez tout bas Momus,
le dieu qui tâche de faire une fenêtre au cœur de l'homme. Faites votre promenade
ensuite. Ah! les hamadryades sont à considérer. Préoccupez- vous de Lucas, dieu
des branchages; c'est une personne obscure et bizarre. Les bois sont aux buveurs
et aux voleurs; n'y allez pas sans vous recommander à la nymphe Nicéa, amie de
Bacchus, et à la nymphe Yptimé, maîtresse de Mercure. Qu^Yptimé et Nicéa ne
vous fassent pas oublier Calisto, celle de Jupiter; et, quant à Echo, ne lui parlez
point de Pan, vous rendriez jalouse Pythis. Ces précautions prises, vous pouvez
vous promener dans un bois. Surtout, le soir, en rentrant chez vous, évitez le
marais d'à côté, et n'écoutez pas les bavardages des roseaux sur le roi Midas. Cet
âne est dieu.
Cet à peu-près donne quelque idée de la vie fort essoufflée du payen. Le poly-
théisme, c'est le rêve éveillé poursuivant l'homme.
RELIQUAT. 315
Croyait-on donc à tout cela? Sans nul doute. Onomacrite fut chassé d'Athènes
pour avoir été surpris comme il employait les incantations de Musée à tâcher de
faire engloutir par la mer les îles voisines de Lemnos. Il se réfugia en Perse, et se
vengea de son expulsion en déchaînant Xercès sur la Grèce. De là l'attaque de l'Asie
à l'Europe.
Ainsi c'est de la foi aux chimères qu'est venue cette vaste catastrophe où la civi-
lisation grecque a failli sombrer, et voyez l'enchaînement, sans ce traître fou, Ono-
macrite, vous n'auriez pas ce héros, Léonidas.
Ah ! ces chimères , vous n'y croyez pas ! Savez-vous qui s'étonne de votre étonne-
ment.'* c'est Horace.
Somnia, terrores magicos, miracula, sagas.
Nocturnes lémures, portentaque Thessala rides ?
Et Virgile ajoute : Non temnere à'tvos.
Les grands olympiens, suppliés à propos, venaient volontiers en aide aux petits
peuples 5 ces forts secouraient ces faibles 5 c'est grâce à Belus- Apollon que les éthio-
piens battirent Cambyse, et c'est grâce à Mégalé, qui n'est autre que Junon, que les
massagètes battirent Cyrus.
Toutefois les dieux haïssent d'être importunés. «Il est dangereux, dit Hérodote,
de souhaiter beaucoup de choses.» On est pour ou contre ces dieux, mais on les
affirme. Personne n'en doute. Eschyle est ennemi de Jupiter par dévotion à Saturne.
Ce même Eschyle ne parle pas sans anxiété des trois Phorcydes, lesquelles n'ont
qu'un seul œil et qu'une seule dent, dont elles se servent l'une après l'autre. Le
magicien Aceratos épouvante Alexandre en lui of&ant de remplacer Bucéphale par
Pégase, cheval qui désarçonne les bellérophons, et qui d'une ruade va aux astres,
seule écurie digne de lui. Tout voyageur prudent qui traverse la* Libye se botte très
haut de peur des serpents, et se met son manteau sur la tête à cause des gouttes de
sang qui tombent de la tête coupée de Méduse , laquelle va et vient dans ce ciel. J)e
terra anguis, de cœlo sanguis. Euryloque, ce philosophe si colère qu'il poursuivait son
cuisinier dans la rue, une broche fumante et chargée de viandes à la main, cet Eury-
loque, tout disciple de Pyrrhon qu'il était, priait le Dieu Orphée Thesprote de venir
tirer les verrous de sa prison. Pyrrhon lui-même, au dire de Stobée et de Sextus Empi-
ricus, croyait fort à tous ces dieux-là 5 il était grand-prêtre, mais cela ne prouve rien.
Apollodore le Calculateur raconte que Pythagore immola une hécatombe le
jour où il découvrit le carré de l'hypoténuse. Démocrite, voyant son agonie coïn-
cider avec des jours fériés, se faisait approcher un pain chaud des narines, afin de ne
pas expirer pendant les fêtes de Cérès. Socrate n'osait pas mourir sans sacrifier un coq
à Esculape.
Toute cette chimère est pleine de contre-coups. Il faut prendre garde, en heurtant
un de ces dieux, d'en fâcher plusieurs. Il y a des parentés dans ce cauchemar ; ces
monstres vivent en Emilie dans ces ténèbres. Les gorgones sont tantes de Poly-
phème et sœurs du serpent des Hespérides. Et que de sens mystérieux à ces allégo-
ries! Ce mot, nymphe, vient-il du grec lymphe, eau, ou du phénicien néthas, âme.?
3l6 WILLIAM SHAKESPEARE.
Le mystère est contagieux. On s'y englue, on s'y enlise. Qui l'étudié s'y amalgame.
Les philosophes en viennent à participer de la vie mythologique. Hercule ordonne
en songe aux rois de Sparte de croire Phérécyde. Pythagore, s'étant un jour désha-
billé par hasard devant ses trois cents disciples qui gouverruient avec lui les Italiotes,
tous voient qu'il a une cuisse d'or. Une autre fois, comme il traverse le fleuve
Nessus, le fleuve l'appelle à haute voix par son nom : Pythagore! Cratès l'Ouvreur
de portes met un doigt sur sa bouche chaque fois qu'il aperçoit un trou dans la terre,
fût-ce le trou d'un ver, et à qui l'interroge, il dit : Ils sont là! Pausanias, en sortant
de l'antre de Trophonius, a l'air d'un homme ivre. On n'ose pas, seul dans un lieu
désert, parler à voix haute de peur que quelqu'un ne vous réponde. Toute chose est
effrayante à cause de la présence possible d'un dieu. L'horreur panique est telle qu'on
prend la fuite dans les bois.
On le voit, derrière la mythologie, lieu commun des rhétoriques de Demoustier
et de Chompré, il y en a une autre, à peu près inédite. Elle est çà et là, dans
Apulée, dans Strabon, dans Aulu-Gelle, dans Philostrate, dans Longus, dans Hésy-
chius, dans le Lexkon Gracum lliadis et Odjssea, d'Apollonius d'Alexandrie, dans
la Théogonie et le bouclier X Hercule d'Hésiode, dans Etienne de Byzance, tout mutilé
qu'il est, même dans Suidas, lu d'une certaine façon, enfin dans Lactance, qui en
réfutant le paganisme le raconte, l'explique et l'approfondit. Nous venons de soulever
un peu ce rideau des Êibles.
Toute cette fantasmagorie du polythéisme, étudiée aux origines mêmes, reprend
sa figure réelle. Ces dieux si connus et si usés semblent autres. Ainsi, c'est dans
Lactance seulement que la Circé vulgaire des opéras et des cantates devient cette
étrange magicienne des marins, Marica, femme de Faune. Ainsi, tout le monde
connaît les Téleboes, ces peuples qui occupèrent ce guerroyeur malavisé d'Amphi-
tryon pendant que" Jupiter faisait chez lui Hercule, et qui plus tard colonisèrent
Caprée destinée à Tibère j mais pour avoir quelque idée du demi-dieu Taphius, qui
donna son nom à leur île Taphos, et de sa mère Hippothoë, concubine de Neptune,
il faut lire le scholiaste d'Apollonius. Ainsi, la hache proverbiale de Ténédos consa-
crée dans le temple de Delphes et insigne bizarre d'Apollon, ne s'explique que dans
Suidas par les écrevisses du ruisseau Asserina dont l'écaillé était en fer de hache.
Ainsi encore, si l'on poursuit les déesses jusque dans les A.lexipharmaques de Nicandre,
une Vénus assez inattendue se révèle. Vénus, là, se dispute avec le lys j cette querelle
entre deux blancheurs finit mal, et c'est Vénus qui, jalouse, met au beau milieu du
lys ce qu'on y voit encore, et ce que Nicolas Richelet appelle «la vergogne d'un
âne». IJ'trvam asini. Une vague esquisse de Titania et de Bottom semble apparaître
ici.
L'Homme a besoin du rêve.
À la chimère antique a succédé la chimère gothique.
Coup de sifflet du machiniste invisible. Le gigantesque décor de l'impossible
change. Les bandes de ciel et de nuages ne sont plus les mêmes. On tombe d'un
chimérique dans l'autre. Les têtes ailées qui étaient Cupidons sont chérubins.
RELIQUAT. 317
Il y a toujours à l'horizon, sur la terre et en même temps hors de la terre, un
montj c'était l'Oljmpe, c'est le Golgotha. L'allongement d'une immense ombre
de montagne sur un fond mystérieux, rien n'est plus sinistre. Comme ce sommet est
une idée, ce n'est pas seulement une hauteur, c'est une domination. Les sépulcres
qui sont au pied du mont et qui ont laissé sortir leurs fantômes, sont restés ouverts.
Des clartés à forme humaine errent. Les apparences crépusculaires abondent. Les
superstitions prennent corps. La diablerie commence. On voit, sur les premiers plans,
des abbajes, des châteaux, des villes aiguës, des collines contrefaites, des rochers
avec anachorètes, des rivières en serpents, des prairies, d'énormes roses.- La mandra-
gore semble un œil éveillé. Des paons font la roue regardés par des femmes nues
qui sont peut-être des âmes. Le cerf qui a le crucifix entre les cornes boit dans un
lac, à l'écart. L'ange du jugement est debout sur une cime avec une trompette. Des
vieilles filent devant des portes. L'oiseau bleu perche dans les arbres. Le paysage est
difforme et charmant. On entend les fleurs chanter.
Entrent en scène les psylles, les nages, les alungles, les démonocéphales, les dives,
les solipèdes, les aspioles, les monocles, les vampires, les hirudes, les diacogynes, les
stryges, les masques, les salamandres, les ungulèques, les serpentes, les garous,
les voultes, les troglodytes, tout le peuple hagard des noctambules, les uns sautant
sur un seul pied, les autres voyant d'un seul œil, les autres, hommes à sabot de
cheval, les autres, couleuvres autant que femmes ; et les phalles, invoqués des vierges
stériles, et les tarasques toutes couvertes de conferves, et les drées, dents grinçantes
dans une phosphorescence. La Wili, délicate, fluide et féroce, arrête le chevalier qui
passe, et lui promet «une chemise blanchie avec du clair de lune». Salomon qui a
adoré Chamos, idole des Amorrhéens, est salué par Satebos, dieu cornu des Pata-
gons. Les éwaïpoma rôdent j ce sont des hommes qui ont la tête dans la poitrine et
les yeux sous les clavicules. Au fond, dans le ciel livide, on aperçoit les comètes.
Qu'on nous permette ce mot : chimémme. Il pourrait servir de nom commun à
toutes les théogonies. Les diverses théogonies sont, sans exception, idolâtrie par un
coin et philosophie par l'autre. Toute leur philosophie, qui contient leur vérité, peut
se résumer par le mot Religion j et toute leur idolâtrie, qui contient leur politique,
peut se résumer par le mot Chimérisme.
Cela dit, continuons.
Dans le chimérisme gothique, l'homme se bestialise. La bête, dont il se rapproche,
fait un pas de son côtéj elle prend quelque chose d'humain qui inquiète. Ce loup est
le sire Isengrin, ce hibou est le docteur Sapiens.
La tarentule est une rencontre lugubre. Elle abonde sur le mont Reventon. Elle
est là dans son repaire caché par les folles avoines. Elle a une tourelle sur sa forte-
resse comme un baron, une tenture de soie à son mur comme une courtisane et
une lueur dans la prunelle comme un tigre. Elle a une porte qu'elle ferme avec
un verrou. Le soir, elle ouvre sa porte et attend, tapie au premier coude de sa caverne
tubulaire. Malheur à qui passe ! Ceux qu'elle a piqués se cherchent, se trouvent,
se prennent par la main et se mettent à danser la ronde qui ne s'arrête pas j les pieds
s'y usent; les pieds usés, on danse sur les tibias; les tibias s'usent, on danse sur les
genoux; les genoux s'usent, on danse sur les fémurs; les fémurs s'usent, on danse
3i8
WILLIAM SHAKESPEARE.
sur le torse devenu moignon ; le torse s'use, et les danseurs finissent par n'être plus
que des têtes sautelant et se tenant par les mains, avec des tronçons de côtes autour
du cou imitant des pattes, et l'on dirait d'énormes tarentules j de sorte que l'araignée
les a faits araignées.
Cette ronde de têtes use la terre, j creuse un cercle horrible et disparaît. Dans les
Pyrénées, ces cercles s'appellent ouïes {olla, marmite). Il y a Foule de Héas. Gavarnie
est une ouïe.
Dieu ne gagne pas grand' chose à la fantasmagorie gothique. L'homme ne sera
adulte que le jour où son cerveau pourra contenir dans sa plénitude et dans sa simpli-
cité la notion divine. Le Dieu morcelé de l'antiquité est encore le seul que puisse
comprendre le moyen-âge. Le Christ a fait à peine diversion au fétichisme. Un paga-
nisme chrétien pullule sur l'Evangile. La défroque olympique est utilisée. Saint-
Michel prend à Apollon sa pique. Python est baptisé Satan. La troisième vertu
théologale, la Charité, hérite des six mamelles de Cybèle. Je soupçonne l'honnête
dieu Bonus Eventus de se perpétuer sournoisement sous le nom de saint-Bonaven-
ture. La providence, jadis éparpillée en lares et en pénates, s'émiette de nouveau, et
la voilà encore une fois toute petite. Elle est fée du logis, follet de l'alcôve, grillon
du foyer. Elle descend du tonnerre au cri-cri. Elle se fait chat de la maison, et elle
guette et prend sous les pieds des hommes cette espèce de souris, les diables. Le
paganisme est amoindri, mais persiste. L'agape devient church-ale; la bacchanale
devient chienlit. Le dieu est tombé démon, le faune est passé lutin, le cyclope est
raccourci gnome.
Le propre de la superstition, c'est qu'elle reprend de bouture. L'idolâtrie engendre
l'idolâtrie j un fétiche se greffe sur l'autre. Le fond commun de l'erreur humaine ne
se laisse point épuiser par une première chimère. Le Jupiter Capitolin sert deux fois,
une première fois comme Jupiter, une deuxième fois comme saint-Pierre. Allez le
voir, il est encore à cette heure dans la grande basilique de Michel-Ange ; les
bonnes femmes catholiques lui ont usé son orteil d'airain avec des baisers. On lui a
seulement changé sa foudre en trousseau de clefs.
J'étais tout enfant quand ma mère, visitant Rome, me le montra. Un grenadier
de l'armée d'alors, en faction, gardait la statue ^ armée goguenarde et voltairienne
celle-là, et qui ne gagnait point de petites batailles. Je demandai en voyant l'homme
de bronze assis et barbu : « Qu'est-ce que c'est que ça.? — C'est un saint, répondit
ma mère. — No», dit le soldat, ceB Jupin-Jupter Tremblement, le hon Dieu au diable.))
La disparition de réalité n'est pas moindre au moyen-âge que dans l'antiquité. Le
christianisme, à force de saints, est un polythéisme. Nulle copie pourtant du passé j
nulle servilité ; à peine une vague ressemblance çà et là. Dans ces logarithmes de
l'imagination, un terme de plus suffit pour tout changer. C'est un nouveau monde
inouï. De ces mondes inouïs, il y en a autant qu'il y a de sortes de crédulité humaine.
Aucun ne dépasse la légende gothique. En haut le mirage, en bas le vertige. Tous
les zigzags de la bizarrerie compliquent pêle-mêle l'horizon, la terre où il faudrait la
mer, la mer où il faudrait la terre. C'est la géographie du cauchemar. L'histoire ne
s'y superpose qu'en se déformant. Londres s'appelle Troynevant. Tamerlan devient
Tamburlaine. Saint-Magloire est le même que Saint-Malo qui est le même que
RELIQUAT. 319
Saint-Maclou qui est le même que Mac-Clean qui est le même que Meg-Lin qui est
le même que Linus. L'Angleterre est fille d'Iule petit-fils d'Ascagne. Il j a un lord
Ucalégon né dans ce palais de Troie qui, brûlant tout près, a fait hâter le pas à Énéc.
Passent, glissent, flottent et chevauchent des êtres indistincts faits de la substance
du songe, un peu nuage, un peu cœur, Robin-Goodfellow, la dame blanche, la
dame noire et la dame rouge , Samo, roi des vendes , "Will o'the Wisp le Hobby-Horse,
Adonis et Amadis, le moine-bourru, le lord de Misrule, Palmerin d'Olive, et toutes
ces vierges-ljs, et toutes ces femmes-tuUpes, Yolande, Yseult, Yanthe, Griselidis,
Viviane, et la belle Gljnire pensant au duc Cavreuse, et la belle Esclarmonde pen-
sant à Huon de Guyenne, et la belle Maguelonne pensant à Pierre de Provence, et
la belle Rajmonde pensant au beau Raymond, et la belle Marianne pensant à je ne
sais plus qui. Au fond, il y a Gaudisse, amiral de Babylone. En face de Gaudisse
est Galafre, amiral d'Anfalerncj Ivoirin, autre amiral, va et vient. Tous sarrasins.
Sur la lisière de la forêt voisine, l'écureuil, menuisier de la reine Mab, cause avec
le ciron, carrossier des fées. Dans le ravin chemine, traîné par trente jougs de bœufs,
l'arbre de mai, tout chargé de fleurs, monstrueux panache du printemps. La fanfare
du cor de Huon de Bordeaux s'entend jusque dans le royaume des génies, non
moins puissante que la trompe de Triton qui mettait en fuite les géants. Sainte-
îvlarthe a le pied sur la dragonne. Le loup Urian lait des siennes à Aix-la-Chapelle.
La fée Vaucluse, vêtue d'eau claire, donne des distractions à saint-Trophime bâtissant
l'église d'Arles. Quatre guerrières combattent l'idole Borvo-Tomona qui a donné
son nom à la maison de Bourbon. Sous un porche de houx, on entrevoit la Tête
templière qui, tour à tour, comme ces sources alternativement froides et chaudes,
rend des oracles et crache des blasphèmes. Le fadet crie : Ho ! ho ! Tronc-le-Nain
rôde autour de la Table-ronde, où s'accoude Isaïe-le-Triste, fils de Tristan et d'Yseult.
Le Vice dit : Je me nomme Ambidexter.
Deux nuits magiques, la Midsummer et la Christmas, flamboient aux deux
extrémités de l'année. Qui veut livrer bataille aux esprits n'a qu'à aller ramasser,
passé minuit, à la Midsummer, la graine de fougère qui rend invisible. Cette graine
sort de terre à l'heure même où est né saint-Jean. Toute paysanne qui va à la fontaine
broyant du lupin de la Noël entre ses dents, revient avec un manteau de pierreries.
Les jeunes filles errent dans les champs arrachant tous les plantains qu'elles ren-
contrent afin de trouver dans la racine le morceau de charbon qui, mis le soir sous
l'oreiller, leur fera voir en rêve le futur mari.
Des épées fameuses, Durandal, Joyeuse, Courtain, Excalibar, mêlent à tout cela
leur cliquetis. Le duc de Guyenne fait son entrée à Babylone. Charlemagne désire
les quatre grosses dents machelières de l'amiral Gaudisse. Le roi d'Hyrcanie donne un
souper à quelques soudans de ses amis. Agraparde, prince et géant de Nubie, tâche
d'efÊiroucher les anges qui apportent la maison de la sainte- Vierge à Lorette. Pendant
ce temps-là, Astolphe va dans la lune.
La lune elle-même, telle qu'elle est, et si étrange, et si invraisemblable, et si
inquiétante qu'elle a troublé bien des sages depuis Platon jusqu'à Fourier, elle ne
leur suflît pas, à ces visionnaires de la vision gothique. La lune n'est pas seulement
Diane, elle est Titania. Le clair de lune est féerie. Allez à jeun sous le porche d'une
320 WILLIAM SHAKESPEARE.
église, au clair de lune de la Midsummer, vous verrez les esprits de ceux qui doivent
mourir dans l'année traverser le cimetière. Les disputes nocturnes des démons lunaires
troublent les rêves des hommes endormis.
Tenez- vous à avoir de longues oreilles ? frottez- vous le crâne au lever de la lune
avec de la semence d'ânon, mm semine aselîi , et vous obtiendrez le succès voulu, vous
aurez une tête d'âne.
La lune, pour Chaucer, c'est «Cinthia aux pieds noirs et aux cornes blanches».
Tout le monde sait qu'on voit dans la lune un homme suivi d'un chien et portant
un fagot. Qui ne voit pas cet homme sera changé en loup-garou. Pourquoi.?
C'est que cet homme est Caïn. Dante ne dit pas : la lune décline j il dit : {Etifet;
chant XK) : Déjà Caïn avec son fardeau d'/pines touche la mer sous Séville.
Ce sont là les songes. Vromontor'tum somni't.
Songes debout. Car, insistons-j, dormir n'est pas une formalité nécessaire, l^es
heBions qu'on voit pendant le sommeil, pour employer l'expression d'un vieux livre,
l'homme les voit volontiers hors du sommeil. Le satyre est naturel au bois payen et
le farfadet au marais chrétien. Berbiguier de Terreneuve du Thym passait son temps
à prendre des démons entre deux brosses qu'il appliquait l'une contre l'autre brus-
quement.
Pas un échalier fermant un champ qui, à minuit, ne soit enfourché par un esprit.
Le sabbat danse en rond sous les étoiles dans les vergers, et le matin les vachères se
montrent des cheveux de corrigans accrochés aux branches basses des pommiers. Le
vent du crépuscule ploie et courbe dans les nénuphars les femmes déhanchées et on-
doyantes des étangs. Il y a des prés fées broutés des chèvres le jour et des capricornes
la nuit. Les landes et les bruyères ne sont pas bien sûres de n'avoir pas vu souvent,
au bruit lointain d'une cloche de matines, se lever et marcher, pour aller boire aux
sources voisines, ces dolmens, ces menhirs, ces cromlechs, blocs monstrueux où
s'adosse dès l'aube le pâtre pensif qui regarde en l'air, comme si ses idées cherchaient
des vêtements dans les casaques décousues des nuages.
Hélas, le moyen-âge est lugubre. Ce pauvre paysan féodal, ne lui marchandez
pas son rêve. C'est à peu près tout ce qu'il possède. Son champ n'est pas à lui, son
toit n'est pas à lui, sa vache n'est pas à lui, sa famille n'est pas à lui, son souffle n'est
pas à lui, son âme n'est pas à lui. Le seigneur a la carcasse, le prêtre a l'âme. Le
serf végète entre eux deux, une moitié dans un enfer, une moitié dans l'autre. Il a
sous ses pieds nus la fatalité qui pour lui s'appelle la glèbe. Il est forcé de marcher
dessus, et elle s'attache à ses talons, tantôt boue, tantôt cendre. Il est terre à demi. Il
rampe, traîne, pousse, porte, geint, obéit, pleure. Il est vêtu d'une loque j il a une
corde autour des reins qui, à la moindre infraction, lui monte au couj son maître
ne le rencontre qu'à coups de bâton; ses enfants sont des petits, sa femme, hideuse
d'infortune, est à peine une femelle; il vit dans le dénûment, dans le silence, dans
la stagnation, dans la fièvre, dans la fétidité, dans l'abjection, dans le fumier; il est,
dans son bouge, compagnon d'intelligence des poules, et d'ordure, du porc; il est
mouille de pluie l'hiver et de sueur l'été; il fait du pain blanc et mange du pain noir;
RELIQUAT. 321
il doit aux seigneurs tout ce que les seigneurs peuvent vouloir, le respect, la corvée,
la dîme, sa femme. Si sa femme est vieille et trop horrible, on prend sa fille. Tout
arbre est gibet possible. 11 a plus de joug sur la tête que le bœuf; s'il cueille, il est
maraudeur; s'il chasse, il est braconnier; s'il respire, il est hardi; s'il regarde, il est
insolent; s'il parle, estrapadez-moi ce coquin! Il a chaud, il a froid, il a faim, il a
peur. Son travail est le matin travail et le soir accablement. Il rentre enfin à la nuit
tombée, las, triste, humble, et il se couche. Quel est son lit.'' un peu de paille.
Quel est son oreiller.? une bûche. Une bonne bûche ronde, dit Harrison, A. good
round log. Le voilà qui dort, ce ver de terre. C'est bien le moins qu'il ait la visite de
l'infini.
Quels dômes ! Quels portiques ! Quelles colonnes ! Que d'étoiles ! Ce palais de
l'impossible, les hommes voudront toujours l'habiter. Il est splendide, haut, pro-
fond, prodigieux, magnifique, colossal, fragile. Il s'écroule le plus souvent avant
qu'on j aborde, quelquefois à l'instant où l'on j arrive et sur celui qui entre, quel-
quefois après qu'on s'j est installé, et qu'on j a vécu, bu, mangé, ri, fait l'amour,
et qu'on y a passé plusieurs nuits. Ces évanouissements successifs de tous les songes
ne déconcertent aucune espérance. Nous vivons de questions faites au monde ima-
ginaire. Notre destinée entière est une réponse attendue. Tous les matins chacun
fait son paquet de rêveries et part pour la Californie des songes. Allez donc lui dire :
Vous rêvez ! C'est vous qui seriez le fou. Tous ont foi, personne ne doute.
Qui que nous soyons, nous sommes les aventuriers de notre idée. Nul passant
sur cette terre qui n'ait sa fantaisie, son caprice, sa passion, sa témérité, son enjeu,
son risque pour gloire, vertu ou bénéfice, son ascension ou sa descente, sa loterie
intérieure. Celui-là fait sa fouille obscure. Celui-ci bâtit sa bâtisse secrète. Tous
suivent une piste. Jamais d'hésitation. Confiance absolue. Rien n'est comparable à
l'aplomb de l'illusion. Toutes ces vaines ombres humaines, eux, vous et moi, nous
tous, tout cela chemine, chaque fantôme portant son ambition en équilibre sur son
front. César reconstruisant la rojauté à Rome, Napoléon échafaudant le système
continental, Alexandre de Russie combinant la Sainte-AUiance, ce sont des Perrettes
qui ont sur la tête leur pot au lait, le trône du monde. L'histoire en ramasse les
morceaux cassés, ici au pied de la statue de Pompée, là à Sainte-Hélène, là à Tagan-
rog. Ces calculs terrestres avortent à cause de la complication inconnue. Parfois l'idée
préméditée n'éclôt pas, mais autre chose naît, meilleur ou pire. Ce Jules César, qui
rêve les rois, produit les empereurs plus énormes que les rois. On couve un épervier,
la coque du songe se brise, un vautour sort. Parfois, sur deux espérances contraires,
une est viable, Annibal rêve Rome anéantie, Caton rêve Carthage détruite ; duel
sombre de deux idées dans le mystère; le rêve romain combat le rêve punique, et
le tue.
L'homme est aux petites-maisons dans les chimères. Chacun fait sa campagne de
Russie, Il y a toujours un Rostopchine inattendu, Moscou brûlera, mon pauvre
garçon. N'importe. On va en avant. Bonaparte ne devine pas plus Rostopchine que
César n'a deviné Casca, et l'un passe le Niémen comme l'autre a passé le Rubicon.
Ayez pitié d'eux, et de vous aussi. Vous êtes eux.
PHILOSOPHIE. — II. 21
IMi-DMEIIIE HiTIOtUi!.
322 WILLIAM SHAKESPEARE.
Le bras de l'homme croît et grandit dans le rêve. Une chose qu'on n'a jamais
mesurée, c'est la longueur de l'espérance. Laquelle des deux mains est la plus étrange
à voir s'étendre, et laquelle des deux chimères est la plus inouïe : l'empereur du
haut de son trône aux Tuileries saisissant Moscou, ou Mallet du fond d'une prison
saisissant l'empereur ?
L'impraticable appelle l'inaccessible, c'est là qu'on veut aller; la Yungfrau, c'est
l'épouse qu'il nous faut; le fer rouge, c'est là qu'on veut mordre, pour peu qu'on
soit Thrasjbule, Jean Huss ou Christophe Colomb. La populace des songeurs et
des ambitieux se contente du fruit défendu. Mais la morsure au fer rouge, quelle
acre volupté pour les grands cœurs ! Uitam impenàere vero. Il j a d'ailleurs des récom-
penses. On cherchait le Cathaj, on trouve l'Amérique. Quant aux catastrophes,
elles plaisent. On envie l'aérolithe. D'où tombes-tu, morceau de l'inconnu .? Qui t'a
formé ? Qui t'a brûlé .? Quelle rencontre as-tu faite ? Quel est ton secret } Où allais-tu .?
Tomber de là-haut, quel admirable sort! Tu n'étais qu'une pierre, tu es un prodige.
Etre précipité du zénith, c'est la gloire. Les chutes du ciel mettent en appétit les
audaces, Phaëton est un encouragement, et si Icare n'existait pas, Pilate des Rosiers
l'inventerait. Regardez les grands voyageurs. De quel côté se dirigent-ils le plus
volontiers? Vers l'Afrique. L'Afrique, quel rêve énorme! Les sources du Nil, le lac
Nagaïn, les montagnes de la Lune, le grand désert, Darfour, Dahomey, les tigres,
les lions, les serpents, les mammons, les monstres, le squelette de Carthage au pre-
mier plan, le fantôme de Tombouctou au fond. Africa Fortentosa. Ce songe les
attire l'un après l'autre. Tous y meurent, et tous y vont. Aller là d'où personne
n'est revenu, quelle tentation et quel enthousiasme! Ces curiosités d'abîmes sont un
des éléments du progrès. Les fiers esprits les ont toujours eues. La prudence décon-
seille les penseurs, mais ils se défient de la quantité de lâcheté qui est dans la pru-
dence. Les grecs ont beau créer une Minerve aptère et faire dominer Athènes par la
sagesse sans ailes, cela n'empêche pas Socrate, inattentif au bras fatal qui lui tend
dans l'ombre la ciguë, de rêver le Dieu Inconnu.
Rêves, rêves, rêves. Les uns grands, les autres chétifs. L'habitation du songe
est une faculté de l'homme. L'empyrée, l'élysée, l'éden, le portique ouvert là-haut
sur les profonds astres du rêve, les statues de lumière debout sur les entablements
d'azur, le surnaturel, le surhumain, c'est là la contemplation préférée. L'homme est
chez lui dans les nuées. Il trouve tout simple d'aller et venir dans le bleu et d'avoir
des constellations sous ses pieds. Il décroche tranquillement et manie l'une après
l'autre toutes les pourpres de l'idéal, et se choisit des habits dans ce vestiaire. Etre bas
situé n'ôte rien à la hardiesse du songe. Peau d'âne veut une robe de soleil.
Du reste, les idéals sont divers. L'idéal peut être imbécile. Il y a des êtres pour
rêver un paradis de soupe au lard, \btre idéal n'est autre chose que votre pro-
portion.
Non, personne n'est hors du rêve. De là son immensité. Qui que nous soyons,
nous avons ce plafond sur notre tête. Ce plafond est fait de tout, de chaume, de
plâtras, de marbre, de fumée, de ruine, de forêt, d'étoiles. C'est à travers ce pla-
fond, le songe, que nous voyons cette réalité, l'infini. Selon son plus ou moins de
hauteur, il nous fait penser le bien ou le mal. Mais qu'on ne s'y trompe pas, point
RELIQUAT. 323
de fiitalité ici; sa pression sur nous dépend de nous, car c'est nous qui le faisons. À
âme basse, ciel bas. Comme on fait son rêve, on fait sa vie. Notre conscience est
l'architecte de notre songe. Le grand songe s'appelle devoir. Il est aussi la grande
vérité.
Les hommes, presque tous, un peu pareils au bourgeois Jourdain, de Molière,
font du rêve sans le savoir. L'agent de change ne se doute guère qu'il est un
escompteur de songes. Son carnet plein de chiflFres est un enregistrement de fentas-
magories; prime-fin-report est grimoire tout comme l'Etteilk; le grand Albert pour-
rait être coulissier, et les femmes qui jouent à la bourse sont les mêmes qui tirent
les cartes. Allez le soir chez elles; leur bordereau reçu, elles font une réussite.
Dépendre de la nouvelle du jour, attacher sa fortune au fil du télégraphe électrique,
se faire le pantin de la hausse et de la baisse, c'est être en plein somnambulisme;
pour savoir si l'on sera opulent ou indigent demain, lire le Moniteur ou consulter la
dame de pique, c'est la même chose.
Pas de vivant qui n'ait son compartiment dans le casier de l'imaginaire. Pas de
cervelle qui ne puisse être étiquetée d'un songe; celle-ci ambition, celle-ci richesse,
celle-ci gloire, celle-ci jouissance, celle-ci vanité, toutes bonheur. Le bon dîner
indéfini est un rêve que le porte-monnaie refuse au pauvre et l'estomac au riche.
Vénus à jamais, fait mauvais ménage avec la colonne vertébrale. Les méchantes ailes
de Cupidon sont des faiseuses de culs-de- jatte; voyez Henri Heine. Toutes les mains
tendues, aucun lot saisi.
L'espérance étant conforme à l'intelligence, la forme du bonheur rêvé, varie.
Pour l'usurier, c'est une bonne balance fausse ; pour le chasseur, c'est un piège à
loups bien recouvert; pour le jureur de serments, c'est un auditeur naïf L'envieux
habite en espérance l'Eldorado du mal d'autrui. Et, j'y insiste, de réalisation, peu ou
point. Fussiez-vous avoué ou notaire, vous ne vous déroberez point à ceci qui est la
loi : les jours de l'homme sont une série de proies lâchées pour l'ombre. Les religions,
du haut de leurs chaires, s'accusent, les unes les autres, de faux paradis. Tu radotes,
Brahma! Tu as menti, Mahomet! Tu escroques les âmes, Luther! Foule de cer-
veaux, cohue de chimères.
Le philosophe regarde en souriant ces songeurs, tous logés dans une vision, le
joueur dans la martingale, l'avare dans des piles d'or sans fin, le soldat dans la croix
d'honneur, la vieille fille dans un mari, le thaumaturge dans le miracle, le prêtre
dans la tiare, le savant dans un creuset, l'ignorant dans la superstition.
Et où es-tu toi-même, philosophe? dans l'utopie.
Il y a l'utopie subhme. Mais de même que l'idéal peut être bête, l'utopie peut
être mauvaise. Le rêve à reculons existe. On peut être utopiste en arrière. Vouloir
que l'avenir vive trop tôt, c'est l'illusion et l'effort des grandes âmes; mais donner
à l'ancien monde théocratique et féodal, à Jadis déjà avancé et odorant, une sorte
de vie morte qui le ramène au milieu de nous, et qui nous marie, nous le présent,
à ce cadavre, nous la lumière, à cette nuit, c'est aussi là une tentative, cela est extra-
ordinaire et vaut la peine d'être essayé, et il y a des rêveurs pour faire ce rêve.
Quel succès, la chute! Quel triomphe, la décadence! Quel bel assassinat, tuer le
21 m
324 WILLIAM SHAKESPEARE.
progrès! Epaissir le bandeau sur la "paupière humaine, masquer le point du jour,
faire marcher l'homme du côté des talons, bravo ! J'ai l'honneur de vous présenter
le passé, bouchez- vous le nez si vous voulez, mais embrassez-le.
L'utopie de Joseph de Maistre, c'est une augmentation d'échafaud. L'utopie
d'Attila, c'est le feu aux quatre coins de la civilisation. L'utopie de Malthus, c'est la
dépopulation. L'utopie du militarisme, c'est la caserne. L'utopie du communisme,
c'est le couvent. L'inquisition est un vieux tison éteint j un certain catholicisme litté-
raire contemporain souffle dessus pour faire reparaître l'étincelle; l'autodafé est son
utopie, et ne pouvant hélas! brûler les écrivains et les penseurs, ce catholicisme les
insulte; la calomnie est un san-benito; provisoirement.
Mais vous rêvez, mes bons amis.
Toute tête est grelot; seulement selon que ce qui est dedans est un appétit ou une
idée, une imposture ou un progrès, une erreur ou une vérité, ce qui en sort est son
fêlé ou voix divine.
Puisqu'il n'est donné à qui que ce soit d'échapper au rêve, acceptons-le. Tâchons
seulement d'avoir le bon. Les hommes haïssent, brutalisent, frappent, mentent;
regardez la première civilisation venue, l'antique comme la moderne, regardez
quelque siècle que ce soit, le vôtre comme les autres, vous ne voyez qu'imposteurs,
batailleurs, conquérants, brigands, tueurs, bourreaux, méchants, hypocrites; tout
cela somnambule. Laissez-leur leurs acharnements et leurs assouvissements dans leur
nuée sanglante. Laissez aux choses violentes et aux choses aveugles leur inutile furie
d'ouragan. Les passions de l'homme en tempête, quelle pitié, et pour quel but! Des
simulacres poursuivant des chimères! Laissez-leur leur rêve, à ces fantômes. Vous,
partagez votre pain avec les petits enfants, regardez si personne ne va pieds nus
autour de vous, souriez aux mères nourrices sur le seuil des chaumières, promenez-
vous sans malveillance dans la nature, n'écrasez point sans savoir pourquoi la fleur
de l'herbe, faites grâce aux nids d'oiseaux, penchez-vous de loin sur les peuples et de
près sur les pauvres. Levez-vous pour le travail, couchez-vous dans la prière,
endormez-vous du côté de l'inconnu, ayez pour oreiller l'infini, aimez, croyez,
espérez, vivez, soyez comme celui qui a un arrosoir à la main, seulement que votre
arrosoir soit de bonnes œuvres et de bonnes paroles, ne vous découragez jamais,
soyez mage et soyez père, et si vous avez des champs, cultivez-les, et si vous avez
des fils, élevez-les, et si vous avez des ennemis, bénissez-les, avec cette douce auto-
rité secrète que donne à l'âme la patiente attente des aurores éternelles.
Voilà, certes, des affirmations risquées. Aurores éternelles! Quelle folie d'écrire
un tel mot! Attendre une vie future! Où sont les preuves? où puise-i-on cette
assurance.'' La persistance du moi, quel mirage! Foi a un synonyme, duperie.
L'immortalité est une marotte. Et là-dessus, tout le groupe sceptique s'épanouit. Je
sais de bons nihihstes s'intitulant formellement athées, feu le sénateur Vieillard était
du nombre, lesquels font un certain cas de l'intelligence du catholique et du clérical;
il est visible que le clérical ne croit pas un mot de ce qu'il dit, c'est un malin, on
l'estime. Mais un philosophe religieux, un pur déiste, celui-là, il n'y a pas chance
que ce soit un hypocrite; que gagne-t-il à ce qu'il croit,? rien; c'est un imbécile
RELIQUAT. 325
évident! On le bafoue. Moquerie profonde, et de haut. On possède une si magni-
fique certitude! On est nanti d'une telle science et d'une telle sagesse! Ne plus être,
c'est un si bel avenir! Disparaître, s'effacer, se dissoudre, se dissiper, devenir fumée,
cendre, ombre, zéro, n'avoir jamais été, quel bonheur! quel encouragement à être!
C'est une si douce chose d'espérer Rien ! Et l'on fait cercle autour des croyants pour
sourire. Les visionnaires de la vie sont raillés par les visionnaires de la négation.
Eh bien, soit, moi. aussi j'ai mon rêve. O docteurs sages, permettez-moi de croire
à mon néant comme homme et à mon éternité comme âme. Je sens en moi l'im-
mense atome.
Nous l'avons dit, l'homme a besoin du rêve.
Le rêve est pour l'homme une évasion hors de la vie réelle. Evasion redoutable,
périlleux bris de prison, escalade des escarpements de l'impossible, suspension dans
des gouffres à des échelles flottantes, chute souvent probable. Cette chute, nous
avons dit son nom, folie.
Quand l'homme n'a pas de songe en lui, il s'en procure. Le thé, le café, le cigare,
la pipe, le narguilé, le brûle-parfums, l'encensoir, sont des procédés de rêverie.
Dans cette somnolence traversée de lueurs que le turc appelle kief, il semble qu'il
y ait une trêve de la vie, l'âme et le corps coexistent dans une sorte de détachement
harmonieux, le corps presque aussi reposé que dans la tombe, l'âme presque aussi
libre que dans la mort. La fantasmagorie, cette berceuse, caresse et effare le songeur.
État ravissant et funèbre. Depuis quatre mille ans, prise de cette demi-ivresse, l'Asie
chancelle, ce qui fait qu'elle ne marche pas. L'Arabie a le haschich, la Chine a
l'opium. Aujourd'hui, dans l'Occident, on livre son âme au tabac, ce sombre
endormeur de la civilisation d'Europe. Le narcotique est l'auxiliaire du despotisme.
Le tyran s'eflface dans le songe. Les chimères estompent les monstres. Chose triste
quand l'homme en vient à se contenter de la liberté de la fumée !
Cette consolation-là est une diminution. Il serait temps de s'en garantir. Quoi
qu'il en soit, l'homme rêve.
La nature jadis n'a-t-elle pas rêvé aussi.? Le monde ne s'est-il pas ébauché par un
songe? N'y a-t-il pas du nuage dans le premier effort de la création.? Dans le masto-
donte, dans le mammon, dans le paléonthère, dans le dénothère géant, dans l'ichtyo-
saurus, dans le ptérodactyle, n'y a-t-il pas toute l'incohérence du rêve? La matière à
l'état de cauchemar, c'est Béhémoth. Le chaos fait bête, c'est Léviathan. Nier ces
êtres est difficile. Les ossements de ces songes sont dans nos musées.
Quelle extravagance que la fougère de cinq cents pieds de haut! les houillères la
constatent. L'impossible d'aujourd'hui a été le possible d'autrefois. Les anthracites et
les fossiles témoignent. Dans quelle proportion le fabuleux a-t-il existé? Problème
incommensurable. L'oiseau Rock, n'est-ce pas l'épiornis? Le Kraken, dans le grand,
et le polype, dans le petit, n'est-ce pas l'hécatonchire? L'ornithorinque a un bec
comme l'oiseau, des écailles comme le poisson, quatre pattes comme le quadrupède;
ajoutez-lui des ailes, vous avez le griffon. Job, tout aussi bien qu'Homère, parle des
sirènes. Les bons démons familiers du logis sont dans l'Ancien Testament; Jacob
emporte ses dieux lares que la Bible nomme Térathim. Protée n'a pas moins existé
326 WILLIAM SHAKESPEARE.
que Moïse, puisqu'ils ont eu une querelle ensemble. Si vous croyez à Moïse, il
faut croire à Protée. Ils se sont battus à coups de miracles près du temple d'Hermon-
this en Egypte. Personne encore n'a dit le dernier mot sur la singulière vitrine des
monstres japonais de la galerie de La Haye. La science rapide sourit, passe outre,
et rend cet oracle : ce sont des membres hybrides rapproche's et cousm; mais il est certain
qu'il y a là un achoppement et une occasion de réflexion pour les observateurs
graves, pour ceux qui représentent la science profonde, et que Geoffroy Saint-
Hilaire, par exemple, était fort troublé de ces spécimens. On l'a entendu murmurer
devant cette vitrine ^^\ ce mot : Énigme. On a raillé Marco-Polo pour ses hommes-
tigres et LevaiUant pour ses hommes à queue j Les Niam-Niams viennent de donner
raison à LevaiUant, et les gorilles à Marco-Polo. Oui, sans que cela puisse en rien
détruire et amoindrir l'idée de perfection attachée aux évolutions successives des lois
naturelles, oui, selon notre optique humaine, le tâtonnement terrible du rêve est
mêlé au commencement des choses, la création, avant de prendre son équilibre, a
oscillé de l'informe au difforme, elle a été nuée, elle a été monstre, et aujourd'hui
encore, l'éléphant, la girafe, le kangourou, le rhinocéros, l'hippopotame, nous
montrent, fixée et vivante, la figure de ces songes qui ont traversé l'immense cer-
veau inconnu.
Tu rêves donc aussi, ô Toi! Pardonne-nous nos songes alors '^l
(1) Devant un dessin que David d'Angers lune, carte que Cassini avait fait graver €01692.
lui apporta. {Note du manuscrit.) Victor Hugo a utilisé, en 1863, quelques dé-
(') Après le dernier feuillet de ce chapitre tails donnés par l'article qui faisait suite à la
est reliée une page du Magasin pittoresque du carte dans le Magasin pittoresque. (Note de
23 mars 1833, reproduisant une carte de la l'Éditeur.)
RELIQUAT. 327
LE TYRAN.
Il existe des sceptiques agréables que le mot tjran fait sourire.
Est-on certain qu'il j ait jamais eu des tyrans? s'écrient-ils.
Le tyran, c'est le mastodonte, cela barbotait, avant le déluge, dans la première
boue qui a été la terre. Busiris est fossile comme Béhémoth. Affaire de musée.
Pendez-moi ces gros os avec une étiquette sous une voûte. Le tyran veut être annote
par Cuvier. Il ne peut être raconté que dans un in-quarto orné de planches. On est
de l'académie des inscriptions pour savoir ce que c'est. Parlons sérieusement. Le mot
tyran a-t-il un sens? Tacite est-il bien sûr d'avoir vu Néron? L'histoire, et la philo-
sophie, pire que l'histoire, et la poésie, pire que la philosophie, regardent à la loupe
les trônes. Juvénal a exagéré Messalinej Guichardin a grossi Borgia. Dans tous les
cas, s'il y a eu des tyrans, il n'y en a plus. Tyrannie, ces trois syllabes font du bruit,
mais ne s'appliquent à aucune réalité. Despotes, despotisme, que signifient ces décla-
mations? Où sont les maîtres? Où sont les esclaves? Nous sommes heureux et satis-
faits. Tout un côté des philosophes et des poètes radote. Silence au banc des songe-
creux! Les trois quarts des tragédies rabâchent. Contez Barbe-bleue à d'autres. Qui
veut trop prouver ne prouve rien. Vos Shakespeare, avec leurs Richards III invrai-
semblables, dépassent le but. Rayez ces noms, matière à amplifications. Sortons du
passé. Henri VIII est fini j Macbeth est mort.
Macbeth est vivant, Henri VIII prospère, l'ombre de l'épaule de Richard III se
projette dans la politique. Tout ce passé est du présent. Dans quel paradis croyez-
vous donc être? Dire que l'histoire enfle les proportions, et excuser l'hydre sous pré-
texte qu'on la regarde au microscope et qu'au fond le dragon n'est qu'un acarus,
cela ne suffit pasj il faudrait nous retirer de devant nous ce qui est sous nos regards;
nos yeux ne sont que des yeux et voient des énormités. Blanchir Tibère calomnié,
disculper l'ours ou Nicolas, chercher les circonstances atténuantes du tigre, constater
avec indulgence son crâne plat, discuter la quantité de chair restée à l'os rongé et
nationalité
de liberté laissée à un peuple, appeler épée le coutelas, substituer césarisme à des-
potisme, cela est faisable, cela peut sembler curieux et nouveau, ce pickle peut plaire
aux palais blasés; mais après? Le fiiit tyrannie surnage, le mot tyran flamboie.
Macbeth et Henri VIII et Richard III sont vivants, vous dis-je!
Ou bien faites-nous sourds et aveugles! Que se passe-t-il autour de nous?
Est-ce que vous n'entendez pas les cris? Des faits! On n'a qu'à en prendre au
hasard. Chaque empire a son tas d'horreurs comme chaque borne a son tas d'or-
dures. Ah! vous dites : faites-moi le plaisir de me montrer des tyrans! Eh bien,
regardez !
En 1860, pendant qu'on jugeait en France l'infanticide Lcgros, Abdul Medjid,
328 WILLIAM SHAKESPEARE.
le plus doux de sa race d'ailleurs, faisait étrangler l'enÉint de sa fille ^'), son petit-fils.
Le jeune shah de Perse actuel, à son avènement, en entrant dans une ville qui avait
été lente à le reconnaître, a reçu en présent sur un plat d'or trente livres pesant
d'jeux arrachés. "Vbilà pour l'Asie j en Afi-ique, l'avènement du roi de Dahomey,
l'an 1861, a eu aussi sa fête; on a égorgé trois mille nègres pour feire, selon l'usage,
un petit lac de sang humain où le nouveau roi pût se promener en nacelle. En
Amérique, l'esclavage, chancre, dévore la face d'une république; on est marchand
d'hommes, on est propriétaire de femmes; voici une annonce de quatrième page
d'un journal que je copie : A. vendre, deux porcs gras, quatre places dans le banc N" 8^
côté^M de re'glise de paroisse, un nègre charpentier et maçon, une négresse de quatorze ans,
un petit cheval avec une charrette à ressorts et harnais. S'adresser che^ P. Cudder, rue du
Marché. On achète une jeune fille comme une jument; on met à l'encan séparément
la mère et l'enfant; on adjuge le nourrisson à un maître et la mamelle à un autre;
ces républicains sont des citoyens à cachots et à sérails, dont chacun trouve moyen
d'être dans cent toises carrées czar et sultan; ils mettent sur leur coalition de tyran-
nies cet écriteau : Liberté. Mais quoi, le Dahomey, la Perse, l'Amérique, ah! que
n'allez-vous en Chine! Vous les prenez loin, vos exemples! Soit. Rapprochons-nous.
En Espagne, la couronne catholique envoie aux galères pour dix ans quiconque lit
la Bible; l'Autriche applique le carcere duro à ce cri : Vive Venise! A Naples, avant
que Garibaldi vînt, il y avait la chaise ardente; à Rome, il y a la mordacchia. Est-ce
que nous n'avons pas en Europe, et parmi nos contemporains, quelqu'un qui
s'appelle Haynau et quelqu'un qui s'appelle GorstchakofF? Ecoutez ceci : Un cortège
passe dans une rue, une foule suit un corbillard, dans ce corbillard il y a le cadavre
d'une femme; amis et parents sont vêtus de deuil, le silence est profond, la douleur
est profonde, on pleure sur une famille; la femme est morte, le mari est exilé. Les
larmes, quelle audace! Etre en noir, quelle rébellion! C'est outrager le maître que de
sangloter dans une affaire où il y a de l'exil. Cette bière devait s'en aller seule. Que
vient faire là cette foule? On ne doit pas savoir que la femme est morte, puisque le
mari est proscrit. L'ordre est troublé, il importe de le rétablir. Le convoi suit sa
marche, fronts baissés, têtes découvertes, pas un cri, pas un mot : des prières derrière
un linceul. Tout à coup d'une rue latérale débouche au galop un régiment de cava-
lerie le sabre au fourreau, et le fouet à la main. Cette cohue se rue sur ce deuil,
hurle, blasphème, insulte, piétine, et les coups de fouet pleuvent sur ceux qui
pleurent. La foule joint les mains, tombe à genoux, fuit, se disperse, et dans le
tumulte on entend quelque chose qui rend un son creux ; c'est le cercueil sous la
fustigation des soldats : la morte a sa part du knout. Où cela s'est- il passé.? en
Pologne. Dans quelle ville? À "Varsovie. Qu'était-ce que ce régiment? des cosaques.
Le nom de la morte? La comtesse Zamoïska. L'année? 1862. Le mois? Novembre.
C'était hier. L'Autriche fouette les femmes. La Russie fouette les tombes. Que dites-
vous du spécimen? La tyrannie est-elle un rêve? Le tyran existe-t-il, oui ou non?
^'' Modification en marge : était fortement prudence conseillée d'ailleurs aux califes par
soupçonné de faire étrangler l'enfant de sa le sage historien turc Cantemir. {Noie du ma-
fiUc, son petit-fils nouveau-né, mesure de nitscrit.)
RELIQUAT. 329
Pensez- vous que la Pologne, ce soit assez près? Nous pourrions, si vous le
souhaitiez, nous rapprocher encore. \bilà où en est l'humanité. Ici l'un se parjure,
là l'autre pille, là l'autre torture, là l'autre exile et proscrit, là l'autre canonne,
bombarde, fusille et mitraille, là l'autre assassine, là l'autre massacre. Décidément,
reprendre un peu respiration serait nécessaire. Est-ce que vous ne trouvez pas que
le moment est venu d'en finir avec les monstres.?
Chose frappante, les tyrans ne craignent pas les génies de leur vivant. Cela tient
à ce qu'ils ne les voient pas. Les tyrans sont des petitesses, les génies sont des énor-
mités. Or le phénomène de l'énormité vis-à-vis de la petitesse, c'est d'être impercep-
tible. Eveiller la conscience d'un tyran, le faire reculer, cela est moins aisé que de le
mettre à jamais au carcan dans l'histoire comme a fait Tacite pour Tibère ou dans
l'épopée comme a fait Dante pour Boniface VIII. Qui peut le plus ne peut pas tou-
jours le moins. On eût bien étonné Boniface VIII et Tibère si on leur eût dit en
leur montrant Dante et Tacite : prenez garde! Tout à l'heure j'ai fait de vains
efforts pour effrayer une araignée microscopique tombée je ne sais d'où sur mon
papier et courant sous le bec même de ma plume. Cet atome ne me percevait pas.
Mes dimensions échappaient aux siennes. Je pouvais l'écraser, non l'avertir.
Et à ce propos, ne passons pas outre sans noter un curieux reproche récemment
adressé à Tacite et à Juvénal par un nouveau venu de la critique historique. L'aver-
tissement préalable aux tyrans avant de les flétrir, cet avertissement difficile pour la
raison que nous venons de dire, et pour d'autres encore, le nouveau venu en ques-
tion l'exige. Ce chevalier de Messaline et de Tibère accuse Juvénal d'avoir pris en
traître toute cette Rome des Césars. On n'a pas le droit de s'en aller en laissant aux
siècles de telles condamnations à exécuter. Tacite encourt le même blâme. Ce poëte,
Juvénal, et cet historien. Tacite, sont dans leur tort. Ces justiciers sortent brusque-
ment du nuage derrière les maîtres du monde, cela n'est pas bien. Ces cochers du
char des foudres auraient dû crier gare ^^\
L'âme parfois pèse au philosophe. La pensée semble une lourde obligation. Voir
l'homme, faire plus que le voir, le regarder, faire plus que le regarder, l'observer,
faire plus que l'observer, le scruter, faire plus que le scruter, le disséquer, Êiire plus
que le disséquer, l'analyser, certes, c'est là une rude aflEaire, et l'on se prend à envier
les êtres inconscients, mêlés aux puretés éternelles de la création. On trouverait doux
d'être une bête brute dans les bois. Virgile loue Auguste, c'est peu, mais Lucain
loue Néron. V)ltaire est banni, non pour ses hardiesses bonnes et justes, mais pour
une bassesse mal hiic. La flatterie mal venue fait jeter à la porte le flatteur. Même
plat exil d'Ovide. Cromwell, formidable, signe l'arrêt de mort de Charles I", puis
de la même plume, bouffon, barbouille d'encre la moustache d'Ireton. Les hbres
^ ^'' Cet alinéa et celui qui le précède sont accolés d'un trait au crayon, avec la mention :
A mettre ailleurs. (Voir description du manuscrit, p. 397.) [Note de l'Éditeur.']
330 WILLIAM SHAKESPEARE.
hollandais trouvent moyen de gâter la mort de Guillaume le Taciturne par le
supplice de Balthazar Gérard. Jurieu est jaloux de Bayle, et le dénonce, et ce pro-
scrit tâche de proscrire. Robespierre tue Danton. Carrier met sur la république la tache
que Jeffryes met sur la royauté et qu'Innocent III met sur l'église. Ceux pour qui
l'on travaille haïssent leurs travailleurs -, les écoliers de Cracovie frappent Socin et
les écoliers de Paris égorgent Ramus. Jean-Jacques est chassé de Suisse à coups de
pierres. L'aréopage est hideux, le concile est atroce. ^Eneas Sylvius qui s'indignait
de la condamnation de Socrate et s'écriait : cicuta horrenda, vote pour le bûcher de
Jean Huss. Un César est bon par hasard, c'est Pertinax, on se dépêche de le tuer, et
Didius Julianus fait danser le mime Pylade dans la chambre où le vieil empereur
vient d'être égorgé. Dieu ne trouve dans Sodome qu'un honnête homme, cet
honnête homme a des filles, à peine sorti de la ville condamnée, il s'arrête dans la
première caverne venue.
Il but.
Il devint tendre.
Et puis il fut
Son gendre.
Au seizième siècle, un connétable de France renouvelle quatre fois de suite avec
ses quatre filles l'aventure de Loth. Jean II d'Angleterre, trouvant le duc de Glo-
cester inutile, lui procure une apoplexie au moyen d'un matelas appliqué sur la
bouche. Charles II d'Espagne, roi tellement chaste qu'il est impuissant, brûle avec
une tasse de chocolat bouillant la gorge d'une jeune fille trop décolletée. Le chapeau
de cardinal d'Alberoni sort de la chaise percée du duc de Vendôme. Molière fait un
lit auguste où Bossuet couche Madame de Montespan. Un roi de France de quinze
ans à qui les vieillards de la grand'chambre de Paris remettent à genoux une sup-
plique, montre du doigt la supplique à un Maurepas quelconque, et dit : D/cbire^.
À tout moment, le rouge monte au visage et les qualificatifs manquent devant ces
vieux parlementaires de la Tournelle, si féroces au-dessous d'eux, si serviles au-dessus.
Plats ventres de tigres. Chaque statue creuse du quemadero de Séville brûle soixante
personnes à la fois, et il y a quatre statues, Saint-Luc, Saint-Marc, Saint- Jean, Saint-
Matthieu, ce brùlement étant une fonction d'évangéliste. La mère d'un roi de France,
Louise de Savoie, fait voler au trésorier Semblançay les quittances de l'argent que
Semblançay lui a payé, puis nie l'argent reçu, et Semblançay est pendu. Un des
juges de Semblançay, Gentil, était le voleur des quittances. "Vbici, au dix-septième
siècle, comment s'équipe le roi des Espagnes et des Indes, majesté catholique, quand
il lui prend fantaisie d'aller la nuit chez sa femme : il se lève, chausse ses pantoufles,
agrafe par-dessus sa chemise son manteau court d'Alcantara, avec plaque, prend son
bouclier, dit broquel, à son bras gauche, saisit de la main gauche une lanterne,
passe à son bras droit une chaîne d'or à laquelle pend un pot de chambre, empoigne
de la main droite son épée nue, et se met en marche. Monsieur, frère de Louis XIV,
se contente des attouchements d'un chapelet. Quand Louis XIV marche en cérémo-
nie, c'est toujours en dansant, avec quatre violons en tête marquant la cadence, et
toute la cour derrière répétant la danse du roi. La Montchevreuil dit en parlant du
RELIQUAT. 331
même Louis XIV : comme le roi est ignorant, on est forcé de tourner les savants
en ridicule. Christine de Suède, étant laide, mais blanche, reçoit les ambassadeurs
toute nue sur un lit de velours noir. La même Christine fait poignarder sous ses
yeux Monaldeschi à Fontainebleau, ses bonnes raisons sont publiquement déduites,
elle peut tuer un homme où et quand bon lui semble, étant reine partout, et ce droit
des rois à l'assassinat, c'est Leibnitz qui l'établit. Un Frédéric de Prusse, grand plus
tard, commence par être jeune et a une maîtresse; le père-roi, indigné, prend la jeune
fille et la passe au bourreau, le bourreau la promène dans les rues de Berlin; à
chaque carrefour, le bourreau s'arrête, met la tête de la jeune fille entre ses jambes,
lui relève la jupe, et la fouette du plat de la main ; puis il la traîne ailleurs et
recommence. Cela dure tout un jour. Catherine de Médicis fait servir à table
Charles IX par ses filles d'honneur en jaquettes laissant voir le genou, puis de son
fils énervé par l'orgie elle fait le meurtrier du peuple. Charles II, roi d'Angleterre,
reçoit une pension du roi de France, et Louis XV, roi de France, reçoit un subside
du roi d'Angleterre. Au bal de l'Opéra, le prince de Conti, bossu, s'amuse à écraser
à coups de chiquenaudes le nez d'une petite fille de quatorze ans, sous les yeux de la
mère, personne n'osant rien dire, vu que c'est un prince. On a jeté au vent la
cendre de Savonarole, et il y a devant le maître-autel de l'Escurial une balustrade
de marbre autour de la dalle où est mort Philippe II. Le meilleur des empereurs de
Russie, Alexandre I""", fait semblant de ne pas voir qu'on a tué son père.
Et ces extraits que chacun peut faire de sa propre mémoire n'ont aucune raison de
finir, et continueraient autant qu'on voudrait. Et en regard de ce passé mettez le
présent. Quelle angoisse de voir toutes ces angoisses ! Le contemplateur est le patient
du supplice de tous. L'esclavage fait battre deux républiques. En Suède, bannisse-
ment et confiscation pour qui se fait catholique ; en Espagne, les galères pour qui lit
la Bible. Des femmes sur des trônes laissent, c'est-à-dire font, accrocher des femmes
à des gibets. La marque de respect aux princes, c'est de marcher à reculons. Il existe
des endroits sur la terre où la justice est rendue au nom d'un crime qui a réussi à
devenir roi. Tel est le Mexique sous Santa-Anna. Tels sont encore d'autres pays.
Il y a un tel possible dans la cruauté de l'homme qu'on trouve toujours là de
l'inattendu. Une femme esclave russe, portant une théière pleine, est heurtée au
passage par l'enfant de sa maîtresse, la comtesse... t^^, la théière tombe, l'enfant est
échaudé par le thé bouillant ; la comtesse fait venir le plus jeune des fils de l'esclave
et verse la même quantité d'eau bouillante sur ce petit enfant. Dans les récents
massacres du Liban, la cuisse d'une femme a servi de billot pour couper la tête de
son enfant. Comme il faut de l'humanité, on a guéri à l'hôpital l'entaille de la
hache.
Les plus grands peuples sont rongés par ce chancre, la misère. Partout la détresse
fille du parasitisme. Rien n'égale la nudité italienne si ce n'est le haillon anglais.
Sous son noir ciel d'hiver, l'indigence mouillée de l'Irlande fait horreur. En Angle-
terre, la navrante chanson de l'aiguille. En France, les greniers de Rouen et les caves
de Lille. Roubaix, Lyon, Leeds, Manchester, Birmingham, Newcastle-on-Tyne
(•' Voir pour le nom de cette comtesse les Mémoires de Herzen. {Note du manuscrit)
332 WILLIAM SHAKESPEARE.
où le houilleur mange du charbon pour tromper la faim, toutes ces turbines de
richesses sont des foyers de misère. Pas d'air, pas de jour, pas de painj la demeure
humaine, chenil. Et cela en pleine civiUsation. Dans de certaines villes manufactu-
rières, la promiscuité du pauvre est telle que l'inceste devient inconscient, et que des
filles enceintes traduites pour délits devant les tribunaux ne savent pas si c'est de
leurs frères ou de leur père qu'elles sont grosses. Échafauds, guerres, catastrophes. Et
au front des nations l'ignorance, l'œil crevé. Et à cela qui est l'ensemble des faits,
ajoutez le détail des mœurs : le chacun pour soi, les félicités peu soucieuses des souf-
frances j la plus sainte des choses humaines, le mariage, trop souvent affaire d'argent,
c'est-à-dire simple prostitution qui prend ses sûretés j des Te Deum en sens contraire
et qui doivent déconcerter Dieuj un juge qui meurt en disant : j'ai rendu àelajmtice
sous quatre gouvernements; jouir devenu le but j aimer, vouloir, croire, relégués au
second plan ; la substitution de la matière à la pensée, le progrès bafoué, la mise en
question des principes, héroïsmes et vertus passés au fil de l'ironie ; les infâmes, pro-
fonds, les sublimes, niais; la dignité morale presque éteinte; l'homme de jour en
jour moins mâle et la femme plus femelle; la crainte de voir le droit, la vérité, la
justice et la liberté reparaître, seule ride au front d'airain de l'égoïsme ; l'imperturba-
bilité de la corruption; la conscience qui se fait fille publique, des Messalines
hommes, les dégradés souriant, les déshonorés hautains, les vendus s'affichant eux-
mêmes et disant leurs prix pour faire envie, un orgueil nouveau trouvé à point pour
ces situations-là, l'orgueil de la honte, ceux sur lesquels est le mépris se croyant le
droit de dédain, on ne sait quelle lugubre décroissance de lumière qui ressemble à
l'agonie de l'âme humaine, en bas des larmes profondes, dans la civilisation l'odeur
sinistre que répand la putréfaction du cœur, l'accablement de vivre et de penser. 0
joie des oiseaux de mer que je vois là-bas dans la nuée !
RELIQUAT. 333
LA BIBLE. — LANGLETERRE.
Ce chapitre est relié au texte publié page 198 par ces quelques lignes rayées au
début de la première page :
Quand on terne a l'Angleterre, deux livres viennent à l'écrit, un quelle a fait, l'autre
qui l'a faite. Shal^^eare et la Bible. Ces deux livres ne vivent pas en bonne intelligence. L,a
Bible combat Shake^eare. C'eB la Bible qui l'emporte.
Nous admirotis la Bible. U Angleterre l'adore.
La Bible en- Angleterre, c'est l'oracle à Delphes. Le progrès se présente, on con-
sulte la Bible. Dans la chambre des lords, un pair se lève et dit : «Je suis pour le bill
du divorce, mais si la Bible est contre, je voterai contre.» Qui protège la royauté.''
la Bible. Rends à César ce qu'on doit à César. Qui protège la peine de mort? la
Bible. Œil pour œil. Dent pour dent. Qui consacre la misère? la Bible. Il y aura
toujours des pauvres parmi vous. Qui autorise l'esclavage? la Bible. Si tu frappes
ton esclave, on ne te fera rien, car c'est ton argent. La Bible a parlé, tout est dit.
C'est le texte indiscutable. Une syllabe est un verdict, un mot est une loi. On s'est
égorgé pour Siboleth contre Schiboleih. Les purs croyants bibliques rejettent les idoles.
A bas les idoles de bois, les idoles de pierre, les idoles d'airain. Ils en ont une. En
quoi? en papier. Le Livre.
Certes, si jamais un poëme a mérité d'être idole, c'est la Bible. Comme poëme,
entendons-nous. Le souffle est là. Nous sommes même de ceux qui admettent une
certaine inhalation mystérieuse. Les visions de la Bible ont été vues. La solitude a de
sombres effluves. La Bible est, pour l'art, splendeur, pour la science, ténèbres.
Admirer la Bible, soit. L'adorer, c'est autre chose. On ne peut adorer que la certi-
tude. L'infini est une certitude. Nous l'adorons. Qu'est-ce que la Bible? c'est l'incer-
tain. Toute la Bible est à mettre en question, dans son texte, dans ses dates, dans
ses auteurs, dans Moïse, dans Job, dans Esdras, dans les Septante. Rien de plus
sublime, rien de plus flottant. Pas de livre plus hérissé de points d'interrogation
de toute sorte. Prenez la première question venue , l'Antéchrist, par exemple. Est-il
le même qu'Ahriman qui combat Ormuz, ou qu'Eschem qui combat Sérosch?
Naîtra-t-il dans la tribu de Dan , comme le veut la Genèse : « Que Dan soit comme
un serpent dans le chemin». Sera-t-il, en parodie de l'opération du Saint-Esprit,
engendré dans une vierge noire par l'opération du démon, comme le soutient
Hraban Maur? Aura-t-il un ange gardien, comme saint Antoine y consent? Sa
naissance sera-t-elle marquée, comme le révèle Strabon, par une pluie de diamants
et par une apparition de dragons volants? Règnera-t-il à Capharnaûm, comme le
raconte d'avance saint-Matthieu? Sera-t-il féroce comme le dit saint-Grégoire, doux
comme le dit saint-Hippolyte, suivi d'apôtres, comme le dit Lactance, bâtisseur de
334 WILLIAM SHAKESPEARE.
temples, comme le dit Aimoin, berger de diables, comme le dit Théophjlacte,
sécheur d'arbres, comme le dit saint-Thomas, marqueur d'hommes, comme le dit
saint-Jean, bourreau, comme le dit saint-Chrjsostôme, magicien, comme le dit saint-
Paul, apothicaire, comme le dit saint-CjriUe de Jérusalem? Sa marque sera-
t-elle plus forte que celle de Dieu, comme le pense saint-Ephrem? Dressera-t-il son
pavillon près de Nicopolis, à Apadno, comme l'annonce saint- Jérôme dans son
commentaire sur Daniel? Se battra-t-il avec Élie, comme le croit Lactance? Sera-t-il
tué par saint-Michel, comme l'entrevoit Théodore? ou mourra-t-il, comme Isaïe
l'indique, parce que le Messie soufflera dessus? Enfin, quel sera son nom? Les
livres rabbiniques répondent : A-rmiUos; saint-Hippoljte répond : A.moumat; saint-
Anselme répond : Dic'mnx. Voilà un seul point. Que de questions ! Cela n'empêche
pas Joseph Mead et Jurieu d'enseigner que l'Antéchrist est le pape, et Newton de
le démontrer, et EUhu Sewel, ce grave docteur des Tétes-rondes, de découvrir,
sur ce passage de l'Apocalypse «son nombre est 666y> , que l'Antéchrist est l'auteur
de l'incendie de Londres en 1666. Les fumées de la Bible troublent la tête exacte des
savants j Leibnitz n'en est pas moins obscurci que Newton; Swedenborg, minéra-
logiste dont les travaux font loi, affirme que le jugement dernier a eu lieu en 1756.
Sur quoi s'appuie-t-il? sur une interprétation de la Bible. Feuilletez un peu Thilo,
Fréret, et le massif répertoire de Fabricius, la Bible y est foui e.^ L'évangile y est
légion. Une multitude d'Ecritures Saintes vous apparaît. Choisissez, si vous
pouvez.
La Bible, telle qu'elle est, est une construction. Sept ou huit Bibles ont été
dépensées à cet édifice. Les conciles étaient les architectes. Veut-on avoir l'idée des
problèmes qui leur étaient posés et qu'il leur fallait résoudre? En voici quelques-
uns : Dieu s'est-il appelé Schadaï avant de s'appeler Jéhovah? Adam a-t-il laissé une
Apocalypse? Eve a-t-elle laissé un évangile? Quelqu'un a-t-il pu écrire l'entretien
de Caïn et d'Abel? Est-il vrai que Noë eût dans l'arche le corps d'Adam sur lequel
il faisait tous les jours sa prière? Par qui a pu être conservée cette oraison de Noë?
Les Géants ont-ils laissé un livre trouvé par Caïnan? Abraham a-t-il écrit un
traité de l'interprétation des songes? Loth a-t-il écrit son aventure? Comment se
nommait la femme de Job? La femme de Noë se nommait-elle Noria? La femme
de Joseph se nommait-elle Asseneth?La femme de Moïse se nommait-elle Séphora?
La femme de Pilate se nommait-elle Promla? Joseph a-t-il écrit son entretien avec
la Putiphar? Qu'est-ce que l'hosanna du grand-prétre Ézéchias? Qu'est-ce que la
Petite Genèse? Qu'est-ce que les Dits du Christ? Qu'est-ce que Heldam et Modal?
Qu'est-ce que Jannes et Membres? Par qui Phinée a-t-il été autorisé à expliquer les
noms sacrés? Quel est le véritable unique exemplaire du pentateuque conservé dans
le coffre d'Helkia? Pourquoi les égyptiens appelaient-ils Moïse Char-^iph? Semexia
est-il le chef des diables? Que doit-on penser des anges chaldéens Jakah, Samaël,
Zinguiel et Tsakon? Enoch, septième homme après Adam, a-t-il pu écrire sa pro-
phétie en éthiopien? Faut-il rapporter à l'étoile du Messie le livre de Seth sur Œtoile?
Qu'est-ce que Nadaver, ville d'Ethiopie, où est allé saint-Matthieu? Quelle est
l'Héliopolis où saint-Clément a vu le phénix se brûler? Est-il vrai que dans l'assem-
blçe des apôtres, Pierre tenait pour le Père, André pour le Fils, et Jacques pour le
RELIQUAT. 335
Saint-Esprit? Est-il vrai que saint-Barthélemj rendait malades ceux que la déesse
Astaroth avait guéris? Sainte-Thècle a-t-elle baptisé un lion? Doit-on tenir pour
ressemblant ce portrait de saint-Paul par sainte-Thècle : Staturâ brevi, calvaSiriim,
crur'tbm curv'ii, surosum, superciliis junBis, naso aquilino, plénum gratta Dei. Dans le
baptême, l'eau est-elle pour Jésus, et l'huile pour le Saint-Esprit? Qu^est-ce que ce roi
Pomilius fait évéque d'Asie par les apôtres? Isis est-elle la fille de Satan? Le témoin
mystérieux de l'arrestation du Christ, caché derrière un arbre, qui est arrêté lui-même
et qui disparaît en laissant un linceul dans les mains des soldats, ce fantôme dont
parle saint-Marc (ch. xiv, v. 51 et 52), est-ce Isis? Le mojen-âge a-t-il eu raison de
croire à l'Archisposa? Salomon a-t-il écrit à Naphres, roi d'Egypte et à Hiram, roi
de Tyr, saint-Paul à Sénèque, saint- Jean à un hydropique, saint-Pierre à saint-
Jacques, Jésus-Christ à Abgar, toparque et roi d'Edesse, et Pilate à Tibère? Est-il
vrai que Drusilla, catéchisée par Jean, ait quitté Andronicus son mari, pour aller
vivre dans un sépulcre? Combien y avait-il de Sibylles? Pourquoi Diodore de Sicile
n'en admet-il qu'une, celle de Thèbes? Est-il vrai qu'il n'y en eût que deux, la
sibylle Erythrée pour les grecs, et la sibylle de Cumes pour les latins? Est-il vrai
que Justin ait pendant quarante nuits vu la Jérusalem céleste dans les étoiles? Simon
le magicien a-t-il été amoureux de la Lune, et l'a-t-il fait descendre sur la terre pour
l'épouser? etc., etc. Les conciles devaient trancher ces difficultés. Le oui et le non
étaient difficiles. Il y avait des livres sacrés pour et contre. Quatre psautiers, y
compris celui de Melchissédec, onze Apocalypses , y compris celle d'Etienne, proto-
martyr; sept Anciens Testaments, y compris celui des douze Patriarches; trente-
trois Nouveaux Testaments, d'autres disent cinquante, y compris celui des douze
Apôtres ; révangile selon les hébreux, selon les égyptiens, selon les syriens, selon
les symoniens, l'évangile de Marcion, de Thadée, de Valentin, l'évangile des ébio-
nites, l'évangile des encratites, l'évangile Vivant, l'évangile Eternel, l'évangile de
Judas Iscariote, le protévangile de Jacques. Ces livres étaient redoutés; pour avoir
voulu les transcrire. Dieu avait frappé Théodecte de cécité et Théopompe de folie.
En outre, pour les déchiffrer, il faut savoir beaucoup de langues, depuis le latin
sibyllin jusqu'au syriaque estranghélo. Les conciles avaient peur de la folie de Théo-
pompe, de la cécité de Théodecte, et ne savaient pas ces langues-là. Parmi tous ces
livres, parmi tous ces testaments, parmi tous ces témoignages, comment discerner
les faux des vrais? Les uns doivent être proclamés apocryphes, les autres canoniques.
Comment s'y prendre? Les conciles se tiraient d'afïaire en mettant tous ces livres
pêle-mêle sur l'autel et en les y laissant passer la nuit; ceux qu'on trouvait sur le
pavé le lendemain matin étaient déclarés apocryphes. Tout ce qui n'a pas ete jeté à
terre pendant la nuit par la main inconnue est aujourd'hui la Bible. C'est sur la
certitude de ce livre que le protestantisme et l'anglicanisme appuient leur foi. Dans
cet admirable pays de franchise, l'Angleterre, des pénalités sortent de ce livre. Nous
l'avons dit, le gibet s'adosse à la Bible. A cause de tel verset de tel chapitre, on
pend. Le dimanche anglais est irréductible. Défense aux journaux, à ces puissants
journaux libres, de paraître «le septième jour». La population ouvrière n'a que le
dimanche pour prendre sa part du musée ou de la bibliothèque. Clôture. Défense
d'entrer. Dernièrement un barbier de Southampton, ayant rasé un passant un
336 WILLIAM SHAKESPEARE.
dimanche, a été condamné à trois livres sterling d'amende, parce que Dieu s'est
reposé ce jour-là.
Nous venons de dire, il sort de ce livre des pénalités. Ajoutons, il en sort des
préjugés. Le plus irréductible de ces préjugés pèse sur l'art, et dans l'art, la haine
de ce préjugé choisit le théâtre. La désagrégation du protestantisme en sectes met en
poussière l'anglicanisme, mais non le préjugé. Loin de là. La haute église est relati-
vement tolérante. Les dissidents , calvinistes , presbytériens, méthodistes, weslejens,
anabaptistes, baptistes, sont hérissés devant le théâtre, devant le concert, devant le
bal, jusqu'à l'indignation. Rien hors de l'Ecriture. Tout le protestantisme est le
captif de ce livre. Plus on s'intitule indépendant, plus on est enchaîné. A mesure
du protestantisme
que le cercle des sectes s'élargit, ce qu'on pourrait nommer le judaïsme de la Bible se
rétrécit. Je vis un jour un petit garçon de trois ans tout éploré. Son père, anabaptiste,
refusait de le laisser aller au spectacle. Tout Spectacle e§î mensonge, s'écriait le père. Mon
fils n'ira pas. Il j a là des aBeurs et des aBrices. Quel était ce spectacle } un théâtre de
marionnettes. Le lendemain matin, j'achetai une poupée à ressorts et je la portai à
l'enfant. Le père me remercia. — C'eB, lui dis-je, une des aBrices d'hier soir.
RELIQUAT. 337
LES TRADUCTEURS.
Le débat de ce chapitre jusqu'à ces mots : Le tradu£leur a£tuel l'a pensé. Nous croyons
qu'il a eu raison, est, selon nous, une version primitive de la Vréface pour une nouvelle
traduêlion de Shak,e§peare. Victor Hugo a ensuite écrit une présentation plus détaillée,
plus personnelle '''; mais il nous a semblé que celle-ci avait sa place marquée dans
l'étude sur les traducteurs.
La tombe finit toujours par avoir raison. Tout récemment, une occasion s'est oflFerte
de prononcer sur Shakespeare le verdict suprême et de liquider le passé, la date
illustre de la naissance du poëte de Stratford, le 23 avril, est revenue pour la trois
centième fois. Au bout de trois cents ans, le genre humain a quelque chose à dire
à un esprit longtemps insulté j il a semblé que Shakespeare se présentait au seuil de
la France, Paris s'est levé, les poètes, les artistes, les historiens ont tendu la main à
ce Entôme, autour duquel les poètes apercevaient Hamlet, les artistes Prospero, et
les historiens Jules César j le sauvage ivre, l'arlequin barbare, le Gilles Shakespeare
est apparu, et l'on n'a vu que de la lumière j la moquerie de deux siècles s'est ache-
vée en éblouissement, et la France a dit : Sois le bienvenu, génie ! La gloire a pris
acte.
On a senti dans l'ombre quelque chose comme l'adhésion de nos morts augustes ;
on a cru voir Molière sourire, on a cru voir Corneille saluer; des vieilles haines, des
vieilles injustices, rien, pas une protestation, pas un murmure, enthousiasme una-
nime; et, à cette heure, les appréciateurs définitifs du fond des choses, ceux qui
doublent leur aversion des despotes d'amour pour les intelligences, ceux qui, voulant
que justice soit faite, veulent aussi que justice soit rendue, les contemplateurs, les
solitaires pensifs occupés de l'idéal, les songeurs, admirent, émus, l'apaisement qui
s'est Élit autour de cette majestueuse entrée ^^l
Shakespeare, c'est le sauvage ivre. Oui, sauvage ! c'est l'habitant de la foret
vierge; oui, ivre, c'est le buveur d'idéal. C'est le géant sous les branchages
immenses ; c'est celui qui tient la grande coupe d'or et qui a dans les jeux la flamme
de toute cette lumière qu'il boit. Shakespeare, comme Eschyle, comme Job,
comme Isaïe, est un de ces omnipotents de la pensée et de la poésie, qui, adéquats,
pour ainsi dire, au Tout mystérieux, ont la profondeur même de la création, et qui,
comme la création, traduisent et trahissent extérieurement cette profondeur par une
(') Voir pages 237 à 245. ligne, nous en lisons trois autres, rayées, que
(*^ A partir d'ici jusqu'aux mots : Ces fleurs nous retrouvons à la fin du paragraphe sur
prouvent la profondeur, ce texte faisait partie Cervantes (voir page 4.3), \^Note de l'Édi-
de WtUiam SbakfSpeare. Avant la première teur.^
PHU,0S0PHIE. — n. 22
338 WILLIAM SHAKESPEARE.
profusion prodigieuse de formes et d'images, jetant au dehors les ténèbres en fleurs,
en feuillages et en sources vives.
Shakespeare, comme Eschyle, a la prodigalité de l'insondable. L'insondable, c'est
l'inépuisable. Plus la pensée est profonde, plus l'expression est vivante. La couleur
sort de la noirceur. La vie de l'abîme est inouïe -, le feu central fait le volcan , le volcan
produit la lave, la lave engendre l'oxyde, l'oxyde cherche, rencontre et féconde la
racine, la racine crée la fleur 5 de sorte que la rose vient de la flamme. De même
l'image vient de l'idée. Le travail de l'abîme se fait dans le cerveau du génie. L'idée,
abstraction dans le poëte, est éblouissement et réalité dans le poëme. Quelle ombre
que le dedans de la terre ! quel fourmillement que la surface ! Sans cette ombre,
vous n'auriez pas ce fourmillement. Cette végétation d'images et de formes a des
racines dans tous les mystères. Ces fleurs prouvent la profondeur.
Shakespeare, comme tous les poètes de cet ordre, a la personnalité absolue. Il a
une façon à lui d'imaginer, une façon à lui de créer, une façon à lui de produire.
Imagination, création, production, trois phénomènes concentriques amalgamés dans
le génie. Le génie est la sphère de ces rayonnements. L'imagination invente, la
création organise, la production réaUse. La production , c'est l'entrée de la matière
dans l'idée, lui donnant corps, la rendant palpable et visible, la dotant de la forme,
du son et de la couleur, lui fabriquant une bouche pour parler, des pieds pour mar-
cher et des ailes pour s'envoler, en un mot, faisant l'idée extérieure au poëte en
même temps qu'elle lui reste intérieure et adhérente par l'idiosyncrasie, ce cordon
ombilical qui rattache les créations au créateur.
Chez tous les grands poètes, le phénomène de l'inspiration est le même, mais la
diversité des appareils cérébraux le varie à l'infini.
L'idée jaillit du cerveau : conception ; l'idée se fait type : gestation ; le type se fait
homme : enfantement; l'homme se fait passion et action : œuvre.
L'idée dans le type, le type dans l'homme, l'homme dans l'action, tel est, chez
Shakespeare, comme chez Eschyle, comme chez Plaute, comme chez Cervantes, le
phénomène, lequel se résume en cette concrétion : la vie dans le drame.
Tout est voulu dans le chef-d'œuvre. Shakespeare veut son sujet, celui-là et pas
un autre, Shakespeare veut son développement, Shakespeare veut ses personnages,
Shakespeare veut ses passions, Shakespeare veut sa philosophie, Shakespeare veut
son action, Shakespeare veut son style, Shakespeare veut son humanité. Il la crée
ressemblante à l'humanité — et à lui. De face, c'est l'Homme; de profil, c'est
Shakespeare. Changez le nom, mettez Aristophane, mettez MoUère, mettez Beau-
marchais , la formule reste vraie.
Ces hommes ont l'originalité, c'est-à-dire l'immense don du point de départ per-
sonnel. De là leur toute-puissance.
Virgile part d'Homère; observez la dégradation croissante des reflets : Racine part
de Virgile, Voltaire part de Racine, Chénier (Marie- Joseph) part de Voltaire, Luce
de Lancival part de Chénier, Zéro part de Luce de Lancival. De lune en lune on
RELIQUAT. 339
arrive à reffacement. La progression décroissante est le plus dangereux des engre-
nages. Qui s'y engage est perdu. Nul laminoir ne produit un tel aplatissement.
Exemple : regardez Hector à son point de départ dans Homère, et vojez-le dans
Luce de Lancival, à son point d'arrivée.
La progression décroissante a été nommée en France école classique.
De là une littérature aux pâles couleurs.
"Vfers 1804, la poésie toussait.
Au commencement de ce siècle, sous l'empire qui a fini à Waterloo, cette littéra-
ture a dit son dernier mot. À cette époque elle est arrivée à sa perfection. Nos pères
ont vu son apogée, c'est-à-dire son agonie.
Les esprits originaux, les poètes directs et immédiats, n'ont jamais de ces chlo-
roses. La pâleur maladive de l'imitation leur est inconnue. Ils n'ont pas dans les
veines la poésie d'autrui. Leur sang est à eux. Pour eux, produire est un mode de
vivre. Ils créent parce qu'ils sont. Ils respirent, et voilà un chef-d'œuvre.
L'identité de leur style avec eux-mêmes est entière. Pour le vrai critique, qui est
un chimiste, leur total se condense dans le moindre détail. Ce mot, c'est Eschyle;
ce mot, c'est Juvénal ; ce mot, c'est Dante. Unsex, toute lady Macbeth est dans ce
mot, propre à Shakespeare. Pas une idée dans le poëte, comme pas une feuille dans
l'arbre, qui n'ait en lui sa racine. On ne voit pas l'origine; cela est sous terre, mais
cela est. L'idée sort du cerveau exprimée, c'est-à-dire amalgamée avec le verbe,
analysable, mais concrète, mélangée du siècle et du poëte, simple en apparence,
composite en réalité. Sortie ainsi de la source profonde, chaque idée du poëte, une
avec le mot, résume dans son microcosme l'élément entier du poëte. Une goutte,
c'est toute l'eau. De sorte que chaque détail de style, chaque terme, chaque vocable,
chaque expression, chaque locution, chaque acception, chaque extension, chaque
construction, chaque tournure, souvent la ponctuation même, est métaphysique.
Le mot, nous l'avons dit ailleurs, est la chair de l'idée, mais cette chair vit. Si,
comme la vieille école de critique qui séparait le fond de la forme, vous séparez le
mot de l'idée, c'est de la mort que vous faites. Comme dans la mort, l'idée, c'est-
à-dire l'âme, disparaît. "Vbtre guerre au mot est l'attaque à l'idée. Le style indivisible
caractérise l'écrivain suprême. L'écrivain comme Tacite, le poëte comme Shake-
speare, met son organisation, son intuition, sa passion, son acquis, sa souffrance,
son illusion, sa destinée, son entité, son innéisme, dans chaque ligne de son livre,
dans chaque soupir de son poëme, dans chaque cri de son drame. Le parti pris
impérieux de la conscience et on ne sait quoi d'absolu qui ressemble au devoir, se
manifestent dans le style. Ecrire c'est faire ; l'écrivain commet une action. L'idée
exprimée est une responsabilité acceptée. C'est pourquoi l'écrivain est intime avec le
style. Il ne livre rien au hasard. Responsabilité entraîne solidarité.
Le détail s'ajuste à l'ensemble et est lui-même un ensemble. Tout est compréhen-
si£ Tel mot est une larme, tel mot est une fleur, tel mot est un éclair, tel mot est
une ordure. Et la larme brûle, et la fleur songe, et l'éclair rit, et l'ordure illumine.
Fumier et sublimité s'accouplent ; tout un poëme le prouve : Job.
Les chefs-d'œuvre sont des formations mystérieuses; l'infini s'y sécrète çà et làj
340 WILLIAM SHAKESPEARE.
telle expression qui vous étonne est, au milieu de toutes ces émotions humaines,
de toutes ces palpitations réelles, de tout ce pathétique vivant, un brusque épanouis-
sement de l'inconnu. Le style a quelque chose de préexistant. Il reste toujours de
son espèce. Il jaillit de tout l'écrivain, de la racine de ses cheveux aussi bien que des
profondeurs de son intelligence. Tout le génie, son côté terrestre comme son côte
cosmique, son humanité comme sa divinité, le poëte comme le prophète, sont dans
le stjle. Le style est âme et sang ; il provient de ce lieu profond de l'homme où
l'organisme aime j le stjle est entrailles.
Il est incontestablement fatal, et en même temps rien n'est plus libre. C'est là son
prodige. Aucune entrave, aucune gêne, aucune frontière. Il est impossible de ne pas
sourire quand on entend parler, par exemple, des difficultés de la rime; pourquoi
pas aussi des empêchements de la syntaxe ? Ces prétendues difficultés sont les formes
nécessaires du langage, soit en vers, soit en prose, s'engendrant d'elles-mêmes, et
sans combinaison préalable. Elles ont leurs analogues dans les faits extérieurs ; l'écho
est la rime de la nature.
Nous connaissons un poëte qui de sa vie n'a ouvert Richelet, qui, enfant, a
composé des vers, d'abord informes, puis de moins en moins inexacts, puis enfin
corrects, qui a trouvé, pas à pas, tout seul, l'une après l'autre, toutes les lois, la
césure, la rime féminine alternée, etc., et duquel la prosodie est sortie toute faite,
instinctivement.
Le style a une chaîne, l'idiosyncrasie, ce cordon ombilical dont nous parlions
tout à l'heure, qui le rattache à l'écrivain. A cette attache près, qui est sa source de
vie, il est libre. Il traverse en pleine liberté tous les alambics de la grammaire j il est
essentiel j son principe, qui est l'écrivain même, lui est incorporé, et il n'en perd pas
un atome dans tous les appareils de filtrage d'où il sort phrase pour la prose ou vers
pour la poésie. Dans l'intérieur même du rhythme général, qu'il accepte, il a son
rhythme à lui, qu'il impose. De là, au point de vue absolu, cette surprenante élasti-
cité du style, pouvant tout enserrer, depuis le subtil chaste jusqu'à l'obscène suHime,
depuis Pétrarque jusqu'à Rabelais. Quelquefois Pétrarque et Rabelais sont dans le
même homme, la gamme du style va de Roméo à Falstaff, l'univers tient dans
l'intervalle, les hommes, les anges, les fées; la fosse apparaît ayant à l'une de ses
extrémités son travailleur et à l'autre son habitant, le fossoyeur et le spectre; la nuit,
cynique, montre autre chose que sa face, huttoci^of tbe nighi; la sorcière se dresse,
euménide canaille, caricature dessinée sur la vague muraille du rêve avec un charbon
de l'enfer, et, penché sur ce monde voulu par lui, contemplant sa préméditation, le
vaste poëte regarde, écoute, ajoute, sanglote, ricane, aime, songe.
Maintenant traduisez cela.
Luttez contre ce style pour l'exprimer, contre cette pensée pour l'extraire, contre
cette philosophie pour la comprendre, contre cette poésie pour l'embrasser, contre
cette volonté pour lui obéir. Obéir, c'est là qu'éclate la puissance du traducteur.
Brumoy, Bitaubé, Artaud, Poinsinet de Sivry, Florian, sont désobéissants. Ils en
savent plus long que les maîtres. Ils sont plus maUns que le génie, ces imbéciles. Le
traducteur vrai, le traducteur prépondérant et définitif, étant intelligence, se subor-
RELIQUAT. 341
donne à l'original, et se subordonne avec autorité. La supériorité se manifeste dans
cette obéissance souveraine. Le traducteur excellent obéit au poëte comme le miroir
obéit à la lumière, en vous renvoyant l'éblouissement. Etre ce vivant miroir j mérite
rare que Molière a cherché en présence de Plaute et Chateaubriand en présence de
Milton. Plus de fidélité produit plus de rayonnement.
Est-il à propos, à cette heure où nous sommes du dix-neuvième siècle, de donner
en France un tel miroir à Shakespeare .'' Condenser dans une traduction toute l'irra-
diation de ce grand foyer, feire converger ce flamboiement sur notre littérature à
côté des splendeurs de nos poètes originaux, introduire dans la lumière française
cette clarté, rayon fraternel de plus, est-ce là une chose aujourd'hui faisable.? Les
préjugés ambiants le permettent-ils ? Notre rhétorique est-elle assez affaiblie pour y
consentir? La vieille ophtalmie classique est-elle guérie.? L'œil français s'ouvre-t-il
tout grand ? Ducis et Le Tourneur sont-ils dépassés ? Il vient pour les traductions
comme pour les religions un moment où le vrai absolu est possible. Le goût entre
en convalescence de même que la philosophie prend des forces. Ce moment est-il
venu pour Shakespeare ?
Le traducteur actuel l'a pensé. Nous croyons qu'il a eu raison.
Sous toutes réserves et dans une certaine mesure, nous sommes pour toutes les
traductions de même que nous sommes pour toutes les religions.
Religions et traductions, choses plus semblables qu'on ne croit au premier
abord, sont toujours proportionnées à l'état des esprits. Toutes sont mauvaises et
toutes sont bonnes, jusqu'au moment où le vrai définitif peut être admis, d'un côté
en art, de l'autre en philosophie.
Les traducteurs, ces autres révélateurs, vous donnent tout l'à-peu-près dont vous
êtes capables. Ils ne travaillent pas sur l'infini comme le fondateur de religion, mais
leur œuvre est analogue. Ce qu'ils contemplent, ce qu'ils étudient, ce qu'ils tra-
duisent, n'est pas en dehors de l'humanité, mais simplement en dehors d'un peuple,
ce n'est pas l'Esprit, c'est un esprit, ce n'est pas le Verbe, c'est un idiome, ce n'est
pas le ciel, c'est le livre, ce n'est pas l'univers avec son âme. Dieu, c'est le chef-
d'œuvre avec son âme, le poëte.
Labeur sévère. Ils font ce qu'ils peuvent. S'ils ne vous disent pas tout , c'est moins
leur faute que la vôtre. Ce n'est pas le public qui fait le poëte, mais c'est le public
qui fait le traducteur. Les traduaeurs ont un aïeul illustre. Moïse. Nous acceptons
ce fait contesté, comme nous acceptons toute l'histoire, contestable, elle aussi, à peu
près partout. Moïse est révélateur sous les deux espèces; sur l'Horeb il est traducteur
de Dieu, dans la Bible, il est traducteur de Job. Hé bien, ce traducteur puissant
n'est pas libre. Quoique Moïse et Parce que Moïse. Il ne peut donner au peuple
juif toute la téméraire mise en scène du ciel, de Dieu et de Satan, telle que Job
l'avait imaginée. Le traducteur Moïse adoucit, abrège et retranche, l'arabe se per-
mettant ce que l'hébreu n'ose risquer. Job est expurgé par Moïse. Le traducteur, en
effet, subit son milieu. Le traducteur a pour collaborateur le moment donné. Aux
342 WILLIAM SHAKESPEARE.
intelligences encore peu ouvertes, il faut des demi-traductions comme il leur faut des
demi-religions. Aux intelligences adultes et arrivées à la complète croissance, il faut
tout le texte, de même qu'en religion il leur faut tout le logos. La jupe d'Isis ne
se lève pas aux enfants. Quand vous serez grands, quand vous serez des hommes
pour de vrai, quand vous serez des peuples sachant qui vous êtes, on vous dira tout.
Grâce à un mauvais régime d'enseignement, il peut arriver que telle nation
herculéenne, effrontément sublime en guerre, en révolution, en progrès, soit une
mijaurée en littérature. Tant que cela dure, un de ses côtés reste petit. C'est par la
pleine intelligence littéraire que la civilisation se couronne. Quand le goût est grand,
c'est que le peuple est fait.
Le goût est un estomac. Il a des maladies qu'il prend pour des délicatesses. Il lui
arrive d'aimer les sucreries, la Guirlande de Julie, le Petit-Carême, Bérénice j quelque-
fois même les fadeurs, Gentil-Bernard, Moncrif, Florian. Il fut un temps où il
vomissait Shakespeare. Boileau au dix-septième siècle et au dix-huitième Voltaire,
si hardi du côté de Jésus, si timide du côté de Racine, avaient donné ce dégoût
à la littérature. Dans cette inappétence, quaUfiée «bon goût», une traduction
pure, complète et généreuse, sans alliage et sans appauvrissement, d'aucun poète,
n'était possible en France j pas même d'Horace, pas même de Virgile. Il y a eu
une chose dite « beau langage » et « style noble » dans laquelle on mettait tout à
tremper. Ce délayage était nécessaire. La poésie ne passait qu'étendue d'eau. Eau,
lisez Périphrase. Il est certain, que, même à l'heure où nous sommes, pour beaucoup
d'esprits, il faut encore doser Homère.
Dans Homère, Minerve prend Achille aux cheveux. Bitaubé traduit : la déesse
saisit la blonde chevelure du héros.
Et cela de bonne foi. Bitaubé ignore que plaqué sur Homère, le joli est laid.
Pope aussi enjolive Homère. A la comparaison de l'orateur (chant III de V Iliade)
si admirablement et si largement traduite par André Chénier :
Dans sa bouche abondaient les paroles divines
Comme en hiver la neige au sommet des collines.
Pope ajoute ce vers agréable :
Melting tbej fall, and si»k. i^io the beart.
Les traducteurs délicats sont mal à l'aise avec cette vieille poésie grecque. Eschyle
leur donne le mal de mer. Il a en effet assez de flot pour cela. Dans le Vrométhée
ou ÏOreBie, la traduction, à chaque insunt, a des nausées. Les haut-le-cœur
redoublent si on est en présence d'Aristophane. L'Harpaliote de Y Iliade, traversé du
javelot de Mérion , se tord à terre « comme un serpent » $ M"* Dacier refuse de tra-
duire et déclare net que ceci dépasse les bornes de notre langue. Anacréon lui-même
répugne. Croirait-on qu'il donne au lion «une grande ouverture de gueule»?
%â.<j\>.^ bSàvTOiv. M""* Dacier traduit cette gueule par «le courage». Et son sourire
est en note au bas de la page. «Je crois, dit-elle, qu'on me pardonnera de n'avoir
RELIQUAT. 343
pas suivi le grec. » Cette note d'ailleurs est une ritournelle. Elle revient sans cesse
dans les traductions de l'ancien régime. A chaque instant on lit en marge : « il j a
dans le texte ceci : etc.. ». En d'autres termes : je saisis cette occasion pour vous
faire savoir que je suis un traducteur qui ne traduit pas.
Bitaubé enchérit sur M"* Dacier. M™® Dacier se risque à écrire {Iliade, chant XIX) :
« Agamemnon parle de sa place sans se lever. » Satis se lever est bas j Bitaubé rectifie :
«sans porter ses pas au milieu de l'assemblée». Où Homère dit : «Pallas parle»,
Bitaubé traduit : «elle l'accompagne de sa voix terrible». La flèche de Teucer qui
atteint Clitus «le prend par derrière». Derrière est choquant; Bitaubé dit : le jrappe
à la tête. Plutarque observe que le cuir d'un bœuf tué est plus solide que le cuir d'un
bœuf mort, et qu'Homère, à cause de cela, a attaché le casque de Paris avec une
courroie « Êiite du cuir d'un bœuf tué ». Ces exactitudes sont des beautés. Bitaubé ne
le pense pas, et traduit : « forte courroie » . Au chant XXI de Y Iliade, Junon, ten-
drement, tirant d'une infirmité une caresse, ce que Plutarque admire avec raison,
Junon appelle Vulcain « mon boiteux ». Bitaubé traduit : « ô mon fils ! » Neptune dit
à Apollon : «Laomédon jura qu'il nous couperait les oreilles». Bitaubé traduit :
«que son épée nous laisserait une marque inefeçable d'ignominie». La pierre jetée
par Ajax à Hector tombe, et, dans Homère, tourne à terre «comme une toupie».
Que va devenir Bitaubé } Il écrit : « tourne avec rapidité ».
Homère montre la double source du Scamandre, chaude et froide, où, avant le
siège, les femmes de Troie venaient laver leur linge j fi donc! Bitaubé prend la
parole : «... où, durant les jours fortunés de la paix, les dames trojennes, et leurs filles
ornées d'appas, purifiaient leurs superbes vêtements». Homère dit : «Apollon non
tondu » . Macrobe en effet demande avec quels ciseaux on pourrait couper les rayons
du soleil. Ces ciseaux, Bitaubé les a. Il e&ce non tondu. Il rase Phébus. Un tra-
ducteur est un barbier. Un traducteur est un censeur. Dans ce mode de traduction,
« un poisson sacré » {Iliade, chant XVI) devient « un énorme habitant du Hquide
empire». Une broche devient «un dard»; les cuisses deviennent «les parties con-
sacrées aux dieux». Toujours Bitaubé.
Parfois un affadissement du goût produit des effets singuliers. Voyez Xlphighie de
Racine, laquelle est une traduction. Le sujet ^Iphig/nie est simplement féroce. C'est
un père qui tue sa fille pour avoir du vent. Un cacique de l'Hellade fait la guerre
à un cacique de la Troade; il réunit sa flottille de pirogues dans un petit port, Aulis;
le vent manque pour la traversée. L'idole Eole ne souffle pas. Il s'agit de faire souffler
l'idole. Le cacique consulte l'obi, Calchas. L'obi répond au cacique : l'idole veut
manger ta fille. Tel est le sujet. Tout ceci est vrai à la lettre; la moitié de l'armée
grecque était tatouée. Si vous restez dans ce vieux sauvage d'Homère (déjà un peu
mâtiné par Euripide), rien de mieux; sujet et personnages sont d'accord. L'épopée
est buveuse de sang; les égorgements, crûment exécutés, lui conviennent. Une sorte
d'harmonie terrible sort du poëme. On croit entendre l'hymne sacré du vieux
meurtre idiot. Tout l'orient donne la réplique à cette Grèce sanglante. Du fond de
l'ombre Abraham, sacrificateur de son fils, fait écho à Agamemnon, sacrificateur
de sa fille. L'idole propose un marché; il ne s'agit que d'ouvrir le ventre à une
344 WILLIAM SHAKESPEARE.
fille, de donner aux dieux le cœur, le foie et les poumons, et de lui regarder dans
les entrailles. Cela fait, la brise soufflera. Iphigénie, stupéfaite et douce, accepte; la
femme est peu comptée en l'an 1200 avant Jésus-Christ. Dans les jeux du chant XXIII
de V Iliade, le premier prix est un trépied j le second prix est une femme. Iphigénie,
en plein égarement de résignation, accoutumée à ce maniement brutal de la femme
par les mœurs sauvages, attend, le cou baissé, l'heure où elle sera saisie «comme
une chèvre», dit Eschjle, par deux poings dont un tiendra un couteau. Rien de
plus âpre, rien de plus logiquement atroce, rien de plus grand dans l'horrible. Du
reste nulle difformité. Sujet farouche, personnages fauves. La chose se passe entre
lions. Maintenant, avec ce sujet barbare, faites une tragédie polie. En d'autres
termes, manquez de goût. Faites parler à ces hurons grecs le beau style de cour.
Remplacez la poésie primitive par la poésie élégante. Qu'au Heu de s'insulter et de
s'appeler, comme dans Homère, sac à vin, œil de chien, cœur de cerf, ils se disent :
Sei^etir, qu'Achille soit marquis, qu'à cette pauvre chèvre Iphigénie on dise : Madame,
et, adorable princesse, la dissonance devient monstrueuse, le contraste entre l'action et
les personnages révolte, l'intérêt s'évanouit, avec la foi au sujet, on se figure quelque
chose comme sa majesté Louis XIV faisant égorger par l'archevêque de Paris
Mademoiselle de Blois pour que son Altesse monsieur le Comte de Toulouse,
duc et pair d'AnviUe, reçu amiral de France au parlement de Paris, ait bon vent,
et ce qui était formidable en Grèce devient absurde à Versailles. Pourquoi } tout
simplement parce que le traducteur a changé la clef du stjle. Le goût est une pro-
portion.
A qui la faute.? à Racine.? non certes. Racine, en dehors de l'observation directe
et de la poésie immédiate, mérite le rang qu'il a dans le dix-septième siècle, et, s'il
s'agit d'orner de tragédies un règne, il est, sans nul doute, l'égal de ces décorateurs
magnifiques. Le Nôtre, Mansard et Lebrun, avec quelque chose de moins dans
l'invention et de plus dans le sentiment, le style étant le même. La faute est à
l'époque, de certains siècles raffinés répugnent aux grandes choses et aux grandes
œuvres. Comprenant peu le sublime, ils ne comprennent pas le naïf, Louis XIV
qui disait de Téniers : remporte^ ces magots, trouvait Homère grossier, et interpellait
ainsi Fénelon : Monsieur de Camhray, ne pourrie^-vous accommoder Homère poliment pour
monsieur le duc de Bourgogne? Fénelon eût pu répondre comme Euclide à Ptolémee
demandant qu'on lui rendît la géométrie facile : Il nj a point d'entrée particulière
tour les rois.
Nous venons de dire : la moitié de l'armée grecque était tatouée, et nous savons que
cette assertion peut être contestée. Elle a de fortes autorités pour elle. Il ne faut pas
oublier qu'Homère est postérieur de trois cents ans aux faits qu'il raconte. Il omet
le tatouage, quoiqu'il lui arrive très souvent de faire «de la couleur locale». Ainsi
par exemple, la cavalerie, arme qui existait du temps d'Homère, n'existant pas du
temps d'Achille, Homère n'a point mis de cavalerie dans X Iliade,- les soldats se
battent à pied, les héros en char.
JJ Iliade est légende, et Homère est légendaire. Pourtant nous sommes de ceux
qui croient à Homère, et à un seul Homère. Dans quel temps vivait-il.? Nous ne
RELIQUAT. 345
pensons pas qu'il fût, quoi qu'on en ait dit, contemporain du corrojeur Tjchius
dont il parle à propos du bouclier d'Ajax. Hérodote, qui suivait de près Homère,
devait en savoir sur lui plus long que nous. Hérodote dit qu'Homère jeune connut
le vieux Mentor qui, jeune, avait connu Uljsse vieux. Avec la longévité d'un siècle,
souvent constatée en ces temps-là, cela fait les trois cents ans après Troie que nous
avons indiqués. Quant au tatouage des combattants de V Iliade, il est certain, dans
l'armée grecque pour les Caucons, peuple nomade, errant du Péloponèse en Cappa-
doce, et dans l'armée trojenne pour les Hippomolgues, scythes buveurs de lait de
jument. Les thraces sont tatoués. De même les mjsiens. La sauvagerie, insistons-j,
est partout dans ces augustes poèmes. Les ancres des navires étaient de grosses
pierres, comme il y a cent ans aux îles Sandwich. On pansait une blessure avec une
fronde nouée sur la plaie j Agénor panse ainsi la blessure d'Hélénus j et c'est ce que
font encore à cette heure les Botocados. Figurez-vous la construction que voici :
pour murailles des troncs de sapin liés de cordes d'écorce, pour toit un clayonnage
de joncs, tout autour une étroite bande de terrain enclose d'une palissade à pointes j
qu'est ceci? c'est la cabane d'un chef Toucouleurs. Oui, et c'est aussi la tente
d'Achille. L'enclos palissade avait une porte fermée d'une poutre, poutre qui ne
pouvait être soulevée que par trois hommes, ou par Achille. Les héros, dans les jeux,
luttaient brutalement j Ulysse donne un croc-en-jambe à Ajax. Quant à Achille,
pendant douze jours, il traîne tous les matins par les pieds Hector mort autour
du tombeau de Patrocle. C'est, dit Callimaque, une coutume thessalienne. Achille
égorge sur ce tombeau de Patrocle les douze plus beaux de ses captifs troyens,
choisissant les jeunes et les gras, exactement comme un sachem caraïbe. Plus tard
Pyrrhus égorgera Polyxène sur le tombeau d'Achille. Achille vend ses prisonniers,
notamment plusieurs fils de Priam qu'il envoie au marché de Lemnos. Achille est
très près de mordre dans Hector j Pope remarque qu'il se contente d'en avoir bien
envie. Hécube voudrait bien manger aussi un peu d'Achille. Voyez le chant XXIV*
Quant à Priam, Achille s'attendrit, mais c'est un attendrissement fauve, et assez
inquiétant ; tout à coup il crie aux captives de cacher à Priam le corps d'Hector, car
si le vieillard pleurait trop, il serait, lui Achille, forcé de le tuer. Il y a loin, on le
voit, de cet Achille-là à l' Achille de Versailles. Les défenseurs du grand siècle nous
feront peut-être ici observer que le grand siècle aussi, à ses heures, a été atroce.
J'accorde atroce; mais qu'on se contente de cette concession. Je m'explique. Atroce,
oui; féroce, non. Le sauvage est féroce, le civilisé est atroce. On ne dit pas : une
bête atroce. Il y a de l'esprit et de la politesse dans l'atrocité. Un exemple fera sentir
la nuance du féroce qui est brut, à l'atroce qui est travaillé. L'atrocité, c'est la férocité
ciselée. C'est du perfectionnement. Dans Homère comme dans la Bible, on «écrase
les enfants contre la pierre »(^'j dans le siècle des arts, sous Louis XIV, on «les met
à la broche». Voilà le progrès.
Nous venons de dire que l'atrocité est polie. Elle l'est jusqu'à l'élégance. Ecoutez
M"^ de Sévigné : «(aux Rochers, dimanche 5 janvier 1676) ... pour nos soldats,
on gagnerait beaucoup si c'étaient des cordeliersj ils s'amusent à voler; ils mirent,
W David menaçant Babylone. Priam pleurant sur Troie. {Iliade, Ch.'KXll.) [Note du manmcrit,']
346 WILLIAM SHAKESPEARE.
l'autre jour, un petit enfant à la broche ^ mais d'autres désordres, point de nouvelles.»
Les enfants mis à la broche, désordres! quelle exquise politesse! Voltaire, parlant de
Pierre P"" de Russie, dit : «... Les roues furent couvertes des membres rompus des
amis de son fils, il fit couper la tête à son propre beau-frère le comte Laprechin,
oncle du prince Alexis. Le confesseur du prince eut aussi la tête coupée. Si la Mos-
covie a été civilisée, il faut avouer que cette politesse lui a coûté cher. »
Les partisans du grand siècle insistent. Nous exagérons l'incompatibilité entre
Homère et Racine. Les dissemblances entre les mœurs homériques et les mœurs de
l'Œil-de-Bœuf ne sont pas si évidentes qu'on le dit. Il y a plus d'une analogie. Ainsi
le rapport qui existe entre Menesthée et Anchialus, Sarpédon et Thrasjmèle, Poly-
damas et Clitus, Ajax et Ljcophron de Cythère, Diomède et Sthénélus, Achille
et Patrocle, existe, de même, entre Monsieur et le chevalier de Lorraine. Où est
donc cette grande différence de mœurs ? Au fond c'est la même chose. Pardon.
Patrocle n'empoisonne pas Briséis.
Du reste les demi-traducteurs sont des initiateurs utiles. Ils habituent l'œil peu à
peu. Chaque nuance du crépuscule est formatrice du jour. Pas à pas, telle est la loi
des traductions. Les poètes de race ne peuvent être insérés tout d'une pièce dans
l'esprit d'une nation qui ne les a point portés. Les introduire d'abord de profil, est
sage. C'est de transition en transition que le public arrive à les accepter. Qui voudrait
faire tout de suite l'enjambée du goût de Boileau au génie d'Eschyle échouerait. Il
ferait un coup de brutalité comme le soleil entrant brusquement dans une chambre
sans rideaux. ( — Ah! chevalier, écrivait la marquise de Joux à son frère le chevalier
de Brève, l'affreux soleil levant ! Comme il m'a malhonnêtement révetUée ! le maladroit!^ Le
public, lui aussi, est une prunelle, tantôt myope, tantôt presbyte, très aisément
irritable. Il faut pour l'accoutumer à la lumière des écrivains supérieurs, toujours nets
et directs, une série d'interpositions successives, de plus en plus transparentes. C'est
peu à peu et par degrés que le modelé des traductions finit par s'ajuster sur les origi-
naux. Celui-ci est trop du sud, celui-là est trop du nord j notre zone tempérée,
notre goût littéraire de demi-saison n'admettent pas d'emblée ces esprits entiers, ces
puissants étalons de la poésie universelle. L'acclimatation des génies veut des ména-
gements. Exemple. Ezéchiel bâtit au centre de sa ville Jéhovah-Schammash, un
temple j il en exclut les tombeaux de rois. Il crie : « Loin d'ici les carcasses des rois ! »
Carcasse est dur. Le premier traducteur, qui est du grand siècle et du beau monde,
traduit : dépouilles. Le deuxième traducteur, genevois, risque : ossements. Un troisième
traducteur ose : squelettes. Maintenant le quatrième traducteur peut venir, articuler
toute la pensée d'Ezéchiel, retirer à ces rois morts l'humanité, les dégrader en les
déterrant, et dire : Lo/« d'ici ces carcasses! Squelette, c'est l'homme j carcasse, c'est la
bête. Cet Ezéchiel, prophète à ongles, dévore dans sa caverne les rois, et puisqu'il
les a sous la dent, il sait ce que c'est.
On peut dire de la traduction en elle-même ce que Cicéron dit de l'histoire :
quoque modo scripta, placet.
Nous n'excluons de notre tolérance aucun traducteur, pas même ceux qui, inno-
cemment, sont presque des parodistes. Ils ont, eux aussi, leur raison d'être. La
RELIQUAT. 347
grimace prépare au visage. Ces valves plates finiront par se façonner en bouche
parlante. Une chose ridicule qui se superpose à une chose sublime la défigure, soit j
mais l'annonce. C'est un commencement de révélation. Vous êtes avertis que derrière
cette opacité mal transparente, il y a quelqu'un. Massieu initie à Pindare, Lefranc
de Pompignan à Eschyle, Toureil à Démosthènes, Larcher à Hérodote, Longe-
pierre à Théocrite, Bergier à Hésiode, Lêvesque à Thucydide, Desfontaines à
Virgile, la Bletterie à Tacite, Guérin à Tite-Live, Tarteron à Juvénal, Bauzée
à Salluste, du Kyer à Cicéron, des Coutures à Lucrèce, Amelot de la Houssaye à
Machiavel, Artaud à Dante, Macpherson à Ossian, Dupré de S'-Maur à Milton,
Filleau de S*-Martin à Cervantes, GueudeviUe à Plaute, Lemonnier à Térence,
Poinsinet de Sivry à Aristophane, Grou à Platon, Brumoy à Sophocle, Le Tour-
neur à Shakespeare, à peu près comme le singe initie à l'homme.
L'indulgence est due et même la bienveillance, et même l'encouragement, à
toutes ces tentatives j le redressement du goût se fait par superpositions d'ébauches,
de moins en moins informes; les préparations sont les échelons du résultat; ces
avortements finissent par accoucher; il vient un jour où le traduaeur définitif paraît.
Quant à ces avortements préalables, ils n'ont en eux-mêmes rien qui doive
étonner. La tâche est rude de traduire. La lutte est presque toujours disproportionnée
entre le traducteur et l'écrivain traduit. C'est un corps à corps entre deux statures
inégales. L'un, ordinairement, n'est qu'un talent, tandis que, souvent, l'autre est
un génie. C'est le cas de Delille vis-à-vis de Virgile. DeliUe pourtant est, à tout
prendre, un poëte de la famille de Virgile. Du côté bâtard. La fausse muse Rhéto-
rique a rencontré Virgile au coin d'un bois, lui a fait violence, et a eu de lui tous
ces petits-là, Stace, Claudien, Pope, Dryden, Gray, Gessner, S*-Lambert, Roucher,
Lemierre, Esménard, Delille. Racine aussi est de cette famille, mais d'un meilleur
Habituellement, c'est le fond même des langues qui résiste, dans de certains cas,
c'est la surface. Quelquefois le Dictionnaire se mêle de faire le difficile. Le Diction-
naire, par exemple, dit : Uafrities n'est pas latin. Or Uajrities est dans Valère-Maxime.
Dans tous les vocabulaires latins, le mot Induperator est marqué de ce signe : hasse
latinité. Ouvrez Lucrèce, écrivain grand parmi les plus grands, vous y trouverez ce
mot Induperator dans de magnifiques vers'^l
Ce bas latin des pédants est du beau latin des poètes. Quant au fond de la
langue, sa résistance est autrement sérieuse. Le ser et YeBar de l'espagnol ne peuvent
se nuancer en français. Ser signifie l'être essentiel, eltar, l'être contingent; pour les
deux acceptions, nous n'avons qu'un seul verbe : être. Le mucho, interjection, est plus
intraduisible encore. (E/ rey se ha marchado ? — Mucho. Le Roi est parti.? — Beau-
coup.) Le français haron ne traduit plus le varon espagnol, qui a conservé le double
sens de sei^eur et de héros. Uaron est plus près de vir que de haron. Dans le vers de
(*) Summa etiam quum zik vioknti per mare venu Non div&m pacem votk adit, ac prece quasit
Induperaiorem classk super aquora ■verrit, Uentorum pavidm paces animasque secundas ?
Cumvalidiipariterkffonibmatqueelephantis} Nequidquam. (Note du manuscrit.)
348 WILLIAM SHAKESPEARE.
Perse : Cum beriè àicinto, etc., o^yma signifie injures, à moins qu'il ne s\gmÇit jricassée
de tripes. Et puis tirez-vous de la richesse des acceptions. Les acceptions sont un
dédale. Traduisez, si vous pouvez, le TJ'trginihm hacchata Liacœnis. Traduisez le Uxo-
rius amnis. En latin, le père abdique son filsj Suétone dit : A.ugmtm Jigrippam
ahdicavitj le laurier qui refuse de brûler abdique le feu 5 Pline dit : laurus manifeBo
ahàicat i^es crepitu; une rivière qui se sépare d'une autre rivière l'abdique : A.mnem
BMrotam hrevi Spatio portatum ahàicat. D'autres expressions sont en quelque sorte
ramassées sur elles-mêmes j si vous les dépliez, vous les énervez. Virgile dit : A.
vulnere recens. Florus dit : Nuper a silva elephanti. Otez la force, vous ôtez la grâce.
Quelquefois pour rendre un mot, il faudrait toute une phrase. Se coucher dans le
temple de Jupiter et j passer la nuit, afin d'j avoir un songe renfermant un oracle,
ce groupe d'idées si complexe, Plaute l'exprime d'un mot : Incubare lovi. Luttez avec
cette condensation. Traduisez dans sa concision le aridm atcjue jejunm de Paul Jovc
sur Calchondjle. Cette prose à jeun, quoi de plus charmant! Calchondjle était un
écrivain sobre. Il poussait la tempérance jusqu'à l'étisie. A force de mettre son style
à la diète, il arrivait à la maigreur de l'idée. Tout cela est à^ns jejunm. Traduisez le
reparabilis aàsonat écho dans les quatre étranges vers de Néron cités par Perse. Tradui-
sez les ellipses } tantôt l'ellipse simple, comme dans le beau vers de Racine \ je
t'aimais inconBant, qu'emséje fait jidUe? tantôt l'ellipse compliquée de la métaphore,
comme le : on le bombarda meBre de camp, de S*-Simon.
La relation du traducteur à l'auteur est habituellement, nous l'avons dit, l'infério-
rité. Ceci est vrai dans la plupart des cas. Il j a toutefois des exceptions. Quelquefois
le traducteur est de taille. Ainsi Moïse vis-à-vis de Job. Ainsi Newton vis-à-vis de
l'Apocaljpse. Molière est de force avec Plaute. Chateaubriand peut se mesurer avec
Milton. Jean-Jacques Rousseau, tout en manquant Tacite, ne lui fait pas déshon-
neur. Corneille est inférieur à David, mais La Fontaine est supérieur à Esope. Du
reste Corneille, traducteur des Psaumes, même ridicule, demeure le grand Corneille.
Quant à La Fontaine, il copie si bien Esope, qu'il le supprime. C'est la loi de ce
cas spécial : volez, mais après le vol, sojez le seul vivant. Tuer celui qu'on vole,
en équité sociale, aggrave, en équité littéraire, efface le crime. Amjot ne vole ni
ne tue Plutarquej il le transforme et de subtil le fait naïf Toute proportion gardée
entre l'homme du premier ordre et l'homme du second, La Mennais, âpre et ferme
intelligence, quoique sa traduction ne soit pas la meilleure, peut, sans dissonance,
approcher Dante. Horace, qui a toujours eu du bonheur, vient de rencontrer Jules
Janin, charmant esprit de même qu'Horace, et de plus qu'Horace, généreux cœur.
Les traducteurs ont une fonction de civilisation. Ils sont des ponts entre les peuples.
Ils transvasent l'esprit humain de l'un chez l'autre. Ils servent au passage des idées.
C'est par eux que le génie d'une nation fait visite au génie d'une autre nation.
Confrontations fécondantes. Les croisements ne sont pas moins nécessaires pour la
pensée que pour le sang.
Autre fonction des traducteurs : ils superposent les idiomes les uns aux autres,
et quelquefois, par l'effort qu'ils font pour amener et allonger le sens des mots à des
acceptions étrangères, ils augmentent l'élasticité de la langue. A la condition de
RELIQUAT. 349
ne point aller jusqu'à la déchirure, cette traction sur l'idiome le développe et
l'agrandit.
L'esprit humain est plus grand que tous les idiomes. Les langues n'en expriment
pas toutes la même quantité. Chacune puise dans cette mer selon sa capacité. Il est
dans toutes plus ou moins pur, plus ou moins trouble. Les patois puisent avec leur
cruche. Les grands écrivains sont ceux qui rapportent le plus de cet infini. De là
l'incompréhensible quelquefois, l'intraduisible souvent. Le Sunt lacryma rerum est
une goutte de l'immensité. Toute la profondeur est dans ce mot. Virgile, au moment
où il le dit, égale et peut-être dépasse Dante.
Ce mot, entre tous, est irréductible à la traduction. Cela tient à sa sublimité
concrète, composée de tout le fatalisme antique résume et de toute la mélancolie
moderne entrevue. Chose qui semble extraordinaire à ceux qui ne méditent point
habituellement sur ces vastes problèmes de linguistique, ce mot littérairement tra-
duit en français, n'offre aucun sens. Aucune femme ne comprendra /'/ eit des pleurs
de choses, et toute femme porte en elle le Sunt lacrymae remm,
La question philologique n'est pas autre chose que la question métaphysique.
Les traducteurs y jettent beaucoup de lumière. Pas d'étude philosophique plus utile
et plus surprenante que ces superpositions de langues. Les langues ne s'ajustent pas.
Elles n'ont point la même configuration; elles n'ont point dans l'esprit humain les
mêmes frontières. Il les déborde de toutes parts, elles j sont immergées, avec des
promontoires différents plongeant plus ou moins avant dans des directions diverses.
Où un idiome s'arrête, l'autre continue. Ce que l'un dit, l'autre le manque. Au delà
de tous les idiomes, on aperçoit l'inexprimé, et au delà de l'inexprimé, l'inexpri-
mable.
Le traducteur est un peseur perpétuel d'acceptions et d'équivalents. Pas de balance
plus délicate que celle où l'on met en équilibre les synonymes. L'étroit lien de l'idée
et du mot se manifeste dans ces comparaisons des langages humains. La fameuse
distinction de la forme et du fond, qui a servi de base il y a trente ans à toute une
critique écroulée aujourd'hui, apparaît ici dans sa puériHté. Forme et fond adhèrent
au point que dans beaucoup de cas, le fond se dissout si la forme change. On vient
d'en voir l'exemple dans le Sunt lacryma rerum. Dira-t-on que c'est la pensée qui
manque? Jamais pensée ne fut plus haute. Dans d'autres cas, le fond ne se dissout
pas, mais se dénature. L'idée, traduite par les mots rigoureusement correspondants,
devient autre. Traduisez en français littéral le Plenus rimarum sum hac atque iUac
perfluo, l'idée se métamorphose au passage; en latin, c'est, à votre choix, l'indiscré-
tion comique ou l'inspiration lyrique; en français, c'est le suintement purulent d'un
lépreux couvert d'ulcères. Toute langue est propriétaire d'un certain nombre de sens.
Elle a ceux-ci et n'a point ceux-là. Ce profond sous-entendu est caché sous cette
locution banale : telle langue est riche, telle langue est pauvre. Les grands écrivains
sont les enrichisseurs des langues. Les écrivains créent des mots, la foule sécrète des
locutions; te peuple et le poëte travaillent en commun. Homère et la Halle font
assaut de métaphores. Shakespeare rivalise d'audace triviale et sublime avec John Bull.
Mais quoi qu'ils fassent, ils ne peuvent tout. prendre à l'esprit humain et tout
donner à la langue. Le tout n'appartient qu'au Verbe. Ici éclate l'identité de l'esprit
350 WILLIAM SHAKESPEARE.
humain et de l'esprit divin. La pensée, c'est l'illimité. Exprimer l'illimité, cela ne
se peut. Devant cette énormité immanente, les langues bégaient. Une arrache ceci,
l'autre cela. Ces lambeaux recousus, ces morceaux amalgamés composent la connais-
sance humaine et la pensée publique. Après les langues mortes viennent les langues
vivantes, continuant le même travail, tâchant de faire tenir de plus en plus l'esprit
humain dans la parole humaine. Les idiomes sont un effort.
Ceci explique la difficulté considérable des traductions. Idiotismes dans les langues,
idiosyncrasies dans les écrivains. De toutes parts l'écrivain fait obstacle au traducteur.
Une bonne traduction suppose tout ensemble l'entente la plus cordiale et la lutte
la plus acharnée.
À qui avez-vous affaire? à Horace? c'est la grâce même du tour qui résiste :
0 matre pulchrâ Jilia pulchrior. A Lucrèce? c'est l'ampleur farouche du style : nihilo
fertm minm ad vada leti. À Catulle? c'est une certaine vigueur mêlée au charme :
funelfetsese suosque. perdre est plus bref; porter malheur est plus juste. A Lucain? c'est
le raccourci énergique : si cives , hue mque licet. À Tibulle? c'est la déUcatesse dans la
réalité : in uno corpore servato, reiiitume duos. À Sénèque? c'est l'expression parfois
volatilisée jusqu'à la grandeur : aperto athere innocum errât. Ni ciel ouvert, ni air libre
ne rendent aperto athere. À Perse? c'est la transparence dans l'obscurité : nescio auoà
certe eB, quod me tihi tempérât aBrum. À Ju vénal? C'est la majesté étrange du vers
plein d'une haute pensée mécontente : Fumosos Eauitum cum Di£iatore MagiHros.
Ajoutez ceci que chaque écrivain a son énigme; énigme de son temps, énigme
de lui-même. Cette énigme, le traducteur est tenu de la pénétrer; l'intimité avec
l'écrivain original est à ce prix; et souvent cette énigme se dérobe. Alors, et cela
n'est point rare, le traducteur n'entre pas dans l'écrivain; il ne peut l'ouvrir, la clef
lui manque, et il est réduit à dire comme l'esclave de XAndrienne de Térence :
Davus sum, non œdipm.
Aux difficultés intérieures ajoutez les difficultés extérieures; aux obstacles qui sont
dans la langue, aux obstacles qui sont dans l'écrivain, ajoutez les complications qui
sont autour du traducteur, ajoutez les préjugés du moment, les antipathies natio-
nales, les maladies inoculées par les rhétoriques, les scrupules, les effarouchements,
les pudeurs bêtes, les résistances du petit goût local au grand goût éternel. Com-
ment, traduisant Plante, par exemple, vous tirerez-vous du Potavi, atque accubui scor-
tum? Comment, traduisant Horace, vous tirerez-vous du Tum, quantum diB)losa poteB
vesîca, pebedi? En France particulièrement, prenez garde à vous. Nous autres français,
nous sommes une nation de demoiselles. Il faut s'observer dans notre pensionnat.
Cambronne en a été expulsé dernièrement.
Et j'ajoute qu'il ne l'avait pas volé.
Il avait trouvé moyen de dire la plus grande chose dans le plus gros mot. Ce
malembouché gênait l'histoire. On l'a mis dehors. C'est bien fait.
Après quoi on lui a donné, pour habiller proprement son mot, un traducteur,
M. de Rougemont.
M. de Rougemont, autour du : La garde meurt et ne se rend pas, continua le service
public et fit plus tard d'autres mots pour les princes, entr'autres celui du Trocadéro :
je serais mort en bonne compa^ie. Ce Bitaubé de Cambronne avait un gros ventre et
RELIQUAT. 351
beaucoup d'esprit. C'est à lui qu'un passant émerveillé disait : A.I)! monsieur de
Kougemont, comme vous êtes gros! Mais vous l'avev bien mérité.
Les grands écrivains font l'enrichissement des langues, les bons traducteurs en
retardent l'appauvrissement.
Le dépérissement des idiomes est un remarquable phénomène métaphysique qui
veut être étudié.
Un idiome ne se défait qu'en en faisant un autre, quelquefois plusieurs autres.
Une gestation se mêle à son agonie. Pour de certains insectes, la mort est une
ponte. Il en est de même pour les langues.
La mort des langues commence par un épaississement de l'idiome qui lui ôte sa
transparence. Les mots prennent de l'opacité, la prononciation s'alourdit dans la
même mesure, et les rapports entre les syllabes deviennent autres. Cet épaississe-
ment tient à la quantité de temps écoulé qui frappe la langue de sénilité, et non,
comme on le dit si frivolement, à l'introduction des idées nouvelles. Les idées nou-
velles, étant jeunes, sont saines, communiquent leur verdeur à l'idiome, et loin de
le ruiner, le conservent. Quelquefois elles le sauvent. Cependant si la disparition de
l'idiome doit avoir lieu, l' épaississement augmente; l'obscurité envahit certaines
zones du langage, la logique de la langue s'altère, les analogies s'effacent, les éty-
mologies cessent de transparaître sous les mots, une orthographe vicieuse attaque les
racines irrévocables, de mauvais usages malmènent ce qui reste du bon vieux fonds
de l'idiome. L'agonie arrive : les voyelles meurent les premières : les consonnes
persistent. Les consonnes sont le squelette du mot. Plus tard elles aideront à retrouver
l'étymologie. Un mot se conclut des consonnes comme un animal des ossements.
La carcasse suffit pour refaire le vocable comme pour reconstruire la bête.
Peu à peu la désuétude croissante de l'idiome condamné crée un demi-idiome,
peu organisé, embryonnaire, qui s'interpose entre l'ancien qui va mourir et le nou-
veau qui doit naître. Ce demi-idiome, lichen, parasite, ténia, maladie, s'attache à
l'ancien, y plonge ses racines, le tapisse pour ainsi dire en dessous, devient sa dartre
et sa lèpre, s'en nourrit et le fatigue. Il est petit, informe, diflForme; il y a du
monstre dans ce nain. La succion de l'avorton exténue le géant. Ainsi le roman
épuise le latin. Ce soutirage de force tue à la longue l'idiome le plus robuste.
L'idiome parasite, n'étant que provisoire, meurt également. Il ne peut vivre sans
support. Le gui ne survit pas au chêne. C'est ainsi qu'à l'heure où le latin expire, le
roman se décompose, et alors la place est faite à de nouvelles langues complètes et
viables, filles de la grande aïeule morte, et l'on voit poindre sur le même sol l'italien,
et au sud l'espagnol, et au nord le français. La pensée humaine, pourvue de nou-
veaux organes, peut maintenant reprendre la parole.
Elle le fait, sans diminution. L'italien de Dante vaut le latin de Tacite.
Ces transitions d'un idiome à l'autre, du passé à l'avenir, de la décrépitude à
l'aurore, de la mort à la vie, sont laborieuses. Les traductions y aident, les apprêtent
de longue main, les adoucissent, les facilitent. Dans toute traduction il y a de
l'amalgame. Les transformations de langues ont besoin d'une mixture préalable. Cet
amalgame du fond commun des idiomes est une préparation.
352 WILLIAM SHAKESPEARE.
L'esprit humain, un dans son essence, est divers par corruption. Les frontières et
les antipathies géographiques le tronçonnent et le locaUsent. L'homme ajant perdu
l'union, l'esprit humain a perdu l'unité. On pourrait dire qu'il y a plusieurs esprits
humains. L'esprit humain chinois n'est pas l'esprit humain grec.
Les traductions brisent ces cloisons, détruisent ces compartiments et font commu-
niquer entre eux ces divers esprits humains.
Nécessaires à cette mise en communication des idées, elles sont de plus utiles
d'abord à la conservation, puis à la transformation des langues.
J'ai parlé de l'énigme qui est dans tout écrivain. Cette énigme sollicite le traduc-
teur, et s'il ne la devine pas, le tue. Elle est toujours ardue, et veut que le traducteur
soit historien autant que philologue, philosophe autant que grammairien, esprit
autant qu'intelligence. Et qu'est-ce donc quand l'écrivain est un poëte? qu'est-ce
donc quand le poëte est un prophète ?
Voyez la Bible. Que de questions philosophiques, chronologiques, historiques,
et même religieuses, peuvent faire naître l'élément élohiste et l'élément jéhoviste, si
inextricablement mêlés dans le Pentateuque! Dieu n'est d'abord que le Tout-Puissant,
puis il devient l'Éternel, et cette transformation d'Elohim en Jéhovah se fait dans
le buisson ardent (Voir Exode, ch. m et vi) : «Je suis apparu à Abraham comme Elo-
him, et je t'apparais comme Jéhovah». C'est sur ce gond que tourne la Bible. Les
traducteurs s'en sont peu aperçus. De là beaucoup de confusion, force querelles,
plusieurs hérésies, et quelques bûchers.
Homère n'est pas moins que la Bible matière à controverses. Homère ne peut
avoir que des traducteurs inquiets. Quel est le vrai texte ? Où est le vrai sens ? pas
d'écrivain plus clair pourtant. Mais, écoutez Horace, Grammatici certant.
Homère a d'abord été oral. On le chantait, on ne l'écrivait pas. C'est après plus
de cent ans qu'un rapsode eut l'idée d'en écrire quelque chose. Déjà cependant, s'il
faut en croire la légende, la première des bibliothèques avait été fondée, en Egypte,
par Osymandias qui l'avait nommée Pharmacie de l'Ej^rit Linus, avant Homère,
avait écrit ses poëmes en caractères pélasgiques, et au dire de Diodore de Sicile,
Homère avait eu un maître, Pronapidès, qui connaissait l'alphabet de Linus. Prona-
pidès est appelé par d'autres Phémius. Cet alphabet était évidemment syllabique,
peut-être même hiéroglyphique. Les premiers exemplaires d'Homère, absolument
comme les poëmes erses et celtes, et les courtes épopées d'Ossian, furent écrits par
fragments, chaque rapsode écrivant le sien, et furent écrits dans cette écriture sylla-
bique, peu maniable, moins précise que l'alphabet par lettres, et prêtant aux doubles-
sens et aux contresens. Pisistrate ajusta les fragments. De là tant d'indécision sur le
texte réel. De là un choix possible dans Homère. Pausanias a ses variantes. Cyné-
thus a ses retouches. Le scoliaste de Pindare rature certains passages qu'Eustathe
rectifie. Klotz, le critique de 1758, hésite entre Eustathe et le scoliaste. Il indique
en revanche les coups de lime d'Aristarque.
Un passage du chant IV de ï Iliade offre quatre sens, ce qui enchante M"" Dacicr.
Où le scoliaste voit une comète, Clarkc ne voit qu'une étoile filante. Le scoliaste
RELIQUAT. 353
réduit aux proportions d'un simple pillage de moissons la mise aux prises des grues
et des pygmées. Le talon vulnérable d'Achille n'est pas dans VIliade telle que nous
l'avons aujourd'hui. Y était-il avant les coupures et les raccords de Pisistrate ? Hubert
Goltzius dit oui ; le ragusain Raimondo Cuniccio, traducteur de Y Iliade en latin, dit
non. Bianchini décrète que VIliade est une querelle de Thalassocratie , c'est-à-dire de
liberté des mers et qu'il s'agit, non d'Hélène, mais de la navigation du Pont-Euxin
et de la mer Egée. Pour Bianchini, Mars est l'Arménie, Minerve est l'Egypte, et
Junon « aux bras blancs » est la Syrie Blanche. Pour Camoëns, Mars est Jésus-Christ
et Vénus est l'église. "Vbilà Homère soumis aux réactifs de l'orthodoxie comme le Can-
tique des Cantiques. Pour Apollodore la grande afiEiire, c'est qu'Homère soit ionien,
attendu que Xlliade n'est guère utile qu'à constater la haine des ioniens contre les ca-
riens. A cause de ce vers du chant XV de Xlliade, « nous sommes trois fils de Saturne »,
Platon, dans le Gorgtas, attribue à Homère une sorte d'invention d'une Trinité, que
Lactance ne rejette pas absolument. Etc., etc., etc. Problèmes de linguistique, de reU-
gion, de philosophie, de géographie, de mythologie, de théogonie, de législation,
d'histoire, de légende. Que répondre à tous ces points d'interrogation? Le manuscrit
du dixième siècle, annoté par soixante scoHastes, et trouvé à "Venise par Villoison, ne
résout rien. UHofnericus A.chiïles de DreUncourt éclaire peu. Les glossateurs se prêtent
leur lanterne j Ernesti, commentateur d'Homère, la passe à Heyne, commentateur
de Virgile, Le commentaire d'Hésychius s'embourbe dans le ^pà.cra.1 de Calchas ;
il penche tantôt vers Tu die, tantôt vers Tecum expende, et n'en sort plus. Certains
critiques se tirent des difficultés par des ratures j ainsi disparaissent dans beaucoup
d'éditions les neuf vers charmants et lugubres d'Andromaque sur Astyanax. L'anglais
voyageur Wood confronte Aristote, Pausanias et Strabon. Le grammairien Appien,
perplexe entre les divers textes et les divers sens, prend sagement le parti d'évoquer
l'ombre d'Homère pour savoir à quoi s'en tenir.
Maintenant un dernier mot.
Une traduction est une annexion.
Il est bon de s'augmenter d'un poëte ; il ne l'est pas moins de s'ajouter un philo-
sophe. Ceci est un conseil de bon voisinage. Les nations, même les plus Hbres,
arrivent parfois à de certaines situations intellectuelles et morales où un ravitaillement
de philosophie leur est nécessaire. La théocratie est sournoise et se glisse. Luther l'a
dénoncée dans le christianisme, et saisie, et traînée au grand jour, et chassée. En ce
moment, grâce à Luther, qui a donné le branle, la théocratie est en train de vider
Rome. Mais la théocratie sait se retourner. Luther la fait sortir de Rome, eh bien,
elle entre dans Luther. Ce qu'elle perd en ItaUe, elle le regagne en Angleterre. Elle
était papauté, elle se fera épiscopatj détruirez-vous révêché.? elle se fera presbytère.
Abolirez-vous la prêtrise ? elle se fera fanatisme pur et simple. Le chapeau du
quaker met sur le crâne humain presque autant d'ombre que la tiare. Ombre moins
mauvaise, sans doute, mais dangereuse pourtant. L'Angleterre, sa vaste et majes-
tueuse existence poUtique mise à part, vit d'une vie à la fois matérielle et mystique.
La matière est souveraine en Angleterre; et disons-le, souveraine utile et magni-
fique; elle se nomme banque, bourse, industrie, commerce, production, circulation,
PHILOSOPHIE. — II. 23
mVBlHEait SATIOIILI.
354 WILLIAM SHAKESPEARE.
échange, richesse, prospérité ; la matière en Angleterre encombre le progrès, et
l'aiguillonne j elle est masse et tumulte- elle alourdit l'homme et l'emporte, elle
l'emplit de plomb et le couvre d'ailes -, ces ailes sont puissance, ce plomb est or. Faire
des affaires, telle est la volonté fixe du cerveau anglais. Tme is money. De là une
fièvre. L'Angleterre (nous l'en louons) croise en tous sens sa marine marchande
sur toutes les trajectoires de l'Océan, Londres est un tourbillon, la circulation y est
presque terrible j la foule sur le London Bridge est à l'état de chaîne sans fin, et toute
cette foule court et se rue 5 pas de badaud ; le badaud est un songeur, nul ne flâne.
Multitude affairée et hâte matérielle partout. La Tamise disparaît sous le fourmille-
ment des bateaux à vapeur, les chevaux d'omnibus de Londres durent en moyenne
vingt-et-un jours. Or, cela est bizarre à dire, mais rigoureusement vrai, la vie maté-
rielle est une préparation à la vie fanatique. La Bible est bien assise sur le ballot.
En somme, on est né et on mourra, de l'obscur est sur nous, il y a là au-dessus
de nos têtes l'infini, bleu le jour, étoile la nuitj pression mystérieuse j il faut une
solution à cette obsession. Tirer à peu près l'homme d'inquiétude, c'est là le succès
de toutes les religions. L'esprit, débarrassé du souci de là-haut, est plus alerte ensuite
aux calculs et aux négoces. On se dépêche bien vite de croire une chose quelconque
une fois pour toutes, et l'on se repose là dedans. Tel est le phénomène anglais.
La théocratie n'en demande pas davantage. Elle a un talent, couper à merveille
l'homme en deux. L'égoïsme en entente cordiale avec Dieu 5 elle excelle dans ces
bons ménages-là. Elle laisse aux affaires l'homme extérieur, et s'empare de l'homme
intérieur. C'est au dedans qu'elle blanchit le sépulcre. La religion est une exsudation
profonde de l'infini, qui pénètre l'homme ^ mais les religions sont badigeonnage.
Une couche de foi sur les vices suffit. Gela se voit chez les catholiques, et aussi chez
les protestants. Ici on insiste un peu plus sur le nouveau testament, là sur l'ancien.
Le jésuitisme est de tous les cultes. La théocratie, en Angleterre particulièrement,
pourvu qu'elle règne, est bonne personne 5 elle se contente d'un certain abrutisse-
ment. Elle tapisse intérieurement l'homme de chimères et de préjugés j elle lui
accroche sous le crâne, pour intercepter toute vérité au passage, la large toile d'arai-
gnée des idées fausses. Maintenant, tu es libre. Traite, contraae, vends, achète,
pioche, laboure, navigue, dépense, épargne, dispose, jouis, gouverne le reste. Elle
a l'art de vous enfermer dans un cercle qu'elle a l'art de vous cacher. Tu croiras
beaucoup et penseras peu. Elle laisse à l'homme le va-et-vient dehors et lui met
l'empêchement dans l'esprit j l'homme matière peut faire ce que bon lui semble,
l'homme conscience est entravé ; la liberté de conscience existe pourtant, mais cette
liberté est manégée sans s'en douter, et tourne sur elle-même à son insu, toujours
en deçà d'un obstacle invisible j de certaines mœurs religieuses s'installent, fort dis-
tinctes des mœurs politiques 5 une vaste superposition d'articles de foi et de croyances
intolérantes se fait sur cette nation, vraie formation de bigotisme; l'alluvion des
préjugés grossit insensiblement et sans cesse ; le fanatisme, avec l'épaississement
croissant propre au fanatisme, obstrue peu à peu les intelligences, le texte commande,
la lettre indiscutable ordonne et défend, la raison, dénoncée et suspecte, bat en
retraite pas à pas devant l'obéissance compacte de tous, un universel regard de tra-
vers déconcerte, et parfois intimide, le penseur, il y a, au besoin, d'étranges tribu-
RELIQUAT. 355
naux spéciaux, la cour des Arches, voyez l'évêque Collenso, et c'est ainsi que sur
un peuple libre la tyrannie d'un livre s'établit.
Tyrannie redoutable. Il y a de l'ankylose dans le puritanisme. Une nation qui a
trop de dogmes dans le sang finit par avoir ces dogmes dans les articulations, nodo-
sités gênantes pour les agiles enjambées du progrès. Un conformiste est un podagre.
On peut être atteint de la Bible comme de la goutte. O grand peuple, il s'agit d'aller
en avant, non de rêvasser en arrière. La théocratie arrive à ce résultat, chef-d'œuvre
pour elle : figer la pensée. La liberté civique elle-même en souffre. Tu n'ouvriras
pas ta boutique le dimanche. Tu n'iras pas au Musée le dimanche. Tu n'iras pas au
spectacle le dimanche. Ecrivain, toi qui enseignes et qui éclaires, tu n'enseigneras
pas et tu n'éclaireras pas le dimanche. Pas de journal ce jour-là. La censure de la
presse, faite de droit divin, sévit en Angleterre un jour sur sept. A Guernesey une
pauvre femme est surprise un dimanche versant un verre de bière à un passant ;
amende et prison. Un autre dimanche, un bateau à vapeur arrive portant des voya-
geurs de plaisir, un prédicateur millénaire leur jette publiquement l'anathème du
haut du quai du port, malédiction à ces Trouble-nuit, ils trouvent toutes les auberges
fermées et se rembarquent sans avoir bu ni mangé. Et naturellement, car la logique
existe même pour l'absurde, réprobation de la poésie et des poètes, oiseaux qui ont
l'art de toujours sortir des cages. Haine turque de l'art. Iconoclastie. En Angleterre
toute la Bible tourne en discipline. La Bible a son banc au parlement, et Moïse
contrôle Cobden. Il y a autant de chapelles, par toise carrée de terrain, en Angleterre
qu'en Espagne.
L'Angleterre subit cet obscurcissement. Entre elle et la liberté son puritanisme
s'interpose comme son brouillard entre elle et le soleil. Or, prenez garde, chez vous
les libertés poussent en plein champ, les superstitions aussi. Cette ivraie menace ce
froment. La ronce est vivace, elle fait sève de toutj elle est encombrante et méchante,
elle étouffe en même temps qu'elle égratigne. Les préjugés anglais sont décidément
de trop belle venue; il faut à l'Angleterre un sarcleur. Un sarcleur alerte, puissant,
infatigable, sur pied jour et nuit, de bonne humeur, éclatant de rire sur les mau-
vaises herbes, méchant lui aussi quand il le faut, et ayant des griffes contre les
épines. Ironie contre ortie. La France, mise à la diète, au point de vue de l'art, par
deux siècles plus littéraires que poétiques, avait une soif, la poésie, Shakespeare est
un de ceux qui étanchent largement cette soif; l'Angleterre, elle, a un besoin, la
philosophie ; et maintenant que la France a une traduction de Shakespeare c'est le
tour de sa voisine, et il importe que l'Angleterre ait une traduction de Voltaire.
3^6 WILLIAM . SHAKESPEARE.
NOTES DE TRAVAIL.
Dans la préparation de W^iïliam Shak,e§peare , Victor Hugo apporte plus d'ordre que
d'habitude; après avoir constitué un certain nombre de petits dossiers de notes
prises, comme toujours, sur les premiers bouts de papier qui se trouvaient sous sa
main, il inscrit au coin de plusieurs pages blanches de même format des titres :
L,e goàt. — Le génie. — Forme et fond. — Critique. — Liberté des poètes, etc.; puisant
ensuite dans ces petits dossiers, il colle sur la page préparée pour les recevoir les
fragments se rapportant au titre inscrit : pensées, citations, remarques, plans,
ébauches, sous lesquels on lit parfois : A développer; sur une page entière il n'y a
quelquefois de collé qu'un lambeau de papier ne portant qu'une phrase ; en revanche ,
tel titre se répète sur plusieurs feuillets bien remplis ; une réflexion sur la grammaire
se glisse au milieu de rapprochements entre Homère et la Bible; souvent tout un
passage est biffé, c'est qu'il a été employé, nous le retrouvons dans le volume
publié .
Presque tout le manuscrit de W^iUiam Shak,elpeare est contenu en germe dans ces
dossiers.
Nous ne reproduirons que les notes inutilisées qui, dans la pensée de Victor
Hugo, devaient servir soit à compléter W^illiam Shakjispeare , soit à un livre, resté à
l'état de projet, sur l'înlîruéiion publique et obligatoire.
Ces quelques pages ont un but. Montrer que le génie est le serviteur souverain.
Nous dédions, autant qu'il est en nous, les grands hommes au peuple. Les grands
hommes sont la propriété du genre humain.
LE POETE.
Des appétits, des passions se dégagent de cet homme comme des autres, mais ils
n'obscurcissent pas l'esprit; rien d'impur ne se répand sur l'œuvre, un souffle de
l'âme, un puissant courant de conscience force toutes ces fumées à rentrer au foyer
(qui les brûle).
Allez donc demander le pourquoi de la tempête à rocéan, ce grand lyrique.
Un rêveur plus fort que son rêve, certes, c'est Shakespeare.
NOTES DE TRAVAIL. 357
Il y a des idées éclairs, des puissances inattendues de style, des profondeurs
entr'ouvertes, et çà et là de ces mots qui provoquent chez le lecteur l'éveil des pensées
sans nombre.
Les génies. — L'hommage leur est dû. Ils sont les créanciers de l'enthousiasme
universel.
Ces apparents désordres des génies, ces irrégularités visibles sous lesquelles il y a,
pour qui sait voir, la plus sévère et la plus auguste des géométries, ces noirceurs ici,
ces splendeurs là, ces soleils tachés, ces nébuleuses qui sont des mondes, ces opacités
aveugles dans des coins, et tout à coup ces profusions d'étincelles qui semblent des
explosions et qui ressemblent à une brusque ouverture de volcan, ces vastes espaces
qui paraissent vides et où l'œil grossissant de la philosophie spéculative découvre des
systèmes et des univers, ces profondeurs vertigineuses, ces puits de ténèbres, ces
trous de lumière, toute cette prodigieuse antithèse du jour et de la nuit, ces lueurs
dont on n'a pas le secret, ces portes d'ombre dont on n'a pas la clef, ces aurores
montant et descendant, ces météores aussitôt évanouis qu'aperçus, ces comètes trou-
blant tout, ces beautés qui font mal aux yeux, ce prodigieux caprice qui a pour
champ l'infini, tout cet ensemble formidable et magnifique d'obscurité éblouissante,
ces démentis énormes de l'innombrable et de l'insondable au goût et à la règle, cette
négation éternelle du niveau et du cordeau, cette absence effrontée de sobriété, cette
prodigalité de merveilles, cette bizarre toute-puissance lumineuse, toutes ces fautes
contre les rhétoriques, les esthétiques et les Arts poétiques indignent les professeurs,
les poètes et inventeurs selon l'école et l'académie, exaspèrent les orthodoxes et les
réguliers quand on essaie de les leur faire remarquer et surtout les frappent de stupeur
et les déconcertent en leur faisant tout à coup craindre on ne sait quoij les Ruggieri,
les allumeurs d'ifs officiels er de lampions rectilignes, les faiseurs d'illuminations,
n'ayant pas l'habitude de faire attention à la concurrence du ciel étoile.
Les prudents et les médiocres s'ébahissent.
S'il était possible par hasard que cela fût le beau , quelle inquiétude !
Les souverains esprits que nous avons essayé de caractériser rapidement dans les
pages qu'on vient de lire, sont, à l'heure qu'il est, encore contestés. Cela fait partie
de la gloire. Etre contesté, c'est être constaté.
Il a été à la mode pendant quelque temps d'être imbécile. Un écrivain imprimait :
«Je préfère à Homère les mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr, et je lis tous
les matins un article du code pour me faire le style». Sur ce, réputation de pro-
fondeur à cet écrivain. Un autre mort célèbre, ignoré aujourd'hui, disait : ^uel
bonheur! j'ai découvert ^ue j'étais médiocre! Et tous applaudissaient, excepté deux ou trois
connaisseurs qui avaient découvert cela avant lui.
358 WILLIAM SHAKESPEARE.
Cette médiocrité heureuse de l'être partait de là pour nous signifier son goût :
«Je donnerais tous vos Niebelungen et tous vos Romanceros, et les trois quarts de
la Bible par-dessus le marché, pour un conte de Boccace» (Textuel).
L'abbé Tuet s'écrie magistralement : «A qui fera-t-on accroire qu'il puisse j avoir
dans un homme, dans un poëme, dans un vers scandé ou rimé, un quid divinum, un
souffle, un agion pneuma? )>
LES GENIES CRITIQUES.
Ces génies. . .
Leur ajouter quelque chose est impossible. Leur ôter quelque chose est malaisé.
Du reste il est facile de les critiquer. Est-ce que vous n'entendez pas tous les jours
dire : Le soleil est trop chaud. La mer est trop grande. Je n'aime pas le plein midi.
Le grand vent me fatigue. A quoi bon toutes ces étoiles là-haut 'î II vaudrait mieux
qu'il n'y eût pas d'aigles dans l'air et de lions sur la terre, etc.
Nous comprenons qu'on incline pour les esprits tempérés, qu'on ait quelque peur
de ces sublimités qui heurtent et blessent parfois, et qu'on aime mieux les 'beautés
qui ne font de mal à personne. Le cygne préféré à l'aigle, Raphaël préféré à Michel-
Ange, cela est tout simple j mais c'est un instinct de médiocrité. Il est bon qu'il y
ait de la lutte dans l'art ^^\ Le poëte est l'ange, le lecteur est Jacob.
PEDANTS. CRITIQUES.
LES GENIES CHICANÉS.
Cet imbécile de Delandine, le Vapereau d'il y a cinquante ans.
Les injures iniques passent, assure-t-on.
Non. EUes ne passent pas, c'est là le malheur, pour ceux qui les disent.
La question pourrait être posée ainsi : pourquoi le défaut est-il inférieur à l'excès .?
L'excès, voilà ce qu'on reproche aux génies, à tous. Les poëtes et les philosophes
du second plan, «fous de sens rassis», s'irritent, s'indignent parfois, et le plus souvent
se moquent de ce qu'ils appellent l'emphase, l'enflure, l'exagération, la folie, des pre-
miers. Cette folie, on la reproche aussi à Dieuj Stultitiam crucis.
Dante est un cauchemar. Horace raille Homère : dormitat, il dort. Et du som-
meil d'Homère au rêve de Dante il n'y a pas loin. Voltaire dit : Corneille exagère,
Shaî^^eare extravague {Exagroire, sortir du champ. Extravagare, aller au delà).
(') Un mot illisible. {Note de l'Éditeur.)
NOTES DE TRAVAIL. 359
ENSEIGNER. LE PEUPLE
PAR LES GENIES.
OÙ voulez- VOUS en venir? à ceci :
Il faut une littérature de peuple.
Se figure-t-on ceci :
Expliquer la Bible des peuples. (Tacite. Juvénal.) Poètes, romanciers, histoire.
54.000 bibliothèques. — Un liseur public.
Au sommet, grande chaire expliquant les grands poètes qui sont les suprêmes
philosophes.
INFLUENCE DES ASTRES.
Les constellations génies. Les étoiles viennent parmi nous.
Et Dante
Est un rajon de Sirius.
Oui, le génie est un mystère.
Ces chutes d'astres sur la terre
Se nomment Shakspeare, Milton. ..
Homère, Eschyle, Cervantes, etc.
(A développer.)
Faire en France une traduction sincère de Shakespeare, c'est rendre un service
public. Ce même service sera rendu par ceux qui traduiront de la même façon
Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide, Pindare, Lucrèce, Plaute, égal à Molière
et si méconnu, l'Ancien et le Nouveau Testament, depuis la Genèse jusqu'à l'Apo-
calypse, le Romancero, les Niebelungen (nous ne disons pas Dante et Cervantes,
cela est fait et supérieurement pour Cervantes par M. Viardot, pour Dante par
M. Fiorentino).
Le moment est venu de faire pénétrer dans les foules la vraie poésie, le vrai génie,
la vraie lumière, le moment est venu de montrer aux sociétés mêmes, comme
exemples à faire et à suivre, toutes les formes du mal et toutes les formes du bien
résumées dans ces grandes œuvres j le moment est venu de relier ensemble tous ces
grands testaments de l'humanité. Il est temps de faire la Bible des Peuples.
La civilisation est une œuvre que le genre humain écrit. Chaque siècle est un
volume. Les génies tiennent la plume pour le peuple et pour Dieuj ils se la passent j
le dernier venu la tend dans l'ombre à ceux qui vont venir.
PRETENDU ENFANTILLAGE
DES GENIES.
Aplomb des imbéciles. — Les « enfantillages » des génies.
Halte-là ! Horace lui-même est à peine de taille à dire : ,^uando^ue bonm dormttat
Uomerm.
36o WILLIAM SHAKESPEARE.
Il y a un peu de cette douce pitié dans la façon dont certaines gens disent : le bon
Homère. C'est presque : ce pauvre Honière.
Cela est aussi accentué par des êtres qui ont «un sabre pour plus beau jour de
leur vie».
Prudhomme.
Nous avons tout à l'heure qualifié Homère l'immense poëte enfant. Expliquons ce
mot.
Nous entendons indiquer un âge de l'esprit humain. Rien autre chose. Quant à
amoindrir en quoi que ce soit le vaste Homère, cette idée étrange ne saurait germer
dans notre esprit. Homère est un des génies suprêmes j rien ne lui manque. Il résume
ce que nous appelons l'enfance de la civilisation; mais il la résume avec immensité.
Quiconque n'a pas pour le génie absolu une admiration absolue est destitué du sen-
timent de l'infini, et ne comprend pas plus la nature que l'art. La critique du soleil
est une vieille impertinence permise aux imbéciles. Pourquoi insistons-nous ici?
C'est qu'il a toujours été de mode de donner pour correctif au mot ghie le mot
enfantillage. Et cette grosse ineptie voulait être relevée en passant. Pope dit : les puéri-
lités de ShaJ^speare. Ilji a dans le Dante bien des enfantillages, dit ^^^j Trublet
dit ^^^j et Claudien ajoute : Trublet dit cela d'Homère.
{A rédi^r,')
Ces bêtises font loi parmi les crétins. CeH un grand homme, mais c'eB un enfant,
comme cela console ! Quelle supériorité cela donne au niais qui parle sur le grand
homme dont il est parlé! Sourire du génie, quel triomphe aux crétins ! Dédaigner
un génie, comme cela vous pose un cuistre! Tous ces génies, ce sont des enfants,
quelle aubaine! On toise d'un air capable l'immense esprit. Puéril! et tout est ditj
et Tuet se rengorge, et Le Batteux jubile, et La Harpe se pavane, et Freron jouit, et
Trublet se couronne, et Visé s'épanouit, et Zoïle bat des mains. L'envie applaudit
la bêtise. On admire près de soi.
FAMILIARITE.
Ces vastes et massifs poëmes de l'Inde sont dans la poésie ce que les éléphants
sont dans la forêt.
La solennité crépusculaire de ces poètes.
Les irradiations de la fournaise sidérale.
(') Le mot est resté en blanc. — <*> Idem (Notes de l'Éditeur.)
NOTES DE TRAVAIL. 361
MONUMENTS
DE L'ESPRIT HUMAIN.
Ces épopées de l'Inde qui sont parmi les poèmes ce que les éléphants sont parmi
les lions.
EXPLICATION.
Les talents appartiennent aux globes ; les génies au ciel.
Un talent est toujours mélangé de matière ^ un génie est toujours compliqué
d'infini.
De là dans Eschjle, dans Job, dans Dante, dans Shakespeare, une certaine quan-
tité d'incompréhensible.
Ces hommes participent de Dieu.
LIBERTE ET LIBERTES DES POETES.
RÉACTION.
COLàRE DES ABUS ATTAQyÉs.
Les libertés du théâtre sont anciennes avec des variantes. Athènes permettait tout.
Rome permettait le sarcasme contre les dieux, non contre les magistrats. Un homme
consulaire était plus inaccessible à la satire qu'un oljmpien. A Athènes, Hermippc
injurie Périclèsj à Rome, Térence n'eût pu attaquer Scipionj il ne pouvait insulter
que Jupiter. Ce qu'il fit, ne voulant pas sans doute avoir un droit sans en user, et
voulant se prouver libre, au moins contre les dieux, voyez l'Eunuque. Quant à
Périclès, tout-puissant, il fut tolérant, chose rare. Un jour, un passant s'arrêta près
de lui sur la place publique pendant qu'il rendait la justice et l'accabla d'injures.
Périclès se taisait et continuait ses affaires. Le passant redoubla et resta à côté de
Périclès, disant tout ce qu'il pouvait inventer de plus vil. La nuit venue, Périclès
sortit de son tribunal, et ordonna qu'on prît une torche et qu'on reconduisît cet
homme jusqu'à sa maison. On crachait sur sa renommée sans l'émouvoir. Sua sequetu
cons'tUa, contempsit ohBrepentes et Homachantes ; . . . etiam Cleon morâebat eumj... verum
iHorum movit Vericlem nih'tl; sed comiter et tacite tulit ignominiam et invidiam.
Non seulement le comédien Hermippe, mais Eupolis, Dexippe, Cratinus, Tele-
clide, Platon le Comique, s'évertuèrent sur Périclès; en plein théâtre, on l'insultait
dans Aspasie :
Junonem A.Spasiam paritj
Ef impudicatn et pellicem inverecundamque.
362 WILLIAM SHAKESPEARE.
On l'appelait athée, parce qu'il avait expliqué une éclipse en jetant son manteau
sur les jeux d'un pilote j on mettait en scène son fils Xantippe se plaignant de ce père
avare; on lui reprochait de ne pas improviser, lui le plus grand orateur de la Grèce,
et de réciter par cœur des harangues écrites; scriptam orationem hahuit On le montrait
disant à Elpinice qui le sollicitait pour son frère Cimon : T« es trot vieille. On le
montrait donnant un baiser à Aspasie chaque fois qu'il allait au Sénat, et chaque
fois qu'il en revenait. «Il dépensa pour cette garce, dit Athoncé, une grande partie
de son bien.» Aristophane lui reprochait la guerre de Mégare et d'avoir mis en feu
toute la Grèce, oh très meretriculas ; Cratinus le montrait pleurant près des juges pour
obtenir l'absolution d'une prostituée accusée d'impiété; Périclès amoureux de sa bru,
voilà ce qu'étalait Stesimbrotas ; on affirmait que Ejrilampes lui procurait des femmes,
en leur envoyant en cadeau des paons, alors très rares; on dénonçait son autre entre-
metteur, Phidias; telle était la liberté. Contre tous les outrages de la comédie grecque,
tolérés, protégés même par Périclès, ses mœurs, ses femmes, ses vices publiquement
et opiniâtrement reprochés, qui a défendu Périclès .f* Saint- Augustin. Il s'indigne
que la Grèce ait laissé violer par l'insulte le grand Périclès. {De civitate DeIj lib. 2,
c. 9 : p. m. 166.)
Notons en passant, pour la philosophie, ces curiosités de l'esprit humain.
Qu^est-il sorti de cette liberté.? la condamnation de Socrate, a-t-on dit. Nous en
doutons. Les prêtres, dans les questions de ce genre, n'ont pas besoin d'aide. Quant
à nous, nous vénérons Socrate, mais nous admirons Aristophane. La postérité n'est
pas très sévère pour les anarchies de l'art. Elle ne leur demande qu'une chose, c'est
que le scandale se fasse chef-d'œuvre.
LIBERTE DES POETES.
Joindre à Perielès,
Néron fut d'abord si doux qu'ayant fait dans une tragédie des Bacchantes ces
quatre vers :
Torva MimaUoneis impîerunt cornua bombis,
Et raptum vitulo caput ablatura superbo
BassariSj et Lyncem Mœnas flexura corymbis
Eviott ingeminat; reparabilis adsonat Echo.
il laissa Perse se moquer de ces vers dans sa satire première, et aggraver la moquerie
par cette allusion : le roi Midas a des oreilles d'âne. A.uriculas asini Mida rex habet.
Cornutus avait grand'peur et suppliait son ami Perse de remplacer Mida rex par
quk non, Perse tint bon, tint bon selon les uns, céda selon les autres; quoi qu'il en
soit, le vers resta et Perse mourut dans son lit. Bonheur que n'eut pas Lucain. Il est
vrai que Perse mourut jeune, et que Lucain eut le tort de vouloir vieiUir un peu. Il se
NOTES DE TRAVAIL. 363
trouva face à face avec le Néron du lendemain. Celui-là ne plaisantait plus. Il bannit
ce prudent ^^^ pour ce simple petit mot timide : je crains. . .
Quant à Lucain, il dut, comme Sénèque, s'ouvrir les veines dans un bain chaud,
en songeant à la mort tranquille de son ami Perse épargné par Néron. Il est vrai que
les vers de Lucain étalent plus beaux que ceux de Perse, circonstance aggravante.
Suétone, je crois, fait cette remarque que Néron ne songeait point à faire d'une
moquerie de ses tragédies un crime d'état, mais qu'il était chagrin contre ceux qui
faisaient des vers mieux que lui. {Voit Bajle, le bas de la page. ..)(^l
Machiavel est mystérieux sous Borgia, comme Perse est obscur sous Néron.
Tâchez de comprendre. Scaliger se moque de la fièvre de Perse, le trouve poltron
et l'appelle doBe fehricitans. J'aurais bien voulu j voir Scaliger. Joannes Bond, com-
mentateur et traducteur, ouvre Perse à deux battants, et l'homme redoutable apparaît.
Un anglais, contemporain de Shakespeare, Roger Prowse, triomphe avec une espèce
de sombre éloquence de cette mise à nu du satirique romain. — Perse, tu t'étais
enveloppé de l'aveugle nuit, tu ne voulais pas être vu, tu avais répandu sur tes
vers et sur le sens de tes vers un profond brouillard. Tu ne voulais pas être compris ,
peut-être tu ne te comprenais pas toi-même. La fumée et la nuit n'ont pas fait que
Joannes Bond se trompât sur toi, il est venu, il a vu, il a discuté la nuit et la fiimée,
il a maintenant sous les yeux la perspective entière de ta pensée, et tu peux dire
sans crainte devant lui : ,Quod latet arianâ non enarrahile jibrâ. Il t'a, malgré ton refus,
ôté ton obscurité. Tu te cachais en toi, de peur que la curiosité sagace ne te découvrît,
^ras îpse involucrum tibi. ^uk vero fuit juror ille tum ? — Ce Roger Prowse , d'âge
peut-être à avoir vu Henri VIII et ayant le goût des comparaisons, n'était pas fâché
de voir arracher le masque mis par Perse à Néron.
Masque à oreilles d'âne, on l'a vu.
NE RIEN IMITER.
N'imitez personne : pas plus Dante qu'Homère, pas plus Shakespeare que Dante.
Il ny a pas de modèles/ cette vérité était périlleuse à dire et semblait odieuse à entendre
il y a quarante ans, quand l'auteur de ces lignes osait l'émettre dans la Pr/face de
CromweU. Aujourd'hui cette vérité est admise comme loi. Prenez votre point de départ
dans la nature. Là est le modèle unique. Inspirez- vous de l'œuvre de Dieu et non de
l'œuvre de l'homme. Qui prend pour modèle un livre, quel que soit ce livre, néglige
la grande source, et la dégénérescence est rapide. A la rigueur, le beau peut dériver
du sublime, comme dans Virgile imitant Homère j mais au deuxième reflet, vous
(*) Le coin du feuillet est déchiré; les mots (^) Le numéro de la page était dans la
de la fin des cinq dernières lignes manquent. partie manquante du feuillet. {Note de l'Edi-
( Note de l'Éditeur, ) teur. )
364 WILLIAM SHAKESPEARE.
n'avez déjà plus que Racine, et au troisième Luce de Lancival. Voici la décroissance
de l'imitation : du beau dérive le joli, du joli le gentil, du gentil le maniéré, du ma-
niéré le fade, du fade le niais. De sorte que, parti d'Homère, vous arrivez à Florian.
Ce qu'on a appelé il y a trente ans la dispute des classiques et des romantiques
n'était pas autre chose qu'un rappel à la nature. Traduire l'homme de l'homme
même, et non de tel ou tel livre. Pas d'autre modèle que le réel, pas d'autre maître
que l'idéal. N'imiter personne, pas plus Michel- Ange que Raphaël, pas plus Shake-
speare que Racine. Tel était, sur l'écroulement des règles de convention battues en
brèche et jetées à bas, l'unique loi promulguée, loi nouvelle ancienne, loi vraie de
l'art (').
Rien ne reste au poëte si vous lui ôtez l'observation directe, l'humanité prise sur
le fait, la passion, la. ..(^) des sens, le mirage des azurs, toutes ces variantes que font
au ciel et à la terre les saisons, la vision de l'horizon sans bornes, la souffrance, la
joie, tout pris sur le fait. Rien ne reste au génie.
LE GOUT.
Le génie ne fait pas carême.
Voici la loi du goût, dite par un évéque
Mangez un bœuf et soyez chrétien.
HOMERE-BERANGER.
En France les professeurs de «goût», mesurant tout au même mètre, n'ont pas
encore pu s'élever à comprendre la chose simple que voici :
La beauté d'un diamant est autre que la beauté d'une montagne.
doit être
Tout écrivain est un semeur de vérité chemin faisant.
('' En marge, au crayon, cette indication :
Finir par : Loi en présence des génies : Admirer tout, n'imiter rien.
(*) Un mot illisible. {Notes de l'Editeur.)
NOTES DE TRAVAIL. 365
Le mauvais goût c'est Corneille disant :
Hâtez-vous de le suivre et faites bien ramer
Car déjà sa galère a pris le large en mer.
Et le bon goût c'est Andrieux corrigeant :
et déjà ses vaisseaux
Bien loin de notre port l'emportent sur les eaux.
Candidats au goût académique.
Le bon goût juré et assermenté et dûment muni de visas et de passeports.
En 1820, ceci est de l'histoire littéraire, car était de mauvais goût, donc ne se disait
pas, j-/, interjection et augmentatif de oui, était trivial et exclu. Mais était toléré.
Farce que était impossible.
Que peut être un goût collectif, ramené à l'identité chez tous les peuples? un
goût qui ait cette propriété bizarre d'être le goût grec sans cesser d'être le goût fran-
çais et le goût espagnol sans cesser d'être le goût anglais .'' un goût ayant les beautés
d'un mètre, à la fois applicable au christianisme, au paganisme, à l'islamisme, au
nord, au midi, à Paris, à Rome, à Athènes, à Ninive, à Saint-Pétersbourg, à l'Inde,
à la Chine.? que peut être un goût pareil .? évidemment un retranchement d'angles,
un arrondissement de saillies, un eflEacement d'originalités, une suppression de tout
ce qui dépasse « la mesure » , soit dans l'esprit d'un peuple , soit dans l'intelligence
d'un homme, un compromis entre tous les cHmats, entre toutes les races, entre toutes
les religions, entre toutes les imaginations, entre toutes les langues, entre tous les
peuples j une moyenne. Moyenne, médium, médiocrité.
(Arriver au génie. Le caractériser. L'infini.)
Un concile de chanteurs du miserere d'Allegri tenu dans la chapelle Sixtine met
en jugement le phallus.
CE QUI ENTRE DANS LE GOUT.
Le sel attique est un très gros sel, voyez Aristophane, ce qui n'empêche pas que
le goût grec ne soit un goût très rare et très pur.
Tous les peuples ont cette fleur. Le goût primitif, c'est le miel sauvage.
366 WILLIAM SHAKESPEARE.
Les traducteurs des grands écrivains antiques ressemblent à ces hommes de peine
qui marchent dans la rue portant une glace sur leur dos. Ce ne sont que de pauvres
portefaix, et tout en cheminant, la sueur au front, ils envoient aux passants des
éblouissements.
ER.UDITS. SAVANTS. LETTRES.
ô vanité de l'érudition ! Perse insère dans une satire quatre vers assez mauvais
pour être d'un empereur. On attribue ces vers à Néron. Sont-ils de Néron .^^
M. Marais le conteste, mais M. Gefïricr l'affirme. Seize cents ans après Néron et
Perse ! C'est là ce qu'on appelle de la science grave.
Comme ce lecteur dépité qui chargeait son feu de comprendre je ne sais plus quel
Lycophron.
InteUeBurk imihm iUe dédit.
Les savants et gros Dictionnaires biographiques et critiques du 17® siècle ignorent
Corneille et ne connaissent pas Molière, et donnent à Homère moins de place qu'à
Sagittarius, historiographe de Tullia, et auteur d'un livre sur les savates de l'anti-
quité, de nudipedalîbm veterum.
Le vieux scoliaste Binet, oracle pour Ménage, ne veut pas que les poètes cor-
rigent leurs œuvres. Il condamne la lime trop de foismi^e. «En poésie, dit-il, la première
fureur est la plus naïve. »
LA CRITIQUE PAR LES POÈTES.
C'est un étrange rêve de vouloir retirer la critique au poëte. Qui donc, mieux
que le mineur, connaît les galeries de la mine.f^ Dante avait fait une grammaire.
Shakespeare met un admirable feuilleton de théâtre dans la bouche d'Hamlet.
Qui, mieux que le bûcheron, connaît la forêt? Qui, mieux que la cognée,
connaît le chêne."* Qui, mieux que le chasseur d'aigles, connaît la montagne.? —
Mais la critique est une science. — Eh bien? — Mais l'aridité de l'étude exclut
l'inspiration. — En vérité?
FORME ET FOND.
Dire : — La forme supprime le fond 5 parce qu'il j a l'image il n'j a pas l'idée;
où 11 j a la poésie il n'y a point la philosophie; — cela revient à dire : un tapis d'écar-
NOTES DE TRAVAIL. 367
late de Milet n'est pas un tapis, une étoile n'est pas une lumière, une belle femme
n'est pas une femme. Vive le paillasson, la chandelle et Margoton ! À bas la pourpre,
le soleil et Vénus!
La pomme est autant de la terre que du pommier. Hamlet est autant de Dieu que
de Shakespeare.
La vérité et la justice à servir écartées, l'idée de progrès oubliée ou rejetée, il ne
reste plus grand'chose à faire à la pensée de l'homme. Le but manque. Ainsi de
nos jours nous avons vu aller devant elle indifférente et au hasard b philosophie,
cheval dételé.
EXIL.
EXILS DES POETES.
Les douleurs de l'exil.
Elles sont profondes et inoubliables. Tel qui est sur le trône se les rappelle.
Nous croyons nous rendre un compte assez exact de ce que c'est que l'exil. ( he
pain amer dont parle (*' Lf escalier de l'étranger dont parle Dante.) Puis
dire ce que c'est que l'exil. En apparence l'aspect demeure bonj en réalité cercle
qui se rétrécit sans cesse. Formation d'un groupe douloureux, (^) ,
puis dislocation. Les incidents. L'exil dans l'exil. Dépans. Morts. Etc. — Solitude
croissante. Si l'on est malade, impossibilité du médecin qui guérirait, du climat qui
sauverait, etc. — Oui, cela doit être triste. — Mais il y a un exil plus douloureux
encore que l'exil hors de la patrie, c'est l'exil hors du respect, c'est la déconsidération
sans cause en plein chef-d'œuvre, en plein génie, c'est le bannissement dans un
préjugé.^
Molière et Shakespeare ont subi cet exil.
L'escalier de l'étranger où monte Dante n'est rien à côté de l'escalier domestique
où Molière rencontre le marquis de Cavoix allant chez sa femme, et passant tctc
basse pendant que Cavoix passe tête haute.
Ce préjuge inepte a même encore aujourd'hui une telle puissance que, derniè-
rement, au théâtre de Rouen, un paysan louant son cheval pour la carriole qui
figure dans Kichard Darlin^on demandait pour laisser paraître son cheval « sur les
planches » un plus fort prix h came de la honte.
(^) Le nom est resté en blanc. — (^' Quelques mots restent illisibles. (iVofef de l'Éditeur.)
368 WILLIAM SHAKESPEARE.
MOI.
L'INJUSTICE. - LES INIQUITES.
LES LACHES DE MON TEMPS.
LE FAUX SUCCES.
Mon âme est comme fumante d'indignation.
LES HOMMES
QUI SONT DES SIECLES.
SHAKESPEARE. . . lô' SIECLE.
MOLIERE 17' SIECLE.
VOLTAIRE 18° SIECLE.
Voltaire, quand il vit surgir Beaumarchais, fut inquiet; Caron fit peur à Arouet;
Voltaire avait tort de craindre; il ne pouvait être détrôné étant son siècle. Beau-
marchais, c'est Figaro; mais Voltaire, c'est 1789.
SHAKESPEARE ET RACINE.
Il j a dans l'art deux vignes , l'une où pendent les grappes gonflées de miel et
dorées de soleil d'où sort l'immense ivresse de l'idéal, l'autre dont toutes les feuilles
sont destinées à la pudeur.
Boileau
Shakespeare est sous la première de ces deux vignes. Racine est sous la seconde.
PUISSANCE CIVILISATRICE
INTRINSEQUE DE L'ART.
On peut affirmer que celui qui comprend Virgile, Raphaël, Shakespeare, etc.,
est incapable, non des fautes de la puissance, mais de tous les crimes de Tintcrêt.
Cherchez au bagne un homme admirant , lisant ,
écrivant, etc.
{Développer et re'diger. ) t^^.
Voulez-vous vous rendre compte de la puissance civilisatrice de l'art, de l'art pur,
même sans mélange d'intention humaine et sociale ? Cherchez dans les bagnes un
homme qui sache ce que c'est que Mozart, Virgile et Raphaël, qui cite Horace de
mémoire, qui s'émeuve de VOrpMe et du Freyschufy, qui contemple un clocher
(') Nous avons trouvé, dans un Carnet de 1863, cette pensée d/velopp/e et rédige. EHe l'est
mieux encore dans le chapitre : hes Esprits et les masses, page 164. {Note de l'Éditeur.)
NOTES DE TRAVAIL. 369
de cathédrale ou une statue de Jean Goujon, cherchez cet homme dans tous les
bagnes de tous les pays civilises, vous ne le trouverez pas. Etre sensible à l'art, c'est
être incapable de crime.
Les poètes, entre tous, sont dévorés du progrès.
Ces âmes majestueuses...
suprêmes
Les vrais chefs-d'œuvre mettent leur dignité à ne pas être indifiFérents à l'homme.
Homo sum, dit Tercnce.
Examiner la question : l'art a-t-il le devoir d'être utile.?
Utilité de l'art.
Du beau.
1° Virtuelle
involontaire.
2° Volontaire.
Cette dernière utilité ne doit jamais s'acheter aux dépens de l'art absolu. On irait
contre la liberté.
IL Y A INJURE ET INJURE.
Il faut distinguer entre l'injure des insulteurs et l'invective hautaine des justiciers.
Shakespeare n'injurie pas Richard III quoiqu'il lui crie tous les mots qu'on est con-
venu d'appeler injures; il le juge, le condamme et l'exécute. Pourquoi? Parce qu'il a
raison. Avoir raison, tout est là.
Quant aux mièvreries, rions-en. Ayons les hautes pudeurs, non les petites hontes.
Une grande nation n'est pas un pensionnat de demoiselles. Le Schokjng n'est pas
français. Ce n'est qu'en Amérique qu'on met des pantalons aux pianos, l'indécence
étant de montrer ses jambes, même les jambes d'une table.
PASSIONS. ENVIES. JALOUSIES.
Aucun astre n'a le goût des aurores de voisinage. Chateaubriand n'aimait pas
Byron.
Les 30 ans d'Aspasie haïssaient les 16 ans de Phryné.
PHILOSOPHIE. — II. 24
larUlUME (ITIOXAU!.
370 WILLIAM SHAKESPEARE.
SHAKESPEARE ADMIRE TARD.
La postérité a un télescope plus ou moins tardif à découvrir les astres de la pensée
et les astres eux-mêmes ne sont pas toujours immédiatement aperçus.
Cette longue injustice grandit et pare Shakespeare. Les embellissements sont de
diverse sorte et varient selon l'objet embelli, fleurs à un champ, colonnes à un palais,
diamants h. une femme, astres à un ciel, déchirures à un drapeau, insultes à un
génie.
LENTEUR DE LA RENOMMEE
AUTREFOIS.
Répertoires biographiques. — Moréri. — Dictionnaires.
Les grands lettrés jadis peu connus de leur temps.
Moréri ignore Corneille. Il ne connaît point Pascal. Molière lui crève les yeux, il
ne l'aperçoit pas. Qu_'est-ce que ce nommé Poquelin.?
Voltaire est un courtisan à coups de pattes.
CRITIQUE.
Dans tout grand poëte il y a un critique, de même qu'il y a un poëte dans tout
grand critique.
Quand le critique, exaspéré d'impuissance, devient insulteur, gare à lui! c'est de
lui-même qu'il est l'ennemi. Voyez Voltaire vis-à-vis de Shakespeare. Quelle leçon !
Si jamais un esprit a eu l'ascendant et l'autorité facile, si jamais un homme a été
oracle, c'est Voltaire. Eh bien, regardez-le citer d'abord Shakespeare, puis le traduire,
puis le critiquer, puis le contester, puis le nier, puis le railler, puis l'outrager. Que
fait- il au colosse ? Voltaire crache à Shakespeare pour que cela retombe sur "Voltaire.
Grcen appelle Shakespeare : corbeau paré de nos plumes; plus tard Scudéry appellera
Corneille : Corneille déplumée; comme toutes ces injures se ressemblent! C'est une
chose curieuse que ce peu d'imagination des insulteurs. S'ils ont peu d'imagination,
en revanche ils ont beaucoup d'invention. La calomnie est leur perpétuel chef-
d'œuvre. Elle commence à Zoïle et ne finit pas à Fréron.
NOTES DE TRAVAIL. 371
Shakespeare un méchant homme, voilà ce que Grccn a trouvé. Au reste l'attaque
à l'homme a toujours complété l'attaque au poëte, etc.
SHAKESPEARE APPRECIE.
(IMMEDIAT.)
Les injures à Shakespeare durent encore. Nous citions tout à l'heure une phrase
écrite par un mandarin lettré à plume de paon qui a la vue basse, et l'âme de même.
Nous pourrions multiplier les exemples.
Shakespeare est de la grande famille.
Les génies sont des djnastes. Il n'j a même pas d'autre dynastie que la leur.
Combien j avait-il de princes du temps de Shakespeare ? Dans quelle ombre
sont-ils tombés !
SHAKESPEARE. SES DRAMES.
Le sojige d'une nuit d'été est le chef-d'œuvre de la comédie songe.
Hamlet est le chef-d'œuvre de la tragédie rêve.
TOUTE L'ANCIENNE CRITIQUE
EST À REVISER. FAUX JUGE-
MENTS DES VIEUX PEDANTS.
Il faut bien qu'on le sache, la plupart des jugements prononcés parles rhétoriques
sont à reviser et seront cassés. Le faux goût, que nous avons caractérisé plus haut,
les a presque tous dictés. La pédagogie, par exemple, se méprend risiblement quand
dans la bonne et juste intention de condamner le « bel esprit » , elle confond dans la
même radiation Lucain avec Claudien et Sénèque avec Ovide. Lucain et Sénèque
sont des génies qui, avec d'autres qualités et d'autres défauts, contrebalancent parfai-
tement Virgile et Horace. Sénèque confine à Montesquieu avec une vue plus grande,
et Lucain confine à Corneille, avec une foi plus haute. Ces voisinages- là. Corneille
et Montesquieu, sont plus grands que Racine et Boileau qui sont les voisinages de
Virgile et d'Horace. L'avenir n'est autre chose qu'un plus ample informe j il réforme,
en connaissance de cause, les jugements en première instance du passé. Des écri-
vains trop vantés, comme Tite-Live, tomberont au second rang 5 des écrivains oubliés,
comme Apulée, monteront au premier. Aulu-Gelle, Pétrone, Suétone, ces his-
toriens presque réprouvés de la vie intime, prendront rang à côté de Brantôme et de
Saint-Simon. Plante sera l'égal de Molière. Lucrèce sera plus grand que Virgile.
Juvénal, si longtemps calomnié par ceux qui flattent, souverain et terrible, res-
plendira. Presque tous les décrets placardés dans l'école sont à cette heure caducs.
La Harpe a eu beau contresigner Quintilien et Despréaux a eu beau sceller'^) Longin.
t') Mot douteux. {Note de l'Éditeur.)
H-
372 WILLIAM SHAKESPEARE.
Les quatre grands siècles iront un jour rejoindre les cinq unités. Ils resteront grands,
mais on verra dans l'art autre chose que Pérîclès, Auguste, Léon X et Louis XIV.
Celui qui écrit ces lignes a déjà fait remarquer, il j a quarante ans de cela, que ces
quatre siècles dans lesquels l'école voulait enfermer tout l'esprit humain, laissent en
dehors d'eux quatre monuments suprêmes de la pensée, la Bible, Homère, Dante
et Shakespeare.
SACRISTAINS ET CUISTRES.
LEUR POLEMIQUE.
Vous avez mis trop vite votre chapeau. La maison n'est pas à vous.
...Et sur ce, vous nous allongez un de ces coups de pied qui feraient perdre
l'équilibre à Balaam, s'il était en selle dans ce moment-là.
Cecchi contre Alighieri, c'est le cuistre. Green contre Shakespeare, c'est le
cuistre. Visé contre Milton, c'est le cuistre. Roy contre Voltaire, c'est le cuistre.
M. Roj, antre fameux ^oëte, comme dit Barbier. Fréron est plus bas que Des-
fontaines, vermisseau né, etc. j Langleviel la Beaumelle est plus bas que Fréron,
Roj est plus bas que Langleviel. Il est cuistre. Le cuistre, être à part. Voltaire qui
répondait à tout le monde n'a pas répondu à Roj. C'est bien fait. Qui connaît ce
nom, Roy, aujourd'hui .f* Voltaire en colère a fait des immortalités aux autres, mais
ce Roj-là ne semble pas même l'avoir effleuré, lui, cet Arouet, toujours en tremble-
ment d'irritation. Le cuistre en effet a trop envie de blesser pour pouvoir toucher.
Son intention de nuire avorte à force de grossièreté et de lourdeur. Il est gram-
mairien, glossateur, éplucheur, puriste, imbécile. C'est le fore en thème qui va-t-en
guerre. C'est un cuistre qui a dit ce mot fameux à l'Académie : Juvénal ne sait pas
le latin. C'est un cuistre qui a produit cet épiphonème célèbre dans l'ancienne école
normale : h rejette Tacite au fumier romanti(jue.
C'est un cuistre qui a émis ce décret : Diderot n'est pas un penseur.
Les cuistres.
Leur façon est basse. On n'est pas tenté de répondre à leur critique. On passe
à côté en regardant autre chose. Cela fait l'effet d'une offre de coups de poing d'un
laquais.
C'est une insulte qui flatte quelqu'un^ le payant, l'entretencur, le maître, le pro-
priétaire de l'insulteur hume avec ivresse cette boue jetée à son ennemi. Dans cette
fange il y a odeur d'encens pour le maître.
NOTES DE TRAVAIL. 373
Le bourgeois, Proudhon ou ^'^) dit : il y a des hommes qui cherchent
des rimes, qui pèsent des syllabes, qui ajustent des mètres, qui combinent des
rhythmes, à quoi servent ces gens? quels imbéciles, quels grands enfants!
PERSECUTIONS AUX POETES.
Donc, insistons-y, le grand parti de l'ordre déjà nommé, représenté en littérature
par les cuistres, prend des mesures de sûreté contre ces étres-là. Dès qu'un chef-
d'œuvre paraît, le parti de l'ordre dépose sa plainte.
Une certaine critique, qui a procuration de tous les imbéciles, est toujours en éveil
pour cela. Tel recueil périodique est un greffe 5 tel feuilleton de théâtre fait partie des
«gens du roi »; tel libelliste, plus ou moins condamné par les tribunaux, se redresse,
prend une plume officielle, devient proprio motti fonctionnaire de l'ordre dans la
section des lettres, et instrumente contre les philosophes et les poètes au nom de
l'honnêteté publique, dont il contrefait la signature.
En même temps on assainit l'atmosphère. On brûle des parfums. On réimprime
«les bons livres» en forçant, par toutes sortes de petits moyens connus, les pères de
famille à les acheter pour les études de leurs enfants et les maîtres de pension à les
donner en prix aux pauvres écoliers, peu récompensés. On passe Dante, Juvénal,
Plaute et Rabelais au vinaigre. On plante le drapeau noir sur l'Encyclopédie.
On redénonce Diderot et Rousseau. On proclame à nouveau son de trompe l'in-
dissoluble alUance de la monarchie dans la société et du goût dans la littérature.
Pourquoi n'y aurait-il pas un droit divin du Parnasse, puisqu'il y a un droit divin
du Parc-aux-Cerfs .? Boileau est remis en vigueur, Shakespeare redevient sauvage et
on le ramasse ivre. Défense aux académies, donneuses de prix spéciaux, de s'aper-
cevoir qu'on traduit ledit Shakespeare. Voltaire, c'est bien fait, reçoit le contre-coup.
Pendant que les classiques poursuivent Shakespeare, les orthodoxes donnent la chasse
à Voltaire. Entente cordiale de la férule et du goupillon.
Rendons justice aux haïsseurs, ils commencent à n'avoir plus de dents.
Ce qui n'est que force étant en baisse, la violence décroît. La persécution a tou-
jours la même bonne volonté qu'autrefois, mais la vigueur du poignet diminue.
Les laideurs sont moins laides, les hypocrisies sont moins brutales, les ignominies
ont quelque peu honte. Si l'on excepte la Russie et l'Amérique du Sud, qui sont
en dehors des pays civilisés, que peut-on, dans le martyrologe contemporain, com-
parer à la ciguë de Socrate, à la dislocation de Callisthènc par des lions, au cruci-
fiement du Christ, au bûcher de Jean Huss, au trône de fer rouge de Jean de Leyde,
'') Le second nom est illisible. [Note de l'Éditeur.)
374 WILLIAM SHAKESPEARE.
à la roue de Calas ? Au treizième siècle on tenaillait la bouche qui avait blasphémé.
Personne aujourd'hui n'est aussi féroce que Saint-Louis. L'Angleterre se contente
en 1863 de faire payer par chaque jurement deux schellings au gentleman et un
shelling au manant. Dans l'état de civilisation où nous sommes, la liberté de la
parole ne subit plus qu'un bâillon abstrait. On vous prie de vous taire, péremptoi-
rement, voilà tout. La langue arrachée est devenue le journal averti. Baisse et adou-
cissement incontestable. En une période de moins de cent ans, le progrès est sensible.
Sous Louis XV, Diderot était à la Bastille^ de nos jours, Louis Blanc n'est qu'en
exil. Aujourd'hui on se contente d'affirmer que tel proscrit «est digne des coups de
bâton» j au siècle dernier. Voltaire en recevait.
ENVIE. - OUTRAGES.
CALOMNIES.
Cette double besogne se fait volontiers à la fois de réhabiliter comme postérité
le grand homme mort pendant que comme contemporains on insulte le grand
homme vivant. Du reste, les gémonies répondent de l'apothéose, la transformation
de l'outrage en gloire est inévitable j dans un temps donné les éclaboussures de
bouc à leur front de génie s'allument, entrent en resplendissement, jettent des
lueurs mystérieuses, et les injures deviennent étoiles.
CHOIX DES SUJETS.
Les critiques de surface ont beaucoup discuté sur le choix des sujets. Pas d'ar-
chaïsme, disent les uns. Que nous importe Enée et Didon.'' Virgile est plutôt un
érudit qu'un poëte. Pas de personnalité, disent les autres. Nous nous soucions peu
du moi du poëte. (Que deviennent Anacréon et Horace qui vivent de leur moi.?)
Pas de rêverie, c'est du nuage j pas de fantaisie, c'est de la fumée j pas de chimère,
c'est du mensonge, etc. De cette façon, on ofïre au poëte une immense fermeture
de portes. Cependant c'est l'oiseau. On lui laisse l'aile, mais dans une cage.
On ignore un détail, c'est que le choix de son sujet n'est guère plus facultatif au
poëte qu'à l'arbre le choix de son fruit. Essayez donc de faire pleurer Rabelais ou
rire Jérémie. Le poëte est un prophète. Spmtmflat. Le souffle, ce prodigieux mystère,
voilà son maître.
Ce qu'on nomme génie est une irrésistible résultante d'une foule de phénomènes
intimes, à la fois obscurs et flamboyants, sublimation, mais quelquefois effarement
de celui qui les éprouve. Empéchez-le donc, ce prophète, ce visionnaire, de voir le
mal, par exemple, et selon l'angle où il le voit, d'être pris, tantôt d'une formidable
colère, tantôt d'une inépuisable pitié. Par la raison que dans la création il y a du
gouffre, il y a du vertige dans ce génie.
Ce génie a un côté volontaire et un côté fatal. Il est soumis au souffle et l'âme
lui est soumise.
À l'heure insondable de l'incubation, conseiller à Homère au travail autre chose
NOTES DE TRAVAIL. 375
que V Iliade, ce serait, insistons-y, conseiller à l'oranger autre chose que l'orange.
L'art est le fruit de l'homme.
De là le double aspect de l'art : saveur, il charme j utilité, il nourrit.
Dans ces derniers temps un bizarre décret a été rendu, c'est que la condition
d'avenir pour un poëme, un drame ou un livre, c'est de traiter un sujet contem-
porain. En vertu de ce décret, Homère n'étant pas contemporain d'Achille, Eschyle
n'étant pas contemporain de Prométhée, Moïse n'étant pas contemporain d'Adam,
Milton n'étant pas contemporain de Satan, ont tort d'être immortels. La pos-
térité se trompe de savoir le nom de Shakespeare qui n'était pas contemporain de
Macbeth, de Lear, de Richard III, de Jules César et de Coriolan. Le chef-d'œuvre
de Shakespeare, à ce compte, ce serait plutôt Henri l^llî que Hamlet.
(Non. La question n'est pas que le sujet du livre soit contemporain, mais que
l'esprit du poëte soit primitif. On peut être primitif à toutes les époques : quiconque
s'inspire directement de l'homme est primitif.)
INFLUENCE SUR LES CONTEM-
PORAINS. - PAS PLUS LA
SIENNE QU'AUCUNE AUTRE.
A ce sujet, un mot.
Quelques critiques bienveillants et considérables ont fait un reproche au mouve-
ment littéraire qui s'est produit après le premier quart de ce siècle et qui a donne
l'impulsion et déterminé le courant de la littérature du dix-neuvième siècle j ils se
sont étonnés que ce mouvement d'idées, occupé à la fois de principes et d'oeuvres,
ait, en remettant Shakespeare à son rang et en le plaçant si haut, semble — nous
citons — « si soigneusement éviter sa trace » et que, par exemple, le drame contem-
porain ait pris pour loi la concentration quand la loi du drame de Shakespeare est
la dispersion. Remarquons en passant que la concentration n'exclut pas plus l'unité
que la dispersion n'exclut la vérité. L'un de ces critiques, un des plus accrédites, a
résumé sa surprise de ce qu'il appelle « l'inconséquence de i8jo » en ces termes :
«On a arboré Shakespeare sans le suivre». Nulle inconséquence ici, qu'on nous
permette de le dire. On a arboré, ou pour mieux dire, on a glorifié Shakespeare,
comme Dante, comme Isaïe, comme Homère, comme tous les vrais génies, et
l'on n'a pas suivi Shakespeare, pas plus qu'on n'a suivi Homère, ou Isaïe, ou
Dante, la loi de l'art étant, nous venons de le rappeler, de glorifier, c'est-à-dire de
comprendre tous les génies, et de n'en imiter aucun.
Nous venons de parler du chiflfre spécial à chaque artiste, en d'autres termes, des
éléments intimes de chaque génie, si l'on veut se rendre compte de la prodigieuse
originalité, de la personnalité absolue qui en résulte, ce point de départ, le cœur
humain, étant le même pour tous, on n'a qu'à se donner le frappant spectacle de
cette formule : l'assassinat du père par la mère, plus le meurtre de la mère par le
3/6 WILLIAM SHAKESPEARE.
fils donne, à travers Eschyle, VOreBie, et, à travers Shakespeare, Hamlet Tout esprit
est un milieu; les densités de ces milieux mystérieux varient; de là les réfractions
différentes de la même idée ou de la même lumière dans des génies différents.
Plagiats. Emprunts. Point. Ressemblances. — Sculpture éginétique et sculpture
romane. Sarcophages grecs et sarcophages gothiques. — Difficiles à distinguer. Les
mêmes au premier abord. — Les analogies ne sont pas plus des imitations que les
ruissellements des fleuves selon leurs pentes ne sont '''...
LES GRANDS HOMMES
DEVANT LES CONTEMPORAINS.
Ceux-là, quels qu'ils soient, qui ont courageusement étudié le problème social,
dans l'ensemble et dans le détail, ceux qui se sont dévoués aux nations ou à l'hu-
manité, ceux qui ont défendu les peuples ou relevé le progrès, ceux qui ont sonde
les plaies ou résolu les questions, ceux qui ont voulu le bien, et ceux qui l'ont fait,
par la pensée comme Beccaria, ou par l'épée comme Garibaldi, ceux-là sont les
héros et les apôtres; la foule le sait et le comprend de leur vivant même.
Et à l'amour dont elle les entoure, même vaincus, même proscrits, et à l'admi-
ration qu'elle a dans le regard, on sent que la foule, dans son instinct sublime, sait
que ces hommes sont les apôtres et les héros, et que, bien que contemporains et
vivants, elle les aperçoit dès à présent, immenses et lumineux au-dessus des têtes,
parmi ces grandes statues qui entreront dans l'avenir.
L'HUMANITE.
Au point de vue physique, la souffrance, c'est la vie avertie de l'approche ou de
la présence d'un dissolvant.
La souffrance, comme avertissement, est utile. Elle est conservatrice de l'orga-
nisme.
Otez la brûlure qui avertit et qui éloigne, l'animal, inconscient, traversera le feu
et s'y dissoudra.
C'est grâce aux avertissements de la souffrance, où il faut ranger la faim et la
soif, que la vie animale réussit à retenir autour de chaque centre instinctif le groupe
de matière dont elle fait un être.
Le centre instinctif est distinct du centre pensant; tellement distinct que quelque-
lois ils sont en lutte, l'un voulant détruire ce que l'autre veut conserver.
C'est le cas des martyrs.
C'est le cas des suicidés.
Ce centre pensant, c'est ce que nous appelons l'dme.
(') Le manuscrit s'arrête à ce mot. {Not; de l'Editeur.)
NOTES DE TRAVAIL. 377
LE DRAME. LA DOULEUR.
Dans la vie ordinaire la souffrance est successive, elle se distribue minute à
minute avec petitesse et continuité, tout l'homme ne souflFre pas à la foisj chaque
point est soulagé l'un après l'autre comme dans la roue d'un chariot. On dit : je
respire, puis on recommence. 11 en est autrement des grandes tristesses tragiques.
Ici la douleur est immobile. C'est une pesanteur fixe. Sur une tête qui ploie, il n'j
a pas un poil de la chair qui ne frissonne et n'ait du mal, toute l'âme est écrasée,
c'est l'angoisse sourde et muette, aucun rechange à attendre, pas même une variété
de souffrance à espérer, demain sera pareil à aujourd'hui, la somme est faite, la
pensée devient stupeur, le désespoir se répand dans l'homme entier, se mêlant à son
esprit dans une sorte d'égalité d'accablement, insomnie la nuit, somnolence le jour.
Cet état s'exprime par ce grand mot sinistre : Ennui.
BEAUX MOTS DITS.
Ô Fiat lux!
Netvton bel
(Pope.)
Dans une bataille où toutes les hauteurs défendues par lui sont successivement
enlevées, Luxembourg impassible dit ce mot vaillant : Il me relîe une montagne inac-
cessible à l'ennemi, c'efl ma bosse.
INCONSEQUENCES.
ANOMALIE.
L'HOMME EST ILLOGIQUE.
Il j a d'étranges enregistrements à faire. Diderot applaudit au partage de la
Pologne.
SOBRIETE.
HOSTILITÉ AUX IMAGES.
Il y a quelque aristocratie dans cet effort. Le bourgeois, cossu et important, se
rengorge volontiers dans le style neutre. Le langage figuré est essentiellement le
langage populaire. Les méuphores sont des filles de carrefours, il y a émeute
d'images. Que nous veut toute cette populace de figures.'' L'Académie, mise en
demeure par Dumarsais, mande à sa barre la poissarde.
3/8 WILLIAM SHAKESPEARE.
L' ANTI-SOBRIETE.
Écrire sans figures est du reste impossible. Molière, — pendant une minute
attacjue le stjle figuré avec une figure. ■ — • Il le fait sortir du bon caractère
Presque toute la grammaire n'est qu'Image ou antithèse.
Géronte. L'impuissant devient imbécile^ c'est quand on n'a plus de dents qu'on
devient une mâchoire.
... Ces appétits qui n'ont plus de dents, ces tentations immédiatement décon-
seillées par l'impuissance, ces modérations nées d'un avis secret de l'estomac ou de
la colonne vertébrale, ces sobriétés qui ne demanderaient pas mieux que d'être des
fi:enesies, ces sagesses faites d'infirmité, ces passions vieilles devenues pruderies et
bonnes à servir d'ermitage au diable.
L'idée, sans l'image, a les pâles couleurs. L'imagination est le sang dans les
veines de la poésie.
LACHETES,
BETISES ET COURTISANERIES.
Les courtisans doivent, comme le fleuve Pactole, leur richesse à leur complaisance
à laver les mains sales du roi Midas.
Au dix-huitième siècle, Fréron, cet idiot, loue Horace d'être toujours dans ses
satires « un courtisan poli » et insulte ce misanthrope de Juvénal. Cela va de sol et
il serait fâcheux qu'il en fût autrement.
Similitude des tyrans. Le parlement de Paris présente à Louis XV une supplique
que le premier président tend humblement au roij le roi montre la supplique à
Maurepas et dit : Déchire^. Le grand duc Constantin de Russie consulte l'empereur
Alexandre II sur la conduite à tenir vis-à-vis du conseil d'état de Pologne offrant sa
démission collective, le czar répond : Chasse<;T! (Prognat.)
NOTES DE TRAVAIL. 379
FEROCITES. - CRUAUTES.
BARBARIE.
Le travail des mines a toujours été regardé comme le plus terrible. Être condamné
aux salines était le grand supplice allemand.
Selon Tournèbe, salaire vient de sel, a sale.
PERSECUTIONS RELIGIEUSES
ET AUTRES.
VERITE TRAQUEE.
Les prêtres des religions fausses entendent très bien, et de fort loin, approcher
la vérité. Les aveugles ont l'ouïe fine. Aussi, quand la vérité arrive, trouve-t-elle
les persécutions toutes préparées.
On a un programme, que diable!
...Et toutes ces idolâtries, tous ces fanatismes, toutes ces superstitions, toutes
ces religions à péchés originels ont réussi à courber violemment les deux arbres de
la science du bien et de la science du mal pour y écarteler le genre humain.
Il existe des instincts de destinée.
UTILITE DU BEAU.
Les gloires essentielles sont les gloires bonnes au genre humain.
Il est certain que dans un temps donné la renommée des poètes qui ont fait exprès
d'être inutiles subit une diminution de substance.
Celui qui écrit ces lignes a écrit ^^^ i^ y ^ trente ans cette formule devenue lapi-
daire'^^ depuis : le poëte a charge d'âmes.
UTILITE DE L'ART.
Etre la strophe même de l'infini, déployer la douceur et la grandeur comme les
deux ailes du sublime, ouvrir dans l'âme un mystérieux azur, ressembler à la voix
d'une déesse, planer dans l'idéal, chanter dans le beau, sourire dans l'immense,
('' Cette répétition est soulignée sur le manuscrit. — (^' Mot douteux. {Notes de l'Editeur.)
380 WILLIAM SHAKESPEARE.
avoir tout le désintéressement du grand art, et en même ternps sonner la charge,
enrôler les volontaires, faire divorcer le sabre et le fourreau, mettre en branle les
armées, enfiévrer les régiments, soulever les pas de course, incendier les mêlées,
ébranler électriquement les trônes par un effet de lumière, combiner la tendresse de
la France avec l'héroïsme de la Révolution, gagner les peuples, grandir les cœurs,
rester dans la tourmente toujours au zénith des nations, couvrir même le volcan,
même la fournaise, même 93, d'on ne sait quel resplendissement céleste, c'est tout
cela qui fait de la Marseillaise l'escarboucle de la musique.
Zénith. — Voie lactée de l'art.
Dans l'art, quelle que soit la hauteur du vrai, le beau est supérieur. Le vrai est
relatif, le beau est absolu. Le vrai est terrestre, le beau est céleste. Le vrai est la
montagne, le beau est l'astre.
LIMITES DE NOS ORGANES
ET DES CHOSES.
LES LOIS SUR DIEU.
La lune plus que pleine. Dieu ne peut cela.
PREUVE
PAR LES GRANDS HOMMES.
Repris de justice :
En d'autres termes
Béranger, La Mennais,
Daniel de Foë, Galilée,
Christophe Colomb, Aristide | ?''^
Socrate, Jésus-Christ.
Le patriotisme, le talent.
Le génie, la science, la raison,
La vérité, la justice,
La sagesse. Dieu.
<'' Les deux barres verticales et le point d'interrogation sont dans le manuscrit et indiquent
une hésitation, {Noie de l'Editeur.)
NOTES DE TRAVAIL. 381
Il y a en Grèce un cours d'eau qui s'appelle les Quarante-Fleuves, et qui n'est
qu'un ruisseau, — ne croyez pas que je parle ici de l'Académie, — ce ruisseau
existe, et c'est le Sarante-Potamos, et Chateaubriand l'a enjambé. Voyez l'Itinéraire.
Ceux-là se trompent qui croient le fleuve plus grand que la source. Le fleuve
n'est qu'une surface et qu'un efiFetj la source s'appelle Cause j la source est la sœur
profonde de l'abîme. .
LES MOTS.
Les mots n'ont que la valeur qu'on leur donne. Une poissarde que le mot
carogne n'avait point troublée, s'indigne d'être appelée catacbrhe. Nous avons connu
un très brave homme un peu illuminé qui ne connaissait point, dans le vocabulaire
de l'insulte, de plus violente injure que celle-ci : simpliffe imperm/ahle !
Quelles sont les insaisissables modes du langage parlé ? Qui les détermine } qui les
décide ? qui les décrète ? qui les fait ? qui les règle ? A quel moment cesse-t-on de
dire homme de bon ton pour dire homme de bonne compagnie"? A quel moment, par
exemple, le vocable /c/«^«fr^ qui est dans Philippe de Comines, passe-t-il des histo-
riens aux portières ? À quel moment cette parole : je suis un gentilhomme, devient-elle
ridicule .? On prouve qu'on n'est pas du monde rien qu'en prononçant ce mot : le
grand monde; pourquoi? Pourquoi sera-ce une élégance de dire Monsieur à un garçon
de café.'' etc.
Dans la Tempête, un matelot, à un oflicier qui pour le rendre 2clé à la manœuvre
lui dit : Songe que le duc eft dans le navire, repond : Il me sufit que ma peau y soit.
MOT PR.OPKE. - MOT MALPROPRE.
MOT CRU.
PÉRIPHRASE. Équivalence.
Sur ce sujet de la périphrase, un journal accrédité m'a récemment accusé de contra-
diction, moi qui parle.
Qu'il me soit permis d'enregistrer le reproche en passant, voici à quelle occasion :
Un jour, dans une assemblée de la république, j'étais à la tribune et vivement
pressé de toutes parts par la colère, juste ou non, de la majorité; il paraît qu'au
milieu du tumulte, un membre, M. le duc de M. .. ^*^, fils d'un maréchal de l'em-
pire, me jeta cette parole ou quelque autre équivalente : — Vous êtes un renégat !
(') Duc de Montcbcllo, fils du maréchal Lanncs. (No/lf de l'Editeur.)
382 WILLIAM SHAKESPEARE.
— et que, me retournant, je répondis : — Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à
recevoir le coup de pied de. . . M. de M.
Le journal cite ce fait, m'injurie un peu et me dit : — C'est là une périphrase.
Vous voyez bien que dans l'occasion vous en usez vous-même. — Je ne puis mieux
faire que de mettre cette objection sous les yeux du lecteur.
coïncidences
et rapprochements.
A deux mille ans de distance les mêmes épouvantes arrachent à l'homme le même
cri : ^QueUes troupes prodigieuses ! dit Hidah de l'armée de Xercès
I s'écrie Didier devant l'armée de Charlemagne.
L'histoire se repète. Pourquoi pas le drame.? pourquoi pas l'épopée.?
Autant dire que Cromwell risquant de se casser le cou à vouloir remplacer le
cocher d'un attelage qu'il essaie à Whitehall (voir Ludlow) est plagié par Bonaparte
risquant de se casser le cou à vouloir remplacer le cocher d'un attelage qu'il essaie
à la Malmaison (voir M™® d'Abrantès).
Il y a, certes, des idées dérivées, mais il y a aussi des idées similaires, nées direc-
tement de la figure humaine et de ses diverses attitudes qui se ressemblent quel-
quefois, par la seule force de la nature, malgré la diversité des époques. La dérivation
dans les mots a des caractères d'évidence, et est, pour ainsi dire, palpable. On voit
sortir du sanscrit pratamas le grec protos, du grec protos le latin primm, du latin primus
le roman primarius, et du roman primarius le français premier, chaque mot contenant le
précédent comme un étui 3 mais qu'une épopée soit la chrysalide de l'autre, point j
qu'un drame soit la larve de l'autre, nullement. Ici les ressemblances ne prouvent
pas de filiation. Qui donc oserait dire que, épiquement parlant, Achille sort de
Samson, Roland d'Achille, et le Cid de Roland.?
Analogies— rencontres — similitudes — dans le détail comme dans l'ensemble.
Si, devant l'épée, Achille, grâce au Styx, est invulnérable, Rodomont, grâce à
son armure en peau de serpent, est impénétrable.
UÈn/ide dit : ihant obscuri sola suh m£le per umhrasj li charrois de Nymes dit : Chevau-
cherai au soir et à la lune.
La mère des Macchabées , sept enfants sacrifiés l'un après l'autre , ici par la mère,
là par le père, cela fait deux pages sublimes.
A près de 2000 ans de distance devant Antiochus, la mère des Macchabées
NOTES DE TRAVAIL. 383
défendant son Dieu dans la Bible, le vieil Arias défendant Zamora dans le Komancero.
Direz-vous que le K.omancero copie la Bible ?
Dira-t-on que Blanchefleur «la reine au clair visage» copie Briséis «la fille aux
belles joues» ? Dira-t-on que «la grand ost banie (à bannières) de Marsile » copie
«l'ample armée d'Agamemnon» ? Au fort de la bataille, Ajax prie Jupiter, Josué
prie Jéhovah, le soleil reparaît pour l'un et s'arrête pour l'autre; est-ce qu'Ajax est
le plagiaire de Josué? est-ce que Josué est le copiste d'Ajax? ^'^ mort
parle à Enée, Olivier mort parle à Aude; j a-t il écho et copie? Les dix mille de
Charlemagne àRoncevaux {la dîme eschelle est des barons de France^ , tous vieillards et
formidables, sont-ils un plagiat de la phalange macédonienne, encore invincible
après Alexandre, et toute composée de soldats dont le plus jeune avait soixante ans?
À ce point d'intersection des forces créatrices, à ce lieu central de l'art, la nature,
il serait surprenant qu'il n'y eût pas de rencontres de génies. H y en a. Où Eschyle
a passé et trouvé Oreste, Shakespeare passe et trouve Hamlet. Où Shakespeare a
passé et trouvé Timon, Molière passe et trouve Alceste. Où Molière a passé et
trouvé TartufiFe, Beaumarchais passe et trouve Basile. L'épithalame â hjménéel touche
au Cantique des Cantiques. Que l'auteur du chant basque Aldea connût les Sept
chefs devant Thèhes, évidemment non, et pourtant à de certains moments, l'esprit
pensif qui écoute l'Etcheco-Jaûna croit entendre le stratège Eschyle.
Ces répétitions sont des faits de nature, non d'intention.
Quiconque étudie la formation des civilisations constate partout ces parallélismes.
Du tatouage égyptien de l'édifice au tatouage péruvien de l'homme, il y a ana-
logie. Y a-t-il plagiat?
QUESTIONS MORALES.
Convoitise — tentation - péché appétissant selon le reflet colorant.
... Depuis l'antique pied-bot, Satan, perdant Eve en révélant la saveur du fruit
défendu, jusqu'au boiteux moderne, Talleyrand, épousant sa maîtresse, M™^ Grant,
et, par ce mot final : Ou vak-je passer mes soirées maintenante constatant la fadeur du
fruit permis.
LES MACPHERSONS.
Perrault, ce Macpherson assez maladroit et fort ignorant des charmants contes de
la Mère l'Oie.
La pantoufle de verre (vair).
#
(') Le nom est resté ca blanc dans le manuscrit. iJSiote de l'Editeur.)
384 WILLIAM SHAKESPEARE.
LES QUESTIONS
QUI SONT DANS LES MOTS.
Si une chose a pour propriété le mal, Texcellence de cette chose sera dans la
quantité même du mal. Il y a quelque chose de pire qu'un mauvais coup, c'est
un bon coup. Bon peut être synonyme de mauvais.
ORIGINES.
On ne vient pas de homs (Roman hommes) comme croient quelques lexicographes.
Il a une bien autre portée métaphysique : Il vient de IJnm. L'unité. Tout. C'est
là On.
CHOSES DIVERSES.
Vous êtes bon catholique, bon courtisan, bon historiographe, c'est une affaire.
Vos péchés vous sont remis. Sont-ce même des péchés? Voltaire et M""* du Châtclet,
Diderot et M'^* Volland, quelle horreur! Mais Racine et la Champmeslé, on sourit.
Un cran plus haut, c'est même mieux. Louis et M"" de Montespan, on bénit.
Demandez à Bénigne Bossuet, de son vivant aigle de Meaux.
Béranger, ce français coupé de gaulois, cet enthousiasme châtré par l'ironie. Sur-
fait de son vivant, rabaissé après sa mortj en prison, oracle.
L'éblouisscment qui fait fermer les yeux, les fait ouvrir aussi. Car il devient
curiosité.
L'abîme n'a pas de complaisance pour le ménage; la mer ne lave pas le linge.
Le croissant d'ivoire, dit Lunule, que les patriciens de Rome portaient sur leurs
souliers était la figure de la lettre C et signifiait Centum, nombre des sénateurs créés
par Romulus.
Les romains prennent une couleuvre glissant dans les roseaux pour Esculape.
De là un temple de marbre au bord du Tibre.
NOTES DE TRAVAIL. 385
Chacun prêche pour son saint.
Les égyptiens, dans Diodore de Sicile, appellent le Nil l'Océan.
Selon Platon l'âme a un principe numéral et le corps un principe géométrique.
Les choses qui sont cachées, comme dit Pline, « dans la majesté de la nature».
La vanité humaine accepte d'étranges idées de promotion. S'il y a un noir dans
une troupe de blancs, le lion se jette sur le noir, ce qui flatte le nègre, convaincu
que le lion le prend pour le diable.
Nous désignons peu scientifiquement par ce mot surnaturalisme la partie de la
nature qui ne nous est pas connue. Façon de nier parce qu'on ignore.
L'INFINI DANS L'ART.
À quoi tient, en toute chose, le charme de l'irrégulier .? c'est qu'il semble que
l'irrégulier, c'est l'inachevé, et que dans l'inachevé, il y a de l'infini.
Ce sentiment de l'infini, de l'inépuisable, de ce qui peut toujours recommencer,
se retrouve en cette curieuse épithète reparahiîis donnée par Néron à l'écho dans les
vers bafoués par Perse selon les uns, admirés par Perse selon les autres.
Etres limités en tant qu'hommes, nous ne pouvons concevoir que l'action finie;
l'action infinie nous échappe. De là l'argument du mal contre Dieu. Ce que nous
appelons mal, peut-être l'appellerions- nous bien si nous en pouvions voir les deux
extrémités. Le mal est, soit dans la nature, soit dans la destinée, un commencement
obscur de Dieu qui se continue au delà de nous dans l'invisible.
Le mal, ou du moins ce que nous concevons par cette idée, est essentiellement
successif. Rien de successif n'est applicable à Dieu.
la philosophie
Le goût peut se tromper sur ce qu'il nomme le laid comme le raisonnement sur
elle
ce qu'il nomme le mal. De certaines laideurs apparentes des génies font partie
d'une suprême beauté.
PHILOSOPHIE. — II. 2J
IHVMlIXmiE KÀTIOXILZ.
386 WILLIAM SHAKESPEARE.
La hiérarchie absolue de l'infini nous est inconnue. Il n'y a pas d'autre hiérarchie
que la gravitation pour les corps et le rajannement pour les esprits. Les deux phé-
nomènes, qui se corrigent l'un par l'autre, sont en équilibre dans l'homme.
SCIENCE ET RELIGION.
Derrière les infusoires et les mucédinées il j a d'autres mucédinées et d'autres
infusoiresj celui qui trouvera le dernier pourra résoudre l'immense question de la
Cause. Notre observation humaine, limitée de toutes parts, par la grossièreté relative
de nos organes comme par l'imperfection nécessaire de nos instruments, n'a aucun
droit de déclarer que telle forme de la vie, saisissable et saisie par nous, est essen-
tiellement le germe. Ce germe a peut-être, probablement, un sous-germe. Celui-là
seul qui arriverait à la fin de l'infini pourrait dire le mot définitif sur la question, si
agitée de nos jours, de la génération spontanée^ pour ne parler que de notre terre,
le mystère de la panspermie atmosphérique a la profondeur de l'infini. Qui touchera
ce fond-là touchera X.
Les sciences sont des seaux qu'on jette dans des puits, mais en remontant aucun
de ces seaux ne rapporte de l'absolu.
Avoir X dans le creux de sa main, cela n'est point donné à l'homme.
Il y a, certes, bien des absurdités dans ces innombrables prières jetées tous les
matins et tous les soirs dans la boîte aux lettres de l'infini.
Toute la création est par demande et par réponse. Pas une voix ne s'élève ni
ici-bas ni là-haut, sans éveiller une mystérieuse réplique dans l'infini. Il y a de l'écho
dans l'abîme.
L'âme est une réponse à Dieu.
Ô grand miséricordieux de l'abîme, aie pitié de nous
NOTES DE TRAVAIL. 387
SOURCES.
A la fin des Notes de travail, sur deux doubles feuilles, on trouve, de la main
de François -Victor Hugo, deux listes fort longues, cent vingt noms ou titres d'ou-
vrages pour la première, quatre-vingt-dix-huit pour la seconde. Nous croyons que
ces listes, dressées par François -Victor pour ses recherches personnelles en vue de sa
traduction de Shakespeare, ont servi à Victor Hugo qui a indiqué par un signe les
ouvrages qui l'intéressaient} en voici vingt-trois pour la première liste :
DOCUMENTS CONSULTÉS PAR MOI.
Nouvelles. — Komans. — Poèmes. — Chroniques. — Drames. — Comédies. — (Euvres
dix
tverses.
Saxo Grammaticus. — Bclleforest. — Ben Jonson. — Graham d'Aberfoyle. — Légende de
Robin Goodfellow. — Thomas le Riraeur. — Marjoribanks. — Démonologie de Jacques VI.
— Grove. — Stubbes. — Strype. — Montaigne. — Registres de Stationers' Hall. — Registres
du chef de troupe Henslowe. — Journal de Symon Forman. — Roman de la Violette. —
Giraldi Cinthio. — Romance du Vieux Manteau. — Plutarque. — Erasme. — Registres de
Stratford. — Laurence Twine. — Straparole.
Pour la seconde liste , ce sont des numéros que Victor Hugo a inscrits à droite
et à gauche des titres d'ouvrages consultés. De i à 70, chiffre à gauche du nom :
I Malone. — 2 Steevens. — 3 ''Jî^rburton. — 4 "Wàrton. — 5 Schlegel. — 6 Lord Camp-
bell. — 7 Collier. — 8 John Quincy Adams. — 9 Knight. — 10 Tyrwhitt. — 11 Farmer.
— 12 Gildon. — 13 Rymer. — 14 Drake. — ij Haziitt. — 16 Cappel. — 17 Theobald. -
18 Hanmer. — 19 Halliwell. — 20 Staunton. — 21 Gervinus. — 22 Grant Whitc. — 23 Skot-
torve. — 24 Dyce. — 25 ^rner. — 26 Kenrick. — 27 Mistress Lennox. — 28 Addison.
— 29 Chalmers. — 30 Nichols. — 31 Mason. — 32 Ritson. — 33 Heath. — 34 Rééd. —
35 Percy. — 36 Holt White. — 37 Henley. — 38 Amner. — 39 M'' Montagu. — 40 Todd.
— 41 Ulrici. — 42 Blackstone. — 43 Rawlinson. — 44 CoUins. — 45 Edwards. —
46 Thirlby. — 47 Harris. — 48 Whalley. — 49 Brand. — 50 Henderson. — ji Hippolyte
Lucas. — 52 Philarète Chasles. — 53 Villemain. — 54 Broglie. — jj Guizot. — 56 Saint-
Victor. — 57 Taine. — 58 Lacroix. — 59 Louise Colet. — 60 Janin. — 61 Phelps. —
62 M" Jameson. — 63 John Denis. — 64 Monmerqué. — 65 Fr. Michel. — 66 Nisard.
— 67 Mercier. — 68 "^Ipole. — 69 La Harpe. — 70 Grimm.
De I à 23, sur la même liste, les chiffres sont à droite et visent, d'après une note
au coin de la page, les poètes , commentateurs et critiques :
Goethe I. — Pope 2. — Dryden 3. — Rowe 4. — Douce 5. — Coleridge 6. — Charles
Lamb 7. — Grey 8. — Voltaire 9. — Diderot 10. — Ducis 11. — Emile Deschamps 12. —
Vacquerie 13. — Dumas 14. — ^^rdsworth 15. — "^^ter Scott 16. — Nahum Tate 17.
— Sheridan 18. — Jules Lacroix 19. — Sedaine 20. — M°" de Staël 21 '*'. — Tieck 23.
!•) Nous ne voyons pas de numéro 22. {Note de l'Editeur.)
«5-
388 WILLIAM SHAKESPEARE.
En outre, trois collections sont indiquées :
lue Journal des Savants. — L,a Kevue d'Edimhourg. — U Encyclopédie (Article de
Jaucourt).
Des notes , la plupart barrées , sillonnent ces quatre pages de listes ; reproduisons
celle-ci qui nous semble inédite :
Je ne suis pas de la minute, mais vous n'êtes pas du siècle.
Pour terminer, cette note de François -Victor :
Depuis 1623 jusqu'en 1830, il y a eu 82 éditions des œuvres complètes de Shake-
speare.
LE MANUSCRIT
DE
W^ÎLLIAM SHAKESPEARE.
Ce manuscrit est numéroté de i à 394. C'est l'un des plus uniformes comme
écriture et comme papier. Les pages bleu-clair se succèdent, régulières, sauf neuf
pages blanches et quelques feuillets de format commercial, d'un bleu plus clair. Les
ajoutés sont quelquefois si nombreux qu'ils empruntent le verso de la page précé-
dente, et pourtant les notes de travail accumulées — on en a lu une grande partie
au RELioyAT — avaient du tenir lieu de brouillon.
Le manuscrit ne porte qu'une date au dernier feuillet : 2 x''" i86j, mais nous
avons la preuve que, de décembre 1863 à mars 1864 où il fut envoyé à l'imprimerie,
le texte a été très corrigé et très développé. La préface est d'ailleurs datée : mars 1864
et le chapitre m du premier livre de la Conclusion cite un article du Daily Tele^aph
du 13 janvier 1864.
Victor Hugo, avant de faire relier le manuscrit, l'a complété en recopiant lui-
même les intercalations ajoutées sur la copie et les épreuves.
Le Reliquat est relié indépendamment du manuscrit même ; à la suite du Reliquat
viennent les Notes de travail, puis une partie de la correspondance échangée avec
l'éditeur, enfin une copie du texte , copie annotée , corrigée par Victor Hugo et sur
laquelle on a composé; on y trouve presque toutes les intercalations que nous allons
signaler dans cette étude. Tout cet ensemble forme un volume de plus de neuf cents
feuillets.
PREMIÈRE PARTIE.
Sous le titre de chaque partie, on lit la table des livres qui la composent.
LIVRE PREMIER. — SHAKESPEARE. - SA VIE.
Ce livre, à l'origine, n'était pas divisé par paragraphes, les chiffres ont été ajoutes
au crayon.
Sur la couverture d'un recueil de vers envoyé en 1860 à Victor Hugo^'^, nous
lisons le brouillon du premier chapitre. Nous en détachons ce passage différent du
texte publié page 9 :
— De ses quatre enfants, trois l'avaient suivi en exil; l'autre, sa jiUe aînée, ne pouvait.
Les deuxjils sortaient de prison , l'un tour avoir manqué de reSpeH à la guiIlotine''-'^\ l'autre pour
(*) Cette brochure nous a été communiquée par M. Hanoteau. — <*) Article de Charles
Hugo dans l'Evénement du 16 mai 1851. (Voir Aites et ParoleSj Avant l'exil.)
390 WILLIAM SHAKESPEARE.
avoir exa^ré l'hospitalité due par la France aux proscrits ^^\ La prison les e'iarmsait dans le
banniisement. Son gendre, étant près de sa fille, était représenté dans la tombe d'exil par ce noble
et vaillant jr-m , A.. U.^ aussi sorti de prison^^\
Feuillet 9 (verso). — Premier paragraphe du début, rayé.
III
Feuillet 13. — Intercalation sur les difiFérentes orthographes du nom de Shake-
speare. Au verso, la description de Londres au seizième siècle a été ajoutée.
Feuillet 15 (verso). — Ébauche d'un tableau chronologique des drames de Shake-
speare. Ce tableau, plus détaillé, mais rayé aussi, se répète au verso du feuillet 17.
Feuillet 16. — L'une des pages d'un bleu plus clair et d'un format plus petit que
le reste; elle est intercalée entre les feuillets 15 et 17 et contient des détails sur le
théâtre de Molière et la citation du registre de La Grange; après l'annonce de
l'attribution à Molière d'une somme de mille livres ''', deux traits verticaux isolent
cette phrase , rayée par Victor Hugo sur la copie envoyée à l'impression :
Sur quoi il fit un remerciement en vers à Sa Majesté.
VI
Feuillet 17. — Toute la seconde moitié, contenant le tableau des œuvres de
Shakespeare en regard des événements qui se passaient en Europe, est rayé. Avant
les nombreux ajoutés, le texte s'enchaînait ainsi :
Shakespeare fut chargé d'apporter son turban au géant.
En 1590, pendant que Jacques VI d'Ecosse '^l ..
Tous les développements ajoutés entre ces deux phrases tiennent en marge et
occupent même le verso du feuillet 15. ^
■■ LIVRE DEUXIÈME. — LES GÉNIES.
Feuillet 32. — Le médecin de son honneur a remplacé la Divine Comédie et le nom de
Calderon celui de Dante '^'.
II
Feuillet 35. — Homère.
L'énumération des génies est coupée par des astérisques ajoutés au crayon.
Entre cette fin de phrase : Cette immensité, c'eB Homère, et cette autre : Toutes les
profondeurs des vieux âges , tout le texte qu'on a lu page 23 est écrit en marge.
^') Article de François- Victor dans l'Evénement du 9 septembre i8ji. — (*) Auguste Vacquerie,
condamné à six mois de prison pour son article commentant la lettre ouverte que Victor
Hugo lui avait adressée dans l'Avènement du Peuple du 19 septembre i8ji. — (*) Voir page 11.
— (4) ibid.
LE MANUSCRIT. 39I
Feuillet 36. — Job.
Dans la première version, la figure de Job était esquissée en seize lignes. Les déve-
loppements ont surchargé la marge et tout le verso du feuillet précédent.
Feuillet 38. — Ézechiel.
Note au coin : Entre haie et Lucrèce. Quatre pages sur Ezechiel viennent en effet
couper le chapitre sur Isaïe dont on ne retrouve la fin qu'au feuillet 43. Sur la copie
on ne trouve pas ce paragraphe sur Ézechiel, il a été ajouté sur les épreuves, puis
recopié et intercalé dans le manuscrit.
Feuillet 44. — Lucrèce.
Ajoutés dans tous les sens . Pas une place n'est restée libre.
Feuillet 51 (verso). — On y lit, rayé, le début du chapitre sur Tacite.
III
Feuillet 71. — Il ne reste de cette page pleine de ratures que seize lignes; tout
le texte concernant la bibliothèque d'Alexandrie et son destructeur Omar a été
biffé, puis repris plus loin, et forme le chapitre iv du livre : Shak/^eare l'Ancien.
LIVRE TROISIEME. - L'ART ET LA SCIENCE.
I - II
Feuillets 80-93. — Cinq feuillets blancs collés par morceaux sur les pages bleues
donnent le premier chapitre et une bonne partie du deuxième. Ces feuillets ont été
certainement extraits des Notes de travail (Reliquat). Chaque morceau est numéroté,
c'est ce qui justifie l'emploi de treize numéros pour cinq pages. L'un des papiers
utilisés est la bande de renouvellement d'abonnement à la Presse; on y lit en trans-
parence : Du 16 oêlohre 62 au 16 janvier 6^.
Petite variante vers la fin du premier chapitre à partir de ces mots : ascension
naturelle de toute intelligence grandissante ^'^
De toutes parts on lira l'Iliade, on lira Job, on lira la Divine Comédie, on lira
fOrefiie et Hamlet, on aura appétit d'idéal, parce que la délicatesse des esprits...
IV
Feuillet 97. — Ce chapitre commençait ainsi : La science fait des découvertes.
Tout le début est en marge.
^'^ Voir page 58.
392 WILLIAM SHAKESPEARE.
Sous les vers de Corneille, ce passage rayé :
TJoItaire, septuagénaire, eB provoque' à l'amour par une femme éprke de l'avenir. Il se
défend :
Si vous voule<^ que j'aime encore,
Kende^-moi l'âge des amours!
A.U crépuscule de mes jours
Kfjoigne^, s'il se peut, l'auron.
Horace avait subi la même tentation :
Solve senescentem ^^l
Feuillet loo.
Les steyardes du grand Arnauld sont caduques.
Une toute petite note se rapportant à cette phrase est collée au bas et en travers du
feuillet :
Attaques contre le docteur Martin Steyacrt, de Louvain, par le grand Arnauld
sous ce titre : Difficultés proposées à M. Steyaert.
On appelle ces lettres les Steyardes.
LIVRE QUATRIÈME. — SHAKESPEARE L'ANCIEN.
I
Feuillet 117 (verso). — Fragment rayé du dernier chapitre du livre précédent.
Feuillet 132. — Le premier tiers de la page, rayé après l'intercalation des feuil-
lets 130 et 131, donne la conclusion de l'histoire des manuscrits d'Eschyle.
VII
Feuillets 135-140, — Il règne une certaine confusion dans le manuscrit du sep-
tième chapitre qui commence au feuillet 135, continue jusqu'à la moitié du feuillet 137
dont tout le bas et l'ajouté marginal sont rayés j puis on trouve la fin du chapitre aux
feuillets 139 et 140. La huitième division commence au feuillet 138 his et remplit
une grande partie du verso précédent.
Les ratures du feuillet 137, outre le texte qu'on retrouvera plus loin , suppriment
ce passage important sur l'OreB'te :
Cette hauteur âpre et qui a je ne sais quoi de poignant, eB partout. Uoje^ dans l'Orcstie,
cette arrivée de Cassandre, esclave, au palais d'Agamemnon. Cassandre eB reBée Jîèrement sur
(') Épttres (livre I).
LE MANUSCRIT. 393
son char. L,a reine, ClytemneHre, lui ordonne de descendre. Cassandre semble ne pas entendre
et ne r/pond pas.
LE CHŒUR.
Oé/is. Descends du char.
CLYTEMNESTRE.
Je n'ai pas le temps d'attendre à la porte. A.llons, Cassandre, bâte-toi. Peut-être ne
comprends-tu pas notre lan^e. A.lors fais comme les barbares, réponds par signes.
LE CHŒUR.
U étrange eB farouche comme une bête qu'on vient de prendre.
CLYTEMNESTRE.
BMe a vu naguère sa viUe prùe et brûlée. EJle eB foUe. Je ne lui parlerai plus. Elle ne s'ac-
coutumera au frein au après l'avoir longtemps couvert d'une écume sanglante.
(Elle sort.)
LE CHŒUR.
A-Uons, malheureuse, descends de ce char, accepte la nécessité, accepte le joug.
CASSANDRE.
A.h! ciel! terre! Dieux! grands Dieux! ApoUon! Apollon!
En 1877, Victor Hugo a repris ce passage dans la Légende des Siècles. (Nouvelle
série, 1877, Cassandre.)
IX
Feuillet 146. — Note en marge :
i^ décembre 186^. — J'assiste en ce moment au départ de miss Marie Uaucourt qui
devait épouser Kesler.
Kesler était un proscrit que Victor Hugo a traité comme un frère , qu'il a assisté
en maintes circonstances et dont il a même payé les frais d'enterrement et de sépul-
ture en 1870, à Guernesey.
DEUXIÈME PARTIE.
LIVRE PREMIER. — SHAKESPEARE. - SON GÉNIE.
II
Feuillet 181. — Quelques lignes rayées offrent une variante au texte qui sera
repris au sixième chapitre du livre suivant ^^^ :
Othello emploie l'oreiller au sommeil suprême, et met le dernier soupir de Desdémona là ok
a été son premier baiser.
(') Voir page 134.
394 WILLIAM SHAKESPEARE.
Feuillet 185 (verso). — Contient un passage tronqué et rayé, finissant par : Nous
y mettons cette critique. Nous retrouvons ce texte au Reliquat, dans le chapitre : Le
Goât^'l
LIVRE DEUXIÈME. — SHAKESPEARE. - SON ŒUVRE.
Feuillet 202. — Chapitre écrit en 1864.
On retrouve dans un album emporté dans le voyage de 1864 cette phrase qui sera
reprise^'' :
Ces misérables mains gardent à jamais la couleur de la poignée de boue qu'elles
ont jetée.
Dans le bas de la page, texte rayé mis au net au feuillet suivant, mais s'enchaînant
au feuillet 20J , ce qui prouve que ces feuillets 203-204 ont été intercalés.
Feuillet 203. — Au bas de la page, ajouté écrit à l'encre rouge et collé, semblable
aux intercalations que Victor Hugo envoyait en cours d'impression. Le texte est
répété d'ailleurs en marge.
Feuillet 227. — Le passage relatif au dénouement du Koi Lear, où, en quelques
lignes , Victor Hugo évoqua son propre deuil , a été remanié et condensé ; voici la
première version :
Ilj a dans ce dénouement une pitié sombre. Se le jigure-t-on reftant dans la vie, ce père
orphelin de son enfant? Se le représente-t-on désormais à tâtons dans la deBinée, les mains
étendues vers ce qui s'eB évanoui? Le deuil eft une épreuve. Il faut être héros pour les grands
malheurs. Lear ne l'eft point. Comme c'eB une tête faible, comme il a été roi, il ne pourrait
porter la douleur. Cette solitude, ce veuvage, efl-ce possible ? llj avait quelqu 'un près de lui.
Oh eH-eUe donc ? Il tâcherait de ressaisir l'apparition. Il pleurerait machinalement des larmes
inconscientes. Il ne saurait plus rien, il ne voudrait plus rien. Il serait l'œil lamentable qui
n'a plus la lumière, il serait le cœur siniBre qui n'a plus la joie. Une telle souffrance, oh! efl-ce
que ce n'efl pas trop ? Il irait et viendrait devant un sépulcre, essayant de l'ouvrir, jrappant
à cette porte, pas entendu, pas repi, pas admis. Et on le verrait par inBants, accablé, rire
dtun rire imbécile. Tu as bien fait, poète, de tuer ce vieillard.
LIVRE TROISIÈME. — ZOÏLE AUSSI ÉTERNEL QU'HOMÈRE.
II
Feuillet 231 (verso). — Texte des premier et second chapitres mêlés et rayés,
sauf le passage suivant :
Naturellement le pouvoir flatté fait pendant au poète insulté. Admirez la déli-
catesse d'un biographe jésuite, Delandine, parlant de l'une des sultanes de Versailles :
«Une dame de la cour. Madame du Barry» {Di^lionnaire historique, t. II, p. ijj).
(*î Voir page 293. — '-' Voir page 122.
LE MANUSCRIT. 395
Modification parmi les ratures :
Les gouvernements, plus passionnés qu'il ne faudrait, négligent d'être étrangers
aux clabaudages et aux griffonnages de bas lieu. Contre le libre esprit rebelle, le
despote lâche le grimaud.
En regard de la lettre de M°" de Staël , cette note :
Ne pas citer toute la lettre. ,
Nos lecteurs nous sauront gré de la rétablir telle qu'elle est dans le manuscrit :
...A.h! chère madame! quelle persécution que ces exils !..A^^ ^Quelle auhaine tour nos
ennemis littéraires et autres! Ils reçoivent d'en haut tordre amiable de nom injurier. Quiconque
veut plaire aboie. Uoici comment cela se passe. Malte-Brun voulait parler de mon livre, il
avait fait un premier article. Et. eff venu aux Débats dire de la part de la police que Malte-
Brun eut à discontinuer. IJous tublie^ un écrit, un grand ouvrage. InjonBion aux feuilles
qui sont pour vous de se taire, invitation aux journaux qui sont contre vous déparier. Ils
n'ont pas besoin qu'on les presse beaucoup. Ils s'en donnent à cœur joie. J'ai compté jusqu'à
dou^e articles du P. contre moi, l'auteur a eu une gratification. En outre la police fait pulluler,
pour vous dire des injures, des quantités de petits écrits et de petits pamphlets à deux sous
qu'on vend le jour sur les boulevards et le soir dans les théâtres. Uoilà ce que c'eB que l'exil.
Et Victor Hugo ajoute :
E'exil n'eBpas que cela. D'ailleurs, absent ou présent, la haine sait oh trouver le grand
homme. Etre che^ soi ne l'empêche pas d'être insulté.
LIVRE QUATRIEME. - CRITIQUE.
II
Feuillet 254. — Note, collée au bas de la page, et contenant une intercalation et
une correction indiquées à l'imprimeur pour le premier chapitre.
Feuillet 260. — Dans l'énumération des auteurs ayant chacun son art spécial, le
nom de Sedaine, indiqué sur le manuscrit, a disparu sur l'épreuve.
LIVRE CINQUIEME. — LES ESPRITS ET LES MASSES.
VI
Feuillet 277 (verso). — Tout le chapitre vi a été ajouté sur ce verso.
W Au-dessus de ces trois points, deux mots entre parenthèses : Lacune ici.
396 WILLIAM SHAKESPEARE.
VIII
Feuillet 282. — Fragment collé, extrait sans cloute des notes de travail et donnant
la fin du chapitre depuis ces mots :
A qui sont les génies '^L.
Au verso du feuillet 280 et en marge du feuillet 281, texte barré reproduit au
livre III de la première partie : l'Art et la Science,
LIVRE SIXIÈME. — LE BEAU SERVITEUR DU VRAI.
I
Feuillet 284. — Brouillon au crayon au coin de la page.
Feuillet 286 (verso). — Ajouté sur la Bible à partir de :
. De même que toute la mer est sel (-1 . .
II
Feuillets 290-291. — La théorie de l'Art pour l'Art, faussement attribuée à
Victor Hugo, est rétorquée dans un ajouté au bas et en tête de ces deux feuillets.
IV
Feuillet 301.
Tout mon souci j disait un poëte contemporain mort récemment, c^eB la fumée de
mon cigare.
Le poëte contemporain est nommé dans le manuscrit : M. de Musset.
Feuillets 303-307. — Quatre fragments d'un article de journal collés sur le manu-
scrit donnent les citations de Goethe. Des indications pour la copiste sont en marge.
Feuillet 310.
Je suis venu apporter la guerre.
En marge de cette citation , un ajouté à l'encre rouge :
Ce sont ces colères qui font de Schiller le premier poëte de l' Allemagne. Schiller eB énm et
puissant. Il a en lui la grande âme allemande. Uâme allemande, lorsqu'elle s'incarne, crée des
hommes sublimes. FjUe eli, quand bon lui semble, toute la métaphysique, et elle s'appelle K.ant;
elle e§i toute la musique, et elle s'appelle Beethoven.
Ce passage très développé et très modifié se retrouve au livre : Les Génies.
^'^ Voir page 172. — (^) Voir page 175.
LE MANUSCRIT. 397
Feuillet 312.
Ennius, comme plus tard Ronsard, n'était qu'une ébauche de poëte.
Sur la copie, l'incidente nommant Ronsard est biffée.
Feuillet 313 (verso). — Tout un passage rayé dont nous trouvons le début dans
le Reliquat, au verso d'une note de travail :
Tout récemment, — puisque cette parenthèse eB ouverte, ne la fermons tas encore; êk ailleurs
elle va au but; — un nouveau vettu, allemand, je crois, un chevalier de Messaline et de Néron,
a rejeté l'indignation à la face de Juvénal et de Tacite. Selon ce critique, Juvénal a pris en
traître toute cette Kome des césars; Tacite aussi. Ces cochers du char des foudres auraient du
crier gare. Ni le poëte, ni îhiBorien, n'ont le droit de laisser tomber sur ces têtes de telles
condamnations, ce sont des exécutions. Ces effrayantes exécutions que fait Juvénal, que fait
Tacite, que fait Dante, serrent le cœur. Le critique n admet pas que ces justiciers sortetit brus-
quement du nuage derrière les maîtres du monde, et que Juvénal ^^^ exécute Messaline, et que
Tacite exécute Tibère, et que Dante exécute Boniface VIIÎ, sans avertissement préalable. Eff-ce
que ce n'eff pas lamentable d'être dans la serre de ces génies? EJt-ce qu'il n'j a pas lieu de
plaindre — pourquoi pas ? — ces pauvres tyrans ? Elf-ce que ne les voilà pas maintenant
vi^imes? Efl-ce qu'avant de les supplicier de ce supplice étemel devant lapoilérité, leurs bour-
reaux sublimes n auraient pas du trouver un mojen quelconque de les prévenir, de les inquiéter,
de les conseiller, de leur montrer une autre voie, de les mettre en demeure ? Les coupables eussent
reculé peut-être et évité ce sort terrible, le pilori devant les siècles. Hilforiens et poètes ont dépassé
leur droit.
Nous voyons la même idée exprimée au Reliquat, page 329.
TROISIÈME PARTIE. — CONCLUSION.
LIVRE PREMIER. - APRÈS LA MORT.
II
Feuillets 324-327. — Ce chapitre, écrit sur quatre pages de papier blanc, semble
antérieur au reste du manuscrit. Après le coup d'oeil général sur les événements
politiques des diverses puissances, Victor Hugo finissait par :
Paris
Le Mexique, mis en goût par Iturbide, demande un empereur, la France. . .
Cette fin n'a pas été maintenue j une note nous en donne la raison :
"^ue l'éditeur fr-ançais voie si le mot : la France... n'efl pas dangereux pour lui.
Au verso du feuillet 324 un ajouté qui se répète au feuillet 326 : Avoir vingt ans
combattu '2'. . .
Cî A partir de ce mot, le texte continue au verso du feuillet 313. — (') Voir page 196.
39B WILLIAM SHAKESPEARE.
m
Feuillet 330. — Petite page intercalée où tient, texte et note, tout le passage relatif
à la censure.
IV
Feuillet 333. — Ce feuillet débute par le premier alinéa du chapitre m et une
phrase qui sera reprise au cours du chapitre iv. Le tout est rayé.
Un peu plus bas , réclamant pour Jeanne d'Arc « un monument digne d'elle » ,
Victor Hugo ajoute entre deux lignes cette phrase rayée sur la copie :
On n'exigera pas que nous comptions pour quelque chose le chétif socle d'Or-
voisinc de
léans et la statuette tutoyée par M. Dupanloup.
Au bas du feuillet, un ajouté encerclé d'un trait à l'encre est suivi de cette recom-
mandation pour la copiste :
Ce qui est encadré à partir de : Disons tout, ne doit pas être copié.
Disons tout. Une certaine comparaison de la force qui a vaincu avec la force qui
se laisse vaincre fait amèrement sourire. Quelle quantité de complaisance y a-t-il?
Les attentats de ce qui est petit sur ce qui est grand peuvent provoquer quelque
incrédulité. Le juge, l'histoire est un juge, est parfois amené à des étonnements
étranges. On connaît le faitj seulement il est triste d'avoir à l'appHquer à une
nation. — Plaignante, il est bien difficile de croire que l'accusé, avec la taille qu'il
a et la taille que vous avez... — Eh bien quoi! parbleu, je me suis un peu
baissée.
VI
Feuillet 338. — Dès les premières lignes, léger changement qui a pourtant son
importance quant au moment où ce chapitre fut écrit :
Au moment où nous revoyions les épreuves des pages qu'on vient de lire, on
a annoncé à Londres la formation d'un Comité...
Le texte définitif en marge donne :
Au moment où nous achevions d'écrire les pages...
Sur la formation du Comité, ces lignes étaient d'abord venues :
Quelques hommes émincnts de France, Louis Blanc en tête, ont accepté d'en
faire partie.
En marge, Victor Hugo a nommé les nations qui avaient désigné leur repré-
sentant au Comité.
LE MANUSCRIT. 399
LIVRE DEUXIEME. — LE DIX-NEUVIEME SIECLE.
Feuillet 343. — En marge de la « parenthèse » ^'^, cette note au crayon :
Voir s'il ne vaudrait pas mieux retrancher les mots romantisme et socialisme et ces
quelques lignes.
LIVRE TROISIÈME. — L'HISTOIRE RÉELLE.
II
Feuillet 360. — Dans la nomenclature des « grands héros », Napoléon était cité}
son nom a disparu sur l'épreuve.
Ce feuillet 360 est couvert d'ajoutés et, indépendamment des fragments collés sur
le verso de la page précédente, trois «béquets» sont montés sur onglets.
(•) Voir page 208.
400 WILLIAM SHAKESPEARE.
LE MANUSCRIT
DE LA PRÉFACE POUR LA NOUVELLE TRADUCTION
DE SHAKESPEARE.
Ce manuscrit consiste en seize pages numérotées par Victor Hugo de A à G ; une
seule lettre par double page, moins la page C qui est simple; les deux dernières,
rayées, offrent quelques variantes de la fin de cette préface.
Le titre est tracé sans doute avec la barbe d'une plume d'oie sur du gros papier
d'emballage; un second titre suit : En tête Spécial de la tradu£lion de Shak,eSpeare.
Feuillet 5. — Tout le chapitre m est ajouté en marge.
Feuillet 7. — En marge, important ajouté pour le chapitre v.
Feuillet 9. — Au chapitre vi, les ouvrages consultés étaient dénombrés ainsi :
Disons le chiffre. Poètes à consulter, vingt-trois; critiques et commentateurs, soixante-quime ;
romans, chroniques, poèmes, drames, comédies, documents de toutes sortes, cent-vingt; en tout
deux cent dix-huit ouvrages, la plupart en plusieurs volumes, comprenant toutes les époques,
depuis Chaucer Jusquà Coleridge.
Le texte définitif, page 242, est en marge.
Feuillet 15. — \^ici quelques lignes supprimées vers la fin de la Préface :
Nous sommes, en parlant de cette œuvre, plus cmu peut-être qu'il ne faudrait,
et c'est probablement un ridicule, mais qu'on nous le pardonne.
La dernière double page avait dû servir de chemise à des manuscrits réservés,
on y lit :
Littérature. Philosophie. Critique. Etc.
Choses ajournées.
NOTES DE L'EDITEUR.
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE.
Dans une lettre datée du 22 novembre
1868 ^'', Victor Hugo raconte que La
Mennais, venant le voir en 1823, lut,
par-dessus son épaule, des vers qu'il
achevait et crut y reconnaître la traduc-
tion d'un vers de Shakespeare :
— Avez-vous lu Shakespeare ? lui demanda
La Mennais. — Non. Je ne veux pas lire
Le Tourneur.
Victor Hugo ne savait pas l'anglais;
il avait dû se contenter de la traduction
de Le Tourneur pour les trois drames
d'où il avait extrait les épigraphes placées
en tête de quelques chapitres de Han d'Is-
laaJe^^l, mais il s'était vite rendu compte ,
avec son merveilleux instinct, que ce
n'était pas connaître Shakespeare que de
le lire à travers cette traduction et il en
était resté là.
Victor Hugo, dans le chapitre qu'on
vient de lire au Reliquat'*', dit que
Charles Nodier lui révéla Shakespeare;
il est probable que de retour à Paris
l'initiation commencée à Reims con-
tinua à l'Arsenal, car, en 1827, h Préface
de Crotmvell prouve que son auteur con-
naissait assez l'œuvre de Shakespeare
'■' Correspondance.
page 250.
PHILOSOPHIE.
'*' Écrit en 1821. — ('' Voir
pour la juger, l'admirer et en faire le
point culminant de son manifeste , per-
sonnifiant en Shakespeare le Drame et
lui attribuant déjà parmi les génies la
place que son livre, trente-sept ans plus
tard , devait lui maintenir.
Cette admiration se précisa , pour ainsi
dire , quand Victor Hugo assista aux re-
présentations d'une troupe de comédiens
anglais qui vint à Paris, en 1827, jouer
les drames de Shakespeare. Il vit agir,
vivre les personnages du grand poète
anglais , et l'impression qu'il reçut de ces
représentations dut rester fortement gra-
vée dans son esprit.
Une note inédite raille ainsi quatre
détracteurs de Shakespeare :
Je sors d'une séance solennelle de l'Aca-
démie. Quatre académiciens, Arnault, Duval,
Parceval et Jouy se sont relayés k tour de rôle
pour pulvériser Shakespeare '•'.
Une rencontre (ou une adaptation)
curieuse se produisit en 1854; des vers
d'amour publiés dans Toute la Lyre^'*'^ se
'•' Il faut placer cette note entre 1829 et 1834,
l'un des académiciens nommés ayant fait partie
de l'Académie en 1829 et deux étant morts en
1834. ^
'*' Édition de l'Imprimerie Nationale.
26
mflIIIEKie IliTIOJlLC.
402
NOTES DE L'EDITEUR.
terminent de la même façon qu'un sonnet
de Shakespeare'^' :
Victor Hugo
Z>ou3 ne la fuyc^ peu, oiieaux, petits farouches. . .
Elle me dit : Je hais. Et, voyant que je tremble,
Elle ajoute : Pas vous.
Shakespeare : Sonnet IV.
«Je hais», avait-elle dit; mais, reprenant ces mots
à la haine, elle m'a sauvé la vie en ajoutant : — Pas
vous!
Quand il suivit son père en exil,
François -Victor Hugo entreprit la tra-
duction des œuvres de Shakespeare, il
écrit à son cousin Asseline :
Je me suis voué à un travail énorme :
trente-îsix drames, cent vingt mille vers à tra-
duire, trente-six préfaces à faire!
La publication commença en 1858,
mais dès le début, François -Victor avait
dii parler à son père de ses travaux , de ses
efforts, il lui avait sans aucun doute, on
le constate plus d'une fois dans W^iUiavi
Shak,elpeare j souligné , expliqué les beau-
tés du texte original ; au fur et à mesure
qu'il avançait dans ses recherches , dans
ses découvertes , il lui faisait partager son
indignation contre les détracteurs du
grand anglais , contre les « trahisseurs »
qui l'avaient édulcoré, amendé, déna-
turé. Victor Hugo disait volontiers : un
travail repose d'un autre travail 5 les mo-
ments qu'il ne consacrait pas à son œuvre
personnelle, il les passait à suivre des
yeux et du cœur les travaux de son fils ;
il se délassait des Petites Epopées dans
l'étude des drames de Shakespeare. Ce
fut là sans doute l'origine de ce volume.
Nous ne trouvons ni dans les carnets,
ni dans la correspondance, ni dans les
notes, d'indications sur l'époque où
Victor Hugo a commencé William Shak,e-
Speare; nous n'avons de précision que
sur la date où il l'a terminé : 2 décembre
1S6}. Or, en octobre 1862, en rentrant
'•' La traduction des Sonnets de Shakespeare
par François-Victor Hugo a été publiée en 1858.
à Guernesey, il se remit au travail,
mais ce travail, les lettres publiées dans
l'Historique des Chansons des rues et des bois
le prouvent, c'est un roman , ctst^uatre-
vin^-trei'^. D'autre part , la plus ancienne
des Notes de travail que nous venons de
publier est prise au verso d'un imprimé
de janvier 1863. À ce moment, la tra-
duction de François -Victor en est à son
XI* volume. Nous croyons, comme il le
dit lui-même , que le « premier mobile »
de Victor Hugo a été de présenter au
public cette traduction. Le sujet a fait
éclater le cadre j d'autres considérations ,
que nous examinerons, l'ont conduit
alors à écrire une préface spéciale ''^
Trois jours avant de quitter Guernesey
pour son voyage annuel, Victor Hugo
écrit sur son carnet :
i^ août [1863]. Je confie à Suzanne '-) un
dossier spécial cacheté contenant entre autres
Shakflpeare.
Il ne devait pas s'agir d'un manu-
scrit rédigé, mais des nombreuses Notes
de travail que nous venons de publier,
car une ancienne chemise, reliée actuel-
lement au Reliquat, porte :
Alon tiroir vidé datjs ce dossier.
i^ août i8<ij.
LES TRAITÉS.
Victor Hugo quitta Guernesey le
17 août 1863 j des pourparlers avaient
été engagés avec Pagnerre, l'éditeur de
la traduction de François -Victor j dans
le carnet de voyage nous lisons ceci :
Écrit à Victor les bases de mon traité pos-
sible avec Pagnerre — 11 ans de jouissance.
Pas de réimpression la dernière année. Tous
les formats. Toutes les langues. Pourtant droit
réservé pour moi de joindre, après les deux
premières années de jouissance de M. Pa-
gnerre, ce volume à toutes les nouvelles édi-
''' Jointe, en 1865, au tome XV, puis placée
en tête du tome l" de la deuxième édition des
Œuvres complètes de ShaksSpeare.
'"•'' Domestique de M"' Drouct.
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 403
tioQS que je ferais de mes œuvres complètes.
1200 fr. la feuille, autant de 1200 fr. que de
feuilles (étalon, la feuille belge in-octavo des
Mis/rables) , le dernier fragment de feuille payé
comme feuille entière. Le paiement se ferait
moitié argent comptant la veille de la mise
en vente, l'autre moitié en un effet payable à
six mois de la mise en vente. Le volume ne
porterait que mes initiales. Il serait intitulé :
V. H.
SHAKESPEARE.
On pourrait ajouter peut-être en très petit
texte :
(Pour servir d'introduction
à une nouvelle traduction de Shakespeare.)
(Il reste à régler le nombre d'exemplaires
d'auteur, 30 i" édition, puis j par mille).
Victor Hugo refit le voyage au Rhin
et revint par Vianden , Dinant et Bru-
xelles où il s'arrêta quelques jours ; il y
vit l'éditeur Lacroix et lui parla des
œuvres projetées, de W^illiam Sha.k,elpeare;
Lacroix, tout rayonnant encore du suc-
cès des Misérahles, envoya le 12 octobre
à Guernesey la proposition suivante :
Pour le Shak/^eare, à faire paraître dans
un mois ou six semaines, et pour les
Chansons des rues et des boiSj la somme de
50.000 francs, se décomposant ainsi
dans sa pensée : 20.000 francs pour le
volume de vers et 30.000 francs pour
V^iUiam Shak,e§peare «manifeste littéraire
qui aurait une vente spéciale résultant
du jubilé de Shakespeare et qui prêterait
à des traductions , source de profit pour
l'éditeur».
Dans sa réponse , Victor Hugo écarte
l'éventualité d'un traité pour Shak,eipeare :
5 novembre 1863.
... Quant au Shakespeare j j'ai une proposi-
tion de Pagnerre qui prime la vôtre à tous les
point de vue '''.
''' Cette proposition datée du 10 octobre 1863
reproduit, à peu de chose près, le plan de traité
envoyé par Victor Hugo à son fils; mais le prix
de la feuille est porté à 1500 francs.
. . . Peut-être, pour le Sbakf^eare, pour-
riez-vous entrer de moitié dans la proposition
Pagnerre, et vous entendre avec lui. J'aime-
rais cela.
Et Victor Hugo invite Lacroix à
venir passer huit jours à Guernesey, car
«une conversation vaut mieux que vingt
lettres, et le temps d'écrire me manque».
Lacroix, empêché, ne peut partir
immédiatement, mais il répond poste
pour poste j cette entente avec Pagnerre
ne le satisfait qu'à demi car il vise à
devenir l'unique éditeur de Victor Hugo
en lui achetant la propriété de ses
œuvres actuelles et futures j il fait néan-
moins contre fortune bon cœur :
7 novembre 1863.
... Je suis prêt, pour vous donner toute
satisfaction, à m'entendre avec Pagnerre (si
je traite avec vous) pour aider la publication
de la traduction de Shakespeare de M. votre
fils. Mais je crois, cher Maître, qu'il est
mieux pour vous de continuer à traiter avec
nous... Supposez que vous isoliez certains
ouvrages nouveaux, le Sbakfipearej ou tout
autre, et que vous donniez l'un ou l'autre de
ces ouvrages k un autre que nous, comment
serait possible pour nous la conclusion au
i"^ mars 1865 d'un traité pour vos œuvres
anciennes complètes.-' Je puis en arrivera vous
offrir d'autant plus, que j'ai les nouveautés
sans partage. Mais si j'avais à négocier en
dehors de vous avec tel ou tel éditeur, pour
un volume seul qu'il aurait, afin d'être mis
à même de l'ajouter à vos œuvres, évidem-
ment cela rendrait un traité d'ensemble plus
difficile.
... Si pour le SbakfSpeare, vous n'êtes
arrêté que par une question : la question de
l'intérêt de votre fils et de Pagnerre, soyez
assuré que, traitant avec vous, je m'engage
à faire un sous-traité avec Pagnerre qui con-
cilie tous vos intérêts, ceux de votre fils,
ceux de Pagnerre. Je trouverai un moyen
facile d'arranger cela, seulement je serais dé-
solé de n'être pas l'éditeur.
Puis il envoie une lettre collective,
s'engageant, avec Pagnerre, à faire de
26.
404
NOTES DE L'EDITEUR.
compte à demi les frais du volume ;
la réponse se fait attendre jusqu'au i8 no-
vembre :
(1)
H. H. i8 9^" [1863]
Mon cher monsieur Lacroix,
Les jours sont courts, j'ai ce livre k finir ('-',
et je ne puis écrire à la lumière. De là la
rareté et la brièveté de mes lettres. C'est pour
cela que j'aurais voulu vous voir, outre le
cordial plaisir de passer quelques jours avec
vous. Je trouve excellent que vous soyez
d'accord avec M. Pagnerre. Vous pouvez con-
sidérer les bases du traité Pagnerre comme
admises. Il y aura des points de détail à régler.
Il faudra, je crois, deux éditions, une pari-
sienne et u»e belge, pareille à votre édition
in-S" des Mise'rables, la feuille des Mke'rableSj
édition belge de 1862, devant servir d'étalon
et de type. Je me dépèche d'achever, car il
faudra se hâter de paraître. Au plus tard fin
février. — A cause du jubilé de Shakespeare.
Quant à la traduction anglaise, j'exclus
absolument le nommé Waxhall, l'inepte tra-
ducteur des Mis/rables.
...Le jour me manque, je clos bien vite
cette lettre, et je vous serre la main. Causer
vaudrait mieux que toute cette correspon-
dance qui avance lentement.
Mille affectueux compliments W.
Plus de quinze jours se passent sans
amener d'engagement définitif; Lacroix
suggérait des modifications au traité,
demandait des précisions sur quelques
points de détail ; Victor Hugo voulait
avant tout se distraire le moins possible
de son travail. Enfin, il écrit :
H. H. 6 décembre [1863].
Mon cher monsieur Lacroix, il y a quatre
jours, le 2 décembre, au moment précis où
j'entrais dans ma treizième année d'exil, j'ai
'*' Les lettres de Victor Hugo à Lacroix fai-
saient partie de la collection de M. Louis Bar-
thou; il les avait achetées à la vente Lacroix.
f'i ]ViIliam Shakfipeare.
w Inédite.
fini ce livre Sha^efpeare. La copie est en train,
le collationnement commencera demain. Je
vous envoie ci-joint le projet de traité que
vous me demandez. Vous avez attendu ma
réponse, mais vous voyez qu'elle va au but.
Vous savez mon habitude de n'écrire que pour
des résultats et de ne vendre que des ouvrages
terminés.
L'ouvrage intitulé :
V. H.
WILLIAM SHAKESPEARE
aura trois parties et sera divisé comme suit :
PREMIERE PARTIE.
LIVRE I". Shakespeare. - Sa vie.
LIVRE II. Les Génies. (Homère. - Job. - Eschyle.
- Isaïe. - Lucrèce. - Juvénal. - Ta-
cite. - S' Paul. - S' Jean. - Dante. -
Rabelais. - Cervantes. - Shakespeare.)
LIVRE III. L'Ar-T et la Science.
LIVRE I"
DEUXIEME PARTIE.
Shakespeare. - Son (kuvre.
LIVRE II. Les points culminants. (Hamlct.
Macbeth. - Othello. - Lear.)
LIVRE III. Les critiques.
LIVRE IV. Les Esprits et les Masses.
LIVRE V. Le Beau serviteur du Vrai.
CONCLUSION.
LIVRE I". Après la mort. Shakespeare. - L'An-
gleterre.
LIVRE II. Le dix-neuvième siècle.
LIVRE III. L'Histoire définitive. Chacun remis
À sa place'' 1.
Je continue, voulant tout préciser le plus
possible dans votre esprit. Quel volume cela
fera-t-il ?
Réponse :
Votre édition type pour imprimer, c'est
votre première (in-octavo) des Misérables à
'■' Cette division a été modifiée. (Note de l'Édi-
teur. )
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 405
Bruxelles. La page de cet in-octavo a, en
moyenne, 880 lettres. Mon manuscrit a
288 pages, et ma page a en moyenne 1227 let-
tres. Ajoutez les blancs (nous en ferons le
moins possible), les choses en marge, etc.;
j'entrevois que le volume ira à 26 ou 27 feuilles,
je ne puis rien affirmer pourtant. Tout ceci
est nécessairement approximatif.
Est-il utile que le volume soit un peu
fort? Oui, sans hésiter. Le public aime les
travaux complets et les volumes où il y a de
la substance. Celui-ci a, je l'espère, de la
moelle.
Maintenant, j'arrive à une observation
importante. M. Pagnerre, dans sa proposition
que j'ai entre les mains, ne fixe aucune li-
mite. Autant de feuilles, autant de ijoo
francs. Cependant, en y réfléchissant, j'avais
pensé, dans l'intérêt de l'éditeur, qu'il fallait
une limite, et je comptais en prendre l'initia-
tive. Vous ne m'avez pas laissé ce plaisir. Cette
initiative, vous l'avez prise, mon cher mon-
sieur Lacroix; mais vous l'avez prise irop.
Votre modification à la proposition Pagnerre
est radicale. Vous supprimez purement et sim-
plement le prix au-dessus de vingt-deux
feuilles. Vous dites trente-trois mille francs, sans
réfléchir qu'il est juste, s'il y a une limite en
haut, qu'il y en ait une en bas, et que le
volume alors, qu'il ait 18 feuilles ou qu'il en
ait 22, devrait être dans tous les cas payé
33.000 fr. Votre modification, comme vous
voyez, pourrait avoir des inconvénients. Je
crois la mienne plus équitable et meilleure.
Lisez l'article 9 du projet de traité, et je ne
doute pas que vous ne soyez de mon avis.
Si pourtant vous n'en étiez pas, je n'ai
aucune objection à rentrer dans votre chiffre,
22 feuilles et 33.000 fr. Je supprimerais, sans
toucher au sujet Shakp^eare, un certain
nombre de livres {l'Art et la Science. Le Beau
serviteur du Urai. Shakespeare et l'Angleterre.
D'autres encore) qui élargissent l'horizon,
mais qui peuvent être retranchés sans trou-
bler l'unité.
J'oterais ainsi environ quatre ou cinq
feuilles que je réserverais pour une antre publi-
cation en préface de mes œuvres, et que mon
éditeur futur me paiera dix ou douze mille
francs. Vous ne me ferez donc aucune peine
en renonçant à les prendre pour deux mille
francs.
Choisissez en toute liberté, et à votre aise.
vous et M. Pagnerre, et faites-moi savoir
votre choix.
Vous ne pouvez vendre le volume mince
que j francs, prix fort. Le volume fort pourra
être vendu 6 francs. Je fixe ces chiffres dans
le traité, parce que c'est sur moi que
retombent les plaintes. J'ai là sous les yeux
la Ke'gence de Michelet. Le volume, préface
comprise, a 480 pages. Il ne coûte, prix fort,
que 3 f jo. Le mien sera à peu près aussi gros
si vous le voulez complet.
Si vous choisissez le volume de 22 feuilles,
l'article 9 devra être modifié en conséquence.
Si le traité vous va tel qu'il est, nous marche-
rons plus vite, vous n'aurez qu'à le faire copier
à trois exemplaires sur papier timbré, vous
signerez, ainsi que M. Pagnerre, ces trois
exemplaires, vous me les expédierez, j'en gar-
derai un et je vous renverrai les deux autres
signés de moi. Je tiens à l'exclusion du sieur
Wraxhall.
Je vais presser la copie et le collationne-
ment, afin que vous ayez le manuscrit sitôt
les signatures échangées, même s'il se peut,
avant les délais fixés. Vous, de votre côté,
pressez l'impression. Vous savez que je ne
fais jamais attendre les épreuves. Le jubilé
Shakespearien anglais nous force à paraître
vite(>).
Le projet suivant, entièrement de la
main de Victor Hugo, était joint à la
lettre :
Entre :
MM. Lacroix, Verboeck-
hoven et C", éditeurs, à
Bruxelles,
D'une part / et M. Pagnerre, éditeur à
Paris,
associés pour cette opéra-
tion.
D'autre part
M. Victor Hugo, à Guer-
nesey.
A été convenu ce qui suit :
1° M. Victor Hugo vend et cède aux édi-
teurs susnommés, pour douze années, à partir
l" Inédite.
40 6
NOTES DE L'ÉDITEUR.
du jour de la mise en vente, le droit de
publier k un nombre illimité d'éditions et
d'exemplaires, dans tous les formats et dans
toutes les langues, droit de traduction com-
pris, son livre intitulé William Shak^ipeare.
2° Le titre de ce livre au moment de la
publication sera :
V. H.
WILLIAM SHAKESPEARE.
M. Victor Hugo se réserve le droit de fixer
ultérieurement l'instant oh. le livre pourra
porter son nom. Il se réserve également le
droit d'ajouter sur le titre ou sur une page
blanche en arrière du titre, la mention sui-
vante : Pour servir d'introdudion à une nouvelle
traduction de SbakfSpeare^ ou telle mention qui
lui conviendra.
3° Pendant la douzième année qui sera la
dernière de leur jouissance, les éditeurs ces-
sionnaires n'auront pas le droit de réimpri-
mer le livre. S'il a été cliché, M. Victor Hugo ,
à l'expiration du traité, aura le droit de ra-
cheter les clichés au prix de la matière fixé de
gré k gré ou par experts.
4° L'ouvrage paraîtra simultanément en
deux éditions françaises, l'une à Paris, l'autre
à Bruxelles. M. Victor Hugo reverra les
épreuves de l'édition belge. Les frais d'envoi
des épreuves et du manuscrit sont à la charge
des éditeurs. M. Victor Hugo et les éditeurs
s'engagent à la plus grande diligence dans
cette publication.
L'édition belge des Mise'rahles, in-octavo,
1862, servira de type à l'édition belge de
SbakfSpeare, qui sera exactement pareille.
5° Si, ce qui est peu probable, quelque
passage du livre semblait à M. Pagnerre
dépasser la latitude laissée actuellement en
France k la presse, M. Pagnerre aura le droit
d'en demander le retranchement à M. Victor
Hugo, qui le fera de gré à gré. Ces retran-
chements faits, la responsabilité de M. Victor
Hugo, vis-k-vis des éditeurs, sera pleinement
dégagée.
6° L'édition belge sera complète et rigou-
reusement conforme au manuscrit.
7° Si le volume a vingt-deux feuilles ou
moins, la première édition (in-S") ne devra
pas être vendue plus de cinq francs l'exem-
plaire prix fort. Si le volume a plus de vingt-
deux feuilles, l'exemplaire in-8° pourra être
vendu 6 francs prix fort.
8° La présente cession est faite moyennant
la somme de quinze cents francs par feuille de
l'édition belge.
9° Si le livre dépasse vingt-deux feuilles,
la feuille vingt-troisième et la feuille vingt-
quatrième seront payées mille francs chacune.
Au delk de vingt-quatre feuilles il est en-
tendu, de l'expresse volonté de M. Victor
Hugo qui prend l'initiative de cette conces-
sion, que toutes les feuilles, au delk de la
vingt-quatrième, seront livrées par lui gratui-
tement.
10° Ce prix, fixé comme ci-dessus, sera
payable moitié au comptant en argent la
veille de la mise en vente, moitié en un effet
payable k six mois de la mise en vente et
souscrit par les deux maisons Lacroix et Ver-
boeckhoven, et Pagnerre.
11° Les éditeurs susnommés s'engagent k
compléter les éditions des œuvres de M. Victor
Hugo actuellement en cours de vente, par la
publication du volume William ShakfSpeare
dans les formats de ces diverses éditions. Ils
compléteront de la même façon par ce vo-
lume Sbak/lpeare les éditions que M. Victor
Hugo pourra publier de ses œuvres dans
l'avenir, s'engageant k faire ce volume en for-
mat pareil, et k le publier en temps utile
pour l'édition et k favoriser M. Victor Hugo
et ses éditeurs de toutes les remises et arrange-
ments en usage en librairie. Toutefois, les
éditeurs susnommés ne seront point tenus de
remplir les obligations énumérées dans le
présent article, si ce n'est après la deuxième
année de leur exploitation.
12° M. Victor Hugo livrera le manuscrit,
la première moitié trois semaines au plus tard
après l'échange des signatures du présent
traité, et la deuxième moitié six semaines
après. De sorte que si le traité est signé le
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 407
16 décembre 1863, la totalité du manuscrit
aura été livrée au plus tard fin janvier 1863 '*'.
13" De leur côté les éditeurs s'engagent à
publier le manuscrit au plus tard fin février
1864, vu l'utilité de paraître en temps oppor-
tun pour le jubilé de Shakespeare en Angle-
terre.
Pour fixer pleinement ce point, les éditeurs
s'engagent à mettre le livre en vente k Paris
et k Bruxelles simultanément, et ce, dans le
mois qui suivra la livraison complète du ma-
nuscrit, sans que ce délai d'un mois, qui est
de rigueur, puisse être, en aucun cas, dépassé.
14° M. Victor Hugo recevra vingt-cinq
exemplaires de chacune des deux premières
éditions belge et parisienne. Il aura droit sur
tous les tirages ultérieurs dans les divers for-
mats à cinq exemplaires par mille, échan-
geables, s'il le désire, contre une valeur égale
de livres édités par les librairies Lacroix et
Pagnerre.
Fait triple et de bonne foi le . . .
ARTICLE ADDITIONNEL.
Si ce livre Sbakf§peare est traduit en Angle-
terre, il est stipulé que ce ne sera point par
le traducteur des Misérables Wraxhall. L'au-
teur exclut expressément ce traducteur <*'.
La réponse à cette lettre et à ce projet
de traité , Lacroix l'écrira à Guernesey
même, le lendemain de son arrivée :
Gucrnesej, le 20 décembre 1863
Mon cher M, Victor Hugo,
Le projet de traité que vous m'avez envoyé
est accepté par moi dans toute sa teneur, avec
cette concession que vous voulez bien y ajou-
ter.
1° Le droit pour moi de ne faire qu'une
impression, à Paris, si je le juge utile, tout
en vous garantissant que nous publierons, à
'"' 1863 est mis là par inadvertance. Il fau-
drait 1864.
''* Collection de M. Louis Barthou.
coup sûr, une édition complète pour l'étranger ;
le droit pour nous de vendre le volume à rai-
son de 7 fr. jo, prix fort.
En outre il est dit que le prix total à vous
payer pour le volume : SbakfSpeare est fixé à
trente-cinq mille francs. — Pour tout le reste
votre traité subsiste dans son texte intégral et
nous lie des deux parts. Toutefois si M. Pa-
gnerre refusait d'y souscrire pour sa moitié,
à cause du sous-titre de l'œuvre : Pour servir
d'introdulUon à une traduHion de SbakfSpearej je
vous déclare que je reprendrais pour moi seul
le traité entier, sauf à trouver avec vous et de
commun accord le moyen de réaliser pour
M. Pagnerre ce qu'il attend : une courte in-
troduction de vous à l'édition qu'il publie
des œuvres de Shakespeare. Mais l'engagement
pris entre vous et moi n'en subsisterait pas
moins quant à votre volume nouveau.
J'ajoute enfin, cher maître, que je mani-
feste le vif et sincère désir de vous voir main-
tenir dans le volume le livre : L'Art et la
Science, tout en nous gratifiant en plus et
à titre de don généreux du livre nouveau
que vous m'annoncez : Shakespeare l'Ancien,
comme ayant été ajouté par vous au plan
primitif.
Tout à vous
Albert Lacroix.
Pagnerre se désista ; Lacroix l'avait
prévu, il devint le seul concessionnaire
des droits d'édition, il l'annonce dans
cette lettre :
2 janvier 1864.
... M. Pagnerre ne veut pas accepter sa part
de moitié dans le traité parce qu'il ne veut
point être exposé à devoir faire don aux
acheteurs de la traduction de M. votre fils
de votre volume, et pour lui, la mention que
vous mettez à l'œuvre, savoir : Pour servir
d'introduction a une traduction de Sbakflpeare,
cette mention pourrait l'entraîner à une con-
séquence à laquelle il se refuse.
... Je me trouve substitué à M. Pagnerre
pour sa moitié dans cette affaire.
Et Lacroix presse Victor Hugo de lui
envoyer tout ce qu'il a de prêt comme
4o8
NOTES DE L'EDITEUR.
copie et termine par une demande faite
en son nom comme au nom de son asso-
cié Verboeckhoven :
Un traité d'ensemble, nous assurant toutes
vos œuvres futures, sur le pied de 25.000 francs
par volume de vers, 30.000 francs par volume
de prose, pour une propriété absolue de douze
années pleines.
Sur un coin de la lettre, Lacroix pose
ce point d'interrogation :
Une question. Ne parlez-vous point de
Goethe dans le volume Shakffp^are ?
Pagnerre s'est désisté , mais il n'oublie
pas qu'on lui a promis quelques pages
inédites pour présenter la traduction de
François-Victor, il les réclame. Victor
Hugo songe alors à donner à Pagnerre
deux des chapitres écrits pour W^iU'tam
ShaJ^elpeare ; ces deux chapitres servi-
raient d'introduction tout en gardant
leur place dans le nouveau volume édité
par Lacroix.
Nous ne possédons pas la lettre qui
propose cet arrangement, mais nous
en déduisons la teneur par la réponse
de Lacroix qui s'insurge vigoureuse-
ment ; publier W^iUiam Shakj§peare après
les deux chapitres cédés à Pagnerre ? le
volume serait alors défloré en partie ;
paraître simultanément ? lequel des deux
éditeurs pourrait revendiquer la prio-
rité ? Lacroix insiste pour ne rien
céder et demande pour Pagnerre une
préface indépendante de William ShaJ^e-
ipeare :
8 janvier 1864
...Quant à M. votre fils, quel doit être
son désir .-* que votre œuvre serve le plus pos-
sible sa traduction. Or, comme publication
isolée elle la sert énormément et lui prépare
peut-être un public. Qu'il y ait une intro-
duction toute nouvelle, signée de vous, faite
spécialement pour sa traduction et placée en
tête de celle-ci, c'est là un élément de succès
supplémentaire.
... Quant à vous enfin, cher Maître, c'est
un petit travail nouveau, une étude, 16 pages
à faire. Vous ne les refuserez pas à M. Pagnerre
et à votre fils. Il n'y a pour vous qu'à puiser
dans votre fonds ; il est si riche. Trouver le
cadre est peu pour vous; — chercher l'idée,
ce n'est rien pour qui en porte de si hautes en
lui; — écrire 16 pages, c'est quelques heures,
avec ce don merveilleux de style que vous avez.
En outre, Lacroix s'élève contre le
sous-titre proposé : publié a l'occasion du
jubilé de Shakj^eare en Angleterre et de la
nouvelle traduéîion de Shak,eSpeare en France,
11 appuie son avis par des arguments
fort raisonnables :
. . . Les malveillants diront : — C'est une
œuvre d'occasion. Ce n'est pas un livre-mo-
nument, — un programme, — c'est un livre
de pure circonstance. — Grave objection qui,
exploitée par des adversaires, compromettrait
la vente. J'aime, quant à moi, cent fois mieux
votre titre premier : William Shakespeare. Il
faut que votre œuvre n'ait pas l'air d'une
œuvre accidentelle, mais soit un livre capital,
longuement médité, mûri, un manifeste enfin
dans toute la force du terme. Déjà la men-
tion : Pour sen'ir d'introdu^ion à une iradu^ion
nouvelle de Shak.e§peare , diminuait un peu la
portée de votre œuvre. Soyez convaincu que
mon observation est pratique. Vous m'avez
objecté que sans cette mention, l'œuvre ne
s'expliquait point bien. Je trouve que l'intro-
duction que vous y mettez — ce dialogue
entre votre fils et vous — explique tout suffi-
samment.
Cette question fat définitivement ré-
glée à la satisfaction des éditeurs et la
Vréface pour la traduBion de ShakjSpeare de
François-Victor Hugo parut au XV' vo-
lume des Œuvres complètes de Shak/Speare.
Le traité, ne portant plus le nom de
Pagnerre, devait être modifié. Une copie,
reliée dans le manuscrit du Reliquat,
datée dix janvier mil huit cent soixante-
quatre, signée par Victor Hugo, offre
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 409
avant tous de ce livre ! Suis-jc assez bête ! c'est
une surcharge de moins pour vous, je devrais
m'en réjouir, et je m'en attriste.
Et en post-scriptum :
Que je serais content si vous vouliez bien
lire tout de même un peu mes épreuves '.(')
quelques changements au projet qu'on a
lu pages 405 à 407 :
La présente cession est faite moyennant la
somme globale de trente-cinq mille francs,
payable moitié au comptant en argent la
veille de la mise en vente, moitié en un effet
à six mois de date de la mise en vente et
souscrit par la maison Lacroix, Verboeck-
hoven et C".
Depuis les premiers pourparlers, M. Victor
Hugo a écrit un nouveau chapitre intitulé :
Sbakflpeare l'Ancien^ les éditeurs susnommés
l'ayant accepté au lieu et place du chapitre
intitulé : l'Art et la Science, ont néanmoins
obtenu de la générosité de M. Victor Hugo
qu'il les comprît et les maintînt tous les deux
dans l'œuvre qu'il leur apporte.
Le prix du volume fut porté de 6 francs
à 7 fr. 50.
Ces points réglés , Victor Hugo envoie
le 14 janvier, à Bruxelles, la première
partie de WtUlam ShahjSpeare.
Auguste Vacquerie s'était engagé à
surveiller l'impression et à corriger les
épreuves. Le 26 janvier 1864 Victor Hugo
lui écrit :
... Je suis heureux que vous aimiez ce livre.
Ce livre, j'y ai mis de mon âme. Je venge
tous les poètes dans Shakespeare, et plus d'une
fois en racontant les huées qui l'ont assailli,
j'ai pensé aux sifflets de Tragaldaboi et des
Fune'raiUes^^^ si magistralement châtiés par
vous'^'.
Le même jour, il écrit à Paul Meu-
rice :
... On imprime un livre de moi. Savez-
vous que je suis absurde ? Je suis triste que
vous n'ayez pas la corvée de lire les épreuves.
Auguste et vous, vous et Auguste, voilà mes
deux points d'appui pour les Misérables. Vous
allez donc me manquer cette fois ! Vous ne
serez donc pas dans la confidence intime et
''' Tragaldaboi et les Funérailles de l'Honneur,
pièces d'Auguste Vacquerie , représentées en 1848
et 1861 , au théâtre de la Porte Saint-Martin. —
i" Inédite.
LES EPREUVES. - LES INTERCALATIONS.
LAMARTINE ET VICTOR HUGO.
On sait que Victor Hugo , pour l'im-
pression de ses œuvres, ne laissait rien
au hasard ; pour W^iUiam Shak/§peare , la
Bibliothèque Nationale possède un cer-
tain nombre d'épreuves corrigées et an-
notées par l'auteur; d'autre part, nous
avons pu compulser l'admirable exem-
plaire de M. Louis Barthou, édition
originale enrichie d'épreuves, de lettres
et de documents ; nous signalerons les
passages les plus intéressants de ces deux
sources.
Bien des intercalations importantes
ont été consenties par Victor Hugo à la
demande de Lacroix. Lacroix n'était pas
seulement un éditeur avisé , il avait une
culture assez étendue, il avait lui-même
autrefois écrit une étude sur Shakespeare ,
étude dans laquelle il analysait et louait
l'œuvre de Victor Hugo ;' ses observa-
tions, qu'il enveloppe d'expressions ad-
miratives et respectueuses, sont en gé-
néral justes, et, indépendamment de la
question littéraire, visent toujours à
la propagande nécessaire à la vente.
De son côté , Auguste Vacquerie don-
nait aussi son opinion^*'; de là des
discussions qui éclairent la genèse de
l'œuvre.
Nous suivrons, dans l'ordre chrono-
logique, la marche des épreuves et la
correspondance.
c Inédite. — ''' Toutes les lettres d'Auguste
Vacquerie sont inédites, sauf deux, dont nous
indiquons la source.
41 o
NOTES DE L'ÉDITEUR.
Tout d'abord voici l'épreuve d'un
prospectus rédigé et envoyé par les édi-
teurs à Victor Hugo qui l'a modifié et
corrigé :
Un livre français dûdié aux Anglais, Shakespeare éb|ÈU« \nr-l~^f'9'^''^"
Victor Hugo, k plus grand gCub da xvi" aièet» j«go par le ptm
oote du KtK*" oiôole, voilà la bonne nouvelle que nous
apportent les éditeurs des Misérables, MM. A. TiEcroix, \'er-
boecklioven et O'. Cet ouvrage, anx^ml uwyuwi'llWflfiii m piua
gifando rOtii'iien est intitulé William Shakespeare : il sera mi» en
vente à la fin de février, six semaines avant les fêtes par les-
quelles l'Angleterre va célébrer le trois centième anniver^airo
de la naissance de son illustre tragique. Ce sera Mt manifeste
littéraire «pti maïquegei dftnn-k xix» siècle. -^4»- £< itViA^
L'œuvre a troi-s parties dont voici les divisions :
Première partie.
Livm 1. — Shakespeare. — Sa vie.
» 11. — Les /énies/ Homère, Job, Isaie. Eschyle, î.ucrèoe, Juvé-
ivH, Tacile, sainl.Paul, saiot Jean, i^ant*.*. Kubet&iv
• t r . Cervantes, Shaketpear»'.
JLIL. /'A/^*^'*'*^'*^- Il IM I ■«■■^hnni— " '"^^^^^^^^^
I y. tu Uc^^cau rAh g*^^^ iy T.rnp lu irtpwce .
f//'
Deu:|ièmfi partie- /
I. — Sti.ike<;peare. — Son «en^nr. ' -^ ^eru*.
Lijpuiwti anliiiiiwnU i Hièinlult Mmti'ili QihiH
4ioir ariliiiiMf.
-^ft — Les esprits et les masses. -4- V
^— Le beau servitèuf^u vrai. -♦.- V I
'a a. *
lilK».
Troiaième partie. — ConoluMoa.
hiwrir
•+
Le tlix-neuviènie siècle.
L'histoire déflnilive /chaciiD rfmi» à si placf . / •
II.
III.
hiAjt
Épreuve relire dans l'édition originale de Wiluam Shakespeare.
Collection de M. Louis Barthou.
Il y eut d'abord flottement pour le
titre; le traité portait : W^illiam Shake-
speare; les simples initiales V. H. dési-
gnaient l'auteur. Vacquerie proposa de
supprimer le prénom en laissant le nom
seul : Shakespeare. Victor Hugo y con-
sentit et lui écrivit :
. . . J'avais mis William Sbakf§peare parce que
Wm contenant Gilles j et le sarcasme de Vol-
taire, il me paraissait curieux de mettre tout
entier son nom, cette gloire engendrant sa
huée. Mais puisque vous êtes d'avis de Sbakf-
Speare tout seul, qu'il en soit comme vous le
trouvez bon (').
<" Inédite.
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 411
Les ajoutes sur les épreuves sont nom- Et , en marge d'un filet qu'il a zébré de
breux; ils ont été recopiés par Victor hachures , Victor Hugo écrit : [hideux!).
Hugo sur le manuscrit; un chapitre
entier [Les Génies, ch. iv) a été intercalé
en cours d'impression.
La première épreuve du texte est datée
du 22 janvier 1864; les recommandations
abondent :
Observer scrupuleusement ma ponctuation.
Ne jamais mettre en chiffres ce que je mets
en toutes lettres.
Mettre au haut des pages, pour titre cou-
rant, au verso : SHAKESPEARE, au recto
le titre du livre. Ainsi : LES GÉNIES, je
suppose.
Relire et exécuter toutes mes autres indi-
cations.
Une fois pour toutes, ne jamais mettre en
chiffres les nombres indicateurs des siècles.
Un correcteur fait cette observation :
New Place en anglais ne prend pas de trait
d'union et s'écrit par deux majuscules.
Victor Hugo répond :
Maintenir le -. Vieille orthographe, et
bonne.
Nous avons indiqué, page 105, qu'il
employait pour l'anglais l'orthographe
adoptée par François -Victor qui tra-
vaillait d'après les éditions originales de
Shakespeare.
En français d'ailleurs, il respecte l'an-
cienne orthographe pour certains mots
comme : métempsy chose , patriarchal.
Sur la même page, on avait imprimé :
M""' Davenant; il corrige ainsi : Ma-
dame.
Arrivé au deuxième chapitre du livre
Les Génies, nous lisons :
Je m'aperçois que l'imprimeur fait com-
mencer des chapitres au verso. Cela est abso-
lument impossible. Tous les chapitres (grand
chiffre romain) doivent commencer au recto.
Faire ce remaniement, s'il y a lieu, dans les
feuilles précédentes. Je ne donnerai le bon à
tirer que sur ces remaniements faits.
Observer mes indications. „
A la page suivante vient l'analyse
de l'œuvre d'Homère. Nouvelle obser-
vation :
Tomber en belle page.
Ce premier paragraphe, seul, commençant
la série, doit commencer en belle page.
Une autre épreuve porte ce reproche
On n'a donc pas lu mes indications.
Un faux titre spécial pour chaque livre.
Au-dessus du huitième paragraphe
(Tacite), une recommandation :
Augmenter ce blanc. Voir la raison au
haut de la page 67.
À l'endroit indiqué , explication :
Ceci est mal coupé. C'est pourquoi j'ai
rejeté une ligne.
La page commençait par : dieuj la
ligne rejetée donne la phrase bien plus
nette :
Il fait son cheval
pontife, comme plus tard Néron fera son singe
dieu.
Lacroix, en envoyant un paquet
d'épreuves, accompagné d'éloges en-
thousiastes, formule ainsi ses désirs :
2 février 1864.
... Je lisais dernièrement les immenses épo-
pées de l'Inde : he Ramajana — Le Mababar-
412
NOTES DE L'ÉDITEUR.
ratab. Et j'en suis émerveillé. C'est un monde
de poésie. Je ne sais si cela ne dépasse point
Homère. En tout cas, c'est la grandeur alter-
nant avec la grâce. Ces vastes poèmes existaient
depuis des siècles, on les connaissait de répu-
tation; ils sont traduits en allemand, en an-
glais, et viennent de l'être en France. On
n'en connaissait que des fragments publiés à
l'époque où le drame entier de Sakountala fut
révélé au public. Je crois, cher Maître, que
de semblables poèmes ont droit à une mention
dans la série des grandes œuvres de l'esprit
humain dont vous suivez la chaîne. La poésie
de l'Inde est certes un sommet, et songez à
l'antiquité de cette poésie, source première
peut-être de la poésie, premier cri éclatant
échappé des lèvres de l'humanité.
... C'est sans doute parce qu'ils n'ont pas
de nom propre d'auteur que vous n'avez pu
faire rentrer ces grands poèmes dans votre
livre des génies. Mais leur impersonnalité doit-
elle leur être une tache originelle ? Ils sont
l'œuvre d'un peuple entier et le travail de
plusieurs générations.
Bruxelles, 3 février 1864.
Mon cher Maître,
À peine ma lettre avec les épreuves est-
elle partie par Ostende, que je reprends la
plume pour continuer ma pensée et vous l'ex-
poser : — Je plaidais la cause de l'Asie, en
vous parlant du Ramayana. — Je plaiderai
maintenant la cause de l'Allemagne, si vous
le voulez bien. Je trouve dur pour cette pauvre
Allemagne de n'avoir pas un seul représentant
dans cette galerie de génies que vous faites
revivre. Je vous ai déjà parlé de Gœthe^'). J'y
reviens. Beethoven ne peut être en cause,
puisqu'il ne rentre pas dans le cadre de votre
œuvre qui ne s'occupe que des génies litté-
raires. — Or dans ce groupe où la Grèce, la
Judée, Rome antique, l'Italie du moyen âge,
l'Espagne, la France et l'Angleterre ont leur
part, je crains que l'Allemagne ne se trouve
blessée de ne compter nul représentant. Et
pourtant l'Allemagne a son génie propre,
'■' Voir page 408.
comme nation, et ne peut-elle prétendre à
voir en une individualité se résumer les traits
de son génie national ? — A consulter mon
sentiment, alors surtout que vous parlez
théâtre, et qu'il s'agit de Shakespeare, — j'in-
diquerais Gœthe ou Schiller, comme person-
nifiant le mieux l'Allemagne : Gœthe, si on
prend l'étendue du jugement, l'immensité de
son œuvre qui touche à tout : poésie, his-
toire, roman, drame, science; Schiller, si on
s'en tient au poète et si on pèse le cœur dans
l'œuvre intellectuelle. Mais ce sont deux ri-
vaux, presque deux égaux, et je ne sais pas si
Gœthe ne serait même pas le sommet le plus
éclatant. — Je crois que Gœthe ou Schiller
— selon que l'on juge la question, — mérite
d'être placé au premier rang (l'un ou l'autre),
je crois que FauB et Werther et Hermann et
Dorotbeej sans atteindre à Shakespeare, ne sont
pas au-dessous de Cervantes et de Dante. —
Et je suppose même que vous ayez de légi-
times réserves à faire, comme elles porteront
plutôt sur des faces particulières de ces œuvres
que sur l'ensemble, je me demande s'il ne
serait pas meilleur de faire figurer Gœthe
dans votre livre des Génies, — comme étant
le trait d'union du 18° siècle (un passé qui
finit) et du 19* siècle (un avenir qui com-
mence, une aurore qui va se lever), sauf k
ajouter, dans un coin du tableau, la réserve
que vous trouveriez juste, la petite restriction
à faire peut-être. — Moyennant ces réserves, ne
jugeriez-vous pas Gœthe comme pouvant as-
pirer au 1" rang ? Voici les avantages que j'y
vois :
1° L'Allemagne ne serait pas exclue par
VOUS; elle aurait un représentant pas trop in-
digne, je crois, de prendre place à côté de
Cervantes et de Dante. Et Gœthe d'ailleurs
s'est toujours occupé de Shakespeare.
2° Votre œuvre y gagnerait un vaste public
de plus; par Gœthe, vous solliciteriez l'Alle-
magne, elle vous serait reconnaissante, tandis
que le silence gardé par vous, serait l'occasion
de vifs mécontentements en Allemagne et
nuirait à l'œuvre. — Ne croyez-vous pas
aussi que vous pourriez dire quelques mots
de Schiller ? — Dans un rang secondaire, n'y
aurait-il pas lieu (pour bien faire) de consa-
crer une mention à Camoëns (les L,miades)
pour le Portugal; — à l'Arioste et au Tasse;
à Calderon et à Lopez de Vcga ; — à Byron
et à Milton ; — à Vondel pour la Hollande;
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 413
— et enfin les épopées populaires anonymes :
les EddaSj le Komaiicero espagnol j l'épopée du
Cidj le roman du Renard, les Niebelungin, com-
parés, opposés, ne serait-ce pas le sujet d'une
page de votre œuvre ?
Je vous signale tout cela en courant, cher
Maître, comme cela s'est présenté à moi, en
vous lisant.
Ce seraient des seconds plans à votre lumi-
neux tableau où les génies occupent le pre-
mier plan. J'oublie sans doute encore d'autres
grands noms, d'autres œuvres de haut mérite.
Vous compléterez si vous croyez que quelques
pages ajoutées, dans l'ordre d'idées que j'in-
dique, ne puissent que donner plus d'intérêt
à votre œuvre et étendre ce panorama de
l'esprit humain. Je crois que les appréciations
auxquelles vous vous livreriez sur ces œuvres
ou ces écrivains, seraient d'une haute portée,
feraient loi , et que vous devez marquer votre
pensée sur ces génies secondaires, dans un
chapitre spécial. J'aurais tort à ce propos de
négliger la France : et Molière et Voltaire, et
Diderot.
Ah ! que fe voudrais lire ce que je vous en ai
entendu dire à Guernesey! J'invoquerai encore
une raison de ne pas omettre quelques Anglais
dans ce chapitre nouveau : c'est que comme
l'œuvre est dédiée à l'Angleterre, la mention
de ses grands hommes, en dehors de Shake-
speare et au-dessous de lui, sera une cause de
succès et de popularité de plus pour votre
livre. Or, il faut que votre volume ait son
écho au cœur de tous les peuples, de toutes
les nations ; que tous les pays puissent s'en
emparer et le revendiquer à l'envi, pour la
haute justice que vous avez rendue à tous,
sans partialité d'aucune sorte. Votre œuvre
sera ainsi plus que le manifeste d'un grand
génie français, ce sera le manifeste de Victor
Hugo, génie universel, jugeant ses pairs de
toutes les langues et de tous les siècles, sans
tenir compte des frontières. — Pesez mes
timides observations, cher Maître, et croyez-
moi
Votre dévoué,
Albert Lacroix.
\^ici la réponse :
Jeudi II [février 64]. H. H.
Je vous donne tort pour Gœthe et raison
pour l'Allemagne. Il faut la satisfaire. Je vous
enverrai par le prochain courrier quelques
pages sur l'Allemagne (dont j'indiquerai la
place, vers la fin du livre les Génies) avec un
développement latéral sur Beethoven, et la
musique. Tout ce qui est de l'Art rentre dans
le sujet. Mais comment vous, intelligence si
distinguée et si élevée, pouvez-vous voir une
infériorité de Dante à Shakespeare et me
demander d'admettre Gœthe quand je n'ad-
mets pas Molière? Gœthe est surfait. Il est
temps de l'installer à sa place, au second ou
troisième rang.
C'est un talent, non un génie.
Je vous recommande mes observations sur
les épreuves. Faites-les toutes suivre, sans quoi
nous perdrions du temps ''\
Trois jours après , Victor Hugo envoie
les pages promises :
H. H., dim. 14 [février 64].
Voici, mon cher Monsieur Lacroix, la
satisfaction à l'Allemagne.
Cela fera le chapitre iv du livre III {les
Génies).
Vous avez très bien compris pourquoi je
n'avais point classé les poèmes anonymes.
D'ailleurs, le Romancero excepté, ils sont fort
inférieurs aux œuvres nommées. Je les ai tous.
Il y a beaucoup de fatras. Je suis un latin,
j'aime le soleil.
Sous le même pli vous trouverez la feuille 7
et force placards vus en i".
Demain la fin des placards.
Mille bons et affectueux compliments.
V.
Après avoir, dans une longue lettre,
demandé qu'on le dispense des pages
blanches exigées par l'auteur avant cha-
que partie et chaque livre, ce qui gros-
sirait le volume et l'obligerait à une
dépense imprévue, Lacroix répond à
une lettre qui nous manque et dans la-
quelle Victor Hugo devait manifester
quelque impatience : son éditeur s'im-
misçait un peu trop dans son œuvre ;
aussitôt Lacroix lui envoie une protesta-
(" Inédite.
414
NOTES DE L'EDITEUR.
tion émue et dithyrambique dont voici
quelques passages :
... J'ai été réellement attristé, cher Maître,
de l'interprétation que vous avez donnée à
mes lettres, en les considérant comme une
critique. Oh ! que c'était loin de ma pensée !
Comment pouviez-vous supposer que votre
éditeur qui vous aime, songeât à vous criti-
quer ? Vous aviez oublié sans doute que j'étais
encore autre chose que votre éditeur, — que
j'étais un de vos plus fervents, de vos plus
fidèles disciples, — un de vos plus sincères et
plus profonds admirateurs ; — c'est de votre
pensée et de vos œuvres que je me suis nourri
dans toute mon existence littéraire; votre école
fat toujours la mienne, et cela non depuis
deux ou trois ans que je vous connais, non
depuis le jour oh. je suis devenu votre éditeur,
et j'ose l'espérer, presque votre ami, mais de-
puis vingt ans bientôt, et je puis, avec d'autant
plus de conscience, le dire à vous-même,
que je l'ai dit au public, sans vous connaître
alors, il y a dix ans déjà, dans mon Etude de
l'influence de Shakffpeare sur le théâtre en France.
Tout ce modeste livre partait de Shakespeare
pour aboutir à vous. J'y mis ma pensée, j'y
mis ma passion et ma foi littéraires, et l'une
comme l'autre convergeait vers vous.
C'est parce que j'ai pour vous de tels sen-
timents de sympathique admiration, que je
me permets parfois de vous soumettre mes
réflexions, franchement; et qui m'inspire en
ce moment-là .? c'est mon souci de votre gloire ,
de votre renom, c'est mon désir ardent de
voir le succès le plus vaste accueillir et cou-
ronner chacune de vos œuvres, — en leur
créant le public le plus étendu possible.
Comment avez-vous pu voir une ombre de
critique dans ce qui n'était qu'une manifesta-
tion de plus de voir votre Shakf^eare embrasser
tous les problèmes, toucher à toutes les civi-
lisations pour remuer la fibre nationale de
chaque peuple ?
. . . Enfin, j'ai lu avec ravissement vos pages
nouvelles sur l'Allemagne. Je crois qu'elles
feront grand effet. Je comprends votre opinion
sur Gœthe. Mais, sans la partager entière-
ment, je crois que vous eussiez fait plaisir à
l'Allemagne, en insistant alors davantage sur
Schiller. L'Allemagne littéraire est divisée
entre Gœthe et Schiller. J'eusse aimé vous
voir prendre parti absolu pour l'un des deux,
pour Schiller puisque vous le placez bien au-
dessus de Gœthe. — Néanmoins, l'Allemagne
a sa part dans votre œuvre, et ne peut se
plaindre. — Mais elle regrettera sans doute
qu'aucun de ses poètes n'ait été jugé digne
par vous de prendre place parmi les génies
qui honorent l'humanité.
Indépendamment des pages nouvelles
demandées par Lacroix, de nombreux
développements, suscités par un rensei-
gnement ou une lecture , venaient grossir
le manuscrit j par exemple, une interca-
lation importante, dont nous ne trou-
vons pas trace dans la copie, fut écrite
sur les épreuves pour le livre III de la
deuxième partie. Victor Hugo emprunta
les détails du chapitre m (sur la Violation
des sépultures de Jean-Jacques Rousseau
et de "Vbltaire) à un article signé P. L.
(Bibliophile Jacob) , dans l'Intermédiaire
des Chercheurs et des Curieux du 15 dé-
cembre 1864.
Le livre prenait une extension qui dé-
termina l'auteur à expliquer, en quelques
lignes de préface, la raison qui l'avait
poussé à traiter « toutes les questions qui
touchent à l'art ». Et il envoie à Lacroix
l'avant-propos qui suit la dédicace à
l'Angleterre :
H. H. 18 février, jeudi.
Si vous avez eu le temps, mon cher Mon-
sieur Lacroix, de lire la seconde partie j vous
avez dû remarquer, arrivé à ce point de votre
lecture, que, si grand que soit le titre, le
livre le déborde. Ce n'est point un livre pu-
rement littéraire, c'est un livre humain,
social, politique même, et c'est par là qu'il
domine l'art pour l'art j et qu'il se rattache à
toutes les émotions actuelles, à toutes les
questions pendantes et à tous les intérêts
vivants. Sa valeur est là. Mais il ne suffit pas
de le faire, il faut le dire, et le lecteur a tou-
jours besoin qu'on lui mette le point sur IV.
C'est pourquoi j'ai écrit ces vingt lignes en
manière de préface qui vous satisferont certai-
nement. J'y donne mes raisons, et elles sont
irréfutables. Votre objection sur à propos, si juste
pour le jubile'j n'existe pas pour Sbak/ipeare.
Le jubilé passe, Shakespeare reste. A propos
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 415
de Sbakflpeare j à propos de Dante, c'est éternel.
Cette préface a tous les avantages. Entre
autres, elle nous dispense d'aucune mention
sur le titre. Elle permet en outre de rectifier
une erreur de pagination. La chose sur
Marine Terrace, mise à tort en avant-propos ,
fait partie du livre I" dont elle est le pre-
mier chapitre, et doit y rentrer. Faites faire,
je vous prie, cette rectification, immédia-
tement.
Le numérotage des chapitres du Livre !"■ et
des pages de tout le volume doit être modifié
en conséquence.
Voici quel sera l'ordre des huit premières
pages réservées, pour être tirées à la fin.
1 Faux titre.
2 Titre.
3 Dédicace.
4 Préface.
Ensuite faux titre du Livre I" commençant
par ce qui est aujourd'hui (à tort) l'avant-
propos.
Je n'ai pas encore eu d'épreuves aujour-
d'hui O.
Afin que ses instructions soient fidè-
lement suivies , Victor Hugo les transmet
à Auguste Vacquerie :
H. H. 18 février [1864].
Shake^eare, de même que Profils et Gri-
maces^^\ n'est point un livre purement litté-
raire; l'art pour l'art ne m'est pas plus possible,
après surtout les grandes épreuves subies, qu'à
vous, cher Auguste; et en avançant dans la
lecture de mon livre, vous avez dû remarquer
que le sujet déborde le titre, si grand que soit
le titre. Cette ubiquité de ce livre présent à
toutes les questions veut être expliquée, et j'ai
écrit ce bout de préface qiii, je crois, vous
plaira. En outre, j'indique, ce qui est néces-
saire, le lien qui rattache mon livre à la tra-
duction de Victor. Cette préface viendra,
page isolée, après la dédicace à l'Angleterre '^).
Sur l'épreuve de cette préface , l'impri-
meur propose comme titre courant : Ma-
'" Inédite.
'*' Vacquerie venait de taire paraître la 2' édi-
tion de Promis et Grimaces.
'*' Lettre inédite.
rine Terrace. Introduction , Victor Hugo rec-
tifie :
Ceci est une sorte de préface et doit être
placé avant tout. Après la dédicace.
Le faux titre i" partie doit venir ensuite.
Puis, pour chaque livre un autre faux titre
spécial. (Page blanche.) Relire mes indi-
cations.
Je crains que l'imprimeur (est-ce M. Claye .•*)
n'ait pas bien fait ses calculs, et qu'un carac-
tère trop gros n'ait été choisi. Mais ce n'est
pas une raison pour défigurer le volume par
des abréviations et des raccourcis. Toute pre-
mière édition est une édition princeps. Je main-
tiens toutes mes indications. Les observer rigou-
reusement. Ne pas perdre de temps en renvois
inutiles d'épreuves qui ne seraient pas satis-
faisantes.
V. H.
Je ne vous renvoie pas ces huit premières
pages. Nous les réglerons à la fin. Ne pas les
compter dans la pagination.
Répondant aux plaintes de Lacroix
sur les pages blanches demandées, Victor
Hugo lui fait quelques concessions :
H. H. 21 février [1864].
... Je fais ce que je puis pour vous être
agréable, mais je ne puis aller jusqu'à rendre
cette édition (première et princeps) tout à fait
difforme. Or vos têtes de livres avec filet se-
raient une difformité. Il faut absolument à
chaque livre comme à chaque partie une page
blanche, et sur ce point, il m'est rigoureuse-
ment impossible de rien céder. Ce que je puis
céder, et je le fais avec plaisir, c'est le recto
pour commencer tous les chapitres. Qu,'ils
commencent donc au verso, si le verso est
page blanche, j'y consens. Pas de remaniement
de ce côté. Cette concession de ma part vous
fera gagner sur le volume au moins deux
feuilles. Ce ne sera pas beau, mais vous serez
content, et je serai charmé que vous soyez
content. Quant aux faux titres des livres, ils
sont nécessaires, et après la concession que je
viens de vous faire, vous n'insisterez certai-
nement plus. Au commencement de chacune
4i6
NOTES DE L'EDITEUR.
des trois parties, deux pages blanches faux
titres se suivront, rien de plus simple. Mes
livres offrent de fréquents exemples de cela,
ainsi que toutes les éditions de quelque luxe.
Votre intelligence est haute et rare, et il
vous suffit de quelques lignes pour me le
prouver. Nous finissons toujours par être
d'accord. Je crois en effet que l'Allemagne
sera satisfaite. Merci pour vos bonnes et char-
mantes paroles.
Bien cordialement à vous.
V. H.
Voici vos deux feuilles corrigées. Mais pour
marcher et avoir des bon a tirer, il faudrait com-
mencer par le commencement, suivre mes in-
dications à la lettre, et m'envoyer des épreuves
définitives. Le temps passe.
Ici se place un incident qui faillit
brouiller Victor Hugo avec son éditeur;
sans y paraître attacher d'importance,
Lacroix , au cours d'une longue lettre par-
lant d'épreuves, d'intercalations, glisse
cette révélation :
Bruxelles, 24 février.
. . . J'ai omis de vous consulter sur un point :
depuis un an, j'ai signé avec M. de Lamar-
tine un traité qui m'assure la propriété d'un
certain nombre d'études qu'il avait préparées
sur quelques grands hommes et dont vous
verrez l'énumération sur le prospectus ci-joint,
publié par nous il y a cinq ou six mois déjà.
— Parmi ces biographies se trouve celle de
Shakespeare qui est sous presse. Je viens vous
demander si vous ne verriez pas d'inconvé-
nient à ce que nous missions en vente cette
biographie, vers l'époque où paraîtrait votre
volume. Ce qui m'y engagerait beaucoup,
c'est l'opportunité du sujet à ce moment,
c'est que le succès que j'espère pour votre livre
entraînerait la vente de l'étude de Lamartine,
qui n'a d'ailleurs aucun point de contact avec
votre volume, qui n'est qu'une étude parti-
culière sur quelques-uns des drames de Shake-
speare; c'est enfin que précisément Lamartine
y parle de vous, «du grand poëte » et y re-
commande très vivement la traduction de votre
fils. En outre, toutes les citations nombreuses
que donne Lamartine des pièces de Shake-
speare sont empruntées à la traduction de votre
fils. 11 fait valoir celle-ci à chaque instant, et
j'ai pensé que ce serait une chose excellente
pour votre fils, une surprise charmante à lui
ménager, que ce double patronnage simultané
qui serait donné à son travail par vous et par
Lamartine à la fois. Je ne vous cache pas en
outre que cette coïncidence, tout accidentelle
(vu que mon traité avec Lamartine remonte
à avril 1863) ne peut, k mon avis, que piquer
la curiosité du public, favoriser la vente, et
mettre le sujet Shakespeare plus à l'ordre du
jour.
Sous le bulletin de souscription an-
noncé , une feuille bleue est collée , con-
tenant, de la main de Victor Hugo, ces
trois lignes :
M. de L. publie un ouvrage sur Shake-
speare. Je crois de bon goût d'ajourner la pu-
blication de mon livre portant le même titre.
Le premier mouvement de surprise
passé , Victor Hugo écrit à Lacroix cette
lettre dont nous trouvons le brouillon
relié au Reliquat :
H. H. 28 février - 1864.
Vous me demandez, mon cher monsieur
Lacroix, k propos d'un travail de M. de La-
martine sur Shakfipeare que vous m'annoncez
avoir, (ayant celui-là, pourquoi êtes-vous
venu chercher le mien ? l'honneur très grand
d'être l'éditeur de M. de Lamartine devait
vous suffire), vous me demandez si je vois
un inconvénient à faire coïncider la publica-
tion de l'ouvrage de M. de Lamartine avec
la publication du mien. J'y vois plus qu'un
inconvénient, j'y vois une offense. Offense
pour mon illustre ami Lamartine, offense
pour moi. Cela fait une course au clocher.
Nous devenons, Lamartine et moi, deux
jeunes élèves concourant pour le prix sur un
sujet donné. Vous n'avez pas songé à cet énorme
ridicule. De plus il y a là mauvaise odeur de
spéculation, diminuante pour une maison
comme la vôtre déjà si haut placée, et que
vos rares intelligences combinées honorent.
Vous descendriez brusquement de l'esprit des
grandes affaires à l'esprit des petites. Vous me
dites : « Le succès que J'elpère pour votre^ livre
entraînerait la vente de l'étude de M. de Lamar-
tine. » Je doute qu'il puisse m'être donné de
remorquer un grand poëte comme M. de La-
martine, et je doute qu'il soit agréable à
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 417
M. de Lamartine d'être remorqué. Ceci, qui
me froisse, ne le froisserait pas moins profon-
dément, certes, s'il savait votre pensée. Cette
pensée, elle est fâcheuse, abandonnez -la,
mettez au moins six mois d'intervalle entre les
deux publications pour l'honneur des deux
écrivains et pour le respect dû k Lamartine,
laissez l'étude de M. de Lamartine sur Shake-
speare paraître à sa date dans la série que vous
m'envoyez, et où elle est la septième. Ce tour
de faveur que vous lui donneriez serait, je
viens de vous le faire toucher du doigt, un
tour d'offense. M. de Lamartine, s'il savait
pourquoi vous le publiez en même temps que
moi, ne vous le pardonnerait pas. Six mois
d'intervalle au moins. Je m'oppose formellement
à toute simultanéité, et vous avez bien fait
de me consulter. Mettez maintenant tous vos
soins à l'exécution de notre traité, à la prompte
publication du livre, à paraître, non 'vers le
20 mars (erreur de votre lettre) mais le 20 mars
au plus tard. Hier encore je n'ai pas reçu
d'épreuves. Relisez les détails de poste envoyés
par moi, il faut maintenant attendre jusqu'à
mardi. Trois jours de perdus. Je vous ai dit,
et je vous répète qu'une partie très impor-
tante de l'ouvrage : Shakffpeare et l'Angleterre,
donnant des conseils pour le jubilé, veut ab-
solument être publiée au moins un mois avant
ce jubilé, qui est le 23 avril. Un retard me
forcerait de retrancher cette partie, très impor-
tante j j'y insiste, et qui deviendrait sans objet.
Hâtez-vous, hâtez-vous, hâtez- vous. Ne faites
pas sortir de son rang dans la série (le 7')
l'étude de M. de Lamartine, publiez-la en
septembre, ou quand vous voudrez, la simul-
tanéité étant évitée par six mois au moins,
et publiez-moi en mars, {le 20. Songez à cette
date de rigueur désormais.)
Des épreuves ! des épreuves !
Mille affectueux compliments.
V.
Je vous dis ici pour M. de Lamartine ce
que je voudrais que M. de Lamartine dît pour
moi en pareil cas^''.
Puis il met "Vacquerie au courant :
H. H. i" mars, mardi [1864].
M. Lacroix est l'homme des tuiles. Il a
toujours quelque chose d'inattendu à vous
'" Inédite.
PHILOSOPIIIR. — II.
faire tomber sur la tête. Pour les Misérables,
c'était son idée de les publier en ij volumes
(95 fr. !) puis c'a été cette déplorable édition
in-i8 faite avec les clichés de l'in-S", et dif-
forme jusqu'à être invendable, chère par-dessus
le marché. Aujourd'hui il imagine de vendre
mon Sbakfipeare en même temps qu'un Sba-
kfspeare de Lamartine, il nous attelle l'un à
l'autre. C'est moi qui traîne. Il m'écrit : Uotre
livre fera vendre celui de L,amartine, Il me dit
qu'il avait omis de me parler de cette belle
combinaison, et tâche de m'amadouer en
me disant que Lamartine cite beaucoup
Victor. Victor est indigné, je suis fort fu-
rieux. Que dites-vous de l'idée.? Vous devez
tout savoir, vous êtes mon alter ego, je vous
envoie confidentiellement ma réponse à M. La-
croix. Elle vous mettra au fait de tout. Vous
ne serez pas moins stupéfait que nous.
M. Lacroix m'emploie comme cheval de
renfort. Pourtant il consent à me consulter. Je
refuse net et dur. Maintenant, cher Auguste,
aidez-moi. Vous voilà au courant. Parlez à
M. Lacroix. Faites-lui sentir l'énormité du
procédé. Il faut qu'il renonce à cette extrava-
gance, ou c'est la dernière affaire qu'il fait
avec moi.
Et que se passe-t-il donc à l'imprimerie .''
Voilà dix jours que je n'ai eu d'épreuves. J'en
attendais aujourd'hui, je n'en ai pas. Est<e
que M, Lacroix veut me faire attendre que
le livre de Lamartine soit prêt? Tout cela a
l'air de devenir grave. Voyez Claye, je vous
prie, et tirez la chose au clair. Je remets tout
en vos mains excellentes.
J'ai livré le manuscrit il y a six semaines
(le 16 janvier) et je n'ai pas encore pu donner
de bon à tirer. Et l'on a choisi un caractère
dont M. Claye manque ! il faut distribuer une
feuille avant de composer l'autre! Et tout
cela, avec la nécessité de paraître au moins
un mois avant le jubilé du 23 avril ! quel est
donc le dessous des cartes? Adjuva me. Ah!
M. Lacroix gâte avec moi ses affaires! (Il va
sans dire que vous ne parleriez de ma lettre
à M. Lacroix que s'il vous la communiquait
lui-même. Quant aux faits, vous les savez
par moi, c'est tout simple.)
À vous, à vous.
"> Inédite.
VI').
27
IHI-IIIIf£1IIE NATIOnlLC,
4i8
NOTES DE L'EDITEUR.
"V^cquerie répond sur la question La-
martine, mais avec une violence et une
sévérité qui ont dû être pénibles à Victor
Hugo :
6 mars.
Mon cher Maître,
Je n'ai pas besoin de vous dire que je pense
absolument comme vous sur l'idée de Lacroix.
Je regarderais comme exécrable toute combi-
naison qui vous associerait à Lamartine. Votre
exil solidaire de son aplatissement, votre créa-
tion solidaire de sa spéculation, ce serait une
monstruosité politique et une monstruosité
littéraire. Lamartine est usé, fini, tellement
mort que vous-même ne le ressusciteriez pas.
Sa machine sur Shakespeare, spécialement, est
une compilation, un pillage de la traduction
de Victor, des scènes entières copiées et mal
recousues, ça n'a rien d'un livre. Mettre votre
livre sur la même ligne que ça, il faut
être bien belge pour en avoir eu l'idée. Cer-
tainement six mois d'intervalle seraient bons,
mais Lacroix voudra-t-il .-^ pourra-t-il .'' Votre
Shakflpeare à vous serait aussi actuel dans dix
ans qu'aujourd'hui, mais celui de Lamartine
n'a pas d'autre excuse que le jubilé. Exigez
au moins qu'il n'y ait rien de commun, et
qu'on n'annonce pas la concurrence des
«deux grands poètes français».
... Je pense encore comme vous qu'il fau-
drait que vous parussiez le plus tôt possible.
Un livre de vous doit être indépendant de la
circonstance. Que la coïncidence du jubilé
vienne ensuite s'ajouter au succès et renou-
veler la vente, rien de mieux, mais d'abord
vous devez arriver seul et vous suffire. J'espé-
rais donc que vous seriez prêt le 20 mars.
Je suis allé à l'imprimerie, et j'ai demandé
pourquoi on allait si lentement. On m'a ré-
pondu qu'il y avait sei<=^ feuilles de composées
depuis six semaines, et qu'on n'avait pas
encore nn seul bon à tirer, — que vous faisiez
envoyer quatre épreuves, — que Lacroix
n'avait écrit que le 27 les instructions défini-
tives pour la mise en page, — qu'on n'avait
pas encore tout le manuscrit, etc. — Comme
cela, nous n'arriverions pas, non seulement
le 20 mars, mais pas même le i*' mai. Il
faut aviser. Premièrement, je me mets tout
entier à votre disposition. Je n'ai rien à faire
depuis quinze jours, je m'ennuie, et vous me
rendrez service en m'employant. Vaici, je
crois, ce qu'il faudrait. Sans attendre même
les paquets, vous reliriez le manuscrit, et
vous verriez d'avance ce que vous voulez
ajouter ou modifier; les placards arrivant,
vous pourriez les renvoyer le jour même. On
ne vous les renverrait pas, je me chargerais
du reste. Je vous réponds que tout serait fait
comme vous l'auriez indiqué et que vous
pourriez être tranquille. A la rigueur, vous
pourriez vous faire envoyer les feuilles en
page, mais une seule fois au lieu de trois. Si
vous ne faites pas cela, vous n'arriverez cer-
tainement pas. Songez que le jour où vous
recevrez cette lettre, nous serons déjà au 8,
et que pas une feuille ne sera tirée. De plus,
Claye a été malade cinq semaines, et grave-
ment; il y a même eu une consultation, il
va mieux, mais il ne sortira pas avant dix
jours, et ne s'occupera pas de l'imprimerie
avant quinze ou vingt; nous sommes donc
privés de notre grand auxiliaire. Son absence
désorganise tout; sans lui, nous n'avons pas
à compter sur un de ces grands efiForts qu'il
aurait seul l'amitié et l'autorité de demander.
Donc, tâchez de ne voir que les placards, ou
tout au plm une épreuve, et alors peut-être
arriverons-nous pour la fin du mois. Et faites
donner le plus tôt possible la fin de la copie.
Je n'ai plus la place de vous remercier de
la lettre si cordiale que vous m'avez écrite
sur mon livre, mais je ne pense plus qu'au
vôtre.
A vous.
A. V.
Albert Glatigny a eu un très grand succès
à Orléans en récitant les Pauvres ge/is sur le
théâtre le jour de la 1" représentation de Jeaii
Baudry '*'.
Dès qu'il eut la réponse de Lacroix,
Victor Hugo l'envoya à Vacquerie :
H. H. 9 mars [1864]
. . .Lacroix se rend à mes observations. Je
vous envoie copie de sa réponse '^). Elle semble
C Inédite. — '^' En voici un passage : «Quant
à vos observations relatives au Shakespeare de
Lamartine, je n'ai pas besoin de vous dire que
nous y ferons droit. La publication ne coïncidera
point; elle sera ajournc'c, selon votre désir.»
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 419
tout concéder, et pourtant ne s'explique pas
sur la durée de l'ajournement. Veillez-y, je vous
prie. Lacroix a besoin de moi, si vous tenez
la main, cher ami, il fera tout ce qu'on vou-
dra. En ceci encore soyez moi-même présent
à Paris.
Soyez assez bon pour dire à M. Claye de ne
plus m'envoyer de placards. C'est inutile et cela
perd du temps. On a un très bon manuscrit,
et j'ai envoyé d'avance toutes les intercalations.
Si l'on m'envoyait une bonne épreuve bien
revue en seconde, je pourrais donner tout de
suite le bon à tirer. Il est nécessaire de paraître
le plus tôt possible, et voici pourquoi : le
chapitre de la conclusion : Sbakf^eare et l'An-
^eterre, donne des conseils (assez sévères) pour
le jubilé. S'il paraissait après le jubilé, il
semblerait sans objet. Autrement vous avez
raison, il me serait indifférent de paraître
n'importe quand. Mais à cause de ce chapitre,
je suis pressé. Lacroix, ayant eu l'idée (sour-
noise et cachée) de me faire remorquer La-
martine, a accéléré l'impression du livre de
Lamartine et retardé l'impression du mien. Il
me renvoyait les épreuves avec les fautes non
corrigées, pour me forcer à en demander indé-
finiment. Les indications pour l'impression
qu'il n'a données à Claye que le 27 février, il
les avait depuis le 17 janvier, il a perdu ainsi
quarante jours. Est-ce assez inouï ? Je lui mets
l'épée au derrière maintenant.
Merci et merci encore. — A vous'').
Nouvelle lettre à Lacroix :
H. H. 10 mars [64].
Mon cher monsieur Lacroix, vous savez
combien j'aime la précision. J'aurais donc
souhaité qu'au lieu de cette phrase vague :
nous éviterons la coïncidence des deux publications,
vous rendant un compte exact de ma lettre,
vous m'écrivissiez nettement : nous trouvons 'vos
observations parfaitement juftes, et nous mettrons
au moins six mois d'intervalle entre les deux publi-
cations. — Quant à vos intérêts sacrifiés, je
regrette de trouver ce mot sous votre plume.
Vous devriez parler de vos intérêts sauvegardés.
C'est un service que je vous rends en vous
empêchant de faire une très grave faute.
l'i Inédite.
Si vous lisiez les lettres qu'on m'écrit au
sujet de votre idée de publier en même temps
le livre de M. de Lamartine et le mien, vous
mesureriez l'étendue du service que je vous ai
rendu (1).
Malgré le dévouement de Vacquerie,
les épreuves laissaient toujours beaucoup
à désirer, témoin cette note sur une
feuille datée du 9 mars :
Est-ce une gageure.? Y a-t-il joute entre les
éditeurs et les imprimeurs de ce livre à qui
perdra le plus de temps ? J'avais envoyé, il y
a dix jours, cette intercalation. On n'en a
tenu aucun compte. Cela m'empêche de
donner le bon à tirer et me force à demander
une nouvelle épreuve.
V. H.
Et l'intercalation est recopiée sous la
note.
Le 13 mars , lettre de Lacroix promet-
tant de ne mettre en vente le volume
de Lamartine qu'après l'été, en octobre
ou novembre. L'incident semblait clos,
mais les épreuves n'arrivaient toujours
pas à Guernesey, Victor Hugo le con-
firme à Vacquerie :
H. H. Dimanche 14 mars [1864].
Je crois avoir trouvé le pourquoi de la
lenteur de mes braves éditeurs belges ; c'est
leur idée de m'atteler à ce qu'ils appellent
« l'étude de 'Lamartine » ; ils pressent Lamartine
et me retardent, pour nous faire arriver
tous les deux en même temps — trop tard.
Tel est le petit complot. Je l'ai déjoué,
comme vous savez. Cependant les épreuves
ne m'arrivent pas encore, et savez-vous ce
que je fais .? je mets à profit le loisir que
MM. Lacroix et C" me font, en relisant et en
relisant Profils et Grimaces, C'est vraiment un
rare et puissant livre.
Sur presque tous les points je me rencontre
avec vous, j'en suis tout fier. Cela va jusqu'à
me donner la velléité d'effacer de Shakespeare
une ligne où je cite favorablement un vers
d'Alfred de Musset, trouvant que mon indul-
gence a tort maintenant que je suis en face
l" Inédite.
27-
420
NOTES DE L'EDITEUR.
de votre sévérité. Le chapitre Musset est une
merveille'''.
Victor Hugo fait part à ses éditeurs
d'une suggestion qui lui vient d'Angle-
terre :
H. H. 14 mars [64].
Je reçois des deux comités shakespeariens
(Londres et Stratford-sur-A.) l'avis qu'une
vie de Sbak.efpeare par Utêor Huff), courte, tra-
duite en anglais, avec le texte en regard,
vendue bon marché (i shilling 6 pence) se
vendrait à des cent mille pendant les fêtes, et
pendant la quinzaine des fêtes. Or cette Uie
est justement dans mon livre. Il vous faut
mon consentement pour l'en détacher. Je
vous le donnerais si vous adoptiez l'idée. Vous
auriez dans ce cas-lk deux partis k prendre,
ou vous entendre pour cela avec un libraire
de Londres, ou faire la chose vous-même
(faire traduire, et éditer). Dans ce dernier
cas, moyennant 500 francs la chose pourrait
être traduite ici sous mes yeux par M. Talbot,
très bon écrivain anglais, avec revision par
mon fils. Pourtant le meilleur de tout, ce
serait un libraire anglais, intelligent, qui
ferait lui-même l'affaire, avec le luxe habituel
d'annonces et de réclames, etc. — On m'as-
sure que vous pourriez rafler la (je répète
le mot qu'on m'écrit) au moins quarante
mille francs. Cela en vaudrait la peine. Et
cette vente, loin de nuire à la traduction
ultérieure de tout le livre, l'annoncerait, la
servirait, et mettrait en appétit. Voyez et
décidez-vous vite. Si vous vous déterminiez
k faire traduire ici, par M. Talbot, plus mon
fils superviseur comme disent les anglais, il n'y
aurait pas une minute à perdre. Cette vie est
compacte et assez longue encore, surtout
quand le temps presse. Écrivez-moi bien vite
un oui ou un non à ce sujet '^).
L'associé de Lacroix , Verboeckhoven ,
se disculpe des retards reprochés en en
rejetant la responsabilité sur l'impri-
meur. Victor Hugo résume les faits :
17 mars H. H. [1864]
Mon cher monsieur Verboeckhoven, de
quoi est-ce que je me plains } De ceci : mes
'■' Inédite.
1=1 Idem.
instructions, envoyées le ij janvier, n'ont été
exécutées que le 27 février. Perte de quarante
jours. Voici les faits : j'envoie, le 15 janvier,
la i" partie avec mes inHruHions pour l'impri-
meur. Huit jours après, je reçois épreuve en
placards. Je me plains à vous. Cela entraînera
des retards et dans de certains cas, jusqu'à
(quatre renvois d'épreuves (relisez mes lettres).
Les placards continuent. Enfin je reçois des
feuilles mises en pages. Je me récrie. On n'a
tenu aucun compte de mes iiiHru^ions, faux
titres, pages blanches, etc. — Réponse : c'est
vrai, mais c'est que, le caractère étant un peu
trop gros, oblige k supprimer les pages
blanches. J'insiste. Pourquoi a-t-on choisi un
caractère trop gros? Enfin, comme le temps
passe, je capitule. Je maintiens les faux titres
des livres et je concède les belles pages des
chapitres. Tout cela, accompagné d'une incon-
cevable lenteur dans les réponses k mes ques-
tions, mène jusqu'au 27 février. Perte de
quarante jours. Supposons le caractère choisi
moins gros (on pouvait le choisir juste. On
savait, k dix pages près, le contenu du manu-
scrit), supposons mes instructions du ij janvier
suivies tout de suite, au lieu d'être inexécu-
tées, puis discutées pendant six semaines,
nous aurions gagné ces six semaines, et le
livre aurait paru, ou serait prêt k paraître.
Votre réponse aux ouï-dire de l'imprimerie
me paraît juste, mais ce n'est point Ik la ques-
tion. La question est dans les faits que je
viens de vous rappeler, qui vous sont connus
comme k moi, et qui sont incontestables. —
Du reste, je me borne k répondre k votre
lettre, je ne récrimine pas, je rectifie, les
récriminations sont stériles. J'aime mieux
finir en vous remerciant de tant de bonnes et
charmantes paroles où j'ai reconnu votre péné-
tration intelligente et délicate. Maintenant
tout est d'accord. Marchons rapidement.
Mille compliments affectueux.
5 h. du soir.
Je n'ai pas attendu votre demande pour
vous envoyer la fin du manuscrit. Vous l'avez
en ce moment.
Encore des placards ! et pleins de fautes !
Mais on m'enverrait dix épreuves comme
celles-là sans m'arracher un bon k tirer.
M'envoyer les bonnes feuilles. — Que
décidez-vous pour l'affaire Uie de Shakespeare ?
— Attendre, c'est la manquer.
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 421
10 h. du soir. — Je vous renvoie vos quatre
placards corrigés. Je vais envoyer à la poste.
Je crains qu'il ne soit trop tard pour affran-
chir ce paquet.
Les lettres de M. Olmer''' sont insolentes.
— C'est la première fois qu'un prote se per-
met ce style vis-à-vis de moi. Jusqu'à ce jour
les ouvriers imprimeurs avaient tous vu en
moi un ami'^).
Nouvelle lettre de Verboeckhoven se
plaignant des «dures paroles» écrites par
Victor Hugo sur l'épreuve du 9 mars
(Est-ce une gageure ?...).
H. H. dimanche 19 mars [64].
Les paroles qui ont semblé dures, mon cher
monsieur Verboeckhoven, ne sont que justes.
Établir que là où j'ai écrit dix jours, il n'y
en a que buifj c'est ne rien prouver. Ce détail
est peu, ce qu'il faut voir, c'est l'ensemble :
l'inexécution de mes instructions du ij jan-
vier, l'envoi obstiné des placards, l'action
(quand on n'a pas une minute à perdre) rem-
placée par la discussion pied à pied de toutes
mes indications d'imprimerie, quarante jours
ainsi perdus, etc. etc. Sans doute la maladie
de M. Claye est pour quelque chose dans ces
retards, mais n'y a-t-il pas eu une autre cause
de lenteur, et bien grave, dans la mise à exé-
cution dans la même imprimerie (personnel
et matériel partagés) de ce projet de publica-
tion simultanée qui ne pouvait se réaliser par
convenance pour les deux auteurs ? Je me
suis plaint, et je le devais. Pour qui ? pour
vous. Vous laissiez perdre l'opportunité. Le
succès immédiat d'un livre m'importe peu à
moi. Je retrouve dans les années suivantes ce
qui m'a échappé la première année. Vous aussi
sans doute, vous avez, pour réparer les fautes
du point de départ, vos douze ans d'exploi-
tation, mais quand on peut tout avoir, pour-
quoi sacrifier de gaîté de cœur la moitié de
son affaire.^ Supposez mes instructions suivies,
pas d'impression partagée entre un autre
ouvrage et le mien, pas de placards, de
bonnes épreuves, pas de discussions (intermi-
nables), nous aurions gagné les quarante
jours perdus, le livre aurait paru ou paraîtrait
'*' Prote de l'Imprimerie Claye.
(" Inédite.
à cette heure ; or ceci vous donnerait le mar-
ché anglais. Ce marché anglais, il est douteux
que vous l'ayez maintenant, du moins je le
crains. Londres a besoin d'un bon mois de
publication à Paris. Alors Londres suit. C'est
donc pour vous que je me plaignais à vous
de vous. J'ai pris vos intérêts plus que vous-
mêmes. Vous devriez me remercier.
A présent laissons cela de côté. Rallions-
nous dans une pensée de rapidité et de
réparation de temps perdu.
... Rendez-vous bien compte de ceci, mon
cher monsieur Verboeckhoven, mes remon-
trances sont sollicitude pour vous. À leur
vivacité mesurez l'intérêt que je vous porte.
Votre jeune maison, si honorable et si consi-
dérable, est une construction excellente k
laquelle je crois avoir un peu pris part, et je
veux toujours et partout le succès pour vous.
Mille bons compliments (^'.
À propos de la citation mise en note
au quatrième chapitre de l'Jirt ei la
Science, l'imprimeur, sur une épreuve du
18 mars, suggérait un conseil pour évi-
ter le mauvais effet des vers de Lucrèce
mis en note et répartis sur deux pages.
Réponse : Le véritable mauvais effet, c'est
de finir le chapitre sur la note. Il faut que la
note soit au bas de la page 154. C'est pour-
quoi voici la solution : mettre Vastérisque^^'^ de
renvoi au commencement de la citation, et
la note sous les deux premières lignes de la
traduction guillemetée en rejetant le reste des
lignes guillemetées au haut de la page 15J.
De cette façon tout sera bien.
V. H. (=>).
C'est Lacroix qui répond lui-même
au reproche concernant la publication
simultanée des deux Shakj^eare ; il de-
mande en même temps une attestation
du droit des éditeurs sur les traductions ,
Cl Ine'dite.
'*' Pour les notes, Victor Hugo voulait des
astérisques comme signe de renvoi et non des
chiffres.
''' Collection de M. Louis Barthou.
422
NOTES DE L'EDITEUR.
et en vient à proposer un changement
au titre dont il envoie épreuve :
23 mars 1864.
... Il y a une difficulté qui se présente : la
législation allemande ne sauvegarde pas les
ouvrages anonymes; or je crains que les
contrefacteurs n'équivoquent sur la non-indi-
cation de votre nom sur le titre et les couver-
tures pour faire déclarer que l'oeuvre est
anonyme. Je vous demande donc d'autoriser
k mettre votre nom sur le titre, pour toutes
les traductions. D'ailleurs à Londres, on le
demande pour l'édition anglaise.
Et même pour l'édition française, cher
Maître, ne croyez -vous point que vous pour-
riez mettre votre signature sur le livre ? J'ai
bien songé à ceci, et ma foi, je serais presque
tenté de vous conseiller de mettre : William
Shakespeare par Victor Hugo. Bien des ache-
teurs, ne voyant pas de nom à la vitrine du
libraire sur le volume étalé, peuvent s'imagi-
ner que ce n'est point là votre œuvre. J'en-
tends : avant qu'ils ne l'aient lue, et pour la
première mise en vente surtout.
Ne trouvez-vous pas aussi que la page de
titre, de même que la couverture, sera bien
nue ? Il n'y a presque rien. Ne pourrait-on ,
au lieu de cette seule ligne : Shakfipearej faire
deux lignes :
WILLIAM
SHAKESPEARE
et, si vous le trouvez bon, ajouter :
PAK
VICTOR HUGO. ' ■
J'attends votre résolution sur ce point de
détail.
Je vois avec regret que vous êtes persuadé
que nous sommes en faute, si l'impression a
subi des retards. Je le vois avec d'autant plus
de tristesse que je sais combien nous avons
mis de soin et de ponctualité dans la trans-
mission de iouUs vos instructions à Paris.
Comment pourriez-vous supposer que nous
aurions agi contre nos propres intérêts en
retardant tout ? Dans quel but ? De vous
mécontenter, nous qui ne visons qu'à vous
satisfaire de toutes façons ? — Vous croyez
que la co-impression de la biographie de Sh.
par Lamartine, a pu être une cause de retard.
Mais, cher Maître, permettez-moi de vous
dire d'abord que la composition en était
commencée dès le mois de décembre, qu'elle
s'effectuait en un autre caractère, et que
quand M. Claye a eu une partie un peu im-
portante de votre copie, la composition du
volume de Lamartine était déjà bien loin, et
que d'ailleurs ce n'était que de la composi-
tion, car depuis 2 mois, je n'avais point
encore pris de décision sur l'ordre de cette
mise en page. Depuis six semaines tout est
resté là en suspens. Cela n'a pu donc nuire k
la rapidité d'exécution de votre volume. Son-
gez que M. Claye imprime 40 à 50 volumes
à la fois, et 2 fois par mois la Revue des deux
mondes; en ce cas, pourquoi serait-ce cette
composition en un autre texte du volume en
question qui eût fait souffrir le vôtre, alors
qu'il y avait des séries d'autres volumes en
cours chez M. Claye pour d'autres éditeurs ?
... Je le répète, cher Maître, nous sommes
trop les vôtres à tous les points de vue, pour
que vous ayez à douter de nous, de notre
dévouement, et notre maison qui a commencé
sa réputation par vous, avec vous, comme
vous le dites si justement, tient à honneur de
continuer à rester associée à votre nom glo-
rieux, pour chacune de vos publications à
venir. C'est dire assez que vos désirs sont notre
loi. Et pouvez-vous douter en particulier du
dévouement respectueux de votre
Albert Lacroix.
Victor Hugo ne voulut pas laisser
mettre son nom, mais, revenant à sa
première idée, il ajouta sur l'épreuve <'>,
au-dessus du nom de Shakespeare, le
prénom et les indications suivantes :
WILLIAM
Je suis de votre avis. Le texte serait trop
nu. Il faut rétablir William. (A peu près comme
je l'indique là.) Est-ce que M. Claye n'a plus
de ces belles lettres augtistales qui font de
beaux frontispices aux livres } Cela vaudrait
mieux que ceci.
f Epreuve en tête de l'édition originale de
William Shal^efpeare. Collection de M. Louis Bar-
thou.
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 423
fume de mon cigare). Cela rendait Vac-
querie, selon nous, injuste. Or, Victor
Hugo qui avait soutenu Musset à l'Aca-
démie, qui l'avait défendu à propos
d'articles de journaux pouvant compro-
mettre son élection, venait justement
d'écrire dans son William Shakje^eare
cette phrase :
Composer la préface en caractères plus gros,
au besoin retournant sur le verso.
Composer la dédicace en très petite capi-
tale.
A L'Angleterre en très grosses lettres.
La signature en capitale un peu plus forte
que le texte C.
Quelques jours plus tard il revient sur
la question du titre :
On m'écrit d'Angleterre que le titre trh
atfraifif TpoMT les anglais serait :
WILLIAM SHAKESPEARE
(fac simile de la signature de Shakespeare
qu'on a)
PAR
VICTOR HUGO
(fac simile de ma signature).
Qu'en pensez-vous? si cela était admis
pour l'Angleterre, cela pourrait l'être pour
l'Allemagne. On me dit également que l'af-
fiche pourrait être longue et donner les deux
noms ainsi :
SHAKESPEARE par HUGO.
Cet assemblage par trait d'union serait très
bon, m'écrit-on. Votre avis?
Quant à la France, je doute que cela fût
bon. Il faut le nom de William Shakespeare
seul. Tout au plus mes initiales en haut : v h.
Envoyez-moi une épreuve ainsi faite, je
jugerait
li W.
Profls et Grimaces, que la lettre du i8 fé-
vrier vient de citer, contenait une vio-
lente attaque contre Alfred de Musset;
Vacquerie était trop profondément imbu
des idées humanitaires et généreuses de
Victor Hugo , il était trop attaché à son
pays pour admettre sans protester l'in-
différence peut-être affectée du poète de
Kotta (on se rappelle la phrase de Musset
publiée page 182 : Tout mon souci, c'efi la
<" Inédite. — w yem.
M. de Musset a dit de ses propres œuvres
avec grâce et fierté :
Mon verre n'efî pat grand , mais je bois dans mon verre^'\
Allait-il désavouer Vacquerie? Char-
mé autrefois par la poésie jeune et ar-
dente qui se dégage de l'œuvre de
Musset , avait-il analysé alors tout ce que
lui soulignait aujourd'hui Promis et Gri-
maces? Ces critiques lui paraissaient assez
fondées. Il donne à Vacquerie , dans cette
lettre du 24 mars, les raisons qui l'ont
déterminé à se ranger à son avis :
H. H. 24 mars [1864].
Comme vous le verrez, cher Auguste, j'ai
obéi à votre triomphant livre et j'ai retranché
les deux lignes qui louaient Musset, pour
toutes les raisons à la fois, et en particulier
parce que, vous étant attaqué à ce sujet, ce
n'est pas le moment de lâcher pied derrière
vous qui êtes dans le juste et dans le vrai.
Donc rature. — Vous êtes admirablement bon
pour mon livre qui, lui aussi, je m'y attends,
va être fort mitraillé; mais, comme vous, j'ai
tâché de cuirasser la frégate (^).
Dans une lettre du dimanche 27 mars,
Auguste Vacquerie , parmi de nombreux
détails techniques, annonce :
...J'espère qu'on pourra paraître le 12 ou
le 14. Un petit inconvénient, c'est que le 14
est le jour oh l'on nomme un académicien;
Janin, qui se présente, osera-t-il arborer votre
''1 Ces deux lignes, ajoutées par Victor Hugo
sur les épreuves {2' partie, livre IV), sont rayées.
("1 Inédite.
424
NOTES DE L'EDITEUR.
nom à ce moment et faire l'en-tête de l'extrait
da.ns les Del>ats? — Sinon, à qui s'adresser?
— À propos de Janin, on me dit que vous
reprochez à l'Académie de le repousser. Avez-
vous réfléchi qu'il peut être nommé quand
vous paraîtrez ? — Quelqu'un de l'imprimerie
qui vous est très dévoué craint qu'on ne vous
reproche d'avoir cité dans une note Dante
traduit par Fiorentino (^), bonapartiste et hos-
tile, plutôt que par La Mennais. Si vous étiez
touché de cette inquiétude, vous n'auriez
qu'à m'autoriser à substituer le passage de
La Mennais à l'autre. — Je n'ai pas reçu de
feuille nouvelle, et 'je n'en recevrai pas avant
vos bons à tirer; je vis
Dans la fainéantise et dans l'ignominie 1°'.
Si vous n'avez pas mis sur la couverture le
détail du Shakespeare de Victor, il y aurait,
je crois, une chose à faire pour lui, ce serait
de faire insérer son prospectus en feuilles vo-
lantes dans vos exemplaires. Je suis énergi-
quement contre les catalogues cousus à la fin
des volumes, mais un prospectus de 4 pages
glissé entre deux feuilles n'a aucun inconvé-
nient et ce serait une bonne réclame pour
Victor.
...A votre place, je dicterais une quinzaine
de lignes (pas davantage) à Julie (^). Ça n'est
jamais aussi bien fait que par l'auteur, puis-
qu'il connaît seul tout le livre.
Nous avons en main ce prospectus
joint à l'édition originale de William
ShaJ^eSpeare. Il a, non quinze lignes, mais
quatre pages. Il nous semble écrit, non
par Victor Hugo , comme le conseillait
Vacquerie, mais par François-Victor qui
connaissait, encore mieux que son père,
la traduction nouvelle. Le commentaire,
qui contient des détails que seul François-
Victor pouvait mettre au point, se ter-
mine par cette promesse :
Notre traduction sera nouvelle surtout par
l'association de deux noms. Elle offrira au
lecteur cette nouveauté dernière : l'auteur de
R»j B/as commentant l'auteur d'Hamlet.
•'' Voir page 109.
«'1 Kuy Bios, acte I.
''' Julie Chenay, sœur de M"" Victor Hugo.
Un monument a été élevé dans l'exil à
Shakespeare. L'étude en a posé la première
pierre, le génie en a posé la dernière.
Sur la traduction de Fiorentino et
l'élection de J. Janin, Victor Hugo
répond :
H. H. 29 mars [1864].
Cher Auguste, en arrivant ici le 8 8''", j'ai
trouvé, parmi mes lettres et journaux, un
feuilleton de Fiorentino, contenant dix lignes
excellentes pour la traduction de Victor.
C'est de cela, que je le récompense aujour-
d'hui. C'est juste, d'ailleurs, sa traduction
est fort supérieure à celle de La Mennais
(homme hostile et hargneux entre tous au
mouvement littéraire dont vous êtes, et moi
aussi, et puis, talent très surfait). Vous serez
donc certainement de mon avis et vous
m'approuverez de maintenir Fiorentino. —
Quant à Janin, tant mieux s'il est nommé.
Cela ne gêne rien dans mon livre. Il a été
refusé une fois, cela me suffit. Pour la question
de l'en-tête j eh bien, retardons d'un jour.
Paraissons le ij. Coudre le prospectus de
Victor à la fin, bravo. J'approuve, excellente
idée. —
Tbank.J3u,
Ex imo.
Et je vous donne tout mon latin, plus
tout mon anglais C.
Paul Meurice a terminé la lecture de
William ShakjSpeare et a écrit son impres-
sion à Victor Hugo ; cette lettre n'a pu
être retrouvée , disent les éditeurs de la
Correfpondance entre Ui£ior Hugo et Paul
Meurice ; mais voici la réponse :
H. H. Dimanche 3 avril.
Vous avez admirablement saisi la nuance,
c'est la série des génies j un peu distincte de la
série des grands hommes. Ceci répond à cette
belle et profonde page que vous m'écrivez sur
Molière. Molière est encore plus un homme
qu'un génie; comme génie il est dépassé,
comme philosophe père de l'humanité, il ne
l'est pas. Il en est de même de Voltaire. Je les
''' Inédite.
HISTORIQUE DE W'ILLIAM SHAKESPEARE. 425
nomme tous les deux avec l'admiration due,
mais ailleurs que dans la série mystérieuse . Je
souligne ce mot que vous comprendrez. Cher
Meurice, ce livre vous plaît, voilà mon succès
fait. Etre aimé, toute la gloire est là.
. . .Vous me parlez de mon livre avec toute
votre âme, et il me semble qu'en l'analysant,
vous l'emplissez de rayons. Vous y versez votre
lumière. J'espère que la suite et la fin vous
plairont. C'est plutôt à propos de Sbakfipeare
que sur Sbal^elpeare comme je le dis dans vingt
lignes utiles de préface. C'était une occasion
de dire des choses vraies, et je l'ai saisie '•'.
Les éditeurs envoient à Guernesey le
prospectus définitif. Victor Hugo le leur
retourne avec ce mot :
J'ai effacé une ligne qui rapetissait votre
rédaction excellente.
En se reportant au premier prospectus
et aux lettres citées , on remarquera que
cette «rédaction excellente» est, en
grande partie, de lui.
Les bibliophiles nous sauront gré de
reproduire ce document in-extenso.
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN & C',
ÉDITEURS
Rue Koyakj i, impasse du VarCj à Bruxelles.
WILLIAM SHAKESPEARE
nouveau livre de
VICTOR HUGO,
I beau volume in-S" de 572 pages,
sur papier cavalier glacé.
Prix : 7 fr. 50.
Un livre français dédié aux Anglais, Shake-
speare apprécié par Victor Hugo, le poète de
l'Angleterre jugé par le poète de la France, voilà
la bonne nouvelle dont nous faisons part au
public.
Cet ouvrage est intitule : Wittiam Shakefpeah j
il sera mis en vente au moment des fêtes par
'"' Correspondance entre ViHor Hugo et Paul
Meurice.
lesquelles l'Angleterre va célébrer le trois cen-
tième anniversaire de la naissance de son illustre
tragique.
A l'occasion de Shakespeare , Victor Hugo a
abordé toutes les questions complexes de l'art et
de la civilisation. Quelque grand que soit le titre ,
le livre le déborde. Ce n'est point un livre pure-
ment littéraire, c'est un livre humanitaire, social,
politique même, qui se rattache à toutes les émo-
tions actuelles, à toutes les questions pendantes
et à tous les intérêts vivants. Parlant de tous les
pays, il intéresse directement tous les peuples.
Ce sera le manifeste littéraire du xix* siècle.
Ce livre continuera l'ébranlement philosophique
et social causé par les Misérables. La même vogue
immense lui est assurée.
L'œuvre a trois parties dont voici les divisions :
(Suit l'annonce conforme à la table
publiée.)
Il a été tiré quelques exemplaires de luxe pour
amateurs :
Sur papier vélin vergé de Hollande, à 10 francs j
Sur papier vergé vert, à 12 francs.
L'édition, sur papier cavalier glacé, est impri-
mée avec un grand luxe typographique, et le
volume, quoiqu'il atteigne 572 pages, ne se ven-
dra qu'à 7fr. 50 c.
L'ouvrage sera mis en vente le 18 avril chez
MM. A. Lacroix, Verboeckhoven et C", édi-
teurs, 3, impasse du Parc, à Bruxelles, où l'on
est prié d'adresser les demandes dès aujourd'hui.
L'ouvrage sera envoyé franco à ceux qui adres-
seront le montant du prix en un mandat sur la
poste ou en timbres-poste.
Du même auteur :
Les Misérables. 10 vol. in-i8 jésus.
35 francs.
Prix
Victor Hugo raconté par un témoin de sa
VIE. 2 beaux vol. in-8". — 15 francs.
Victor Hugo avait été si souvent vic-
time de la contrefaçon qu'il met en garde
son éditeur contre cette «piraterie» :
H. H. 6 avril [1864].
Renseignements pris, il est absolument né-
cessaire, mon cher monsieur Lacroix, qu'une
déclaration de propriété soit faite au Stationer's
Hall, autrement la contrefaçon est possible
en Angleterre dès demain (c'est cette absence
de déclaration qui a rendu légale la piraterie
426
NOTES DE L'EDITEUR.
de Jeffs'')). Je ne m'explique pas comment,
vous qui avez pris si diligemment cette pré-
caution pour les MisérableSj vous ne la prenez
point pour ce livre. Vous me semblez dormir.
On m'écrit de Londres : — en ne paraissant
point le jo marSj vos éditeurs ont perdu des se-
maines dont chaque minute était une guinée, — Et
maintenant, vous oubliez le Stationer's Hall !
Je ne sais plus quelles sont les formalités, mais
il importe que vous vous en informiez promp-
tement pour les remplir au plus vite; s'il vous
faut, comme je le crois, ma procuration, ne
perdez pas de temps pour me la demander.
Quant aux retards de l'imprimerie Claye,
permettez-moi de vous dire qu'un livre pressé, et
de moi, ne s'imprime pas sans convention préa-
lable avec l'imprimeur, et sanction pécuniaire
par jour de retard. Hernani a été imprimé en
trois jours, Lucrèce Borgia en quatre jours, Kuj
Bios en cinq jours, Notre-Dame de Paris en un
mois. Avant de donner le livre à l'imprimeur,
vous deviez faire avec lui vos conditions et
aller ailleurs, si elles n'étaient point acceptées.
Aujourd'hui vous voyez les conséquences de
cette précaution négligée, si simple et si facile
k prendre pourtant !
Après avoir donné ses instructions
pour l'envoi du volume à certains jour-
nalistes et amis, Victor Hugo revient à
la question qui a motivé cette lettre :
Ne laissez pas périmer la prise de propriété.
Il y a des délais de rigueur. En ne songeant
qu'au droit de traduction, vous faites passer
la question qui a le temps avant la question
pressée. Il n'y a point péril en la demeure
pour la traduction. La traduction ne s'impro-
vise pas, la contrefaçon s'improvise. On ne
traduit pas en un jour, on contrefait en vingt-
quatre heures.
Nouvelle modification au titre :
Les initiales V. H. ne valent rien, il faut
maintenir le titre dont j'ai donné le bon à
tirer : William Shakespeare f^).
Le moment approche de préparer pour
les journaux les extraits à publier; cer-
tains seront précédés de commentaires
'■' Pour Napoléon le Vêtit et les Châtiments. —
'"1 Inédite.
qui ne sont pas sans inquiéter Victor
Hugo ; il s'en ouvre à Vacquerie :
5 avril [1864].
Tout à fait entre nous, et pour cause, je
préférerais, pour l'en-tête, Janin à Deschanel.
Avez-vous lu le nouveau livre de Deschanel ?'''
Il se sépare de nous tout doucement et passe
à S"-Beuve. C'est du moins ce que je crois
entrevoir. Je serais charmé de me tromper.
Car vous savez mon penchant pour Des-
chanel. Si vous êtes de mon avis, vous tâcherez
de maintenir Janin.
. . . On m'écrit de Londres : Uos éditeurs en
ne publiant pas votre livre a Londres le p mars,
ont perdu des semaines dont chaque minute était
une guinée. — C'est bien fait. Les avis ne leur
ont pas manqué. Mais un ami comme vous
répare et rachète tout. ^
A. vous (*'.
Une nouvelle vient jeter le trouble à
Guernesey; cette lettre à Lacroix de-
mande des explications :
H. H. dim. 10 avril [1864].
Mon cher monsieur Lacroix, mon fils qui
vient de lire les journaux de Londres y a vu
l'annonce que mon livre avait paru chez
Blankett. Ce serait là une grave, et plus que
grave, infraction au traité, qui veut expres-
sément (et vous savez à quel point j'y tiens)
que le livre paraisse d'abord à Paris, et simul-
tanément ailleurs. Mais je pense qu'il y a
erreur. Ulllulirated que j'ai sous les yeux dit :
juli published. Je suppose que ce qui aurait
paru, c'est la Uie de Shakffpeare, dont je vous
ai conseillé, ainsi qu'au libraire de Londres,
la publication immédiate. Si c'est ce chapitre
seulement, détaché et avec texte français en
regard, c'est bien, à la condition que cela soit
donné comme extrait et annonce du livre, la pu-
blication partielle devant servir de prospectus
à l'œuvre totale. Si la petite publication était
faite isolée et sans la rattacher à la grande,
cette publication deviendrait une faute, et le
libraire Blankett aurait à s'en repentir. Mes
correspondants de Londres écrivent que s'il y
a une baraque foraine à Stratford-sur-Avon , des
l'i E. Deschanel, Physiologie des écrivains et des
artistes. — '^' Inédite.
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 427
hommes porte-affiches, etc., il est encore
temps de faire une grosse vente. Pourtant
quand on laisse manquer l'occasion, il y a
toujours de l'irréparable, et le hasard lui-même
se mêle de punir les retardataires. L'arrivée
imprévue de Garibaldi (') fait diversion, et l'on
doit bien regretter de n'avoir point paru il y a
six semaines. La récolte serait aux trois quarts
faite aujourd'hui.
Du reste, en relisant les annonces anglaises,
Uie et œuvres de Shakespeare par Uillor Hugo,
mon fils pense comme moi que c'est du cha-
pitre détaché qu'il s'agit. Il est impossible que
ce soit le livre lui-même.
Vous n'auriez pu songer une seule minute
à une telle violation du traité, portant une si
profonde atteinte au succès parisien, qui est la
source du succès général. C'est impossible'*'.
La publication annoncée était un faux
bruit, \^rboeckhoven le dément dans
une lettre du 14 avril.
Le 12 avril, Vacquerie met Victor
Hugo au courant des dernières démarches
qui précèdent la publication :
Mon cher maître.
Nous paraissons jeudi. Vous aurez reçu
l'extrait de la Presse, avec mon en-tête. Ne
lisez pas les extraits; pour faire tenir un en-
sembkj il a fallu rogner, amputer, commettre
un tas de sacrilèges : j'ai fait pour le mieux;
il faut sacrifier à l'effet produit. (Je ne parle
pas des coupures exigées par la peur.) J'ai vu
Havin pour le Siècle j Huard pour le Charivari.
J'ai fait moi-même l'en-tête pour l'Opinion
nationale. Nefftzer m'a promis de le faire dans
le Temps. Meurice, occupé par la représenta-
tion Shakespearienne de la Porte Saint-Martin,
n'a pu s'occuper que des Débats. Janin, comme
je le prévoyais, a refusé de faire l'en-tête.
Ed. Bertin a été très bien, a conseillé Cuvillier-
Fleury et accepté Deschanel que nous pré-
férons 1° parce qu'il faut que l'en-tête soit fait
aujourd'hui même, et que nous ne connais-
sons pas assez GuviUier-Fleury pour lui de-
mander cette improvisation, 2° parce qu'il a
été mal pour les Misérables , et 3° parce que,
s'il faisait l'en-tête, il ferait l'article et que
'" Londres faisait à ce moment à Garibaldi une
réception triomphale. — '*' Inédite.
nous le ferons faire par Jania qui, une fois
élu ou rejeté, n'aura plus peur de l'Académie.
Pendant que je vous écris, Meurice doit être
chez Deschanel. — J'ai demandé à Nefftzer
de faire l'article lui-même; il m'a presque pro-
mis; comme il est très occupé, s'il ne le fait
pas, je prierai Ulbach de le faire; en tout
cas, il est convenu que ce ne sera pas le Schérer.
À la Presse, ce sera Saint- Victor. Au Siècle,
je suis fort embarrassé. Jourdan m'avait pro-
mis formellement, mais il vient de partir su-
bitement pour l'Algérie et il ne reviendra pas
avant un mois. Que faire ? Reste Delord, mais
c'est loin d'être la même chose. Attendre, c'est
bien long. Dites-moi vite votre avis. — Ce que
c'est que la Nouvelle Kevue de Paris ? C'est un
nid de Sarceys; mais j'ai vu Amédée Rolland,
un garçon qui vous admire et qui va vous
faire tout de suite un article chaleureux (''.
...Le succès sera une lutte, un vacarme;
il y a de la tempête dans votre livre, c'est
tout simple, vous dépassez la mesure con-
venue, vous multipliez l'homme par l'élément,
vous êtes orageux et dangereux, vous déra-
cinez, vous écrasez, vous n'avez aucune com-
plaisance pour la débihté et pour la petitesse,
vous éclairez comme le tonnerre, vous écumez
comme l'océan, vous allez avoir contre vous
tous les impuissants et tous les lâches. Tant
mieux ! leur cri est doux (*'.
Enfin ce volume si retardé, si cahoté,
est mis en vente; nous lisons dans le
Carnet de 1864 :
14 avril. — Mon livre Shakflpeare a dû pa-
raître aujourd'hui.
LE COMITÉ SHAKESPEARE
À LONDRES.
LE BANQUET SHAKESPEARE À PARIS.
Victor Hugo était de passage à Heidel-
berg quand cette lettre de Louis Blanc
arriva à Guernesey :
Londres, le 3 j^" 1863.
Mon cher Victor Hugo,
Voulez-vous être du comité qui s'occupe
d'élever un monument à Shakespeare ? On
f Larticle d'Amédcc Rolland fut un des plus
violents.
('1 J. Marsan, La Bataille romantique.
428
NOTES DE L'EDITEUR.
m'a nommé. J'ai accepté. On serait heureux
d'avoir votre consentement et celui de François-
Victor Hugo, qui a, lui, à cet honneur, des
titres tout particuliers comme traducteur de
cet autre grand poète.
En rentrant à Guernesey, Victor
Hugo répondit :
Hauteville house, ii octobre 1863.
Cher Louis Blanc,
Pendant les mois de juin, de juillet et
d'août, les journaux ont publié un certain
nombre d'acceptations de personnes distin-
guées, invitées k faire partie du Comité de
Shakespeare. Mon fils, le traducteur de
Shakespeare, n'a pas été invité. Il l'est aujour-
d'hui. Je trouve que c'est trop tard.
Dans cet espace de trois mois, je n'ai pas
été invité non plus, mais peu importe. Il
s'agit de mon fils, et c'est dans mon fils que
je me sens atteint. Quant à moi, je ne suis
pas offensé, ni oflFensable.
Je ne serai point du Comité de Shakespeare,
mais puisque dans le Comité il y aura Louis
Blanc, la France sera admirablement repré-
sentée'').
Cette lettre fut commentée par quel-
ques journaux anglais et par le Comité
de Londres. Louis Blanc déplorait l'ab-
sence de Victor Hugo et dut suggérer,
sinon rédiger, la lettre suivante adressée
par le secrétaire du Comité :
National Shakespeare
Committee.
15 janvier 1864.
Monsieur,
Monsieur Louis Blanc m'a fait l'honneur
de me montrer une lettre de vous, k lui
adressée, dans laquelle vous semblez croire à
un manque d'égards du comité envers votre
très éminent fils. Me permettrez-vous de vous
exprimer mon profond regret de ce qu'une
pareille méprise ait pu naître dans votre esprit ?
'■' Publiée dans AMes et Paroles. Notes.
Jusqu'k ce moment pas un homme de lettres,
d'une nation étrangère ou né k l'étranger, n'a
été invité k faire partie de ce comité ; les
quelques écrivains qui y figurent, comme
MM. Blanc, Guizot, d'AzegHo etc., ont été
proposés par des amis personnels suivant la
voie ordinaire. Cette explication satisfera, j'es-
père, vos justes susceptibilités sur la question
de forme. J'ai maintenant l'honneur et le
bonheur de vous transmettre, k vous et k votre
fils, — dont les travaux relatifs k Shakespeare
sont si hautement appréciés en France et en
Angleterre, — la plus cordiale invitation de
vous joindre k nos rangs. La liste du Comité
est considérée par plusieurs d'entre nous
comme la plus belle partie de notre célébra-
tion. Une fois insérée dans les diverses éditions
du Poëte, elle survivra certainement au monu-
ment de marbre, et une telle liste arriverait
dépourvue de son ornement, k la postérité,
sans le nom illustre de Hugo.
Votre très obéissant serviteur :
H. Epworth Dixon.
Cette invitation officielle fut repro-
duite et traduite dans les journaux an-
glais et belges , mais les journaux français
ne semblaient pas se rendre un compte
exact de cet incident. Victor Hugo
demande à Vacquerie de remettre les
choses au point :
H. H. [1864].
ha Presse nous arrive avec ceci :
« — M. Victor Hugo et son fils, M. Fran-
çois-Victor Hugo, traducteur de Shakespeare,
se sont joints au comité national organisé pour
la célébration du trois centième anniversaire
de la naissance du grand dramaturge. »
Cette note semble nous montrer comme
ayant mis les pouces devant le sans-gêne anglais.
Ce qui me ressemble peu. J'avais été roide,
et je tiens k l'être encore. Voici les pièces. Il
nous semble, k Victor et k moi, qu'après les
lignes pénibles de ha Presse, il serait bon
qu'elle publiât au moins la lettre k Dixon.
Voulez-vous voir M. de Girardin et en causer
avec lui.? Ce qu'il fera sera bien fait. Pardon
encore et toujours merci.
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEAKE. 429
La lettre anglaise (Dixon) serait bonne à
traduire et curieuse à publier, au moins les
dernières lignes. C'est l'anglais qui met les
pouces
(1)
Victor Hugo reçut du Comité quelque
temps après un bulletin de souscription
au monument de Shakespeare. L'opinion
qu'il avait exprimée dans son livre était
en contradiction formelle avec l'idée de
souscription. Assez embarrassé, il s'en
remet à Louis Blanc et les lettres sui-
vantes s'échangent entre eux :
Hauteville house, 31 mars 1864.
Mon cher Louis Blanc,
Dans le livre que je vais publier et oîi je
parle, et dans les meilleurs termes, du
Comité, je me prononce contre l'idée d'une
souscription. Une souscription, c'est l'ordi-
naire de ces sortes de manifestations. Or, pour
Shakespeare, il faut plus que l'ordinaire. Je
ne crois pas qu'on puisse faire moins pour lui
que le vote d'un grand monument public par
acte du Parlement.
C'est là, selon moi, que devrait tendre
l'initiative de ce Comité. Ayant écrit cela, qui
va paraître, puis-je prendre part à la souscrip-
tion .-• Puis-je écrire d'une façon et agir de
l'autre ?
Dans un cas qui intéresserait la conscience,
la réponse immédiate ce serait ao». Le cas
actuel admet moins de sévérité. Pourtant, n'y
aurait-il pas inconséquence ? Vous êtes sur le
terrain, vous voyez les choses de près; en
même temps que toutes les puissances vous
avez toutes les délicatesses, permettez-moi de
vous faire juge de la question.
Si vous pensez que mon hvre ne fait pas
obstacle à ma souscription, vous pouvez dès
à présent me faire inscrire sur la liste pour
cinq livres et mon fils François- Victor égale-
ment pour cinq livres.
Si vous voyez inconvénient à ce que je
semble me déjuger et si c'est votre avis que je
m'abstienne, je m'abstiendrai.
Mon amitié vous demande la permission
de s'en rapporter à la vôtre (-'.
'■' Inédite. — ''' Gjrrcspondancc.
16 avril 1864.
Mon cher Victor Hugo,
Pardonnez-moi de n'avoir pas répondu plus
tôt à votre lettre. Le comité ne se rassemble
que de loin en loin, et j'attendais, avant de
vous répondre, le résultat de la communica-
tion que j'avais k lui faire de votre part. Elle
a été reçue, cela va sans dire, avec un senti-
ment profond de sympathie et de déférence.
Mais, outre qu'il est trop tard pour suivre la
voie que vous tracez, votre idée, qui est aussi
la mienne et qui est essentiellement française,
se trouve être absolument opposée aux habi-
tudes et au génie de ce pays, où tout se fait
par « contributions volontaires w , et ou l'on a
horreur de l'initiative du pouvoir. Si, par
impossible, le Parlement avait pris sur lui de
voter un monument à Shakespeare, le peuple
n'aurait plus eu de cœur à la chose. Que les
Anglais aient en cela tort ou raison, voilà le
fait.
Votre opinion — et je la partage en prin-
cipe, — étant que le soin d'honorer la mémoire
de Shakespeare d'une manière digne de lui
aurait dû être laissé au Parlement, et cette
opinion ayant été exprimée par vous dans
votre livre, vous craignez de paraître écrire
d'une façon et agir de l'autre, si vous prenez
part à la souscription. Puisque vous voulez
bien me demander à cet égard mon avis, je
vous dirai que je n'ai pas, sur ce point, votre
manière de voir. Il y a ici deux systèmes k
suivre. L'un aurait vos préférences, mais
l'autre est celui qui est conforme aux habi-
tudes et au génie de la nation à laquelle
appartient plus particulièrement Shakespeare.
Vous ne vous contredirez nullement, ce me
semble, en disant ce qui, selon vous, serait le
mieux, et en faisant ce qui est, dans la cir-
constance, la seule chose possible. Il n'y aurait
contradiction que dans le cas où la question
aurait été posée par vous de la sorte : ou un
vote du Parlement, ou rien. Mais ce n'est
assurément pas se mettre en contradiction avec
soi-même que de faire ce qui est bien en soi,
tout en déclarant qu'il y aurait à faire mieux.
Telle est mon impression.
Charles Dickens croit, comme vous, que
le gouvernement, en pareille matière, aurait
430
NOTES DE L'EDITEUR.
dû prendre l'initiative, et que le monument
aurait dû être élevé aux frais de l'état; mais
cela ne l'a pas empêché de prendre part à la
souscription.
Si vous pensez que je me trompe, dites-le
moi. Mon jugement est prêt k s'incliner
devant le vôtre.
Il m'est revenu que François-Victor était
au moment de visiter Londres. Combien il
me rendrait heureux s'il consentait à regarder
ma maison comme la sienne ! J'ai une chambre
à lui offrir dans un tout petit cottage, fort
humble, mais qui est entouré d'un grand
jardin, et qui est très riant quand il fait soleil.
Lk, il n'aurait pas loin à aller pour trouver
un ami.
Louis Blanc'''.
Le carnet de 1864 porte à la date du
21 avril :
— J'envoie à Louis Blanc une traite de
250 francs à l'ordre de M. Dixon, montant de
ma souscription ( 125 francs pour moi ,125 francs
pour Victor) au monument de Shakespeare à
Londres.
Paul Meuricc eut l'idée ingénieuse et
hardie, en organisant à Paris un banquet
en l'honneur de Shakespeare, d'en faire
décerner par le Comité la présidence à
Victor Hugo. Mais Victor Hugo n'avait
pas reconnu l'amnistie , son vers célèbre
des Châtiments :
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là.
lui dictait son devoir, il ne pouvait ren-
trer — et il ne rentra — en France qu'à
la chute de l'empire. Qu'à cela ne tienne ,
pensa Paul Meurice, Victor Hugo sera
d'autant plus présent que le fauteuil pré-
sidentiel restera vide ; cette glorification
de Shakespeare par la France sera en
même temps une manifestation des
admirateurs de l'exilé et une protestation
contre son exil.
Dans une lettre qui nous manque ,
Paul Meurice dut exposer ce plan à
t" Inédite.
Victor Hugo qui l'en félicite, tout en
doutant de sa réussite :
H. H., 21 février [1864].
... Je serais aussi fier que touché si votre
idée du banquet Shakespeare se réalisait, mais
je crois que d'ici ou de là, vous trouverez des
obstacles. . .
Mais l'idée prend corps et le 3 avril,
Victor Hugo écrit à Paul Meurice :
Tout réussit par vous, et je commence à
croire au banquet parisien de Shak/^peare,
puisque vous en couvez l'idée. Cela sera
d'autant mieux que l'Angleterre, chose triste,
est froide. La souscription n'a encore produit
que ^0.000 francs (non livres). Mauvaise idée
d'ailleurs, et chétive, que cette souscription.
Il faut plus pour Shakespeare que pour
Cobden. Il fallait un acte du Parlement.
L'Angleterre, j'en ai peur, va rater le jubilé.
En attendant, une souscription biblique
pour des chapelles à Londres prospère ; le seul
duc de Manchester donne 500.000 francs. Tout
cela augmentera, à mon grand regret, l'à-propos
de mon chapitre Shak/Ipeare et l'Angleterre.
A vous — k vous — à vous.
Ceci n'est pas sans intérêt : En regard de
l'Académie française qui a délibéré sur mon
expulsion, l'Académie des Sciences de Lis-
bonne (espèce d'Institut portugais) vient me
chercher dans l'exil. Je vous envoie copie de
la lettre. Communiquez-la aux journaux amis,
si vous pensez que cela en vaille la peine '^'.
Vacquerie envoie des détails :
Vous voilà donc notre président. Je crois
que ça va faire un certain bruit. Notre comité
vous va-t-il .-" Lamartine a refusé d'en être, je
pense, pour ne pas être sous vous; Guizot de
même; nous avions dû le nommer comme
ayant signé une traduction de Shakespeare,
mais je lui pardonne son refus, ainsi qu'à
Villemain, qui a trouvé notre liste médiocre
parce qu'il y manquait Vicnnet et Lebrun.
Nous nous passerons de ces trois académiciens.
Nous sommes une trentaine de commissaires;
c'est peu pour le banquet, mais c'était trop
pour l'action. Nous avons nommé hier une
'■' Correfpottdance entre ViHor Huff et Paul Meu-
rice.
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 431
sous commission de cinq membres : Laurent-
Pichat, Ulbach, l'acteur Valnay, Rochefort
et moi. Cette commission va tout faire. Nous
avons réunion aujourd'hui à deux heures. Je
vais proposer que les cinq vous écrivent une
lettre; vous répondrez et votre réponse sera
lue au banquet.
Voilà une lettre qui est un peu sûre d'être
applaudie ! Faites une lettre qui puisse être
reproduite dans les journaux. — Avouez que,
quand nous nous mêlons d'une chose, nous
ne nous en tirons pas trop mal. Il y a quelque
chose d'assez bien à ce que, dans ce bon
Paris impérial, votre fauteuil vide préside un
banquet solenneH''.
^^ici l'invitation officielle du Comité :
II avril 1864.
Cher et illustre Maître,
Une réunion d'écrivains, d'auteurs et d'ar-
tistes dramatiques, et de représentants de
toutes les professions libérales, a eu lieu dans
le but d'organiser, à Paris, pour le 23 avril,
une fête à l'occasion du trois cenrième anni-
versaire de la naissance de Shakespeare.
Ont été nommés membres du comité sha-
kespearien français :
MM. Auguste Barbier, Barye, Charles
Bataille (du Conservatoire), Hector Berlioz,
Alexandre Dumas, Jules Favre, George Sand,
Jules Janin, Théophile Gaurier, François-
Victor Hugo, Legouvé, Littré, Paul Meurice,
Michelet, Eugène Pelletan, Régnier (de la
Comédie-Française). Secrétaires : MM. Lau-
rent Pichat, Leconte de Lisle, Félicien Mal-
lefille, Paul de Saint- Victor, Thoré.
La présidence vous a été décernée à l'una-
nimité.
. Elle était due au grand poète et au grand
citoyen.
Nous attendons avec confiance une adhé-
sion qui donnera à cette fête sa complète
signification.
Les deVgu/s du Comité :
Laurent Pichat.
Henri Rochefort.
Louis Ulbach.
Auguste Vacquerie.
E. Valnay^^'.
'■' J. Marsan, La Bataille romantique.
<*' Aêes et Paroles.
Je me permets de glisser mon petit mot
dans cette invitation officielle. J'ai achevé,
hier seulement, de lire ce beau et grand livre.
J'en suis tout pénétré, et comme agrandi
moi-même. II me semble que cet affluent
énorme va exhausser le niveau et précipiter
le courant de la pensée du siècle. Je m'en
vais faire encore le prophète à bon compte
en vous annonçant un effet capital. Les frag-
ments reproduits dans les journaux ont causé
déjà une impression profonde, et tous ceux
que je rencontre sont pleins d'admiration et
d'impatience.
Je vous aime de toute mon âme.
Paul Meurice'').
Auguste "Vacquerie , de son côté , ne
reste pas inactif; tout en surveillant la
mise en vente du livre, il s'occupe du
banquet :
On s'inquiète fort de notre banquet et de
votre présidence; ça semble impossible. Plus
je vais, plus je vous conseille de peser votre
lettre. Il y aura certainement une minorité
hostile; ne lui donnez pas de prétextes de
protester; il faut que l'effet reste entier et que
rien n'altère ce fait énorme : Victor Hugo
président d'une manifestarion considérable
dans Paris. Ce fait est tellement capital que
je ne le croirai vraiment qu'après.
Mais je suis bête de vous donner des con-
seils, que vous saurez bien vous donner tout
seul. — J'ai fait souscrire Cuvillier-Fleury !
Onhra une lettre de Madame Sand, courte
et quelconque, réconciliant Shakespeare et
Voltaire. — J'oublie probablement les trois
quarts de ce que j'aurais à vous dire, mais
c'est que je suis en plein déménagement, ce
qui, ajouté au banquet et au etc. met tout
sens dessus dessous dans ma cervelle et dans
ma chambre, idées et meubles.
Il n'y a qu'une chose ici qui n'ait pas les
quatre fers en l'air, c'est votre succès. Il est
sur ses pieds solidement, et je défie bien nos
dérnénageurs d'en écorner un angle.
A vous de tout mon cœur.
Aug. V.
Dimanche.
") Inédite.
432
NOTES DE L'EDITEUR.
En réponse Victor Hugo lui envoie sa
lettre d'acceptation; elle a été publiée
dans Aâ^es et Paroles. — Vendant l'exil,
nous croyons pourtant devoir la repro-
duire ici :
Au Comité pour Shakespeare.
Hauteville-House, i6 avril 1864.
Messieurs,
Il me semble que je rentre en France. C'est
y être que de se sentir parmi vous. Vous m'ap-
pelez, et mon âme accourt.
En glorifiant Shakespeare, vous, français,
vous donnez un admirable exemple. Vous le
mettez de plain-pied avec vos illustrations
nationales; vous le faites fraterniser avec
Molière que vous lui associez, et avec Voltaire
que vous lui ramenez. Au moment oh. l'An-
gleterre fait Garibaldi bourgeois de la cité de
Londres, vous faites Shakespeare citoyen de
la république des lettres françaises. C'est qu'en
effet Shakespeare est vôtre. Vous aimez tout
dans cet homme; d'abord ceci, qu'il est un
homme; et vous couronnez en lui le comé-
dien qui a souffert, le philosophe qui a lutté,
le poëte qui a vaincu. Vos acclamations ho-
norent dans sa vie la volonté, dans son génie
la puissance, dans son art la conscience, dans
son théâtre l'humanité.
Vous avez raison, et c'est juste. La civilisa-
tion bat des mains autour de cette noble fête.
Vous êtes les poètes glorifiant la poésie,
vous êtes les penseurs glorifiant la philosophie,
vous êtes les artistes glorifiant l'art; vous
êtes autre chose encore, vous êtes la France
saluant l'Angleterre. C'est la magnanime
accolade de la sœur à la sœur, de la nation
qui a eu Vincent de Paul à la nation qui a
eu Wilberforce, et de Paris où est l'égalité à
Londres où est la liberté. De cet embrassement
jaillira l'échange. L'une donnera à l'autre ce
qu'elle a.
Saluer l'Angleterre dans son grand homme
au nom de la France, c'est beau; vous faites
plus encore. Vous dépassez les limites géogra-
phiques : plus de français, plus d'anglais;
vous êtes les frères d'un génie, et vous le fêtez;
vous fêtez ce globe lui-même, vous félicitez
la terre qui, \ pareil jour, il y a trois cents
ans, a vu naître Shakespeare. Vous consacrez
ce principe sublime de l'ubiquité des esprits.
d'où sort l'unité de civilisation; vous ôtez
régoïsme du cœur des nationalités. Corneille
n'est pas à vous, Milton n'est pas k eux, tous
sont k tous ; toute la terre est patrie k l'intelli-
gence; vous prenez tous les génies pour les
donner k tous les peuples; en ôtant la barrière
entre les poètes, vous l'ôtez entre les hommes,
et par l'amalgame des gloires vous commen-
cez l'effacement des frontières. Sainte promis-
cuité! Ceci est un grand jour.
Homère, Dante, Shakespeare, Molière,
Voltaire, indivis; la prise de possession des
grands hommes par le genre humain tout
entier; la mise en commun des chefs-d'œuvre;
tel est le premier pas. Le reste suivra.
C'est là l'œuvre que vous inaugurez; cos-
mopolite, humaine, solidaire, fraternelle,
désintéressée de toute nationalité, supérieure
aux démarcations locales; magnifique adop-
tion de l'Europe par la France, et du monde
entier par l'Europe. D'une fête comme celle-
ci, il découle de la civilisation.
Pour présider cette réunion mémorable,
vous aviez le choix des plus hautes renommées ;
les noms illustres et populaires abondent par-
mi vous, votre liste en rayonne; les éclatantes
incarnations de l'art, du drame, du roman,
de l'histoire, de la poésie, de la philosophie,
de l'éloquence, sont groupées presque toutes
dans cette solennité autour du piédestal de
Shakespeare; mais vous avez eu sans doute
cette pensée qu'afin de donner k la célébration
de cet anniversaire son caractère particulière-
ment externe, afin que cette manifestation
fût en dehors et au delk de toute frontière,
il vous fallait pour président un homme placé
lui-même dans cette exception, un français
hors de France, k la fois absent et présent,
ayant le pied en Angleterre et le cœur k
Paris, espèce de trait d'union possible, situé
k la distance voulue, et k portée en quelque
sorte de mettre l'une dans l'autre les deux
mains augustes des deux nations. Il s'est trou-
vé, par un arrangement de la destinée, que
cette position était la mienne, et le choix
glorieux que vous avez fait de moi, je le dois
k ce hasard, heureux aujourd'hui.
Je vous rends grâce, et je vous propose ce
toast : — «A Shakespeare et k l'Angleterre. À la
réussite définitive des grands hommes de l'intel-
ligence, et k la communion des peuples dans le
progrès et dans l'idéal!»
Victor Hugo.
HISTORIQUE DE TTILLIAM SHAKESPEARE. 433
Dimanche H. H. [1864.]
Voici ma réponse à l'excellentissime lettre
du comité. Je crois qu'elle tourne assez bien
autour des écueils. Il va sans dire que vous
et Meurice et Charles pouvez en retrancher
ce qui vous semblerait dépasser. Je vous donne
pour tout carte blanche. Les journaux anglais
s'occupent beaucoup de ce banquet; ils
doutent que ma présidence soit acceptée de l'em-
pire et que la police permette la manifestation.
Ils disent que dans tous les cas, il y a et il y
aura grand effet, que l'interdiction grandirait
peut-être encore. L^ Globe a publié un article
intitulé Garibaldi à Londres et UiHor Hugo à
Paris W.
Madame Victor Hugo, de passage à
Paris, donne dans une lettre adressée à
son fils François-Victor le 12 avril 1864
des détails sur l'organisation du ban-
quet :
... Le banquet aura lieu au Grand-Hôtel
et la souscription est de dix francs. Le débour-
sé est modeste. Il le faut à la portée de toutes
les bourses. Le président étant absent, son
fauteuil, maintenu au couvert, restera vide.
La question est de savoir si la police sur ce
point et sur d'autres n'interviendra pas . . .
Le banquet aura lieu à trois heures. Puis
on se transportera du Grand-Hôtel au théâtre
de la Porte Saint-Martin où VHamlet de Meu-
rice et quelques fragments d'autres pièces de
Shakespeare seront représentés. M"" Sand,
absente, ne pourra être du banquet, mais
elle a écrit une lettre faite pour être lue et
qu'on lira.
...Lamartine a dit que, vivant depuis
plusieurs années isolé, il avait pris depuis son
deuil le parti absolu de la retraite.
. . . Lacroix est entré hier chez moi avec un
exemplaire du livre de ton père. Moi de me
ruer sur le livre. — Il n'est pas pour vous.
Madame. — Pour qui donc ? Il me semble
que je dois être servie la première. — Les
journaux. Madame, ne sont pas galants et
cet exemplaire leur appartient.
<■) Inédite.
Voilà Auguste et Lacroix qui s'installent
devant ma table, qui mutilent le pauvre
livre, mettant les feuillets coupés sous enve-
loppe '').
Comme on l'avait prévu , le banquet
fut interdit; nouvelle lettre de Madame
Victor Hugo :
21 avril 1864.
C'est samedi dernier qu'a été discutée, en
conseil des ministres, la question du banquet.
B . . . n'a pu supporter l'idée du fauteuil vide,
et il a été décidé que le banquet ainsi que la
représentation n'auraient pas lieu. Le ministre
de l'Intérieur a dit à Vaillant qui l'a dit à
Camille Doucet, lequel l'a redit à Fournier^^),
qu'ordre était donné de suspendre les répéti-
tions. Le lendemain, un agent du ministre
de l'Intérieur a été au Grand-Hôtel, et a dit
au directeur qu'il eût à fermer ses salons aux
souscripteurs du banquet. La nouvelle, repro-
duite parles journaux, fait grand effet. Meu-
rice a été hier chez son typographe qui lui a
dit que ses ouvriers étaient fort montés, qu'il
les écoutait parler, que l'un d'eux disait à ses
camarades : Est-ce que nous ne ferons rien et
laisserons-nous toujours le gouvernement
maître de tout ?
Le correspondant de ïlUuBrated, accom-
pagné d'un dessinateur, est allé chez Meurice
pour lui demander deux cartes d'admission;
le vrai banquet étant celui de Paris, il n'irait
pas à Londres, et le journal aurait pour image
le festin du Grand-Hôtel. Le fauteuil 'vide
dont on ménagerait l'effet donnerait à la
gravure un caractère visionnaire. Pierre Petit
avait eu de son côté l'idée de photographier
le médaillon de Shakespeare qu'il aurait en-
touré des médaillons d'Eschyle, d'Homère,
de Dante et du tien. Il comptait en tirer au-
tant d'épreuves qu'il y aurait eu de convives
qui devaient, d'après les probabilités, être en-
viron six cents. — On comprend que ce ban-
quet splendide et presque sans précédent ait
inquiété le gouvernement. Il est vrai que ce
n'est guère meilleur pour lui de l'avoir inter-
dit que d'avoir laissé faire. Les commissaires
sont maintenant occupés à dégorger leur
c Gusuve Simon, La Uie d'une femme.
'''' Directeur du théâtre de la Porte Saint-
Martin.
PHILOSOPHIE. — II.
28
434
NOTES DE L'ÉDITEUR.
gousset; ce qui n'est pas petite chose, car il
leur faut courir après les souscripteurs pour
leur rendre leur or ''>.
Paul Meurice , de son côté , écrit :
Interdiction du banquet, interdiction de
la représentation, coup sur coup, double fu-
reur, vacarme dans les journaux de l'opposi-
tion, avertissement au Temps, note officielle
dans le Cotdtitutionnelj colère officieuse des
feuilles bonapartistes, grosse rumeur indignée
dans le public et dans le peuple, tout ce
bruit est très heureux, très excellent et très
grand. Fanfare pour nous autres shakes-
peariens, charivari pour eux. Ce banquet in-
terdit a réussi cent fois mieux que n'eût pu
faire le banquet célébré. Votre lettre, si haute,
si belle , si sereine a produit un effet immense.
Edouard Bertin^, à qui je l'ai lue et qui en
avait peur d'abord, en a été ravi. Nous
sommes très contents. J'espère que vous l'êtes
aussi et que Shakespeare l'est aussi. C'est très
gentil \ lui! pour vous remercier d'avoir
ajouté à sa gloire, le voilà qui partage votre
exil. Bien agi, lion! — Moi, je perds à ça
deux ou trois mille francs que m'aurait rap-
portés la série préparée des représentations
à'Hamkt, mais je ne regrette pas mon argent 5
ils ont été bètes pour plus de cent mille
écus ''^.
Les journaux, hostiles ou non, s'em-
parèrent de l'incident; Emile de Girar-
din publia sous ce titre : Ce qui sera de
l'hiBoire, un article énergique qui eût
bien pu lui valoir la suspension de son
journal (*'. La lettre de Victor Hugo au
Comité fut reproduite partout , en France
et à l'étranger. Les amis mêmes du gou-
vernement déplorèrent l'interdiction.
Francisque Sarcey, dans l'Opinion natio-
nale du 25 avril, tout en déclarant le
grand poète français tout aussi inintelli-
gible pour lui que le grand poète anglais ,
<■> Gustave Simon, La "Vie d'une femme,
("' Directeur du Journal des Débats.
Cl Correipondance entre Viâor Hugo et Vaut Meu-
rice.
•'> La Presse, 2} avril 1864.
dit qu'on aurait dû laisser «les bruyants
amis de Vexilé volontaire faire leur ta-
page» :
«La petite église de Victor Hugo, ajoute-
t-il, triomphe de cette interdiction... Si la
fête avait eu lieu, nous aurions peut-être pris
la liberté de nous moquer prodigieusement
de ceux qui tiraient les bombardes. On aurait
vu alors ce qu'a perdu dans l'opinion pu-
blique la coterie des hugolâtres. Je crois, pour
moi, que le grand, l'impartial public com-
mence à être fatigué de ces perpétuelles sima-
grées d'adoration autour d'un écrivain de gé-
nie qui a fini par ne plus être que l'ombre
d'un grand nom.»
En revanche, Michelet manifeste sa
satisfaction :
i" mai 1864.
Nouveau triomphe, cher Monsieur. On a
reculé devant ce fauteuil vide !
Mille remerciements. Je vous envoie une
chose misérable, détestable <''. Je n'ai rien de
mieux.
Je vous serre la main tendrement.
J. Michelet'*).
Le pays de Shakespeare protesta à sa
façon ; Victor Hugo l'annonce à Paul
Meurice.
H. H., 2 mai 1864.
. . . Vous avez raison , votre idée de fauteuil
'vide que j'avais cru irréalisable a merveilleu-
sement réussi. L'eflfet du banquet interdit a
été considérable en Angleterre. Le 23 avril
même, on a appris la nouvelle à Stratford-
sur-Avon, la ville était pavoisée. En un clin
d'œil tous les drapeaux tricolores, représentant
l'empire, ont disparu des fenêtres. Reynolds
rapproche cette interdiction de l'expulsion de
Garibaldi.
À bientôt. A toujours. On vous aime bien
autour de moi. Que de choses j'ai dans le
cœur pour vous'*'.
Cl Son portrait avec cette dédicace : A Victor
Hugo , admiration et amitié. Jules Michelet.
l'i J.-M. Carré, Michelet et son temps.
Cl Correspondance entre ViHor Hugo et Paul Meu-
rice,
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 435
Après l'interdiction du banquet, des
anglais voxilurent organiser au Grand-
Hôtel un banquet anglais où ils eussent
invité des personnalités de la presse et
des lettres françaises. Ce projet ne put
être réalisé, Madame Victor Hugo en
donne la raison :
Le banquet des anglais, quoi qu'en pré-
tende le Conliitutionnelj n'a pas eu lieu, cela
parce que le directeur du Grand-Hôtel a dû
répondre qu'il n'y aurait pas un seul françak à
la fèteC).
Un groupe de français résidant à
Londres organisa un banquet et en offrit
la présidence à Victor Hugo qui refiisa
et motiva son refus par cette note au
coin de la lettre d'invitation :
Non. Ne pas faire dégénérer une manifes-
tation nationale en un fait personnel.
APRÈS LA PUBLICATION.
Tout ce bruit avait servi le livre à
son apparition ; les journaux anglais,
accoutumés à la liberté, avaient tous
protesté contre l'attitude du gouverne-
ment français et créé ainsi un mouve-
ment très favorable au succès de William
ShakjiSpeare , Victor Hugo le constate
dans ce billet à Auguste Vacquerie :
«... Croiriez-vous que j'ai en ce moment
un immense succès en Angleterre, et qu'il
me faut répondre à un tas de lettres de misses
et de ladies .'' »
Malgré l'hostilité de la plupart des
journaux français, le public fit bon
accueil au volume, si nous en jugeons
par cette lettre d'Auguste Vacquerie :
Mon cher maître, la vente va admirable-
ment. Il y a cinq mille exempFaires de partis,
ce qui est énorme pour un livre de critique.
J'avais recommandé dans le temps à Lacroix
de faire diviser les lo mille en plusieurs édi-
•'• Gusuve Simon, La Vie d'une femme.
tions; on aurait pu mettre coup sur coup
dans les journaux : — la i" édition est épui-
sée, — la 2*, etc. Il ne l'a pas fait. Je m'en
console; le procédé est un peu usé, et cela
donne à la vente un air plus sincère et plus
sérieux. J'ai donné hier à Bohné quatre lignes
qu'il va faire insérer dans tous les journaux.
— Le succès moral est au niveau du succès
matériel. Tous ceux que je rencontre ont lu
ou lisent et sont enthousiastes. — J'ai porté
le volume à Cuvillier-FIeurj, qui serait, je
crois, fort désireux de faire l'article. Je ne l'en
ai ni pressé iii éloigné; Janin dont le sort
académique est ajourné, pourrait bien recu-
ler devant l'article comme devant l'en-tête,
et alors nous serions heureux de trouver
Cuvillier-Fleury. (Sans compter que, moi, je
crois la discussion de Cuvillier-Fleury plus
utile que l'approbation de Janin.) Hier le
Siècle n'avait pas encore mis l'extrait. Cepen-
dant Havin m'a donné sa parole. Mais il est
député, et le Siècle est plein des séances de la
Chambre.
Une note du Carnet nous transcrit
une dépêche de treize journalistes espa-
gnols :
II mai [1864]. J'ai reçu à 9 h. du matin
une dépêche télégraphique datée de Madrid
8 mai, 12 h. en espagnol, avec des fautes pro-
venant de la télégraphie de Jersey. La voici :
À Victor Hugo.
Uarios periodistas es dun gracias por el recuerdo
a Cervantes Sbak/Ipeare.
13 signataires.
(Des journalistes de nuances diverses vous
rendent grâces pour vous être souvenu de
Cervantes dans votre livre sur Shakespeare.)
Lacroix se montre assez satisfait, mais
on sent quelques réticences dans sa lettre :
7 juin 1864.
...Somme toute, la vente a été belle à
l'apparition même, mais s'est brusquement
arrêtée. Nous avions fait une seule édition, et
ce à Paris, à 8.000 exemplaires. Il y en a près
de 5.000 de vendus. Comme vous avez pu en
juger, le volume est d'un luxe véritable d'im-
28.
436
NOTES DE L'EDITEUR.
pression, de papier, et le prix n'a point paru
élevé à cause de la belle apparence du livre.
Après avoir récriminé contre les jour-
nalistes qui n'écrivaient pas les articles
promis, Lacroix poursuit :
...Je ne suis point découragé pourtant,
cher Maître. Il y aura une réaction en faveur
du livre. Si la grande presse arrivait avec ses
comptes rendus favorables pour parer aux
calomnies et aux sottises de quelques préten-
dus critiques secondaires, cela ranimerait la
vente. Je ne m'étais pas illusionné d'ailleurs
sur le résultat. Un livre sérieux et élevé
comme votre Shakffpeare ne pouvait avoir
qu'un public d'élite, et, partant, plus res-
treint. Je vous l'avais dit d'avance, seulement
j'espérais vendre 8.000 exemplaires de suite.
... Je devais avoir une vente de ij.ooo
exemplaires pour couvrir les frais sans béné-
fice. J'espère encore que dans mes douze
années, j'y arriverai peu à peu.
Victor Hugo , tout en rassurant pour
l'avenir son éditeur, suspend les pour-
parlers en cours pour les Chansons des
rues et des bois que Lacroix voulait publier
à l'automne :
H. H., 12 juin [1864].
Mon cher monsieur Lacroix, dans ma
situation je suis cible, et rien n'est plus simple
que ces coalitions d'envies et de haines ;
Bonaparte s'y ajoute, les fonds secrets récom-
pensent, et les aboyeurs reçoivent, leur be-
sogne faite, les prix Monthyon de la police.
Tout cela est dans l'ordre. Ayant les avan-
tages de la situation, j'en dois avoir les incon-
vénients. Quant à vous, je ne vous apprends
rien en vous disant que toute affaire faite avec
moi peut osciller dans le commencement,
mais dans un espace de dix ans, et à plus
forte raison de douze, est immanquablement
excellente. Consultez tous les chiffres de mon
passé. Il n'y a pas, dans tous les livres que
j'ai publiés, une seule exception à cette règle.
Il faut avoir foi, savoir attendre et pouvoir
attendre. Tout est là. J'ai le lendemain. Vous
m'écrivez que vous avez vendu j.ooo ex. et
qu'il vous faut vendre 15.000 pour couvrir
vos frais. Dans un temps donné, la réaction
se faisant infailliblement pour ce livre si bê-
tement attaqué (si habilement aussi, par les
valets de plume, voyez mon livre p. 337)^'),
avant un an d'ici, vous aurez vendu vos
15.000, et vous me l'annoncerez. J'ajourne
jusque-là la publication des Chansons des rues
et des bois.
Rossini s'est tû après Guillaume Tell, je me
suis tû après les Burgraves. Guillaume Tell c\ïVitt,
les Burgraves siffles, c'est une raison pour que
l'auteur sourie et se taise. Il y a de la dignité
dans ces silences-là (^'.
En feuilletant un petit album de poche
(1864) nous y trouvons le brouillon de
cette curieuse proposition de Victor
Hugo à ses éditeurs. La lettre fut-elle
envoyée ? c'est possible , mais nous ne
la possédons pas :
MM. Permettez-moi de faire une chose
juste. Vous avez tiré à 10.000 ex. la 1" édition
de mon livre intitulé Wi S. Sur ces dix mille !^',
j'apprends qu'en six semaines (du 14 avril au
..f^'juin) vous n'avez vendu que six mille.
C'est un échec. L'insuccès, MM., doit tom-
ber sur l'auteur, non sur l'éditeur. Je vous ai
vendu le manuscrit de W. S. 35.000 fr. C'est
trop. Trouvez bon que je réduise le prix à
25.000 fr. et que j'en retranche 10.000 fr.
Vous m'avez payé 17.500 fr. comptant ;
il me reste en portefeuille votre traite de
17.500 fr. échéant fin octobre. Je vous la ren-
voie, la voici. Envoyez-moi, je vous prie, en
échange, une autre traite de 7.500 fr. seule-
ment échéant à la même époque. De cette
façon tout sera bien.
Croyez, je vous prie, à toute ma cordialité.
Au début de janvier 1865, il restait
encore 3.000 invendus. Les éditeurs
pensèrent au stratagème en usage alors
(ne l'est-il plus actuellement?) et ne
doutèrent pas du consentement de Vic-
tor Hugo :
Nous allons refaire une seconde édition de
William Shak,e§peare en utihsant le reste du
''' Zolle aussi éternel qu'Homère, ch. 2. (Voir
page 139 de cette édition.)
f" Inédite.
''1 Victor Hugo et Vacqucric annoncent 10.000 ;
Lacroix écrit 8.000.
'*' La date est restée en blanc.
HISTORIQUE DE WILLIAM SHAKESPEARE. 437
Ce qu'on ne peut nier, c'est que W^iUiam
Shakjipeare fut attaqué vigoureusement,
c'était l'inévitable réaction motivée par
le succès sans précédent des Misérables.
Une note de travail constate qu'on
avait reproché au poète de faire œuvre
de critique :
premier tirage. Nous avons songé à modifier
la couverture et le titre, cela va sans dire;
mais ce qui donnerait surtout un nouvel
attrait à la mise en vente, ce serait quelques
lignes précédant cette seconde édition, ne le
pensez-vous pas ?
Au coin de cette lettre, Victor Hugo
écrit :
Kefusé. Je ne veux que des éditions sinches.
Et il précise sa pensée dans la lettre
suivante :
H. H. 22 janvier [1865].
Mon cher monsieur Lacroix,
Mon fils F. Victor, qui est k Bruxelles en
ce moment, vous dira en détail ma réponse à
votre lettre de la semaine passée. Il y a un
point que j'ai omis. C'est la question au sujet
de la 2' édition que vous voudriez faire du
Sbak/Ipeare avec les 3.000 exemplaires restant.
Je ne suis point d'avis de faire cette édition.
Elle ne serait point vraie et réelle. Il eût été
bon de diviser, à l'époque de la publication,
le tirage de 10,000 en quatre ou cinq éditions
fort sérieuses de 2.500 ou 2.000 exemplaires
chaque. C'était l'avis de Vacquerie. Je regrette
que vous ne l'ayez point suivi. Aujourd'hui
nous serions normalement en moins d'un an
à la 4* ou î' édition vraie. Le raccommodage
que vous me proposez n'est pas bon. Il faut
laisser cette édition de dix mille s'épuiser len-
tement, mais sûrement et sincèrement. La
vraie nouvelle édition devrait être un grand
in-iS bon marché qui, loin de nuire à l'écou-
lement du reliquat in-8°, y aiderait. Ce
système des éditions bon marché servant de
prospectus et de véhicule aux éditions de
luxe a été pratiqué avec beaucoup de succès
par plusieurs éditeurs français, et a toujours
réussi depuis vingt ans, quand il s'est agi de
mes ouvrages. Je vous le recommande.
Cette édition in-i8 fut lancée; eut-
elle un meilleur sort que la première ?
C'est un rêve étrange de vouloir retirer la
critique au poëte. Qui donc, mieux que le
mineur, connaît les galeries de la mine .-*
Déjà, en 1824, Victor Hugo écrivait :
On veut que ceux qui ont du talent ne
soient jugés que par ceux qui n'en ont pasC).
On insinua, d'autre part, que l'auteur
de W-illiam Shakje§peare avait personnifié
la critique dans Zoïle ; ce passage d'une
lettre de Victor Hugo nous donne son
opinion :
Zoïle pour moi incarne la diatribe, et non
la critique. La diatribe est basse, la critique
est grande. Cette distinction est partout indi-
quée dans mon livret.
Attaquée ou louée, cette œuvre est
le plus grand hommage que Shakespeare
ait reçu de la France ; Louis Ulbach , en
l'annonçant'*', disait :
« À l'heure où la fraternité s'affirme par-
dessus les génies des peuples, il est doux de
voir notre grand poëte national donner le
signal et l'exemple, en déposant la première
couronne et le premier baiser sur le monu-
ment d'un grand poëte étranger. »
<•' Littérature et Vhilosophie mêlées (Idées au
hasard).
'*' Extrait du catalogue d'Etienne Charavay.
^'^^Le_Temps_, 18 avril 1864.
438
NOTES DE L'EDITEUR.
II
REVUE DE LA CRITIQUE.
Les attaques furent violentes et nom-
breuses; les ennemis avaient beau jeu,
car après les polémiques suscitées par le
banquet, certains critiques qui eussent
défendu le livre se renfermèrent dans un
mutisme prudent j louer Victor Hugo,
c'était désavouer le gouvernement ; Louis
Ulbach qui, en annonçant le banquet
dans le Temps du i8 avril 1864, pro-
mettait un compte rendu du livre, ne
tint pas sa promesse. Jules Janin lui-
même, dont les feuilletons étincelants
saluaient d'ordinaire l'apparition de cha-
que volume, garda le silence. Dame! il
était candidat à l'Académie et la majo-
rité des immortels était hostile à l'exilé ;
ceux qui ne voyaient pas en lui un en-
nemi politique s'abstenaient, pour ne
pas déplaire en haut lieu, de prononcer
même son nom; Janin, en parlant de
William Shak.e^eare, se serait aliéné bien
des voix; Victor Hugo le comprit,
comme l'indique cette lettre à Auguste
Vacquerie :
H. H. 2 mai.
Cher Auguste, lisez cette lettre adressée à
Janin, et envoyez-la si vous pensez qu'il la
prendra comme je l'écris, c'est-a-dire de tout
cœur. Je sens l'embarras où le jettent ces
pauvres passions envieuses de l'Académie et
je voudrais le mettre à l'aise de mon côté du
moins. Je lui demande donc de ne plus parler
de moi. Si vous êtes d'avis qu'il pénétrera
bien ce qu'il y a d'affectueux et de cordial
dans ma pensée, tra>nsmettez-lui ma lettre,
sinon brûlez-la. Ici comme en toute chose je
trouverai bon ce que votre exquis jugement
aura décidé. Je vous dis comme Cicéron à
Atticus : reHius me mea 'vides '').
Nous n'avons pu trouver la lettre à
Janin , elle a pourtant été envoyée , car
(') Inédite.
la réponse, datée du 19 mai 1864, a été
publiée par Clément Janin'''.
Des éloges imprévus, émanant d'en-
nemis politiques, déconcertent Victor
Hugo, il écrit à Vacquerie :
Étrange effet des haines et des sympathies
littéraires, seules solides, à ce qu'il paraît. Les
journaux républicains classiques m'attaquent
et les journaux bonapartistes non classiques
me soutiennent. D'autres réactionnaires m'at-
taquent, c'est vrai, ils imaginent de m'appeler
Vbomme du poisé, c'est prévu dans mon livre.
Vous avez raison de nommer la Nouvelle Revue
de Paris un nid de Sarceys, cet Amédée Rol-
land est un Sarcey; le numéro m'arrive, je
l'entr'ouvre, je vois en une ligne ce que c'est
que l'article, et je le referme sans le couper.
Vous connaissez mon habitude là-dessus. L'ab-
solu dédain. Ne pas lire. On trouvera un jour
chez moi dans un coin du grenier un tas d'ar-
ticles hostiles non coupés. Je ris quelquefois
quand je rencontre dans ce grenier toutes ces
virginités. La seule ligne que j'aie lue de l'ar-
ticle A. Rolland est celle-ci, il m'impute à
crime le Uiiior Hugo raconte' et le Che^ Uiilor
Hugp^'^\ Cela m'a suffi.
Puisque Victor Hugo a donné, parmi
ses détracteurs, une place spéciale à
Amédée Rolland, citons en premier lieu
les passages les plus violents de l'étude
qu'il consacre à William Shak,elpeare :
La Nouvelle Revue de Paris.
1" mai 1864.
Amédée Rolland.
... Le vrai titre de cet ouvrage serait : A
propos de Sbakflpeare , dit M. Victor Hugo en
C "Viiior Hugo en exil.
w M""" Victor Hugo, Uiâor Hugo raconté par
un témoin de sa vie; A. Lecanu, Che\Viâor Hugo,
par un passant.
REVUE DE LA CRITIQUE.
439
tête de ce volume: le vrai titre de cet article
devrait être : A propos de Uiêor HugOj car c'est
bien plus le poëte français du dix-neuvième
siècle que l'auteur anglais du seizième qui sera
l'objet de notre examen. En cela nous ne
nous écarterons pas autant qu'on le pourrait
croire du but que semble s'être proposé l'au-
teur. Nous émettons pour l'instant cette asser-
tion sans idée de blâme, seulement nous con-
statons ce qui nous paraît une vérité. D'autres
esprits, plus enclins à la raillerie que nous ne
le sommes, moins amoureux de l'œuvre lit-
téraire du poëte des OrientaleSj pourront, non
sans quelque apparence de raison, prétendre
que de tous les titres celui qui conviendrait
le mieixx à l'œuvre nouvelle serait : UiSior
Hug} a propos de Sbakf§peare. C'est aussi notre
sentiment.
. . . Pour ceux qui reconstitueront l'histoire
littéraire du dix-neuvième siècle, la Préface de
Cromwell et William Shakespeare seront, l'une
le haut, l'autre le bas du cadre dans lequel
est enfermée l'œuvre de Victor Hugo. Le
début et la fin se tiennent, la postface explique
et confirme la préface : ici le précepte, là la
justification du précepte mis en œuvre.
À ce titre, beaucoup plus qu'à tous les
autres, le livre présent est curieux à méditer;
il sera utile à consulter un jour. Son premier
mérite, c'est qu'il s'impose. Nul n'a le droit,
j'entends parmi ceux qui font cas de la litté-
rature, de ne pas l'ouvrir. Les uns le loueront
à outrance, sans réflexion; c'est le propre des
maîtres de traîner après eux une queue de
thuriféraires, et, si l'encensoir contient des
pavés, le ridicule n'en retombe que sur ceux
qui les lancent; les autres, et je suis de ceux-
là, se permettront, non de marchander leur
admiration au créateur de vingt chefs-d'œuvre,
mais de raisonner leurs éloges.
. . . La révolution française a ouvert des
mondes nouveaux à l'intelligence humaine;
le dix-neuvième siècle est le plus grand des
siècles, «le dix-neuvième siècle ne relève que
de lui-même, il est le fils d'une idée » ( William
SbakfSpeare, p. 505). Cette idée, qui l'incar-
nera } qui en sera le clairon ? le porte-drapeau }
quel génie le résumera .? Ni en Allemagne,
ni en Angleterre il n'est apparu, puisque vous
ne le citez point; il existe pourtant : son nom }
Le livre de M. Hugo ne le prononce nulle
part, il le sous -entend partout; la demande
est posée sur mille modes, sur tous les tons.
Le maître de la poésie nouvelle, l'initiateur
de l'idée future, le Génie enfin, le livre
laisse aux thuriféraires dont nous avons parlé
le soin de répondre, ce livre pourrait s'inti-
tuler Moi.
Le critique analyse l'œuvre de Victor
Hugo , poésie , théâtre , roman , puis re-
vient à William Shakjelpeare :
Je me faisais une fête de lire cette nouvelle
œuvre; Victor Hugo parlant de Shakespeare,
la plus grande personnalité de la poésie con-
temporaine expliquant, commentant le grand
poëte de l'Angleterre, c'eût été là une étude
attrayante, et je m'en préparais le régal. Mon
attente a été déçue : je n'ai trouvé dans
toutes ces pages que la préoccupation sans
bornes d'un amour-propre mal déguisé et la
prétention trop peu justifiée à la dictature
morale d'une société dont M. Victor Hugo
semble ne plus comprendre les aptitudes, les
besoins, les espérances.
La conclusion secrète, — bien mal cachée,
— du présent volume, la voici : «Le grand
Pélasge, c'est Homère; le grand Hellène, c'est
Eschyle; le grand Hébreu, c'est Isaïe; le grand
Romain, c'est Juvénal ; le grand Anglais, c'est
Shakespeare; le grand Allemand, c'est Bee-
thoven.»
Et le grand Français? quoi! il n'y en a
pas ? Rabelais ? non ! — Molière ? non ! Vous
êtes difficile ! — Montesquieu ? non en-
core ! — Voltaire ? fi !.. . — Alors ?... — Alors
Hugo !
Eh bien ! non.
Victor Hugo est un grand artiste, le plus
grand artiste contemporain, oui; mais il n'est
pas plus grand que Gœthe : c'est un philo-
sophe moins grand que Gœthe. Hugo est un
grand poëte, d'accord; mais les deux parties
de Fauffj mais Cbild Harold, peuvent aisément
entrer en ligne de compte avec la Légende des
Siècles. Beethoven ne représente pas seul le
dix-neuvième siècle. Il y a Gœthe, il y a
Byron, il y a Chateaubriand, il y a Balzac,
il y a Musset, — il y en a bien d'autres !
... Et de William. Sbakflpeare ? Je n'en ai
pas beaucoup plus parlé que Victor Hugo
n'en a parlé lui-même. Ce grand nom n'est
qu'une enseigne ! Le livre a été écrit pour
affirmer que la conduite des sociétés doit dé-
sormais appartenir aux Olympios et que
440
NOTES DE L'EDITEUR.
Shakespeare fut socialilte ! Ô puissance de l'or-
viétan ! profondeur de l'aberration ! À quels
sombres puits peut mener le paradoxe en-
fourché en guise d'hippogriffe ! Socialiste l'au-
teur de la Tempête ! la Tempête, cette raillerie
profonde de l'île d'Utopie de Thomas Morus !
Après cela, vous y trouverez et vous ad-
mirerez tout un chapitre sur Eschyle; un
chapitre digne du seul, du vrai Hugo, de
Victor Hugo, écrivain, poëte, penseur, un
chapitre digne de l'auteur des Burgraves enfin ;
plusieurs belles pages sur l'art pour l'art, sur
le romantisme; mais, hélas! ce qui reste dans
le cœur, après la lecture générale du livre,
c'est une profonde douleur et presque du dé-
couragement.
Songer qu'un homme comme Victor Hugo
a pris patiemment le soin puéril de torturer
sa pensée, d'enfoncer des coins dans son intel-
ligence pour aboutir à ceci : après la dynastie
de l'épée, la dynastie de l'idée ! après la dy-
nastie des conquérants, la dynastie des génies !
et, une fois ce rêve dynastique posé, il n'y a
eu dans l'humanité que deux génies : Es-
chyle I", Eschyle II (Shakespeare); — et
M. Victor Hugo, un prétendant qui voudrait
régner sous le nom d'Eschyle III !
Cela est-il assez bouffon ! se peut-il croire
que l'amour-propre d'un homme le puisse si
vite conduire dans l'insensé! Moïse, Confu-
cius, Mahomet, ne sont rien à côté de Shake-
speare ! — Mais s'il fallait, dans un siècle qui
a donné le coup de mort au droit divin, s'il
fallait, en vertu de je ne sais quelles tables de
loi descendant de je ne sais quel Sinaï, re-
commencer une fois encore une dynastie
infaillible, celle des génies, que M. Hugo ne
s'y méprenne pas : en France, ce n'est pas à
lui que la foule irait. La France a déjà tenté
une expérience semblable avec M. de La-
martine, que je n'aime ni comme poëte, ni
comme homme politique. Néanmoins, quoi
qu'en puissent dire les fidèles, Lamartine est
le prototype, Hugo l'imitateur; l'un est l'astre,
l'autre le satellite; l'un la voix, l'autre l'écho.
. . . Après 'Ui£lor Hugo raconte' par un témoin
de sa uie, la Maison de Uiitor Hugo par un pas-
sant; après la Maison de Uidor Hugo par un
passant, Victor Hugo raconte' 'çz.v Shakespeare!
Ah! c'en est trop, et après viendront encore
Shakespeare II ou Eschyle III raconté toujours
par un témoin de sa vie ! Grâce ! un peu de
répit ! Le siècle va devenir sourd à la fin ;
peut-être a-t-il, après tout, une autre be-
sogne k faire que de s'occuper uniquement de
votre incommensurable orgueil !
Lf Vays,
Journal de l'Empire.
G. DE Saint-Valry.
... Ce qui m'a le plus frappé dans la lec-
ture de cet ouvrage tumultueux et confus,
c'est de sentir presque à chaque page à quel
point son auteur était loin, et par les procédés
de sa critique et par la forme de son style,
du tempérament intellectuel et de la nature
morale des générations actuelles.
, . . M. Hugo ne se doute en vérité pas de
l'état de l'esprit français ; c'est un émigré dans
la force du terme, je ne parle pas encore une
fois de la politique, à mon point de vue, fort
secondaire en tout ceci, je ne parle que de
l'étrange retardement de cette imagination, si
puissante naguère, qui, à force de se rouler
sur elle-même, de ne plus laisser arriver jus-
qu'à elle que les hymnes de quelques disciples
fanatisés, s'est créé cette atmosphère d'aveu-
glement au sein de laquelle nous la sentons
évoluer.
Lisez ce livre soi-disant écrit sur Shake-
speare, et si vous y trouvez l'ombre d'une
méthode, l'apparence d'une idée suivie, dé-
duite et démontrée, si voiis en retirez une
information nouvelle, un point de vue, une lu-
mière imprévue sur le grand poète en l'hon-
neur duquel il a été composé, dit-on, c'est
que vous avez reçu d'en haut cette grâce spé-
ciale qui devient nécessaire pour comprendre
M. Hugo. Nous autres qui sommes des es-
prits simples, mais particulièrement déterminés
à ne pas nous laisser duper par le tapage et la
boursouflure de ce style laborieux, nous coa-
cluons que nous ne connaissons rien parmi
tout ce qui a été écrit sur Shakespeare ou à
propos de lui qui soit plus fastidieux, plus
creux, et surtout plus inutile que l'élucubra-
tion de M. Hugo.
. . .Malgré ses bruyantes prétentions d'homme
d'avenir et de progressiste enragé, quand il se
mêle de toucher à la critique ou à l'histoire,
M. Hugo n'est plus qu'un prédicant; vous
trouveriez difficilement un esprit plus fonciè-
rement sacerdotal et despotique que celui qui
REVUE DE LA CRITIQUE.
441
circule dans le livre sur Shakespeare. À tra-
vers la brume et la fumée de ces chapitres
étranges, on sent à chaque instant l'irritable
âpreté d'une âme de sectaire, le pontificat du
génie, sacerdos ma^m; c'est lui qui l'a dit.
. . . Nous contemplons avec une compassion
profonde l'aberration et l'obscurcissement de
cette nature puissante et dévoyée. Nous ne pou-
vons oublier que la même main qui a entassé
un tel fatras à propos de Shakespeare a écrit
les plus belles odes qui existent dans notre
langue et quelques-unes des plus fortes élégies
que nous possédions. Si nous avions quelque
jour le bonheur de retrouver M. Victor Hugo
dans ce monde de la poésie pure, auquel son
génie est exclusivement propre, nous sommes
certain de réveiller aussitôt l'enthousiasme et
l'admiration de nos premières années.
JJÎUuffration.
7 mai 1864.
André Lefevre.
On respecte le génie qui, après avoir donné
sa mesure, cesse de produire et jouit de sa
gloire ; mais il faut admirer celui qui , d'année
en année, sans relâche et sans vaine prudence,
sort de la postérité où sa place est marquée et
s'élance dans l'arène pour encourager les lut-
teurs.
...Victor Hugo ne définit nulle part ce
qu'il entend par génie; autant que l'on peut
interpréter sa pensée, il considère plus les
Pyramides que le Parthénon, il préfère encore
au beau le démesuré. Sans doute le beau n'est
presque jamais dans la juste mesure; mais s'il
comporte un léger excès qui donne aux formes
la vie et le mouvement, il n'existe pas sans le
nombre, le rhythme, la proportion. Sans
doute « ne pas donner prise est une perfection
négative; il est beau d'être attaquable», mais
il faut pouvoir être justifié.
Ces réserves faites, réserves absolues, et sans
nous arrêter à un bizarre passage sur Ezéchiel
et à la très amusante transfiguration du ventre,
à propos de Rabelais, nous admirerons volon-
tiers le livre consacré à Eschyle sous le nom
de Shakespeare l'ancien. C'est comme une
restitution vivante d'un monument sublime;
la prodigieuse fécondité du maître, sa variété
inépuisable, l'allure orientale et mystérieuse
de sa pensée, la gloire posthume qui le vengea
d'un exil injuste, les vicissitudes de l'unique
exemplaire de ses œuvres, emprunté par Ever-
gète aux Athéniens moyennant quinze talents
et brûlé par Omar; tout cela nous rend plus
chers les sept grands poèmes qui nous restent
de lui.
. . . Shakespeare est le pivot et le centre sur
lequel tourne le livre de Victor Hugo; mais
l'étude récente et merveilleuse que M. Taine
a faite de la littérature anglaise nous dispense
ici d'un examen plus long. Nous avons pré-
féré signaler la vie exubérante, l'enthousiasme
sincère, la noble indignation, qui animent
pour longtemps encore le grand poète exilé;
sa phrase, son imagination, ses espérances, si
vigoureuses et si ardentes qu'elles gênent ou
éblouissent les esprits froids de notre terne
époque, enfin la largeur et la générosité de sa
critique, qui cherche plus à admirer qu'à re-
prendre.
L,a Galette de France.
15 mai 1864.
A. DE PONTMARTIN.
...Jamais, non jamais on ne vit rien de
pareil en fait de chaos, de galimatias, d'am-
phigouri, d'aberration et de démence : jamais
deux grands noms ne s'accouplèrent, jamais
une montagne, que dis-je, deux montagnes
au travail ne s'unirent pour accoucher, non
pas d'une telle souris, mais d'un tel monstre;
— et d'un monstre de la pire espèce, qui
déjoue la surprise par le bâillement et la
curiosité par l'ennui.
... Ce succès de fou-rire, obtenu par des
citations, a déjà tenté quelques-uns de mes
confrères, accoutumés jusqu'ici à respecter et
à admirer, en M. Victor Hugo, l'idole de
cette popularité artificielle et bâtarde, chère
au faux peuple, à la fausse démocratie et au
faux libéralisme.
. . . Eh bien ! nous ne les suivrons pas sur
cette voie trop facile : passe encore pour les
précédents ouvrages de M. Victor Hugo ! il
y avait quelque mérite et quelque avantage à
les discuter, à s'égayer même à leurs dépens . . .
Mais avec ce William Shak^^eare , à quoi bon .''
Le procès est jugé avant d'être plaidé; ce n'est
pas un livre, ce n'est pas une série de cha-
pitres; c'est une collection de cauchemars et
de migraines... Nous rions franchement, les
28..
442
NOTES DE L'EDITEUR.
flatteurs rient sous cape, les enthousiastes rient
jaune, voilà toute la diflFérence, on dirait une
tuile, une cheminée, un aérolithe tombant
tout à coup sur la tête de ceux que n'avaient
pas dégrisés certaines pages des Misérables et
certains vers des Contemplations. Non seule-
ment cet ouvrage est accablant pour l'auteur
et pour ses disciples; mais il réagira désastreu-
sement contre les admirations antérieures,
contre tout ce qu'a produit la troisième ou
quatrième manière de M. Victor Hugo ;
œuvres brodées de bien et de mal, hachées
de pire, dont le succès éphémère a ressemblé
beaucoup plus à un coup de Bourse littéraire
qu'à un épisode intéressant pour la littérature.
...Il y a vingt-cinq ans, les haines de
M. Victor Hugo étaient littéraires : il ne
haïssait que Gustave Planche, c'est-à-dire le
critique qui lui disait la vérité. A présent,
ses haines sont collectives et sociales! il déteste,
il maudit, il insulte, avec un incroyable cy-
nisme d'expressions et d'images, quiconque
représente un pouvoir, une autorité, une règle,
un frein, depuis le roi jusqu'au juge, depuis
le professeur jusqu'au prêtre, depuis le géné-
ral jusqu'au ministre, depuis l'homme dont
la foi irrite ses chimères jusqu'à l'homme dont
le goût proteste contre ses folies.
Cette préoccupation constante de M.Hugo,
ce retour fort mal dissimulé sur lui-même à
propos des sujets qu'il traite et des auteurs
illustres dont il parle, cette obstination à faire
de l'histoire des grands poètes martyrisés, non
pas un tableau, mais un miroir où se réflé-
chit sans cesse sa figure, cette intervention
permanente — comme dirait un allemand —
du moi dans le non-moij voilà ce qui éclate à
chaque page de son livre; voilà ce qui donne-
rait à ce livre une signification et un sens, si
le délire pouvait avoir un sens, si la démence
signifiait quelque chose.
. . . Parlerons-nous des boufi^ées de haine et
de rage, des insultes que M. Hugo prodigue
çà et là à tout ce que nous respectons, à tout
ce qui nous est cher } Non : Dieu merci !
l'odieux disparaît cette fois dans le boufl^on.
. . . Aussi bien, les livres de M. Hugo n'ont
plus rien de commun avec la littérature, et
ne relèvent plus de la critique : leur mise en
vente n'est plus une publication littéraire,
mais une e'mission industrielle : on e'met les
Mise'rables ou le W^illiam Shakf§peare comme on
e'met les actions du Saragosse ou du Grand-
Central. Grâce à des prodiges d'annonces,
d'affiches et de réclames, les actions s'enlèvent
pendant une semaine ou deux : après quoi ,
il est aussi impossible de soutenir la hausse
que superflu d'annoncer la réaction. Il existe
d'ailleurs, dans les aberrations du génie, un
point où doivent également s'arrêter les admi-
rateurs et les adversaires. Nous avons suivi
M. Victor Hugo de la Bouche d'Ombre des
Contemplations à l'auge du pourceau de la
U^nde des siècles, du taudis des Thénardier
à la barricade d'Enjolras, du dictionnaire de
l'argot à la cadene des galériens, de la réponse
de Cambronne au dîner d'Ezéchiel : nous ne
le suivrons pas plus loin ; il nous mènerait à
Charenton.
Michelet, plus intransigeant que
Victor Hugo sur certains points, lui en-
voie néanmoins ce cri d'admiration :
17 avril 1864.
Je l'ai reçu, ce livre colossal et, comme
toujours, je suis stupéfié. Vous marchez d'un
pas superbe, de montagne en montagne, de
pic en pic, Maladetta, Jungfrau, Caucase,
Himalaya. C'est splendide et c'est effrayant.
Nous autres qui cherchons à suivre , telle-
ment quellement, les procédés successifs, non
interrompus, de la vie, nous sommes tenus
à la vallée. Mais nous vous regardons, géant.
La vie! sa continuité, c'est là tout ce qui
m'embarrasse. Je m'attache à la suivre, je la
veux dans sa vérité. Votre Jésus n'est pas le
mien, et dans la page sur saint Paul, vous
donnez à la grâce, à l'amour arbitraire des
élus et des favoris, de produire la justice, ce
grand amour impartial. Elle ne le peut pas
et ne le pourra pas de toute l'éternité.
Question énorme, souveraine, qui a enterré
tant de dynasties, tant de politiques diverses!
Les rois passent, elle reste, le clergé reste
aussi, jusqu'à ce que l'humanité, sur le nou-
vel autel, prenne enfin le pontificat.
Que de choses nous aurions à nous dire!
votre absence est une calamité publique.
Je vous embrasse de tout cœur, cher génie
et cher citoyen.
J. M.C)
<■' Musée Carnavalet.
REVUE DE LA CRITIQUE.
443
Le Siècle.
17 avril 1864.
Edmond Texier.
Sbakflpeare et Hugo ! Deux noms appareillés !
C'est le Titan commenté par un frère!
Qu'on ne croie pas, du reste, que l'illustre
écrivain se borne à l'examen critique de la
vie, du caractère et des œuvres de l'homme
extraordinaire qui naquit en 1564, à Stratford-
sur-Avon, dans le comté de Warwick; si
vaste que soit le sujet, Victor Hugo ne peut
s'y confiner, et sur ce grand lit shakespearien
où depuis un siècle se sont prélassés, avec
toutes leurs aises, les commentateurs, les cri-
tiques, les scholiastes et les biographes, le
poète s'allonge et fait sauter la cloison.
Pour lui, Shakespeare est le clou auquel il
accroche son manifeste, car ce livre de Victor
Hugo est comme le manifeste agrandi de cet
autre manifeste, publié il y a trente ans, et
appelé la Préface de CromweU. Un horizon en-
trevu lui fait deviner un autre horizon, il
prend son vol, s'élance dans l'espace des
idées et plane sur toutes les cimes. Shakes-
peare est un point rayonnant dans l'humanité.
Partant de ce point, Victor Hugo remonte à
tous les grands flambeaux qui ont versé sur
le monde leur rayonnement. Lisez le mer-
veilleux chapitre qui a pour titre Lxs Ge'nies,
et vous verrez passer, dans un éblouissement,
comme une flamboyante procession d'astres.
C'est le récit épique des étapes lumineuses,
le résumé de l'histoire universelle, l'addition
des chiffres qui donnent pour total la civili-
sation, et, dans ces quarante ou cinquante
pages, comme dans tout le livre, le style
bouillonne comme la lave du volcan; les
mots fouettés par le vent de l'idée se préci-
pitent, vagues puissantes, en soulevant des
flocons d'images; style fulgurant, inimitable,
qui me fait involontairement songer à cet arc
d'Ulysse que le roi d'Ithaque courbait sous
la vaillante pression de son bras, et qui, dans
les mains impuissantes des prétendants, pa-
raissait disproportionné et ridicule.
Le Charivari.
20 avril 1864.
Pierre VÉron.
Tous ceux qui ont lu et pensé à notre
époque se rappellent l'impression profonde
que laisse \ l'esprit l'entrevue de Charlemagne
et de Charles-Quint, dans cette magnifique
œuvre qu'on appelle Hernani.
Je dis : entrevue et je maintiens le mot, car il
semble — tant est puissante l'évocation —
que ce monologue devienne dialogue par
instants.
C'est la Majesté morte qui ressuscite
pour répondre à la Majesté vivante. C'est le
passé et le présent du Suprême Pouvoir qui
subissent une réciproque confrontation.
Scène splendide, sans nul doute, sujet
digne d'admiration.
Mais à mesure que j'avançais dans la lecture
du livre dont je viens de vous entretenir, un
rapprochement presque inévitable s'est offert
à ma mémoire et j'ai trouvé qu'il était un
spectacle plus émouvant encore, c'est celui
de Victor Hugo descendant dans le tombeau
de Shakespeare et causant tête à tète avec
cette ombre colossale.
Souverains pour souverains, ceux de l'In-
telligence m'ont paru autrement nobles et
grandioses! Et les premiers ont été diminués
de tout ce qui rehaussait les seconds !
Tandis qu'en effet, entre les monarques
d'Hemanij ce sont les ambitions personnelles,
les intérêts politiques, la science de l'asservis-
sement, les piètres splendeurs de la conquête
qui sont en jeu; ici, entre les deux poètes,
c'est l'Avenir de la Pensée, ce sont les pro-
blèmes de la conscience humaine, les mys-
tères de la Destinée universelle, les intérêts
du grand, du vrai, du beau!
La devise des uns était : Tout pour nous !
La devise des autres est : Tout pour tous!
Dans l'entrevue de Charlemagne et de
Charles-Quint, on peut apprendre à opprimer
les hommes; dans celle de Victor Hugo et de
Shakespeare, on apprend à les rendre meilleurs.
Mon Dieu, oui!
. . . Ce livre de William Shakespeare nous
offre cette saisissante étrangeté de voir un
esprit créateur comme celui de Victor Hugo
essayant ses immenses forces sur un terrain en
quelque sorte nouveau pour lui. Le terrain
de la critique.
Mais rassurez-vous. L'aigle ne s'est pas
laissé rogner les ailes pour entrer dans la
volière des La Harpe, des Auger, des père
BouhourSjdes Le Batteux. L'illustre écrivain
vient au contraire pour inaugurer une ère
nouvelle.
444
NOTES DE L'EDITEUR.
... Le William Shakfipeare, de Victor Hugo,
a inauguré la critique de l'admiration au lieu et
place de la critique du dénigrement.
Ce n'est pas seulement Shakespeare, c'est .
le Poète même, le Poète de tous les âges et de
toutes les nations qu'il glorifie.
Ce livre est en quelque sorte la Marseillaise
de l'Idée.
... Il faut lire surtout les chapitres intitulés
le xix' siècle et l'Hiltoire réelle. Jamais le progrès
n'avait été affirmé avec plus de persuasion,
avec plus de grandeur.
. . . Pour moi je ne sais rien de plus digne
que cette existence donnée au travail et conso-
lée par lui, que cet idéal poursuivi sans dé-
faillance, que ce labeur d'un seul au profit
de tous.
L'Académie ne sera peut-être pas contente.
Elle déclarera en mettant ses besicles sur son
nez que tel point la choque, que telle virgule
la blesse, que ce jambage est trop long et
cette phrase trop courte. Elle ne se doute pas
d'une chose, l'Académie!
C'est que l'histoire impartiale écrira un jour :
Au mois d'avril de l'an de grâce 1864, les
quarante étaient au nombre de trente-huit.
Sur ces trente-huit, trente-sept perdaient leur
temps à se brûler de l'encens sous le nez,
à ne pas faire le dictionnaire, à se déguiser en
moines, à donner des coups d'épingle dans
l'eau, à jouer au scrutin, à passer le pont
des Arts, à couronner des rosières de lettres,
à distribuer des jetons de présence à la vertu
patentée.
Pour ces trente-sept c'était le grand deside-
ratum, la question palpitante, l'aspiration
suprême que de savoir si M. Autran, de
Marseille, homme à son aise, aurait dix-huit
voix ou serait éternellement balloté entre
seize et dix-sept.
Pendant ce temps-lk le trente-huitième aca-
démicien, — un maladroit qui n'entendait
rien au bien-être, — vivait loin de son fauteuil
rembourré, remuait des idées au lieu de
remuer des boules blanches et noires, regar-
dait dans les âmes au lieu de lorgner les tri-
bunes garnies de chapeaux roses.
Des trente-sept autres, — sauf rares excep-
tions, — moi l'Histoire, je déclare que, s'il
m'en souvient, il ne m'en souvient guère.
Quant au trente-huitième, j'ai gravé son
nom sur l'airain.
Il s'appelait Victor Hugo.
he Nain jaune.
7 mai 1864.
Francisque Sarceï.
UNE THEORIE DE VICTOR HUGO.
Elle est bien singulière, cette théorie! et
voilà la première fois que je la vois formulée
avec ce ton d'affirmation dogmatique et hau-
taine. M. Victor Hugo prétend que les
hommes de génie ne relèvent pas de la critique;
qu'il faut les adorer dans leurs misères aussi
bien que dans leurs grandeurs, et que signa-
ler en eux un endroit faible, c'est faire preuve
ou d'une présomption ridicule, ou d'une
insupportable malveillance.
Mais laissons la parole au maître lui-même ;
il a une façon de dire qui n'est pas moins
étonnante que les choses qu'il exprime.
Sarcey cite certains des passages qui
« rétonnent 1) et poursuit :
Six cents pages d'admiration ! et de fortes
pages, des pages d'in-octavo ; les Oraisons fu-
nèbres j VHiffoire de Charles XII et le Gil Bios
de Le Sage tiendraient, en les pressant un peu,
dans cette énorme partition. Voilà bien de
l'encre, du papier et du temps perdus. Car
enfin, du moment qu'il ne faut qu'admirer,
sans savoir ni comment, ni pourquoi, en véri-
table brute, je n'ai pas besoin d'en lire si
long. Un dévot prétendait que toute la reli-
gion était dans le mot Dieu, qu'il répétait
sans cesse, criant à mains jointes : Dieu ! Dieu!
et s'abîmant dans cette extase. M. Victor
Hugo n'avait qu'à se mettre à genoux, et à
crier infatigablement : Shakespeare! Shakes-
peare! en nous invitant à faire comme lui.
Tout le reste était inutile.
Inutile.-' oui, sans doute, s'il ne s'agissait,
en effet, que de Shakespeare. Mais ce pauvre
Shakespeare, c'est bien lui dont on porte
l'image dans les rues; ce n'est pas lui, au fond,
que l'on chôme. Pour Victor Hugo il n'y a
qu'un grand homme au monde, et c'est
Victor Hugo.
... Ce qu'il y a de plus étrange en cette
théorie, c'est la conviction parfaite, absolue,
avec laquelle il l'applique ingénument. Il ne
prend plus la peine de penser : à quoi bon ?
La sève sait ce qu'elle fait, mais lui, par mal-
REVUE DE LA CRITIQUE.
445
heur, ne le sait plus du tout. Il ne se tour-
mente plus du soin d'écrire : pourquoi faire ?
La racine sait son métier. Mais ce métier
d'écrivain, on dirait qu'il l'oublie tous les
jours. C'est à peine si nous retrouvons, dans
quelques phrases éparses, le Victor Hugo
que nous avons tant admiré et tant aimé.
. . . Les mots se heurtent les uns contre les
autres, substantifs contre substantifs; plus de
verbes; Dieu avait créé le verbe; Victor Hu-
go, de sa grâce, le supprime. Rien de plus
étrange que cette succession de phrases courtes,
d'où a disparu le mot qui constitue toute
phrase. On ne sait plus si on Ut du français
ou du chinois.
. . . Victor Hugo ne se doute pas de l'im-
popularité profonde où il tombe peu à peu,
et du mal que lui font ceux qui le louent à
tous propos, et hors de toute mesure, comme
il aime à être loué. Le public s'est fatigué de
l'entendre appeler le Grand : voilà déjà que
l'on commence à rire.
...Quelques rieurs ont donné le branle;
voilà que tout s'effondre et que le dieu croule.
Le grand Pan est mort.
Revue des Deux-Mondes.
ij mai 1864.
George Sand.
LETTRE D'UN VOYAGEUR.
... Ce livre que je lis est grand ; il embrasse
tout, car il se répond à lui-même; et nulle
objection soulevée par telle page qui ne soit
victorieusement résolue à la page suivante :
colère et douceur, violence et caresse de la
vérité, c'est une clé qui semble ouvrir tous
les mondes de l'infini. C'est la glorification
ardente de l'idéal, mais c'est aussi l'embrasse-
ment plein d'entrailles avec le réel. C'est la
passion de la justice avec la pitié pour le mal.
Évidemment l'auteur est ici à l'apogée de sa
force, de sa lumière, de sa santé intellectuelle
et morale. Jamais son style n'a été plus
ample, et, ne lui en déplaise, plus sobre. Il
a les deux faces du talent en une seule, ses
deux ailes sont d'égale longueur. Sa prose est
aussi belle que ses plus beaux vers, son expres-
sion est immense sans être difforme, ses
images sont éblouissantes sans être confuses.
On l'aborde toujours avec un certain eflFroi,
comme on aborde la mer; mais on se calme
à mesure qu'on avance. Cet océan gronde
toujours aussi haut, mais il est, d'un horizon
à l'autre, harmonie et limpidité; il vous
communique sa force, il remplit votre esprit
de sa splendeur. Vous vous sentez tout à coup
de force vous-même à vous confier à cette
grande houle qui chante comme Amphion,
et vous abordez à tous les rivages qu'elle bat
ou caresse, sans craindre les monstres qui
menacent, sans méconnaître les esprits célestes
qui sourient.
Il a écrit ce livre pour dire que la poésie est
aussi nécessaire à l'homme que le pain. Tout
ce qu'il dit le prouve ; mais ce qui le prouve
plus que tout, la preuve des preuves, c'est la
beauté du livre. On sent qu'avec lui on monte
un échelon au-dessus de soi-même, et si l'on
ne craignait l'orgueil, on oserait dire que sa
puissance vous attire jusqu'à lui. Elle vous
épure, elle vous allège. On est fier de penser
comme lui sur les devoirs du poëte envers les
faibles; on est heureux d'entendre proclamer
sa propre foi par cette bouche d'or. Il y a de
l'archange dans le combat de cette âme ins-
pirée contre les chimères qui rugissent encore
sur les bords de l'abîme du passé, l'igno-
rance, la superstition, le mensonge, la foHe,
la cruauté, la barbarie. Quelle noble guerre
à l'égoïsme, à la peur, à la faiblesse ! quelle
vigoureuse défense des opprimés, et quel élar-
gissement offert au sentiment de l'idéal !
Comme cette acceptation sans réserve et sans
critique des grandes aspirations de la pensée
est généreuse et jeune !
Pourtant il y aurait à dire. La critique est
une législation ou un enseignement : législa-
tion, elle ne peut se passer de lois; enseigne-
ment, elle ne peut se passer de méthode. Sa
mission est de former le goût. Peut-on former
le goût.? J'en doute; mais on peut, on doit
faitre naître le besoin de goûter, et en tirant
les sens de leur apathie naturelle, on les force
à s'aider du discernement. Je ne te parle pas
ici seulement des écrivains critiques, je parle
de toi et de moi, je parle de nous tous qui,
à toute heure de notre vie, sommes appelés à
exercer notre jugement sur toutes les choses
de la nature et de la civilisation. Nous
sommes bien forcés alors de distinguer un
vice d'une vertu, une ombre d'un rayon,
une tache d'une beauté. Sans cela, nous n'au-
rions pas de raison pour admirer et apprécier
quoi que ce soit. Que nous nous trompions
446
NOTES DE L'EDITEUR.
tous et sans cesse, que les plus grands se
trompent, que Voltaire, le roi de la critique,
se soit trompé, peu importe, le fait ne
prouve rien ; il faut que la critique soit, et
Dieu a prononcé cette parole aussitôt apr^s
avoir dit le fiât lux de la poésie.
. . . Rubens et Mozart, pourquoi n'êtes-
vous pas de la couronne d'étoiles tressée par le
poëte ? Le poëte n'a-t-il de véritable enthou-
siasme, de prédilection instinctive que pour
les génies qui sont à la limite du ciel et de
l'enfer ? N'admet-il pas qu'un génie puisse
être lumière et rien que lumière, comme
Mozart? Et s'il faut, pour les nobles besoins
de sa noble thèse, que les surhumains et les
conteltés soient seuls admis dans son panthéon ,
Rubens n'a-t-il pas le droit de s'asseoir à côté
de Rembrandt? Qui donc a été, qui est
encore plus contesté que lui par la petite cri-
tique ? Et Mozart aussi , n'a-t-il pas le droit
de demander vengeance contre l'école du petit
ramage italien moderne qui le repousse encore
comme l'introducteur du prétendu nuageux
germanique en Italie ? — Mozart nuageux !
Mozart, le fils du lac et du soleil !
... Le poëte n'a pas voulu seulement déifier
les poëtes. Il n'a pas voulu dire que, dans
cette race incapable d'avancer. Dieu a jeté de
siècle en siècle quelques êtres d'exception des-
tinés à lui crier : « Nous marchons sans toi.
Nous sommes seuls élus; tu auras besoin,
toi, pour exister, des lentes découvertes de la
science. Nous venons de Dieu directement ; tu
es né, toi, du chêne ou du rocher. »
Non ! il y a un chapitre magnifique sur les
âmes qui prouve bien que, si Dieu verse plus
de lumière sur une tête que sur une autre,
c'est par de mystérieux desseins sur toutes.
Pourquoi cet atome, pareil aux autres atomes,
devient-il Homère ou Hésiode ? C'est parce
que le moment est venu où l'humanité,
enceinte de ces génies, peut et veut les mettre
au monde. Ils sont initiés au prodigieux,
mais ils ne sont pas nés du prodige. Ils nous
appartiennent, ils sont notre chair et nos os.
Virtuellement nous sommes tous Homère ou
Mozart, ou Rubens. Tous les glands de la
forêt ne donnent pas de beaux arbres, mais
dans tous les glands il y a le germe d'une
forêt de chênes. Donc tout homme en qui la
sève divine n'a pas été étouffée ou détournée
de sa fonction est un homme complet. Les
grands poëtes sont des hommes réussis, mais
ils ne sont rien de plus que des hommes, et
c'est pour cela que nous les aimons.
. . . Victor Hugo est resté le plus jeune de
sa génération. Il est encore violemment ému
des clameurs humaines, à ce point qu'il
semble ne pas distinguer les petites des
grandes. Un jardinier qui traite les rossignols
de "vilaines bêtes l'irrite autant que Saturne
dévorant ses enfants; heureux .privilège de
cette jeunesse exubérante ! il a au service de
son indignation autant d'éloquence pour
maudire l'un que pour railler l'autre. Il n'est
pas de ceux dont on peut dire : vous verrez
qu'il se calmera ! non ; il se jouera toujours
avec la foudre. C'est son élément. Il aura
passé sa vie à foudroyer, frappant quelquefois
à faux, mais toujours fort, oubliant Mozart
aujourd'hui, ne pardonnant peut-être pas
demain à Goethe. Mais que de vers sublimes,
que de prose magnifique, que d'images
éblouissantes, que de vigueur et d'abondance
nous aurions perdus, s'il se fût laissé tout
doucement vieillir !
^evue Française.
\" juin 1864.
E. DES ESSARTS.
... « À l'occasion de Shakespeare toutes les
questions qui touchent à l'Art se sont présen-
tées à son esprit. » Shakespeare n'occupe donc
que quelques chapitres de ce long ouvrage.
La plupart du temps il disparaît « derrière son
introducteur». Nous le disons franchement,
sans songer à en tirer un grief contre M. Vic-
tor Hugo. Sachons échapper au travers assez
commun chez les lettrés de demander aux
romanciers ou aux poëtes autre chose que ce
qu'ils nous promettent et d'appliquer à un
volume de sonnets des exigences tolérables
pour un poëme épique. Plus d'un a reproché
à M. Victor Hugo sa perpétuelle intervention
dans ce livre. Cette intervention n'est-elle
pas annoncée par les premières lignes ? Est-il
d'ailleurs d'un médiocre intérêt de voir l'un
des plus beaux génies de notre temps se repo-
ser de l'invention dans le recueillement et
nous donner le résultat de ses rêveries et de
ses recherches à l'appui de ses odes, de ses
romans, de ses drames ? Un poëte qui se fait
critique une fois de plus, un maître qui veut
juger ses aînés, l'auteur de Kuy Bios et de
REVUE DE LA CRITIQUE.
447
Notre-Dame parcourant l'histoire littéraire et
selon ses préférences choisissant ses stations;
le penseur étudiant les relations futures de
l'art avec la société, voilà ce que l'on trouve
dans ce livre. Connaissez-vous un spectacle
plus intéressant, plus digne d'attention et de
respect ? « Ne pas admirer Eschyle, » dit avec
raison M. Victor Hugo, « est un signe de mé-
diocrité». Rester indifférent à ce livre serait
un acte d'irrévérence et d'ingratitude envers
le génie.
... « Ily a des hommes-océans, » dit quelque
part réminent critique en parlant de Shake-
speare et de tous ceux qu'il lui associe. Cette
métaphore indique les limites de l'admiration
de M. Victor Hugo. Où n'est pas la tempête,
il ne daigne pas reconnaître la majesté et la
grandeur. En réalité qu'est-ce que cette liste
si restreinte et dont nous combattons l'exi-
guïté } c'est en quelque sorte le tableau généa-
logique des aïeux littéraires de M. Victor
Hugo, c'est la famille poétique de celui qui
a dressé Éviradnus à la hauteur des Titans
féodaux d'Alighieri et qui a sculpté les gigan-
tesques figures de Job et de Barberousse dans
le rocher même où se débattait Prométhée
enseveli. Mais ce groupe restreint, si imposant
qu'il soit, ne nous représente pas tous les
grands initiateurs de l'humanité; Dieu merci,
l'humanité est plus riche, et jamais elle ne
consentira à se laisser ravir une partie de ses
plus purs trésors par un poëte trop grand
pour ne pas régler ses préférences sur ses affi-
nités !
Il y a parenté entre M. Victor Hugo et
ceux pour lesquels nous professons du reste
une admiration aussi fervente quoique moins
limitée. Autrement les comprendrait-il à ce
degré de pénétration et de profondeur auquel
personne n'a atteint avant lui .'' une si rare
intelligence de créations complexes et parfois
énigmatiques ne peut s'expliquer que par des
liens impérieux, par d'occultes sympathies
qui, en traversant les siècles, ont fait revivre
l'œuvre des morts aux yeux du noble vivant
qui les interrogeait. Cette revue des génies
est une perpétuelle évocation, le vrai aperçu
à travers le grand, la vision, à la fois réelle
et idéale, des poètes qui sont aussi des géants,
la ressemblance humaine fixée et la parcelle
divine saisie dans les êtres d'action et de mys-
tère qui ont fait entrer dans leur œuvre la
vie toujours, souvent l'infini !
Après avoir regretté que Bossuet ne
figure pas dans la liste des génies,
E. des Essarts ajoute :
Enfin nous ne pouvons comprendre que
Gœthe soit également rejeté au nom de l'In-
fini, Gœthe, le poëte surhumain des deux
Fauffj qui dans son œuvre a fait tenir la lutte
moderne de l'âme humaine entre le Doute et
la Foi, lutte aussi épique, aussi formidable
que le grand duel d'Ilion ; les obsessions du
passé gothique représentées par Méphisto-
phélès et le cœur de Brocken ; la nostalgie de
l'antiquité personnifiée dans l'évocation d'Hé-
lène, le rêve des dieux inconnus et de l'éter-
nel Féminin ; œuvre immense qui traverse le
Paganisme, le Moyen- Age, la Renaissance,
le scepticisme voltairien, le panthéisme germa-
nique ; épopée religieuse qui va d'Hésiode à
Hegel ; troisième œuvre cyclique de l'huma-
nité.
... On a vu quels génies l'Esthétique de
M. Victor Hugo reconnaissait pour maîtres
et modèles de l'Art, et quel était à travers les
siècles son invariable critérium, la présence ou
le défaut d'infini. Les exigences ne s'arrêtent
pas là. Mais dans son principe essentiel elle
est indépendante et large. La première formule
qu'elle pose, supprime toutes les formules
restrictives et pédantesques. Ce n'est rien que
«liberté dans l'art». V)ilà ce qui assure à
M. Victor Hugo une originalité de critique
non moins grande que son originalité lyrique
et dramatique. C'est d'avoir fondé son esthé-
tique sur la ruine de toutes les règles factices,
de tous le^ procédés d'école, de toutes les
conventions. Par là, ne fùt-elle pas rehaussée
par les splendeurs de style, de la Préface de
Cromwell à William Shakespeare^ cette esthé-
tique serait profonde et durable. « L'Art est
libre.» Quelle parole plus féconde, plus
conforme à la Raison a jamais été jetée dans
le monde ! quel retentissement elle a eu,
quels résultats elle a produits depuis trente
ans ! Toute œuvre personnelle et vivante à
répondu à ce cri de liberté. Tout critique
supérieur s'est imposé comme un devoir de
respecter la franchise de l'inspiration, et de
substituer la complète intelligence des œuvres
à l'ancienne confrontation avec ces poétiques
qui ne prévoient pas les poètes. Une révolu-
tion a donc été faite dans l'Art parmi ceux
qui créent et parmi ceux qui jugent, en vertu
448
NOTES DE L'EDITEUR.
de quatre ou cinq principes inaugurés, pro-
clamés, rajeunis sans cesse par l'initiateur
Victor Hugo.
Malgré les dissidences qu'il provoquera et
les contradictions respectueuses qu'il fera
naître, un tel livre ne peut en résumé
qu'ajouter à la gloire si complète de M. Vic-
tor Hugo. C'est le couronnement de son
œuvre critique. Il est de la destinée de
M. Victor Hugo de nous donner des chefs-
d'œuvre depuis une douzaine d'années. Ro-
mancier, il a, dans quelques parties des
Misérables, laissé bien loin derrière lui Notre-
Dame de Paris; poëte , il n'a pas été plus pathé-
tique que dans les Contemplations, plus sublime
que dans la he'gende des siècles. Critique, il n'a
jamais déployé plus d'intuition et de logique
éloquente que dans cette rédaction définitive
de l'esthétique dont il avait fourni simultané-
ment les exemples et les préceptes.
Le Alpi. - Turin.
3, 5 et II janvier i86j.
Angelo Brofferio.
... Je cherche à réconforter mon âme par
la lecture, bien des fois répétée, du dernier
ouvrage de Victor Hugo qui, comme vous
le savez, est depuis environ quarante ans, un
incorrigible révolutionnaire en littérature, en
philosophie, en politique et en beaucoup
d'autres choses.
... Ce nouveau livre de Victor Hugo ,
intitulé William Sbakfipeare, fut très censuré
dans les régions officielles, spécialement dans
les sphères dirigeantes de Paris, de Rome, de
Madrid et même un peu de Turin ; il fut
même un peu ridiculisé et un tant soit peu
calomnié aussi.
. . . Victor Hugo proteste dans les premières
pages de son livre qu'il ne veut pas faire un
commentaire aux œuvres de Shakespeare ;
mais que son vrai but est de saisir des occa-
sions de la vie et des écrits de l'illustre Anglais
pour exprimer ses propres pensées sur chaque
argument qui se présente devant lui, passant
en revue les choses d'ici-bas en les examinant
sans entraves, avec la plus grande liberté de
jugement. Moi aussi, je ferai de même...
... Y a-t-il des idées nouvelles dans ce livre ?
Tout est nouveau ; et même les pensées que
vous avez déjà eues vous-même, que d'autres
ont déjà eues, vous les trouvez nouvelles, par
la forme neuve dont elles sont revêtues. Mais
ce qui me ravit par-dessus tout, c'est l'atmo-
sphère dans laquelle notre auteur nous incite
à vivre, atmosphère qui n'a aucun des cent
miasmes qui infectent cette terre misérable,
atmosphère échauffée des rayons les plus lim-
pides et les plus ardents du soleil, qui vous
enlèvent, sans que vous vous en aperceviez,
aux extases du ciel.
. . . Travailler pour ouvrir les yeux au
peuple, voilà, s'écrie l'exilé de Jersey, la
nécessité la plus urgente de l'époque, la mis-
sion la plus noble de l'intelligence. A l'œuvre
donc, poursuit-il, à l'œuvre tous, avec en-
train, avec une volonté inébranlable, dans un
but religieux.
« Il s'agit de construire. Mais quoi con-
struire ? Où construire ? De quelle façon
construire ?
« Construire le peuple. Le construire dans
le progrès. Le construire par la lumière. »
A développer ces problèmes Victor Hugo
emploie deux chapitres surprenants. Le pre-
mier s'intitule : Les EJprits et les masses. Le
second : Le beau serviteur du 'vrai. Deux titres
qui sentent horriblement la démocratie. . .
... La transformation de la masse en peuple
est la grande œuvre qui veut être entreprise.
Et à qui en appartient l'initiative .-• Aux
hommes de l'intelligence, aux écrivains, aux
orateurs, aux poètes en première ligne. Le
poëte, crie Victor Hugo, a charge d'âmes.
Fermement, Victor Hugo est le poëte de la
canaille.
BroflFerio suit le développement de
Victor Hugo. «Un relèvement moral est
nécessaire. . . La question sociale veut
aujourd'hui plus que jamais être placée
dans le sentiment de la dignité hu-
maine. »
... Que les écrivains se mettent au travail!
Mais en France, l'écrivain appartient le plus
souvent à une caste, alors que son vrai but
devrait être de faire le peuple.
... Le beau doit servir le vrai, sinon le beau
est inutile. Victor Hugo s'insurge ensuite
contre les partisans de l'art pour l'art. La
muse est faite pour chanter, pour aimer,
pour croire, pour prier; ce n'est pas le néant
qu'elle doit chanter, mais l'idéal ; ce n'est pas
REVUE DE LA CRITIQUE.
449
elle-même qu'elle doit aimer, mais l'huma-
nité ; ce n'est pas au dogme qu'elle doit
croire, mais au progrès ; ce n'est pas l'idole
qu'elle doit prier, mais l'infini.
. . . Honneur à qui se sacrifie. . . Avec ces
règles générales, Victor Hugo passe en revue
le peu d'écrivains qui ont vraiment servi l'hu-
manité par les voies qu'il a prescrites. Non
Virgile, mais Homère; non Horace, mais
Juvénal; ni David ni Salomon, mais Job et
Isaïe; non Raphaël, mais Michel-Ange; non
Pope, mais Shakespeare; non Tite-Live, mais
Tacite; non Arioste, mais Dante, et quelques
rares encore de même trempe sont les génies
que notre poëte place sur un piédestal.
Il est impossible dans la brièveté de
quelques articles de résumer les jugements
solennels de l'auteur sur la vie et sur les
œuvres de ces génies immortels.
Après avoir reproduit les traits sous
lesquels Victor Hugo nous présente ces
divers génies, Brofferio songe à con-
clure :
J'ai écrit Fin : cela pour ne pas être obligé
de continuer; car, si cela dépendait de moi
seul, avec William Shakespeare et avec Vic-
tor Hugo, je craindrais de ne jamais en finir.
Après cette déclaration, pour m'arracher au
péril de manquer à ma parole, permettez-moi
de vous dire en peu de mots que s'il vous
presse de savoir avec quelle magnifique élo-
quence, quelle finesse de critique, quelle
haute philosophie, quel élan généreux de
patriotisme, le grand poëte va discourant de
la vie et des œuvres de Shakespeare pour
l'instruction de notre siècle, vous n'avez pas
d'autre moyen que celui de faire vous-même
connaissance avec son œuvre, d'en retourner
chaque feuillet et d'interroger chaque page
qui vous donnera des réponses sublimes.
. . . Aux artistes, aux savants, je recomman-
derai les pages qui traitent particulièrement de
critique artistique, littéraire et scientifique:
non la critique des scholastiques, des rhéteurs,
des pédants, misérables balayeurs de gymnase,
tourmenteurs éternels de l'esprit ; mais la cri-
tique qui se libère de ses chaînes, se dégage
des règles, et s'élève hors des sottises des
méthodistes pour suivre le progrès de l'intelli-
gence humaine vers les voies du ciel.
... En confrontant l'art avec la science,
Victor Hugo pense qu'il y a une diversité
totale entre eux. Et laquelle .■* — La science,
dit-il, est perfectible : l'art non. Pourquoi .*
Parce que le progrès est le mouvement de la
science : l'idéal est la genèse de l'art.
. . . Quel vaste champ de méditation sur ces
lignes qu'avec beaucoup de peine j'ai extraites
de pages si éloquentes !
Mais il est temps de conclure.
L'histoire de la réalité, en remplacement
de l'histoire trompeuse jusqu'ici prévalente,
est le symbole qui se tient au faîte de l'œuvre
comme conclusion pratique des idées éparses.
L'auteur, jetant un regard sur le dix-neu-
vième siècle, affirme que l'ère présente est
fille de la Révolution, et que malgré les
obstacles, le siècle agitateur va de l'avant
avec la torche révolutionnaire.
Non certes avec la torche des proscriptions,
des incendies, des gibets; mais avec le flam-
beau de l'intelligence qui examine, qui étu-
die, qui travaille, qui agit pour tirer les foules
de l'ignorance dans laquelle elles gisent.
Les libres penseurs, les poètes, les écrivains,
les historiens, les philosophes, les orateurs
contemporains sont tous fils de la Révolution.
La liberté chétive de 1789, affermie en 1793,
les a bercés dans les langes, les a nourris du
lait de son sein. Ils ont tous, et certains sans
le savoir, de ce lait dans les viscères, de cette
moelle dans les os, de cette énergie dans la
volonté, de cette révolte dans le raisonnement,
de ce feu dans l'âme.
Brofferio suit le thème de Victor Hugo :
Les hommes de la violence sont sur le
point de disparaître. La chair à canon pense
désormais elle aussi; elle aussi s'éveille, et
perd l'enthousiasme d'être mitraillée. Les héros
(je cite et je traduis de nouveau) les héros
ont un ennemi, et cet ennemi se nomme la
finance. Le plus grand guerrier des temps
modernes n'est pas Napoléon, c'est Pitt,
Napoléon faisait la guerre, Pitt la créait.
... Nous les admirerons encore, dit Victor
Hugo, nous les admirerons toujours ces
foudres de guerre, à condition de ne plus les
revoir jamais.
... Il est temps que commence la dynastie
de l'esprit; l'heure des penseurs est pour son-
ner : la civilisation consacrée à la vraie gloire
450
NOTES DE L'EDITEUR.
les reconnaît pour ses artisans : leur lignée
s'irradie, et le reste s'obscurcit; comme le
passé , l'avenir leur appartiendra ; cet avenir est
confié à Dieu. Tout cela, selon Victor Hugo,
sera une reconstruction de l'histoire des
hommes et du monde. Voulons-nous la
refaire vraiment ? La refaire sérieusement ?
i86j est chargé de répondre ce qu'il faut.
III
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
William Shakf^eare. — Paris, Librairie
internationale, rue de Grammont, n° 13,
A. Lacroix, Verboeckhoven et C'% éditeurs à
Bruxelles, à Leipzig, à Milan et à Livourne
(J. Claje, imprimeur, rue Saint-Benoît, n° 7),
1864, in-8°, couverture imprimée. Édition
originale; publiée à 7 fr. jo.
William Shak/fpeare. — Deuxième édition.
Paris, Librairie internationale, boulevard
Montmartre, n° ij, au coin de la rue Vi-
vienne, A. Lacroix, Verboeckhoven et C'%
éditeurs à Bruxelles, k Leipzig et à Livourne
(imprimerie L. Poupart-Davyl), 1867, in-i8.
Première édition in-18, publiée à 3 fr. jo.
William Shak.elpeare. — Édition définitive.
Philosophie, II. — Paris, J. Hetzel et C",
rue Jacob, n° 18; A. Quantin et C", rue
Saint-Benoît, n" 7 (imprimerie A. Quantin),
1882, in-8°. Prix,: 7 fr. jo.
William Shakf§peare. — Petite édition défini-
tive, Hetzel-Quantin, in-i6 (s. d.) à 2 francs
le volume.
William ShakfSpeare. — Édition collective.
Philosophie, IL — Paris, Librairie du Victor
Hugo illustré, rue Thérèse, n" 13 (impri-
merie P. Mouillot (s. d.), 1892, grand in-8'';
couverture illustrée. A paru d'abord en 17 li-
vraisons à 10 centimes. Le volume : 4 francs.
(Publié avec hittérature et Philosophie mêlées et
Paris.)
William Shakespeare. — Réimpression de
l'édition précédente, publiée séparément. Prix :
2 francs.
William Shakespeare. — Édition nationale.
Philosophie, II. — Paris, Emile Testard
et C", éditeurs, rue de Condé, n° 18 (typo-
graphie G. Chamerot et Renouard), 1894,
in-4°. Cinq compositions hors texte. 30 francs
le volume.
William Shakespeare, — Édition à 25 cen-
times le volume; cinq volumes in-32, Jules
RouflF et C", Paris, 1902.
William Shakespeare. — Édition Nelson.
Paris, rue Saint- Jacques, n° 189, 1913. Prix :
I fr. 2j.
William ShakfSfeare. . . — Édition de l'Impri-
merie nationale. Paris, Paul Ollendorff. —
Albin Michel, éditeur, rue Hujghens, n° 22,
1936, grand in-8°.
IV
NOTICE ICONOGRAPHIQUE.
1886. Édition Hébert. Deux compositions
de François Flameng. — Il se mit pour vivre
à garder les chevaux ... — A partir de 161} ,
Shakespeare relie à sa maison de New-Place . . .
Gravées par A. Mongin et R. de Los Rios.
1892. Édition du Victor Hugo illustre. —
Portrait de William Shakespeare. — Hamlet.
— Kome'o et Juliette. — Compositions de
E. Hillemacher gravées par Méaullc.
NOTICE ICONOGRAPHIQUE.
451
1864. Édition nationale Emile Testard,
in-4°. Cinq compositions de Jacques Wagrez :
Sbakffpeare. — Opbélie. — Koméo et Juliette. —
Macbeth. — L.es joyeuses commères de Windsor.
Gravées à l'eau -forte par Louis Ruet et
F. Jeannin.
1936. Edition de l'Imprimerie nationale.
Portrait de Victor Hugo (Maison de Victor
Hugo). Couverture de l'édition originale. —
Portrait de Shakespeare et maison natale de
Shakespeare (Édition Jaggard 1623). — Quatre
fac-similés : titre du manuscrit, une page du
manuscrit, une page du manuscrit de la Pré-
face pour la nouvelle tradultion de Sbakffpeare et
une épreuve corrigée par Victor Hugo.
ILLUSTRATION DES ŒUVRES
REPRODUCTIONS ET DOCUMENTS
PHILOSOPHIE. — II.
29
WILLIAM
SHAKESPEARE
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
13, RUI D£ CRAMMONT, IJ
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN ET C% ÉDITEURS
A BRUXELLES, A LEIPZIG, A MILAN ET A LIVOURNE
M DCCC LXIV
Couverture de l'Edition originale.
455
29.
POK-TtATT ©B WiLLUM ShAKESPEAXB. (ÉdITION JaGGA&D^ 1623.)
455 ^ù
Maison natale de Shakespeare À Stratford-sur-Avon.
(Edition Jaggard, 1623.)
457
^
^ /^^;^0^'Av
^^.-^^, 4c^A*^ -^7^-», ^;-/;-
y 0-7 it-^9^^t^^**
^: yi
//*^
Fac-similé du manuscrit, deuxif.me partie. (Voir page ii8.)
459
PI. 1. ^éhSespeare. p^ ^,^^
^ PREMIÈRE PARTI^.'IC.i^
(V|, -V i^^ .
\ Il y a une douzaine d'années, dans une île '^'-
voisine des côtes de France, une maison, d'as-^".
(?^
A^l
pect mélancolique en toute saison, devenait par- / rf^-j
ticulièrement sombre à cause de l'hiver qui^ J^^
commençait. Le. vent d'ouest, soufflant là en ' ' *^
pleine liberté, faisait plus épaisses encore sur ^^''^^(p^^^^'^^a
cette demeure toutes ces enveloppes de brouil- '^/mM^'*^
flard que novembre met entre la vie terrestre
etfle soleil. Le soir vient vite en automne / la /j
petitesse des fenêtres s'ajoutait à la brièveté
des jours et aggravait la tristesse crépusculaire
de la maison.
La maison, qui avait une terrasse pour toit,
était rectiligne, correcte, carrée, badigeonnée
de frais, toute blanche. C'était du méthodisme
bâti. Rien n'est glacial comme cette blancheur
anglaise. Elle semble vous offrir l'hospitalité de
la neige. On songe, le cœur serré, aux vieilles
baraques paysannes de France, en bois, joyeuses
et noires, avec des vignes.
A la maison était attenant un jardin d'un
Fac-similé d'une épreuve corrigée par Victor Hugo.
461
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Fac-similé de la Puéface
ŒUVRES POSTHUMES DE VICTOR HUGO
POST-SCRIPTUM DE MA VIE
PHILOSOPHIE. — n. 3°
mrBiMaiE katioxiu.
AVERTISSEMENT DE L'EDITEUR.
Dans une note placée en tête de l'édition originale de Voli-Scriptum
de ma uie, Paul Meurice disait : «Il y a deux parts à faire de ces
pages, la part littéraire et la part philosophique : dans la première, les
idées sur Fart, la poésie et les poètes ; dans la seconde, les hautes
méditations sur l'âme et la destinée, sur la création et sur Dieu».
Paul Meurice avait intitulé la première partie : UE^rit} la seconde,
l'Âme.
Des Tas de V terres, pensées choisies selon le sujet de chaque divi-
sion, séparaient les morceaux importants.
Nous avons respecté ce classement, mais nous avons dû enlever
de Volî-Scriptum de ma uie certains récits que nous avons restitués au
Reliquat de William Shakf^eare : on vient de les lire. Nous les
avons remplacés ici par des chapitres inédits j quant aux Tas de
Pierres, nous les avons enrichis d'une centaine de pensées. C'est donc
une édition en partie originale que nous of&ons aujourd'hui aux
lecteurs.
30.
F/9fI^'f
/yn
A
Fac-similé du titre Écrit par Victor Hugo
en tete du manuscrit original de pojt-jcriptum de ma vie.
L'ESPRIT
TAS DE PIERRES.
I.
O écrivains, mes contemporains, vous nés avec le siècle, et vous plus
jeunes, avenir vivant de la France, je vous salue et je vous aime.
Les écrivains et les poètes de ce siècle ont cet avantage étonnant qu'ils ne
procèdent d'aucune école antique, d'aucune seconde main, d'aucun modèle.
Ils n'ont pas d'ancêtres, et ils ne relèvent pas plus de Dante que d'Homère,
pas plus de Shakespeare que d'Eschyle. Les poètes du dix-neuvième siècle,
les écrivains du dix-neuvième siècle, sont les fils de la Révolution fran-
çaise.
Ce volcan a deux cratères, 89 et 93. De là, deux courants de lave. Ce
double courant, on le retrouve aussi dans les idées.
Tout l'art contemporain résulte directement et sans intermédiaire de cette
genèse formidable. Aucun poëte antérieur au dix-neuvième siècle, si grand
qu'il soit, n'est le générateur du dix-neuvième siècle. Nous n'avons pas un
homme dans nos racines, mais nous avons l'humanité.
Si vous voulez absolument rattacher la littérature de ce siècle à des hommes
antérieurs à notre époque, cherchez ces hommes, non dans la littérature,
mais dans l'histoire, et allez droit à Danton, par exemple. Mais ce mouve-
ment vient de plus haut que les hommes. Il vient des idées. Il est la Révo-
lution même.
1863.
J'aime tous les hommes qui pensent, même ceux qui pensent autrement
que moi. Penser, c'est déjà être utile, c'est toujours et en tout cas faire effort
vers Dieu. Les dissentiments des penseurs sont peut-être utiles. Qui sait.'' Au
fond, tous vont au même but, mais par des voies différentes. Peut-être est-ce
Dieu même qui veut que les routes soient diverses pour que le genre humain
ait plus d'éclaireurs. A force de battre les buissons des idées, les philosophes
même les plus lointains et les plus perdus finissent par faire lever des
vérités.
474 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
J'écrivais cela un jour à un rêveur, autrement rêveur que moi, qui voulait
m'entraîner dans sa croyance et j'ajoutais : — Je vous suivrai donc du regard
dans votre route, mais sans quitter la mienne.
[1845-1850.]
J'appartiens à Dieu comme esprit et à l'humanité comme force. Pourtant
l'excès de généralisation mène à s'abstraire, en poésie, et à se dénationaliser,
en politique. On finit par ne plus adhérer à sa vie et par ne plus tenir à sa
patrie.
Double écueil que je tâche d'éviter. Je cherche l'idéal, mais en touchant
toujours du bout du pied le réel. Je ne veux ni perdre terre comme poëte,
ni perdre France comme homme politique.
[Février 1874.]
L'art existe de plein droit, aussi naturellement que la nature. L'art, c'est
la création propre à l'homme. L'art est le produit nécessaire et fatal d'une
intelligence limitée comme la nature est le produit nécessaire et fatal d'une
intelligence infinie. L'art est à l'homme ce que la nature est à Dieu.
[1833-1836.]
La poésie contient la philosophie comme l'âme contient la raison.
[1830-1832.]
La logique est la géométrie de l'intelligence. Il faut de la logique dans
la pensée j mais on ne fait pas plus de la pensée avec la logique qu'un
paysage avec la géométrie. Les figures abstraites, rigoureuses, parfaites et
absolues ne se superposent pas plus aux choses de l'homme et de la vie
qu'aux choses de la création.
[1840-1844.]
L'intelligence est l'épouse, l'imagination est la maîtresse, la mémoire est
la servante.
[1830-1832.]
TAS DE PIERRES. - I. 475
Quand l'homme de guerre a fini sa besogne de héros, il rentre dans sa
maison et pend son épée au clou. Il n'en va pas de même pour les penseurs.
Les idées ne s'accrochent pas au clou comme les épées. Quand le philo-
sophe, quand le poëte se repose, ses idées continuent de combattre. Elles
s'en vont en liberté, comme des foUes sublimes, tout briser dans les mau-
vaises âmes et remuer le monde.
[1844-1848.]
L'intelligence et le cœur sont deux régions sympathiques et parallèles 5
l'une ne s'élargit pas sans que l'autre s'agrandisse j l'une ne se hausse pas sans
que l'autre s'élève.
Dans le domaine de l'art, il n'y a pas de lumière sans chaleur.
Les idées sont des épées vivantes qui, une fois forgées par le génie,
prennent des ailes et combattent toutes seules et sans avoir besoin d'une
main qui les tienne.
^ [1847-1848.]
Les lettrés, les érudits, les savants, montent à des échelles 5 les poètes et
les artistes sont des oiseaux.
[1840-1844.]
Voulez-vous voir d'un seul coup d'oeil, dans une sorte d'abrégé clair,
frappant, profond et vrai, qui donne la solution en même temps que le pro-
blème, la figure de beaucoup de questions et entre autres de la question litté-
raire de ce siècle, regardez un chêne au printemps : vieilles racines, tronc
vieux i vieilles branches, feuilles vertes, fraîches et nouvelles. La tradition et
la nouveauté, la tradition produisant la nouveauté, la nouveauté surgissant
de la tradition. Tout est là.
[1838-1840.]
L'homme, même le plus vulgaire et le plus positif j comme on dit de nos
jours, a besoin de rêverie. Ne fat-ce qu'un instant. Ne fût-ce qu'un éclair,
il lui en faut. Mais toutes les âmes n'ont pas le don merveilleux de rêver
spontanément. Ce qui fait que la musique plaît tant au commun des
hommes, c'est que c'est de la rêverie toute faite. Les esprits d'élite aiment
la musique, mais ils aiment encore mieux faire leur rêverie eux-mêmes.
[1840-1844.]
4/6 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Plus la pensée tombe de haut, plus elle est sujette à s'évaporer en rêverie.
Gavarnie, 31 août [1843.]
La pensée d'un homme de génie est une vrille sans fin. Le trou qu'elle
fait va toujours s'approfondissant et s' élargissant.
[1836.]
On s'étonne de voir les hommes de génie au milieu d'une foule d'assail-
lants lutter seuls contre tous, et l'on s'émerveille de les voir vaincre. On se
trompe, ils ne sont pas seuls. Dans cette sombre mêlée d'idées et de haines
qui les entoure, ils ont deux déesses invisibles, deux guerrières célestes qui
combattent pour eux, et qui sont invincibles comme dans l'Arioste et invul-
nérables comme dans Homère. Ces deux redoutables auxiliaires sont la rai-
son et la vérité; la raison, qui est la lumière humaine j la vérité, qui est la
lumière divine.
[1842-1844.]
Il y a une sorte de solitude hautaine qui semble nécessaire aux géants et
aux génies. Certains esprits immenses semblent isolés dans leur siècle. Ni le
chêne ne souffre à côté de lui de grands arbres, ni le soleil de grands astres.
Ce sont là comme des ébauches et des... ^'^ de la solitude de Dieu.
[i8j9-i86o.]
Je ne suis pas bégueule devant l'art et devant la nature. J'accepte. Donnez-
moi le Parthénon, l'Alhambra, le Munster, la grande Pyramide, la tour de
porcelaine, donnez-moi Sainte-Sophie, Heidelberg, le Kremlin, l'Escurial;
donnez-moi les cathédrales, les mosquées, les pagodes j donnez-moi Phidias
et Michel- Ange, Eschyle et Dante, Shakespeare et Lucrèce, Job et Molière;
donnez-moi la forêt, l'étang, le lac, la grande plaine rousse, le pré vert, des
tas de papillons, des volées d'aigles, le Sahara avec son lion, Paris avec son
peuple; donnez-moi la montagne, la mer, l'homme, la femme, le vieillard,
l'enfant, le ciel bleu, la nuit noire, la petitesse du colibri, l'énormité des
constellations; c'est bien; j'aime tout; je n'ai pas de préférence dans l'idéal
et dans l'infini; je ne fais pas le délicat; je ne fais pas le difficile; je ne fais
pas la petite bouche; je suis le Gargantua du beau.
[1869-1871.]
('' Mot illisible sous la rature. {Noie de l'Editeur.)
TAS DE PIERRES. - I. 477
Une voix crie au poëte : Sois le poëte de l'avenir, sois l'homme de la
génération qui vient après la nôtre, étudie les lois et les abus , et préoccupe-
toi de la société. Une autre voix lui dit : Sois le poëte du présent pour
toutes les générations futures, sois l'homme perpétuel, contemple les arbres
et les étoiles, et préoccupe-toi de la nature.
Laquelle écouter ? — Toutes les deux.
Sois le poëte de la nature, tu seras le poëte des hommes.
[1838-1840.]
Fixez votre regard sur l'œuvre des poètes complets, voici ce que vous
trouvez : dans le détail, dans la forme, une précision sévère, et dans le fond
une grandeur étrange et presque illimitée qu'on ne peut contempler sans y
découvrir à chaque instant de nouveaux horizons pleins du rayonnement
mystérieux de l'infini. Cela est la vraie poésie, qui se compose du beau et
de l'idéal et qui les combine. Fusion d'éléments presque contraires que le
génie seul peut accomplir! Le beau veut des contoursj l'idéal veut de l'in-
défini.
[1844-1846.]
UTILITE DU BEAU.
Un homme a, par don de nature ou par développement d'éducation, le
sentiment du Beau. Supposez-le en présence d'un chef-d'œuvre, même d'un
de ces chefs-d'œuvre qui semblent inutiles, c'est-à-dire qui sont créés sans
souci direct de l'humain, du juste et de l'honnête, dégagés de toute préoccu-
pation de conscience et faits sans autre but que le Beauj c'est une statue,
c'est un tableau, c'est une symphonie, c'est un édifice, c'est un poëme. En
apparence, cela ne sert à rien; à quoi bon une Vénus? à quoi bon une
flèche d'église? à quoi bon une ode sur le printemps ou l'aurore, etc., avec
ses rimes? Mettez cet homme devant cette œuvre. Que se passe-t-il en lui?
Le Beau est là. L'homme regarde; l'homme écoute; peu à peu, il fait plus
que regarder, il voit; il fait plus qu'écouter, il entend. Le mystère de l'art
commence à opérer; toute œuvre d'art est une bouche de chaleur vitale;
l'homme se sent dilaté. La lueur de l'absolu, si prodigieusement lointaine,
rayonne à travers cette chose, lueur sacrée et presque formidable à force
d'être pure. L'homme s'absorbe de plus en plus dans cette œuvre; il la trouve
belle; il la sent s'introduire en lui. Le Beau est vrai de droit. L'homme, sou-
mis à l'action du chef-d'œuvre, palpite, et son cœur ressemble à l'oiseau qui,
sous la fascination, augmente son battement d'ailes.
Qui dit belle œuvre dit œuvre profonde; il a le vertige de cette merveille
entr'ouverte. Les doubles fonds du Beau sont innombrables. Sans que cet
homme, soumis à l'épreuve de l'admiration, s'en rende bien clairement
compte peut-être, cette religion qui sort de toute perfection, la quantité de
révélation qui est dans le Beau, l'éternel affirmé par l'immortel, la consta-
tation ravissante du triomphe de l'homme dans l'art, le magnifique spectacle,
en face de la création divine, d'une création humaine, émulation inouïe avec
la nature, l'audace qu'a cette chose d'être un chef-d'œuvre à côté du soleil,
l'ineffable fusion de tous les éléments de l'art, la ligne, le son, la couleur,
l'idée, en une sorte de rhythme sacré, d'accord avec le mystère musical du
ciel, tous ces phénomènes le pressent obscurément et accomplissent, à son
insu même, on ne sait quelle perturbation en lui. Perturbation féconde. Une
inexprimable pénétration du Beau lui entre par tous les pores. Il creuse et
UTILITE DU BEAU. 479
sonde de plus en plus l'œuvre étudiée j il se déclare que c'est une victoire
pour une intelligence de comprendre cela, et que tous peut-être n'en sont
pas capables ni dignes^ il y a de l'exception dans l'admiration, une espèce de
fierté améliorante le gagne 5 il se sent éluj il lui semble que ce poëme l'a
choisi. Il est possédé du chef-d'œuvre. Par degrés, lentement, à mesure qu'il
contemple ou à mesure qu'il lit, d'échelon en échelon, montant toujours,
il assiste, stupéfait, à sa croissance intérieure j il voit, il comprend, il accepte,
il songe, il pense, il s'attendrit, il veutj les sept marches de l'initiation j les
sept notes de la lyre auguste qui est nous-mêmes. Il ferme les yeux pour
mieux voir, il médite ce qu'il a contemplé, il s'absorbe dans l'intuition, et
tout à coup, net, clair, incontestable, triomphant, sans trouble, sans brume,
sans nuage, au fond de son cerveau, chambre noire, l'éblouissant spectre
solaire de l'idéal apparaît i et voilà cet homme qui a un autre cœur.
Quelque chose en lui se redresse et quelque chose se penche j la contem-
plation est devenue éblouisse ment, la méditation est devenue pitié. Il semble
que cet esprit ait renouvelé sa provision d'infini. Il se sent meilleur. Il
déborde de miséricorde et de mansuétude. S'il était juge, il absoudrait^ s'il
était soldat, il dirait à l'ennemi : mon frère j s'il était prêtre, il éteindrait
l'enfer. Le chef-d'œuvre, inconscient, a donné à cet homme toutes sortes de
conseils sérieux et doux. Une mystérieuse impulsion dans le sens du bien lui
est venue de ce bloc de pierre, de cette mélodie qui ressemble à une voca-
lise de fauvette, de cette strophe où il n'y a que des fleurs et de la rosée. La
bonté a jailli de la beauté. Il y a de ces étranges effets de source qui tiennent
à la communication des profondeurs entre elles.
Lady Montagu , après avoir vu au Trippenhaus d'Amsterdam l' Amalthée
de Jordaëns, s'écriait : Je voudrais avoir là un pauvre pour lui vider ma bourse dans
les mains!
Etre grand et inutile, cela ne se peut. L'art, dans les questions de progrès
et de civilisation, voudrait garder la neutralité qu'il ne pourrait. L'humanité
ne peut être en travail sans être aidée par sa force principale, la pensée.
L'art contient l'idée de liberté, arts libéraux; les lettres contiennent l'idée
d'humanité, humaniores littera. L'amélioration humaine et terrestre est une
résultante de l'arc, inconscient parfois, plus souvent conscient. Les mœurs
s'adoucissent, les cœurs se rapprochent, les bras embrassent, les énergies
s'entresecourent, la compassion germe, la sympathie éclate, la fraternité se
révèle, parce qu'on lit, parce qu'on pense, parce qu'on admire. Le Beau
entre dans nos yeux rayon et sort larme. Aimer est au sommet de tout.
L'art émeut. De là sa puissance civilisatrice. Les émus sont les bonS} les
émus sont les grands. Tout martyr a été émuj c'est par l'émotion qu'il est
devenu impassible. Les grandes fermetés viennent des pleurs. Le héros
480 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
songe à la patrie j et ses yeux se mouillent. Caton commence par l'atten-
drissement.
Insistons sur cette vérité ignorée et surprenante : l'art, à la seule condition
d'être fidèle à sa loi, le Beau, civilise les hommes par sa puissance propre,
même sans intention, même contre son intention.
Certes, si jamais un esprit, au milieu des misères terrestres, en face des
catastrophes et des attentats, en présence de toutes ces choses que nous
nommons droit, honneur, vérité, dévouement, devoir, a représenté la
volonté absolue d'indifférence, c'est Horace. Cette vaste rage de Juvénal
contre le mal, cette écume du lion juste, cherchez-la dans Horace 5 vous
trouverez le sourire. Horace, c'est le neutrcj il veut l'être du moins. Un
esprit qui se veut eunuque, quel froid terrible! S'il a une foi, elle est
contraire au progrès. C'est l'indifférence implacable. La satiété, voilà le fond
de sa sérénité. Horace fait sa digestion. Il a le contentement accablé du repu.
L'intestin-colon lui monte au cerveau. Ce qui fut convoitise devient
sécrétion en bas et idée en haut, c'est là tout le travail de sa machine. Il a
bien soupe chez Mécène, ne lui en demandez pas plusj ou il vient de faire
une partie de paume avec Virgile, chassieux comme lui. On s'est fort
diverti. Quant aux temps présents ou passés, quant a.u fas et au fiefa^j quant
au bien et au mal, quant au faux et au vrai, il n'en a cure. Sa philosophie se
borne à l'acceptation bienveillante du fait, quel qu'il soitj l'iniquité qui
donne de bons dîners, est son amie; il est le commensal né du crime réussi.
Prendre l'horreur publique au sérieux, fi donc! Cela nuancerait d'une teinte
foncée son style qui veut rester transparent; son hexamètre, si libre devant
la prosodie, est esclave devant César; cette danse s'achève à plat ventre. Ses
épîtres ont cette surface de sagesse qu'a eue La Fontaine plus tard : «Le sage
dit selon le temps : Vive le roi ! vive la ligue ! » Ses satires n'exercent sur les
lois et les mœurs aucune surveillance; l'affreux spectacle permanent des
Esquilies obtient de lui en passant un vers insouciant; ses odes mentionnent
les dieux, font écho presque machinalement à l'ode sacerdotale grecque, et
mettent en équilibre Jupiter et César; et quant à l'amour, le puer auquel
elles s'adressent volontiers est frère du Bathylle d'Anacréon et du Corydon
de Virgile. Ajoutez, à chaque instant, l'obscénité toute crue. Voilà le poëte.
Qu'est-ce que l'homme.? un poltron qui a jeté son bouclier dans la bataille,
un sophiste des appétits, n'ayant qu'un but, la jouissance, un douteur ne
croyant qu'à la possession de l'heure, un enfant du peuple en domesticité
chez le Tyran, un badin du lendemain de la république morte, un romain
qui a derrière lui Rome tuée par Octave et qui ne retourne même pas la tête
pour regarder le cadavre sacré de sa mère. C'est là Horace.
UTILITÉ DU BEAU. 481
Eh bien, lisez-le. Ce scepti(][ue vous consolidera, ce lâche vous enflammera,
ce corrompu vous assainira^ et de la lecture de cet homme qui n'est pas bon,
vous sortirez meilleur.
Pourquoi? c'est qu'Horace, c'est beau.
Et qu'à travers le mal, qui est à la surface, le Beau, qui est au fond,
agit-
Forma, la beauté. Le Beau, c'est la forme. Preuve étrange et inattendue
que la forme, c'est le fond. Confondre forme avec surface est absurde. La
forme est essentielle et absolue} elle vient des entrailles mêmes de l'idée.
Elle est le Beauj et tout ce qui est le Beau manifeste le vrai.
Insistons sur ces évidences très difficiles à admettre.
L'émotion de lire Horace est exquise. C'est une jouissance toute littéraire,
et singulièrement profonde. On s'absorbe dans ce rare langage; chaque détail
a une saveur à part. Une forte quantité de bon sens est malheureusement
conciliable avec l'abaissement moral; tout ce bon sens-là est dans Horace.
Entre les quatre murs du fait accompli, comme il raisonne juste! Mais c'est
ici qu'on apprend à distinguer justesse de justice. Du reste, il n'est pas bon,
nous venons de le dire; mais il n'est pas méchant. Etre méchant, c'est un
effort; Horace ne fe.it pas d'effort.
Son style se place entre le lecteur et lui, d'abord comme un voile, puis
comme une clarté, puis comme une forme d'autre chose qui n'est plus
Horace, qui est le Beau. Une certaine disparition d'Horace se fait. Le côté
méprisable se développe sous le côté aimable. La turpitude atténuée devient
bagatelle : Nescio quid meditans nugarum. Cette philosophie lâche dans ce style
souple est douce à voir flotter comme la ceinture défaite de Vénus ; nul
moyen de faire la grosse voix contre cet enchantement. Ce vers Phryné
montre sa gorge, et il n'y a plus là de juges; il y a des hommes vaincus.
Cette victoire du style sur le lecteur est-elle malsaine ^ Loin de là. L'extase
littéraire est essentiellement honnête. Il est impossible de la mal prendre et
de s'en mal trouver. Une certaine chasteté se dégage de toute poésie vraie.
Peu à peu le bon sens d'Horace perd la mauvaise odeur de son origine, ce
style pur le filtre, et l'on ne sent plus que l'ascendant de cette raison.
Horace est limpide et net. Le lecteur est tout à la joie de voir si clair dans
un esprit, à travers une épaisseur de deux mille ans. Horace est un composé
de raison qui peut être divine et de sensualité qui peut être bestiale; ce
composé, espèce d'être mixte fort humain d'ailleurs, discute dans l'épître, rit
dans la satire, chante dans l'ode, se condense dans ce vers, y produit on ne
sait quelle lumière, et s'y transfigure en sagesse. C'est de la sagesse d'oiseau.
Boire, manger, dormir, gazouiller à l'aube, faire le nid et l'amour. Cette
sagesse, qui, avant d'être celle d'Horace, était celle de Salomon, devient
PHILOSOPHIE. — II. 31
IMPIUMEIUE KATIOlltE.
482 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
bonne dans cette poésie, tant cette poésie est saine. Dans cette poésie il y a du
parfum, il y a du baiser, il y a du rayon.
Toutes les révoltes contre la pédanterie sont là : prosodie disloquée, césure
dédaignée, mots coupés en deuxj mais dans cette licence que de science! Tel
hémistiche est une joie, et l'on se récrie. Le contact de ce vers fin et fort est
toute éducation pour la pensée ^ c'est une volupté de manier ces hexamètres
avec les doigts de lumière de l'esprit ^ on devient délicat à toucher ce divin
style 5 et le plus barbare en sort civilisé. Louis XVIII, philosophe relatif,
disait : C 'eH Horace qui m'a rendu libéral.
On médite ces ressources infinies de légèreté et de force. Le vers, familier,
se tourne, se dresse, saute, va, vient, se fouille du bec, et n'a qu'un souci :
être beau. Quoi de plus charmant qu'un moineau-franc tout à l'arrangement
de ses plumes! Horace arrive à cette toute-puissance qu'a la gentillesse des
enfants j il s'impose indolemment et insolemment 5 il a la pleine liberté de la
grâce j le despotisme de l'élégance est en lui. C'est le railleur, qui, à volonté,
est le lyrique J et quand il lui plaît d'être lyrique, il devient, cette aventure-
là lui arrive, presque grand. Telle de ses odes est un triomphe. Les odes
d'Horace font vaguement songer à des vases d'albâtre. Telle strophe semble
portée par deux bras blancs au-dessus d'une tête lumineuse. C'est ainsi que
de certains versets de la Bible semblent revenir de la fontaine.
Tel est Horace. D'autres ont des dons plus augustes, le flamboiement
terrible, la foudre aux serres, la vertu fière et planante, l'offensive aux
méchants, les colères du sublime, tous les glaives qu'on peut tirer de ce
fourreau, l'indignation, les grands espaces, les grands essors, une réverbération
de Cocyte ou d'Apocalypse j Horace, lui, règne par le charme serein. Il a ce
qu'on pourrait nommer la blancheur du style.
Chose merveilleuse, et ce sont là les étonnements croissants de l'art
contemplé, oui, l'on peut affirmer que les idées dans Horace, ce qu'on
nomme le fond, ce n'est que la surface, et que le vrai fond c'est la forme,
cette forme éternelle qui, dans le mystère insondable du Beau, se rattache
à l'absolu.
Voulez-vous un autre exemple .f^ Prenez Virgile.
Qu'y a-t-il de plus misérable comme idée que ceci : Octave-Auguste
admis parmi les astres et les étoiles se rangeant pour lui faire place. Jamais la
flatterie fut-elle plus abjecte .^^ C'est l'idée, c'est le fond, n'est-ce pas.? Et c'est
plat, et honteux. Voici la forme :
Tuque adeo, quem mox qu2 sint habitura deorum
Concilia, inccrtum est; urbesne invisere, Caesar.
UTILITÉ DU BEAU. 483
Terrarumque velis curam et te maximus orbis
Auctorem frugum tempestatumque potentem
Accipiat, cingens materna tempora myrtoj
An deus immensi venias maris j ac tua nautx
Numina sola colant, tibi serviat ultima Thule,
Teque sibi generum Tethys emat omnibus undisj
Anne novum tardis sidus te mensibus addas ,
Qua locus Erigonen inter Chelasque sequentes
Panditur : ipse tibi jam brachia contrahit ardens
Scorpius , et cœli justa plus parte relinquit :
Quidquid eris, (nam te nec sperent Tartara regem,
Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido ,
Quamvis Elysios miretur Grxcia campos ,
Nec repetita sequi curet Proserpina matrem) ,
Da facilem cursum , atque audacibus annue cœptis ,
Ignarosque vix mecum miseratus agrestes ,
Ingredere, et votis jam nunc assuesce vocari.
Je lis ces vers, je subis cette forme, et quel est son premier efïet? j'oublie
Auguste, j'oublie même Virgile; le lâche tyran et le chanteur lâche
s'effacent, comme Horace tout à l'heure, le poëte s'éclipse dans sa poésie j
j'entre en vision; le prodigieux ciel s'ouvre au-dessus de moi, j'y plonge, j'y
plane, je m'y précipite, je vois la région incorruptible et inaccessible,
l'immanence splendide, les mystérieux astres, cette voie lactée, ce zodiaque
amenant chaque mois au zénith un archipel de soleils, ce scorpion qui
contracte ses bras énormes, la profondeur, l'azur; et, par l'idée, par ce que
vous nommez le fond, j'étais dans le petit, et par le style, par ce que vous
nommez la forme, me voilà dans l'immense.
Que dites-vous de vos distinctions, forme et fond.»^
Il y a deux hommes dans cet homme, un courtisan et un poëte; le
poëte esclave du courtisan, hélas! comme l'âme de la bête dans la machine
humaine. Le courtisan a eu une idée vile, il l'a confiée au poëte, l'aigle
avec un ver de terre dans le bec n'en vole pas moins au soleil, et de
l'idée basse le poëte a fait une page sublime. O sainteté involontaire de
l'art! splendeur propre à l'esprit de l'homme! Beauté du Beau!
Tous les développements qu'on donne à une vérité convergent, et c'est
pourquoi nous sommes ramenés ici à une observation déjà faite à propos
d'Horace : il y a dans cette page superbe une surface et un fond ; la surface ,
c'est ce que vous appelez l'idée première, c'est la louange courtisane à
Auguste; le fond, c'est la forme. Par la vertu du grand style, la surface, la
flatterie au maître, immonde écorce du sublime, se brise et s'ouvre, et par
la déchirure, le fond étoile de l'art, l'éternel Beau, apparaît.
31-
484 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Idéal et Beauté sont identiques j idéal correspond à idée et beauté à forme;
donc idée et fond sont congénères.
Nous voici arrivés, la logique le voulant, à une vérité presque dangereuse :
l'art civilise par sa puissance propre. L'œuvre, participant de l'influence
générale du beau, a une action indépendante au besoin de la volonté "de
l'ouvrier, et, même à travers le vice de l'artiste, la vertu de l'art rayonne.
La Fontaine, immoral, civilise; Horace, impur, civilise; Aristophane, inique
et cynique, civilise.
C'est là, au premier abord, répétons-le, une vérité d'aspect mauvais.
En réalité, si l'on veut s'élever, pour regarder l'art, à cette hauteur qui
résume tout et où les distinctions comme les collines s'effacent, en réalité, il
n'y a ni fond ni forme. Il y a, et c'est là tout, le puissant jaillissement de la
pensée apportant l'expression avec elle, le jet du bloc complet, bronze par la
fournaise, statue par le moule, l'éruption immédiate et souveraine de l'idée
armée du style. L'expression sort comme l'idée, d'autorité; non moins
essentielle que l'idée, elle fait avec elle sa rencontre mystérieuse dans les
profondeurs, l'idée s'incarne, l'expression s'idéalise, et elles arrivent toutes
deux si pénétrées l'une de l'autre que leur accouplement est devenu adhérence.
L'idée, c'est le style; le style, c'est l'idée. Essayez d'arracher le mot, c'est la
pensée que vous emportez. L'expression sur la pensée est ce qu'il faut qu'elle
soit, vêtement de lumière à ce corps d'esprit. Le génie, dans cette gésine
sacrée qui est l'inspiration, pense le mot en même temps que l'idée. De là
ces profonds sens inhérents au mot; de là ce qu'on appelle le mot de génie.
C'est une erreur de croire qu'une idée peut être rendue de plusieurs
façons différentes. Tout en maintenant, bien entendu, au poëte souverain,
le droit magnifique de développement, cette haute faculté, qui tient à
l'habitation des sommets, de mettre en lumière autour de la pensée centrale
toutes les idées circonvoisines, tout en maintenant cette faculté et ce droit,
qui sont l'essence même de la poésie, nous affirmons ceci : une idée n'a
qu'une expression. C'est cette expression-là que le génie trouve. Comment
la trouve-t-il .f* d'en haut. Par le souffle. Parfois sans savoir comment, mais
toujours avec certitude. Instinct d'aigle. Pour lui, créateur, l'idée avec
l'expression, le fond avec la forme, c'est l'unité. L'idée sans le mot, serait
une abstraction; le mot sans l'idée, serait un bruit; leur jonction est leur vie.
Le poëte ne peut les concevoir distincts. L'Alphée idée et l'Aréthuse
expression, l'Arve jaune et le Rhône bleu coulant côte à côte des lieues
entières sans se confondre, non, certes, rien de pareil. Il n'y a point, dans le
miracle de l'idée faite style, deux phénomènes, quelque chose comme un
embrassement de jumeaux, si étroit qu'il soit. Non. C'est la fusion où la
fonte n'a pas laissé de veine, c'est le mélange à sa plus haute puissance, c'est
. UTILITE DU BEAU. 485
ramalgame à ne plus reconnaître l'un de l'autre, c'est l'intimité élevée à
l'identité.
Ceux qui tentent de défaire brin à brin cette torsion divine, les vivisecteurs
de la critique, n'ont même pas la satisfaction que donne la table de dissection
à l'anatomiste, voir des entrailles ici, de la cervelle là, des éclaboussures de
sang, une tête dans un panier j d'un côté le fond, de l'autre la forme. Point.
Ils arrivent tout de suite, s'ils sont de bonne foi et s'ils ont le grand sens
critique, à l'indivisible, à l'indissoluble, au congénial, à l'absolu. Ils disent :
fond et forme sont lé même fait de vie.
Le Beau est un.
Le Beau est âme.
Il y a de l'irradiation dans le Beau, et par conséquent du mystère, car
toute irradiation vient de plus loin que l'homme. Lors même que l'irradia-
tion vient de l'intérieur de l'homme, elle vient de plus loin que lui. Il y a
dans l'homme un autre que l'homme, et cet autre est situé dans les profon-
deurs. En deçà, au delà, plus haut, plus bas, ailleurs. Le dedans de l'homme
est dehors. Qui oserait dire que notre conscience, c'est nous.'*
Or la notion du Beau est, comme la notion du bon, un fait de conscience.
Le Beau s'impose souverainement. Disons plus, divinement. Avant de penser
le Beau, on le sent. C'est là le propre de tout ce qui appartient à l'absolu.
L'absolu s'appelle aussi l'infini. L'infini dépasse l'intelligence terrestre
qui est pourtant contrainte de l'accepter, au moins en tant que fait et réa-
lité. Pourquoi ? parce qu'elle le sent. Ce sentiment-là est en toute chose la
grande lumière. Il révèle le juste, et il révèle le beau. Faire son devoir, c'est
accepter l'infini.
La pression de l'infini sur l'homme fait jaillir de l'homme le grand.
Le raisonnement suit le sentiment, et l'infini que le sentiment a proclamé,
le raisonnement le démontre. Le raisonnement prouve l'infini comme le flot
prouve recueil, en s'y brisant. La raison en vient à ceci que, tout en n'ima-
ginant point comment l'infini peut être, elle ne saurait admettre que l'infini
ne soit pas. C'est là, dans la mesure humaine, ce que nous appelons com-
prendre. L'invincible nécessité se promulgue dans sa toute-puissance sidérale.
Elle est patente. Qui que vous soyez, regardez-la par cette ouverture, le ciel.
Voyez-la encore par cette autre ouverture, la conscience. La philosophie lève
la tête, puis l'incline, et tout est dit. L'infini est. Étant, il règne. N'y pas
croire, c'est ne plus penser. La notion de l'infini devient l'élément même de
l'entendement, et notion implique relativement compréhension. A la condi-
tion d'être aidée par l'intuition, l'intelligence arrive à cette surprenante vic-
toire : comprendre l'incompréhensible.
486 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Cette compréhension, saturée de sentiment, s'applique au mystère de l'art
comme aux autres phénomènes. L'infini irradie le beau comme le vrai. De
l'infini source il coule du surhumain. De là la quantité d'inexplicable qui est
dans le sublime. D'où cela vient-il ? Quel est ce jaillissement ? Qu'est-ce
que c'est que cet éclair ? Autant lueur de Dieu que clarté de l'homme ! Où
ce génie a-t-il trouvé cela ? Questions faites à l'inconnu. L'œil du prophète
brille comme l'œil du tigre j mais dans le tigre il y a l'enfer, dans le poëte il
y a le ciel. Ici prunelle féline, là prunelle steliaire. C'est la diff-érence du
monstre au prodige, et de Busiris à Homère.
Une fois cette vaste fenêtre de l'absolu ouverte sur l'intelligence humaine,
l'aurore abonde, les révélations resplendissent de toute part. Tout reste
mystère et devient clarté. De sorte que la destinée peut être employée à la
civilisation, et Dieu mis au service de l'homme. L'énigme dit son mot, qui
est le Verbe. La route dit son mot, qui est le Progrès. Un fil de feu, mysté-
rieux guide, serpente dans tous les labyrinthes. Philosophie, histoire, langue.
Humanité, passé, avenir, ces dédales s'éclairent. L'utopie apparaît praticable.
Les merveilleux linéaments de l'harmonie universelle s'ébauchent dans un
demi-jour de sanctuaire. Toutes les ressemblances de l'unité éclatent dans les
innombrables formes de la nature et de la destinée. Poésie devient identique
à vertu. La synonymie du vrai et du grand se manifeste. Le beau, comme
le bien , fait partie de l'immense vision de l'idéal. L'idéal rayonne au-dessus
de l'homme à ces hauteurs inouïes où le regard des contemplateurs entrevoit
béants, incandescents, presque terribles, tous les porches de la lumière.
Il y a deux sortes de beau : le beau qui naît du sentiment du fini, et le
beau qui naît du sentiment de l'infini.
Le sentiment du fini, le sentiment de l'infini, ce sont là les deux princi-
pales notions de l'homme, et celles d'où découlent toutes les autres.
De là, dans l'art, deux idéals différents : l'idéal grec et l'idéal chrétien.
Ou, pour employer des expressions qui circonscrivent moins l'esprit, l'idéal
antique et l'idéal moderne.
Dans le vieux monde qui, nous l'avons dit ailleurs, était le monde enfant,
le sentiment du fini dominait. Tout avait une limite, une frontière, un
contour, un alpha et un oméga. Rien ne se perdait dans l'ombre, rien ne s'en
allait au delà, rien ne s'enfonçait. Tout était éclairé jusqu'au bout. Ceci com-
mençait ici et finissait là. La voix des forêts était une voix humaine. La mer
était une figure qui portait une fourche. Le soleil avait quatre chevaux dont
on savait les noms. Le vent habitait une caverne d'où il soufflait à pleines
joues. Chez les grecs, tout était homme, même les dieux.
Le sentiment de l'infini plane sur le monde moderne. Tout y participe
UTILITÉ DU BEAU. 487
de je ne sais quelle vie immense, tout j plonge dans l'inconnu, dans l'illi-
mité, dans l'indéfini, dans le mystérieux. Ce que nous appelons la vie n'est
autre chose qu'une aspiration à l'éternité} tant que nous vivons, nous sentons
une chaîne à notre pied et l'aile de l'âme bat la terre pour s'envoler. Nous
sentons en nous ce qui ne meurt pas. Pour nous tout est Dieu. Même
l'homme.
L'idéal antique produit dans l'art la mesure, la proportion, l'équilibre des
lignes, ce qu'on nomme le goût, l'achevé, le fini, deux mots qui disent
tout cet art.
L'idéal moderne, ce n'est pas la ligne correcte et pure, c'est l'épanouisse-
ment de l'horizon universel} c'est le vaste, le puissant, le sublime, l'indé-
terminé, l'entrevu, l'obscur et le splendide, les ténèbres mêlées à la clarté,
quelquefois le monstrueux, quelquefois le divin, l'immensité ébauchée en
grandeur.
L'idéal antique, pur, bleu, charmant, clair, joyeux, lumineux, circonscrit,
ressemble à la Méditerranée} l'idéal moderne ressemble à l'Océan.
De ces deux idéals lequel vaut le mieux pour l'art.? C'est celui qui vaut le
mieux pour l'âme.
Or le sentiment du fini pousse l'homme au plaisir, à la satisfaction des
caprices, aux joies de la matière, jouissez, l'heure est courte, à la volupté, à
l'égoïsme, au vice.
Le sentiment de l'infini relève l'homme de la terre et le tourne vers le
ciel, vers la tombe, vers la douleur, vers l'ab'négation, vers le sacrifice, vers
la souffrance utile, vers la vertu.
Choisissez.
Il suffit de fixer les yeux sur ce fait frappant que nous venons d'énoncer
plus haut, que chez les anciens tout était homme, même les dieux et que
chez les modernes tout est Dieu, même l'homme, pour se rendre compte du
profond changement d'aspect que cet univers, toujours le même pourtant,
peut offrir à l'âme humaine, selon qu'elle est dominée par le sentiment du
fini ou par le sentiment de l'infini. ^
[1863-1864.]
TAS DE PIERRES.
II.
Mulieres flere, homines meminisse, dit Tacite. Résistez, dit Zenon. Courbez-
vous, dit Jésus. Oubliez, dit Épicure. Priez, dit Saint- Augustin. Hélas! la
douleur est diverse comme l'homme. On souffre comme on peut.
[1838-1840.]
On croit des autres ce qu'on ferait soi-même.
[,830.]
Le bonheur n'avertit de rien.
[^830.]
Le bœuf souffre, le char se plaint.
L'orgueil est lion, la vanité est chatte. L'égoïsme est tigre.
[1830-1834.]
La vraie force est celle qui a pour devise : Rien de force.
[1844-1845-]
La pauvreté est une force. Qui n'est pas capable d'être pauvre n'est pas
capable d'être libre.
[1870-1872.]
Le mal. Ceux qui s'en réjouissent sont pires que ceux qui le font.
[1828-1832.]
TAS DE PIERRES. - IT. 489
On dit de moi que je suis un homme bizarre, fantasque, étrange, et que
j'ai le goût du singulier; et c'est vrai; toutes les fois que je songe à ces mots :
liberté, grandeur, dignité, honneur, je le préfère au pluriel.
[1858-1859.]
Dans certains cas, il y a de la grandeur à se laisser tromper et de la honte
à se défier. Jaloux, notez ceci : celui qui trompe a en remords tout ce que
celui qui est trompé a en confiance.
[1841-1844.]
Je ne sais si je n'aime pas encore mieux les énormités que les petitesses.
[1830-1832.]
Quand vous entrez dans un logis, regardez les pendules, les horloges, les
montres. Si elles sont d'accord et vont bien, vous êtes chez un homme
d'affaires; si elles vont, mais un peu au hasard, vous êtes chez un penseur;
si elles sont arrêtées ou en désordre, vous êtes chez un homme hors du
temps, chez un rêveur.
^ [1851.]
L'éléphant n'est guère plus puissant contre la fourmi que la fourmi contre
l'éléphant.
[1825-1827.]
Un homme d'esprit, c'est verni; un homme de talent, c'est doré; un
homme de génie, c'est de l'or.
[1874-1875.]
Une chanson qu'on fredonne, c'est de la rêverie qui sort.
1 [1858-1860.]
La joie est une lyre.
1859.
L'aile ne se résigne pas au cloaque. Elle s'en arrache ou y meurt.
[1864-1866.]
Le beau est un tel mystère qu'il peut avoir son point de départ dans le
grotesque. Introduisez Homère dans Géronte, vous avez Nestor. Le paon
490 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
est le dindon transfiguré; le cygne est le canard idéalisé j le citoyen est le
bourgeois sublimé.
1860.
Ô mystère! croire ne dépend pas de l'esprit; aimer ne dépend pas du
cœur.
[1840-1844.]
L'esprit et le cœur sont deux soifs, la foi et l'amour sont deux fleuves.
Vous avez soif ici, le fleuve coule là-bas, hélas! Heureux qui peut s'age-
nouiller et prendre un peu de ces eaux divines dans le creux de sa main !
Bois si tu peux, bois où tu peux, pauvre âme!
[1840-1844.]
Sentir est une loi de la vie, savoir est un besoin de l'intelligence, com-
prendre est un désir de l'âme. O abîme de la destinée humaine! la plupart ne
comprennent pas Dieu; beaucoup ne savent pas la nature; quelques-uns
même ne sentent pas l'amour. Le réel et incurable aveuglement n'est pas
de ne point voir, c'est de ne point sentir. Malheur à qui a l'âme aveugle !
[1840-1844.]
Le cœur ne sait que ce qu'il sent.
[1840-1844.J
Hélas ! il n'y a de soleil dans le ciel que pour ceux qui ont de la joie dans
le cœur. Quand le bonheur ne rayonne pas au dedans de nous, ce qui
rayonne au dehors de nous n'est qu'une ironie.
•^ ^ [1838-1840.]
MILITARISME.
CONSIGNE. - ARMEE. - OBEISSANCE PASSIVE.
Tu vois ce mur-là ?
Oui, mon général.
De quelle couleur est-il ?
Blanc, mon général.
Je te dis qu'il est noir. De quelle couleur est-il ?
Noir, mon général.
Tu es un bon soldat.
[i8j8-i8j9.]
TAS DE PIERRES. - II. 491
Plein d'ennui, c'est-à-dire vide.
[1840-1844.]
On dit quelquefois : il s'est suicidé, ennuyé qu'il était de vivre. Il faudrait
dire plutôt : Il s'est tué, ennuyé qu'il était de ne pas vivre.
[1830-1832.]
Ne rien foire est le bonheur des enfants et le malheur des vieillards.
L'honnête homme cherche à se rendre utile, l'intrigant à se rendre néces-
saire.
[1836-1838.]
Avant de s'agrandir au dehors, il faut s'affermir au dedans.
[1836-1838.]
Certains hommes, — cela est triste, — ont tout à la fois le goût des idées
et le goût des bassesses. Leur vie est double. Ils ont un cerveau qui conçoit
les spéculations les plus sereines, et un estomac qui digère les infamies.
D'un côté ils aiment, cherchent, étudient, approfondissent, contemplent ce
qu'il y a de plus pur, de plus élevé et de plus rayonnant dans la pensée
humaine j de l'autre ils se repaissent de turpitudes. Ils ressemblent à l'astro-
nome Lalande qui observait les étoiles et mangeait des araignées.
^ [1846-1850.]
Les rêves de notre imagination ne sont autre chose que des visions con-
fuses, des formes troublées et indistinctes des réalités charmantes ou terribles
qui peuplent l'infini.
[1834-1836.]
Pour être parfaitement heureux, il ne suffit pas d'avoir le bonheur, il faut
encore le mériter.
[1838-1840.]
492 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Loi de l'âme et du corps.
Credere, crescere. — Croire, croître.
[1827-1828.]
Devant un malheureux quelconque, ouvrez la Bible.
[1827-1828.]
On peut avoir des raisons de se plaindre et n'avoir pas raison de se
plaindre.
[1834-1836.]
Le vrai juste ne fait pas le bien par crainte de l'enfer ou par désir du
paradis. Il y a de l'égoïsme dans ces deux motifs. Le juste fait le bien, et l'ac-
complit, parce que le bien fait partie de l'harmonie universelle.
[1834-1836.]
La sottise dit, la vanité fait.
[1836-1840.]
Delatouche disait à Nodier : — Je crois avoir tué un suisse. — C'est bien,
lui dit Nodier, mais croyez-vous que le suisse croie avoir été tué ?
1830.
Hé mon Dieu! la beauté est diverse selon la nature et selon l'art. Si c'est
une femme, que la chair soit du marbre, si c'est une statue, que le marbre
soit de la chair.
[1836-1838.]
Les méchants envient et haïssent ^ c'est leur manière d'admirer.
[1840-]
L'envie a l'éblouissement douloureux.
[1873-]
Il y a des gens qui font des crimes pour faire des aflFaires. Ils ont l'art
étrange et hideux d'extraire d'un tas de combinaisons atroces la fortune, la
â%
TAS DE PIERRES. - II. 493
bonne vie bourgeoise, tout le plat bien-être d'un notaire enrichi. Chose
odieuse et bizarre ! prendre des charbons dans l'enfer pour se faire cuire une
soupe aux choux !
[1850]
Le savant sait qu'il ignore.
[1854-185,.]
En poussant l'aiguille du cadran vous ne ferez pas avancer l'heure.
Se laisser calomnier est une des forces de l'honnête homme.
[i8î9-]
Mon fils Charles était cette chose rare, l'homme modeste. Il cherchait à
paraître moins qu'il n'était.
L'homme modeste, c'est de l'or argenté.
[1877.]
L'oisiveté est le plus lourd des accablements.
Exprimer l'homme, mais le dépasser5 c'est là le secret de la grandeur.
[1859-]
L'orgueil se dresse, le lys se penche.
> [1872-1873.]
L'esprit d'une bête, c'est de ne pas être un sot.
La vertu a un voile, le vice a un masque.
[1828-1830.J
Ne vous donnez pas pour but d'être quelque chose, mais d'être quelqu'un.
[1830-1832.]
494 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
On voit les qualités de loin , et les défauts de près.
[1864-1868.]
Après avoir entendu les paroles, ne creusez pas trop les consciences. Vous
trouveriez souvent au fond de la sévérité l'envie, au fond de l'indulgence la
corruption.
[1828-1830.]
Il y a du prévu dans la vertu, non dans l'héroïsme. La vertu a une espèce
de prosodie} l'héroïsme est tout de création immédiate et spontanée.
Quand vous rendez un service à un homme, tâchez de le lui cacher. La
plupart du temps, ce que vous évitez ainsi, ce n'est pas la reconnaissance,
c'est l'ingratitude.
[1838-1840.]
LA CIVILISATION.
Le genre humain a, depuis six mille ans, plusieurs fois manqué la civi-
lisation. Il tâte le mur, et monte un escalier dans l'obscurité. Il suit une loi
ascendante. Aveugle en bas, voyant en haut. De moins en moins monstre,
tel est l'homme.
Premier degré : le désert. Deuxième degré : le sauvagisme. Troisième
degré : la barbarie. Quatrième degré : l'idolâtrie. Cinquième degré : la
monarchie. Sixième degré : le parasitisme.
Ces divers à peu près de la sociabilité veulent être successivement éli-
minés.
L'homme supprime le désert par la famille j il supprime le sauvagisme par
la propriété. De la tente il passe à la cabane. La première cabane bâtie
installe la famille, mais l'animal aussi a son repaire où il met ses petits j le
premier champ dont l'homme hérite établit la différence} la bête ne lègue
pas sa tanière.
Continuons.
L'homme se délivre du désert par la famille, du sauvagisme par la pos-
session du sol, de la barbarie par la cité, de l'idolâtrie par la science, de la
monarchie par les révolutions, du parasitisme par la propreté.
La dernière opération de la civilisation triomphante est un nettoyage. Sa
politique finit par l'hygiène.
À l'heure où nous sommes, chaque continent représente un degré et
monte sur l'autre i l'Australie est déserte, l'Amérique est sauvage, l'Afrique
est barbare, l'Asie est idolâtre, l'Europe est monarchique. L'Angleterre,
petit continent à part et seul pays pleinement libre, est rongée de parasitisme.
Mettre de niveau toutes ces inégalités de civilisation, et les élever au
plus haut point de l'étiage humain, marqué par ce mot : Justice, il n'y a
pas de labeur plus formidable et de mission plus douce.
Aidons qui fait ce labeur, envions qui a cette mission qui nivelle des inéga-
lités, abolit des iniquités. Justice, c'est équilibre.
Entre chacune de ces ébauches, désert, sauvagisme, barbarie, idolâtrie
ou théocratie, monarchie, il y a des intermédiaires qui sont comme les
496 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
arches de pont d'une zone à l'autre. Pas de transition brusque dans la civili-
sation, qui est une croissance. La nuance mène à la couleur, le monocoty-
lédone au dicotylédone, le zoophyte à l'animal, le crépuscule au jour. Rien
n'est à pic. Tout est d'abord larve. Le chaos n'est autre chose que la première
chenille.
Il en est sorti le monde, ce prodigieux papillon de l'abîme qui a la pous-
sière stellaire sur les ailes. lEt qui, comme le papillon, est âme.!-'^
La civilisation aussi commence par être chenille et finit par être lumière.
Elle a ses transitions comme la nature, dont elle fait partie. Les change-
ments d'âge se font sans solution de continuité. Une ébauche tient à celle
qui la précède par un détail qui leur est commun à toutes deux. Le désert
et le sauvagisme ont en commun la bestialité, presque partagée dans la soli-
tude entre l'homme et la brute j la barbarie se rattache au sauvagisme par
l'anthropophagie dont elle fait l'esclavage ^ l'idolâtrie se rattache à la barbarie
par le bourreau que la barbarie invente et que la théocratie sacre j la monar-
chie se rattache à l'idolâtrie par le droit divin.
Chaque forme de civilisation, on le voit, a son cordon ombilical.
Couper ce cordon, c'est l'affaire du progrès. Le progrès, cet accoucheur de
la gestation universelle, fait cette opération avec talent. On peut se fier à lui.
Un mot, en passant, sur le droit divin. Il en vaut la peine. D'ailleurs il a
encore un peu la main sur nous.
Et puis, en eux-mêmes, tous ces v-éhicules de civilisation veulent être
étudiés.
La monarchie, nous venons de le dire, tient à l'idolâtrie par le droit divin.
Le droit divin, c'est la déification de l'homme. Peu de chose. Lisez VEikon
Basilike, écrit par le docteur Gauden et signé par Charles P^ Dieu sur la terre,
telle est la définition du roi. De là le mot si juste : L'état, ceH moi. Qui est
Dieu peut bien être le Peuple. Qui est Dieu peut bien être tout. Voyez
Henri III. Sully, à la tête de la noblesse de France, présente une supplique
au roij Sully harangue, il est à genoux, toute la noblesse est à genoux,
Henri III, le dos à demi tourné, n'écoute pas, ne regarde pas, et joue avec
six petits chiens qu'il porte pendus à son cou dans un sac. Le droit divin
explique et autorise cet excès de majesté. l>lom devons tout au roi, le roi ne
nom doit rien-, telle est la maxime loyale. Elle est proclamée en toutes lettres
par l'archevêque d'Auch qui acceptait la dédicace à'EHeîle et Némorin au nom
des Etats du Languedoc.
Le droit divin arrive vis-à-vis du roi à toutes les formes du culte et de
l'adoration. Jean de Pathmos n'est pas plus prosterné devant le flamboiement
'') Ces deux traits sont sur le manuscrit. {Note de l'Editeur.)
LA CIVILISATION. 497
de Sabaoth que Bernardin de Gigault, marquis de Bellefonds, doyen des
maréchaux de France, devant l'Œil de Bœuf. Le père Anselme, augustin
déchaussé, généalogiste des maisons souveraines d'Europe, croit à deux divi-
nités : celle du christ et celle du roi. Le Louvre est un peu temple, Ver-
sailles l'est tout à fait. Trianon est chapelle, Marly est sanctuaire j il y a du
prêtre dans le courtisan. Le petit lever équivaut à l'Angelus. La royauté a
un évangéliste, Dangeau. L'étiquette est un dogme. Le cérémonial est un
mystère. Il y a un rite pour mettre au roi la chemise. Le roi crache, salu-
tation} le roi éternue, génuflexion. — Jarnicoton! crie sa majesté. Toute la
cour se signe. Un juron du roi est article de foi} nous ne disons pas un ser-
ment. N'approchez de la chambre à coucher qu'avec tremblement. Le gou-
vernement part de là. Le lit de Louis XIV n'est pas moins auguste que le
tombeau de Jésus, Une religion y est couchée. Tous les soirs cette religion
disparaît derrière son rideau, et ôte son auréole, c'est-à-dire sa perruque.
Cette religion a ses fidèles, ses fanatiques, ses superstitieux. Elle fait des
miracles, elle guérit les écrouelles. Elle a des aumôniers à deux fins. Tel
évêque, Bossuet par exemple, communie sous les deux espèces, la Vierge
Marie et Madame de Montespanj il a deux tabernacles, le Saint des Saints
et l'alcôve du roi. La personne royale dégage de la terreurj elle est idole.
Cette chair a cessé d'être humaine. Si on lui enseigne la chimie, les gaz ont
l'honneur de se combiner devant elle. Si elle ne sait pas l'orthographe, il
convient de faire des fautes de français. — Le roi elt très i^orant, dit
Madame de Montchevreuil, ceB pourquoi il faut devant lui tourner les savants
en ridicule. Si elle va voir une éclipse, elle prend ses aises et son temps,
sachant bien que , au cas où elle manquerait l'heure , les astronomes « feront
recommencer l'éclipsé». Si cette chair est reine d'Espagne, y toucher, fût-ce
pour lui sauver la vie, est un crime puni de mort. Si cette chair porte une
chemise sale, cette chemise sale fait loi, et devient la couleur Isabelle. Si cette
chair est petite et en bas âge, et s'appelle le prince de Galles, le prince des
Asturies ou le Dauphin de France, quand elle fait une faute, un autre
enfant a le fouet. On ne garde pas le roij on garde son corps, on garde sa
porte, on garde sa manche. On est dans sa bouche. La métaphore mystique
ne saurait aller plus loin. On est dans sa garde-robe} emploi envié, étant si
intime. Les borborygmes royaux sont affaire d'état. La chaise percée de sa
majesté est un autel. Le maréchal de Villeroy y aspire l'encens. Chamillard
s'y pâme. Ce compartiment de la royauté a un grand prêtre spécial, Fagon,
très majestueux. Fagon, riche en renseignements sur la situation, reçoit tous
les matins les princes et les seigneurs, depuis le duc de la Trémoïlle, premier
pair de France à la cour, jusqu'au duc d'Uzès, premier pair de France au par-
lement.Les serviettes sont fleurdelysées} il est tenu registre des faits, et Fagon
PHILOSOPHIE. — II, 32
IMMlMMIli KATIOMLE
49^ POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
note Içs digestions pendant que Despréaux note les victoires. Tels sont les
deux visages du Janus royal, également sacrés. Il y a une heure pour cette
fonction vénérée. Louis le Grand, assis sur ce socle, donne audience aux
femmesj la duchesse de Bourgogne choisit de préférence cette minute-làj c'est
l'instant où le soleil est de bonne humeur. Alberoni pousse dans ce cabinet
des cris d'admiration qui le font cardinal j pourtant ce n'est qu'à l'occasion du
duc de Vendôme j si c'eût été pour le roi, Alberoni était pape.
Voyez avec quel respect Saint-Simon parle des deux chaises percées de
leurs majestés catholiques «toujours à côté l'une de l'autre», majestés et
chaises percées ensemble.
Et partout où il y a trône, même vénération pour cet appendice.
L'intestin du droit divin était redoutable, grand et illustre. L'estomac était
digne de l'intestin. Rabelais savait ce qu'il faisait en charbonnant sur le mur
du droit divin Gargantua. Le roi mangeait habituellement seul. En 1744,
prenons cette année au hasard, voici ce qu'on servait tous les jours à cette
table pour un : neuf chapons et un chaponneau, vingt-neuf pigeons et dix-
huit pigeonneaux, un faisan, deux dindons, quatre bécasses, six butodeaux,
six sarcelles, six poulardes, trente-cinq perdrix et quarante et un poulets,
plus douze ris de veau, un demi-cent d'œufs, une oille (olla), un jambon
de dix livres, une livre de moelle, vingt-quatre livres de bœuf, vingt-huit
livres de mouton, cinquante-deux hvres de lard, et soixante-seize livres de
veau, sans compter un boisseau de truffes, deux livres et demie de crettes,
et quatorze tourtes dont six à la braise, sans compter le poisson, sans compter
les vins, sans compter le dessert, sans compter les hors-d'œuvre , saucisses,
boudins blancs, casseroles, potages sans eau, salpicon, miroton «et autres
choses, dit le registre manuscrit de Versailles, que l'on sert ordinairement
sur la table du roi». Le matin le roi commençait son déjeuner par boire un
bouillon j pour ce simple bouillon on employait un chapon vieux, quatre
livres de veau, quatre livres de bœuf et quatre livres de mouton.
Quand le roi mangeait avec la reine, il y avait à la table, dit le même
registre, «deux assiettes». Cela faisait, pour cent quatrevingt-onze livres de
viande, cinquante-deux pièces de gibier, et quatrevingt-seize volailles, deux
bouches. C'était le temps du pacte de Famine. Autour de cette table, la
France avait faim, vingt-cinq millions d'êtres humains agonisaient, on pen-
dait les affamés pillards de blé, les paysans mâchaient de l'herbe, l'homme
ne mangeait plus, il broutait.
On avait vu sous la régence, rien que dans une seule paroisse, Saint-
Sulpice, quinze cents personnes mourir de faim.
Telle était l'institution. Le roi de France, insistons-y, était purement et
simplement Dieu. Dieu à la lettre. Une pénalité proportionnée veillait sur
LA CIVILISATION. 499
lui, et le gardait. Une fois, ce Dieu s'appelait Henri IV, un homme lui
cassa une dent. On ne put faire moins que d'écarteler l'homme. Il faut
observer les convenances. Une autre fois, ce dieu s'appelait Louis XV, un
homme l'égratigna avec un canif, il fallut bien encore écarteler l'homme.
Le dieu Henri IV avait eu peu de dommage; il écrivait après sa dent cassée :
«Il y 2Ly Dieu merci, si peu de mal que pour cela nous ne nous mettrons
pas au lit de meilleure heure. » Le dieu Louis XV avait eu moins de mal
encore; pourtant il se mit au lit et appela un confesseur. Ces dieux-là ont
besoin de confesseurs. Quant aux écartelés, le premier était un enfant, il
avait dix-huit ans; le second était un fou. L'enfant, Jean Châtel, fut vite
disloqué. Cette mise en pièces d'un adolescent par quatre percherons bien ferrés
et bien fouettés, comme dit Claude Esquivel, ne dura guère que vingt-cinq
minutes. L'autre, le fou, Damiens, vigoureux homme de quarante-deux
ans, donna plus de peine. Il y eut là, c'est un courtisan qui parle, le duc
de Croy, quatorze heures terribles. Le supplice de Damiens en effet, 28 mars
1757, commencé à trois heures trois quarts du matin par la torture, dont il
fut moulu, selon le même duc de Croy, continue toute la journée par
l'amende honorable, le poing brûlé au soufre, le tenaillement au fer rouge,
le plomb fondu, la poix enflammée et l'huile bouillante, et finit à dix
heures du soir par l'arrachement des quatre membres. L'homme est fort,
cet arrachement est dur, deux conseillers de grand-chambre, Pasquier et
Severt, président au supplice. Les quatre chevaux tirent depuis trois quarts
d'heure; l'homme s'allonge sans se casser. A. cinq heures, il avait sept pieds de
long, dit un témoin, le greffier criminel Le Breton. Les chevaux sont fatigués.
Le bourreau propose le dépècement de l'homme. En Hollande, on s'en était
contenté pour Balthazar Gérard. En France, c'est autre chose. Severt répond :
le 'jiele pour sa majeBé ne le permet pas. Il faut l'arrachement. On ajoute deux
chevaux. Les six chevaux tirent, par secousses, trois quarts d'heure encore.
Cela fait une heure et demie de tirage. Le patient hurle, les juges causent.
Ils suivent d'une fenêtre les phases de la chose. — AJol dit Pasquier, la cuisse
gauche vient de partir. — L,e peuple bat des mains, répond Severt.
Atrocité! Pourquoi? dites : Logique. Le droit divin est une prémisse dont
l'écartèlement est la conséquence. Avoir cassé une dent à Dieu, avoir percé
le cordon bleu et le gilet de flanelle de Dieu, ça vaut ça. Cette forme de civi-
lisation qu'on nomme le droit divin se complique d'une place de Grève très
variée et très assaisonnée. Pas de société vraiment monarchique sans cela.
Quant au fort menu de la table de Versailles pendant que le peuple crève
de faim, que voulez-vous que j'y fasse .^^ il faut bien que Dieu mange.
Ainsi le roi de France Dieu; et, à plus forte raison le roi d'Espagne,
qui, non seulement, était Dieu, mais encore Catholique. Le roi de France
32-
500 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
n'était que Très-Chrétien. Et tout autour, l'empereur d'Allemagne, le roi
d'Angleterre, le roi de Prusse, le roi de Hongrie, le roi de Bohême, le roi
de Pologne, le roi de Naples, le duc de Savoie, le landgrave de Hesse,
l'électeur de Hanovre, l'électeur de Saxe, l'électeur de Bavière, l'électeur
palatin, le duc de Florence, le duc de Modène, le duc de Parme, le mar-
grave de Bade, tout cela était Dieu. Il y a des infiniment petits dans ces
grandeurs. Même sur les almanachs les mieux faits, la liste diminuante des
princes gouvernant par légitimité de naissance, s'achève par un et catera. Le
roi de Man, le roi d'Yvetot, le prince de Lippe, le prince de Monaco,
et cotera. Et catera était Dieu. On peut voir encore aujourd'hui, dans le pays
de Bade, sur la grande place de Radstadt un monument portant une figure
de bonhomme en cuirasse et perruque avec cette inscription : Divo Bernardo.
Le divin Bernard a existé.
Les princes, dans cette Europe d'alors, n'étaient pas autre chose que
Dieu en morceaux. Ces morceaux-là régnaient. Dieu était César à Vienne,
roi à Berlin, duc à Hanovre, knez à Moscou, marquis à Carlshriie. Les
titres variaient, mais sous tout prince il y avait Dieu. Les évêques le
voyaient distinctement. In te Deum salutamus. Jean-Baptiste Rousseau disait :
images de Dieu sur la terre ^ eH-ce par des coups de tonnerre que leur candeur doit
éclatera Des coups de tonnerre, non. Des coups de canon, oui. Allez le
demander aux vieux canons des Invalides. Ils sont tatoués de ce latin : ultima
ratio regum. Dieu, toujours du parti du plus fort, était pour les gros batail-
lons et pour les gros personnages impériaux et royaux. Etre né prince, cela
dispensait du reste. La grâce de Dieu couvrait tout, autorisait tout, embau-
mait tout. Il y a cent ans, un landgrave, Louis IX de Hesse, espèce de
Jocrisse féroce bardé sur le ventre de deux grands cordons croisés, l'un bleu,
l'autre rouge, a ravagé, incendié, pillé et violé la ville de Pirmazens. Nous
y avons vu, en septembre 1863, au Lamm, son portrait entouré de fleurs.
Ces fleurs étaient toutes fraîches. Un roi dans le passé était, par la grâce de
Dieu, Jacques I*'" en Angleterre, Christiern II en Danemarck, Louis XV en
France, avait toutes sortes de vices et commettait toutes sortes de crimes,
divinement. Une impeccabilité plongée jusqu'au cou dans le mal, une in-
faillibilité plongée jusqu'au cou dans l'ignorance, une inviolabilité plongée
jusqu'au cou dans la violence, telle était cette création du (vieux) droit
divin, ivrogne parfois comme Auguste de Pologne, infirme fréquemment
comme Charles II d'Espagne, imbécile souvent comme Frédéric I*' de
Prusse, et à laquelle on disait : Votre Majesté.
Cela se bornait-il à l'Europe.'* non pas. Et comment eût marché la civi-
lisation? il y avait du droit divin partout sur la terre, varié comme les reli-
gions. Cela faisait des droits divins de difl-érentes espèces, mais ayant tous
LA CIVILISATION. 501
la même origine, Jupiter, Brahma, Allah, Adonaï, c'est-à-dire Dieu sous
ses divers pseudonymes. Ces droits divins étaient tous de bonne qualité,
bien conformés, vivaces et tenaces. Il découle du droit divin de Mahomet,
de Bouddha, du dieu Fô et du dieu Vitziliputli tout aussi bien que de
Jésus-Christ. A Siam, la trompe de l'éléphant blanc est du droit divin
visible. Le sultan avait et a encore, je crois, son droit divin, en vertu duquel
il faisait étrangler ses frères5 aujourd'hui, il y a amélioration, grâce au pro-
grès, et si l'on en croit les journaux du Levant, il ne ferait plus étrangler
que ses petits-fils. Le shah avait son droit divin en vertu duquel il faisait
de temps en temps empaler ou écorcher vifs ses douze ou quinze cents
parents qualifiés mir'ut^; le grand mogol avait son droit divin en vertu duquel
il faisait enfoncer des roseaux sous les ongles de ses sujets j le grand khan son
droit divin qui consistait à tout piller autour de luij le grand lama son droit
divin qui rendait ses excréments mangeablesj l'iman de Mascate, prêtre,
son droit divin qui le rendait capable de sept cents femmes j l'empereur du
Maroc, son droit divin, encore existant à cette heure, qui se manifeste par
sept sonneries de trompettes chaque fois qu'il digère j le daïri du Japon, son
droit divin qui l'oblige à ne pas bouger de peur de casser la terre j le cacique
des Botocudos son droit divin qui lui confère le privilège de se pendre un
poêlon de terre cuite à la lèvre inférieure; le roi des Toucouleurs son droit
divin qui l'autorise à s'oindre, non de saint chrême, mais de lard ranccj le
roi de Darfour son droit divin qui vous force, sous peine de mort et de
manque aux convenances, à vous barbouiller le visage de boue chaque fois
qu'il passe J le roi de Dahomey son droit divin qui se constate par regorge-
ment de quatre mille esclaves à son couronnement afin de faire, ce jour-là,
un petit lac de sang humain pour la promenade en barque de sa majesté.
Allez en Chine, entre un poussah et un magot, vous y trouverez le droit
divin. Cette potiche complète la Chine. L'empereur de la Chine a une
«grâce de Dieu» par laquelle il règne et faite exprès pour lui, qui lui
donne le droit de vivre dix mille ans. Sa majesté a la bonté de n'en point
user.
Ne riez pas, le césarisme se fâcherait. Le César de Rome qui a fait souche
s'intitulait : Son Éternité.
Le droit divin a un synonyme : Glaive. Il est un peu dans le soldat,
beaucoup dans le bourreau. Associé à la gloire, il est la guerre, associé à la
justice, il est la mort. L'échafaud est, lui aussi, un mystère. Il a du ciel en
lui, comme le trône. L'échafaud ne pouvant être humain, est forcé d'être
divin. Il l'est. Le juif l'extrait de la Bible, le turc du Koran, l'indou du
Véda, le parsi du Zend-Avesta. Le bourreau a un cousin, le sacrificateur.
L'allumeur d'autodafé touche d'un coude Saint-Pie V et de l'autre coude
502 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Sanson. Les rois de Perse, comprenant le pontificat du coupe-tête, font du
bourreau le premier fonctionnaire de leur royaume. Joseph de Maistre, non
moins intelligent, sacre et couronne le bourreau. Il écrit un livre dont le
pape est la surface et le bourreau le fond. La veste de l'exécuteur a pour
doublure la pourpre du droit divin. Cette logique révèle un homme
farouche, mais sincère. De Maistre est féroce avec foi. Faire un livre exprès,
pour mettre le bourreau dedans, l'idée est lugubre. Ce sombre livre est au
sommet de la théocratie. Il y a à Claris, en Suisse, une colline au haut de
laquelle, de tous les points de l'horizon, on aperçoit une maison étroite,
petite, sans fenêtres, avec une porte basse toujours fermée. C'est là qu'est
déposée, dans les ténèbres, la hache.
Cette maison sinistre où est le droit divin, c'est le livre de Joseph de
Maistre.
Quant au droit divin en lui-même, il est ébréché, usé, émoussé, rongé de
rouille dans la nuit.
Il est délabré. Est-il anéanti ? non.
Le roi selon le passé n'existe presque plus en Europe, grâce à 1789. Pour-
tant si le fait s'est atténué, la tradition résiste, et la doctrine persiste. Le roi
«par la grâce de Dieu» est dogme j il est plus que prince, il est principe. De
là une imperturbabilité farouche. De là des réveils; de là des réapparitions
lugubres. À l'heure où nous écrivons, le droit divin fait des siennes en Po-
logne. L'autocrate est chef de famille. C'est comme père que le czar torture
ce peuple.
Le czar est Dieu, et MouraviefF est son prophète.
Nous distinguons entre l'ennemi du quart d'heure et l'ennemi des siècles.
Le droit divin est l'ennemi des siècles. Il y a de la permanence dans sa pré-
tention. Il s'allonge derrière nous en tradition et devant nous en hérédité.
Deux queues à l'hydre. Il pèse depuis quatre mille ans sur le genre humain.
Il est vieux comme l'idole. Baal était soleil comme Louis XIV.
Ne nous lassons point de le répéter, le passé n'est pas assez passé. Il importe
de le reconduire à sa tombe. Il en sort par moments, et il se dresse tout de-
bout, ayant à la main on ne sait quelle hideuse revendication de l'avenir. Ce
cadavre crie : Aujourd'hui et demain sont à moi. Il monte en chaire et
enseigne nos enfants. C'est lui qui, au sortir du collège, leur fait passer leur
examen. Théocratie, oligarchie, monarchie à Sainte- Ampoule, défions-nous
de ces choses mortes! elles reviennent. Elles vivent de la vie terrible des
spectres.
Rendons justice à Napoléon j il fut subversif. Personne n'a rudoyé le droit
divin comme lui. Sous ce rapport il n'a point nui à 89. C'est lui qui a dis-
loqué le vieux continent monarchique. Il a fait en Europe du progrès avec
LA CIVILISATION. 503
effraction. Il a gardé son chapeau sur la tête devant les couronnes. Cette im-
politesse a commencé à Campo-Formio. a'JJoilà donc la paix faite, lui écrivait
Talleyrand, une paix à la Bonaparte.)) — Quant à sa couronne, lorsqu'il en a
eu une, la façon dont il l'a portée était révolutionnaire. Il a été César anar-
chiquement. Il a eu une manière à lui d'être empereur, manière désagréable
aux empires. Napoléon a été la maladie du vieux monarchisme. L'empire
d'Allemagne est mort de l'empereur des français. L'antique principe d'auto-
rité héréditaire et légitime a râlé sous ces gigantesques bottes à l'écuyère.
Etre écrasé, c'est peuj il a été aplati; le règne de cet écolier de Brienne a été
la brimade des rois. Ce casseur de prestiges malmenait les altesses, malmenait
les majestés, malmenait le czar, malmenait le kayser, malmenait le pape,
malmenait le trône, malmenait l'autel, malmenait le seigneur, malmenait les
oints. Il fut digne de s'appeler Buonaparte. Il supprimait les droits divins
par décret au Moniteur. La maison de Bragance a cessé de réffier. Il a fait pis et
mieux. Il a poussé la familiarité avec les trônes jusqu'à y mettre, tantôt un
sergent aux gardes, tantôt un postillon d'écurie, et, une fois couronnés, le
sergent et le postillon faisaient, chose terrible, fort bonne figure de rois. Il
ne s'en tint pas là. Un beau jour, ce petit lieutenant d'artillerie épousa carré-
ment la fille du droit divin. Il se crut de maison à cela, et la chose se fit. La
grâce de Dieu se maria avec l'aventure. Le droit divin s'encanailla avec la
victoire. Il y eut mixtion des augustes sangs avec la roture d'Austerlitz. Ce
fiit lamentable. Une fois la déroute des mésalliances commencée, elle ne
s'arrêta plusj elle tomba à Jérôme, elle tomba à Bernadotte, elle tomba à
Berthier. Ferdinand VII implora la main d'une Ramolino. Il y eut croise-
ment forcé des vieux trônes avec les nouveaux. Quant à Napoléon , il ne se
contenta pas du mariage; il le lui fallut avec prologue, il l'assaisonna d'un
peu d'assaut; ce mousquetaire de la révolution chiffonna une archiduchesse;
Notre-Dame n'eut que les restes. Disons-le, il y eut plus de royauté décapitée
à Compiègne un certain jour d'avril 1810 qu'il n'y en avait eu sur la place
de la Concorde le 21 janvier 1793. Le marmot thébain secouait la peau du
monstre, et criait : citoyens, il n'j a rien dedans. Napoléon a secoué la peau du
droit divin. Il a joué au dogme monarchique ce tour de mettre en pleine
lumière Orloff au Nord et Godoy au Sud. Il a été, nous venons de le dire,
malhonnête avec le sceptre. Ajoutons un détail. Un jour à Bayonne
Charles IV d'Espagne lui disait : mes vingt-quatre sceptres. — IJos vingt-quatre
sceptres ! s'écrie l'empereur, j'aime mieux la canne de Polichinelle. Ce fait a été
raconté au général H. . . par qui.'' par le roi Joseph, héritier momentané
des vingt-quatre sceptres. Napoléon a qualifié la couronne bourrelet d'enfant.
Il a dit à Pie VII lui faisant cadeau d'un globe impérial bénit : que voule^vows
que je fasse de cette boulet II a appelé le trône sapin. Ce mot s'applique aussi
504 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
au fiacre à l'heure. Bonaparte a été sans respect. Il a tué le droit divin par le
tutoiement.
Les dégâts qu'il a faits dans le principe d'autorité sont irréparables. Il y a
tout mis sens dessus dessous. Il a désarticulé la mécanique, luxé la jointure
de la papauté avec la monarchie, désemboîté le mouvement, forcé le ressort,
tordu la clef, défoncé le secret. Pas un rouage qui aille maintenant. On sent
partout le provisoire. C'est refait, c'est rebouté, c'est recollé, c'est rafistolé,
mais ça ne tient pas. Il a frappé de désuétude les axiomes royalistes, fonde-
ment des sociétés. Il a jeté «Dieu, le roi et les belles» aux antiquailles. L'an-
cien roi proprement dit est aujourd'hui du bric-à-brac. On en voit çà et là
quelques spécimens, à Rome, par exemple, qui est le grand magasin des
curiosités j en Prusse aussi, dit-on. C'est de la royauté peut-être, mais ce n'est
pas de la réalité. C'est en plaqué, en strass, en chrysocale, en similor, en
ruolz, en mensonge, en fumée. C'est diaphane ^ cela manque d'épaisseur, de
solidité, de qualité, de noirceur. On voit l'aurore à travers. Napoléon a désor-
ganisé les chancelleries, déconcerté Cobentzell, Kaunitz, Hardenberg, toutes
ces fortes caboches, culbuté l'habileté les quatre fers en l'air, éclopé la routine,
brutalisé les sacrés collèges et les sacrées consultes, pratiqué des jours au mur
du conclave, montré toute grande ouverte la cave du saint-office, violé le
domicile des vieux abus auliques, catholiques et apostoliques. Un tas de
principautés difformes sont restées sur le carreau. Voyez, par exemple, dans
quel état il a laissé cet affreux petit landgraviat de Hesse qui, au siècle der-
nier, vendait des hommes à l'Angleterre pour la guerre d'Amérique, et dont
le raccommodage a été presque impossible, même au congrès de 1815. Par sa
sécularisation des couvents et par son balayage des Abruzzes, il a mis hors
de service deux formes séculaires de la civilisation légitime, le monachisme
et le banditisme i c'est en vain que, dans ces derniers temps. Pie IX a restauré
l'une et François II l'autre; il est clair que c'est détraqué et que cela durera
peu. Napoléon a avarié à Rome la théocratie, — reçu un pape en mauvais état,
— en Russie l'autocratie, en Allemagne la féodalité, en Autriche la diplo-
matie, en Prusse la schlague, en Angleterre l'aristocratie, en Espagne l'in-
quisition. Toutes ces institutions, | grâce à lui j'^', rendent maintenant un son
fêlé. Ce sont là des services. L'histoire lui en tiendra compte. Il lui sera
beaucoup pardonné parce qu'il a beaucoup cassé.
On m'a souvent reproché, depuis une douzaine d'années, mon bonapar-
tisme. Voilà de quoi il se compose.
Pour nous, Bonaparte, nous l'avons déjà dit ailleurs, c'est Robespierre II.
À Austerlitz, la révolution monte à cheval. Ce tour d'Europe nous plaît.
C Ces barres verticales sont dans le manuscrit. [Note de l'Editeur.)
LA CIVILISATION. 505
Assurément, la violence le gâte trop souvent. Certaines mesures sont
farouches, et nous les détestons. Voyons la fin pourtant.
Robespierre, c'est le tyran 5 Bonaparte, c'est le despote; mais tous deux
ont puissamment tenu la dictature révolutionnaire, l'un au dedans, l'autre
au dehors. Tous deux ont usé du glaive, nous avons horreur du glaive; nous
haïssons la hache de l'un, nous haïssons le sabre de l'autre, mais nous leur
rendons justice, et nous portons à leur décharge le résultat obtenu, le vieux
monde sabordé et coulé à fond.
Danton est plus grand que Robespierre; Hoche est meilleur que Bona-
parte; Danton est le génie, Hoche est la vertu. Danton eût enrayé la terreur;
Hoche eût empêché le dix-huit brumaire; et les choses eussent été mieux
ainsi; mais Hoche et Danton sont morts prématurément, et il résulte de leur
fatale sortie de scène avant l'heure que le double fait révolutionnaire, inté-
rieur et extérieur, se rattache plus immédiatement et plus complètement aux
deux qui ont survécu, Robespierre et Bonaparte, et dérive pour l'histoire de
ces deux hommes, l'un moindre, l'autre pire. Ce sont là Içs iniquités mysté-
rieuses de la destinée.
En ce qui concerne la civilisation, entre la conception religieuse, telle
qu'elle est à cette heure, et la conception philosophique, la différence radi-
cale, nous croyons l'avoir dit ailleurs, c'est le déplacement de l'éden. Il était
en arrière, il est en avant. La poésie est plus que jamais prophétie; mais elle
n'est plus la prophétie qui menace, elle est la prophétie qui promet. Il y a
un divin lever d'astre à l'horizon; elle est le doigt indicateur de ce point
lumineux.
L'éden faux, c'est l'état de nature; l'éden vrai, c'est l'état de société.
L'état de nature se contente de la satisfaction animale; à l'état de société il
faut la satisfaction intellectuelle et la satisfaction morale. C'est l'ordre plus
haut des joies du devoir. L'état de nature mène la vie de proie, il chasse et
pêche, le travail de la bête lui suffit. L'état de société cultive. Au labourage
de la terre la bête finit, l'homme commence. Que produit le labourage du
champ ? la propriété. Propriété et société sont deux termes identiques. La
société parfaite, ce serait tout homme propriétaire. C'est là qu'il faut
tendre.
Nous sommes dans le siècle des accomplissements. La science, ce grand
fait révolutionnaire, dégage successivement toutes les inconnues que la phi-
losophie avait devinées et que la poésie avait idéalisées. D'une solution on
passe à la suivante. Les ténèbres regrettant l'homme et pleines pour lui de
ce désir de rapprochement qu'a le jaguar pour le mouton, s'efforcent de le
5o6 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
retenir. En vain. L'homme échappe. 89 est une évasion. Ce jour-là, et l'on
peut dire la date, le 14 juillet, car la Bastille est un symbole, ce jour-là
l'homme est sorti du passé. Ce qui en reste au-dessus de sa tête n'est plus que
voûte de fumée. Les vagues épaisseurs du mal tremblent, flottent, s'atténuent
et se dissipent là-haut sur nos fronts et laissent voir par leurs brèches des
lueurs du vrai jour. Ces trouées faites à la nuit sont pour les hommes du
vieux monde les blessures de la société, de l'ordre, de la famille, de la reli-
gion. O imbéciles qui prennent une déchirure du nuage pour une plaie du
ciel!
En ce cas, nous avons pour espoir un élargissement de plaies, car l'achè-
vement de ces trouées et de ces brèches est une des grandes tâches du siècle.
Pas de relâche, esprits, jusqu'à ce que le hideux voile du mal soit déchiré
du haut en bas. Alors, démasquée, la face du vrai resplendira. Alors, désob-
struée , la vie éclatera.
Cependant l'homme progresse. Une partie de la marche étant latente et
profonde, même quand on croit qu'il s'arrête, même quand on croit qu'il
recule, il progresse. Rétrograder à la surface n'empêche pas d'avancer sou-
terrainement. Le mouvement superficiel n'est quelquefois qu'un contre-
courant.
Deux phénomènes marchent de front : la désagrégation et la recomposi-
tion. Une réforme n'attend pas l'autre; toutes s'ébauchent à la fois. Ce qui
était rêve hier est réalité habitable aujourd'hui et sera masure demain. Rien
n'est étrange à examiner comme une utopie dépassée. L'impossible se
déforme en banal. Ce qui, devant nous, était escarpement, mur à pic, esca-
lade effroyable, folie, derrière nous est aplatissement, lieu commun, vieille
mode, routine, et se confond avec la vaste plaine obscure traversée et
oubliée. Le cacolet remplaçant la chevauchée en croupe, le coche remplaçant
le cacolet, la malle-poste remplaçant le coche, la locomotive remplaçant la
malle-poste, ont été des utopies. Aujourd'hui l'aéroscaphe remplaçant la
locomotive est une utopie. C'est son tour de faire rire ou de faire peur. En
attendant qu'il change la face du monde.
Au siècle dernier, rêver la paix universelle faisait chasser un homme de
l'Académie j au siècle présent rêver la démocratie universelle fait chasser un
homme de sa patrie; l'homme étant dans le premier cas traité comme un
fou, et dans le second comme un coupable. Ces persécutions infligées au
progrès sont un des modes d'affirmation dont le genre humain dispose.
L'auteur de cet écrit a dit quelque part : «tout ce qu'on fait pour la vérité
et tout ce qu'on fait contre elle la sert également.» ^
La. civilisation modifiant son but, et commençant par l'homme au lieu
de commencer par la nation; la société conséquence de l'individu, et non
LA CIVILISATION. . 507
plus l'individu dérivé de la société j telle est la nation nouvelle. L'individu
devenu la grande affaire, le citoyen au premier plan et la cité au second, la
construction de l'homme d'abord, ayant pour résultante la construction de
la société, ceci est le grand horizon inattendu. Tel citoyen, telle cité} tel
individu, telle société. De là la nécessité de faire l'homme bon. De là autour
de l'enfance, germe d'un univers nouveau, tout un groupe d'institutions qui
manquent aujourd'hui. Enseignement gratuit et obligatoire, assistance, éga-
lité par l'éducation, liberté parla pensée, écoles, collèges, gymnases, ateliers,
laboratoires, hygiène, développement de l'esprit, développement du corps,
ouverture de l'intelligence, science de la santé, versement de lumière sur
le petit être. La civilisation humaine, depuis six mille ans inattentive à ce
qui l'attend et vivant chétivement au jour le jour, se réveille enfin, s'aper-
çoit que Demain existe, comprend que Demain est son maître, et se sent
prise de cette préoccupation immense : l'enfant.
L'enfant, c'est-à-dire l'avenir.
De ceci, l'individu d'abord, la société ensuite, que résulte-t-il .^^ l'être de
raison disparaît, l'abstraction s'évanouit, la fiction se dissout, l'état, encore
à cette heure si monstrueusement disproportionné, se réduit à un centre
communal. Le gouvernement n'est plus qu'une police, l'armée qu'une
gendarmerie, l'administration qu'une voirie. Votre tigre est devenu votre
chien.
Plus de frontières} ceci est déjà presque obtenu 5 le va-et-vient des loco-
motives troue et disloque les limites de peuple à peuple, le rail mêle
l'homme à l'homme j la vie en commun de l'humanité commence} les
poètes, les écrivains et les philosophes ont prêché la croisade sublime de la
paix} la guerre est déconsidérée j il y a trente ans, elle n'était qu'affreuse j
aujourd'hui elle est bête. Un panache est un anachronisme} la passementerie
fait sourire. «Un guerrier» aujourd'hui est grotesque comme jadis «un
pékin». Le ridicule a retourné sa lorgnette. La bataille pour la bataille, cela
n'est déjà plus admiS} le drapeau ne suffit pluS} il faut une idée. Autrement
une victoire, sans raison, n'ayant que sa rime gloire, est une vieille mode.
Les grands vainqueurs sont devenus enseignes d'auberge.
La réalité n'est plus là. Cela a été, cela n'est plus.
Encore un peu , et un soldat fera l'effet d'un revenant. Une horreur dont
on rit est morte. De Frofundis sur la guerre. Vive la paix ! Vive la vie ! Il ne
s'agit plus que de s'entendre. Or la langue universelle est trouvée. Par toute
la terre, la civilisation parle français. A quoi, chez tous les peuples, recon-
naît-on une intelligence .'* à ce signe : parler français.
La frontière supprimée supprime la guerre } la guerre supprimée supprime
l'armée } l'armée supprimée supprime la monarchie. L'exception ne se main-
5o8 , POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
tient que de vive force j le privilège a besoin de coercition j le parasitisme a
besoin de violence j privilège, parasitisme et exception disparaissant, le sabre
pacifié se fait soc de charrue, et tous les ans au lieu de jeunes soldats, vous
avez de jeunes laboureurs. Ce qui vaut mieux. La grande guerre, c'est le
commerce. Les batailles, ce sont les expositions. A l'échange des coups
succède l'échange des produits. Un prodigieux levier de civilisation est
trouvé, c'est l'émulation internationale. Tous les quatre ou cinq ans, le
progrès fait une confrontation de peuples, et les retardataires se retirent la
rougeur au front, et reviennent, la fois d'après, superbes. Qu'est-ce que
j'entendais donc dire, qu'il n'y aura plus d'annexions, ni de conquêtes .f* loin
de là. Tout va être conquête et annexion. On entre dans cette ère splendide.
On a commencé à peine. Désormais une conquête par jour, une annexion
par jour. On conquiert les peuples esclaves à la liberté : on annexe les nations
fanatiques à la lumière. Comment ? par la lumière et par la liberté. La lu-
mière et la liberté sont des forces j et ce qui fait leur triomphe, des forces
aimées. L'aveugle désire être conquis par l'aurore j il n'a qu'un vœu, c'est
que le jour entre chez lui et y règne. La civilisation est solaire. Droit et force
se confondent en elle. Rayonnement, c'est empiétement} mais c'est l'empié-
tement du vrai sur le faux. Tous les jours il y a une sauvagerie vaincue, une
barbarie tuée, une superstition anéantie. On bombarde de livres toutes les
vieilles enceintes de ténèbres j on fait éclater partout Voltaire, Diderot,
Pascal, Molière, Shakespeare, Montaigne, Juvénal, Tacite, Lucrèce, Isaïe,
Eschyle J on écrase partout le mal, et on le bat en brèche, et on l'extermine,
et on le foudroie sous l'éblouissante mitraille des idées.
Plus de parasitisme} donc plus d'exploitation. Pas plus l'exploitation d'en
bas que l'exploitation d'en haut} car nous ne voulons pas plus le pauvre,
vermine, mangeant le riche, que le riche, polype, mangeant le pauvre.
L'extirpation est double. Supprimer Léviathan et supprimer le pou. Plus de
succion mauvaise diminuant la vie. Liberté, Égalité, Fraternité.
La souveraineté du peuple remplacée par la souveraineté de l'homme }
c'est-à-dire l'homme souverain de lui-même} la science commençant par
élever l'enfant pour en venir à gouverner le citoyen} plus de superstition
payée } toute fonction élective} l'autorité réduite à l'auteur } la guerre n'ayant
plus de raison d'être, la pénalité n'ayant plus de raison d'être, la politique
n'ayant plus de raison d'être } la géométrie sociale pratiquée} l'institut assem-
blée unique} le luxe légitimé par la misère anéantie} chacun en pleine pos-
session de son droit, droit de l'homme sur lui-même, la liberté} droit de
l'homme sur la chose, la propriété} chacun en plein exercice de son devoir,
devoir du fort envers le faible, la fraternité} le plain-pied de l'éducation
fondant l'égalité} l'équité entre les hommes résultant de l'équilibre entre les
LA CIVILISATION. 509
droits 5 en un mot, le gouvernement de tous pour tous par tousj tout cela
est dans le suffrage universel, œuf qui finira par être bien couve.
Combinez l'instruction gratuite et obligatoire avec le suffrage universel ,
l'avenir sortira.
Quand il s'agit du bien, les éclosions hâtées sont bonnes.
La science qui trouve le vrai, l'art qui réalise le beau, sont les deux plus
puissants modes d'incubation de la civilisation. Dans l'antiquité, le poëte
n'était pas distinct du législateur. Solon et Moïse sont des poètes. De nos
jours l'impulsion littéraire est la grande déterminante du mouvement social.
Qu'est-ce que la liberté de la presse ? une force littéraire.
La force littéraire a toujours été, et est de nos jours plus que jamais, une
force révolutionnaire. Au dix-neuvième siècle, la société étant entièrement
refaite par 1789, la force littéraire est entièrement renouvelée. Elle n'est pas
distincte de la révolution même. La révolution est la loi, la littérature est
l'idée. Elles aussi, elles disent : ^mgamui Dextras. À proprement parler, il
n'y a qu'une force, la Révolution. Cette force a été nos pèresj elle est nous.
Qui dit force, dit énergie. La révolution est une volonté. Ceux qui ne
voient en elle qu'un élément se trompent j elle est une intelligence j elle est
un être. Elle est debout, immense, ailée, armée. Elle a des ordres, qu'elle
exécute. Elle n'entend pas qu'on s'arrête, elle pousse le siècle devant eUej
car, nous venons de le dire, les haltes ne sont qu'apparentes j le fatal travail
providentiel ne s'interrompt pasj nulle solution de continuité} l'enjambée
amène l'enjambée j une fois réalisé, l'effet devient cause, et entre en partu-
rition d'un résultat nouveau qui à son tour engendre , et ceux-là même qui
croient rester immobiles se déplacent et avancent. Pas moyen de se soustraire
au progrès, qui est le jour levantj la conviction du soleil gagne secrètement
les hiboux, et les ennuie. Ceux-là même qui trouvent l'avenir impossible
n'ont qu'à se retourner, et le passé leur semblera plus impossible encore.
C'est fini, il faut progresser, il faut apprendre, il faut s'améliorer, il faut
penser, il faut aimer, il faut vivre, tirez-vous de là comme vous pourrez,
aucun recul n'est possible , les portes du retour sont fermées, et chassés de
nouveau du paradis imbécile et chimérique de l'inconscience, la vieille Eve,
l'antique Erreur qui, d'usurpation en usurpation était devenue tyrannie, le
vieil Adam, l'antique Ignorance qui, de dégradation en dégradation était
devenue Esclavage, talonnés par la Révolution française, s'en vont vers le
travail, vers la fécondité, vers le salubre emploi des forces terrestres, vers
l'activité, vers la responsabilité, vers la liberté, inexorablement envoyés en
avant, marchant, marchant toujours, avec ce grand flamboiement d'épée
derrière eux.
[1863-1864.]
TAS DE PIERRES.
III.
Désormais, ceux de nos poètes qui auront le pressentiment de l'avenir
réservé à notre langue, à notre civilisation et à notre initiative, ne consulte-
ront plus seulement le génie français, mais le génie européen.
[1838-1840.]
Le beau style, c'est le fond du sujet sans cesse appelé à la surface.
[1836-1838.]
O belle langue grecque, dont les mots ressemblent à des vases!
Les mots sont des vases en effet. Des vases qui contiennent la pensée. Faits
par Dieu, pleins de l'homme.
[i8j6-i86o.]
La nature procède par contrastes.
C'est par les oppositions qu'elle fait saillir les objets. C'est par leurs
contraires qu'elle fait sentir les choses, le jour par la nuit, le chaud par le
froid, etc. Toute clarté fait ombre. De là le relief, le contour, la proportion,
le rapport, la réalité. La création, la vie, le destin, ne sont pour l'homme
qu'un immense clair-obscur.
Le poëte, ce philosophe du concret et ce peintre de l'abstrait, le poëte, ce
penseur suprême, doit faire comme la nature. Procéder par contrastes. Soit
qu'il peigne l'âme humaine, soit qu'il peigne le monde extérieur, il doit
opposer partout l'ombre à la lumière, le vrai invisible au réel visible, l'esprit
à la matière, la matière à l'esprit j rendre le tout, qui est la création, sensible
à la partie, qui est l'homme, par le choc brusque des différences, ou par la
rencontre harmonieuse des nuances. Cette confrontation perpétuelle des
choses avec leurs contraires, pour la poésie comme pour la création, c'est
la vie.
TAS DE PIERRES. - III. 511
Mais les esprits envieux que suit le troupeau des esprits superficiels crient :
antithèses! antithèses! puérilités!
Ces braves gens ne s'aperçoivent pas qu'à ce compte, le jour et la nuit,
l'hiver et l'été, le ciel et la terre, le bien et le mal, le vice et la vertu, le
feu et l'eau, le soleil et la lune, l'homme et la femme, le néant et la création,
le faux et le vrai, la vie et la mort, ne sont que des «contrastes puérils» et
que le bon Dieu n'est qu'un faiseur d'antithèses.
Qu'un homme un peu lettré prenne la peine de fouiller dans sa mémoire,
qu'il y cherche tout ce qu'il a retenu de beau en lisant les grands poètes, les
grands philosophes, les grands écrivains, il s'apercevra que sur cinquante
citations qui lui viennent à l'esprit, quarante-neuf appartiennent à ce qu'on
est convenu d'appeler l'antithèse.
Ce qu'on appelle l'antithèse n'est autre chose que le clair-obscur du style.
[1840-1844.]
O critiques! Quand nous disons : c'est de la poésie! vous dites : ce n'est
que de la couleur! Pauvres gens! le soleil aussi n'est qu'un coloriste.
[1838-1843.]
Il y a un rapport intime entre les langues et les climats. Le soleil produit
les voyelles comme il produit les fleurs j le nord se hérisse de consonnes
comme de glaces et de rochers. L'équilibre des consonnes et des voyelles
s'établit dans les langues intermédiaires, lesquelles naissent des climats
tempérés. C'est là une des causes de la domination de l'idiome français.
Un idiome du Nord, l'allemand, par exemple, ne pourrait devenir la langue
universelle j il contient trop de consonnes que ne pourraient mâcher les
molles bouches du Midi. Un idiome méridional, l'italien, je suppose, ne
pourrait non plus s'adapter à toutes les nations j ses innombrables voyelles à
peine soutenues dans l'intérieur des mots s'évanouiraient dans les rudes
prononciations du Nord. Le français, au contraire, appuyé sur les consonnes
sans en être hérissé, adouci par les voyelles sans en être affadi, est composé
de telle sorte que toutes les langues humaines peuvent l'admettre. Aussi ai-je
pu dire et puis-je répéter ici que ce n'est pas seulement la France qui parle
français, c'est la civilisation.
En examinant la langue au point de vue musical, et en réfléchissant à ces
mystérieuses raisons des choses que contiennent les étymologies des mots, on
arrive à ceci que chaque mot, pris en lui-même, est comme un petit
orchestre dans lequel la voyelle est la voix, vox, et la consonne l'instrument.
512 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
l'accompagnement, sonat cum. Détail frappant et qui montre.de quelle façon
vive une vérité une fois trouvée fait sortir de l'ombre toutes les autres, la
musique instrumentale est propre aux pays à consonnes, c'est-à-dire au Nord,
et la musique vocale aux pays à voyelles, c'est-à-dire au Midi. L'Allemagne,
terre de l'harmonie, a des symphonistes; l'Italie, terre de la mélodie, a des
chanteurs. Ainsi, le Nord, la consonne, l'instrument, l'harmonie; quatre
faits qui s'engendrent logiquement et nécessairement l'un de l'autre, et aux-
quels répondent quatre autres faits parallèles : le Midi, la voyelle, le chant,
la mélodie.
Que sort-il de la mer, de la forêt, de l'ouragan.? une harmonie. Et de
l'oiseau .f* une mélodie.
[1838-1840,]
Ne dédaignez pas les grammairiens. Ce sont des ouvriers utiles.
Ils réparent et raccommodent la langue , incessamment ravagée et effondrée
par ces lourdes charrettes de prose et d'éloquence que la presse, le barreau
et la tribune font partir chaque matin pour les quatre coins de la France, et
il faut le dire aussi, ébranlée quelquefois, mais d'une autre manière, par le
passage royal des grands écrivains.
Ils pavent la grande route des idées.
[1840-1842.]
Le style filandreux des rhéteurs et des avocats est une glu ou la pensée,
cet oiseau divin, se prend les pieds et quelquefois les ailes.
[1840-1842.]
Le style pour le langage est comme la beauté pour la chair, un don, le
don suprême. On a un visage et pas de beauté, on a une pensée et pas de
style. Celui qui a le style et celle qui a la beauté sont les rois de ce monde.
[184J-1848.]
Une certaine école de critique qui a duré deux ou trois ans affirmait avec
un air de certitude, grave alors, comique aujourd'hui, que tel ou tel écrivain
« n'avait que la forme » . Ceci était un simple non-sens. La forme de quoi .''
la forme de rien } Est-ce que rien peut avoir une forme } Il n'est pas plus
possible d'avoir le style sans avoir la pensée que d'avoir la beauté sans avoir
un visage.
[184J-1848.]
TAS DE PIERRES. - III. 513
On me dit : «Pourquoi le romantisme ne réagit-il pas contre le
réalisme?»
Le chêne ne se fâche pas contre le gui.
[1868-1872.]
On n'est jamais trop concis. La concision est de la moelle. Il y a dans
Tacite de l'obscurité sacrée.
Tacite dit à chaque hgne : tant mieux pour les intelligents ! tant pis pour
les imbéciles!
Concision dans le style, précision dans la pensée, décision dans la vie.
[1863-1865.]
L'idéal supprime la fiction.
[1860-1865.]
Accepter dans l'occasion le mot cru, toujours vouloir et toujours choisir
le mot propre. Éviter ces deux écueils : le mot impropre, le mot mal-
propre.
[1864-1866.]
Kuisselant de pierreries , cette métaphore que j'ai mise dans les Orientales a
été immédiatement adoptée. Aujourd'hui elle fait partie du style courant et
banal, à tel point que je suis tenté de l'effacer des Orientales. Je me rappelle
l'effet qu'elle fit sur les peintres. Boulanger, à qui je lus La'j^ra, en fit sur-
le-champ un tableau.
Cette vulgarisation immédiate est propre à toutes les métaphores
énergiques. Toutes les images vraies et vives deviennent populaires et
entrent dans la circulation universelle. Ainsi : courir ventre à terre, être
enflammé de colère, rire à ventre déboutonné, tirer a boulet rouge (médire), être à
couteaux tirés, pendre ses jambes à son cou, etc. j autant d'admirables métaphores
autrefoisj autant de lieux communs aujourd'hui.
[1867-1869.]
Je n'ai lu qu'aujourd'hui le travail de Lamartine ^'^ sur les Misérables. Cela
pourrait s'appeler : Essai de morsure par un cy^ie.
16 avril 1863.
(') ^Voir L« Miiérabhs, tome IV. Knue de la Critique, Édition de rimprimcrie nationale. {Note
l'Editeur.)
PHILOSOPHIE. — II. 33
IH1-«IH£«1E IIATIO:iiI.E.
514 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
La prose et le vers ne sont que des matières dont se sert le poëte, fondeur
et ciseleur, pour faire les figures de ses idées. Le vers, c'est le marbres la
prose, c'est l'airain.
Matières admirables, cire pour l'artiste créateur, granit pour la postérité j
aussi précieuses d'ailleurs l'une que l'autre devant la pensée j le métail de
Corinthe vaut la pierre de Carrare. Tacite vaut Virgile. Cependant le vers
a plus de chances de durée que la prose, parce qu'il se vulgarise plus
difficilement et qu'il ne se dissout jamais en monnaie. On ne peut faire des
sous avec une figure de marbre ; on en peut faire avec une statue de bronze ,
avec une idée en prose.
Il y a des sujets qui peuvent être indifféremment traités en prose ou en
vers, taillés dans le bloc ou coulés dans la fournaise. Ce sont ceux où se
mélangent dans une proportion quelconque l'humain et le divin, l'idéal et
le réel. Il y a d'autres idées qui exigent impérieusement le marbre blanc,
transparent et rêveur du vers. La beauté pure veut le vers. Une Vénus en
bronze serait une négresse.
La poésie dramatique admet la prose j la poésie lyrique l'exclut.
[1834-1836.]
Le théâtre est le point frontière de la civilisation et de l'art 3 c'est le lien
d'intersection de la société des hommes avec ses vices, ses préjugés, ses
aveuglements, ses tendances, ses instincts, son autorité, ses lois et ses mœurs,
et de la pensée humaine avec ses libertés, ses fantaisies, ses aspirations, son
magnétisme, ses entraînements et ses enseignements.
Au théâtre le poëte et la multitude se regardent : quelquefois ils se
touchent, quelquefois ils s'affrontent, quelquefois ils se mêlent : mélange
fécond. D'un côté une foule, de l'autre un esprit. Ce quelque chose de la
foule qui entre dans un esprit, ce quelque chose d'un esprit qui entre dans la
foule, c'est l'art dramatique tout entier.
[1840-1844.]
Génie lyrique : être soi. Génie dramatique : être les autres.
, [1830-1834.]
Poètes dramatiques, mettez plutôt les hommes historiques que les faits
historiques sur la scène. Vous êtes souvent forcés de faire les événements
faux, vous pouvez toujours faire les hommes vrais. Ecrivez le drame, non
suivant, mais selon l'histoire.
[1844-1846.]
TAS DE PIERRES. - III. 515
Contradiction partout. Personne n'a plus usé du moi que Pascal qui a dit :
le moi elt haïssable. Voltaire, si indigné contre Fréron, s'est fait le Fréron
de Shakespeare. Corneille, fier dans ses tragédies, est servile dans ses dédi-
caces.
[1868-1870.]
Le drame est petit, dites-vous, vous fait soulever le cœur, et vomir, et
vous dégoûte. Dégoût, soit, petitesse, je le nie. Une chose n'est pas petite pour
vous faire lever le cœur, comme vous dites. Ah ! le drame vous fait vomir. Eh
bien, monsieur, vomissez sur Shakespeare, il y a bien des gens qui vomissent
sur l'Océan. C'est tout simple. Le haut drame est comme la haute mer : il fait
frissonner de joie les uns et soulève la nausée des autresj il a l'odeur et le
roulis de l'abîme j il vous donne le mal de mer. Qu'est-ce que cela prouve
contre le drame et contre l'Océan.?
Le poëte : — Je ne jette pas, je sème.
[1828-1830.]
Il n'y a pas un monologue dans le rôle de Tartuffe, lago est tout en
monologues. — Et puis, faites des théories!
[1830.]
Les traducteurs traduisent Homère, Eschyle, Dante et Shakespeare
comme les ingénieurs font carrossables les hautes montagnes. Ils percent et
font serpenter dans leurs flancs des routes pavées, des tunnels, des trottoirs
commodes et de plain-pied avec le pays plat. De cette façon on traverse ces
grandes Alpes et ces grands poètes, mais on ne les voit pas. Les routes et
les traducteurs évitent avec soin les précipices, les sommets, les abîmes et
les beautés.
[1844-1846. ]
ACTE PREMIER.
Titus.
ACTE DEUXIÈME.
Keginatn Berenicem.
3J
y6 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
ACTE TROISIÈME.
Invitm.
ACTE QUATRIÈME.
Invita/».
ACTE CINQJtJlÈME.
Dimisit,
Exposition : Titm reginam Berenicem, nœud : invitm invitam, dénouement
dimisit. — J'aime mieux la tragédie de Tacite que celle de Racine.
Il y a toujours dans les œuvres de l'esprit, surtout dans celles qui exigent
un certain arrangement et une certaine construction, les poëmes dramatiques
par exemple, des parties qui sont destinées à vieillir et qui vieillissent. Ce
sont ces formes, toujours passagères et nécessairement un peu convenues, qui
tiennent plus particulièrement au goût régnant, à la mode du jour, à l'esprit
du temps, influences utiles qui datent une œuvre et auxquelles le vrai génie
ne peut, ni ne doit, ni ne veut se dérober entièrement. On peut donc dire
de toutes les productions de l'esprit humain, même des plus sublimes,
qu'elles vieillissent. Seulement, quand il n'y a dans un ouvrage ni style, ni
pensée, cela devient vieux. Quand il y a poésie, philosophie, beau langage,
observation de l'homme, étude de la nature, inspiration et grandeur, cela
devient antique.
[1840-1844.]
Le théâtre n'est pas le pays du réel : il y a des arbres de carton, des palais
de toile, un ciel de haillons, des diamants de verre, de l'or de clinquant, du
fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil qui sort de dessous terre.
C'est le pays du vrai : il y a des cœurs humains sur la scène, des cœurs
humains dans la coulisse, des cœurs humains dans la salle.
[1830-1832.]
[CRITIQUE.]
HORACE.
Horace se promène sur la Voie sacrée, comme c'est son habitude, dit-il,
sicut mens, eB mos, roulant dans son esprit il ne sait plus quelles bagatelles et
tout à elles, totm in illis. Il rencontre un passant. Qu'est-ce que ce passant?
Est-ce un personnage illustre, un prince, un sénateur, un empereur.? Elst-ce
Mécène.'* Est-ce Auguste.'' Non, c'est un passant, c'est le premier venu, c'est
un fâcheux. Eh bien, ces deux hommes deviendront poussière et leur
poussière deviendra néant, les jours, les mois, les années, les siècles, s'écou-
leront, la Voie sacrée s'effacera de la surface de la terre comme la ride que
fait dans le sable la baguette d'un enfant, Rome changera de forme et de
destinée, tout s'évanouira dans le souvenir des générations, excepté la
rencontre de ces deux hommes. Cette rencontre sera immortelle, immortelle
comme les plus illustres rencontres de l'histoire, immortelle comme l'entre-
vue de Porus et d'Alexandre, comme l'entretien de Pompée et de César,
comme la conférence des deux empereurs sur le Niémen, immortelle!
pourquoi .f* Mon Dieu! par la plus petite et la plus grande de toutes les
raisons. Parce qu'il a plu à Horace de la raconter.
[1836-1840.]
BACON. — DESCARTES. — KANT.
Bacon écrit l'Inffauratio ma^a.
Descartes écrit le Discours de la méthode.
Kant écrit la Critique de la raison pure.
Le triple linéament de la philosophie est fixé.
Bacon prend pour point de départ le fait, et enfante la science. Descartes
prend pour point de départ l'idée, et enfante la métaphysique. Kant marie les
deux enfants. Il accouple idée et fait, métaphysique et science, âme et
univers, sujet et objet. Il démontre que l'homme, étant le relatif, ne peut
comprendre que le rapport. L'homme voit le phénomène à la surface de
l'inconnu. Son œil ne va pas au delàj mais le phénomène résulte de l'inconnU}
5l8 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
sans inconnu, point de phénomène; et le phénomène étant évident,
l'inconnu est prouvé. Mais il ajoute : Qu'est-ce que l'inconnu.'' Le Réel.
Dieu.
[1866-1868.]
MACHIAVEL.
Machiavel flatte et frappe. Encensoir fulminant.
[1860-1862.]
RABELAIS.
L'épopée de Rabelais et la comédie de Molière, à côté de l'homme,
contiennent l'une et l'autre la parodie de l'homme, plus accentuée dans
Rabelais. Dans Molière il n'y a que le singe; dans Rabelais, il y a le satyre.
[1862-1864.]
Kahelais. — Tirant de ce fumier des dithyrambes, planant dans ce cloaque,
grognant des strophes dans ce miasme, pourceau ailé.
[1862-1863.]
MONTAIGNE.
Voici un très beau vers de Montaigne qui se trouve au hasard au milieu
de sa prose dans le passage sur les accusateurs de Socrate :
Ne pouvant plus porter cette haine publique.
Voici le texte :
«Personne ne les saluait ni accointait, de sorte qu'enfin, ne pouvant plus
porter cette haine publique, ils se pendirent.»
[1850.]
MALHERBE.
Il arriva un jour à Malherbe de faire un détestable vers :
Et Rosette a vécu ce que vivent les roses.
Le vers fait, il l'écrivit en oubliant de barrer ses t, ce qui lui arrivait sou-
vent, et l'envoya à l'imprimeur. L'imprimeur lut :
Et RoseUe a vécu ce que vivent les roses.
il
CRITIQUE. 519
N'y comprenant rien, il chercha un sens, finit par le trouver et imprima
le vers comme il suit :
Efj roscj elle a vécu ce que vivent les roses.
C'est ainsi que d'une faute de goût du poëte et d'une faute d'impression
du prote est né un des plus charmants vers de la langue française.
[1836.]
DESCARTES, — SPINOSA.
Descartes énonce, Spinosa raisonne. Descartes, c'est l'homme des idées
premières, Spinosa, c'est l'homme des idées secondes j Descartes est le méta-
physicien, Spinosa est le logicien. Or la métaphysique et la logique, com-
plétées et mises en communication par la dialectique qui est entre elles
comme un pont qui va d'une rive à l'autre, c'est la trinité mystérieuse qui
compose cette grande unité, la pensée.
[1836-1837.]
LA BRUYERE.
Il ne faut pas se méprendre sur l'état où est aujourd'hui la langue française.
Fixée, nonj formée, oui.
Les langues ne se fixent pas. Je l'ai dit ailleurs déjà^*^ et j'ai expliqué
pourquoi. Il n'y a de langues fixées que les langues mortes.
Veut-on se rendre compte par un exemple des oscillations de la langue
depuis la fin du dix-septième siècle seulement }
La Bruyère, qui est le dernier par la date des auteurs classiques de cette
belle époque, pouvait écrire et écrivait cette phrase :
^Quelles grandes démarches ne fait-on pas au de^otique par cette indulgence!
Aujourd'hui, le sens du mot démarche est déterminé} il ne s'emploie plus
dans le sens où La Bruyère l'emploie} il faut le mot pas.
PREMIERE TRADUCTION.
Quels grands pas ne fait-on pas au despotique par cette indulgence !
Mais le de^otique, pris substantivement, n'est plus usité} il faut de^otisme.
<'^ Préface de Crom-well. {Note du manmcrit,)
520 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
DEUXIÈME TRADUCTION.
Quels grands pas ne fait-on pas au despotisme par cette indulgence!
Mais faire des pas au despotisme ne se dit plus, en prose du moins.
Il faut vers le despotisme.
TROISIEME TRADUCTION.
Quels grands pas ne fait-on pas vers le despotisme par cette indulgence !
Mais cjuels employé dans le sens exclamatif, contient l'idée de grandeur
par l'exclamation même, ^uels grands pas est un pléonasme. ^Quels pas suffit.
QUATRIEME TRADUCTION.
^Queîs pas ne fait-on pas vers le de^otisme par cette indulgence!
M3.\s pas substitué à démarches rencontre à peu de distance la négation ^^j
et produit une cacophonie. Il faut remplacer le second ^<^ ip3.t point.
CINQUIEME TRADUCTION.
Quels pas ne fait-on point vers le despotisme par cette indulgence !
Après cinq traductions, on trouve quoi.'' une phrase dont la tournure a
vieilli, une phrase gauche et qu'un bon écrivain d'aujourd'hui n'emploierait
pas.
Voilà comment la langue est fixée.
Elle est formée, et cela suffit à sa conservation.
Les langues peuvent vieillir sans que la gloire des grands écrivains prenne
une seule ride. Tout style que le génie a marqué de son empreinte vivra,
quelle que soit la forme de la langue au moment donné. Ce que nous appe-
lons locutions vieillies, tournures surannées, etc. , n'est sensible que pour les con-
temporains d'une langue i sitôt qu'elle est morte, toutes ces nuances s'effacent,
tous les âges de la langue ont la même beauté et toutes les immortalités des
grands écrivains ont le même âge. Il y a sept siècles entre le grec d'Homère
et le grec de Théocrite. Qu'importe aujourd'hui ! A coup sûr Hésiode qui
vivait en l'an 900 avant J.-C. était bien vieilli pour Ménandre et pour Théo-
phraste qui vivaient en 280. Qui le sait maintenant .f^ Homère et Théocrite,
Hésiode et Théophraste sont également jeunes. Nous ne retrouvons plus,
nous postérité, dans le beau style de Tite-Live la tache persistante qui cho-
quait si fort ses contemporains et qui lui avait valu le surnom de Fatavim.
Sénèque se désolait de ce qu'on appelait de son temps bréviaire ce qui s'ap-
CRITIQUE. 521
pelait sommaire du temps d'Horace. Qu'est-ce que cela nous fait.'' Ce qui
nous déplaît dans Sénèque, ce n'est pas sa langue qui est robuste et vive,
c'est son esprit qui est toujours subtil, souvent feux, jamais convaincu. Je
sais bien qu'il y a par ci par là des pédants qui disent : Virgile est du bon
temps, Tacite est de la décadence. Ces pédants sont ridicules. Laissons-les
dire, relisons Virgile et relisons Tacite. Qui n'admire pas l'un ne comprend
pas l'autre. Il n'y a plus ni bon ni mauvais temps pour Tacite et Virgile, il
y a l'éternité de la gloire.
SAINT-SIMON.
Voici ce que c'est qu'un grand écrivain.
L'historien veut et doit raconter o^ un personnage de peu de mérite a été fait
inopinément et sans droit officier-général , que ce fui une improvisation brusque et violente^
que cela porta un coup, que cela fit un bruit affreux, que cela blessa beaucoup de
personnes, que cette faveur fut une agression pour d'autres, que cet homme fit en
quelque sorte lancé irrésistiblement de bas en haut par une force qui triomphe de tout,
qu'(7» en reHa Stupéfait et effrayé, que cela parut menacer en quelque façon la tête et
l'existence de tout le monde.
Le duc de S'-Simon veut dire tout cela, et il est dans sa nature de le dire
d'un motj il écrit :
« On le bombarda mestre-de-camp. »
[18+Î-1848.]
LA FONTAINE.
La Fontaine vit de la vie contemplative et visionnaire jusqu'à s'oublier
lui-même et se perdre dans le grand tout. On peut presque dire qu'il végète
plutôt qu'il ne vit. Il est là, dans le taillis, dans la clairière, le pied dans les
mousses, la tête sous les feuilles, l'esprit dans le mystère, absorbé dans
l'ensemble de ce qui est, identifié à la solitude. Il rêve, il regarde, il écoute,
il scrute le nid d'oiseau, il observe le brin d'herbe, il épie le trou de taupes,
il entend les langages inconnus du loup, du renard, de la belette, de la
fourmi, du moucheron. Il n'existe plus pour lui-même : il n'a plus
conscience de son être à part, son moi s'efface j il était là ce matin, il sera là
ce soirj comme ce frêne, comme ce bouleau j un nuage passe, il ne le voit
pasj une pluie tombe, il ne la sent pas. Ses pieds ont pris racine parmi les
racines de la forêt j la grande sève universelle les traverse et lui monte au
cerveau, et presque à son insu y devient pensée comme elle devient gland
522 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
dans le chêne et mûre dans la ronce. Il la sent monter; il se sent vivre de
cette grande vie égale et forte j il entre en communication avec la nature; il
est en équilibre avec la création. Et que fait-il.'' Il travaille. Il travaille comme
la création même, du travail direct de Dieu. Il fait sa fleur et son fruit, fable
et moralité, poésie et philosophie; poésie étrange composée de tous les sens
que la nature présente au rêveur, étrange philosophie qui sort des choses pour
aller aux hommes.
La Fontaine, c'est un arbre de plus dans le bois, le fablier.
[1838-1840.]
MONTESQUIEU.
Montesquieu est un penseur partiel.
Montesquieu n'ayant aucun point de départ dans l'idéal, sa profondeur
n'est qu'un à peu près.
Cent ans plus tard, il eût été plus grand.
[1862-1864.]
VOLTAIRE.
Voltaire n'est précisément ni un grand poëte, ni un grand philosophe.
C'est un grand représentant de tout.
Voltaire a fait dans son temps la fonction de toutes les tribunes et de
toutes les presses du nôtre. Il a été le journaliste, l'avocat et le député
perpétuel de son époque. Sa grandeur est d'avoir été le magasin d'idées de
tout un siècle.
Toutes les fois qu'un homme est dans des conditions d'intelligence telles
que tous ses contemporains viennent à lui , comme à un réservoir, comme à
une source, les grands et les petits, les princes et les goujats, l'un avec son
amphore, l'autre avec sa cruche, l'autre avec sa marmite, chacun avec le
cerveau qu'il a, cet homme est grand. Critiquez, analysez, blâmez, raillez à
votre aise, indignez-vous, déclarez chose trouble, mêlée et impure ce dont il
a rempli tous ces vases, toutes ces têtes, n'importe, cet homme est grand.
Vous pourrez avoir raison contre lui dans le détail; à coup sûr, il a raison
contre vous dans l'ensemble.
[1840-1844.]
CRITIQUE. 523
Le passé hait implacablement quiconque le dénonce et l'expulse au nom
du progrès. Voltaire est un éclatant exemple de cette ténacité des colères,
qui seule suffirait à le sacrer grand homme. Toutes les choses fausses qu'il a
blessées à mort s'acharnent sur luij c'est un essai de revanche, furieux, mais
inoffensif. Voltaire ne s'en porte pas plus mal. Du reste, tout s'adoucit, même
les mœurs de la haine. Il y a deux mille ans Voltaire eût eu affaire à la ciguë j
aujourd'hui il ne serait condamné à boire que l'encre de Nonotte et
Patouillet.
[1865.]
BEAUMARCHAIS.
Une des choses qui me charment et m'étonnent le plus dans Beaumarchais,
c'est que son esprit ait conservé tant de grâce en étalant tant d'impudeur.
J'avoue, quant à moi, qu'il m'agrée plutôt par la grâce que par l'impudeur,
quoique cette impudeur, mêlée aux premières hardiesses d'une révolution
commençante, ressemble parfois à l'effronterie magistrale et formidable du
génie. Au point de vue historique, Beaumarchais est cynique comme
Mirabeau i au point de vue littéraire, il est cynique comme Aristophane.
Mais, je le répète, quoi qu'il y ait de puissance, et même de beauté,
dans l'impudeur de Beaumarchais, je préfère sa grâce. En d'autres termes,
j'admire Figaro, mais j'aime Suzanne.
Et d'abord Suzanne, quel nom spirituel! quel nom bien trouvé! quel
nom bien choisi! J'ai toujours su particulièrement gré à Beaumarchais de
l'invention de ce nom. Et je me sers à dessein de ce mot, invention. On ne
remarque pas assez que le poëte de génie seul sait superposer à ses créations
des noms qui leur ressemblent et qui les expriment. Un nom doit être une
figure. Le poëte qui ne sait pas cela ne sait rien.
Suzanne donc, Suzanne me plaît. Voyez, mon ami, comme ce nom se
décompose bien. Il a trois aspects : Suzanne, Suzette, Suzon. Suzanne, c'est
la belle au cou de cygne, aux bras nus, aux dents étincelantes, peut-être fille,
peut-être femme, on ne sait pas au juste, un peu soubrette, un peu
maîtresse, ravissante créature encore arrêtée au seuil de la vie, tantôt hardie,
tantôt timide, qui fait rougir un comte et qu'un page fait rougir. Suzette,
c'est la jolie espiègle qui va, qui vient, qui rêve, qui écoute, qui attend,
qui hoche sa tête comme l'oiseau, qui ouvre sa pensée comme la fleur son
calice, la fiancée à la guimpe blanche, l'ingénue pleine d'esprit, l'innocente
pleine de curiosité. Suzon, c'est la bonne enfant, le franc regard, la franche
524 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
parole, le beau front insolent, la belle gorge découverte, qui ne craint pas
un vieillard, qui ne craint pas un homme, qui ne craint pas même un
adolescent, qui est si gaie qu'on devine qu'elle a souffert, qui est si indiffé-
rente qu'on devine qu'elle a aimé. Suzette n'a pas d'amant, Suzanne en a un.
Suzon en a deux. Qui sait.^* trois peut-être. Suzette soupire, Suzanne sourit,
Suzon rit aux éclats. Suzette est charmante, Suzanne est séduisante, Suzon
est appétissante. Suzette est tout près de l'ange, Suzon est tout près du diable j
Suzanne est entre les deux.
Que cela est beau! que cela est joli! que cela est profond! Dans cette
femme, il y a trois femmes, et dans ces trois femmes, il y a toute la femme.
Suzanne est plus qu'un personnage, c'est une trilogie} plus qu'une trilogie,
une trinité.
Quand Beaumarchais a besoin d'éveiller l'une des trois idées qui sont
dans sa création, il emploie un de ces trois noms, et, selon qu'on l'appelle
Suzette, Suzanne ou Suzon, la belle fille que les spectateurs ont sous les
yeux se modifie à l'instant même comme sous la baguette d'un magicien,
comme sous un rayon de lumière inattendu, et lui apparaît colorée ainsi que
l'a voulu le poëte.
Voilà ce que c'est qu'un nom bien choisi.
[1839-1840.]
TAS DE PIERRES.
IV.
La Providence s'écrit souvent en toutes lettres dans la destinée des grands
hommes.
[1828-1830.]
Génie : le surhumain de l'homme.
[1859-1865.]
Les grands poètes et les grands philosophes ont, comme les esprits vul-
gaires, leurs parties confuses, douteuses, et en apparence inexplicables. Seu-
lement, chez les esprits médiocres, les parties vagues ne sont en effet que
brume, ombre et obscurité, tandis que, chez les grands penseurs, ce sont
des amas de choses resplendissantes et sublimes trop lointaines et trop en-
tassées. C'est la différence d'une nuée à une nébuleuse.
Ronces, épines, pierres, cailloux, escarpements, fondrières, inconvénients
et conditions des grandes renommées.
Ce qui ferait la laideur d'un jardin fait la beauté d'une montagne.
En art, point de frontières. Qui a le génie, a tous les talents. Pour savoir
faire quelque chose, il faut savoir faire tout. Les qualités sont l'envers l'une
de l'autre. La grâce est l'autre côté de la force j l'ombre est le versant opposé
de la lumière.
La fleur s'envole et devient l'étoile. Le coup d'éventail est à une extré-
mité, à l'autre est le coup de tonnerre. Pas de génie s'il n'a les deux pôles :
on n'est sphère qu'à cette condition j on n'est astre que si l'on est sphère.
[1869-1873.]
526 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Un grand artiste , c'est un grand homme dans un grand enfant.
[1830.]
Les petitesses d'un grand homme paraissent plus petites par leur dispro-
portion avec le reste.
Donner de l'ombrage. Mot qui s'applique également aux grands arbres
et aux grands hommes.
[1830-1834.]
Qui gloire a guerre a.
Les hommes supérieurs harcelés de toutes parts redoublent de ressources,
de puissance, d'idées, de courage, d'esprit et de génie. Voyez Luther devant
la diète. Corneille au théâtre. Voltaire à Ferney, Napoléon sur le trône,
Béranger en prison, Guizot à la tribune.
La haine en tourmentant les grands hommes fait la même chose que le
vent qui tourmente les drapeaux. Elle les déploie.
[i8jo.]
Condition du génie : attaquable, mais inexpugnable.
[1840.]
Les hommes de génie n'ont jamais que le lendemain, mais ils l'ont
toujours.
[1836-1840.]
Perdre la partie et gagner la revanche, en d'autres termes, avoir tort le
premier jour et raison le second, voilà l'histoire de tous les grands appor-
teurs de vérités.
[1836-1840.]
Les hommes de génie athées.? non.
Il arrive souvent que les hommes de génie ont, en dehors des religions
formulées, une religion à eux laquelle même semble parfois la négation des
autres.
TAS DE PIERRES. - IV. 527
Les grands esprits, comme les mondes, paraissent se soutenir et se mou-
voir dans le videj mais en réalité ils subissent, selon des courbes immenses,
selon les données mêmes de l'infini, une loi de gravitation mystérieuse autour
du centre des centres. C'est même sur ces majestueuses exceptions, soleils
et génies, qu'on peut étudier à nu la grande loi d'équilibre universel qui
régit aussi bien le monde moral que le monde physique.
Tout s'appuie sur quelque chose.
[1840-1844.]
Un puits profond réfléchissait les cieux constellés et les splendeurs de
l'espace infini. Un enfant passe, se penche, et jette une pierre dans le puits.
Cette pierre brise le miroir et y efface les étoiles.
Tel est le penseur. Il lui suffit du souci le plus vulgaire de la vie , ramassé
à terre et jeté dans son esprit par le premier passant venu, pour le troubler
dans la contemplation des choses éternelles. Mais ce trouble n'est que d'un
moment, la pierre tombe au fond du puits, le souci tombe au fond de l'âme,
et le mystérieux miroir se remet à refléter le ciel.
[1844-1846.]
La France et le monde viennent d'avoir, sans compter le dix-neuvième
siècle, trois cycles successifs de lumière, et quant à moi, je n'ai jamais
accepté cette appellation imbécile de « grand siècle » donnée au moindre des
trois.
[1859-1865.]
Luther, après avoir sapé à sa base la grande unité catholique, essaya vai-
nement de fonder à son tour et de laisser après lui une unité religieuse.
Dans les voies de la Providence l'hérésie peut être bonne, mais l'unité
dans l'hérésie, c'est un rêve. Tout schisme est composé, même en germe,
de forces divergentes. Tant que le réformateur vit, la réforme personnifiée en
lui semble marcher comme un seul homme 5 mais une fois l'homme dis-
paru, une fois le lien du faisceau brisé, l'écartement se fait. Écartement
fatal, rapide, violent, rayonnant pour ainsi dire, qui désorganise et disloque
la doctrine des Luthers comme l'empire des Charlemagnes et des Alexandres.
Chaque lieutenant prend sa province, chaque disciple emporte son lam-
beau. On se partage la pensée du maître j chacun proclame le morceau qu'il
a le meilleur, et échafaude sur ce fragment souvent informe l'édifice plus
informe encore de ses propres rêveries. Alors, autant de doctrines que de
528 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
commentateurs i autant de religions que de prêtres. Chaque page déchirée
du livre magistral engendre un tome. Tome souvent dépareillé. Vingt
petits Luthers, se querellant dans des coins avec les faits, les textes, les
hommes et les idées, surgissent, à peine aperçus, au milieu de cette Europe
qu'un grand Luther remplissait. Calvin règne à Genève, Zwingle à Zurich
dans les montagnes de l'Albis, le frère Martin à Marbourg, Bucer à Stras-
bourg, Acolampade au pied du Hauenstein de Bâle, Mélanchton à l'uni-
versité de Wittenberg.
Ce phénomène, au reste, se reproduit, presque avec les mêmes cir-
constances, dans l'histoire de toutes les philosophies et de toutes les reli-
gions. Il vient un moment où la pensée-mère, l'auguste pièce d'or marquée
à la royale face du maître , disparaît. Un tas de petites idées de cuivre ou de
plomb, frappées à l'effigie d'une foule de petits hommes, se mettent à cir-
culer parmi la multitude. On avait une philosophie, on a des systèmesi on
avait un sequin d'or, on a de la monnaie.
Est-ce un bien.f* Est-ce un mal.? Faut-il nous plaindre de ce que le faux
se mêle ainsi fatalement toujours au vrai dans une certaine proportion .?* Le
mensonge est-il nécessaire à la vérité, pour le rendre propre aux usages
humains, comme l'alliage au métal .f*
Je pose ces questions. Les résolve qui pourra.
Pourtant, même pour l'esprit qui sait le mieux se tenir en équilibre avec
les faits, quand ce pêle-mêle des philosophies humaines devient tumul-
tueux, — et peu de chose suffit pour cela, — le spectacle est triste. Ce ne
sont plus alors des discussions, des argumentations, des théories mises au
jour, des enseignements mêlés à des affirmations j c'est un brouhaha, un
vacarme, une rumeur dans la nuit, une sorte de carnaval vertigineux de la
pensée où tous les sophismes travestissent toutes les raisons, où toutes les
sagesses passent déguisées en folies. Triste spectacle, je le répète. Des ténèbres
pleines de bruit; une cohue de visions j des étourdissements et des éblouis-
sementsj des systèmes hideusement rayonnants, plutôt propres à incendier
qu'à illuminer, jetant des lueurs sur toutes les hypocrisies variées de l'espèce
humaine; des torches éclairant des masques.
[1838-1842.]
Trois est le nombre parfait.
L'unité est au nombre trois ce que le diamètre est au cercle.
Trois est parmi les nombres ce que le cercle est parmi les figures.
Ce nombre trois est le seul qui ait un centre.
Les autres nombres sont des ellipses et ont deux foyers.
TAS DE PIERRES. - IV. 529
De cette perfection du nombre trois naît la curieuse loi que voici, appli-
cable au seul nombre trois : — La somme des chififres composant un mul-
tiple quelconque du nombre trois est toujours divisible par trois.
[1842-1846.]
La force des peuples barbares tient à leur jeunesse, et disparaît avec elle.
La force des peuples civilisés tient à leur intelligence, et se développe
avec elle.
Il n'y a pas d'exemple d'un peuple barbare à la fois vieux et puissant.
Il se civilise ou il meurt.
Dans le premier cas, il est la Russie j dans le second cas, il est la Turquie.
[1832-1836.]
On gâte l'Orient. Il n'y a plus de Grand-Turc. Le sérail est en acajou.
L'idéal des pachas est de ressembler à nos caporaux. Le mufti s'écourte et
devient bonasse. Abd-el-Kader, qui écrivait comme Job, écrit comme Prud-
homme. La pelisse fait place au paletot. Alger va avoir une rue de Rivoli,
Delhi a un strandj l'Afrique se francise, l'Inde s'anglaise. Vous verrez que,
de proche en proche, sous prétexte de civilisation, l'Europe finira par casser
la Chine.
[1859-1864.]
Une république comme les Etats-Unis d'Amérique, faite d'un seul prin-
cipe, accepte avec calme les luttes et les chocs de la pensée, sous toutes ses
formes les plus grandioses et les plus farouches. Toutes les libertés de l'esprit
humain peuvent, sans péril, y faire leurs bonds formidables. Les taureaux
sont vastes, les éléphants sont énormes, les lions sont gigantesques j mais le
cirque est de granit.
[1866-1868.]
John Brown.
Le despotisme qui tue un libérateur, se défend i la liberté qui tue un
libérateur, se suicide.
1859.
Ce siècle accomplit l'ofEce de cantonnier pour les sociétés futures. Nous
faisons la route, d'autres feront le voyage.
[1840.]
PHILOSOPHIE. — 15. 34
lai-HIHEIllK HATIOmiK.
530 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Nous voyons le temps passé au télescope et le temps présent au micro-
scope. De là les énormités apparentes du temps présent.
[1844-1846.]
Ce qui fait la force de l'Angleterre, sa position insulaire, fait aussi sa
faiblesse. L'Angleterre est une citadelle qui a l'océan pour fossé, mais c'est
aussi une prison qui a l'océan pour barrière. La France peut s'étendre de
proche en proche, s'agrandir, s'arrondir, s'assimiler d'autres nations j la France
peut faire des français. Avant Louis XI les normands n'étaient pas français,
les bourguignons n'étaient pas français, avant Louis XII, les bretons n'étaient
pas français, avant François ?'' les picards n'étaient pas français, avant Henri IV
les béarnais n'étaient pas français, avant Louis XIII les roussillonnais n'étaient
pas français, avant Louis XIV les comtois, les avignonnais, les flamands de
l'Artois, les alsaciens n'étaient pas français, avant Louis XV les lorrains
n'étaient pas français, avant Napoléon les piémontais, les savoyards, les gene-
vois, les riverains de la rive gauche du Rhin et les belges n'étaient pas
français j aujourd'hui les normands, les bourguignons, les bretons, les picards,
les béarnais, les roussillonnais, les comtois, les avignonnais, les artésiens, les
alsaciens et les lorrains sont français j et les autres peuples qui l'ont été
peuvent le redevenir. Il n'y a aucune raison pour que l'Europe ne soit pas
française un jour comme elle a été romaine autrefois. Elle ne sera jamais
anglaise. L'Angleterre ne peut faire un anglais. Elle peut s'agrandir par
infirmité
conquête ou par empiétement. Jamais par assimilation. De là une faiblesse
profonde et réelle. La population anglaise est numériquement chétive. Dans
l'Inde perdre un soldat anglais c'est une plaie plus irréparable que perdre
un régiment de cipayes. Je le répète, car ceci est à méditer, l'Angleterre ne
peut faire un anglais. C'est à peine si l'Ecosse qui habite le même écueil est
anglaise J quant à l'Irlande, voisine et sujette de l'Angleterre, elle a horreur
de l'Angleterre.
Le parlement d'Angleterre opprime l'Irlande par une foule de bills
injustes et vexatoires. L'Irlande répond par des insurrections nocturnes.
Toutes les nuits, tantôt dans un comté, tantôt dans l'autre, cent, deux cents,
trois cents paysans se lèvent, battent le pays armés et masqués, rançonnant
les francs-tenanciers anglais, faisant rendre gorge aux propriétaires protestants.
Triste et fatale lutte ! Le peuple irlandais dit dans son langage figuré et
sombre : Ce que fait le législateur de midi sera défait par le législateur de minuit,
[1840.]
TAS DE PIERRES. - IV. 531
On a souvent dit et répété que l'humanité tourne dans un cercle. Erreur.
L'humanité tourne en effet, mais non dans un cercle j elle tourne dans une
spirale. Chaque siècle est une volute de cette spirale sans fin qui va toujours
s'élargissant. Dans cette évolution mystérieuse, chaque époque nouvelle
repasse où les autres époques ont déjà passé, mais à une certaine distance.
De là vient que l'humanité revoit quelquefois les mêmes choses sans reve-
nir jamais au même point.
Un siècle comme un fleuve a son lit dans lequel Dieu veut qu'il coule et
suivant lequel doivent fatalement se diriger, à peine de se perdre en marais
stagnants ou en eaux croupissantes, tous ses flots, c'est-à-dire, tous ses
hommes, tous ses événements, toutes ses idées. — Le lit du dix-neuvième
siècle c'est l'esprit de liberté.
[1844-1846.]
Un des signes auxquels on reconnaît qu'une nation est devenue souve-
raine, c'est quand les autres peuples se tournent vers elle, et de gré ou de
force, à leur insu ou malgré eux, par instinct, par volonté ou par hasard, y
aboutissent. Tout vient à qui est grand. Dès qu'une nation se fait reine, elle
pénètre de la vie qui lui est propre les autres nations, elle donne la clarté aux
grandes, la loi aux petites, l'impulsion à toutes. Tout ce qui naît, même hors
d'elle, naît en elle, par la pensée, sinon par le lieu, par la destinée, sinon
par le sang. Les nations voisines, les petits états surtout, viennent comme
des affluents se perdre dans ce puissant fleuve d'idées et de faits, et le grossir.
De là ces inondations de grands peuples qui renversent de temps en temps
les frontières matérielles des empires, mais qui en créent les vraies frontières
morales et qui fécondent la civilisation.
Quand Rome domine, Lucain naît en Espagne, et naît romain. Quand
l'Espagne, Christophe Colomb, Spinola, génois.
Maintenant, c'est la France : Reine par les idées, reine par les armes.
Tout est français. Genève engendre un grand écrivain, c'est un écrivain
français j la Corse enfante un grand capitaine, c'est un capitaine français.
[1842-1844.]
Voici la définition de l'ordre dans sa haute et complète acception :
L'ordre est l'entier développement des facultés de chacun selon le diamètre
que la nature et la providence lui ont donné.
34-
532 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Maintenant cherchez la définition de la liberté, vous n'en trouverez pas
d'autre.
Beau et grave résultat ! l'ordre et la liberté, c'est la même chose.
[1848-1850.]
Il y a des gens qui veulent bien de la liberté, de la loi égale pour tous,
de toute la France actuelle j mais qui ne veulent pas de la Révolution. Réflé-
chissez donc! si vous voulez du bronze, acceptez la fournaise.
[1836.]
Je veux que l'Italie soit romaine et que la France soit européenne.
[1864-1868.]
Les situations deviennent tout de suite graves et terribles quand il faut
que la foule comprenne brusquement et en un instant ce qui ne peut être
compris que lentement et par l'élite.
[1848-18JO.]
Qui sort des affaires pauvre en sort illustre. N'avoir ni hôtel, ni laquais,
ni carrosse, et avoir gouverné l'empire, c'est de la gloire. Aujourd'hui le
char de triomphe d'un ministre, c'est le fiacre qu'il prend pour s'en aller du
ministère.
[1846-1850.]
Chose étrange ! il y a des hommes intelligents qui ont été cinq ans mes
amis et quinze ans mes ennemis, et qui ne me connaissent pas !
Juillet 1846.
Une conviction qu'on rencontre doit toujours faire hésiter et réfléchir, et
rendre bienveillant, toutes mesures du reste gardées, même celui qui ne la
partage pas. Jamais les convictions ne peuvent être dédaignées. A celles
auxquelles on ne doit pas le respect, on doit la pitié.
Juillet 1846.
TAS DE PIERRES. - IV. 533
Il y a de certains hommes intelligents qui souhaitent le trouble et le mal
et qui font volontiers des ténèbres autour d'eux afin de devenir guides et
d'être nécessaires. Les flambeaux aiment la nuit qui les fait briller.
1850.
Ceux-là seuls sont des hommes complets qui mettent de la pensée dans
le combat et de la bravoure dans l'idée.
[1849-1850.]
Dans ce temps où l'on ne fait que changer d'abîme, voici toute ma poli-
ue :
Je m'attelle en avant dans les montées et en arriè:
Cela fait dire aux esprits superficiels que je varie.
tique :
Je m'attelle en avant dans les montées et en arrière dans les descentes
1850,
J'aime être populaire, c'est le bonheur $ mais je veux être utile, c'est le
devoir.
Entre inutile et populaire, et impopulaire et utile, mon choix serait vite
fait. Souffre, mais sers.
[1872-1874.]
Je n'écris que d'une main, mais je combats des deux.
L'exil commence par être un pêle-mêle et finit par être un choix. Qui y
reste est meilleur. L'exil tamise.
[1860-1864.]
Quand j'étais pair de France sous la monarchie ou représentant du peuple
sous la république, si quelqu'un m'eût prédit qu'un jour viendrait, où, moi
Victor Hugo, je serais frappé par un statut de la chambre étoilée du temps
de Charles I", et qu'un autre jour viendrait où je paierais, comme tenancier
féodal, le droit de poulage à la reine d'Angleterre, j'eusse souri de ces
rêves. Ces rêves sont arrivés. L'impossible n'est pas. Les petites comme les
grandes destinées doivent s'attendre à tout. Prévoyez l'imprévu.
Gucrnescy, 1861.
534 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Le despotisme est un crime long.
1869.
La question sociale a été trop réduite au point de vue économic[uei il est
temps de la remonter au point de vue moral. Le côté économique, certes,
est sérieux, et celui qui écrit ces lignes est un de ceux qui ont le plus énergi-
quement réclamé, de front avec l'amélioration morale, l'amélioration maté-
rielle. Mais, du jour où un certain danger d'abaissement se révèle, les ques-
tions doivent reprendre leurs rangs, et la question matérielle, si importante
qu'elle soit, n'est que la seconde. Avant tout, la question morale et intellec-
tuellej avant tout le droit, le devoir, la conscienccj avant tout les principesj
avant tout les notions du vrai, du bon, du juste, du grand, du beau. Com-
mencez par là. Une vaste éducation publique tournée vers l'idéal. Comme
tout est logique, et se lie, et se suit, et qu'un chaînon du bien tire l'autre,
si la condition intellectuelle s'améliore, forcément le sort matériel s'amélio-
rera. Soyez tranquilles, si votre âme grandit, votre pain blanchira.
Le progrès difforme est possible. C'est la prépondérance de la matière.
Défiez-vous du ventre.
Il y a deux types : Apollon et Silène. Choisissez. La Grèce, c'est le peuple
Apollon; le bas-empire, c'est la civilisation Silène.
Nous autres vieux socialistes datant de 1828, nous devons être les premiers
à donner l'alarme. Il ne faut point oublier que le despotisme a la prétention
d'être socialiste. Frédéric II ignorait le mot, mais pratiquait la chose; il écri-
vait à Voltaire : «Je fais bâtir un quartier neuf à Berlin; vous ne sauriez
croire comme la bâtisse aide à régner. » On apaise les capitales par de grands
travaux. Maxime d'état -.^Quand le bâtiment va, tout va. On donne de l'ouvrage,
on élève le prix des journées, on bâtit, débâtit, rebâtit, on perce des rues,
on recommence les villes de fond en comble, on construit des palais et des
citadelles, on émerveille le bourgeois. De là un véritable applaudissement
public; de ces constructions et reconstructions, où il y a quelques ruines, il
se dégage une certaine popularité. La restauration des Stuarts a été consolidée
par l'incendie de 1666. Charles II regardait en se frottant les mains flamber
Saint-Paul avec sa flèche et quatrevingt-huit églises, l'hôtel de ville et treize
mille maisons, et quatre cents rues, et quinze quartiers sur vingt-six. Il disait
en riant au doyen de Saint- Asaph : Je referai Londres. Un césar brûla Rome
pour la rebâtir, et en fut si populaire qu'après sa mort il y eut des pseudo-
Nérons.
Si la fourniture du travail, coûte que coûte, était toute la question, si l'élé-
vation de la main d'œuvre dissipait tout le problème, si une augmentation
TAS DE PIERRES. - IV. 535
de salaire suffisait, les habiles auraient beau jeu. Une première opération
réussie leur mettant dans la main l'atout, c'est-à-dire le pouvoir, ils n'auraient
plus qu'à continuer, et ceci serait la gloire : tricher le progrès.
Insistons-y, car c'est pour avoir oublié ces choses que Rome n'est plus
Rome, s'il n'y a point de devoir, s'il n'y a point de dignité humaine, si
l'appétit et la jouissance sont le but, la tyrannie est satisfaisante. Caton est
une dupcj Thraséas est un niais. Brutus est bien près d'être un traître. En
tuant César, il tue la solution. Il assassine ^^//<f/» et circenses.
Vanem et circenseS, c'est le mot du césarisme. Le droit divin a le sien, fort
ressemblant : feBa. farina. Il y ajoute en sous-entendu : força.
Mettons nos axiomes le plus loin possible de ceux-là. Mêlons-y l'idée mo-
rale pour les assainir.
La principale fonction de l'homme n'est pas de mangerj mais de penser.
Sans doute qui ne mange pas meurt, mais qui ne pense pas rampe; et c'est
pire.
L'absolutisme autrichien se déclare paternel et se charge de tout. Il n'y a
pas d'autre Dieu que Dieu, et il n'y a pas d'autre père que le père. Père,
dans la vieille langue monarchique, signifie maître. Pourvoir à tous vos
besoins autorise ceci : tenir sous clef toutes vos facultés. Vous voilà à jamais
mineurs. Vous êtes une vieille nation d'enfants. L'état se substitue à l'indi-
vidu. Il lui ôte la peine d'exister. Il faut prendre garde, nous disons ceci pour
l'Autriche, aux gouvernements qui se font votre providence; ils ne tardent
pas à vouloir devenir votre conscience. L'Autriche est paternelle; le pacha
d'Egypte pratique un vaste communisme; le seigneur russe, propriétaire
d'hommes, ne laisse manquer de rien ses paysans; le planteur américain a les
mêmes bontés pour ses nègres. Tous ces gouvernements ne demandent à
ceux qu'ils rendent heureux qu'une petite concession, la servitude. Vous
serez logés, nourris, chauffés, lavés, abreuvés, etc.; seulement on verra la
marque du collier. Oh ! où y a-t-il des loups et des bois !
Je demande à avoir faim en liberté.
[1863.]
L'immonde travail des esprits difformes contre le progrès appelle des
représailles. Ces assaillants à reculons veulent être réprimés. C'est là un des
beaux aspects de notre temps, aucune rancune personnelle dans les hautes
intelligences, pourtant si lâchement et si opiniâtrement outragées, nuUe
vengeance de leurs propres injures, les fermes, libres et puissants écrivains
de notre siècle, très différents en cela de leurs devanciers, semblent ne pas
s'apercevoir de leurs ennemis, on dirait qu'ils n'en ont pas, tant ils les ignorent;
536 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
cependant il n'est pas d'Homères sans Zoïle, ni de Molières sans Visé, ni
de Voltaires sans Fréronj mais les Fréron, les Visé et les Zoïle de ce temps-
ci n'ont pas l'honneur d'exister aux yeux de ceux qu'ils insultent j jamais
leurs noms ne sont prononcés par ces écrivains. En revanche, et ceci est
grand, les écrivains veillent sur la chose publique. Leurs armes ne sont point
à eux ni pour eux, elles sont à tousj elles entrent en furie et en tempête
pour tous. Inattentifs aux coups de traître qu'on leur porte, indifférents aux
calomnies et aux diatribes, leur préoccupation du service public est d'autant
plus efficace qu'ils n'ont nulle distraction pour eux-mêmes. Sont-ils blessés .'^
Probablement non. Dans tous les cas, ces hommes graves et forts sourient. Ce
n'est pas leur gloire, ou leur bonheur, ou leur inviolabihté qui est leur affaire.
Leur affaire, c'est le peuple; leur affaire, c'est l'avenir; leur affaire, c'est le
droit. Que la liberté soit bâillonnée, que la vérité soit vilipendée, que la
justice soit violée, que la raison soit menacée, que la démocratie soit noircie
ou bafouée, que le tourbillon des intelligences ténébreuses fasse irruption et
se répande sur toutes ces choses sacrées qui sont la civilisation même, ils
accourent, et ils châtient. Leur vaillant esprit cordial est inexorable. Ils sont
les impitoyables de la pitié.
Ah ! vous attaquez les malheureux ! Ah ! vous êtes les ennemis des souf-
frants ! Ah ! c'est contre les pauvres que vous venez ! Ah ! c'est aux déshérités,
aux orphelins, aux accablés, aux misérables que vous en voulez! Ah! vous
venez aggraver la douleur, la faim, la guerre, l'échafaud, le bagne, l'escla-
vage, la prostitution, l'ignorance, le désespoir! Ah! vous venez empirer la
nuit! Ah! vous êtes la fausse religion, la fausse justice, la fausse autorité, le
faux serment! Ah! vous vous appelez Despotisme, Préjugé, Superstition,
Ténèbres ! Prenez garde à vous ! Bataille !
Contre le mal, l'amour se tourne en haine. Les penseurs ont des aiguillons,
des dards, des piqûres, l'emportement de l'enthousiasme justicier, la rumeur
redoutable et divine, l'ubiquité du génie aux millions d'ailes. Chacun d'eux
est Légion et Mêlée. Ils laissent aux coupables des plaies qui ne guériront
pas. Et savez-vous ce qui les fait si indignés et si terribles ? C'est qu'ils sortent
des fleurs, des parfums, des rayons, du printemps, de la poésie, de la philo-
sophie, de l'art, de la nature, du saint travail pour le progrès; c'est qu'ils
arrivent de l'azur. Rien n'est colère comme une abeille.
[1863.]
[DU GÉNIE.]
Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un
livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme vous
liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille d'affiches du chef-lieu,
pensant à autre chose, distrait, un peu baillant. Tout à coup vous vous sentez
saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s'est dissipée,
une sorte d'absorption, presque une sujétion, lui succède, vous n'êtes plus
maître de vous lever et de vous en aller. Quelc[u'un vous tient. Qui donc ?
ce livre.
Un livre est quelqu'un. Ne vous y fiez pas.
Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier
blanc j ce sont des forces 5 elles se combinent, se composent, se décomposent,
entrent l'une dans l'autre, pivotent l'une sur l'autre, se dévident, se nouent,
s'accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle
ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous
sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu'après avoir donné une façon à
votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés.
Homère et la Bible font de ces miracles. Les plus fiers esprits, et les plus
fins, et les plus délicats, et les plus simples, et les plus grands, subissent ce
charme. Shakespeare était grisé par Belleforest. La Fontaine allait partout
criant : Avez-vous lu Baruch.'* Corneille, plus grand que Lucain, est fasciné
par Lucain. Dante est ébloui de Virgile, moindre que lui.
Entre tous, les grands livres sont irrésistibles. On peut ne pas se laisser
faire par eux, on peut lire le Koran sans devenir musulman, on peut lire les
Védas sans devenir fakir, on peut lire Zadig sans devenir voltairien, mais on
ne peut point ne pas les admirer. Là est leur force. Je te salue et je te combats,
parce que tu es roi, disait un grec à Xerces.
On admire près de soi. L'admiration des médiocres caractérise les envieux.
L'admiration des grands poètes est le signe des grands critiques. Pour décou-
vrir au delà de tous les horizons les hauteurs absolues, il faut être soi-même
sur une hauteur.
538 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Ce que nous disons là est tellement vrai qu'il est impossible d'admirer un
chef-d'œuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi. On
se sait gré de comprendre cela. Il y a dans l'admiration on ne sait quoi de
fortifiant qui dignifie et grandit l'intelligence. L'enthousiasme est un cordial.
Comprendre c'est approcher. Ouvrir un beau livre, s'y plaire, s'y plonger,
s'y perdre, y croire, quelle fête! On a toutes les surprises de l'inattendu
dans le vrai. Des révélations d'idéal se succèdent coup sur coup. Mais
qu'est-ce donc que le beau ?
Ne définissez pas, ne discutez pas, ne raisonnez pas, ne coupez pas un fil
en quatre, ne cherchez pas midi à quatorze heures, ne soyez pas votre propre
ennemi à force d'hésitation, de raideur et de scrupule. Quoi de plus bête
qu'un pédant.'* Allez devant vous, oubliez votre professeur de rhétorique,
dites-vous que Dieu est inépuisable, dites-vous que l'art est illimité, dites-
vous que la poésie ne tient dans aucun art poétique, pas plus que la mer
dans aucun vase, cruche ou amphore 5 soyez tout bonnement un honnête
homme ayant la grandeur d'admirer, laissez-vous prendre par le poëte, ne
chicanez pas la coupe sur l'ivresse, buvez, acceptez, sentez, comprenez,
voyez, vivez, croissez!
L'éclair de l'immense, quelque chose qui resplendit, et qui est brusque-
ment surhumain, voilà le génie. De certains coups d'aile suprêmes. Vous
tenez le livre, vous l'avez sous les yeux, tout à coup il semble que la page
se déchire du haut en bas comme le voile du temple. Par ce trou, l'infini
apparaît. Une strophe suffit, un vers suffit, un mot suffit. Le sommet est
atteint. Tout est dit. Lisez Ugolin, Françoise dans le tourbillon, Achille
insultant Agamemnon, Prométhée enchaîné, les Sept chefs devant Thèbes,
Hamlet dans le cimetière. Job sur son fumier. Fermez le livre maintenant.
Songez. Vous avez vu les étoiles.
Il y a de certains hommes mystérieux qui ne peuvent faire autrement que
d'être grands. Les bons badauds qui composent la grosse foule et le petit
public, et qu'il faut se garder de confondre avec le peuple, leur en veulent
presque à cause de cela. Les nains blâment le colosse. Sa grandeur, c'est sa
faute. Qu'est-ce qu'il a donc, celui-là, à être grand .f* S'appeler Michel
Cervantes, François Rabelais ou Pierre Corneille, ne pas être le premier
grimaud venu, exister à part, jeter toute cette ombre et tenir toute cette
place j que tel mandarin, que tel sorbonniste, que tel doctrinaire fameux,
grand personnage pourtant, ne vous vienne pas à la hanche, qu'est-ce que
cela veut dire ? Cela ne se fait pas. C'est insupportable.
Pourquoi ces hommes sont-ils grands en effet ? ils ne le savent point eux-
DU GÉNIE. 539
mêmes. Celui-là le sait qui les a envoyés. Leur stature fait partie de leur
fonction.
Ils ont dans la prunelle quelque vision redoutable qu'ils emportent sous
leur sourcil. Ils ont vu l'Océan comme Homère, le Caucase comme Eschyle,
la douleur comme Job, Babylone comme Jérémie, Rome comme Juvénal,
l'enfer comme Dante, le paradis comme Milton, l'homme comme Shake-
speare, Pan comme Lucrèce, Jéhovah comme Isaïe. Ils ont, ivres de rêve et
d'intuition, dans leur marche presque inconsciente sur les eaux de l'abîme,
traversé le rayon étrange de l'idéal, et ils en sont à jamais pénétrés. Cette
lueur se dégage de leurs visages, sombres pourtant, comme tout ce qui est
plein d'inconnu. Ils ont sur la face une pâle sueur de lumière. L'âme leur
sort par les pores. Quelle âme ? Dieu.
Remplis qu'ils sont de ce jour divin, par moments missionnaires de civi-
lisation, prophètes de progrès, ils entr'ouvrent leur cœur, et ils répandent une
vaste clarté humaine 5 cette clarté est de la parole, car le Verbe, c'est le
jour. — 0 Dieu, criait Jérôme dans le désert, yV vous écoute autant desjeux que
des oreilles! — Un enseignement, un conseil, un point d'appui moral, une
espérance, voilà leur douj puis leur flanc béant et saignant se referme,
cette plaie qui s'est faite bouche et qui a parlé rapproche ses lèvres et rentre
dans le silence, et ce qui s'ouvre maintenant, c'est leur aile. Plus de pitié,
plus de larmes. Éblouissement. Ils laissent l'humanité derrière eux. Voir les
autres horizons, approfondir cette aventure qu'on appelle l'espace, faire une
excursion dans l'inconnu, aller à la découverte du côté de l'idéal, il leur faut
cela. Ils partent. Que leur fait l'azur } que leur importe les ténèbres .? Ils s'en
vont, ils tournent aux choses terrestres leur dos formidable, ils développent
brusquement leur envergure démesurée, ils deviennent on ne sait quels
monstres, spectres peut-être, peut-être archanges, et ils s'enfoncent dans
l'infini terrible, avec un immense bruit d'aigles envolés.
Puis tout à coup ils reparaissent. Les voici. Ils consolent et sourient. Ce
sont des hommes.
Ces apparitions et ces disparitions, ces départs et ces retours, ces occulta-
tions brusques et ces subites présences éblouissantes, le lecteur, absorbé, illu-
miné et aveuglé par le livre, les sent plus qu'il ne les voit. Il est au pouvoir
d'un poëte, possession troublante, fréquentation presque magique et démo-
niaque, il a vaguement conscience du va-et-vient énorme de ce géniej il le
sent tantôt loin, tantôt près de lui 5 et ces alternatives, qui font successive-
ment pour lui lecteur l'obscurité et la lumière, se marquent dans son esprit
par ces mots : — Je ne comprends plus. — Je comprends.
Quand Dante, quittant l'enfer, entre et monte dans le paradis, le refroi-
540 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
dissement qu'éprouvent les lecteurs n'est pas autre chose que l'augmentation
de distance entre Dante et eux. C'est la comète qui s'éloigne. La chaleur
diminue. Dante est plus haut, plus avant, plus au fond, plus loin de l'homme,
plus près de l'absolu.
Schlegel un jour, considérant tous ces génies, a posé cette question qui
chez lui n'est qu'un élan d'enthousiasme et qui, chez Fourier ou Saint-Simon,
serait le cri d'un système : — Sont-ce vraiment des hommes, ces hommes-ci ?
Oui, ce sont des hommes j c'est leur misère et c'est leur gloire. Ils ont
faim et soifj ils sont sujets du sang, du climat, du tempérament, de la fièvre,
de la femme, de la souffrance, du plaisir j ils ont, comme tous les hommes,
des penchants, des pentes, des entraînements, des chutes, des assouvisse-
ments, des passions, des pièges j ils ont, comme tous les hommes, la chair
avec ses maladies, et avec ses attraits, qui sont aussi des maladies. Ils ont leur
bête.
La matière pèse sur eux, et eux aussi ils gravitent. Pendant que leur
esprit tourne autour de l'absolu, leur corps tourne autour du besoin, de
l'appétit, de la faute. La chair a ses volontés, ses instincts, ses convoitises,
ses prétentions au bien-êtrcj c'est une sorte de personne inférieure qui tire
de son côté, fait ses affaires dans son coin, a son moi à part dans la maison,
pourvoit à ses caprices ou à ses nécessités, parfois comme une voleuse, et à
la grande confusion de l'esprit auquel elle dérobe ce qui est à lui. L'âme de
Corneille fait Cinna-, la bête de Corneille dédie Cinna au financier Mon-
toron.
Chez de certains, sans rien leur ôter de leur grandeur, l'humanité s'affirme
par l'infirmité. Le rayon archangélesque est dans le cerveau j la nuit brutale
est dans la prunelle. Homère est aveugle} Milton est aveugle. Camoëns
borgne semble une insulte. Beethoven sourd est une ironie. Esope bossu a
l'air d'un Voltaire dont Dieu a fait l'esprit en laissant Fréron faire le corps.
L'infirmité ou la difformité infligée à ces bien-aimés augustes de la pensée
fait l'effet d'un contrepoids sinistre, d'une compensation peu avouable
là-haut, d'une concession faite aux jalousies dont il semble que le créateur
doit avoir honte. C'est peut-être avec on ne sait quel triomphe envieux que,
du fond de ces ténèbres, la matière regarde Tyrtée et Byron planer comme
génies et boiter comme hommes.
Ces infirmités vénérables n'inspirent aucun effroi à ceux que l'enthou-
siasme fait pensifs. Loin de là. Elles semblent un signe d'élection. Etre
foudroyé, c'est être prouvé titan. C'est déjà quelque chose de partager avec
ceux d'en haut le privilège d'un coup de tonnerre. À ce point de vue, les
catastrophes ne sont plus catastrophes, les souffrances ne sont plus souffrances.
DU GENIE. 541
les misères ne sont plus misères, les diminutions sont augmentations. Etre
infirme ainsi que les forts, cela tenterait volontiers. Je me rappelle qu'en
1828, tout jeune, au temps où *** me faisait l'effet d'un ami, j'avais des
taches obscures dans les yeux. Ces taches allaient s'élargissant et noircissant.
Elles semblaient envahir lentement la rétine. Un soir, chez Charles Nodier,
je contai mes taches noires, que j'appelais mes papillons, à ***, qui, étudiant
en médecine et fils d'un pharmacien, était censé s'y connaître et s'y connais-
sait en effet. Il regarda mes yeux, et me dit doucement : — Céi une amau-
rose commençante. Le nerf optique se paralyse. Dans quelques années la cécité sera com-
plète. Une pensée illumina subitement mon esprit. — Eh bien, lui répondis-je
en souriant, ce sera toujours ça. Et voilà que je me mis à espérer que je serais
peut-être un jour aveugle comme Homère et comme Milton. La jeunesse
ne doute de rien.
[1863.]
TAS DE PIERRES.
V.
Changez d'opinions, gardez vos principes j changez de feuilles, gardez vos
racines.
[1844-1847.]
Une réaction : barque qui remonte le courant, mais qui n'empêche pas le
fleuve de descendre.
Les vrais grands ministres sont ceux qui travaillent aux événements de
leur siècle en hommes qui sauraient au besoin travailler à ses idées.
[1844-1847.]
La stagnation, qui est identique à la mort et à la nuit, ne se méprend pas
sur les ennemis qu'elle a. Elle dénonce, persécute et, si elle le peut, étouffe
tout mouvement, car tout mouvement est vie et toute vie est lumière. Les
hommes de l'ombre et de l'immobilité appelaient par haine et dérision
Harvey circulator, ce qui est la même chose que révolutionnaire.
Harvey n'avait pas plus inventé la circulation du sang que Luther n'avait
inventé la liberté de la conscience. Harvey est un Luther. Luther est un
Harvey. Ils ont constaté la réalité. Voilà tout. Les hommes sont ainsi faits,
ou défaits, que quiconque parmi eux constate la loi de Dieu est un novateur
et que quiconque l'applique est un révolutionnaire.
[1859-1860.]
Sans doute avec l'âge et d'année en année, on dépouille le vieil homme,
c'est-à-dire le jeune homme, certains aspects se modifient, ce qu'il y a de
transitoire dans les opinions s'écroule avec ce qu'il y a de passager dans les
TAS DE PIERRES. - V. 543
événements, la surface de l'esprit change comme la surface du visage j sans
doute l'existence humaine est faite de dépouillements successifs, Dieu veut
que les choses de la vie comme les ondes de l'océan se composent et se
décomposent sans cesse j mais, au milieu de ces changements et de ces alté-
rations inévitables, il faut que l'essentiel demeure j il est bien que le fond de
l'homme se maintienne, il sied qu'une certaine identité ne se démente
jamais. Quelque chose peut flotter et quelque chose doit persister. Devenir
autre en restant le mêmej tout le problème est là.
[1838-1842.]
Jeunes gens de mon siècle, vous êtes l'espérance de la patrie j vous êtes la
consolation du penseur.
Devenez hommes, mais en devenant hommes, tâchez de rester jeunes.
La jeunesse a de belles vertusj elle est sincère, fidèle, honnête, pure,
croyante, dévouée, candide, loyale, généreuse, reconnaissante. Efforcez-vous
de garder les vertus de la jeunesse lors même que vous en aurez perdu les
illusions. Je vous le répète, devenez hommes et restez jeunes.
C'est selon cette loi que se développent les bonnes natures et que se
forment les grands cœurs. L'enthousiasme est le fond de la vraie sagesse, de
même que Dieu est le fond de l'enthousiasme.
L'homme sage mûrit, et ne vieillit pas.
[1842-1844.]
On ne se compose pas plus une sagesse en introduisant dans sa pensée les
divers résidus de toutes les philosophies humaines qu'on ne se ferait une
santé en avalant tous les fonds de bouteille d'une vieille pharmacie.
[1836-1844.]
La douleur est belle, la joie est jolie.
Le bonheur peut mener au vice^ le malheur au crime. Mais, si la pros-
périté mal comprise rapetisse l'âme, le malheur bien compris met de grandes
idées dans l'homme.
[1836-1837.]
544 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
La façon dont on doit se comporter avec les choses de la nature n'est pas
indifférente à un être intelligent.
Par exemple, tuer un crapaud, écraser une araignée ou un mille-pieds,
c'est une action instinctive et pardonnable, mais dont un homme bienveillant
finit par s'abstenir. Il est bon de réprimer ce premier mouvement irréfléchi
que nous inspire un animal horrible et inoifensif. Cette créature, portion
intégrante de l'harmonie universelle, trouble par son apparition brusque
notre harmonie bornée. Ne l'en rendons pas responsable. Réfléchissons,
Pourquoi cette colère et cette haine contre ce qui ne fait pas de mal.? Sachons
supporter les êtres difformes puisque Dieu les a faits. Et puis, à force de
réfléchir, nous trouverons ceci : Il est évident que nous n'avons pas le droit
de punir un cloporte ou un scolopendre de leur laideur, puisque nous n'avons
pas lepouvoir de récompenser un lys ou une étoile de leur beauté.
[1860-1870.]
Une probité peu sûre, à laquelle on donne une bonne action à faire,
s'affermit, périlleusement il est vrai, par cette épreuve. Dans un château
branlant, ajouter au poids consolide.
[1864-1868.]
Éclairer, c'est assainir.
Le soleil ne donne pas seulement le jour, il donne l'exemple.
[1860.]
Dans l'humanité vraie et constituée en société selon la nature, la pénétra-
tion de liberté doit être plus subtile et plus incessante encore que la péné-
tration d'égalité, et toutes les étapes doivent aboutir à un accroissement
d'amour. Sur le cadran du progrès, la liberté marque les secondes, l'égalité
marque les minutes, la fraternité marque les heures.
[1859-1860.]
Tout le monde a droit de vie ici-bas, et la mort de faim est un crime
social. Voici un beau mot de S'-Just :
La nature n'a pas moins de mamelles quelle n'a d'enfants.
[i8jo-i86o.]
TAS DE PIERRES. - V. 545
Droit de l'homme : liberté dans le progrès i droit de la femme : maternité
dans le respect i droit de l'enfant : croissance dans la lumière.
De la liberté découle pour l'homme la vie politique. L'homme est citoyen
de la cité Progrès.
De la maternité découle pour la femme la vie sociale. La femme est
citoyenne de la cité Famille.
De la lumière découle pour l'enfant la vie intellectuelle. L'enfant est
citoyen de la cité Avenir.
Le mode vital des démocraties se compose d'une pensée et d'une action -,
la pensée s'appelle Vérité, l'action s'appelle Liberté.
Résultante : Harmonie.
[1858-1860.]
LE CAPITULE.
Gloire à César !
LE VATICAN.
Gloire à Hildebrand !
LE LOUVRE.
Gloire à Philippe- Auguste!
L'ESGURIAL.
Gloire à Philippe-deux !
WINDSOR.
Gloire à Elisabeth!
VERSAILLES.
Gloire à Louis XIV !
LE KREMLIN.
Gloire à Pierre-le-Grand !
POTSDANi.
Gloire à Frédéric !
PHILOSOPHIE. — H. 35
ISIi-IIIMEIllE MTIO!(lLr..
546 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
LES TUILERIES. .
Gloire à Napoléon !
LE FUMIER DE JOB.
Gloire à Dieu !
[18J3-185,.]
Un abîme est là, tout près de nous.
Nous, poètes, nous rêvons au bord. Soit. Vous, hommes d'état, vous y
dormez.
[1850-1851.]
La vraie formule socialiste :
Rendre l'homme moral meilleur, l'homme intellectuel plus grand,
l'homme matériel plus heureux.
Bonté d'abord, grandeur ensuite, enfin bonheur.
[1858-1860.]
La logique d'une idée vraie est tellement puissante que, dès qu'elle s'in-
troduit dans les affaires humaines, dans la religion, dans la politique, dans
la législation, elle réduit tous les événements à n'être plus que des syllogismes
chargés, les uns de la démontrer, les autres de la compléter.
[ 1846-18 JO.]
Le penseur, quand bon lui semble, peut se déployer orateur.
[1875-1876. J
L'éloquence qui convient aux assemblées ne doit jamais se composer que
de moyennes. Une éloquence composée d'extrêmes peut remuer une foule
ou un individu, ce qui dans beaucoup de cas est la même chose. Cette sorte
d'éloquence pourra agir une fois sur une assemblée comme chose nouvelle,
étrange et de haut goût, ou momentanément propre à une circonstance
donnécj mais la seconde fois, elle fatigueraj la troisième, elle paraîtra ridicule.
Pour dominer habituellement une grande assemblée, il faut un calcul
mêlé à l'inspiration i il faut prendre chaque fois qu'on parle la résultante d'une
des fractions de l'assemblée et constituer sa parole sur cette résultante, et alors
on s'appuie, non sur sa seule force isolée, mais sur toutes les forces de cette
TAS DE PIERRES. - V. 547
fraction i ou, mieux encore, ce qui est plus difficile, prendre la résultante de
toute l'assemblée, parler dans la moyenne de la pensée de chacun, et alors
on a pour levier toute la force de l'assemblée elle-même. On remue quelque
chose dans chaque esprit. Par moments, on touche le fond de tous.
Ce fond, on peut le toucher également, mais par occasion et non à
volonté, avec la seule puissance du sentiment individuel et de la conscience
convaincue, mais alors on n'est pas un orateur j on est un hommes ce qui est
plus rare d'ailleurs.
C'est du reste une erreur, erreur généreuse, de croire qu'on peut dominer
une assemblée avec les idées du dehors. On ne remue une assemblée qu'avec
ce qui est dans l'assemblée. Il est pourtant quelquefois beau d'essayer.
[1846-1848.]
La Révolution, c'est le changement d'âge du genre humain. Dites-en ce
que vous voudrez, du bien ou du mal, le fait vous domine. C'est la grande
crise de la virilité universelle.
La Révolution est le couteau avec lequel la civilisation a coupé son lien.
Dans la Révolution tout le monde est victime et personne n'est coupable.
[1853-1854-]
Robespierre fut l'effirayant correcteur d'épreuves de la Révolution. Il y mit
son deleatur. Cet immense exemplaire du progrès, revu par lui, garde encore
la lueur de sa prunelle sinistre.
Voltaire, c'est la mine j Mirabeau, c'est l'explosion.
[1832-1834.]
Les révolutions sont ainsi j formidables liquidations de l'histoire; créations
génésiques de lois, de codes, de faits, de mœurs, de progrès, de prodiges j
énormes mouvements de peuples et d'idées qui mêlent tous les hommes dans
une même convulsion joyeuse, qui dégagent la liberté électrique, qui font
trembler les deux mondes du même tremblement, qui tirent d'un seul
éclair deux coups de tonnerre, l'un en Europe, l'autre en Amérique, qui,
548 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
en renversant la monarchie en France, jettent bas la tyrannie dans l'univers j
qui éclairent, illuminent, chauffent, brûlent, foudroient, qui font sortir
d'un seul gigantesque écroulement le radieux avènement du genre humain ,
qui font naître l'aurore du sépulcre, accouplent les extrêmes stupéfaits,
agonisent et vagissent, maudissent et chantent, haïssent et adorent, résolvent
tout en héroïsme, en joie et en amour, envoient expirer tous les grincements
de la vieille serrure du despotisme dans l'humble cabinet de travail de
Mount-Vernon, et finissent par faire de la clef de la Bastille le serre-papier
de Washington.
[1848-1852.]
Soit, la Révolution s'appelle la Terreur. Louis XV s'appelle l'Horreur.
Pas un nuage, le ciel est pur, le soleil rayonne, le paysage n'est que
lumière} ils pavoisent leurs barques, ils chantent, ils se laissent gaiement
aller au courant de l'eau j le fleuve, magnifique et paisible, s'élargit de plus
en pluS} il est grand comme une mer, il est calme comme un lac 5 il charrie
des îles de fleurs, il réfléchit le ciel où il n'y a pas une ombre. Où vont-ils.? Ils
ne le savent pasj mais tout est beau, superbe et charmant. Ils entendent au
loin, devant eux, dans les profondeurs de l'horizon inconnu, un bruit sourd
et profond.
Où vont-ils.? Qu'importe! Ils vont où va le fleuve. Ils savent bien qu'ils
aborderont quelque part. Ils dérivent. Ils s'enivrent du chant des oiseaux, du
parfum des fleurs qu'ils voient partout et qu'ils cueillent en passant, de la
rapidité de l'eau, de la splendeur du ciel, de leur propre joie. Le bruit qui
est à l'horizon se rapproche j il y a quelques heures, les soufiles du vent le
couvraient parfois j maintenant, on l'entend toujours.
Par moments le courant se ralentit, alors ils rament afin d'aller plus vite.
C'est si charmant d'aller vite! Passer comme des ombres devant des ombres,
cela leur paraît être toute la vie. Ils sont si heureux qu'ils oublient qu'il y a
une nuitj ils sont si joyeux qu'ils défient Dieu. Le bruit se rapproche de
moment en moment} il ressemble au roulement d'un chariot. Ils com-
mencent à se dire entre eux : Quel est ce bruit.?
Le fleuve est plein de détours. Cependant un coin du ciel devient bru-
meux. Quelque chose qu'on prendrait pour une fumée se dégage d'un point
de l'horizon et fait une grande nuée. Cette nuée qui semble monter de la
terre est tantôt à droite, tantôt à gauche. Est-ce elle qui change de place ou
est-ce le fleuve qui a tourné.? Ils ne savent, mais ils admirent. C'est un
TAS DE PIERRES. - V. 549
spectacle de plus parmi tant de spectacles. Le bruit est maintenant comme
un tonnerre. Il se déplace avec la nuée qu'ils voient. Où est la nuée, là est
le bruit.
Ils dérivent, ils chantent, ils rient j ils ont une grande attente, mais dans
cette attente il n'y a que de l'espérance. Il y a parmi eux des savants, des
rêveurs, des penseurs, des hommes riches de toutes les richesses, des philo-
sophes, des sages. Tout à coup, ciel! le fleuve a tourné; la nuée est devant
eux, le bruit est devant eux. La nuée est formidable; ce n'est plus une nuée,
c'est le tourbillon de vingt trombes mêlées et tordues par l'ouragan, c'est la
fumée d'un volcan qui aurait deux lieues de cratère. Le bruit est effrayant ;
le tonnerre ressemble à ce bruit comme l'aboiement d'un chien ressemble
au rugissement d'un lion. Le courant est rapide et furieux, la surface du
fleuve se courbe comme un arc vers le dedans de la terre. Qu'y a-t-il donc là,
devant eux, à quelques pas.'' Un gouffre.
Un gouffre! ils rament en arrière, ils veulent remonter. Il est trop tard.
Ce courant-là ne se remonte pas. Alors ils reconnaissent que le fleuve lui-même
est vivant; qu'ils se sont trompés; que ce qu'ils prenaient pour un fleuve,
c'était un peuple; que ce qu'ils prenaient pour des flots, c'étaient des hommes;
qu'ils ont cru voguer sur une eau inerte, écumant à peine sous la rame, et
qu'ils voguaient sur des âmes, âmes profondes, obscures, violentes, froissées,
tumultueuses, pleines de haine et de colère. Il est trop tard, il est trop tard!
Le précipice est là. Ces flots, ce fleuve, ces hommes, ces âmes, ce peuple,
arbres déracinés, granits séculaires, rochers arrachés à la rive, navires dorés,
chaloupes pavoisées, îles de fleurs, tout se hâte, tout penche, tout se heurte
et se mêle, tout s'écroule.
Personne n'a jamais vu, personne ne verra jamais rien qui soit plus grand
et plus terrible. Toute une humanité qui s'engloutit à la fois le même jour,
à la même heure, dans le même abîme! Toute une société avec ses lois, ses
mœurs, sa religion, ses croyances, ses préjugés, ses arts, son luxe, son passé,
son histoire, qui rencontre une rupture du sol et qui sombre comme une
barque de pêcheur! Ce sont là de ces choses voulues par Dieu. Ce prodigieux
ensemble d'hommes, de faits et d'événements, cette masse énorme venue de
si loin et avec tant de calme, arrive au bord du gouffre, s'y courbe majes-
tueusement et y disparaît. Ce n'est plus ni un fleuve, ni un gouffre; ni un
peuple, ni une catastrophe; c'est le chaos. C'est l'ombre, l'horreur, le fracas,
l'écume, un éternel et lamentable gémissement. Tous les dogues de l'abîme
hurlent dans les ténèbres. Cependant le soleil brille, la vérité ne se décourage
pas et rayonne toujours, et cette effrayante nuée, pleine de clameurs et de
tempête, lui est bonne pour faire resplendir son arc-en-ciel.
Quelque chose survit-il à cela.^ Une telle calamité, un pareil écroulement.
550 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
un si monstrueux naufrage, n'est-ce pas la mort d'un peuple? n'est-ce pas la
fin d'un continent?
Non.
Tout a sombré, rien ne s'est perdu.
Tout s'est englouti, rien n'a péri.
Tout s'est abîmé, rien n'est mort.
Tout a disparu, tout reparaît.
Faites quelques pas, vivez quelques années, regardez : Voici le fleuve plus
large, voici le peuple plus grand.
Le bruit formidable qui avertit et qui conseille, on l'entend toujours;
mais il n'est plus devant, il est derrière. Il y a cent ans, on l'entendait dans
l'avenir; aujourd'hui, on l'entend dans le passé.
Et les générations en marche reviennent parfois sur leurs pas pour voir ce
que c'est que ce bruit; et les siècles se penchent rêveurs sur cette chute d'une
société et d'une monarchie, sur cette immense cataracte de la civilisation,
qu'on appelle la Révolution Française.
17 février 1847.
L'AME
TAS DE PIERRES.
VI.
Les instincts sont les yeux mystérieux de l'âme.
[1830-1832.]
L'âme a des illusions comme l'oiseau des plumes : c'est ce qui la soutient.
[1844-1846.]
Dans la question de l'immortalité de l'âme, on voit le pourquoi; on ne
voit pas le comment.
[1860-1862.]
Le penseur demande au nouveau-né : D'où viens-tu ? — et au moribond :
Où vas-tu?
Le nouveau-né pleure et le moribond tremble.
[1838-1840.]
Le monde matériel repose sur l'équilibre j lé monde moral sur l'équité.
[1830.]
L'équilibre est la loi suprême et mystérieuse du grand Tout.
Le monde matériel en est la démonstration visible.
De toute nécessité le monde immatériel en est la confirmation invisible.
Sans quoi ces deux mondes mêmes, ces deux mondes dont la réunion
embrasse tout, ne seraient pas en équilibre entre eux.
[1838-1840.]
554 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Le squelette de l'animal n'est pas beaucoup plus signifiant que la première
pierre venue j le squelette de l'homme est effrayant. C'est que la réflexion
horrible, ce n'est pas : ceci a vécu, mais : ceci a pensé.
Le meurtre n'est pas de tuer la vie, mais de tuer (pour ce monde du
moins) la pensée.
[1836-1840.]
La Providence a pourvu l'animal d'un double instinct pour un double
but, conservation de l'individu, propagation de l'espèce. L'animal le plus
voisin de l'homme ne va pas au delà, l'animal le plus voisin de la plante et
de la pierre ne reste pas en deçà. Examinez tout ce que fait l'animal,
étudiez-le sous toutes ses faces, vous retomberez toujours sur l'un ou l'autre
de ces deux aspects. Hors de là, il n'y a rien dans la brute. Les déviations
même de l'animal domestique, considérées avec attention, se rattachent au
fond à cette double loi. Dans tout ce qui ne va pas à ce but, l'animal est
immobile j absolument parlant, il n'est point susceptible de perfectionnement j
la nature lui donne en le créant les deux ou trois sciences nécessaires à sa
conservation et à sa propagation. Rien de moins, rien de plus. L'animal sait
nager, faire son nid, guérir ses maladies, trouver son chemin dans ses
migrations. L'homme en naissant ne sait rien de cela. On pourrait dire que
la providence crée l'animal savant et l'homme ignorant. Mais elle donne à
l'homme l'intelligence.
Ce que l'animal sait, il ignore qu'il le sait. L'homme sait qu'il ignore.
Admirable privilège. Là est la différence radicale.
L'animal est fatalement stationnaire. L'homme acquiert sans cesse. L'un
persiste, l'autre se développe.
L'animal est tout simplement l'échelon le plus élevé, le dernier échelon
ascendant de la création purement matérielle.
L'animal est circonscrit de toutes parts. D'un coup d'oeil on le pénètre tout
entier. Il n'a point de profondeur. L'homme au contraire plonge par maint
côté dans l'illimité et l'indéfini. Il n'est pas seulement créé pour l'utile, il
comprend le beau, le vrai et le juste. Il subit, comme l'animal, la grande
loi de la conservation et de la propagation; c'est-à-dire de l'égoïsmej mais il
la modifie, tantôt par le dévouement, tantôt par l'abstinence, et cette modi-
fication s'appelle la vertu. Il appartient par ses instincts les plus nobles, les
plus secrets, les plus impérieux et les plus étranges à un autre monde que le
monde réel. Il y a un mystère en lui, et il le sent, tantôt avec épouvante,
tantôt avec espérance.
La création invisible a son premier échelon dans l'homme.
. TAS DE PIERRES. - VI. 555
L'animal est la fin du connu, l'homme est le commencement de
l'inconnu.
[1836-1840.]
Quand le sentiment de l'infini entre à haute dose dans un homme, il en
fait un dieu ou un monstre : Jésus-Christ ou Torc[uemada.
[i8j6-i8j9.]
La conscience, c'est Dieu présent dans l'homme.
[1858-1860.]
L'âme est un océan dont les idées sont les flots et dont les passions sont les
tempêtes.
La prière est un auguste aveu d'ignorance.
[ 1872-1874. J
Ma prière :
Dieu! accordez-nous, en lumière et en amour, tout le possible de votre
infini.
(Ensuite, je prie en détail, ce qui semble inutile. Mais non. Trop prier
n'est pas plus possible que trop aimer.)
[1872-1874.]
Ceux qui vivent dans les cloîtres se détachent de toutj ils cessent d'aimer
leurs père et mèrcj ils ne regardent pas le soleil. Il n'y a plus rien dans ce
monde pour leur cœur ni pour leurs yeuxj ni la famille, ni la nature. Ils
appellent cela aimer Dieu. Aimer Dieu pleinement, parfaitement, directe-
ment, pour lui-même. Sont-ils bien sûrs d'être dans le vrai.? Aime-t-on
l'ouvrier en dédaignant l'œuvre .'^ L'homme n'est-il pas fait pour aimer le
créateur à travers la création et par la créature f- Dieu ne veut-il pas que cela
soit ainsi ? Et le cœur et les sens ne conseillent-ils pas l'esprit dans ce sens ?
Agir autrement, n'est-ce pas désobéir.? Or, aime-t-on bien quand on désobéit?
L'amour est une grande obéissance.
[1836-1838. ]
556 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Tant qu'on n'a pas perdu des êtres chers, on est comme quelqu'un qui ne
connaît personne dans le monde d'en haut. Vous pleurez votre mère, votre
sœur, votre fille, la femme qui vous aimait.? De quoi vous plaignez-vous.''
Vous avez près de Dieu un ange de votre connaissance. Vous avez désormais
quelqu'un à qui parler dans le ciel.
[1860-1866.]
Quelle est la plus haute faculté de l'âme ?
Est-ce que ce n'est pas le génie. '^
Non, c'est la bonté.
Tromper est mauvais j détromper est méchant. 11 ne faut ni donner des
illusions, ni en ôter.
[1863-1869.]
La raison du meilleur est toujours la plus forte.
[1834-1836.]
Le frein est en nous.
Les justes sont ceux dont la conscience a la bouche tendre.
[1844-1845.]
Quand il n'y a rien sous la mamelle gauche, il ne peut y avoir grand'chose
dans la tête. Le génie, c'est un grand cœur.
[1840-1844.]
Fils, frère, père, amant, ami, il y a place pour toutes les affections dans le
cœur comme pour toutes les étoiles dans le ciel. Le cœur aussi, c'est l'infini.
[1840-1844.]
Il y a une chose que je n'aime ni à faire ni à donner, c'est de la peine.
[1869-1870.]
TAS DE PIERRES. - VI. 557
Ne riez jamais de ceux qui souffrent j souffrez quelquefois de ceux qui
rient.
[1840-1844.]
On dit : C'est un vieillard. Il s'est éteint. Et l'on trouve tout simple qu'il
soit parti. Demandez à ses enfants si c'est tout simple. Ce grand âge, qui
semble aux indifférents une sorte de circonstance atténuante à la mort, fait à
ceux qui aiment l'effet contraire. La longueur de la possession leur paraît
créer presque un droit} et la vie n'a plus pour nous sa figure vraie quand elle
perd ces êtres qui en ont toujours été à nos yeux la lumière et le couronne-
ment. — On se reverra. — Réfugions-nous dans les grandes confiances de
l'éternité.
[1866-1869.]
Dieu veut qu'on reste dans la vie. Ceux qui regrettent et qui souffrent
sont placés pour lui dans cette situation étrange et impérieuse qu'ils ne
peuvent ni oublier les morts, ni oublier les vivants. S'ils oubliaient les morts,
ils ne souffriraient plusj s'ils oubliaient les vivants, ils se laisseraient mourir.
On a des deux côtés des affections qui vous tiennent. Des liens vous tirent
hors de la vie, d'autres liens vous retiennent dans ce monde. Telle est la
destinée humaine. Puisqu'elle est ainsi, acceptons-la. Vivons. Aimons,
pensons, contemplons, adorons. Il ne faut pas avoir l'œil sans cesse fixé sur
le côté noir de la destinée. La contemplation perpétuelle du mystère
engendre lentement dans l'âme le désespoir. Les profondeurs infinies de
l'énigme épouvantent. Il n'est pas sage, il n'est pas sain, il n'est pas bon de
regarder la nuit. Tournons-nous vers le jour.
[1864-1868.]
Toutes les fois qu'au fond de sa conscience on se sent le droit de par-
donner, c'est qu'on en a le devoir.
[1855-1860.]
Il y a quelque chose de plus beau que l'innocence, c'est l'indulgence.
[1828-1830.]
5)8 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Est-ce que je n'ai pas moi-même besoin d'indulgence, moi qui parle?
Suis-je parfait? Non certes. Tenez, toutes les fautes que l'amour peut faire
commettre, toutes, excepté les fautes déshonorantes, je les ai commises.
[1875-1876.]
On aime de la grandeur de son cœur.
[1828-1830.]
L'amour est un immense éeoïsme qui a tous les désintéressements.
^goisme qu
Ô mon ange, pourvu que tu aies tout, le reste me suffit.
Ils disent qu'aimer, c'est l'aveuglement du cœutj moi je dis que ne pas
aimer, c'en est la cécité.
QUESTIONS SOCIALES.
Quant à l'adultère, celui qui parle ici est un des coupables de ce fait.
L'adultère n'est autre chose qu'une hérésie.
Certes, si la liberté de conscience a droit d'exister, c'est en matière
d'amour. La liberté de penser et la liberté d'aimer sont une équation.
Mais le mariage ? mais la famille ? mais la société ?
Ce sont là trois problèmes, non trois obstacles.
Ces problèmes, on peut les résoudre.
Les solutions existent.
La liberté d'aimer est conciliable avec le fait social comme la liberté de
penser est conciliable avec le fait religieux.
Pour la seconde il y a l'abjuration. Pour la première il y a le divorce.
Le jour où le divorce est devenu illégal, l'adultère est devenu légitime.
Le coup de tête religieux de 1816 est responsable.
[1869-1872.]
A l'heure qu'il est, au point où en sont les lois et les mœurs de l'occident,
le mariage porte à faux.
Il a pour base l'intérêt, et non l'amour.
C'est un contrat, ce n'est pas un mystère.
TAS DE PIERRES. - VI. 559
C'est une prostitution, ce n'est pas une célébration.
C'est un esclavage, ce n'est 'pas un épanouissement.
De là cette révolte de l'amour qu'on qualifie adultère.
Aujourd'hui , quel qu'ait été le travail des idées sociales depuis toutes nos
révolutions, tout cet ensemble de faits qui s'enchaînent et se commandent,
mariage, adultère, prostitution, est encore vu à faux jour.
On voit le mariage où il n'est pas, on voit l'adultère où il n'est pas, on
voit la prostitution où elle n'est pas.
Dans la plupart des cas, ce qu'on appelle mariage est l'adultère, et ce.
qu'on appelle adultère est le mariage.
Faites le mariage vrai , faites-le sortir de la nature et du cœur, et ces deux
faits, adultère et prostitution, qui sont, l'un la protestation du cœur, l'autre
la protestation de la nature, s'évanouissent.
Dans l'état actuel, l'union irrésistible de deux cœurs est persécutée par la
ioij or qu'est-ce que cette union, sinon le mariage .f* tandis que la loi protège
la livraison d'une femme à un homme moyennant vente légale et intérêts
combinésj or qu'est-ce que la consommation de cette vente, sinon l'adultère
et la prostitution.?
Chose étrange, après dix-huit siècles de progrès, la liberté de l'esprit est
proclamée i la liberté du cœur ne l'est pas.
Pourtant aimer n'est pas un moins grand droit de l'homme que penser.
[1866-1870.]
Le poëme de la femme traverse l'histoire de l'homme j il a çà et là des
espèces de chants sublimes. Les deux plus beaux de ces chants, c'est Marie,
mère de Dieu, et Jeanne d'Arc, mère du Peuple. Deux vierges qui enfantent,
l'une le Christ, l'autre la France.
[1850-18,4.]
Tous les poètes ont une femme qui fait à leur insu une bonne moitié de
leurs ouvrages.
Molière heureux n'eût pas écrit le Misanthrope. Molière a fait Célimène,
M"' Béjart a fait Alceste.
[1846-1848.]
La femme nue c'est le ciel bleu.
Nuages et vêtements font obstacle à la contemplation. La beauté et l'infini
veulent être regardés sans voiles. Au fond, c'est la même extase, l'idée de
l'infini se dégage du beau comme l'idée du beau se dégage de l'infini.
56o POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
La beauté n'est pas autre chose que l'infini contenu dans un contour.
Mais rien que dans ce seul mot, quel mystère !
[i8jo.]
Aucune grâce extérieure n'est complète si la beauté intérieure ne la vivifie.
La beauté de l'âme se répand comme une lumière mystérieuse sur la beauté
du corps.
On aime une femme comme on découvre un monde : en y pensant
toujours.
[1844.1
La nature a fait un caillou et une femelle j le lapidaire fait le diamant et
l'amour fait la femme.
[1844-1846.]
Dans notre société comme elle est faite, la femme doit tenir l'homme
attaché à elle par un filj mais il faut que le fil soit long, qu'il se dévide
presque indéfiniment entre les doigts intelligents de la femme, et que
l'homme ne le sente jamais. Il le casserait. Il arrive parfois que l'homme,
allant et venant un peu au hasard, mêle à son insu le fil aux événements
compliqués de la vie et l'y embrouille. La femme alors vient sans bruit
derrière lui, et, sans qu'il s'en aperçoive, détache délicatement le fil de la
broussaille. Mystérieuse et difficile opération que les femmes seules savent
faire et qui s'appelle sauver le bonheur.
Dans une femme complète il doit y avoir une reine et une servante.
. . [1844.1
Une jeune fille quitte aisément son amoureux et un homme quitte
aisément sa maîtresse j la fille parce qu'elle a tout gardé, l'homme parce qu'il
a tout reçu. Que la femme ne devienne pas une maîtresse, que l'homme ne
devienne pas un amant, c'est tout le contraire.
Le cœur de la femme s'attache par ce qu'il donne, le cœur de l'homme se
détache par ce qu'il reçoit.
[1840-1844.]
TAS DE PIERRES. - VI. 561
La femme est ainsi faite qu'on devine déjà la jeune mère dans la petite
fille et qu'on sent encore la petite fille dans la jeune mère. Le premier enfant
continue la dernière poupée.
[1844.]
Sans la vanité, sans la coquetterie, sans la curiosité, sans la chute en un
mot, la femme n'est pas complète, la femme n'est pas la femme. Il y a dans
sa grâce beaucoup de sa faiblesse.
[1840.]
L'esprit des femmes se plaît dans le délicat de toute chose.
[1832-1834.]
Quand une femme vous parle, écoutez ce que disent ses yeux.
[1840-1842. J
On pourrait mettre sur beaucoup de femmes mariées l'inscription connue :
« Il y a des pièges dans cette propriété. »
[1844-1846.]
Il y a une foule de sottises que l'homme ne fait pas par paresse et une
foule de folies que la femme fait par désœuvrement.
[1840.]
Trop souvent l'histoire des faiblesses des femmes est aussi l'histoire des
lâchetés des hommes.
['840.]
La portion du sort que la femme porte est hors de proportion avec ses
forces, ce qui prouve que la loi sociale est mal faite.
[1846-1848.]
Pas d'injures à ces malheureuses que vous coudoyez le soir dans la rue.
Souvenez-vous que la plupart ont été livrées à la prostitution par la faim , et
se sont laissées tomber dans le ruisseau pour ne pas se jeter dans la rivière.
[183+-1836.]
PHILOSOPHIE. — II. ^6
. mPIlIlIEKIE ■ATIOXII.E.
^6z POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
11 faut savoir souvent obéir à sa femme pour avoir le droit de lui
commander quelquefois.
[1850.]
Pour qu'une femme soit complètement prise, trois choses : être un
homme, un grand homme et un gentilhomme j satisfaire sa dignité, contenter
son orgueil, flatter sa vanité.
[1832-1834.]
Il y a quelquefois dans George Sand une chose rare et charmante, la
bonhomie de la femme.
[1868-1870.]
La femme a une puissance singulière qui se compose de la réalité de la
force et de l'apparence de la faiblesse. Assemblage irrésistible.
[1840-1842.]
Dieu n'a pas tout donné à tous. Il y a des femmes qui ont reçu leur cœur
en esprit. Pour la nature ce sont des monstres et pour la société des coquettes,
jolis monstres, mais qui les prend au sérieux se risque, qui les aime se perd.
[1846-18J0.]
Oh ! les femmes !
Etres composés de toutes nos douleurs et de toutes nos joies, et de ce qu'il y a de
plus tressaillant en nous,
Eves que le Seigneur a faites de nos flancs,
C'est pour nous rendre fous, heureux, désespérés,
C'est pour faire sortir la flamme de nos paroles, les vers de notre cœur,
et la démence de nos actions
Que Dieu sur ces beaux profils
Verse l'ombre des cils et le feu des prunelles.
[1836-1840.]
EXPLICATION
DE LA VIE ET DE LA MORT.
La mort est inévitable. Nul ne peut s'y soustraire.
Or, qu'est la mort pour l'homme ?
Est-ce seulement la fin de quelque chose ?
E^t-ce la fin de tout ?
Deux questions que le penseur se pose sans cesse, car de leur solution
dépendent toutes les autres questions morales.
Si la mort est pour l'homme la fin de tout, peu importe ce qu'il a fait
durant la vie. L'homme juste et le méchant sont traités de la même manière
par la même fin. Le crime et la vertu deviennent indistincts et s'efiàcent
dans la sombre égalité du néant. Ce qu'ici-bas nous appelons les bonnes
actions et ce que nous nommons les mauvaises ne sont que des aspects du
fini qui perdent leur contour, leur réalité et leur valeur et se dissolvent en
entrant dans l'infini. A cette minute fatale qui est la mort, l'homme qui a
été Saint- Vincent de Paul et l'homme qui a été Lacenaire s'évanouissent de
la même façon dans le grand tout comme deux gouttes d'eau dans l'océan.
Voir deux gouttes d'eau tomber dans la mer et s'y perdre, c'est un fait
simple. Ces deux gouttes d'eau n'ont pas pensé, n'ont pas agi, n'ont pas fait
le bien ou le mal, n'ont pas été libres et sensibles, n'ont pas dit moi. Mais se
figure-t-on ceci, voir tomber et se dissoudre à jamais sans avoir plus cons-
cience d'elles-mêmes dans cette mer qu'on appelle l'infini deux gouttes d'eau
dont l'une se nomme Vincent de Paul et l'autre Lacenaire ?
Si les choses sont ainsi, si la mort est la fin de tout, tous ces mots, vertu,
honneur, probité, conscience, devoir, foi, honnêteté, dévouement, liberté
humaine, dignité humaine, pudeur, loyauté, amour, tous ces mots, dis-je,
ne sont que des mots.
Faire le bien, faire le mal, idées vides de sens désormais. Tout ce que
représente le mot vertu est remplacé par l'aveugle et passive innocence de la
matière. L'homme, n'ayant rien en lui qui survive à lui, et soit responsable,
n'a d'intérêt en ce monde que la jouissance, et ne prend plus conseil que de
36.
564 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
son instinct pour les faits généraux et de son appétit pour les cas particuliers.
Il tue pour manger parce qu'il est le plus fortj il ne fait ni bien ni mal.
Il est innocent comme le tigre.
Ainsi voilà désormais la vraie loi de l'homme : sur terre l'effroyable inno-
cence de la brute -, sous terre l'effroyable égalité du néant.
Qui a le plus joui a le mieux vécu. Lacenaire est un sage, Saint- Vincent
de Paul est une dupe.
La vertu n'existe pas j le bien est un rêve.
Il y a de la lumière dans le monde matériel -, il n'y en a pas dans le
monde moral. En d'autres termes le monde moral n'est pas.
Le soleil dit chaque matin en se levant sur l'homme : — Je suis un sym-
bole. Je suis la figure d'un autre soleil qui, de même que j'éclaire aujourd'hui
vos visages, éclairera vos âmes un jour. —
Le soleil ment.
Il faut accepter comme vraie cette chose horrible devant laquelle l'anti-
quité a reculé : so/em faisum.
Ainsi le monde moral n'est pas, l'âme n'est pas, la vertu n'est pas, le bien
n'est pas.
Or, qu'est-ce que l'absence du bien si ce n'est la présence du mal ? Le mal
peut-il se révéler d'une façon plus accablante et plus terrible que par ceci, si
c'est une vérité : le bien n'est pas.
Le bien n'est pas ; donc le mal est.
Car quel plus grand mal que l'absence du bien ?
Cela n'est-il pas évident .^^ l'absence du jour, c'est la nuitj l'absence du
bien, c'est le mal.
Examinons où nous sommes arrivés.
Le fait qui se dégage de la question ainsi posée et ainsi résolue c'est le
mal seule chose réelle, le mal toujours vivant, le mal toujours présent.
Présence fatale, éternelle, souveraine, immuable, — domination !
En d'autres termes, le mal est Dieu.
En d'autres termes, Satan est Dieu.
Cela serait épouvantable si cela n'était pas absurde.
Le mal est une négation. C'est, comme nous venons de l'indiquer, une
absence, la nuit opposée au jour, c'est l'hiver opposé à l'été, c'est Non opposé
à Oui.
Or CE QUI EST ne peut être une négation.
Négation ne peut engendrer que néant.
Si le mal était Dieu, Rien ne serait.
Or quelque chose est.
EXPLICATION DE LA VIE ET DE LA MORT. 363
Donc le mal n'est pas Dieu.
De toute nécessité l'infini et l'éternité sont des affirmations.
L'affirmation est le contraire de la négation. Donc l'infini et l'éternité
sont le contraire du mal.
Donc l'infini et l'éternité sont le bien.
Si l'infini et l'éternité sont le bien, le bien est.
Si le bien est, le monde moral est j car le bien n'en est que le soleil.
Si le monde moral est, qu'est-il, sinon le monde des âmes ayant Dieu
pour centre ?
Donc l'âme est.
Ainsi qui prouve Dieu, prouve l'âme.
Remarquons ceci : la première partie de notre raisonnement peut se résu-
mer de cette façon : si l'âme n'eM pas, Dieu n'eli pas, et la deuxième : Dieu est,
donc l'âme est. Tant sont profondément liées et connexes ces deux notions :
âme et Dieu.
Poursuivons.
L'âme habite l'homme durant sa vie. Elle en fait une créature profondé-
ment distincte de la brute, en ce que la brute est toujours et fatalement
innocente, tandis que l'homme peut faire le mal et le bien.
La brute est passive -, l'homme est libre.
C'est l'âme qui le fait libre.
Donc l'âme est.
Ainsi qui prouve l'âme fait l'homme.
Tous ces mots : amour, loyauté, pudeur, dignité humaine, dévouement,
honnêteté, foi, devoir, conscience, probité, honneur, vertu, ne sont plus
des mots. Ce sont les faits propres à l'âme. Ce sont les facultés qui résultent
de sa liberté.
Aux facultés rayonnantes répondent ces facultés ténébreuses : haine,
vice, lâcheté, turpitude, égoïsme, rébellion, mensonge, improbité, crime.
L'homme peut faire le mal comme le bien j il est libre.
Donc l'homme n'est pas la brute.
Mais s'il n'est pas la brute, en quoi donc en diffère-t-il "^
En ce qu'il est libre d'abord j en ce qu'il est responsable ensuite.
Car ainsi que nous l'avons prouvé plus haut, liberté entraîne responsa-
bilité. Le tigre est innocent j Lacenaire ne l'est pas. Le tigre est irresponsable}
Lacenaire ne l'est pas.
Sans quoi il faudrait en revenir à tous les raisonnements par lesquels nous
avons commencé, à la mort-néant, à l'égalité dans le ne-plus-être, toutes
choses qui nous ont irrésistiblement menés à l'absurde.
L'homme est donc responsable.
)66 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Responsable, où ? comment?
Dans cette vie?
Évidemment non. Car quoi de plus démontré que la prospérité possible
et fréquente des méchants et l'infortune imméritée des bons pendant leur
passage sur la terre ? Combien d'hommes justes n'ont eu que misère et
angoisse jusqu'à leur dernier jour ! combien d'hommes criminels et infâmes
ont vécu jusqu'à la plus extrême vieillesse dans la jouissance paisible et
sereine de tous les biens de ce monde, y compris la considération et le
respect des vivants !
Donc l'homme n'est pas responsable dans cette vie.
Est-il responsable après la vie ?
Evidemment oui. Car puisqu'il est nécessairement responsable et que
visiblement il ne l'est pas dans cette vie, il faut bien qu'il le soit après
cette vie.
Donc quelque chose de lui lui survit pour subir cette responsabilité.
L'âme.
C'est-à-dire le moi.
Ainsi se trouve démontrée invinciblement cette vérité ravissante que les
philosophes n'ont pas assez méditée :
La liberté de l'âme implique son immortalité.
Donc la mort n'est pas la fin de tout.
Elle n'est que la fin d'une chose et le commencement d'une autre.
A la mort, l'homme finit; l'âme commence.
2j août 1844.
citera vita.
Ah ! j'en atteste quiconque a regardé le visage mort d'un être aimé avec
cette anxiété étrange qu'est l'espérance mêlée au désespoir j je vous atteste
vous tous qui avez traversé cette heure funèbre, la dernière de la joie, la
première du deuil, n'est-ce pas qu'on sent bien que ce n'est là qu'un départ ?
n'est-ce pas qu'on sent bien qu'il j a encore là quelqu'un ? que tout n'est pas
fini ? que quelque chose est possible encore ! On sent autour de cette tête le
frémissement des ailes qui viennent de se déployer. Une palpitation confuse
et inouïe flotte dans l'air autour de ce cœur qui ne bat plus. Cette bouche
ouverte semble appeler ce qui vient de s'en aller, et on dirait qu'elle laisse
tomber des paroles obscures dans le monde invisible.
Cette stupeur qui est en nous, ce n'est pas le contact du néant, c'est la
secousse que donne le choc de cette vie contre l'autre.
[1850.]
EXPLICATION DE LA VIE ET DE LA MORT. 567
Je suis une âme. Je sens bien que ce que je rendrai à la tombe, ce n'est
pas moi. Ce qui est moi ira ailleurs.
Terre, tu n'es pas mon abîme 1
[1860.]
Plus j'y songe, plus cette vérité m'apparaît : l'homme n'est autre chose
qu'un captif.
Le prisonnier escalade péniblement son mur, grimpe de saillie en saillie,
met le pied partout où une pierre manque, et monte jusqu'au soupirail de
son cachot. Là, il regarde, il distingue au loin la campagne, la forêt, les
blés, les collines, les maisons, les villes, les êtres vivants, les routes où il a
déjà marché et où il marchera encore j il aspire l'air libre, il voit la lumière.
De même l'homme.
L'astronomie, la chimie, la géologie, la mesure des temps, la mesure des
soleils, toutes ces découvertes, toutes ces échappées sur l'extérieur, toutes ces
surprises faites à l'éternité, cette constatation de l'infini qui existe, qui est là,
dehors, éblouissant l'intelligence de son rayonnement prodigieux, toutes ces
choses dont il semble que nous n'ayons pas le sens, arts, sciences, poésie,
rêverie, calcul, algèbre, c'est le regard à travers les barreaux de la prison.
Le prisonnier ne doute pas de retrouver, le jour où les portes s'ouvriront,
les champs, les bois, les plaines, la terre où est sa vraie vie, la liberté. Il voit
tout cela, il sait bien que cela est là, que cela l'attend.
Comment l'homme peut-il douter de trouver l'éternité à sa sortie !
22 juillet 1850.
Certains penseurs repoussent ces questions : — Aurons-nous un corps
dans l'autre vie ? mangera-t-on ? dormira-t-on ? — Ces questions n'ont rien
qui me répugne. Pourquoi n'aurait-on pas un corps, corps subtil et éthéré,
dont notre corps humain ne serait qu'une ébauche grossière .'' — Mangera-t-
on? pourquoi ne vivrait-on pas de la vie des fleurs, par exemple, qui n'ont
pas d'heures pour manger et qui subsistent pourtant, qui n'ont ni repas
ni excrétions, mais qui acquièrent et perdent sans cesse, double travail qui
constitue la vie ? — Dormira-t-on ? notre existence composée d'heures de
connaissance coupées par des heures de sommeil n'est qu'une ombre informe
de cette existence supérieure où la rêverie reposerait de la pensée, où l'extase
reposerait de la contemplation.
Qui empêche de se figurer cette vie céleste ?
[1848-1850.]
568 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
L'âme a soif de l'absolu, mais c'est là une soif de l'âme qui ne doit pas
être une soif de l'homme. L'homme dans le temps et dans l'espace, c'est-à-
dire vivant de cette vie momentanée qui n'est que le fantôme de la vie,
l'homme appartient au relatif. Qui dit limite, dit rapport et proportion.
Contentons-nous donc du relatif, puisque nous sommes limités. Ne cher-
chons pas l'absolu ici-bas. Nous le trouverons ailleurs. L'absolu n'est pas de
ce monde. Il est trop lourd pour cette terre 5 il la ferait sortir de son orbite si
jamais il venait à peser sur elle.
[1850-1851.]
Il y a deux lois, la loi des globes et la loi de l'espace. La loi des globes,
c'est la mort j la limite exige la destruction. La loi de l'espace, c'est l'éternité j
l'infini permet l'expansion.
Entre les deux mondes, entre les deux lois, il y a un pont, la transforma-
tion.
Échapper à la gravitation, c'est échapper à la limite j échapper à la limite,
c'est échapper à la mort.
L'ambition du vivant des globes doit donc être de devenir un vivant de
l'espace. Passer de la vie à l'éternité, voilà le but.
[1858-1860.]
L'homme est une frontière. Etre double, il marque la limite de deux
mondes. En deçà de lui est la création matérielle j au delà de lui le mystère.
Naître, c'est entrer dans le monde visible 5 mourir, c'est entrer dans le
monde invisible.
Oh ! de ces deux mondes, lequel est l'ombre ? lequel est la lumière ?
Chose étrange à dire, le monde lumineux, c'est le monde invisible j le
monde lumineux, c'est celui que nous ne voyons pas. Nos yeux de chair ne
voient que la nuit.
Oui, la matière, c'est la nuit.
Fixons du moins les yeux de l'âme sur cet immense mystère qui nous
attend.
L'homme est sur le bord d'un abîme. Vous tremblez pour le somnambule
qui se promène sans le savoir sur la crête d'un toit j et vous ne tremblez pas
pour l'homme qui marche en pensant à autre chose le long de la mort !
Malheur à qui vit l'œil ouvert sur le monde matériel et le dos tourné au
monde inconnu !
Août 185T.
EXPLICATION DE LA VIE ET DE LA MORT. 369
La mort est un changement de vêtements.
Ame ! vous étiez vêtue d'ombre, vous allez être vêtue de lumière !
[1862-1866.]
Vous désirez emporter votre corps dans l'autre vie ! C'est comme si vous
souhaitiez aller dans une fête avec un vieil habit taché et troué.
[igjo.]
Une montagne des Andes résume en zones distinctes sur sa pente de
quelques lieues tous les climats de la terre depuis le tropique jusqu'au pôle j
de même une nation comme la France résume dans son histoire, comme sur
un versant immense, échelon par échelon, couche par couche, nuance par
nuance, tous les âges de la vie de l'humanité, depuis Teutatès qui est le sau-
vagisme jusqu'à Voltaire qui est la civilisation.
Qu'y a-t-il au-dessus du pôle ? Qu'y a-t-il au-dessus du sommet.? Le ciel.
Qu'y a-t-il au-dessus de la civilisation ? l'harmonie.
Le bleu. La mort.
C'est dans le tombeau que l'homme fait le dernier progrès.
[1868-1870.]
terre
La mort est en haut. La vie est un sous-sol.
Si l'on connaissait le premier étage, personne ne voudrait habiter ce rez-
de-chaussée.
[1872-1873.]
Les riches ont la mort pour désespoir, les pauvres Font pour espérance. 7/
va falloir quitter tout cela, dit Mazarin. Les riches n'ont que la terre j les pauvres
ont Dieu.
[1874-1876.]
La vue de l'océan éveille l'idée du voyage ^ la contemplation de la nuit
l'idée du tombeau.
La mer fait penser aux absents j le ciel étoile fait songer aux morts.
[1840-1850.]
570 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Il y a tant de mystères autour de nous que l'homme qui pense sent le
besoin de faire de grandes choses et d'avoir de grandes idées.
[1845-1850.]
À mesure que l'homme avance dans la vie, il arrive à une sorte de posses-
sion invétérée des idées et des objets, qui n'est autre chose qu'une profonde
habitude de vivre. Il devient à lui-même sa propre tradition 5 il s'attache
étroitement par la mémoire à ce qu'il a vu, à ce qu'il a fait, à ce qu'il a
senti, à ce qu'il a souffert, aux temps où il était enfant, aux temps où il
était jeune, aux temps où il était homme, à ses jeux, à ses amours, à ses
travaux j il se tourne avec charme vers tout ce qui a composé son unité, vers
les illusions, vers les affections, vers les passions, vers les joies, vers les
douleurs surtout. Chaque jour qu'il a traversé est un chaînon, et pour lui,
homme, vivre, c'est être toute la chaîne. Il sent qu'il y a en lui de l'indi-
visible. Etre, c'est être la somme de tout ce qu'on a été, voilà ce qu'il
comprend par-dessus tout. Prenez-le, et faites-lui une offre quelconque de
vie nouvelle et de jeunesse, à la condition de ne plus connaître ce qu'il a
connu et de ne plus aimer ce qu'il a aimé, il préférera mourir. Il est plus
facile de renoncer à l'avenir qu'au passé.
De là, la puissance indomptable du moi.
L'homme ne comprend et n'accepte l'immortalité qu'à la condition de se
souvenir.
Etre, pour la créature intelligente, c'est comparer perpétuellement ce
qu'on a été avec ce qu'on est.
[1856-1858.]
Si la vie n'est pas indéfinie, distincte et adhérente, emmaillée dans une
sorte de chaîne sans fin qui traverse sans se rompre le phénomène mort, relie
l'être à l'être, et crée l'unité dans le multiple j si cette persistance du moi à
travers les milieux inconnus de l'existence n'est pas, il n'y a point de solida-
rité, et le premier des principes démocratiques s'évanouit.
La brièveté du moi supprime tout lien , extérieur, supérieur, antérieur et
ultérieur. Matérialisme, c'est, logiquement et fatalement, égoïsme.
[1868-1870.]
EXPLICATION DE LA VIE ET DE LA MORT. 571
Sur chaque globe il y a un être qui le déborde et qui est son point de
jonction, son trait d'union, son pont avec les autres sphères. L'homme est
cet être sur la terre.
A la mort, l'homme devient sidéral.
La mort, c'est la revanche de l'âme.
La vie, c'est la puissance qu'a le corps de maintenir l'âme sur la terre par
l'alourdissement} la mort, c'est la puissance qu'a l'âme d'enlever le corps
hors de la terre par l'élimination. Dans la vie terrestre, l'âme perd ce qui
rayonne } dans la vie extra-terrestre , le corps perd ce qui pèse.
La vie est un phénomène de gravitation, la mort est un phénomène
d'expansion.
[1874-1875.]
S'il n'y avait pas une autre vie. Dieu ne serait pas un honnête homme.
[1870.]
La mort, désolation du cœur, est le triomphe de l'âme.
La mort n'est point un mauvais secret. Elle est une continuation.
Accoutumons-nous à regarder sans épouvante ce mystérieux prolongement
de l'homme dans l'éternité. Tâchons de l'apercevoir le plus loin que nous
pouvons dans le sépulcre.
Penchons-nous au bord de la vie et contemplons cette obscurité sacrée.
Nous en serons meilleurs. La mort est sainte, et elle est saine. Tout ce qu'on
peut en voir est de bon conseil.
La mort n'est pas injuste. La tombe n'est point le lieu sombre qu'on
croit. Elle n'a rien du piège ni du guet-apens.
Je me penche sur cette ombre, où je vois, à une profondeur qui serait
effrayante si elle n'était sublime, blanchir l'immense point du jour éternel.
[1863-1864.]
Notre vie rêve l'utopie et notre mort obtient l'idéal.
[1869-1870.]
572 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Où sont les abîmes? où sont les escarpements? Pourquoi nous contentons-
nous des aspects plats de cette terre et de cette vie ? Il doit y avoir quelque
part des trous effrayants, déchirures de l'infini, avec d'énormes étoiles au
fond, et des lueurs inouïes.
[1848-1852.]
La contemplation nous révèle l'infini ; la méditation nous révèle l'éternité.
La notion de l'infini nous arrive du monde extérieur j la notion de l'éter-
nité se dégage pour nous du monde intérieur.
Or, infini et éternel ce sont là les deux aspects de Dieu.
Pour voir Dieu sous le premier aspect, nous regardons dans la création.
Pour le voir sous le deuxième aspect, nous regardons dans notre âme.
[1840-1844.]
Dieu est éternel. L'âme est immortelle. L'âme, c'est l'ange.
Ne confondez pas l'éternité avec l'immortalité. Expliquez-vous ce que
c'est que l'immortalité.
La création est une ascension perpétuelle, de la brute vers l'homme, de
l'homme vers l'ange, de l'ange vers Dieu. Dépouiller de plus en plus la
matière, revêtir de plus en plus l'esprit, telle est la loi.' À chaque fois qu'on
meurt, on gagne un peu plus de vie.
Les âmes, — les anges, — passent d'une sphère à l'autre, sans perdre leur
moi, deviennent de plus en plus lumière, se rapprochent; sans cesse de Dieu.
Quoi ! les anges se rapprochent de Dieu sans cesse, toujours, par une série
non interrompue de transformations, d'un mouvement perpétuel et continu?
Oui.
Mais alors il viendra un jour, une heure, où à force de se rapprocher
de Dieu, ils l'atteindront et se fondront en luij alors ils perdront leur moi,
en d'autres termes, ils mourront.
Ecoutez :
Le jour où l'asymptote rencontrera l'hyperbole, l'ange rencontrera Dieu.
Le point de jonction est dans l'infini.
Se rapprocher toujours, n'atteindre jamais, c'est la loi de l'asymptote,
c'est la loi de l'ange, c'est la loi de l'âme.
C'est cette ascension sans fin, c'est cette perpétuelle poursuite de Dieu,
qui est son immortalité.
[1844-1848.]
Il
EXPLICATION DE LA VIE ET DE LA MORT. 573
Dans l'immensité de la création infinie, il n'est pas un être créé auquel
n'aboutisse un rayon de Dieu.
Par ce rayon toute âme partielle est en communication directe avec l'âme
centrale.
De là la prière efficace. [,832-1836.]
PERSISTANCE DU MOI.
Un homme dort. 11 fait un rêve. Il rêve qu'il est bête fauve, lion, loup,
et il lui arrive toutes les aventures des bois. A son réveil il se retrouve.
Le rêve s'est évanoui. Il est après ce qu'il était avant. Il est homme et
non lion.
Le lendemain il fait un autre rêve. Il est oiseau ou serpent. Il s'éveille et
se retrouve homme.
Ainsi de la vie. Ainsi de toutes les vies terrestres que nous pourrons être
condamnés à traverser. Les vies planétaires sont des sommeils. Ces vies
peuvent n'avoir aucun lien entre elles, pas plus que les rêves de nos nuits.
Le moi qui persiste après le réveil, c'est le moi antérieur et extérieur au
rêve. Le moi qui persiste après la mort, c'est le moi antérieur et extérieur à
la vie.
Le dormeur qui s'éveille se retrouve homme. Le vivant qui meurt se
retrouve esprit.
[1848-1850.]
Une idée m'a traversé l'esprit. Serait-ce une lueur ?
Deux hommes contestent. Ils parlent de la vie future. L'un l'affirme,
l'autre la nie. L'un dit : — La mort n'est pas. Mon moi persistera. Je sens en
moi l'immortalité. Je m'appelle l'âme. — L'autre dit : — Il n'y a rien après
la mort. Mon moi sera mangé des vers. Je mourrai tout entier. Je ne sens
pas en moi de lendemain. Je m'appelle cendre.
De là deux philosophies qui se querellent et qui marquent la diagonale
même de l'esprit humain.
Au nom de quoi parlent ces deux hommes.? Au nom du sens intime. Ni
l'un ni l'autre n'a vu de ses yeux ni touché de ses mains ce qu'il croit. L'affir-
mation de l'un et la négation de l'autre n'ont d'autre source que l'intuition.
Dans tous les deux, c'est le sens intime qui parle 5 le sens intime, l'innéité
même, la grande voix sacrée qui chuchote mystérieusement à l'oreille de
toute âme. Dans le cas présent, cette voix se contredit j à l'oreille de l'un, elle
dit : immortalité; à l'oreille de l'autre, elle dit : néant j elle révèle à la pre-
574 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
mière conscience le contraire de ce qu'elle déclare à la seconde. Or, cette
voix est infaillible. Serait-il possible que ces hommes dissent vrai tous les
deux ?
Dante vient d'écrire deux vers. Pendant qu'il songe accoudé, le premier
vers dit au second : Sais-tu, frère.'' nous sommes immortels. Je sens en moi
la durée éternelle. Nous venons d'éclore pour la gloire. J'ai la conscience que
je traverserai les siècles. — Le deuxième répond : Quel rêve. Je sens que je
ne traverserai pas un jour; j'ai en moi la mort! Je ne suis pas.
En ce moment Dante sort de sa rêverie, prend sa plume, relit ses deux
vers, et efface le second.
Tous les deux avaient raison.
Y aurait-il des ébauches d'âme qui se sentent ébauches, des embryons de
moi destinés à la refonte, des êtres essayés, qui disparaîtront dans le néant et
qui en ont la conscience ?
Y aurait-il des hommes que Dieu rature ?
[1845-18+6.]
Quoi! vous niez carrément le monde invisible ! Vous éclatez de rire. Vous
le déclarez absurde. Quoi, ne pas voir le peuple, cela vous suffit pour
affirmer le désert! Depuis quand, de ne pas voir, pour soi, peut-on conclure,
pour autrui, ne pas être.? Ainsi l'œil humain, voilà la certitude; ainsi, hors
de la chambre optique qui clignote sous le crâne de l'homme, rien n'est
prouvé! La logique est la très humble servante de la prunelle! Défense à
l'intuition de concevoir ou d'admettre quoi que ce soit qui n'est pas déclaré
par les sens. A ce compte, un sourd-muet aveugle et paralytique qui ébau-
cherait dans ses ténèbres ce bégaiement : Kie» fi'exilte, aurait raison 1
De votre infirmité vous faites le vide; vous prenez votre limite pour la
limite de la création; vous appliquez votre brièveté à l'univers.
Mais cette création invisible, qui vous dit qu'un jour vous ne la verrez pas.^*
Si vous aviez un autre organisme, est-ce que vous n'auriez pas d'autres
perceptions? Si vous aviez seulement un sens de plus, croyez-vous qu'un
nouvel aspect de la vie universelle ne vous serait pas révélé? Ce que votre
chair actuelle ignore, votre essence future le saura. Les mystérieux orga-
nismes inconnus des existences ultérieures vous attendent et vous feront tou-
cher l'impalpable et voir l'incompréhensible.
Il y a une chose qui vous arrive tous les jours; vous ne direz pas que vous
n'êtes point familier avec ce fait-là. Vous avez dormi, c'est le matin, vous
ouvrez les yeux, vos contrevents fermés laissent pénétrer une clarté crépus-
culaire dans votre alcôve, vous ne voyez rien autour de vous que vos quatre
EXPLICATION DE LA VIE ET DE LA MORT. 575
murs et l'atmosphère vide. Tout à coup un rayon du soleil levant passe aux
fentes du volet, et vous apercevez un monde. Vous distinguez dans cette
blancheur subitement survenue des myriades d'objets en suspension, allant
et venant, tournoyant, montant, descendant, entrant dans la lueur, plon-
geant dans l'obscurité, et dont vous ne soupçonniez pas l'existence i vous
voyez l'immensité des grains de poussière j cet air que vous croyiez vide
était peuplé. Voilà de l'invisible devenu visible.
Un jour, vous vous réveillerez dans un autre lit, vous vivrez de cette
grande vie qu'on appelle la mort, vous regarderez, et vous verrez l'ombre j
et tout à coup le soleil levant de l'infini apparaîtra splendide au-dessus de
l'horizon, et un rayon de lumière, de la vraie lumière, traversera de part en
part à perte de vue les profondeursi alors vous serez stupéfait, vous verrez
dans cette bande de clarté, tout à la fois, brusquement, pêle-mêle, ensemble,
volant, tourbillonnant, fuyant, planant, des millions d'êtres inconnus, les
uns célestes, les autres infernaux, ces Invisibles que vous niez aujourd'hui,
et vous sentirez des ailes s'ouvrir derrière vous, et vous en serez un vous-
même.
[184Î-1846.]
L'âme est esclave du corps. Le corps est esclave des besoins et des appé-
tits. Les besoins et les appétits sont esclaves des occasions. Long et fatal
esclavage qui ne finit qu'avec la vie. À la mort le plomb tombe et l'aile
s'ouvre.
Toute la vie est un devoir.
C'est pour cela que la vie pèse sur l'homme.
La mort n'est qu'une dette.
[1880.]
[REVERIES SUR DIEU.]
Dieu s'enferme, mais le penseur écoute aux portes.
[1830-1834.]
Quiconque a la notion du devoir, quiconque a le sentiment du droit,
quiconque a la perception du juste et de l'injuste, quiconque a un but
désintéressé, quiconque s'oublie en vivant et fait passer avant lui ce qui
n'est pas lui, quiconque veut pour le genre humain, quiconque a dans son
cœur les battements du cœur même de l'humanité, quiconque se sent frère
du pauvre, du petit, du mineur, du faible, de l'infirme, du souffrant, de
l'ignorant, du déshérité, de l'esclave, du serf, du nègre, du forçat, du damné,
quiconque souhaite la lumière à l'aveugle et la pensée à l'opprimé, qui-
conque est misérable des misères d'autrui, quiconque travaille au mieux des
autres et pleure de leurs larmes et saigne de leur plaie, quiconque préfère
son propre sacrifice au sacrifice de son semblable, quiconque a la vision du
vrai , quiconque a l'éblouissement du beau, quiconque écoute une harmonie,
quiconque contemple une fleur, une blancheur, une candeur, une clarté,
une femme, quiconque admire un génie, quiconque s'émeut d'une étoile,
quiconque dit en soi-même : ceci est bien, ceci est mal, quiconque n'écrase
pas une mouche inutilement, quiconque aime et sent de l'infini dans son
amour, quiconque reconnaît qu'il y a un chemin tortueux et une ligne
droite, quiconque agit en conscience, quiconque a un idéal et s'y dévoue,
celui-là, quel qu'il soit, qu'il y consente ou non, croit en Dieu.
Quiconque dit : conscience, vertu, bonté, amour, raison, lumière, justice,
vérité, aperçoit, qu'il le sache ou non, un des mystérieux profils de cette
face sublime : Dieu.
Ceci ne se concevrait point : voir le rayon et nier le soleil.
Dieu, c'est Dies. Dies, c'est jour.
L'athée est identique à l'aveugle.
Une âme peut être opérée de l'athéisme comme une prunelle de la cata-
racte. Il y a de puissants athées intelligents et justesj c'est avec la notion de
REVERIES SUR DIEU. 577
l'idéal qu'on peut les guérir, et, quoi qu'ils disent, au fond ils ne demandent
pas mieux. L'athéisme est sans joie. Nul n'est dans la nuit volontairement.
[1846-1850.]
Il y a des hommes de bien athées. À ceux-là je dis :
Quoi! quand le jour est dans votre œil, vous dites : cela vient du soleil}
et quand le vrai et le juste sont dans votre esprit, vous n'avez pas la force de
conclure : cela vient de Dieu!
Mais je vois le soleil et je ne vois pas Dieu.
C'est que vous ouvrez l'œil de chair et que vous n'ouvrez pas l'œil d'esprit.
[1853-1854.]
La nature m'a déclaré que Dieu existe.
[184 0-1832.]
Prouver l'intelligence, et puis ajouter :
Et maintenant pas de Dieu! Y songez-vous .^^
Quoi! nous, cet atome, ce grain de poussière, cette chose périssable,
chétive, infirme, imperceptible et vile, nous aurions ce qui manquerait à
cet immense et profond univers où l'infini rayonne dans tous les sens! la
créature pleine de misères serait mieux partagée que la création pleine de
soleils! Nous aurions une âme et le monde n'en aurait pas!
L'homme serait un œil ouvert au milieu de l'univers aveugle !
Un œil ouvert! Et pour voir quoLf* le néant!
[1851-1852.]
On ne peut pas dire : — Dieu est honnête. Dieu est vertueux, Dieu est
chaste. Dieu est sincère.
Mais on peut dire : — Dieu est juste. Dieu est bon. Dieu est grand,
Dieu est vrai.
Pourquoi ?
Parce que : honnêteté, vertu, chasteté, sincérité, c'est le relatif.
Et que : justice, bonté, grandeur, vérité, c'est l'absolu.
PHILOSOPHIE. — II. 37
•SÀTIOnilt.
578 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Pourquoi ne peut-on pas dire de Dieu qu'il est vertueux ?
Parce qu'il est parfait.
Un être qui ne peut avoir aucune qualité relative et qui a toutes les qua
lités intrinsèques existe nécessairement.
Dieu se démontre par son absolu.
[1873-1875.]
La création est mue par deux espèces de moteurs, tous deux invisibles :
les âmes et les forces.
Les forces sont mathématiques, les âmes sont libres. Les forces, étant
algébriques, ne peuvent avoir d'écart j l'aberration des âmes est possible j il y
a été pourvuj la liberté a un régulateur, la conscience.
La conscience n'est autre chose qu'une sorte d'intuition de la géométrie
mystérieuse de l'ordre moral.
Quant à l'être qu'on nomme Dieu, et qu'on peut aussi appeler Centre,
il participe des deux natures, dont il est le point d'intersection j il est l'Ame-
Force.
[1860.]
Le déisme est de la lumière solaire j le judaïsme, le sabéisme, le boud-
dhisme, le polythéisme, le fétichisme, le manichéisme, le mahométisme,
le christianisme, sont de la lumière lunaire. Moïse, Bouddha, Zoroastre,
Orphée, Confucius, Manès, Mahomet, Jésus, sont des espèces d'hommes
planètes tournant autour de l'astre et réfléchissant sa lueur.
Les religions sont les lunes de Dieu. Elles éclairent l'homme dans la nuit^
elles blanchissent l'âme dans l'ombre. De là ces fantômes, ces illusions, ces
mensonges d'optique, ces terreurs, ces apparences, ces visions qui rem-
plissent l'horizon des peuples chez lesquels il ne fait encore que clair de
religion.
Le spectre qui sort de cette douteuse clarté lunaire s'appelle super-
stition.
Tout rayon qui vient directement du soleil porte à son extrémité la figure
du soleil, et, quelle que soit la forme de l'ouverture par laquelle il arrive
jusqu'à nous, que cette ouverture soit carrée, polygone ou triangulaire, il
n'accepte pas cette forme, et imprime invariablement sur la surface où il
s'arrête une image circulaire. Ainsi toute lumière qui vient directement de
Dieu imprime à notre esprit, quelque forme qu'ait notre cerveau, l'idée
exacte de Dieu, et lui en laisse l'empreinte vraie.
REVERIES SUR DIEU. 579
En même temps, de même que les rayons de lune (car l'ordre matériel
reflète l'ordre moral, et tout est l'unité) perdent la figure du soleil et ne nous
apportent, au lieu de son image, que l'aspect quelconque de l'ouverture par
laquelle ils passent , l'idée de Dieu , réfléchie par les religions et venant d'elles ,
perd, pour ainsi parler, la forme de Dieu et prend toutes les configurations
misérables du cerveau humain.
[1855-1858.]
Char'ttas omnia crédit. J'adopte du plus profond de mon esprit cette sainte
et belle parole.
J'ai dit quelque part que j'étais de tom les partis par leur coté généreux et que
je n'étais d'aucun par leur coté mauvais.
En politique, au-dessus des partis, je mets la patriej en religion, au-dessus
des dogmes, je mets Dieu. Si j'étais sûr que cette grave parole sera gravement
écoutée et gravement comprise, je dirais que je suis de toutes les religions
comme je suis de tous les partis. Ici comme signifie de la même manière. Je crois
au Dieu de tous les hommes, je crois à l'amour de tous les cœurs, je crois à
la vérité de toutes les âmes.
Penseurs, songez-y, voilà la foi, la grande foi, la vraie foi, la foi qui seule
aujourd'hui peut dominer les idées générales j la foi qui seule aujourd'hui
peut civiliser les générations révolutionnaires.
Ce rayon-là ne s'aperçoit que des hauteurs. Vous êtes faits pour atteindre
aux hauteurs et pour contempler le rayon. Vous avez des ailes, puisque vous
rêvez i vous avez des yeux, puisque vous pensez.
[1848-1850.]
Je crois à Dieu direct.
[1846-1848.]
Eh! dit Olympio, je crois, voilà tout. La foule a les yeux faibles. C'est
son affaire. Les dogmes et les pratiques sont des lunettes qui font voir l'étoile
aux vues courtes. Moi, je vois Dieu à l'œil nu. Distinctement. Je laisse le
dogme, la pratique et le symbole aux intelligences basses. La lunette est
précieuse, l'œil est plus précieux encore. La foi à travers le dogme est bonnes
la foi immédiate est meilleure. J'aime et je respecte la messe du dimanche à
ma paroisse. J'y assiste rarement, dis-tu. C'est que j'assiste sans cesse, reli-
gieux, rêveur et attentif, à cette autre messe éternelle que Dieu célèbre nuit
et jour pour l'homme, dans la nature, sa grande église.
37-
380 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
En ce moment ils arrivèrent au bout des arcades. C'était une nuit magni-
fique. La lune, ronde et pleine, montait dans un ciel presque bleu, pareille
à une grande hostie resplendissante.
— Tiens, dit Olympio, regarde. On en est à l'élévation.
[1836-1838.]
Une religion est une traduction.
Ces hommes qu'on appelle les révélateurs fixent leur regard sur quelque
chose d'inconnu qui est en dehors de l'homme.
Il y a là-haut une lumière, ils la voient.
Ils dirigent un miroir de ce côté.
Ce miroir est plus ou moins trouble, plus ou moins poli, plus ou moins
chromatique, plus ou moins nettoyé.
Ce miroir est la conscience même des révélateurs.
Les événements, les despotismes, les rois, les capitaines, les maîtres, font
quelquefois beaucoup de poussière dessus.
Ce révélateur est un voyant. Cette conscience, qui vient apporter un
enseignement au milieu humain ambiant, en sait plus long que ce milieu
humain j mais elle participe de ce milieu. Elle en a la transparence ou
l'opacité} elle en a la pureté ou la rudesse j elle en a la sauvagerie ou le
raffinement. Elle a, dans une certaine mesure, la même couleur et la même
densité. De là, selon la surface propre à chaque milieu et à chaque miroir,
une image plus ou moins nette de l'astre, parfois lueur vague, comme pour
Socrate, parfois ombre, comme pour Spinosa, parfois spectre, comme pour
Torquemada.
De là chez tant de peuples, toutes ces réverbérations farouches de Dieu,
les idolâtries. De là tout ce faux projeté par le vrai.
Quelquefois le cerveau du révélateur est prisme autant que miroir^ et il
irise de superstitions et de fables le contour de Dieu. Quelquefois ce cerveau
est ténèbres, et il réfléchit l'Etre sur fond noirj alors vous avez la pagode de
Jaghernaut, et il y a sur la terre un lieu, une région, un point donné, où
Dieu se reflète Démon. Le contre-sens du traducteur va jusque-là.
Le strabisme d'une âme peut créer des religions terribles. Plus d'un temple
louche vers Satan.
Qui accuser? L'objet révélé.^* Non. Il s'offi-e. Le révélateur.'' Non. Il tâche.
Accusons l'impuissance terrestre, l'insuffisance humaine, le milieu régnant,
le moment donné. Tel siècle, telle erreur. Telle société, tel mensonge. La
chimère est proportionnelle à l'ignorance. De mauvaise foi, point. Nous
REVERIES SUR DIEU. 581
parlons des fondateurs de religions, et non des exploiteurs. Mahomet qui a
réussi, Swedenborg qui a avorté, étaient des visionnaires très convaincus.
Il n'y a point d'imposteurs. Il y a des tâtonnements modelant la vérité, des
essayeurs souvent sans pierre de touche, des guetteurs plus ou moins
lointains, des bouches obscures parlant aux multitudes troubles, des songe-
creux endoctrinant les ignorants, des crépuscules blanchissant les brouillards,
des myopes conduisant les aveugles.
En somme, toutes les religions sont mauvaises, et toutes sont bonnes.
Cassez-les toutesj dans la mise en poussière de cet immense miroir brisé,
dans ses innombrables morceaux balayés en tas, vous verrez resplendir l'étoile
unique. De tous ces portraits de la Vérité difformes jusqu'au mensonge, une
fois que vous les aurez jetés à terre, l'image auguste se dégagera. De toutes
les religions détruites sort l'indestructible. C'est que, nous l'avons dit, toutes
les religions sont des versions. Sous toutes leurs épaisseurs, il y a le texte.
Toutes les bibles pilées égouttent l'infini.
L'idole mise au creuset donne Dieu. Jupiter est une traduction, Brâhma
est une traduction, Vitziliputli est une traduction, Fô est une traduction,
Odin est une traduction , Allah est une traduction, Elohim est une traduction.
Un jour la Révolution, fille du dix-huitième siècle et mère du dix-neu-
vième, indignée, rejette tous ces noms, abat tous ces autels, extermine tous
ces symboles, anéantit Dieu sous toutes ces formes, puis se recueille, cherche
ce qu'il y a au fond de l'ombre, relève la tête, et dit : l'Etre suprême.
Les religions sont des à peu près de l'absolu. Une religion est un masque.
Mais que prouve le masque? le visage. Le masque peut être hideux autant
que le visage est sublime j il n'en est pas moins fait dessus. Les révélateurs
travaillent sur l'éternité vive. Ils tâchent de l'extraire à votre usage j ils vous
en donnent toute la quantité qu'ils peuvent. Prenez-vous-en à vous-mêmes
s'ils ne vous la donnent pas plus pure et plus abondante. Une religion est
une traduction de Dieu mesurée à la quantité d'âme qui est en vous.
[1863-1864.]
Si vous n'avez pas la force d'être religieux, soyez dévot.
[1836-1840.]
Les religions font une chose utile ; Rapetisser Dieu jusqu'à l'homme. La
philosophie réplique par une chose nécessaire : Grandir l'homme jusqu'à Dieu.
[1869-1870.]
582 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
La vraie philosophie détourne des rehgions et pousse à la religion.
Est-ce que la nature ne vous fournit pas assez de mystère, que vous en
faites de votre côté avec le dogme.''
En fait d'incompréhensible, contentez-vous du nécessaire.
[1858-1859.]
La nuit est profonde, noire, froide, pluvieuse 5 pas une étoile au cielj un
bonhomme vous ouvre une cabane, en referme avec soin la porte et les
contrevents, allume une lampe, jette un fagot dans un âtre, vous réchauffe
et vous éclaire. Mais la nuit a une finj voilà le soleil qui se lèvej la clarté
apparaît i l'arbre s'émeut, les fleurs s'ouvrent, les oiseaux chantent; toute la
nature communie dans la vie centrale et divine; la grande joie du jour
resplendit et vous inonde l'âme; vous voulez sortir, partir, continuer votre
voyage; rentrer dans la chaleur et dans la lumière universelle; l'immense
rayonnement d'en haut vous attire; vous dites : allons! en marche! en avant!
et vous vous sentez comme un tressaillement d'ailes.
Point. Vous ne partirez pas, vous ne sortirez pas; le bonhomme hospitalier
de la nuit a toujours ses volets bien clos, son petit âtre flambant, sa petite
mèche allumée; et il se fâche et il s'indigne et il vous injurie : Ingrat qui
ne voulez plus de ma lampe! insensé qui désertez le coin de mon feu!
Que dites-vous de ce bonhomme .f* Il s'appelle le Catholicisme.
[1867-1869.]
Toute lumière directe porte à son extrémité la forme du foyer dont elle
émane; au bout du rayon solaire il y a l'image du soleil; au bout du rayon
divin il y a l'image de Dieu.
Le rayon solaire, en traversant le prisme, se décompose en trois couleurs (•^ :
le bleu, le jaune, le rouge; le rayon divin, en traversant la création et en
pénétrant dans la chambre obscure du cerveau, se décompose en trois notions :
le juste, le vrai, le beau. C'est ce spectre lumineux de la triple notion divine
toujours rayonnant sous le crâne humain, qu'on appelle la conscience.
On appelle le rayon solaire la lumière blanche; on peut donner le même
nom à la conscience.
Le point de départ du rayon s'appelle idée ou Dieu; le point d'arrivée du
rayon dans un moi s'appelle notion. Tout ce qui peut dire moi a une fenêtre
C' Sept, dont quatre composées qui sont le violet, l'indigo, le vert, l'orangé, et trois primi-
tives. (Note du manuscrit.)
RÊVERIES SUR DIEU. .585
ouverte à ce rayon. L'astre est dans l'infini et rayonne; le bout de son rayon
traîne en moi. C'est la lueur qui éclaire l'âme.
L'âme est dans le noir caveau du crâne, vêtue de cette triple clarté : le
vrai, le beau, le juste. Attentive et inquiète, elle dirige comme elle peut
l'homme auquel le cœur conseille la passion, auquel le ventre conseille
l'appétit. Cette prisonnière tâche de gouverner son geôlier. Elle l'avertit et
l'enseigne; elle lui dénonce la chair et lui dévoile l'idéal.
Donc la conscience, c'est le spectre solaire moral intérieur.
Le soleil éclaire le corps. Dieu éclaire l'esprit.
Au fond de tout cerveau humain il y a comme une lune de Dieu.
Quelquefois le malheur des temps ou la faute de l'homme, ou les deux
à la fois, obstruent l'entrée du rayon. Alors la notion s'éclipse en tout ou en
partie. Si c'est le vrai qui s'éclipse, l'homme continue d'être juste et grand,
mais il se trompe; l'erreur a ses sages et ses héros. Si c'est le beau qui
s'éclipse, l'idéal se masque; l'homme est honnête et marche droit, mais il est
petit. Ce qu'on nomme «le bourgeois» naît de cette nuit partielle de l'âme.
Si c'est le juste qui s'éclipse, on a Sénèque, on a Bacon, les penseurs qui
voient le bien et font le mal. Si la triple notion s'éclipse à la fois, l'âme
devient difforme; on a le monstre.
En perdant cette lumière, l'âme perd sa forme et devient ce je ne sais
quoi qui rit et grince au fond de Tibère.
Cette splendeur ailée qui pensait, qui croyait, qui aimait, qui était le
bout du rayon dont l'idéal est l'autre bout, qui chantait à voix basse à la vie
présente le chant mystérieux de la vie future, qui faisait effort pour intro-
duire Dieu dans l'homme, l'esprit dans la chair et le verbe dans la parole,
cette splendeur devient une bête fauve et se met à marcher à tâtons dans le
cerveau humain, devenu antre.
Elle démuselé les passions et les appétits.
Elle fait régner le cœur en dehors de la nature et de Dieu, et produit
Héliogabale; elle fait gouverner le ventre, et crée Vitellius.
Le travail de l'homme, la fonction divine de sa liberté, le but de sa vie,
c'est de construire sur la terre à l'état d'œuvres réelles les trois notions idéales,
c'est de faire chair le vrai, le beau et le juste; c'est, en un mot, de laisser
après sa mort debout derrière lui sa conscience faite action. Le progrès
humain vit de cette triple manifestation sans cesse renouvelée. Celui qui
emploie sa conscience, dépense son âme et épuise sa vie pour bâtir le vrai
s'appelle Rousseau; celui qui bâtit le beau s'appelle Shakespeare; celui qui
bâtit le juste s'appelle Jésus.
Il n'est pas un génie qui n'ait travaillé, il n'est pas un grand homme qui
584 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
n'ait apporté sa conscience, son âme, sa pierre, à l'un de ces trois piliers du
fronton infini qu'on nomme Vérité, Beauté, Justice. Quelques-uns ont tra-
vaillé à deux. Celui qui travaillerait aux trois, celui-là approcherait de Dieu.
Mettre sa conscience hors de soi, la transformer lentement et jour à jour
en réalités extérieures, actions ou travaux j en un mot bâtir l'idéal, le
construire dans l'art et être le poëte, le construire dans la science et être le
philosophe, le construire dans la vie et être le juste, tel est le but de la
destinée humaine. Chacun a le choix dans les trois sentiers, mais l'âme est
triple et peut marcher dans les trois à la fois. Naître avec les idées, mourir
avec les œuvres 5 tout l'homme est là.
[1850-1860.]
Le fait moral répond au fait matériel et le répercute. Pendant la vie, nous
sommes dans le relatif et nous nous guidons d'après la lumière de l'absolu ,
de même que nous sommes sur la terre et que nous y marchons à la clarté
du soleil. Le soleil s'appelle jour, l'absolu s'appelle justice.
Or l'absolu, comme le soleil, c'est Dieu. C'est par ce double rayonnement
que Dieu nous éclaire, et l'on pourrait presque ajouter, c'est par ce double
rayonnement qu'il nous voit. Le jour est son œil de chair, la justice est son
œil d'esprit.
[1855-1858.]
Dieu est un mystère qui pour être prouvé a besoin d'autres mystères. Mais
pourquoi avoir fait de faux mystères quand il y en a de vrais ?
Les faux mystères sont contestés et contestables, couverts d'erreurs et
de ténèbres, perdus dans la profondeur des temps, enveloppés des ironies
de l'histoire. Les vrais mystères se lèvent éclatants et visibles sur notre
horizon, tous les matins avec le soleil, tous les soirs avec les étoiles.
[1836-1838.]
PHILOSOPHIE.
Descartes, immense esprit, base sa philosophie sur cette formule qui est
d'une grande beauté littéraire ; Je pense, donc je suis.
C'est là son point de départ.
Est-ce une démonstration ?
Sans doute, dit l'école.
Démonstration de quoi ?
De l'être, dit l'école.
A qui ?
À ceux qui nient.
Entendons-nous. Pour nier l'être, il feut nier absolument. Nier l'être, ce
n'est pas nier quelque chose, c'est nier tout. Nier l'être, c'est nier.
Le négateur absolu, c'est le nihiliste. C'est celui qui dit : Rien n'est. C'est
donc au négateur absolu que Descartes prétend «démontrer» quelque chose,
prouver quelque chose.
Prouver quoi ? démontrer quoi .''
L'être.
Et comment .''
Par cette formule : je pense, donc je suis.
Et l'école bat des mains et dit : le maître a démontré.
Au négateur, au nihiliste ?
Non.
Descartes dit : Je pense , donc. . .
— Arrêtez-vous, dit le nihiliste, vous ne pensez point. Votre donc est
inutile.
Descartes aurait pu se borner à dire : Je suis.
Il aurait prouvé tout autant.
Il aurait démontré tout autant.
C'est-à-dire que pour le nihiliste, il n'aurait rien démontré, il n'aurait rien
prouvé.
586 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Pourquoi ?
Simplement parce qu'il est impossible de rien prouver et de rien dé-
montrer au négateur absolu.
Vous lui dites : je suis.
Il répond : vous n'êtes pas.
Vous faites un détour pour revenir à «je suis» par «donc» et vous dites
«je pense».
Il vous dit : vous ne pensez point.
Dès le premier pas, il vous barre le chemin. Il met dans votre roue son :
tu n'iras pas plus loin.
Pourquoi respecterait-il votre : je pense, plus que votre : je suis ?
Entre deux cerveaux humains il y a toujours place pour Non.
Or, en face de Non il n'y a que Oui.
Tout ce que Descartes pouvait faire c'était de dire : Je.
Je, voilà le vrai point de départ.
Je c'est moi.
Je c'est oui.
Et s'il voulait une formule, il ne pouvait dépasser ceci :
Je donc Je.
Moi donc moi.
Faisons toucher du doigt la question.
Le tort de Descartes a été de vouloir commencer par une démonstration.
Les sciences physiques remontent à l'atome et partent de là. Les sciences
psychiques doivent également remonter à l'atome et partir de là.
À ce prix seulement, les sciences sont exactes.
Or, qu'est-ce que l'atome ?
C'est l'indivisible.
Pour la pensée, qu'est-ce que l'indivisible ?
C'est l'indémontrable.
Démontrer, c'est diviser, de même que diviser, c'est voir. Divideie eHvidere,
Donc la science psychique doit remonter à l'indémontrable et partir de là.
Qu'est-ce que l'indivisible ?
C'est l'atome.
Qu'est-ce que l'indémontrable ^
C'est l'axiome.
L'axiome est l'atome du raisonnement.
Donc, comme la mathématique part de l'atome, la philosophie doit partir
de l'axiome.
PHILOSOPHIE. 587
L'axiome, c'est l'élément. L'axiome, c'est l'affirmation. L'affirmation est
l'aïeule nécessaire de toutes les démonstrations.
La grande affirmation, la première affirmation, c'est Je.
Je, donc Je. Voilà l'axiome.
E^o ergo ego.
Mais quoi, partir de l'affirmation, est-ce possible }
Tout ne croulera-t-il pas porté par ce pilier } Où puise-t-on le droit d'affir-
mer "^ en quoi affirmer engendre-t-il démontrer } une philosophie qui débute
par l'affirmation peut-elle être rigoureuse .'* une science qui débute par
l'axiome peut-elle être exacte ^
Demandez à l'algèbre.
Demandez à la géométrie.
Mais, diront quelques-uns, ce n'est pas au nihiliste, ni à personne, que
Descartes prétend prouver, c'est à lui-même.
À lui-même }
Mais l'homme qui a besoin de se prouver Je suis, a encore plus besoin
de se prouver Je pense. Il est son propre négateur, il est son propre nihiliste.
Il se dit à lui-même : Je suis rien.
Il se dit également : Je pense rien.
Ensuite, Je suis est antérieur à je pense.
On se sent être avant de se voir penser.
Se figure-t-on un fondateur d'algèbre ou simplement un homme qui
compte et qui au lieu de commencer par i commence par 2.
Un et un, donc deux, dit la mathématique. Et c'est son premier axiome.
Se la figurerait-on disant : deux, donc un.
Or, deux donc un, c'est, en langue algébrique, la traduction de : Je
pense, donc je suis.
Revenons.
Le point de départ, c'est l'axiome.
Commencer par le divisible, ce n'est pas commencer.
Partir d'une démonstration, ce n'est pas partir. On ne part que d'une affir-
mation.
Pas de science exacte qui ne vous demande la concession du point de
départ.
L'algèbre dit : Je vous affirme ceci : i et i font 2. Me crojcz-vous sur
parole }
La géométrie dit : Je vous affirme ceci : — entre deux points donnés, la
ligne droite est le chemin le plus court. — La partie est moins grande que
le tout. — ^ Me croyez-vous sur parole }
588 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Vous dites non.
— Je n'ai rien à vous dire, dit l'algèbre.
— Je n'ai rien à vous dire, dit la géométrie.
Et elles vous tournent le dos.
Parce que aux sciences dont la spécialité est de prouver, vous avez dit :
prouvez-moi toutj
Parce que vous n'avez rien voulu concéder j
Parce que vous avez dit : tu es la démonstration, démontre-toi d'abord j
Parce que vous avez méconnu la vertu fécondante de l'indivisible} la puis-
sance démontrante de l'indémontrable 3
Parce que vous avez voulu être plus «exact» que l'exactitude ^
Parce que vous avez voulu être plus «rigoureux» que la rigueur 5
Les sciences exactes vous tournent le dos.
Les sciences rigoureuses vous ferment la porte au nez.
Dans toute étude et dans toute science, la première serrure à ouvrir ne
peut être ouverte que par une clef qui est l'axiome.
Acceptez-la.
L'axiome doit être simple. .'
Doit-il être clair ? pas nécessairement.
Simplicité et clarté, c'est deux.
Il y a des axiomes clairs et des axiomes obscurs.
Je donc Je est un axiome obscur.
Ce qui caractérise essentiellement l'axiome, ce n'est pas d'être clair, c'est
d'être fécond.
Le germe est obscur. L'axiome est un germe.
Le chêne sort du gland, la science sort de l'axiome.
Toute affirmation n'est pas un axiome.
Quand vous tenez un grain de sable dans votre main, vous tenez un grain
de sable. Quand vous tenez un grain de blé, vous tenez la moisson future,
le champ couvert d'épis d'or, l'immense gerbe blonde, le pain qui nourrit le
peuple.
Le créateur c'est la perfection.
Maintenant, qu'est-ce que la création }
La perfection étant nécessairement identique à elle-même, si la perfection
avait créé la perfection, elle se serait créée elle-même; en d'autres termes,
ce qu'elle aurait créé se serait confondu avec elle-même j toutes ses créations
PHILOSOPHIE. 589
seraient rentrées en elle ou pour mieux dire n'en seraient jamais sorties. Elle
n'aurait point créé.
Pour créer quelque chose, il a fallu que la perfection créât ce qui n'était
pas elle.
Or, ce qui n'est pas la perfection, c'est l'imperfection.
Donc la création, c'est l'imperfection.
Maintenant, qu'est-ce qui distingue la création du créateur ?
Le créateur, étant l'absolu, est l'esprit. Pur e^it, comme on dit quelque-
fois sans se rendre bien compte de toute la portée de ce mot.
Ce qui distingue la création du créateur, c'est qu'elle est mélangée de
matière.
Contenir une quantité de matière, c'est là l'attribut de la création. C'est là
son signe.
Or la création, c'est l'imperfection.
Donc la matière est le signe de l'imperfection.
À l'origine. Dieu fit la création aussi peu distante de lui que possible.
L'imperfection était imperceptible. Il n'y avait presque pas de matière. Tous
les êtres étaient anges.
Or l'être ne suffit pas à l'être.
Tout être a une loi, être, et une fonction, se mouvoir.
La pierre elle-même se meut par la minéralisation.
Or, absolument, se mouvoir, c'est faire.
Etre et faire, c'est le double aspect de l'être. Il suffit d'être pour faire.
En d'autres termes, être, c'est faire.
Or, l'imperfection étant, a fait.
Qu'a-t-elle fait }
La perfection, c'est l'absolu, c'est l'un. La perfection n'a pas de degrés.
Elle est. Etant absolument, elle est le seul être qui ne puisse se reproduire
lui-même. Nous venons de le démontrer.
L'imperfection, c'est le relatif. C'est le multiple. Le relatif a des degrés.
Donc l'imperfection, qui est le relatif, peut être à côté de l'imperfection, sans
se confondre avec elle.
Il y a une perfection et des imperfections.
L'imperfection est foule.
Maintenant revenons à la question : L'imperfection étant, qu'a-t-elle fait?
590 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
A-t-elle pu faire la perfection? non. Le relatif ne crée pas l'absolu. La
création ne crée pas le créateur.
Qu'a-t-elle donc fait ?
L'imperfection.
Le pouvait-elle, sans que sa création se confondît avec elle-mênae ?
Oui, puisque le relatif a des degrés.
Donc l'imperfection a créé l'imperfection.
Qu'est-ce que l'imperfection faite ? C'est l'imperfection action. Qu'est-ce
que l'imperfection action ? C'est la faute.
C'est ce que nous nommons le mal.
Première conclusion.
Il y a deux imperfections dont la première engendre la seconde :
L'imperfection être, la création.
L'imperfection action, le mal.
Donc le mal sort de la création.
L'imperfection sort de l'imperfection.
Or, l'imperfection ajoutée à la création première, ce sera plus d'imper-
fection dans la création.
Nous venons de dire que la matière est le signe de l'imperfection.
Donc ce sera plus de matière. . . -
Ainsi que fait le mal ?
Il fait de la matière. , • ' , .
Il y a donc une première création : celle de Dieu.
Et une deuxième création : celle du mal.
Dieu a fait la création aussi peu distante de lui que possible en y mêlant
une imperceptible quantité de matière.
Le mal tend à éloigner la création de Dieu en augmentant la matière. Le
poids de la matière grossissante fait tomber de plus en plus la création dans
l'ombre, dans la faute, dans le mal.
Les premiers êtres étaient impondérables. Leur matière était feu, lumière,
essence, parfum. Ils flottaient dans la clarté. Ils habitaient ce que nous appe-
lons l'azur. Ils étaient ce que nous nommons les anges.
La première faute a été le premier poids.
Le pondérable, c'est le mal.
De faute en faute il a été produit des êtres de plus en plus mélangés de
pondérable.
PHILOSOPHIE. 591
Il leur a fallu des supports. Le pondérable en se condensant leur en a donné.
De là les globes semés dans l'espace.
Ces globes sont la création de la faute. La création de la créature.
Dieu avait fait le ciel.
Le mal a fait la terre.
(Continuer. Démontrer que la loi, c'est de remonter).
Résumons.
Le mal crée de la matière.
Mais Dieu aussi en a créé' en créant l'imperfection.
Quelle matière crée Dieu ?
Quelle matière crée le mal ?
Dieu a créé la matière impondérable. Ce que les anciennes sciences appe-
laient la matière subtile. La matière la plus voisine de l'esprit.
Le mal crée la matière pondérable, la matière condensée, la matière con-
crète, la matière gravitante. Ce qu'on pourrait nommer la grosse matière. La
matière la plus voisine du non-esprit.
Dieu, essentiellement, a créé la matière invisible. Le mal, essentiel-
lement, a créé la matière visible.
Faire le bien, c'est éliminer la matière, c'est accroître l'essence, c'est
remonter vers l'absolu par l'échelle ascendante du relatif, c'est se rapprocher
de Dieu, c'est rentrer dans la lumière, c'est devenir esprit, c'est devenir
ange.
Faire le mal, c'est accroître la matière, c'est s'éloigner de l'absolu, c'est
descendre l'échelle du relatif vers les ténèbres, c'est devenir bête, c'est de-
venir démon.
Les mondes sont des êtres. Un monde est une âme.
Il leur est donné de s'éloigner ou de se rapprocher de Dieu.
Il y a les mondes anges : les paradis.
11 y a les mondes démons : les enfers.
Les mondes de récompense. — Les mondes d'expiation.
Dans les premiers presque tout est esprit et lumière. [Dans les autres
presque tout est matière et nuit.
Il y a les mondes intermédiaires j les mondes de purification, ce qu*on
pourrait appeler les mondes-hommes.
La terre en est un.
[1852-1854.]
[L'INFINIMENT PETIT.]
Il est remarquable que l'infiniment petit est peuplé d'une prodigieuse
quantité d'êtres animés et que l'infiniment grand ne l'est pas j de telle sorte
qu'on pourrait dire, en n'employant toutefois ces expressions que d'une
manière relative, que l'infiniment petit est peuplé et que l'infiniment grand
est désert.
Je ne prétends pas dire qu'il n'y ait pas dans l'espace des mondes, des
sphères, des globes, probablement habités, ce serait nier le soleil, mais ce
sont d'autres univers, d'autres créations, d'autres mystères, lesquels, en
dehors des lois générales de la statique divine, n'ont aucune cohésion et
aucune communication avec notre création à nous, notre mystère à nous. Je
veux dire seulement qu'il n'y a pas d'animaux en contact avec nous plon-
geant au-dessus de nous dans l'immensité. Il est certain que nous n'entendons
pas des voix énormes rire et parler à quatre ou cinq lieues au-dessus de nos
têtes, que nous ne voyons pas glisser entre deux montagnes des serpents dont
un seul emplit une vallée, que nous ne voyons pas passer le soir, parmi les
entassements sombres du couchant, des éléphants ailés gros comme des
cathédrales, que nous ne voyons point cheminer sur notre terre, broyant nos
forêts et écrasant nos villes sans même le savoir, des géants dont les pieds
sont grands comme des collines et dont la tête est invisible, perdue qu'elle
est bien au delà des nuées j spectacle effrayant et mystérieux qui glacerait
d'horreur les hommes et qui ne trouble pas les fourmis. Les fourmis voient
ces choses chimériques j c'est le réel pour elles j les scarabées leur sont élé-
phants et elles sont éléphants aux infusoires. Rien de pareil pour l'homme.
Quelques espèces, qui vont s'éteignant, nous dépassent à peine en stature, et
la différence même de la baleine à l'homme n'est rien comparée à la diffé-
rence de la souris au puceron. Nous touchons à la limite où s'évanouit la
série prodigieuse des êtres organisés. La nature vivante est au-dessous de
nous.
À partir des animaux de la taille du chien jusqu'aux dernières profondeurs
des vibrions et des volvoces, pour toutes les espèces vivantes qui composent
la création terrestre et dont les statures décroissantes forment en quelque
L'INFINIMENT PETIT. 593
sorte à l'œil de Tesprit autant de zones, les géants existent. Ces espèces sont,
pour ainsi dire, superposées les unes aux autres, chacune étant géante pour
celles qui sont plus bas qu'elles. Une seule est géante pour toutes 5 c'est
l'espèce qui est en haut. L'homme est de celle-là. Il n'y a pas de géants pour
nous, parce que rien n'est au delà de nous. C'est nous qui sommes les géants.
Rien, dis-je, si l'on considère les êtres organisés au point de vue de la
dimension matérielle, rien n'est au delà de nous. Pourquoi ?
11 y a, sans nul doute, des raisons à cette énigme, entre autres des raisons
dynamiques faciles à entrevoir et qui tiennent à l'équilibre même des globes
et des sphères et aux lois de la gravitation} mais le fait n'en est pas moins
évident et frappant.
Notre tête plonge dans l'espace, notre esprit plonge dans l'inconnu. Nous
sommes situés, au physique comme au moral, sur la frontière extrême de la
création terrestre, avec l'immensité devant nos yeux, avec l'éternité devant
notre âme.
Je continue de méditer sur ce sujet.
Prenez la fourmi, ayant au-dessous d'elle le monde microscopique vivant
pour lequel elle est colosse et qu'elle voit bien plus distinctement que nous,
ayant au-dessus d'elle tant d'espèces qui la dépassent, depuis le hanneton
qui lui fait l'effet que nous font les éléphants, jusqu'au lièvre et au chien qui
lui font l'effet que nous font les montagnes, jusqu'au cheval et au bœuf qui
sont sur sa tête comme de monstrueux nuages vivants d'où tombent des voix
bien autrement formidables que le tonnerre; prenez la fourmi, dis-je, et
supposez-la un moment douée d'intelligence et par conséquent d'observation,
il est certain qu'elle devra s'estimer placée entre deux infinis également
peuplés, l'un dans la petitesse, l'autre dans la grandeur, et qu'elle croira à la
progression indéfinie des colosses comme à la décroissance indéfinie des infu-
soires. Cela lui semblerait évident; elle se tromperait pourtant, et nous le
voyons, nous. La progression s'arrête. Nous sommes en présence de la soli-
tude et de l'abîme et face à face avec l'espace dépeuplé.
Cela tient à ce que le support de la création terrestre est un globe, néces-
sairement limité du côté de l'infiniment grand par sa forme sphérique,
illimité du côté de l'infiniment petit par la divisibilité indéfinie.
Il semble que les premiers naturalistes et les premiers philosophes auraient
dû être amenés tout de suite et par le seul raisonnement à découvrir la véri-
table configuration de la terre. La première pensée des hommes a été que la
terre était plate. Pourtant, sans même parler du soleil qui tous les jours
trace et décrit dans le ciel la forme de la terre, ils eussent pu raisonner ainsi :
Si la terre est un plan, comme ce plan est nécessairement illimité dans
PHILOSOPHIE. — II. 38
mrKiitEiit tiiTio!<iii
594 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
tous les sens, la place ne manque pas et il n'y a aucune raison pour qu'au-
dessus de l'espèce humaine il n'y ait pas une autre espèce vivante, les pieds
sur le même sol, la tête dans d'autres zones, et au-dessus de celle-là une
autre, et ainsi de suite, de sorte que l'infini au lieu d'être peuplé de mondes
s'éloignant toujours serait peuplé de géants grandissant toujours, et que
l'espace serait pour ainsi dire rempli d'une forêt de colosses. Cela n'est pas j
donc la terre est limitée $ donc la terre n'est pas un plan, car les limites d'un
plan sont saisissables j donc la terre est une sphère , car la sphère est le seul
corps dont les limites fuient. En d'autres termes , il n'y a pas de géants , donc
la terre est un globe.
Ce raisonnement, impossible à l'observateur fourmi, eût été possible à
l'observateur homme. Possible, je dis plus, naturel.
Quand on approfondit cette matière, on voit que Dieu, qui peut tout,
ne pouvait pas cependant créer le monde autrement qu'il ne l'a fait. Il avait
à peupler l'infini. Comment peupler l'infini.?* Par un plan illimité couvert
de géants de grandeurs indéfinies. Et que faire du dessous ? Y faire aller et
venir d'autres géants en sens inverse. Mais alors imagine-t-on ces profondeurs
sans bornes encombrées de monstres vivants mêlant leurs pieds sur le même
sol.? Chocs, luttes, écrasements, le chaos. Or, le monde, c'est l'harmonie.
Otons les pieds de ces monstres de dessus le sol, donnons-leur des ailes et
laissons-les voler dans l'espace. Quoi.'' avec la vie, c'est-à-dire la liberté, le
caprice, la passion ? alors les chocs recommencent, et le chaos. Figurez-vous
des Sirius, des Uranus et des Saturnes ailés qui se cherchent et se heurtent
dans le ciel.
Dieu n'a pas donné pour point d'appui à la création un plan, mais une
loij la loi de gravitation. Il n'a point posé sur ce point d'appui des géants,
mais des globes, c'est-à-dire des mondes. Il a donné à ces mondes de marcher
sans pieds et de voler sans ailes. Seulement, en leur laissant le mouvement,
il leur a ôté la liberté.
En continuant de creuser ce côté des questions cosmogoniques, on arrive
à des clartés sur la nature même des corps célestes.
Quelques philosophes, et des plus grands, ont pensé que les globes étaient
de véritables êtres, des êtres vivants, peut-être même pensants, c'est-à-dire
ayant une entité et un moi j et qu'il serait étrange que ce don de l'intelli-
gence appartînt à l'homme, ce grain de poussière, et n'appartînt pas à un
monde, et que la terre, par exemple, n'eût pas un cerveau.
Examinons ceci :
Dans la création, telle qu'elle existe pour nous, la pensée est au sommet j
au-dessous de la pensée est la vie; au-dessous de la vie, l'organisme; au-
dessous de l'organisme, la minéralisation. Le propre de la pensée, c'est l'ini-
L'INFINIMENT PETIT. 595
tiative ou faculté créatrice -, le propre de la vie, c'est la locomotion spontanée;
le propre de l'organisme , c'est la végétation ou la croissance j le propre de la
minéralisation, c'est la transformation passive. La minéralisation n'a déjà plus
rien de commun avec la vie, car elle se concilie avec la mort.
Les globes pensent-ils ? Où est leur initiative ? ils auraient des idées. La
terre inventerait tous les printemps une nouvelle fleur.
Vivent-ils ? Où sont leurs caprices ? ils auraient des lubies. Ils s'ennuie-
raient de leur manège ; ils en sortiraient j ils se visiteraient les uns les autres.
Ils se meuvent, mais fatalement; ils se déplacent, mais aveuglément, comme
la pierre d'une fronde et non comme l'oiseau. Ils n'ont pas le mouvement
spontané. Donc ils n'ont pas la vie.
Végètent-t-ils ? ils croîtraient. Donc ils ne sont pas organisés.
Que sont-ils donc ? Des masses minérales subissant deux lois : la loi de
gravitation qui les met en mouvement, et la loi de transformation passive qui
les rend habitables.
Et nous voici ramenés à l'un de nos points de départ. Les globes ne sont
pas des êtres, ce sont des supports.
[184J-1847.]
Ce qui s'éloigne dans l'espace se rapetisse j ce qui s'enfonce dans le temps
diminue également. Dans la création primitive, il y a des millions de siècles,
les êtres monstrueux étaient énormes. Aujourd'hui les monstres, dragons,
hydres, chimères, semblent avoir disparu. Sont-ils évanouis en effet.'* Non,
en s'enfonçant dans le temps, en vieillissant, ces races hideuses ont décru.
Elles se sont réfugiées dans l'infiniment petit; on dirait qu'elles s'y sont
enfuies. Le microscope les y poursuit, comme le télescope court après ce qui
diminue dans l'espace. Les monstres sont aujourd'hui des infusoircs. Typhon
est tombé volvoce. Léviathan est devenu vibrion.
[i8jo-i8j2.3
38.
LES CHOSES DE L'INFINI.
« Les âmes passent l'éternité à parcourir l'immensité. »
Voilà ce que disaient, il y a deux mille ans, les Druides. Avaient-ils déjà
une sorte de divination de la pluralité des mondes .f* Ils levaient la tête, ils
contemplaient les étoiles, et ils faisaient ce prodigieux rêve. De ces étoiles
cependant ils ne connaissaient alors que ce que voyaient leurs yeux. Aujour-
d'hui nous avons un peu plus écarté le voile d'Isis, et notre imagination peut
entrevoir, avec un peu rnoins d'obscurité et beaucoup plus d'épouvante, ce
que serait, à travers les mondes, le vertigineux voyage sans fin.
A deux cents millions de lieues de nous, dans cette ombre, il y a un
globe. Ce globe est quinze cents fois plus gros que la Terre. Quelle est la
grosseur de la Terre ? Pour traîner la Terre , il faudrait dix milliards d'atte-
lages de dix milliards de chevaux chacun. Ce globe, c'est Jupiter. Nous le
voyons, il ne nous voit pas. Notre globe est trop petit. Jupiter est couvert
de nuages. Notre crépuscule est son plein midi. Il a une année de douze ans,
un jour de cinq heures, une nuit de cinq heures, une seule saison, son axe
étant à peine incliné, et quatre satellites. Ces satellites sont toujours tous les
quatre sur son horizon j quand l'un est croissant, l'autre est pleine lune. La
prodigieuse vitesse de sa rotation use rapidement la viej évolution trop pré-
cipitée des organismes sur eux-mêmes, répétition trop fréquente des actes
vitaux, frottement fatigant du mécanisme, sommeils courts. On meurt vite
dans Jupiter. À partir de Jupiter, et pour toutes les régions au delà, les
étoiles sont visibles le jour.
Cent soixante millions de lieues plus loin, il y a un autre être énorme.
Celui-là est seulement huit cents fois plus grand que la Terre. Ce vivant des
LES CHOSES DE L'INFINI. 597
ténèbres est au carcan dans un cercle de feu. Le cercle est double. Le pre-
mier cercle, le grand, a soixante et onze mille lieues de diamètre j le
deuxième cercle, le petit, n'a que soixante mille lieues. Ce monstre est un
monde. Nous l'appelons Saturne. Sa vitesse de rotation est telle qu'elle a
aplati ses pôles d'im dixième. Pour les habitants des anneaux de Saturne
l'année dure trente années et est alternativement blanche et noire, c'est-à-
dire qu'à un jour de trente ans succède une nuit de trente ans. L'être qui,
sur l'anneau de Saturne, a vu un jour et une nuit serait sur la Terre un
vieillard. Saturne a huit lunes. Ici, l'obscurité va s'épaississant. Le crépuscule
de Jupiter est le plein midi de Saturne. Saturne, dans l'espace livide où il
roule, encombre de son globe, de ses anneaux, et des huit orbites de ses
huit planètes, deux mille six cents milliards de lieues carrées.
Quatre cents millions de lieues plus loin, il y a un autre globe. Après le
monde de Saturne, le monde d'Uranus. Uranus, comme Saturne, a huit
lunes. Ces huit lunes, au rebours de toutes les planètes connues, se meuvent
d'orient en occident. L'obscurité grandit. La lumière, vingt-deux fois
moindre dans Jupiter que sur la Terre, est dix-sept fois moindre dans
Uranus que dans Jupiter. Uranus a quatorze mille lieues de diamètre.
Notre siècle est son année. ' : . - -
Cinq cents millions de lieues plus loin, il y a un autre globe, Oceanus.^
L'obscurité devient terrible. Oceanus a treize cents fois moins de lumière et
de chaleur que la Terre. Impossible de se figurer cette glace et cette ombre^
Doublez la grosseur de l'étoile du soir, vous aurez le Soleil vu d'Oceanus.
Oceanus est trente fois plus loin du Soleil que nous. Or notre distance du
Soleil est ceci : la section d'un cheveu représente le diamètre de la Terre
vue du centre du Soleil. Oceanus est grand cent fois cooime la Terre. Il a
une seule lune. Son année dure cent soixante-quatre ansj ses saisons durent
quarante ans. Oceanus fait autour de l'étoile que nous appelons Soleil un
cercle de sept milliards de lieues. . . _
Est-ce fini ?
Fini ! quel est ce mot ?
Améliorez votre télescope, et vous verrez.
Ces effrayantes planètes obscures, échelonnées, au delà d'Oceanus, les
unes derrière les autres, dans les profondeurs impossibles, vous les rêvez ?
vous les constaterez.
D'ailleurs qu'importent les planètes ? Pourquoi y perdre le temps ? N'y
a-t-il pas autre chose ? À côté de la planète, point lumineux mouvant, n'y
a-t-il pas un point lumineux immobile ? C'est l'étoile. Allez-y.
598 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Il
Quelle est la plus proche ?
C'est rétoile Alpha du Centaure.
Allez à celle-là.
Si l'ouragan des Indes, qui emporte des forêts et rase des villes, doublait
sa vitesse, laquelle est d'une lieue par minute, il lui faudrait à raison de
cent vingt lieues à l'heure, trente jours pour aller de la terre à la lune. La
lumière vient de la lune en une seconde. Il faut à la lumière, qui fait
quatre millions deux cent mille lieues par minute, trois ans et huit mois
pour venir de l'étoile Alpha du Centaure. Il lui faut vingt-deux ans pour
venir de Sirius, notre autre voisin.
Tels sont ces précipices que nous appelons l'espace.
Qu'est-ce qu'une étoile ? C'est une tyrannie. La force centripète, quel
despotisme !
Autant d'étoiles, autant d'aimants. Ces attractions terribles départagent
l'abîme.
Une étoile est un rendez-vous. C'est un lieu de précipitation. L'infini y
jette sans cesse on ne sait quel combustible inconnu. La matière subtile
tombe de toutes parts à ce foyer, creuset des forces.
Tout centre appelle. Rien ne résiste. Les éléments entrent en discipline.
Résultante : la vie.
La réduction des chaos s'opère peu à peu.
Les forces connaissent leur devoir. Pas une ne désobéit.
La gravitation est la conscience de la matière.
Une étoile fait loi. La loi d'une étoile finit où commence la loi d'une
autre étoile.
La création visible et invisible subit ces voisinages. Les principes vitaux
en suspens oscillent entre ces centres, puis font leur choix, et se rendent au
plus fort ou au plus proche. De vastes courants de vie se déterminent dans
tous les sens j des formations colossales se mettent en équilibre autour de ces
astres. Des rotations éperdues soutiennent ces équilibres.
Notre terre, qui est peu de chose, fait six cent vingt-quatre mille lieues
par jour.
Les astres centres tournent sur eux-mêmes.
LES CHOSES DE L'INFINI. 599
Une fois saisis par ces aimants, les mondes restent à jamais leurs prison-
niers.
Notre Soleil a pris Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter, Saturne,
Uranus, Oceanus...
Le Soleil pèse à lui seul sept cents fois plus que toutes les planètes connues
mises ensemble dans le plateau d'une balance.
Mercure a la densité de l'or, Vénus et la Terre ont la densité de l'oxyde
de fer. Mars a la densité du rubis, Jupiter du chêne, Saturne du liège,
Uranus de la brique, Oceanus du hêtre. Oceanus, Saturne et Jupiter flotte-
raient sur l'eau.
Quelques-uns de ces mondes, comme Vesta, n'ont pas d'atmosphère. Pas
d'atmosphère, c'est le silence. Ce sont des univers sourds-muets.
Les planètes éclairent splendidement leurs satellites. Le clair de terre est
treize fois plus lumineux que le clair de lune.
Pour les habitants de la lune , quelle merveille que la terre ! l'année de la
lune est d'un mois composé d'un jour et d'une nuit qui durent chacun deux
semaines. La lune a probablement la forme ovoïde ; liquide aux premiers
temps de sa formation, elle a dû se figer en ellipsoïde allongée, ce qui
explique pourquoi l'un de ses hémisphères, le plus pesant, est éternel-
lement tourné vers nousj la lune pend sur la terre. Ne percevant que son
petit diamètre, qui offre une section circulaire, nous la voyons ronde. Une
moitié seulement de la lune, cet hémisphère, a la vision de la terre. Vision
presque effrayante, à la fois réelle et spectrale. Les habitants de l'arrière
hémisphère doivent faire ce voyage d'aller voir la terre de l'autre côté de
leur monde. De ce point-là, que voit-on ? Au zénith, un vaste globe immo-
bile, toujours lumineux, gros trois fois comme le soleil. Autour de ce globe
tourne l'univers. Cette sphère apparaît comme la clef de voûte du ciel. La
création est un tourbillon autour d'elle. Elle est le milieu visible du
monde. Elle évolue, mais sur elle-même, majestueusement centrale. C'est
l'illusion fixée au sommet de la réalité et déconcertant à jamais la science.
Pour les hommes de la lune l'astronomie vraie est fermée. Du haut du ciel
étoile, l'aberration préside au calcul. Comment échapper à ce globe qui ne
se déplace jamais , et sur lequel tout gravite ? L'ordre du monde roule sur
lui. Toute étude cosmique est irrémédiablement viciée à son point de
départ. Un Galilée lunaire semble impossible.
S'imagine-t-on des fleuves de planètes ? Cela existe. Ces fleuves tournent
autour de l'étoile dite Soleil. Le plus remarquable, dans notre système, c'est
le grand courant d'astres situé à moitié chemin entre Mars et Jupiter. Le
premier de ces astres, Cérès, fut découvert en janvier iSoij le dernier.
6oo POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Sapho, en février 1864. Il y en a aujourd'hui quatre vingt. Le nombre est
probablement illimité ''^.
D'autres fleuves de planètes ne peuvent être perçus par nos instruments.
Par instants, il s'en détache une goutte, qui est un monde. Nous nommons
ces mondes bolides. Ces planètes sont les animalcules du monde télesco-
pique. De temps en temps, un de ces infusoires, univers habité comme un
autre (pourquoi pas ?), vient se heurter à notre atmosphère, et le frottement
de sa vitesse contre sa densité l'enflamme. Il éclate, c'est une étoile filante;
il tombe à terre, c'est un aérolithe. Un de ces torrents de petits mondes
passe annuellement sur nos têtes vers le 11 août.
Nous ramassons ces mondes. Que nous apportent- ils ? Parfois nos propres
éléments, nos métaux à nous, le cuivre, le cobalt, le nickel, la manganèse,
le fer météorique, le fer titane, une basalte pareille à celle des escarpements
colonnaires de Paterno, un feldspath qui, comme celui de l'Etna, est "du
labrador et non de l'orthosej parfois des métaux inconnus, la plessite, la
ténite, le kamacite.
Ces ruissellements circulaires de mondes télescopiques sont de véritables
anneaux, entrant peut-être les uns dans les autres et faisant dans les étendues
on ne sait quelle surprenante chaîne cosmique.
Une autre chaîne se composerait des gigantesques orbites elliptiques des
comètes.
Veut-on se figurer quelle serait cette chaîne ?
La comète de 1680, une des préoccupations de Newton, ne revient
qu'au bout de quatrevingt-huit siècles; elle plonge dans l'espace à trente-
deux milliards de lieues.
Cette ellipse longue de trente-deux milliards de lieues ne serait qu'un
chaînon de la chaîne cométaire.
Ces prodigieux fils relieraient dans l'espace incommensurable les créations.
La plupart des comètes semblent être et sont probablement des nuages
ignés de matière cosmique. Quelques-unes pourtant ont évidemment des
noyaux solides; ainsi, entre autres, la comète à six chevelures de 1744,
observée par Chezeau ; ainsi la comète de 1680 ; Newton calcula que le
globe flamboyant, noyau de cette comète, mettrait cinq cents siècles à se
refroidir.
Pas plus que la science d'hier, la science d'aujourd'hui n'a dit sur les
comètes le dernier mot. , -
('' La quatrevingt-unième vient d'être aper- (Le 27 novembre 1864, on a découvert
çuc le 30 septembre 1864, au moment oii la quatre vingt-deuxième, Alcmène.) [Notes
nous venions d'écrire ces lignes. du matimcrit.l
LES CHOSES DE L'INFINI. 6oi
La science dit le premier mot sur tout, le dernier mot sur rien.
L'astronomie, cette micrographie d'en haut, est la plus magnifique des
sciences parce qu'elle se complique d'une certaine quantité de divination.
L'hypothèse est un de ses devoirs.
Nous distinguons, bien entendu, entre hypothèse et hypothèse. Quand
Philolaûs imagine l'antichthone et la fait adopter par l'école de Pythagore,
Philolaiis est le visionnaire du faux -, quand Swedenborg dit : « Les habitants
de Saturne adorent la Lueur Nocturne j c'est leur Dieu; la Lueur Nocturne
vient du grand anneau», Swedenborg est le visionnaire du possible j quand
Hévélius conjecture la libration de la lune, Hévélius est le yisionnaire du
réel.
Dans toutes les sciences il y a le coin ténébreux auprès de la partie éclai-
rée. L'astronomie seule n'a pas d'ombre, ou, pour mieux dire, l'ombre
qu'elle a est éblouissante. Chez elle le prouvé est évident, le conjectural est
splendide. L'astronomie a son côté clair et son côté lumineux j par le côté
clair elle trempe dans l'algèbre, par le côté lumineux dans la poésie.
Essayer d'entrevoir l'invisible, d'exprimer l'inexprimable ? quelle tenta-
tion ! quelle chimère !
Autour de l'homme chétivement limité rayonnent, nous ne disons pas
quatre infinis, — l'infini ne se scinde pas, — mais quatre aspects de l'infini :
deux dans la durée, l'éternité future et l'éternité passée 5 deux dans l'espace,
l'infiniment grand et l'infiniment petit.
Mais «l'éternité passée», quel mot! L'absurde et l'évident, l'impossible
et le réel, amalgamés et indivisiblement mêlés pour composer l'inconcevable!
Et sous quelle forme l'imaginer, ce monstrueux ensemble universel.'*
Tout ce qu'on peut dire, c'est que la forme sphérique paraît être celle
des mondes et que la forme sphérique est, en effet, celle qui n'a ni com-
mencement ni fin.
III
Nous avons parlé d'étoiles immobiles, c'est une erreur. L'immobilité
n'est pas.
Toute cette profondeur remue. On croit y voir étinceler la fixité. On se
trompe. Cette fixité bouge. Cette immuabilité change.
Des étoiles s'enflamment ou pâlissent. Sirius, blanc aujourd'hui, était
rouge autrefois. _ .
6o2 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Arcturus, Procyon, Kéid, ont des mouvements propres, constatés.
Mira avance et recule.
Algol avance et recule.
Une étoile du Bélier recule, une du Dragon avance, une du Cygne
approche et s'éloigne, la neuvième et la dixième du Taureau s'en sont allées.
D'autres étoiles ont apparu et disparu. Hipparque en a vu une, Adrien
en a vu une, Honorius en a vu une, Abulmazar, qui écrivait au neuvième
siècle le livre De la Kévolution des A.nnées, en a vu unej Charles IX a eu la
sienne en 1572^ Philippe III a eu la sienne en 1604. Une étoile dans le
Renard a eu plusieurs allées et venues et, après une longue hésitation, est
partie. Le Nord lui-même n'est pas imperturbable. Il change de flambeau.
L'astre régulateur est relevé comme un soldat de garde. L'étoile polaire
d'Homère n'est pas la nôtre.
Il existe des étoiles doubles, des étoiles triples, des étoiles quadruples.
Trois soleils, un vert, un jaune et un rouge, tournant l'un sur l'autre et se
poursuivant avec une vitesse de quatrevingts millions de lieues par seconde,
voilà Aldebaran.
Nous voyons éclater la meule du rémouleur. Comment font-ils pour
subsister, ces globes animés de vitesses désagrégeantes.?
Quelle est leur adhésion moléculaire } Comment une telle force centrifuge
peut-elle être vaincue }
La lumière est lente à côté de ces emportements terribles.
Ces gigantesques mouvements d'astres s'accomplissent au fond d'un tel
abîme et sont à tel point annulés pour nous par la distance qu'ils sont mas-
qués souvent par l'épaisseur du fil de platine traversant le champ de la
lunette, fil mille fois plus fin qu'un fil d'araignée.
Il y a une étoile double sur quarante.
IV
L'ombre apparaît comme l'unité.
Dans cette unité qu'y a-t-il }
L'homme a sondé, d'abord avec la prunelle, puis avec le télescope, puis
avec l'esprit.
Cette unité, qu'est-ce .f*
C'est la noirceur, c'est la simplicité épouvantable, c'est l'immanence
morte du gouffre, c'est le désert, c'est l'absence. Non. C'est la fourmilière
des prodiges. C'est la Présence.
LES CHOSES DE L'INFINI. 603
Chacune des trois sondes de l'honcime a rapporte quelque chose.
L'œil a vu six mille étoiles, le télescope a vu cent millions de soleils,
l'esprit a vu Dieu.
Qui, Dieu.f*
Dieu.
Au Dieu Inconnu de saint-Paul, l'Aréopage opposait le Dieu Inconnais-
sable.
Le Dieu inconnaissable est le Dieu incontestable.
Les puissances occultes de la création, les effluves de l'illimité ont une
rencontre. Ils se heurtent, s'accostent, s'amalgament, s'entrecroisent,
forgent l'un sur l'autre, créent. L'étincelle de ce choc est le soleil.
Les effluves étant infinis, l'étincelle est éternelle.
Pas de raison pour que la rencontre s'interrompe.
Partout où vous voyez une étoile, il y a une de ces rencontres-là.
L'immanence infinie produisant le renouvellement indéfini j tel est le
phénomène de la vie universelle.
Essence et substance j de cet androgyne sort le monde.
Dans la création, telle que nous la voyons, tout est combustion. Vivre,
c'est brûler. L'homme brûle.
Nous voyons une création, nous en devinons une autre.
La création visible peut être inextricablement amalgamée de créations
invisibles.
Elle doit l'être. L'infinitude patente implique une infinitude latente.
Par création invisible, nous n'entendons pas cette portion de la création
matérielle, prolongement indéfini du monde télescopique et du monde
microscopique, qui se dérobe à notre perception par l'éloignement ou par
la petitesse, la petitesse étant un éloignement. Par création invisible nous
entendons une création mêlée à nous-mêmes qui nous enveloppe et nous
touche mystérieusement, inaccessible à nos sens, saisissable seulement à
notre esprit j monde inexprimable, vie profonde et inconnue, d'où l'on sort
par le berceau et où l'on rentre par la tombe. La création invisible n'a sur
la terre pour l'homme que ces deux ouvertures.
Nous étudions, et nous constatons, dans la mesure de notre possible, la
loi de la création visible j la loi des créations invisibles nous échappe.
Il ne nous est donné que d'affirmer ceci :
Toutes les créations, la visible comme l'invisible, sont concentriques
à Dieu.
6o4 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
On a pu mesurer la distance de quarante étoiles seulement sur cent
millions que voit le télescope.
Quels que soient ces univers, éblouissants ou ténébreux, glacés ou incen-
diés, de l'ensemble de leur phénomène une forme protozoïque quelconque
se dégage. Ébullition et congélation vivent. O vie ! ô loi !
La vie astrale résulte d'un mystérieux réseau de magnétismes.
Elle se distribue dans toutes les sphères du possible en quantités inconnues.
Ici le principe plutonien, là le principe neptunien. Sombres équilibres
mêlés de chaos et de déluges. La vie surnage. La vie s'échange.
Qui sait s'il n'y a point un pollen des étoiles.?
La solidarité ne peut être la loi des âmes sans être la loi des mondes.
Pourtant, disons-le, la vie, une au point de départ, est diverse au point
d'arrivée. . .
Nous voyons ces mondes. Ils sontj donc ils vivent. Quelle est leur faune.'*
Quelle est leur flore.'' Ont-ils, comme nous, des végétaux dont la respiration,
analogue le jour à la respiration de l'homme, devient inverse la nuit.? Leur
milieu ambiant ressemble-t-il au nôtre.? Leur fluide respiratoire est-il de
l'air.? Leur liquide potable est-il de l'eau.? Pas de réponse à ces questions.
Il faut pour mûrir l'orge douze cents degrés de chaleur accumulée, pour
le blé deux mille, pour la vigne trois mille. Qu'est-ce que cela prouve?
Rien, sinon le mode de vie propre à la terre.
Chaque globe a une gamme complète de climats. Ses climats ne sont
bons que pour lui.
Les données de la vie universelle ont toutes les combinaisons des loga-
rithmes. ; X
La vie de chaque monde, son aspect, sa surface, toute la création qui
lui est propre, résulte d'un coup d'autorité de sa nature spécifique.
Où est-il placé dans l'espace .? cette question résout toutes les autres. Le
lieu fait l'être.
Aux aflEînités ajoutez les influences.
Les nutations de tous les axes de toutes les sphères, obéissant à des magné-
tismes obscurs, modifient dans l'étendue la vie incommensurable.
Dieu seul est seul.
Les soleils sont ensemble. Leur lumière, chimiquement diverse, va de tous,
à tous.
LES CHOSES DE L'INFINI. 605
Chacun a droit à sa part du fonds commun, l'Etre . Nul refus n'est possible.
Une succion mystérieuse des effluves de l'un par les lacunes de l'autre
met tous les mondes en communication.
Les irradiations qui s'entre-pénètrent, font une plénitude.
L'irradiation est équivalente à l'absorption.
L'univers ne manque nulle part.
Il y a, au-dessus des créations locales, et pour les relier, un univers
collecteur.
Les petits univers rentrent par une série d'engrenages, ceux-ci télesco-
piques, ceux-là microscopiques, dans le mécanisme du grand.
Dans notre univers à nous, les orbites planétaires pèsent les unes sur les
autres, et leur déplacement incline ou relève les obliquités de toutes les
écliptiques. Oscillation prodigieuse.
La mort n'est pas. Tout est la vie. La vie est partout. Quelle vie-^* La
nôtre? Oui et non. Oui, comme principe. Non, comme forme.
Mercure, pour qui le Soleil est sept fois plus grand que pour nous, a une
atmosphère aussi chaude que de l'huile bouillante j Oceanus est plus froid
que le vif-argent congelé. Variantes du gouffre.
Y a-t-il, çà et là, des raréfactions de la vie.'* Rien ne le démontre. Nous
croyons plutôt à des transformations qu'à des diminutions. Des éclipses, oui.
Des noirceurs, non.
La vraie science croit et affirme. Tout cône de ténèbres vient d'un
obstacle momentané. Attendez, l'obstacle se déplacera et le cône d'ombre
passera. La certitude reparaîtra.
Quiconque nie est la dupe d'une occultation.
Donc croyons à la Vie.
Du reste tous ces mots, glace, chaleur, lumière, nuit, n'ont pas de sens
dans l'absolu. La vie universelle n'est que relation. Un vivant n'est pas juge
d'un autre vivant. Tu meurs de ce dont je vis. Chacun est selon son milieu.
La taupe a l'oeil plus petit que l'abeille. Oceanus n'a pas froid. Mercure n'a pas
chaud. Pour la bête du feu aux écailles de bronze rouge qui , au dire de Jean
Tri thème, serpente, heureuse, dans les charbons ardents, et qui, tirée de la
fournaise, noircit et expire, agonisant hors de la flamme comme le poisson
hors de l'eau, pour cette salamandre notre terre est glace, et notre printemps
est la mort. Un lit de braises est son paradis j nos roses lui feraient horreur.
Tout est uuj mais rien n'est pareil à rien.
Vénus, qui a le même diamètre que la Terre, porte des montagnes de dix
lieues de haut.
Le même être, placé ailleurs, sera autre. Le temps lui-même n'a pas
d'identité. Une minute de Jupiter équivaut à trois de nos minutes.
6o6 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
L'homme terrestre, tel qu'il est, pèserait quatre cents livres dans Jupiter et
quatre mille livres dans le Soleil. Sur Pallas il pourrait, sans se faire de mal,
sauter des tours de Notre-Dame (s'il y a une Notre-Dame dans Pallas).
Dans le Soleil une chute de trois pouces de haut le tuerait. L'homme
dans le Soleil ne pourrait vivre que couché j le poids de sa tête écraserait sa
colonne vertébrale.
Sur d'autres planètes que la Terre, l'écliptique moins inclinée fait la vie
plus longue et l'existence moins âpre. Nous le supposons, du moins.
Selon notre mode de concevoir la vie, l'obliquité du rayon solaire est
toute la question. Suivant ce plus ou moins d'obliquité, on subit l'existence
ou on la savoure. L'axe d'une sphère incliné ou redressé peut changer un
paradis en enfer et un enfer en paradis, mais qui nous dit que notre possi-
bilité de vivre est l'unique.'* Qui nous dit que l'être se limite à notre façon
de le comprendre? Nous voyons les choses sous un certain angle j mettez le
point d'observation en deçà de l'homme, cet angle variera évidemment.
Autant de mondes, autant de vies.
De tout point d'intersection une vie jaillit.
Les mondes sont des nœuds de forces.
VI
Nous venons de raconter quelques prodiges.
Continuons.
Chaque étoile est un soleil 5 autour de chaque soleil il y a une création.
Notre monde solaire, avec toutes ses planètes, est imperceptible dans le
monde stellaire. Notre Soleil, treize cent soixante mille fois plus gros que
la Terre, n'est qu'une étoile atome.
Représentez-vous des millions de soleils comme le notre avec toutes leurs
légions de planètes, enfoncés au-dessus de nos têtes à une distance telle que
ce n'est plus qu'une vague blancheur, un blêmissement indistinct, on ne sait
quel inexprimable écrasement d'étoilesj nous nommons cela la Voie Lactée.
Nous, et tous les astres que nous voyons, et toutes les constellations du
zodiaque, et tous les univers du zénith et du nadir, nous faisons partie d'un
prodigieux disque d'étoiles tournant probablement sur lui-même, dont la
Voie Lactée est le bord. Il y a là un épaississe ment de soleils qui fait une
grande tache livide dans l'infini.
Et après la planète, et après l'étoile, et après la Voie Lactée, qu'y a-t-il?
Il y a la nébuleuse.
Qu'est-ce que la nébuleuse.?
LES CHOSES DE L'INFINI. 607
VII
On voit çà et là dans le ciel des pâleurs, des macules presque insaisissables,
quelque chose qui est de la lumière sans cesser d'être de l'ombre, d'indi-
cibles apparences où il y a de l'aurore et où il y a du spectre. Ce sont les
nébuleuses.
Le soleil, c'est nous, les planètes, c'est nous, les constellations, c'est nous,
l'étoile polaire qui est à soixante-seize millions de millions de lieues, c'est
nous, la Voie Lactée, c'est nous.
La nébuleuse, ce n'est plus nous.
Telle étoile, dont la lumière ne nous parvient qu'en cent mille années,
est notre compatriote céleste. Elle habite le même firmament que nousj elle
est mêlée à notre disque stellaircj elle est de la maison.
La nébuleuse, c'est l'étrangère. Nos comètes ne vont pas là.
Elles seraient inquiètes à cette distance et craindraient de ne plus savoir
où retrouver nos soleils.
Notre lumière y vaj car la lumière sacrée, c'est le lien universel.
Peut-être aussi y a-t-il, pour faire le service de ces monstrueux espaces,
des relais de comètes «transatlantiques» ignorées.
La nébuleuse est un autre disque stellaire, composé, lui aussi, de ses
milliards de soleils, et faisant une Voie Lactée dans un firmament inconnu.
Herschel a compté plus de deux mille nébuleuses.
Notre Voie Lactée est la cabane j les nébuleuses sont la ville.
Au delà du monde des planètes, il y a le monde des étoiles j au delà du
monde des étoiles, il y a le monde des nébuleuses.
Les lunes sont les satellites d'une planète; les planètes sont les satellites
d'une étoile; les étoiles sont les satellites d'une nébuleuse; les nébuleuses
sont les satellites du Centre Ignoré.
Autant la distance d'une étoile à l'autre surpasse la distance des planètes
entre elles, autant la distance d'une nébuleuse à l'autre dépasse la distance
des étoiles entre elles. Pour exprimer en chiffres la distance des planètes, on
prend pour unité la lieue de quatre mille mètres; pour exprimer la distance
des étoiles, on prend pour unité notre rayon solaire de trente-huit millions
de lieues ; pour exprimer la distance des nébuleuses, il faut prendre pour
unité le rayon stellaire, c'est-à-dire au minimum (le plus court rayon stellaire
d'Alpha du Centaure à notre soleil) sept mille milliards de lieues. La dis-
tance du soleil à la nébuleuse la plus voisine est à la distance de la terre au
soleil dans la proportion de sept mille milliards de lieues à une lieue. Plus
6o8 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
d'angles à calculer j plus de parallaxe à rêver j ici la géométrie arrive à l'épou-
vante.
On sent l'accablement de la création inconnue.
Disons-le, même à cette profondeur, le télescope a pu saisir des formes.
Messier, du haut de la logette de l'hôtel de Cluny, a constaté dans la vingt-
septième nébuleuse deux cercles lumineux occupant les deux foyers d'une
ellipse. La nébuleuse d'Hercule figure une éponge dont chaque trou serait
une étoile, La nébuleuse du Chien de chasse, espèce de chevelure de
flamme, tourne en spirale autour d'un noyau éblouissant. L'éternité d'un
ouragan semble pouvoir seule expliquer cette torsion effrayante.
Qui sait où l'observation humaine s'arrêtera? De Francœur à nous, le
télescope a monté de soixante-quinze millions d'étoiles à cent millions.
Parce que dans la Voie Lactée proprement dite, nous n'avons encore
compté que dix-huit millions de soleils, ce n'est pas une raison pour nous
décourager.
Le jour où nos lunettes auraient reçu un suprême perfectionnement qui
n'a rien d'impossible, la profondeur incommensurable étant partout peuplée
d'astres à des éloignements divers, tous ces points lumineux, devant le
regard du télescope, se serreraient sans interstice les uns contre les autres,
boucheraient tous les trous, deviendraient surface, et le ciel de la nuit nous
apparaîtrait comme un immense plafond d'or.
-^ VIII
Le ciel offre cet effrayant phénomène : toujours la lumière, jamais la
certitude.
Les distances démesurées des astres font que le ciel, à parler rigoureuse-
ment, est toujours à l'état d'illusion.
Le ciel que nous voyons n'est pas présentj il est passé. L' Aujourd'hui du
ciel nous est inconnu j nous n'avons devant les yeux qu'Hier, et un Hier qui
pour certains astres recule à des milliers d'années. La Chèvre que nous
admirons tous les soirs était peut-être éteinte sept ans avant la bataille de
Marengoj les étoiles que le télescope de trois mètres aperçoit maintenant
n'existaient peut-être plus au temps de Charlemagne, et les étoiles que le
télescope de six mètres observe en ce moment étaient peut-être déjà
évanouies au moment de la guerre de Troie. À l'heure où nous sommes,
il n'y a peut-être plus une seule étoile dans le ciel.
Les dernières étoiles étant situées à la distance infinie, et la distance infinie
ne s'épuisant pas, leur lumière, même après que l'astre aurait disparu, nous
LES CHOSES DE L'INFINI. 609
arrivera toujours, et s'il advenait que toutes les étoiles s'éteignissent dans le
ciel, nous ne le saurions jamais. Nous verrions pendant l'éternité ces pro-
fondes étoiles mortes.
Le seul phénomène apparent et qui, pour être constaté, voudrait être
observé pendant des milliers d'années, serait celui-ci : les grandes étoiles
visibles à l'œil nu disparaîtraient peu à peu l'une après l'autre, et la Voie
Lactée, devenue informe, envahirait tout le ciel. L'immensité serait une
nébuleuse.
IX
Est-ce tout.f* '
Jamais.
Quel véhicule voulez-vous?
La locomotive fait quinze lieues à l'heure.
L'ouragan fait soixante lieues à l'heure.
Le boulet de canon fait sept cents lieues à l'heure.
La locomotive se traîne.
L'ouragan boite.
Le boulet de canon est une tortue.
Enfourchez le rayon de lumière.
C'est là une monture quatre mille fois plus rapide que le boulet de canon,
quatre millions deux cent mille fois plus rapide que l'ouragan et dix-sept
millions de fois plus rapide que la locomotive.
Elle fait, vous le savez, soixante-dix mille lieues par seconde.
Partez.
Allez sur le rayon de lumière en huit minutes de la Terre au Soleil, allez
en quatre heures du Soleil à Oceanus, allez en trois ans et huit mois
d'Oceanus au Centaure, allez en vingt-huit ans du Centaure à l'Etoile
Polaire, allez en seize mille huit cents ans de l'Étoile Polaire à la Voie Lactée,
allez en cinq millions d'années de la Voie Lactée à la nébuleuse du Chien
de chasse, vous n'aurez point encore fait un pas.
Les apparitions d'univers recommenceront.
L'insondable restera devant vous, tout entier.
Au delà du visible l'invisible, au delà de l'invisible l'inconnu.
Partout, toujours, au zénith, au nadir, en avant, en arrière, au-dessus,
au-dessous, en haut, en bas, le formidable Infini noir.
Et tout ceci ne serait encore qu'un des deux aspects de la vision sublime.
A côté de l'infini de l'espace, il y a l'infini de la durée.
PHILOSOPHIE. — II. 39
IHVUIUUI KÀTIOaiUS.
6lO POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Songe-t-on qu'avec des existences probables de. milliards et de milliards
de siècles, ces myriades d'étoiles et de soleils, soumises pourtant aux lois
universelles de la naissance et de la mort, ont sans doute un commencement
et une fin, mais se transforment, se remplacent et se renouvellent sans cesse,
sans trêve, sans terme, toujours, toujours, toujours...
De ces prodigieuses hauteurs, oserons-nous maintenant faire un retour sur
nous-mêmes ?
Imperceptibles sur notre imperceptible globe pendant la seconde qui est
notre vie, ne sommes-nous pas, en présence de cet écrasant infini, bien
infimes et bien misérables ?
Non, puisque nous le comprenons.
[1864.]
[CONTEMPLATION SUPREME.]
I
Comme l'antique Jupiter d'Egine à trois yeux, le poëte a un triple regard,
l'observation, l'imagination, l'intuition. L'observation s'applique plus spécia-
lement à l'humanité, l'imagination à la nature, l'intuition au surnaturalisme.
Par l'observation, le poëte est philosophe, et peut être législateur 5 par l'ima-
gination, il est mage, et créateur j par l'intuition, il est prêtre, et peut être
révélateur. Révélateur de faits, il est prophète} révélateur d'idées, il est
apôtre. Dans le premier cas, Isaïej dans le second cas, saint-Paul.
Cette triple puissance inhérente au génie, c'est-à-dire à l'intelligence
humaine sublimée, l'homme, par la plus naturelle des illusions d'optique,
l'a transférée à Dieu. De là la trimourti, qui a précédé le triagme, qui a
précédé la triade, qui a précédé la trinité. De là l'immémorial et universel
triangle mystique adoré à Delphes, à Saropta, à Teglath-Phalazar, gravé dans
la grande syringe, sculpté il y a quatre mille ans au fond de l'Inde dans ces
effrayants dedans de montagnes creusés en pagodes, et qu'on retrouve à
Palanquè après l'avoir constaté à Bénarès. Mais les fondateurs de religions
ont erré, l'analogie n'est pas toujours la logique, le génie peut être trinité
sans que Dieu ait à subir cette limitation. Bossuet se trompe, l'homme seul
est grand. Dieu n'est pas grand, il est infini. Le grand suppose une mesure
possible. Dieu est sans mesure. Trinité, à quel propos.? L'infini n'est pas
trois. Premier, second, troisième, l'illimité ne connaît pas cela. L'absolu
n'est pas plus borné par le nombre que par l'étendue. Intelligence, puis-
sance, amour j intuition, imagination, observation j ce n'est pas Dieu, c'est
l'homme. Dieu est cela, et le reste. Dieu a une quantité infinie de facultés
infinies. Vous êtes étranges de compter Dieu sur vos doigts.
Philosophiquement et scientifiquement, on peut dire que qui croit à la
Trinité ne croit pas en Dieu.
Quelle idée pensez-vous que se fasse de Dieu, quelle notion voulez-vous
que puisse avoir de Dieu l'homme, le prêtre, qui, comme le jésuite SoUier,
39-
6i2 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
par exemple, écrit : « Il n'y a au-dessus d'Ignace de Loyola que les papes
comme saint-Pierre, les impératrices comme Marie mère de Jésus, et
quelques monarques comme Dieu le Père et Dieu le Fils ! »
Chose inouïe, c'est au dedans de soi qu'il faut regarder le dehors. Le pro-
fond miroir sombre est au fond de l'homme. Là est le clair-obscur terrible.
La chose réfléchie par l'âme est plus vertigineuse que vue directement. C'est
plus que l'image, c'est le simulacre, et dans le simulacre il y a du spectre.
Ce reflet compliqué de l'Ombre, c'est pour le réel une augmentation. En
nous penchant sur ce puits, notre esprit, nous y apercevons à une distance
d'abîme, dans un cercle étroit, le monde immense. Le monde ainsi vu est
surnaturel en même temps qu'humain, vrai en même temps que divin.
Notre conscience semble apostée dans cette obscurité pour donner l'explica-
tion.
C'est là ce qu'on nomme l'intuition.
Humanité, Nature, Surnaturalisme. À proprement parler, ces trois ordres
de faits sont trois aspects divers du même phénomène. L'humanité dont
nous sommes, la nature qui nous enveloppe, le surnaturalisme qui nous
enferme en attendant qu'il nous délivre, sont trois sphères concentriques
ayant la même âme. Dieu.
Ces trois sphères, car c'est là le vaste amalgame, se pénètrent et se
confondent, et sont l'unité. Un prodige entre dans l'autre. Une de ces
sphères n'a pas un rayon qui ne soit la tige ou le prolongement du rayon
de l'autre sphère. Nous les distinguons parce que notre compréhension, étant
successive, a besoin de division. Tout à la fois ne nous est pas possible. L'in-
commensurable synthèse cosmique nous surcharge et nous accable.
Les plus hauts génies, les intelligences encyclopédiques aussi bien que les
esprits épiques, Aristote aussi bien qu'Homère, Bacon aussi bien que Shake-
speare, détaillent l'ensemble pour le faire comprendre, et ont recours aux
oppositions, aux contrastes et aux antinomies. Ceci est d'ailleurs le procédé
même de la nature, qui emploie la nuit à nous faire mieux sentir le jour.
Hobbes disait : La dissection fait le chirurgien, l'analyse fait le philosophe j
l'antithèse est le grand organe de la synthèse j c'est l'antithèse qui fait la
lumière.
De là notre distinction entre humanité, nature et surnaturalisme; mais,
en réalité, ce sont trois identités, et ce qui est de l'une est de l'autre. Qu'est-
ce que l'humanité ? C'est la partie de la nature insérée dans notre organisme.
Et qu'est-ce que le surnaturalisme ? C'est la partie de la nature qui échappe
à nos organes. Le surnaturalisme, c'est la nature trop loin.
CONTEMPLATION SUPRÊME. 613
Entre l'observation qui regarde l'homme et l'intuition qui regarde le sur-
naturalisme, il y a la même différence qu'entre scruter et sonder.
Mais expliquer la nature, ce n'est point la limiter} classification et néga-
tion, c'est deux. Il ne feut ni trop de Oui ni trop de Non. L'idolâtrie est la
force centripète j le nihilisme est la force centrifuge. L'équilibre entre ces
deux forces, c'est la philosophie.
Chose bizarre, l'idolâtrie et le nihilisme s'entendent sur un point, la
limitation de la nature.
Les religions, à l'époque peu avancée du genre humain où nous sommes,
sont encore en bas âge. Qu'on ne s'y trompe pas, croire est une science en
même temps qu'une soif On croit d'instinct, puis on croit de logique. Les
religions faisant partie de la civilisation, il y a pour les religions, comme
pour tout le reste, l'enfance de l'art. Et ce mot est pris ici en bonne part.
A l'heure où nous sommes, les religions ignorent. Ne leur apportez pas de
lumière nouvelle} leur Dieu est bâclé. Elles ont créé Dieu. Elles n'en
veulent pas d'autre. Toute religion est l'abbé Vertot. C'est trop tard, mon
Dieu est fait. De là, un résultat singulier. Dans les religions, ce qui fait
défaut, c'est l'essence même de la foi, c'est le sentiment de l'infini. Ce qui
manque aux religions, c'est la religion. L'illimité est toute la religion. La
foi, c'est l'indéfini dans l'infini. Or, insistons-y, dans l'humanité telle qu'elle
est encore, le caractère des religions, c'est l'absence d'infini. EUes parlent du
ciel, mais elles en font un temple, un palais, une cité. Il s'appelle Olympe,
il s'appelle Sion. Le ciel a des tours, le ciel a des dômes, le ciel a des jardins,
le ciel a des escaliers, le ciel a une porte et un portier. Le trousseau de clefs
est confié par Brâhma à Bhâwany, par Allah à Aboubekre, et par Jéhovah à
saint-Pierre. Démogorgon prend sur les volcans Acrocéraunes une poignée
de boue enflammée et la jette en l'ait} cela fait les astres. Le ciel est une
montagne} le ciel est en cristal} la terre est le centre de l'univers } Josué
arrête le soleil, Circé feit reculer la lune} la Voie Lactée est une tache de
gouttes de lait } les étoiles tomberont.
Quant à cet être, l'Eternel, l'Incréé, le Parfait, le Puissant, l'Immanent,
le Permanent, l'Absolu, il est vieux avec une barbe blanche, il est jeune
avec un nimbe} il est père, il est fils, il est homme, il est animal} bœuf
chez les uns, agneau chez les autres, ailleurs colombe, ailleurs éléphant. Il a
une bouche, des yeux, des oreilles } on a vu sa face. Quant aux facultés, on
les lui concède infinies, mais, comme nous venons de le rappeler, on ne lui
en donne que trois, reprenant dans le chiffre l'infinitude qu'on accorde dans
l'étendue, et sans s'apercevoir que si l'être absolu a un nom, ce n'est pas
Trinité, c'est Infinité. Cet être est irritable, il est passionné, il est jaloux, il
6l4 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
se venge, il se fatigue, il se repose, il lui faut son dimanche, il habite un
lieu, il est ici et non là. Il est le Dieu des armées j il est le Dieu des anglais,
et non des français j il est le Dieu des français et non des autrichiens. Il a
une mère 5 il existe des rois qui promettent à Notre-Dame d'Embrun une
tiare en vermeil de peur qu'elle ne soit en colère de la robe de brocart d'or
qu'ils ont offerte à Notre-Dame de Tours. Il a une forme ; on le sculpte, on
le peint, on le dore, on l'enrichit de diamants. On l'avale et on le boit. On
l'entoure d'une frontière de dogmes. Chaque culte le met dans un livre j
défense à lui d'être ailleurs. Le Talmud est sa gaine, le Zend-Avesta est son
étui, le Koran est son fourreau, la Bible est sa boîte. Il a des fermoirs. Les
prêtres le gardent sous enveloppe. Ils ont seuls droit d'y toucher. De temps
en temps, ils le prennent dans leurs mains et le font voir. Voilà où en est
l'illimité. Toutes les religions, anciennes ou actuelles, s'efforcent de finir
Dieu.
Pourquoi ?
C'est qu'un Dieu fini, c'est un Dieu commode. Le rayonnant en tous
sens n'est point facile à manier. Mettez donc le soleil dans un ostensoir.
Dieu, incompréhensible au savant, est inintelligible à l'ignorant. L'infini
ayant un moi, voilà qui n'est pas peu de chose à imaginer. 11 y a dans cette
notion métaphysique excès de pesanteur pour l'intelligence humaine. Faci-
liter la foi, c'est le travail des religions 3 cela s'obtient aux dépens de l'idéal.
Administrer Dieu, tel est le problème à résoudre. Le paganisme divise Dieu
en déités, le christianisme le divise en sacrements. Les religions, c'est Dieu
donné à l'homme par bouchées. Rendre Dieu mangeable, c'est un succès.
L' Ame-Monde, faites donc comprendre cette abstraction prodigieuse à la
grosse foule ignorante et ignorante utilement pour vous. Un Jupiter de
marbre ou un Sabaoth de bronze, cela se voit. Or, on ne croit que ce qu'on
voit. (Fausse vérité qui est à la fois le point de départ de l'idolâtrie et le
point de départ de l'athéisme.) Fabriquez donc une statue quelconque j une
fois la statue faite idole, une fois le piédestal fait autel, donnez l'exemple,
prosternez-vous 5 il ne vous reste plus qu'un travail à exécuter et qu'un pro-
grès à accomplir, c'est de persuader à cette honnête masse d'hommes que
cette pierre ou ce cuivre, c'est l'Éternel et l'Infini. Petite affaire. Pour per-
suader la foule, il suffit de l'effarer j un miracle ou deux font la besogne.
Rien donc hors du Veda, rien hors du Toldos-Jeschu , rien hors du
Koran, rien hors de la Genèse, rien hors des docteurs, rien hors des pro-
phètes, rien hors des évangélistes ; et si Dieu déborde, on le rognera. C'est
au nom de Moïse que Bellarmin foudroyait Galilée , et ce grand vulgarisateur
du grand chercheur Copernic, Galilée, le vieillard de la vérité, le mage du
ciel, était réduit à répéter à genoux, mot à mot, après l'inquisiteur, cette
CONTEMPLATION SUPREME. 615
formule de honte : « Corde sincero et fide non fi^a, abjuro, maledico et deteBor
supradi^os errores ethœreses.)) Le mensonge mettait à la science le bonnet d'âne.
Galilée se courba devant l'orthodoxie ^ Campanella non. L'inquisition mit
Tomaso Campanella en prison pendant vingt-sept ans et l'appliqua à la ques-
tion sept fois, et chaque fois la torture dura vingt-quatre heures. Quel était
son attentat ? Avoir affirmé que le nombre des étoiles est infini. Ainsi les
religions en viennent à ceci que, devant elles, l'infini est un crime.
Aux yeux du nihilisme, l'infini n'est pas criminel 5 il est ridicule. On
a entendu tout récemment en pleine Académie savante, cette parole carac-
téristique : « Arrêtons-nous , car nous tomberions dans les puérilités de
l'infini.» Et cette autre : «Ceci n'est pas sérieux, c'est de la religion.» Et
cette autre : «Les penseurs rejettent le surnaturalisme.»
Donc voilà la science, du moins une certaine science académique et offi-
cielle, aussi myope que l'idolâtrie. La science d'état donne la réplique à la
religion d'état. Elle recule, elle aussi, devant l'infini. Ces rapetissements
n'ont rien qui déplaise au maître. Là où il y a des sénats, cette science en
est. Faire l'univers substance et bloc, faire du grand Tout une simple agré-
gation de molécules sans mélange d'aucun ingrédient moral, et par consé-
quent aboutir à ceci que la force est le droit, ce qui entraîne cette autre
conséquence que la jouissance est le devoir, raccourcir l'homme à la bête,
le diminuer de toute la hauteur de l'âme retranchée, en faire une chose
comme une autre, cela supprime net bien des déclamations sur la dignité
humaine, la liberté humaine, l'inviolabilité humaine, l'esprit humain, etc.,
et rend tout ce tas de matière plus maniable. L'autorité d'en bas, la fausse,
gagne tout ce que perd l'autorité d'en haut, la vraie. Plus d'infini, par-
tant plus d'idéal} plus d'idéal, partant plus de progrès} plus de progrès,
partant plus de mouvement. Immobilité donc. Statu quo, étang j c'est là
l'ordre.
Il y a de la putréfaction dans cet ordre-là.
L'homme veut être eau courante. Chose merveilleuse, la liberté, c'est la
santé. Un ruissellement, un murmure, une pente, un parcours, un but, une
volonté, pas de vie sans cela. Sinon une prompte pourriture. Vous serez
fétides, et vous donnerez aux autres votre peste. Le despotisme est miasma-
tique. Se délivrer, c'est se désinfecter. Aller en avant est un assainissement.
Il n'y en a pas moins des gens qui poussent le goût de la tranquillité jus-
qu'à admirer une civilisation à surface de marais.
L'âme dans l'homme est une inquiétude 5 l'infini hors de l'homme est un
appel. L'infini s'ouvre, l'âme entre. Entrer, c'est marcher} entrer, c'est volerj
entrer, c'est planer. Qu'est cela .? C'est du désordre. Demandez à la cage ce
qu'elle pense de l'aile. La cage répondra : l'aile, c'est la rébellion.
6i6 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Oter l'âme, c'est couper l'aile. Oter l'infini, c'est supprimer le champ. La
tranquillité est rétablie.
S'il n'y a pas dans l'homme autre chose que dans la bête, prononcez donc
sans rire ces mots : Droits de l'homme et du citoyen. Ces mots : Droit du
bœuf, droit de l'âne, droit de l'huître, rendront le même son. C'est un peu
ce que souhaitent les despotes.
La science académique, la science d'état, leur rend ce service, et le leur
rend de bonne foi, nous le pensons. Elle ne trompe pas, elle se trompe.
C'est bassesse de vue , non de cœur. Aussi essayons-nous de l'éclairer.
Cette science prend la petitesse pour l'exactitude. Elle est de tempérament
timide, elle a l'effroi facile, elle ne va pas volontiers à la découverte. L'in-
fini, quel voyage à entreprendre! Dès que le 8 se renverse, elle s'arrête
court. Passe pour l'algèbre j mais la science entière n'est pas l'algèbre. Toute
question veut être sondée. Pourquoi refuser l'examen ?
Un jour, en 1827, à l'époque où l'on parlait beaucoup de « l'homme
fossile de la forêt de Fontainebleau», étant chez Cuvier au Jardin des
plantes, il y eut entre lui et moi ce dialogue :
— Monsieur Cuvier, que pensez-vous de l'homme fossile ?
— Qu'il n'existe pas.
— Etes-vous allé le voir ?
— Non.
— Irez-vous ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce qu'il n'existe pas.
— Mais si, par hasard, il existait ?
— Il ne peut exister.
Ce qu'on appelait en 1827 «l'homme fossile», n'était en effet qu'un grès
bizarrement contourné en forme humaine. Cuvier semblait avoir raison. Il
avait tort. L'homme fossile existe. Trente-six ans après ma conversation avec
Cuvier, en 1863, dans la carrière de Moulin-Quignon, près Abbeville, à
trente mètres au-dessus du niveau de la mer, sur un plateau qui domine la
vallée de la Somme, de l'épaisseur d'un banc de sable noir argileux du dilu-
vium inférieur, reposant immédiatement sur la craie blanche, à quatre mètres
trente-deux centimètres de la surface du sol, tout près de la craie, on a extrait
un os fossile de mâchoire humaine portant encore une dent, obliquement
implantée d'avant en arrière, ce qui caractérise le prognatisme des races infé-
rieures et ce qui fait à la Genèse le déplaisir de confirmer l'hypothèse de
plusieurs Adams. L'homme fossile est aujourd'hui déposé sur le bureau de
l'Académie des sciences. Il est sorti de l'ombre, quoique cela lui fût défendu
CONTEMPLATION SUPREME. 617
par l'autorité compétente. Le déluge a eu la fantaisie d'être désagréable à
M. Cuvier, conseiller d'Etat. Je plains les affirmateurs contre l'inconnu. Il
leur arrive de ces aventures.
C'est la science académique et officielle qui, pour avoir plus tôt fait, pour
rejeter en bloc toute la partie de la nature qui ne tombe pas sous nos sens
et qui par conséquent déconcerte l'observation, a inventé le mot surnatura-
lisme. Ce mot, nous l'adoptons, il est utile pour distinguer, nous nous en
sommes déjà servi et nous nous en servirons encore, mais, à proprement
parler et dans la rigueur du langage, disons-le une fois pour toutes, ce mot
est vide. Il n'y a pas de surnaturalisme. Il n'y a que la nature. La nature
existe seule et contient tout. Tout Est. Il y a la partie de la nature que
nous percevons, et il y a la partie de la nature que nous ne percevons
pas. Pan a un côté visible et un côté invisible. Parce que sur ce côté
invisible, vous jetterez dédaigneusement ce mot surnaturalisme , cet invisible
existera-t-il moins .? X reste X. L'Inconnu est à l'épreuve de votre voca-
bulaire. Nier n'est pas détruire. Le surnaturalisme est immanent. Ce que
nous apercevons de la nature est infinitésimal. Le prodigieux être multiple
se dérobe presque tout de suite au court regard terrestre j mais pourquoi ne
pas le poursuivre un peu.f* Toutes ces choses, spiritisme, somnambulisme,
catalepsie, biologie, convulsionnaires, médiums, seconde vue, tables tour-
nantes ou parlantes, invisibles frappeurs, enterrés de l'Inde, mangeurs de
feu, charmeurs de serpents, etc., si faciles à railler, veulent être examinées
au point de vue de la réalité. Il y a là peut-être une certaine quantité de
phénomène entrevu. Si vous abandonnez ces faits, prenez garde, les charla-
tans s'y logeront, et les imbéciles aussi. Pas de milieu : la science, ou l'igno-
rance. Si la science ne veut pas de ces faits, l'ignorance les prendra. Vous
avez refusé d'agrandir l'esprit humain, vous augmentez la bêtise humaine.
Où Laplace se récuse, Cagliostro paraît. De quel droit, d'ailleurs, dites- vous
à un fait : Va-t'en. De quel droit chassez-vous un phénomène .'' De quel droit
dites- vous à l'inattendu : je ne t'examinerai pas } De quel droit raturez-vous
une des données du problème } De quel droit mettez-vous la nature à la
porte "^ Hue usque recurret. La science peut commettre des iniquités. Fermer
les yeux, c'est une mauvaise action. Le télescope a une fonction ^ le micro-
scope a des devoirs. La cornue doit être impartiale, l'alambic doit être intègre,
le creuset chauffe pour tout le monde. Il faut que le chiffre soit honnête
homme. Un déni d'expérimentation est un déni de justice. Et savez-vous ce
qui arrive? L'absurde se greffe sur le vraij c'est votre faute; vous avez
manque à vos deux lois, bienveillance et surveillance; vous créez l'empi^-
risme. Ce qui eût été astronomie sera astrologie ; ce qui eût été chimie sera
6l8 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
alchimie. Sur Lavoisier qui se rapetisse, Hermès grandit. Vous riez de Cardan
quand il dit : « Une comète près de Saturne annonce la peste, près de Jupiter
la mort du pape, près de Mars la guerre, près de la lune l'inondation, près
de Vénus la mort du roi. » Eh bien, c'est vous qui avez fait Cardan chimé-
rique. Sans les persécutions de ce Scaliger que David Pareus appelle Eriticm
superciliosissimm , sans l'emprisonnement de Bologne, Cardan, qui a incontes-
tablement créé la théorie des équations du troisième degré. Cardan qui a
trouvé la loi du cube. Cardan, égal au moins à Tartaglia et dont les dix
tomes in-folio sont plus gros encore de vérité que d'illusion, serait peut-être
le plus grand des astronomes et des géomètres.
Thaumaturgie, pierre philosophale, transmutation, or potable, baquet de
Mesmer, toute cette fausse science ne demandait pas mieux peut-être que
d'être la vraie. Vous n'avez pas voulu voir le visage de l'Inconnu j vous verrez
son masque. Magie noire et blanche, sorcellerie, chiromancie, cartomancie,
nécromancie, tout cela n'est pas autre chose que de la science dévoyée, tom-
bée en chimère par défaut de responsabilité. Ce qu'on rejette injustement
hors de la pensée se réfugie dans le rêve.
De ce qu'un fait vous semble étrange, vous concluez qu'il n'est pas. C'est
hardi. Les mandarins seuls ont de ces vaillances -là. Mais toute la science
commence par être étrange. La science est successive. Elle va d'une merveille
à l'autre. Elle monte à l'échelle. La science d'aujourd'hui semblerait extrava-
gante à la science d'autrefois. Ptolémée croirait Newton fou. Je me figure le
micrographe de Delft, venant conter au philosophe de Stagyre les vingt-
sept mille facettes de l'œil de la mouche j voyez- vous la mine qu'Aristote
ferait à Leuwenhoëck.
On a vite fait de dire : c'est puéril. Ce n'est pas sérieux. Ce qui est puéril,
c'est de se figurer qu'en se bandant les yeux devant l'Inconnu, on supprime
l'Inconnu. Ce qui n'est pas sérieux, c'est la science ricanant de l'infini. Le
positivisme en est venu à vouloir tout voir et tout palper, comme l'idolâtrie j
nous avons déjà noté cette coïncidence singulière. On tient pour suspectes
l'induction et l'intuition j l'induction, le grand organe de la logique} l'intui-
tion, le grand organe de la conscience. N'admettre que le palpable et le
visible, cela se qualifie observation. C'est élimination, et rien autre chose.
Et, qui sait ? élimination du réel ?
Peines perdues d'ailleurs. Vous avez beau épaissir sur la science possible
l'ignorance volontaire, la force des choses, ce travail sublime du troisième
dessous, pousse la connaissance humaine en avant. Le hasard, ce doigt indi-
cateur de la Providence, s'en mêle. Une pomme tombe devant Newton,
CONTEMPLATION SUPRÊME. 619
une marmite bout devant Papin, une feuille de papier en flamme s'envole
devant Montgolfier. Par intervalles, une découverte éclate, comme un coup
de mine dans les profondeurs de la science, et tout un pan de préjugés et
d'illusions s'écroule, et le roc vif de la vérité est brusquement mis à nu.
Surnaturalisme ! Et l'on croit avoir tout dit. Il est curieux de se retourner
et de jeter un regard en arrière. L'électricité a longtemps fait partie du sur-
naturalisme. Il a fallu les expériences multipliées de Clairaut pour la faire
admettre et inscrire sur les registres de l'état civil de la science correcte.
L'électricité a aujourd'hui pignon sur rue et rente des professeurs. Le galva-
nisme a fait le même stage ; il a été tout d'abord bafoué et traité ^enfantillage,
comme le constatent les cinq mémoires adressés par Galvani à Spallanzani j
il n'est admis que depuis peu. La pile de Volta a été fort raillée. Elle est
admise à cette heure. Le magnétisme n'est encore qu'à demi entré j une
moitié est dans la science officielle, et l'autre dans le surnaturalisme. Le
bateau à vapeur était «puéril» en 1816. Le télégraphe électrique a commencé
par n'être pas «sérieux».
Disons-le, car nulle faveur dans ces pages sincères, et nous ne sommes au
service que de la vérité, — de nos jours, un certain esprit scientifique n'est
pas moins étroit que l'esprit religieux. L'erreur fait peau neuve, mais reste
l'erreur} elle était fétichisme, elle devient idolâtriej elle était athéisme, elle
devient nihilisme. Que de progrès encore à accomplir! Quel tirage ! Les deux
ornières, l'ornière erreur et l'ornière imposture, sont d'accord pour faire
verser la vérité.
Haine au surnaturalisme, c'est le cri du sceptique, et c'est aussi le cri du
bigot. La nature, voilà le danger. On se barricade contre elle des deux côtés.
Pour l'homme d'ironie, elle est trop mystérieuse j pour l'homme d'idolâtrie,
elle est trop mathématique.
Somme toute, qu'on le sache, science et religion sont deux mots iden-
tiques j les savants ne s'en doutent pas, les religieux non plus. Ces deux
mots expriment les deux versants du même fait, qui est l'infini. La Religion-
Science, c'est l'avenir de l'âme humaine.
Une des routes pour y arriver est l'intuition.
Nous ne développons pas. Le temps nous manque dans ces pages rapides.
Notre but actuel est littéraire, et non scientifique. Passons.
II
Premier degré, deuxième degré, troisième degré. Observation, imagina-
tion, intuition. Humanité, nature, surnaturalisme} ce sont là les trois hori-
zons. L'un complète et corrige l'autre j leur coordinadon est l'ensemble
620 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
cosmique. Qui les voit tous les trois est au sommet. Il est l'esprit cubique.
Il est le génie.
L'observation donne Sedaine. L'observation, plus l'imagination, donne
Molière. L'observation, plus l'imagination, plus l'intuition, donne Shake-
speare. Pour monter sur la plate-forme d'Elseneur et pour voir le fantôme,
il faut l'intuition.
Ces trois facultés s'augmentent en se combinant. L'observation de Molière
est plus profonde que l'observation de Sedaine, parce que Molière a, de
plus que Sedaine, l'imagination. L'observation et l'imagination de Shake-
speare creusent plus avant et montent plus haut que l'observation et l'ima-
gination de Molière, parce que Shakespeare a, de plus que Molière, l'intui-
tion.
Comparez Shakespeare et Molière parleurs créations analogues, comparez
Shylock à Harpagon et Richard III à Tartuffe, Timon d'Athènes même à
Alceste, et voyez quelle philosophie plus sagace et plus vivante! C'est que
Shakespeare vit la vie tout entière. Il est au zénith. Rien n'échappe à cet
œil culminant. Il est en haut par la prunelle et en bas par le regard. Il est
tragédie en même temps que comédie. Ses larmes foudroient. Son rire
saigne.
Essayez une autre confrontation plus saisissante encore. Mettez la statue
du commandeur en présence du spectre de Hamlet. Molière ne croit pas
à sa statue, Shakespeare croit à son spectre. Shakespeare a l'intuition qui
manque à Molière. La statue du commandeur, ce chef-d'oeuvre de la terreur
espagnole, est une création bien autrement neuve et sinistre que le fantôme
d'Elseneur i elle s'évanouit dans Molière. Derrière l'eifrayant soupeur de
marbre, on voit le sourire de Poquelin j le poëte, ironique à son prodige, le
vide et le détruit; c'était un spectre, c'est un mannequin. Une des plus
formidables inventions tragiques qui soient au théâtre, avorte, et il y a à
cette table du Festin de Pierre si peu d'horreur et si peu d'enfer qu'on
prendrait volontiers un tabouret entre Don Juan et la statue. Shakespeare,
avec moins, fait beaucoup plus. Pourquoi .f* parce qu'il ne ment pasj
parce qu'il est tout le premier saisi par sa création. Il est son propre pri-
sonnier. Il frissonne de son fantôme et il vous en fait frissonner. Elle existe,
elle est vraie, elle est incontestable, cette figure noire qui est là debout
avec son bâton de commandement. Ce spectre est de chair et d'osj chair
de nuit et os de sépulcre. Toute la nature est convaincue, est terrible
autour de lui. La lune, face pâle à demi cachée sous l'horizon, ose à peine
le regarder.
Mettez au contraire Shakespeare à côté d'Eschyle, l'approche est redou-
table, même pour Shakespeare. C'est lion contre lion. Vous confrontez deux
CONTEMPLATION SUPRÊME. 621
égaux. Oreste n'a pas moins de vie funèbre que Hamlet. Et si Shakespeare
essaye de terrifier Eschyle avec les sorcières, Eschyle lui montre du doigt les
Euménides.
Chose admirable, pour que le génie soit complet, il faut qu'il soit de
bonne foi. Virgile ne croit pas un mot de l'Enéide } sa Vénus est copiée sur
Livie, son Olympe est de seconde main, il est dépaysé dans son enfer
machiné par un autre que lui, il est bien plus sûr de César que de Jupiter;
Auguste, Mécène, Marcellus, voilà les vrais et solides Apollons; il entend
malice aux déifications profitables; sa muse s'appelle Dix-mille-Sesterces.
Aussi Virgile est-il par moments tout près d'avoir beaucoup d'esprit comme
Ovide, lequel du reste n'en est pas moins chassé de la cour.
Homère, lui, est naïf; la beauté de ses poëmes, c'est la certitude. Ils en
sont pleins; ils en débordent. Homère croit aux héros, aux monstres, à la
pomme, aux carquois de rayons lançant la peste, au partage des dieux à
cause de Troie , à Vénus qui est pour, à Pallas qui est contre ; tout ce fabu-
leux Empyrée qui est en lui le fascine et le subjugue. Il en radote. Il en
rabâche. Cela fait sourire Horace. Bonm Homerus. Homère est dupe de Hliade.
De là sa grandeur.
Cette bonne foi sublime, l'intuition la donne. Intuition, invention. L'in-
tuition ne domine pas moins le géomètre inventeur que le poëte. L'intuition
c'est la puissance. Elle fait l'homme d'airain. C'était par intuition, et non par
observation, que Campanella affirmait le nombre infini des étoiles. L'église,
qui hait les astres, gênants pour les dogmes, voulut l'en faire démordre. En
vain. Nous l'avons rappelé, vingt-sept années de cachot, sept fois vingt-
quatre heures de brodequin et de chevalet n'ébranlèrent point Campanella.
L'intuition fut plus forte que la torture.
Aux trois facultés signalées plus haut, et dont nous avons indiqué d'abord
l'accouplement, puis le groupe, correspondent trois familles d'esprit : les
moralistes, limités à l'homme; les philosophes, qui combinent l'homme
avec le monde sensible; les génies, qui voient tout.
Pour comprendre ce qui manque à Molière, il faut lire Shakespeare. Pour
comprendre ce qui manque à Sedaine, à l'abbé Prévost, à Marivaux, à
Le Sage, à La Bruyère, il faut lire Molière.
En art comme en toute chose, une certaine nuance — un abîme —
sépare l'excellence de la grandeur. A la Trippenhausen d'Amsterdam, vous
voyez en entrant un vaste tableau d'un maître dont le nom m'échappe, c'est
excellent. Vous applaudissez. Tournez-vous, voici la Ronde de nuit, c'est Rem-
brandt. Vous poussez un cri. Le grand est là. L'excellent s'évanouit. Vous ne
I
6n POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
pouvez même plus regarder l'autre peinture. Le grand dans les arts ne s'ob^
tient qu'au prix d'une certaine aventure. L'idéal conquis est un prix d'audace.
Qui ne risque rien n'a rien. Le génie est un héros.
En avant ! c'était le mot de Jason et de Colomb. Jircana natura détela,
c'était le cri de ce profond chercheur Leuwenhoëck accusé par ses contem-
porains de manquer de goût dans ses découvertes. Leuwenhoëck cherchait le germe
dans l'ordre visible comme nous cherchons la cause dans l'ordre invisible. Il
allongeait le microscope avec l'hypothèse, croyant à l'observation, croyant
aussi à l'intuition. De là ses trouvailles, de là aussi ses ennemis. La supposi-
tion, c'est-à-dire l'ascension à l'étage invisible, tente les grands esprits calcu-
lateurs comme les grands esprits lyriques. Le levier de la conjecture peut seul
remuer cet incommensurable monde, le possible. A la condition, il est vrai,
d'avoir ce point d'appui, le fait. Kepler disait : l'hypothèse eB mon bras droit.
Sans l'intuition, ni haute science, ni haute poésie. Uranie, la muse
double, voit en même temps l'exact et l'idéal. Elle a une main sur Archi-
mède et l'autre sur Homère.
Les vues partielles n'ont qu'une exactitude de petitesse. Le microscope est
grand parce qu'il cherche le germe. Le télescope est grand parce qu'il
cherche le centre. Tout ce qui n'est pas cela est nomenclature, curiosité
vaine, art chétif, science naine, poussière. Tendons toujours à la synthèse.
Pour bien voir l'homme, il faut regarder la nature 5 pour bien voir la
nature et l'homme, il faut contempler l'infini.
Rien n'est le détail, tout est l'ensemble. A qui n'interroge pas tout, rien
ne se révèle.
III
Précisons encore 5 et en même temps donnons aux idées esquissées ici leur
extension complète.
L'idée de Nature résume tout. Du plus ou moins de densité de cette idée
démesurée résulte la philosophie entière. Serrez cette idée au plus près,
faites-la immédiate et palpable, réduisez-la au moindre volume possible en
lui conservant d'ailleurs tout ce qui la compose, aménagez-la, en un mot,
à l'état concret, vous avezl'hommej dilatez-la, vous percevez Dieu. L'huma-
nité étant un microcosme, on conçoit l'erreur de ceux qui, comme Fichte,
s'en contentent, et qui voient le monde en elle. L'homme est Dieu en petit
format.
Mais prendre pour Dieu l'homme, c'est la même méprise que prendre
pour univers la terre. Vous mettez le grain de cendre si près de votre prunelle
qu'il vous éclipse l'infini.
CONTEMPLATION SUPRÊME. 623
Les choses sont les pores par où sort Dieu. L'univers le transpire. Toutes
les profondeurs le font paraître à toutes les surfaces. Quiconque médite voit
le créateur perler sur la création. La religion est la mystérieuse sueur de l'in-
fini. La nature sécrète la notion de Dieu. Contempler est une révélation j
souffrir en est une autre. Dieu tombe goutte à goutte du ciel, et larme à
larme de nos yeux. À quoi bon Tout, s'il n'était pas là comme un?
Fin, c'est-à-dire but.
On croit que fin signifie mort. Erreur. Fin signifie vie.
L'existence terrestre n'est autre chose que la lente croissance de l'être
humain vers cet épanouissement de l'âme que nous appelons la mort. C'est
dans le sépulcre que la fleur de la vie s'ouvre.
La destinée est une résultante évidente de la nature. Maintenant comment
cela se feit-il.? par quelle combinaison .^^ par quel va-et-vient, par quelle
décomposition de forces, par quel mélange d'effluves, par quelle alchimie
énorme .f* Comment l'événement fuse-t-il à travers l'élément.'^ Comment
l'harmonie universelle peut-elle avoir des contre-coups, et qu'est-ce que ce
contre-coup, le sort.? Une providence est visible j elle a pour manifestation
l'équilibre, que le philosophe appelle d'un plus grand nom : Équité. Une
fatalité aussi est visible j elle a pour manifestation la nécessité. Equité et
Nécessité} ce sont les deux mystérieux visages de l'inconnu. Mais qu'est-ce
que cette chose qu'on nomme le hasard? Le hasard n'est point providence,
car il semble rompre l'équilibre ^ il n'est point fatalité, car il n'est pas
empreint de nécessité. Qu'est-il donc.'' Est-il l'une et l'autre? est-il le remous
de l'une et de l'autre? Nul ne pourrait le dire. Ce qui est certain, c'est qu'il
n'y a qu'une loi. La nature n'est pas une chose et la destinée n'en est pas
une autre. Il n'y a pas une loi extérieure et une loi intérieure. Le phéno-
mène universel se réfracte d'un milieu dans l'autre j de là les apparences
diverses i de là les différents systèmes de faits, tous concordants dans le
relatif, tous identiques dans l'absolu. L'unité d'essence entraîne l'unité de
substance, l'unité de substance entraîne l'unité de loi. Voici le vrai nom de
l'Etre : Tout Un.
Le labyrinthe de l'immanence universelle a un réseau double, l'abstrait, le
concret i mais ce réseau double est en perpétuelle transfusion 3 l'abstraction
se concrète, la réalité s'abstrait, le palpable devient invisible, l'invisible
devient palpable, ce qu'on ne peut que penser naît de ce qu'on touche et de
ce qu'on voit, ce qui végète se complique de ce qui arrive, l'incident s'en-
chevêtre au permanent J il y a de la destinée dans l'arbre, il y a de la sève
dans la passion J il est probable que la lumière pense. Le monde est une
624 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
pile de Volta et en même temps est un esprit} le Nil et l'Ens s'abordent et
s'accouplent j de l'immatériel au matériel la fécondation est possible} ce sont
les deux sexes de l'infini} il n'y a pas de frontières} tout s'amalgame et
s'aime } flux et reflux du prodige dans le prodige } mystère, énormité, vie.
O destinée! ô création!
La mère pleure, l'enfant crie, la bête fauve gémit ou rugit, ce qui est
gémir, l'arbre frissonne, l'herbe frémit, la nuée gronde, le mont tressaille, la
forêt murmure, le vent se lamente, la source larmoie, la mer sanglote,
l'oiseau chante. On naît, c'est pour souflxir; on vit, c'est pour soujflFrir} on
aime, c'est pour souffrir} on travaille, c'est pour souffrir} on est beau, c'est
pour souffrir} on est juste, c'est pour souffrir} on est grand, c'est pour
souffrir. La volonté aboutit à un ajournement, l'utopie} la science aboutit
à un doute, l'hypothèse. On gravit ce qu'on ne franchira pas, on commence
ce qu'on n'achèvera pas, on croit ce qu'on ne prouvera pas, on bâtit ce
qu'on n'habitera pas} on plante de l'ombrage pour autrui. Le progrès est
une série de Chanaans toujours entrevus, jamais conquis, par qui les rêvC}
ceux qui les ont niés y entrent. De jouissance point, et pour personne.
La tyrannie est lourde aux tyrans } la bonté est amère aux bons. L'ingra-
titude, quel fond de calice! Aucune chose ne s'ajuste à nouS} on n'entre
jamais tout à fait dans la place où l'on est} on ne reconnaît son moule
dans aucun des creux de la viC} on a toujours du trop ou du moins } toute
patrie est un exil, tout exil est une patrie} Ailleurs semble toujours préfé-
rable à Ici} nos plus grandes plénitudes sont le vide. Une seule sérénité est
possible, celle de la conscience. Il y a du nuage sur tout le reste. Obscu-
rité majestueuse! Et pourquoi s'étonner et se plaindre, et que demandez-
vous, mourir étant dû à l'homme!
Qu'est-ce qu'il vous faut donc ?
Ce qui est certain, — et quelle espérance qu'une telle certitude! — ce
qui est certain, c'est qu'un phénomène grandiose, la liberté, commence dans
l'homme sur la terre. Pour parler le langage rigoureux de la philosophie et
pour réserver les possibilités obscures, disons que c'est dans l'homme seule-
ment que ce phénomène commence à être visible. L'homme seul sur la
terre apparaît libre. Tout ce qui n'est pas l'homme, que ce soit la chose ou
la bête, est fatal. Ceci est du moins l'apparence incontestable. Ouvrons une
parenthèse :
(La pénétration d'une autre loi, située plus avant dans les profondeurs et
expliquant l'apparence fatale de la bête et de la chose, n'est donnée qu'à
l'intuition. Cette loi, à laquelle du reste personnellement nous croyons, est
si peu entrevue que pas un de ses linéaments n'est scientifiquement fixé. Le
CONTEMPLATION SUPRÊME. 62^
nom d'hypothèse est un commencement d'acceptation que la science ne
consent même pas à lui donner, tant cette loi est encore engagée dans la
chimère. Existe-t-elle .f* question. Les plus hardis se bornent à dire : il y a
quelque chose là.)
Nous fermons la parenthèse, nous ne voulons pas que notre raisonnement
perde pied un seul instant, et nous déclarons nous en tenir aux faits percep-
tibles à tousi nous raisonnons sur le palpable et le visible} nous restons dans
les données de l'expérimentation philosophique universellement admise.
Cela posé, qu'est-ce que l'homme sur la terre a de plus que les autres êtres.'*
La faculté de faire le bien ou le mal.
À lui commence cette faculté, et, par conséquent, cette notion : le bien
et le mal.
Le bien et le mal, quelle ouverture sur l'inconnu!
Révélation de la loi morale.
Pouvoir faire le bien ou le mal, qu'est-ce.'^ C'est la liberté. Et qu'est-ce
encore.'' C'est la responsabilité. Liberté ici, responsabilité ailleurs, ô décou-
verte splendide! La liberté, c'est l'âme.
Liberté implique résurrection} car résurrection, c'est responsabilité. Pour
accomplir sa loi, c'est-à-dire pour devenir de liberté responsabilité, il faut
absolument qu'après la vie ce phénomène, qui est l'homme même, persiste.
Donc, et irrésistiblement, voilà la survivance de l'âme au corps démontrée.
Ce sont là les ténèbres sacrées.
La loi morale est le fîl trouvé dans le labyrinthe. Je sens de la chaleur,
j'avance, c'est le bienj je sens du froid, je recule, c'est le mal. L'affinité de
Dieu avec mon âme se manifeste par une ineffable caresse obscure quand je
m'approche de lui. Je pense, je le sens près de moi; je crée, je le sens plus
près; j'aime, je le sens plus près; je me dévoue, je le sens plus près encore.
Ceci n'est ni de l'observation, car je ne vois ni ne touche rien; ni de l'ima-
gination, car la vertu serait imaginaire alors; c'est de l'intuition.
Toutes les racines de la loi morale sont dans ce qu'on appelle le surnatu-
ralisme. Nier le surnaturalisme, ce n'est pas seulement fermer les yeux à
l'infini, c'est couper toutes les vertus de l'homme par le pied. L'héroïsme
est une affirmation religieuse. Quiconque se dévoue prouve l'éternité.
Aucune chose finie n'a en elle l'explication du sacrifice.
Celui qui écrit ces lignes l'a déjà dit quelque part, l'idéal sur la terre,
l'infini hors de la terre, c'est là le double but qui est en même temps le but
unique, car l'un mène l'homme au progrès et l'autre mène l'âme à Dieu.
On peut, à coup sûr, être un esprit ironique et tranquille, ne croire à rien,
et quitter cette vie d'une façon fière. Pétrone, homme de plaisir, fait tout ce
PHILOSOPHIE. — II. 40
626 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
qu'il peut pour mourir voluptueusement. Il se met dans un bain tiède, relit
l'ordre de Néron, récite quelques vers d'amour, puis prend un couteau et se
coupe les quatre veines; cela fait, il regarde son sang couler, écarte la coupure
d'une veine avec ses doigts, puis l'autre, les bouche, les rouvre, tantôt c'est
le bras droit, tantôt c'est le bras gauche, et il dit en riant à ses amis : Amant
alterna camana. Certes, c'est là une attitude superbe devant l'ombre; mais
c'est plutôt bien faire sa sortie que bien mourir. Bien mourir, c'est mourir
comme Léonidas pour la patrie, comme Socrate pour la raison, comme
Jésus pour la fraternité. Socrate meurt par intelligence, et Jésus par amour;
il n'est rien de plus grand et de plus doux. Heureux entre tous ceux dont
la mort est belle! L'âme, momentanément arrêtée ici-bas dans l'homme,
mais consciente d'une destinée solidaire avec l'univers, leur doit ce conten-
tement de pouvoir associer l'idée de beauté à l'idée de mort, vague preuve
d'avenir qui satisfait l'âme confusément.
Que ces méditations-là soient abstruses, qui le nie.^* Mais pas de noble
esprit qui n'en soit tenté. Ce qu'il y a d'abîme en nous est appelé par ce
qu'il y a d'abîme hors de nous. Ces épaisseurs plaisent à l'intelligence; selon
que l'esprit qui songe est plus ou moins grand, le rayon visuel de la pensée
s'y enfonce à des profondeurs diverses. L'essai de comprendre, c'est là toute
la philosophie. La création est un palimpseste à travers lequel on déchiffre
Dieu. Le grand obscur se dérobe, mais veut être poursuivi. L'énigme, cette
Galatée formidable, fuit sous les prodigieux branchages de la vie universelle,
mais elle vous regarde et désire être vue. Ce sublime désir de l'impénétrable,
être pénétré, fait éclore en vous la prière.
Peu à peu l'horizon s'élève, et la méditation devient contemplation;
puis il se trouble, et la contemplation devient vision. On ne sait quel tour-
billon d'hypothétique et de réel, ce qui peut être compliquant ce qui est,
notre invention du possible nous faisant à nous-même illusion, nos propres
conceptions mêlées à l'obscurité, nos conjectures, nos rêves et nos aspirations
prenant forme, tout cela chimérique sans doute, tout cela vrai peut-être, des
apparitions d'âmes dans des éclairs, des passages rapides de linceuls, de doux
visages aimés s'ébauchant dans des transparences inexprimables, de fuyants
sourires dans la nuit, le prodigieux songe de l'immanence entrevue, quel
vertige ! Les apocalypses viennent de là. Vous pouvez retrancher ceci au phi-
losophe, mais vous ne le retrancherez pas au poëte. Depuis Job jusqu'à
Voltaire, tout poëte a sa part de vision. Une certaine grandeur sidérale est
attachée à cette folie. Dans cette démence auguste, il y a de la révélation.
Etre ce visionnaire possible, et cependant rester le sage, c'est à cette faculté
surhumaine qu'on reconnaît les suprêmes esprits.
Nous ne sommes, certes, pas de ceux qui veulent absolument retrouver
CONTEMPLATION SUPREME. 627
le poëte en personne dans les types de ses drames et qui le rendent respon-
sable de tout ce que disent ses personnages, ce qui serait réduire à un moi
lyrique et monocorde le moi multiple et indéfini de l'auteur dramatique;
mais sans faire le poëte solidaire de ses créations, ivrogne à cause de Falstaff,
hypocrite à cause de Tartuffe, intrigant à cause de Figaro, fratricide à
cause de Caïn, sans canoniser Corneille à cause de Polyeucte, sans idéaliser
Schiller à cause de Posa et sans caricaturer Homère à cause de Thersite, tout
en rejetant cette façon commode et puérile de prendre un homme en
flagrant délit dans son œuvre, nous pensons qu'on peut parfois voir, par
échappées, dans de certaines figures préférées, des lueurs de l'âme même du
poëte. On peut à de certains moments dire : Ceci est une étincelle de Plaute.
Ceci est un éclair d'Eschyle, L'auteur s'incarne un peu plus dans tel person-
nage que dans tous les autres. Il est évident, par exemple, que Hamlet est
une prédilection pour Shakespeare de même qu'Alceste est une prédilection
pour Molière; et l'on peut aiErmer que c'est Shakespeare qui parle quand
Hamlet dit : — « Horatio, il y a sur la terre et dans le ciel plus de choses
que votre philosophie n'en a rêvé. »
La vaste anxiété de ce qui peut être, telle est la perpétuelle obsession du
poëte. Ce qui peut être dans la nature, ce qui peut être dans la destinée;
prodigieuse nuit. Le soir, au crépuscule, du haut d'une falaise, à l'approche
refroidissante de la marée qui monte, l'oeil égaré dans tous ces plis de
l'obéissance au vent, en bas l'onde, en haut la nuée, le fouet de l'écume
dans le visage, pendant que les goëlands effarouchés par les ouvertures des
vagues battent de l'aile, pendant que les flots accourent pleins du hurlement
étouffé des naufrages, regarder l'océan, qu'est-ce auprès de ceci : regarder le
possible !
Je pense par instants avec une joie profonde qu'avant douze ou quinze
ans d'ici, au plus tard, je saurai ce que c'est que cette ombre, le tombeau, et
j'ai une sorte de certitude que mon espoir de clarté ne sera pas trompé.
O vous que j'aime, ne vous aflSigez pas de ce cri que je pousse vers l'attente
suprême, ne vous attristez pas de cette impatience, car j'ai la foi que c'est
dans l'infini qu'est le grand rendez-vous. Je vous y retrouverai sublimes et
vous m'y reverrez meilleur. Et nous nous y aimerons comme sur la terre et
en même temps comme au ciel, avec le redoublement mystérieux de l'im-
mensité. La vie n'est qu'une occasion de rencontre ; c'est après la vie qu'est
la jonction. Les corps n'ont que l'embrassement, les âmes ont l'étreinte.
Vous figurez-vous, ô mes bien-aimés, ce divin baiser de l'azur quand il n'y
a plus dans le moi que de la lumière! La manière dont s'aiment les transfi-
gurés fait partie de ce que nous appelons ici le jour. Leur accouplement est
40.
628 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
rayon. Qui sait si tous nos échauflFements célestes pour le devoir et la vertu
ne nous viennent pas ineffablement de leur clarté, s'ils ne nous rendent pas
ce service de nous faire bons en étant heureux, et s'ils n'ont pas pour loi
sublime d'être utiles parce qu'ils sont aimés?
Tâchons d'être un jour parmi eux. Et ici-bas, jusqu'à ce que la grande
heure sonne, vous et moi, moi surtout, qui suis si entravé d'imperfections
et qui ai tant à faire pour arriver à la bonté, ne nous reposons pas, travaillons,
veillons sur nous et sur les autres, dépensons-nous pour la probité, prodiguons-
nous pour la justice, ruinons-nous pour la vérité, sans compter ce que nous
perdons, car ce que nous perdons, nous le gagnons. Point de relâche. Faisons
selon nos forces, et au delà de nos forces. Où y a-t-il un devoir.? où y a-t-il
une lutte? où y a-t-il un exil? où y a-t-il une douleur? Courons-y. Aimer,
c'est donnerj aimons. Soyons de profondes bonnes volontés. Songeons à cet
immense bien qui nous attend, la mort.
[1863-1864.]
NOTES
DE CETTE ÉDITION
LE MANUSCRIT
DE POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Le manuscrit de VoH-Scr'tptum de ma "vie n'a pas été constitué par Victor Hugo. Le
titre et quelques notes qu'on lira plus loin ont guidé Paul Meurice dans le choix
des nombreux inédits qu'il avait à sa disposition; aidé par ses souvenirs, par les
conversations qu'il avait eues avec le maître disparu, le disciple a ordonné, com-
posé ce volume « dans l'esprit et la pensée qu'il lui connaissait ))''\
Les chapitres sont tous, sauf trois''', écrits en même temps que William Shakji-
.(peare et sur le même papier bleu foncé. Ce sont des fragments réservés, mais comme
ils ne se rapportent pas directement à telle ou telle division de William ShaJ^eipeare ,
nous les avons, d'après les notes mêmes de Victor Hugo, laissés ou intercalés dans
Foft-Scriptum de ma vie.
Pour les Tas de Pierres , le manuscrit se compose généralement de bouts de papier
pris au hasard par Victor Hugo ; il jetait là les pensées de toute nature qui venaient
sous sa plume. Celles que nous publions ici s'étagent sur une période de cinquante-
cinq ans, 1825 à 1880. Quelques-unes sont datées sur le manuscrit; pour le reste,
nous avons donné entre crochets des dates suggérées soit par l'écriture, soit par une
indication trouvée au verso du papier employé. Une date est un commentaire, telle
pensée écrite en 1830 aurait une autre signification en 1870 ; elle est souvent le reflet
de la vie même du poète. Il ne s'agit pourtant ici que d'un classement approximatif,
car il est fort difficile d'assigner une date réelle, une plume taillée plus ou moins
finement modifiant complètement l'aspect de l'écriture.
Chapitres et Tas de Pierres sont numérotés de i à 396.
Indépendamment des Tas de Pierres non reliés alors , et formant des dossiers , Paul
Meurice avait pris son bien où il l'avait trouvé : Carnets, Albums de voyage, ce
qui amène quelques lacunes dans les manuscrits de ces pensées ; quand nous avons
pu en identifier quelques-unes, nous avons mentionné la source et la date.
Quelquefois aussi deux pensées écrites l'une sous l'autre sur le même feuillet ne
sont pas publiées dans la même division. . ■
Au verso du titre dont on a vu le fac-similé page 469, on lit cet autre titre :
hes Génies; c'est celui du Livre II de William Shak.elpeare.
L'ESPRIT.
TAS DE PIERRES. — I.
Feuillet 3. — J'appartiens à Dieu comme eSprit... — Au verso d'un morceau de fac-
ture datée 12 du 2 ; l'écriture complète la date : 1874.
(') Testament littéraire. AHes et Paroles. — '-) Pbimopbie. - U infiniment petit. — Les Choses de
l'Infini. , .. .;
632 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Feuillet 4. — h'art existe de plein droit, . . — Au verso de cette invitation imprimée :
Monsieur Alexandre Dumas prie Monsieur Victor Hugo de lui faire l'honneur de
venir passer la soirée chez lui le samedi 3. . . "'. Le travestissement est de rigueur.
Feuillet 9. — hes idées sont les épées vivantes... — Au verso d'une convocation de
la Chambre des Pairs, 20 juillet 1847.
UTILITE DU BEAU.
Feuillet 20. — La page de ce titre que nous donnons en fac-similé page 653 , est
remplie d'annotations j nous ne reproduirons ici que celle-ci, peu lisible :
Vour servir de -préface à une nouvelle tradu£îion de ShaJ^ipeare.
C'était en effet la première version de la préface demandée par Lacroix pour la
traduction de François-Victor'^'. Quand ce chapitre fut remplacé par la préface défi-
nitive, Victor Hugo lui assigna une autre destination :
Tréface de mes œuvres et Vost-Scriptum de ma vie.
Feuillet 31. — Victor Hugo avait laissé dans le manuscrit un espace libre pour y
transcrire les vers de Virgile ^'^^
Feuillets 39-40. — Ces deux dernières pages commençant par ces mots : Il y a
deux sortes de beau ... ne font pas partie du chapitre même ; c'est un développement
inédit du sujet traité ; il nous a paru intéressant de le publier.
TAS DE PIERRES. — II.
Feuillet 45. — U orgueil e fi lion. ., Sous cette pensée une ébauche rimée :
Un jour l'orgueil lion, et la vanité chatte
Causaient, l'un formidable et l'autre délicate.
Ils disaient. . .
Feuillet 53 bis. — Quand vous entre^r dans un logis... — Cette pensée est datée par
une ligne au verso :
Mon fils est en prison pour n'avoir point assez aimé la guillotine.
Charles Hugo fut condamné pour un article (sur la peine de mort) paru dans
l'Evénement du 16 mai 18 51.
Feuillet 69. — Mon fils Charles... — Verso d'une couverture de livre j en travers,
ce titre : Autres choses noires, appartenant à l'Hiffoire d'un Crime, écrite, en partie, en
1877.
('' Le feuillet est coupé, la fin de la date manque, mais la Kevue des Deux-Mondes du 15 avril
1833 rend compte du bal. — W Voir page 408. — '^) Voir pages 482-483.
LE -MANUSCRIT. 633
[LA CIVILISATION.]
Feuillet 88. — En marge, le récit des supplices de Jean Châtel et de Damiens j on
en trouve la fin sur un bout de papier colle au dos du feuillet 88.
Feuillet 91. — Ajouté en marge, allant de la citation de Jean-Baptiste Rousseau à
ces mots :
Ces fleurs étalent toutes fraîches (').
TAS DE PIERRES. — III.
Feuillet 107. — La nature procède par contraîies. — Au verso d'une invitation de
Victor Joly à venir entendre Lachambeaudie réciter quelques-unes de ses fables.
Feuillet 118 Us. — Le fiyle pour le langage eff... — Au verso d'une bande du Moni-
teur universel envoyé à M. le "Vicomte Ui£lor Hugo, pair de France. Donc, entre 1845
et 1848.
Feuillet 121. — Génie lyrique. . . — Sous cette pensée, on lit ces deux lignes reprises
dans YEtude sur Mirabeau, en 1834 :
Grands hommes, voulez-vous avoir raison demain?
Mourez aujourd'hui.
Au verso ce texte incomplet :
...d'élégances de détail; et plus de nature, plus de vérité, plus de sentiment, plus
de passion. Que votre drame ait un cœur humain, des entrailles humaines. Moins
de choses extérieures, plus de choses profondes. J'estime plus un arbre pour les racines
qu'il a dans la terre que pour les feuilles qu'il a dans le ciel. Et puis, à vrai dire, la
beauté du feuillage est toujours en raison directe de la force de la racine.
Puis, sans transition, cette constatation de Tinsucccs d'une tragédie :
Egosille-toi, pauvre tragédie, jouée en pleine session, et obligée de lutter de
poumons avec les Chambres !
Feuillet 124. — he drame eB petit... — Copie faite par M"* Drouet; l'original
manque.
Feuillets 125—126. — Il n'y a pas un monologue... — Cette pensée est répétée sur
deux fragments de papier à deux dates différentes ; au verso de l'un on trouve
trois pensées publiées soit dans le texte, soit dans le Reliquat de Littérature et Philo-
'■') Voir page 500.
634 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Sophie mêlées; au verso de l'autre cette réflexion datant de l'époque où Jules Janin
combattait Victor Hugo :
M. J. J. écrit des deux mains , de la gauche dans la ^Quotidienne, de la droite dans
le Figaro.
FalBaff
Le tout, au profit du ventre.
[CRITIQUE.]
Feuillet 137. — Bacon. Descartes. Kant. — Au verso d'un prospectus du jour-
nal belge , le Bien-Éfre.
Feuillet 138. — Descartes. — Spinosa. — Au verso, un joli croquis représentant
un portail d'église.
Feuillet 139. — Saint-Simon. — Tout le texte tient sur une bande du Moniteur
universel portant la même adresse que celle du feuillet 118 his.
Feuillet 140. — La Fontaine. — Avant de commencer ce charmant portrait,
Victor Hugo écrit :
Tacite dit de Galba : minantihm intrepidm.
Feuillet 144. — Vdltaire. — Le deuxième fragment est au verso d'un article
anglais annonçant le mariage de Charles Hugo en 1865.
TAS DE PIERRES. — IV.
Feuillet 170. — Il y a des gens qui veulent bien... — Sous cette pensée, deux
lignes :
M. A. D. (^) a dit un jour à Madame Dorval : ,
Uom n'êtes pas i)lm fidèle à vos amitiés quà vos amours.
[DU GENIE.]
euillet 191. — Au dernier alinéa, Victor Hugo a laissé en blanc le nom de celui
lui faisait « l'efFet d'un ami» et qui lui avait annoncé «la cécité complète »^*^
qm lui taisait « 1 ettet d un ami » et qu
C'était Gustave Planche.
(') Alexandre Dumas. — W Voir page 541.
LE MANUSCRIT. 635
TAS DE PIERRES. — V.
Feuillet 203. — Tout le monde a droit de vie... — Au verso d'une convocation
datée août 1850.
Feuillet 204. — Droit de l'homme : liberté ... — Titre au verso : Sei^ème siècle.
Renaissance. Paganisme. Le Satyre^^K
Feuillet 206. — Un ahtme efl là... — Cette réflexion sur la politique s'explique
par la date où elle a été écrite, le verso est une enveloppe timbrée par la poste
18 oêobre i8jo.
Feuillet 212. — Uoltaire, c'eft la mine... — Au dos, Victor Hugo a copié un
fragment de lettre de Diderot à M"' Vjlland, 15 7*"" 1760 :
Il faut convenir que ces maris-là sont de gros butors. Aller faire un enfant à
cette petite femme qui n'a qu'un souffle de vie. Cette aventure ne lui serait jamais
arrivée avec un amant.
L'AME.
TAS DE PIERRES. — VI.
Feuillet 234. — Tromper eB mauvais... — Au verso, six lignes rayées :
U Angleterre a, elle aussi, une muraille de la Chine, qui là garde. Ce mur, point visible,
mais d'autant plus solide, bâti, non en briques et en pierres, mais en droits et garanties, et
aussi en préjugés, conserve fA.ngleterre, et la circonscrit Elle en efl plus forte et moins grande.
Enceinte utile et nuisible. Le progrès pourtant y fait brèche çà et là.
Feuillet 242. — Toutes les fois qu'au fond de sa conscience... — On lit au verso le
brouillon d'une lettre à Auguste Vacquerie, lettre reproduite dans Aêies et Paroles
[Procès de l'Evénement , 18 septembre 1851).
Feuillet 262. — Pas d'injures à ces malheureuses... — Au verso, cette phrase et sa
variante :
. . . Ces immenses éboulements de terre qui formaient les gencives du rocher.
la dent de Morcle sort
. . . Ces énormes éboulements de terre d'où le rocher sortait comme d'une gencive.
Feuillet 267. — ■ Oh J les femmes .. . — Au-dessous et au verso, deux plans, prose et
vers , qui seront publiés ultérieurement dans le dernier volume de poésie. .
(•) La Légende des Siècles, i" série. 1859.
636 ■ POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
EXPLICATION DE LA VIE ET DE LA MORT.
Feuillets 2j6-ijj. — P//« j'y songe, plm cette 'vérité. . . — Ces deux feuillets repré-
sentent chacun la moitié d'une lettre émanant de la grande chancellerie, en date du
5 juillet 1850, et déléguant «Monsieur le Représentant Victor Hugo» à la réception ,
comme chevalier de la Légion d'Honneur, du statuaire Villain.
Feuillet 279. — L'âme a soif de l'absolu... — Au verso d'une bande du Moniteur
universel.
Feuillet 293. — ha vie, c'eB la puissance qu'a le corps... — Au verso du faire-part
de la mort de M™° de Witt, née Guizot.
Feuillet 301. — Persiflance du moi. — Écrit au dos d'une invitation à une soirée
donnée par Arsène Houssaye.
Feuillet 302. — Une idée m'a traversé l'elprit... — La comparaison des deux vers
écrits par Dante a été reprise et mise en vers dans Religions et religion, publié en 1880.
L'original de la dernière pensée de ce chapitre se trouve au feuillet 232.
[REVERIES SUR DIEU.]
Feuillet 314. — Prouver l'intelligence... — Au verso d'un faire-part daté 14 oc-
tobre 1850.
Feuillet 321. — Cette pensée, mise ici sous forme de conversation f'^, a été reprise
dans les Contemplations, et publiée sous le titre : Keligio.
Feuillet 334. — Autre version de la pensée qu'on a lue page 582 : Toute lumière
direâe... — Ces quelques lignes sont de 1838 ou 1840 :
Quelle que soit la forme de l'ouverture par où elle entre dans notre esprit, toute
pensée qui vient directement de Dieu porte à son extrémité et projette dans notre
âme la figure de Dieu comme tout rayon qui vient du soleil porte à son extrémité
et dessine sur la terre la figure du soleil.
PHILOSOPHIE.
Feuillets 342-344. — Victor Hugo a employé pour les trois dernières pages de ce
chapitre des épreuves du manifeste : Au peuple, daté du 31 octobre 1852 et signe de
lui et des proscrits Fombertaux et Philippe Faure'*'.
(!) Voir pages 579-580. — W A^es et Paroles. Pendant l'exil.
LE MANUSCRIT. 637
Une note en marge de cette ligne :
Ce qui diSi'tnme la création du créateur, c'eB quelle eil mélangée de matière.
Dire ce qu'est la matière.
Puis, toujours en marge, cette pensée :
Hommes, songez à la nudité terrible de vos actions devant Dieu.
Feuillet 345. — Après la dernière page, deux lignes :
Le Négateur. (Il démontre le néant par le mal). Grattez Dieu, vous trouvez
Satan.
[L'INFINIMENT PETIT.]
Feuillet 349. — Différente comme écriture et comme papier du reste du manu-
scrit, cette page doit dater de 1850.
Au verso du dernier alinéa, deux vers :
abîme
Et comme un vautour vole au-dessus d'un reptile.
Le monstre Nuit planait sur la bête Chaos.
LES CHOSES DE L'INFINI.
Feuillet 357. — Dans toutes les sciences il y a le coin ténébreux. . . — Cette phrase, qu'on
peut dater 1836 ou 1838, est très antérieure au manuscrit de ce chapitre, et semble
une pensée détachée d'un Ta^ de Pierres.
Feuillet 363. — Tout au bas de la page, un début dont on ne trouve pas la suite :
Tout à côté de nous, dans notre région...
Feuillet 369. — En regard de la neuvième division cette note au crayon :
Ici le résumé.
Ainsi après les planètes les étoiles.
Après les étoiles les nébuleuses.
[CONTEMPLATION SUPREME.]
Feuillet 370. — Avant ce chapitre, une petite note :
Je publierai cela sous ce titre :
Préface de mes auvres et Poft-Scriptum de ma vie.
On a lu déjà ce titre au feuillet 20.
638 POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
Feuillet 379. — En regard de la description de l'endroit où fut trouvé « un os
fossile de mâchoire humaine »^'', note encerclée d'un trait au crayon :
Vérifier encore ce fait.
Feuillet 388. — En face de cette phrase : Les choses sont les pores par où sort Dieu,
Victor Hugo, redoutant une coquille possible, écrit :
A
O correcteurs et protes, je dis pores et non portes.
(') Voir page 616.
NOTES DE L'EDITEUR.
Notre tâche se trouve simplifiée, car Poff-Scriptum de ma Uie n'offre pas matière à
un historique; nous n'en trouvons mention ni dans les Carnets, ni au dos des
volumes précédents, ni dans la Correspondance. Seuls, deux titres font exception.
Quand Victor Hugo, avant de rentrer en France, dressa, le 14 août 1870, la liste
de ses manuscrits, il y inscrivit hes Choses de l'Infini et Explication de la TJie et de la
Mort, mais sans indication pour une œuvre déterminée.
VoH-Scripturn de ma Uie serait resté à l'état de projet si Paul Meurice n'en avait
constitué le manuscrit avec les chapitres réservés et détachés de W^illiam ShakjiSpeare.
I
REVUE DE LA CRITIQUE.
Voft-Scriptum de ma TJie fut généralement
apprécié; certain critique pourtant jugea
cette publication inopportune, doutant
que «l'illustre poète l'eût autorisée». Ce
critique ne connaissait pas la volonté
expresse de Victor Hugo : tout publier.
Et, cette volonté n'eût-elle pas été net-
tement formulée , comment décréter que
telle œuvre, destinée à être admirée par
les uns, critiquée par les autres, est
digne de l'oubli ou de la louange ?
L^ Journal. Jules Claretie.
13 novembre 1901.
... Ce puissant cerveau, ce maître des mots
et des images, était aussi un esprit ailé, et
ceux qui lui refusent ce don ne l'ont point
connu. Il foudroyait comme Ruy Bias et
plaisantait comme Don César.
... Ce «Tas de Pierres» où les pépites d'or
sont plus nombreuses que les silex, ce tas de
pierres où Victor Hugo a entassé en effet des
réflexions sur toutes sortes de sujets, l'amour,
l'histoire, les femmes, la politique. Dieu,
l'art, l'humanité, M. Paul Meurice l'a réuni,
avec d'autres fragments admirables, sous ce
titre qu'avait choisi le poète lui-même : Polt-
Scriptttfn (te ma Uie. Victor Hugo sexagénaire
croyait, lorsqu'il traçait mélancoliquement
ces mots, en avoir fini avec la lutte. Il venait
d'achever Us Misérables. Il se croyait touché
par une maladie mortelle. Il en prenait son
parti.
La vie devait ajouter à ce Poli-Scriptum un
quart de siècle encore.
. . . Ces fragments de Victor Hugo ajou-
teront je ne sais quelle diversité à sa gloire.
Ce tas de pierres est, à dire vrai, extrait d'une
carrière de marbre. Il est de ces éclats, de ces
fragments qui sont dignes des statues im-
mortelles. Ce sont les songeries du plus
grand artiste de la langue française. Il n'est
pas interdit à qui s'exalte comme un pro-
phète de s'attendrir comme un sage.
... Comme exemple de son esprit, de son
tour d'esprit, on ne trouverait pas mieux,
je crois, que cette note datée du 16 avril 1863
et prise après la lecture du numéro du Cours
de Liitte'rattire où Lamartine avait analysé et
critiqué le roman des Misérables :
«Je n'ai lu qu'aujourd'hui le travail de
Lamartine sur les Misérables. Cela pourrait
s'appeler : Essai de morsure par un cygne.»
. . . Nul n'a plus travaillé que ce merveil-
leux ouvrier du verbe, que ce consolateur
640
POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
des âmes. Il fut toute sa vie le Rêveur, le
Songeur, mais il fut aussi le Forgeron. Et ce
rêve, dont il fait la grande vertu du poète,
ne l'empêcha jamais d'être l'homme de l'ac-
tion. «Je n'écris que d'une main, mais je
combats des deux», dit une de ses pensées,
datée de 1852.
Mais c'est par les degrés que le génie fran-
chit dans le Rêve et par le Rêve — c'est par
l'ascension dans l'au-delà qu'il mesure la gran-
deur du poète. Le rêve pour lui, c'est la cime.
Lisez dans son dernier volume le morceau inti-
tulé Promotttorium Somnii. Son idéal est là. On
n'est grand que lorsqu'on a atteint le promon-
toire du Songe, telles les Océanides d'Eschyle,
les larves du Dante, tels les démons de Milton ,
et — chose inattendue — les matassins de
Mohère.
J'ai été heureux de cet hommage rendu
par Hugo à Molière. Lorsque je demandai,
pour célébrer Victor Hugo, un à-propos
(quel vilain mot en pareil cas), à Ernest
Renan, dans ce dialogue intitulé 1^02, l'au-
teur de la "Vie de Jésus plaça Voltaire, Boileau,
Corneille devisant du futur génie de l'enfant
qui, à Besançon, venait de naître. Mais,
volontairement, parmi ces grands hommes,
Renan omit Molière :
Oui, nous disait-il, parce que M. Victor
Hugo ne devait pas aimer Molière, et que
Molière n'eût pas compris M. Victor Hugo.
Renan ne connaissait pas les éblouissantes
pages consacrées à Molière par le critique du
PoH-Scriptum de ma Uie. Rien de plus éclatant,
de plus imprévu, que cette apothéose molié-
resque par la fantaisie des apothicaires, leBalaha
Balachoum des mamamouchis, le débridé du
muphti, les satyres dansants , les médecins
dansants, les avocats dansants, tout ce qui
est la farce homérique, rabelaisienne, surhu-
maine — pourquoi chercher des comparai-
sons ? — tout ce qui est le quid divinum de
Molière. La page est merveilleuse, paradoxale
parce que le vers de Tartuffe et la prose de
Don Juan sont supérieurs aux courses des
matamores et des dervis, mais étourdissante
de verve et illuminée de rayons.
Comment Victor Hugo n'eùt-il pas com-
pris Molière ? Il comprenait tout et citait avec
plaisir les alexandrins alertes de l'Étourdi. On
trouvera de ses jugements dans les pages ré-
unies par M. Meurice.
... «Je pense par instants avec une joie
profonde, écrivait-il dans sa Contemplation su-
prême, qu'avant douze ou quinze ans d'ici,
au plus tard, je saurai ce que c'est que cette
ombre, le tombeau...» Il le sait, ou plutôt
il sait que pour certains hommes, qu'ils soient
endormis au Panthéon ou couchés dans la
fosse commune, il n'y a pas d'ombre, il n'y
a pas d'oubli; — il n'y a que la lumière et
l'immortalité.
l^e Gaulois. Edmond Haraucourt.
16 novembre içoi.
... Le Voïi-Scriptum de ma Uie résume logi-
quement ce qu'était Victor Hugo prosateur :
cet album de notes éparses — éléments de
travaux projetés, documents de soi-même,
minutes de vie épinglées, germes d'inspiration,
idées à reprendre — constitue un ensemble
où l'homme se retrouve en son entier. Tout
cela aurait pu prendre place dans les œuvres
déjà connues, et y ressemble : à vrai dire nous
n'apprenons rien, et l'on ne saurait affirmer
que ce volume ajoute un aspect nouveau à la
personnalité du colosse. Pourrait-il d'ailleurs
en être autrement }
Prodigue à force d'être riche, et diffus par
munificence, ce génie se manifestait au total
dans chacune de ses œuvres, et sa multiplicité
fut telle que nous ne pouvons plus, enfin,
constater que sa prodigieuse force d'expansion.
Il s'est montré à nous sous toutes les attitudes
de la pensée et du sentiment. Il a touché à
tout, parlé de tout, et nous a dénoncé son
rapport avec toutes choses. Il n'a donc plus
rien à nous faire savoir, ni du monde, ni de
lui-même. Qu,'il nous donnât des livres pen-
dant un siècle encore, il ne nous apprendrait
même pas sa fécondité surhumaine, puisque
nous la connaissons; et si quelqu'un pouvait
souhaiter, d'un nouveau livre de lui, un
nouveau renseignement sur lui, c'est qu'il
ne connaîtrait pas le monstrueux amoncelle-
ment de l'œuvre accumulée.
Qu'est donc ce nouveau livre ? A la ma-
jeure partie des éléments qui le composent,
le poète avait lui-même donné un nom, qui
est une image : Tcxi de Pierres. C'étaient là
des matériaux pour lui, de quoi bâtir encore,
bâtir toujours : des pensées.
— Mais, nous dit-on, Hugo ne fut pas
un penseur.
— Si fait, puisqu'il fut tout.
Et c'est là son vice en même temps que sa
REVUE DE LA CRITIQUE.
641
grandeur. Par là il s'clcve, et par là il pèche.
Car on peut l'accuser de n'avoir pas pensé,
précisément parce qu'il pensa trop. Est-ce un
paradoxe.'' Je vais essayer d'être juste, sans
passion contre ceux qui nient, sans aveugle-
ment dans ma vénération. Oui, Hugo pensa
trop, et, par cela même, il a donné raison à
ceux qui l'accusent de ne penser point. Dans
ce cerveau en perpétuelle ferveur, dans ce
volcan, tout a remué, tout a grondé, et, de
lui, tout s'est élancé en formules. Il effraie
par la quantité de choses qu'il remue, et qu'il
jette. Au hasard, ouvrez son œuvre : c'est une
Bible. Tout est là dedans. Il recèle tout. Avez-
vous quelque grande idée qui vous passionne
et guide votre vie .'' Cherchez dans Hugo :
elle y est. Venez-vous d'entrevoir une concep-
tion sublime et que vous croyez vierge ? Elle
vous ennoblit de volonté et vous exalte vers
l'effort , en suscitant chez vous le viril orgueil
de créer ? N'ouvrez pas Hugo : votre con-
ception est là toute réalisée, dans une for-
mule violente et forte, qui vous dégoûtera
de poursuivre la tâche! Il a touché à tout,
manié tout, et n'a rien laissé d'intact. Tout le
passé, il l'a repris; tout l'avenir, il l'accapare :
dès qu'il aperçoit, il prend. Il fait tout sien.
Il rédige une encyclopédie de la pensée hu-
maine, et pour tout, dans l'emportement des
mots, il trouve une formule de pierre. Son
tas de pierres, c'est le monde, c'est nous tous!
Il nous ruine quand il parle, et nous n'étions
pas nés qu'il avait déjà fait notre œuvre !
Telle est sa puissance; mais elle comporte,
par son excès même, une faiblesse mortelle.
Comment, pour un seul homme, être
tant d'âmes à la fois, ou tour à tour? Voilà
le vice : les âmes sont en lui passagères, et ne
peuvent point ne pas l'être. Elles glissent en
lui. Parce qu'il a montré, tel jour votre
pensée, tel autre jour la mienne, il n'en a
donné que la fîeur, sans nous en broyer les
racines. La grande idée qui vous fait grand,
il l'a connue et proférée, mais il ne l'a connue
que durant une minute, et il y fallait une
vie! Il l'a possédée, c'est vrai, mais elle ne l'a
point possédé. Il l'a faite sienne, mais ne s'est
pas donné à elle. Il l'a sentie, et non vécue.
Il lui faudrait mille existences, et dix mille,
puisqu'il a eu l'idée de mille ou dix mille
hommes. Hugo n'a vécu que cent ans.
... Il a pressenti ce reproche des hommes,
et s'en est défendu maintes fois, par maint
PHILOSOPHIE. — II.
effort de démontrer l'identification de la
pensée avec la forme. Ici encore, dans le Polt-
Scriptum de ma Ute, n'est-ce pas sa propre
cause qu'il plaide, lorsqu'il dit, en parlant de
Virgile : «Par l'idée, par ce que vous nom-
mez le fond, j'étais dans le petit, et par le
style, par ce que vous nommez la forme, me
voilà dans l'immense.» Et plus loin : «Idéal
et beauté sont identiques; idéal correspond à
idée et beauté à forme; donc idée et forme
sont congénères.»
En d'autres livres, il a déjà professé ce
dogme, à propos de Shakespeare et de Crom-
well qui lui servaient à parler de lui-même.
La thèse lui est chère, car rien n'importe plus
à sa gloire.
... Cependant, à ce recueil posthume de
pensées, comparez l'identique recueil des ma-
tériaux posthumes qu'a laissés Baudelaire.
Celui-ci n'a pas embrassé l'univers et ne nous
montre qu'une seule âme, la sienne : mais
elle saigne. Hugo parle, chante, démontre,
il sait tout : Baudelaire ne sait que lui, et se
plaint. Dans Hugo, toutes les forces, toutes
les ivresses, toutes les peines; dans Baude-
laire, un sanglot, unique, constant, mono-
tone : la douleur. Et quand je ferme le livre
de Hugo, j'admire, ébloui; en fermant celui
de Baudelaire, j'ai mal, je pleure...
Pourtant, dans Hugo , il y a Baudelaire
aussi, comme le reste, avec tout le reste.
C'est vrai; mais je n'y avais pas pris garde.
Je n'ai pas pleuré. Je n'ai pas eu le temps. Il
a passé trop vite. Hugo n'avait pas le temps.
Il ne s'est produit que de 1802 jusqu'à 1902,
et c'est bien peu de jours, pour dire tant de
choses !
Lf Temps.
17 novembre 1901.
Gaston Deschamps.
... Voici un nouveau volume, digne d'être
installé dans la bibliothèque des gens intelli-
gents, auprès des Feuilles d'Automne, des
Chants du Cre'pmcule et de la L,egende des Siècles.
Entendons-nous bien, d'ailleurs, sur la
définition de l'émoi littéraire que nous cause
la lecture du PoH-Scriptum de ma "Vie.
Quand je dis que les admirateurs de Victor
Hugo n'ont pas le droit d'ignorer ce livre, je
ne prétends pas égaler ctPoSt-Smptum aux chefs-
d'œuvre par lesquels notre Victor Hugo im-
pose à tous les étrangers soucieux d'être des
larUHEKlS HATIOXUC.
642
POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
hommes une raison permanente d'apprendre
la langue française. Je parle, ici, à une élite,
qui connaît l'éminente dignité de tout ce qui
peut compléter l'exégèse d'un grand écrivain.
Si donc j'engage les personnes qui savent lire
à ne point négliger ces dissertations sur Shakf-
Speare, sur L,a Fontaine j sur UoltairCj sur Beau-
marchais, qui composent principalement ce
recueil de morceaux posthumes, ce n'est point
pour les dispenser de relire ces adorables vers :
Puisque nos heures sont remplies. . .<''
En transcrivant cette élégie, qui, par ses
formes flottantes et imprécises, prête à la
souffrance humaine le charme de l'inconsis-
tant et de l'inachevé, je sens que le lecteur
éprouvera quelque déception en ouvrant le
Polt-Scriptunij à voir le poète écrire en prose.
Cette prose, toutefois, n'est pas celle de tout
le monde. Elle a des ailes. On est entraîné
par l'élan d'une phrase que rien n'arrête sitôt
qu'elle est déchaînée.
... J'ai vu, sur les affiches de la Sorbonne,
que mon savant confrère et ami M. Gustave
Larroumet fera, cette année, un cours sur
UiHor Hng} prosateur. Je suis sûr qu'il trouvera
d'abondants sujets d'étude dans l'étonnante
variété de gammes et d'arpèges qui bruissent
au Poft-Scriptum de Victor Hugo.
... Victor Hugo, lorsqu'il entreprend la
critique des autres, ne consent à parler que
des hommes de génie, ses égaux. Aussi,
son unique procédé de critique, c'est l'extase.
Le champ de ses admirations est très vaste.
. . . L'auteur du Mariage de Figaro a sus-
cité au poète une page qu'il faut dédier à
toutes les jeunes filles ou jeunes femmes qui
s'appellent Suzanne, Suzette ou Suzon.
Le critique cite presque tout le mor-
ceau et conclut :
C'est étourdissant. Avez-vous jamais lu,
chez les critiques professionnels, chez Planche,
chez Saint-Marc Girardin, quelque chose qui
approche de cela } Et c'est tout le temps
ainsi, dans ce livre, admirablement décousu,
ou l'auteur parle successivement du Beau,
de l'Art, de la Vie, de la Mort, de la
Femme, de Dieu.
C'est par de telles récréations que Victor
Hugo exilé, souffrant, presque âgé, se pré-
parait à écrire la Uginde des Sikles.
>') Les Chants du Crépuscule.
Les Annales Politiques A. Brisson.
et Littéraires.
17 novembre 1901.
. . . Poft-Scriptum de ma Uie n'est point un
ouvrage négligeable. On y trouve quelques-
unes des choses les plus fortes et les plus pro-
fondes qu'Hugo ait produites.
... Il contient cinq ou six morceaux assez
étendus : un chapitre sur l'utilité du beau,
un chapitre sur le goût, un chapitre sur Dieu.
Ces fragments sont séparés par de courts pa-
ragraphes que l'auteur désigne lui-même sous
le nom de Tas de Pierres, et qui, en effet,
sont posés le long du livre comme les cailloux
qui s'amoncellent, de loin en loin, sur nos
routes nationales. Hugo faisait, à l'occasion,
son La Rochefoucauld. Il jugeait en quelques
mots brefs l'âme et le cœur humains. De ces
pensées, les unes sont justes, beaucoup sont
paradoxales. Ainsi l'on ne peut qu'approuver
les lignes suivantes, où une vérité très fine est
si gracieusement exprimée :
«Voulez-vous voir d'un seul coup d'œil ...»!')
Mais un peu plus loin Victor Hugo, conti-
nuant, comme c'était son devoir, d'exalter
l'art et les lettres, ajoute :
«... Etre sensible à l'art , c'est être incapable de
crime.»
Moi, je veux bien... Pourtant, cette affir-
mation aurait besoin d'être corroborée par un
raisonnement plus sérieux. Ce sont là des bou-
tades, des fantaisies, semées, au hasard, sur le
papier. Victor Hugo n'y attachait pas d'impor-
tance; il était sincère, toujours sincère, sur le
moment. Ce qui l'amusait, c'était moins d'ex-
traire de son cerveau une idée neuve, que
d'imprimer à cette idée une forme saisissante.
Il y a, dans tout cela, de la virtuosité.
. . . Quelquefois il développe. L'immortalité
de l'âme lui est un thème sur lequel il ne se
lasse pas de broder d'éblouissantes variations.
Vous savez que son opinion, à ce sujet, n'a
jamais changé. Il était spiritualiste et déiste.
Et, pour établir sa conviction, il se multiplie.
Il déploie d'extraordinaires ressources verbales.
Que d'arguments ingénieux, que de beaux
élans, que de coups d'aile, que d'ascensions
vers l'infini, que d'oracles jetés sur les simples
créatures avec un geste sacerdotal !
'■' Voir page 475.
REVUE DE LA CRITIQUE.
643
Après la citation d'un passage extrait
de Education de la vie et de la mort, le
critique conclut :
Rhétorique, direz-vous ? . . . En tout cas,
admirable rhétorique et qui élève l'esprit. Je
vous recommande dans le Polt-Scriptum un
récit intitulé l'Atb/e (') et qm se rapporte aux
problèmes dont la société, à l'heure présente,
est si cruellement troublée; et un parallèle
sur la fin de Pétrone et de Jésus. C'est su-
perbe. Victor Hugo avait tout prévu, —
même le succès de ^^uo Uadis ?
L'Intransigeant. Non sigiié.
19 novembre 1901.
Un volume de Victor Hugo vient de pa-
raître sous ce titre : Poit-Scriptum de ma Uie.
. . . L'ensemble donne une sorte de testa-
ment de la pensée du poète, la somme de son
expérience et de sa sagesse, le dernier mot de
sa critique littéraire et de sa philosophie.
Tout n'est pas d'une égale valeur dans ce
volume, qui fut d'ailleurs écrit à une époque
où la santé de Victor Hugo subissait une
crise assez grave. Il est permis de douter que
l'illustre poète eût autorisé la pubhcation de
toutes les pages que les éditeurs de ses Œuvres
polîbumes ont cru devoir exhumer des tiroirs
où l'auteur les avait soigneusement enfouies.
Victor Hugo était, on doit l'admettre, le
meilleur juge de ce qui pouvait convenir à sa
gloire littéraire, et s'il a laissé dans l'ombre
certaines parties de son œuvre immense, sans
doute il a eu ses raisons pour cela. Les inten-
tions du grand écrivain auraient dû être res-
pectées.
Le FoB-Scriptum de ma Uie n'en renferme
pas moins des morceaux de premier ordre où
se révèle une face nouvelle de ce génie mul-
tiple et puissant, des pensées originales et
profondes, de larges vues sur les plus hautes
questions dont soit tourmentée l'âme hu-
ha Revue Bleue. Ad. Boschot.
23 novembre 1901.
... Dans ce hvre, nul «bruit vivant» ne
pénètre plus. Les «cris humains», les cris de
'■' Ce récit faisait partie de la Pre'/ace philoso-
phique des Misérables, on l'y trouvera dans cette
c'dition. (^Note de l'Éditeur.)
souffrance ou de haine se taisent. Vraiment,
le poète n'est plus «occupé que de l'aurore
éternelle». Comme il est grand pour oublier
ainsi, à jamais, les misères de la vie écoulée.
Si l'on peut comparer Hugo à de simples
hommes de lettres, qu'on se rappelle d'autres
pubhcations posthumes, cahiers, journal, en
qui tel ou tel a enfermé, comme dans un
carquois de réserve, ses traits les plus enve-
nimés . . . , ceux qu'il n'osait pas décocher de
son vivant, de peur qu'ils ne fissent ricochet
contre lui-même. Le PoM-Scriptum d'Hugo
n'a pas un seul mot de haine.
... On aime davantage le grand aïeul, et
on le comprend mieux quand on médite le
PoB-Scriptum de ma Uie.
En effet, Hugo montre ici, à nu, toute
son âme; il dit ce que sont pour lui la
Nature, l'Homme et Dieu; il laisse voir com-
ment le Mystère se reflète en lui ; il fait péné-
trer jusqu'à la source même d'où s'est épanchée
toute son œuvre.
... Et ce titan-poète qui pouvait se com-
parer à un chêne, cette force de la nature et
cette voix des choses, ce grand homme sur-
humain était encore la bonté, la douceur, et
aussi l'urbanité, la politesse et même la galan-
terie. On le sent de nouveau dans ce PoB-
Scriptum de ma Uie, et nous nous plaisons à le
remarquer, d'abord parce que ces qualités nous
plaisent entre toutes, parce qu'elles nous per-
mettent d'aimer Hugo complètement et sans
restriction, et puis parce qu'en général on ne
veut pas les lui accorder. Il est si grand , qu'on
ne veut pas qu'il ait été aimable. Il a tant de
force qu'on lui refuse la délicatesse et la grâce.
Certes, nous connaissons de lui, dans son
œuvre, des éclats de rire qui ressemblent assez
à des roulements de tonnerre :
Le tonnerre n'y put tenir ; il éclata.
{Le Satyre.)
C'est trop pour un salon. Mais Hugo était
de taille à mettre, quand il voulait, une sour-
dine à la foudre. La gaîté de l'zgipan pouvait
devenir un «élégant badinage»; ni Marivaux,
ni Beaumarchais, ni même Voiture, n'aurait
pu désavouer quatrains, compUments et caque-
tages où l'on croit entendre le frisselis d'un
corsage qu'on chiffonne.
Dans le Poli-Scriptum il y a, sur les femmes,
des pensées si johes, si coquettes, si amou-
reuses et si peu dupes, qu'on s'étonne de les
voir rangées dans un chapitre intitulé : aDe
644
POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
l'Ame)). Elles mériteraient un petit tiroir à res-
sort dans un «bonheur du jour».
. . . C'est ainsi que Victor Hugo nous ap-
paraît dans ce nouveau livre. Nous trouvons
ici, comme dans toute son œuvre, les mêmes
raisons de l'aimer; mais elles descendent encore
plus profondément en nous, et nous envions
presque ceux qui purent le connaître lui-même
et ceux surtout qui aident son génie à revenir
encore au jour, tel M. Paul Meurice, qui
nous convie pieusement à écouter encore la
Grande Voix.
... À dire vrai, ce livre est surtout précieux
pour la rêverie qui l'enveloppe; à chaque
page, il semble, comme une forêt coupée de
clairières, laisser entrevoir des horizons vapo-
reux et bleutés; il a des ouvertures sur toute
chose, car à chaque instant il ouvre des per-
spectives sur l'œuvre entière de Victor Hugo;
et l'on frémit, en rêvant à ces pages que le
grand disparu tend jusqu'à nous du fond de
la tombe, car l'au-delà les pénètre et les mots
qui vivent en elles ont je ne sais quel prolon-
gement mystérieux et terrible.
Bihliotheque universelle. Paul Stapfer.
Novembre 1902.
Les derniers ouvrages de Victor Hugo.
La supériorité du Poft-Scriptum de ma "Vie
sur la Dernière Gerbe consiste en ce que ce
volume de prose ne nous donne point l'im-
pression, comme l'autre, de morceaux volon-
tairement écartés par l'auteur parce qu'il les
jugeait trop au-dessous du contenu des anciens
recueils; la plupart ne seraient nullement dé-
placés dans le William Shakespeare ou même
compteraient parmi les meilleures pages de
hitte'rature et philosophie mêlées,
... Un testament n'est pas toujours le
contemporain d'une fin de vie, bien que le
fait soit assez habituel pour qu'on le présume
d'abord. Le «Post-Scriptum» peut être consi-
déré comme un testament philosophique, qui
se divise naturellement en trois parties : litté-
rature, morale, religion.
... Grand classique et bon latiniste, Victor
Hugo sentait profondément l'art d'Horace et
la poésie de Virgile. Et cette sensibiUté intel-
ligente l'a singulièrement aidé pour éclaircir
une petite ou grosse question d'esthétique,
moins commode à débrouiller qu'on ne croit.
Comment, d'une matière qui souvent se
réduit à rien, qui peut être constituée par
l'idée non seulement la plus mince, mais
quelquefois la plus basse, la moins digne
d'occuper la pensée d'un homme, les grands
écrivains tirent-ils les merveilles de stjle et de
poésie qui nous ravissent ?
. . . Une belle forme ne va jamais sans un
monde d'idées et de choses exprimées ou sug-
gérées. «Les vers de Virgile, dit fort bien
Victor Hugo, ouvrent au-dessus de moi le
prodigieux ciel ... je vois la profondeur,
l'azur...; par l'idée, par ce que vous nommez
le fond, j'étais dans le petit, et par le style,
par ce que vous nommez la forme, me voilà
dans l'immense.»
Même observation à faire pour Horace,
poète qui n'était rien moins qu'un héros et
qui n'est pas un vrai sage, puisque «toute sa
philosophie se borne à l'acceptation bienveil-
lante du fait, quel qu'il soit,» mais dont le
vers «fin et fort» est toute une éducation pour
la pensée.
«La forme, conclut Victor Hugo par un
paradoxe profondément juste, c'est le fond...
Elle vient des entrailles mêmes de l'idée.»
Pour qui a bien saisi tout le sens de cette
ligne, pour qui comprend la valeur solide,
suhltantielle , et non superficielle seulement, de
la forme, combien de questions en littérature
s'éclairent d'un jour intéressant et nouveau !
Le reproche qu'une critique pleine de vanité
adresse à certains écrivains en vers ou en prose,
et précisément aux plus grands, d'avoir déve-
loppé des lieux communs, est convaincu
d'impertinence, puisqu'une idée neuve ne
vaut pas mieux littérairement qu'une vieille et
que tout dépend du parti que l'écrivain en
tire. C'est un pédantisme et c'est une sottise
d'accuser un poète comme Victor Hugo et
un orateur comme Bossuet d'avoir manqué
d'idées.
. . . Mon ancienne famiharité avec la ques-
tion m'autorise peut-être à dire que les pages
de l'auteur du Polt-Scriptum de ma Uie sur le
problème du fond et de la forme, où Horace
et Virgile interviennent comme exemples,
valent ce qui a été écrit de meilleur à ce sujet
par les maîtres de l'esthétique, et sont aussi
neuves qu'il était possible en pareille matière.
Pour ma part, je remercie Victor Hugo de
m'avoir apporté des raisons presque nouvelles
de défendre envers et contre tous la cause
sacrée du style, aujourd'hui que, sous pré-
texte d'utiUté, de science, de sérieux, et parce
REVUE DE LA CRITIQUE.
645
qu'on est follement pressé, on tend de plus
en plus à faire bon marché de l'art d'écrire.
Ce n'est pas seulement l'homme de goût,
c'est l'homme de pensée, dont l'intelhgence
même est souvent plus satisfaite par la pléni-
tude de sens et de forme qui brille dans cer-
taines vieilleries classiques que par les à-peu-
près d'idées que l'on noie aujourd'hui dans
l'à-peu-près de l'expression.
Et notez bien que le grand poète n'aban-
donne rien de ses principes sur la puissance
civilisatrice du beau, sur la mission sociale et
humaine de l'écrivain ; il ne fait aucune con-
cession aux théoriciens superficiels de «l'art
pour l'art 0, qui, par cette raison que la forme
est tout, n'attachent point d'importance à ce
qu'elle exprime.
... Le chapitre ((Choses de l'Infini)), daté de
1864, est très beau. C'est un aperçu, acca-
blant pour l'imagination et pour la raison,
de la carte du ciel, de la distance prodigieuse
des astres entre eux et par rapport à la terre.
Les chiffres donnés par le poète sont certaine-
ment vrais, je veux dire exempts de fantaisie
et conformes aux calculs de l'astronomie, car
il n'était point étranger aux sciences exactes
ït il avait eu un premier prix de mathéma-
tiques à l'âge où l'Académie des Jeux floraux
lui décernait la couronne de poésie.
. . . La dernière page du VoH-Si^iptum de
ma Uie est d'un charme rare par sa touchante
simplicité et par l'humilité, unique dans toute
l'œuvre de Victor Hugo, avec laquelle ce
grand pécheur confesse enfin qu'il a pu com-
mettre des fautes. Il dit adieu à ceux qu'il
aime et leur donne, dans une autre vie, un
très prochain rendez-vous. Cet au revoir est
plein de tendresse, d'espérance et de foi. Le
poète appelle ceux qui sont partis «les trans-
figurés»; il élève vers eux ses regards, il tend
vers eux ses mains, et il termine par ces lignes
simples et graves, la plus digne conclusion
qu'il pût donner à son dernier volume et à son
œuvre entière :
«... Songeons à cet immense bien qui nous
attend, la mort.»
La nouvelle Revue. Gustave Kahn.
1" décembre 1901.
M. Paul Meurice donne le Polt-Scriptum ae
ma Uie, de Victor Hugo; des notes, des notes
sur tout, des maximes, des grands panneaux
de critique ordonnés comme des poèmes, des
sermons à son papier, des afiErmadoas d'amour
de l'art, de la hberté. «En vérité, je vous le
dis, écrit Hugo, il n'j a pas de règles.» Après
que le Romantisme, liberté, essor sotis la
main d'Hugo et des autres Romantiques du
premier âge, s'est codifié avec le Parnasse, son
héritier si l'on en croit ses prétendons, en un
arsenal de règles inutiles, en une grincheuse
école conservatrice, ayant l'horreur du nou-
veau, il est utile d'entendre la vraie voix du
vieux Romantique qui, plutôt que d'admettre
des règles restrictives, s'écria : Il n'y a pas de
règles. La Forme est tout, mais la Forme
n'est pas distincte du fond, elle est un jaiUis-
sement, elle est la pression de l'artiste, dit
Hugo; et, encore là, il est bon d'entendre le
Père qui était là-bas dans l'île s'inscrire en
faux contre toute la tendance de ceux qui se
réclament de lui. L'homme s'était arrêté de
produire, de lire, le curieux en lui s'était en-
dormi; l'homme ne change pas, il parle de
hberté comme en 1830, de hberté d'art. Il
s'insurge contre le Goût, il se demande pour-
quoi, toujours, après avoir distingué le goût
selon Pindare et le goût selon Bernis, on dé-
clare que celui qui relève de Pindare est le
mauvais, et celui qui s'orne de Bernis, le bon;
il constate que ce mouvement est éternel. Il
ne fait point l'application de sa théorie à ce
qui se passe du temps de ses vieux jours; sa
pensée est ailleurs, hors du présent. Elle est
vers le passé, son glorieux passé de liberté qui
s'agrège aux autres belles époques, elle va vers
l'avenir contempler l'issue fatale, chercher à
discerner quelles ombres se tiennent sur le
tournant de la route, à l'entrée du grand
tunnel sombre; qu'importe pour tout ce qui
s'est passé avant que son esprit ne monte dans
le soliloque suprême, où l'on se prépare pour
le dernier voyage. Hugo indique que le goût
courant et des experts, c'est chose misérable
et sans portée. Il termine sur des paroles de
liberté, son devoir est fait. Tant pis si ses
élèves , si ses derniers visiteurs n'ont souci que
de les travestir et de faire croire à des paroles
d'autorité; les textes sont là.
Le Tenseur. E. Blémont.
10 décembre 1901.
. . . L'importance du post-scriptum dans
une lettre est devenue proverbiale; il en con-
tient souvent la partie essentielle, le vrai sens;
et mainte missive n'est écrite que pour le mot
646
POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
détaché qui s'y ajoute. Certes, il serait excessif
d'imaginer que, venant après l'ensemble des
chefs-d'œuvre adressés par le poète k tout
homme qui pense, le Polt-Scriptum de ma Uie
puisse avoir une portée relativement aussi consi-
dérable. On doit reconnaître, toutefois, qu'il
explique, accentue, résume admirablement
l'esthétique et la philosophie de Victor Hugo :
il constitue, en quelque sorte, un inventaire,
un exposé, une affirmation définitive et quasi-
testamentaire de ses idées capitales.
... Le livre s'est naturellement divisé en
deux parties, dont la première, l'Esprit, a
pour objet l'art et le rêve; et dont la se-
conde, l'Ame, traite de la vie, de la mort,
de la divinité. Dans le cycle général que
constituent les travaux du maître, il forme
ainsi, à part, avec hitt/ratiire et Philosophie
mêlées et avec William Shakf^eare, un groupe
spécial, une trilogie de haute critique et de
haute spéculation contemplative. Il tient à
ces deux premiers ouvrages par des attaches
visibles.
... La seconde partie du livre débute par
une ligne qui est un vers exquis :
Les instincts sont les yeux mystérieux de l'âme.
Plus loin, la morale du bon La Fontaine
est rectifiée par un autre vers :
La raison du meilleur est toujours la plus forte.
Victor Hugo excelle dans le style lapidaire
qui convient aux maximes. Tout jeune il avait
déjà ce don. Il disait : «Je demande la substi-
tution des questions sociales aux questions
politiques. — Il faut ramener la société des
passions artificielles aux passions naturelles. —
L'amour est la plus petite chose du monde,
s'il n'en est la plus grande. »
Reprenons le PoB-Scriptum. Au milieu du
petit traité De la Uie et de la Mort, il nous
offre, en prose, cette théorie de l'immortalité
facultative, ou plutôt sélective, qu'ailleurs le
poète a rimée, et dans laquelle Dante, sur
deux de ses vers qu'il relit, biffe celui qui se
croit destiné à mourir, pour garder celui qui
se croit immortel.
. . . Les feuillets intitulés Choses de l'Infini
sont plus merveilleux encore que le Promon-
torium Somnii, et le dépassent de toute la hau-
teur dont la vérité domine le rêve.
Là, comme la «Comète» du poète, «nous
allons et venons dans la fosse aux soleils». Là,
nous sommes pris d'un vertige astronomique,
qui laisse bien loin celui de saint-Antoine
dans la Tentation de Flaubert. Le volume se
ferme sur une Contemplation suprême, qui est
un suprême acte de foi. Pour les croyants,
j'en retiens cette ligne : «C'est dans le sé-
pulcre que la fleur de la vie s'ouvre.» Et
pour les autres, cette autre ligne : «Heureux
entre tous, ceux dont la mort est belle!»
laC Monde Moderne.
\" janvier 1902.
Léo Claretie.
La série des Œuvres posthumes de Victor
Hugo n'est pas close. Voici un nouveau tome,
Poît-Scriptum de ma Uie.
... Si ce n'étaient que broutilles et ébau-
ches, il n'y aurait pas lieu de se féhciter outre
linesure de ces publications prolongées. Elles
n'ont pas la vigueur des œuvres fortes et
achevées; mais elles portent la griffe, et leur
apparition est encore une bonne fortune litté-
raire.
Le PoSt-Scriptum se compose de deux par-
ties : d'abord un lot considérable de pensées,
d'aphorismes, formules, remarques, réflexions
courtes, jetés sur des feuillets volants, comme
le furent les Pense'es de Pascal. C'était l'arsenal
des apophtegmes. Le poète y puisait, mais il
ne l'a pas épuisé. Ce recueil nous montre
Hugo notant, le calepin à la main, des ex-
pressions, des sentences, des observations,
pour les incruster à l'occasion dans le métal
sonore de son œuvre. Il était partout et tou-
jours attentif à son métier, à sa fonction; il
travaillait même quand il n'écrivait pas et
piquait ensuite d'un coup de plume le mot,
la phrase qui avaient surgi à l'improviste dans
son esprit.
La seconde partie est faite d'un lot de
développements littéraires et moraux assez
étendus.
... La dissertation, ou l'article sur la non-
relativité du Goût, est remarquable et pose le
problème toujours en suspens des lois impres-
criptibles qui font ou ne font pas qu'une
chose est belle en soi et par soi. Hugo croit à
un goût supérieur, qui est le sien. Ce trait
pourtant est juste à noter, parce qu'il marque
la supériorité de l'inspiration sur la sagesse
laborieuse en art :
«Les parfaits ne sont pas les grands... Les
REVUE DE LA CRITIQUE.
647
grands ont l'excès; les parfaits ont le défaut
(c'est-à-dire le manque, le moins).»
. . . L'article sur le Génie n'ajoute rien à
ceux du Beau et du Goût. Voltaire, Marmontel
et les encyclopédistes raffolaient de ce genre
de développements généraux, dont la mode a
passé faute de temps pour les lire.
Les dissertations morales traitent de la Vie
et de la Mort, de Dieu, de l'Athéisme, de
l'Infini; ce sont de beaux sermons laïques
empreints d'un déisme fervent. Le morceau
intitulé Promontorium Somnii, et aussi la Contem-
plation suprême ont une élévation, une élo-
quence puissante, une ardeur sublime qui
font passer le frisson de l'infini et des espaces
éternels; ce sont des méditations, des rêveries,
des coups d'oeil d'aigle jetés sur les temps et
les âmes.
Au demeurant, ce livre n'apporte pas des
éléments nouveaux ou insoupçonnés en ce
qui concerne Hugo, et il y aurait eu quelque
témérité à en attendre cela, avec un génie
qui s'est suffisamment répandu et raconté
pour que son étude n'offre plus de surprise.
Au contraire, c'est bien Hugo, avec son style
heurté, ses oppositions qu'il choque comme
des cymbales, sa grandiloquence, sa personna-
lité en vue toujours et ses airs de grand prêtre.
Nous le reconnaissons, et nous le saluons. Ce
post-scriptum n'est pas une révélation, c'est
une confirmation.
Etude sur TJictor Hugo. Femand Gregh.
Les œuvres posthumes de Victor Hugo
(entre autres le Théâtre en liberté ^ la Fin de
Satan j Choses vueSj Dieu) eussent suffi à fonder
pour toujours la gloire d'un autre écrivain,
lequel écrivain, avec ces seuls quatre livres,
serait un grand poète et un grand prosateur.
Certes, le Polî-Scriptum de ma Uie n'a pas l'im-
portance des précédents ouvrages; mais dans
ce volume où il y a de tout, et même de
l'exécrable, il y a de l'excellent, voire du
sublime. Hugo est toujours Hugo par quelque
endroit.
Le plus intéressant de cet ouvrage, c'est
sans doute ce qu'on pourrait appeler les tenta-
tives de penser qu'y a faites çà et là Hugo, dans
les chapitres De la Uie et de la Mort, Kheries
sur Dieu, Choses de l'Infini. Et ces passages
donnent raison à M. Renouvier qui a salué en
Hugo un naïf et profond philosophe, profond
d'être naïf. Entendons bien : Hugo n'est pas
une de ces consciences du monde comme
Platon, Spinosa, Descartes, Kant, où la
pensée qui pénètre l'univers, et qui aujour-
d'hui s'exprime en l'humanité, dessine sous
la fixité du regard intérieur les premières com-
binaisons de ses linéaments futurs; Hugo n'a
pas inventé une métaphysique. Mais à force
de large et généreuse banalité, il a trouvé en
lui, et non pas apprises, mais repensées, cer-
taines idées de ces grands philosophes : et
c'était déjà beaucoup de les repenser.
Pascal est admiré d'avoir refait tout seul les
trois premiers livres de la Géométrie Eucli-
dienne. Or, dans le chapitre intitulé Choses de
l'Infini, Hugo retrouve à son tour tout Pascal :
l'infiniment grand, l'infiniment petit, l'homme
dans l'entre-deux, écrasé par ces deux infinis,
plus grand qu'eux, de le comprendre. Lisez
ce curieux et beau passage :
Après avoir cité la fin des Choses de
l'Infini, Femand Gregh en tire cette
conclusion :
On saisit nettement dans cette page un
phénomène littéraire très intéressant : Yanti-
thèse verbale de Hugo l'amenant à concevoir
V antinomie de Pascal et de Kant, la forme le
conduisant à la pensée, la beauté créant l'idée.
A force d'être un poète, Hugo y devient un
penseur.
VicroK Hugo jugé pak son siècle.
Tristan Legay.
Le Polt-Scriptum de ma Uie met encore une
fois à l'ordre du jour la vieille question : Uictor
Hugo elt-il ou ti'elt-il pas un penseur ? Contro-
verse fameuse! Hippocrate dit oui et Galien
dit non. — Oui ! affirme Pierre Leroux. —
Non! protestent Nisard, Veuillot, Planche,
Carrel et Pontmartin. — Ou, du moins, si
peu . . . rectifient MM. Lemaître et Faguet. — ■
. . . Que ce n'est pas la peine d'en parler, con-
clut M. Brunetière.
Mais alors survient M. Renouvier, émtile
en philosophie de Pierre Leroux et d'Ernest
Renan. — Victor Hugo, déclare-t-il après
eux à messieurs les critiques, est un très grand
penseur. Et si vous en doutez encore, voici
un petit volume qui vous édifiera.
Et M. Charles Renouvier publia 378 pages
648
POST-SCRIPTUM DE MA VIE.
sur ce sujet : "Victor Hugo : — Le Philosophe.
La critique s'avoua vaincue.
Ceci se passait en l'an de grâce mil neuf
cent. La pensée de Victor Hugo avait dû
traverser tout le dix-neuvième siècle, avant
de s'imposer à ses contemporains.
Mais Victor Hugo n'avait pas prévu le se-
cours volontaire de M. Renouvier. Aussi
avait-il confié sa cause à un autre avocat. Le
voici qui entre en scène. La parole est au
Poff-Seriptum de ma Uie.
. . . Logiquement dénigré par certains ad-
versaires religieux, systématiquement nié par
les habiles théoriciens de l'école naturahste,
et méconnu par la presque totalité des cri-
tiques, le penseur Victor Hugo est reconnu
par les philosophes et salué par les hommes
de science C.
Remarquez qu'on peut faire une constata-
tion analogue pour, le poète. Il n'a de détrac-
teurs que chez les pitres du Parnasse et chez
les impuissants de la littérature. Mais voyez
ses frères en art. Tous honorent en lui le
Maître, et Banville a pu dire avec raison : «On
est poète en raison directe de l'intensité avec
laquelle on admire et on comprend ses œuvres
titaniques.»
''' On n'a pas oublié les hommages rendus,
notamment, par Renan, Berthelot et Pasteur à
Victor Hugo lors du quatre-vingtième anniver-
saire de la naissance de celui-ci.
( Note de Tristan Legay. )
Les ennemis du penseur attaqueront triom-
phalement le Poft-Scriptum de ma Uie. La chose
est facile pour un recueil de pensées sans liens
volontaires, formé d'ailleurs en partie de pages
éparseSj datées de toutes les époques, écrites
sous l'impression des événements, plutôt que
dans la vision nette de l'inspiration, ou sous
les rayons mûrissants de la réflexion. Mais
bien des pages du livre défient toutes les cri-
tiques. Les esprits de mauvaise foi pourront
seuls le nier. À ceux-là nous rappellerons ces
paroles de M. Charles Renouvier :
«Quelqu'un a dit et beaucoup d'autres ont
répété : «Victor Hugo, c'est l'artiste, un
artiste extraordinaire, le premier peut-être des
artistes de la parole.» Par ce mot artiite on
entendait ouvrier, et c'était une manière de
dénier au poète la sincérité du sentiment et le
sérieux de la pensée; c'était dire que le fond
manquait chez ce grand modeleur de formes.
«Ce jugement est faux absolument et en
tout'''.»
Victor Hugo a fortement senti les pro-
blèmes supérieurs de la vie et de la destinée,
c'est incontestable : fortement et mieux ou
plus réellement que tels philosophes qui se
flattent de les avoir compris et résolus '^).
f" Victor Hugo
le Philosophe.
Le Poète. — ''' Victor Hugo
II
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
PoSt-Scriptum de maUie. — Paris, Calmann-
Lévy, éditeur, rue Auber, n° 3 (imprimerie
Motteroz), 9 novembre 1901, in-S", couver-
ture imprimée. Edition originale, publiée à
6 francs.
Pofl-Scriptum de ma Uie, — Édition collec-
tive. — Paris, Librairie du Victor Hugo
illustré, rue Thérèse, n° 13 (imprimerie P.
Mouillot) [s. d.]. Prix : i fr. jo.
PoH-Scriptum de ma Uie. — Édition à 25 cen-
times; 3 volumes in-32, Jules Rouff et C",
Paris, 1902.
. . . Poft-Scriptum de ma Uie. — Édition de
l'Imprimerie nationale, Paris, Paul OUen-
dorfF. — Albin Michel, éditeur, rue Huy-
ghens, n" 22, 1936, grand in-8°.
ILLUSTRATION DES ŒUVRES
REPRODUCTIONS ET DOCUMENTS
PHILOSOPHIE. II. 42
■ MPtlHCKIE MATIOmiE
i
VICTOR HUGO
Post-scriptum
de ma vie
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
3, RUE AUBER, 3
190 I
Couverture de l'Édition originale.
651
V. H.
iiuv^lJiVt, k ij£^
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Titre du chapitre : Utiuté du Beav.
633
^<rv-C .<ll_^
V
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7 m— £^ iy> C^'-f^»^
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Une page des T^j de Pierkes.
6W
TABLE.
WILLIAM SHAKESPEARE.
Pages.
DÉDICACE V
Préface vu
PREMIERE PARTIE.
Livre I". Shakespeare. — Sa vie 3
II. Les Génies. — Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ezechiel,
Lucrèce, Juvenal, Tacite, Saint- Jean, Saint-Paul, Dante,
Rabelais, Cervantes, Shakespeare 19
III. L'Art et la Science 53
IV. Shakespeare l'ancien 67
A
V. Les Ames 93
DEUXIÈME PARTIE.
Livre I". Shakespeare. — Son Génie 105
II. Shakespeare. — Son œuvre. — Les points culminants 121
III. ZoÏLE AUSSI Éternel qu'Homère 137
IV. Critique i ^ i
V. Les Esprits et les masses 163
VI. Le Beau serviteur du Vrai 173
TROISIÈME PARTIE. — CONCLUSION.
Livre I"". Apres la mort. — Shakespeare. — L'Angleterre 191
II. Le dix-neuviÈme siècle 207
III. L'Histoire réelle. — Chacun remis a sa place 215
658 TABLE.
Préface pour la nouvelle traduction de Shakespeare par François-
Victor Hugo 235
Notes de cette édition :
Reliquat de William Shakespeare :
A Reims 250
Les génies appartenant aux peuples 259
Sur Homère 270
Beethoven 280
Le Goût 282
Vromontorium Somnii 297
■ Le Tyran 327
La Bible. — LAngleterre 333
Les Traducteurs 337
Notes de travail 356
Le manuscrit de William Shal^fpeare 388
Le manuscrit de la Pr/f ace pour la nouvelle traduêlion de Shakespeare 400
Notes de l Editeur ;
I. Historique de William ShaJ^^eare 401
IL Revue de la Critique 438
III. Notice bibliographique 450
IV. Notice iconographique 450
Illustration des Œuvres. — Reproductions et documents 45 3
Couverture de l'édition originale. — Portrait de Shakespeare. — La
maison natale de Shakespeare. — Deux fac-similés du manuscrit. —
Fac-similé d'une épreuve corrigée par Victor Hugo.
POST-SCKIPTUM DE MA VIE.
Avertissement de l'Éditeur . 467
L'ESPRIT.
Tas de Pierres. — I . 473
Utilité du Beau 478
Tas de Pierres. — II . 488
La Civilisation 495
Tas de Pierres. — III j i o
TABLE. 659
Critique • 5^7
Tas de Pierres. — IV 5^5
Du GÉNIE 537
Tas de Pierres. — V 54^
L'AME.
Tas de Pierres. — VI 553
Explication de la Vie et de la Mort 563
Rêveries sur Dieu 5 7^
Philosophie 5^5
L'Infiniment petit 592
Les Choses de l'Infini 5 9^
Contemplation suprême 611
Notes de cette Édition :
Le manuscrit de Poff-Scripfum de ma Uie 631
Notes de l Editeur :
I. Revue de la Critique 639
II. Notice bibliographique 648
Illustration des Œuvres. — Reproductions et documents 649
Couverture de l'édition originale. — Fac-similé du titre : Utilité du
Beau. — Fac-similé d'une page de Tas de Pierres.
ACHEVE D'IMPRIMER
PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
POUR
ALBIN MICHEL, EDITEUR
22, RUE HUYGHENS, 22, PARIS
LE 31 MARS 1937
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