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Full text of "Oeuvres complètes"

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ŒUVRES  COMPLETES  DE   VICTOR  HUGO 
PHILOSOPHIE  -  II 


WILLIAM  SHAKESPEARE 


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IL   A   ETE  TIRE   A   PART 

5  exemplaires  sur  papier  du  Japon,  numérotés  de  i  à  5 
5  exemplaires  sur  papier  de  Chine,  numérotés  de  6  à  10 
40  exemplaires  sur  papier  de  Hollande,  numérotés  de  11  à  50 
300  exemplaires  sur  papier  vélin  du  iMarais,  numérotés  de  51  à  350 


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VICTOR    HUGO 


WILLIAM 
SHAKESPEARE 


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ALBIN  MICHEL  -  PARIS 


IMPRIME 

PAR 

L'IMPRIMERIE   NATIONALE 


EDITE 

PAR 

LA    LIBRAIRIE    OLLENDORFF 


MDCCCCXXXVII 


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A    L'ANGLETERRE 


Je  lui  dédie  ce  livre,  gloridcatioii 
de  son  poète.  Je  dis  à  l'Angleterre 
la  ve'rité;  mais,  comme  terre  illustre 
et  libre,  je  l'admire,  et  comme  asile, 
je  l'aime. 

Victor  Hugo. 


Hauteville-House,  1864. 


Le  vrai  titre  de  cet  ouvrage  serait  :  A.  propos  de  ShaJ^e^eare.  Le 
désir  d'introduire,  comme  on  dit  en  Angleterre,  devant  le  public,  la 
nouvelle  traduction  de  Shakespeare,  a  été  le  premier  mobile  de 
l'auteur.  Le  sentiment  qui  l'intéresse  si  profondément  au  traducteur 
ne  saurait  lui  ôter  le  droit  de  recommander  la  traduction.  Cependant 
sa  conscience  a  été  sollicitée  d'autre  part,  et  d'une  façon  plus  étroite 
encore,  par  le  sujet  lui-même.  A  l'occasion  de  Shakespeare,  toutes 
les  questions  qui  touchent  à  l'art  se  sont  présentées  à  son  esprit. 
Traiter  ces  questions,  c'est  expliquer  la  mission  de  l'art 5  traiter  ces 
questions,  c'est  expliquer  le  devoir  de  la  pensée  humaine  envers 
l'homme.  Une  telle  occasion  de  dire  des  vérités  s'impose,  et  il  n'est 
pas  permis,  surtout  à  une  époque  comme  la  nôtre,  de  l'éluder. 
L'auteur  l'a  compris.  Il  n'a  point  hésité  à  aborder  ces  questions  com- 
plexes de  l'art  et  de  la  civilisation  sous  leurs  faces  diverses,  multipliant 
les  hori2ons  toutes  les  fois  que  la  perspective  se  déplaçait,  et  acceptant 
toutes  les  indications  que  le  sujet,  dans  sa  nécessité  rigoureuse,  lui 
oflfrait.  De  cet  agrandissement  du  point  de  vue  est  né  ce  livre. 


Hauteville-Housc ,  1864. 


Portrait  de  Victor  Hugo.  1864. 
Maison  de  Victor  Hlgo. 


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U  e  ^-A^ 


Fac-similé  du  titre  Écrit  par   Victor  Hugo 
en  tete  du  manuscrit  original  de    wlluam  ^hakespeake. 


PREMIÈRE  PARTIE 


PHILOSOPHIE.    II.  , 

larniuLitit:   MTroxiiE. 


LIVRE  PREMIER. 

SHAKESPEARE.   —    SA  VIE. 


I 

Il  y  a  une  douzaine  d'années,  dans  une  île  voisine  des  côtes  de  France, 
une  maison,  d'aspect  mélancolique  en  toute  saison,  devenait  particulièrement 
sombre  à  cause  de  l'hiver  qui  commençait.  Le  vent  d'ouest,  soufflant  là  en 
pleine  liberté,  faisait  plus  épaisses  encore  sur  cette  demeure  toutes  ces  enve- 
loppes de  brouillard  que  novembre  met  entre  la  vie  terrestre  et  le  soleil. 
Le  soir  vient  vite  en  automne  j  la  petitesse  des  fenêtres  s'ajoutait  à  la  brièveté 
des  jours  et  aggravait  la  tristesse  crépusculaire  de  la  maison. 

La  maison,  qui  avait  une  terrasse  pour  toit,  était  rectiligne,  correcte, 
carrée,  badigeonnée  de  frais,  toute  blanche.  C'était  du  méthodisme  bâti. 
Rien  n'est  glacial  comme  cette  blancheur  anglaise.  Elle  semble  vous  offrir 
l'hospitalité  de  la  neige.  On  songe,  le  cœur  serré,  aux  vieilles  baraques 
paysannes  de  France,  en  bois,  joyeuses  et  noires,  avec  des  vignes. 

À  la  maison  était  attenant  un  jardin  d'un  quart  d'arpent,  en  plan  incliné, 
entouré  de  murailles,  coupé  de  degrés  de  granit  et  de  parapets,  sans  arbres, 
nu,  où  Ton  voyait  plus  de  pierres  que  de  feuilles.  Ce  petit  terrain,  pas 
cultivé,  abondait  en  touffes  de  soucis  qui  fleurissent  l'automne  et  que  les 
pauvres  gens  du  pays  mangent  cuits  avec  le  congre.  La  plage,  toute  voisine, 
était  masquée  à  ce  jardin  par  un  renflement  de  terrain.  Sur  ce  renflement 
il  y  avait  une  prairie  à  herbe  courte  où  prospéraient  quelques  orties  et  une 
grosse  ciguë. 

De  la  maison  on  apercevait,  à  droite,  à  l'horizon,  sur  une  colline  et  dans 
un  petit  bois,  une  tour  qui  passait  pour  hantée  j  à  gauche,  on  voyait  le  dk^ 
Le  dick  était  une  file  de  grands  troncs  d'arbres  adossés  à  un  mur,  plantés 
debout  dans  le  sable,  desséchés,  décharnés,  avec  des  nœuds,  des  ankyloses 
et  des  rotules,  qui  semblait  une  rangée  de  tibias.  La  rêverie,  qui  accepte 
volontiers  les  songes  pour  se  proposer  des  énigmes,  pouvait  se  demander 
à  quels  hommes  avaient  appartenu  ces  tibias  de  trois  toises  de  haut. 

La  façade  sud  de  la  maison  donnait  sur  le  jardin,  la  façade  nord  sur  une 
route  déserte. 


4  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Un  corridor  pour  entrée,  au  rez-de-chaussée,  une  cuisine,  une  serre  et 
une  basse-cour,  plus  un  petit  salon  ayant  vue  sur  le  chemin  sans  passants 
et  un  assez  grand  cabinet  à  peine  éclairé  j  au  premier  et  au  second  étage, 
des  chambres,  propres,  froides,  meublées  sommairement,  repeintes  à  neuf, 
avec  des  linceuls  blancs  aux  fenêtres.  Tel  était  ce  logis.  Le  bruit  de  la  mer 
toujours  entendu. 

Cette  maison,  lourd  cube  blanc  à  angles  droits,  choisie  par  ceux  qui 
l'habitaient  sur  la  désignation  du  hasard,  parfois  intentionnelle  peut-être, 
avait  la  forme  d'un  tombeau. 

Ceux  qui  habitaient  cette  demeure  étaient  un  groupe,  disons  mieux,  une 
famille.  C'étaient  des  proscrits.  Le  plus  vieux  était  un  de  ces  hommes  qui , 
à  un  moment  donné,  sont  de  trop  dans  leur  pays.  Il  sortait  d'une  assemblée} 
les  autres,  qui  étaient  jeunes,  sortaient  d'une  prison.  Avoir  écrit,  cela 
motive  les  verrous.  Où  mènerait  la  pensée,  si  ce  n'est  au  cachot? 

La  prison  les  avait  élargis  dans  le  bannissement. 

Le  vieux,  le  père,  avait  là  tous  les  siens,  moins  sa  fille  aînée,  qui  n'avait 
pu  le  suivre.  Son  gendre  était  près  d'elle.  Souvent  ils  étaient  accoudés  autour 
d'une  table  ou  assis  sur  un  banc,  silencieux,  graves,  songeant  tous  ensemble, 
et  sans  se  le  dire,  à  ces  deux  absents. 

Pourquoi  ce  groupe  s'était-il  installé  dans  ce  logis ,  si  peu  avenant  ?  Pour 
des  raisons  de  hâte,  et  par  le  désir  d'être  le  plus  tôt  possible  ailleurs  qu'à 
l'auberge.  Sans  doute  aussi  parce  que  c'était  la  première  maison  à  louer 
qu'ils  avaient  rencontrée,  et  parce  que  les  exilés  n'ont  pas  la  main  heureuse. 

Cette  maison,  —  qu'il  est  temps  de  réhabiliter  un  peu  et  de  consoler, 
car  qui  sait  si,  dans  son  isolement,  elle  n'est  pas  triste  de  ce  que  nous  venons 
d'en  dire  ?  un  logis  a  une  âme,  —  cette  maison  s'appelait  Marine-Terrace. 
L'arrivée  y  fut  lugubre,  mais  après  tout,  déclarons-le,  le  séjour  y  fut  bon, 
et  Marine-Terrace  n'a  laissé  à  ceux  qui  l'habitèrent  alors  que  d'affectueux  et 
chers  souvenirs.  Et  ce  que  nous  disons  de  cette  maison,  Marine-Terrace, 
nous  le  disons  aussi  de  cette  île.  Jersey.  Les  lieux  de  la  souffrance  et  de 
l'épreuve  finissent  par  avoir  une  sorte  d'amère  douceur,  qui,  plus  tard,  les 
fait  regretter.  Ils  ont  une  hospitalité  sévère  qui  plaît  à  la  conscience. 

Il  y  avait  eu,  avant  eux,  d'autres  exilés  dans  cette  île.  Ce  n'est  point  ici 
l'instant  d'en  parler.  Disons  seulement  que  le  plus  ancien  dont  la  tradition, 
la  légende  peut-être,  ait  gardé  le  souvenir,  était  un  romain,  Vipsanius 
Minator,  qui  employa  son  exil  à  augmenter,  au  profit  de  la  domination  de 
son  pays,  la  muraille  romaine  dont  on  voit  encore  quelques  pans,  semblables 
à  des  morceaux  de  collines,  près  d'une  baie  nommée,  je  crois,  la  baie  Sainte- 
Catherine.  Ce  Vipsanius  Minator  était  un  personnage  consulaire,  vieux 
romain  si  entêté  de  Rome  qu'il  gêna  l'empire.  Tibère  l'exila  dans  cette  île 


SHAKESPEARE.    —    SA  VIE.  5 

cimmérienne,  Cœsarea-,  selon  d'autres,  dans  une  des  Orcades.  Tibère  fit 
plus  j  non  content  de  l'exil,  il  ordonna  l'oubli.  Défense  fut  faite  aux  orateurs 
du  sénat  et  du  forum  de  prononcer  le  nom  de  Vipsanius  Minator.  Les 
orateurs  du  forum  et  du  sénat,  et  l'histoire,  ont  obéis  ce  dont  Tibère 
d'ailleurs  ne  doutait  pas.  Cette  arrogance  dans  le  commandement,  qui  allait 
jusqu'à  donner  des  ordres  à  la  pensée  des  hommes,  caractérise  certains  gou- 
vernements parvenus  à  une  de  ces  situations  solides  où  la  plus  grande 
somme  de  crime  produit  la  plus  grande  somme  de  sécurité. 

Revenons  à  Marine-Terrace. 

Un  matin  de  la  fin  de  novembre,  deux  des  habitants  du  lieu,  le  père  et 
le  plus  jeune  des  fils,  étaient  assis  dans  la  salle  basse.  Ils  se  taisaient,  comme 
des  naufragés  qui  pensent. 

Dehors  il  pleuvait,  le  vent  soufflait,  la  maison  était  comme  assourdie  par 
ce  grondement  extérieur.  Tous  deux  songeaient,  absorbés  peut-être  par  cette 
coïncidence  d'un  commencement  d'hiver  et  d'un  commencement  d'exil. 

Tout  à  coup  le  fils  éleva  la  voix  et  interrogea  le  père  : 

—  Que  penses-tu  de  cet  exil  ? 
— -  Qu'il  sera  long. 

—  Comment  comptes-tu  le  remplir  } 
Le  père  répondit  : 

—  Je  regarderai  l'océan. 

Il  j  eut  un  silence.  Le  père  reprit  : 

—  Et  toi .? 

— -Moi,  dit  le  fils,  je  traduirai  Shakespeare. 


II 


Il  y  a  des  hommes  océans  en  effet. 

Ces  ondes,  ce  flux  et  ce  reflux,  ce  va-et-vient  terrible,  ce  bruit  de  tous 
les  souffles,  ces  noirceurs  et  ces  transparences,  ces  végétations  propres  au 
gouffre,  cette  démagogie  des  nuées  en  plein  ouragan,  ces  aigles  dans  l'écume, 
ces  merveilleux  levers  d'astres  répercutés  dans  on  ne  sait  quel  mystérieux 
tumulte  par  des  millions  de  cimes  lumineuses,  têtes  confuses  de  l'innom- 
brable, ces  grandes  foudres  errantes  qui  semblent  guetter,  ces  sanglots 
énormes,  ces  monstres  entrevus,  ces  nuits  de  ténèbres  coupées  de  rugisse- 
ments, ces  furies,  ces  frénésies,  ces  tourmentes,  ces  roches,  ces  naufrages, 
ces  flottes  qui  se  heurtent,  ces  tonnerres  humains  mêlés  aux  tonnerres 
divins,  ce  sang  dans  l'abîme }  puis  ces  grâces,  ces  douceurs,  ces  fêtes,  ces 


6  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

gaies  voiles  blanches,  ces  bateaux  de  pêche,  ces  chants  dans  le  fracas,  ces 
ports  splendides,  ces  fumées  de  la  terre,  ces  villes  à  l'horizon,  ce  bleu 
profond  de  l'eau  et  du  ciel,  cette  âcreté  utile,  cette  amertume  qui  fait  l'assai- 
nissement de  l'univers,  cet  âpre  sel  sans  lequel  tout  pourrirait}  ces  colères  et 
ces  apaisements,  ce  Tout  dans  Un,  cet  inattendu  dans  l'immuable,  ce  vaste 
prodige  de  la  monotonie  inépuisablement  variée,  ce  niveau  après  ce  boule- 
versement, ces  enfers  et  ces  paradis  de  l'immensité  éternellement  émue,  cet 
insondable,  tout  cela  peut  être  dans  un  esprit,  et  alors  cet  esprit  s'appelle 
génie,  et  vous  avez  Eschyle,  vous  avez  Isaïe,  vous  avez  Juvénal,  vous  avez 
Dante,  vous  avez  Michel- Ange,  vous  avez  Shakespeare,  et  c'est  la  même 
chose  de  regarder  ces  âmes  ou  de  regarder  l'océan. 


III 


S  I 

William  Shakespeare  naquit  à  Stratford-sur-Avon ,  dans  une  maison  sous 
les  tuiles  de  laquelle  était  cachée  une  profession  de  foi  catholique  commen- 
çant par  ces  mots  :  Moi  John  Shal^^eare.  John  était  le  père  de  William.  La 
maison,  située  dans  la  ruelle  Henley-Street,  était  humble,  la  chambre  où 
Shakespeare  vint  au  monde  était  misérable}  des  murs  blanchis  à  la  chaux, 
des  solives  noires  s'entrecoupant  en  croix,  au  fond  une  assez  large  fenêtre 
avec  de  petites  vitres  où  l'on  peut  lire  aujourd'hui,  parmi  d'autres  noms, 
le  nom  de  Walter  Scott.  Ce  logis  pauvre  abritait  une  famille  déchue.  Le 
père  de  William  Shakespeare  avait  été  alderman}  son  aïeul  avait  été  bailli. 
Sha^-^eare  signifie  secoue-lance ,-  la  famille  en  avait  le  blason ,  un  bras  tenant  une 
lance,  armes  parlantes  confirmées,  dit-on,  par  la  reine  Elisabeth  en  1595,  et 
visibles,  à  l'heure  où  nous  écrivons,  sur  le  tombeau  de  Shakespeare  dans 
l'église  de  Stratford-sur-Avon.  On  est  peu  d'accord  sur  l'orthographe  du 
mot  Sha^-Speare  comme  nom  de  famille,  on  l'écrit  diversement  :  Shaj^ere, 
Shal^^ere,  Shal^§peare,  Sba^^eare )  le  dix-huitième  siècle  l'écrivait  habituelle- 
ment Sha^^ear }  le  traducteur  actuel  a  adopté  l'orthographe  Sha^§peare, 
comme  la  seule  exacte,  et  donne  pour  cela  des  raisons  sans  réplique.  La  seule 
objection  qu'on  puisse  lui  faire,  c'est  que  Sha^eare  se  prononce  plus  aisément 
que  Sha^ipeare,  que  l'élision  de  IV  muet  est  peut-être  utile,  et  que  dans  leur 
intérêt  même,  et  pour  accroître  leur  facilité  de  circulation,  la  postérité  a  sur 
les  noms  propres  un  droit  d'euphonie.  Il  est  évident,  par  exemple,  que  dans 
le  vers  français  l'orthographe  Sha^peare  est  nécessaire.  Cependant,  en  prose 
et  vaincu  par  la  démonstration  du  traducteur,  nous  écrirons  Sha^^eare. 


SHAKESPEARE.    —   SA  VIE. 


S  II 


Cette  famille  Shakespeare  avait  quelque  vice  originel,  probablement  son 
catholicisme,  qui  la  fit  tomber.  Peu  après  la  naissance  de  William,  l'alder- 
man  Shakespeare  n'était  plus  que  le  boucher  John.  WiUiam  Shakespeare 
débuta  dans  un  abattoir.  À  quinze  ans,  les  manches  retroussées  dans  la  bou- 
cherie de  son  père,  il  tuait  des  moutons  et  des  veaux  «avec  pompe»,  dit 
Aubray.  A  dix-huit  ans  il  se  maria.  Entre  l'abattoir  et  le  mariage,  il  fit  ua 
quatrain.  Ce  quatrain,  dirigé  contre  les  villages  des  environs,  est  son  début 
dans  la  poésie.  Il  y  déclare  que  Hillbrough  est  illustre  par  ses  revenants  et 
Bidford  par  ses  ivrognes.  Il  fit  ce  quatrain  étant  ivre  lui-même,  à  la  belle 
étoile,  sous  un  pommier  resté  célèbre  dans  le  pays  à  cause  de  ce  Songe 
d'une  Nuit  d'été.  Dans  cette  nuit  et  dans  ce  songe  où  il  y  avait  des  garçons 
et  des  filles,  dans  cette  ivresse  et  sous  ce  pommier,  il  trouva  jolie  une 
paysanne,  Anne  Hatway.  La  noce  suivit.  Il  épousa  cette  Anne  Hatway, 
plus  âgée  que  lui  de  huit  ans,  en  eut  une  fille,  puis  deux  jumeaux  fille  et 
garçon,  et  laquittaj  et  cette  femme,  disparue  de  toute  la  vie  de  Shakespeare, 
ne  revient  plus  que  dans  son  testament  où  il  lui  lègue  k  mm  bon  de  ses 
deux  lits,  «ayant  probablement,  dit  un  biographe,  employé  le  meilleur 
avec  d'autres».  Shakespeare,  comme  La  Fontaine,  ne  fit  que  traverser  le 
mariage.  Sa  femme  mise  de  côté,  il  fut  maître  d'école,  puis  clerc  chez  un 
procureur,  puis  braconnier.  Ce  braconnage  a  été  utile  plus  tard  pour  faire 
dire  que  Shakespeare  a  été  voleur.  Un  jour,  braconnant,  il  fut  pris  dans  le 
parc  de  sir  Thomas  Lucy.  On  le  jeta  en  prison.  On  lui  fit  son  procès.  Apre- 
ment  poursuivi,  il  se  sauva  à  Londres.  Il  se  mit,  pour  vivre,  à  garder  les 
chevaux  à  la  porte  des  théâtres.  Plaute  avait  tourné  une  meule  de  moulin. 
Cette  industrie  de  garder  les  chevaux  aux  portes  existait  encore  à  Londres 
au  siècle  dernier,  et  cela  faisait  une  sorte  de  petite  tribu  ou  de  corps  de 
métier  qu'on  nommait  les  Shal^^eare's  boys. 


S  m 

On  pourrait  appeler  Londres  la  Babylone  noire.  Lugubre  le  jour,  splen- 
dide  la  nuit.  Voir  Londres  est  un  saisissement.  C'est  une  rumeur  sous  une 
fumée.  Analogie  mystérieuse j  la  rumeur  est  la  fumée  du  bruit.  Paris  est  la 
capitale  d'un  versant  de  l'humanité.  Londres  est  la  capitale  du  versant  opposé. 
Magnifique  et  sombre  viUe.  L'activité  y  est  tumulte  et  le  peuple  y  est  four- 
milière. On  y  est  libre  et  emboîté.  Londres  est  le  chaos  en  ordre.  Le  Londres 


8  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

du  seizième  siècle  ne  ressemblait  point  au  Londres  d'à  présent,  mais  était 
déjà  une  ville  démesurée.  Cheapside  était  la  grande  rue.  Saint-Paul,  qui  est 
un  dôme,  était  une  flèche.  La  peste  était  à  Londres  presque  à  demeure  et 
chez  elle,  comme  à  Constantinople.  Il  est  vrai  qu'il  n'y  avait  pas  loin  de 
Henri  VIII  à  un  sultan.  L'incendie,  encore  comme  à  Constantinople,  était 
fréquent  à  Londres,  à  cause  des  quartiers  populaires  bâtis  tout  en  bois.  Il 
n'y  avait  dans  les  rues  qu'un  carrosse,  le  carrosse  de  sa  majesté.  Pas  de  carre- 
four où  l'on  ne  bâtonnât  quelque  pickpocket  avec  le  drotschbloch,  qui  sert 
encore  aujourd'hui  en  Groningue  à  battre  le  blé.  Les  mœurs  étaient  dures 
et  presque  farouches.  Une  grande  dame  était  levée  à  six  heures  et  couchée 
à  neuf.  Lady  Géraldine  Kildare,  chantée  par  lord  Surrey,  déjeunait  d'une 
livre  de  lard  et  d'un  pot  de  bière.  Les  reines,  femmes  de  Henri  VIII,  se 
tricotaient  des  mitaines,  volontiers  de  bonne  grosse  laine  rouge.  Dans  ce 
Londres-là,  la  duchesse  de  SufFolk  soignait  elle-même  son  poulailler  et,  trous- 
sée à  mi-jambe,  jetait  le  grain  aux  canards  dans  sa  basse-cour.  Dîner  à  midi, 
c'était  dîner  tard.  Les  joies  du  grand  monde  étaient  d'aller  jouer  à  la  main 
chaude  chez  lord  Leicestcr.  Anne  Boleyn  y  avait  joué.  Elle  s'était  agenouillée, 
les  yeux  bandés,  pour  ce  jeu,  s'essayant,  sans  le  savoir,  à  la  posture  de 
l'échafaud.  Cette  même  Anne  Boleyn,  destinée  au  trône,  d'où  elle  devait 
aller  plus  loin,  était  éblouie  quand  sa  mère  lui  achetait  trois  chemises  de 
toile,  à  six  pence  Taune,  et  lui  promettait,  pour  danser  au  bal  du  duc  de 
Norfolk,  une  paire  de  souliers  neufs  valant  cinq  shellings. 


SIV 

Sous  Elisabeth,  en  dépit  des  puritains  très  en  colère,  il  y  avait  à  Londres 
huit  troupes  de  comédiens,  ceux  de  Hewington  Butts,  la  compagnie  du 
comte  dePembroke,  les  serviteurs  de  Lord  Strange,  la  troupe  du  lord-cham- 
bellan, la  troupe  du  lord-amiral,  les  associés  de  Black- Friars,  les  Enfents  de 
Saint-Paul,  et,  au  premier  rang,  les  Montreurs  d'ours.  Lord  Southampton 
allait  au  spectacle  tous  les  soirs.  Presque  tous  les  théâtres  étaient  situés  sur  le 
bord  de  la  Tamise,  ce  qui  fit  augmenter  le  nombre  des  passeurs.  Les  salles 
étaient  de  deux  espèces j  les  unes,  simples  cours  d'hôtelleries,  ouvertes,  un 
tréteau  adossé  à  un  mur,  pas  de  plafond,  des  rangées  de  bancs  posés  sur  le 
sol,  pour  loges  les  croisées  de  l'auberge,  on  y  jouait  en  plein  jour  et  en 
plein  air;  le  principal  de  ces  théâtres  était  le  Globe;  les  autres,  des  sortes  de 
halles  fermées,  éclairées  de  lampes,  on  y  jouait  le  soir;  la  plus  hantée  était 
Black-Friars.  Le  meilleur  acteur  de  lord  Pembroke  se  nommait  Henslowc; 
le  meilleur  acteur  de  Black-Friars  se  nommait  Burbage.  Le  Globe  était  situé 


SHAKESPEARE.    —    SA  VIE.  9 

sur  le  Bank-Side.  Cela  résulte  d'une  note  du  Stationers'  Hall  en  date  du 
26  novembre  1607.  ^^  majeBy's  servants  playing  usuaUy  ai  the  Globe  on  the 
Banl^Side.  Les  décors  étaient  simples.  Deux  épées  croisées,  quelquefois  deux 
lattes,  signifiaient  une  bataille j  la  chemise  par-dessus  l'habit  signifiait  un 
chevalierj  la  jupe  de  la  ménagère  des  comédiens  sur  un  manche  à  balai 
signifiait  un  palefroi  caparaçonné.  Un  théâtre  riche,  qui  fit  faire  son  inven- 
taire en  1598,  possédait  «des  membres  de  maures,  un  dragon,  un  grand 
cheval  avec  ses  jambes,  une  cage,  un  rocher,  quatre  têtes  de  turcs  et  celle  du 
vieux  Méhémet,  une  roue  pour  le  siège  de  Londres  et  une  bouche  d'enfer». 
Un  autre  avait  «un  soleil,  une  cible,  les  trois  plumes  du  prince  de  Galles 
avec  la  devise  :  ich  dien,  plus  six  diables,  et  le  pape  sur  sa  mule».  Un  acteur 
barbouillé  de  plâtre  et  immobile  signifiait  une  muraille  j  s'il  écartait  les 
doigts,  c'est  que  la  muraille  avait  des  lézardes.  Un  homme  chargé  d'un  fagot, 
5uivi  d'un  chien  et  portant  une  lanterne,  signifiait  la  lunej  sa  lanterne  figu- 
rait son  clair.  On  a  beaucoup  ri  de  cette  mise  en  scène  du  clair  de  lune, 
devenue  fameuse  par  le  Son^  d'une  nuit  d'été,  sans  se  douter  que  c'est  là  une 
sinistre  indication  de  Dante.  Voir  VEnfer,  chant  xx.  Le  vestiaire  de  ces 
théâtres,  où  les  comédiens  s'habiUaient  pêle-mêle,  était  un  recoin  séparé  de 
la  scène  par  une  loque  quelconque  tendue  sur  une  corde.  Le  vestiaire  de 
Black-Friars  était  fermé  d'une  ancienne  tapisserie  de  corps  et  métiers  repré- 
sentant l'atelier  d'un  ferron;  par  les  trous  de  cette  cloison  flottante  en  lam- 
beaux, le  public  voyait  les  acteurs  se  rougir  les  joues  avec  de  la  brique  pilée 
ou  se  faire  des  moustaches  avec  un  bouchon  brûlé  à  la  chandelle.  De  temps 
en  temps,  par  l'entre-bâillement  de  la  tapisserie,  on  voyait  passer  une  fece 
grimée  en  morisque,  épiant  si  le  moment  d'entrer  en  scène  était  venu,  ou 
le  menton  glabre  d'un  comédien  jouant  les  rôles  de  femme.  Glabri  hiffriones, 
dit  Plaute.  Dans  ces  théâtres  abondaient  les  gentilshommes,  les  écoliers,  les 
soldats  et  les  matelots.  On  représentait  là  la  tragédie  de  lord  Buckhurst, 
Gorhoduc  ou  Ferrex  et  Porrex,  la  mère  Bombic,  de  Lily,  où  l'on  entendait  les 
moineaux  crier  phip  phip,  le  Ubertin,  imitation  du  Convivado  de  Piedra  qui 
faisait  son  tour  d'Europe,  Félix  and  Philomena,  comédie  à  la  mode,  jouée 
d'abord  à  Greenwich  devant  la  «  reine  Bess  » ,  Vromos  et  Cassandra,  comédie 
dédiée  par  l'auteur  George  Whetstone  à  William  Fletwood,  recorder  de 
Londres,  le  Tamerlan  et  le  Juif  de  Malte ,  de  Christophe  Marlowe,  des  inter- 
ludes et  des  pièces  de  Robert  Greene,  de  George  Peele,  de  Thomas  Lodge 
et  de  Thomas  Kid,  enfin  des  comédies  gothiques j  car,  de  même  que  la 
France  a  l'Avocat  Fathelin,  l'Angleterre  a  l'A.i^iUe  de  ma  commère  Gurton. 
Tandis  que  les  acteurs  gesticulaient  et  déclamaient,  les  gentilshommes  et  les 
officiers,  avec  leurs  panaches  et  leurs  rabats  de  dentelle  d'or,  debout  ou 
accroupis  sur  le  théâtre,  tournant  le  dos,  hautains  et  à  leur  aise  au  milieu 


lO  WILLIAM    SHAKESPEARE, 

des  comédiens  gênés,  riaient,  criaient,  tenaient  des  brelans,  se  jetaient  les 
cartes  à  la  tête,  ou  jouaient  au  Poff  and  pair;  et  en  bas,  dans  l'ombre,  sur  le 
pavé,  parmi  les  pots  de  bière  et  les  pipes,  on  entrevoyait  «les  Puants ^^h) 
(le  peuple).  Ce  fut  par  ce  théâtre-là  que  Shakespeare  entra  dans  le  drame. 
De  gardeur  de  chevaux  il  devint  pasteur  d'hommes. 


8  V 

Tel  était  le  théâtre  vers  1580,  à  Londres,  sous  «  la  grande  reine  »  j  il  n'était 
pas  beaucoup  moins  misérable,  un  siècle  plus  tard,  à  Paris,  sous  «le  grand 
roi»  5  et  Molière,  à  son  début,  dut,  comme  Shakespeare,  faire  ménage  avec 
d'assez  tristes  salles.  Il  y  a,  dans  les  archives  de  la  Comédie-Française,  un 
manuscrit  inédit  de  quatre  cents  pages,  relié  en  parchemin  et  noué  d'une 
bande  de  cuir  blanc.  C'est  le  journal  de  Lagrange,  camarade  de  Molière. 
Lagrange  décrit  ainsi  le  théâtre  où  la  troupe  de  Molière  jouait  par  ordre  du 
sieur  de  Rataban,  surintendant  des  bâtiments  du  roi  :  «...Trois  poutres, 
des  charpentes  pourries  et  étayées,  et  la  moitié  de  la  salle  découverte  et  en 
ruine.»  Ailleurs,  en  date  du  dimanche  15  mars  1671,  il  dit  :  «La  troupe  a' 
résolu  de  faire  un  grand  plafond  qui  règne  par  toute  la  salle,  qui,  jusqu'au 
dit  jour  15,  n'avait  été  couverte  que  d'une  grande  toile  bleue  suspendue 
avec  des  cordages.  »  Quant  à  l'éclairage  et  au  chauffage  de  cette  salle,  parti- 
culièrement à  l'occasion  des  frais  extraordinaires  qu'entraîna  la  Fsyché,  qui 
était  de  Molière  et  de  Corneille,  on  lit  ceci  :  «Chandelles,  trente  livres; 
concierge,  à  cause  du  feu,  trois  livres.  »  C'étaient  là  les  salles  que  «le  grand 
règne  »  mettait  à  la  disposition  de  Molière.  Ces  encouragements  aux  lettres 
n'appauvrissaient  pas  Loui>  XIV  au  point  de  le  priver  du  plaisir  de  donner, 
par  exemple,  en  une  seule  fois,  deux  cent  mille  livres  à  Lavardin  et  deux 
cent  mille  livres  à  d'Epernonj  deux  cent  mille  livres,  plus  le  régiment  de 
France,  au  comte  de  Médavidj  quatre  cent  mille  livres  à  l'évcque  de  Noyon, 
parce  que  cet  évêque  était  Clermont-Tonnerre,  qui  est  une  maison  qui  a 
deux  brevets  de  comte  et  pair  de  France,  un  pour  Clermont  et  un  pour 
Tonnerre;  cinq  cent  mille  livres  au  duc  de  Vivonne,  et  sept  cent  mille 
livres  au  duc  de  Quintin-Lorges,  plus  huit  cent  mille  livres  à  monseigneur 
Clément  de  Bavière,  prince-évêque  de  Liège.  Ajoutons  qu'il  donna  mille 
livres  de  pension  à  Molière.  On  trouve  sur  le  registre  de  Lagrange,  au  mois 
d'avril  1663,  cette  mention  :  «Vers  le  même  temps,  M.  de  Molière  reçut 
une  pension  du  roi  en  qualité  de  bel  esprit,  et  a  été  couché  sur  l'état  pour 

O  Stink/irds.  (Note  du  manuscrit.) 


SHAKESPEARE.    —    SA  VIE.  II 

la  somme  de  mille  livres.  »  Plus  tard,  quand  Molière  fut  mort,  et  enterré 
à  Saint- Joseph,  «aide  de  la  paroisse  Saint-Eustach:  »,  le  roi  poussa  la 
protection  jusqu'à  permettre  que  sa  tombe  «  fût  eslevée  d'un  pied  hors  de 
terre». 

8  VI 

Shakespeare,  on  vient  de  le  voir,  resu  longtemps  sur  le  seuil  du  théâtre, 
dehors,  dans  la  rue.  Enfin  il  entra.  Il  passa  la  porte  et  arriva  à  la  coulisse. 
Il  réussit  à  être  call-hoy,  garçon  appeleur,  moins  élégamment,  Aboyeur.  Vers 
1586,  Shakespeare  aboyait  chez  Greene,  à  Black-Friars,  En  1587,  il  obtint 
de  l'avancement i  dans  la  pièce  intitulée  :  le  Géant  A.ffapardo,  roi  de  Nubie,  pire 
que  son  jnre  feu  Au^lafer,  Shakespeare  fut  chargé  d'apporter  son  turban  au 
géant.  Puis  de  comparse  il  devint  comédien  grâce  à  Burbage  auquel,  plus 
tard,  dans  un  interligne  de  son  testament,  il  légua  trente-six  shellings  pour 
avoir  un  anneau  d'or.  Il  fut  l'ami  de  Condell  et  de  Hemynge,  ses  camarades 
de  son  vivant,  ses  éditeurs  après  sa  mort.  Il  était  beauj  il  avait  le  front  haut, 
la  barbe  brune,  l'air  doux,  la  bouche  aimable,  l'œil  profond.  Il  lisait  volon- 
tiers Monuigne,  traduit  par  Florio.  Il  fréquentait  la  taverne  d'Apollon.  Il 
Y  voyait  et  traitait  familièrement  deux  assidus  de  son  théâtre,  Decker, 
auteur  du  Guis  Hornboo^,  où  un  chapitre  spécial  est  consacré  à  «  la  façon 
dont  un  homme  du  bel  air  doit  se  comporter  au  spectacle  »,  et  le  docteur 
Symon  Forman  qui  a  laissé  un  journal  manuscrit  contenant  des  comptes 
rendus  des  premières  représentations  du  Marchand  de  IJenise  et  du  Conte 
d'hiver.  Il  rencontrait  sir  Walter  Raleigh  au  club  de  la  Sirène.  À  peu  près  vers 
la  même  époque,  Mathurin  Régnier  rencontrait  Philippe  de  Béthune  à 
la  Pomme  de  Fin.  Les  grands  seigneurs  et  les  gentilshommes  d'alors  attachaient 
volontiers  leurs  noms  à  des  fondations  de  cabarets.  A  Paris,  le  vicomte  de 
Montauban,  qui  était  Créqui,  avait  fondé  le  Tripot  des  on'jre  mille  diables;  à 
Madrid,  le  duc  de  Médina  Sidonia,  l'amiral  malheureux  de  l'Invincible, 
avait  fondé  el  Fuho-en-rofko ,  et,  à  Londres,  sir  Walter  Raleigh  avait  fondé 
la  Sirène.  On  était  là  ivrogne  et  bel  esprit. 


S  VII 

En  1589,  pendant  que  Jacques  VI  d'Ecosse,  dans  l'espoir  du  trône 
d'Angleterre,  rendait  ses  respects  à  Elisabeth,  laquelle,  deux  ans  auparavant, 
le  8  février  1587,  avait  coupé  la  tête  à  Marie  Stuart,  mère  de  ce  Jacques, 
Shakespeare  fit  son  premier  drame,  Périclès.  En  159 1,  pendant  que  le  roi 


12  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

catholique  rêvait,  sur  le  plan  du  marquis  d'Astorga,  une  seconde  Armada, 
plas  heureuse  que  la  première  en  ce  qu'elle  ne  fut  jamais  mise  à  flot,  il  fît 
Henri  VI.  En  1593,  pendant  que  les  jésuites  obtenaient  du  pape  la  permission 
expresse  de  faire  peindre  «les  tourments  et  supplices  de  l'enfer»  sur  les 
murs  de  «la  chambre  de  méditation»  du  collège  de  Clermont,  où  l'on  en- 
fermait souvent  un  pauvre  adolescent  qui  devait,  l'année  d'après,  rendre 
fameux  le  nom  de  Jean  Châtel,  il  fit  la  Sauvage  apprivoisée.  En  1594,  pendant 
que,  se  regardant  de  travers  et  prêts  à  en  venir  aux  mains,  le  roi  d'Espagne, 
la  reine  d'Angleterre  et  même  le  roi  de  France  disaient  tous  les  trois  : 
Ma  bonne  ville  de  Farts,  il  continua  et  compléta  Henri  VI.  En  1595,  pendant 
que  Clément  VIII,  à  Rome,  frappait  solennellement  Henri  IV  de  son 
bâton  sur  le  dos  des  cardinaux  du  Perron  et  d'Ossat,  il  fit  Timon  d'Jithènes. 
En  1596,  l'année  où  Elisabeth  publia  un  édit  contre  les  longues  pointes  des 
rondaches,  et  où  Philippe  II  chassa  de  sa  présence  une  femme  qui  avait  ri 
en  se  mouchant,  il  fit  Macbeth.  En  1597,  pendant  que  ce  même  Philippe  II 
disait  au  duc  d'Albe  :  'Z^ous  mériterie'^  la  hache,  non  parce  que  le  duc  d'Albe 
avait  mis  à  feu  et  à  sang  les  Pays-Bas,  mais  parce  qu'il  était  entré  chez  le 
roi  sans  se  foire  annoncer,  il  fit  Cymbeline  et  Kichard  III.  En  1598,  pendant 
que  le  comte  d'Essex  ravageait  l'Irlande  ayant  à  son  chapeau  un  gant  de  la 
vierge-reine  Elisabeth,  il  fit  les  Deux  gentilshommes  de  IJérone,  le  Koi  Jean, 
Peines  d'amour  perdues,  la  Comédie  d'erreurs.  Tout  eH  bien  qui  finit  bien,  le  Songe 
d'une  nuit  d'été  çx  le  Marchand  de  TJenise.  En  1599,  pendant  que  le  conseil  privé, 
à  la  demande  de  sa  majesté,  délibérait  sur  la  proposition  de  mettre  à  la 
question  le  docteur  Hayward  pour  avoir  volé  des  pensées  à  Tacite,  il  fit 
Koméo  et  Juliette.  En  1600,  pendant  que  l'empereur  Rodolphe  faisait  la  guerre 
à  son  frère  révolté  et  ouvrait  les  quatres  veines  à  son  fils,  assassin  d'une 
femme,  il  fit  Comme  il  vous  plaira,  Henri  IV,  Henri  V,  et  Beaucoup  de  bruit  pour 
rien.  En  1601,  pendant  que  Bacon  publiait  l'éloge  du  supplice  du  comte 
d'Essex,  de  même  que  Leibnitz  devait,  quatrevingts  ans  plus  tard,  énumérer 
les  bonnes  raisons  du  meurtre  de  Monaldeschi,  avec  cette  différence  pour- 
tant que  Monaldeschi  n'était  rien  à  Leibnitz  et  que  d'Essex  éfâit  le  bienfai- 
teur de  Bacon,  \\Ç\.tlaDou^ème  nuitou  Ce  que  vous  voudre';^  En  1602,  pendant 
que,  pour  obéir  au  pape,  le  roi  de  France,  qualifié  renard  de  Béarn  par  le 
cardinal  neveu  Aldobrandini ,  récitait  son  chapelet  tous  les  jours,  les  litanies 
le  mercredi  et  le  rosaire  de  la  vierge  Marie  le  samedi,  pendant  que  quinze 
cardinaux,  assistés  des  chefs  d'ordre,  ouvraient  à  Rome  le  débat  sur  le 
molinisme,  et  pendant  que  le  saint-siège,  à  la  demande  de  la  couronne 
d'Espagne,  «sauvait  la  chrétienté  et  le  monde»  par  l'institution  de  la 
congrégation  de  Auxiliis,  il  fit  Othello.  En  1603,  pendant  que  la  mort  d'Eli- 
sabeth faisait  dire  à  Henri  IV  :  Wle  était  vierge  comme  je  suis  catholique,  il  fit 


SHAKESPEARE.    —   SA  VIE.  I3 

Hamlet.  En  1604,  pendant  que  Philippe  Ili  achevait  de  perdre  les  Pays-Bas, 
il  fit  Jules  César  et  Mesure  pour  mesure.  En  1606,  dans  le  temps  où  Jacques  I" 
d'Angleterre,  l'ancien  Jacques  VI  d'Ecosse,  écrivait  contre  Bellarmin  le 
Tortura  torti,  et,  infidèle  à  Carr,  commençait  à  regarder  doucement  Villiers, 
qui  devait  l'honorer  du  titre  de  IJotre  Cochonnerie,  il  fit  Coriolan.  En  1607, 
pendant  que  l'Université  d'York  recevait  le  petit  prmce  de  Galles  docteur, 
comme  le  raconte  le  Père  de  Saint-Romuald,  avec  toutes  les  cérémonies  et  four- 
rures accoutumées,  il  fit  le  Koi  Lear.  En  1609,  pendant  que  la  magistrature  de 
France,  donnant  un  blanc-seing  pour  l'échafaud,  condamnait  d'avance  et 
de  confiance  le  prince  de  Condé  «à  la  peine  qu'il  plairait  à  sa  majesté 
d'ordonner»,  il  fit  Trotlus  et  Cressida.  En  1610,  pendant  que  Ravaillac  assas- 
sinait Henri  IV  par  le  poignard  et  pendant  que  le  parlement  de  Paris 
assassinait  Ravaillac  par  l'écanèlement,  il  fit  A.ntoine  et  Cléopatre.  En  161 1, 
tandis  que  les  maures,  expulsés  par  Philippe  III,  se  traînaient  hors  d'Espagne 
et  agonisaient,  il  fit  le  Conte  d'hiver,  Henri  VIII  et  la  Tempête. 


S  VIII 

Il  écrivait  sur  des  feuilles  volantes,  comme  presque  tous  les  poètes 
d'ailleurs.  Malherbe  et  Boileau  sont  à  peu  près  les  seuls  qui  aient  écrit  sur 
des  cahiers.  Racan  disait  à  mademoiselle  de  Gournaj  :  «  J'ai  vu  ce  matin 
M.  de  Malherbe  coudre  lui-même  avec  du  gros  fil  gris  une  liasse  blanche 
où  il  y  aura  bientôt  des  sonnets.  »  Chaque  drame  de  Shakespeare,  composé 
pour  les  besoins  de  sa  troupe,  était,  selon  toute  apparence,  appris  et  répété 
à  la  hâte  par  les  acteurs  sur  l'original  même ,  qu'on  ne  prenait  pas  le  temps 
de  copier j  de  là,  pour  lui  comme  pour  Molière,  le  dépècement  et  la  perte 
des  manuscrits.  Peu  ou  point  de  registres  dans  ces  théâtres  presque  forains  j 
aucune  coïncidence  entre  la  représentation  et  l'impression  des  pièces,  quel- 
quefois même  pas  d'imprimeur,  le  théâtre  pour  toute  publication.  Quand 
les  pièces,  par  hasard,  sont  imprimées,  elles  portent  des  titres  qui  déroutent. 
La  deuxième  partie  de  Henri  VI  est  intitulée  :  «La  Première  partie  de  la 
guerre  entre  York  et  Lancastre.  »  La  troisième  partie  est  intitulée  :  «  La 
Vraie  tragédie  de  Richard,  duc  d'York.  »  Tout  ceci  fait  comprendre  pour- 
quoi il  est  resté  tant  d'obscurité  sur  les  époques  où  Shakespeare  composa  ses 
drames,  et  pourquoi  il  est  difficile  d'en  fixer  les  dates  avec  précision.  Les 
dates  que  nous  venons  d'indiquer,  et  qui  sont  groupées  ici  pour  la  première 
fois,  sont  à  peu  près  certaines,  cependant  quelque  doute  persiste  sur  les 
années  où  furent  non  seulement  écrits,  mais  même  joués.  Timon  d'Athènes, 
Cymbeline,  Jules  César,  A.ntoine  et  Cléopâti'e,  Coriolan  et  Macbeth.  Il  y  a  çà  et  là 


14  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

des  années  stériles;  d'autres  sont  d'une  fécondité  qui  semble  excessive.  C'est, 
par  exemple,  sur  une  simple  note  de  Mères,  auteur  du  Trésor  de  l'e^it, 
qu'on  est  forcé  d'attribuer  à  la  seule  année  1598  la  création  de  six  pièces, 
les  Deux  gentilshommes  de  'XJérone,  la  Comédie  d'erreurs,  le  Koi  Jean,  le  Songe  d'une 
nuit  d'été,  le  Marchand  de  TJenke  et  l^out  eft  bien  qui  finit  bien,  que  Mères  inti- 
tule Feines  d'amour  gagnées.  La  date  du  Henri  VI  est  fixée,  pour  la  première 
partie  du  moins,  par  une  allusion  que  fait  à  ce  drame  Nashe  dans  tierce 
Pennilesse.  L'année  1604  est  indiquée  pour  Mesure  pour  mesure,  en  ce  que  cette 
pièce  y  fut  représentée  le  jour  de  la  Saint-Etienne,  dont  Hemynge  tint 
note  spéciale,  et  l'année  1611  pour  Henri  V7II,  en  ce  que  Henri  VIII  fut 
joué  lors  de  l'incendie  du  Globe.  Des  incidents  de  toute  sorte,  une  brouille 
avec  les  comédiens  ses  camarades,  un  caprice  du  lord-chambellan,  forçaient 
quelquefois  Shakespeare  à  changer  de  théâtre.  La  Sauvage  apprivoisée  fut  jouée 
pour  la  première  fois  en  1593,  au  théâtre  de  Henslowej  la  Douzième  nuit 
en  1601,  à  Middle-Temple-Hall;  Othello  en  1602,  au  château  de  Harefield. 
Ije  Koi  Lear  fut  joué  à  White-Hall,  aux  fêtes  de  Noël  1607,  devant  Jacques  ?'. 
Burbage  créa  Lear.  Lord  Southampton,  récemment  élargi  de  la  Tour  de 
Londres,  assistait  à  cette  représentation.  Ce  lord  Southampton  était  l'ancien 
habitué  de  Black- Friars ,  auquel  Shakespeare,  en  1589,  avait  dédié  un  poëme 
d'u4donisj  Adonis  était  alors  à  la  mode;  vingt-cinq  ans  après  Shakespeare, 
le  cavalier  Marini  faisait  un  poëme  à' Adonis  qu'il  dédiait  à  Louis  XIII. 


S  IX 

En  1597,  Shakespeare  avait  perdu  son  fils,  qui  a  laissé  pour  trace  unique 
sur  la  terre  une  ligne  du  registre  mortuaire  de  la  paroisse  de  Stratford-sur- 
Avon  :  1597.  A.uffiB  17  :  Hamnet,  Jilim  Wiliam  Sha^^ere.  Le  6  septembre 
1601,  John  Shakespeare,  son  père,  était  mort.  Il  était  devenu  chef  de  sa 
troupe  de  comédiens.  Jacques  T*"  lui  avait  donné  en  1607  l'exploitation  de 
Black-Friars,  puis  le  privilège  du  Globe.  En  1613,  Madame  Elisabeth,  fille 
de  Jacques,  et  l'électeur  palatin,  roi  de  Bohême,  dont  on  voit  la  statue 
dans  du  lierre  à  l'angle  d'une  grosse  tour  de  Heidelberg,  vinrent  au  Globe 
voir  jouer  la  Tempête.  Ces  apparitions  royales  ne  le  sauvaient  pas  de  la  cen- 
sure du  lord-chambellan.  Un  certain  interdit  pesait  sur  ses  pièces,  dont  la 
représentation  était  tolérée  et  l'impression  parfois  défendue.  Sur  le  tome 
second  du  registre  du  Stationers'  Hall,  on  peut  lire  encore  aujourd'hui  en 
marge  du  titre  des  trois  pièces,  Comme  il  vous  plaira,  Henri  V,  Beaucoup  de 
bruit  pour  rien,  cette  mention  :  «  4  août.  À  suspendre.  »  Les  motifs  de  ces 
interdictions  échappent.  Shakespeare  avait  pu,  par  exemple,  sans  soulever 


SHAKESPEARE.    —   SA  VIE.  15 

de  réclamation,  mettre  sur  la  scène  son  ancienne  aventure  de  braconnier  et 
faire  de  sir  Thomas  Lucy  un  grotesque,  le  juge  ShaUow,  montrer  au  public 
Falstaff  tuant  le  daim  et  rossant  les  gens  de  Shallow,  et  pousser  le  portrait 
jusqu'à  donner  à  Shallow  le  blason  de  sir  Thomas  Lucy,  audace  aristopha- 
nesque  d'un  homme  qui  ne  connaissait  pas  Aristophane.  FalstafiF,  sur  les 
manuscrits  de  Shakespeare,  était  écrit  ValBajfe.  Cependant  quelque  aisance 
lui  était  venue,  comme  plus  tard  à  Molière.  Vers  la  fin  du  siècle,  il  était 
assez  riche  pour  que  le  8  octobre  1598  un  nommé  Ryc-Quiney  lui  deman- 
dât un  secours  dans  une  lettre  dont  la  suscription  porte  :  A.  mon  aimable  ami 
et  compatriote  M.  William  Shake^eare.  11  refusa  le  secours,  à  ce  qu'il  paraît,  et 
renvoya  la  lettre,  trouvée  depuis  dans  les  papiers  de  Fletcher,  et  sur  le 
revers  de  laquelle  ce  même  Ryc-Quiney  avait  écrit  :  hiBriol  mima!  Il  aimait 
Stratford-sur-Avon  où  il  était  né,  où  son  père  était  mort,  où  son  fils  était 
enterré.  Il  y  acheta  ou  y  fit  bâtir  une  maison  qu'il  baptisa  New-Place. 
Nous  disons  acheta  ou  fit  bâtir  une  maison,  car  il  l'acheta  selon  Whiterill, 
et  la  fit  bâtir  selon  Forbes,  et  à  ce  sujet  Forbes  querelle  WhiteriUj  ces  chi- 
canes derudits  sur  des  riens  ne  valent  pas  la  peine  d'être  approfondies, 
surtout  quand  on  voit  le  père  Hardouin,  par  exemple,  bouleverser  tout 
un  passage  de  Pline  en  remplaçant  nos  pridem  par  non  pridem. 


S  X 

Shakespeare  allait  de  temps  en  temps  passer  quelques  jours  à  New- Place. 
Dans  ces  petits  voyages  il  rencontrait  à  mi-chemin  Oxford,  et  à  Oxford 
l'hôtel  de  la  Couronne,  et  dans  l'hôtel  l'hôtesse,  belle  et  intelligente  créa- 
tare,  femme  du  digne  aubergiste  Da venant  En  1606,  madame  Davenant 
accoucha  d'un  garçon  qu'on  nomma  William,  et  en  1644  sir  William 
Davenant,  créé  chevalier  par  Charles  I",  écrivait  à  lord  Rochester  :  Sache'^ 
ceci  qui  fait  honneur  à  ma  mère,  je  suis  le  fis  de  Shakespeare;  se  rattachant  à  Shakes- 
peare de  la  même  façon  que  de  nos  jours  M.  Lucas-Montigny  s'est  rattaché 
à  Mirabeau.  Shakespeare  avait  marié  ses  deux  filles,  Suzanne  à  un  médecin, 
Judith  à  un  marchand j  Suzanne  avait  de  l'esprit,  Judith  ne  savait  ni  lire  ni 
écrire  et  signait  d'une  croix.  En  1613,  il  arriva  que  Shakespeare,  étant  allé 
à  Stratford-sur-Avon,  n'eut  plus  envie  de  retourner  à  Londres,  Peut-être 
était-il  gêné.  Il  venait  d'être  contraint  d'emprunter  sur  sa  maison.  Le  contrat 
hypothécaire  qui  constate  cet  emprunt,  en  date  du  11  mars  1613,  et  revêtu 
de  la  signature  de  Shakespeare,  existait  encore  au  siècle  dernier  chez  un 
procureur  qui  le  donna  à  Garrick,  lequel  l'a  perdu.  Garrick  a  perdu  de 
même,  c'est  mademoiselle  Violetti,  sa  femme,  cui  le  raconte,  le  manuscrit 


l6  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

de  Forbes,  avec  ses  lettres  en  latin.  A  partir  de  1613,  Shakespeare  resta  à  sa 
maison  de  New-Place,  occupé  de  son  jardin,  oubliant  ses  drames,  tout  à 
ses  fleurs.  Il  planta  dans  ce  jardin  de  New-Place  le  premier  mûrier  qu'on 
ait  cultivé  à  Stratford,  de  même  que  la  reine  Elisabeth  avait  porté  en  1561 
les  premiers  bas  de  soie  qu'on  ait  vus  en  Angleterre.  Le  25  mars  1616,  se 
sentant  malade,  il  fit  son  testament.  Son  testament,  dicté  par  lui,  est  écrit 
sur  trois  pagesj  il  signa  sur  les  trois  pagesj  sa  main  tremblaitj  sur  la  première 
page  il  signa  seulement  son  prénom  :  William,  sur  la  seconde  :  Willm 
Shaspr,  sur  la  troisième  :  William  Shasp.  Le  25  avril,  il  mourut.  Il  avait 
ce  jour-là  juste  cinquante-deux  ans,  étant  né  le  23  avril  1564.  Ce  même 
jour  23  avril  1616,  mourut  Cervantes,  génie  de  la  même  stature.  Quand 
Shakespeare  mourut,  Milton  avait  huit  ans,  Corneille  avait  dix  ans, 
Charles  ?'  et  Cromwell  étaient  deux  adolescents,  l'un  de  seize,  l'autre  de 
dix-sept  ans. 

IV 

La  vie  de  Shakespeare  fut  très  mêlée  d'amertume.  11  vécut  perpétuelle- 
ment insulté.  Il  le  constate  lui-même.  La  postérité  peut  lire  aujourd'hui 
ceci  dans  ses  vers  intimes  :  «Mon  nom  est  diffamé,  ma  nature  est  abaissée ^ 
ayez  pitié  de  moi  pendant  que,  soumis  et  patient,  je  bois  le  vinaigre.» 
Sonnet  ni.  —  «  Votre  compassion  efface  la  marque  que  font  à  mon  nom  les 
reproches  du  vulgaire.»  Sonnet  112.  —  «Tu  ne  peux  m'honorer  d'une 
faveur  publique,  de  peur  de  déshonorer  ton  nom.»  Sonnet  36.  —  «Mes 
fragihtés  sont  épiées  par  des  censeurs  plus  fragiles  encore  que  moi.» 
Sonnet  121.  —  Shakespeare  avait  près  de  lui  un  envieux  en  permanence, 
Ben  Jonson,  poëte  comique  médiocre  dont  il  avait  aidé  les  débuts.  Shake- 
speare avait  trente-neuf  ans  quand  Elisabeth  mourut.  Cette  reine  n'avait  pas 
fait  attention  à  lui.  Elle  trouva  moyen  de  régner  quarante-quatre  ans  sans 
voir  que  Shakespeare  écait  là.  Elle  n'en  est  pas  moins  qualifiée  historique- 
ment proteBrice  des  arts  et  des  lettres,  etc.  Les  historiens  de  la  vieille  école 
donnent  de  ces  certificats  à  tous  les  princes,  qu'ils  sachent  lire  ou  non. 

Shakespeare,  persécuté  comme  plus  tard  Molière,  cherchait  comme 
Molière  a  s'appuyer  sur  le  maître.  Shakespeare  et  Molière  auraient  aujour- 
d'hui le  cœur  plus  haut.  Le  maître,  c'était  Elisabeth,  le  roi  Elisabeth, 
comme  disent  les  anglais.  Shakespeare  glorifia  Elisabeth  j  il  la  qualifia 
IJierge  étoile,  oHre  de  l'Occident,  et,  nom  de  déesse  qui  plaisait  à  la  reine, 
Diane)  mais  vainement.  La  reine  n'y  prit  pas  garde  j  moins  attentive  aux 
louanges  où  Shakespeare  l'appelait  Diane,  qu'aux  injures  de  Scipion  Gcn- 
tilis  qui,  prenant  la  prétention  d'Elisabeth  par  le  mauvais  côté,  l'appelait 


SHAKESPEARE.    —   SA  VIE.  17 

Hécate j  et  lui  adressait  la  triple  imprécation  antique  :  Mormo  !  Bombo  !  Gorgo! 
Quant  à  Jacques  l",  que  Henri  IV  nommait  maitre  Jacques ^  il  donna,  on  l'a 
vu,  le  privilège  du  Globe  à  Shakespeare,  mais  il  interdisait  volontiers  la  publi- 
cation de  ses  pièces.  Quelques  contemporains,  entre  autres  le  docteur 
Symon  Forman,  se  préoccupèrent  de  Shakespeare  au  point  de  noter  l'emploi 
d'une  soirée  passée  à  une  représentation  du  Marchand  de  Denise.  Ce  fut  là 
tout  ce  qu'il  connut  de  la  gloire.  Shakespeare  mort  entra  dans  l'obscurité. 

De  1640  à  1660,  les  puritains  abolirent  l'art  et  fermèrent  les  spectacles  $  il 
y  eut  un  linceul  sur  tout  le  théâtre.  Sous  Charles  II,  le  théâtre  ressuscita,  sans 
Shakespeare.  Le  faux  goût  de  Louis  XIV  avait  envahi  l'Angleterre. 
Charles  II  était  de  Versailles  plus  que  de  Londres.  Il  avait  pour  maîtresse 
une  fille  française,  la  duchesse  de  Portsmouth,  et  pour  amie  intime  la  cassette 
du  roi  de  France.  Cliftord,  son  favori,  qui  n'entrait  jamais  dans  la  salle  du 
parlement  sans  cracher,  disait  :  îl 'uaut  mieux  pour  mon  maître  être  vice-roi  som 
un  grand  monarque  comme  Louis  XIV  qu'esclave  de  cinq  cents  sujets  anglais  insolents. 
Ce  n'était  plus  le  temps  de  la  république,  le  temps  où  CromwcU  prenait  le 
titre  de  VroteHeur  d' ^Angleterre  et  de  France,  et  forçait  ce  même  Louis  XIV 
à  accepter  la  qualité  de  Koi  des  Français. 

Sous  cette  restauration  des  Stuarts,  Shakespeare  acheva  de  s'effacer.  Il  était 
si  bien  mort  que  Davenant,  son  fils  possible,  refit  ses  pièces.  Il  n'y  eut  plus 
d'autres  Macbeth  que  le  Macbeth  de  Davenant.  Dryden  parla  de  Shakespeare 
une  fois  pour  le  déclarer  hors  d'usa^.  Lord  Shaftesbury  le  qualifia  e^it  passé 
de  mode.  Dryden  et  Shaftesbury  étaient  deux  oracles.  Dryden,  catholique 
converti,  avait  deux  fils  huissiers  de  la  chambre  de  Clément  XI,  il  faisait 
des  tragédies  dignes  d'être  traduites  en  vers  latins,  comme  le  prouvent 
les  hexamètres  d'Atterbury,  et  il  était  le  domestique  de  ce  Jacques  II  qui, 
avant  d'être  roi  pour  son  compte,  avait  demandé  à  Charles  II  son  frère  : 
Pourquoi  ne  faites-vous  pas  pendre  Milton  ?  Le  comte  de  Shaftesbury,  ami  de 
Locke,  était  l'homme  qui  écrivait  un  Essai  sur  l'Enjouement  dans  les  conversations 
importantes,  et  qui ,  à  la  manière  dont  le  chancelier  Hyde  servait  une  aile  de 
poulet  à  sa  fille,  devinait  quelle  était  secrètement  mariée  au  duc  d'York. 

Ces  deux  hommes  ayant  condamné  Shakespeare,  tout  fut  dit.  L'Angle- 
terre, pays  d'obéissance  plus  qu'on  ne  le  croit,  oublia  Shakespeare.  Un 
acheteur  quelconque  abattit  sa  maison,  New  Place.  Un  docteur  Cartrell, 
révérend,  coupa  et  brûla  son  mûrier.  Au  commencement  du  dix-huitième 
siècle,  réclipse  était  totale.  En  1707,  un  nommé  Nahum  Tate  publia  un 
Koi  Lear,  en  avertissant  les  lecteurs  «qu'il  en  avait  puisé  l'idée  dans  une  pièce 
d'on  ne  sait  quel  auteur,  qu'il  avait  lue  par  hasard».  Cet  on  ne  sait  qui  était 
Shakespeare. 

PHILOSOPHIE.    II.  2 

I)IPIII>ll.ItIB    l<ATIOII*I.£ 


l8  WILLIAM    SHAKESPEARE. 


En  1728,  Voltaire  apporta  d'Angleterre  en  France  le  nom  de  Will  Sha- 
kespeare. Seulement  au  lieu  de  Will,  il  prononça  GiUes. 

La  moquerie  commença  en  France  et  l'oubli  continua  en  Angleterre.  Ce 
que  l'irlandais  Nahum  Tate  avait  fait  pour  le  Koi  Lear,  d'autres  le  firent  pour 
d'autres  pièces.  Tout  eH  bien  qui  finit  hien  eut  successivement  deux  arrangeurs, 
Pilon  pour  Hay-Market,  et  Kemble  pour  Drury-Lane.  Shakespeare  n'existait 
plus  et  ne  comptait  plus.  Beaucoup  de  hruit  pour  rien  servit  également  de 
canevas  deux  fois;  à  Davenant  en  1673,  à  James  Miller,  en  1737.  Cymheline 
fut  refait  quatre  fois  :  sous  Jacques  II,  au  Théâtre-Royal,  par  Thomas 
Durseyj  en  1695,  pat  Charles  Marsh  j  en  1759,  par  W.  Hawkinsj  en  1761, 
par  Garrick.  Coriolan  fut  refait  quatre  fois  :  en  1682,  pour  le  Théâtre-Royal, 
par  Tatej  en  1720,  pour  Drury-Lane,  par  John  Dennisj  en  1755,  pour 
Covent-Garden ,  par  Thomas  Sheridanj  en  1801,  pour  Drury-Lane,  par 
Kemble.  timon  d'Athènes  fut  refait  quatre  fois  :  au  théâtre  du  Duc,  en  1678, 
par  Shadwellj  en  1768,  au  théâtre  de  Richmond-Green,  par  James  Love; 
en  1771,  à  Drury-Lane,  par  Cumberland;  en  1786,  à  Covent-Garden,  par 
Hull. 

Au  dix-huitième  siècle,  la  raillerie  obstinée  de  Voltaire  finit  par  produire 
en  Angleterre  un  certain  réveil.  Garrick,  tout  en  corrigeant  Shakespeare,  le 
joua,  et  avoua  que  c'était  Shakespeare  qu'il  jouait.  On  le  réimprima  à 
Glascow.  Un  imbécile,  Malone,  commenta  ses  drames,  et,  logique,  badi- 
geonna son  tombeau.  Il  y  a  sur  ce  tombeau  un  petit  buste,  d'une  ressem- 
blance douteuse  et  d'un  art  médiocre,  mais,  ce  qui  le  rend  vénérable, 
contemporain  de  Shakespeare.  C'est  d'après  ce  buste  qu'ont  été  faits  tous  les 
portraits  de  Shakespeare  qu'on  voit  aujourd'hui.  Le  buste  fut  badigeonné. 
Malone,  critique  et  blanchisseur  de  Shakespeare,  mit  une  couche  de  plâtre 
sur  son  visage  et  de  sottise  sur  son  œuvre. 


LIVRE   DEUXIEME. 

LES   GÉNIES. 


I 

Le  grand  Art,  à  employer  ce  mot  dans  son  sens  absolu,  c'est  la  région 
des  Egaux. 

Avant  d'aller  plus  loin,  fixons  la  valeur  de  cette  expression,  l'Art,  cjui 
revient  souvent  sous  notre  plume. 

Nous  disons  l'Art  comme  nous  disons  la  Nature  j  ce  sont  là  deux  termes 
d'une  signification  presque  illimitée.  Prononcer  l'un  ou  l'autre  de  ces  mots. 
Nature,  Art,  c'est  faire  une  évocation,  c'est  extraire  des  profondeurs  l'idéal, 
c'est  tirer  l'un  des  deux  grands  rideaux  de  la  création  divine.  Dieu  se  mani- 
feste à  nous  au  premier  degré  à  travers  la  vie  de  l'univers,  et  au  deuxième 
degré  à  travers  la  pensée  de  l'homme.  La  deuxième  manifestation  n'est  pas 
moins  sacrée  que  la  première.  La  première  s'appelle  la  Nature,  la  deuxième 
s'appelle  l'Art.  De  là  cette  réalité  :  le  poëte  est  prêtre. 

Il  y  a  ici-bas  un  pontife,  c'est  le  génie. 

Sacerdos  ma^us. 

L'Art  est  la  branche  seconde  de  la  Nature. 

L'Art  est  aussi  naturel  que  la  Nature. 

Par  Dieu,  —  fixons  encore  le  sens  de  ce  mot, —  nous  entendons  l'infini 
vivant. 

Le  moi  latent  de  l'infini  patent,  voilà  Dieu. 

Dieu  est  l'invisible  évident. 

Le  monde  dense,  c'est  Dieu.  Dieu  dilaté,  c'est  le  monde. 

Nous  qui  parlons  ici,  nous  ne  croyons  à  rien  hors  de  Dieu. 

Cela  dit,  continuons. 

Dieu  crée  l'art  par  l'homme.  Il  a  un  outil,  le  cerveau  humain.  Cet  outil, 
c'est  l'ouvrier  lui-même  qui  se  l'est  fait  -,  il  n'en  a  pas  d'autre. 

Forbes,  dans  le  curieux  fascicule  feuilleté  par  Warburton  et  perdu  par 
Garrick,  affirme  que  Shakespeare  se  livrait  à  des  pratiques  de  magie,  que  la 
magie  était  dans  sa  famille,  et  que  le  peu  qu'il  y  a  de  bon  dans  ses  pièces  lui 
était  dicté  par  «un  Alleur»  (un  Esprit). 


20  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Disons-le  à  ce  propos,  car  il  ne  faut  reculer  devant  aucune  des  questions 
qui  s'offrent,  c'a  été  une  bizarre  erreur  de  tous  les  temps  de  vouloir  donner 
au  cerveau  humain  des  auxiliaires  extérieurs.  A.nlTum  adjuvat  vatem.  L'œuvre 
semblant  surhumaine,  on  a  voulu  y  faire  intervenir  l'extra-humain  j  dans 
l'antiquité  le  trépied,  de  nos  jouis,  la  table.  La  table  n'est  autre  chose  que  le 
trépied,  revenant. 

Prendre  au  pied  de  la  lettre  le  démon  que  Socrate  se  suppose,  et  le 
buisson  de  Moïse,  et  la  nymphe  de  Numa,  et  le  dive  de  Plotin,  et  la 
colombe  de  Mahomet,  c'est  être  dupe  d'une  métaphore. 

D'autre  part,  la  table,  tournante  ou  parlante,  a  été  fort  raillée.  Parlons 
net,  cette  raillerie  est  sans  portée.  Remplacer  l'examen  par  la  moquerie, 
c'est  commode,  mais  peu  scientifique.  Quant  à  nous,  nous  estimons  que  le 
devoir  étroit  de  la  science  est  de  sonder  tous  les  phénomènes  j  la  science  est 
ignorante  et  n'a  pas  le  droit  de  rire  5  un  savant  qui  rit  du  possible  est  bien 
près  d'être  un  idiot.  L'inattendu  doit  toujours  être  attendu  par  la  science. 
Elle  a  pour  fonction  de  l'arrêter  au  passage  et  de  le  fouiller,  rejetant  le  chimé- 
rique, constatant  le  réel.  La  science  n'a  sur  les  faits  qu'un  droit  de  visa.  Elle 
doit  vérifier  et  distinguer.  Toute  la  connaissance  humaine  n'est  que  triage. 
Le  faux  compliquant  le  vrai  n'excuse  point  le  rejet  en  bloc.  Depuis  quand 
l'ivraie  est-elle  prétexte  à  refuser  le  froment.?  Sarclez  la  mauvaise  herbe, 
l'erreur,  mais  moissonnez  le  fait,  et  liez-le  aux  autres.  La  science  est  la  gerbe 
des  faits. 

Mission  de  la  science  :  tout  étudier  et  tout  sonder.  Tous,  qui  que  nous 
soyons,  nous  sommes  les  créanciers  de  l'examen  -,  nous  sommes  ses  débiteurs 
aussi.  On  nous  le  doit  et  nous  le  devons.  Eluder  un  phénomène,  lui  refuser 
•  le  paiement  d'attention  auquel  il  a  droit,  l'éconduire,  le  mettre  à  la  porte, 
lui  tourner  le  dos  en  riant,  c'est  faire  banqueroute  à  la  vérité,  c'est  laisser 
protester  la  signature  de  la  science.  Le  phénomène  du  trépied  antique  et  de 
la  table  moderne  a  droit  comme  un  autre  à  l'observation.  La  science  psy- 
chique y  gagnera,  sans  nul  doute.  Ajoutons  ceci,  qu'abandonner  les  phéno- 
mènes à  la  crédulité,  c'est  faire  une  trahison  à  la  raison  humaine. 

Homère  affirme  que  les  trépieds  de  Delphes  marchaient  tout  seuls,  et  il 
explique  le  fait,  chant  xviii  de  V Iliade j  en  disant  que  Vulcain  leur  forgeait  des 
roues  invisibles.  L'explication  ne  simplifie  pas  beaucoup  le  phénomène. 
Platon  raconte  que  les  statues  de  Dédale  gesticulaient  dans  les  ténèbres, 
étaient  volontaires  et  résistaient  à  leur  maîtrcj  et  qu'il  fallait  les  attacher 
pour  qu'elles  ne  s'en  allassent  pas.  Voilà  d'étranges  chiens  à  la  chaîne. 
Fléchier  mentionne  à  la  page  52  de  son  Histoire  de  Théodose ^  à  propos  de  la 
grande  conspiration  des  sorciers  du  quatrième  siècle  contre  l'empereur,  une 
table  tournante  dont  nous  parlerons  peut-être  ailleurs  pour  dire  ce   que 


LES   GENIES.  21 

Fléchicr  ne  dit  point  et  semble  ignorer.  Cette  table  était  recouverte  d'une 
lame  ronde  faite  de  plusieurs  métaux,  ex  diversis  metaUicis  materiis  fabrefoBa, 
comme  les  plaques  de  cuivre  et  de  zinc  employées  actuellement  par  la 
biologie.  On  le  voit,  le  phénomène,  toujours  rejeté  et  toujours  reparaissant, 
n'est  pas  d'hier. 

Du  reste,  quoi  que  la  crédulité  en  ait  dit  ou  pensé,  ce  phénomène  des 
trépieds  et  des  tables  est  sans  rapport  aucun,  c'est  là  que  nous  voulons  en 
venir,  avec  l'inspiration  des  poètes,  inspiration  toute  directe.  La  sibylle  a 
un  trépied,  le  poëte  non.  Le  poëte  est  lui-même  trépied.  Il  est  le  trépied 
de  Dieu.  Dieu  n'a  pas  fait  ce  merveilleux  alambic  de  l'idée,  le  cerveau  de 
l'homme,  pour  ne  point  s'en  servir.  Le  génie  a  tout  ce  qu'il  lui  faut  dans 
son  cerveau.  Toute  pensée  passe  par  là.  La  pensée  monte  et  se  dégage  du 
cerveau,  comme  le  fruit  de  la  racine.  La  pensée  est  la  résultante  de  l'homme. 
La  racine  plonge  dans  la  terre  j  le  cerveau  plonge  en  Dieu. 

C'est-à-dire  dans  l'infini. 

Ceux  qui  s'imaginent,  —  il  y  en  a,  témoin  ce  Forbes,  —  qu'un  poëme 
comme  le  Médecin  de  son  honneur  ou  le  Ko/  Lear  peut  être  dicté  par  un  trépied 
ou  par  une  table,  errent  étrangement.  Ces  œuvres  sont  des  œuvres  de 
l'homme.  Dieu  n'a  pas  besoin  de  faire  aider  Shakespeare  ou  Caldcron  par 
un  morceau  de  bois. 

Donc  écartons  le  trépied.  La  poésie  est  propre  au  poëte.  Soyons  respec- 
tueux devant  le  possible,  dont  nul  ne  sait  la  limite,  soyons  attentifs  et  sérieux 
devant  l'extra-humain,  d'où  nous  sortons  et  qui  nous  attend}  mais  ne 
diminuons  point  les  grands  travailleurs  terrestres  par  des  hypothèses  de 
collaborations  mystérieuses  qui  ne  sont  point  nécessaires,  laissons  au  cerveau 
ce  qui  est  au  cerveau,  et  constatons  que  l'œuvre  des  génies  est  du  surhumain 
sortant  de  l'homme. 


II 


L'art  suprême  est  la  région  des  Égaux. 

Le  chef-d'œuvre  est  adéquat  au  chef-d'œuvre. 

Comme  l'eau  qui,  chauffée  à  cent  degrés,  n'est  plus  capable  d'augmen- 
tation calorique  et  ne  peut  s'élever  plus  haut,  la  pensée  humaine  atteint  dans 
certains  hommes  sa  complète  intensité.  Eschyle,  Job,  Phidias,  Isaïe,  Saint- 
Paul,  Juvénal,  Dante,  Michel- Ange,  Rabelais,  Cervantes,  Shakespeare, 
Rembrandt,  Beethoven,  quelques  autres  encore,  marquent  les  cent  degrés 
du  génie. 

L'esprit  humain  a  une  cime. 


11  WILLIAM  SHAKESPEARE. 

Cette  cime  est  l'idéal. 

Dieu  y  descend,  l'homme  y  monte. 

Dans  chaque  siècle,  trois  ou  quatre  génies  entreprennent  cette  ascension. 
D'en  bas,  on  les  suit  des  yeux.  Ces  hommes  gravissent  la  montagne,  entrent 
dans  la  nuée,  disparaissent,  reparaissent.  On  les  épie,  on  les  observe.  Ils 
côtoient  les  précipices  j  un  faux  pas  ne  déplairait  point  à  certains  spectateurs. 
Les  aventuriers  poursuivent  leur  chemin.  Les  voilà  haut,  les  voilà  loin,  ce 
ne  sont  plus  que  des  points  noirs.  Comme  ils  sont  petits!  dit  la  foule. 
Ce  sont  des  géants.  Ils  vont.  La  route  est  âpre.  L'escarpement  se  défend.  À 
chaque  pas  un  mur,  à  chaque  pas  un  piège.  A  mesure  qu'on  s'élève ,  le  froid 
augmente.  Il  faut  se  faire  son  escalier,  couper  la  glace  et  marcher  dessus,  se 
tailler  des  degrés  dans  la  haine.  Toutes  les  tempêtes  font  rage.  Cependant 
ces  insensés  cheminent.  L'air  n'est  plus  respirable.  Le  gouffre  se  multiplie 
autour  d'eux.  Quelques-uns  tombent.  C'est  bien  fait.  D'autres  s'arrêtent  et 
redescendent.  Il  y  a  de  sombres  lassitudes.  Les  intrépides  continuent}  les 
prédestinés  persistent.  La  pente  redoutable  croule  sous  eux  et  tâche  de  les 
entraîner  j  la  gloire  est  traître.  Ils  sont  regardés  par  les  aigles,  ils  sont  tâtés 
par  les  éclairs  3  l'ouragan  est  furieux.  N'importe,  ils  s'obstinent.  Ils  montent. 
Celui  qui  arrive  au  sommet  est  ton  égal,  Homère. 

Ces  noms  que  nous  venons  de  dire,  et  ceux  que  nous  aurions  pu  ajouter, 
redites-les.  Choisir  entre  ces  hommes,  impossible.  Nul  moyen  de  faire 
pencher  la  balance  entre  Rembrandt  et  Michel-Ange. 

Et,  pour  nous  enfermer  seulement  dans  les  écrivains  et  les  poètes,  exami- 
nez-les l'un  après  l'autre.  Lequel  est  le  plus  grand  r  Tous. 


L'un,  Homère,  est  l'énorme  poëte-enfant.  Le  monde  naît,  Homère 
chante.  C'est  l'oiseau  de  cette  aurore.  Homère  a  la  candeur  sacrée  du  matin. 
Il  ignore  presque  l'ombre.  Le  chaos,  le  ciel,  la  terre,  Géo  et  Céto,  Jupiter, 
dieu  des  dieux,  Agamemnon,  roi  des  rois,  les  peuples,  troupeaux  dès  le 
commencement,  les  temples,  les  villes,  les  assauts,  les  moissons,  l'océan  j 
Diomède  combattant,  Ulysse  errant  j  les  méandres  d'une  voile  cherchant  la 
patrie}  les  cyclopes,  les  pygméesj  une  carte  de  géographie  avec  une  couronne 
de  dieux  sur  l'Olympe,  et  çà  et  là  des  trous  de  fournaise  laissant  voir  l'Érèbe, 
les  prêtres,  les  vierges,  les  mères,  les  petits  enfants  effrayés  des  panaches,  le 
chien  qui  se  souvient,  les  grandes  paroles  qui  tombent  des  barbes  blanches, 
les  amitiés  amours,  les  colères  et  les  hydres,  Vulcain  pour  le  rire  d'en  haut, 
Thersite  pour  le  rire  d'en  bas,  les  deux  aspects  du  mariage  résumés  d'avance 


LES   GENIES.  23 

pour  les  siècles  dans  Hélène  et  dans  Pénélope  j  le  Styx,  le  Destin,  le  talon 
d'Achille,  sans  lequel  le  Destin  serait  vaincu  par  le  Styxj  les  monstres,  les 
héros,  les  hommes,  les  mille  perspectives  entrevues  dans  la  nuée  du  monde 
antique,  cette  immensité,  c'est  Homère.  Troie  convoitée j  Ithaque  souhaitée. 
Homère,  c'est  la  guerre  et  c'est  le  voyage,  les  deux  modes  primitifs  de  la 
rencontre  des  hommes  i  la  tente  attaque  la  tour,  le  navire  sonde  l'inconnu, 
ce  qui  est  aussi  une  attaque  ;  autour  de  la  guerre,  toutes  les  passions  $  autour 
du  voyage,  toutes  les  aventures;  deux  groupes  gigantesques;  le  premier, 
sanglant,  se  nomme  V  Iliade  ;  le  deuxième,  lumineux,  se  nomme  V  Odyssée. 
Homère  fait  les  hommes  plus  grands  que  nature;  ils  se  jettent  à  la  tête  des 
quartiers  de  rocs  que  douze  jougs  de  bœufs  ne  feraient  pas  bouger;  les  dieux 
se  soucient  médiocrement  d'avoir  affaire  à  eux.  Minerve  prend  Achille  aux 
cheveux;  il  se  retourne  irrité.  Que  me  veux-tu,  déesse .^^  Nulle  monotonie 
d'ailleurs  dans  ces  puissantes  statures.  Ces  géants  sont  nuancés.  Après  chaque 
héros,  Homère  brise  le  moule.  Ajax  fils  d'Oïlée  est  de  moins  haute  taille 
qu'Ajax  fils  de  Télamon.  Homère  est  un  des  génies  qui  résolvent  ce  beau 
problème  de  l'art,  le  plus  beau  de  tous  peut-être  :  la  peinture  vraie  de  l'hu- 
manité obtenue  par  le  grandissement  de  l'homme;  c'est-à-dire  la  génération 
du  réel  dans  l'idéal.  Fable  et  histoire,  hypothèse  et  tradition,  chimère  et 
science,  composent  Homère.  Il  est  sans  fond,  et  il  est  riant.  Toutes  les  pro- 
fondeurs des  vieux  âges  se  meuvent,  radieusement  éclairées,  dans  le  vaste 
azur  de  cet  esprit.  Lycurgue,  ce  sage  hargneux,  mi-parti  de  Solon  et  de 
Dracon,  était  vaincu  par  Homère.  Il  se  détournait  de  sa  route,  en  voyage, 
pour  aller  feuilleter,  dans  la  maison  de  Cléophile,  les  poëmes  d'Homère, 
déposés  là  en  souvenir  de  l'hospitalité  qu'Homère,  disait-on,  avait  reçue  jadis 
dans  cette  maison.  Homère,  pour  les  grecs,  était  dieu;  il  avait  des  prêtres, 
les  homérides.  Un  rhéteur  s'étant  vanté  de  ne  jamais  lire  Homère,  Alcibiade 
donna  à  cet  homme  un  soufflet.  La  divinité  d'Homère  a  survécu  au  paga- 
nisme. Michel-Ange  disait  :  ,Quandje  lis  Homère,  je  me  regarde  pour  voir  si  je  n'ai 
pas  vingt  pieds  de  haut.  Une  tradition  veut  que  le  premier  vers  de  l'Iliade  soit 
un  vers  d'Orphée,  ce  qui,  doublant  Homère  d'Orphée,  augmentait  en  Grèce 
la  religion  d'Homère.  Le  bouclier  d'Achille,  chant  xviii  de  V Iliade,  était 
commenté  dans  les  temples  par  Danco,  fille  de  Pythagore.  Homère,  comme 
le  soleil,  a  des  planètes;  Virgile  qui  fait  l'Enéide,  Lucain  qui  fait  la  Pharsale, 
Tasse  qui  fait  la  Jérusalem,  Arioste  qui  fait  le  Koland,  Milton  qui  fait  le 
Parada  perdu,  Camocns  qui  fait  les  Lusiades,  Klopstock  qui  fait  la  Messiade, 
Voltaire  qui  fait  la  Henriade,  gravitent  sur  Homère,  et,  renvoyant  à  leurs 
propres  lunes  sa  lumière  diversement  réfléchie,  se  meuvent  à  des  distances 
inégales  dans  son  orbite  démesurée.  Voilà  Homère.  Tel  est  le  commen- 
cement de  l'épopée. 


24  WILLIAM    SHAKESPEARE. 


L'autre,  Job,  commence  le  drame.  Cet  embryon  est  un  colosse }  Job 
commence  le  drame,  et  il  y  a  quarante  siècles  de  cela,  par  la  mise  en  pré- 
sence de  Jéhovah  et  de  Satan  j  le  mal  défie  le  bien,  et  voilà  l'action  engagée. 
La  terre  est  le  lieu  de  la  scène ,  et  l'homme  est  le  champ  de  bataille  ;  les 
fléaux  sont  les  personnages.  Une  des  plus  sauvages  grandeurs  de  ce  poëme, 
c'est  que  le  soleil  y  est  sinistre.  Le  soleil  est  dans  Job  comme  dans  Homère, 
mais  ce  n'est  plus  l'aube,  c'est  le  midi.  Le  lugubre  accablement  du  rayon 
d'airain  tombant  à  pic  sur  le  désert  emplit  ce  poëme  chauffé  à  blanc.  Job 
est  en  sueur  sur  son  fumier.  L'ombre  de  Job  est  petite  et  noire  et  cachée 
sous  lui  comme  la  vipère  sous  le  rocher.  Les  mouches  tropicales  bour- 
donnent sur  ses  plaies.  Job  a  au-dessus  de  sa  tête  cet  affreux  soleil  arabe, 
éleveur  de  monstres,  exagérateur  de  fléaux,  qui  change  le  chat  en  tigre,  le 
lézard  en  crocodile,  le  pourceau  en  rhinocéros,  l'anguille  en  boa,  l'ortie  en 
cactus,  le  vent  en  simoun,  le  miasme  en  peste.  Job  est  antérieur  à  Moïse. 
Loin  dans  les  siècles,  à  côté  d'Abraham,  le  patriarche  hébreu,  il  y  a  Job, 
le  patriarche  arabe.  Avant  d'être  éprouvé,  il  avait  été  heureux j  l'homme  le 
plm  haut  de  tout  l'orient,  dit  son  poëme.  C'était  le  laboureur  roi.  Il  exerçait 
l'immense  prêtrise  de  la  solitude.  Il  sacrifiait  et  sanctifiait.  Le  soir,  il  donnait 
à  la  terre  la  bénédiction,  le  «  barac  ».  Il  était  lettré.  Il  connaissait  le 
rhythme.  Son  poëme,  dont  le  texte  arabe  est  perdu,  était  écrit  en  versj 
cela  du  moins  est  certain  à  partir  du  verset  3  du  chapitre  m  jusqu'à  la  fin. 
il  était  bon.  Il  ne  rencontrait  pas  un  enfant  pauvre  sans  lui  jeter  la  petite 
monnaie  kesitha;  il  était  «  le  pied  du  boiteux  et  l'œil  de  l'aveugle».  C'est 
de  cela  qu'il  a  été  précipité.  Tombé,  il  devient  gigantesque.  Tout  le  poëme 
de  Job  est  le  développement  de  cette  idée  :  la  grandeur  qu'on  trouve  au 
fond  de  l'abîme.  Job  est  plus  majestueux  misérable  que  prospère.  Sa  lèpre 
est  une  pourpre.  Son  accablement  terrifie  ceux  qui  sont  là.  On  ne  lui  parle 
qu'après  un  silence  de  sept  jours  et  de  sept  nuits.  Sa  lamentation  est  em- 
preinte d'on  ne  sait  quel  magisme  tranquille  et  lugubre.  Tout  en  écrasant 
les  vermines  sur  ses  ulcères,  il  interpelle  les  astres.  Il  s'adresse  à  Orion,  aux 
Hyades  qu'il  nomme  la  Poussinière ,  et  «  aux  signes  qui  sont  au  midi  » .  Il 
dit  :  «  Dieu  a  mis  un  bout  aux  ténèbres.  »  Il  nomme  le  diamant  qui  se 
cache  «la  pierre  de  l'obscurité».  Il  mêle  à  sa  détresse  l'infortune  des  autres, 
et  il  a  des  mots  tragiques  qui  glacent  :  la  veuve  eB  vide.  Il  sourit  aussi,  plus 
effrayant  alors.  Il  a  autour  de  lui  Eliphas,  Bildad,  Tsophar,  trois  implacables 
types  de  l'ami  curieux,  il  leur  dit  ;  «Vous  jouez  de  moi  comme  d'un  tam- 


LES   GENIES.  25 

bourin.  »  Son  langage,  soumis  du  côté  de  Dieu,  est  amer  du  côté  des  rois, 
«les  rois  de  la  terre  qui  se  bâtissent  des  solitudes»,  laissant  notre  esprit 
chercher  s'il  parle  là  de  leur  sépulcre  ou  de  leur  royaume.  Tacite  dit  :  soli- 
tudinem  faciunt.  Quant  à  Jéhovah,  il  l'adore,  et,  sous  la  flagellation  furieuse 
des  fléaux,  toute  sa  résistance  est  de  demander  à  Dieu  :  «Ne  me  permettras- 
tu  pas  d'avaler  ma  salive?»  Ceci  date  de  quatre  mille  ans.  A  l'heure  même 
peut-être  où  l'énigmatique  astronome  de  Denderah  sculpte  dans  le  granit 
son  zodiaque  mystérieux.  Job  grave  le  sien  dans  la  pensée  humaine,  et  son 
zodiaque  à  lui  n'est  pas  fait  d'étoiles,  mais  de  misères.  Ce  zodiaque  tourne 
encore  au-dessus  de  nos  têtes.  Nous  n'avons  de  Job  que  la  version  hébraïque 
attribuée  à  Moïse.  Un  tel  poëte  fait  rêver,  suivi  d'un  tel  traducteur!  L'homme 
du  fumier  est  traduit  par  l'homme  du  Sinaï.  C'est  qu'en  effet  Job  est  un 
officiant  et  un  voyant.  Job  extrait  de  son  drame  un  dogme;  Job  souffre,  et 
conclut.  Or  souffrir  ou  conclure,  c'est  enseigner.  La  douleur,  logique,  mène 
à  Dieu.  Job  enseigne.  Job,  après  avoir  touché  le  sommet  du  drame,  remue 
le  fond  de  la  philosophie;  il  montre,  le  premier,  cette  sublime  démence  de 
la  sagesse  qui,  deux  mille  ans  plus  tard,  de  résignation  se  faisant  sacrifice, 
sera  la  folie  de  la  croix.  Stultitiam  crucis.  Le  fumier  de  Job,  transfiguré, 
deviendra  le  calvaire  de  Jésus. 

8  III 

L'autre,  Eschyle,  illuminé  par  la  divination  inconsciente  du  génie,  sans 
se  douter  qu'il  a  derrière  lui,  dans  l'orient,  la  résignat'on  de  Job,  la 
complète  à  son  insu  par  la  révolte  de  Prométhéc;  de  sorte  que  la  leçon  sera 
entière,  et  que  le  genre  humain,  à  qui  Job  n'enseignait  que  le  devoir,  sen- 
tira dans  Prométhée  poindre  le  droit.  Une  sorte  d'épouvante  emplit  Eschyle 
d'un  bout  à  l'autre;  une  méduse  profonde  s'y  dessine  vaguement  derrière 
les  figures  qui  se  meuvent  dans  la  lumière.  Eschyle  est  magnifique  et  formi- 
dable; comme  si  l'on  voyait  un  froncement  de  sourcil  au-dessus  du  soleil.  Il 
a  deux  Caïns,  Etéocle  et  Polynicej  la  Genèse  n'en  a  qu'un.  Sa  nuée  d'océa- 
nides  va  et  vient  dans  un  ciel  ténébreux,  comme  une  troupe  d'oiseaux 
chassés.  Eschyle  n'a  aucune  des  proportions  connues.  Il  est  rude,  abrupt, 
excessif,  incapable  de  pentes  adoucies,  presque  féroce,  avec  une  grâce  à  lui 
qui  ressemble  aux  fleurs  des  lieux  farouches,  moins  hanté  des  nymphes  que 
des  euménides,  du  parti  des  Titans,  parmi  les  déesses  choisissant  les  sombres, 
et  souriant  sinistrement  aux  gorgones,  fils  de  la  terre  comme  Othryx  et 
Briarée,  et  prêt  à  recommencer  l'escalade  contre  le  parvenu  Jupiter.  Eschyle 
est  le  mystère  antique  fait  homme;  quelque  chose  comme  un  prophète 
païen.  Son  œuvre,  si  nous  l'avions  toute,  serait  une  sorte  de  bible  grecque. 


l6  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Poëte  hécatonchire,  ayant  un  Oreste  plus  fatal  qu'Ulysse  et  une  Thèbes 
plus  grande  que  Troie,  dur  comme  la  roche,  tumultueux  comme  l'écume, 
plein  d'escarpements,  de  torrents  et  de  précipices,  et  si  géant  que,  par 
moments,  on  dirait  qu'il  devient  montagne.  Arrivé  plus  tard  que  VIliade, 
il  a  l'air  d'un  aîné  d'Homère. 

S  IV 

L'autre,  Isaïe,  semble,  au-dessus  de  l'humanité,  un  grondement  de 
foudre  continu.  Il  est  le  grand  reproche.  Son  style,  sorte  de  nuée  nocturne, 
s'illumine  coup  sur  coup  d'images  qui  empourprent  subitement  tout  l'abîme 
de  cette  pensée  noire,  et  qui  vous  font  dire  :  Il  éclaire!  Isaïe  prend  corps  à 
corps  le  mal,  qui,  dans  la  civilisation,  débute  avant  le  bien.  Il  crie  :  silence! 
au  bruit  des  chars,  aux  fêtes,  aux  triomphes.  L'écume  de  sa  prophétie 
déborde  jusque  sur  la  nature^  il  dénonce  Babylone  aux  taupes  et  aux 
chauves-souris,  promet  Ninive  à  la  ronce,  Tyr  à  la  cendre,  Jérusalem  à  la 
nuit,  fixe  une  date  aux  oppresseurs,  déclare  aux  puissances  leur  fin  pro- 
chaine, assigne  un  jour  contre  les  idoles,  contre  les  hautes  tours,  contre  les 
navires  de  Tarse,  et  contre  tous  les  cèdres  du  Liban,  et  contre  tous  les 
chênes  de  Basan.  Il  est  debout  sur  le  seuil  de  la  civilisation,  et  refuse  d'en- 
trer. C'est  une  espèce  de  bouche  du  désert  parlant  aux  multitudes,  et  récla- 
mant, au  nom  des  sables,  des  broussailles  et  des  souffles,  la  place  où  sont 
les  villes i  parce  que  c'est  juste  j  parce  que  le  tyran  et  l'esclave,  c'est-à-dire 
l'orgueil  et  la  honte,  sont  partout  où  il  y  a  des  enceintes  de  muraillesj 
parce  que  le  mal  est  là,  incarné  dans  l'homnie  j  parce  que  dans  la  solitude  il 
n'y  a  que  la  bête,  tandis  que  dans  la  cité  il  y  a  le  monstre.  Ce  qu' Isaïe 
reproche  à  son  temps,  l'idolâtrie,  l'orgie,  la  guerre,  la  prostitution,  l'igno- 
rance, dure  encore  j  Isaïe  est  l'éternel  contemporain  des  vices  qui  se  font 
valets  et  des  crimes  qui  se  font  rois. 

S  V 

L'autre,  Ézéchiel,  est  le  devin  fauve.  Génie  de  caverne.  Pensée  à  laquelle 
le  rugissement  convient.  Maintenant,  écoutez.  Ce  sauvage  fait  au  monde 
une  annonce.  Laquelle  ^  Le  progrès.  Rien  de  plus  surprenant.  Ah  !  Isaïe 
démolit  ?  Eh  bien  !  Ézéchiel  reconstruira.  Isaïe  refuse  la  civilisation,  Ézéchiel 
l'accepte,  mais  la  transforme.  La  nature  et  l'humanité  se  mêlent  dans  le 
hurlement  attendri  que  jette  Ézéchiel.  La  notion  du  devoir  est  dans  Job,  la 
notion  du  droit  est  dans  Eschyle,  Ézéchiel  «apporte  la  résultante,  la  troi- 
sième notion,  le  genre  humain  amélioré,  l'avenir  de  plus  en  plus  libéré. 


LES    GENIES.  If 

Que  l'avenir  soit  un  orient  au  lieu  d'être  un  couchant,  c'est  la  consolation 
de  l'homme.  Le  temps  présent  travaille  au  temps  futur,  donc  travaillez  et 
espérez.  Tel  est  le  cri  d'Ezéchiel.  Ezéchiel  est  en  Chaldée,  et,  de  Chaldée, 
il  voit  distinctement  la  Judée,  de  même  que  de  l'oppression  on  voit  la 
liberté.  Il  déclare  la  paix  comme  d'autres  déclarent  la  guerre.  Il  prophétise 
la  concorde,  la  bonté,  la  douceur,  l'union,  l'hymen  des  races,  l'amour. 
Cependant  il  est  terrible.  C'est  le  bienfaiteur  farouche.  C'est  le  colossal 
bourru  bienfaisant  du  genre  humain.  Il  gronde,  il  grince  presque,  et  on  le 
craint,  et  on  le  hait.  Les  hommes  autour  de  lui  sont  épineux,  h  demeure 
parmi  les  églantiers ^  dit-il.  Il  se  condamne  à  être  symbole,  et  fait  de  sa  per- 
sonne, devenue  effrayante,  une  signification  de  la  misère  humaine  et  de 
l'abjection  populaire.  C'est  une  sorte  de  Job  volontaire.  Dans  sa  ville,  dans 
sa  maison,  il  se  fait  lier  de  cordes,  et  reste  muet.  Voilà  l'esclave.  Sur  la  place 
publique,  il  mange  des  excréments j  voilà  le  courtisan.  Ceci  fait  éclater  le 
rire  de  Voltaire  et  notre  sanglot,  à  nous.  Ah!  Ezéchiel,  tu  te  dévoues 
jusque-là.  Tu  rends  la  honte  visible  par  l'horreur,  tu  forces  l'ignominie  à 
détourner  la  tête  en  se  reconnaissant  dans  l'ordure,  tu  montres  qu'accepter 
un  homme  pour  maître,  c'est  manger  le  fumier,  tu  fais  frémir  les  lâches  de 
la  suite  du  prince  en  mettant  dans  ton  estomac  ce  qu'ils  mettent  dans  leur 
âme,  tu  prêches  la  délivrance  par  le  vomissement,  sois  vénéré!  Cet  homme, 
cet  être,  cette  figure,  ce  porc  prophète,  est  sublime.  Et  la  transfiguration 
qu'il  annonce,  il  la  prouve.  Comment-^*  En  se  transfigurant  lui-même.  De 
cette  bouche  horrible  et  souillée  sort  un  éblouissement  de  poésie.  Jamais 
plus  grand  langage  n'a  été  parlé,  et  plus  extraordinaire  ;  «Je  vis  des  visions 
de  Dieu.  Un  vent  de  tempête  venait  de  l'aquilon,  et  une  grosse  nuée,  et 
un  feu  s'entortillant.  Je  vis  un  char,  et  une  ressemblance  de  quatre  animaux. 
Au-dessus  des  animaux  et  du  char  était  une  étendue  semblable  à  un  cristal 
terrible.  Les  roues  du  char  étaient  faites  d'yeux  et  si  hautes  qu'on  avait  peur. 
Le  bruit  des  ailes  des  quatre  anges  était  comme  le  bruit  du  Tout-Puissant, 
et  quand  ils  s'arrêtaient  ils  baissaient  leurs  ailes.  Et  je  vis  une  ressemblance 
qui  était  comme  une  apparence  de  feu,  et  qui  avança  une  forme  de  main. 
Et  une  voix  dit  :  «  Les  rois  et  les  juges  ont  dans  l'âme  des  dieux  de  fiente. 
«  J'ôterai  de  leur  poitrine  le  cœur  de  pierre  et  je  leur  donnerai  un  cœur  de 
chair...»  J'allai  vers  ceux  du  fleuve  Kébar,  et  je  me  tins  là  parmi  eux 
sept  jours,  tout  étonné.  »  Et  ailleurs  :  «  Il  y  avait  une  plaine  et  des  os  des- 
séchés. Et  je  dis  :  «Ossements,  levez-vous.»  Et  je  regardai.  Et  il  vint  des 
nerfs  sur  ces  os,  et  delà  chair  sur  ces  nerfs,  et  une  peau  dessus j  mais  l'Esprit 
n'y  était  point.  Et  je  criai  :  «Esprit,  viens  des  quatre  ventsj  souffle,  et  que 
ces  morts  revivent.  »  L'Esprit  vint.  Le  souffle  entra  en  eux,  et  ils  se  levèrent, 
et  ce  fut  une  armée,  et  ce  fut  un   peuple.    Alors   la  voix  dit   :   «Vous 


28  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

serez  une  seule  nation,  vous  n'aurez  plus  de  juge  et  de  roi  que  moi,  et 
je  serai  le  Dieu  qui  a  un  peuple,  et  vous  serez  le  peuple  qui  a  un  Dieu.» 
Tout  n'est-il  pas  là?  Cherchez  une  plus  haute  formule,  vous  ne  la  trouverez 
pas.  L'homme  libre  sous  Dieu  souverain.  Ce  visionnaire  mangeur  de  pourri- 
ture est  un  résurrecteun  Ezéchiel  a  l'ordure  aux  lèvres  et  le  soleil  dans  les 
yeux.  Chez  les  juifs,  la  lecture  d'Ezéchiel  était  redoutée;  elle  n'était  pas 
permise  avant  l'âge  de  trente  ans.  Les  prêtres,  inquiets,  mettaient  un  sceau 
sur  ce  poëte.  On  ne  pouvait  le  traiter  d'imposteur.  Son  effarement  de  pro- 
phète était  incontestable;  il  avait  évidemment  vu  ce  qu'il  racontait.  De 
là  son  autorité.  Ses  énigmes  mêmes  le  faisaient  oracle.  On  ne  savait  ce 
que  c'était  que  «  ces  femmes  assises  à  côté  de  l'Aquilon  qui  pleuraient 
Thammus».  Impossible  de  deviner  ce  que  c'est  que  le  «hasmal»,  ce  métal 
qu'il  montre  en  fusion  dans  la  fournaise  du  rêve.  Mais  rien  de  plus  net  que 
sa  vision  du  progrès.  Ezéchiel  voit  l'homme  quadruple,  homme,  bœuf, 
lion  et  aigle;  c'est-à-dire  maître  de  la  pensée,  maître  du  champ,  maître  du 
désert,  maître  de  l'air.  Rien  d'oublié;  c'est  l'avenir  entier,  d'Aristote  à 
Christophe  Colomb,  de  Triptolème  à  Mont^olfier.  Plus  tard  l'évangile 
aussi  se  fera  quadruple  dans  les  quatre  évangélistes,  subordonnera  Matthieu, 
Luc,  Marc  et  Jean  à  l'homme,  au  bœuf,  au  lion  et  à  l'aigle,  et  chose  sur- 
prenante, pour  symboliser  le  progrès,  prendra  les  quatre  faces  d'Ezéchiel. 
Au  surplus,  Ezéchiel,  comme  Christ,  s'appelle  Fils  de  l'Homme.  Jésus 
souvent  dans  ses  paraboles  évoque  et  indique  Ezéchiel,  et  cette  espèce  de 
premier  messie  fait  jurisprudence  pour  le  second.  Il  y  a  dans  Ezéchiel  trois 
constructions  :  l'homme,  dans  lequel  il  met  le  progrès;  le  temple,  où  il 
met  une  lumière  qu'il  appelle  gloire;  la  cité,  où  il  met  Dieu.  Il  crie  au 
temple  :  «Pas  de  prêtres  ici,  ni  eux,  ni  leurs  rois,  ni  les  carcasses  de  leurs 
rois.»  (Ch.  xLiii,  V.  7.)  On  ne  peut  s'empêcher  de  songer  que  cet 
Ezéchiel,  sorte  de  démagogue  de  la  Bible,  aiderait  93  dans  l'effrayant 
balayage  de  Saint-Denis.  Quant  à  la  ciié  bâtie  par  lui,  il  murmure  au- 
dessus  d'elle  ce  nom  mystérieux  :  Jéhovah  Schammash,  qui  signifie  : 
l' Eternel -EB-Là.  Puis  il  se  tait  pensif  dans  les  ténèbres,  montrant  du  doigt 
à  l'humanité,  là-bas,  au  fond  de  l'horizon,  une  continuelle  augmentation 
d'azur. 

S  VI 

L'autre,  Lucrèce,  c'est  cette  grande  chose  obscure.  Tout.  Jupiter  est 
dans  Homère,  Jéhovah  est  dans  Jobj  dans  Lucrèce,  Pan  apparaît.  Telle  est 
la  grandeur  de  Pan  qu'il  a  sous  lui  le  Destin  qui  est  sur  Jupiter.  Lucrèce  a 
voyagé,  et  il  a  songé;  ce  qui  est  un  autre  voyage.  Il  a  été  à  Athènes;  il  a 


LES   GENIES.  29 

hanté  les  philosophes  j  il  a  étudié  la  Grèce  et  deviné  l'Inde.  Démocrite  l'a 
fait   rêver   sur   la  molécule   et  Anaximandre  sur  l'espace.  Sa  rêverie   est 
devenue  doctrine.  Nul  ne  connaît  ses  aventures.  Comme  Pythagore,  il  a 
fréquenté  les  deux  écoles  mystérieuses  de  l'Euphrate,  Neharda  et  Pombedi- 
tha,  et  il  a  pu  y  rencontrer  des  docteurs  juifs.  Il  a  épelé  les  papyrus  de 
Sepphoris,  qui,  de  son  temps,  n'était  pas  transformée  encore  en  Diocésaréc} 
il  a  vécu  avec  les  pêcheurs  de  perles  de  l'île  Tylos.  On  trouve  dans  les 
Apocryphes  des  traces  d'un  étrange  itinéraire  antique  recommandé,  selon 
les  uns,  aux  philosophes  par  Empédocle,  le  magicien  d'Agrigente,  et,  selon 
les  autres,  aux  rabbis  par  ce  grand-prêtre  Éléazar  qui  correspondait  avec 
Ptolémée  Philadelphe.  Cet  itinéraire  aurait  servi  plus  tard  de  patron  aux 
voyages  des  apôtres.  Le  voyageur  qui  obéissait  à  cet  itinéraire  parcourait  les 
cinq  satrapies  du  pays  des  philistins,  visitait  les  peuples  charmeurs  de  ser- 
pents et  suceurs  de  plaies,  les  psylles,  allait  boire  au  torrent  Bosor  qui 
marque  la  frontière  de  l'Arabie  déserte  ;  puis  touchait  et  maniait  le  carcan 
de  bronze  d'Andromède  encore  scellé  au  rocher  de  Joppé.  Balbeck  dans  la 
Syrie  Creuse,  Apamée  sur  l'Oronte  où  Nicanor  nourrissait  ses  éléphants,  le 
port  d'Asiongaber  où  s'arrêtaient  les  vaisseaux  d'Ophir,  chargés  d'or,  Segher, 
qui  produisait  l'encens  blanc,  préféré  à  celui  d'Hadramauth ,  les  deux  Syrtes, 
la  montagne  d'émeraude  Smaragdus,  les  nasamones  qui  pillaient  les  naufra- 
gés, la  nation  noire  Agyzimba,  Adribé,  ville  des  crocodiles,  Cynopolis, 
ville  des  chiens,  les  surprenantes  cités  de  la  Comagène,  Claudias  et  Barsa- 
lium,  peut-être  même  Tadamora,  la  ville  de  Salomonj  telles  étaient  les 
étapes  de  ce  pèlerinage,   presque   fabuleux,  des  penseurs.  Ce  pèlerinage, 
Lucrèce  l'a-t-il  fait.?  On  ne  peut  le  dire.  Ses  nombreux  voyages  sont  hors 
de  doute.  Il  a  vu  tant  d'hommes  qu'ils  ont  fini  par  se  confondre  tous  dans 
sa  prunelle  et  que  cette  multitude  est  devenue  pour  lui  fantôme.  Il  est 
arrivé  à  cet  excès  de  simplification  de  l'univers  qui  en  est  presque  l'éva- 
nouissement.  Il   a   sondé  jusqu'à  sentir   flotter  la  sonde.  Il  a  questionné 
les  vagues  spectres  de  Byblosj  il  a  causé  avec  le  tronc  d'arbre  coupé  de 
Chyteron,  qui  est  Junon  Thespia.  Peut-être  a-t-il  parlé  dans  les  roseaux 
à  Oannès,  Thomme-poisson  de  la  Chaldée,  qui  avait  deux  têtes,  en  haut 
une  tête  d'homme,  en  bas  une  tête  d'hydre,  et  qui,  buvant  le  chaos  par 
sa  gueule  inférieure,  le  revomissait  sur  la  terre  par  sa  bouche  supérieure 
en  science  terrible.  Lucrèce  a  cette  science.  Isaïe  confine  aux  archanges, 
Lucrèce  aux  larves.  Lucrèce  tord  le  vieux  voile  d'Isis  trempé  dans  l'eau  des 
ténèbres,  et  il  en  exprime,  tantôt  à  flots,  tantôt  goutte  à  goutte,  une  poésie 
sombre.  L'illimité  est  dans  Lucrèce.  Par  moments  passe  un  puissant  vers 
spondaïque  presque  monstrueux  et  plein  d'ombre  :  Circum  se  foliis  acfrondibm 
involventes.  Çà  et  là  une  vaste  image  de  l'accouplement  s'ébauche  dans  la 


30  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

forêt,  TuncUenm  in  sylvis  jungehat  corpora  amantum ;  et  la  forêt,  c'est  la  nature. 
Ces  vers-là  sont  impossibles  à  Virgile.  Lucrèce  tourne  le  dos  à  l'humanité 
et  regarde  fixement  l'Énigme.  Lucrèce,  esprit  qui  cherche  le  fond,  est  placé 
entre  cette  réalité,  l'atome,  et  cette  impossibilité,  le  vidcj  tour  à  tour  attiré 
par  ces  deux  précipices,  religieux  quand  il  contemple  l'atome,  sceptique 
quand  il  aperçoit  le  videj  de  là  ses  deux  aspects,  également  profonds,  soit 
qu'il  nie,  soit  qu'il  affirme.  Un  jour  ce  voyageur  se  tue.  C'est  là  son 
dernier  départ.  Il  se  met  en  route  pour  la  Mort.  Il  va  voir.  Il  est  monté 
successivement  sur  tous  les  esquifs,  sur  la  galère  de  Trevirium  pour  Sanas- 
trée  en  Macédoine,  sur  la  trirème  de  Carystus  pour  Metaponte  en  Grèce, 
sur  le  rémige  de  Cyllène  pour  l'île  de  Samothrace,  sur  la  sandale  de  Samo- 
thrace  pour  Naxos  où  est  Bacchus,  sur  le  céroscaphe  de  Naxos  pour  la 
Syrie  Salutaire,  sur  le  vaisseau  de  Syrie  pour  l'Egypte,  et  sur  le  navire  de 
la  mer  Rouge  pour  l'Inde.  Il  lui  reste  un  voyage  à  faire,  il  est  curieux  de 
la  contrée  sombre,  il  prend  passage  sur  le  cercueil,  et,  défaisant  lui-même 
l'amarre,  il  pousse  du  pied  vers  l'ombre  cette  barque  obscure  que  balance 
le  flot  inconnu. 

S  VII 

L'autre ,  Juvénal ,  a  tout  ce  qui  manque  à  Lucrèce ,  la  passion ,  l'émotion , 
la  fièvre,  ]a  flamme  tragique,  l'emportement  vers  l'honnêteté,  le  rire  ven- 
geur, la  personnalité,  l'humanité.  Il  habite  un  point  donné  de  la  création, 
et  il  s'en  contente,  y  trouvant  de  quoi  nourrir  et  gonfler  son  cœur  de  jus- 
tice et  de  colère.  Lucrèce  est  l'univers,  Juvénal  est  le  lieu.  Et  quel  lieu  ! 
Rome.  À  eux  deux  ils  sont  la  double  voix  qui  parle  à  la  terre  et  à  la  ville. 
Urhi  et  orbi.  Juvénal  a  au-dessus  de  l'empire  romain  l'énorme  battement 
d'ailes  du  gypaète  au-dessus  du  nid  de  reptiles  II  fond  sur  ce  fourmillement 
et  les  prend  tous  l'un  après  l'autre  dans  son  bec  terrible,  depuis  la  vipère 
qui  est  empereur  et  s'appelle  Néron,  jusqu'au  ver  de  terre  qui  est  mauvais 
poëte  et  s'appelle  Codrus.  Isaïe  et  Juvénal  ont  chacun  leur  prostituée  $  mais 
il  y  a  quelque  chose  de  plus  sinistre  que  l'ombre  de  Babel,  c'est  le  craque- 
ment du  lit  des  césars,  et  Babylone  est  moins  formidable  que  Messaline. 
Juvénal,  c'est  la  vieille  âme  libre  des  républiques  mortes  j  il  a  en  lui  une 
Rome  dans  l'airain  de  laquelle  sont  fondues  Athènes  et  Sparte.  De  là,  dans 
son  vers,  quelque  chose  d'Aristophane  et  quelque  chose  de  Lycurgue.  Pre- 
nez garde  à  lui  -,  c'est  le  sévère.  Pas  une  corde  ne  manque  à  cette  lyre,  ni  à 
ce  fouet.  Il  est  haut,  rigide,  austère,  éclatant,  violent,  grave,  juste,  inépui- 
sable en  images,  âprement  gracieux,  lui  aussi,  quand  bon  lui  semble.  Son 
cynisme  est  l'indignation  de  la  pudeur.  Sa  grâce,  tout  indépendante,  et 


LES   GENIES.  31 

figure  vraie  de  la  liberté,  a  des  griffes  $  elle  apparaît  tout  à  coup,  égayant 
par  on  ne  sait  quelles  souples  et  fières  ondulations  la  majesté  rectiligne  de 
son  hexamètre  5  on  croit  voir  le  chat  de  Corinihe  rôder  sur  le  fronton  du 
Parthénon.  Il  y  a  de  l'épopée  dans  cette  satire  $  ce  que  Juvénal  a  dans  la 
main,  c'est  le  sceptre  d'or  dont  Ulysse  frappait  Thersite.  Enflure,  déclama- 
tion, exagération,  hyperbole!  crient  les  difformités  meurtries,  et  ces  cris, 
stupidement  répétés  par  les  rhétoriques,  sont  un  bruit  de  gloire.  —  Le  mme 
eB  égal  de  commettre  ces  choses  ou  de  les  raconter,  disent  Tillemont,  Marc  Muret, 
Garasse,  etc.,  des  niais,  qui,  comme  Muret,  sont  parfois  des  drôles.  L'invec- 
tive de  Juvénal  flamboie  depuis  deux  mille  ans,  effrayant  incendie  de 
poésie  qui  brûle  Rome  en  présence  des  siècles.  Ce  foyer  splendide  éclate 
et,  loin  de  diminuer  avec  le  temps,  s'accroît  sous  un  tourbillonnement  de 
fumée  lugubre 5  il  en  sort  des  rayons  pour  la  liberté,  pour  la  probité,  pour 
l'héroïsme,  et  l'on  dirait  qu'il  jette  jusque  dans  notre  civilisation  des  esprits 
pleins  de  sa  lumière.  Qu'est-ce  que  Régnier.''  qu'est-ce  que  d'Aubigné? 
qu'est-ce  que  Corneille.?  Des  étincelles  de  Juvénal. 


8  VIII 

L'autre,  Tacite,  est  l'historien.  La  liberté  s'incarne  en  lui  comme  en 
Juvénal,  et  monte,  morte,  au  tribunal,  ayant  pour  toge  son  suaire,  et  cite 
à  sa  barre  les  tyrans.  L'âme  d'un  peuple  devenue  l'âme  d'un  homme,  c'est 
Juvénal,  nous  venons  de  le  direj  c'est  aussi  Tacite.  A  côté  du  poëte 
condamnant,  se  dresse  l'historien  punissant.  Tacite,  assis  sur  la  chaise  curule 
du  génie,  mande  et  saisit  dans  leur  flagrant  délit  ces  coupables,  les  césars. 
L'empire  romain  est  un  long  crime.  Ce  crime  commence  par  quatre 
démons,  Tibère,  Caligula,  Claude,  Néron.  Tibère,  l'espion  empereur} 
l'œil  qui  guette  le  monde }  le  premier  dictateur  qui  ait  osé  détourner  pour 
soi  la  loi  de  majesté  faite  pour  le  peuple  romain  $  sachant  le  grec,  spirituel, 
sagacc,  sardonique,  éloquent,  horrible 5  aimé  des  délateurs j  meurtrier  des 
citoyens,  des  chevaliers,  du  sénat,  de  sa  femme,  de  sa  famille  j  ayant  plutôt 
l'air  de  poignarder  les  peuples  que  de  les  massacrer j  humble  devant  les 
barbares}  traître  avec  Aj-chélaûs,  lâche  avec  Artabane}  ayant  deux  trônes, 
pour  sa  férocité,  Rome,  pour  sa  turpitude,  Caprée}  inventant  des  vices,  et 
des  noms  pour  ces  viceS}  vieillard  avec  un  sérail  d'enfants }  maigre,  chauve, 
courbé,  cagneux,  fétide,  rongé  de  lèpres,  couvert  de  suppurations,  masqué 
d'emplâtres,  couronné  de  lauriers}  ayant  l'ulcère  comme  Job,  et  de  plus  le 
sceptre}  entouré  d'un  silence  lugubre}  cherchant  un  successeur,  flairant 
Caligula,  et  le  trouvant  bon}  vipère  qui  choisit  un  tigre.  Caligula,  l'homme 


32  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

qui  a  eu  peurj  l'esclave  devenu  maître,  tremblant  sous  Tibère,  terrible 
après  Tibère,  vomissant  son  épouvante  d'hier  en  atrocité.  Rien  n'égale  ce 
fou.  Un  bourreau  se  trompe  et  tue,  au  lieu  d'un  condamné,  un  innocent  ; 
Caligula  sourit  et  dit  :  Le  condamné  ne  l'avait  pas  plus  mérité.  Il  fait  manger 
une  femme  vivante  par  des  chiens,  pour  voir.  Il  se  couche  en  public  sur 
ses  trois  sœurs  toutes  nues.  Une  d'elles  meurt,  Drusille;  il  dit  •  ,Quon  décapite 
ceux  qui  ne  la  pleurerant pas,  car  c'eH  ma  sœur,  et  qu'on  crucifie  ceux  qui  la  pleureront, 
car  c'eB  une  déesse.  Il  fait  son  cheval  pontife,  comme  plus  tard  Néron  fera  son 
singe  dieu.  Il  offre  à  l'univers  ce  spectacle  sinistre  ;  l'anéantissement  du 
cerveau  sous  la  toute-puissance.  Prostitué,  tricheur  au  jeu,  voleur,  brisant 
les  bustes  d'Homère  et  de  Virgile,  coiffé  comme  Apollon  de  rayons  et 
chaussé  d'ailes  comme  Mercure,  frénétiquement  maître  du  monde,  souhai- 
tant l'inceste  à  sa  mère,  la  peste  à  son  empire,  la  famine  à  son  peuple,  la 
déroute  à  son  armée,  sa  ressemblance  aux  dieux,  et  une  seule  tête  au  genre 
humain  pour  pouvoir  la  couper  j  c'est  là  Caïus  Caligula.  Il  force  le  fils  à 
assister  au  supplice  du  père  et  le  mari  au  viol  de  la  femme,  et  à  rire. 
Claude  est  une  ébauche  qui  règne.  C'est  un  à  peu  près  d'homme  fait  tyran. 
Caboche  couronnée  II  se  cache,  on  le  découvre,  on  l'arrache  de  son  trou 
et  on  le  jette  terrifié  sur  le  trône.  Empereur,  il  tremble  encore,  ayant  la 
couronne,  mais  pas  sûr  d'avoir  sa  tête.  Il  tâte  sa  tête  par  moments,  comme 
s'il  la  cherchait.  Puis  il  se  rassure,  et  il  décrète  trois  lettres  de  plus  à 
l'alphabet.  Il  est  savant,  cet  idiot.  On  étrangle  un  sénateur,  il  dit  :  h  ne 
l'avais  point  commandé;  mais  puisque  c'eB  fait,  c'eH  bien.  Sa  femme  se  prostitue 
devant  luij  il  la  regarde  et  dit  '-  .Qtù  eH  cette  femme^  Il  existe  à  peine  j  il  est 
ombre;  mais  cette  ombre  écrase  le  monde.  Enfin,  l'heure  de  sa  sortie  vient. 
Sa  femme  l'empoisonne  j  son  médecin  l'achève.  Il  dit  :  Je  suis  sauvé,  et  meurt. 
Après  sa  mort,  on  vient  voir  son  cadavre  j  de  son  vivant,  on  avait  vu  son 
fantôme.  Néron  est  la  plus  formidable  figure  de  l'ennui  qui  ait  jamais  paru 
parmi  les  hommes.  Le  monstre  bâillant  que  les  anciens  appelaient  Livor  et 
que  les  modernes  appellent  Spleen,  nous  donne  à  deviner  cette  énigme, 
Néron.  Néron  cherche  tout  simplement  une  distraction.  Poëte,  comédien, 
chanteur,  cocher,  épuisant  la  férocité  pour  trouver  la  volupté,  essayant  le 
changement  de  sexe,  époux  de  l'eunuque  Sporus  et  épouse  de  l'esclave 
Pythagore,  et  se  promenant  dans  les  rues  de  Rome  entre  sa  femme  et  son 
marii  ayant  deux  plaisirs,  voir  le  peuple  se  jeter  sur  les  pièces  d'or,  les 
diamants  et  les  perles,  et  voir  les  lions  se  jeter  sur  le  peuple j  incendiaire 
par  curiosité  et  parricide  par  désœuvrement.  C'est  à  ces  quatre-là  que 
Tacite  dédie  ses  quatre  premiers  poteaux.  Il  leur  accroche  leur  règne 
au  cou.  Il  leur  met  ce  carcan.  Son  livre  de  Cali^la  s'est  perdu.  Rien 
de   plus  aisé  à  comprendre  que  la  perte   et  l'oblitération   de  ces   sortes 


LES   GENIES.  33 

de  livres.  Les  lire  était  un  crime.  Un  homme  ayant  été  surpris  lisant 
l'histoire  de  Caligula  par  Suétone,  Commode  fit  jeter  cet  homme  aux 
bêtes,  Feris  objici  jmsit,  dit  Lampride.  L'horreur  de  ces  temps  est  prodi- 
gieuse. Toutes  les  mœurs,  en  bas  comme  en  haut,  sont  féroces.  On  peut 
juger  de  la  cruauté  des  romains  par  l'atrocité  des  gaulois.  Une  émeute  éclate 
en  Gaule,  les  paysans  couchent  les  dames  romaines  nues  et  vivantes  sur  des 
herses  dont  les  pointes  leur  entrent  dans  le  corps  çà  et  là,  puis  ils  leur 
coupent  les  mamelles  et  les  leur  cousent  dans  la  bouche  pour  qu'elles  aient 
l'air  de  les  manger.  Uix  vindiBa  eH,  «ce  sont  à  peine  des  représailles»,  dit 
le  général  romain  Turpilianus.  Ces  dames  romaines  avaient  l'habitude, 
tout  en  causant  avec  leurs  amants,  d'enfoncer  des  épingles  d'or  dans  les 
seins  des  esclaves  persanes  ou  gauloises  qui  les  coiffaient.  Telle  est  l'huma- 
nité à  laquelle  assiste  Tacite.  Cette  vue  le  rend  terrible.  Il  constate,  et  vous 
laisse  conclure.  La  Putiphar  mère  du  Joseph,  c'est  ce  qu'on  ne  rencontre 
que  dans  Rome.  Quand  Agrippine,  réduite  à  sa  ressource  suprême,  voyant 
sa  tombe  dans  les  yeux  de  son  fils,  lui  offre  son  lit,  quand  ses  lèvres 
cherchent  celles  de  Néron,  Tacite  est  là  qui  la  suit  des  yeux,  lasciva  oscula 
et  pnenunftM  flagitii  blanditias,  et  il  dénonce  au  monde  cet  effort  de  la  mère 
monstrueuse  et  tremblante  pour  faire  avorter  le  parricide  en  inceste.  Quoi 
qu'en  ait  dit  Juste  Lipse,  qui  légua  sa  plume  à  la  sainte  vierge,  Domitien 
exila  Tacite,  et  fit  bien.  Les  hommes  comme  Tacite  sont  malsains  pour 
l'autorité.  Tacite  applique  son  style  sur  une  épaule  d'empereur,  et  la  marque 
reste.  Tacite  fait  toujours  sa  plaie  au  lieu  voulu.  Plaie  profonde.  Juvénal, 
tout-puissant  poëte,  se  disperse,  s'éparpille,  s'étale,  tombe  et  rebondit, 
frappe  à  droite,  à  gauche,  cent  coups  à  la  fois,  sur  les  lois,  sur  les  mœurs, 
sur  les  mauvais  magistrats,  sur  les  méchants  vers,  sur  les  libertins  et  les 
oisifs,  sur  César,  sur  le  peuple,  partout  j  il  est  prodigue  comme  la  grêle; 
il  est  épars  comme  le  fouet.  Tacite  a  la  concision  du  fer  rouge. 


SIX 

L'autre,  Jean,  est  le  vieillard  vierge.  Toute  la  sève  ardente  de  l'homme, 
devenue  fumée  et  tremblement  mystérieux,  est  dans  sa  tête,  en  vision.  On 
n'échappe  pas  à  l'amour.  L'amour,  inassouvi  et  mécontent,  se  change  à  la  fin 
de  la  vie  en  un  sinistre  dégorgement  de  chimères.  La  femme  veut  l'homme  5 
sinon  l'homme,  au  lieu  de  la  poésie  humaine,  aura  la  poésie  spectrale. 
Quelques  êtres  pourtant  résistent  à  la  germination  universelle,  et  alors  ils 
sont  dans  cet  état  particulier  où  l'inspiration  monstrueuse  peut  s'abattre  sur 
eux.  L'Apocalypse  est  le  chef-d'œuvre  presque  insensé  de   cette  chasteté 

PHILOSOPHIE.    H.  5 

lUl'KlULIWt     .>AriU.\ALt. 


34  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

redoutable.  Jean,  tout  jeune,  était  doux  et  farouche.  Il  aima  Jésus,  puis  ne 
put  rien  aimer.  Il  y  a  un  profond  rapport  entre  le  Cantique  des  Cantiques 
et  V Jipocalypse )  l'un  et  l'autre  sont  des  explosions  de  virginité  amoncelée. 
Le  cœur  volcan  s'ouvre  ^  il  en  sort  cette  colombe,  le  Cantique  des  Cantiques, 
ou  ce  dragon ,  XA.pocalypse.  Ces  deux  poëmes  sont  les  deux  pôles  de  l'extase , 
volupté  et  horreur,  les  deux  limites  extrêmes  de  l'âme  sont  atteintes  ;  dans 
le  premier  poëme  l'extase  épuise  l'amour;  dans  le  second,  l'épouvante,  et 
elle  apporte  aux  hommes,  désormais  inquiets  à  jamais,  l'effarement  du  pré- 
cipice éternel.  Autre  rapport,  non  moins  digne  d'attention,  entre  Jean  et 
Daniel.  Le  fil  presque  invisible  des  affinités  est  soigneusement  suivi  du 
regard  par  ceux  qui  voient  dans  l'esprit  prophétique  un  phénomène  humain 
et  normal,  et  qui,  loin  de  dédaigner  la  question  des  miracles,  la  généralisent 
et  la  rattachent  avec  calme  au  phénomène  permanent.  Les  religions  y 
perdent  et  la  science  y  gagne.  On  n'a  pas  assez  remarqué  que  le  septième 
chapitre  de  Daniel  contient  en  germe  l'Apocalypse.  Les  empires  y  sont 
représentés  comme  des  bêtes.  Aussi  la  légende  a-t-elle  associé  les  deux 
poètes  ;  elle  a  fait  traverser  à  l'un  la  fosse  aux  lions  et  à  l'autre  la  chaudière 
d'huile  bouillante.  En  dehors  de  la  légende,  la  vie  de  Jean  est  belle.  Vie 
exemplaire  qui  subit  des  élargissements  étranges,  passant  du  Golgotha  à 
Pathmos,  et  du  supplice  d'un  messie  à  un  exil  de  prophète.  Jean,  après  avoir 
assisté  à  la  souffrance  du  Christ,  finit  par  souffrir  pour  son  compte  j  la  souf- 
france vue  le  fait  apôtre,  la  souffrance  endurée  le  fait  mage  ;  de  la  croissance 
de  l'épreuve  résulte  la  croissance  de  l'esprit.  Évêque,  il  rédige  l'Evangile. 
Proscrit,  il  fait  l'Apocalypse.  Œuvre  tragique,  écrite  sous  la  dictée  d'un 
aigle,  le  poëte  ayant  au-dessus  de  sa  tête  on  ne  sait  quel  sombre  frémisse- 
ment d'ailes.  Toute  la  Bible  est  entre  deux  visionnaires.  Moïse  et  Jean.  Ce 
poëme  des  poëmes  s'ébauche  par  le  chaos  dans  la  Genèse  et  s'achève  dans 
l'Apocalypse  par  les  tonnerres.  Jean  fut  un  des  grands  errants  de  la  langue 
de  feu.  Pendant  la  cène  sa  tête  était  sur  la  poitrine  de  Jésus,  et  il  pouvait 
dire  :  Mon  oreille  a  entendu  le  battement  du  cœur  de  Dieu.  11  alla  raconter 
cela  aux  hommes.  Il  parlait  un  grec  barbare,  mêlé  de  tours  hébraïques  et  de 
mots  syriaques,  d'un  charme  âpre  et  sauvage.  11  alla  à  Éphèse,  il  alla  en 
Médie,  il  alla  chez  les  parthes.  Il  osa  entrer  à  Ctésiphon,  ville  des  parthes, 
bâtie  pour  faire  contre-poids  à  Babylone.  Il  affronta  l'idole  vivante  Cobaris, 
roi,  dieu  et  homme,  à  jamais  immobile  sur  son  bloc  percé  de  jade  néphrite, 
qui  lui  sert  de  trône  et  de  latrine.  Il  évangélisa  la  Perse,  que  l'Ecriture 
appelle  Paras.  Quand  il  parut  au  concile  de  Jérusalem,  on  crut  voir  la 
colonne  de  l'église.  Il  regarda  avec  stupeur  Cérinthe  et  Ébion,  lesquels 
disaient  que  Jésus  n'est  qu'un  homme.  Quand  on  l'interrogeait  sur  ce 
mystère,  il  répondait  :  A.ime'^voui  les  uns  les  autres.  \\  mourut  à  quatrevingt- 


LES   GENIES.  35 

quatorze  ans,  sous  Trajan.  Selon  la  tradition,  il  n*est  pas  mort,  il  est  réservé, 
et  Jean  est  toujours  vivant  à  Pathmos  comme  Barberousse  à  Kaiserlautern. 
Il  y  a  des  cavernes  d'attente  pour  ces  mystérieux  vivants-là.  Jean,  comme 
historien,  a  des  pareils,  Matthieu,  Luc  et  Marcj  comme  visionnaire,  il  est 
seul.  Aucun  rêve  n'approche  du  sien,  tant  il  est  avant  dans  l'infini.  Ses 
métaphores  sortent  de  l'éternité,  éperdues  j  sa  poésie  a  un  profond  sourire 
de  démence  j  la  réverbération  de  Jéhovah  est  dans  l'œil  de  cet  homme.  C'est 
le  sublime  en  plein  égarement.  Les  hommes  ne  le  comprennent  pas,  le 
dédaignent  et  en  rient.  Mon  cher  Thiriot,  dit  Voltaire,  l' A.pocalypse  eB  une 
ordure.  Les  religions,  ayant  besoin  de  ce  livre,  ont  pris  le  parti  de  le  vénérer  j 
mais,  pour  n'être  pas  jeté  à  la  voirie,  il  fallait  qu'il  fut  mis  sur  l'autel. 
Qu'importe  !  Jean  est  un  esprit  !  C'est  dans  Jean  de  Pathmos,  parmi  tous, 
qu'est  sensible  la  communication  entre  certains  génies  et  l'abîme.  Dans  tous 
les  autres  poètes,  on  devine  cette  communication}  dans  Jean,  on  la  voit, 
par  moments  on  la  touche,  et  l'on  a  le  frisson  de  poser,  pour  ainsi  dire,  la 
main  sur  cette  porte  sombre.  Par  ici,  on  va  du  côté  de  Dieu.  Il  semble, 
quand  on  lit  le  poëme  de  Pathmos,  que  quelqu'un  vous  pousse  par  derrière. 
La  redoutable  ouverture  se  dessine  confusément.  On  en  sent  l'épouvante  et 
l'attraction.  Jean  n'aurait  que  cela,  qu'il  serait  immense. 


SX 

L'autre,  Paul,  saint  pour  l'église,  pour  l'humanité  grand,  représente  ce 
prodige  à  la  fois  divin  et  humain,  la  conversion.  Il  est  celui  auquel  l'avenir 
est  apparu.  Il  en  reste  hagard,  et  rien  n'est  superbe  comme  cette  face  à 
jamais  étonnée  du  vaincu  de  la  lumière.  Paul,  né  pharisien,  avait  été 
tisseur  de  poil  de  chameau  pour  les  tentes  et  domestique  d'un  des  juges  de 
Jésus-Christ,  Gamaliel}  puis  les  scribes  l'avaient  élevé,  le  trouvant  féroce. 
Il  était  l'homme  du  passé,  il  avait  gardé  les  manteaux  des  jeteurs  de  pierres, 
il  aspirait,  ayant  étudié  avec  les  prêtres,  à  devenir  bourreau  j  il  était  en  route 
pour  cekj  tout  à  coup  un  flot  d'aurore  sort  de  l'ombre  et  le  jette  à  bas  de 
son  cheval ,  et  désormais  il  y  aura  dans  l'histoire  du  genre  humain  cette  chose 
admirable,  le  chemin  de  Damas.  Ce  jour  de  la  métamorphose  de  saint-Paul 
est  un  grand  jour,  retenez  cette  date,  elle  correspond  au  25  janvier  de  notre 
année  grégorienne.  Le  chemin  de  Damas  est  nécessaire  à  la  marche  du 
progrès.  Tomber  dans  la  vérité  et  se  relever  homme  juste,  une  chute  transfi- 
guration, cela  est  sublime.  C'est  l'histoire  de  saint-Paul.  À  partir  de  saint- 
Paul,  ce  sera  l'histoire  de  l'humanité.  Le  coup  de  lumière  est  plus  que  le  coup 
de  foudre.  Le  progrès  se  fera  par  une  série  d'éblouissements.  Quant  à  ce  Paul, 


36  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

qui  a  été  renversé  par  la  force  de  la  conviction  nouvelle,  cette  brusquerie 
d'en  haut  lui  ouvre  le  génie.  Une  fois  remis  sur  pied,  le  voici  en  marche, 
il  ne  s'arrête  plus.  En  avant  !  c'est  là  son  cri.  Il  est  cosmopolite.  Ceux  du 
dehors,  que  le  paganisme  appelait  les  barbares  et  que  le  christianisme 
appelle  les  gentils,  il  les  aimej  il  se  donne  à  eux.  Il  est  l'apôtre  extérieur. 
Il  écrit  aux  nations  des  lettres  de  la  part  de  Dieu.  Écoutez-le  parlant  aux 
galates  :  «Ô  galates  insensés  !  comment  pouvez-vous  retourner  à  ces  jougs 
où  vous  étiez  attachés  ?  Il  n'y  a  plus  ni  juifs,  ni  grecs,  ni  esclaves.  N'accom- 
plissez pas  vos  grandes  cérémonies  ordonnées  par  vos  lois.  Je  vous  déclare 
que  tout  cela  n'est  rien.  Aimez-vous.  Il  s'agit  que  l'homme  soit  une  nouvelle 
créature.  Vous  êtes  appelés  à  la  liberté.»  il  y  avait  à  Athènes,  sur  la  colline 
de  Mars,  des  gradins  taillés  dans  le  roc  qu'on  y  voit  encore  aujourd'hui.  Sur 
ces  gradins  s'asseyaient  de  puissants  juges,  ceux  devant  qui  Oreste  avait 
comparu.  C'est  là  que  Socrate  avait  été  jugé.  Paul  y  vaj  et  là,  la  nuit, 
l'aréopage  ne  siégeait  que  la  nuit,  il  dit  à  ces  hommes  sombres  :  Je  viens  vous 
annoncer  le  Dieu  inconnu.  Les  lettres  de  Paul  aux  gentils  sont  naïves  et  pro- 
fondes, avec  la  subtilité  si  puissante  sur  les  sauvages.  Il  y  a  dans  ces  messages 
des  lueurs  d'hallucination  j  Paul  parle  des  célestes  comme  s'il  les  apercevait 
distinctement.  Comme  Jean,  mi-parti  de  vie  et  d'éternité,  il  semble  qu'il  a 
une  moitié  de  sa  pensée  sur  la  terre  et  une  moitié  dans  l'Ignoré,  et  l'on  dirait, 
par  instants,  qu'un  de  ses  versets  répond  à  l'autre  par-dessus  la  muraille 
obscure  du  tombeau.  Cette  demi-possession  de  la  mort  lui  donne  une 
certitude  personnelle  et  souvent  distincte  et  séparée  du  dogme ,  et  une  accen- 
tuation de  ses  aperçus  individuels  qui  le  rend  presque  hérétique.  Son  humi- 
lité, appuyée  sur  le  mystère,  est  hautaine.  Pierre  disait  :  On  peut  détourner  les 
paroles  de  Paul  en  de  mauvais  sens.  Le  diacre  Hilaire  et  les  Lucifériens  rattachent 
leur  schisme  aux  épîtres  de  Paul.  Paul  est  au  fond  si  antimonarchique  que 
le  roi  Jacques  1%  très  encouragé  par  l'orthodoxe  université  d'Oxford,  fait 
brûler  par  la  main  du  bourreau  l'épître  aux  romains,  commentée,  il  est  vrai, 
par  David  Pareus.  Plusieurs  des  œuvres  de  Paul  sont  rejetées  canoniquement  ; 
ce  sont  les  plus  belles  j  et  entre  autres  son  épître  aux  laodicéens,  et  surtout 
son  Apocalypse,  raturée  par  le  concile  de  Rome  sous  Gélase.  11  serait  curieux 
de  la  comparer  à  l'Apocalypse  de  Jean.  Sur  l'ouverture  que  Paul  avait  faite 
au  ciel,  l'église  a  écrit  :  Porte  condamnée.  Il  n'en  est  pas  moins  saint.  C'est 
là  sa  consolation  ofEcielle.  Paul  a  l'inquiétude  du  penseur  j  le  texte  et  la 
formule  sont  peu  pour  lui  j  la  lettre  ne  lui  suffit  pasj  la  lettre,  c'est  la  matière. 
Comme  tous  les  hommes  de  progrès,  il  parle  avec  restriction  de  la  loi  écritcj 
il  lui  préfère  la  grâce,  de  même  que  nous  lui  préférons  la  justice.  Qu'est-ce 
que  la  grâce?  C'est  l'inspiration  d'en  haut,  c'est  le  souffle, ^^f  uhivult,  c'est 
la  liberté.  La  grâce  est  l'âme  de  la  loi.  Cette  découverte  de  l'âme  de  la  loi 


LES   GENIES.  37 

appartient  à  saint-Paul 5  et  ce  qu'il  nomme  grâce  au  point  de  vue  céleste, 
nous,  au  point  de  vue  terrestre,  nous  le  nommons  droit.  Tel  est  Paul.  Le 
grandissement  d'un  esprit  par  l'irruption  de  la  clarté,  la  beauté  de  la  vio- 
lence faite  par  la  vérité  à  une  âme,  éclate  dans  ce  personnage.  C'est  là, 
insistons-y,  la  vertu  du  chemin  de  Damas.  Désormais,  quiconque  voudra 
de  cette  croissance-là  suivra  le  doigt  indicateur  de  saint-Paul.  Tous  ceux 
auxquels  se  révélera  la  justice,  tous  les  aveuglements  désireux  du  jour, 
toutes  les  cataractes  souhaitant  guérir,  tous  les  chercheurs  de  conviction, 
tous  les  grands  aventuriers  de  la  vertu,  tous  les  serviteurs  du  bien  en  quête 
du  vrai,  iront  de  ce  côté.  La  lumière  qu'ils  y  trouveront  changera  de  nature, 
car  la  lumière  est  toujours  relative  aux  ténèbres  j  elle  croîtra  en  intensité  j 
après  avoir  été  la  révélation ,  elle  sera  le  rationalisme  j  mais  elle  sera  toujours 
la  lumière.  Voltaire  est  comme  saint-Paul  sur  le  chemin  de  Damas.  Le  che- 
min de  Damas  sera  à  jamais  le  passage  des  grands  esprits.  Il  sera  aussi  le 
passage  des  peuples  Car  les  peuples,  ces  vastes  individus,  ont  comme  cha- 
cun de  nous  leur  crise  et  leur  heure  j  Paul,  après  sa  chute  auguste,  s'est 
redressé  armé,  contre  les  vieilles  erreurs,  de  ce  glaive  fulgurant,  le  christia- 
nisme j  et  deux  mille  ans  après,  la  France,  terrassée  de  lumière,  se  relèvera, 
elle  aussi,  tenant  à  la  main  cette  flamme  épée,  la  Révolution. 


S  XI 

L'autre,  Dante,  a  construit  dans  son  esprit  l'abîme.  Il  a  fait  l'épopée  des 
spectres.  Il  évide  la  terre  j  dans  le  trou  terrible  qu'il  lui  fait,  il  met  Satan. 
Puis  il  la  pousse  par  le  purgatoire  jusqu'au  ciel.  Où  tout  finit,  Dante  com- 
mence. Dante  est  au  delà  de  l'homme.  Au  delà,  pas  en  dehors.  Proposition 
singulière,  qui  pourtant  n'a  rien  de  contradictoire,  l'âme  étant  un  prolon- 
gement de  l'homme  dans  l'indéfini.  Dante  tord  toute  l'ombre  et  toute  la 
clarté  dans  une  spirale  monstrueuse.  Cela  descend,  puis  cela  monte.  Archi- 
tecture inouïe.  Au  seuil  est  la  brume  sacrée.  En  travers  de  l'entrée  est 
étendu  le  cadavre  de  l'espérance.  Tout  ce  qu'on  aperçoit  au  delà  est  nuit. 
L'immense  angoisse  sanglote  confusément  dans  l'invisible.  On  se  penche 
sur  ce  poëme  gouffre  ^  est-ce  un  cratère  ?  On  y  entend  des  détonations  -,  le 
vers  en  sort  étroit  et  livide  comme  des  fissures  d'une  solfatare  i  il  est  vapeur 
d'abord,  puis  larve 5  ce  blêmissement  parle  j  et  alors  on  reconnaît  que  le 
volcan  entrevu,  c'est  l'enfer.  Ceci  n'est  plus  le  milieu  humain.  On  est  dans 
le  précipice  inconnu.  Dans  ce  poëme,  l'impondérable,  mêlé  au  pondérable, 
en  subit  la  loi,  comme  dans  ces  écroulements  d'incendies  où  la  fumée, 
entraînée  par  la  ruine,  roule  et  tombe  avec  les  décombres  et  semble  prise 


38  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

sous  les  charpentes  et  les  pierres  j  de  là  des  effets  étranges;  les  idées  semblent 
souffrir  et  être  punies  dans  les  hommes.  L'idée  assez  homme  pour  subir 
l'expiation,  c'est  le  fantôme  j  une  forme  qui  est  de  l'ombre;  l'impalpable, 
mais  non  l'invisible  ;  une  apparence  où  il  reste  une  quantité  de  réalité  suffi- 
sante pour  que  le  châtiment  y  ait  prise;  la  faute  à  l'état  abstrait  ayant 
conservé  la  figure  humaine.  Ce  n'est  pas  seulement  le  méchant  qui  se 
lamente  dans  cette  apocalypse,  c'est  le  mal.  Toutes  les  mauvaises  actions 
possibles  y  sont  au  désespoir.  Cette  spiritualisation  de  la  peine  donne  au 
poëme  une  puissante  portée  morale.  Le  fond  de  l'enfer  touché,  Dante  le 
perce,  et  remonte  de  l'autre  côté  de  l'infini.  En  s'élevant,  il  s'idéalise, 
et  la  pensée  laisse  tomber  le  corps  comme  une  robe  ;  de  Virgile  il  passe  à 
Béatrix;  son  guide  pour  l'enfer,  c'est  le  poëte;  son  guide  pour  le  ciel, 
c'est  la  poésie.  L'épopée  continue,  et  grandit  encore;  mais  l'homme  ne 
la  comprend  plus.  Le  Purgatoire  et  le  Paradis  ne  sont  pas  moins  extraor- 
dinaires que  la  Géhenne,  mais  à  mesure  qu'on  monte  on  se  désintéresse; 
on  était  bien  de  l'enfer,  mais  on  n'est  plus  du  ciel  ;  on  ne  se  reconnaît  plus 
aux  anges  ;  l'œil  humain  n'est  pas  fait  peut-être  pour  tant  de  soleil,  et 
quand  le  poëme  devient  heureux,  il  ennuie.  C'est  un  peu  l'histoire  de  tous 
les  heureux.  Mariez  les  amants  ou  emparadisez  les  âmes,  c'est  bon,  mais 
cherchez  le  drame  ailleurs  que  là.  Du  reste,  qu'importe  à  Dante  que  vous 
ne  le  suiviez  plus?  il  va  sans  vous.  Il  va  seul,  ce  lion.  Cette  œuvre  est  un 
prodige.  Quel  philosophe  que  ce  visionnaire  !  quel  sage  que  ce  fou  !  Dante 
fait  loi  pour  Montesquieu;  les  divisions  pénales  de  l'Elit  des  lois  sont 
calquées  sur  les  classifications  infernales  de  la  Divine  Comédie.  Ce  que  Juvénal 
fait  pour  la  Rome  des  césars,  Dante  le  fait  pour  la  Rome  des  papes  ;  mais 
Dante  est  justicier  à  un  degré  plus  redoutable  que  Juvénal;  Juvénal  fustige 
avec  des  lanières,  Dante  fouette  avec  des  flammes;  Juvénal  condamne, 
Dante  damne.  Malheur  à  celui  des  vivants  sur  lequel  ce  passant  fixe  l'inex- 
plicable lueur  de  ses  yeux  ! 


S  XII 

L'autre,  Rabelais,  c'est  la  Gaule;  et  qui  dit  la  Gaule  dit  aussi  la  Grèce, 
car  le  sel  attique  et  la  bouffonnerie  gauloise  ont  au  fond  la  même  saveur, 
et  si  quelque  chose,  édifices  à  part,  ressemble  au  Pirée,  c'est  la  Rapéc. 
Aristophane  trouve  plus  grand  que  lui  ;  Aristophane  est  méchant,  Rabelais 
est  bon.  Rabelais  défendrait  Socrate.  Dans  Tordre  des  hauts  génies,  Rabelais 
suit  chronologiquement  Dante;  après  le  front  sévère,  la  face  ricanante. 
Rabelais,  c'est  le  masque  formidable  de  la  comédie  antique  détaché  du 


LES    GENIES.  39 

proscenium  grec,  de  bronze  fait  chair,  désormais  visage  humain  et  vivant, 
resté  énorme,  et  venant  rire  de  nous  chez  nous  et  avec  nous.  Dante  et 
Rabelais  arrivent  de  l'école  des  cordeliers,  comme  plus  tard  Voltaire  des 
jésuites  j  Dante  le  deuil,  Rabelais  la  parodie.  Voltaire  l'ironie j  cela  sort  de 
l'église  contre  l'église.  Tout  génie  a  son  invention  ou  sa  découverte  j  Rabe- 
lais a  fait  cette  trouvaille,  le  ventre.  Le  serpent  est  dans  l'homme,  c'est 
l'intestin.  Il  tente,  trahit,  et  punit.  L'homme,  être  un  comme  esprit  et 
complexe  comme  homme,  a  pour  sa  mission  terrestre  trois  centres  en  lui, 
le  cerveau,  le  cœur,  le  ventre  j  chacun  de  ces  centres  est  auguste  par  une 
grande  fonction  qui  lui  est  propre}  le  cerveau  a  la  pensée,  le  cœur  a 
l'amour,  le  ventre  a  la  paternité  et  la  maternité.  Le  ventre  peut  être  tragique. 
Feri  ventrem,  dit  Agrippine.  Catherine  Sforce,  menacée  de  la  mort  de  ses 
enfants  otages,  se  fit  voir  jusqu'au  nombril  sur  le  créneau  de  la  citadelle  de 
Rimini,  et  dit  à  l'ennemi  :  TJoiïà  de  quoi  en  faire  d'autres.  Dans  une  des 
convulsions  épiques  de  Paris,  une  femme  du  peuple,  debout  sur  une  barri- 
cade, leva  sa  jupe,  montra  à  l'armée  son  ventre  nu,  et  cria  :  T»^^  vos  mères. 
Les  soldats  trouèrent  ce  ventre  de  balles.  Le  ventre  a  son  héroïsme  j  mais 
c'est  de  lui  pourtant  que  découlent,  dans  la  vie  la  corruption,  et  dans  l'art  la 
comédie.  La  poitrine  où  est  Je  cœur  a  pour  cap  la  tête^  lui,  il  a  le  phallus. 
Le  ventre  étant  le  centre  de  la  matière  est  notre  satisfaction  et  notre  danger  j 
il  contient  l'appétit,  la  satiété  et  la  pourriture.  Les  dévouements  et  les  ten- 
dresses qui  nous  prennent  là  sont  sujets  à  mourir  j  l'égoïsme  les  remplace. 
Facilement  les  entrailles  deviennent  boyaux.  Que  l'hymne  puisse  s'aviner, 
que  la  strophe  se  déforme  en  couplet,  c'est  triste.  Cela  tient  à  la  bête  qui 
est  dans  l'homme.  Le  ventre  est  essentiellement  cette  bête.  La  dégradation 
semble  être  sa  loi.  L'échelle  de  la  poésie  sensuelle  a,  à  son  échelon  d'en 
haut,  le  Cantique  des  Cantiques  et  à  son  échelon  d'en  bas  la  gaudriole. 
Le  ventre  dieu,  c'est  Silène}  le  ventre  empereur,  c'est  VitelliuS}  le  ventre 
animal,  c'est  le  porc.  Un  de  ces  horribles  Ptolémées  s'appelait  le  Ventre, 
Fhyscon.  Le  ventre  est  pour  l'humanité  un  poids  redoutable}  il  rompt  à 
chaque  instant  l'équilibre  entre  l'âme  et  le  corps.  Il  emplit  l'histoire.  Û  est 
responsable  de  presque  tous  les  crimes.  Il  est  l'outre  des  vices.  C'est  lui  qui 
par  la  volupté  fait  le  sultan  et  par  l'ébriété  le  czar.  C'est  lui  qui  montre  à 
Tarquin  le  lit  de  Lucrèce }  c'est  lui  qui  finit  par  faire  délibérer  sur  la  sauce 
d'un  turbot  ce  Sénat  qui  avait  attendu  Brennus  et  ébloui  Jugurtha.  C'est  lui 
qui  conseille  au  libertin  ruiné  César  le  passage  du  Rubicon.  Passer  le 
Rubicon,  comme  ça  vous  paye  vos  dettes!  passer  le  Rubicon,  comme  ça 
vous  donne  des  femmes  !  quels  bons  dîners  après  !  et  les  soldats  romains 
entrent  dans  Rome  avec  ce  cri  :  JJrbani,  daudite  uxores  -,  mœchum  calvum  addu- 
cimus.   L'appétit  débauche   l'intelligence.   Volupté  remplace   Volonté.   Au 


40  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

début,  comme  toujours,  il  y  a  un  peu  de  noblesse.  C'est  l'orgie.  Il  y  a  une 
nuance  entre  se  griser  et  se  soûler.  Puis  l'orgie  dégénère  en  gueuleton.  Où 
il  y  avait  Salomon,  il  y  a  Ramponneau.  L'homme  est  barrique.  Un  déluge 
intérieur  d'idées  ténébreuses  submerge  la  pensée  ;  la  conscience  noyée  ne 
peut  plus  faire  signe  à  l'âme  ivrogne.  L'abrutissement  est  consommé.  Ce 
n'est  même  plus  cynique,  c'est  vide  et  bête.  Diogène  s'évanouit  j  il  ne  reste 
plus  que  le  tonneau.  On  commence  par  Alcibiade,  on  finit  par  Trimalcion. 
C'est  complet.  Plus  rien,  ni  dignité,  ni  pudeur,  ni  honneur,  ni  vertu,  ni 
esprit}  la  jouissance  animale  toute  crue,  l'impureté  toute  pure.  La  pensée 
se  dissout  en  assouvissement  j  la  consommation  charnelle  absorbe  tout  j  rien 
ne  surnage  de  la  grande  créature  souveraine  habitée  par  l'âme  j  qu'on  nous 
passe  le  mot,  le  ventre  mange  l'homme.  Etat  final  de  toutes  les  sociétés  où 
l'idéal  s'éclipse.  Cela  passe  pour  prospérité  et  s'appelle  s'arrondir.  Quelquefois 
même  les  philosophes  aident  ctourdiment  à  cet  abaissement  en  mettant  dans 
les  doctrines  le  matérialisme  qui  est  dans  les  consciences.  Cette  réduction 
de  l'homme  à  la  bête  humaine  est  une  grande  misère.  Son  premier  fruit  est 
la  turpitude  visible  partout  sur  tous  les  sommets,  le  juge  vénal,  le  prêtre 
simoniaque,  le  soldat  condottiere.  Lois,  mœurs  et  croyances  sont  fumier. 
Totus  homo  fit  excrementum.  Au  seizième  siècle,  toutes  les  institutions  du  passé 
en  sont  làj  Rabelais  s'empare  de  cette  situation }  il  la  constate}  il  prend  acte 
de  ce  ventre  qui  est  le  monde.  La  civilisation  n'est  plus  qu'une  masse,  la 
science  est  matière,  la  religion  a  pris  des  flancs,  la  féodalité  digère,  la  royauté 
est  obèse }  qu'est-ce  que  Henri  VIII  ?  une  panse.  Rome  est  une  grosse 
vieille  repue;  est-ce  santé .f*  est-ce  maladie?  C'est  peut-être  embonpoint, 
c'est  peut-être  hydropisie?  question.  Rabelais,  médecin  et  curé,  tâte  le  pouls 
à  la  papauté.  Il  hoche  la  tête,  et  il  éclate  de  rire.  Est-ce  parce  qu'il  a  trouvé 
la  vie.?  non,  c'est  parce  qu'il  a  senti  la  mort.  Cela  expire  en  eifet.  Pendant 
que  Luther  réforme,  Rabelais  bafoue  le  moine,  bafoue  l'évêque,  bafoue  le 
papC}  rire  fait  d'un  râle.  Ce  grelot  sonne  le  tocsin.  Hé  bien,  quoi  !  j'ai  cru 
que  c'était  une  ripaille,  c'est  une  agonie j  on  peut  se  tromper  de  hoquet. 
Rions  tout  de  même.  La  mort  est  à  table.  La  dernière  goutte  trinque  avec 
le  dernier  soupir.  Une  agonie  en  goguette }  c'est  superbe.  L'intestin  colon 
est  roi.  Tout  ce  vieux  monde  festoie  et  crève.  Et  Rabelais  intronise  une 
dynastie  de  ventres,  Grandgousier,  Pantagruel  et  Gargantua.  Rabelais  est 
l'Eschyle  de  la  mangeaillc;  ce  qui  est  grand,  quand  on  songe  que  manger 
c'est  dévorer.  Il  y  a  du  gouffre  dans  le  goinfre.  Mangez  donc,  maîtres,  et 
buvez,  et  finissez.  Vivre  est  une  chanson  dont  mourir  est  le  refrain.  D'autres 
creusent  sous  le  genre  humain  dépravé  des  cachots  redoutables}  en  fait  de 
souterrain,  ce  grand  Rabelais  se  contente  de  la  cave.  Cet  univers  que  Dante 
mettait  dans  l'enfer,  Rabelais  le  fait  tenir  dans  une  futaille.  Son  livre  n'est 


LES   GENIES.  41 

pas  autre  chose.  Les  sept  cercles  d'Alighieri  bondent  et  enserrent  cette 
tonne  prodigieuse.  Regardez  le  dedans  de  la  futaille  monstre,  vous  les  y 
revoyez.  Dans  Rabelais  ils  s'intitulent  :  Paresse,  Orgueil,  Envie,  Avarice, 
Colère,  Luxure,  Gourmandise;  et  c'est  ainsi  que  tout  à  coup  vous  vous 
retrouvez  avec  le  rieur  redoutable,  où.'*  dans  l'église.  Les  sept  péchés,  c'est 
le  prône  de  ce  curé.  Rabelais  est  prêtre;  correction  bien  ordonnée  commence 
par  soi-même;  c'est  donc  sur  le  clergé  qu'il  frappe  d'abord.  Ce  que  c'est 
qu'être  de  la  maison!  La  papauté  meurt  d'indigestion,  Rabelais  lui  fait  une 
farce.  Farce  de  titan.  La  joie  pantagruélique  n'est  pas  moins  grandiose  que 
la  gaîté  jupitéricnne.  Mâchoire  contre  mâchoire;  la  mâchoire  monarchique 
et  sacerdotale  mange;  la  mâchoire  rabelaisienne  rit.  Quiconque  a  lu  Rabe- 
lais a  devant  les  yeux  à  jamais  cette  confrontation  sévère  :  le  masque  de  la 
Théocratie  regardé  fixement  par  le  masque  de  la  Comédie. 

8  XIII 

L'autre,  Cervantes,  est,  lui  aussi,  une  forme  de  la  moquerie  épique; 
air,  ainsi  que  le  disait  en  1827(^5  celui  qui  écrit  ces  lignes,  il  y  a,  entre  le 
moyen-âge  et  l'époque  moderne,  après  la  barbarie  féodale,  et  comme  placés 
là  pour  conclure,  «deux  Homères  bouffons,  Rabelais  et  Cervantes».  Résu- 
mer l'horreur  par  le  rire,  ce  n'est  pas  la  manière  la  moins  terrible.  C'est  ce 
qu'a  fait  Rabelais;  c'est  ce  qu'a  fait  Cervantes;  mais  la  raillerie  de  Cervantes 
n'a  rien  du  large  rictus  rabelaisien.  C'est  une  belle  humeur  de  gentilhomme 
après  cette  jovialité  de  curé.  Caballeros,  je  suis  le  seigneur  don  Miguel 
Cervantes  de  Saavedra,  poëte  d'épée,  et,  pour  preuve,  manchot.  Aucune 
grosse  gaîté  dans  Cervantes.  À  peine  un  peu  de  cynisme  élégant.  Le  rieur 
est  fin,  acéré,  poli,  délicat,  presque  galant,  et  courrait  même  le  risque 
quelquefois  de  se  rapetisser  dans  toutes  ces  coquetteries  s'il  n'avait  le  profond 
sens  poétique  de  la  renaissance.  Cela  sauve  la  grâce  de  devenir  gentillesse. 
Comme  Jean  Goujon,  comme  Jean  Cousin,  comme  Germain  Pilon, 
comme  Primatice,  Cervantes  a  en  lui  la  chimère.  De  là  toutes  les  grandeurs 
inattendues  de  l'imagination.  Ajoutez  à  cela  une  merveilleuse  intuition  des 
faits  intimes  de  l'esprit  et  une  philosophie  inépuisable  en  aspects  qui  semble 
posséder  une  carte  nouvelle  et  complète  du  cœur  humain.  Cervantes  voit  le 
dedans  de  l'homme.  Cette  philosophie  se  combine  avec  l'instinct  comique 
et  romanesque.  De  là  le  soudain,  faisant  irruption  à  chaque  instant  dans 
ses  personnages,  dans  son  action,  dans  son  style;  l'imprévu,  magnifique 
aventure.  Que  les  personnages  restent  d'accord  avec  eux-mêmes,  mais  que 

(''  Préface  de  Cromwell. 


42  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

les  faits  et  les  idées  tourbillonnent  autour  d'eux,  qu'il  y  ait  un  perpétuel 
renouvellement  de  l'idée  mère,  que  ce  vent  qui  apporte  des  éclairs  souffle 
sans  cesse,  c'est  la  loi  des  grandes  œuvres.  Cervantes  est  militantj  il  a  une 
thèse  i  il  fait  un  livre  social.  Ces  poètes  sont  des  combattants  de  l'esprit.  Où 
ont-ils  appris  la  bataille?  à  la  bataille  même.  Juvénal  a  été  tribun  militaire} 
Cervantes  arrive  de  Lépante  comme  Dante  de  Campalbino,  comme  Eschyle 
de  Salami  ne.  Après  quoi  ils  passent  à  une  autre  épreuve.  Eschyle  va  en 
exil,  Juvénal  en  exil,  Dante  en  exil,  Cervantes  en  prison.  C'est  juste,  puis- 
qu'ils vous  ont  rendu  service.  Cervantes,  comme  poëte,  a  les  trois  dons 
souverains  :  la  création,  qui  produit  les  types,  et  qui  recouvre  de  chair  et 
d'os  les  idées j  l'invention,  qui  heurte  les  passions  contre  les  événements, 
fait  étinceler  l'homrhe  sur  le  destin,  et  produit  le  drame j  l'imagination,  qui, 
soleil,  met  le  clair-obscur  partout,  et,  donnant  le  relief,  fait  vivre.  L'obser- 
vation, qui  s'acquiert  et  qui,  par  conséquent,  est  plutôt  une  qualité  qu'un 
don,  est  incluse  dans  la  création.  Si  l'avare  n'était  pas  observé.  Harpagon 
ne  serait  pas  créé.  Dans  Cervantes,  un  nouveau  venu,  entrevu  chez 
Rabelais,  fait  décidément  son  entrée ^  c'est  le  bon  sens.  On  l'a  aperçu  dans 
Panurge,  on  le  voit  en  plein  dans  Sancho  Pança.  Il  arrive  comme  le  Silène 
de  Plaute,  et  lui  aussi  peut  dire  :  Je  suis  le  dieu  monté  sur  un  âne.  La 
sagesse  tout  de  suite,  la  raison  fort  tard}  c'est  là  l'histoire  étrange  de  l'esprit 
humain.  Quoi  de  plus  sage  que  toutes  les  religions.'*  quoi  de  moins  raison- 
nable? Morales  vraies,  dogmes  faux.  La  sagesse  est  dans  Homère  et  dans 
Jobj  la  raison,  telle  qu'elle  doit  être  pour  vaincre  les  préjugés,  c'est-à-dire 
complète  et  armée  en  guerre,  ne  sera  que  dans  Voltaire.  Le  bon  sens  n'est 
pas  la  sagesse,  et  n'est  pas  la  raison 5  il  est  un  peu  l'une  et  un  peu  l'autre, 
avec  une  nuance  d'égoïsme.  Cervantes  le  met  à  cheval  sur  l'ignorance,  et 
en  même  temps,  achevant  sa  dérision  profonde,  il  donne  pour  monture  à 
l'héroïsme  la  fatigue.  Ainsi  il  montre  l'un  après  l'autre,  l'un  avec  l'autre, 
les  deux  profils  de  l'homme,  et  les  parodie,  sans  plus  de  pitié  pour  le 
sublime  que  pour  le  grotesque.  L'hippogriffe  devient  Rossinante.  Derrière 
le  personnage  équestre ,  Cervantes  crée  et  met  en  marche  le  personnage  asi- 
nal.  Enthousiasme  entre  en  campagne.  Ironie  emboîte  le  pas.  Les  hauts 
faits  de  don  Quichotte,  ses  coups  d'éperon,  sa  grande  lance  en  arrêt,  sont 
jugés  par  l'âne,  connaisseur  en  moulins.  L'invention  de  Cervantes  est 
magistrale  à  ce  point  qu'il  y  a,  entre  l'homme  type  et  le  quadrupède  com- 
plément, adhérence  statutaire  5  le  raisonneur  comme  l'aventurier  fait  corps 
avec  la  bête  qui  lui  est  propre,  et  l'on  ne  peut  pas  plus  démonter  Sancho 
Pança  que  don  Quichotte.  L'idéal  est  chez  Cervantes  comme  chez  Dante  5 
mais  traité  d'impossible,  et  raillé.  Béatrix  est  devenue  Dulcinée.  Railler 
l'idéal,  ce  serait  là  le  défaut  de  Cervantes j  mais  ce  défaut  n'est  qu'apparent} 


LES   GENIES.  43 

regardez  bienj  ce  sourire  a  une  larme j  en  réalité,  Cervantes  est  pour  don 
Quichotte  comme  Molière  est  pour  Alceste.  Il  faut  savoir  lire,  particulière- 
ment, les  livres  du  seizième  siècle }  il  y  a  dans  presque  tous,  à  cause  des 
menaces  pendantes  sur  la  liberté  de  pensée,  un  secret  qu'il  faut  ouvrir  et 
dont  la  clef  est  souvent  perdue  j  Rabelais  a  un  sous-entendu,  Cervantes  a  un 
aparté,  Machiavel  a  un  double  fond,  un  triple  fond  peut-être.  Quoi  qu'il 
en  soit,  l'avènement  du  bon  sens  est  le  grand  fait  de  Cervantes j  le  bon 
sens  n'est  pas  une  vertu,  il  est  l'œil  de  l'intérêt;  il  eût  encouragé  Thémis- 
tocle  et  déconseillé  Aristide;  Léonidas  n'a  pas  de  bon  sens,  Régulus  n'a  pas 
de  bon  sens;  mais  en  présence  des  monarchies  égoïstes  et  féroces  entraînant 
les  pauvres  peuples  dans  leurs  guerres  à  elles,  décimant  les  familles,  déso- 
lant les  mères,  et  poussant  les  hommes  à  s'entre-tuer  avec  tous  ces  grands 
mots,  honneur  militaire,  gloire  guerrière,  obéissance  à  la  consigne,  etc., 
etc.,  c'est  un  admirable  personnage  que  le  bon  sens  survenant  tout  à  coup 
et  criant  au  genre  humain  :  Songe  à  ta  peau. 

S  XIV 

L'autre,  Shakespeare,  qu'est-ce .^^  On  pourrait  presque  répondre  :  c'est  la 
Terre.  Lucrèce  est  la  sphère,  Shakespeare  est  le  globe.  Il  y  a  plus  et  moins 
dans  le  globe  que  dans  la  sphère.  Dans  la  sphère  il  y  a  le  Tout;  sur  le  globe 
il  y  a  l'homme.  Ici  le  mystère  extérieur;  là  le  mystère  intérieur.  Lucrèce, 
c'est  l'être;  Shakespeare;  c'est  l'existence.  De  là  tant  d'ombre  dans  Lucrèce  $ 
de  là  tant  de  fourmillement  dans  Shakespeare.  L'espace,  le  bleu,  comme 
disent  les  allemands,  n'est  certes  pas  interdit  à  Shakespeare.  La  terre  voit 
et  parcourt  le  ciel;  elle  le  connaît  sous  ses  deux  aspects,  obscurité  et  azur, 
doute  et  espérance.  La  vie  va  et  vient  dans  la  mort.  Toute  la  vie  est  un 
secret,  une  sorte  de  parenthèse  énigmatique  entre  la  naissance  et  l'agonie, 
entre  l'œil  qui  s'ouvre  et  l'œil  qui  se  ferme.  Ce  secret,  Shakespeare  en  a 
l'inquiétude.  Lucrèce  est;  Shakespeare  vit.  Dans  Shakespeare,  les  oiseaux 
chantent,  les  buissons  verdissent,  les  cœurs  aiment,  les  âmes  sou£Frent,  le 
nuage  erre,  il  fait  chaud,  il  fait  froid,  la  nuit  tombe,  le  temps  passe,  les 
forêts  et  les  foules  parlent,  le  vaste  songe  éternel  flotte.  La  sève  et  le  sang, 
toutes  les  formes  du  fait  multiple,  les  actions  et  les  idées,  l'homme  et  l'hu- 
manité, les  vivants  et  la  vie,  les  solitudes,  les  villes,  les  religions,  les 
diamants,  les  perles,  les  fumiers,  les  charniers,  le  flux  et  le  reflux  des  êtres, 
le  pas  des  allants  et  venants,  tout  cela  est  sur  Shakespeare  et  dans  Shakes- 
peare, et,  ce  génie  étant  la  terre,  les  morts  en  sortent.  Certains  côtés 
sinistres  de  Shakespeare  sont  hantés  par  les  spectres.  Shakespeare  est  frère 
de  Dante.  L'un  complète  l'autre.  Dante  incarne  tout  le  surnaturalisme. 


44  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Shakespeare  incarne  toute  la  nature i  et  comme  ces  deux  régions,  nature  et 
surnaturalisme,  qui  nous  apparaissent  si  diverses,  sont  dans  l'absolu  la  même 
unité,  Dante  et  Shakespeare,  si  dissemblables  pourtant,  se  mêlent  par  les 
bords  et  adhèrent  par  le  fondj  il  y  a  de  l'homme  dans  Alighieri,  et  du 
fantôme  dans  Shakespeare.  La  tête  de  mort  passe  des  mains  de  Dante  dans 
les  mains  de  Shakespeare j  Ugolin  la  ronge,  Hamlet  la  questionne.  Peut- 
être  même  dégage -t-elle  un  sens  plus  profond  et  un  plus  haut  enseignement 
dans  le  second  que  dans  le  premier.  Shakespeare  la  secoue  et  en  fait  tomber 
des  étoiles.  L'île  de  Prospero,  la  forêt  des  Ardennes,  la  bruyère  d'Armuyr, 
la  plate-forme  d'Elseneur,  ne  sont  pas  moins  éclairées  que  les  sept  cercles 
de  la  spirale  dantesque  par  la  sombre  réverbération  des  hypothèses.  Le  que 
sais-jeP  demi-chimère,  demi-vérité,  s'ébauche  là  comme  ici.  Shakespeare, 
autant  que  Dante,  laisse  entrevoir  l'horizon  crépusculaire  de  la  conjecture. 
Dans  l'un  comme  dans  l'autre  il  y  a  le  possible,  cette  fenêtre  du  rêve 
ouverte  sur  le  réel.  Quant  au  réel,  nous  y  insistons,  Shakespeare  en  débordej 
partout  la  chair  vivej  Shakespeare  a  l'émotion,  l'instinct,  le  cri  vrai, 
l'accent  juste,  toute  la  multitude  humaine  avec  sa  rumeur.  Sa  poésie,  c'est 
lui,  et  en  même  temps,  c'est  vous.  Comme  Homère,  Shakespeare  est  élé- 
ment. Les  génies  recommençants,  c'est  le  nom  qui  leur  convient,  surgissent 
à  toutes  les  crises  décisives  de  l'humanité j  ils  résument  les  phases  et  com- 
plètent les  révolutions.  Homère  marque  en  civilisation  la  fin  de  l'Asie  et  le 
commencement  de  l'Europe  j  Shakespeare  marque  la  fin  du  moyen-âge. 
Cette  clôture  du  moyen-âge,  Rabelais  et  Cervantes  la  font  aussi;  mais 
étant  uniquement  railleurs,  ils  ne  donnent  qu'un  aspect  partiel;  l'esprit  de 
Shakespeare  est  un  total.  Comme  Homère,  Shakespeare  est  un  homme 
cyclique.  Ces  deux  génies,  Homère  et  Shakespeare,  ferment  les  deux  pre- 
mières portes  de  la  barbarie,  la  porte  antique  et  la  porte  gothique.  C'était 
là  leur  mission,  ils  l'ont  accomplie;  c'était  là  leur  tâche,  ils  l'ont  faite.  La 
troisième  grande  crise  humaine  est  la  Révolution  française;  c'est  la  troisième 
porte  énorme  de  la  barbarie,  la  porte  monarchique,  qui  se  ferme  en  ce 
moment.  Le  dix-neuvième  siècle  l'entend  rouler  sur  ses  gonds.  De  là,  pour 
la  poésie,  le  drame  et  l'art,  l'ère  actuelle,  aussi  indépendante  de  Shakespeare 
que  d'Homère. 


III 

Homère,  Job,  Eschyle,  Isaïe,  Ézéchiel,  Lucrèce,  Ju vénal,  Tacite,  saint- 
Jean,  saint-Paul,  Dante,  Rabelais,  Cervantes,  Shakespeare. 
Ceci  est  l'avenue  des  immobiles  géants  de  l'esprit  humain. 


LES   GENIES.  45 

Les  génies  sont  une  dynastie.  Il  n'y  en  a  même  pas  d'autre.  Ils  portent 
toutes  les  couronnes,  y  compris  celle  d'épines. 

Chacun  d'eux  représente  toute  la  somme  d'absolu  réalisable  à  l'homme. 

Nous  le  répétons,  choisir  entre  ces  hommes,  préférer  l'un  à  l'autre,  indi- 
quer du  doigt  le  premier  parmi  ces  premiers,  cela  ne  se  peut.  Tous  sont 
l'Esprit. 

Peut-être,  à  l'extrême  rigueur,  et  encore  toutes  les  réclamations  seraient 
légitimes,  pourrait-on  désigner  comme  ks  plus  hautes  cimes  parmi  ces 
cimes  Homère,  Eschyle,  Job,  Isaïe,  Dante  et  Shakespeare. 

Il  est  entendu  que  nous  ne  parlons  ici  qu'au  point  de  vue  de  l'Art,  et, 
dans  l'Art,  au  point  de  vue  littéraire. 

Deux  hommes  dans  ce  groupe,  Eschyle  et  Shakespeare,  représentent 
spécialement  le  drame. 

Eschyle,  espèce  de  génie  hors  de  tour,  digne  de  marquer  un  commen- 
cement ou  une  fin  dans  l'humanité,  n'a  pas  l'air  d'être  à  sa  date  dans  la 
série,  et,  comme  nous  l'avons  dit,  semble  un  aîné  d'Homère. 

Si  l'on  se  souvient  qu'Eschyle  presque  entier  est  submergé  par  la  nuit 
montante  dans  la  mémoire  humaine,  si  l'on  se  souvient  que  quatrevingt- 
dix  de  ses  pièces  ont  disparu,  que  de  cette  centaine  sublime  il  ne  reste  plus 
que  sept  drames  qui  sont  aussi  sept  odes,  on  demeure  stupéfait  de  ce  qu'on 
voit  de  ce  génie  et  presque  épouvanté  de  ce  qu'on  ne  voit  pas. 

Qu'était-ce  donc  qu'Eschyle?  Quelles  proportions  et  quelles  formes  a-t-il 
dans  toute  cette  ombre?  Eschyle  a  jusqu'aux  épaules  la  cendre  des  siècles, 
il  n'a  que  la  tête  hors  de  cet  enfouissement,  et,  comme  ce  colosse  des  soli- 
tudes, avec  sa  tête  seule,  il  est  aussi  grand  que  tous  les  dieux  voisins  debout 
sur  leurs  piédestaux. 

L'homme  passe  devant  ce  naufragé  insubmersible.  Il  en  reste  assez  pour 
une  gloire  immense.  Ce  que  les  ténèbres  ont  pris  ajoute  l'inconnu  à  cette 
grandeur.  Enseveli  et  éternel,  le  front  sortant  du  sépulcre,  Eschyle  regarde 
les  générations. 


IV 

Aux  yeux  du  songeur,  ces  génies  occupent  des  trônes  dans  l'idéal. 

Aux  œuvres  individuelles  que  ces  hommes  nous  ont  léguées  viennent 
s'ajouter  de  vastes  œuvres  collectives,  les  Védas,  le  Râmayana,  le  Mahâ- 
bhârata,  l'Edda,  lesNiebelungen,  le  Heldenbuch,  le  Romancero.  Quelques- 
unes  de  ces  œuvres  sont  révélées  et  sacerdotales.  La  collaboration  inconnue 
Y  est  empreinte.  Les  poëmes  de  l'Inde  en  particulier  ont  l'ampleur  sinistre 


46  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

du  possible  rêvé  par  la  démence  ou  raconté  par  le  songe.  Ces  œuvres 
semblent  avoir  été  faites  en  commun  avec  des  êtres  auxquels  la  terre  n'est 
plus  habituée.  L'horreur  légendaire  couvre  ces  épopées.  Ces  /ivres  n'ont  pas 
été  composes  par  l'homme  seul,  c'est  l'inscription  d'Ash-Nagar  qui  le  dit.  Des 
djinns  s'y  sont  abattus,  des  mages  polyptères  ont  songé  dessus,  les  textes 
ont  été  interlignés  par  des  mains  invisibles,  les  demi-dieux  y  ont  été  aidés 
par  les  demi-démons j  l'éléphant,  que  l'Inde  appelle  le  Sage,  a  été  consulté. 
De  là  une  majesté  presque  horrible.  Les  grandes  énigmes  sont  dans  ces 
poëmes.  Ils  sont  pleins  de  l'Asie  obscure.  Leurs  proéminences  ont  la  ligne 
divine  et  hideuse  du  chaos.  Ils  font  masse  à  l'horizon  comme  l'Himalaya. 
Le  lointain  des  mœurs,  des  croyances,  des  idées,  des  actions,  des  person- 
nages, est  extraordinaire.  On  lit  ces  poëmes  avec  le  penchement  de  tête 
étonné  que  donnent  les  profondes  distances  entre  le  livre  et  le  lecteur. 
Cette  Écriture  sainte  de  l'Asie  a  été  évidemment  plus  malaisée  encore  à 
réduire  et  à  coordonner  que  la  nôtre.  Elle  est  de  toutes  parts  réfractaire  à 
l'unité.  Les  brahmes  ont  eu  beau,  comme  nos  prêtres,  raturer  et  intercaler, 
Zoroastre  y  est,  Flzed  Serosch  y  est,  l'Eschem  des  traditions  mazdéennes  y 
transparaît  sous  le  nom  de  Siva,  le  manichéisme  y  est  distinct  entre  Brahma 
et  Bouddha.  Toutes  sortes  de  traces  s'amalgament  et  s'entr'cffacent  sur  ces 
poëmes.  On  y  voit  le  piétinement  mystérieux  d'un  peuple  d'esprits  qui  y  a 
travaillé  dans  la  nuit  des  siècles.  Ici  l'orteil  démesuré  du  géant j  ici  la  griffe 
de  la  chimère.  Ces  poëmes  sont  la  pyramide  d'une  fourmilière  disparue. 

Les  Niebelungen,  autre  pyramide  d'une  autre  fourmilière,  ont  la  même 
grandeur.  Ce  que  les  dives  ont  fait  là,  les  elfes  l'ont  fait  ici.  Ces  puissantes 
légendes  épiques,  testaments  des  âges,  tatouages  imprimés  par  les  races  sur 
l'histoire,  n'ont  pas  d'autre  unité  que  l'unité  même  du  peuple.  Le  collectif 
et  le  successif,  en  se  combinant,  font  un.  Turha  fit  mens.  Ces  récits  sont  des 
brouillards,  et  de  prodigieux  éclairs  les  traversent.  Quant  au  Romancero, 
qui  crée  le  Cid  après  Achille  et  le  chevaleresque  après  l'héroïque,  il  est 
niiade  de  plusieurs  Homères  perdus.  Le  comte  Julien,  le  roi  Rodrigue,  la 
Cava,  Bernard  del  Carpio,  le  bâtard  Mudarra,  Nuno  Salido,  les  sept  Infants 
de  Lara,  le  connétable  Alvar  de  Luna,  aucun  type  oriental  ou  hellénique 
ne  dépasse  ces  figures.  Le  cheval  du  Campéador  vaut  le  chien  d'Ulysse. 
Entre  Priam  et  Lear,  il  faut  placer  don  Arias,  le  vieillard  du  créneau  de 
Zamora,  sacrifiant  ses  sept  fils  à  son  devoir  et  se  les  arrachant  du  cœur  l'un 
après  l'autre.  Le  grand  est  là.  En  présence  de  ces  sublimités,  le  lecteur 
subit  une  sorte  d'insolation. 

Ces  œuvres  sont  anonymes,  et,  par  cette  grande  raison  de  VHomo  sum, 
tout  en  les  admirant,  tout  en  les  constatant  au  sommet  de  l'art,  nous  leur 
préférons  les  œuvres  nommées.  A  beauté  égale,  le  Râmayana  nous  touche 


LES   GENIES.  47 

moins  que  Shakespeare.  Le  moi  d'un  homme  est  plus  vaste  et  plus  profond 
encore  que  le  moi  d'un  peuple. 

Pourtant  ces  myriologies  composites,  les  grands  testaments  de  l'Inde 
surtout,  étendues  de  poésie  plutôt  que  poëmes,  expression  à  la  fois  sidérale 
et  bestiale  des  humanités  passées,  tirent  de  leur  difformité  même  on  ne  sait 
quel  air  surnaturel.  Le  moi  multiple  que  ces  myriologies  expriment  en  fait 
les  polypes  de  la  poésie,  énormités  diffuses  et  surprenantes  Les  étranges 
soudures  de  l'ébauche  antédiluvienne  semblent  visibles  là  comme  dans 
l'ichthyosaurus  ou  le  ptérodactyle.  Tel  de  ces  noirs  chefs-d'œuvre  à  plusieurs 
têtes  fait  sur  l'horizon  de  l'art  la  silhouette  d'une  hydre. 

Le  génie  grec  ne  s'y  trompe  pas  et  les  abhorre.  Apollon  les  combattrait. 

En  dehors,  et  au-dessus,  le  Romancero  excepté,  de  toutes  ces  œuvres 
collectives  et  anonymes,  il  y  a  des  hommes  pour  représenter  les  peuples. 
Ces  hommes,  nous  venons  de  les  énumérer.  Ils  donnent  aux  nations  et  aux 
siècles  la  face  humaine.  Ils  sont  dans  l'art  les  incarnations  de  la  Grèce,  de 
l'Arabie,  de  la  Judée,  de  Rome  païenne,  de  l'Italie  chrétienne,  de  l'Espagne, 
de  la  France,  de  l'Angleterre.  Quant  à  l'Allemagne,  matrice,  comme 
l'Asie,  de  races,  de  peuplades  et  de  nations,  elle  est  représentée  dans  l'art 
par  un  homme  sublime,  égal,  quoique  dans  une  catégorie  différente,  à  tous 
ceux  que  nous  avons  caractérisés  plus  haut.  Cet  homme  est  Beethoven. 
Beethoven,  c'est  l'âme  allemande. 

Quelle  ombre  que  cette  Allemagne!  C'est  l'Inde  de  l'Occident.  Tout  y 
tient.  Pas  de  formation  plus  colossale.  Dans  cette  brume  sacrée  où  se  meut 
l'esprit  allemand,  Isidro  de  Se  ville  met  la  théologie,  Albert  le  Grand  la 
scolastique,  Hraban  Maur  la  linguistique.  Tri  thème  l'astrologie,  Ottni 
la  chevalerie,  Reuchlin  la  vaste  curiosité,  Tutilo  l'universalité,  Stadianus  la 
méthode,  Luther  l'examen,  Albert  Durer  l'art,  Leibnitz  la  science,  Puffen- 
dorf  le  droit,  Kant  la  philosophie,  Fichte  la  métaphysique,  Winckelmann 
l'archéologie,  Herder  l'esthétique,  les  Vossius,  dont  un,  Gérard- Jean,  était 
du  Palatinat,  l'érudition,  Euler  l'esprit  d'intégration,  Humboldt  l'esprit  de 
découverte,  Niebuhr  l'histoire,  Gottfried  de  Strasbourg  la  fable,  Hoffmann 
le  rêve,  Hegel  le  doute,  Ancillon  l'obéissance,  Werner  le  fatalisme,  Schiller 
l'enthousiasme,  Gœthe  l'indifférence,  Arminius  la  liberté. 

Kepler  y  met  les  astres. 

Gérard  Groot,  le  fondateur  des  Fratres  communis  vita,  y  ébauche  au  qua- 
torzième siècle  la  fraternité.  Quel  qu'ait  été  son  engouement  pour  l'indiffé- 
rence de  Gœthe,  ne  la  croyez  pas  impersonnelle,  cette  Allemagne}  elle  est 
nation,  et  l'une  des  plus  magnanimes,  car  c'est  pour  elle  que  Ruckert,  le 
poëte  militaire,  forge  les  Sonnets  cuirassés,  et  elle  frémit  quand  Kœrner  lui 
jette  le  Cri  de  l'Épée.  Elle  est  la  Patrie  allemande,  la  grande  terre  aimée. 


48  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Teutonia  mater.  Galgacus  a  été  pour  les  germains  ce  que  Caractacus  a  été 
pour  les  bretons. 

L'Allemagne  a  tout  en  elle  et  tout  chez  elle.  Elle  partage  Charlemagne 
avec  la  France  et  Shakespeare  avec  l'Angleterre.  Car  l'élément  saxon  est 
mêlé  à  l'élément  britannique.  Elle  a  un  Olympe,  le  Walhalla.  Il  lui  feut 
une  écriture  à  ellcj  Ulfilas,  évêque  de  Mésie,  la  lui  fabrique  j  et  la  calligra- 
phie gothique  fera  désormais  pendant  à  la  calligraphie  arabe.  La  majuscule 
d'un  missel  lutte  de  fantaisie  avec  une  signature  de  calife.  Comme  la  Chine, 
l'Allemagne  a  inventé  l'imprimerie.  Ses  burgraves,  la  remarque  a  déjà  été 
faite^*^,  sont  pour  nous  ce  que  les  titans  sont  pour  Eschyle.  Au  temple 
de  Tanfana,  détruit  par  Germanicus,  elle  fait  succéder  la  cathédrale  de 
Cologne.  Elle  est  l'aïeule  de  notre  histoire  et  la  grand'mère  de  nos  légendes. 
De  toutes  parts,  du  Rhin  et  du  Danube,  de  la  Rauhe-Alp,  de  l'ancienne 
Sylva  Gabreia,  de  la  Lorraine  mosellane  et  de  la  Lorraine  ripuaire,  par  le 
"Wigalois  et  par  le  Wigamur,  par  Henri  l'Oiseleur,  par  Samo,  roi  des  vendes, 
par  le  chroniqueur  de  Thuringe,  Rothe,  par  le  chroniqueur  d'Alsace, 
Twinger,  par  le  chroniqueur  de  Limbourg,  Gansbein,  par  tous  ces  vieux 
chanteurs  populaires,  Jean  Folz,  Jean  Viol,  Muscablût,  par  les  minne- 
sîcnger,  ces  rapsodes,  le  conte,  cette  forme  du  songe,  lui  arrive,  et  entre 
dans  son  génie.  En  même  temps,  les  idiomes  découlent  d'elle.  De  ses 
fissures  ruissellent,  au  nord,  le  danois  et  le  suédois j  à  l'ouest,  le  hollandais 
et  le  flamand}  l'allemand  passe  la  Manche  et  devient  l'anglais.  Dans  l'ordre 
des  faits  intellectuels,  le  génie  germanique  a  d'autres  frontières  que  l'Alle- 
magne. Tel  peuple  résiste  à  l'Allemagne  qui  cède  au  germanisme.  L'esprit 
allemand  s'assimile  les  grecs  par  Muller,  les  serbes  par  Gerhard,  les  russes 
par  Goëtre,  les  magyares  par  Mailath.  Quand  Kepler  dressait,  en  présence 
de  Rodolphe  II,  les  Tables  Rudolphines,  c'était  avec  l'aide  de  Tycho-Brahé. 
Les  affinités  de  l'Allemagne  vont  loin.  Sans  que  les  autonomies  locales  et 
nationales  s'en  altèrent,  c'est  au  grand  centre  germanique  que  se  rattachent 
l'esprit  Scandinave  dans  Œhlenschlzger,  et  l'esprit  batave  dans  Vondel.  La 
Pologne  s'y  rallie  avec  toutes  ses  gloires,  depuis  Kopernic  jusqu'à  Kosciuzko, 
depuis  Sobieski  jusqu'à  Miçkiewicz.  L'Allemagne  est  le  puits  des  peuples. 
Ils  en  sortent  comme  des  fleuves,  et  elle  les  reçoit  comme  une  mer. 

Il  semble  qu'on  entende  par  toute  l'Europe  le  prodigieux  murmure  de 
la  forêt  hercynienne.  La  nature  allemande,  profonde  et  subtile,  distincte 
de  la  nature  européenne,  mais  d'accord  avec  elle,  se  volatilise  et  flotte  au- 
dessus  des  nations.  L'esprit  allemand  est  brumeux,  lumineux,  épars.  C'est 
une  sorte  d'immense  âme  nuée,  avec  des  étoiles.  Peut-être  la  plus  haute 

(''  Préface  des  Burgraves,  1843.  {Note  du  titanuscrtt.) 


LES    GENIES.  49 

expression  de  l'Allemagne  ne  peut-elle  être  donnée  que  par  la  musique.  La 
musique,  par  son  défaut  de  précision  même,  qui,  dans  ce  cas  spécial,  est 
une  qualité,  va  où  va  l'âme  allemande. 

Si  l'âme  allemande  avait  autant  de  densité  que  d'étendue,  c'est-à-dire 
autant  de  volonté  que  de  faculté,  elle  pourrait,  à  un  moment  donné,  sou- 
lever et  sauver  le  genre  humain.  Telle  qu'elle  est,  elle  est  sublime. 

En  poésie,  elle  n'a  pas  dit  son  dernier  mot.  A  cette  heure,  les  symptômes 
sont  excellents.  Depuis  le  jubilé  du  noble  Schiller,  particulièrement,  il  y  a 
réveil,  et  réveil  généreux.  Le  grand  poëte  définitif  de  l'Allemagne  sera 
nécessairement  un  poëte  d'humanité,  d'enthousiasme  et  de  hberté.  Peut-être, 
et  quelques  signes  l'annoncent,  le  verra-t-on  bientôt  surgir  du  jeune  groupe 
des  écrivains  allemands  contemporains. 

La  musique,  qu'on  nous  passe  le  mot,  est  la  vapeur  de  l'art.  Elle  est  à 
la  poésie  ce  que  la  rêverie  est  à  la  pensée,  ce  que  le  fluide  est  au  liquide, 
ce  que  l'océan  des  nuées  est  à  l'océan  des  ondes.  Si  l'on  veut  un  autre 
rapport,  elle  est  l'indéfini  de  cet  infini.  La  même  insufflation  la  pousse, 
l'emporte,  l'enlève,  la  bouleverse,  l'emplit  de  trouble  et  de  lueur  et  d'un 
bruit  ineffable,  la  sature  d'électricité  et  lui  fait  faire  tout  à  coup  des  décharges 
de  tonnerres. 

La  musique  est  le  verbe  de  l'Allemagne.  Le  peuple  allemand,  si  comprimé 
comme  peuple,  si  émancipé  comme  penseur,  chante  avec  un  sombre  amour. 
Chanter,  cela  ressemble  à  se  délivrer.  Ce  qu'on  ne  peut  dire  et  ce  qu'on  ne 
peut  taire,  la  musique  l'exprime.  Aussi  toute  l'Allemagne  est-elle  musique 
en  attendant  qu'elle  soit  liberté.  Le  choral  de  Luther  est  un  peu  une  mar- 
seillaise. Partout  des  Cercles  de  chant  et  des  Tables  de  chant.  En  Souabe, 
tous  les  ans,  la  Fête  du  chant,  aux  bords  du  Neckar,  dans  la  prairie 
d'Enslingcn.  La  Liedermusik,  dont  le  Koi  des  Aulnes  de  Schubert  est  le  chef- 
d'œuvre,  fait  partie  de  la  vie  allemande.  Le  chant  est  pour  l'Allemagne  une 
respiration.  C'est  par  le  chant  qu'elle  respire,  et  conspire.  La  note  étant  la 
syllabe  d'une  sorte  de  vague  langue  universelle,  la  grande  communication 
de  l'Allemagne  avec  le  genre  humain  se  fait  par  l'harmonie,  admirable 
commencement'  d'unité.  C'est  par  le  nuage  que  ces  pluies  qui  fécondent  la 
terre  sortent  de  la  mer5  c'est  par  la  musique  que  ces  idées  qui  pénètrent  les 
âmes  sortent  de  l'Allemagne. 

Aussi  peut-on  dire  que  les  plus  grands  poètes  de  l'Allemagne  sont  ses 
musiciens,  merveilleuse  famille  dont  Beethoven  est  le  chef. 

Le  grand  pélasge,  c'est  Homère j  le  grand  hellène,  c'est  Eschyle j  le 
grand  hébreu,  c'est  Isaïej  le  grand  romain,  c'est  Juvénalj  le  grand  italien, 
c'est  Dante i  le  grand  anglais,  c'est  Shakespeare ^  le  grand  allemand,  c'est 
Beethoven. 

PHILOSOPHIE.    —  i:.  A. 


l-IUlIF.IltE    lATIOHAlJi. 


50  WILLIAM   SHAKESPEARE. 


V 

L'ex-((bon  goût»,  cet  autre  droit  divin  qui  a  si  longtemps  pesé  sur  l'art 
et  qui  était  parvenu  à  supprimer  le  beau  au  profit  du  joli,  l'ancienne 
critique,  pas  tout  à  fait  morte,  comme  l'ancienne  monarchie,  constatent, 
à  leur  point  de  vue,  chez  les  souverains  génies  que  nous  avons  dénombrés 
plus  haut,  le  même  défaut,  l'exagération.  Ces  génies  sont  outrés. 

Ceci  tient  à  la  quantité  d'infini  qu'ils  ont  en  eux. 

En  effet,  ils  ne  sont  pas  circonscrits. 

Ils  contiennent  de  l'ignoré.  Tous  les  reproches  qu'on  leur  adresse  pour- 
raient être  faits  à  des  sphinx.  On  reproche  à  Homère  les  carnages  dont  il 
remplit  son  antre,  Vl/iadej  à  Eschyle,  la  monstruosité j  à  Job,  à  Isaïe,  à 
Ezéchiel,  à  saint-Paul,  les  doubles  sensj  à  Rabelais,  la  nudité  obscène  et 
l'ambiguïté  venimeuse;  à  Cervantes,  le  rire  perfidej  à  Shakespeare,  la 
subtilité;  à  Lucrèce,  à  Juvénal,  à  Tacite,  l'obscurité;  à  Jean  de  Pathmos 
et  à  Dante  Alighieri,  les  ténèbres. 

Aucun  de  ces  reproches  ne  peut  être  fait  à  d'autres  esprits  très  grands, 
moins  grands.  Hésiode,  Esope,  Sophocle,  Euripide,  Platon,  Thucydide, 
Anacréon,  Théocrite,  Tite-Live,  Salluste,  Cicéron,  Térence,  Virgile, 
Horace,  Pétrarque,  Tasse,  Arioste,  La  Fontaine,  Beaumarchais,  Voltaire, 
n'ont  ni  exagération,  ni  ténèbres,  ni  obscurité,  ni  monstruosité.  Que  leur 
manque-t-il  donc?  Cela. 

Cela,  c'est  l'inconnu. 

Cela,  c'est  l'infini. 

Si  Corneille  avait  «  cela  » ,  il  serait  l'égal  d'Eschyle.  Si  Milton  avait 
«  cela  » ,  il  serait  l'égal  d'Homère.  Si  Molière  avait  «  cela  » ,  il  serait  l'égal  de 
Shakespeare. 

Avoir,  par  obéissance  aux  règles,  tronqué  et  raccourci  la  vieille  tragédie 
native,  c'est  là  le  malheur  de  Corneille.  Avoir,  par  tristesse  puritaine,  exclu 
de  son  œuvre  la  vaste  nature,  le  grand  Pan,  c'est  là  le  malheur  de  Milton. 
Avoir,  par  peur  de  Boileau,  éteint  bien  vite  le  lumineux  style  de  l'Étourdi, 
avoir,  par  crainte  des  prêtres,  écrit  trop  peu  de  scènes  comme  le  Pauvre  de 
Don  Juan,  c'est  là  la  lacune  de  Molière. 

Ne  pas  donner  prise  est  une  perfection  négative.  Il  est  beau  d'être 
attaquable. 

Creusez  en  effet  le  sens  de  ces  mots  posés  comme  des  masques  sur  les 
mystérieuses  qualités  des  génies.  Sous  obscurité,  subtilité  et  ténèbres,  vous 


LES  GENIES.  51 

trouvez  profondeur}  sous  exagération,  imagination j  sous  monstruosité, 
grandeur. 

Donc,  dans  la  région  supérieure  de  la  poésie  et  de  la  pensée,  il  y  a 
Homère,  Job,  Isaïe,  Ézéchiel,  Lucrèce,  Juvénal,  Tacite,  Jean  de  Pathmos, 
Paul  de  Damas,  Dante,  Rabelais,  Cervantes,  Shakespeare. 

Ces  suprêmes  génies  ne  sont  point  une  série  fermée.  L'auteur  de  Tout 
y  ajoute  un  nom  quand  les  besoins  du  progrès  l'exigent. 


LIVRE    TROISIÈME. 


L'ART  ET  LA  SCIENCE. 


I 

Force  gens,  de  nos  jours,  volontiers  agents  de  change  et  souvent  notaires, 
disent  et  répètent  :  La  poésie  s'en  va.  C'est  à  peu  près  comme  si  l'on  disait  : 
Il  n'y  a  plus  de  roses,  le  printemps  a  rendu  l'âme,  le  soleil  a  perdu  l'habi- 
tude de  se  lever,  parcourez  tous  les  prés  de  la  terre,  vous  n'y  trouverez  pas 
un  papillon,  il  n'y  a  plus  de  clair  de  lune,  et  le  rossignol  ne  chante  plus, 
le  lion  ne  rugit  plus,  l'aigle  ne  plane  plus,  les  Alpes  et  les  Pyrénées  s'en 
sont  allées,  il  n'y  a  plus  de  belles  jeunes  filles  et  de  beaux  jeunes  hommes, 
personne  ne  songe  plus  aux  tombes,  la  mère  n'aime  plus  son  enfant,  le  ciel 
est  éteint,  le  cœur  humain  est  mort. 

S'il  était  permis  de  mêler  le  contingent  à  l'éternel,  ce  serait  plutôt  le 
contraire  qui  serait  vrai.  Jamais  les  facultés  de  l'âme  humaine,  fouillée  et 
enrichie  par  le  creusement  des  révolutions,  n'ont  été  plus  profondes  et  plus 
hautes. 

Et  attendez  un  peu  de  temps,  laissez  se  réaliser  cette  imminence  du  salut 
social,  l'enseignement  gratuit  et  obligatoire,  que  faut-il.?  un  quart  de  siècle, 
et  représentez-vous  l'incalculable  somme  de  développement  intellectuel  que 
contient  ce  seul  mot  :  tout  le  monde  sait  lire.'*  La  multiplication  des  lecteurs, 
c'est  la  multiplication  des  pains.  Le  jour  où  le  Christ  a  créé  ce  symbole,  il 
a  entrevu  l'imprimerie.  Son  miracle,  c'est  ce  prodige.  Voici  un  livre.  J'en 
nourrirai  cinq  mille  âmes,  cent  mille  âmes,  un  million  d'âmes,  toute  l'huma- 
nité. Dans  Christ  faisant  éclore  les  pains,  il  y  a  Gutenberg  faisant  cclorc  les 
livres.  Un  semeur  annonce  l'autre. 

Qu'est-ce  que  le  genre  humain  depuis  l'origine  des  siècles  ?  C'est  un 
liseur.  Il  a  longtemps  épelé,  il  épelle  encore  j  bientôt  il  lira. 

Cet  enfant  de  six  mille  ans  a  été  d'abord  à  l'école.  Où.''  Dans  la  nature. 
Au  commencement,  n'ayant  pas  d'autre  livre,  il  a  épelé  l'univers.  Il  a  eu 
l'enseignement  primaire  des  nuées,  du  firmament,  des  météores,  des  fleurs, 
des  bêtes,  des  forets,  des  saisons,  des  phénomènes.  Le  pêcheur  d'Ionie  étudie 


54  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

la  vague,  le  pâtre  de  Chaldée  épelle  l'étoile.  Puis  sont  venus  les  premiers 
livres j  sublime  progrès.  Le  livre  est  plus  vaste  encore  que  ce  spectacle,  le 
monde;  car  au  fait  il  ajoute  l'idée.  Si  quelque  chose  est  plus  grand  que  Dieu 
vu  dans  le  soleil,  c'est  Dieu  vu  dans  Homère. 

L'univers  sans  le  livre,  c'est  la  science  qui  s'ébauche j  l'univers  avec  le 
livre,  c'est  l'idéal  qui  apparaît.  Aussi,  modification  immédiate  dans  le 
phénomène  humain.  Où  il  n'y  avait  que  la  force,  la  puissance  se  révèle. 
L'idéal  appliqué  aux  faits  réels,  c'est  la  civilisation.  La  poésie  écrite  et 
chantée  commence  son  œuvre,  déduction  magnifique  et  efficace  de  la  poésie 
vue.  Chose  frappante  à  énoncer,  la  science  rêvait,  la  poésie  agit.  Avec  un 
bruit  de  lyre,  le  penseur  chasse  la  férocité. 

Nous  reviendrons  plus  tard  sur  cette  puissance  du  livre,  n'y  insistons  pas 
en  ce  moment j  elle  éclate.  Or  beaucoup  d'écrivants,  peu  de  lisants,  tel  était 
le  monde  jusqu'à  ce  jour.  Ceci  va  changer.  L'enseignement  obligatoire,  c'est 
pour  la  lumière  une  recrue  d'âmes.  Désormais  tous  les  progrès  se  feront 
dans  l'humanité  par  le  grossissement  de  la  région  lettrée.  Le  diamètre  du 
bien  idéal  et  moral  correspond  toujours  à  l'ouverture  des  intelligences. 
Tant  vaut  le  cerveau,  tant  vaut  le  cœur. 

Le  livre  est  l'outil  de  cette  transformation.  Une  alimentation  de  lumière , 
voilà  ce  qu'il  faut  à  l'humanité.  La  lecture,  c'est  la  nourriture.  De  là  l'im- 
portance de  l'école ,  partout  adéquate  à  la  civilisation.  Le  genre  humain  va 
enfin  ouvrir  le  livre  tout  grand.  L'immense  bible  humaine,  composée  de 
tous  les  prophètes, de  tous  les  poètes,  de  tous  les  philosophes,  va  resplendir 
et  flamboyer  sous  le  foyer  de  cette  énorme  lentille  lumineuse,  l'enseigne- 
ment obligatoire. 

L'humanité  lisant,  c'est  l'humanité  sachant. 

Quelle  niaiserie  donc  que  celle-ci  :  la  poésie  s'en  va  1  on  pourrait  crier  :  elle 
arrive!  Qui  dit  poésie  dit  philosophie  et  lumière.  Or  le  règne  du  livre 
commence.  L'école  est  sa  pourvoyeuse.  Augmentez  le  lecteur,  vous  augmen- 
tez le  livre.  Non,  certes,  en  valeur  intrinsèque,  il  est  ce  qu'il  était,  mais 
en  puissance  efficace,  il  agit  où  il  n'agissait  pasj  les  âmes  lui  deviennent 
sujettes  pour  le  bien.  Il  n'était  que  beauj  il  est  utile. 

Qui  oserait  nier  ceci.?  Le  cercle  de  lecteurs  s'élargissant,  le  cercle  des 
livres  lus  s'accroîtra.  Or,  le  besoin  de  lire  étant  une  traînée  de  poudre,  une 
fois  allumé,  il  ne  s'arrêtera  plus,  et,  ceci  combiné  avec  la  simplification  du 
travail  matériel  par  les  machines  et  l'augmentation  du  loisir  de  l'homme,  le 
corps  moins  fatigué  laissant  l'intelligence  plus  libre,  de  vastes  appétits  de 
pensée  s'éveilleront  dans  tous  les  cerveaux j  l'insatiable  soif  de  connaître 
et  de  méditer  deviendra  de  plus  en  plus  la  préoccupation  humaine  j  les  lieux 
bas  seront  désertés  pour  les  lieux  hauts,  ascension  naturelle  de  toute  intelli- 


UART   ET    LA    SCIENCE.  55 

gcnce  grandissante}  on  quittera  Faublas  et  on  lira  VOreftie;  là  on  goûtera  au 
grand,  et,  une  fois  qu'on  y  aura  goûté,  on  ne  s'en  rassasiera  plusj  on 
dévorera  le  beau,  parce  que  la  délicatesse  des  esprits  augmente  en  proportion 
de  leur  force^  et  un  jour  viendra  où,  le  plein  de  la  civilisation  se  faisant, 
ces  sommets  presque  déserts  pendant  des  siècles,  et  hantés  seulement  par 
l'élite,  Lucrèce,  Dante,  Shakespeare,  seront  couverts  d'âmes  venant  chercher 
leur  nourriture  sur  les  cimes. 


II 

Il  ne  saurait  y  avoir  deux  lois;  l'unité  de  loi  résulte  de  l'unité  d'essence; 
nature  et  art  sont  les  deux  versants  d'un  même  fait.  Et,  en  principe,  sauf  la 
restriction  que  nous  indiquerons  tout  à  l'heure,  la  loi  de  l'un  est  la  loi  de 
l'autre.  L'angle  de  réflexion  égale  l'angle  d'incidence.  Tout  étant  équité 
dans  Tordre  moral  et  équilibre  dans  l'ordre  matériel,  tout  est  équation  dans 
l'ordre  intellectuel.  Le  binôme,  cette  merveille  ajustable  à  tout,  n'est  pas 
moins  inclus  dans  la  poésie  que  dans  l'algèbre.  La  nature,  plus  l'humanité, 
élevées  à  la  seconde  puissance,  donnent  l'art.  Voilà  le  binôme  intellectuel. 
Maintenant  remplacez  cet  A  +  B  par  le  chiffre  spécial  propre  à  chaque 
grand  artiste  et  à  chaque  grand  poëte,  et  vous  aurez,  dans  sa  physionomie 
multiple  et  dans  son  total  rigoureux,  chacune  des  créations  de  l'esprit 
humain.  La  variété  des  chefs-d'œuvre  résultant  de  l'unité  de  loi,  quoi  de 
plus  beau!  Là  poésie  comme  la  science  a  une  racine  abstraite;  la  science 
sort  de  là  chef-d'œuvre  de  métal,  de  bois,  de  feu  ou  d'air,  machine,  navire, 
locomotive,  aéroscaphe;  la  poésie  sort  de  là  chef-d'œuvre  de  chair  et  d'os, 
lliadej  Canticjue  des  Cantiques,  Komancero,  Divine  Comédie,  Macbeth.  Rien 
n'éveille  et  ne  prolonge  le  saisissement  du  songeur  comme  ces  exfoliations 
mystérieuses  de  l'abstraction  en  réalités  dans  la  double  région,  l'une  exacte, 
l'autre  infinie,  de  la  pensée  humaine.  Région  double,  et  une  pourtant; 
l'infini  est  une  exactitude.  Le  profond  mot  Nombre  est  à  la  base  de  la 
pensée  de  l'homme;  il  est,  pour  notre  intelligence,  élément;  il  signifie 
harmonie  aussi  bien  que  mathématique.  Le  nombre  se  révèle  à  l'art  par  le 
rhythme,  qui  est  le  battement  du  cœur  de  l'infini.  Dans  le  rhythme,  loi  de 
Tordre,  on  sent  Dieu.  Un  vers  est  nombreux  comme  une  foule;  ses  pieds 
marchent  du  pas  cadencé  d'une  légion.  Sans  le  nombre,  pas  de  science; 
sans  le  nombre,  pas  de  poésie.  La  strophe,  Tépopée,  le  drame,  la  palpitation 
tumultueuse  de  Thomme,  Texplosion  de  l'amour,  Tirridiation  de  l'imagina- 
tion, toute  cette  nuée  avec  ses  éclairs,  la  passion,  le  mystérieux  mot  Nombre 
régit  tout  cela ,  ainsi  que  la  géométrie  et  l'arithmétique.  En  même  temps 


56  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

que  les  sections  coniques  et  le  calcul  différentiel  et  intégral,  Ajax,  Hector, 
Hécube,  les  Sept  Chefs  devant  Thèbes,  Œdipe,  Ugolin,  Messaline,  Lear 
et  Priam,  Roméo,  Desdemona,  Richard  III,  Pantagruel,  le  Cid,  Alceste, 
lui  appartiennent i  il  part  de  Deux  et  Deux  font  Quatre,  et  il  monte  jusqu'au 
lieu  des  foudres. 

Pourtant,  entre  l'Art  et  la  Science,  signalons  une  différence  radicale.  La 
science  est  perfectible}  l'art,  non. 

Pourquoi  .f* 

III 

Parmi  les  choses  humaines,  et  en  tant  que  chose  humaine,  l'art  est  dans 
une  exception  singulière. 

La  beauté  de  toute  chose  ici-bas,  c'est  de  pouvoir  se  perfectionner}  tout 
est  doué  de  cette  propriété  :  croître,  s'augmenter,  se  fortifier,  gagner,  avancer, 
valoir  mieux  aujourd'hui  qu'hier}  c'est  à  la  fois  la  gloire  et  la  vie.  La  beauté 
de  l'art,  c'est  de  n'être  pas  susceptible  de  perfectionnement. 

Insistons  sur  ces  idées  essentielles,  déjà  effleurées  dans  quelques-unes  des 
pages  qui  précèdent. 

Un  chef-d'œuvre  existe  une  fois  pour  toutes.  Le  premier  poëte  qui  arrive, 
arrive  au  sommet.  Vous  monterez  après  lui,  aussi  haut,  pas  plus  haut.  Ah! 
tu  t'appelles  Dante,  soit}  mais  celui-ci  s'appelle  Homère. 

Le  progrès,  but  sans  cesse  déplacé,  étape  toujours  renouvelée,  a  des 
changements  d'horizon.  L'idéal,  point. 

Or  le  progrès  est  le  moteur  de  la  science}  l'idéal  est  le  générateur  de  l'art. 

C'est  ce  qui  explique  pourquoi  le  perfectionnement  est  propre  à  la  science, 
et  n'est  point  propre  à  l'art. 

Un  savant  fait  oublier  un  savant}  un  poëte  ne  fait  pas  oublier  un  poëtc. 

L'art  marche  à  sa  manière}  il  se  déplace  comme  la  science}  mais  ses 
créations  successives,  contenant  de  l'immuable,  demeurent}  tandis  que  les 
admirables  à  peu  près  de  la  science,  n'étant  et  ne  pouvant  être  que  des 
combinaisons  du  contingent,  s'effacent  les  uns  par  les  autres. 

Le  relatif  est  dans  la  science}  le  définitif  est  dans  l'art.  Le  chef-d'œuvre 
d'aujourd'hui  sera  le  chef-d'œuvre  de  demain.  Shakespeare  change-t-il 
quelque  chose  à  Sophocle?  Molière  ôte-t-il  quelque  chose  à  Plaute.?  même 
'quand  il  lui  prend  Amphitryon,  il  ne  le  lui  ôte  pas.  Figaro  abolit-il  Sancho 
Pança-f*  Cordelia  supprime-t-elle  Antigone?  Non.  Les  poètes  ne  s'entr'esca- 
ladent  pas.  L'un  n'est  pas  le  marchepied  de  l'autre.  On  s'élève  seul,  sans 
autre  point  d'appui  que  soi.  On  n'a  pas  son  pareil  sous  les  pieds.  Les  nou- 
veaux venus  respectent  les  vieux.  On  se  succède,  on  ne  se  remplace  point. 


L'ART   ET   LA    SCIENCE.  57 

Le  beau  ne  chasse  pas  le  beau.  Ni  les  loups,  ni  les  chefs-d'œuvre,  ne  se 
mangent  entre  eux. 

Saint-Simon  dit  (je  cite  ceci  de  mémoire)  :  «Tout  l'hiver  on  parla  avec 
admiration  du  livre  de  M.  de  Cambrai,  quand  tout  à  coup  parut  le  livre 
de  M.  de  Meaux,  qui  le  dévora.  »  Si  le  livre  de  Fénelon  eût  été  de  Saint- 
Simon,  le  livre  de  Bossuet  ne  l'eût  pas  dévoré. 

Shakespeare  n'est  pas  au-dessus  de  Dante,  Molière  n'est  pas  au-dessus 
d'Aristophane,  Calderoo  n'est  pas  au-dessus  d'Euripide,  la  Divine  Comédie 
n'est  pas  au-dessus  de  la  Genèse,  le  Komancero  n'est  pas  au-dessus  de  XOdyssée, 
Sirius  n'est  pas  au-dessus  d'Arcturus.  Sublimité,  c'est  égalité. 

L'esprit  humain,  c'est  l'infini  possible.  Les  chefs-d'œuvre,  ces  mondes, 
y  éclosent  sans  cesse  et  y  durent  à  jamais.  Aucune  poussée  de  l'un  contre 
l'autre 5  aucun  recul j  les  occlusions,  quand  il  y  en  a,  ne  sont  qu'apparentes 
et  cessent  vite.  L'espacement  de  l'illimité  admet  toutes  les  créations. 

L'art  en  tant  qu'art  et  pris  en  lui-même,  ne  va  ni  en  avant,  ni  en  arrière. 
Les  transformations  de  la  poésie  ne  sont  que  les  ondulations  du  beau,  utiles 
au  mouvement  humain.  Le  mouvement  humain,  autre  côté  de  la  question, 
que  nous  ne  négligeons  certes  point,  et  que  nous  examinerons  attentivement 
plus  tard.  L'art  n'est  point  susceptible  de  progrès  intrinsèque.  De  Phidias  à 
Rembrandt,  il  y  a  marche,  et  non  progrès.  Les  fresques  de  la  chapelle 
Sixtine  ne  font  absolument  rien  aux  métopes  du  Panhénon.  Rétrogradez 
tant  que  vous  voudrez,  du  palais  de  Versailles  au  schloss  de  Heidelberg,  du 
schloss  de  Heidelberg  à  Notre-Dame  de  Paris,  de  Notre-Dame  de  Paris  à 
l'Alhambra,  de  l'Alhambra  à  Sainte-Sophie,  de  Sainte-Sophie  au  Colisée, 
du  Colisée  aux  Propylées,  des  Propylées  aux  Pyramides,  vous  pouvez  reculer 
dans  les  siècles,  vous  ne  reculez  pas  dans  l'art.  Les  Pyramides  et  Xlliade 
restent  au  premier  plan. 

Les  chefs-d'œuvre  ont  un  niveau,  le  même  pour  tous,  l'absolu. 

Une  fois  l'absolu  atteint,  tout  est  dit.  Cela  ne  se  dépasse  plus.  L'œil  n'a 
qu'une  quantité  d'éblouissement  possible. 

De  là  vient  la  certitude  des  poètes.  Ils  s'appuient  sur  l'avenir  avec  une 
confiance  hautaine.  £Lvcg/  monumentum,  dit  Horace.  Et  à  cette  occasion,  il 
insulte  l'airain.  Plaudite  cives j  dit  Plaute.  Corneille,  à  soixante-cinq  ans,  se 
fait  aimer  (tradition  dans  la  famille  Escoubleau)  de  la  toute  jeune  marquise 
de  Contades  en  lui  promettant  la  postérité  : 

Chez  cette  race  nouvelle , 
Où  j'aurai  quelque  crédit, 
VoxLS  ne  passerez  pour  belle 
Qu'autant  que  je  l'aurai  dit. 


58  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Dans  le  poëte  et  dans  l'artiste  il  y  a  de  l'infini.  C'est  cet  ingrédient, 
l'infini,  qui  donne  à  cette  sorte  de  génie  la  grandeur  irréductible. 

Cette  quantité  d'infini,  qui  est  dans  l'art,  est  extérieure  au  progrès.  Elle 
peut  avoir,  et  elle  a,  envers  le  progrès,  des  devoirs j  mais  elle  ne  dépend 
pas  de  lui.  Elle  ne  dépend  d'aucun  des  perfectionnements  de  l'avenir,  d'au- 
cune transformation  de  langue,  d'aucune  mort  ou  d'aucune  naissance 
d'idiome.  Elle  a  en  elle  l'incommensurable  et  l'innombrablej  elle  ne  peut 
être  domptée  par  aucune  concurrence j  elle  est  aussi  pure,  aussi  complète, 
aussi  sidérale,  aussi  divine  en  pleine  barbarie  qu'en  pleine  civilisation.  Elle 
est  le  Beau,  divers  selon  les  génies,  mais  toujours  égal  à  lui-même.  Suprême. 

Telle  est  la  loi,  peu  connue,  de  l'art. 


IV 

La  science  est  autre. 

Le  relatif,  qui  la  gouverne,  s'y  imprime;  et  cette  série  d'empreintes  du 
relatif,  de  plus  en  plus  ressemblantes  au  réel,  constitue  la  certitude  mobile 
de  l'homme. 

En  science,  des  choses  ont  été  chefs-d'œuvre  et  ne  le  sont  plus.  La 
machine  de  Marly  a  été  chef-d'œuvre. 

La  science  cherche  le  mouvement  perpétuel.  Elle  l'a  trouvé  3  c'est  elle- 
même. 

La  science  est  continuellement  mouvante  dans  son  bienfait. 

Tout  remue  en  elle,  tout  change,  tout  fait  peau  neuve.  Tout  nie  tout, 
tout  détruit  tout,  tout  crée  tout,  tout  remplace  tout.  Ce  qu'on  acceptait 
hier  est  remis  à  la  meule  aujourd'hui.  La  colossale  machine  Science  ne 
se  repose  jamais;  elle  n'est  jamais  satisfaite;  elle  est  insatiable  du  mieux, 
que  l'absolu  ignore.  La  vaccine  fait  question,  le  paratonnerre  fait  question. 
Jenner  a  peut-être  erré,  Franklin  s'est  peut-être  trompé;  cherchons  encore. 
Cette  agitation  est  superbe.  La  science  est  inquiète  autour  de  l'homme; 
elle  a  ses  raisons.  La  science  fait  dans  le  progrès  le  rôle  d'utilité.  Vénérons 
cette  servante  magnifique. 

La  science  fait  des  découvertes,  l'art  fait  des  œuvres.  La  science  est  un 
acquêt  de  l'homme ,  la  science  est  une  échelle,  un  savant  monte  sur  l'autre. 
La  poésie  est  un  coup  d'aile. 

Veut-on  des  exemples?  ils  abondent.  En  voici  un,  le  premier  venu  qui 
s'offre  à  notre  esprit  : 

Jacob  Metzu,  scientifiquement  Métius,  trouve  le  télescope,  par  hasard, 
comme  Newton  l'attraction  et  Christophe  Colomb  l'Amérique.  Ouvrons 
une  parenthèse  :  il  n'y  a  point  de  hasard  dans  la  création  de  \OreHie  ou  du 


UART   ET   LA   SCIENCE.  59 

Paradis  perdu.  Un  chef-d'œuvre  est  voulu.  Après  Metzu,  vient  Galilée  qui 
perfectionne  la  trouvaille  de  Metzu,  puis  Kepler  qui  améliore  le  perfec- 
tionnement de  Galilée,  puis  Descartes  qui,  tout  en  se  fourvoyant  un  peu  à 
prendre  un  verre  concave  pour  oculaire  au  lieu  d'un  verre  convexe,  féconde 
l'amélioration  de  Kepler,  puis  le  capucin  Reita  qui  rectifie  le  renversement 
des  objets,  puis  Huyghens  qui  fait  ce  grand  pas  de  placer  les  deux  verres 
convexes  au  foyer  de  l'objectif,  et,  en  moins  de  cinquante  ans,  de  1610 
à  1659,  pendant  le  court  intervalle  qui  sépare  le  Fumius  siderem  de  Galilée 
de  \Oculm  E.lia  et  Enoch  du  père  Reita,  voilà  l'inventeur,  Metzu,  effacé. 
Cela  est  ainsi  d'un  bout  à  l'autre  de  la  science. 

Végèce  était  comte  de  Constantinople ,  ce  qui  n'empêche  pas  sa  tac- 
tique d'être  oubliée.  Oubliée  comme  la  stratégie  de  Polybe ,  oubliée  comme 
la  stratégie  de  Folard.  La  Tête-de-porc  de  la  phalange  et  l'Ordre  aigu  de 
la  légion  ont  un  moment  reparu,  il  y  a  deux  cents  ans,  dans  le  Coin  de 
Gustave- Adolphe 5  mais  à  cette  heure,  où  il  n'y  a  plus  ni  piquiers  comme 
au  quatrième  siècle  ni  lansquenets  comme  au  dix-septième,  la  pesante 
attaque  triangulaire,  qui  était  autrefois  le  fond  de  toute  la  tactique,  est 
remplacée  par  une  volée  de  zouaves  chargeant  à  la  bayonnette.  Un  jour, 
plus  tôt  qu'on  ne  croit  peut  être,  la  charge  à  la  bayonnette  sera  elle-même 
remplacée  par  la  paix,  européenne  d'abord,  universelle  ensuite,  et  voilà 
toute  une  science,  la  science  militaire,  qui  s'évanouira  Pour  cette  science-là, 
son  perfectionnement,  c'est  sa  disparition. 

La  science  va  sans  cesse  se  raturant  elle-même.  Ratures  fécondes.  Qui 
sait  maintenant  ce  que  c'est  que  YHomœomérie  d'Anaximène,  laquelle  est 
peut-être  d'Anaxagore  .»*  La  cosmographie  s'est  assez  notablement  amendée 
depuis  l'époque  où  ce  même  Anaxagore  affirmait  à  Périclès  que  le  soleil  est 
presque  aussi  grand  que  le  Péloponèse.  On  a  découvert  bien  des  planètes  et 
bien  des  satellites  de  planètes  depuis  les  quatre  Astres  de  Médicis.  L'ento- 
mologie a  eu  de  l'avancement  depuis  le  temps  où  l'on  affirmait  que  le 
Scarabée  était  un  peu  dieu  et  cousin  du  soleil,  premièrement,  à  cause  des 
trente  doigts  de  ses  pattes  qui  correspondent  aux  trente  jours  du  mois 
solaire,  deuxièmement,  parce  que  le  scarabée  est  sans  femelle,  comme  le 
soleil}  et  où  saint  Clément  d'Alexandrie,  enchérissant  sur  Plutarque,  faisait 
remarquer  que  le  scarabée,  comme  le  soleil,  passe  six  mois  sur  terre  et  six 
mois  sous  terre.  Voulez-vous  vérifier.?  voyez  les  Stromates,  paragraphe  iv. 
La  scolastique  elle-même,  toute  chimérique  qu'elle  est,  abandonne  le  Pré 
Spirituel  àc  Moschus,  raille  V Échelle  Sainte  de  Jean  Climaque,  et  rougit  du 
siècle  où  saint  Bernard,  attisant  le  bûcher  que  voulaient  éteindre  les  vicomtes 
de  Campanie,  appelait  Arnaud  de  Bresse  «homme  à  tête  de  colombe  et  à 
queue  de  scorpion»,  l^cs Qualités  Cardinales  ne  font  plus  loi  en  anthropo- 


6o  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

logie.  Les  Steyardes  du  grand  Arnaud  sont  caduques.  Si  peu  fixée  que  soit 
la  météorologie,  elle  n'en  est  plus  pourtant  à  délibérer,  comme  au  deuxième 
siècle,  si  une  pluie  qui  sauve  une  armée  mourant  de  soif  est  due  aux  prières 
chrétiennes  de  la  légion  Mélitine  ou  à  l'intervention  païenne  de  Jupiter 
Pluvieux.  L'astrologue  Marcien  Posthume  était  pour  Jupiter,  Tertullien 
était  pour  la  légion  Mélitine,  personne  n'était  pour  le  nuage  et  le  vent. 
La  locomotion,  pour  aller  du  char  antique  de  Laïus  au  railway,  en  passant 
par  la  patache,  le  coche,  la  turgotine,  la  diligence  et  la  malle-poste,  a  fait 
du  chemin j  le  temps  n'est  plus  du  fameux  voyage  de  Dijon  à  Paris  durant 
un  mois,  et  nous  ne  pourrions  plus  comprendre  aujourd'hui  l'ébahissement 
de  Henri  IV  demandant  à  Joseph  Scaliger:  EH-il  vrai,  monsieur  l'Escale,  que 
vous  ave'^  été  de  Farts  à  Dijon  sans  aller  à  la  selle?  La  micrographie  est  bien 
au  delà  de  Leuwenhoeck  qui  était  bien  au  delà  de  Swammerdam.  Voyez 
le  point  où  la  spermatologie  et  l'ovologie  sont  arrivées  aujourd'hui,  et 
rappelez-vous  Mariana  reprochant  à  Arnaud  de  Villeneuve,  qui  trouva 
l'alcool  et  l'huile  de  térébenthine,  le  crime  bizarre  d'avoir  essayé  la  génération 
humaine  dans  une  citrouille.  Grand-Jean  de  Fouchy,  le  peu  crédule  secré- 
taire perpétuel  de  l'académie  des  sciences,  il  y  a  cent  ans,  eût  hoché  la  tête 
si  quelqu'un  lui  eût  dit  que  du  spectre  solaire  on  passerait  au  spectre  igné, 
puis  au  spectre  stellaire ,  et  qu'à  l'aide  du  spectre  des  flammes  et  du  spectre 
des  étoiles  on  découvrirait  tout  un  nouveau  mode  de  groupement  des 
astres,  et  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  constellations  chimiques.  Orffyreus, 
qui  aima  mieux  briser  sa  machine  que  d'en  laisser  voir  le  dedans  au  land- 
grave de  Hesse,  Orffyreus,  si  admiré  de  S'Gravesande,  l'auteur  du  Matheseos 
universalis  Elementa,  ferait  hausser  les  épaules  à  nos  mécaniciens.  Un  vété- 
rinaire de  village  n'infligerait  pas  à  des  chevaux  le  remède  que  Galien 
appliquait  aux  indigestions  de  Marc-Aurèle.  Que  pensent  les  émincnts 
spécialistes  d'à  présent.  Desmarres  en  tête,  des  savantes  découvertes  faites 
au  dix-septième  siècle  par  l'évêque  de  Titiopolis  dans  les  fosses  nasales.^  Les 
momies  ont  marché 5  M.  Gannal  les  fait  autrement,  sinon  mieux,  que  ne 
les  faisaient,  du  vivant  d'Hérodote,  les  taricheutes,  les  paraschistes  et  les 
cholchytes,  les  premiers  lavant  le  corps,  les  seconds  l'ouvrant,  et  les  troi- 
sièmes l'embaumant.  Cinq  cents  ans  avant  Jésus-Christ,  il  était  parfaitement 
scientifique,  quand  un  roi  de  Mésopotamie  avait  une  fille  possédée  du 
diable,  d'envoyer,  pour  la  guérir,  chercher  un  dieu  à  Thèbesj  on  n'a  plus 
recours  à  cette  façon  de  soigner  l'épilepsie.  De  même  qu'on  a  renoncé  aux 
rois  de  France  pour  les  écrouelles. 

En  371,  sous  Valens,  fils  de  Gratien  le  Cordier,  les  juges  mandèrent  à 
leur  barre  une  table  accusée  de  sorcellerie.  Cette  table  avait  un  complice 
nommé  Hilarius.  Hilarius  confessa  le  crime.   Ammien  Marcellin  nous  a 


L'ART   ET   LA    SCIENCE.  6l 

conservé  son  aveu  recueilli  par  Zozime,  comte  et  avocat  du  fisc  :  ConBru- 
ximm,  ma^ifici  judices,  ad  cortina  similitudinem  Delphica  infaustam  banc  mensulata 
quam  videtis)  movimm  tandem.  Hilarius  eut  la  tête  tranchée.  Qui  l'accusait } 
Un  savant  géomètre  magicien,  le  même  qui  conseilla  à  Valens  de  décapiter 
tous  ceux  dont  le  nom  commençait  par  Théod.  Aujourd'hui  on  peut  s'appeler 
Théodore  et  même  faire  tourner  une  table,  sans  qu'un  géomètre  vous  fasse 
couper  la  tête. 

On  étonnerait  fort  Solon,  fils  d'Exécestidas,  Zenon  le  stoïcien,  Antipater, 
Eudoxe,  Lysis  de  Tarente,  Cébès,  Ménédème,  Platon,  Epicure,  Aristote 
et  Épiménide ,  si  l'on  disait  à  Solon  que  ce  n'est  pas  la  lune  qui  règle  l'année  5 
à  Zenon,  qu'il  n'est  point  prouvé  que  lame  soit  divisée  en  huit  parties j 
à  Antipater,  que  le  ciel  n'est  point  formé  de  cinq  cerclesj  à  Eudoxe,  qu'il 
n'est  pas  certain  qu'entre  les  égyptiens  embaumant  les  morts,  les  romains 
les  brûlant  et  les  paconiens  les  jetant  dans  les  étangs,  ce  soient  les  pzoniens 
qui  aient  raison;  à  Lysis  de  Tarente,  qu'il  n'est  pas  exact  que  la  vue  soit 
une  vapeur  chaude;  à  Cébès,  qu'il  est  faux  que  le  principe  des  éléments 
soit  le  triangle  oblong  et  le  triangle  isocèle;  à  Ménédème,  qu'il  n'est  point 
vrai  que,  pour  connaître  les  mauvaises  intentions  secrètes  des  hommes,  il 
suffise  d'avoir  sur  la  tête  un  chapeau  arcadien  portant  les  douze  signes  du 
zodiaque;  à  Platon,  que  l'eau  de  mer  ne  guérit  pas  toutes  les  maladies; 
à  Epicure ,  que  la  matière  est  divisible  à  l'infini  j  à  Aristote ,  que  le  cinquième 
élément  n'a  pas  de  mouvement  orbiculaire,  par  la  raison  qu'il  n'y  a  pas  de 
cinquième  élément;  à  Epiménide,  qu'on  ne  détruit  pas  infailliblement  la 
peste  en  laissant  des  brebis  noires  et  blanches  aller  à  l'aventure,  et  en  sacri- 
fiant aux  dieux  inconnus  cachés  dans  les  endroits  où  elles  s'arrêtent. 

Si  vous  essayiez  d'insinuer  à  Pythagore  qu'il  est  peu  probable  qu'il  ait  été 
blessé  au  siège  de  Troie,  lui  Pythagore,  par  Ménélas,  deux  cent  sept  ans 
avant  sa  naissance,  il  vous  répondrait  que  le  fait  est  incontestable,  et  que  la 
preuve,  c'est  qu'il  reconnaît  parfaitement,  pour  l'avoir  déjà  vu,  le  bouclier 
de  Ménélas  suspendu  sous  la  statue  d'Apollon,  à  Branchide,  quoique  tout 
pourri,  hors  la  face  d'ivoire;  qu'au  siège  de  Troie  il  s'appelait  Euphorbe,  et 
qu'avant  d'être  Euphorbe  il  était  ^thalide,  fils  de  Mercure,  et  qu'après 
avoir  été  Euphorbe  il  avait  été  Hermotime,  puis  Pyrrhus,  pêcheur  de  Délos, 
puis  Pythagore,  que  tout  cela  est  évident  et  clair,  aussi  clair  qu'il  est  clair 
qui!  a  été  présent  le  même  jour  et  la  même  minute  à  Métaponte  et  à  Cro- 
tone,  aussi  évident  qu'il  est  évident  qu'en  écrivant  avec  du  sang  sur  un  miroir 
exposé  à  la  lune ,  on  voit  dans  la  lune  ce  qu'on  a  écrit  sur  le  miroir;  et  qu'enfin , 
lui,  il  est  Pythagore,  logé  à  Métaponte  rue  des  Muses,  l'auteur  de  la  table 
de  multiplication  et  du  carré  de  l'hypoténuse,  le  plus  grand  des  mathéma- 
ticiens, le  père  de  la  science  exacte,  et   que  vous,  vous  êtes  un  imbécile. 


62  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Chrysippe  de  Tarse,  qui  vivait  vers  la  cent  trentième  olympiade,  est  une 
date  dans  la  science.  Ce  philosophe,  le  même  qui  mourut,  à  la  lettre,  de  rire 
en  voyant  un  âne  manger  des  figues  dans  un  bassin  d'argent,  avait  tout  étudié, 
tout  approfondi,  écrit  sept  cent  cinq  volumes,  dont  trois  cent  onze  de  dia- 
lectique, sans  en  avoir  dédié  un  seul  à  aucun  roi,  ce  qui  pétrifie  Diogène 
Laërce.  Il  condensait  dans  son  cerveau  la  connaissance  humaine.  Ses  con- 
temporains le  nommaient  Lumière.  Chrysippe  signifiant  cheval  d'or,  on  le  disait 
dételé  du  char  du  soleil.  Il  prenait  pour  devise  :  A  moi.  Il  savait  d'innom- 
brables choses,  entre  autres  celles-ci  :  —  La  terre'est  plate.  —  L'univers  est 
rond  et  fini.  —  La  meilleure  nourriture  pour  l'homme  est  la  chair  humaine. 
—  La  communauté  des  femmes  est  la  base  de  l'ordre  social.  —  Le  père 
doit  épouser  sa  fille.  —  Il  y  a  un  mot  qui  tue  le  serpent,  un  mot  qui  appri- 
voise l'ours,  un  mot  qui  arrête  court  les  aigles  et  un  mot  qui  chasse  les  bœufs 
des  champs  de  fèves.  —  En  prononçant  d'heure  en  heure  les  trois  noms  de 
la  trinité  égyptienne,  A.mon-Mouth-K.hons ,  Andron  d'Argos  a  pu  traverser 
les  sables  de  Libye  sans  boire.  —  On  ne  doit  point  fabriquer  les  cercueils  en 
cyprès,  le  sceptre  de  Jupiter  étant  fait  de  ce  bois.  —  Thémistoclée,  prêtresse 
de  Delphes,  a  eu  des  enfants  et  est  restée  vierge.  —  Les  justes  ayant  seuls 
l'autorité  de  jurer,  c'est  par  équité  qu'on  donne  à  Jupiter  le  nom  de  Jureur.  — 
Le  phénix  d'Arabie  et  les  tigres  vivent  dans  le  feu.  —  La  terre  est  portée  par 
l'air  comme  par  un  char.  —  Le  soleil  boit  dans  l'océan  et  la  lune  boit  dans 
les  rivières.  —  Etc.  —  C'est  pourquoi  les  athéniens  lui  élevèrent  une  statue 
sur  la  place  Céramique ,  avec  cette  inscription  ;  A.  Chrysippe  qui  savait  tout. 

Aux  enviions  de  ce  temps-là,  Sophocle  écrivait  l'ŒJipe  roi. 

Et  Aristote  croyait  au  fait  d' Andron  d'Argos,  et  Platon  croyait  au  principe 
social  de  la  communauté  des  femmes,  et  Gorgisippe  croyait  au  fait  de  la 
terre  plate,  et  Epicure  croyait  au  fait  de  la  terre  portée  par  l'air,  et  Hermo- 
damante  croyait  au  fait  des  paroles  magiques  maîtresses  du  bœuf,  de  l'aigle, 
de  l'ours  et  du  serpent,  et  Échécrate  croyait  au  fait  de  la  maternité  imma- 
culée de  Thémistoclée,  et  Pythagore  croyait  au  fait  du  sceptre  en  bois  de 
cyprès  de  Jupiter,  et  Posidonius  croyait  au  fait  de  l'océan  donnant  à  boire 
au  soleil  et  des  rivières  donnant  à  boire  à  la  lune,  et  Pyrrhon  croyait  au  fait 
des  tigres  vivant  dans  le  feu. 

À  ce  détail  près,  Pyrrhon  était  sceptique.  Il  se  vengeait  de  croire  cela  en 
doutant  de  tout  le  reste. 

Tout  ce  long  tâtonnement,  c'est  la  science.  Cuvier  se  trompait  hier, 
Lagrange  avant-hier,  Leibnitz  avant  Lagrange,  Gassendi  avant  Leibnitz, 
Cardan  avant  Gassendi,  Corneille  Agrippa  avant  Cardan,  Averroès  avant 
Agrippa,  Plotin  avant  Averroès,  Artémidore  Daldien  avant  Plotin,  Posi- 
donius avant  Artémidore,  Démocrite  avant  Posidonius,  Empédocle  avant 


L'ART   ET   LA   SCIENCE.  63 

Démocrite,  Carnéade  avant  Empédocle,  Platon  avant  Carnéade,  Phérécyde 
avant  Platon,  Pittaccus  avant  Phérécyde,  Thaïes  avant  Pitucus,  et  avant 
Thaïes  Zoroastre,  et  avant  Zoroastre  Sanchoniathon ,  et  avant  Sanchonia- 
thon  Hermès,  Hermès,  qui  signifie  science,  comme  Orphée  signifie  art. 
Oh  !  l'admirable  merveille  que  ce  monceau  fourmillant  de  rêves  engendrant 
le  réel  !  O  erreurs  sacrées,  mères  lentes,  aveugles  et  saintes  de  la  vérité  ! 

Quelques  savants,  tels  que  Kepler,  Euler,  Geoffroy  Saint- Hilaire,  Arago, 
n'ont  apporté  dans  la  science  que  de  la  lumière  5  ils  sont  rares. 

Parfois  la  science  fait  obstacle  à  la  science.  Les  savants  sont  pris  de  scru- 
pules devant  l'étude.  Pline  se  scandalise  d'Hipparquej  Hipparque,  à  l'aide 
d'un  astrolabe  informe,  essaie  de  compter  les  étoiles  et  de  les  nommer. 
Chose  mauvaise  envers  Dieu,  dit  Pline.  Jimm  rem  Deo  impiobam. 

Compter  les  étoiles,  c'est  faire  une  méchanceté  à  Dieu.  Ce  réquisitoire, 
commencé  par  Pline  contre  Hipparque ,  est  continué  par  l'inquisition  contre 
Campanella. 

La  science  est  l'asymptote  de  la  vérité.  Elle  approche  sans  cesse  et  ne 
touche  jamais.  Du  reste,  toutes  les  grandeurs,  elle  les  a.  Elle  a  la  volonté, 
la  précision,  l'enthousiasme,  l'attention  profonde,  la  pénétration,  la  finesse, 
la  force,  la  patience  d'enchaînement,  le  guet  permanent  du  phénomène, 
l'ardeur  du  progrès,  et  jusqu'à  des  accès  de  bravoure j  témoin,  La  Pérouscj 
témoin.  Pilastre  des  Rosiers j  témoin,  John  Franklin;  témoin,  Victor  Jacque- 
montj  témoin,  Livingstonej  témoin,  Mazetj  témoin,  à  cette  heure,  Nadar. 

Mais  elle  est  série.  Elle  procède  par  épreuves  superposées  l'une  à  l'autre 
et  dont  l'obscur  épaississement  monte  lentement  au  niveau  du  vrai. 

Rien  de  pareil  dans  l'art.  L'art  n'est  pas  successif.  Tout  l'art  est  ensemble . 

Résumons  ces  quelques  pages. 

Hippocrate  est  dépassé,  Archimède  est  dépassé,  Aratus  est  dépassé, 
Avicenne  est  dépassé,  Paracelse  est  dépassé,  Nicolas  Flamel  est  dépassé, 
Ambroise  Paré  est  dépassé ,  Vésale  est  dépassé,  Copernic  est  dépassé,  Galilée 
est  dépassé,  Newton  est  dépassé,  Clairaut  est  dépassé,  Lavoisier  est  dépassé, 
Montgolfier  est  dépassé,  Laplace  est  dépassé.  Pindare  non.  Phidias  non. 

Pascal  savant  est  dépassé;  Pascal  écrivain  ne  l'est  pas. 

On  n'enseigne  plus  l'astronomie  de  Ptolémée,  la  géographie  de  Strabon, 
la  climatologie  de  Cléostrate,  la  zoologie  de  Pline,  l'algèbre  de  Diophante, 
la  médecine  de  Tribunus,  la  chirurgie  de  Ronsil,  la  dialectique  de  Sphœrus, 
la  myologie  de  Stenon,  l'uranologie  de  Tatius,  la  sténographie  de  Tri- 
thème,  la  pisciculture  de  Sébastien  de  Médicis,  l'arithmétique  de  Stifels,  la 
géométrie  de  Tartaglia,  la  chronologie  de  Scaliger,  la  météorologie  de 
Stoffler,  l'anatomie  de  Gassendi,  la  pathologie  de  Fernel,  la  jurisprudence 
de  Robert  Barmne,  l'agronomie  de  Quesnay,  l'hydrographie  de  Bouguer, 


64  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

la  nautique  de  Bourde  de  Villehuet,  la  balistique  de  Gribeauval,  l'hippia- 
trique  de  Garsault,  l'architectonique  de  Desgodets,  la  botanique  de  Tourne- 
fort,  la  scolastique  d'Abeilard,  la  politique  de  Platon,  la  mécanique  d'Aris- 
tote,  la  physique  de  Descartes,  la  théologie  de  Stillingfleet.  On  enseignait 
hier,  on  enseigne  aujourd'hui ,  on  enseignera  demain,  on  enseignera  toujours 
le  :  Chante,  déesse,  la  colère  d'Achille. 

La  poésie  vit  d'une  vie  virtuelle.  Les  sciences  peuvent  étendre  sa  sphère, 
non  augmenter  sa  puissance.  Homère  n'avait  que  quatre  vents  pour  ses 
tempêtesj  Virgile  qui  en  a  douze,  Dante  qui  en  a  vingt-quatre,  Milton  qui 
en  a  trente-deux,  ne  les  font  pas  plus  belles. 

Et  il  est  probable  que  les  tempêtes  d'Orphée  valaient  celles  d'Homère, 
bien  qu'Orphée,  lui,  n'eût,  pour  soulever  les  vagues,  que  deux  vents,  le 
Phœnicias  et  l'Aparctias,  c'est-à-dire  le  vent  du  sud  et  le  vent  du  nord, 
souvent  confondus  à  tort,  observons-le  en  passant,  avec  l'Argestes,  occident 
d'été,  et  le  Libs,  occident  d'hiver. 

Des  rehgions  meurent,  et,  en  mourant,  passent  aux  autres  religions  qui 
viennent  derrière  elles  un  grand  artiste.  Serpion  fait  pour  la  Vénus  Aver- 
sative  d'Athènes  un  vase  que  la  sainte  Vierge  accepte  de  Vénus,  et  qui 
sert  aujourd'hui  de  baptistère  à  la  Notre-Dame  de  Gaëte. 

O  éternité  de  l'art  ! 

Un  homme,  un  mort,  une  ombre,  du  fond  du  passé,  à  travers  les  siècles, 
vous  saisit. 

Je  me  souviens  qu'étant  adolescent,  un  jour,  à  Romorantin,  dans  une 
*^  masure  que  nous  avions,  sous  une  treille  verte  pénétrée  d'air  et  de  lumière, 
j'avisai  sur  une  planche  un  livre,  le  seul  livre  qu'il  y  eût  dans  la  maison, 
Lucrèce,  De  natura  rerum.  Mes  professeurs  de  rhétorique  m'en  avaient  dit 
beaucoup  de  mal,  ce  qui  me  le  recommandait.  J'ouvris  le  livre.  Il  pouvait 
être  environ  midi  dans  ce  moment-là.  Je  tombai  sur  ces  vers  puissants  et 
sereins  (^^  :  —  «La  religion  n'est  pas  de  se  tourner  sans  cesse  vers  la  pierre 
voilée,  ni  de  s'approcher  de  tous  les  autels,  ni  de  se  jeter  à  terre  prosterné, 
ni  de  lever  les  mains  devant  les  demeures  des  dieux,  ni  d'arroser  les  temples 
de  beaucoup  de  sang  des  bêtes,  ni  d'accumuler  les  vœux  sur  les  vœux, 
mais  de  tout  regarder  avec  une  âme  tranquille.»  —  Je  m'arrêtai  pensif, 
puis  je  me  remis  à  lire.  Quelques  instants  après,  je  ne  voyais  plus  rien,  je 

(''  Nec  pietas  ulla  est,  velatum  sxpe  vidcri 

Vertier  ad  lapidem,  atque  omncs  acccdere  ad  aras, 
Nec  procumbere  humi  prostratum ,  et  panderc  paltnas 
Ante  deum  delubra,  neque  aras  sanguine  multo 
Spargerc  quadrupedum,  nec  votis  nectere  vota; 
Scd  mage  placata  possc  omnia  mente  tueri. 


L'ART   ET   LA   SCIENCE.  6y 

n'entendais  plus  rien,  j'étais  submergé  dans  le  poëtej  à  l'heure  du  dîner, 
je  fis  signe  de  la  tête  que  je  n'avais  pas  faimj  et  le  soir,  quand  le  soleil  se 
coucha  et  quand  les  troupeaux  rentrèrent  à  1  etable,  j'étais  encore  à  la  même 
place,  hsant  le  livre  immense;  et  à  côté  de  moi,  mon  père  en  cheveux 
blancs,  assis  sur  le  seuil  de  la  salle  basse  où  son  épée  pendait  à  un  clou, 
indulgent  pour  ma  lecture  prolongée,  appelait  doucement  les  moutons  qui 
venaient  l'un  après  l'autre  manger  une  poignée  de  sel  dans  le  creux  de  sa 
main. 


La  poésie  ne  peut  décroître.  Pourquoi  ?  Parce  qu'elle  ne  peut  croître. 

Ces  mots,  si  souvent  employés,  même  par  les  lettrés,  décadence,  renaissance, 
prouvent  à  quel  point  l'essence  de  l'art  est  ignorée.  Les  intelligences  super- 
ficielles, aisément  esprits  pédants,  prennent  pour  renaissance  ou  décadence 
des  effets  de  juxtaposition,  des  mirages  d'optique,  des  événements  de 
langues,  des  flux  et  reflux  d'idées,  tout  le  vaste  mouvement  de  création  et 
de  pensée  d'où  résulte  l'art  universel.  Ce  mouvement  est  le  travail  même 
de  l'infini  traversant  le  cerveau  humain. 

Il  n'y  a  de  phénomènes  vus  que  du  point  culminant;  et,  vue  du  point 
culminant,  la  poésie  est  immanente.  Il  n'y  a  ni  hausse  ni  baisse  dans  l'art. 
Le  génie  humain  est  toujours  dans  son  plein;  toutes  les  pluies  du  ciel 
n'ajoutent  pas  une  goutte  d'eau  à  l'océan;  une  marée  est  une  illusion,  l'eau 
ne  descend  sur  un  rivage  que  pour  monter  sur  l'autre.  Vous  prenez  des 
oscillations  pour  des  diminutions.  Dire  :  il  n'y  aura  plus  de  poètes,  c'est 
dire  :  il  n'y  aura  plus  de  reflux. 

La  poésie  est  élément.  Elle  est  irréductible,  incorruptible  et  réfractaire. 
Comme  la  mer,  elle  dit  chaque  fois  tout  ce  qu'elle  a  à  dire;  puis  elle  recom- 
mence avec  une  majesté  tranquille,  et  avec  cette  variété  inépuisable  qui 
n'appartient  qu'à  l'unité.  Cette  diversité  dans  ce  qui  semble  monotone  est  le 
prodige  de  l'immensité. 

Flot  sur  flot,  vague  après  vague,  écume  derrière  écume,  mouvement, 
puis  mouvement.  Ulliade  s'éloigne,  le  Komancero  arrive;  la  Bible  s'enfonce, 
le  Koran  surgit;  après  l'aquilon  Pindare  vient  l'ouragan  Dante.  L'éternelle 
poésie  se  répète-t-elle  .?  Non.  Elle  est  la  même  et  elle  est  autre.  Même 
souflle,  autre  bruit. 

Prenez-vous  le  Cid  pour  un  plagiaire  d'Ajax?  Prenez-vous  Charlemagne 
pour  un  copiste  d'Agamemnon }  —  «  Rien  de  nouveau  sous  le  soleil.  » 
«Votre  nouveau  est  du  vieux  qui  revient»,  —  etc.,  etc.  Oh!  le  bizarre 
procédé  de  critique  !  Donc  l'art  n'est  qu'une  série  de  contrefeçons  !  Thersite 

PHILOSOPHIE.    —    II  5 

■■riimitic   «ATtoiAU 


66  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

a  un  voleur,  Falstaff.  Oreste  a  un  singe,  Hamlet.  L'Hippogriffe  est  le  geai 
de  Pégase.  Tous  ces  poètes  !  un  tas  de  tire-laines.  On  s'entre-pille,  voilà 
tout.  L'inspiration  se  complique  de  filouterie.  Cervantes  détrousse  Apulée, 
Alceste  escroque  Timon  d'Athènes.  Le  bois  Sminthée  est  la  forêt  de  Bondy. 
D'où  sort  la  main  de  Shakespeare  }  de  la  poche  d'Eschyle. 

Non!  ni  décadence,  ni  renaissance,  ni  plagiat,  ni  répétition,  ni  redite. 
Identité  de  cœur,  différence  d'espritj  tout  est  là.  Chaque  grand  artiste,  nous 
l'avons  dit  ailleurs,  refrappe  l'art  à  son  image.  Hamlet,  c'est  Oreste  à  l'effigie 
de  Shakespeare.  Figaro,  c'est  Scapin  à  l'effigie  de  Beaumarchais.  Grand- 
gousier,  c'est  Silène  à  l'effigie  de  Rabelais. 

Tout  recommence  avec  le  nouveau  poëte,  et  en  même  temps  rien  n'est 
interrompu.  Chaque  nouveau  génie  est  abîme.  Pourtant  il  y  a  tradition. 
Tradition  de  gouffre  à  gouffre,  c'est  là,  dans  l'art  comme  dans  le  firmament, 
le  mystère}  et  les  génies  communiquent  par  leurs  effluves  comme  les  astres. 
Qu'ont-ils  de  commun.?  Rien.  Tout. 

De  ce  puits  qu'on  nomme  Ézéchiel  à  ce  précipice  qu'on  nomme  Juvénal, 
il  n'y  a  point  pour  le  songeur  solution  de  continuité.  Penchez-vous  sur  cet 
anathème  ou  penchez- vous  sur  cette  satire,  le  même  vertige  y  tournoie. 
\J A.pocalypse  se  réverbère  sur  la  mer  de  glace  polaire,  et  vous  avez  cette 
aurore  boréale,  les  Niebelungen.  L'Edda  réplique  aux  Védas. 

De  là  ceci,  d'où  nous  sommes  partis  et  où  nous  revenons  :  l'art  n'est 
point  perfectible. 

Pas  d'amoindrissement  possible  pour  la  poésie,  pas  d'augmentation  non 
plus.  On  perd  son  temps  quand  on  dit  :  nescio  quid  majm  nascitur  Iliade.  L'art 
n'est  sujet  ni  à  diminution  ni  à  grossissement.  L'art  a  ses  saisons,  ses  nuages, 
ses  éclipses,  ses  taches  même,  qui  sont  peut-être  des  splendeurs,  ses  inter- 
positions d'opacités  survenantes  dont  il  n'est  pas  responsable;  mais,  en 
somme,  c'est  toujours  avec  la  même  intensité  qu'il  fait  le  jour  dans  l'âme 
humaine.  11  reste  la  même  fournaise  donnant  la  même  aurore.  Homère  ne 
se  refroidit  pas. 

Insistons  d'ailleurs  sur  ceci,  car  l'émulation  des  esprits,  c'est  la  vie  du 
beau,  ô  poètes,  le  premier  rang  est  toujours  libre.  Ecartons  tout  ce  qui  peut 
déconcerter  les  audaces  et  casser  les  ailes  ;  l'art  est  un  courage  j  nier  que  les 
génies  survenants  puissent  être  les  pairs  des  génies  antérieurs,  ce  serait  nier 
la  puissance  continuante  de  Dieu. 

Oui,  et  nous  revenons  souvent,  et  nous  reviendrons  encore  sur  cet 
encouragement  nécessaire,  stimulation  c'est  presque  création;  oui,  ces  génies 
qu'on  ne  dépasse  point,  on  peut  les  égaler. 

Comment .'' 

En  étant  autre. 


LIVRE    QUATRIEME. 

SHAKESPEARE  L'ANCIEN. 


I 


Shakespeare  l'Ancien,  c'est  Eschyle. 

Revenons  sur  Eschyle.  Il  est  l'aïeul  du  théâtre. 

Ce  livre  serait  incomplet  si  Eschyle  n'y  avait  point  sa  place  à  part. 

Un  homme  qu'on  ne  sait  comment  classer  dans  son  siècle,  tant  il  est  en 
dehors,  et  à  la  fois  en  arrière  et  en  avant,  le  marquis  de  Mirabeau,  ce  mau- 
vais coucheur  de  la  philanthropie,  très  rare  penseur  après  tout,  avait  une 
bibliothèque  aux  deux  coins  de  laquelle  il  avait  fait  sculpter  un  chien  et 
une  chèvre,  en  souvenir  de  Socrate  qui  jurait  par  le  chien  et  de  Zenon  qui 
jurait  par  le  câprier.  Cette  bibliothèque  offrait  cette  particularité  :  d'un 
côté,  il  y  avait  Hésiode,  Sophocle,  Euripide,  Platon,  Hérodote,  Thucy- 
dide, Pindare,  Théocrite,  Anacréon,  Théophraste,  Démosthène,  Plutarque, 
Cicéron,  Tite-Live,  Sénèquc,  Perse,  Lucain,  Térence,  Horace,  Ovide, 
Properce,  Tibullé,  Virgile,  et,  au-dessous  on  lisait  gravé  en  lettres  d'or  : 
AmO;  de  l'autre,  il  y  avait  Eschyle  seul,  et  au-dessous,  ce  mot  :  Timeo. 

Eschyle,  en  effet,  est  redoutable.  Son  approche  n'est  pas  sans  tremble- 
ment. Il  a  la  masse  et  le  mystère.  Barbare,  extravagant,  emphatique,  anti- 
thétique, boursouflé,  absurde,  telle  est  la  sentence  rendue  contre  lui  par 
la  rhétorique  officielle  d'à  présent.  Cette  rhétorique  sera  changée.  Eschyle 
est  de  ces  hommes  que  le  critique  superficiel  raille  ou  dédaigne,  mais  que 
le  vrai  critique  aborde  avec  une  sorte  de  peur  sacrée.  La  crainte  du  génie 
est  le  commencement  du  goût. 

Dans  le  vrai  critique  il  y  a  toujours  un  poëte,  fût-ce  à  l'état  latent. 

Qui  ne  comprend  pas  Eschyle  est  irrémédiablement  médiocre.  On  peut 
essayer  sur  Eschyle  les  intelligences. 

C'est  une  étrange  forme  de  l'art  que  le  drame.  Son  diamètre  va  des 
Sept  Chefs  devant  Thèbes  au  Philosophe  sans  le  savoir,  et  de  Brid'oison  à  Œdipe. 
Thyeste  en  est,  Turcaret  aussi.  Si  vous  voulez  le  définir,  mettez  dans  votre 
définition  Electre  et  Marton. 


68  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

.  Le  drame  est  déconcertant.  Il  déroute  les  faibles.  Cela  tient  à  son  ubi- 
quité. Le  drame  a  tous  les  horizons.  Qu'on  juge  de  sa  capacité.  L'épopée  a 
pu  être  fondue  dans  le  drame,  et  le  résultat,  c'est  cette  merveilleuse  nou- 
veauté littéraire  qui  est  en  même  temps  une  puissance  sociale,  le  roman. 

L'épique,  le  lyrique  et  le  dramatique  amalgamés,  le  roman  est  ce  bronze. 
Don  ^Quichotte  est  iliade,  ode  et  comédie. 

Tel  est  l'élargissement  possible  du  drame. 

Le  drame  est  le  plus  vaste  récipient  de  l'art.  Dieu  et  Satan  y  tiennent  j 
voyez  Job. 

À  se  placer  au  point  de  vue  de  l'art  absolu,  le  propre  de  l'épopée,  c'est 
la  grandeur}  le  propre  du  drame,  c'est  l'immensité.  L'immense  diffère  du 
grand  en  ce  qu'il  exclut,  si  bon  lui  semble,  la  dimension,  en  ce  qu'ail 
passe  la  mesure»,  comme  on  dit  vulgairement,  et  en  ce  qu'il  peut,  sans 
perdre  la  beauté,  perdre  la  proportion.  Il  est  harmonieux  comme  la  voie 
lactée.  C'est  par  l'immensité  que  le  drame  commence,  il  y  a  quatre  mille 
ans,  dans  Job,  que  nous  venons  de  rappeler,  et,  il  y  a  deux  mille  cinq  cents 
ans,  dans  Eschyle }  c'est  par  l'immensité  qu'il  se  continue  dans  Shakespeare. 
Quels  personnages  prend  Eschyle?  les  volcans,  une  de  ses  trilogies  perdues 
s'appelle  l'Etna j  puis  les  montagnes,  le  Caucase  avec  Prométhée^  puis  la 
mer,  l'Océan  sur  son  dragon,  et  les  vagues,  les  océanidesj  puis  le  vaste 
orient,  les  Perses;  puis  les  ténèbres  sans  fond,  les  Euménides.  Eschyle  fait  la 
preuve  de  l'homme  par  le  géant.  Dans  Shakespeare  le  drame  se  rapproche 
de  l'humanité,  mais  reste  colossal.  Macbeth  semble  un  Atride  polaire.  Vous 
le  voyez,  le  drame  ouvre  la  nature,  puis  ouvre  l'âme j  et  nulle  limite  à  cet 
horizon.  Le  drame  c'est  la  vie,  et  la  vie  c'est  tout.  L'épopée  peut  n'être 
que  grande,  le  drame  est  forcé  d'être  immense. 

Cette  immensité,  c'est  tout  Eschyle,  et  c'est  tout  Shakespeare. 

L'immense,  dans  Eschyle,  est  une  volonté.  C'est  aussi  un  tempérament. 
Eschyle  invente  le  cothurne,  qui  grandit  l'homme,  et  le  masque,  qui 
grossit  la  voix.  Ses  métaphores  sont  énormes.  Il  appelle  Xercès  «l'homme 
aux  yeux  de  dragon».  La  mer,  qui  est  une  plaine  pour  tant  de  poètes,  est 
pour  Eschyle  «une  forêt»,  aXaoç.  Ces  figures  grossissantes,  propres  aux 
poètes  suprêmes,  et  à  eux  seuls,  sont  vraies,  au  fond,  d'une  vérité  de  rêve- 
rie. Eschyle  émeut  jusqu'à  la  convulsion.  Ses  effets  tragiques  ressemblent  à 
des  voies  de  fait  sur  les  spectateurs.  Quand  les  furies  d'Eschyle  font  leur 
entrée,  les  femmes  avortent.  Pollux  le  lexicographe  affirme  qu'en  voyant  ces 
faces  à  serpents  et  ces  torches  secouées,  il  y  avait  des  enfants  qui  étaient 
pris  d'épilepsie  et  qui  mouraient.  C'est  là,  évidemment,  «aller  au  delà  du 
but».  La  grâce  même  d'Eschyle,  cette  grâce  étrange  et  souveraine  dont 
nous  avons  parlé,  a  quelque  chose  de  cyclopéen.  C'est  Polyphème  souriant. 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  69 

Parfois  le  sourire  est  redoutable  et  semble  couvrir  une  obscure  colère. 
Mettez,  par  exemple,  en  présence  d'Hélène,  ces  deux  poètes,  Homère  et 
Eschyle.  Homère  est  sur-le-champ  vaincu,  et  admire.  Son  admiration  par- 
donne. Eschyle,  ému,  reste  sombre.  Il  appelle  Whlhnt  fleur  fatale  ;  puis  il 
ajoute  :  Ame  sereine  comme  la  mer  tran<juiUe.  Un  jour  Shakespeare  dira  :  Ver- 
£de  comme  l'onde. 

II 

Le  théâtre  est  un  creuset  de  civilisation.  C'est  un  lieu  de  communion 
humaine.  Toutes  ses  phases  veulent  être  étudiées.  C'est  au  théâtre  que  se 
forme  l'âme  publique. 

On  vient  de  voir  ce  qu'était  le  théâtre  au  temps  de  Shakespeare  et  de 
Molière  j  veut-on  voir  ce  qu'il  était  au  temps  d'Eschyle  ? 

Allons  à  ce  spectacle. 

Ce  n'est  plus  la  charrette  de  Thespis,  ce  n'est  plus  l'échafaud  de  Susarion, 
ce  n'est  plus  le  cirque  de  bois  de  Chœrilus  j  Athènes,  sentant  venir  Eschyle, 
Sophocle  et  Euripide,  s'est  donné  des  théâtres  de  pierre.  Pas  de  toit,  le  ciel 
pour  plafond,  le  jour  pour  éclairage,  une  longue  plate-forme  de  pierre  per- 
cée de  portes  et  d'escaliers  et  adossée  à  une  muraille,  les  acteurs  et  le  chœur 
allant  et  venant  sur  cette  plate-forme  qui  est  le  logeum,  et  jouant  la  pièce  $ 
au  centre,  à  l'endroit  où  est  aujourd'hui  le  trou  du  souffleur,  un  petit  autel 
à  Bacchus,  la  thymèlc;  en  face  de  la  plate-forme,  un  vaste  hémicycle  de 
gradins  de  pierre,  cinq  ou  six  mille  hommes  assis  là  pêle-mêle  j  tel  est  le 
laboratoire.  C'est  là  que  la  fourmilière  du  Pirée  vient  se  faire  Athènes  3  c'est 
là  que  la  multitude  devient  le  public,  en  attendant  que  le  public  devienne 
le  peuple.  La  multitude  est  là  en  effet j  toute  la  multitude,  y  compris  les 
femmes,  les  enfants  et  les  esclaves,  et  Platon  qui  fronce  le  sourcil. 

Si  c'est  fête,  si  nous  sommes  aux  Panathénées,  aux  Lénéennes  ou  aux 
grandes  Dionysiaques,  les  magistrats  en  sontj  les  proèdres,  les  épistates  et 
les  prytanes  siègent  à  leur  place  d'honneur.  Si  la  trilogie  doit  être  tétralogie, 
si  la  représentation  doit  se  terminer  par  une  pièce  à  satyres,  si  les  faunes,  les 
xgipans,  les  ménades,  les  chèvre-pieds  et  les  évans  doivent  venir  à  la  fin 
faire  des  farces,  si  parmi  les  comédiens,  presque  prêtres,  et  qu'on  nomme 
«les  hommes  de  Bacchus»,  on  doit  avoir  l'acteur  favori  qui  excelle  dans  les 
deux  modes  de  déclamation,  dans  la  paraloge  aussi  bien  que  dans  la  para- 
catologe,  si  le  poëte  est  assez  aimé  de  ses  rivaux  pour  qu'on  ait  la  chance 
de  voir  dans  le  chœur  figurer  des  hommes  célèbres,  Eupolis,  Cratinus,  ou 
même  Aristophane,  Ejtpolis  atque  Cratinm,  Aristophanesque  poeta,  comme  dira 
un  jour  Horace,  si  l'on  joue  une  pièce  à  femmes,  fût-ce  la  vieille  Jilcelîe 


70  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

de  Thespis,  tout  est  plein,  il  y  a  foule.  La  foule  est  déjà  pour  Eschyle  ce 
que  plus  tard,  comme  le  constate  le  prologue  des  Bacchides,  elle  sera  pour 
Plaute,  «un  amas  d'hommes  sur  des  bancs,  toussant,  crachant,  éternuant, 
faisant  avec  la  bouche  des  bruits  et  des  grimaces,  ore  concrepario,  se  touchant 
du  front,  et  parlant  de  leurs  affaires  »  s  ce  qu'elle  est  aujourd'hui. 

Des  écoliers  charbonnent  sur  la  muraille,  tantôt  par  admiration,  tantôt 
par  ironie,  des  vers  connus,  entre  autres  le  singuUer  vers  ïambique  en  un 
seul  mot  de  Phrynichus  : 

Archa'wmélhidonophrunicherata  ^'^ , 

que  n'a  pu  atteindre,  tout  en  l'imitant,  le  fameux  alexandrin  en  deux  mots 
d'un  de  nos  tragiques  du  seizième  siècle  : 

Métamorphoserait  Nabuchodonosor. 

Il  n'y  a  pas  que  les  écoliers  pour  faire  du  bruit  ^  il  y  a  les  vieillards.  Fiez- 
vous  pour  le  tapage  aux  vieillards  des  Guêpes  d'Aristophane.  Deux  écoles 
sont  en  présence  j  d'un  côté  Thespis,  Susarion,  Pratinas  de  Phlionte,  Epi- 
gène  de  Sicyone,  Théo  mis,  Auléas,  Chœrilus,  Phrynichus,  Minos  lui-même  j 
de  l'autre  le  jeune  Eschyle.  Eschyle  a  vingt-huit  ans.  Il  donne  sa  trilogie 
des  Vrométhées  :  Frométhée  allumeur  du  feu,  Frométhée  enchaîné,  Vrométhêe  délivré, 
terminée  par  quelque  pièce  à  satyres,  les  Aryens  peut-être,  dont  Macrobe 
nous  a  conservé  un  fragment.  L'antique  querelle  des  deux  âges  éclate  j 
barbes  grises  contre  cheveux  noirs j  on  discute,  on  dispute j  les  vieillards 
sont  pour  les  vieux  5  les  jeunes  sont  pour  Eschyle.  Les  jeunes  défendent 
Eschyle  contre  Thespis,  comme  ils  défendront  Corneille  contre  Garnier. 
Les  vieux  sont  indignés.  Écoutez  bougonner  ces  nestors.  Qu'est-ce  que 
la  tragédie  }  C'est  le  chant  du  bouc.  Où  est  le  bouc  dans  ce  Vrométhêe 
enchaîné'^  L'art  est  en  décadence.  Et  ils  répètent  la  célèbre  objection  :  ^uid 
pro  Baecho?  «Qu'y  a-t-il  là  pour  Bacchus?»  Les  plus  sévères,  les  purs, 
n'admettent  même  pas  Thespis,  et  rappellent  que,  pour  le  seul  fait  d'avoir 
détaché  et  isolé  dans  une  pièce  un  épisode  de  la  vie  de  Bacchus,  l'histoire 
de  Penthée,  Solon  avait  levé  son  bâton  sur  Thespis  en  l'appelant  «  menteur  ». 
Ils  exècrent  ce  novateur  d'Eschyle.  Ils  blâment  toutes  ces  inventions  qui 
ont  pour  but  de  mieux  faire  ressembler  le  drame  à  la  nature,  l'emploi  de 
l'anapeste  pour  le  chœur,  de  l'ïambe  pour  le  dialogue  et  du  trochée  pour 
la  passion,  de  même  qu'on  a  plus  tard  blâmé  dans  Shakespeare  le  passage  de 
la  poésie  à  la  prose,  et  dans  le  théâtre  du  dix-neuvième  siècle  ce  qu'on  a 

f'J  Ap^euo{i£Xii(Ti$û)vo<PpvvtxTi^paT(i.  {Note  du  manascrtt.) 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  71 

appelé  le  vers  brisé.  Ce  sont  là  des  nouveautés  insupportables.  Et  puis,  la 
flûte  chante  trop  haut,  et  le  tétracorde  chante  trop  bas,  et  qu'a-t-on  fait  de 
la  vieille  division  sacrée  des  tragédies  en  monodies,  stasimes  et  exodes  ? 
Thespis  ne  mettait  en  scène  qu'un  acteur  parlant  5  voilà  Eschyle  qui  en  met 
deux.  Bientôt  on  en  mettra  trois.  (Sophocle,  en  effet,  devait  venir.)  Où 
s'arrêtera-t-on.''  Ce  sont  des  impiétés.  Et  comment  cet  Eschyle  ose-t-il  appe- 
ler Jupiter  le prytane  des  immorte/s?  Jlupïtcï  était  un  Dieu,  ce  n'est  plus  qu'un 
magistrat.  Où  allons-nous  ?  La  thymèle ,  l'ancien  autel  du  sacrifice ,  est 
maintenant  un  siège  pour  le  coryphée  !  le  chœur  devrait  se  borner  à  exécu- 
ter la  strophe,  c'est-à-dire  le  tour  à  droite,  puis  l'antistrophe,  c'est-à-dire  le 
tour  à  gauche,  puis  l'épode,  c'est-à-dire  le  repos 5  mais  que  signifie  le 
chœur  arrivant  dans  un  char  ailé-^*  Qu'est-ce  que  le  taon  qui  poursuit  lo? 
Pourquoi  l'Océan  vient-il  monté  sur  un  dragon.?  C'est  là  du  spectacle, 
non  de  la  poésie.  Où  est  l'antique  simplicité  ?  Ce  spectacle  est  puéril. 
Votre  Eschyle  n'est  qu'un  peintre,  un  décorateur,  un  faiseur  de  fracas, 
un  charlatan,  un  machiniste.  Tout  pour  les  yeux,  rien  pour  la  pensée. 
Au  feu  toutes  ces  pièces,  et  qu'on  se  contente  de  réciter  les  vieux  pxans 
de  Tynnichus  !  Au  reste,  c'est  Chœrilus  qui,  par  sa  tétralogie  des  Curetés, 
a  commencé  le  mal.  Qu'est-ce  que  les  Curetés,  s'il  vous  plaît.?  des  dieux 
forgerons.  Eh  bien,  il  fallait  simplement  mettre  sur  la  scène  leurs  cinq 
familles  travaillant,  les  Dactyles  trouvant  le  métal,  les  Cabires  inventant 
la  forge,  les  Corybantes  faisant  l'épée  et  le  soc  de  charrue,  les  Curetés 
fabriquant  le  bouclier,  et  les  Telchines  ciselant  les  bijoux.  C'était  bien  assez 
intéressant  comme  cela.  Mais  en  permettant  aux  poètes  d'y  mêler  l'aven- 
ture de  Plexippe  et  de  Toxée,  on  a  tout  perdu.  Comment  voulez-vous 
qu'une  société  résiste  à  de  tels  excès  ?  C'est  abominable.  Eschyle  devrait  être 
cité  en  justice  et  boire  la  ciguë  comme  ce  vieux  misérable  de  Socrate.  Vous 
verrez  qu'on  se  contentera  de  l'exiler.  Tout  dégénère. 

Et  les  jeunes  éclatent  de  rire.  Ils  critiquent,  eux  aussi,  mais  autre  chose. 
Quelle  vieille  brute  que  ce  Solon  !  c'est  lui  qui  a  institué  l'archonte  épo- 
nyme.  Qu'a-t-on  besoin  d'un  archonte  donnant  son  nom  à  l'année  }  Huée  à 
l'archonte  éponyme  qui  a  dernièrement  fait  élire  et  couronner  un  poëte  par 
dix  généraux  au  lieu  de  prendre  dix  hommes  du  peuple.  Il  est  vrai  qu'un 
des  généraux  était  Cimon  -,  circonstance  atténuante  aux  yeux  des  uns,  car 
Cimon  a  battu  les  phéniciens,  aggravante  aux  yeux  des  autres,  car  c'est  ce 
Cimon  qui,  afin  de  sortir  de  la  prison  pour  dettes,  a  vendu  sa  sœur  Elphi- 
nie  et,  par-dessus  le  marché,  sa  femme,  à  Callias.  Si  Eschyle  est  un 
téméraire,  et  mérite  d'être  mandé  devant  l'aréopage,  est-ce  que  Phrynichus 
n'a  pas  été,  lui  aussi,  jugé  et  condamné  pour  avoir  montré  sur  la  scène, 
dans  la  Frise  de  Milet,  les  grecs  battus  par  les  perses.?  Quand  laissera-t-on  les 


Jl  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

poètes  faire  à  leur  guise  ?  Vive  la  liberté  de  Périclès  et  à  bas  la  censure  de 
Solon!  Et  puis,  qu'est-ce  que  cette  loi  qu'on  vient  de  rendre,  qui  réduit 
le  choeur  de  cinquante  choreutes  à  quinze  ?  et  comment  jouera-t-on  les 
Danaïdes  ?  et  ne  ricanera-t-on  point  au  vers  d'Eschyle  :  Ézyptus,  le  père  aux 
cinquante  fils  ?  les  cinquante  seront  quinze.  Ceite  magistrature  est  inepte. 
Querelle,  rumeur.  L'un  préfère  Phrynicus,  un  autre  préfère  Eschyle,  un 
autre  préfère  le  vin  miellé  au  benjoin.  Les  porte-voix  des  acteurs  se  tirent 
comme  ils  peuvent  de  ce  brouhaha,  percé  de  temps  en  temps  par  le  cri 
aigre  des  vendeuses  publiques  de  phallus  et  des  marchandes  d'eau.  Tel  est 
le  tumulte  athénien.  Pendant  ce  temps-là  on  joue  la  pièce.  Elle  est  d'un 
homme  vivant.  Le  tumulte  est  de  droit.  Plus  tard,  quand  Eschyle  sera 
mort  ou  exilé,  on  fera  silence.  Il  convient  que  vous  vous  taisiez  devant  un 
dieu,  ^quum  eH,  c'est  Plaute  qui  parle,  vos  deo  facei'e  silentium.     . 


III 

Un  génie  est  un  accusé. 

Tant  qu'Eschyle  vécut,  il  fut  contesté.  On  le  contesta,  puis  on  le  persé- 
cuta, progression  naturelle.  Selon  l'habiLude  athénienne,  on  démura  sa  vie 
privée  i  on  le  noircit,  on  le  calomnia.  Une  femme  qu'il  avait  aimée, 
Planesia,  sœur  de  Chrysilla,  maîtresse  de  Périclès,  s'est  déshonorée  devant 
l'avenir  par  les  outrages  qu'elle  adressa  à  Eschyle  publiquement.  On  lui 
supposa  des  amours  contre  nature j  on  lui  trouva,  comme  à  Shakespeare, 
un  lord  Southampton.  Sa  popularité  fut  battue  en  brèche.  On  lui  imputait 
à  crime  tout,  jusqu'à  sa  bonne  grâce  envers  les  jeunes  poètes  qui  lui 
offraient  respectueusement  leurs  premières  couronnes  j  il  est  curieux  de  voir 
ce  reproche  reparaître  toujours  5  Pezay  et  Saint-Lambert  le  répètent  au  dix- 
huitième  siècle  : 

Pourquoi ,  "Voltaire ,  à  ces  auteurs , 
Qui  t'adressent  des  vers  flatteurs , 
Répondre,  en  toutes  tes  missives, 
Par  des  louanges  excessives  ? 

Eschyle,  vivant,  fut  une  sorte  de  cible  publique  à  toutes  les  haines. 
Jeune,  on  lui  préféra  les  anciens,  Thespis  et  Phrynichus5  vieux,  on  lui 
préféra  les  nouveaux,  Sophocle  et  Euripide.  Enfin,  il  fut  traduit  devant 
l'aréopage,  et,  selon  Suidas,  parce  que  le  théâtre  s'était  écroulé  pendant 
une  de  ses  pièces,  selon  Élien,  parce  qu'il  avait  blasphémé,  ou,  ce  qui  est 
la  même  chose,  raconté  les  arcanes  d'Eleusis,  il  fut  exilé.  Il  mourut  en 
exil. 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  73 

Alors  l'orateur  Lycurgue  s'écria  :  11  faut  élever  à  Eschyle  une  statue  de 
bronze. 

Athènes,  qui  avait  chassé  l'homme,  éleva  la  statue. 

Ainsi  Shakespeare,  mort,  entra  dans  l'oubli}  Eschyle,  dans  la  gloire. 

Cette  gloire,  qui  devait  avoir  dans  les  siècles  ses  phases,  ses  éclipses,  ses 
disparitions  et  ses  réapparitions,  fut  éblouissante.  La  Grèce  se  souvint  de 
Salamine,  où  Eschyle  avait  combattu.  L'aréopage  lui-même  eut  honte.  Il 
se  sentit  ingrat  envers  l'homme  qui,  dans  VOrelîie,  avait  honoré  ce  tribunal 
au  point  d'y  faire  comparaître  Minerve  et  Apollon.  Eschyle  devint  sacré. 
Toutes  les  phratries  eurent  son  buste,  ceint  d'abord  de  bandelettes j  plus 
tard,  couronné  de  lauriers.  Aristophane  lui  fit  dire  dans  les  Grenouilles  :  «Je 
suis  mort,  mais  ma  poésie  est  vivante  »  Aux  grands  jours  d'Eleusis,  le  héraut 
de  l'aréopage  souffla  en  l'honneur  d'Eschyle  dans  la  trompette  tyrrhénienne. 
On  fit  faire,  aux  frais  de  la  république,  un  exemplaire  officiel  de  ses  quatre- 
vingt-dix-sept  drames  qui  fut  mis  sous  la  garde  du  greffier  d'Athènes.  Les 
acteurs  qui  jouaient  ses  pièces  étaient  tenus  d'aller  collationner  leurs  rôles 
sur  cet  exemplaire  complet  et  unique.  On  fit  d'Eschyle  un  deuxième 
Homère.  Eschyle  eut,  lui  aussi,  ses  rapsodes  qui  chantaient  ses  vers  dans  les 
fêtes  et  qui  tenaient  à  la  main  une  branche  de  myrte. 

Il  avait  eu  raison,  le  grand  homme  insulté,  d'écrire  sur  ses  poëmes  cette 
fière  et  sombre  dédicace  : 

AU  TEMPS. 

De  son  blasphème,  il  n'en  fut  plus  question}  ce  blasphème  l'avait  fait 
mourir  en  exil,  c'était  bien,  c'était  assez 5  il  fut  comme  non  avenu.  Du 
reste,  on  ne  sait  où  trouver  ce  blasphème.  Palingène  le  cherche  dans  une 
Astérope,  imaginaire,  selon  nous.  Musgrave  le  cherche  dans  les  EMménides. 
Musgrave  a  probablement  raison,  car  les  Euménides  étant  une  pièce  fort 
rehgieuse,  les  prêtres  avaient  dû  la  choisir  pour  l'accuser  d'impiété. 

Signalons  une  coïncidence  bizarre.  Les  deux  fils  d'Eschyle,  Euphorion 
et  Bion,  passent  pour  avoir  refait  VOreBie,  exactement  comme,  deux  miUe 
trois  cents  ans  plus  tard,  Davenant,  bâtard  de  Shakespeare,  refit  Macbeth. 
Mais  en  présence  du  respect  universel  pour  Eschyle  mort,  ces  impudentes 
retouches  étaient  impossibles,  et  ce  qui  est  vrai  de  Davenant  est  évidemment 
inexact  de  Bion  et  d'Euphorion. 

La  renommée  d'Eschyle  emplit  le  monde  d'alors.  L'Egypte,  le  sentant 
avec  raison  colosse  et  un  peu  égyptien,  lui  décerna  le  nom  de  Vimander,  qui 
signifie  Intelligence  Supérieure.  En  Sicile,  où  il  avait  été  banni  et  où  l'on 
sacrifiait  des  boucs  devant  son  tombeau  à  Gela,  il  fut  presque  un  olympien. 


74  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Plus  tard,  pour  les  chrétiens,  à  cause  de  la  prédiction  de  Prométhée,  où 
l'on  voulut  voir  Jésus,  il  fut  presque  un  prophète. 

Chose  étrange,  c'est  cette  gloire  qui  a  fait  sombrer  son  œuvre. 

Nous  parlons  ici  du  naufrage  matériel,  car,  comme  nous  l'avons  dit,  le 
vaste  nom  d'Eschyle  surnage. 

C'est  tout  un  drame,  et  un  drame  extraordinaire,  que  la  disparition  de 
ces  poëmes.  Un  roi  a  bêtement  volé  l'esprit  humain. 

Contons  ce  vol. 


IV 


Voici  les  faits,  la  légende  du  moins,  car,  à  cette  distance  et  dans  ce  cré- 
puscule, l'histoire  est  légendaire. 

Il  y  avait  un  roi  d'Egypte  nommé  Ptolémée  Evergète,  beau-frère  d'An- 
tiochus  le  dieu. 

Disons-le  en  passant,  tous  ces  gens-là  étaient  dieux.  Dieux  soters,  dieux 
évergètes,  dieux  épiphanes,  dieux  philométors,  dieux  philadelphes ,  dieux 
philopators.  Traduisez  :  dieux  sauveurs,  dieux  bienfaisants,  dieux  illustres, 
dieux  aimant  leur  mère,  dieux  aimant  leurs  frères,  dieux  aimant  leur  père. 
Cléopâtre  était  déesse  soter.  Les  prêtres  et  prêtresses  de  Ptolémée  soter  étaient 
à  Ptolémaïs.  Ptolémée  VI  était  appelé  Dieu- Aime-Mère,  Vhilométor,  parce 
qu'il  haïssait  sa  mère  Cléopâtre j  Ptolémée  IV  était  Dieu- Aime-Père,  Vhilo- 
■pator,  parce  qu'il  avait  empoisonné  son  père  -,  Ptolémée  II  était  Dieu-Aime- 
Frères,  Fhiladelphe,  parce  qu'il  avait  tué  ses  deux  frères. 

Revenons  à  Ptolémée  Evergète. 

Il  était  fils  du  Philadelphe,  lequel  donnait  des  couronnes  d'or  aux  ambas- 
sadeurs romains,  le  même  à  qui  le  pscudo  Aristée  attribue  à  tort  la  version 
des  Septante.  Ce  Philadelphe  avait  fort  augmenté  la  bibliothèque  d'Alexan- 
drie qui,  de  son  vivant,  comptait  deux  cent  mille  volumes,  et  qui,  au 
sixième  siècle,  atteignit,  dit-on,  le  chiffre  incroyable  de  sept  cent  mille 
manuscrits. 

Ce  répertoire  de  la  connaissance  humaine,  formé  sous  les  yeux  d'Euclide, 
et  par  les  soins  de  Callimaque,  de  Diodore  Cronos,  de  Théodore  l'Athée, 
de  Philétas,  d'Apollonius,  d'Aratus,  du  prêtre  égyptien  Manéthon,  de 
Lycophron  et  de  Théocrite,  eut  pour  premier  bibliothécaire,  selon  les  uns 
Zénodote  d'Éphèse,  selon  les  autres  Démétrius  de  Phalère,  à  qui  Athènes 
avait  élevé  trois  cent  soixante  statues,  qu'elle  mit  un  an  à  construire  et  un 
jour  à  détruire.  Or  cette  bibliothèque  n'avait  pas  d'exemplaire  d'Eschyle. 
Un  jour  le  grec  Démétrius  dit  à  Evergète  :  Pharaon  n'a  pas  Eschyle,  exacte- 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  75 

ment  comme  plus  tard  Leidrade,  archevêque  de  Lyon  et  bibliothécaire  de 
Charlemagne,  dit  à  Charlemagne  :  U empereur  n'a  pas  Scœva  Memor. 

Ptolémée  Évergète,  voulant  compléter  l'œuvre  du  Philadelphe  son  père, 
résolut  de  donner  Eschyle  à  la  bibliothèque  d'Alexandrie.  Il  déclara  qu'il 
en  ferait  faire  une  copie.  Il  envoya  une  ambassade  emprunter  aux  athéniens 
l'exemplaire  unique  et  sacré  gardé  par  le  greffier  de  la  république.  Athènes, 
peu  prêteuse,  hésita  et  demanda  un  nantissement.  Le  roi  d'Egypte  offrit 
quinze  talents  d'argent.  Si  l'on  veut  se  rendre  compte  de  ce  que  c'est  que 
quinze  talents,  on  n'a  qu'à  se  dire  que  c'était  les  trois  quarts  du  tribut  annuel 
de  rançon  payé  par  la  Judée  à  l'Egypte,  lequel  était  de  vingt  talents  et 
pesait  à  tel  point  sur  le  peuple  juif  que  le  grand  prêtre  Onias  II,  fondateur 
du  temple  Onion,  se  décida  à  refuser  ce  tribut,  au  risque  d'une  guerre. 
Athènes  accepta  le  gage.  Les  quinze  talents  furent  déposés.  L'Eschyle 
complet  fut  remis  au  roi  d'Egypte.  Le  roi  abandonna  les  quinze  talents,  et 
garda  le  livre. 

Athènes  indignée  eut  une  velléité  de  guerre  contre  l'Egypte.  Reconqué- 
rir Eschyle,  cela  valait  bien  reconquérir  Hélène.  Recommencer  Troie,  mais 
cette  fois  pour  ravoir  Homère,  c'était  beau.  On  réfléchit  pourtant.  Le 
Ptolémée  était  redoutable.  Il  avait  repris  de  force  à  l'Asie  les  deux  mille 
cinq  cents  dieux  égyptiens  emportés  jadis  par  Cambyse,  parce  qu'ils  étaient 
en  or  et  en  argent.  Il  avait  de  plus  conquis  la  Cilicie  et  la  Syrie,  et  tout  le 
pays  de  l'Euphrate  au  Tigre.  Athènes,  elle,  n'était  plus  au  temps  où  elle 
improvisait  une  flotte  de  deux  cents  vaisseaux  contre  Artaxerce.  Elle  laissa 
Eschyle  prisonnier  de  l'Egypte. 

C'était  un  prisonnier  dieu.  Cette  fois  le  mot  dieu  est  à  sa  place.  On 
rendait  à  Eschyle  des  honneurs  inouïs.  Le  roi  refusa,  dit-on,  de  le  feire 
copier,  tenant  stupidement  à  posséder  un  exemplaire  unique. 

On  veilla  particulièrement  sur  ce  manuscrit  quand  la  bibliothèque 
d'Alexandrie,  grossie  de  la  bibliothèque  de  Pergame,  qu'Antoine  donna  à 
Cléopâtre,  fut  transférée  dans  le  temple  de  Jupiter  Sérapis.  C'est  là  que 
saint  Jérôme  vint  lire,  sur  le  texte  athénien,  le  fameux  passage  de  Prométhée 
prophétisant  le  Christ  :  «  Va  dire  à  Jupiter  que  rien  ne  me  fera  nommer 
celui  qui  doit  le  détrôner.  » 

D'autres  docteurs  de  l'église  firent  sur  cet  exemplaire  la  même  vérification. 
Car  de  tout  temps  on  a  combiné  avec  les  affirmations  orthodoxes  ce  qu'on 
a  appelé  les  témoignages  du  polythéisme,  et  l'on  a  fait  effort  pour  faire  dire 
aux  païens  des  choses  chrétiennes.  Telîe  David  cum  sibylla.  On  vint  comme 
en  pèlerinage  compulser  le  Prométhée.  Ce  fut  peut-être  cette  assiduité  à  fré- 
quenter la  bibliothèque  d'Alexandrie  qui  trompa  l'empereur  Adrien  et  qui 
lui  fit  écrire  au  consul  Servianus  :  «  Ceux  qui  adorent  Sérapis  sont  chrétiens i 


■]6  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

ceux  qui  se  prétendent  évcques  du  Christ  sont  en  même  temps  dévots  à 
Sérapis.  » 

Sous  la  domination  romaine,  la  bibliothèque  d'Alexandrie  appartenait  à 
l'empereur.  L'Egypte  était  la  chose  de  César.  A.u^{Stu5,  dit  Tacite,  seposuit 
j^^ptum.  N'y  voyageait  pas  qui  voulait.  L'Egypte  était  close.  Les  chevaliers 
romains,  et  les  sénateurs  même,  n'y  obtenaient  pas  aisément  leurs  entrées. 

C'est  pendant  cette  période  que  l'exemplaire  complet  d'Eschyle  put  être 
consulté  et  feuilleté  par  Timocharis,  Aristarque,  Athénée,  Stobée,  Diodore 
de  Sicile,  Macrobe,  Plotin,  Jamblique,  Sopatre,  Clément  d'Alexandrie, 
Népotien  d Afrique,  Valère-Maxime,  Justin  le  martyr,  et  même  par  Elien, 
quoique  Elien  ait  peu  quitté  l'Italie. 

Au  septième  siècle,  un  homme  entra  dans  Alexandrie.  Il  était  monté 
sur  un  chameau,  et  assis  entre  deux  sacs,  l'un  plein  de  figues,  l'autre  plein 
de  blé.  Ces  deux  sacs  étaient,  avec  un  plat  de  bois,  tout  ce  qu'il  possédait. 
Cet  homme  ne  s'asseyait  jamais  qu'à  terre.  Il  ne  buvait  que  de  l'eau  et  ne 
mangeait  que  du  pain.  Il  avait  conquis  la  moitié  de  l'Asie  et  de  l'Afrique, 
pris  ou  brûlé  trente-six  mille  villes,  villages,  forteresses  et  châteaux,  détruit 
quatre  mille  temples  païens  ou  chrétiens,  bâti  quatorze  cents  mosquées, 
vaincu  Izdeger,  roi  de  Perse,  etHéraclius,  empereur  d'Orient,  et  il  se  nom- 
mait Omar.  Il  brûla  la  bibliothèque  d'Alexandrie. 

Omar  est  pour  cela  célèbre}  Louis,  dit  le  Grand,  n'a  pas  la  même  célé- 
brité, ce  qui  est  injuste,  car  il  a  brûlé  la  bibliothèque  Rupertine  à 
Heidelberg. 


V 


On  le  voit,  cette  aventure  est  un  drame  complet.  Il  pourrait  s'intituler 
Eschyle  perdu.  Exposition,  nœud  et  dénouement.  Après  Evergète,  Omar. 
L'action  commence  par  un  voleur  et  finit  par  un  incendiaire. 

L'Evergète,  c'est  là  son  excuse,  a  volé  par  amour.  Inconvénients  de 
l'admiration  d'un  imbécile. 

Quant  à  Omar,  c'est  le  fanatique.  Soit  dit  en  passant,  on  a  essayé  de  nos 
jours  de  bizarres  réhabilitations  historiques.  Nous  ne  parlons  pas  de  Néron, 
qui  est  à  la  mode.  Mais  on  a  tenté  d'exonérer  Omar,  de  même  qu'on  a 
tenté  d'innocenter  Pic  V.  Pie  V  et  saint  personnifie  l'inquisition }  le  canoni- 
ser suffisait,  pourquoi  l'innocenter?  Nous  ne  nous  prêtons  point  à  ces 
remises  en  question  de  procès  jugés.  Nous  n'avons  aucun  goût  à  rendre  de 
ces  petits  services  au  fanatisme,  qu'il  soit  calife  ou  pape,  qu'il  brûle  les 
livres  ou  qu'il  brûle  les  hommes.  On  a  fort  plaidé  pour  Omar.  Une  certaine 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  -/j 

classe  d'historiens  et  de  critiques  biographes  s'apitoie  volontiers  sur  les  sabres, 
si  calomniés,  ces  pauvres  sabres.  Jugez  de  la  tendresse  qu'on  a  pour  un 
cimeterre.  Le  cimeterre,  c'est  le  sabre  idéal.  C'est  mieux  que  bête,  c'est  turc. 
Omar  a  donc  été  nettoyé  le  plus  possible.  On  a  argué  d'un  premier  incendie 
du  quartier  Bruchion  où  était  la  bibliothèque  alexandrine,  pour  prouver  la 
facilité  de  ces  accidents}  celui-ci  était  de  la  faute  de  Jules  César,  autre  sabre  j 
puis  d'un  second  incendie,  partiel,  du  Sérapeum,  pour  accuser  les  chrétiens, 
ces  démagogues  d'alors.  Si  l'incendie  du  Sérapeum  avait  détruit  la  biblio- 
thèque alexandrine,  au  quatrième  siècle,  Hypathie  n'aurait  pas  pu,  au  cin- 
quième siècle,  donner,  dans  cette  même  bibliothèque,  ces  leçons  de  philo- 
sophie qui  la  firent  massacrer  à  coups  de  pots  cassés.  Sur  Omar,  nous  croyons 
volontiers  les  arabes.  Abd-AUatif  a  vu,  vers  1220,  à  Alexandrie,  «la  colonne 
des  piliers  supportant  une  coupole  » ,  et  il  dit  :  «  Là  était  la  bibliothèque 
que  brûla  Amrou  ben-Alas,  par  permission  d'Omar.  »  Abulfaradge,  en  1260, 
dans  son  Hiltoire  dynamique,  raconte  en  propres  termes  que,  sur  l'ordre 
d'Omar,  on  prit  les  livres  de  la  bibliothèque,  et  qu'on  en  chauffa  pendant 
six  mois  les  bains  d'Alexandrie.  Selon  Gibbon,  il  y  avait  à  Alexandrie 
quatre  mille  bains.  Ebn-Khaldoun ,  dans  ses  Vrolégpmmes  hilîoriques,  raconte 
une  autre  destruction,  l'anéantissement  de  la  bibliothèque  des  mèdes  par 
Saad,  lieutenant  d'Omar.  Or  Omar,  ayant  fait  brûler  en  Perse  la  bibliothèque 
médique  par  Saad,  était  logique  en  faisant  brûler  en  Egypte  la  bibliothèque 
égypto-grecque  par  Amrou.  Ses  lieutenants  nous  ont  conservé  son  ordre  : 
«Si  ces  livres  contiennent  des  mensonges,  au  feu.  S'ils  contiennent  des 
vérités,  elles  sont  dans  le  Koran,  au  feu.  »  Au  lieu  de  Koran,  mettez  Bible, 
Veda,  Edda,  Zend-Avesta,  Toldos  Jeschu,  Talmud,  Évangile,  et  vous 
avez  la  formule  imperturbable  et  universelle  de  tous  les  fanatismes.  Cela 
dit,  nous  ne  voyons  aucune  raison  pour  casser  le  verdict  de  l'histoire,  nous 
adjugeons  au  calife  la  fumée  des  sept  cent  mille  volumes  d'Alexandrie, 
Eschyle  compris,  et  nous  maintenons  Omar  en  possession  de  son  incendie. 
Evergète,  par  volonté  de  jouissance  exclusive  et  traitant  une  bibliothèque 
comme  un  sérail,  nous  a  dérobé  Eschyle.  Le  dédain  imbécile  peut  avoir 
les  mêmes  effets  que  l'adoration  imbécile.  Shakespeare  a  failli  avoir  le  sort 
d'Eschyle.  Il  a  eu,  lui  aussi,  son  incendie.  Shakespeare  était  si  peu  imprimé, 
l'imprimerie  existait  si  peu  pour  lui,  grâce  à  l'inepte  indifférence  de  la 
postérité  immédiate,  qu'en  1666  il  n  y  avait  encore  qu'une  édition  du  poète 
de  Stratford-sur- Avon ,  l'édition  d  Hemynge  et  Condell,  tirée  à  trois  cents 
exemplaires.  Shakespeare,  avec  cette  obscure  et  chétive  édition  attendant  en 
vain  le  public,  était  une  sorte  de  pauvre  honteux  de  la  gloire.  Ces  trois  cents 
exemplaires  étaient  à  peu  près  tous  à  Londres  en  magasin,  quand  l'incendie 
de  1666  éclata.  Il  brûla  Londres  et  faillit  brûler  Shakespeare.  Toute  l'édition 


78  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Hemynge  etCondelly  disparut,  à  l'exception  de  quarante-huit  exemplaires 
vendus  en  cinquante  ans.  Ces  quarante- huit  acheteurs  ont  sauvé  la  vie  à 
l'œuvre  de  Shakespeare. 


VI 


La  disparition  d'Eschyle  !  étendez  hypothétiquement  cette  catastrophe  à 
quelques  autres  noms  encore,  et  il  semble  que  vous  sentiez  le  vide  se  faire 
dans  l'esprit  humain. 

L'œuvre  d'Eschyle  était,  par  l'étendue,  la  plus  vaste,  à  coup  sûr,  de  toute 
l'antiquité.  Par  les  sept  pièces  qui  nous  restent,  on  peut  juger  de  ce  qu'était 
cet  univers. 

Ce  que  c'est  qu'Eschyle  perdu,  indiquons-le. 

Quatorze  trilogies  :  les  Vrométhées,  dont  faisait  partie  Vrométhée  enchaîné;  les 
Sept  chefs  devant  Thebes,  dont  il  nous  reste  une  pièce;  la  Dana'ide,  qui  compre- 
nait les  Suppliantes,  écrites  en  Sicile  et  ayant  trace  du  «  sicélisme  »  d'Eschyle; 
L,am,  qui  comprenait  (Edipej  Athamas,  qui  se  terminait  par  les  JlthmiaBeS) 
Persée,  dont  le  nœud  était  les  Phorcydes-,  Etna^  qui  avait  pour  prologue  les 
Femmes  etnéennes;  Iphigénie,  qui  se  dénouait  par  la  tragédie  des  Prêtresses; 
l'Ethiopide,  dont  les  titres  ne  se  retrouvent  nulle  part;  Penthée,  où  étaient  les 
Hydrophores;  Teucer,  qui  s'ouvrait  par  le  Jugement  des  armes;  Niobé,  qui  com- 
mençait par  les  Nourrices  et  s'achevait  par  les  Gens  du  cortège;  une  trilogie  en 
l'honneur  d'Achille,  l'Iliade  tragique,  composée  des  Myrmidons,  des  Néréides 
et  des  Phrygiens;  une  en  l'honneur  de  Bacchus,  la  Ijycurgie,  composée  des 
EdonSj  des  Bassarides  et  des  Jeunes  hommes. 

Ces  quatorze  trilogies  à  elles  seules  donnent  un  total  de  cinquante-six 
pièces,  si  l'on  réfléchit  que  toutes  à  peu  près  étaient  des  tétralogies,  c'est-à- 
dire  des  drames  quadruples,  et  se  terminaient  par  une  satyride.  Ainsi 
l'OreHie  avait  pour  satyride  finale  Protée,  et  les  Sept  chefs  devant  th)bes  avaient 
le  Sphinx. 

Ajoutez  à  ces  cinquante-six  pièces  une  trilogie  probable  des  Labdacides; 
ajoutez  des  tragédies,  les  Egyptiens,  le  Kachat  d'HeBor,  Memnon,  rattachées 
sans  doute  à  des  trilogies;  ajoutez  toutes  ces  satyrides,  Sisyphe  transfuge,  les 
Hérauts,  le  Lion,  les  Argiens,  A.mymone,  Çyrcé,  Ctrcyon,  Glaucus  marin,  comédies 
où  était  le  rire  de  ce  génie  farouche. 

Voilà  ce  qui  vous  manque. 

Evergète  et  Omar  vous  ont  pris  tout  cela. 

Il  est  difficile  de  préciser  rigoureusement  le  nombre  total  des  pièces 
d'Eschyle.  Le  chiffre  varie.   Le  biographe  anonyme  dit  soixante-quinze. 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  79 

Suidas  quatrevingt-dix,  Jean  Deslyons  quatrevingt- dix-sept,  Meursius  cent. 
Meursius  enregistre  plus  de  cent  titres,  mais  quelques-uns  font  probablement 
double  emploi. 

Le  docteur  de  Sorbonne,  Jean  Deslyons,  théologal  de  Senlis,  auteur  du 
Discours  ecclésialîique  contre  le  paganisme  du  Koi  hoit,  a  publié  au  dix-septième 
siècle  un  écrit  contre  la  coutume  de  superposer  les  cercueils  dans  les  cime- 
tières, écrit  appuyé  sur  le  vingt-cinquième  canon  du  concile  d'Auxerre  : 
Non  licet  tnortuum  super  mortuum  mitti.  Deslyons,  dans  une  note  de  cet  écrit, 
devenu  très  rare  et  que  possédait,  si  notre  mémoire  est  bonne,  Charles 
Nodier,  cite  un  passage  du  grand  antiquaire  numismate  de  Vanloo,  Hubert 
Goltzius,  où,  à  propos  des  embaumements,  Goltzius  mentionne  les  Egyptiens 
d'Eschyle,  et  l'A.pothéose d'Orphée,  titre  omis  dans  l'énumération  de  Meursius- 
Goltzius  ajoute  que  l'A.pothéose  d'Orphée  était  récitée  aux  mystères  des  Lyco- 
mides. 

Ce  titre,  l'Apothéose  d'Orphée,  fait  rêver.  Eschyle  parlant  d'Orphée,  le 
titan  mesurant  l'hécatonchire ,  le  dieu  interprétant  le  dieu,  quoi  de  plus 
splendide,  et  quelle  soif  on  aurait  de  lire  cette  œuvre!  Dante  parlant  de 
Virgile,  et  l'appelant  son  maître,  ne  comble  pas  cette  lacune,  parce  que 
Virgile,  noble  poëte,  mais  sans  invention,  est  moindre  que  Dante5  c'est 
entre  égaux,  et  de  génie  à  génie,  de  souverain  à  souverain,  que  zt% 
hommages  sont  magnifiques.  Eschyle  élève  à  Orphée  un  temple  dont  il 
pourrait  lui-même  occuper  l'autel ,  c'est  grand. 


VII 

Eschyle  est  disproportionné.  Il  a  de  l'Inde  en  lui.  La  majesté  ferouchc 
de  sa  stature  rappelle  ces  vastes  poëmes  du  Gange  qui  marchent  dans  l'art 
du  pas  des  mammouths,  et  qui,  parmi  les  iliades  et  les  odyssées,  ont  l'air 
d'hippopotames  parmi  àç.^  lions.  Eschyle,  admirablement  grec,  est  pourtant 
autre  chose  que  grec.  Il  a  le  démesuré  oriental. 

Saumaise  le  déclare  plein  d'hébraïsmes  et  de  syrianismes,  heh'aismis  et 
syrianismis.  Eschyle  fait  porter  le  trône  de  Jupiter  par  les  Vents,  comme  la 
Bible  fait  porter  le  trône  de  Jéhovah  par  les  Chérubins,  comme  le  Rig-Véda 
fait  porter  le  trône  d'Indra  par  les  Marouts.  Les  vents,  les  chérubins  et  les 
marouts  sont  les  mêmes  êtres,  les  Souffles.  Saumaise,  du  reste,  a  raison. 
Les  jeux  de  mots,  si  fréquents  dans  la  langue  phénicienne,  abondent  dans 
Eschyle.  Il  joue,  par  exemple,  à  propos  de  Jupiter  et  d'Europe,  sur  le  mot 
phénicien  ilpha,  qui  a  le  double  sens  navire  et  taureau.  Il  aime  cette  langue 
de  Tyr  et  de  Sidon,  et  parfois  il  lui  emprunte  les  étranges  lueurs  de  son 


8o  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

style i  la  métaphore  «Xercès  aux  yeux  de  dragon»  semble  une  inspiration 
du  dialecte  ninivite  où  le  mot  dra^  voulait  dire  à  la  fois  le  dragon  et  le  clair- 
voyant. Il  a  des  hérésies  phéniciennes  j  sa  génisse  lo  est  un  peu  la  vache  Isisj 
il  croit,  comme  les  prêtres  de  Sidon,  que  le  temple  de  Delphes  a  été  bâti 
par  Apollon  avec  une  pâte  faite  de  cire  et  d'ailes  d'abeilles.  Dans  son  exil 
de  Sicile,  il  va  souvent  boire  religieusement  à  la  fontaine  Aréthuse,  et  jamais 
les  pâtres  qui  l'observent  ne  l'entendent  nommer  Aréthuse  autrement  que 
de  ce  nom  mystérieux,  Alphaga,  mot  assyrien  qui  signifie  source  entourée  de 
saules. 

Eschyle  est,  dans  toute  la  littérature  hellénique,  le  seul  exemple  de  l'âme 
athénienne  mélangée  d'Egypte  et  d'Asie.  Ces  profondeurs  répugnaient  à  la 
lumière  grecque.  Corinthe,  Epidaure,  Œdepsus,  Gythium,  Chéronée,  où 
Plutarque  devait  naître,  Thèbes,  où  était  la  maison  de  Pindare,  Mantinée, 
où  était  la  gloire  d'Epam inondas,  toutes  ces  villes  dorées  repoussaient  l'In- 
connu qu'on  entrevoyait  comme  une  nuée  derrière  le  Caucase.  Il  semblait 
que  le  soleil  fût  grec.  Le  soleil,  habitué  au  Parthénon,  n'était  pas  fait  pour 
entrer  dans  les  forêts  diluviennes  de  la  Grande  Tartarie,  sous  la  moisissure 
gigantesque  des  monocotylédones,  sous  les  fougères  hautes  de  cinq  cents 
coudées  où  fourmillaient  tous  les  premiers  modèles  horribles  de  la  nature, 
et  où  vivaient  dans  l'ombre  on  ne  sait  quelles  cités  difformes  telles  que  cette 
fabuleuse  Anarodgurro  dont  l'existence  fut  niée  jusqu'au  jour  où  elle  envoya 
une  ambassade  à  Claude.  Gagasmira,  Sambulaca,  Maliarpha,  Barygaza, 
Caveripatnam ,  Sochoih-Benoth,  Théglath-Phalazar,  Tana-Serim,  tous  ces 
noms  presque  hideux  effarèrent  la  Grèce,  quand  ils  y  arrivèrent  rapportés 
par  les  aventuriers  de  retour,  d'abord  par  ceux  de  Jason,  puis  par  ceux 
d'Alexandre.  Eschyle  n'avait  pas  cette  horreur.  Il  aimait  le  Caucase.  Il  y 
avait  fait  la  connaissance  de  Prométhée.  On  croit  sentir,  en  lisant  Eschyle, 
qu'il  a  hanté  les  grands  halliers  primitifs,  houillères  aujourd'hui,  et  qu'il  a 
fait  des  enjambées  massives  par-dessus  les  racines  reptiles  et  à  demi  vivantes 
des  anciens  monstres  végétaux.  Eschyle  est  une  sorte  de  béhémoth  parmi 
les  génies. 

Disons-le  pourtant,  la  parenté  de  la  Grèce  avec  l'Orient,  parenté  haïe 
des  grecs,  était  réelle.  Les  lettres  de  l'alphabet  grec  ne  sont  autre  chose  que 
les  lettres  de  l'alphabet  phénicien,  retournées.  Eschyle  était  d'autant  plus 
grec  qu'il  était  un  peu  phénicien. 

Ce  puissant  esprit,  parfois  informe  en  apparence  à  force  de  grandeur, 
a  la  gaîté  et  l'affabilité  titaniques.  Il  fait  des  jeux  de  mots  sur  Prométhée, 
sur  Polynice,  sur  Hélène,  sur  Apollon,  sur  Ilion,  sur  le  coq  et  le  soleil, 
imitant  en  cela  Homère,  lequel  a  fait  sur  l'olive  ce  fameux  calembour  dont 
s'autorisa  Diogène  pour  jeter  son  plat  d'olives  et  manger  une  tarte. 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  8l 

Le  père  d'Eschyle,  Euphorion,  était  disciple  de  Pythagore.  L'âme  de 
Pythagore,  ce  philosophe  demi-mage  et  demi-brahme,  semblait  être  entrée 
à  travers  Euphorion  dans  Eschyle.  Nous  l'avons  dit,  dans  la  profonde  et 
mystérieuse  querelle  entre  les  dieux  célestes  et  les  dieux  terrestres,  guerre 
intestine  du  paganisme,  Eschyle  était  terrestre.  Il  était  de  la  faction  des 
dieux  de  la  terre.  Les  cyclopes  ayant  travaillé  pour  Jupiter,  il  les  rejetait 
comme  nous  rejetterions  une  corporation  d'ouvriers  qui  aurait  trahi,  et  il 
leur  préférait  les  cabires.  Il  adorait  Cérès.  «O  toi,  Cérès,  nourrice  de  mon 
âme!  »  et  Cérès,  c'est  Déméter,  c'est  Gé-méter,  c'est  la  terre  mère.  De  là  sa 
vénération  pour  l'Asie.  Il  semblait  alors  que  la  Terre  fût  plutôt  en  Asie 
qu'ailleurs.  L'Asie  est  en  effet  une  sorte  de  bloc  presque  sans  caps  et  sans 
golfes,  comparativement  à  l'Europe,  et  peu  pénétrable  à  la  mer.  La  Minerve 
d'Eschyle  dit  :  «La  grande  Asie».  —  «Le  sol  sacré  de  l'Asie»,  dit  le 
chœur  des  océanides.  Dans  son  épitaphe,  gravée  sur  sa  tombe  à  Gela  et  faite 
par  lui-même,  Eschyle  atteste  «le  mède  aux  longs  cheveux».  Il  fait  célébrer 
par  le  chœur  «Susicanès  et  Pégastagon,  nés  en  Egypte,  et  le  chef  de 
Memphis,  la  ville  sacrée».  Comme  les  phéniciens,  il  donne  à  Minerve  le 
nom  à'Oncée.  Dans  l'Etna^  il  célèbre  les  Dioscures  siciliens,  les  Paliques,  ces 
dieux  frères  dont  le  culte,  rattaché  au  culte  local  de  Vulcain,  était  venu 
d'Asie  par  Sarepta  et  Tyr.  Il  les  nomme  «les  Paliques  vénérables».  Trois 
de  ses  trilogies  sont  intitulées  les  Verses,  l'Ethiopide,  les  Egyptiens.  Dans  la 
géographie  d'Eschyle,  l'Egypte  était  Asie,  ainsi  que  l'Arabie.  Prométhée 
dit  :  «La  fleur  de  l'Arabie,  les  héros  du  Caucase.  »  Eschyle  était,  en  géo- 
graphie, un  singulier  spécialiste.  Il  avait  une  viUe  gorgonienne,  Cysthène, 
qu'il  mettait  en  Asie,  ainsi  qu'un  fleuve,  Pluton,  roulant  de  Tor,  et  défendu 
par  des  hommes  à  un  seul  œil,  les  arimaspes.  Les  pirates  auxquels  il  fait 
allusion  quelque  part  sont,  selon  toute  apparence,  les  pirates  angrias  qui 
habitaient  l'écueil  Vizindruk.  Il  voyait  distinctement,  au  delà  du  Pas-du-Nil, 
dans  les  montagnes  de  Byblos,  la  source  du  Nil,  encore  ignorée  aujourd'hui. 
Il  savait  le  lieu  précis  où  Prométhée  avait  dérobé  le  feu ,  et  il  désignait  sans 
hésiter  le  mont  Mosychle,  voisin  de  Lemnos. 

Quand  cette  géographie  cesse  d'être  chimérique,  elle  est  exacte  comme 
un  itinéraire.  Elle  devient  vraie  et  reste  démesurée.  Rien  de  plus  réel  que 
cette  grandiose  transmission  de  la  nouvelle  de  la  prise  de  Troie  en  une  nuit 
par  des  fanaux  allumés  l'un  après  l'autre,  et  se  répondant  de  montagne  en 
montagne,  du  mont  Ida  au  promontoire  d'Hermès,  du  promontoire  d'Hermès 
au  mont  Athos,  du  mont  Athos  au  mont  Macispe,  du  Macispe  au  Messa- 
pius,  du  mont  Messapius,  par-dessus  le  fleuve  Asopus,  au  mont  Cythéron, 
du  mont  Cythéron,  par-dessus  le  marais  Gorgopis,  au  mont  Egyplanctus, 
du  mont  Egyplanctus  au  cap  Saronique  (plus  tard  Spiréum),  du  cap  Saro- 

PHILOSOPHIE.  —  II.  6 


IVi>IUM£llIE    KÀTIOMILI. 


Si  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

nique  au  mont  Arachné,  du  mont  Arachné  à  Argos.  Vous  pouvez  suivre 
sur  la  carte  cette  traînée  de  flamme  annonçant  Agamemnon  à  Clytemnestre. 

Cette  géographie  vertigineuse  est  mêlée  à  une  tragédie  extraordinaire  où 
l'on  entend  des  dialogues  plus  qu'humains  :  —  «  PromÉthÉe.  Hélas!  — 
Mercure.  Voilà  un  mot  que  ne  dit  pas  Jupiter»}  —  et  où  Géronte,  c'est 
rOcéan.  «Sembler  fou,  dit  l'Océan  à  Prométhée,  c'est  le  secret  du  sage.» 
Mot  profond  comme  la  mer.  Qui  sait  l'arrière-pensée  de  la  tempête?  Et  la 
Puissance  s'écrie  :  «Il  n'est  qu'un  dieu  libre,  c'est  Jupiter.  » 

Eschyle  a  sa  géographie}  il  a  aussi  sa  faune. 

Cette  faune,  qui  apparaît  comme  fabuleuse,  est  plutôt  énigmatique  que 
chimérique.  Nous  qui  parlons,  nous  avons  retrouvé  et  constaté  à  La  Haye, 
dans  une  vitrine  du  musée  japonais,  l'impossible  serpent  de  l'Oreltie  ayant 
deux  têtes  à  ses  deux  extrémités.  Il  y  a,  soit  dit  en  passant,  dans  cette  vitrine 
plusieurs  spécimens  d'une  bestialité  qui  serait  d'un  autre  monde,  dans  tous 
les  cas  étranges  et  inexpliqués,  car  nous  admettons  peu,  pour  notre  part, 
l'hypothèse  bizarre  des  japonais  couseurs  de  monstres. 

Eschyle  voit  par  moments  la  nature  avec  des  simplifications  empreintes 
d'un  dédain  mystérieux.  Ici  le  pythagoricien  s'efface,  et  le  mage  apparaît. 
Toutes  les  bêtes  sont  la  bête.  Eschyle  semble  ne  voir  dans  l'animal  qu'un 
chien.  Le  griffon  est  un  «chien  muet»}  l'aigle  est  un  «chien  ailé»  — 
Le  chien  ailé  de  Jupiter,  dit  Prométhée. 

Nous  venons  de  prononcer  ce  mot  :  mage.  Ce  poëte  en  effet,  par  mo- 
ments, comme  Job,  officie.  On  dirait  qu'il  exerce  sur  la  nature,  sur  les 
peuples,  et  jusque  sur  les  dieux,  une  sorte  de  magisme.  Il  reproche  aux 
bêtes  leur  voracité.  Un  vautour  qui  saisit,  malgré  sa  course,  une  hase  pleine, 
et  s'en  repaît,  «  mange  toute  une  race  arrêtée  en  sa  fuite  » .  Il  interpelle  la 
poussière  et  la  fumée}  à  l'une,  il  dit  :  «Sœur  altérée  de  la  boue»,  et  à 
l'autre  :  «Sœur  noire  du  feu».  Il  insulte  la  baie  redoutée  de  Salmydessus, 
«  marâtre  des  vaisseaux  » .  Il  raccourcit  aux  proportions  naines  les  grecs  vain- 
queurs de  Troie  par  trahison,  il  les  montre  mis  bas  par  une  machine  de 
guerre,  il  les  appelle  «ces  petits  d'un  cheval».  Quant  aux  dieux,  il  va 
jusqu'à  incorporer  Apollon  à  Jupiter.  Il  nomme  magnifiquement  Apollon 
«la  conscience  de  Jupiter». 

Son  audace  d'intimité  est  absolue,  signe  de  souveraineté.  Il  fait  prendre 
Iphigénie  par  le  sacrificateur  «comme  une  chèvre».  Pour  lui  une  reine, 
femme  fidèle ,  est  «  la  bonne  chienne  de  la  maison  » .  Quant  à  Oreste ,  il  l'a 
vu  tout  petit,  et  il  le  raconte  «mouillant  ses  langes»,  hume^atio  ex  urina. 
Il  dépasse  même  ce  latin.  L'expression  que  nous  ne  disons  pas  ici  est  dans 
les  Plaideurs  (acte  III,  scène  m).  Si  vous  tenez  à  lire  le  mot  que  nous  hésitons 
à  écrire,  adressez- vous  à  Racine. 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  83 

L'ensemble  est  immense  et  lugubre.  Le  profond  désespoir  du  destin  est 
dans  Eschyle.  Il  montre ,  dans  des  vers  terribles ,  «  l'impuissance  qui  enchaîne , 
comme  dans  un  rêve,  les  vivants  aveugles».  Sa  tragédie  n'est  autre  chose 
que  le  vieux  dithyrambe  orphique  se  mettant  tout  à  coup  à  crier  et  à  pleurer 
sur  l'homme. 


VIII 

Aristophane  aimait  Eschyle  par  cette  loi  d'affinité  qui  fait  que  Marivaux 
aime  Racine.  Tragédie  et  comédie  faites  pour  s'entendre. 

Le  même  souffle  éperdu  et  tout-puissant  emplit  Eschyle  et  Aristophane. 
Ce  sont  les  deux  inspirés  du  masque  antique. 

Aristophane,  qui  n'est  pas  encore  jugé,  tenait  pour  les  mystères,  pour  la 
poésie  cécropienne,  pour  Eleusis,  pour  Dodone,  pour  le  crépuscule  asia- 
tique, pour  le  profond  rêve  pensif.  Ce  rêve,  d'où  sortait  l'art  d'Egine,  était 
au  seuil  de  la  philosophie  ionienne  dans  Thaïes  aussi  bien  qu'au  seuil  de  la 
philosophie  italique  dans  Pythagore.  C'était  le  sphinx  gardant  l'entrée. 

Ce  sphynx  a  été  une  muse,  la  grande  muse  pontificale  et  lascive  du  rut 
universel,  et  Aristophane  l'aimait.  Ce  sphinx  soufflait  à  Eschyle  la  tragédie 
et  à  Aristophane  la  comédie.  Il  contenait  quelque  chose  de  Cybèle.  L'antique 
impudeur  sacrée  est  dans  Aristophane.  Par  moments,  il  a  Bacchus  aux  lèvres 
en  écume.  Il  sort  des  Dionysiaques,  ou  de  l'Aschosie,  ou  de  la  grande  Orgie 
triétérique,  et  l'on  croit  voir  un  furieux  des  mystères.  Son  vers  titubant 
ressemble  à  la  bassaride  sautant  à  cloche-pied  sur  des  vessies  pleines  d'air. 
Aristophane  a  l'obscénité  sacerdotale.  Il  est  pour  la  nudité  contre  l'amour. 
Il  dénonce  les  Phèdres  et  les  Sthénobées,  et  il  fait  Lysistrata. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  ceci  était  de  la  religion,  et  un  cynique  était 
un  austère.  Les  gymnosophistes  étaient  le  point  d'intersection  de  la  lubricité 
et  de  la  pensée.  Le  bouc,  avec  sa  barbe  de  philosophe,  était  de  cette  secte. 
Ce  sombre  orient  extatique  et  bestial  vit  encore  dans  le  santon,  le  derviche 
et  le  fakir.  Les  corybantes  étaient  des  sortes  de  fakirs  grecs.  Aristophane 
appartenait,  comme  Diogène,  à  cette  famille.  Eschyle,  par  son  côté  oriental, 
y  confinait,  mais  il  gardait  la  chasteté  tragique. 

Ce  mystérieux  naturalisme  était  l'antique  Génie  de  la  Grèce.  Il  s'appelait 
Poésie  et  Philosophie.  Il  avait  sous  lui  le  groupe  des  sept  sages,  dont  un, 
Périandre,  était  un  tyran.  Or  un  certain  esprit  bourgeois  et  moyen  arriva 
avec  Socrate.  C'était  la  sagacité  venant  tirer  à  clair  la  sagesse.  Réduction  de 
Thaïes  et  de  Pythagore  au  vrai  immédiat,  telle  était  l'opération.  Sorte  de 
filtrage,  épurant  et  amoindrissant,  d'où  la  vieille  doctrine  divine  tombait 

6. 


84  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

goutte  à  goutte,  humaine.  Ces  simplifications  déplaisent  aux  fanatismesj  les 
dogmes  n'aiment  pas  être  tamisés.  Améliorer  une  religion,  c'est  y  attenter. 
Le  progrès  ojfiFrant  ses  services  à  la  foi,  l'oflFense.  La  foi  est  une  ignorance 
qui  croit  en  savoir  et  qui,  dans  de  certains  cas,  en  sait  peut-être  plus  long  que 
la  science.  En  présence  des  affirmations  hautaines  des  croyants,  Socrate  avait 
un  demi-sourire  gênant.  Il  y  a  du  Voltaire  dans  Socrate.  Socrate  déclarait 
toute  la  philosophie  éleusiaque  inintelligible  et  insaisissable,  et  il  disait  à 
Euripide  que,  pour  comprendre  Heraclite  et  les  vieux  philosophes,  /7 
faudrait  être  un  na^ur  de  Délos,  c'est-à-dire  un  nageur  capable  d'aborder  l'île 
qui  fuit  toujours.  Cela  était  impie  et  sacrilège  pour  l'ancien  naturalisme 
hellénique.  Pas  d'autre  cause  à  l'antipathie  d'Aristophane  contre  Socrate. 

Cette  antipathie  a  été  hideuse  5  le  poëte  a  eu  une  allure  de  persécuteur} 
il  a  prêté  main-forte  aux  oppresseurs  contre  les  opprimés,  et  sa  comédie  a 
commis  des  crimes.  Aristophane,  châtiment  sombre,  est  resté  devant  la 
postérité  à  l'état  de  génie  méchant.  Mais  il  a  une  circonstance  atténuante^ 
il  a  admiré  ardemment  le  poëte  de  Prométhée,  et  l'admirer  c'était  le  défendre. 
Aristophane  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  empêcher  son  bannissement,  et  si 
quelque  chose  peut  diminuer  l'indignation  de  lire  les  Nuées  acharnées  sur 
Socrate,  c'est  qu'on  voit  dans  l'ombre  la  main  d'Aristophane  retenant  le 
manteau  d'Eschyle  qui  s'en  va. 

Eschyle,  du  reste,  a,  lui  aussi,  une  comédie,  sœur  de  la  farce  immense 
d'Aristophane.  Nous  avons  parlé  de  sa  gaîté.  Elle  va  loin  dans  les  Argtens. 
Elle  égale  Aristophane  et  devance  notre  mardi  gras.  Ecoutez  :  «Il  me  jette 
au  nez  un  pot  de  nuit.  Le  vase  plein  me  tombe  sur  la  tête  et  s'y  casse, 
odorant,  mais  autrement  qu'une  urne  à  parfums.»  Qui  a  dit  cela.f*  C'est 
Eschyle.  Et  à  son  tour  Shakespeare  viendra,  et  criera  par  la  bouche  de 
Falstaff  :  «  Videz  le  pot  de  chambre  !  »  Emply  the  Jordan.  Que  voulez-vous } 
vous  avez  affaire  à  des  sauvages. 

Un  de  ces  sauvages,  c'est  Molière.  Voyez,  d'un  bout  à  l'autre,  le  Malade 
imaginaire. 

C'est  aussi  un  peu  Racine.  Voyez  les  Plaideurs^  déjà  nommés. 

L'abbé  Camus  était  un  évêque  d'esprit,  chose  rare  en  tout  temps,  et,  qui 
plus  est,  un  bon  homme.  Il  eût  mérité  ce  blâme  d'un  autre  évêque,  notre  con- 
temporain, d'être  «bon  jusqu'à  la  bêtise».  Cela  tenait  peut-être  à  ce  qu'il  avait 
de  l'esprit.  Il  donnait  aux  pauvres  tout  le  revenu  de  son  évêché  de  Bellay. 
Il  s'opposait  aux  canonisations.  C'était  lui  qui  disait  :  Il  neH  chasse  que  de 
'vieux  chiens  et  châsse  que  de  vieux  saints-,  et,  quoiqu'il  n'aimât  pas  les  nouveaux 
venus  de  la  sainteté,  il  était  l'ami  de  saint  François  de  Sales,  sur  le  conseil 
duquel  il  fit  des  romans.  Il  raconte  dans  une  de  ses  lettres  qu'un  jour  François 
de  Sales  lui  avait  dit  :  L'Eglise  rit  volontiers. 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  85 

L'art  aussi  rit  volontiers.  L'art,  qui  est  un  temple,  a  son  rire.  D'où  lui 
vient  cette  hilarité.'^  Tout  à  coup  au  milieu  des  chefs-d'œuvre,  faces  sévères, 
se  dresse  et  éclate  un  bouffon,  chef-d'œuvre  aussi.  Sancho  Pança  coudoie 
Agamemnon.  Toutes  les  merveilles  de  la  pensée  sont  là,  l'ironie  vient  les 
compliquer  et  les  compléter.  Énigme.  Voici  que  l'art,  le  grand  art,  est  pris 
d'un  accès  de  gaîté.  Son  problème,  la  matière,  l'amuse.  Il  la  formait,  il  la 
déforme.  Il  la  combinait  pour  la  beauté,  il  s'égaie  à  en  extraire  la  laideur. 
Il  semble  qu'il  oublie  sa  responsabilité.  Il  ne  l'oublie  pas  pourtant,  car 
subitement,  derrière  la  grimace,  la  philosophie  apparaît.  Une  philosophie 
déridée,  moins  sidérale,  plus  terrestre,  tout  aussi  mystérieuse  que  la  philo- 
sophie triste.  L'inconnu  qui  est  dans  l'homme  et  l'inconnu  qui  est  dans  les 
choses  se  confrontent j  et  il  se  trouve  qu'en  se  rencontrant,  ces  deux  augures, 
la  Nature  et  le  Destin,  ne  gardent  pas  leur  sérieux.  La  poésie,  chargée 
d'anxiétés,  bafoue,  qui.?  elle-même.  Une  joie,  qui  n'est  pas  la  sérénité, 
jaillit  de  l'incompréhensible.  On  ne  sait  quelle  raillerie  haute  et  sinistre  se 
met  à  faire  des  éclairs  dans  l'ombre  humaine.  Les  obscurités  amoncelées 
autour  de  nous  jouent  avec  notre  âme.  Epanouissement  redoutable  de  l'in- 
connu. Le  mot  pour  rire  sort  de  l'abîme. 

Cet  inquiétant  rire  de  l'art  s'appelle  dans  l'antiquité  Aristophane,  et 
dans  les  temps  modernes  Rabelais. 

Quand  Pratinas  le  dorien  eut  inventé  la  pièce  à  satyres,  la  comédie 
faisant  son  apparition  en  face  de  la  tragédie,  le  rire  à  côté  du  deuil,  les 
deux  genres  prêts  à  s'accoupler  peut-être,  cela  fit  scandale.  Agathon,  l'ami 
d'Euripide,  alla  à  Dodone  consulter  Loxias.  Loxias,  c'est  Apollon.  Loxias 
signifie  tortueux,  et  l'on  nommait  Apollon  le  'Tortueux  à  cause  de  ses  oracles 
toujours  indirects  et  pleins  de  méandres  et  de  rephs.  Agathon  demanda  à 
Apollon  si  le  nouveau  genre  n'était  pas  impie,  et  si  la  comédie  existait  de 
droit  aussi  bien  que  la  tragédie.  Loxias  répondit  :  La  poésie  a  deux  oreilles. 

Cette  réponse,  qu'Aristote  déclare  obscure,  nous  semble  fort  claire.  Elle 
résume  la  loi  entière  de  l'art.  Deux  problèmes,  en  effet,  sont  en  présence  : 
en  pleine  lumière,  le  problème  bruyant,  tumultueux,  orageux,  tapageur, 
le  large  carrefour  vital,  toutes  les  directions  offertes  aux  mille  pieds  de 
l'homme,  les  bouches  contestant,  les  querelles,  les  passions  avec  leurs  pour- 
quoi, le  mal,  qui  commence  la  souffrance  par  lui,  car  être  le  mal,  c'est 
pire  que  le  faire,  les  peines,  les  douleurs,  les  larmes,  les  cris,  les  rumeursj 
dans  l'ombre,  le  problème  muet,  l'immense  silence,  d'un  sens  inexprimable 
et  terrible.  Et  la  poésie  a  deux  oreilles,  l'une  qui  écoute  la  vie,  l'autre  qui 
écoute  la  mort. 


S6  WILLIAM   SHAKESPEARE. 


IX 


La  puissance  de  dégagement  lumineux  que  la  Grèce  avait  est  prodi- 
gieuse, même  aujourd'hui  qu'on  voit  la  France.  La  Grèce  ne  colonisait  pas 
sans  civiliser.  Exemple  à  plus  d'une  nation  moderne.  Acheter  et  vendre 
n'est  pas  tout. 

Tyr  achetait  et  vendait,  Béryte  achetait  et  vendait,  Sarepta  achetait  et 
vendait;  où  sont  ces  villes.'*  Athènes  enseignait.  Elle  est  encore  à  cette 
heure  une  des  capitales  de  la  pensée  humaine. 

L'herbe  pousse  sur  les  six  marches  de  la  tribune  où  a  parlé  Démosthène , 
le  Céramique  est  un  ravin  à  demi  comblé  d'une  poussière  de  marbre  qui  a 
été  le  palais  de  Cécrops,  TOdéon  d'Hérode  Atticus  n'est  plus,  au  pied  de 
l'Acropole,  qu'une  masure  sur  laquelle  tombe,  à  de  certaines  heures,  l'ombre 
incomplète  du  Parthénon,  le  temple  de  Thésée  appartient  aux  hirondelles, 
les  chèvres  broutent  sur  le  Pnyxj  mais  l'idée  grecque  est  vivante,  mais  la 
Grèce  est  reine ,  mais  la  Grèce  est  déesse.  Etre  un  comptoir,  cela  passe  ;  être 
une  école,  cela  dure. 

Il  est  curieux  de  se  dire  aujourd'hui  qu'il  y  a  vingt-deux  siècles,  des 
bourgades,  isolées  et  éparses  aux  extrémités  du  monde  connu,  possédaient 
toutes  des  théâtres.  En  fait  de  civilisation,  la  Grèce  entrait  en  matière  par 
la  construction  d'une  académie,  d'un  portique  ou  d'un  logeum.  Qui  eût 
vu,  presque  à  la  même  époque,  s'élever  à  peu  de  distance  l'une  de  l'autre, 
en  Ombrie,  la  ville  des  gaulois  de  Sens,  maintenant  Sinigagha,  et,  près  du 
Vésuve,  la  ville  hellénique  Parthénopée,  à  présent  Naples,  eût  reconnu 
la  Gaule  à  la  grande  pierre  debout  toute  rouge  de  sang,  et  la  Grèce  au 
théâtre. 

Cette  civilisation  par  la  poésie  et  l'art  avait  une  telle  force  qu'elle  domptait 
parfois  jusqu'à  la  guerre.  Les  siciliens,  c'est  Plutarque  qui  le  raconte  à  propos 
de  Nicias,  mettaient  en  liberté  les  prisonniers  grecs  qui  chantaient  des  vers 
d'Euripide. 

Indiquons  quelques  faits  très  peu  connus  et  très  singuliers. 

La  colonie  messénienne,  Zancle  en  Sicile,  la  colonie  corinthienne,  Cor- 
^cyre,  distincte  de  la  Corcyre  des  îles  absyrtides,  la  colonie  cycladienne, 
Cyrène  en  Lybie,  les  trois  colonies  phocéennes.  Hélée  en  Lucanie,  Palania 
en  Corse,  Marseille  en  France,  avaient  des  théâtres.  Le  taon  ayant  pour- 
suivi lo  tout  le  long  du  golfe  Adriatique,  la  mer  Ionienne  allait  jusqu'au 
port  Venetus,  et  Trégeste,  qui  est  Trieste,  avait  un  théâtre.  Théâtre  à 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  87 

Salpé,  en  Apuliej  théâtre  à  Squillacium,  en  Calabrej  théâtre  à  Thernus, 
en  Livadiej  théâtre  à  Lysimachia  fondée  par  Lysimaque,  lieutenant 
d'Alexandre j  théâtre  à  Scapta-Hyla,  où  Thucydide  avait  des  mines  d'orj 
théâtre  à  Byzia,  où  avait  habité  Thésée  j  théâtre  en  Chaonie,  à  Buth- 
rotum,  où  jouaient  ces  équilibristes  venus  du  mont  Chimère  qu'admira 
Apulée  sur  le  Pœcilej  théâtre  en  Pannonie,  à  Bude,  où  étaient  les  mété- 
nastes ,  c'est-à-dire  les  tran^lantés.  Beaucoup  de  ces  colonies ,  situées  loin , 
étaient  fort  exposées.  Dans  l'île  de  Sardaigne,  que  les  grecs  nommaient 
Ichnusa  à  cause  de  sa  ressemblance  avec  la  plante  du  pied,  Calaris,  qui  est 
Cagliari,  était  en  quelque  sorte  sous  la  griffe  punique  j  Cibalis,  en  Mysie, 
avait  à  craindre  les  triballesj  Aspalathon,  les  illyriensj  Tomis,  futur  tombeau 
d'Ovide,  les  scordisquesj  Milet  en  Anatolie,  les  messagètesj  Dénia,  en 
Espagne,  les  cantabresj  Salmydessus,les  molosses;  Carsine,  les  tauro-scythesj 
Gélonus,  les  sarmates  arymphées,  qui  vivaient  de  glands  j  Apollonia,  les 
hamaxobiens  rôdant  sur  leurs  chariots;  Abdère,  patrie  de  Démocrite,  les 
thraces,  hommes  tatoués.  Toutes  ces  villes,  à  côté  de  leur  citadelle,  avaient 
un  théâtre.  Pourquoi?  c'est  que  le  théâtre  maintenait  allumée  cette  flamme, 
la  patrie.  Ayant  les  barbares  aux  portes,  il  importait  de  rester  grecs.  L'esprit 
de  nation  est  la  meilleure  muraille. 

Le  drame  grec  était  profondément  lyrique.  C'était  souvent  moins  une 
tragédie  qu'un  dithyrambe.  11  avait  pour  l'occasion  des  strophes  altières 
comme  des  épées.  Il  se  ruait  sur  la  scène  le  casque  au  front,  et  c'était  une 
ode  armée  en  guerre.  On  sait  ce  que  peut  une  marseillaise. 

Beaucoup  de  ces  théâtres  étaient  en  granit,  quelques-uns  en  brique.  Le 
théâtre  d' Apollonia  était  en  marbre.  Le  théâtre  de  Salmydessus,  qui  se 
transportait  tantôt  sur  la  place  Dorique,  tantôt  sur  la  place  Epiphane,  était 
un  vaste  échafaudage  roulant  sur  cylindre,  à  la  façon  de  ces  tours  de  bois 
qu'on  poussait  contre  les  tours  de  pierre  des  villes  assiégées. 

Et  quel  poëte  jouait-on  de  préférence  sur  ces  théâtres.?  Eschyle. 

Eschyle  était  pour  la  Grèce  le  poëte  autochtone.  Il  était  plus  que  grec, 
il  était  pélasgique.  Il  était  né  à  Eleusis,  et  non  seulement  éleusien,  mais 
éleusiaque,  c'est-à-dire  croyant.  C'est  la  même  nuance  qu'anglais  et  anglican. 
L'élément  asiatique,  déformation  grandiose  de  ce  génie,  augmentait  le 
respect.  Car  on  contait  que  le  grand  Dionysius,  ce  Bacchus  commun  à 
l'occident  et  à  l'orient,  venait  en  songe  lui  dicter  ses  tragédies.  Vous  retrou- 
verez ici  ((l'Alleur»  de  Shakespeare. 

Eschyle,  eupatride  et  éginétique,  semblait  aux  grecs  plus  grec  qu'eux- 
mêmes  j  dans  ces  temps  de  code  et  de  dogme  mêlés,  être  sacerdotal,  c'était 
une  haute  façon  d'être  national.  Cinquante-deux  de  ses  tragédies  avaient 
été  couronnées.  En  sortant  des  pièces  d'Eschyle,  les  hommes  frappaient  sur 


88  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

les  boucliers  pendus  aux  portes  des  temples  en  criant  :  Patrie  !  patrie  ! 
Ajoutons  ceci,  être  hiératique,  cela  ne  l'empêchait  pas  d'être  démotique. 
Eschyle  aimait  le  peuple,  et  le  peuple  l'adorait.  Il  y  a  deux  côtés  à  la 
grandeur j  la  majesté  est  l'un,  la  familiarité  est  l'autre.  Eschyle  était  familier 
avec  cette  orageuse  et  généreuse  tourbe  d'Athènes.  Il  donnait  souvent  à 
cette  foule  le  beau  rôle.  Woytz  dans  YOrdtie  comme  le  chœur,  qui  est 
le  peuple,  accueille  tendrement  Cassandre.  La  reine  rudoie  et  effarouche 
l'esclave,  que  le  chœur  tâche  de  rassurer  et  d'apaiser.  Eschyle  avait  introduit 
le  peuple  dans  ses  œuvres  les  plus  hautes  j  il  l'avait  mis  dans  Venthée  par  la 
tragédie  des  Cardemes  de  laine,  dans  Niobé  par  la  tragédie  des  Nourrices,  dans 
ylthamaspa.t  la  tragédie  des  Tireurs  de  filets,  dans  îphigénie  par  la  tragédie  des 
Faiseuses  de  lit.  C'était  du  côté  du  peuple  qu'il  faisait  pencher  la  balance  dans 
ce  drame  mystérieux,  leVesage  des  A.mes^^\  Aussi  l'avait-on  choisi  pour  la 
conservation  du  feu  sacré. 

Dans  toutes  les  colonies  grecques  on  jouait  XOreBie  et  les  Perses.  Eschyle 
présent,  la  patrie  n'était  plus  absente.  Les  magistrats  ordonnaient  ces  repré- 
sentations presque  religieuses.  Le  gigantesque  théâtre  eschylien  était  comme 
chargé  de  surveiller  le  bas  âge  des  colonies.  Il  les  enfermait  dans  l'esprit 
grec,  il  les  garantissait  du  mauvais  voisinage  et  des  tentations  d'égarement 
possible,  il  les  préservait  du  contact  barbare,  il  les  maintenait  dans  le  cercle 
hellénique.  Il  était  là  comme  avertisseur.  On  confiait,  pour  ainsi  dire,  à 
Eschyle  toutes  ces  petites  Grèces. 

Dans  l'Inde,  on  donne  volontiers  les  enfants  à  garder  aux  éléphants.  Ces 
bontés  énormes  veillent  sur  les  petits.  Tout  le  groupe  des  têtes  blondes 
chante,  rit  et  joue  au  soleil  sous  les  arbres.  L'habitation  est  à  quelque  dis- 
tance. La  mère  n'est  pas  là.  Elle  est  chez  elle,  occupée  aux  soins  domes- 
tiques, inattentive  à  ses  enfants.  Pourtant,  tout  joyeux  qu'ils  sont,  ils  sont 
en  péril.  Ces  beaux  arbres  sont  des  traîtres.  Ils  cachent  sous  leur  épaisseur 
des  épines,  des  griffes  et  des  dents.  Le  cactus  s'y  hérisse,  le  lynx  y  rôde,  la 
vipère  y  rampe.  Il  ne  faut  pas  que  les  enfants  s'écartent.  Au  delà  d'une 
certaine  limite  ils  seraient  perdus.  Eux  cependant  vont  et  viennent,  s'ap- 
pellent, se  tirent,  s'entraînent,  quelques-uns  bégayant  à  peine  et  tout  chan- 
celants encore.  Parfois  un  d'eux  va  trop  loin.  Alors  une  trompe  formidable 
s'allonge,  saisit  le  petit,  et  le  ramène  doucement  vers  la  maison. 

C  La  PsjchoffasU.  (Note  du  manuscrit.) 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  89 


X 

Il  existait  quelques  copies  plus  ou  moins  complètes  d'Eschyle. 

Outre  les  exemplaires  des  colonies,  qui  se  bornaient  à  un  petit  nombre 
de  pièces,  il  est  certain  que  des  copies  partielles  de  l'exemplaire  d'Athènes 
furent  faites  par  les  critiques  et  scoliastes  alexandrins,  lesquels  nous  ont 
conserve  divers  fragments,  entre  autres  le  fragment  comique  des  A.r^ens,  et 
le  fragment  bachique  des  Edons,  et  les  vers  cités  par  Stobée,  et  jusqu'aux 
vers  probablement  apocryphes  que  donne  Justin  le  martyr. 

Ces  copies,  enfouies,  mais  non  détruites  peut-être,  ont  entretenu  l'espé- 
rance persistante  des  chercheurs,  notamment  de  Le  Clerc,  qui  publia  en 
Hollande,  en  1709,  les  fragments  retrouvés  de  Ménandre.  Pierre  Pelhestre, 
de  Rouen,  l'homme  qui  avait  tout  lu,  ce  dont  le  grondait  l'honnête  arche- 
vêque Péréfixe,  affirmait  qu'on  retrouverait  la  plupart  des  poëmes  d'Es- 
chyle dans  les  librairies  (bibliothèques)  des  monastères  du  mont  Athos,  de 
même  qu'on  avait  retrouvé  les  cinq  livres  des  A.nnaks  de  Tacite  dans  le 
couvent  de  Corwey,  en  Allemagne,  et  les  InHitutions  de  Quintilien  dans 
une  vieille  tour  de  l'abbaye  de  Saint-Gall. 

Une  tradition,  contestée,  veut  qu'Évergète  II  ait  rendu  à  Athènes,  non 
l'exemplaire  original  d'Eschyle ,  mais  une  copie,  en  laissant,  comme  dédom- 
magement, les  quinze  talents. 

Indépendamment  du  fait  Évergète  et  Omar  que  nous  avons  rappelé,  et 
qui,  très  réel  au  fond,  est  peut-être  légendaire  dans  plus  d'un  détail,  la  perte 
de  tant  de  belles  œuvres  de  l'antiquité  ne  s'explique  que  trop  par  le  petit 
nombre  des  exemplaires.  L'Egypte,  en  particulier,  transcrivait  tout  sur  le 
papyrus.  Le  papyrus,  étant  très  cher,  devint  très  rare.  On  fut  réduit  à  écrire 
sur  poterie.  Casser  un  vase,  c'était  casser  un  livre.  Vers  le  temps  où  Jésus- 
Christ  était  peint  sur  les  murailles,  à  Rome,  avec  des  sabots  d'âne  et  cette 
inscription  :  L<?  Dieu  des  chrétiens  ongle  d'âne,  au  troisième  siècle ,  pour  qu'on 
fît  de  Tacite  dix  copies  par  an,  ou,  comme  nous  parlerions  aujourd'hui, 
pour  qu'on  le  tirât  à  dix  exemplaires,  il  a  fallu  qu'un  César  s'appelât  Tacite 
et  crût  Tacite  son  oncle.  Et  encore  Tacite  est  presque  perdu.  Des  vingt- 
huit  ans  de  son  Histoire  des  césars,  allant  de  l'an  soixante-neuf  à  l'an  quatre- 
vingt-seize,  nous  n'avons  qu'une  année  entière,  soixante-neuf,  et  un  fragment 
d'année,  soixante-dix.  Evergète  défendit  d'exporter  le  papyrus,  ce  qui  fit 
inventer  le  parchemin.  Le  haut  prix  du  papyrus  était  tel,  que  Firmius 
le  Cyclope,  fabricant  de  papyrus,  en  270,  gagna   à  cette   industrie  assez 


90  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

d'argent  pour  lever  des  armées,  faire  la  guerre  à  Aurélien  et  se  déclarer 
empereur. 

Gutenberg  est  un  rédempteur.  Ces  submersions  des  œuvres  de  la  pensée, 
inévitables  avant  l'invention  de  l'imprimerie,  sont  impossibles  à  présent. 
L'imprimerie,  c'est  la  découverte  de  l'intarissable.  C'est  le  mouvement  perpé- 
tuel trouvé  en  science  sociale.  De  temps  en  temps  un  despote  cherche  à  l'ar- 
rêter ou  à  le  ralentir,  et  s'use  au  frottement.  La  pensée  impossible  à  entraver, 
le  progrès  inarrêtable,  qu'on  nous  passe  le  mot,  le  livre  imperdable,  tel  est 
le  résultat  de  l'imprimerie.  Avant  l'imprimerie,  la  civilisation  était  sujette  à 
des  pertes  de  substance.  Les  indications  essentielles  au  progrès,  venues  de 
tel  philosophe  ou  de  tel  poëte,  faisaient  tout  à  coup  défaut.  Une  page  se 
déchirait  brusquement  dans  le  livre  humain.  Pour  déshériter  l'humanité  de 
tous  les  grands  testaments  des  génies,  il  suffisait  d'une  sottise  de  copiste  ou 
d'un  caprice  de  tyran.  Nul  danger  de  ce  genre  à  présent.  Désormais  l'in- 
saisissable règne.  Rien  ni  personne  ne  saurait  appréhender  la  pensée  au 
corps.  Elle  n'a  plus  de  corps.  Le  manuscrit  était  le  corps  du  chef-d'œuvre. 
Le  manuscrit  était  périssable,  et  emportait  avec  lui  l'âme,  l'œuvre.  L'œuvre, 
faite  feuille  d'imprimerie,  est  délivrée.  Elle  n'est  plus  qu'âme.  Tuez  main- 
tenant cette  immortelle!  Grâce  à  Gutenberg,  l'exemplaire  n'est  plus  épui- 
sable.  Tout  exemplaire  est  germe,  et  a  en  lui  sa  propre  renaissance  possible 
à  des  milliers  d'éditions j  l'unité  est  grosse  de  l'innombrable.  Ce  prodige 
a  sauvé  l'intelligence  universelle.  Gutenberg,  au  quinzième  siècle,  sort  de 
l'obscurité  terrible,  ramenant  des  ténèbres  ce  captif  racheté,  l'esprit  humain. 
Gutenberg  est  à  jamais  l'auxiliaire  de  la  vie 5  il  est  le  collaborateur  per- 
manent de  la  civilisation  en  travail.  Rien  ne  se  fait  sans  lui.  Il  a  marqué  la 
transition  de  l'homme  esclave  à  l'homme  libre.  Essayez  de  l'ôter  de  la 
civilisation,  vous  devenez  Egypte.  La  seule  décroissance  de  la  liberté  de  la 
presse  diminue  la  stature  d'un  peuple. 

Un  des  grands  côtés  de  cette  délivrance  de  l'homme  par  l'imprimerie, 
c'est,  insistons-y,  la  conservation  indéfinie  des  poètes  et  des  philosophes. 
Gutenberg  est  comme  le  second  père  des  créations  de  l'esprit.  Avant  lui, 
oui,  ceci  était  possible,  un  chef-d'œuvre  mourait. 

Chose  lamentable  à  dire,  la  Grèce  et  Rome  ont  laissé  des  ruines  de 
livres.  Toute  une  façade  de  l'esprit  humain  à  demi  écroulée,  voilà  l'anti- 
quité. Ici,  la  masure  d'une  épopée,  là  une  tragédie  démantelée j  de  grands 
vers  frustes  enfouis  et  défigurés,  des  frontons  d'idées  aux  trois  quarts  tombés, 
des  génies  tronqués  comme  des  colonnes,  des  palais  de  pensée  sans  plafond 
et  sans  porte,  des  ossements  de  poëmes,  une  tête  de  mort  qui  a  été  une 
strophe,  l'immortalité  en  décombres.  On  rêve  sinistrement.  L'oubli,  cette 
araignée,  suspend  sa  toile  entre  le  drame  d'Eschyle  et  l'histoire  de  Tacite. 


SHAKESPEARE   L'ANCIEN.  9I 

Où  est  Eschyle  ?  en  morceaux  partout.  Eschyle  est  épars  dans  vingt 
textes.  Sa  ruine,  c'est  dans  une  multitude  d'endroits  différents  qu'il  faut  la 
chercher.  Athénée  donne  la  dédicace  A.u  Temps,  Macrobe  le  fragment  de 
l'Etna  et  l'hommage  aux  dieux  Paliques,  Pausanias  l'épitaphe,  le  biographe 
anonyme,  Goltzius  et  Meursius,  les  titres  des  pièces  perdues. 

On  sait  par  Cicéron,  dans  les  Tmculanes,  qu'Eschyle  était  pythagoricien, 
par  Hérodote  qu'il  fut  brave  à  Marathon,  par  Diodore  de  Sicile  que  son 
frère  Amynias  fut  vaillant  à  Platée,  par  Justin  que  son  frère  Cynégyre  fut 
héroïque  à  Salamine.  On  sait  par  les  didascalies  que  les  Verses  furent  repré- 
sentés sous  l'archonte  Ménon,  les  Sept  Chefs  devant  Thebes  sous  l'archonte 
Théagénides,  l'OreSiie  sous  l'archonte  Philoclèsj  on  sait  par  Aristote  qu'Es- 
chyle osa,  le  premier,  faire  parler  deux  personnages  à  la  foisj  par  Platon, 
que  les  esclaves  assistaient  à  ses  pièces j  par  Horace,  qu'il  inventa  le  masque 
et  le  cothurne;  par  Pollux,  que  les  femmes  grosses  avortaient  à  l'entrée 
des  Furiesj  par  Philostrate,  qu'il  abrégea  les  monodiesj  par  Suidas,  que  son 
théâtre  s'écroula  sous  la  foule j  par  Élien,  qu'il  blasphéma;  par  Plutarque, 
qu'il  fut  exilé;  par  Valère-Maxime,  qu'un  aigle  le  tua  d'une  tortue  sur  la 
tête;  par  Quintilien,  qu'on  retoucha  ses  pièces;  par  Fabricius,  que  ses  fils 
sont  accusés  de  lèse- paternité  j  par  les  marbres  d'Arundel,  la  date  de  sa 
naissance,  la  date  de  sa  mort  et  son  âge,  soixante-neuf  ans. 

Maintenant  ôtez  du  drame  l'orient  et  mettez-y  le  nord,  ôtez  la  Grèce  et 
mettez  l'Angleterre,  ôtez  l'Inde  et  mettez  l'Allemagne,  cette  autre  mère 
immense,  AUmen,  Tous-les-Hommes ,  ôtez  Périclès  et  mettez  Elisabeth, 
ôtez  le  Parthénon  et  mettez  la  Tour  de  Londres,  ôtez  la  plebs  et  mettez  la 
mob,  ôtez  la  fatalité  et  mettez  la  mélancolie,  ôtez  la  gorgone  et  mettez  la 
sorcière,  ôtez  l'aigle  et  mettez  la  nuée,  ôtez  le  soleil  et  mettez  sur  la 
bruyère  frissonnante  auvent  le  livide  lever  de  la  lune,  et  vous  avez  Sha- 
kespeare. 

Etant  donnée  la  dynastie  des  génies,  l'originalité  de  chacun  étant  abso- 
lument réservée  ,1e  poëte  de  la  formation  carlovingienne  devant  succéder  au 
poëte  de  la  formation  jupitérienne  et  la  brume  gothique  au  mystère  antique, 
Shakespeare,  c'est  Eschyle  II. 

Reste  le  droit  de  la  Révolution  française,  créatrice  du  troisième  monde, 
à  être  représentée  dans  l'art.  L'Art  est  une  immense  ouverture,  béante  à 
tout  le  possible. 


LIVRE    CINQUIEME. 

LES   ÂMES. 


I 

La  production  des  âmes,  c'est  le  secret  de  l'abîme.  L'inné,  quelle  ombre  ! 
Qu'est-ce  que  cette  condensation  d'inconnu  qui  se  fait  dans  les  ténèbres,  et 
d'où  jaillit  brusquement  cette  lumière,  un  génie  ?  quelle  est  la  règle  de  ces 
avènements-là  ?  O  amour  !  Le  cœur  humain  fait  son  œuvre  sur  la  terre , 
cela  émeut  les  profondeurs.  Quelle  est  cette  incompréhensible  rencontre  de 
la  sublimation  matérielle  et  de  la  sublimation  morale  en  l'atome,  indivisible 
au  point  de  vue  de  la  vie,  incorruptible  au  point  de  vue  de  la  mort  .^ 
L'atome,  quelle  merveille!  Pas  de  dimension,  pas  d'étendue,  ni  hauteur, 
ni  largeur,  ni  épaisseur,  aucune  prise  à  une  mesure  quelconque,  et  tout  dans 
ce  rien  !  Pour  l'algèbre ,  point  géométrique.  Pour  la  philosophie ,  âme. 
Comme  point  géométrique,  base  de  la  science  j  comme  âme,  base  de  la  foi. 
Voilà  ce  que  c'est  que  l'atome.  Deux  urnes,  les  sexes,  puisent  la  vie  dans 
l'infini,  et  le  renversement  de  l'une  dans  l'autre  produit  l'être.  Ceci  est  la 
norme  pour  tous,  pour  l'animal  comme  pour  l'homme.  Mais  l'homme  plus 
qu'homme,  d'où  vient-il? 

La  suprême  intelligence,  qui  est  ici-bas  le  grand  homme,  quelle  est  la 
force  qui  l'évoque,  l'incorpore  et  la  réduit  à  la  condition  humaine?  Quelle 
est  la  part  de  la  chair  et  du  sang  dans  ce  prodige?  Pourquoi  certaines 
étincelles  terrestres  vont-elles  chercher  certaines  molécules  célestes?  Où 
plongent  ces  étincelles,  où  vont-elles?  comment  s'y  prennent-elles?  Quel 
est  ce  don  de  l'homme  de  mettre  le  feu  à  l'inconnu?  Cette  mine,  l'infini, 
cette  extraction,  un  génie,  quoi  de  plus  formidable!  D'où  cela  sort-il? 
Comment  cela  se  peut-il?  Pourquoi,  à  un  moment  donné,  celui-ci  et  non 
celui-là?  Ici,  comme  partout,  l'incalculable  loi  des  aflSnités  apparaît,  et 
échappe.  On  entrevoit,  mais  on  ne  voit  pas.  O  forgeron  du  gouffre,  où 
es-tu? 

Les  qualités  les  plus  diverses,  les  plus  complexes,  les  plus  opposées  en 
apparence,  entrent  dans  la  composition  des  âmes.  Les  contraires  ne  s'excluent 


94  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

paS}  loin  de  là,  ils  se  complètent.  Tel  prophète  contient  un  scoliastej  tel 
mage  est  un  philologue.  L'inspiration  sait  son  métier.  Tout  poëte  est  un 
critique  ;  témoin  cet  excellent  feuilleton  de  théâtre  que  Shakespeare  met 
dans  la  bouche  d'Hamlet.  Tel  esprit  visionnaire  est  en  même  temps  précis  $ 
comme  Dante  qui  écrit  une  rhétorique  et  une  grammaire.  Tel  esprit  exact 
est  en  même  temps  visionnaire  j  comme  Newton  qui  commente  \'A.poca- 
lypse;  comme  Leibniz  qui  démontre,  nova  inventa  logtca,  la  sainte  trinité. 
Dante  connaît  la  distinction  des  trois  sortes  de  mots,  parola  piana,  parola 
sdrucciola,  parola  tronca  :  il  sait  que  la  piana  donne  un  trochée,  la  sdrucciola 
un  dactyle  et  la  tronca  un  ïambe.  Newton  est  parfaitement  sûr  que  le  pape 
est  l'antéchrist.  Dante  combine  et  calcule  j  Newton  rêve. 

Nulle  loi  saisissable  dans  cette  obscurité.  Nul  système  possible.  Les  adhé- 
rences et  les  cohésions  croisent  pêle-mêle  leurs  courants.  Par  moments  on 
imagine  surprendre  le  phénomène  de  la  transmission  de  l'idée,  et  il  semble 
qu'on  voit  distinctement  une  main  prendre  le  flambeau  à  celui  qui  s'en  va 
pour  le  donner  à  celui  qui  arrive.  1642,  par  exemple,  est  une  année 
étrange.  Galilée  y  meurt,  Newton  y  naît.  C'est  bien.  Voilà  un  fil,  essayez 
de  le  nouer;  il  se  casse  tout  de  suite.  Voici  une  disparition  :  le  23  avril  1616, 
le  même  jour,  presque  à  la  même  minute,  Shakespeare  et  Cervantes 
meurent.  Pourquoi  ces  deux  flammes  soufflées  au  même  moment,'*  Aucune 
logique  apparente.  Un  tourbillon  dans  la  nuit. 

A  chaque  instant  des  énigmes.  Pourquoi  Commode  sort-il  de  Marc- 
Aurèle  } 

Ces  problèmes  obsédaient  dans  le  désert  Jérôme,  cet  homme  de  l'antre, 
cet  Isaïe  du  Nouveau  Testament  5  il  interrompait  les  préoccupations  de 
l'éternité  et  l'attention  au  clairon  de  l'archange  pour  méditer  sur  telle  âme 
de  païen  qui  l'intéressait 5  il  supputait  l'âge  de  Perse,  rattachant  cette 
recherche  à  quelque  chance  obscure  de  salut  possible  pour  ce  poëte  aimé 
du  cénobite  à  cause  de  sa  sévérité  j  et  rien  n'est  surprenant  comme  de  voir 
ce  penseur  farouche,  demi-nu  sur  sa  paille,  ainsi  que  Job,  disputer  sur  cette 
question,  frivole  en  apparence,  de  la  naissance  dun  homme,  avec  Rufin  et 
Théophile  d'Alexandrie,  Rufin  lui  faisant  remarquer  qu'il  se  trompe  dans 
ses  calculs  et  que.  Perse  étant  né  en  décembre  sous  le  consulat  de  Fabius 
Persicus  et  de  Vitellius  et  étant  mort  en  novembre  sous  le  consulat  de 
Pubhus  Marius  et  d'Asinius  Gallus,  ces  époques  ne  correspondent  pas  rigou- 
reusement avec  l'an  II  de  la  deux  cent  troisième  olympiade  et  l'an  II  de  la 
deux  cent  dixième,  dates  fixées  par  Jérôme.  Le  mystère  sollicite  ainsi  les 
contemplateurs. 

Ces  calculs,  presque  hagards,  de  Jérôme,  ou  d'autres  semblables,  plus 
d'un  songeur  les  refait.  Ne  jamais  trouver  le  point  d'arrêt,  passer  d'une 


LES   AMES.  95 

spirale  à  l'autre  comme  Archimède,  et  d'une  2one  à  l'autre  comme 
Alighieri,  tomber  en  voletant  dans  le  puits  circulaire,  c'est  l'éternelle  aven- 
ture du  songeur.  Il  se  heurte  à  la  paroi  rigide  où  glisse  le  rayon  pâle.  11 
rencontre  la  certitude  parfois  comme  un  obstacle  et  la  clarté  parfois  comme 
une  crainte.  Il  passe  outre.  Il  est  l'oiseau  sous  la  voûte.  C'est  terrible. 
N'importe.  On  songe. 

Songer,  c'est  penser  çà  et  là.  Passim.  Quelle  est  cette  naissance  d'Euripide 
pendant  cette  bataille  de  Salamine  où  Sophocle,  adolescent,  prie,  et  où 
Eschyle,  homme  fait,  combat  .^^  Quelle  est  cette  naissance  d'Alexandre  dans 
la  nuit  où  est  brûlé  le  temple  d'Éphèse  ?  Quel  lien  entre  ce  temple  et  cet 
homme  ?  Est-ce  l'esprit  conquérant  et  rayonnant  de  l'Europe  qui ,  détruit 
sous  la  forme  chef-d'œuvre,  reparaît  sous  la  forme  héros.''  Car  n'oubliez  pas 
que  Ctésiphon  est  l'architecte  grec  du  temple  d'Ephèse,  Nous  signalions 
tout  à  l'heure  la  disparition  simultanée  de  Shakespeare  et  de  Cervantes,  En 
voici  une  autre,  non  moins  surprenante.  Le  jour  où  Diogène  meurt  à 
Corinthe,  Alexandre  meurt  à  Babylone.  Ces  deux  cyniques,  l'un  du 
haillon,  l'autre  de  l'épée,  s'en  vont  ensemble,  et  Diogène,  avide  de  jouir 
de  l'immense  lumière  inconnue,  va  encore  une  fois  dire  à  Alexandre  : 
Ketire-toi  de  mon  soleil. 

Que  signifient  certaines  concordances  des  mythes  représentés  par  les 
hommes  divins.?  Quelle  est  cette  analogie  d'Hercule  et  de  Jésus  qui  frap- 
pait les  pères  de  l'église,  qui  indignait  Sorel,  mais  édifiait  Du  Perron,  et 
qui  fait  d'Alcide  une  espèce  de  miroir  matériel  de  Christ?  N'y  a-t-il  pas 
communauté  d'âme,  et,  à  leur  insu,  communication  entre  le  législateur 
grec  et  le  législateur  hébreu,  créant  au  même  moment,  sans  se  connaître  et 
sans  que  l'un  soupçonne  l'existence  de  l'autre,  le  premier  l'aréopage,  le 
second  le  sanhédrin?  Étrange  ressemblance  du  jubilé  de  Moïse  et  du  jubilé 
de  Lycurgue  !  Qu'est-ce  que  ces  paternités  doubles,  paternité  du  corps, 
paternité  de  l'esprit,  comme  celle  de  David  pour  Salomon?  "Vertiges,  Escar- 
pements. Précipices. 

Qui  regarde  trop  longtemps  dans  cette  horreur  sacrée  sent  l'immensité 
lui  monter  à  la  tête.  Qu'est-ce  que  la  sonde  vous  rapporte,  jetée  dans  ce 
mystère  ?  Que  voyez- vous?  Les  conjectures  tremblent,  les  doctrines  frisson- 
nent, les  hypothèses  flottent  j  toute  la  philosophie  humaine  vacille  à  un 
souffle  sombre  devant  cette  ouverture. 

L'étendue  du  possible  est  en  quelque  sorte  sous  vos  yeux.  Le  rêve  qu'on 
a  en  soi,  on  le  retrouve  hors  de  soi.  Tout  est  indistinct.  Des  blancheurs 
confuses  se  meuvent.  Sont-ce  des  âmes  ?  On  aperçoit  dans  les  profondeurs 
des  passages  d'archanges  vagues,  sera-ce  un  jour  des  hommes?  Vous  vous 
prenez  la  tête  dans  les  mains,  vous  tâchez  de  voir  et  de  savoir.  Vous  êtes  à 


ç6  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

la  fenêtre  dans  l'inconnu.  De  toutes  parts  les  épaisseurs  des  effets  et  des 
causes,  amoncelées  les  unes  derrière  les  autres,  vous  enveloppent  de  brume. 
L'homme  qui  ne  médite  pas  vit  dans  l'aveuglement,  l'homme  qui  médite 
vit  dans  l'obscurité.  Nous  n'avons  que  le  choix  du  noir.  Dans  ce  noir,  qui 
est  jusqu'à  présent  presque  toute  notre  science,  l'expérience  tâtonne,  l'obser- 
vation guette,  la  supposition  va  et  vient.  Si  vous  y  regardez  très  souvent, 
vous  devenez  vates.  La  vaste  méditation  religieuse  s'empare  de  vous. 

Tout  homme  a  en  lui  son  Pathmos.  Il  est  libre  d'aller  ou  de  ne  point 
aller  sur  cet  effrayant  promontoire  de  la  pensée  d'où  l'on  aperçoit  les 
ténèbres.  S'il  n'y  va  point,  il  reste  dans  la  vie  ordinaire,  dans  la  conscience 
ordinaire,  dans  la  vertu  ordinaire,  dans  la  foi  ordinaire  ou  dans  le  doute 
ordinaire  5  et  c'est  bien.  Pour  le  repos  intérieur,  c'est  évidemment  le  mieux. 
S'il  va  sur  cette  cime,  il  est  pris.  Les  profondes  vagues  du  prodige  lui  ont 
apparu.  Nul  ne  voit  impunément  cet  océan-là.  Désormais  il  sera  le  penseur 
dilaté,  agrandi,  mais  flottant j  c'est-à-dire  le  songeur.  Il  touchera  par  un 
point  au  poëte,  et  par  l'autre  au  prophète.  Une  certaine  quantité  de  lui 
appartient  maintenant  à  l'ombre.  L'illimité  entre  dans  sa  vie,  dans  sa 
conscience,  dans  sa  vertu,  dans  sa  philosophie.  Il  devient  extraordinaire 
aux  autres  hommes,  ayant  une  mesure  différente  de  la  leur.  Il  a  des  devoirs 
qu'ils  n'ont  pas.  Il  vit  dans  la  prière  diffuse,  se  rattachant,  chose  étrange,  à 
une  certitude  indéterminée  qu'il  appelle  Dieu.  Il  distingue  dans  ce  crépus- 
cule assez  de  la  vie  antérieure  et  assez  de  la  vie  ultérieure  pour  saisir  ces 
deux  bouts  de  fil  sombre  et  y  renouer  son  âme.  Qui  a  bu  boira,  qui  a 
songé  songera.  11  s'obstine  à  cet  abîme  attirant,  à  ce  sondage  de  l'inexploré, 
à  ce  désintéressement  de  la  terre  et  de  la  vie,  à  cette  entrée  dans  le  défendu, 
à  cet  effort  pour  tâter  l'impalpable,  à  ce  regard  sur  l'invisible,  il  y  vient,  il 
y  retourne,  il  s'y  accoude,  il  s'y  penche,  il  y  fait  un  pas,  puis  deux,  et 
c'est  ainsi  qu'on  pénètre  dans  l'impénétrable,  et  c'est  ainsi  qu'on  s'en  va 
dans  les  élargissements  sans  bords  de  la  méditation  infinie. 

Qui  y  descend  est  Kantj  qui  y  tombe  est  Swedenborg. 

Garder  son  libre  arbitre  dans  cette  dilatation,  c'est  être  grand.  Mais  si 
grand  qu'on  soit,  on  ne  résout  pas  les  problèmes.  On  presse  l'abîme  de 
questions.  Rien  de  plus.  Quant  aux  réponses,  elles  sont  là,  mais  mêlées  à 
l'ombre.  Les  énormes  linéaments  des  vérités  semblent  parfois  apparaître  un 
instant,  puis  rentrent  et  se  perdent  dans  l'absolu.  De  toutes  ces  questions, 
celle  entre  toutes  qui  nous  obsède  l'intelligence,  celle  entre  toutes  qui  nous 
serre  le  cœur,  c'est  la  question  de  l'âme. 

L'âme  est-elle?  première  question.  La  persistance  du  moi  est  la  soif  de 
l'homme.  Sans  le  moi  persistant,  toute  la  création  n'est  pour  lui  qu'un 
immense  à  quoi  bon!  Aussi  écoutez  la  foudroyante  affirmation  qui  jaillit 


LES   AMES.  97 

de  toutes  les  consciences.  Toute  la  somme  de  Dieu  qu'il  y  a  sur  la  terre 
dans  tous  les  hommes  se  condense  en  un  seul  cri  pour  affirmer  l'âme.  Et 
puis,  deuxième  question,  y  a-t-il  de  grandes  âmes? 

11  semble  impossible  d'en  douter.  Pourquoi  pas  de  grandes  âmes  dans 
l'humanité,  comme  de   grands  arbres   dans  la    forêt,  comme  de  grandes 
cimes  sur  l'horizon  ?  On  voit  les  grandes  âmes  comme  on  voit  les  grandes 
montagnes.  Donc,  elles  sont.  Mais  ici  l'interrogation  insiste  j  l'interrogation, 
c'est  l'anxiété 5  d'où  viennent-elles.?  que  sont-elles.?  qui  sont-elles.?  y  a-t-il 
des  atomes  plus  divins  que  d'autres?  Cet  atome,  par  exemple,  qui  sera 
doué  d'irradiation  ici-bas,  celui-ci  qui  sera  Thaïes,  celui-ci  qui  sera  Eschyle, 
celui-ci  qui  sera  Platon,  celui-ci  qui  sera  Ezéchiel,  celui-ci  qui  sera  Maccha- 
bée, celui-ci  qui  sera  Apollonius  de  Tyane,  celui-ci  qui  sera  Tertullien, 
celui-ci  qui  sera  Epictète,  celui-ci  qui  sera  Marc-Aurèle,  celui-ci  qui  sera 
Nestorius,  celui-ci  qui  sera  Pelage,  celui-ci  qui  sera  Gama,  celui-ci  qui  sera 
Copernic,  celui-ci  qui  sera  Jean  Huss,  celui-ci  qui  sera  Descartes,  celui-ci 
qui  sera  Vincent  de  Paul,  celui-ci  qui  sera  Piranèse,  celui-ci  qui  sera  Was- 
hington, celui-ci  qui  sera  Beethoven,  celui-ci  qui  sera  Garibaldi,  celui-ci 
qui  sera  John  Brown,  tous  ces  atomes,  âmes  en  fonction  sublime  parmi  les 
hommes,  ont-ils  vu  d'autres  univers  et  en  apportent-ils  l'essence  sur  la  terre? 
Les  esprits  chefs,  les  intelligences  guides,  qui  les  envoie?  qui  détermine 
leur  apparition?  qui  est  juge  du  besoin  actuel  de  l'humanité?  qui  choisit 
les  âmes  ?  qui  fait  l'appel  des  atomes  ?  qui  ordonne  les  départs  ?  qui  prémé- 
dite les  arrivées?  L'atome  trait  d'union,  l'atome  universel,  l'atome  lien  des 
mondes,  cxiste-t-il?  N'est-ce  point  là  la  grande  âme? 

Compléter  un  univers  par  l'autre,  verser  sur  le  moins  de  l'un  le  trop  de 
l'autre,  accroître  ici  la  liberté,  là  la  science,  là  l'idéal,  communiquer  aux 
inférieurs  des  patrons  de  la  beauté  supérieure,  échanger  les  effluves,  appor- 
ter le  feu  central  à  la  planète,  mettre  en  harmonie  les  divers  mondes  d'un 
même  système,  hâter  ceux  qui  sont  en  retard,  croiser  les  créations,  cette 
fonction  mystérieuse  n'existe-t-elle  pas? 

N'est-elle  pas  remplie  à  leur  insu  par  de  cenains  prédestinés,  qui, 
momentanément  et  pendant  leur  passage  humain,  s'ignorent  en  partie  eux- 
mêmes?  Tel  atome,  moteur  divin  appelé  âme,  n'a-t-il  pas  pour  emploi  de 
faire  aller  et  venir  un  homme  solaire  parmi  les  hommes  terrestres  ?  Puisque 
l'atome  floral  existe,  pourquoi  l'atome  steUaire  n'existerait-il  pas?  Cet 
homme  solaire,  ce  sera  tantôt  le  savant,  tantôt  le  voyant,  tantôt  le  calcula- 
teur, tantôt  le  thaumaturge,  tantôt  le  navigateur,  tantôt  l'architecte,  tantôt 
le  mage,  tantôt  le  législateur,  tantôt  le  philosophe,  tantôt  le  prophète, 
tantôt  le  héros,  tantôt  le  poëte.  La  vie  de  l'humanité  marchera  par  eux.  Le 
roulement  de  la  civilisation  sera  leur  tâche.  Ces  attelages  d'esprits  traîneront 

PHILOSOPHIE.    —    II.  7 


98  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

le  char  énorme.  L'un  dételé,  l'autre  repartira.  Chaque  achèvement  de 
siècle  sera  une  étape.  Jamais  de  solution  de  continuité.  Ce  qu'un  esprit 
aura  ébauché,  un  autre  esprit  le  terminera,  liant  le  phénomène  au  phéno- 
mène ,  quelquefois  sans  se  douter  de  la  soudure.  A  chaque  révolution  dans 
les  faits  correspondra  une  révolution  proportionnée  dans  les  idées,  et  réci- 
proquement. L'horizon  ne  pourra  s'élargir  à  droite  sans  s'étendre  à  gauche. 
Les  hommes  les  plus  divers,  les  plus  contraires  parfois,  adhéreront  par  des 
côtés  inattendus,  et  dans  ces  adhérences  éclatera  l'impérieuse  logique  du 
progrès.  Orphée,  Bouddha,  Confucius,  Zoroastre,  Pythagore,  Moïse,  Ma- 
nou,  Mahomet,  d'autres  encore,  seront  les  chaînons  de  la  même  chaîne. 
Un  Gutenberg,  découvrant  le  procédé  d'ensemencement  de  la  civilisation 
et  le  mode  d'ubiquité  de  la  pensée,  sera  suivi  d'un  Christophe  Colomb 
découvrant  un  champ  nouveau.  Un  Christophe  Colomb  découvrant  un 
monde  sera  suivi  d'un  Luther  découvrant  une  liberté.  Après  Luther,  nova- 
teur dans  le  dogme,  viendra  Shakespeare,  novateur  dans  l'art.  Un  génie 
finit  l'autre. 

Mais  pas  dans  la  même  région.  L'astronome  s'ajoute  au  philosophe;  le 
législateur  est  l'exécuteur  des  volontés  du  poëte  -,  le  libérateur  armé  prête 
main-forte  au  libérateur  pensant;  le  poëte  corrobore  l'homme  d'état.  New- 
ton est  l'appendice  de  Bacon  ;  Danton  dérive  de  Diderot  ;  Milton  confirme 
Cromwell;  Byron  appuie  Botzaris;  Eschyle,  avant  lui,  a  aidé  Miltiade. 
L'œuvre  est  mystérieuse  pour  ceux  mêmes  qui  la  font.  Les  uns  en  ont 
conscience,  les  autres  point.  A  des  distances  très  grandes,  à  des  intervalles 
de  siècles,  les  corrélations  se  manifestent,  surprenantes;  l'adoucissement  des 
mœurs  humaines,  commencé  par  le  révélateur  religieux,  sera  mené  à  fin 
par  le  raisonneur  philosophique,  de  telle  sorte  que  Voltaire  continue  Jésus, 
Leur  œuvre  concorde  et  coïncide.  Si  cette  concordance  dépendait  d'eux, 
tous  deux  y  résisteraient  peut-être,  l'un,  l'homme  divin,  indigné  dans  son 
martyre,  l'autre,  l'homme  humain,  humilié  dans  son  ironie;  mais  cela  est. 
Quelqu'un  qui  est  très  haut  l'arrange  ainsi. 

Oui,  méditons  sur  ces  vastes  obscurités,  La  rêverie  est  un  regard  qui  a 
cette  propriété  de  tant  regarder  l'ombre  qu'il  en  fait  sortir  la  clarté. 

L'humanité  se  développant  de  l'intérieur  à  l'extérieur,  c'est  là,  à  propre- 
ment parler,  la  civilisation  L'intelligence  humaine  se  fait  rayonnement, 
et,  de  proche  en  proche,  gagne,  conquiert  et  humanise  la  matière.  Domes- 
tication sublime.  Ce  travail  a  des  phases;  et  chacune  de  ces  phases,  mar- 
quant un  âge  dans  le  progrès,  est  ouverte  ou  fermée  par  un  de  ces  êtres 
qu'on  appelle  génies.  Ces  esprits  missionnaires,  ces  légats  de  Dieu,  ne 
portent-ils  pas  en  eux  une  sorte  de  solution  partielle  de  cette  question  si 
abstruse  du  libre  arbitre?  L'apostolat,  étant  un  acte  de  volonté,  touche 


LES   AMES.  99 

d'un  côté  à  la  liberté,  et,  de  l'autre,  étant  une  mission,  touche  par  la  pré- 
destination à  la  fatalité.  Le  volontaire  nécessaire.  Tel  est  le  messie  j  tel  est 
le  génie. 

Maintenant  revenons,  —  car  toutes  les  questions  qui  se  rattachent  au 
mystère  sont  le  cercle  et  l'on  n'en  peut  sortir,  —  revenons  à  notre  point  de 
départ  et  à  notre  interrogation  première  :  Qu'est-ce  qu'un  génie  .'*  Ne  serait- 
ce  pas  une  âme  cosmique  ?  ne  serait-ce  pas  une  âme  pénétrée  d'un  rayon  de 
l'inconnu.?  Dans  quelles  profondeurs  se  préparent  ces  espèces  d'âmes?  quels 
stages  font-elles.?  quels  milieux  traversent-elles.?  quelle  est  la  germination 
qui  précède  l'éclosion .?  quel  est  le  mystère  de  l'avant-naissance .?  où  était 
cet  atome .?  Il  semble  qu'il  soit  le  point  d'intersection  de  toutes  les  forces. 
Comment  toutes  les  puissances  viennent-elles  converger  et  se  nouer  en  unité 
indivisible  dans  cette  intelligence  souveraine .?  qui  a  couvé  cet  aigle .?  l'incu- 
bation de  l'abîme  sur  le  génie,  quelle  énigme!  Ces  hautes  âmes,  momen- 
tanément propres  à  la  terre,  n'ont-elles  pas  vu  autre  chose.?  est-ce  pour  cela 
qu'elles  nous  arrivent  avec  tant  d'intuitions .?  quelques-unes  semblent  pleines 
du  songe  d'un  monde  antérieur.  Est-ce  de  là  que  leur  vient  cet  effarement 
qu'elles  ont  quelquefois?  est-ce  là  ce  qui  leur  inspire  des  paroles  surpre- 
nantes ?  est-ce  là  ce  qui  leur  donne  de  certains  troubles  étranges  ?  est-ce  là 
ce  qui  les  halluciné  jusqu'à  leur  faire,  pour  ainsi  dire,  voir  et  toucher  des 
choses  et  des  êtres  imaginaires  ?  Moïse  avait  son  buisson  ardent,  Socrate  son 
démon  familier,  Mahomet  sa  colombe,  Luther  son  follet  jouant  avec  sa 
plume  et  auquel  il  disait  :  paix  là!  Pascal  son  précipice  ouvert  qu'il  cachait 
avec  un  paravent. 

Beaucoup  de  ces  âmes  majestueuses  ont  évidemment  la  préoccupation 
d'une  mission.  Elles  se  comportent  par  moments  comme  si  elles  savaient. 
Elles  paraissent  avoir  une  certitude  confuse.  Elles  l'ont.  Elles  l'ont  pour  le 
mystérieux  ensemble.  Elles  l'ont  aussi  pour  le  détail.  Jean  Huss  mourant 
prédit  Luther.  Il  s'écrie  :  IJous  hruk';^  l'oie  (Hus),  mais  le  cygne  viendra.  Qui 
envoie  ces  âmes.?  qui  les  suscite?  quelle  est  la  loi  de  leur  formation  anté- 
rieure et  supérieure  à  la  vie?  qui  les  approvisionne  de  force,  de  patience, 
de  fécondation,  de  volonté,  de  colère?  à  quelle  urne  de  bonté  ont-elles 
puisé  la  sévérité  ?  dans  quelle  région  des  foudres  ont-elles  recueilli  l'amour  ? 
Chacune  de  ces  grandes  âmes  nouvelles  venues  renouvelle  la  philosophie, 
ou  l'art,  ou  la  science,  ou  la  poésie,  et  refait  ces  mondes  à  son  image.  Elles 
sont  comme  imprégnées  de  création.  Il  se  détache  par  moments  de  ces 
âmes  une  vérité  qui  brille  sur  les  questions  où  elle  tombe.  Telle  de  ces 
âmes  ressemble  à  un  astre  qui  égoutterait  de  la  lumière.  De  quelle  source 
prodigieuse  sortent-elles  donc,  qu'elles  sont  toutes  différentes?  pas  une  ne 
dérive  de  l'autre,  et  pourtant  elles  ont  cela  de  commun  que,  toutes,  elles 

7- 


loo  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

apportent  de  l'infini.  Questions  incommensurables  et  insolubles.  Cela  n'em- 
pêche pas  les  bons  pédants  et  les  capables  de  se  rengorger,  et  de  dire,  en 
montrant  du  doigt  sur  le  haut  de  la  civilisation  le  groupe  sidéral  des  génies  : 
Vous  n'aurez  plus  de  ces  hommes-là.  On  ne  les  égalera  pas.  Il  n'y  en  a  plus. 
Nous  vous  le  déclarons,  la  terre  a  épuisé  son  contingent  de  grands  esprits. 
Maintenant  décadence  et  clôture.  Il  faut  en  prendre  son  parti.  On  n'aura 
plus  de  génies.  —  Ah!  vous  avez  vu  le  fond  de  l'insondable,  vous! 


II 

Non,  tu  n'es  pas  fini.  Tu  n'as  pas  devant  toi  la  borne,  la  limite,  le 
terme,  la  frontière.  Tu  n'as  pas  à  ton  extrémité,  comme  l'été  l'hiver, 
comme  l'oiseau  la  lassitude,  comme  le  torrent  le  précipice,  comme  l'océan 
la  falaise,  comme  l'homme  le  sépulcre.  Tu  n'as  point  d'extrémité.  Le  «  tu 
n'iras  pas  plus  loin  »,  c'est  toi  qui  le  dis,  et  on  ne  te  le  dit  pas.  Non,  tu  ne 
dévides  pas  un  écheveau  qui  diminue  et  dont  le  fil  casse.  Non,  tu  ne  restes 
pas  court.  Non,  ta  quantité  ne  décroît  pasj  non,  ton  épaisseur  ne  s'amincit 
pasj  non,  ta  faculté  n'avorte  pasj  non,  il  n'est  pas  vrai  qu'on  commence 
à  apercevoir  dans  ta  toute-puissance  cette  transparence  qui  annonce  la  fin 
et  à  entrevoir  derrière  toi  autre  chose  que  toi.  Autre  chose  !  et  quoi  donc  ? 
l'obstacle.  L'obstacle  à  qui.?  L'obstacle  à  la  création  !  l'obstacle  à  l'immanent! 
l'obstacle  au  nécessaire!  Quel  rêve! 

Quand  tu  entends  les  hommes  dire  :  «Voici  jusqu'où  va  Dieu.  Ne  lui 
demandez  pas  davantage.  Il  part  d'ici,  et  s'arrête  là.  Dans  Homère,  dans 
Aristote,  dans  Newton,  il  vous  a  donné  tout  ce  qu'il  avait.  Laissez-le  tran- 
quille maintenant.  Il  est  vidé.  Dieu  ne  recommence  pas.  Il  a  pu  faire  cela 
une  fois,  il  ne  le  peut  deux  fois.  Il  s'est  dépensé  tout  entier  dans  cet  homme- 
ci  j  il  ne  reste  plus  assez  de  Dieu  pour  faire  un  homme  pareil.»  Quand  tu 
les  entends  dire  ces  choses,  si  tu  étais  homme  comme  eux,  tu  sourirais  dans 
ta  profondeur  terrible  j  mais  tu  n'es  pas  dans  une  profondeur  terrible ,  et 
étant  la  bonté,  tu  n'as  pas  de  sourire.  Le  sourire  est  une  ride  fugitive,  ignorée 
de  l'absolu. 

Toi,  atteint  de  refroidissement j  toi,  cesser j  toi,  t'interromprej  toi,  dire  : 
halte!  Jamais.  Toi,  tu  serais  forcé  de  reprendre  ta  respiration  après  avoir 
créé  un  homme!  Non,  quel  que  soit  cet  homme,  tu  es  Dieu.  Si  cette  pâle 
multitude  de  vivants,  en  présence  de  l'inconnu,  a  à  s'étonner  et  à  s'effrayer 
de  quelque  chose,  ce  n'est  pas  de  voir  sécher  la  sève  génératrice  et  les  nais- 
sances se  stériliser,  c'est,  ô  Dieu,  du  déchaînement  éternel  des  prodiges. 


LES   AMES.  lOl 

L'ouragan  des  miracles  souffle  perpétuellement.  Jour  et  nuit  les  phénomènes 
en  tumulte  surgissent  autour  de  nous  de  toutes  parts,  et,  ce  qui  n'est  pas  la 
moindre  merveille,  sans  troubler  la  majestueuse  tranquillité  de  l'Etre.  Ce 
tumulte,  c'est  l'harmonie. 

Les  énormes  ondes  concentriques  de  la  vie  universelle  sont  sans  bords. 
Ce  ciel  étoile  que  nous  étudions  n'est  qu'une  apparition  partielle.  Nous  ne 
saisissons  du  réseau  de  l'être  que  quelques  mailles.  La  complication  du  phé- 
nomène, laquelle  ne  se  laisse  entrevoir,  au  delà  de  nos  sens,  qu'à  la  contem- 
plation et  à  l'extase,  donne  le  vertige  à  l'esprit.  Le  penseur  qui  va  jusque-là 
n'est  plus  pour  les  autres  hommes  qu'un  visionnaire.  L'enchevêtrement 
nécessaire  du  perceptible  et  du  non  perceptible  frappe  de  stupeur  le  philo- 
sophe. Cette  plénitude  est  voulue  par  ta  toute-puissance,  qui  n'admet  point 
de  lacune.  La  pénétration  des  univers  dans  les  univers  fait  partie  de  ton 
infinitude.  Ici  nous  étendons  le  mot  univers  à  un  ordre  de  faits  qu'aucune 
astronomie  n'atteint.  Dans  le  cosmos  que  la  vision  épie  et  qui  échappe  à  nos 
organes  de  chair,  les  sphères  entrent  dans  les  sphères,  sans  se  déformer,  la 
densité  des  créations  étant  différente  j  de  telle  sorte  que,  selon  toute  apparence, 
à  notre  monde  est  inexprimablement  amalgamé  un  autre  monde,  invisible 
pour  nous  invisibles  pour  lui. 

Et  toi,  centre  et  lieu  des  choses,  toi,  l'Etre,  tu  tarirais!  Les  sérénités 
absolues  pourraient,  à  de  certains  moments,  être  inquiètes  du  manque  de 
moyens  de  l'infini!  Les  lumières  dont  une  humanité  a  besoin,  il  viendrait 
une  heure  où  tu  ne  pourrais  plus  les  lui  fournir!  Mécaniquement  infatigable, 
tu  pourrais  être  à  bout  de  force  dans  l'ordre  intellectuel  et  moral!  On  pourrait 
dire  :  Dieu  est  éteint  de  ce  côté-là  !  Non  !  non  !  non  !  ô  Père  ! 

Phidias  fait  ne  t'empêche  pas  de  faire  Michel- Ange,  Michel- Ange  créé, 
il  te  reste  de  quoi  produire  Rembrandt.  Un  Dante  ne  te  fatigue  pas.  Tu  n'es 
pas  plus  épuisé  par  un  Homère  que  par  un  astre.  Les  aurores  à  côté  des 
aurores,  le  renouvellement  indéfini  des  météores,  les  mondes  par-dessus  les 
mondes,  le  passage  prodigieux  de  ces  étoiles  incendiées  qu'on  appelle 
comètes,  les  génies,  et  puis  les  génies,  Orphée,  puis  Moïse,  puis  Isaïe, 
puis  Eschyle,  puis  Lucrèce,  puis  Tacite,  puis  Ju vénal,  puis  Cervantes  et 
Rabelais,  puis  Shakespeare,  puis  Molière,  puis  Voltaire,  ceux  qui  sont 
venus  et  ceux  qui  viendront,  cela  ne  te  gêne  pas.  Pêle-mêle  de  constellations. 
Il  y  a  de  la  place  dans  ton  immensité. 


DEUXIÈME  PARTIE 


LIVRE  PREMIER. 

SHAKESPEARE.   —   SON  GÉNIE. 


.1 

«  Shakespeare,  dit  Forbes,  n'a  ni  le  talent  tragique  ni  le  talent  comique. 
Sa  tragédie  est  artificielle  et  sa  comédie  n'est  qu'instinctive.  »  Johnson 
confirme  le  verdict  :  Sa  tragédie  eH  le  produit  de  l'induBrie  et  sa  comédie  le  produit 
de  VinHin^.  Apres  que  Forbes  et  Johnson  lui  ont  contesté  le  drame,  Green 
lui  conteste  l'originalité.  Shakespeare  est  «un  plagiaire «j  Shakespeare  est 
((  un  copiste  »  j  Shakespeare  «  n'a  rien  inventé  »  $  c'est  «  un  corbeau  paré  des 
plumes  d'autrui  »  i  il  pille  Eschyle,  Boccace,  Bandello,  Hollinshed,  Belle- 
forest,  Benoist  de  Saint-Maurj  il  pille  Layamon,  Robert  de  Glocester, 
Robert  "Wace,  Pierre  de  Langtoft,  Robert  Manning,  John  de  Mandeville, 
Sackville,  Spencerj  il  pille  XArcadie  de  Sidneyj  il  pille  l'anonyme  de  la 
True  Cronicle  of  King  Leirj  il  pille  à  Rowley,  dans  Tl?e  trouhlesome  rei^  of 
KingJohn  (1591),  le  caractère  du  bâtard  Faulconbridge  (*l  Shakespeare  pille 
Thomas  Greenej  Shakespeare  pille  Dekk  et  Chettlc.  Hamlet  n'est  pas  de 
luii  Othello  n'est  pas  de  luij  Timon  d'Athènes  n'est  pas  de  lui}  rien  n'est  de 
lui.  Pour  Green,  Shakespeare  n'est  pas  seulement  «enfleur  de  vers  blancs», 
un  «secoue-scènes»  {sha^scene),  un  Johannes faSîotum  (allusion  au  métier  de 
call-boy  et  de  figurant)}  Shakespeare  est  une  bête  féroce.  Corbeau  ne  suf- 
fit plus,  Shakespeare  est  promu  tigre.  Voici  le  texte  :  Tiger's  heart  wrapt  in 
a  players  hide.  Cœur  de  tigre  caché  sous  la  peau  d'un  comédien  {A.  Groars- 
worth  ofwit,  1592). 

Thomas  Rhymer  juge  Othello  :  «  La  morale  de  cette  fable  est  assurément 
fort  instructive.  Elle  est  pour  les  bonnes  ménagères  un  avertissement  de 
bien  veiller  à  leur  linge.  »  Puis  le  même  Rhymer  veut  bien  cesser  de  rire 
et  prendre  Shakespeare  au  sérieux  :  «...Quelle  impression  édifiante  et  utile 
un  auditoire  peut-il  emporter  d'une  telle  poésie  }  A  quoi  cette  poésie  peut- 

"'  Victor  Hugo  emploie  l'ancienne  orthographe  adoptée  par  son  fils  François- Victor  dans  sa 
traduction.  {Note  de  l'e'diteur,) 


Io6  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

elle  servir,  sinon  à  égarer  notre  bon  sens,  à  jeter  le  désordre  dans  nos  pensées, 
à  troubler  notre  cerveau,  à  pervertir  nos  instincts,  à  fêler  nos  imaginations, 
à  corrompre  notre  goût,  et  à  nous  remplir  la  tête  de  vanité,  de  confusion, 
de  tintamarre  et  de  galimatias  ?  »  Ceci  s'imprimait  quatrevingts  ans  après  la 
mort  de  Shakespeare,  en  1693.  Tous  les  critiques  et  tous  les  connaisseurs 
étaient  d'accord. 

Voici  quelques-uns  des  reproches  unanimement  adressés  à  Shakespeare  : 

—  Concetti,  jeux  de  mots,  calembours.  —  Invraisemblance,  extravagance, 
absurdité. —  Obscénité.  —  Puérilité.  —  Enflure,  emphase,  exagération.  — 
Clinquant,  pathos,  —  Recherche  des  idées,  affectation  du  style.  —  Abus 
du  contraste  et  de  la  métaphore.  —  Subtilité.  —  Immoralité.  —  Écrire 
pour  le  peuple.  —  Sacrifier  à  la  canaille.  —  Se  plaire  dans  l'horrible.  — 
N'avoir  point  de  grâce.  —  N'avoir  point  de  charme.  —  Dépasser  le  but. 

—  Avoir  trop  d'esprit.  —  N'avoir  pas  d'esprit.  —  Faire  «trop  grand».  — 
«Faire  grand». 

—  Ce  Sha^ipeare  eH  un  esprit  grossier  et  barbare,  dit  lord  Shalesbury.  Dryden 
ajoute  ;  Shake^eare  eB  ininteUigible.  Mistress  Lennox  donne  à  Shakespeare 
cette  patoche  :  Ce  poëte  altère  la  vérité  hiBorique,  Un  critique  allemand  de  1680, 
Bentheim,  se  sent  désarmé,  parce  que,  dit-il,  Shake^eare  eH  une  tête  pleine  de 
drôlerie.  Ben  Jonson,  le  protégé  de  Shakespeare,  raconte  lui-même  ceci  (xi, 
175,  édition  Gifford)  :  «Je  me  rappelle  que  les  comédiens  mentionnaient 
à  l'honneur  de  Shakespeare  que,  dans  ses  écrits,  il  ne  raturait  jamais  une 
ligne 3  je  répondis  :  l'iut  a  Dieu  qu'il  en  eût  raturé  mille!))  Ce  vœu,  du  reste, 
fut  exaucé  par  les  honnêtes  éditeurs  de  1623,  Blount  et  Jaggard.  Ils  retran- 
chèrent, rien  que  dans  Hamlet,  deux  cents  lignes  5  ils  coupèrent  deux  cent 
vingt  lignes  dans  leKoi  Lear.  Garrick  ne  jouait  à  Drury-Lane  que  le  Koi  Lear 
de  Nahum  Tate.  Écoutons  encore  Rhymer  :  «  Othello  est  une  farce  sanglante 
et  sans  sel.  »  Johnson  ajoute  :  Jules  César,  tragédie  froide  et  peu  faite  pour 
émouvoir.  »  «  J'estime,  dit  Warburton  dans  sa  lettre  au  doyen  de  Saint-Asaph, 
que  Swift  a  bien  plus  d'esprit  que  Shakespeare,  et  que  le  comique  de 
Shakespeare,  tout  à  fait  bas,  est  bien  inférieur  au  comique  de  Shadwell.  » 
Quant  aux  sorcières  de  Macbeth,  «  rien  n'égale,  dit  ce  critique  du  dix-septième 
siècle,  Forbes,  répété  par  un  critique  du  dix-neuvième,  le  ridicule  d'un 
pareil  spectacle».  Samuel  Foote,  l'auteur  du  Jeune  Hypocrite,  fait  cette  décla- 
ration :  «  Le  comique  de  Shakespeare  est  trop  gros  et  ne  fait  pas  rire.  C'eH 
de  la  bouffonnerie  sans  eSprit.))  Enfin,  Pope,  en  1725,  trouve  la  raison  pour 
laquelle  Shakespeare  a  fait  ses  drames,  et  s'écrie  :  Il  faut  bien  manger] 

Après  ces  paroles  de  Pope ,  on  ne  comprend  guère  à  quel  propos  Voltaire , 
ahuri  de  Shakespeare,  écrit  :  «Shakespeare,  que  les  an^aù  prennent  pour  un 
Sophocle,  florissait  à  peu  près  dans  le  temps  de  Lopez  [Lope,  s'il  vous  plaît^ 


SHAKESPEARE.    —   SON   GENIE.  107 

Voltaire)  de  Vega.  »  Voltaire  ajoute  :  «Vous  n'ignorez  pas  que  dans  Hamlet 
des  fossoyeurs  creusent  une  fosse  en  buvant,  en  chantant  des  vaudevilles,  et 
en  faisant  sur  les  têtes  des  morts  des  plaisanteries  convenables  à  gens  de 
leur  métier.  »  Et,  concluant,  il  qualifie  ainsi  toute  la  scène  :  «  Ces  sottises.  » 
Il  caractérise  les  pièces  de  Shakespeare  de  ce  mot  :  «  Farces  monstrueuses 
qu'on  appelle  tragédies»,  et  complète  le  prononcé  de  l'arrêt  en  déclarant 
que  Shakespeare  «  a  perdu  le  théâtre  anglais  » . 

Marmontel  vient  voir  Voltaire  à  Ferney.  Voltaire  était  au  lit,  il  tenait  un 
livre  à  la  main,  tout  à  coup  il  se  dresse,  jette  le  livre,  allonge  ses  jambes 
maigres  hors  du  lit,  et  crie  à  Marmontel  :  —  ^otre  ShaJ^^eare  eB  un  huron. 
—  Ce  n'eH  pas  mon  Sha^^eare  du  tout,  répond  Marmontel. 

Shakespeare  était  pour  Voltaire  une  occasion  de  montrer  son  adresse  au 
tir.  Voltaire  le  manquait  rarement.  Voltaire  tirait  à  Shakespeare  comme  les 
paysans  tirent  à  l'oie.  C'était  Voltaire  qui  en  France  avait  commencé  le  feu 
contre  ce  barbare.  Il  le  surnommait  le  saint  ChriBophe  des  tragiques.  Il  disait 
à  madame  de  Grafigny  :  Sha^Speare  pour  rire.  Il  disait  au  cardinal  de  Bernis  : 
«Faites  de  jolis  vers,  délivrez-nous,  monseigneur,  des  fléaux,  des  welches, 
de  l'académie  du  roi  de  Prusse,  de  la  bulle  Unigenitm,  des  constitutionnaires 
et  des  convulsionnaires,  et  de  ce  niais  de  Shakespeare  !  Libéra  nos,  Domine.  » 
L'attitude  de  Fréron  vis-à-vis  de  Voltaire  a,  devant  la  postérité,  pour  circon- 
stance atténuante  l'attitude  de  Voltaire  vis-à-vis  de  Shakespeare.  Du  reste, 
pendant  tout  le  dix-huitième  siècle.  Voltaire  fait  loi.  Du  moment  où  Voltaire 
bafoue  Shakespeare,  les  anglais  d'esprit,  tels  que  Milord  maréchal,  raillent 
à  la  suite.  Johnson  confesse  l'i^orance  et  la  vulgarité  de  Shakespeare.  Frédé- 
ric II  s'en  mêle.  Il  écrit  à  Voltaire  à  propos  de  Jules  César  :  «  Vous  avez  bien 
fait  de  refaire  selon  les  principes  la  pièce  informe  de  cet  anglais.  »  Voilà  où 
en  est  Shakespeare  au  siècle  dernier.  Voltaire  l'insulte;  La  Harpe  le  protège  : 
«Shakespeare  lui-même,  tout  grossier  qu'il  était,  n'était  pas  sans  lecture  et 
sans  connaissance.  »  (La  Harpe.  Introduêiion  au  cours  de  littérature.) 

De  nos  jours,  le  genre  de  critiques  dont  on  vient  de  voir  quelques  échan- 
tillons ne  s'est  pas  découragé.  Coleridge  parle  de  Mesure  pour  mesure  :  — 
«  Comédie  pénible  » ,  insinue-t-il.  —  Révoltante,  dit  M.  Knight.  —  Dégoû- 
tante, reprend  M.  Hunter. 

En  1804,  l'auteur  d'une  de  ces  Biographies  universelles  idiotes  où  l'on  trouve 
moyen  de  raconter  l'histoire  de  Calas  sans  prononcer  le  nom  de  Voltaire, 
et  que  les  gouvernements,  sachant  ce  qu'ils  font,  patronnent  et  subven- 
tionnent volontiers,  un  nommé  Delandine,  sent  le  besoin  de  prendre  une 
balance  et  de  juger  Shakespeare,  et,  après  avoir  dit  que  aShal^^ear,  qui  se 
prononce  Che^^ir,  »  avait,  dans  sa  jeunesse,  «dérobé  les  bêtes  fauves  d'un 
seigneur  » ,  il  ajoute  :  «  La  nature  avait  rassemblé  dans  la  tête  de  ce  poëte  ce 


Io8  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

qu'on  peut  imaginer  de  plus  grand,  avec  ce  que  la  grossièreté  sans  esprit 
peut  avoir  de  plus  bas.  »  Dernièrement,  nous  lisions  cette  chose  écrite  il  y 
a  peu  de  temps  par  un  cuistre  considérable,  qui  est  vivant  :  «Les  auteurs 
secondaires  et  les  poètes  inférieurs,  tels  que  Shakespeare  » ,  etc. 


II 


Qui  dit  poëte  dit  en  même  temps  et  nécessairement  historien  et  philo- 
sophe. Hérodote  et  Thaïes  sont  inclus  dans  Homère.  Shakespeare,  lui  aussi, 
est  cet  homme  triple.  Il  est  en  outre  le  peintre,  et  quel  peintre!  le  peintre 
colossal.  Le  poëte  en  effet  fait  plus  que  de  raconter,  il  montre.  Les  poètes 
ont  en  eux  un  réflecteur,  l'observation,  et  un  condensateur,  l'émotion}  de 
là  ces  grands  spectres  lumineux  qui  sortent  de  leur  cerveau,  et  qui  s'en  vont 
flamboyer  à  jamais  sur  la  ténébreuse  muraille  humaine.  Ces  fantômes  sont. 
Exister  autant  qu'Achille,  ce  serait  l'ambition  d'Alexandre.  Shakespeare  a 
la  tragédie,  la  comédie,  la  féerie,  l'hymne,  la  farce,  le  vaste  rire  divin,  la 
terreur  et  l'horreur,  et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  le  drame.  Il  touche  aux 
deux  pôles.  Il  est  de  l'olympe  et  du  théâtre  de  la  foire.  Aucune  possibilité 
ne  lui  manque. 

Quand  il  vous  tient,  vous  êtes  pris.  N'attendez  de  lui  aucune  miséricorde. 
Il  a  la  cruauté  pathétique.  Il  vous  montre  une  mère.  Constance  mère 
d'Arthur,  et  quand  il  vous  a  amené  à  ce  point  d'attendrissement  que  vous 
ayez  le  même  cœur  qu'elle,  il  tue  son  enfant;  il  va  en  horreur  plus  loin 
même  que  l'histoire,  ce  qui  est  diflicile;  il  ne  se  contente  pas  de  tuer 
Rutland  et  de  désespérer  Yorkj  il  trempe  dans  le  sang  du  fils  le  mouchoir 
dont  il  essuie  les  yeux  du  père.  Il  fait  étouffer  l'élégie  parle  drame,  Desde- 
mona  par  Othello.  Nulle  atténuation  à  l'angoisse.  Le  génie  est  inexorable. 
Il  a  sa  loi  et  la  suit.  L'esprit  aussi  a  ses  plans  inclinés,  et  ces  versants  déter- 
minent sa  direction.  Shakespeare  coule  vers  le  terrible.  Shakespeare,  Eschyle, 
Dante,  sont  de  grands  fleuves  d'émotion  humaine  penchant  au  fond  de  leur 
antre  l'urne  des  larmes. 

Le  poëte  ne  se  limite  que  par  son  butj  il  ne  considère  que  la  pensée  à 
accomplit;  il  ne  reconnaît  pas  d'autre  souveraineté  et  pas  d'autre  nécessité 
que  l'idée;  car,  l'art  émanant  de  l'absolu,  dans  l'art  comme  dans  l'absolu, 
la  fin  justifie  les  moyens.  C'est  là,  soit  dit  en  passant,  une  de  ces  déviations 
à  la  loi  ordinaire  terrestre  qui  font  rêver  et  réfléchir  la  haute  critique  et  lui 
révèlent  le  côté  mystérieux  de  l'art.  Dans  l'art  surtout  est  visible  le  ^uid 
divinum.  Le  poëte  se  meut  dans  son  œuvre  comme  la  providence  dans  la 


SHAKESPEARE.    —   SON   GÉNIE.  109 

sienne i  il  émeut,  consterne,  frappe,  puis  relève  ou  abat,  souvent  à  l'inverse 
de  votre  attente,  vous  creusant  l'âme  par  la  surprise.  Maintenant  méditez. 
L'art  a,  comme  l'infini,  un  Parceque  supérieur  à  tous  les  Pourquoi.  Allez 
donc  demander  le  pourquoi  d'une  tempête  à  l'océan,  ce  grand  lyrique.  Ce 
qui  vous  semble  odieux  ou  bizarre  a  une  intime  raison  d'être.  Demandez  à 
Job  pourquoi  il  racle  le  pus  de  son  ulcère  avec  un  tesson,  et  à  Dante  pour- 
quoi il  coud  avec  un  fil  de  fer  les  paupières  des  larves  du  purgatoire,  faisant 
couler  de  ces  coutures  on  ne  sait  quels  pleurs  effroyables  '•>  !  Job  continue  de 
nettoyer  sa  plaie  avec  son  tesson  et  d'essuyer  son  tesson  à  son  fumier,  et 
Dante  passe  son  chemin.  De  même  Shakespeare. 

Ses  horreurs  souveraines  régnent  et  s'imposent.  Il  y  mêle,  quand  bon 
lui  semble,  le  charme,  ce  charme  auguste  des  forts,  aussi  supérieur  à  la 
douceur  faible,  à  l'attrait  grêle,  au  charme  d'Ovide  ou  de  Tibulle,  que  la 
Vénus  de  Milo  à  la  Vénus  de  Médicis.  Les  choses  de  l'inconnu,  les  pro- 
blèmes métaphysiques  reculant  devant  la  sonde,  les  énigmes  de  l'âme  et  de 
la  nature,  qui  est  aussi  une  âme,  les  intuitions  lointaines  de  l'éventuel 
inclus  dans  la  destinée,  les  amalgames  de  la  pensée  et  de  l'événement, 
peuvent  se  traduire  en  figurations  délicates  et  remplir  la  poésie  de  types 
mystérieux  et  exquis,  d'autant  plus  ravissants  qu'ils  sont  un  peu  douloureux, 
à  demi  adhérents  à  l'invisible,  et  en  même  temps  très  réels,  préoccupés  de 
l'ombre  qui  est  derrière  eux,  et  tâchant  de  vous  plaire  cependant.  La  grâce 
profonde  existe. 

Le  joli  grand  est  possible j  il  est  dans  Homère,  Astyanax  en  est  un  type, 
mais  la  grâce  profonde  dont  nous  parlons  est  quelque  chose  de  plus  que 
cette  délicatesse  épique.  Elle  se  complique  d'un  certain  trouble  et  sous- 
entend  l'infini.  C'est  une  sorte  de  rayonnement  clair-obscur.  Les  génies 
modernes  seuls  ont  cette  profondeur  dans  le  sourire  qui ,  en  même  temps 
qu'une  élégance,  fait  voir  un  abîme. 

Shakespeare  possède  cette  grâce,  qui  est  tout  le  contraire  de  la  grâce 
maladive,  bien  qu'elle  lui  ressemble,  contenant,  elle  aussi,  de  la  tombe. 

Le  deuil,  le  grand  deuil  du  drame,  qui  n'est  pas  autre  chose  que  le 
milieu  humain  apporté  dans  l'art,  enveloppe  cette  grâce  et  cette  horreur. 

Hamlet,  le  doute,  est  au  centre  de  son  œuvre,  et,  aux  deux  extrémités, 
l'amour,  Roméo  et  Othello,  l'amour  de  l'aube  et  l'amour  du  soir.  Hamlet, 
toute  l'âme j  Roméo  et  Othello,  tout  le  cœur.  Il  y  a  de  la  lumière  dans  les 

'*'   «Et  comme  le  soleil   n'arrive    pas   aux  lorsqu'il  ne  demeure  pas  tranquille».  (L^Pwr- 

aveugles,  ainsi  les  ombres  dont  je  parlais  tout  gatoire,  chapitre  xiii.)  —  Nous  citons  l'excel- 

à  l'heure  n'ont  pas  le  don  de  la  lumière  du  lente  traduction  de  M.  Fiorcntino.  {Note  du 

ciel.  À  toutes  un  fil  de  fer  perce  et  coud  les  Manuscrit.) 
paupières,  comme  on  fait  à  l'épervier  sauvage 


IIO  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

plis  du  linceul  de  Juliette,  mais  rien  que  de  la  noirceur  dans  le  suaire 
d'Ophéiia  dédaignée  et  de  Desdemona  soupçonnée.  Ces  deux  innocences 
auxquelles  l'amour  a  manqué  de  parole  ne  peuvent  être  consolées.  Des- 
demona chante  la  chanson  du  saule  sous  lequel  l'eau  entraîne  Ophélia. 
Elles  sont  sœurs  sans  se  connaître,  et  se  touchent  par  l'âme,  quoique 
chacune  ait  son  drame  à  part.  Le  saule  frissonne  sur  toutes  deux.  Dans  le 
mystérieux  chant  de  la  calomniée  qui  va  mourir  flotte  la  noyée  écheveléc, 
entrevue. 

Shakespeare  dans  la  philosophie  va  parfois  plus  avant  qu'Homère.  Au 
delà  de  Priam  il  y  a  Learj  pleurer  l'ingratitude  est  pire  que  pleurer  la 
mort.  Homère  rencontre  l'envieux  et  le  frappe  du  sceptre,  Shakespeare 
donne  le  sceptre  à  l'envieux,  et  de  Thersite  il  fait  Richard  III  j  l'envie  est 
d'autant  plus  mise  à  nu  qu'elle  est  vêtue  de  pourpre  5  sa  raison  d'être  est 
alors  visiblement  toute  en  elle-mêmej  le  trône  envieux,  quoi  de  plus 
saisissant  ! 

La  difformité  tyran  ne  suffit  pas  à  ce  philosophes  il  lui  faut  aussi  la 
difformité  valet,  et  il  crée  Falstaff.  La  dynastie  du  bon  sens,  inaugurée 
dans  Panurge,  continuée  dans  Sancho  Pança,  tourne  à  mal  et  avorte  dans 
Falstaff.  L'écueil  de  cette  sagesse-là,  en  effet,  c'est  la  bassesse.  Sancho  Pança, 
adhérent  à  l'âne,  fait  corps  avec  l'ignorance}  Falstaff,  glouton,  poltron, 
féroce,  immonde,  face  et  panse  humaines  terminées  en  brute,  marche 
sur  les  quatre  pattes  de  la  turpitude  j  Falstaff  est  le  centaure  du  porc. 

Shakespeare  est,  avant  tout,  une  imagination.  Or,  c'est  là  une  vérité 
que  nous  avons  indiquée  déjà  et  que  les  penseurs  savent,  l'imagination  est 
profondeur.  Aucune  faculté  de  l'esprit  ne  s'enfonce  et  ne  creuse  plus  que 
l'imagination,  c'est  la  grande  plongeuse.  La  science,  arrivée  aux  derniers 
abîmes,  la  rencontre.  Dans  les  sections  coniques,  dans  les  logarithmes,  dans 
le  calcul  différentiel  et  intégral,  dans  le  calcul  des  probabilités,  dans  le 
calcul  infinitésimal,  dans  le  calcul  des  ondes  sonores,  dans  l'application  de 
l'algèbre  à  la  géométrie,  l'imagination  est  le  coefficient  du  calcul,  et  les 
mathématiques  deviennent  poésie.  Je  crois  peu  à  la  science  des  savants 
bêtes. 

Le  poëte  philosophe  parce  qu'il  imagine.  C'est  pourquoi  Shakespeare  a 
ce  maniement  souverain  de  la  réalité  qui  lui  permet  de  se  passer  avec  elle 
son  caprice.  Et  ce  caprice  lui-même  est  une  variété  du  vrai.  Variété  qu'il 
faut  méditer.  À  quoi  ressemble  la  destinée,  si  ce  n'est  à  une  fantaisie.?  Rien 
de  plus  incohérent  en  apparence,  rien  de  plus  mal  attaché,  rien  de  plus 
mal  déduit.  Pourquoi  couronner  ce  monstre ,  Jean .?  pourquoi  tuer  cet  enfant, 
Arthur  ?  pourquoi  Jeanne  d'Arc  brûlée  ?  pourquoi  Monk  triomphant  ? 
pourquoi  Louis  XV  heureux  ?  pourquoi  Louis  XVI  puni  ?  Laissez  passer  la 


SHAKESPEARE.    —   SON   GENIE.  III 

logique  de  Dieu.  C'est  dans  cette  logique-là  qu'est  puisée  la  fantaisie  du 
poëte.  La  comédie  éclate  dans  les  larmes,  le  sanglot  naît  du  rire,  les  figures 
se  mêlent  et  se  heurtent,  des  formes  massives,  presque  des  bêtes,  passent 
lourdement,  des  larves,  femmes  peut-être,  peut-être  fumée,  ondoient 5  les 
âmes,  libellules  de  l'ombre,  mouches  crépusculaires,  frissonnent  dans  tous 
ces  roseaux  noirs  que  nous  appelons  passions  et  événements.  A  un  pôle 
lady  Macbeth,  à  l'autre  Titania.  Une  pensée  colossale  et  un  caprice 
immense. 

Qu'est-ce  que  la  Tempête,  Troilus  et  Cressida,  les  Gentilshommes  de  TJérone,  les 
Commh'es  de  W^indsor,  le  Songe  d'été,  le  Songe  d'hiver^  c'est  la  fantaisie,  c'est 
l'arabesque.  L'arabesque  dans  l'art  est  le  même  phénomène  que  la  végé- 
tation dans  la  nature.  L'arabesque  pousse,  croît,  se  noue,  s'exfolie,  se 
multiplie,  verdit,  fleurit,  s'embranche  à  tous  les  rêves.  L'arabesque  est 
incommensurable  5  elle  a  une  puissance  inouïe  d'extension  et  d'agrandisse- 
menti  elle  emplit  des  horizons  et  elle  en  ouvre  d'autresj  elle  intercepte  les  fonds 
lumineux  par  d'innombrables  entre-croisements,  et,  si  vous  mêlez  à  ce 
branchage  la  figure  humaine,  l'ensemble  est  vertigineux;  c'est  un  saisisse- 
ment. On  distingue  à  claire-voie,  derrière  l'arabesque,  toute  la  philosophie; 
la  végétation  vit,  l'homme  se  panthéise;  il  se  fait  dans  le  fini  une  combi- 
naison d'infini,  et,  devant  cette  œuvre  où  il  y  a  de  l'impossible  et  du  vrai, 
l'âme  humaine  frissonne  d'une  émotion  obscure  et  suprême. 

Du  reste,  il  ne  faut  laisser  envahir  ni  l'édifice  par  la  végétation,  ni  le 
drame  par  l'arabesque. 

Un  des  caractères  du  génie,  c'est  le  rapprochement  singulier  des  facultés 
les  plus  lointaines.  Dessiner  un  astragale  comme  l'Arioste,  puis  creuser  les 
âmes  comme  Pascal,  c'est  cela  qui  est  le  poëte.  Le  for  intérieur  de  l'homme 
appartient  à  Shakespeare.  Il  vous  en  fait  à  chaque  instant  la  surprise.  Il  tire 
de  la  conscience  tout  l'imprévu  qu'elle  contient.  Peu  de  poètes  le  dépassent 
dans  cette  recherche  psychique.  Plusieurs  des  particularités  les  plus  étranges 
de  l'âme  humaine  sont  indiquées  par  lui.  Il  fait  savamment  sentir  la  sim- 
plicité du  fait  métaphysique  sous  la  complication  du  fait  dramatique.  Ce 
qu'on  ne  s'avoue  pas,  la  chose  obscure  qu'on  commence  par  craindre  et 
qu'on  finit  par  désirer,  voilà  le  point  de  jonction  et  le  surprenant  lieu  de 
rencontre  du  cœur  des  vierges  et  du  cœur  des  meurtriers,  de  l'âme  de  Juliette 
et  de  l'âme  de  Macbeth;  l'innocente  a  peur  et  appétit  de  l'amour  comme 
le  scélérat  de  l'ambition;  périlleux  baisers  donnés  à  la  dérobée  au  fantôme, 
ici  radieux ,  là  farouche. 

A  toutes  zçs,  profusions,  analyse,  synthèse,  création  en  chair  et  en  os,  rêverie, 
fantaisie,  science,  métaphysique,  ajoutez  l'histoire,  ici  l'histoire  des  historiens, 
là  l'histoire  du  conte;  des  spécimens  de  tout;  du  traître,  depuis  Macbeth, 


112  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

l'assassin  de  l'hôte,  jusqu'à  Coriolan,  l'assassin  de  la  patrie j  du  despote, 
depuis  le  tyran  cerveau.  César,  jusqu'au  tyran  ventre  Henri  VIII j  du  car- 
nassier, depuis  le  lion  jusqu'à  l'usurier.  On  peut  dire  à  Shylock  :  Biefi 
mordu,  juif!  Et,  au  fond  de  ce  drame  prodigieux ,  sur  la  bruyère  déserte,  au 
crépuscule,  pour  promettre  aux  meurtriers  des  couronnes,  se  dressent  trois 
silhouettes  noires,  où  Hésiode  peut-être,  à  travers  les  siècles,  reconnaît  les 
Parques.  Une  force  démesurée,  un  charme  exquis,  la  férocité  épique,  la 
pitié,  la  faculté  créatrice,  la  gaîté,  cette  haute  gaîté  inintelligible  aux  enten- 
dements étroits,  le  sarcasme,  le  puissant  coup  de  fouet  aux  méchants,  la 
grandeur  sidérale ,  la  ténuité  microscopique,  une  poésie  illimitée  qui  a  un 
zénith  et  un  nadir,  l'ensemble  vaste,  le  détail  profond,  rien  ne  manque  à 
cet  esprit.  On  sent,  en  abordant  l'œuvre  de  cet  homme,  le  vent  énorme  qui 
viendrait  de  l'ouverture  d'un  monde.  Le  rayonnement  du  génie  dans  tous 
les  sens,  c'est  là  Shakespeare,  totm  in  antithesi,  dit  Jonathan  Forbes. 


III 


Un  des  caractères  qui  distinguent  les  génies  des  esprits  ordinaires,  c'est 
que  les  génies  ont  la  réflexion  double,  de  même  que  l'escarboucle,  au  dire 
de  Jérôme  Cardan,  diffère  du  cristal  et  du  verre  en  ce  qu'elle  a  la  double 
réfraction. 

Génie  et  escarboucle,  double  réflexion,  même  phénomène  dans  l'ordre 
moral  et  dans  l'ordre  physique. 

Ce  diamant  des  diamants,  l'escarboucle  existe-t-elle  ?  C'est  une  question. 
L'alchimie  dit  oui,  la  chimie  cherche.  Quant  au  génie,  il  est.  Il  suffit  de 
lire  le  premier  vers  venu  d'Eschyle  ou  de  Juvénal  pour  trouver  cette  escar- 
boucle du  cerveau  humain. 

Ce  phénomène  de  la  réflexion  double  élève  à  la  plus  haute  puissance 
chez  les  génies  ce  que  les  rhétoriques  appellent  l'antithèse,  c'est-à-dire  la 
faculté  souveraine  de  voir  les  deux  côtés  des  choses. 

Je  n'aime  pas  Ovide,  ce  proscrit  lâche,  ce  lécheur  de  mains  sanglantes, 
ce  chien  couchant  de  l'exil,  ce  flatteur  lointain  et  dédaigné  du  tyran,  et  je 
hais  le  bel  esprit  dont  Ovide  est  plein  j  mais  je  ne  confonds  pas  ce  bel  esprit 
avec  la  puissante  antithèse  de  Shakespeare. 

Les  esprits  complets  ayant  tout,  Shakespeare  contient  Gongora  de  même 
que  Michel- Ange  contient  le  Berninj  et  il  y  a  là-dessus  des  rédactions  toutes 
faites  :  Michel-Ange  est  maniéré,  Shakespeare  est  antithétifie.  Ce  sont  là  des 


SHAKESPEARE.    —    SON    GÉNIE.  II3 

formules  de  l'école  j  mais  c'est  la  grande  question  du  contraste  dans  Tart  vue 
par  le  petit  côté. 

Totm  in  antithesi.  Shakespeare  est  tout  dans  l'antithèse.  Certes,  il  est  peu 
juste  de  voir  un  homme  tout  entier,  et  un  tel  homme,  dans  une  de  ses 
qualités.  Mais,  cette  réserve  faite,  disons  que  ce  mot,  totm  in  antithesi,  qui  a 
la  prétention  d'être  une  critique,  pourrait  être  simplement  une  constatation. 
Shakespeare,  en  effet,  a  mérité,  ainsi  que  tous  les  poètes  vraiment  grands, 
cet  éloge  d'être  semblable  à  la  création.  Qu'est  la  création  }  Bien  et  mal, 
joie  et  deuil,  homme  et  femme,  rugissement  et  chanson,  aigle  et  vautour, 
éclair  et  rayon,  abeille  et  frelon,  montagne  et  vallée,  amour  et  haine, 
médaille  et  revers,  clarté  et  difformité,  astre  et  pourceau,  haut  et  bas.  La 
nature,  c'est  l'éternel  bi-frons.  Et  cette  antithèse,  d'où  sort  l'antiphrase,  se 
retrouve  dans  toutes  les  habitudes  de  l'homme  j  elle  est  dans  la  fable,  elle 
est  dans  l'histoire,  elle  est  dans  la  philosophie,  elle  est  dans  le  langage. 
Soyez  les  Furies,  on  vous  nommera  Euménides,  les  Charmantes j  tuez 
vos  frères,  on  vous  nommera  Philadelphe^  tuez  votre  père,  on  vous 
nommera  Philopatorj  soyez  un  grand  général,  on  vous  nommera  le  petit 
caporal.  L'antithèse  de  Shakespeare,  c'est  l'antithèse  universelle j  toujours  et 
partout,  c'est  l'ubiquité  de  l'antinomie;  la  vie  et  la  mort,  le  froid  et  le 
chaud,  le  juste  et  l'injuste,  l'ange  et  le  démon,  le  ciel  et  la  terre,  la  fleur  et 
la  foudre,  la  mélodie  et  l'harmonie,  l'esprit  et  la  chair,  le  grand  et  le  petit, 
l'océan  et  l'envie,  l'écume  et  la  bave,  l'ouragan  et  le  sifflet,  le  moi  et  le 
non-moi,  l'objectif  et  le  subjectif,  le  prodige  et  le  miracle,  le  type  et  le 
monstre,  l'âme  et  l'ombre.  C'est  cette  sombre  querelle  flagrante,  ce  flux  et 
reflux  sans  fin,  ce  perpétuel  oui  et  non,  cette  opposition  irréductible,  cet 
immense  antagonisme  en  permanence,  dont  Rembrandt  fait  son  clair-obscur 
et  dont  Piranèse  compose  son  vertige. 

Avant  d'ôter  de  l'art  cette  antithèse,  commencez  par  Tôter  de  la  nature. 


IV 

—  «Il  est  réservé  et  discret.  Vous  êtes  tranquille  avec  luij  il  n'abuse  de 
rien.  Il  a,  par-dessus  tout,  une  qualité  bien  rare,  il  est  sobre.» 

Qu'est  ceci  ?  une  recommandation  pour  un  domestique  ?  Non.  C'est  un 
éloge  pour  un  écrivain.  Une  certaine  école,  dite  «sérieuse»,  a  arboré  de 
nos  jours  ce  programme  de  poésie  :  sobriété.  Il  semble  que  toute  la  question 
soit  de  préserver  la  littérature  des  indigestions.  Autrefois  on  disait  :  fécondité 
et  puissance;  aujourd'hui  l'on  dit  :  tisane.  Vous  voici  dans  le  resplendissant 

PHILOSOPHIE.    —    II.  8 

mi-iiiiiEiiiK 


114  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

jardin  des  muses  où  s'épanouissent  en  tumulte  et  en  foule  à  toutes  les 
branches  ces  divines  éclosions  de  l'esprit  que  les  grecs  appelaient  Tropes, 
partout  l'image  idée,  partout  les  fruits,  les  figures,  les  pommes  d'or,  les 
parfums,  les  couleurs,  les  rayons,  les  strophes,  les  merveilles,  ne  touchez  à 
rien,  soyez  discret.  C'est  à  ne  rien  cueillir  là  que  se  reconnaît  le  poëte. 
Soyez  de  la  société  de  tempérance.  Un  bon  livre  de  critique  est  un  traité 
sur  les  dangers  de  la  boisson.  Voulez-vous  faire  l'Iliade,  mettez-vous  à  la 
diète.  Ah!  tu  as  beau  écarquiller  les  yeux,  vieux  Rabelais! 

Le  lyrisme  est  capiteux,  le  beau  grise,  le  grand  porte  à  la  tête,  l'idéal 
donne  des  éblouissements,  qui  en  sort  ne  sait  plus  ce  qu'il  faitj  quand  vous 
avez  marché  sur  les  astres,  vous  êtes  capables  de  refuser  une  sous- préfecture; 
vous  n'êtes  plus  dans  votre  bon  sens,  on  vous  offrirait  une  place  au  sénat  de 
Domitien  que  vous  n'en  voudriez  pas,  vous  ne  rendez  plus  à  César  ce 
qu'on  doit  à  César,  vous  êtes  à  ce  point  d'égarement  de  ne  pas  même  saluer 
le  seigneur  Incitatus,  consul  et  cheval.  Voilà  où  vous  en  arrivez  pour  avoir 
bu  dans  ce  mauvais  lieu,  l'empyrée.  Vous  devenez  fier,  ambitieux,  désin- 
téressé. Sur  ce,  soyez  sobre.  Défense  de  hanter  le  cabaret  du  sublime. 

La  liberté  est  un  libertinage.  Se  borner  est  bien,  se  châtrer  est  mieux. 

Passez  votre  vie  à  vous  retenir. 

Sobriété,  décence,  respect  de  l'autorité,  toilette  irréprochable.  Pas  de 
poésie  que  tirée  à  quatre  épingles.  Une  savane  qui  ne  se  peigne  point,  un 
lion  qui  ne  fait  pas  ses  ongles,  un  torrent  pas  tamisé,  le  nombril  de  la  mer 
qui  se  laisse  voir,  la  nuée  qui  se  retrousse  jusqu'à  montrer  Aldebaran,  c'est 
choquant.  En  anglais  shocking.  La  vague  écume  sur  l'écueil,  la  cataracte 
vomit  dans  le  gouffre,  Ju vénal  crache  sur  le  tyran.  Fi  donc! 

Nous  aimons  mieux  pas  assez  que  trop.  Point  d'exagération.  Désormais 
le  rosier  sera  tenu  de  compter  ses  roses.  La  prairie  sera  invitée  à  moins  de 
pâquerettes.  Ordre  au  printemps  de  se  modérer.  Les  nids  tombent  dans 
l'excès.  Dites  donc,  bocages,  pas  tant  de  fauvettes,  s'il  vous  plaît.  La  voie 
lactée  voudra  bien  numéroter  ses  étoiles.  Il  y  en  a  beaucoup. 

Modelez-vous  sur  le  grand  cierge  serpentaire  du  Jardin  des  plantes,  qui 
ne  fleurit  que  tous  les  cinquante  ans.  Voilà  une  fleur  recommandable. 

Un  vrai  critique  de  l'école  sobre,  c'est  ce  concierge  d'un  jardin  qui,  à 
cette  question  :  Avez- vous  des  rossignols  dans  vos  arbres  .f*  répondait  :  Jih: 
ne  m'en  parler  pas,  pendant  tout  le  mois  de  mai,  ces  vilaines  bêtes  ne  font  que  gueuler. 

M.  Suard  donnait  à  Marie- Joseph  Chénier  ce  certificat  :  «Son  style  a  ce 
grand  mérite  de  ne  pas  contenir  de  comparaisons.»  Nous  avons  vu  de  nos 
jours  cet  éloge  singuUer  se  reproduire.  Ceci  nous  rappelle  qu'un  fort  pro- 
fesseur de  la  Restauration,  indigné  des  comparaisons  et  des  figures  qui 
abondent  dans  les  prophètes,  écrasait  Isaïe,  Daniel  et  Jérémie  sous  cet  apoph- 


SHAKESPEARE.   —   SON   GENIE.  115 

tegme  profond  :  Toute  la  Bible  est  dans  comme.  Un  autre,  plus  professeur 
encore,  disait  ce  mot,  resté  célèbre  à  l'école  normale  :  h  rejette  Juvénal  au 
fumier  romantique.  Quel  était  le  crime  de  Juvénal.?  Le  même  que  le  crime 
■d'Isaïe.  Exprimer  volontiers  l'idée  par  l'image.  En  reviendrions-nous  peu 
à  peu,  dans  les  régions  doctes,  à  la  métonymie  terme  de  chimie,  et  à 
l'opinion  de  Pradon  sur  la  métaphore.'' 

On  dirait,  aux  réclamations  et  clameurs  de  l'école  doctrinaire,  que  c'est 
elle  qui  est  chargée  de  fournir  à  ses  frais  à  toute  la  consommation  d'images 
et  de  figures  que  peuvent  faire  les  poètes,  et  qu'elle  se  sent  ruinée  par  des 
gaspilleurs  comme  Pindare,  Aristophane,  Ezéchiel,  Plaute  et  Cervantes. 
Cette  école  met  sous  clef  les  passions,  les  sentiments,  le  cœur  humain,  la 
réalité,  l'idéal,  la  vie.  Effarée,  elle  regarde  les  génies  en  cachant  tout,  et  elle 
dit  :  Quels  goinfres!  Aussi  est-ce  elle  qui  a  inventé  pour  les  écrivains  cet 
éloge  superlatif  :  il  est  tempéré. 

Sur  tous  ces  points,  la  critique  sacristaine  fraternise  avec  la  critique  doc- 
trinaire. De  prude  à  dévote,  on  s'entr'aide. 

Un  curieux  genre  pudibond  tend  à  prévaloir  j  nous  rougissons  de  la  façon 
grossière  dont  les  grenadiers  se  font  tuer 5  la  rhétorique  a  pour  les  héros  des 
feuilles  de  vigne  qu'on  appelle  périphrases^  il  est  convenu  que  le  bivouac 
parle  comme  le  couvent,  les  propos  de  corps  de  garde  sont  une  calomnie^ 
un  vétéran  baisse  les  yeux  au  souvenir  de  Waterloo,  on  donne  la  croix 
d'honneur  à  ces  yeux  baissés 5  de  certains  mots  qui  sont  dans  l'histoire  n'ont 
pas  droit  à  l'histoire,  et  il  est  bien  entendu,  par  exemple,  que  le  gendarme 
qui  tira  un  coup  de  pistolet  sur  Robespierre  à  l'Hôtel  de  ville  se  nommait 
La-garde-meurt-et-ne-se-rend-pas. 

De  l'effort  combiné  des  deux  critiques  gardiennes  de  la  tranquillité 
publique,  il  résulte  une  réaction  salutaire.  Cette  réaction  a  déjà  produit 
quelques  spécimens  de  poètes  rangés,  bien  élevés,  qui  sont  sages,  dont  le 
style  est  toujours  rentré  de  bonne  heure,  qui  ne  font  pas  d'orgie  avec  toutes 
CCS  folles,  les  idées,  qu'on  ne  rencontre  jamais  au  coin  d'un  bois,  solus 
cum  sola,  avec  la  rêverie,  cette  bohémienne,  qui  sont  incapables  d'avoir 
des  relations  avec  l'imagination,  vagabonde  dangereuse,  ni  avec  la  bac- 
chante inspiration,  ni  avec  la  lorette  fantaisie,  qui  de  leur  vie  n'ont 
donné  un  baiser  à  cette  va-nu-pieds,  la  muse,  qui  ne  découchent  pas, 
et  dont  leur  ponier,  Nicolas  Boileau,  est  content.  Si  Polymnie  passe,  les 
cheveux  un  peu  flottants,  quel  scandale!  vite,  ils  appellent  un  coiffeur. 
M.  de  La  Harpe  accourt.  Ces  deux  critiques  sœurs,  la  doctrinaire  et  la  sacris- 
taine, font  des  éducations.  On  dresse  les  écrivains  petits.  On  prend  en 
sevrage.  Pensionnat  de  jeunes  renommées. 

De  là  une  consigne,  une  littérature,  un  art.  À  droite,  alignement.  Il  s'agit 

8. 


Il6  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

de  sauver  la  société  dans  la  littérature  comme  dans  la  politique.  Chacun 
sait  que  la  poésie  est  une  chose  frivole,  insignifiante,  puérilement  occupée 
de  chercher  des  rimes,  stérile,  vaine;  par  conséquent  rien  n'est  plus  redou- 
table. Il  importe  de  bien  attacher  les  penseurs.  À  la  niche  !  c'est  si  dange- 
reux! Qu'est-ce  qu'un  poëte.?  S'il  s'agit  de  l'honorer,  rien;  s'il  s'agit  de  le 
persécuter,  tout. 

Cette  race  qui  écrit  veut  être  réprimée.  Recourir  au  bras  séculier  est 
utile.  Les  moyens  varient.  De  temps  à  autre  un  bon  bannissement  est  expé- 
dient. Les  exils  des  écrivains  commencent  à  Eschyle  et  ne  finissent  pas  à 
Voltaire.  Chaque  siècle  a  son  anneau  de  cette  chaîne.  Mais  pour  exiler, 
bannir  et  proscrire,  il  faut  au  moins  des  prétextes.  Cela  ne  peut  s'appliquer 
à  tous  les  cas.  C'est  peu  maniable  j  il  importe  d'avoir  une  arme  moins  grosse 
pour  la  petite  guerre  de  tous  les  jours.  Une  critique  d'état,  dûment  asser- 
mentée et  accréditée,  peut  rendre  des  services.  Organiser  la  persécution  des 
écrivains  par  les  écrivains  n'est  pas  une  chose  mauvaise.  Faire  traquer  la 
plume  par  la  plume  est  ingénieux.  Pourquoi  n'aurait-on  pas  des  sergents  de 
ville  littéraires  .f* 

Le  bon  goût  est  une  précaution  prise  par  le  bon  ordre.  Les  écrivains 
sobres  sont  le  pendant  des  électeurs  sages.  L'inspiration  est  suspecte  de 
liberté;  la  poésie  est  un  peu  extra-légale.  Il  y  a  donc  un  art  officiel,  fils  de 
la  critique  officielle. 

Toute  une  rhétorique  spéciale  découle  de  ces  prémisses.  La  nature  n'a 
dans  cet  art-là  qu'une  entrée  restreinte.  Elle  passe  par  la  petite  porte.  La 
nature  est  entachée  de  démagogie.  Les  éléments  sont  supprimés  comme  de 
mauvaise  compagnie  et  faisant  trop  de  vacarme.  L'équinoxe  commet  des 
bris  de  clôture;  la  rafale  est  un  tapage  nocturne.  L'autre  jour,  à  l'école  des 
beaux-arts,  un  élève  peintre  ayant  fait  soulever  par  le  vent  dans  une  tempête 
les  plis  d'un  manteau,  un  professeur  local,  choqué  de  ce  soulèvement,  a 
dit  '.îlnja  pas  de  vent  dans  le  Byle. 

Au  surplus  la  réaction  ne  désespère  point.  Nous  marchons.  Quelques 
progrès  partiels  s'accomplissent.  On  commence  à  être  un  peu  reçu  à  l'aca- 
démie sur  billets  de  confession.  Jules  Janin,  Théophile  Gautier,  Paul  de 
Saint- Victor,  Littré,  Renan,  veuillez  réciter  votre  credo. 

Mais  cela  ne  suffit  pas.  Le  mal  est  profond.  L'antique  société  catholique  et 
l'antique  littérature  légitime  sont  menacées.  Les  ténèbres  sont  en  péril.  Guerre 
aux  nouvelles  générations  !  guerre  à  l'esprit  nouveau  !  On  court  sus  à  la  démo- 
cratie, fille  de  la  philosophie. 

Les  cas  de  rage,  c'est-à-dire  les  œuvres  de  génie,  sont  à  craindre.  On 
renouvelle  les  prescriptions  hygiéniques.  La  voie  publique  est  évidemment 
mal  surveillée.  Il  paraît  qu'il  y  a  des  poètes  errants.  Le  préfet  de  police. 


SHAKESPEARE.    —    SON   GÉNIE.  II7 

négligent,  laisse  vaguer  les  esprits.  A  quoi  pense  l'autorité?  Prenons  garde. 
Les  intelligences  peuvent  être  mordues,  11  y  a  danger.  Décidément,  cela  se 
confirme i  on  croit  avoir  rencontré  Shakespeare  sans  muselière. 
Ce  Shakespeare  sans  muselière ,  c'est  la  présente  traduction  ^*'. 


V 


Si  jamais  un  homme  a  peu  mérité  la  bonne  note  :  Il  elî  sobre  y  c'est,  à  coup 
sûr,  WiUiam  Shakespeare.  Shakespeare  est  un  des  plus  mauvais  sujets  que 
l'esthétique  «sérieuse»  ait  jamais  eu  à  régenter. 

Shakespeare,  c'est  la  fertilité,  la  force,  l'exubérance,  la  mamelle  gonflée, 
la  coupe  écumante,  la  cuve  à  plein  bord,  la  sève  par  excès,  la  lave  en  torrent, 
les  germes  en  tourbillons,  la  vaste  pluie  de  vie,  tout  par  milliers,  tout  par 
millions,  nulle  réticence,  nulle  ligature,  nulle  économie,  la  prodigalité 
insensée  et  tranquille  du  créateur.  À  ceux  qui  tâtent  le  fond  de  leur  poche, 
l'inépuisable  semble  en  démence.  A-t-il  bientôt  fini  ?  Jamais.  Shakespeare  est 
le  semeur  d'éblouissements.  À  chaque  mot,  l'image j  à  chaque  mot,  le  con- 
traste 5  à  chaque  mot,  le  jour  et  la  nuit. 

Le  poëte,  nous  l'avons  dit,  c'est  la  nature.  Subtil,  minutieux,  fin,  micro- 
scopique comme  elle 5  immense.  Pas  discret,  pas  réservé,  pas  avare.  Sim- 
plement magnifique.  Expliquons-nous  sur  ce  mot  :  simple. 

La  sobriété  en  poésie  est  pauvreté^  la  simplicité  est  grandeur.  Donner  à 
chaque  chose  la  quantité  d'espace  qui  lui  convient,  ni  plus,  ni  moins,  c'est  là 
la  simphcité.  Simplicité,  c'est  justice.  Toute  la  loi  du  goût  est  là.  Chaque 
chose  mise  à  sa  place  et  dite  avec  son  mot.  À  la  seule  condition  qu'un 
certain  équilibre  latent  soit  maintenu  et  qu'une  certaine  proportion  mysté- 
rieuse soit  conservée,  la  plus  prodigieuse  comph cation,  soit  dans  le  style,  soit 
dans  l'ensemble,  peut  être  simphcité.  Ce  sont  les  arcanes  du  grand  art. 
La  haute  critique  seule,  qui  a  son  point  de  départ  dans  l'enthousiasme, 
pénètre  et  comprend  ces  lois  savantes.  L'opulence,  la  profusion,  l'irradiation 
flamboyante,  peuvent  être  de  la  simplicité.  Le  soleil  est  simple. 

Cette  simplicité-là,  on  le  voit,  ne  ressemble  point  à  la  simphcité  recom- 
mandée par  Le  Batteux,  l'abbé  d'Aubignac  et  le  père  Bouhours. 

Quelle  que  soit  l'abondance,  quel  que  soit  l'enchevêtrement,  même 
brouillé,  mêlé  et  inextricable,  tout  ce  qui  est  vrai  est  simple.  Une  racine  est 
simple. 

(0  (Euvres  complètes  de  Shakespeare j  traduites  par  François-Vîctor  Hugo.  {Note de  l't'dition  ort^^ale.) 


Il8  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Cette  simplicité,  qui  est  profonde,  est  la  seule  que  l'art  connaisse. 

La  simplicité,  étant  vraie,  est  naïve.  La  naïveté  est  le  visage  de  la  vérité. 
Shakespeare  est  simple  de  la  grande  simplicité.  Il  en  est  bête.  Il  ignore  la 
petite. 

La  simplicité  qui  est  impuissance,  la  simplicité  qui  est  maigreur,  la  sim- 
plicité qui  est  courte  haleine,  est  un  cas  pathologique.  Elle  n'a  rien  à  voir 
avec  la  poésie.  Un  billet  d'hôpital  lui  convient  mieux  que  la  chevauchée 
sur  l'hippogriffe. 

J'avoue  que  la  bosse  de  Thersite  est  simple,  mais  les  pectoraux  d'Hercule 
sont  simples  aussi.  Je  préfère  cette  simplicité-ci  à  l'autre. 

La  simplicité  propre  à  la  poésie  peut  être  touffue  comme  le  chêne.  Est- 
ce  que,  par  hasard,  le  chêne  vous  ferait  l'effet  d'un  byzantin  et  d'un  raffiné  ? 
Ses  antithèses  innombrables,  tronc  gigantesque  et  petites  feuilles,  écorce 
rude  et  mousses  de  velours,  acceptation  des  rayons  et  versement  de  l'ombre, 
couronnes  pour  les  héros  et  fruits  pour  les  pourceaux,  seraient-elles  des 
marques  d'afféterie,  de  corruption,  de  subtilité  et  de  mauvais  goût.f'  le  chêne 
aurait-il  trop  d'esprit  ?  le  chêne  serait-il  de  l'hôtel  Rambouillet  ?  le  chêne 
serait-il  un  précieux  ridicule.'*  le  chêne  serait-il  atteint  de  gongorisme .?  le 
chêne  serait-il  de  la  décadence  ?  toute  la  simplicité,  san^a  simplicitas^  se 
condenserait-elle  dans  le  chou  } 

Raffinement,  excès  d'esprit,  afféterie,  gongorisme,  c'est  tout  cela  qu'on 
a  jeté  à  la  tête  de  Shakespeare.  On  déclare  que  ce  sont  les  défauts  de  la  peti- 
tesse, et  l'on  se  hâte  de  les  reprocher  au  colosse. 

Mais  aussi  ce  Shakespeare  ne  respecte  rien,  il  va  devant  lui,  il  essouffle 
qui  veut  le  suivre,  il  enjambe  les  convenances,  il  culbute  Aristotej  il  fait 
des  dégâts  dans  le  jésuitisme,  dans  le  méthodisme,  dans  le  purisme  et  dans 
le  puritanisme  j  il  met  Loyola  en  désordre  et  Wesley  sens  dessus  dessous  j  il 
est  vaillant,  hardi,  entreprenant,  militant,  direct.  Son  écritoire  fume  comme 
un  cratère.  Il  est  toujours  en  travail,  en  fonction,  en  verve,  en  marche.  Il  a 
la  plume  au  poing,  la  flamme  au  front,  le  diable  au  corps.  L'étalon  abuse j 
il  y  a  des  passants  mulets  à  qui  c'est  désagréable.  Etre  fécond,  c'est  être 
agressif.  Un  poëtt  comme  Isaïe,  comme  Juvénal,  comme  Shakespeare,  est, 
en  vérité,  exorbitant.  Que  diable  !  on  doit  faire  un  peu  attention  aux 
autres,  un  seul  n'a  pas  droit  à  tout,  la  virilité  toujours,  l'inspiration  par- 
tout, autant  de  métaphores  que  la  prairie,  autant  d'antithèses  que  le  chêne, 
autant  de  contrastes  et  de  profondeurs  que  l'univers ,  sans  cesse  la  généra- 
tion, l'éclosion,  l'hymen,  l'enfantement,  l'ensemble  vaste,  le  détail  exquis 
et  robuste,  la  communication  vivante,  la  fécondation,  la  plénitude,  la 
production,  c'est  tropj  cela  viole  le  droit  des  neutres. 

Voilà  trois  siècles  tout  à  l'heure  que  Shakespeare,  ce  poète  en  toute  cffcr- 


SHAKESPEARE.    —    SON   GENIE.  II9 

vesccnce,  est  regardé  par  les  critiques  sobres  avec  cet  air  mécontent  que  de 
certains  spectateurs  privés  doivent  avoir  dans  le  sérail. 

Shakespeare  n*a  point  de  réserve,  de  retenue,  de  frontière,  de  lacune.  Ce 
qui  lui  manque,  c'est  le  manque.  Nulle  caisse  d'épargne.  Il  ne  fait  pas 
carême.  Il  déborde,  comme  la  végétation,  comme  la  germination,  comme 
la  lumière,  comme  la  flamme.  Ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  s'occuper  de 
vous,  spectateur  ou  lecteur,  de  vous  faire  de  la  morale,  de  vous  donner  des 
conseils,  et  d'être  votre  ami,  comme  le  premier  bonhomme  La  Fontaine 
venu,  et  de  vous  rendre  de  petits  services.  Vous  pouvez  vous  chauffer  les 
mains  à  son  incendie. 

Othello,  Roméo,  lago,  Macbeth,  Shylock,  Richard  III,  Jules  César, 
Obéron,  Puck,  Ophélia,  Desdemona,  Juliette,  Titania,  les  hommes,  les 
femmes,  les  sorcières,  les  fées,  les  âmes,  Shakespeare  est  tout  grand  ouvert, 
prenez,  prenez,  prenez,  en  voulez-vous  encore.''  Voici  Ariel,  ParoUes, 
Macduff,  Prospero,  Viola,  Miranda,  Caliban,  en  voulez-vous  encore  .f*  Voici 
Jessica,  Cordelia,  Cressida,  Portia,  Brabantio,  Polonius,  Horatio,  Mercu- 
tio,  Imogène,  Pandarus  de  Troie,  Bottom,  Thésée.  Fjcce  Detis,  c'est  le  poëte, 
il  s'offre,  qui  veut  de  moi.f*  il  se  donne,  il  se  répand,  il  se  prodigue  j  il  ne 
se  vide  pas.  Pourquoi  .f*  Il  ne  peut.  L'épuisement  lui  est  impossible.  Il  y  a 
en  lui  du  sans  fond.  Il  se  remplit  et  se  dépense,  puis  recommence.  C'est  le 
panier  percé  du  génie. 

En  licence  et  audace  de  langage,  Shakespeare  égale  Rabelais,  qu'un 
cygne  dernièrement  a  traité  de  porc. 

Comme  tous  les  hauts  esprits  en  pleine  orgie  d'omnipotence,  Shake- 
speare se  verse  toute  la  nature,  la  boit,  et  vous  la  fait  boire.  Voltaire  lui  a 
reproché  son  ivrognerie,  et  a  bien  fait.  Pourquoi  aussi,  nous  le  répétons, 
pourquoi  ce  Shakespeare  a-t-il  un  tel  tempérament  ^  Il  ne  s'arrête  pas ,  il  ne 
se  lasse  pas,  il  est  sans  pitié  pour  les  pauvres  petits  estomacs  qui  sont  candi- 
dats à  l'académie.  Cette  gastrite,  qu'on  appelle  «le  bon  goût»,  il  ne  Ta 
pas.  Il  est  puissant.  Qu'est-ce  que  cette  vaste  chanson  immodérée  qu'il 
chante  dans  les  siècles,  chanson  de  guerre,  chanson  à  boire,  chanson 
d'amour,  qui  va  du  roi  Lear  à  la  reine  Mab,  et  de  Hamlet  à  Falstaff, 
navrante  parfois  comme  un  sanglot,  grande  comme  l'Iliade!  —  J'ai  la  cour- 
bature d'avoir  lu  Sha^e^eare,  disait  M.  Auger. 

Sa  poésie  a  le  parfum  acre  du  miel  fait  en  vagabondage  par  l'abeille  sans 
ruche.  Ici  la  prose,  là  le  versj  toutes  les  formes,  n'étant  que  des  vases  quel- 
conques pour  l'iJée,  lui  conviennent.  Cette  poésie  se  lamente  et  raille. 
L'anglais,  langue  peu  faite,  tantôt  lui  sert,  tantôt  lui  nuit,  mais  partout  la 
profonde  âme  perce  et  transparaît  !  Le  drame  de  Shakespeare  marche  avec 
une  sorte  de  rhythme  éperdu  j  il  est  si  vaste  qu'il  chancelle  j  il  a  et  donne  le 


120  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

vertige  j  mais  rien  n'est  solide  comme  cette  grandeur  émue.  Shakespeare, 
frissonnant,  a  en  lui  les  vents,  les  esprits,  les  philtres,  les  vibrations,  les 
balancements  des  souffles  qui  passent,  l'obscure  pénétration  des  effluves,  la 
grande  sève  inconnue.  De  là  son  trouble,  au  fond  duquel  est  le  calme.  C'est 
ce  trouble  qui  manque  à  Gœthe,  loué  à  tort  pour  son  impassibilité,  qui  est 
infériorité.  Ce  trouble,  tous  les  esprits  du  premier  ordre  Tont.  Ce  trouble  est 
dans  Job,  dans  Eschyle,  dans  Alighieri.  Ce  trouble,  c'est  l'humanité.  Sur 
la  terre,  il  faut  que  le  divin  soit  humain.  Il  faut  qu'il  se  propose  à  lui-même 
sa  propre  énigme  et  qu'il  s'en  inquiète.  L'inspiration  étant  prodige,  une 
stupeur  sacrée  s'y  mêle.  Une  certaine  majesté  d'esprit  ressemble  aux  solitudes 
et  se  complique  d'étonnement.  Shakespeare,  comme  tous  les  grands  poètes 
et  comme  toutes  les  grandes  choses,  est  plein  d'un  rêve.  Sa  propre  végétation 
l'efiFarej  sa  propre  tempête  l'épouvante.  On  dirait  par  moments  que  Shake- 
speare fait  peur  à  Shakespeare.  11  a  l'horreur  de  sa  profondeur.  Ceci  est  le 
signe  des  suprêmes  intelligences.  C'est  son  étendue  même  qui  le  secoue  et 
qui  lui  communique  on  ne  sait  quelles  oscillations  énormes.  Il  n'est  pas  de 
génie  qui  n'ait  des  vagues.  Sauvage  ivre,  soit.  Il  est  sauvage  comme  la  forêt 
vierge  j  il  est  ivre  comme  la  haute  mer, 

Shakespeare,  le  condor  seul  donne  quelque  idée  de  ces  larges  allures, 
part,  arrive,  repart,  monte,  descend,  plane,  s'enfonce,  plonge,  se  précipite, 
s'engloutit  en  bas,  s'engloutit  en  haut.  Il  est  de  ces  génies  mal  bridés 
exprès  par  Dieu  pour  qu'ils  aillent  farouches  et  à  plein  vol  dans  l'infini. 

De  temps  en  temps  il  vient  sur  ce  globe  un  de  ces  esprits.  Leur  passage, 
nous  l'avons  dit,  renouvelle  l'art,  la  science,  la  philosophie,  ou  la  société. 

Ils  emplissent  un  siècle,  puis  disparaissent.  Alors  ce  n'est  plus  un  siècle 
seulement  que  leur  clarté  illumine 3  c'est  l'humanité  d'un  bout  à  l'autre  des 
temps,  et  l'on  s'aperçoit  que  chacun  de  ces  hommes  était  l'esprit  humain 
lui-même  contenu  tout  entier  dans  un  cerveau,  et  venant,  à  un  instant 
donné,  faire  sur  la  terre  acte  de  progrès. 

Ces  esprits  suprêmes,  une  fois  la  vie  achevée  et  l'œuvre  faite,  vont  dans 
la  mort  rejoindre  le  groupe  mystérieux,  et  sont  probablement  en  famille 
dans  l'infini. 


LIVRE   DEUXIÈME. 


SHAKESPEARE.   —   SON  ŒUVRE. 
LES   POINTS    CULMINANTS. 


Le  propre  des  génies  du  premier  ordre,  c'est  de  produire  chacun  un 
exemplaire  de  l'homme.  Tous  font  don  à  l'humanité  de  son  portrait,  les  uns 
en  riant,  les  autres  en  pleurant,  les  autres  pensifs.  Ces  derniers  sont  les  plus 
grands.  Plante  rit  et  donne  à  l'homme  Amphitryon ,  Rabelais  rit  et  donne  à 
l'homme  Gargantua,  Cervantes  rit  et  donne  à  l'homme  don  Quichotte, 
Beaumarchais  rit  et  donne  à  l'homme  Figaro,  Molière  pleure  et  donne  à 
l'homme  Alceste,  Shakespeare  songe  et  donne  à  l'homme  Hamlet,  Eschyle 
pense  et  donne  à  l'homme  Prométhée.  Les  autres  sont  grands  j  Eschyle  et 
Shakespeare  sont  immenses. 

Ces  portraits  de  l'humanité,  laissés  à  l'humanité  comme  adieux  par  ces 
passants,  les  poètes,  sont  rarement  flattés,  toujours  exacts,  ressemblants  de  la 
ressemblance  profonde.  Le  vice  ou  la  folie  ou  la  vertu  sont  extraits  de  lame 
et  amenés  sur  le  visage.  La  larme  figée  devient  perle  :  le  sourire  pétrifié 
finit  par  sembler  une  menace  j  les  rides  sont  des  sillons  de  sagesse  j  quelques 
froncements  de  sourcil  sont  tragiques.  Cette  série  d'exemplaires  de  l'homme 
est  la  leçon  permanente  des  générations  j  chaque  siècle  y  ajoute  quelques 
figures,  parfois  faces  en  pleine  lumière  et  rondes  bosses,  comme  Macette, 
Céhmène,  Tartuife,  Turcaret  et  le  neveu  de  Rameau,  parfois  simples  pro- 
fils, comme  Gil  Blas,  Manon  Lescaut,  Clarisse  Harlowe  et  Candide. 

Dieu  crée  dans  l'intuition  j  l'homme  crée  dans  l'inspiration,  compliquée 
d'observation.  Cette  création  seconde,  qui  n'est  autre  chose  que  l'action  divine 
faite  par  l'homme,  c'est  ce  qu'on  nomme  le  génie. 

Le  poëte  se  mettant  au  lieu  et  place  du  destin  -,  une  invention  d'hommes 
et  d'événements  tellement  étrange,  ressemblante  et  souveraine,  que  certaines 
sectes  religieuses  en  ont  horreur  comme  d'un  empiétement  sur  la  providence, 
et  appellent  le  poëte  «  le  menteur  »  j  la  conscience  de  l'homme  prise  sur  le 
fait  et  placée  dans  un  milieu  qu'elle  combat,  gouverne  ou  transforme,  c'est 


122  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

le  drame.  Il  y  a  là  quelque  chose  de  supérieur.  Ce  maniement  de  l'âme 
humaine  semble  une  sorte  d'égalité  avec  Dieu.  Égalité  dont  le  mystère  s'ex- 
plique quand  on  réfléchit  que  Dieu  est  intérieur  à  l'homme.  Cette  égahté 
est  identité.  Qui  est  notre  conscience  .f*  Lui.  Et  il  conseille  la  bonne  action. 
Qui  est  notre  intelligence.'^  Lui.  Et  il  inspire  le  chef-d'œuvre. 

Dieu  a  beau  être  là,  cela  n'ôte  rien,  on  l'a  vu,  à  l'aigreur  des  critiques 5 
les  plus  grands  esprits  sont  les  plus  contestés.  Il  arrive  même  parfois  que  des 
intelligences  attaquent  un  génie j  les  inspirés,  chose  bizarre,  méconnaissent 
l'inspiration.  Erasme,  Bayle,  Scaliger,  Saint-Évremond,  Voltaire,  bon 
nombre  de  pères  de  l'église,  des  familles  entières  de  philosophes,  l'école 
d'Alexandrie  en  masse,  Cicéron,  Horace,  Lucien,  Plutarque,  Josèphe, 
Dion  Chrysostome,  Denys  d'Halicarnasse,  Philostrate,  Métrodore  de  Lamp- 
saque,  Platon,  Pythagore,  ont  rudement  critiqué  Homère.  Dans  cette  énu- 
mération  nous  omettons  Zoïle.  Les  négateurs  ne  sont  pas  des  critiques.  Une 
haine  n'est  pas  une  intelligence.  Injurier  n'est  pas  discuter.  Zoïle,  Mœvius, 
Cecchi,  Green,  Avellaneda,  Guillaume  Lauder,  Visé,  Fréron,  aucun  lavage 
de  ces  noms-là  n'est  possible.  Ces  hommes  ont  blessé  le  genre  humain  dans 
ses  génies  i  ces  misérables  mains  gardent  à  jamais  la  couleur  de  la  poignée 
de  boue  qu'elles  ont  jetée. 

Et  ces  hommes  n'ont  pas  même  la  renommée  triste  qu'ils  semblaient 
avoir  acquise  de  droit,  et  toute  la  quantité  de  honte  qu'ils  ont  espérée.  On 
sait  peu  qu'ils  ont  existé.  Ils  ont  le  demi-oubli,  plus  humiliant  que  l'oubli 
complet.  Excepté  deux  ou  trois  d'entre  eux,  devenus  proverbes  dans  le 
dédain,  espèces  de  chouettes  clouées  qui  restent  pour  l'exemple,  on  ne 
connaît  pas  tous  ces  malheureux  noms-là.  Ils  demeurent  dans  la  pénombre. 
Une  notoriété  trouble  succède  à  leur  existence  louche.  Voyez  ce  Clément 
qui  s'était  surnommé  lui-même  V hypercritique ,  et  qui  eut  pour  profession  de 
mordre  et  de  dénoncer  Diderot,  il  disparaît  et  s'efface,  quoique  né  à  Genève, 
dans  le  Clément  de  Dijon,  confesseur  de  Mesdames,  dans  le  David  Clément, 
auteur  de  la  Bibliothèque  curieme,  dans  le  Clément  de  Baize,  bénédictin  de 
Saint-Maur,  et  dans  le  Clément  d'Ascain,  capucin,  définiteur  et  provincial 
du  Béarn.  À  quoi  bon  avoir  déclaré  que  l'œuvre  de  Diderot  n'est  qu'un 
verbiage  ténébreux,  et  être  mort  fou  à  Charenton,  pour  être  ensuite  submergé 
dans  quatre  ou  cinq  Cléments  inconnus  ?  Famien  Strada  a  eu  beau  s'achar- 
ner sur  Tacite,  on  le  distingue  peu  de  Fabien  Spada,  dit  l'Épée  de  Bois, 
bouffon  de  Sigismond  Auguste.  Cecchi  a  eu  beau  déchirer  Dante,  on  n'est 
pas  sûr  qu'il  ne  se  nomme  point  Cccco.  Green  a  eu  beau  colleter  Shakes- 
peare, on  le  confond  avec  Greene.  Avellaneda,  l'a  ennemi  »  de  Cervantes, 
est  peut-être  Avellanedo.  Lauder,  le  calomniateur  de  Milton,  est  peut-être 
Lcuder.   Le  de  Visé  quelconque  qui   «  éreinta  »  Molière,  est  en  même 


SHAKESPEARE.    —    SON    ŒUVRE.  123 

temps  un  nommé  Donneauj  il  s'était  surnommé  de  Visé  par  goût  de 
noblesse.  Ils  ont  compté,  pour  se  faire  un  peu  d'éclat,  sur  la  grandeur  de 
ceux  qu'ils  outrageaient.  Points  ces  êtres  sont  restés  osbcurs.  Ces  pauvres 
insulteurs  ne  sont  pas  payés.  Le  mépris  leur  a  fait  faillite.  Plaignons-les. 


II 


Ajoutons  que  la  calomnie  perd  sa  peine.  Alors  à  quoi  sert-elle  ?  Pas  même 
au  mal.  Connaissez- vous  rien  de  plus  inutile  que  du  nuisible  qui  ne  nuit 
pas.? 

Il  y  a  mieux.  Ce  nuisible  est  bon.  Dans  un  temps  donné,  il  se  trouve 
que  la  calomnie,  l'envie  et  la  haine,  en  croyant  travailler  contre,  ont  tra- 
vaillé pour.  Leurs  injures  célèbrent,  leur  noirceur  illustre.  Elles  ne  réussissent 
qu'à  mêler  à  la  gloire  un  bruit  grossissant. 

Continuons. 

Ainsi,  cet  immense  masque  humain,  chacun  des  génies  l'essaye  à  son 
tour,  et  telle  est  la  force  de  l'âme  qu'ils  font  passer  par  le  trou  mystérieux 
des  yeux,  que  ce  regard  change  le  masque,  et,  de  terrible,  le  fait  comique, 
puis  rêveur,  puis  désolé,  puis  jeune  et  souriant,  puis  décrépit,  puis  sensuel 
et  goinfre,  puis  religieux,  puis  outrageant j  et  c'est  Caïn,  Job,  Atrée, 
Ajax,  Priam,  Hécube,  Niobé,  Clytemnestre,  Nausicaa,  Pistoclerus,  Gru- 
mio,  Davus,  Pasicompsa,  Chimène,  don  Arias,  don  Diègue,  Mudarra, 
Richard  III,  lady  Macbeth,  Desdemona,  Juliette,  Roméo,  Lear,  Sancho 
Pança,  Pantagruel,  Panurge,  Arnolphe,  Dandin,  Sganarelle,  Agnès,  Rosine, 
Victorine,  Basile,  Almaviva,  Chérubin,  Manfred. 

De  la  création  divine  directe  sort  Adam,  le  prototype.  De  la  création 
divine  indirecte,  c'est-à-dire  de  la  création  humaine,  sortent  d'autres  Adams, 
les  types. 

Un  type  ne  reproduit  aucun  homme  en  particulier  j  il  ne  se  superpose 
exactement  à  aucun  individu  j  il  résume  et  concentre  sous  une  forme  hu- 
maine toute  une  famille  de  caractères  et  d'esprits.  Un  type  n'abrège  pas,  il 
condense.  11  n'est  pas  un,  il  est  tous.  Alcibiade  n'est  qu'Alcibiade,  Pétrone 
n'est  que  Pétrone,  Bassompierre  n'est  que  Bassompierre ,  Buckingham  n'est 
que  Buckingham,  Fronsac  n'est  que  Fronsac,  Lauzun  n'est  que  Lauzun  $ 
mais  saisissez  Lauzun,  Fronsac,  Buckingham,  Bassompierre,  Pétrone  et 
Alcibiade,  et  pilez-les  dans  le  mortier  du  rêve,  il  en  sort  un  fantôme,  plus 
réel  qu'eux  tous,  don  Juan.  Prenez  les  usuriers  un  à  un,  aucun  d'eux  n'est 
ce  fauve  marchand  de  Venise  criant  :  Tubal,   retiens  un  exempt  quin^  jours 


124  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

d'avance)  s'il  ne  paye  pas,  je  veux  avoir  son  cœur.  Prenez  les  usuriers  en  masse, 
de  leur  foule  se  dégage  un  total,  Shylock.  Additionnez  l'usure,  vous  avez 
Shylock.  La  métaphore  du  peuple,  qui  ne  se  trompe  jamais,  confirme, 
sans  la  connaître,  l'invention  du  poëte5  et,  pendant  que  Shakespeare  fait 
Shylock,  elle  crée  le  happe-chair.  Shylock  est  la  juiverie,  il  est  aussi  le 
judaïsme}  c'est  à-dire  toute  sa  nation,  le  haut  comme  le  bas,  la  foi  comme 
la  fraude,  et  c'est  parce  qu'il  résume  ainsi  toute  une  race,  telle  que  l'oppres- 
sion l'a  faite,  que  Shylock  est  grand.  Les  juifs,  même  ceux  du  moyen-âge, 
ont,  du  reste,  raison  de  dire  que  pas  un  d'eux  n'est  Shylock  5  les  hommes 
de  plaisir  ont  raison  de  dire  que  pas  un  d'eux  n'est  don  Juan.  Aucune 
feuille  d'oranger  mâchée  ne  donne  la  saveur  de  l'orange.  Pourtant  il  y  a 
affinité  profonde,  intimité  de  racines,  prise  de  sève  à  la  même  source,  par- 
tage de  la  même  ombre  souterraine  avant  la  vie.  Le  fruit  contient  le  mystère 
de  l'arbre,  et  le  type  contient  le  mystère  de  l'homme.  De  là  cette  vie 
étrange  du  type. 

Car,  et  ceci  est  le  prodige,  le  type  vit.  S'il  n'était  qu'une  abstraction,  les 
hommes  ne  le  reconnaîtraient  pas,  et  laisseraient  cette  ombre  passer  son 
chemin.  La  tragédie  dite  classique  fait  des  larves  j  le  drame  fait  des  types. 
Une  leçon  qui  est  un  homme,  un  mythe  à  face  humaine  tellement  plastique 
qu'il  vous  regarde,  et  que  son  regard  est  un  miroir,  une  parabole  qui  vous 
donne  un  coup  de  coude,  un  symbole  qui  vous  crie  gare,  une  idée  qui 
est  nerf,  muscle  et  chair,  et  qui  a  un  cœur  pour  aimer,  des  entrailles  pour 
souffrir,  et  des  yeux  pour  pleurer,  et  des  dents  pour  dévorer  ou  rire,  une 
conception  psychique  qui  a  le  relief  du  fait,  et  qui,  si  elle  saigne,  saigne  du 
vrai  sang,  voilà  le  type.  O  puissance  de  la  toute  poésie  !  les  types  sont  des 
êtres.  Ils  respirent,  ils  palpitent,  on  entend  leurs  pas  sur  le  plancher,  ils 
existent.  Ils  existent  d'une  existence  plus  intense  que  n'importe  qui,  se 
croyant  vivant,  là,  dans  la  rue.  Ces  fantômes  ont  plus  de  densité  que 
l'homme.  11  y  a  dans  leur  essence  cette  quantité  d'éternité  qui  appartient 
aux  chefs-d'œuvre,  et  qui  fait  que  Trimalcion  vit,  tandis  que  M.  Romieu 
est  mort. 

Les  types  sont  des  cas  prévus  par  Dieuj  le  génie  les  réalise.  Il  semble 
que  Dieu  aime  mieux  faire  donner  la  leçon  à  l'homme  par  l'homme,  pour 
inspirer  confiance.  Le  poëte  est  sur  ce  pavé  des  vivants  j  il  leur  parle  plus 
près  de  l'oreille.  De  là  l'efficacité  des  types.  L'homme  est  une  prémisse,  le 
type  conclut}  Dieu  crée  le  phénomène,  le  génie  met  l'enseigne}  Dieu  ne 
fait  que  l'avare,  le  génie  fait  Harpagon}  Dieu  ne  fait  que  le  traître,  le  génie 
fait  lagO}  Dieu  ne  fait  que  la  coquette,  le  génie  fait  CélimènC}  Dieu  ne  fait 
que  le  bourgeois,  le  génie  fait  Chrysalej  Dieu  ne  fait  que  le  roi,  le  génie 
fait  Grandgousier.  Quelquefois,  à  un  moment  donné,  le  type  sort  tout  fait 


SHAKESPEARE.   —   SON   ŒUVRE.  125 

d'on  ne  sait  quelle  collaboration  du  peuple  en  masse  avec  un  grand  comédien 
naïf,  réalisateur  involontaire  et  puissant}  la  foule  est  sage- femme  $  d'une 
époque  qui  porte  à  l'une  de  ses  extrémités  Talleyrand  et  à  l'autre  Chodruc- 
Duclos,  jaillit  tout  à  coup,  dans  un  éclair,  sous  la  mystérieuse  incubation  du 
théâtre,  ce  spectre,  Robert  Macaire. 

Les  types  vont  et  viennent  de  plain-pied  dans  l'art  et  dans  la  nature.  Ils 
sont  de  l'idéal  réel.  Le  bien  et  le  mal  de  l'homme  sont  dans  ces  figures.  De 
chacun  d'eux  découle,  au  regard  du  penseur,  une  humanité. 

Nous  l'avons  dit,  autant  de  types,  autant  d'Adams.  L'homme  d'Homère, 
Achille,  est  un  Adam}  de  lui  vient  l'espèce  des  tueurs }  l'homme  d'E<schyle, 
Prométhée,  est  un  Adam}  de  lui  vient  la  race  des  lutteurs}  l'homme  de 
Shakespeare,  Hamlet,  est  un  Adam}  à  lui  se  rattache  la  famille  des  rêveurs. 
D'autres  Adams,  créés  par  les  poètes,  incarnent,  celui-ci  la  passion,  celui-là 
le  devoir,  celui-là  la  raison,  celui-là  la  conscience,  celui-là  la  chute,  celui-là 
l'ascension. 

La  prudence,  dérivée  en  tremblement,  va  du  vieillard  Nestor  au  vieillard 
Géronte.  L'amour,  dérivé  en  appétit,  va  de  Daphnis  à  Lovelace.  La  beauté, 
compliquée  du  serpent,  va  d'Eve  à  Mélusine.  Les  types  commencent  dans 
la  Genèse,  et  un  anneau  de  leur  chaîne  traverse  Restif  de  la  Bretonne  et  Vadé. 
Le  lyrique  leur  convient,  le  poissard  ne  leur  messied  pas.  Ils  parlent  patois 
par  la  bouche  de  Gros-René,  et  dans  Homère  ils  disent  à  Minerve  qui  les 
prend  aux  cheveux  :  Que  me  veux-tu,  déesse? 

Une  surprenante  exception  a  été  concédée  à  Dante.  L'homme  de  Dante, 
c'est  Dante.  Dante  s'est,  pour  ainsi  dire,  recréé  une  seconde  fois  dans  son 
poëmC}  il  est  son  typC}  son  Adam,  c'est  lui-même.  Pour  l'action  de  son 
poëme,  il  n'a  été  chercher  personne.  11  a  seulement  pris  Virgile  pour  com- 
parse. Du  reste,  il  s'est  fait  épique  tout  net,  et  sans  même  se  donner  la 
peine  de  changer  de  nom.  Ce  qu'il  avait  à  faire  était  simple  en  effet} 
descendre  dans  l'enfer  et  remonter  au  ciel.  A  quoi  bon  se  gêner  pour  si 
peu.f*  Il  frappe  gravement  à  la  porte  de  l'infini,  et  dit  :  Ouvre,  je  suis  Dante. 


III 


Deux  Adams  prodigieux,  nous  venons  de  le  dire,  c'est  l'homme  d'Eschyle, 
Prométhée,  et  l'homme  de  Shakespeare,  Hamlet. 
Prométhée,  c'est  l'action.  Hamlet,  c'est  l'hésitation. 
Dans  Prométhée,  l'obstacle  est  extérieur}  dans  Hamlet  il  est  intérieur. 
Dans  Prométhée,  la  volonté  est  clouée  aux  quatre  membres  par  des  clous 


126  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

d'airain  et  ne  peut  remuer j  de  plus  elle  a  à  côté  d'elle  deux  gardes,  la  Force 
et  la  Puissance.  Dans  Hamlet,  la  volonté  est  plus  asservie  encore  5  elle  est 
garrottée  par  la  méditation  préalable,  chaîne  sans  fin  des  indécis.  Tirez- vous 
donc  de  vous-même  !  Quel  nœud  gordien  que  notre  rêverie  !  L'esclavage 
du  dedans,  c'est  là  l'esclavage.  Escaladez-moi  cette  enceinte  :  songer  !  sortez, 
si  vous  pouvez,  de  cette  prison  :  aimer!  l'unique  cachot  est  celui  qui  mure 
la  conscience.  Prométhée,  pour  être  libre,  n'a  qu'un  carcan  de  bronze  à 
briser  et  qu'un  dieu  à  vaincre  j  il  faut  que  Hamlet  se  brise  lui-même  et  se 
vainque  lui-même.  Prométhée  peut  se  dresser  debout,  quitte  à  soulever  une 
montagne i  pour  que  Hamlet  se  redresse,  il  faut  qu'il  soulève  sa  pensée. 
Que  Prométhée  s'arrache  de  la  poitrine  le  vautour,  tout  est  ditj  il  faut  que 
Hamlet  s'arrache  du  flanc  Hamlet.  Prométhée  et  Hamlet,  ce  sont  deux  foies 
à  nuj  de  l'un  coule  le  sang,  de  l'autre  le  doute. 

On  compare  habituellement  Eschyle  et  Shakespeare  par  Oreste  et  par 
Hamlet,  ces  deux  tragédies  étant  le  même  drame.  Jamais  sujet  ne  fut  plus 
identique  en  effet.  Les  doctes  signalent  là  une  analogie j  les  impuissants,  qui 
sont  aussi  les  ignorants,  les  envieux,  qui  sont  aussi  les  imbéciles,  ont  la 
petite  joie  de  croire  constater  un  plagiat.  C'est  du  reste  un  champ  possible 
pour  l'érudition  comparée  et  la  critique  sérieuse.  Hamlet  marche  derrière 
Oreite,  le  parricide  par  amour  filial.  Cette  comparaison  facile,  plutôt  de 
surface  que  de  fond,  nous  frappe  moins  que  la  confrontation  mystérieuse 
de  ces  deux  enchaînés,  Prométhée  et  Hamlet. 

Qu^on  ne  l'oublie  pas,  l'esprit  humain,  à  demi  divin  qu'il  est,  crée  de 
temps  en  temps  des  œuvres  surhumaines.  Ces  œuvres  surhumaines  de 
l'homme  sont  d'ailleurs  plus  nombreuses  qu'on  ne  croit,  car  elles  remplissent 
l'art  tout  entier.  En  dehors  de  la  poésie,  où  les  merveilles  abondent,  il  y  a 
dans  la  musique  Beethoven,  dans  la  sculpture  Phidias,  dans  l'architecture 
Piranèse,  dans  la  peinture  Rembrandt,  et,  dans  la  peinture,  l'architecture  et 
la  sculpture,  Michel- Ange.  Nous  en  passons,  et  non  des  moindres. 

Vrométhée  et  Hamlet  sont  au  nombre  de  ces  œuvres  plus  qu'humaines. 

Une  sorte  de  parti  pris  gigantesque,  la  mesure  habituelle  dépassée,  le 
grand  partout,  ce  qui  est  l'effarement  des  intelligences  médiocres,  le  vrai 
démontré  au  besoin  par  l'invraisemblable,  le  procès  fait  à  la  destinée,  à  la 
société,  à  la  loi,  à  la  religion,  au  nom  de  l'Inconnu,  abîme  du  mystérieux 
équilibre^  l'événement  traité  comme  un  rôle  joué  et,  dans  l'occasion, 
reproché  à  la  Fatalité  ou  à  la  Providence;  la  passion,  personnage  terrible, 
allant  et  venant  chez  l'homme 3  l'audace  et  quelquefois  l'insolence  de  la  rai- 
son, les  formes  fières  d'un  style  à  l'aise  dans  tous  les  extrêmes,  et  en  même 
temps  une  sagesse  profonde,  une  douceur  de  géant,  une  bonté  de  monstre 
attendri,  une  aube  ineffable  dont  on  ne  peut  se  rendre  compte  et  qui  éclaire 


SHAKESPEARE.    —    SON    ŒUVRE.  127 

touti  tels  sont  les  signes  de  ces  œuvres  suprêmes.  Dans  de  certains  poëmes, 
il  y  a  de  l'astre. 

Cette  lueur  est  dans  Eschyle  et  dans  Shakespeare. 


IV 

Prométhée  étendu  sur  le  Caucase,  rien  de  plus  farouche.  C'est  la  tragédie 
géante.  Ce  vieux  supplice  que  nos  anciennes  chartes  de  torture  appellent 
l'extension,  et  auquel  Cartouche  échappa  à  cause  d'une  hernie,  Prométhée 
le  subit j  seulement  le  chevalet  est  une  montagne.  Quel  est  son  crime.''  le 
droit.  Qualifier  le  droit  crime  et  le  mouvement  rébellion,  c'est  là  l'immé- 
moriale habileté  des  tyrans.  Prométhée  a  fait  sur  l'Olympe  ce  qu'Eve  a  fait 
dans  l'Edenj  il  a  pris  un  peu  de  science.  Jupiter,  d'ailleurs  identique   à 
Jéhovah  (lopt,  lova),  punit  cette  témérité  :  avoir  voulu  vivre.  Les  traditions 
éginétiques,  qui  localisent  Jupiter,  lui  ôtent  l'impersonnalité  cosmique  du 
Jéhovah  de  la  Genèse.  Le  Jupiter  grec,  mauvais  fils  d'un  mauvais  père, 
rebelle  à  Saturne,  qui  a  été  lui-même  rebelle  à  Cœlus,  est  un  parvenu. 
Les  titans  sont  une  sorte  de  branche  aînée  qui  a  ses  légitimistes,  dont  était 
Eschyle,  vengeur  de  Prométhée.  Prométhée,  c'est  le  droit  vaincu.  Jupiter  a, 
comme  toujours,  consommé  l'usurpation  du  pouvoir  par  le  supplice  du  droit. 
L'Olympe  requiert  le  Caucase.  Prométhée  y  est  mis  au  carcan.  Le  titan  est 
là,  tombé,  couché,  cloué.  Mercure,  ami  de  tout  le  monde,  vient  lui  donner 
des  conseils  de  lendemain  de  coup  d'état.  Mercure,  c'est  la  lâcheté  de  l'in- 
telligence. Mercure,  c'est  tout  le  vice  possible,  plein  d'esprit j  Mercure,  le 
dieu  vice,  sert  Jupiter,  le  dieu  crime.  Cette  valetaille  dans  le  mal  est  encore 
marquée  aujourd'hui  par  la  vénération  du  filou  pour  l'assassin.  Il  y  a  quelque 
chose  de  cette  loi-là  dans  l'arrivée  du  diplomate  derrière  le  conquérant.  Les 
chefs-d'œuvre  ont  cela  d'immense  qu'ils   sont  éternellement  présents  aux 
actes  de  l'humanité.  Prométhée  sur  le  Caucase,  c'est  la  Pologne  après  1772, 
c'est  la  France  après  1815,  c'est  la  Révolution  après  brumaire.  Mercure  parle, 
Prométhée    écoute  peu.   Les    offres    d'amnistie    échouent    quand   c'est  le 
supplicié  qui  seul  aurait  droit  de  faire  grâce.  Prométhée,  terrassé,  dédaigne 
Mercure  debout  au-dessus  de  lui,  et  Jupiter  debout  au-dessus  de  Mercure, 
et  le  Destin  debout  au-dessus  de  Jupiter.  Prométhée  raille  le  vautour  qui  le 
mange j  il  a  tout  le  haussement  d'épaules  que  sa  chaîne  lui  permeti  que  lui 
importe  Jupiter  et  à  quoi  bon  Mercure.?  Nulle  prise  sur  ce  patient  hautain. 
La  brûlure  des  coups  de  foudre  donne  une  cuisson  qui  est  un  continuel 
rappel  à  la  fierté.  Cependant  on  pleure  autour  de  lui,  la  terre  se  désespère. 


128  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

les  nuées  femmes,  les  cinquante  océanidcs,  viennent  adorer  le  titan,  on  en- 
tend les  forêts  crier,  les  bêtes  fauves  gémir,  les  vents  hurler,  les  vagues 
sangloter,  les  éléments  se  lamenter,  le  monde  souffre  en  Prométhée,  la  vie 
universelle  a  pour  ligature  son  carcan ,  une  immense  participation  au  supplice 
du  demi -dieu  semble  être  désormais  la  volupté  tragique  de  toute  la  nature  j 
l'anxiété  de  l'avenir  s'y  mêle,  et  comment  faire  maintenant?  et  comment  se 
mouvoir?  et  qu'allons- nous  devenir?  et,  dans  le  vaste  ensemble  des  êtres 
créés,  choses,  hommes,  animaux,  plantes,  rochers,  tous  tournés  vers  le  Cau- 
case, on  sent  cette  inexprimable  angoisse,  le  libérateur  enchaîné. 

Hamlet,  moins  géant  et  plus  homme,  n'est  pas  moins  grand. 

Hamlet.  On  ne  sait  quel  effrayant  être  complet  dans  l'incomplet.  Tout, 
pour  n'être  rien.  Il  est  prince  et  démagogue,  sagace  et  extravagant,  profond 
et  frivole,  homme  et  neutre.  Il  croit  peu  au  sceptre,  bafoue  le  trône,  a  pour 
camarade  un  étudiant,  dialogue  avec  les  passants,  argumente  avec  le  premier 
venu,  comprend  le  peuple,  méprise  la  foule,  hait  la  force,  soupçonne  le 
succès,  interroge  l'obscurité,  tutoie  le  mystère.  Il  donne  aux  autres  des 
maladies  qu'il  n'a  pas5  sa  folie  fausse  inocule  à  sa  maîtresse  une  folie  vraie. 
Il  est  familier  avec  les  spectres  et  avec  les  comédiens.  Il  bouffonne,  la  hache 
d'Oreste  à  la  main.  Il  parle  littérature,  récite  des  vers,  fait  un  feuilleton  de 
théâtre,  joue  avec  des  os  dans  un  cimetière,  foudroie  sa  mère,  venge  son 
père,  et  termine  le  redoutable  drame  de  la  vie  et  de  la  mort  par  un  gigan- 
tesque point  d'interrogation.  Il  épouvante,  puis  déconcerte.  Jamais  rien  de 
plus  accablant  n'a  été  rêvé.  C'est  le  parricide  disant  :  que  sais-je? 

Parricide?  Arrêtons-nous  sur  ce  mot.  Hamlet  est-il  parricide?  Oui  et  non. 
Il  se  borne  à  menacer  sa  mère  5  mais  la  menace  est  si  farouche  que  la  mère 
frissonne.  —  «  Ta  parole  est  un  poignard  ! . . .  Que  veux-tu  faire  ?  veux-tu 
donc  m'assassiner ?  Au  secours!  au  secours!  holà!  »  —  Et  quand  elle  meurt, 
Hamlet,  sans  la  plaindre,  frappe  Claudius  avec  ce  cri  tragique  ;  Suis  ma  mère! 
Hamlet  est  cette  chose  sinistre,  le  parricide  possible. 

Au  lieu  de  ce  nord  qu'il  a  dans  la  tête,  mettez-lui,  comme  à  Oreste,  du 
midi  dans  les  veines,  il  tuera  sa  mère. 

Ce  drame  est  sévère.  Le  vrai  y  doute.  Le  sincère  y  ment.  Rien  de  plus 
vaste,  rien  de  plus  subtil.  L'homme  y  est  monde,  le  monde  y  est  zéro. 
Hamlet,  même  en  pleine  vie,  n'est  pas  sûr  d'être.  Dans  cette  tragédie,  qui 
est  en  même  temps  une  philosophie,  tout  flotte,  hésite,  atermoie,  chancelle, 
se  décompose,  se  disperse  et  se  dissipe,  la  pensée  est  nuage,  la  volonté  est 
vapeur,  la  résolution  est  crépuscule,  l'action  souflSe  à  chaque  instant  en  sens 
inverse,  la  rose  des  vents  gouverne  l'homme.  Œuvre  troublante  et  vertigi- 
neuse où  de  toute  chose  on  voit  le  fond,  où  il  n'existe  pour  la  pensée  d'autre 
va-et-vient  que  du  roi  tué  à  Yorick  enterré,  et  où  ce  qu'il  y  a  de  plus  réel, 


SHAKESPEARE.    —    SON    ŒUVRE.  129 

c'est  la  royauté  représentée  par  un  fantôme,  et  la  gaîté  représentée  par  une 
tête  de  mort. 

Hantlet  est  le  chef-d'œuvre  de  la  tragédie  rêve. 


V 

Une  des  causes  probables  de  la  folie  feinte  de  Hamlet  n'a  pas  été  jusqu'ici 
indiquée  par  les  critiques.  On  a  dit  :  Hamlet  fait  le  fou  pour  cacher  sa 
pensée,  comme  Brutus.  En  effet,  on  est  à  l'aise  dans  l'imbécillité  appa- 
rente pour  couver  un  grand  dessein  j  l'idiot  supposé  vise  à  loisir.  Mais  le  cas 
de  Brutus  n'est  pas  celui  de  Hamlet.  Hamlet  fait  le  fou  pour  sa  sûreté.  Brutus 
couvre  son  projet,  Hamlet  sa  personne.  Les  mœurs  de  ces  cours  tragiques 
étant  données,  du  moment  que  Hamlet,  par  la  révélation  du  spectre, 
connaît  le  forfait  de  Claudius,  Hamlet  est  en  danger.  L'historien  supérieur 
qui  est  dans  le  poëte  se  manifeste  ici,  et  l'on  sent  dans  Shakespeare  la  pro- 
fonde pénétration  des  vieilles  ténèbres  royales.  Au  moyen -âge  et  au  bas 
empire,  et  même  plus  anciennement,  malheur  à  qui  s'apercevait  d'un 
meurtre  ou  d'un  empoisonnement  commis  par  le  roi.  Ovide,  conjecture 
Voltaire,  fut  exilé  de  Rome  pour  avoir  vu  quelque  chose  de  honteux  dans 
la  maison  d'Auguste.  Savoir  que  le  roi  était  un  assassin,  c'était  un  crime 
d'état.  Quand  il  plaisait  au  prince  de  n'avoir  pas  eu  de  témoin,  il  y  allait 
de  la  tête  à  tout  ignorer.  C'était  être  mauvais  politique  que  d'avoir  de  bons 
yeux.  Un  homme  suspect  de  soupçon  était  perdu.  Il  n'avait  plus  qu'un 
refuge,  la  folie j  passer  pour  un  «  innocent  »  j  on  le  méprisait,  et  tout  était 
dit.  Souvenez-vous  du  conseil  que,  dans  Eschyle,  l'Océan  donne  à  Prométhée  : 
sembler  fou  eB  le  secret  du  sage.  Quand  le  chambellan  Hugolin  eut  trouvé  la 
broche  de  fer  dont  Edrick  l'Acquéreur  avait  empalé  Edmond  II,  «il  se  hâta 
de  s'hébéter»,  dit  la  chronique  saxonne  de  1016,  et  se  sauva  de  cette  façon. 
Héraclien  de  Nisibe,  ayant  découvert  par  hasard  que  le  Rhinomète  était 
fratricide,  se  fit  déclarer  fou  par  les  médecins,  et  réussit  à  se  faire  enfermer 
pour  la  vie  dans  un  cloître.  Il  vécut  ainsi  paisible,  vieillissant,  et  attendant 
la  mort  d'un  air  insensé.  Hamlet  court  le  même  péril  et  a  recours  au  même 
moyen.  Il  se  fait  déclarer  fou  comme  Héraclien,  et  il  s'hébète  comme 
Hugolin.  Ce  qui  n'empêche  pas  Claudius  inquiet  de  faire  effort  deux  fois 
pour  se  débarrasser  de  lui,  au  milieu  du  drame,  par  la  hache  ou  le  poignard 
en  Angleterre,  et  au  dénoûment  par  le  poison. 

La  même  indication  se  retrouve  dans  le  Koi  Lear;  le  fils  du  comte  de 
Glocester  se  réfugie,  lui  aussi,  dans  la  démence  apparente j  il  y  a  là  une  clef 

PHILOSOPHIE.   —   U.  9 

lMi*Klllft;RlC     KATIOKALE. 


I30  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

pour  ouvrir  et  comprendre  la  pensée  de  Shakespeare.  Aux  yeux  de  la  philo- 
sophie de  l'art,  la  folie  feinte  d'Edgar  éclaire  la  folie  feinte  de  Hamlet. 

L'Amleth  de  Belleforest  est  un  magicien,  le  Hamlet  de  Shakespeare  est 
un  philosophe.  Nous  parlions  tout  à  l'heure  de  la  réalité  singulière  propre 
aux  créations  des  poètes.  Pas  de  plus  frappant  exemple  que  ce  type,  Hamlet. 
Hamlet  n'a  rien  d'une  abstraction.  Il  a  été  à  l'universitéi  il  a  la  sauvagerie 
danoise  édulcorée  de  politesse  italienne j  il  est  petit,  gras,  un  peu  lympha- 
tique j  il  tire  bien  l'épée,  mais  s'essouffle  aisément.  Il  ne  veut  pas  boire  trop 
tôt  pendant  l'assaut  d'armes  avec  Laërtes,  probablement  de  crainte  de  se 
mettre  en  sueur.  Après  avoir  ainsi  pourvu  de  vie  réelle  son  personnage,  le 
poëte  peut  le  lancer  en  plein  idéal.  Il  y  a  du  lest. 

D'autres  oeuvres  de  l'esprit  humain  égalent  Hamlet,  aucune  ne  le  surpasse. 
Toute  la  majesté  du  lugubre  est  dans  Hamlet,  Une  ouverture  de  tombe  d'où 
sort  un  drame,  ceci  est  colossal.  Hamelet  est,  à  notre  sens,  l'œuvre  capitale  de 
Shakespeare. 

Nulle  figure,  parmi  celles  que  les  poètes  ont  créées,  n'est  plus  poignante 
et  plus  inquiétante.  Le  doute  conseillé  par  un  fantôme ,  voilà  Hamlet.  Hamlet 
a  vu  son  père  mort  et  lui  a  parlé j  est- il  convaincu.?  non,  il  hoche  la  tête. 
Que  fera-t-il.'*  il  n'en  sait  rien.  Ses  mains  se  crispent,  puis  retombent.  Au 
dedans  de  lui  les  conjectures,  les  systèmes,  les  apparences  monstrueuses,  les 
souvenirs  sanglants,  la  vénération  du  spectre,  la  haine,  l'attendrissement, 
l'anxiété  d'agir  et  de  ne  pas  agir,  son  père,  sa  mère,  ses  devoirs  en  sens 
contraire,  profond  orage.  L'hésitation  livide  est  dans  son  esprit.  Shakespeare, 
prodigieux  poëte  plastique ,  fait  presque  visible  la  pâleur  grandiose  de  cette 
âme.  Comme  la  grande  larve  d'Albert  Durer,  Hamlet  pourrait  se  nommer 
Melancholia.  Il  a,  lui  aussi,  au-dessus  de  sa  tête,  la  chauve-souris  qui  vole 
éventrée,  et  à  ses  pieds  la  science,  la  sphère,  le  compas,  le  sablier,  l'amour, 
et  derrière  lui  à  l'horizon  un  énorme  soleil  terrible  qui  semble  rendre  le  ciel 
plus  noir. 

Cependant  toute  une  moitié  de  Hamlet  est  colère,  emportement,  outrage, 
ouragan,  sarcasme  à  Ophélia,  malédiction  à  sa  mère,  insulte  à  lui-même.  Il 
cause  avec  les  gens  du  cimetière,  rit  presque,  puis  empoigne  Laërtes  aux 
cheveux  dans  la  fosse  d'Ophélia,  et  piétine  furieux  sur  ce  cercueil.  Coups 
d'épée  à  Polonius,  coups  d'épée  à  Claudius.  Par  moments  son  inaction 
s'cntr'ouvre,  et  de  la  déchirure  il  sort  des  tonnerres. 

Il  est  tourmenté  par  cette  vie  possible,  compliquée  de  réalité  et  de  chi- 
mère, dont  nous  avons  tous  l'anxiété.  Il  y  a  dans  toutes  ses  actions  du  som- 
nambulisme répandu.  On  pourrait  presque  considérer  son  cerveau  comme 
une  formation j  il  y  a  une  couche  de  souffrance,  une  couche  de  pensée,  puis 
une  couche  de  songe.  C'est  à  travers  cette  couche  de  songe  qu'il  sent,  com- 


SHAKESPEARE.   —   SON   ŒUVRE.  131 

prend,  apprend,  perçoit,  boit,  mange,  s'irrite, se  moque,  pleure  et  raisonne. 
Il  y  a  entre  la  vie  et  lui  une  transparence;  c'est  le  mur  du  rêvej  on  voit  au 
delà,  mais  on  ne  le  franchit  point.  Une  sorte  de  nuage  obstacle  environne 
Hamlet  de  toutes  parts.  Avez-vous  jamais  eu  en  dormant  le  cauchemar  de 
la  course  ou  de  la  fuite,  et  essayé  de  vous  hâter,  et  senti  l'ankylose  de  vos 
genoux,  la  pesanteur  de  vos  bras,  l'horreur  de  vos  mains  paralysées,  l'im- 
possibilité du  geste  .f*  Ce  cauchemar,  Hamlet  le  subit  éveillé.  Hamlet  n'est 
pas  dans  le  lieu  où  est  sa  vie.  Il  a  toujours  l'air  d'un  homme  qui  vous  parle 
de  l'autre  bord  d'un  fleuve.  Il  vous  appelle  en  même  temps  qu'il  vous  ques- 
tionne. Il  est  à  distance  de  la  catastrophe  dans  laquelle  il  se  meut,  du  passant 
qu'il  interroge,  de  la  pensée  qu'il  porte,  de  l'action  qu'il  fait.  Il  semble  ne 
pas  toucher  même  à  ce  qu'il  broie.  C'est  l'isolement  à  sa  plus  haute  puissance. 
C'est  l'aparté  d'un  esprit  plus  encore  que  l'escarpement  d'un  prince.  L'in- 
décision en  effet  est  une  solitude.  Vous  n'avez  même  pas  votre  volonté  avec 
vous.  Il  semble  que  votre  moi  se  soit  absenté ,  et  vous  ait  laissé  là.  Le  fardeau 
de  Hamlet  est  moins  rigide  que  celui  d'Oreste,  mais  plus  ondoyant j  Oreste 
porte  la  fatalité,  Hamlet  le  sort. 

Et  ainsi  à  part  des  hommes,  Hamlet  a  pourtant  en  lui  on  ne  sait  quoi 
qui  les  représente  tous.  A.gnosco  fratrem.  À  de  certaines  heures,  si  nous  nous 
rations  le  pouls,  nous  nous  sentirions  sa  fièvre.  Sa  réalité  étrange  est  notre 
réalité,  après  tout.  Il  est  l'homme  funèbre  que  nous  sommes  tous,  de 
certaines  situations  étant  données.  Tout  maladif  qu'il  est,  Hamlet  exprime 
un  état  permanent  de  l'homme.  Il  représente  le  malaise  de  l'âme  dans  la  vie 
pas  assez  faite  pour  elle.  La  chaussure  qui  blesse  et  qui  empêche  de  marcher, 
il  représente  cela;  la  chaussure,  c'est  le  corps.  Shakespeare  l'en  délivre,  et 
fait  bien.  Hamlet  prince,  oui;  roi,  jamais.  Hamlet  est  incapable  de  gouver- 
ner un  peuple,  tant  il  existe  en  dehors  de  tout.  Du  reste,  il  fait  bien  plus 
que  régner;  il  est.  On  lui  ôterait  sa  famille,  son  pays,  son  spectre,  et  toute 
l'aventure  d'Elseneur,  que,  même  à  l'état  de  type  inoccupé,  il  resterait 
étrangement  terrible.  Cela  tient  à  la  quantité  d'humanité  et  à  la  quantité  de 
mystère  qui  est  en  lui.  Hamlet  est  formidable,  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
d'être  ironique.  Il  a  les  deux  profils  du  destin. 

Rétractons  un  mot  dit  plus  haut.  L'œuvre  capitale  de  Shakespeare  n'est 
pas  Hamlet.  L'œuvre  capitale  de  Shakespeare,  c'est  tout  Shakespeare.  Cela 
du  reste  est  vrai  pour  tous  les  esprits  de  cet  ordre.  Ils  sont  masse,  bloc, 
majesté,  bible,  et  leur  solennité,  c'est  leur  ensemble. 

Avez-vous  quelquefois  regardé  un  cap  avançant  sous  la  nuée  et  se  prolon- 
geant à  perte  de  vue  dans  l'eau  profonde.^  Chacune  de  ses  collines  le  compose. 
Aucune  de  ces  ondulations  n'est  perdue  pour  sa  dimension.  Sa  puissante 
silhouette  se  découpe  sur  le  ciel,  et  entre  le  plus  avant  qu'elle  peut  dans  les 

9. 


132  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

vagues,  et  il  n'y  a  pas  un  rocher  inutile.  Grâce  à  ce  cap,  vous  pouvez  vous 
en  aller  au  milieu  de  l'eau  illimitée,  marcher  dans  les  souffles,  voir  de  près 
voler  les  aigles  et  nager  les  monstres,  promener  votre  humanité  dans  la 
rumeur  éternelle,  pénétrer  l'impénétrable.  Le  poëce  rend  ce  service  à  votre 
esprit.  Un  génie  est  un  promontoire  dans  l'infini. 


VI 

Près  de  Hamlet,  et  sur  le  même  plan,  il  faut  placer  trois  drames  gran- 
dioses, Macbeth,  Othello,  le  Koi  Lear. 

Hamlet,  Macbeth,  Othello,  Lear,  ces  quatre  figures  dominent  le  haut 
édifice  de  Shakespeare.  Nous  avons  dit  ce  qu'est  Hamlet. 

Dire  :  Macbeth  c'est  l'ambition,  c'est  ne  dire  rien.  Macbeth,  c'est  la  faim. 
Quelle  faim?  la  faim  du  monstre  toujours  possible  dans  l'homme.  Certaines 
âmes  ont  des  dents.  N'éveillez  pas  leur  faim. 

Mordre  à  la  pomme,  cela  est  redoutable.  La  pomme  s'appelle  Omnia, 
dit  Filesac,  ce  docteur  de  Sorbonne  qui  confessa  Ravaillac.  Macbeth  a  une 
femme  que  la  chronique  nomme  Gruoch.  Cette  Eve  tente  cet  Adam.  Une 
fois  que  Macbeth  a  mordu,  il  est  perdu.  La  première  chose  que  fait  Adam 
avec  Eve,  c'est  Caïnj  la  première  chose  que  fait  Macbeth  avec  Gruoch,  c'est 
le  meurtre. 

La  convoitise  aisément  violence,  la  violence  aisément  crime,  le  crime 
aisément  foliej  cette  progression,  c'est  Macbeth.  Convoitise,  Crime,  Folie, 
ces  trois  stryges  lui  ont  parlé  dans  la  solitude,  et  l'ont  invité  au  trône.  Le 
chat  Graymalkin  l'a  appelé,  Macbeth  sera  la  rusej  le  crapaud  Paddock  l'a 
appelé,  Macbeth  sera  l'horreur.  L'être  unsex,  Gruoch,  l'achève.  C'est  fini} 
Macbeth  n'est  plus  un  homme.  Il  n'est  plus  qu'une  énergie  inconsciente  se 
ruant  farouche  vers  le  mal.  Nulle  notion  du  droit  désormais}  l'appétit  est  tout. 
Le  droit  transitoire,  la  royauté,  le  droit  éternel,  l'hospitalité,  Macbeth 
assassine  l'un  comme  l'autre.  Il  fait  plus  que  les  tuer,  il  les  ignore.  Avant  de 
tomber  sanglants  sous  sa  main,  ils  gisaient  morts  dans  son  âme.  Macbeth 
commence  par  ce  parricide,  tuer  Dancan,  tuer  son  hôte,  forfait  si  terrible 
que  du  contre -coup,  dans  la  nuit  où  leur  maître  est  égorgé,  les  chevaux  de 
Duncan  redeviennent  sauvages.  Le  premier  pas  fait,  l'écroulement  commence. 
C'est  l'avalanche.  Macbeth  roule.  Il  est  précipité.  Il  tombe  et  rebondit  d'un 
crime  sur  l'autre,  toujours  plus  bas.  Il  subit  la  lugubre  gravitation  de  la 
matière  envahissant  l'âme.  Il  est  une  chose  qui  détruit.  Il  est  pierre  de  ruine, 
flamme  de  guerre,  bête  de  proie,  fléau.  Il  promène  par  toute  l'Ecosse,  en 


SHAKESPEARE.   —   SON   ŒUVRE.  133 

roi  qu'il  est,  ses  kernes  aux  jambes  nues  et  ses  gallowglasses  pesamment 
armés,  égorgeant,  pillant,  massacrant.  Il  décime  les  thanes,  il  tue  Banquo, 
il  tue  tous  les  MacdufF,  excepté  celui  qui  le  tuera,  il  tue  la  noblesse,  il  tue 
le  peuple,  il  tue  la  patrie,  il  tue  «le  sommeil».  Enfin  la  catastrophe  arrive, 
la  forêt  de  Birnam  se  met  en  marchej  Macbeth  a  tout  enfreint,  tout  franchi, 
tout  violé,  tout  brisé,  et  cette  outrance  finit  par  gagner  la  nature  elle-même  j 
la  nature  perd  patience,  la  nature  entre  en  action  contre  Macbeth j  la  nature 
devient  âme  contre  l'homme  qui  est  devenu  force. 

Ce  drame  a  les  proportions  épiques.  Macbeth  représente  cet  effrayant 
affamé  qui  rôde  dans  toute  l'histoire,  appelé  brigand  dans  la  forêt  et  sur  le 
trône  conquérant.  L'aïeul  de  Macbeth,  c'est  Nemrod.  Ces  hommes  de  force 
sont-ils  à  jamais  forcenés.?  Soyons  justes,  non.  Ils  ont  un  but.  Après  quoi,  ils 
s'arrêteront.  Donnez  à  Alexandre,  à  Cyrus,  à  Sésostris,  à  César,  quoi.?  le 
mondcj  ils  s'apaiseront.  Geoffroy  Saint-Hilaire  me  disait  un  jour  \^Quand  le 
lion  a  mangé,  il  eli  en  paix  avec  la  nature.  Pour  Cambyse,  Sennachérib,  et 
Gengis-Khan,  et  leurs  pareils,  avoir  mangé,  c'est  posséder  toute  la  terre.  Ils 
se  calmeraient  dans  la  digestion  du  genre  humain. 

Maintenant  qu'est-ce  qu'Othello?  C'est  la  nuit.  Immense  figure  fatale.  La 
nuit  est  amoureuse  du  jour.  La  noirceur  aime  l'aurore.  L'africain  adore  la 
blanche.  Othello  a  pour  clarté  et  pour  folie  Desdemona.  Aussi  comme  la 
jalousie  lui  est  facile!  Il  est  grand,  il  est  auguste,  il  est  majestueux,  il  est  au- 
dessus  de  toutes  les  têtes,  il  a  pour  cortège  la  bravoure,  la  bataille,  la  fanfare, 
la  bannière,  la  renommée,  la  gloire,  il  a  le  rayonnement  de  vingt  victoires, 
il  est  plein  d'astres,  cet  Othello,  mais  il  est  noir.  Aussi  comme,  jaloux, 
le  héros  est  vite  monstre!  le  noir  devient  nègre.  Comme  la  nuit  a  vite  fait 
signe  à  la  mort  ! 

A  côté  d'Othello,  qui  est  la  nuit,  il  y  a  lago,  qui  est  le  mal.  Le  mal, 
l'autre  forme  de  l'ombre.  La  nuit  n'est  que  la  nuit  du  monde j  le  mal  est  la 
nuit  de  l'âme.  Quelle  obscurité  que  la  perfidie  et  le  mensonge  !  avoir  dans  les 
veines  de  l'encre  ou  la  trahison,  c'est  la  même  chose.  Quiconque  a  coudoyé 
l'imposture  et  le  parjure,  le  sait}  on  est  à  tâtons  dans  un  fourbe.  Versez 
l'hypocrisie  sur  le  point  du  jour,  vous  éteindrez  le  soleil.  C'est  là,  grâce  aux 
fausses  religions,  ce  qui  arrive  à  Dieu. 

lago  près  d'Othello,  c'est  le  précipice  près  du  glissement.  Par  ici!  dit-il 
tout  bas.  Le  piège  conseille  la  cécité.  Le  ténébreux  guide  le  noir.  La  trom- 
perie se  charge  de  l'éclaircissement  qu'il  faut  à  la  nuit.  La  jalousie  a  le  men- 
songe pour  chien  d'aveugle.  Contre  la  blancheur  et  la  candeur,  Othello  le 
nègre,  lago  le  traître,  quoi  de  plus  terrible!  ces  férocités  de  l'ombre  s'en- 
tendent. Ces  deux  incarnations  de  l'éclipsé  conspirent,  l'une  en  rugissant, 
l'autre  en  ricanant,  le  ^tragique  étouffement  de  la  lumière. 


134  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Sondez  cette  chose  profonde.  Othello  est  la  nuit.  Et  étant  la  nuit,  et  voulant 
tuer,  qu'est-ce  qu'il  prend  pour  tuer  ?  Le  poison  ?  la  massue  ?  la  hache  ?  le 
couteau.?  Non,  l'oreiller.  Tuer,  c'est  endormir.  Shakespeare  lui-même  ne 
s'est  peut-être  pas  rendu  compte  de  ceci.  Le  créateur,  quelquefois  presque  à 
son  insu,  obéit  à  son  type,  tant  ce  type  est  une  puissance.  Et  c'est  ainsi  que 
Desdemona,  épouse  de  l'homme  Nuit,  meurt  étouffée  par  l'oreiller,  qui  a 
eu  le  premier  baiser  et  qui  a  le  dernier  souffle. 

Lear,  c'est  l'occasion  de  Cordelia.  La  maternité  de  la  fille  sur  le  pèrej  sujet 
profond j  maternité  vénérable  entre  toutes,  si  admirablement  traduite  par 
la  légende  de  cette  romaine,  nourrice,  au  fond  d'un  cachot,  de  son  père 
vieillard.  La  jeune  mamelle  près  de  la  barbe  blanche,  il  n'est  point  de  spec- 
tacle plus  sacré.  Cette  mamelle  filiale,  c'est  Cordelia. 

Une  fois  cette  figure  rêvée  et  trouvée,  Shakespeare  a  créé  son  drame.  Où 
mettre  cette  rassurante  vision.?  Dans  un  siècle  obscur.  Shakespeare  a  pris 
l'an  3105  du  monde,  le  temps  où  Joas  était  roi  de  Juda,  Aganippus  roi  de 
France  et  Leir  roi  d'Angleterre.  Toute  la  terre  était  alors  mystérieuse  5  repré- 
sentez-vous cette  époque  :  le  temple  de  Jérusalem  est  encore  tout  neuf,  les 
jardins  de  Sémiramis,  bâtis  depuis  neuf  cents  ans,  commencent  à  crouler,  les 
premières  monnaies  d'or  paraissent  à  Egine ,  la  première  balance  est  faite  par 
Phydon,  tyran  d'Argos,  la  première  éclipse  de  soleil  est  calculée  par  les 
chinois,  il  y  a  trois  cent  douze  ans  qu'Oreste ,  accusé  par  les  euménides  devant 
l'aréopage,  a  été  absous,  Hésiode  vient  de  mourir,  Homère,  s'il  vit  encore, 
a  cent  ans,  Lycurgue,  voyageur  pensif,  rentre  à  Sparte,  et  l'on  aperçoit 
au  fond  de  la  sombre  nuée  de  l'orient  le  char  de  feu  qui  emporte  Éliej  c'est 
dans  ce  moment-là  que  Leir  —  Lear  —  vit  et  règne  sur  les  îles  ténébreuses. 
Jonas,  Holopherne,  Dracon,  Solon,  Thespis,  Nabuchodonosor,  Anaximène 
qui  inventera  les  signes  du  zodiaque,  Cyrus,  Zorobabel,  Tarquin,  Pytha- 
gore,  Eschyle,  sont  à  naître  j  Coriolan,  Xercès,  Cincinnatus,  Périclès, 
Socrate,  Brennus,  Aristote,  Timoléon,  Démosthène,  Alexandre,  Épicure, 
Annibal,  sont  des  larves  qui  attendent  leur  heure  d'entrer  parmi  les  hommes  j 
Judas  Macchabée,  Viriate,  Popilius,  Jugurtha,  Mithridate,  Marins  et  Sylla, 
César  et  Pompée,  Cléopâtre  et  Antoine,  sont  le  lointain  avenir,  et  au 
moment  où  Lear  est  roi  de  Bretagne  et  d'Islande,  il  s'écoulera  huit  cent 
quatre  vingt-quinze  ans  avant  que  Virgile  dise  :  Penitus  toto  divisos  orbe  hri- 
tannos,  et  neuf  cent  cinquante  ans  avant  que  Sénèque  dise  :  JJltima  Thule. 
Les  pietés  et  les  celtes  —  les  écossais  et  les  anglais,  —  sont  tatoués.  Un  peau- 
rouge  d'à  présent  donne  une  vague  idée  d'un  anglais  d'alors.  C'est  ce  cré- 
puscule que  choisit  Shakespeare  j  large  nuit  commode  au  rêve  où  cet 
inventeur  à  l'aise  met  tout  ce  que  bon  lui  semble,  ce  roi  Lear,  et  puis  un 
roi  de  France,  un  duc  de  Bourgogne,  un  duc   de  CornouaiUes,  un  duc 


SHAKESPEARE.    —   SON   ŒUVRE.  135 

d'AIbany,  un  comte  de  Kent  et  un  comte  de  Glocester.  Que  lui  importe 
votre  histoire  à  lui  qui  a  l'humanité .f*  D'ailleurs,  il  a  pour  lui  la  légende, 
qui  est  une  science,  elle  aussi,  et,  autant  que  l'histoire  peut-être,  mais  à  un 
autre  point  de  vue,  une  vérité.  Shakespeare  est  d'accord  avec  Walter  Mapes, 
archidiacre  d'Oxford,  c'est  bien  quelque  chose j  il  admet,  depuis  Brutus 
jusqu'à  Cadvalla,  les  quatrevingt-dix-neuf  rois  celtes  qui  ont  précédé  le 
Scandinave  Hengist  et  le  saxon  Horsaj  et  puisqu'il  croit  à  Mulmutius,  à 
Cinigisil,  à  Céolulfe,  à  Cassibelan,  à  Cymbeline,  à  Cynulphus,  à  Arviragus, 
à  Guiderius,  à  Escuin,  à  Cudred,  à  Vortigerne,  à  Arthur,  à  Uther  Pen- 
dragon ,  il  a  bien  le  droit  de  croire  au  roi  Lear,  et  de  créer  Cordelia.  Ce 
terrain  adopté,  ce  lieu  de  scène  désigné,  cette  fondation  creusée,  il  prend 
tout,  et  il  bâtit  son  œuvre.  Construction  inouïe.  Il  prend  la  tyrannie,  dont 
il  fera  plus  tard  la  faiblesse,  Learj  il  prend  la  trahison,  Edmond;  il  prend 
le  dévouement,  Kentj  il  prend  l'ingratitude  qui  commence  par  une  caresse, 
et  il  donne  à  ce  monstre  deux  têtes,  Goneril,  que  la  légende  appelle  Gorne- 
rille,  et  Regane,  que  la  légende  appelle  Ragaûj  il  prend  la  paternité;  il  prend 
la  royauté;  il  prend  la  féodalité;  il  prend  l'ambition;  il  prend  la  démence 
qu'il  partage  en  trois,  et  il  met  en  présence  trois  fous,  le  bouffon  du  roi,  fou 
par  métier,  Edgar  de  Glocester,  fou  par  prudence,  le  roi,  fou  par  misère. 
C'est  au  sommet  de  cet  entassement  tragique  qu'il  dresse  et  penche  Cordelia. 

Il  y  a  de  formidables  tours  de  cathédrales,  comme,  par  exemple,  la  giralda 
de  Séville,  qui  semblent  faites  tout  entières,  avec  leurs  spirales,  leurs  esca- 
liers, leurs  sculptures,  leurs  caves,  leurs  cœcums,  leurs  cellules  aériennes, 
leurs  chambres  sonores,  leurs  cloches,  leur  plainte,  et  leur  masse,  et  leur 
flèche,  et  toute  leur  énormité,  pour  porter  un  ange  ouvrant  sur  leur  cime  ses 
ailes  dorées.  Tel  est  ce  drame,  le  Koi  Lear. 

Le  père  est  le  prétexte  de  la  fille.  Cette  admirable  création  humaine ,  Lear, 
sert  de  support  à  cette  ineffable  création  divine,  Cordelia.  Tout  ce  chaos  de 
crimes,  de  vices,  de  démences  et  de  misères,  a  pour  raison  d'être  l'apparition 
splendide  de  la  vertu.  Shakespeare,  portant  Cordelia  dans  sa  pensée,  a  créé 
cette  tragédie  comme  un  dieu  qui,  ayant  une  aurore  à  placer,  ferait  tout 
exprès  un  monde  pour  l'y  mettre. 

Et  quelle  figure  que  le  père  !  quelle  cariatide  !  C'est  l'homme  courbé. 
Il  ne  fait  que  changer  de  fardeaux,  toujours  plus  lourds.  Plus  le  vieillard 
faiblit,  plus  le  poids  augmente.  Il  vit  sous  la  surcharge.  Il  porte  d'abord 
l'empire,  puis  l'ingratitude,  puis  l'isolement,  puis  le  désespoir,  puis  la  faim 
et  la  soif,  puis  la  folie,  puis  toute  la  nature.  Les  nuées  viennent  sur  sa  tête, 
les  forêts  l'accablent  d'ombre,  l'ouragan  s'abat  sur  sa  nuque,  l'orage  plombe 
son  manteau,  la  pluie  pèse  sur  ses  épaules,  il  marche  plié  et  hagard,  comme 
s'il  avait  les  deux  genoux  de  la  nuit  sur  son  dos.  Éperdu  et  immense,  il  jette 


136  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

aux  bourrasques  et  aux  grêles  ce  cri  épique  :  Pourquoi  me  haïssez- vous,  tem- 
pêtes? pourquoi  me  persécutez- vous  ?  vom  n'êtes  pas  mes  fiUes.  Et  alors,  c'est 
fini,  la  lueur  s'éteint,  la  raison  se  décourage  et  s'en  va,  Lear  est  en  enfance. 
Ah!  il  est  enfant,  ce  vieillard.  Eh  bien  !  il  lui  faut  une  mère.  Sa  fille  paraît. 
Son  unique  fille,  Cordelia.  Car  les  deux  autres,  Regane  et  Goneril,  ne  sont 
plus  ses  filles  que  de  la  quantité  nécessaire  pour  avoir  droit  au  nom  de  parri- 
cides. 

Cordelia  approche.  —  Me  reconname'^vous ,  sire^  —  'Z^om  êtes  un  e^rit, 
je  le  sais,  répond  le  vieillard,  avec  la  clairvoyance  sublime  de  l'égarement. 
À  partir  de  ce  moment,  l'adorable  allaitement  commence.  Cordelia  se  met 
à  nourrir  cette  vieille  âme  désespérée  qui  se  mourait  d'inanition  dans  la 
haine.  Cordelia  nourrit  Lear  d'amour,  et  le  courage  revient  j  elle  le  nourrit 
de  respect,  et  le  sourire  revient^  elle  le  nourrit  d'espérance,  et  la  confiance 
revient i  elle  le  nourrit  de  sagesse,  et  la  raison  revient.  Lear,  convalescent, 
remonte,  et,  de  degré  en  degré,  retrouve  la  vie.  L'enfant  redevient  un 
vieillard,  le  vieillard  redevient  un  homme.  Et  le  voilà  heureux,  ce  misérable. 
C'est  sur  cet  épanouissement  que  fond  la  catastrophe.  Hélas,  il  y  a  des  traîtres, 
il  y  a  des  parjures,  il  y  a  des  meurtriers.  Cordelia  meurt.  Rien  de  plus  navrant. 
Le  vieillard  s'étonne,  il  ne  comprend  plus,  et,  embrassant  ce  cadavre,  il 
expire.  Il  meurt  sur  cette  morte.  Ce  désespoir  suprême  lui  est  épargné  de 
rester  derrière  elle  parmi  les  vivants,  pauvre  ombre,  tâtant  la  place  de  son 
cœur  vidé  et  cherchant  son  âme  emportée  par  ce  doux  être  qui  est  parti. 
O  Dieu,  ceux  que  vous  aimez,  vous  ne  les  laissez  pas  survivre. 

Demeurer  après  l'envolement  de  l'ange,  être  le  père  orphelin  de  son 
enfant,  être  l'œil  qui  n'a  plus  la  lumière,  être  le  cœur  sinistre  qui  n'a  plus  la 
joie,  étendre  les  mains  par  moments  dans  l'obscurité,  et  tâcher  de  ressaisir 
quelqu'un  qui  était  là,  où  donc  est-elle.''  se  sentir  oublié  dans  le  départ,  avoir 
perdu  sa  raison  d'être  ici-bas,  être  désormais  un  homme  qui  va  et  vient 
devant  un  sépulcre j  pas  reçu,  pas  admis j  c'est  une  sombre  destinée.  Tu  as 
bien  fait,  poëte,  de  tuer  ce  vieillard. 


LIVRE  TROISIEME. 

20ÏLE   AUSSI   ÉTERNEL   QU'HOMÈRE. 


Ce  courtisan  grossier  du  profane  vulgaire. 

Cet  alexandrin  est  de  La  Harpe,  qui  le  dirige  sur  Shakespeare.  Ailleurs 
La  Harpe  dit  :  «Shakespeare  sacrifie  à  la  canaille.» 

Voltaire,  bien  entendu,  reproche  V antithèse  à  Shakespeare j  c'est  bien.  Et 
La  Beaumelle  reproche  l'antithèse  à  Voltaire  j  c'est  mieux. 

Voltaire,  quand  il  s'agit  de  lui,  pro  domo  sua,  se  fâche.  —  «Mais,  écrit-il, 
ce  Langleviel,  dit  La  Beaumelle,  est  un  âne!  Trouvez-moi,  je  vous  en 
défie,  dans  quelque  poëte,  et  dans  quelque  livre  qu'il  vous  plaira,  une  belle 
chose  qui  ne  soit  pas  une  image  ou  une  antithèse  !  » 

Voltaire  se  coupe  à  sa  critique.  Il  blesse  et  est  blessé.  Il  qualifie  ainsi 
VE^clésioBe  et  le  Cantique  des  Cantiques  :  —  «Œuvres  sans  ordre,  pleines 
d'images  basses  et  d'expressions  grossières.» 

Peu  de  temps  après,  furieux,  il  s'écrie  : 

On  m'ose  préférer  Crébillon  le  barbare  ! 

Un  fainéant  de  l'Œil-de-Bœuf,  talon  rouge  et  cordon  bleu,  adolescent 
et  marquis,  M.  de  Créqui,  vient  à  Ferney,  et  écrit  avec  supériorité  :  i'ai  vu 
"Uoltaire,  ce  vieux  enfant. 

Que  l'injustice  ait  un  contre-coup  sur  l'injuste,  rien  de  plus  équitable,  et 
Voltaire  a  ce  qu'il  a  mérité.  Mais  la  pierre  jetée  aux  génies  est  une  loi, 
et  tous  y  passent.  Etre  insulté,  cela  couronne,  à  ce  qu'il  paraît. 

Pour  Saumaise,  Eschyle  n'est  que  farragp'^^\  Quintilien  ne  comprend  rien 
à  YOreBie.  Sophocle  dédaignait  doucement  Eschyle.  ,Quand  il  fait  bien,  il  n'en 
sait  rien,  disait  Sophocle.  Racine  rejetait  tout,  excepté  deux  ou  trois  scènes 
des  Choéphores,  amnistiées  par  une  note  en  marge  de  son  exemplaire  d'Es- 
chyle. Fontenelle  dit  dans  ses  Kemarques  :  «On  ne  sait  ce  que  c'est  que  le 

^')  Le  passage  de  Saumaise  est  curieux  et  synanismk  et  iota  beHeaneltica  supetteltili  %>el  farra- 

vaut  la  peine  d'être  transcrit  :               '  gine.  (De  Hellennestica,  p.  37,  ep.  dedic.) 

Vniis  ejtu  Agamemnon  ohscuritate  superat  quan-  [Note  du  manuscrit.] 
tum  elf  librorum  sacrorum  cum  suis  bebraismk  et 


138  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Frométhée  d'Eschyle.  Eschyle  est  une  manière  de  fou.»  Le  dix-huitième 
siècle  en  masse  raille  Diderot  admirant  les  Euménides. 

Tout  le  Dante  elî  un  salmigondis,  dit  Chaudon.  —  Mkhel-Jinge  m'excède,  dit 
Joseph  de  Maistre.  —  A.ucune  des  huit  comédies  de  Cervantes  n'est  supportable ^ 
dit  La  Harpe.  —  CeB  dommage  que  Molière  ne  sache  pas  écrire,  dit  Fénelon. 
—  Molière  eH  un  infâme  histrion,  dit  Bossue  t.  —  Un  écolier  éviterait  les  fautes  de 
Milton,  dit  l'abbé  Trublet,  autorité  comme  une  autre.  —  Corneille  exagère, 
Sha^^eare  extravague,  dit  ce  même  Voltaire  qu'il  faut  toujours  combattre  et 
toujours  défendre, 

—  «Shakespeare,  dit  Ben  Jonson,  conversait  lourdement  et  sans  aucun 
esprit.  »  —  W^ithout  atiy  wit.  Le  moyen  de  prouver  le  contraire  !  Les  écrits 
restent,  la  conversation  passe.  C'est  toujours  cela  de  nié.  Cet  homme  de 
génie  n'avait  pas  d'esprit  j  comme  cela  caresse  les  innombrables  gens  d'esprit 
qui  n'ont  pas  de  génie  ! 

Un  peu  avant  que  Scudéry  appelât  Corneille  :  CorneiUe  déplumée,  Green 
avait  appelé  Shakespeare  :  Corbeau  paré  de  nos  plumes.  En  1752,  Diderot  fut 
mis  à  Vincennes  pour  avoir  publié  le  premier  volume  de  X Encyclopédie,  et  le 
grand  succès  de  l'année  fut  une  estampe  vendue  sur  les  quais,  laquelle  repré- 
sentait un  cordelier  donnant  le  fouet  à  Diderot.  Quoique  Weber  soit  mort, 
circonstance  atténuante  pour  ceux  qui  sont  coupables  de  génie,  on  se  moque 
de  lui  en  Allemagne,  et  depuis  trente-trois  ans  un  chef-d'œuvre  est  exécuté 
par  un  calembour^  XEuryanthe  s'appelle  XEnnuyante. 

D'Alembert  fait  coup  double  sur  Calderon  et  Shakespeare.  Il  écrit  à 
Voltaire  (lettre  cv)  :  «J'ai  annoncé  à  l'académie  votre  Héraclius  de  Calderon j 
elle  le  lira  avec  plaisir  comme  elle  a  lu  l'arlequinade  de  Gilles  Shakespeare.  » 

Que  tout  soit  perpétuellement  remis  en  question,  que  tout  soit  contesté, 
même  l'incontestable,  qu'importe.  L'éclipsé  est  une  bonne  épreuve  pour  la 
vérité  comme  pour  la  liberté.  Le  génie,  étant  vérité  et  étant  liberté,  a  droit 
à  la  persécution.  Que  lui  fait  ce  qui  passe  }  Il  était  avant  et  sera  après.  Ce 
n'est  pas  du  côté  du  soleil  que  l'éclipsé  fait  l'ombre. 

Tout  peut  s'écrire.  Le  papier  est  un  grand  patient.  L'an  passé,  un  recueil 
grave  imprimait  ceci  :  Homère  eB  en  train  de  passer  de  mode. 

On  complète  l'appréciation  du  philosophe,  de  l'artiste,  ou  du  poëtc,  par 
le  portrait  de  l'homme. 

Byron  a  tué  son  tailleur.  Molière  a  épousé  sa  fille.  Shakespeare  a  «aimé» 
lord  Southampton. 

Et  pour  voir  à  la  fin  tous  les  vices  ensemble. 
Le  parterre  en  tumulte  a  demandé  l'auteur. 

Tous  les  vices,  c'est  Beaumarchais. 


ZOÏLE   AUSSI    ETERNEL   QU'HOMÈRE.  139 

Pour  Byron,  mentionnons  ce  nom  une  seconde  fois,  il  en  vaut  la  peine, 
lisez  Gknarvon,  et  écoutez,  sur  les  abominations  de  Byron  lady  Blessington, 
qu'il  avait  aimée,  et  qui  s'en  vengeait. 

Phidias  était  entremetteurj  Socrate  était  apostat  et  voleur,  décrocheur  de 
manteaux }  Spinosa  était  renégat  et  cherchait  à  capter  des  testaments  j  Dante 
était  concussionnaire 5  Michel- Ange  recevait  des  coups  de  bâton  de  Jules  II 
et  s'en  laissait  apaiser  par  cinq  cents  écusj  d'Aubigné  était  un  courtisan  cou- 
chant dans  la  garde-robe  du  roi ,  de  mauvaise  humeur  quand  on  ne  le  payait 
pas,  et  pour  qui  Henri  IV  était  trop  bonj  Diderot  était  libertin;  Voltaire  était 
avare;  Milton  était  vénal,  il  a  reçu  mille  livres  sterling  pour  son  apologie  en 
latin  du  régicide;  Defensio pro  se,  etc.,  etc.,  etc.,  —  Qui  dit  ces  choses?  Qui 
raconte  ces  histoires.?  Cette  bonne  personne,  votre  vieille  complaisante, 
ô  tyrans,  votre  vieille  camarade,  ô  traîtres,  votre  vieille  auxiliaire,  ô  dévots, 
votre  vieille  consolatrice,  ô  imbéciles!  la  calomnie. 


Il 

Ajoutons  un  détail. 

La  diatribe  est,  dans  l'occasion,  un  moyen  de  gouvernement. 

Ainsi  il  y  avait  de  la  police  dans  l'estampe  de  Diderot  fouetté ,  et  le  graveur 
du  cordelier  était  un  peu  cousin  du  guichetier  de  Vincennes.  Les  gouverne- 
ments, plus  passionnés  qu'il  ne  faudrait,  négligent  d'être  étrangers  aux  ani- 
mosités  d'en  bas.  La  persécution  politique  d'autrefois,  c'est  d'autrefois  que 
nous  parlons,  s'assaisonnait  volontiers  d'une  pointe  de  persécution  littéraire. 
Certes,  la  haine  hait  sans  être  payée,  l'envie  n'a  pas  besoin,  pour  envier, 
que  le  ministre  l'encourage  et  lui  fasse  une  pension,  et  il  y  a  la  calomnie 
s.  g.  d.  g.  Mais  une  sacoche  ne  nuit  pas.  Quand  Roy,  poëte  de  la  cour, 
rimait  contre  Voltaire  :  Dis-moi,  lîoïque  téméraire,  etc. ,  la  place  de  trésorier  de 
la  chambre  des  aides  de  Clermont  et  la  croix  de  Saint-Michel  ne  faisaient 
aucun  tort  à  son  enthousiasme  pour  et  à  sa  verve  contre.  Un  pourboire  est 
doux  après  un  service  rendu;  les  maîtres  là-haut  sourient;  on  reçoit  l'ordre 
agréable  d'injurier  qui  l'on  déteste;  on  obéit  abondamment;  liberté  de 
mordre  à  bouche-que-veux-tu;  on  s'en  donne  à  cœur  joie;  c'est  tout  béné- 
fice, on  hait,  et  l'on  plaît.  Jadis  l'autorité  avait  ses  scribes.  C'était  une  meute 
comme  une  autre.  Contre  le  libre  esprit  rebelle,  le  despote  lâchait  le 
grimaud.  Torturer  ne  suffisait  point;  par-dessus  le  marché  on  taquinait. 
Trissotin  s'abouchait  avec  Vidocq,  et  de  ce  tête-à-tête  sortait  une  inspiration 
complexe.  La  pédagogie,  ainsi  adossée  à  la  police,  se  sentait  partie  intégrante 


I40  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

de  l'autorité,  et  compliquait  son  esthétique  d'un  réquisitoire.  C'était  altier. 
Le  pédant  élevé  à  la  dignité  d'argousin,  rien  n'est  hautain  comme  cette 
bassesse.  Voyez,  après  les  luttes  des  arminiens  et  des  gomaristes,  de  quel  air 
superbe  Spanarus  Buy  ter,  la  poche  pleine  des  florins  de  Maurice  de  Nassau, 
dénonce  Josse  Vondel,  et  prouve,  de  par  Aristote,  que  le  Palamède  de  la 
tragédie  de  Vondel  n'est  autre  que  Barneveldti  rhétorique  utile,  d'où  Buyter 
extrait  contre  Vondel  trois  cents  écus  d'amende  et  pour  lui  une  bonne  pré- 
bende à  Dordrecht. 

L'auteur  du  Vivre  ^Querelles  littéraires,  l'abbé  Irail,  chanoine  de  Monistrol, 
demande  à  La  Beaumelle  :  Pourquoi  injuriez-vous  tant  M.  de  Voltaire?  — 
C'eit  que  ça  se  vend,  répond  La  Beaumelle.  Et  Voltaire,  informé  de  la  demande 
et  de  la  réponse ,  conclut  :  CeBjuite,  le  badaud  achète  l'écrit,  et  le  ministre  acheté 
l'écrivain.  Ça  se  vend. 

Françoise  d'Issembourg  de  Happoncourt,  femme  de  François  Hugo, 
chambellan  de  Lorraine,  et  fort  célèbre  sous  le  nom  de  M™^  de  Grafigny, 
écrit  à  M.  Devaux,  lecteur  du  roi  Stanislas  :  —  «Mon  cher  Pampan,  Atys 
étant  éloigné  (lisez  :  Voltaire  étant  banni),  la  police  fait  pulluler  contre  lui 
quantité  de  petits  écrits  et  pamphlets  qu'on  vend  un  sou  dans  les  cafés  et 
les  théâtres.  Cela  déplairait  à  la  marquise  ^^^,  si  cela  ne  plaisait  au  roi.  » 

Desfontaines,  cet  autre  insulteur  de  Voltaire,  lequel  l'avait  tiré  de  Bicêtre, 
disait  à  l'abbé  Prévost  qui  l'engageait  à  faire  sa  paix  avec  le  philosophe  :  — 
Si  y4.lger  ne  faisait  pas  la  ^erre,  Alger  mourrait  de  faim. 

Ce  Desfontaines,  abbé  aussi,  mourut  d'hydropisie,  et  ses  goûts  très  connus 
lui  valurent  cette  épitaphe  :  Veriit  aqua  qui  meruit  igné. 

Dans  les  publications  supprimées  au  siècle  dernier  par  arrêt  du  parlement, 
on  remarque  un  document  imprimé  par  Quinet  et  Besogne,  et  mis  au  pilon 
sans  doute  à  cause  des  révélations  qu'il  contenait  et  que  le  titre  promet  : 
ÏJirétinade,  ou  Tarif  des  libellistes  et  Gens  de  lettres  injurieux. 

M""*  de  Staël,  exilée  à  quarante-cinq  lieues  de  Paris,  s'arrête  aux  quarante- 
cinq  lieues  juste,  à  Beaumont-sur-Loire,  et  de  là  écrit  à  ses  amis.  Voici  un 
fragment  d'une  lettre  adressée  à  M°"  Gay,  mère  de  l'illustre  M"*  de  Girardin  : 
«Ah!  chère  madame,  quelle  persécution  que  ces  exils!..»  (Nous  sup- 
primons quelques  hgnes.)  «...  Vous  faites  un  livre,  défense  d'en  parler. 
Votre  nom  dans  les  journaux  déplaît.  Permission  pourtant  d'en  dire  du  mal». 

(1)  Af""  de  Pompadour.  (Note  du  manuscrit.  ) 


ZOÏLE   AUSSI   ETERNEL  QU'HOMÈRE.  141 


III 


Quelquefois  la  diatribe  s'assaisonne  de  chaux  vive. 

Tous  ces  noirs  becs  de  plume  finissent  par  creuser  de  sinistres  fosses. 

Parmi  les  écrivains  abhorrés  pour  avoir  été  utiles,  Voltaire  et  Rousseau 
sont  au  premier  rang.  Ils  ont  été  déchirés  vivants,  déchiquetés  morts.  La 
morsure  à  ces  renommées  était  action  d'éclat  et  comptée  sur  les  états  de 
service  des  sbires  de  lettres.  Une  fois  Voltaire  insulté,  on  était  cuistre  de 
droit.  Les  hommes  du  pouvoir  y  encourageaient  les  hommes  du  libelle.  Une 
nuée  de  moustiques  s'est  ruée  sur  ces  deux  illustres  esprits,  et  bourdonne 
encore. 

Voltaire  est  le  plus  haï,  étant  le  plus  grand.  Tout  était  bon  pour  l'attaquer, 
tout  était  prétexte;  Mesdames  de  France,  Newton,  madame  du  Châtelet, 
la  princesse  de  Prusse,  Maupertuis,  Frédéric,  l'Encyclopédie,  l'académie, 
même  Labarre,  Sirven  et  Calas.  Jamais  de  trêve.  Sa  popularité  a  fait  faire  à 
Joseph  de  Maistre  ce  vers  :  Paris  le  couronna,  Sodome  l'eut  banni.  On  traduisait 
Arouet  par  A.  rouer.  Chez  l'abbesse  de  Nivelles,  princesse  du  saint-empire, 
demi-recluse  et  demi-mondaine,  et  ayant,  dit-on,  recours,  pour  se  mettre 
du  rose  aux  joues,  au  même  moyen  que  l'abbesse  de  Montbazon,  on  jouait 
des  charades  j  entre  autres  celle-ci  :  —  La  première  syllabe  est  sa  fortune  j  la 
seconde  serait  son  devoir.  —  Le  mot  était  Uol-Taire.  Un  membre  célèbre  de 
l'académie  des  sciences.  Napoléon  Bonaparte,  voyant  en  1803  dans  la  biblio- 
thèque de  l'institut,  au  centre  d'une  couronne  de  lauriers,  cette  inscription  : 
Jiu  ^and  TJoltaire,  raya  de  l'ongle  les  trois  dernières  lettres ,  ne  laissant  sub- 
sister que  :  A.u  grand  Uolta. 

11  y  a  particulièrement  autour  de  Voltaire  un  cordon  sanitaire  de  prêtres, 
l'abbé  Desfontaines  en  tête,  l'abbé  Nicolardot  en  queue.  Fréron,  quoique 
laïque,  faisant  de  la  critique  de  prêtre,  est  de  cette  chaîne. 

Voltaire  débuta  à  la  Bastille.  Sa  cellule  était  voisine  du  cachot  où  était 
mort  Bernard  Palissy.  Jeune,  il  goûta  de  la  prison  j  vieux,  de  l'exil.  Il  fut 
vingt-sept  ans  éloigné  de  Paris. 

Jean-Jacques,  sauvage  et  un  peu  loup,  fut  traqué  en  conséquence.  Paris 
le  décréta  de  prise  de  corps,  Genève  le  chassa,  Neufchâtelle  rcjetaj  Motiers- 
Travers  le  damna,  Bienne  le  lapida,  Berne  lui  donna  le  choix  entre  la  prison 
et  l'expulsion,  Londres,  hospitalière,  le  bafoua. 

Tous  deux  moururent,  se  suivant  de  près.  Cela  ne  fit  pas  d'interruption 
aux  outrages.  Un  homme  est  mort,  l'injure  ne  lâche  pas  prise  pour  si  peu. 


142  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

La  haine  mange  du  cadavre.  Les  libelles  continuèrent,  s'acharnant  sur  ces 
gloires,  pieux. 

La  Révolution  vint,  et  les  mit  au  Panthéon. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  on  menait  volontiers  les  enfants  voir  ces 
deux  tombes.  On  leur  disait  :  C'est  ici.  Cela  faisait  une  forte  vision  pour 
leur  esprit.  Ils  emportaient  à  jamais  dans  leur  pensée  cette  apparition  de  deux 
sépulcres  côte  à  côte,  l'arche  surbaissée  du  caveau,  la  forme  antique  des 
deux  monuments  revêtus  provisoirement  de  bois  peint  en  marbre,  ces  deux 
noms  :  Rousseau,  Voltaire,  dans  le  crépuscule,  et  le  bras  portant  un  flam- 
beau qui  sortait  du  tombeau  de  Jean-Jacques. 

Louis  XVIII  rentra.  La  restauration  des  Stuarts  avait  arraché  du  sépulcre 
Cromwellj  la  restauration  des  Bourbons  ne  pouvait  faire  moins  pour  Voltaire. 

En  mai  1814,  une  nuit,  vers  deux  heures  du  matin,  un  fiacre  s'arrêta 
près  de  la  barrière  de  la  Gare,  qui  fait  face  à  Bercy,  à  la  porte  d'un  enclos 
de  planches.  Cet  enclos  entourait  un  large  terrain  vague,  réservé  pour  l'en- 
trepôt projeté,  et  appartenant  à  la  ville  de  Paris.  Le  fiacre  arrivait  du 
Panthéon,  et  le  cocher  avait  eu  ordre  de  prendre  par  les  rues  les  plus 
désertes.  La  clôture  de  planches  s'ouvrit.  Quelques  hommes  descendirent 
du  fiacre  et  entrèrent  dans  l'enclos.  Deux  d'entre  eux  portaient  un  sac.  Ils 
étaient  conduits,  à  ce  qu'affirme  la  tradition,  par  le  marquis  de  Puymaurin, 
plus  tard  député  à  la  chambre  introuvable  et  directeur  de  ia  Monnaie,  accom- 
pagné de  son  frère,  le  comte  de  Puymaurin.  D'autres  hommes,  plusieurs 
en  soutane,  les  attendaient.  Ils  se  dirigèrent  vers  un  trou  fait  au  milieu  du 
champ.  Ce  trou,  au  dire  d'un  des  assistants,  qui  a  été  depuis  garçon  de 
cabaret  aux  Marronniers  à  la  Râpée,  était  rond  et  ressemblait  à  un  puits 
perdu.  Au  fond  du  trou  il  y  avait  de  la  chaux  vive.  Ces  hommes  ne  disaient 
pas  un  mot,  et  n'avaient  pas  de  lumière.  Le  blêmissement  du  point  du  jour 
éclairait.  On  ouvrit  le  sac.  Il  était  plein  d'ossements.  C'étaient,  pêle-mêle, 
les  os  de  Jean-Jacques  et  de  Voltaire  qu'on  venait  de  retirer  du  Panthéon. 
On  approcha  l'orifice  du  sac  de  l'ouverture  du  trou,  et  l'on  jeta  ces  os  dans 
cette  ombre.  Les  deux  crânes  se  heurtèrent j  une  étincelle,  point  faite  pour 
être  vue  par  ces  hommes,  s'échangea  sans  doute  de  la  tête  qui  avait  fait  le 
Dictionnaire  philosophique  à  la  tête  qui  avait  fait  le  Contrat  social j  et  les  récon- 
cilia. Quand  cela  fut  fini,  quand  on  eut  vidé  Voltaire  et  Rousseau  dans  ce 
trou,  un  fossoyeur  saisit  une  pelle,  rejeta  dans  l'ouverture  le  tas  de  terre  qui 
était  à  côté,  et  combla  la  fosse.  Les  autres  piétinèrent  dessus  pour  lui  ôter 
son  air  de  terre  fraîchement  remuée,  un  des  assistants  prit  pour  sa  peine  le 
sac  comme  le  bourreau  prend  la  défroque,  on  sortit  de  l'enclos,  on  referma 
la  porte,  on  remonta  en  fiacre,  et  sans  se  dire  une  parole,  en  hâte,  avant  que 
le  soleil  fût  levé,  ces  hommes  s'en  allèrent. 


ZOÏLE   AUSSI   ÉTERNEL   QU'HOMERE.  143 


IV 

Saumaise,  ce  Scaliger  pire,  ne  comprend  pas  Eschyle,  et  le  rejette.  A 
qui  la  faute?  Beaucoup  à  Saumaise,  un  peu  à  Eschyle. 

L'homme  attentif  qui  lit  les  grands  livres  éprouve  parfois  au  milieu  de  sa 
lecture  de  certains  refroidissements  subits  suivis  d'une  sorte  d'excès  de  cha- 
leur. —  Je  ne  comprends  plus.  —  Je  comprends  !  —  frisson  et  brûlement, 
quelque  chose  qui  fait  qu'on  est  un  peu  déroute,  tout  en  étant  fortement 
saisi  j  les  seuls  esprits  du  premier  ordre,  les  seuls  génies  suprêmes,  sujets  à 
des  absences  dans  l'infini,  donnent  au  lecteur  cette  sensation  singulière, 
stupeur  pour  la  plupart,  extase  pour  quelques-uns.  Ces  quelques-uns  sont 
l'élite.  Comme  nous  l'avons  remarqué  ailleurs,  cette  élite,  accumulée  de 
siècle  en  siècle  et  toujours  ajoutée  à  elle-même,  finit  par  faire  nombre, 
devient  avec  le  temps  multitude,  et  compose  la  foule  suprême,  public  défi- 
nitif des  génies,  souverain  comme  eux. 

C'est  à  ce  public-là  qu'on  finit  toujours  par  avoir  affaire. 

Cependant  il  y  a  un  autre  public,  d'autres  appréciateurs,  d'autres  juges, 
dont  il  a  été  dit  un  mot  tout  à  l'heure.  Ceux-là  ne  sont  pas  contents. 

Les  génies,  les  esprits,  ce  nommé  Eschyle,  ce  nommé  Isaïe,  ce  nommé 
Juvénal,  ce  nommé  Dante,  ce  nommé  Shakespeare,  ce  sont  des  êtres  impé- 
rieux, tumultueux,  violents,  emportés,  extrêmes,  chevaucheurs  des  galops 
ailés,  franchisseurs  de  limites,  «passant  les  bornes)^,  ayant  un  but  à  eux, 
lequel  «dépasse  le  but»,  «exagérés»,  faisant  des  enjambées  scandaleuses, 
volant  brusquement  d'une  idée  à  l'autre,  et  du  pôle  nord  au  pôle  sud,  par- 
courant le  ciel  en  trois  pas,  peu  cléments  aux  haleines  counes,  secoués  par 
tous  les  souffles  de  l'espace  et  en  même  temps  pleins  d'on  ne  sait  quelle 
certitude  équestre  dans  leurs  bonds  à  travers  l'abîme,  indociles  aux  «aris- 
tarques»,  réfractaires  à  la  rhétorique  de  l'état,  pas  gentils  pour  les  lettrés 
asthmatiques,  insoumis  à  l'hygiène  académique,  préférant  l'écume  de  Pégase 
au  lait  d'ânesse. 

Les  braves  pédants  ont  la  bonté  d'avoir  peur  pour  eux.  L'ascension 
provoque  au  calcul  de  la  chute.  Les  culs-de- jatte  compatissants  plaignent 
Shakespeare.  Il  est  fou,  il  monte  trop  haut  I  La  foule  des  cuistres,  c'est  une 
foule,  s'ébahit  et  se  fâche.  Eschyle  et  Dante  font  à  tout  moment  fermer  les 
yeux  à  ces  connaisseurs.  Cet  Eschyle  est  perdu  !  Ce  Dante  va  tomber  !  Un 
dieu  s'envole,  les  bourgeois  lui  crient  :  Casse-cou  ! 


144  WILLIAM   SHAKESPEARE. 


V 

4 

En  outre,  ces  génies  déconcertent. 

On  ne  sait  sur  quoi  compter  avec  eux.  Leur  furie  lyrique  leur  obéit;  ils  l'in- 
terrompent, quand  bon  leur  semble.  Ils  paraissaient  déchaînés.  Tout  à  coup  ils 
s'arrêtent.  Ces  effrénés  sont  des  mélancoliques.  On  les  voit  dans  les  précipices 
se  poser  sur  une  cime  et  replier  leurs  ailes,  et  ils  se  mettent  à  méditer.  Leur 
méditation  n'est  pas  moins  surprenante  que  leur  emportement.  Tout  à  l'heure 
ils  planaient,  maintenant  ils  creusent.  Mais  c'est  toujours  la  même  audace. 

Ils  sont  les  géants  pensifs.  Leur  rêverie  titanique  a  besoin  de  l'absolu  et  de 
l'insondable  pour  se  dilater.  Ils  pensent  comme  les  soleils  rayonnent,  avec 
l'abîme  autour  d'eux  pour  condition. 

Leurs  allées  et  venues  dans  l'idéal  donnent  le  vertige.  Rien  n'est  trop 
haut  pour  eux,  et  rien  n'est  trop  bas.  Ils  vont  du  pygmée  au  cyclope,  de 
Polyphème  aux  Myrmidons,  de  la  reine  Mab  à  Caliban,  et  d'une  amourette 
à  un  déluge,  et  de  l'anneau  de  Saturne  à  la  poupée  d'un  petit  enfant.  Siniie 
parvulos  ventre.  Ils  ont  une  prunelle  télescope  et  une  prunelle  microscope.  Ils 
fouillent  familièrement  ces  deux  effrayantes  profondeurs  inverses,  l'infîni- 
ment  grand  et  l'infiniment  petit. 

Et  l'on  ne  serait  pas  furieux  contre  eux  !  et  l'on  ne  leur  reprocherait  pas 
tout  cela!  Allons  donc!  Où  irait-on  si  de  tels  excès  étaient  tolérés?  Pas  de 
scrupule  dans  le  choix  des  sujets,  horribles  ou  douloureux,  et  toujours  l'idée, 
fût-elle  inquiétante  et  redoutable,  suivie  jusqu'à  son  extrémité,  sans  miséri- 
corde pour  le  prochain.  Ces  poètes  ne  voient  que  leur  but.  Et  en  toute  chose 
une  façon  de  faire  immodérée.  Qu'est-ce  que  Job.?  un  ver  sur  un  ulcère. 
Qu'est-ce  que  la  Divine  Comédie  ?  une  série  de  supplices.  Qu'est-ce  que  Vîliade  ? 
une  collection  de  plaies  et  blessures.  Pas  une  artère  coupée  qui  ne  soit  com- 
plaisamment  décrite.  Faites  un  tour  d'opinions  sur  Homère  j  demandez  à 
Scaliger,  à  Terrasson,  à  Lamotte,  ce  qu'ils  en  pensent.  Le  quart  d'un  chant 
au  bouclier  d'Achille,  quelle  intempérance!  Qui  ne  sait  se  borner  ne  sut 
jamais  écrire.  Ces  poètes  agitent,  remuent,  troublent,  dérangent,  boule- 
versent, font  tout  frissonner,  cassent  quelquefois  des  choses  çà  et  là,  peuvent 
faire  des  malheurs,  c'est  terrible.  Ainsi  parlent  les  athénées,  les  sorbonnes, 
les  chaires  assermentées,  les  sociétés  dites  savantes,  Saumaise,  successeur  de 
Scaliger  à  l'université  de  Leyde,  et  la  bourgeoisie  derrière  eux,  tout  ce  qui 
représente  en  littérature  et  en  art  le  grand  parti  de  l'ordre.  Quoi  de  plus 
logique  !  la  toux  querelle  l'ouragan. 


20ÏLE   AUSSI   ÉTERNEL   QU'HOMERE.  145 

Aux  pauvres  d'esprit  s'ajoutent  ceux  qui  ont  trop  d'esprit.  Les  sceptiques 
prêtent  main-forte  aux  jocrisses.  Les  génies,  à  peu  d'exceptions  près,  sont 
fiers  et  sévères  j  ils  ont  cela  dans  la  moelle  des  os.  Ils  ont  dans  leur  compa- 
gnie Juvénal,  Agrippa  d'Aubigné  et  Milton  5  ils  sont  volontiers  revêches, 
méprisent  le  panem  et  circenses,  s'apprivoisent  peu  et  grondent.  On  les  raille 
agréablement.  C'est  bien  fait. 

Ah  !  poète  !  ah  !  Milton  !  ah  !  Juvénal  !  ah  !  vous  entretenez  la  résistance , 
ah!  vous  perpétuez  le  désintéressement,  ah!  vous  rapprochez  ces  deux  tisons, 
la  foi  et  la  volonté ,  pour  en  faire  jaillir  la  flamme  !  ah  !  il  y  a  de  la  vestale 
en  vous,  vieux  mécontent!  ah  !  vous  avez  un  autel,  la  patrie  !  ah!  vous  avez 
un  trépied,  l'idéal!  ah!  vous  croyez  aux  droits  de  l'homme,  à  l'émancipa- 
tion, à  l'avenir,  au  progrès,  au  beau,  au  juste,  au  grand,  prenez  garde,  vous 
vous  arriérez.  Toute  cette  vertu,  c'est  de  l'entêtement.  Vous  émigrez  dans 
l'honneur,  mais  vous  émigrez.  Cet  héroïsme  ne  sied  plus.  Il  ne  va  plus  à 
l'air  de  notre  époque.  Il  vient  un  moment  où  le  feu  sacré  n'est  plus  à  la 
mode.  Poète,  vous  croyez  au  droit  et  à  la  vérité,  vous  n'êtes  plus  de  votre 
temps.  À  force  d'être  éternel,  vous  passez. 

Tant  pis,  sans  nul  doute,  pour  ces  génies  bougons,  habitués  au  grand,  et 
dédaigneux  de  ce  qui  n'est  plus  cela.  Ils  sont  tardigrades  lorsqu'il  s'agit  de 
honte }  ils  sont  ankylosés  dans  le  refus  de  courbette  j  quand  le  succès  passe, 
honnête  ou  non,  mais  salué,  ils  ont  une  barre  de  fer  dans  la  colonne  verté- 
brale. Ceci  les  regarde.  Tant  pis  pour  ces  gens  de  la  vieille  mode  et  de  la 
vieille  Rome.  Ils  sont  de  l'antiquité,  et  de  l'antiquaille.  Se  hérisser  à  tout 
propos,  c'était  bon  jadis j  on  ne  porte  plus  de  ces  grandes  crinières-là  j  les 
lions  sont  perruques.  La  révolution  française  a  tout  à  l'heure  soixante-quinze 
ansj  à  cet  âge  on  radote.  Les  gens  d'à  présent  entendent  être  de  leur  temps, 
et  même  de  leur  minute.  Certes,  nous  n'y  trouvons  rien  à  reprendre.  Ce 
qui  est  doit  êtrej  il  est  excellent  que  ce  qui  existe,  existe j  les  formes  de 
prospérité  publique  sont  diverses  j  une  génération  n'est  pas  tenue  de  répéter 
l'autre;  Caton  calquait  Phocion,  Trimalcion  ressemble  moins,  c'est  de  l'in- 
dépendance. Vous  autres  vieillards  de  mauvaise  humeur,  vous  voulez  que 
nous  nous  émancipions .?  Soit.  Nous  nous  débarrassons  de  l'imitation  de 
Timoléon,  de  Thraséas,  d'Artevelde,  de  Thomas  Morus,  de  Hampden. 
C'est  notre  façon  de  nous  délivrer.  Vous  voulez  de  la  révolte,  en  voilà.  Vous 
voulez  de  l'insurrection,  nous  nous  insurgeons  contre  notre  droit.  Nous 
nous  affranchissons  du  souci  d'être  libres.  Etre  des  citoyens,  c'est  lourd.  Des 
droits  enchevêtrés  d'obligations  sont  des  entraves  pour  qui  a  envie  de  jouir 
tout  bonnement.  Etre  guidés  par  la  conscience  et  la  vérité  dans  tous  les  pas 
que  nous  faisons,  c'est  fatigant.  Nous  entendons  marcher  sans  lisières,  et  sans 
principes.  Le  devoir  est  une  chaîne  3  nous  brisons  nos  fers.  Que  vient-on 

PHILOSOPHIE.    U.  10 

I)ii*ruu:kie    natiomalk. 


146  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

nous  parler  de  Franklin?  Franklin  est  une  copie  d'Aristide,  assez  servile. 
Nous  poussons  l'horreur  du  servilisme  jusqu'à  préférer  Grimod  de  la  Rey- 
nière.  Bien  manger  et  bien  boire  est  un  but.  Chaque  époque  a  sa  manière  à 
elle  d'être  libre.  L'orgie  est  une  liberté.  Cette  façon  de  raisonner  est  triom- 
phante, y  adhérer  est  sage.  Il  y  a  eu,  c'est  vrai,  des  époques  où  l'on  pensait 
autrement;  dans  ces  temps-là  les  choses  sur  lesquelles  on  marchait  le  prenaient 
quelquefois  mal,  et  se  soulevaient  j  mais  c'était  l'ancien  genre,  ridicule  main- 
tenant, et  il  faut  laisser  dire  les  fâcheux  et  les  grognons  affirmant  qu'il  y 
avait  plus  de  notion  du  droit,  de  la  justice  et  de  l'honneur  dans  les  pavés 
d'autrefois  que  dans  les  hommes  d'aujourd'hui. 

Les  rhétoriques,  officielles  et  officieuses,  nous  avons  signalé  cette  sagesse, 
prennent  de  fortes  précautions  contre  les  génies.  Ils  sont  peu  universitaires} 
qui  plus  est,  ils  manquent  de  platitude.  Ce  sont  des  lyriques,  des  coloristes, 
des  enthousiastes ,  des  fascinateurs,  des  possédés,  des  exaltés,  des  «enragés», 
nous  avons  lu  le  mot,  des  êtres,  qui,  lorsque  tout  le  monde  est  petit,  ont  la 
manie  de  «faire  grand».  Que  sais-je.f'  ils  ont  tous  les  vices.  Un  médecin  a 
récemment  découvert  que  le  génie  est  une  variété  de  la  folie.  Ils  sont  Michel- 
Ange  maniant  des  colosses  ^  ils  sont  Rembrandt  peignant  avec  une  palette 
toute  barbouillée  de  rayons  de  soleil}  ils  sont  Dante,  Rabelais  et  Shakes- 
peare, excessifs.  Ils  vous  apportent  un  art  farouche,  rugissant,  flamboyant, 
échevelé  comme  le  lion  et  la  comète.  Quelle  horreur  !  On  se  coalise  contre 
eux,  et  l'on  fait  bien.  Il  y  a,  par  bonheur,  les  teetotaîlers  de  l'éloquence  et  de 
la  poésie.  J'aime  la  pâleur,  disait  un  jour  un  bourgeois  de  lettres.  Le  bour- 
geois de  lettres  existe.  Les  rhétoriques,  inquiètes  des  contagions  et  des  pestes 
qui  sont  dans  le  génie,  recommandent  avec  une  haute  raison,  que  nous 
avons  louée,  la  tempérance,  la  modération,  le  «bon  sens»,  l'art  de  se  borner, 
les  écrivains  expurgés,  émondés,  taillés,  réglés,  le  culte  des  qualités  que  les 
malveillants  appellent  négatives,  la  continence,  l'abstinence,  Joseph,  Sci- 
pion,  les  buveurs  d'eau }  tout  cela  est  excellent}  seulement  il  faut  prévenir 
les  jeunes  élèves  qu'à  prendre  ces  sages  préceptes  trop  au  pied  de  la  lettre 
on  court  risque  de  glorifier  une  chasteté  d'eunuque.  J'admire  Bayard,  soit} 
j'admire  moins  Origène. 


VI 

Résumé.  Les  grands  esprits  sont  importuns}  les  éconduire  quelque  peu 
est  judicieux. 

Après  tout,  achevons  d'en  convenir,  et  complétons  le  réquisitoire,  il  y  a 
du  vrai  dans  les  reproches  qu'on  leur  fait.  Cette  colère  se  conçoit.  Le  fort, 


ZOÏLE   AUSSI    ETERNEL   QU'HOMERE.  147 

le  grand,  le  lumineux,  sont,  à  un  certain  point  de  vue,  des  choses  bles- 
santes. Etre  dépassé  n'est  jamais  agréable  j  se  sentir  inférieur,  c'est  être 
offensé.  Le  beau  existe  tellement  par  lui-même  qu'il  n'a,  certes,  nul  besoin 
d'orgueil;  mais  qu'importe,  la  médiocrité  humaine  étant  donnée,  il  humilie 
en  même  temps  qu'il  enchante  ;  il  semble  que  naturellement  la  beauté  soit 
un  vase  à  orgueil,  on  l'en  suppose  remphe,  on  cherche  à  se  venger  du  plaisir 
qu'elle  vous  fait,  et  ce  mot,  superbe^  finit  par  avoir  deux  sens,  dont  l'un  met 
en  défiance  contre  l'autre.  C'est  la  faute  du  beau,  nous  l'avons  déjà  dit.  Il 
excède.  Un  croquis  de  Piranèse  vous  déroute  j  une  poignée  de  main  d'Her- 
cule vous  meurtrit.  Le  grand  a  des  torts.  Il  est  naïf,  mais  encombrant.  La  tem- 
pête croit  vous  arroser,  elle  vous  noie  j  l'astre  croit  vous  éclairer,  il  vous  éblouit, 
quelquefois  il  vous  aveugle.  Le  Nil  féconde,  mais  déborde.  Le  trop  n'est  pas 
commode  j  l'habitation  de  l'abîme  est  rudej  l'infini  est  peu  logeable.  Une 
maisonnette  est  mal  située  sur  la  cataracte  du  Niagara  ou  dans  le  cirque  de 
Gavarniej  il  est  malaisé  de  faire  ménage  avec  ces  farouches  merveilles;  pour 
les  voir  habituellement  sans  en  être  accablé,  il  faut  être  un  crétin  ou  un  génie. 
L'aurore  elle-même  nous  semble  parfois  immodérée;  qui  la  regarde  en 
face,  souffre;  l'oeil,  à  de  certains  moments,  pense  beaucoup  de  mal  du 
soleil.  Ne  nous  étonnons  donc  pas  des  plaintes  faites,  des  réclamations  in- 
cessantes, des  colères  et  des  prudences,  des  cataplasmes  apposés  par  une 
certaine  critique,  des  ophthalmies  habituelles  aux  académies  et  aux  corps 
enseignants,  des  précautions  recommandées  au  lecteur,  et  de  tous  les  rideaux 
tirés  et  de  tous  les  abat-jour  usités  contre  le  génie.  Le  génie  est  intolérant 
sans  le  savoir  à  force  d'être  lui-même.  Quelle  familiarité  voulez-vous  qu'on 
ait  avec  Eschyle,  avec  Ézéchiel,  avec  Dante  ? 

Le  moi,  c'est  le  droit  à  l'égoïsme.  Or  la  première  chose  que  font  ces  êtres, 
c'est  de  rudoyer  le  moi  de  chacun.  Exorbitants  en  tout,  en  pensées,  en 
images,  en  convictions,  en  émotions,  en  passion,  en  foi,  quel  que  soit  le 
côté  de  votre  moi  auquel  ils  s'adressent,  ils  le  gênent.  Votre  intelligence,  ils 
la  dépassent;  votre  imagination,  ils  lui  font  mal  aux  yeux;  votre  conscience, 
ils  la  questionnent  et  la  fouillent;  vos  entrailles,  ils  les  tordent;  votre  cœur, 
ils  le  brisent;  votre  âme,  ils  l'emportent. 

L'infini  qu'ils  ont  en  eux  sort  d'eux  et  les  multiplie  et  les  transfigure 
devant  vous  à  chaque  instant,  fatigue  redoutable  pour  votre  regard.  Vous 
ne  savez  jamais  avec  eux  où  vous  en  êtes.  À  tout  moment,  l'imprévu.  Vous 
ne  vous  attendiez  qu'à  des  hommes,  ils  ne  peuvent  pas  entrer  dans  votre 
chambre,  ce  sont  des  géants;  vous  ne  vous  attendiez  qu'à  une  idée,  baissez 
la  paupière,  ils  sont  l'idéal;  vous  ne  vous  attendiez  qu'à  des  aigles,  ils  ont 
six  ailes,  ce  sont  des  séraphins.  Sont-ils  donc  en  dehors  de  la  nature.?  est-ce 
que  l'humanité  leur  manque  ^ 


148  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Non  certes,  et  loin  de  là,  et  bien  au  contraire.  Nous  l'avons  dit  déjà,  et 
nous  y  insistons,  la  nature  et  l'humanité  sont  en  eux  plus  qu'en  qui  que 
ce  soit.  Ce  sont  des  hommes  surhumains,  mais  des  hommes.  Homo  sum.  Cette 
parole  d'un  poëte  résume  toute  la  poésie.  Saint  Paul  se  frappe  la  poitrine  et 
dit  :  Veccamm.  Job  vous  déclare  qui  il  est  :  «  Je  suis  le  fils  de  la  femme.  » 
Ils  sont  des  hommes.  Ce  qui  vous  trouble,  c'est  qu'ils  sont  des  hommes 
plus  que  vousj  ils  sont  trop  des  hommes,  pour  ainsi  dire.  Là  où  vous 
n'avez  que  la  parcelle,  ils  ont  le  toutj  ils  portent  dans  leur  vaste  cœur  l'hu- 
manité entière,  et  ils  sont  vous  plus  que  vous-même;  vous  vous  reconnaissez 
trop  dans  leur  œuvre j  de  là  votre  cri.  À  cette  nature  totale,  à  cette  huma- 
nité complète,  à  cette  argile,  qui  est  toute  votre  chair  et  qui  est  en  même 
temps  toute  la  terre,  ils  ajoutent,  et  ceci  achève  votre  terreur,  la  réverbération 
prodigieuse  de  l'inconnu.  Ils  ont  des  échappées  de  révélation,  et  subitement, 
et  sans  crier  gare,  à  l'instant  où  l'on  s'y  attend  le  moins,  ils  crèvent  la  nuée, 
font  au  zénith  une  trouée  d'où  tombe  un  rayon,  et  ils  éclairent  le  terrestre 
avec  le  céleste.  Il  est  tout  simple  qu'on  recherche  médiocrement  leur  fami- 
liarité et  qu'on  n'ait  point  le  goût  de  voisiner  avec  eux. 

Quiconque  n'a  pas  une  vigoureuse  éducation  d'âme  les  évite  volontiers. 
Aux  livres  colosses  il  faut  des  lecteurs  athlètes.  Il  faut  être  robuste  pour 
ouvrir  Jérémie,  Ezéchiel,  Job,  Pindare,  Lucrèce,  et  cet  Alighieri,  et  ce 
Shakespeare.  La  bourgeoisie  des  habitudes,  la  vie  terre  à  terre,  le  calme 
plat  des  consciences,  le  «  bon  goût  »  et  le  «  bon  sens  » ,  tout  le  petit  égoïsme 
tranquille  est  dérangé,  avouons-le,  par  ces  monstres  du  sublime. 

Pourtant,  quand  on  s'y  enfonce  et  quand  on  les  lit,  rien  n'est  plus  hospi- 
talier pour  l'âme  à  de  certaines  heures  que  ces  esprits  sévères.  Ils  ont  tout  à 
coup  une  haute  douceur,  aussi  imprévue  que  le  reste.  Ils  vous  disent  : 
entrez.  Ils  vous  reçoivent  chez  eux  avec  une  fraternité  d'archanges.  Ils  sont 
affectueux,  tristes,  mélancoliques,  consolants.  Vous  êtes  subitement  à  votre 
aise.  Vous  vous  sentez  aimé  par  euxj  c'est  à  s'en  croire  connu  personnelle- 
ment. Leur  fermeté  et  leur  fierté  recouvrent  une  sympathie  profonde  j  si  le 
granit  avait  un  cœur,  quelle  bonté  il  aurait!  Eh  bien,  le  génie  est  du  granit 
bon.  L'extrême  puissance  a  le  grand  amour.  Ils  se  mettent  comme  vous  en 
prière.  Ils  savent  bien,  eux,  que  Dieu  existe.  Collez  votre  oreille  à  ces 
colosses,  vous  les  entendrez  palpiter.  Avez- vous  besoin  de  croire,  d'aimer, 
de  pleurer,  de  vous  frapper  la  poitrine,  de  tomber  à  genoux,  de  lever  vos 
mains  au  ciel  avec  confiance  et  sérénité,  écoutez  ces  poètes,  ils  vous  aideront 
à  monter  vers  la  douleur  saine  et  féconde,  ils  vous  feront  sentir  l'utilité 
céleste  de  l'attendrissement.  Ô  bonté  des  forts!  leur  émotion,  qui  peut  être, 
s'ils  veulent,  tremblement  de  terre,  est  par  instants  si  cordiale  et  si  douce 
qu'elle  semble  le  remuement  d'un  berceau.  Ils  viennent  de  faire  naître  en 


ZOÏLE   AUSSI   ETERNEL   QU'HOMERE.  149 

vous  quelque  chose  dont  ils  prennent  soin.  Il  y  a  de  la  maternité  dans  le 
génie.  Faites  un  pas,  avancez  encore,  surprise  nouvelle,  les  voilà  gracieux. 
Quant  à  leur  grâce,  c'est  l'aurore  même. 

Les  hautes  montagnes  ont  sur  leur  versant  tous  les  climats,  et  les  grands 
poètes  tous  les  styles.  Il  suffit  de  changer  de  zone.  Montez,  c'est  la  tour- 
mente 5  descendez,  ce  sont  les  fleurs.  Le  feu  intérieur  s'accommode  de 
l'hiver  dehors,  le  glacier  ne  demande  pas  mieux  que  d'être  cratère,  et  il  n'y 
a  point  pour  la  lave  de  plus  belle  sortie  qu'à  travers  la  neige.  Un  brusque 
percement  de  flamme  n'a  rien  d'étrange  sur  un  sommet  polaire.  Ce  contact 
des  extrêmes  fait  loi  dans  la  nature  où  éclatent  à  tout  moment  les  coups  de 
théâtre  du  sublime.  Une  montagne,  un  génie,  c'est  la  majesté  âpre.  Ces 
masses  dégagent  une  sorte  d'intimidation  religieuse.  Dante  n'est  pas  moins  à 
pic  que  l'Etna.  Les  précipices  de  Shakespeare  valent  les  goufi"res  du  Chim- 
borazo.  Les  cimes  des  poètes  n'ont  pas  moins  de  nuages  que  les  sommets 
des  monts.  On  y  entend  des  roulements  de  tonnerres.  Du  reste,  dans  les 
vallons,  dans  les  gorges,  dans  les  plis  abrités,  dans  les  entre-deux  d'escarpe- 
ments, ruisseaux,  oiseaux,  nids,  feuillages,  enchantements,  flores  extraordi- 
naires. Au-dessus  de  l'effrayante  arche  de  l'Aveyron,  au  miUeu  de  la  Mer 
de  Glace,  ce  paradis  appelé  le  Jardin,  l'avez- vous  vu?  Quel  épisode!  un 
chaud  soleil,  une  ombre  tiède  et  fraîche,  une  vague  exsudation  de  parfums 
sur  les  pelouses,  on  ne  sait  quel  mois  de  mai  perpétuel  blotti  dans  les  préci- 
pices. Rien  n'est  plus  tendre  et  plus  exquis.  Tels  sont  les  poètes  j  telles  sont 
les  Alpes.  Ces  grands  vieux  monts  horribles  sont  de  merveilleux  faiseurs  de 
roses  et  de  violettes  j  ils  se  servent  de  l'aube  et  de  la  rosée,  mieux  que  toutes 
vos  prairies  et  que  toutes  vos  coUines,  dont  c'est  l'état  pourtant  j  l'avril  de  la 
plaine  est  plat  et  vulgaire  à  côté  du  leur,  et  ils  ont,  ces  vieillards  immenses, 
dans  leur  recoin  le  plus  farouche,  un  charmant  petit  printemps  à  eux,  bien 
connu  des  abeilles. 


LIVRE    QUATRIEME. 

CRITIQUE. 


Toutes  les  pièces  de  Shakespeare,  deux  exceptées,  Macbeth  et  Komèo  et 
Juliette j  trente-quatre  pièces  sur  trente-six,  offrent  à  l'observation  une  parti- 
cularité qui  semble  avoir  échappé  jusqu'à  ce  jour  aux  commentateurs  et  aux 
critiques  les  plus  considérables,  que  les  Schlegel,  et  M.  Villemain  lui-même, 
dans  ses  remarquables  travaux,  ne  notent  point,  et  sur  laquelle  il  est  impos- 
sible de  ne  pas  s'expliquer.  C'est  une  double  action  qui  traverse  le  drame  et 
qui  le  reflète  en  petit.  À  côté  de  la  tempête  dans  l'Atlantique,  la  tempête 
dans  le  verre  d'eau.  Ainsi  Hamlet  fait  au-dessous  de  lui  un  Hamletj  il  tue 
Polonius,  père  de  Laërtes,  et  voilà  Laërtes  vis-à-vis  de  lui  exactement  dans 
la  même  situation  que  lui  vis-à-vis  de  Claudius.  Il  y  a  deux  pères  à  venger. 
Il  pourrait  y  avoir  deux  spectres.  Ainsi,  dans  le  Koi  Lear,  côte  à  côte  et  de 
front,  Lear,  désespéré  par  ses  filles  Goneril  et  Regane,  et  consolé  par  sa  fille 
Cordelia,  est  répété  par  Glocestcr,  trahi  par  son  fils  Edmond  et  aimé  par 
son  fils  Edgar.  L'idée  bifurquée,  l'idée  se  faisant  écho  à  elle-même,  un  drame 
moindre  copiant  et  coudoyant  le  drame  principal,  l'action  traînant  sa  lune, 
une  action  plus  petite  sa  pareille j  l'unité  coupée  en  deux,  c'est  là  assurément 
un  fait  étrange.  Ces  doubles  actions  ont  été  fort  blâmées  par  les  quelques 
commentateurs  qui  les  ont  signalées.  Nous  ne  nous  associons  point  à  ce 
blâme.  Est-ce  donc  que  nous  approuvons  et  acceptons  comme  bonnes  ces 
actions  doubles .f*  Nullement.  Nous  les  constatons,  et  c'est  tout.  Le  drame  de 
Shakespeare,  nous  l'avons  dit  le  plus  haut  que  nous  avons  pu  dès  1827 1^', 
afin  de  déconseiller  toute  imiution,  le  drame  de  Shakespeare  est  propre  à 
Shakespeare i  ce  drame  est  inhérent  à  ce  poëte^  il  est  dans  sa  peauj  il  est  lui. 
De  là  ses  originalités  absolument  personnelles  j  de  là  ses  idiosyncrasies,  qui 
existent  sans  faire  loi. 

Ces  actions  doubles  sont  purement  shakespeariennes.  Ni  Eschyle,  ni 
Molière  ne  les  admettraient ,  et  nous  approuverions  Eschyle  et  Molière. 

(')  Préface  de  Cromweïï.  (Note  du  manuscrit.) 


152  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Ces  actions  doubles  sont  en  outre  le  signe  du  seizième  siècle.  Chaque 
époque  a  sa  mystérieuse  marque  de  fabrique.  Les  siècles  ont  une  signature 
qu'ils  apposent  aux  chefs-d'œuvre  et  qu'il  faut  savoir  déchiffrer  et  recon- 
naître. Le  seizième  siècle  ne  signe  pas  comme  le  dix-huitième.  La  renais- 
sance était  un  temps  subtil,  un  temps  de  réflexion.  L'esprit  du  seizième 
siècle  était  aux  miroirs  5  toute  idée  de  la  renaissance  est  à  double  comparti- 
ment. Voyez  les  jubés  dans  les  églises,  La  renaissance,  avec  un  art  exquis  et 
bizarre,  y  fait  toujours  répercuter  l'Ancien  Testament  dans  le  Nouveau,  La 
double  action  est  là  partout.  Le  symbole  explique  le  personnage  en  répétant 
son  geste.  Si,  dans  un  bas-relief,  Jéhovah  sacrifie  son  fils,  il  a  pour  voisin, 
dans  le  bas-relief  d'à  côté,  Abraham  sacrifiant  son  fils.  Jonas  passe  trois  jours 
dans  la  baleine  et  Jésus  passe  trois  jours  dans  le  sépulcre,  et  la  gueule  du 
monstre  avalant  Jonas  répond  à  la  bouche  de  l'enfer  engloutissant  Jésus, 

Le  sculpteur  du  jubé  de  Fécamp,  si  stupidement  démoli,  va  jusqu'à 
donner  pour  réplique  à  saint-Joseph,  qui.?  Amphitryon. 

Ces  contre-coups  singuliers  sont  une  des  habitudes  de  ce  grand  art  profond, 
cherché  et  magnifique  du  seizième  siècle.  Rien  de  plus  curieux  en  ce  genre 
que  le  parti  qu'on  tirait  de  saint-Christophe,  Au  moyen-âge  et  au  seizième 
siècle,  dans  les  peintures  et  les  sculptures,  saint-Christophe,  le  bon  géant 
martyrisé  par  Dèce  en  250,  enregistré  par  les  bollandistes  et  imperturba- 
blement admis  par  Baillet,  est  toujours  triple.  Occasion  de  triptyque.  Il  y  a 
d'abord  un  premier  Porte-Christ,  un  premier  Christophore,  c'est  Christophe, 
avec  l'enfant  Jésus  sur  ses  épaules.  Ensuite  la  vierge  grosse  est  un  Christophe , 
puisqu'elle  porte  le  Christ j  enfin,  la  croix  est  un  Christophe}  elle  porte 
aussi  le  Christ,  Le  supplice  répercute  la  mère.  Ce  triplement  de  l'idée  est 
immortahsé  par  Rubens  dans  la  cathédrale  d'Anvers.  Idée  doublée,  idée 
triplée,  c'était  le  cachet  du  seizième  siècle. 

Shakespeare,  fidèle  à  l'esprit  de  son  temps,  devait  ajouter  Laërtes  vengeant 
son  père  à  Hamlet  vengeant  son  père ,  et  faire  poursuivre  Hamlet  par  Laërtes 
en  même  temps  que  Claudius  par  Hamletj  il  devait  faire  commenter  la 
piété  filiale  de  Cordelia  par  la  piété  filiale  d'Edgar,  et,  sous  le  poids  de  l'ingra- 
titude des  enfants  dénaturés,  mettre  en  regard  deux  pères  misérables,  ayant 
perdu  chacun  une  des  deux  espèces  de  la  lumière,  Lear  fou  et  Glocester 
aveugle. 

II 

Quoi  donc!  pas  de  critiques.'*  Non.  Pas  de  blâme.?  Non.  Vous  expliquez 
tout.?  Oui.  Le  génie  est  une  entité  comme  la  nature,  et  veut,  comme  elle, 
être  accepté  purement  et  simplement.  Une  montagne  est  à  prendre  ou  à 


CRITIQUE.  155 

laisser.  Il  y  a  des  gens  qui  font  la  critique  de  l'Himalaya  caillou  par  caillou. 
L'Etna  flamboie  et  bave,  jette  dehors  sa  lueur,  sa  colère,  sa  lave  et  sa 
cendre  i  ils  prennent  un  trébuchet,  et  pèsent  cette  cendre  pincée  par  pincée. 
^uot  lihras  in  monte  summo^  Pendant  ce  temps-là  le  génie  continue  son  érup- 
tion. Tout  en  lui  a  sa  raison  d'être.  Il  est  parce  qu'il  est.  Son  ombre  est 
l'envers  de  sa  clarté.  Sa  fumée  vient  de  sa  flamme.  Son  précipice  est  la 
condition  de  sa  hauteur.  Nous  aimons  plus  ceci  et  moins  celai  mais  nous  nous 
taisons  là  où  nous  sentons  Dieu.  Nous  sommes  dans  la  forêt}  la  torsion  de 
l'arbre  est  son  secret.  La  sève  sait  ce  qu'elle  fait.  La  racine  connaît  son 
métier.  Nous  prenons  les  choses  comme  elles  sont,  nous  sommes  de  bonne 
composition  avec  ce  qui  est  excellent,  tendre  ou  magnifique,  nous  con- 
sentons aux  chefs-d'œuvre,  nous  ne  nous  servons  pas  de  celui-ci  pour  chercher 
noise  à  celui-là j  nous  n'exigeons  pas  que  Phidias  sculpte  les  cathédrales,  ni 
que  Pinaigrier  vitre  les  temples  i  le  temple  est  l'harmonie,  la  cathédrale  est 
le  mystère}  ce  sont  deux  njodes  différents  du  sublimcj  nous  ne  souhaitons 
pas  au  Munster  la  perfection  du  Parthénon  ni  au  Parthénon  la  grandeur  du 
Munster.  Nous  sommes  bizarre  à  ce  point  que  nous  nous  contentons  que 
cela  soit  beau.  Nous  ne  reprochons  pas  l'aiguillon  à  qui  nous  donne  le  miel. 
Nous  renonçons  à  notre  droit  de  critiquer  les  pieds  du  paon,  le  cri  du 
cygne,  le  plumage  du  rossignol,  la  chenille  du  papillon,  l'épine  de  la  rose, 
l'odeur  du  lion,  la  peau  de  l'éléphant,  le  bavardage  de  la  cascade,  le  pépin 
de  l'orange,  l'immobilité  de  la  voie  lactée,  l'amertume  de  l'océan,  les 
taches  du  soleil,  la  nudité  de  Noé. 

Le  quandoque  bonus  dormitat  est  permis  à  Horace.  Nous  le  voulons  bien. 
Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'Homère  ne  le  dirait  pas  d'Horace.  Il  n'en  pren- 
drait pas  la  peine.  Cet  aigle  trouverait  charmant  ce  colibri  jaseur.  Je  conviens 
qu'il  est  doux  à  un  homme  de  se  sentir  supérieur  et  de  dire  :  Homère  est 
puéril}  Dante  est  enfantin.  C'est  un  joli  sourire  à  avoir.  Ecraser  un  peu  ces 
pauvres  génies,  pourquoi  pas.^*  Etre  l'abbé  Trublet  et  dire  :  Milton  eH  un 
écolier,  c'est  agréable.  Qu'il  a  d'esprit  celui  qui  trouve  que  Shakespeare  n'a  pas 
d'esprit!  Il  s'appelle  La  Harpe,  il  s'appelle  Delandine,  il  s'appelle  Auger} 
il  est,  fut  ou  sera  de  l'académie,  l^ous  ces  grands  hommes  sont  pleins  d'extrava- 
gance, de  mauvais  goût  et  d'enfantillage.  Quel  beau  décret  à  rendre  !  Ces  façons-là 
chatouillent  voluptueusement  ceux  qui  les  ont}  et,  en  effet,  quand  on  a 
dit  :  Ce  géant  est  petit,  on  peut  se  figurer  qu'on  est  grand.  Chacun  a  sa 
manière.  Quant  à  moi,  qui  parle  ici,  j'admire  tout,  comme  une  brute. 

C'est  pourquoi  j'ai  écrit  ce  livre. 

Admirer.  Etre  enthousiaste  II  m'a  paru  que  dans  notre  siècle  cet  exemple 
de  bêtise  était  bon  à  donner. 


154  WILLIAM    SHAKESPEARE. 


m 


N'espérez  donc  aucune  critique.  J'admire  Eschyle,  j'admire  Juvénal, 
j'admire  Dante,  en  masse,  en  bloc,  tout.  Je  ne  chicane  point  ces  grands 
bienfaiteurs-là.  Ce  que  vous  qualifiez  défaut,  je  le  qualifie  accent.  Je  reçois 
et  je  remercie.  Je  n'hérite  pas  des  merveilles  de  l'esprit  humain  sous  bénéfice 
d'inventaire.  A  Pégase  donné,  je  ne  regarde  point  la  bride.  Un  chef-d'œuvre 
est  de  l'hospitalité,  j'y  entre  chapeau  bas 5  je  trouve  beau  le  visage  de  mon 
hôte.  Gilles  Shakespeare,  soit  J'admire  Shakespeare  et  j'admire  Gilles.  Falstaff 
m'est  proposé,  je  l'accepte,  et  j'admire  le  empty  the  Jordan.  J'admire  le  cri 
insensé  :  un  rat!  J'admire  les  calembours  de  Hamlet,  j'admire  les  carnages  de 
Macbeth,  j'admire  les  sorcières,  «ce  ridicule  spectacle»,  j'admire  the  buttoc^ 
of  the  n'ight,  j'admire  l'œil  arraché  de  Glocester.  Je  n'ai  pas  plus  d'esprit  que 
cela. 

Ayant  eu  récemment  l'honneur  d'être  appelé  «niais»  par  plusieurs  écri- 
vains et  critiques  distingués,  et  même  un  peu  par  mon  illustre  ami,  M.  de 
Lamartine  ^^\  je  tiens  à  justifier  l'épithète. 

Achevons  par  une  dernière  observation  de  détail  ce  que  nous  avons 
spécialement  à  dire  de  Shakespeare. 

Oreste,  ce  fatal  aîné  de  Hamlet,  n'est  point,  nous  l'avons  dit,  le  seul  lien 
entre  Eschyle  et  Shakespeare j  nous  avons  indiqué  une  relation,  moins 
aisément  perceptible,  entre  Frométhée  et  Hamlet.  La  mystérieuse  intimité  des 
deux  poètes  éclate,  à  propos  de  ce  même  Prométhée,  plus  étrangement 
encore,  et  sur  un  point  qui,  jusqu'ici,  a  échappé  aux  observateurs  et  aux 
critiques.  Prométhée  est  l'aïeul  de  Mab. 

Prouvons-le. 

Prométhée,  comme  tous  les  personnages  devenus  légendaires,  comme 
Salomon,  comme  César,  comme  Mahomet,  comme  Charlemagne,  comme  le 
Cid,  comme  Jeanne  d'Arc,  comme  Napoléon,  a  un  prolongement  double, 
l'un  dans  l'histoire,  l'autre  dans  le  conte,  le  voici  : 

Prométhée,  créateur  d'hommes,  est  aussi  créateur  d'esprits.  Il  est  père 
d'une  dynastie  de  Dives,  dont  les  vieux  fabliaux  ont  conservé  la  filiation. 
Elfe,  c'est-à-dire  le  Rapide,  fils  de  Prométhée,  puis  Elfin,  roi  de  l'Inde,  puis 
Elfinan,  fondateur  de  Cléopolis,  ville  des  fées,  puis  Elfilin,  bâtisseur  de  la 

(')  «Toute  la  biographie  quelquefois  un  peu  puérile,  un  peu  niaise  même,  de  l'évêque  Myriel.» 
(Lamartine.  Cours  de  littérature.  Entretien  Lxxxiv,  p.  385.)  [Note  du  manuscrit.]) 


CRITIQUE.  155 

muraille  d'or,  puis  Elfinell,  le  vainqueur  de  la  bataille  des  démons,  puis 
Elfant,  qui  construisit  Panthée  tout  en  cristal,  puis  Elfar,  qui  tua  Bicéphale 
et  Tiicéphale,  puis  Elfinor  le  Mage,  une  espèce  de  Salmonée  qui  fit  sur  la 
mer  un  pont  de  cuivre  sonnant  comme  la  foudre,  non  imitahik  julmen  aère 
et  cornipedum  pulsu  simularat  ecj^uorum,  puis  sept  cents  princes,  puis  Elficléos  le 
Sage,  puis  Elféron  le  Beau,  puis  Obéron,  puis  Mab.  Admirable  fable  qui, 
avec  un  sens  profond,  rattache  le  sidéral  au  microscopique  et  l'infiniment 
grand  à  l'infiniment  petit. 

Et  c'est  ainsi  que  l'infiisoire  de  Shakespeare  se  relie  au  géant  d'Eschyle, 
La  fée,  traînée  sur  le  nez  des  hommes  endormis  dans  son  carrosse  plafonné 
d'une  aile  de  sauterelle,  par  huit  moucherons  attelés  avec  des  rayons  de  lune 
et  fouettés  d'un  fil  de  la  vierge,  la  fée  atome,  a  pour  ancêtre  le  prodigieux 
titan,  voleur  d'astres,  cloué  sur  le  Caucase,  un  poing  aux  portes  Caspiennes, 
l'autre  aux  portes  d'Ararat,  un  talon  sur  la  source  du  Phase,  l'autre  talon  au 
Validus-Murus  bouchant  le  passage  entre  la  montagne  et  la  mer,  colosse  dont 
le  soleil,  selon  que  le  jour  se  levait  ou  se  couchait,  projetait  l'immense  profil 
d'ombre  tantôt  sur  l'Europe  jusqu'à  Corinthe,  tantôt  sur  l'Asie  jusqu'à  Ban- 
galore. 

Du  reste,  Mab,  qui  s'appelle  aussi  Tanaquil,  a  toute  l'inconsistance  flot- 
tante du  rêve.  Sous  le  nom  de  Tanaquil,  elle  est  la  femme  de  Tarquin 
l'Ancien  et  elle  file  pour  Servius  Tullius  adolescent  la  première  tunique 
qu'ait  mise  un  jeune  romain  en  quittant  la  robe  prétexte j  Obéron,  qui  se 
trouve  être  Numa,  est  son  oncle.  Dans  Huon  de  Bordeaux  elle  se  nomme 
Gloriande  et  a  pour  amant  Jules  César,  et  Obéron  est  son  filsj  dans  Spenser, 
elle  se  nomme  Gloriana,  et  Obéron  est  son  pèrej  dans  Shakespeare,  elle  se 
nomme  Titania,  et  Obéron  est  son  mari.  Titania,  ce  nom  rejoint  Mab  au 
Titan,  et  Shakespeare  à  Eschyle. 


IV 

Un  homme  considérable  de  notre  temps,  historien  célèbre,  orateur  puis- 
sant, un  des  précédents  traducteurs  de  Shakespeare,  se  trompe,  selon  nous, 
quand  il  regrette,  ou  paraît  regretter,  le  peu  d'influence  de  Shakespeare  sur 
le  théâtre  du  dix-neuvième  siècle.  Nous  ne  pouvons  partager  ce  regret.  Une 
influence  quelconque,  fût-ce  celle  de  Shakespeare,  ne  pouvait  qu'altérer  l'ori- 
ginalité du  mouvement  liitéraire  de  notre  époque.  —  «Le  système  de  Shake- 
speare», dit  à  propos  de  ce  mouvement  l'honorable  et  grave  écrivain,  «peut 
fournir,  ce  me  semble,  les  plans  d'après  lesquels  le  génie  doit  désormais 
travailler».  Nous  n'avons  jamais  été  de  cet  avis,  et  nous  avons  pris  les 


156  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

devants  pour  le  dire  il  y  a  quarante  ans^^l  Pour  nous  Shakespeare  est  un 
génie  et  non  un  système.  Nous  nous  sommes  expliqué  déjà  sur  ce  point,  et 
nous  nous  expliquerons  encore  plus  au  long  tout  à  l'heure j  mais,  disons-le 
dès  à  présent,  ce  que  Shakespeare  a  fait  est  fait  une  fois  pour  toutes.  11  n'y  a 
point  à  y  revenir.  Admirez  ou  critiquez,  mais  ne  refaites  pas.  C'est  fait. 

Un  critique  distingué,  mort  depuis  peu,  M.  Chaudesaigues,  accentue 
encore  ce  reproche  :  «On  a,  dit-il,  restauré  Shakespeare  sans  le  suivre.  L'école 
romantique  n'a  point  imité  Shakespeare.  C'est  là  son  tort.»  C'est  là  son 
mérite.  On  l'en  blâme  j  nous  l'en  louons.  Le  théâtre  contemporain  est  ce 
qu'il  est,  mais  il  est  lui-même.  Le  théâtre  contemporain  a  pour  devise  :  Swn, 
non  sequor.  Il  n'appartient  à  aucun  «système».  Il  a  sa  loi  propre,  et  il  l'ac- 
complit. Il  a  sa  vie  propre,  et  il  en  vit. 

Le  drame  de  Shakespeare  exprime  l'homme  à  un  moment  donné. 
L'homme  passe,  ce  drame  reste,  ayant  pour  fond  éternel  la  vie,  le  cœur,  le 
monde,  et  pour  surface  le  seizième  siècle.  Il  n'est  ni  à  continuer,  ni  à  recom- 
mencer. Autre  siècle.  Autre  art. 

Le  théâtre  contemporain  n'a  pas  plus  suivi  Shakespeare  qu'il  n'a  suivi 
Eschyle.  Et  sans  compter  toutes  les  autres  raisons  que  nous  indiquerons  plus 
loin,  quel  embarras,  pour  qui  voudrait  imiter  et  copier,  que  le  choix  entre 
ces  deux  poètes  !  Eschyle  et  Shakespeare  semblent  faits  pour  prouver  que  les 
contraires  peuvent  être  admirables.  Le  point  de  départ  de  l'un  est  absolument 
opposé  au  point  de  départ  de  l'autre.  Eschyle,  c'est  la  concentration j  Shake- 
speare, c'est  la  dispersion.  Il  faut  applaudir  l'un  parce  qu'il  est  condensé,  et 
l'autre  parce  qu'il  est  éparsj  à  Eschyle  l'unité,  à  Shakespeare  l'ubiquité.  A  eux 
deux  ils  se  partagent  Dieu.  Et,  comme  de  telles  intelligences  sont  toujours 
complètes,  on  sent  dans  le  drame  un  d'Eschyle  se  mouvoir  toute  la  liberté 
de  la  passion,  et  dans  le  drame  répandu  de  Shakespeare  converger  tous  les 
rayons  de  la  vie.  L'un  part  de  l'unité  et  arrive  au  multiple,  l'autre  part  du 
multiple  et  arrive  à  l'unité. 

Ceci  éclate  avec  une  saisissante  évidence,  particulièrement  quand  on  con- 
fronte Hamkt  avec  Ore^e.  Double  page  extraordinaire,  recto  et  verso  de  la 
même  idée,  et  qui  semble  écrite  exprès  pour  prouver  à  quel  point  deux 
génies  différents  faisant  la  même  chose  font  deux  choses  différentes. 

Il  est  aisé  de  voir  que  le  théâtre  contemporain  a,  bien  ou  mal,  frayé  sa 
voie  propre  entre  l'unité  grecque  et  l'ubiquité  shakespearienne. 

(')  Préface  de  Cromwell.  (Note  du  manuscrit.) 


CRITIQUE.  157 


Écartons,  pour  y  revenir  plus  tard,  la  question  de  l'art  contemporain,  et 
rentrons  dans  le  point  de  vue  général. 

L'imitation  est  toujours  stérile  et  mauvaise. 

Quant  à  Shakespeare,  puisque  Shakespeare  est  le  poète  qui  nous  occupe, 
c'est,  au  plus  haut  degré,  un  génie  humain  et  général,  mais,  comme  tous  les 
vrais  génies,  c'est  en  même  temps  un  esprit  idiosyncrasique  et  personnel. 
Loi  :  Le  poëte  part  de  lui  pour  arriver  à  nous.  C'est  là  ce  qui  fait  le  poëte 
inimitable. 

Examinez  Shakespeare,  approfondissez-le,  et  voyez  quelle  résolution 
il  a  d'être  lui-même.  N'attendez  aucune  concession  de  son  Moi.  Ce  n'est  pas, 
certes,  l'égoïste,  mais  c'est  le  volontaire.  Il  veut.  Il  donne  à  l'art  ses  ordres, 
dans  les  limites  de  son  œuvre,  bien  entendu.  Car  ni  l'art  d'Eschyle,  ni  l'art 
d'Aristophane,  ni  l'art  de  Plaute,  ni  l'art  de  Machiavel,  ni  l'art  de  Calderon, 
ni  l'an  de  Molière,  ni  l'art  de  Beaumarchais,  ni  aucune  des  formes  de  l'art, 
vivant  chacune  de  la  vie  spéciale  d'un  génie,  n'obéiraient  aux  ordres  donnés 
par  Shake.speare.  L'art  ainsi  entendu,  c'est  la  vaste  égalité,  et  c'est  la  profonde 
liberté  i  la  région  des  égaux  est  aussi  la  région  des  libres. 

Une  des  grandeurs  de  Shakespeare,  c'est  son  impossibilité  d'être  modèle. 
Pour  vous  rendre  compte  de  son  idiosyncrasie ,  ouvrez  la  première  venue  de 
ses  pièces,  c'est  toujours,  d'abord  et  avant  tout,  Shakespeare. 

Quoi  de  plus  personnel  que  Troï/us  et  Cressida?  Une  Troie  comique  ! 
Voici  Beaucoup  de  bruit  pour  rien,  une  tragédie  qui  aboutit  à  un  éclat  de  rire. 
Voici  le  Conte  d'hiver,  pastorale  drame.  Shakespeare,  dans  son  œuvre,  est 
chez  lui.  Voulez-vous  voir  un  despotisme,  voyez  sa  fantaisie.  Quelle  volonté 
de  rêve  !  quel  parti  pris  de  vertige  !  quel  absolutisme  dans  l'indécis  et  le 
flottant!  Le  songe  emplit  à  tel  point  quelques-unes  de  ses  pièces  que  l'homme 
s'y  déforme  et  y  est  plus  nuage  qu'homme.  L'Angelo  de  Mesure  pour  mesure 
est  un  tyran  de  brouillard.  Il  se  désagrège  et  s'efface.  Le  Léontès  du  Conte 
d'hiver  est  un  Othello  qui  se  dissipe.  Dans  Cymheline,  on  croit  que  Jachimo  va 
devenir  lago,  mais  il  fond.  Le  songe  est  là  partout.  Regardez  passer  Mamilius, 
Posthumus,  Hermione,  Perdita.  Dans  la  Tempête,  le  duc  de  Milan  a  «un  brave 
fils»  qui  est  comme  un  rêve  dans  le  rêve.  Ferdinand  seul  en  parle,  et  per- 
sonne que  lui  ne  semble  l'avoir  vu.  Une  brute  devient  raisonnable,  témoin 
le  constable  Lecoudc  de  Mesure  pour  mesure.  Un  idiot  a  tout  à  coup  de  l'esprit, 
témoin  Cloten  de  Cymheline.  Un  roi  de  Sicile  est  jaloux  d'un  roi  de  Bohême. 


1)8  WILLIAM  SHAKESPEARE. 

La  Bohême  a  des  rivages.  Les  bergers  y  ramassent  des  enfants.  Thésée,  duc, 
épouse  Hippolyte,  amazone.  Obéron  s'y  mêle.  Car  ici  c'est  la  volonté  de 
Shakespeare  de  rêverj  ailleurs  il  pense. 

Disons  plus,  là  où  il  rêve,  il  pense  encore j  avec  une  profondeur  autre, 
mais  égale. 

Laissez  les  génies  tranquilles  dans  leur  originalité.  Il  y  a  du  sauvage  dans 
ces  civilisateurs  mystérieux.  Même  dans  leur  comédie,  même  dans  leur 
bouffonnerie,  même  dans  leur  rire,  même  dans  leur  sourire,  il  y  a  l'inconnu. 
On  y  sent  l'horreur  sacrée  de  l'art,  et  la  terreur  toute-puissante  de  l'ima- 
ginaire mêlé  au  réel.  Chacun  d'eux  est  dans  sa  caverne,  seul.  Ils  s'entendent 
de  loin,  mais  ne  se  copient  pas.  Nous  ne  sachons  point  que  l'hippopotame 
imite  le  barrissement  de  l'éléphant. 

Entre  lions  on  ne  se  singe  pas. 

Diderot  ne  refait  pas  Baylej  Beaumarchais  ne  calque  pas  Plaute,  et  n'a  pas 
besoin  de  Dave  pour  créer  Figaro.  Piranèse  ne  s'inspire  point  de  Dédale.  Isaïe 
ne  recommence  pas  Moïse. 

Un  jour,  à  Sainte-Hélène,  M.  de  Las  Cases  disait  :  «Sire,  puisque  vous 
avez  été  maître  de  la  Prusse,  à  votre  place,  j'aurais  pris  dans  le  tombeau  de 
Potsdam,  où  elle  est  déposée,  l'épée  du  grand  Frédéric,  et  je  l'aurais  portée. 
—  Niais j  répondit  Napoléon, y'^î^^^  la  mienne. )) 

L'œuvre  de  Shakespeare  est  absolue ,  souveraine,  impérieuse,  éminemment 
solitaire,  mauvaise  voisine,  sublime  en  rayonnement,  absurde  en  reflet,  et 
veut  rester  sans  copie. 

Imiter  Shakespeare  serait  aussi  insensé  qu'imiter  Racine  serait  bête. 


VI 


Entendons-nous,  chemin  faisant,  sur  un  qualificatif  fort  usité  de  toutes 
"^zns ,  profanum  vulgu^,  mot  d'un  poëte  accentué  par  les  pédants.  Ce  profanum 
vulgm  est  un  peu  le  projectile  de  tout  le  monde.  Fixons  le  sens  de  ce  mot. 
Qu'est-ce  que  le  profane  vulgaire^  L'école  dit  :  c'est  le  peuple.  Et  nous, 
nous  disons  :  c'est  l'école. 

Mais  d'abord  définissons  cette  expression,  l'école.  Quand  nous  disons 
l'école,  que  faut-il  sous-en tendre  ?  Indiquons-le.  L'école,  c'est  la  résultante 
des  pédantismesj  l'école,  c'est  l'excroissance  littéraire  du  budgetj  l'école,  c'est 
le  mandarinat  intellectuel  dominant  dans  les  divers  enseignements  autorisés 
et  ofl&ciels,  soit  de  la  presse,  soit  de  l'état,  depuis  le  feuilleton  de  théâtre  de 
la  préfecture  jusqu'aux  Biographies  et  Encyclopédies  vérifiées,  estampillées  et 


CRITIQUE.  159 

colportées,  et  faites  parfois,  raffinement,  par  des  républicains  agréables  à  la 
police j  l'école,  c'est  l'orthodoxie  classique  et  scolastique  à  enceinte  continue, 
l'antiquité  homérique  et  virgilienne  exploitée  par  des  lettres  fonctionnaires  et 
patentés,  une  espèce  de  Chine  soit -disant  Grèce  j  l'école,  c'est,  résumées  dans 
une  concrétion  qui  fait  partie  de  l'ordre  public,  toute  la  science  des  péda- 
gogues, toute  l'histoire  des  historiographes,  toute  la  poésie  des  lauréats,  toute 
la  philosophie  des  sophistes,  toute  la  critique  des  magisters,  toute  la  férule 
des  ignorantins,  toute  la  rehgion  des  bigots,  toute  la  pudeur  des  prudes, 
toute  la  métaphysique  des  ralliés,  toute  la  justice  des  salariés,  toute  Ja  vieil- 
lesse des  petits  jeunes  gens  qui  ont  subi  l'opération,  toute  la  flatterie  des 
courtisans,  toute  la  diatribe  des  thuriféraires,  toute  l'indépendance  des  domes- 
tiques, toute  la  certitude  des  vues  basses  et  des  âmes  basses.  L'école  hait 
Shakespeare.  Elle  le  prend  en  flagrant  délit  de  fréquentation  populaire,  allant 
et  venant  dans  les  carrefours,  «trivial»,  disant  à  tous  le  mot  de  tous,  parlant 
la  langue  publique,  jetant  le  cri  humain  comme  le  premier  venu,  accepté 
de  ceux  qu'il  accepte,  applaudi  par  des  mains  noires  de  goudron,  acclamé 
par  tous  les  rauques  enrouements  qui  sortent  du  travail  et  de  la  fatigue.  Le 
drame  de  Shakespeare  est  peuple  j  l'école  s'indigne  et  dit  :  Odi  profanum  vulgm. 
Il  y  a  de  la  démagogie  dans  cette  poésie  en  liberté}  l'auteur  de  Hamlet  «sacrifie 
à  la  canaiUe». 

Soit.  Le  poëte  «sacrifie  à  la  canaille». 

Si  quelque  chose  est  grand,  c'est  cela. 

Il  y  a  là  au  premier  plan,  partout,  en  plein  soleil,  dans  la  fanfare,  les 
hommes  puissants  suivis  des  hommes  dorés.  Le  poëte  ne  les  voit  pas,  ou,  s'il 
les  voit,  il  les  dédaigne.  Il  lève  les  yeux  et  regarde  Dieuj  puis  il  baisse  les 
yeux  et  regarde  le  peuple.  Elle  est  tout  au  fond  de  l'ombre,  presque  invi- 
sible à  force  de  submersion  dans  la  nuit,  cette  foule  fatale,  cette  vaste  et 
lugubre  souflFrance  amoncelée,  cette  vénérable  populace  des  déguenillés  et 
des  ignorants.  Chaos  d'âmes.  Cette  multitude  de  têtes  ondule  obscurément 
comme  les  vagues  d'une  mer  nocturne.  De  temps  en  temps  passent  sur  cette 
surface,  comme  les  rafales  sur  l'eau,  des  catastrophes,  une  guerre,  une  peste, 
une  favorite,  une  famine.  Cela  fait  un  frémissement  qui  dure  peu,  le  fond 
de  la  douleur  étant  immobile  comme  le  fond  de  l'océan.  Le  désespoir  dépose 
on  ne  sait  quel  plomb  horrible.  Le  dernier  mot  de  l'abîme  est  stupeur.  C'est 
donc  la  nuit.  C'est,  sous  de  funèbres  épaisseurs  derrière  lesquelles  tout  est 
indistinct,  la  sombre  mer  des  pauvres. 

Ces  accablés  se  taisent}  ils  ne  savent  rien,  ils  ne  peuvent  rien,  ils  ne 
demandent  rien,  ils  ne  pensent  rieu}  ils  subissent.  PleBuntur  A.chm.  Ils  ont 
faim  et  froid.  On  voit  leur  chair  indécente  par  les  trous  des  haillonS}  qui  fait 
CCS  haillons.''  la  pourpre.  La  nudité  des  vierges  vient  de  la  nudité  des  oda- 


l6o  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

lisques.  Des  guenilles  tordues  des  filles  du  peuple  tombent  des  perles  pour  la 
Fontanges  et  la  Châteauroux.  C'est  la  famine  qui  dore  Versailles.  Toute  cette 
ombre  vivante  et  mourante  remue,  ces  larves  agonisent,  la  mère  manque  de 
lait,  le  père  manque  de  travail,  les  cerveaux  manquent  de  lumière}  s'il  y  a  là 
dans  ce  dénùment  un  livre,  il  ressemble  à  la  cruche,  tant  ce  qu'il  offre  à  la 
soif  des  intelligences  est  insipide  ou  corrompu.  Familles  sinistres. 

Le  groupe  des  petits  est  pâlej  tout  cela  expire  et  rampe,  n'ayant  pas  même 
la  force  d'aimer  $  et,  à  leur  insu  peut-être,  tandis  qu'ils  se  courbent  et  se 
résignent,  de  toutes  ces  inconsciences  où  le  droit  réside,  du  sourd  murmure 
de  toutes  ces  malheureuses  haleines  mêlées,  sort  on  ne  sait  quelle  voix  confuse, 
mystérieux  brouillard  du  verbe,  arrivant  syllabe  à  syllabe  dans  l'obscurité  à 
des  prononciations  de  mots  extraordinaires  :  Avenir,  Humanité,  Liberté, 
Egalité,  Progrès.  Et  le  poëte  écoute,  et  il  entend}  et  il  regarde,  et  il  voit}  et 
il  se  penche  de  plus  en  plus,  et  il  pleure }  et  tout  à  coup,  grandissant  d'un 
grandissement  étrange,  puisant  dans  toutes  ces  ténèbres  sa  propre  transfigu- 
ration, il  se  redresse  terrible  et  tendre  au-dessus  de  tous  les  misérables,  de 
ceux  d'en  haut  comme  ceux  d'en  bas,  avec  des  yeux  éclatants. 

Et  il  demande  compte  à  grands  cris.  Et  il  dit  :  Voici  l'effet!  Et  il  dit  : 
Voici  la  cause!  Le  remède,  c'est  la  lumière.  Erudimini  Et  il  ressemble  à  un 
grand  vase  plein  d'humanité  que  la  main  qui  est  dans  la  nuée  secouerait,  et 
d'où  tomberaient  sur  la  terre  de  larges  gouttes,  brûlure  pour  les  oppresseurs, 
rosée  pour  les  opprimés.  Ah  !  vous  trouvez  cela  mauvais,  vous  autres.  Eh  bien, 
nous  le  trouvons  bon,  nous.  Nous  trouvons  juste  que  quelqu'un  parle  quand 
tous  souffrent.  Les  ignorances  qui  jouissent  et  les  ignorances  qui  subissent  ont 
un  égal  besoin  d'enseignement.  La  loi  de  fraternité  dérive  de  la  loi  de  travail. 
S'entretuer  a  fait  son  temps.  L'heure  est  venue  de  s'entr'aimer.  C'est  à  pro- 
mulguer ces  vérités  que  le  poëte  est  bon.  Pour  cela,  il  faut  qu'il  soit  peuple} 
pour  cela  il  faut  qu'il  soit  populace}  c'est-à-dire  qu'apportant  le  progrès,  il  ne 
recule  pas  devant  le  coudoiement  du  fait,  quelque  difforme  que  le  fait  soit 
encore.  La  distance  actuelle  du  réel  à  l'idéal  peut  être  mesurée  autrement. 
D'ailleurs  traîner  un  peu  le  boulet  complète  Vincent  de  Paul.  Hardi  donc  à 
la  promiscuité  triviale,  à  la  métaphore  populaire,  à  la  grande  vie  en  commun 
avec  ces  exilés  de  la  joie  qu'on  nomme  les  pauvres  !  le  premier  devoir  des 
poètes  est  là.  Il  est  utile ,  il  est  nécessaire  que  le  souffle  du  peuple  traverse  ces 
toutes-puissantes  âmes.  Le  peuple  a  quelque  chose  à  leur  dire.  Il  est  bon 
qu'on  sente  dans  Euripide  les  marchandes  d'herbes  d'Athènes  et  dans  Shake- 
speare les  matelots  de  Londres. 

Sacrifie  à  «la  canaille»,  ô  poëte!  sacrifie  à  cette  infortunée,  à  cette  déshé- 
ritée, à  cette  vaincue,  à  cette  vagabonde,  à  cette  va-nu-pieds,  à  cette  affamée, 
à  cette  répudiée,  à  cette  désespérée,  sacrifie-lui,  s'il  le  faut  et  quand  il  le 


CRITIQUE.  l6l 

faut,  ton  repos,  ta  fortune,  ta  joie,  ta  patrie,  ta  liberté,  ta  vie.  La  canaille, 
c'est  le  genre  humain  dans  la  misère.  La  canaille,  c'est  le  commencement 
douloureux  du  peuple.  La  canaille,  c'est  la  grande  victime  des  ténèbres. 
Sacrifie-lui  !  sacrifie-toi  !  laisse-toi  chasser,  laisse-toi  exiler  comme  Voltaire  à 
Ferney,  comme  d'Aubigné  à  Genève,  comme  Dante  à  Vérone,  comme 
Juvénal  à  Syène,  comme  Tacite  à  Méthymne,  comme  Eschyle  à  Gela, 
comme  Jean  à   Pathmos,  comme  Elie   à   Oreb,   comme  Thucydide  en 
Thrace,  comme  Isaïe  à  Asiongaberl  sacrifie  à  la  canaille.  Sacrifie-lui  ton 
or  et  ton  sang  qui  est  plus  que  ton  or,  et  ta  pensée  qui  est  plus  que  ton 
sang,  et  ton  amour  qui  est  plus  que  ta  pensée;  sacrifie-lui  tout,  excepté  la 
justice.  Reçois  sa  plainte  j  écoute-la  sur  ses  fautes  et  sur  les  fautes  d'autrui. 
Écoute  ce  qu'elle  a  à  t'avouer  et  à  te  dénoncer.  Tends-lui  l'oreille,  la  main, 
les  bras,  le  cœur.  Fais  tout  pour  elle,  hormis  le  mal.   Hélas!  elle  souflFre 
tant,  et  elle  ne  sait  rien.  Corrige-la,  avertis-la,  instruis-la,  guide-la,  élève-la. 
Mets-la  à  l'école  de  l'honnête.  Fais-lui  épeler  la  vérité,  montre-lui  la  raison, 
cet  alphabet,  apprends-lui  à  lire  la  vertu,  la  probité,  la  générosité,  la  clé- 
mence. Tiens  ton  livre  tout  grand  ouvert.  Sois  là,  attentif,  vigilant,  bon, 
fidèle,  humble.  Allume  les  cerveaux,  enflamme  les  âmes,  éteins  les  égoïsmes, 
donne  l'exemple.  Les  pauvres  sont  la  privation;  sois  l'abnégation.  Enseigne! 
rayonne!  ils  ont  besoin  de  toi,  tu  es  leur  grande  soif.   Apprendre  est  le 
premier  pas,  vivre  n'est  que  le  second.  Sois  à  leurs  ordres,  entends-tu.'^  Sois 
toujours  là,  clarté!  Car  il  est  beau,  sur  cette  terre  sombre,  pendant  cette  vie 
obscure,  court  passage  à  autre  chose,  il  est  beau  que  la  force  ait  un  maître,  le 
droit,  que  le  progrès  ait  un  chef,  le  courage,  que  l'intelligence  ait  un  souve- 
rain, l'honneur,  que  la  conscience  ait  un  despote,  le  devoir,  que  la  civi- 
lisation ait  une  reine,  la  liberté,  et  que  l'ignorance  ait  une  servante,  la 
lumière. 


PHILOSOPHIE.   —   II.  II 

IM««I]UIUI    «ATiOlALS. 


LIVRE   CINQUIEME. 

LES    ESPRITS   ET   LES    MASSES. 


I 

Depuis  quatrevingts  ans ,  des  choses  mémorables  ont  été  faites.  Une  démo- 
lition prodigieuse  couvre  le  pavé. 

Ce  qui  est  fait  est  peu  à  côté  de  ce  qui  reste  à  faire. 

Détruire  est  la  besogne}  édifier  est  l'œuvre.  Le  progrès  démolit  de  la  main 
gauche,  c'est  de  la  main  droite  qu'il  bâtit. 

La  main  gauche  du  progrès  se  nomme  la  Force,  la  main  droite  se  nomme 
l'Esprit. 

Il  y  a  à  cette  heure  beaucoup  de  bonne  destruction  de  faite  i  toute  la  vieille 
civilisation  encombrante  est,  grâce  à  nos  pères,  déblayée.  C'est  bien,  c'est 
fini,  c'est  jeté  bas,  c'est  à  terre.  Maintenant,  debout  tous,  à  l'œuvre,  au 
travail,  à  la  fatigue,  au  devoir,  intelligences!  il  s'agit  de  construire. 

Ici  trois  questions  : 

Construire  quoi.'' 

Construire  où? 

Construire  comment? 

Nous  répondons  : 

Construire  le  peuple. 

Le  construire  dans  le  progrès. 

Le  construire  par  la  lumière. 

n 

Travailler  au  peuple,  ceci  est  la  grande  urgence. 

L'âme  humaine,  chose  importante  à  dire  dans  la  minute  où  nous  sommes, 
a  plus  besoin  encore  d'idéal  que  de  réel. 

C'est  par  le  réel  qu'on  vit;  c'est  par  l'idéal  qu'on  existe.  Or  veut-on  se 
rendre  compte  de  la  différence  ?  Les  animaux  vivent,  l'homme  existe. 

Exister,  c'est  comprendre.  Exister,  c'est  sourire  du  présent,  c'est  regarder 
l'avenir  par-dessus  la  muraille.  Exister,  c'est  avoir  en  soi  une  balance,  et  y 


I64  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

peser  le  bien  et  le  mal.  Exister,  c'est  avoir  la  justice,  la  vérité,  la  raison,  le 
dévouement,  la  probité,  la  sincérité,  le  bon  sens,  le  droit  et  le  devoir  che- 
villés au  cœur.  Exister,  c'est  savoir  ce  qu'on  vaut,  ce  qu'on  peut,  ce  qu'on 
doit.  Existence,  c'est  conscience.  Caton  ne  se  levait  pas  devant  Ptolémée. 
Caton  existait. 

La  littérature  sécrète  de  la  civilisation,  la  poésie  sécrète  de  l'idéal.  C'est 
pourquoi  la  littérature  est  un  besoin  des  sociétés.  C'est  pourquoi  la  poésie  est 
une  avidité  de  l'âme. 

C'est  pourquoi  les  poètes  sont  les  premiers  éducateurs  du  peuple. 

C'est  pourquoi  il  faut,  en  France,  traduire  Shakespeare. 

C'est  pourquoi  il  faut,  en  Angleterre,  traduire  Molière. 

C'est  pourquoi  il  faut  les  commenter. 

C'est  pourquoi  il  faut  avoir  un  vaste  domaine  public  littéraire. 

C'est  pourquoi  il  faut  traduire,  commenter,  publier,  imprimer,  réim- 
primer, clicher,  stéréotyper,  distribuer,  crier,  expliquer,  réciter,  répandre, 
donner  à  tous,  donner  à  bon  marché,  donner  au  prix  de  revient,  donner  pour 
rien,  tous  les  poètes,  tous  les  philosophes,  tous  les  penseurs,  tous  les  produc- 
teurs de  grandeur  d'âme. 

La  poésie  dégage  de  l'héroïsme.  M  Royer-CoLlard,  cet  ami  original  et 
ironique  de  la  routine,  était,  à  tout  prendre,  un  sagace  et  noble  esprit.  Quel- 
qu'un qui  nous  est  connu  l'entendait  un  jour  dire  :  Spartacus  eB  un  poète. 

Ce  redoutable  et  consolant  Ézéchiel,  le  révélateur  tragique  du  progrès, 
a  toutes  sortes  de  passages  singuliers,  d'un  sens  profond  :  —  «La  voix  me 
dit  :  «remplis  la  paume  de  ta  main  de  charbons  de  feu,  et  répands-les  sur  la 
ville.»  Et  ailleurs  :  «L'esprit  étant  entré  en  eux,  partout  où  allait  l'esprit,  ils 
allaient.»  Et  ailleurs  :  «Une  main  fut  envoyée  vers  moi.  Elle  tenait  un 
rouleau,  qui  était  un  livre.  La  voix  me  dit  :  mange  ce  rouleau.  J'ouvris  les 
lèvres  et  je  mangeai  le  livre.  Et  il  fut  doux  dans  ma  bouche  comme  du 
miel.»  Manger  le  livre,  c'est,  dans  une  image  étrange  et  frappante,  toute  la 
formule  de  la  perfectibilité,  qui,  en  haut,  est  science,  et,  en  bas,  enseigne- 
ment. 

Nous  venons  de  dire  :  la  littérature  sécrète  de  la  civilisation.  En  doutez-vous  ? 
Ouvrez  la  première  statistique  venue. 

En  voici  une  qui  nous  tombe  sous  la  main^^l  Bagne  de  Toulon,  1862. 
Trois  mille  dix  condamnés.  Sur  ces  trois  mille  dix  forçats,  quarante  savent 
un  peu  plus  que  lire  et  écrire,  deux  cent  quatrevingt-sept  savent  lire  et 
écrire,  neuf  cent  quatre  lisent  mal  et  écrivent  mal,  dix-sept  cent  soixante- 
dix-neuf  ne  savent  ni  lire  ni  écrire.  Dans  cette  foule  misérable,  toutes  les 

(')  Journal  de  Gand,  20  janvier  1862.  {Noie  de  l'Editeur.) 


LES   ESPRITS   ET   LES   MASSES.  165 

professions  machinales  sont  représentées  par  des  nombres  décroissant  à 
mesure  qu'on  monte  vers  les  professions  éclairées,  et  vous  arrivez  à  ce 
résultat  final  :  orfèvres  et  bijoutiers  au  bagne,  quatrej  ecclésiastiques,  troisj 
notaires,  deuxj  comédiens,  unj  artistes  musiciens,  unj  hommes  de  lettres, 
pas  un. 

La  transformation  de  la  foule  en  peuple,  profond  travail.  C'est  à  ce  travail 
que  se  sont  dévoués,  dans  ces  quarante  dernières  années,  les  hommes  qu'on 
appelle  socialistes.  L'auteur  de  ce  livre,  si  peu  de  chose  qu'il  soit,  est  un  des 
plus  anciens  j  le  Dernier  jour  d'un  condamné  date  de  1828  et  Claude  Gueux  de 
1834.  S'il  réclame  parmi  ces  philosophes  sa  place,  c'est  que  c'est  une  place  de 
persécution.  Une  certaine  haine  du  socialisme,  très  aveugle,  mais  très  géné- 
rale, a  sévi  depuis  quinze  ou  seize  ans,  et  sévit  et  se  déchaîne  encore,  dans  les 
classes  (il  y  a  donc  toujours  des  classes.?)  influentes.  Qu'on  ne  l'oublie  pas, 
le  socialisme,  le  vrai,  a  pour  but  l'élévation  des  masses  à  la  dignité  civique, 
et  pour  préoccupation  principale,  par  conséquent,  l'élaboration  morale  et 
intellectuelle.  La  première  faim,  c'est  l'ignorance j  le  socialisme  veut  donc, 
avant  tout,  instruire.  Cela  n'empêche  pas  le  socialisme  d'être  calomnié  et  les 
socialistes  d'être  dénoncés.  Pour  beaucoup  de  trembleurs  furieux  qui  ont  la 
parole  en  ce  moment,  ces  réformateurs  sont  les  ennemis  publics.  Ils  sont 
coupables  de  tout  ce  qui  est  arrivé  de  mal.  —  O  romains,  disait  Tertullien, 
nous  sommes  des  hommes  justes,  bienveillants,  pensifs,  lettrés,  honnêtes. 
Nous  nous  assemblons  pour  prier,  et  nous  vous  aimons  parce  que  vous  êtes 
nos  frères.  Nous  sommes  doux  et  paisibles  comme  les  petits  enfants,  et  nous 
voulons  la  concorde  parmi  les  hommes.  Cependant,  ô  romains!  si  le  Tibre 
déborde  ou  si  le  Nil  ne  déborde  pas,  vous  criez  :  Les  chrétiens  aux  lions! 


III 


L'idée  démocratique,  pont  nouveau  de  la  civilisation,  subit  en  ce  moment 
l'épreuve  redoutable  de  la  surcharge.  Certes,  toute  autre  idée  romprait  sous 
les  poids  qu'on  lui  fait  porter.  La  démocratie  prouve  sa  solidité  par  les  absur- 
dités qu'on  entasse  sur  elle  sans  l'ébranler.  Il  faut  qu'elle  résiste  à  tout  ce  qu'il 
plaît  aux  gens  de  mettre  dessus.  En  ce  moment  on  essaye  de  lui  faire  poncr 
le  despotisme. 

Le  peuple  n'a  que  faire  de  la  libettéj  c'était  le  mot  d'ordre  d'une  certaine 
école  innocente  et  dupe  dont  le  chef  est  mort  il  y  a  quelques  années.  Ce 
pauvre  honnête  rêveur  croyait  de  bonne  foi  qu'on  peut  rester  dans  le  progrès 
en  sortant  de  la  liberté.  Nous  l'avons  entendu  émettre,  probablement  sans  le 


l66  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

vouloir,  cet  aphorisme  :  La  liberté  eB  bonne  -pour  les  riches.  Ces  maximes -là  ont 
l'inconvénient  de  ne  pas  nuire  à  l'établissement  des  empires. 

Non,  non,  non,  rien  hors  de  la  liberté  ! 

La  servitude,  c'est  l'âme  aveuglée.  Se  figure-t-on  un  aveugle  de  bonne 
volonté  }  Cette  chose  terrible  existe.  Il  y  a  des  esclaves  acceptant.  Un  sourire 
dans  une  chaîne,  quoi  de  plus  hideux!  Qui  n'est  pas  hbre  n'est  pas  homme j 
qui  n'est  pas  libre  ne  voit  pas,  ne  sait  pas,  ne  discerne  pas,  ne  grandit  pas,  ne 
comprend  pas,  ne  veut  pas,  ne  croit  pas,  n'aime  pas,  n'a  pas  de  femme,  n'a 
pas  d'enfants,  a  une  femelle  et  des  petits,  n'est  pas.  Ah  luce  principium.  La 
liberté  est  une  prunelle.  La  liberté  est  l'organe  visuel  du  progrès. 

Parce  que  la  liberté  a  des  inconvénients  et  même  des  périls,  vouloir  faire 
de  la  civilisation  sans  elle  équivaut  à  faire  de  la  culture  sans  le  soleil  j  c'est  là 
aussi  un  astre  critiquable.  Un  jour,  dans  le  trop  bel  été  de  1829,  un  critique 
aujourd'hui  oublié,  à  tort,  car  il  n'était  pas  sans  quelque  talent,  M.  P.  ayant 
trop  chaud,  tailla  sa  plume  en  disant  :  Je  vais  éreinter  le  soleil. 

Certaines  théories  sociales,  très  distinctes  du  socialisme  tel  que  nous  le  com- 
prenons et  le  voulons,  se  sont  fourvoyées.  Ecartons  tout  ce  qui  ressemble  au 
couvent,  à  la  caserne,  à  l'encellulement,  à  l'alignement.  Le  Paraguay,  moins 
les  jésuites,  est  tout  de  même  le  Paraguay.  Donner  une  nouvelle  façon  au 
mal,  ce  n'est  point  une  bonne  besogne.  Recommencer  la  vieille  servitude  est 
inepte.  Que  les  peuples  d'Europe  prennent  garde  à  un  despotisme  refait  à 
neuf  dont  ils  auraient  un  peu  fourni  les  matériaux.  La  chose,  cimentée 
d'une  philosophie  spéciale,  pourrait  bien  durer.  Nous  venons  de  signaler  les 
théoriciens,  quelques-uns  d'ailleurs  droits  et  sincères,  qui,  à  force  de  craindre 
la  dispersion  des  activités  et  des  énergies  et  ce  qu'ils  nomment  «l'anarchie», 
en  sont  venus  à  une  acceptation  presque  chinoise  de  la  concentration  sociale 
absolue.  Ils  font  de  leur  résignation  une  doctrine.  Que  l'homme  boive  et 
mange,  tout  est  là.  Un  bonheur  bête  est  la  solution.  D'abord,  ce  bonheur, 
d'autres  le  nommeraient  d'un  autre  mot. 

Nous  rêvons  pour  les  nations  autre  chose  qu'une  félicité  uniquement 
composée  d'obéissance.  Le  bâton  résume  cette  félicité  pour  le  fellah  turc,  le 
knout  pour  le  mougick  russe,  et  le  chat-à-neuf-queues  pour  le  soldat  anglais. 
Ces  socialistes  à  côté  du  socialisme  dérivent  de  Joseph  de  Maistre  et  d'An- 
ciUon,  sans  s'en  douter  peut-être i  car  l'ingénuité  de  ces  théoriciens  ralliés  au 
fait  accompli  a,  ou  croit  avoir,  des  intentions  démocratiques,  et  parle  éner- 
giquement  des  «principes  de  89».  Que  ces  philosophes  involontaires  d'un 
despotisme  possible  y  songent,  endoctriner  les  masses  contre  la  liberté, 
entasser  dans  les  intelligences  l'appétit  et  le  fatalisme,  une  situation  étant 
donnée,  la  saturer  de  matérialisme,  et  s'exposer  à  la  construction  qui  en 
sortirait,  ce  serait  comprendre  le  progrès  à  la  façon  de  ce  brave  homme  qui 


LES   ESPRITS   ET   LES   MASSES.  167 

acclamait  un  nouveau  gibet,  et  qui  s'écriait  :  À  la  bonne  heure  !  nous  n'avions 
eu  jusqu'ici  qu'une  vieille  potence  en  bois,  aujourd'hui  le  siècle  marche,  et 
nous  voilà  avec  un  bon  gibet  de  pierre  qui  pourra  servir  à  nos  enfants  et  à 
nos  petits-enfants. 


IV 


Etre  un  estomac  repu,  un  boyau  satisfait,  un  ventre  heureux,  c'est 
quelque  chose  sans  doute,  car  c'est  la  bête.  Pourtant  on  peut  mettre  son 
ambition  plus  haut. 

Certes,  un  bon  salaire,  c'est  bon.  Avoir  cette  terre  ferme  sous  son  pied, 
de  forts  gages,  est  une  chose  qui  plaît.  Le  sage  aime  à  ne  manquer  de  rien. 
Assurer  sa  situation  est  d'un  homme  intelligent.  Un  fauteuil  rente  de  dix 
mille  sesterces  est  une  place  gracieuse  et  commode,  les  gros  émoluments 
font  les  teints  frais  et  les  bonnes  santés,  on  vit  mieux  dans  les  douces  siné- 
cures bien  appointées,  la  haute  finance  abondante  en  profits  est  un  lieu 
agréable  à  habiter,  être  bien  en  cour,  cela  assoit  une  famille  et  fait  une 
fortune i  quant  à  moi,  je  préfère  à  toutes  ces  solidités  le  vieux  vaisseau  faisant 
eau  où  s'embarque  en  souriant  l'évêque  Quodvultdeus, 

Il  y  a  quelque  chose  au  delà  de  s'assouvir.  Le  but  humain  n'est  pas  le 
but  animal. 

Un  rehaussement  moral  est  nécessaire.  La  vie  des  peuples,  comme  la  vie 
des  individus,  a  ses  minutes  d'abaissement}  ces  minutes  passent,  certes,  mais 
il  ne  faut  pas  que  la  trace  en  reste.  L'homme,  à  cette  heure,  tend  à  tomber 
dans  l'intestin}  il  faut  replacer  l'homme  dans  le  cœur,  il  faut  replacer 
l'homme  dans  le  cerveau.  Le  cerveau,  voilà  le  souverain  qu'il  faut  restaurer. 
La  question  sociale  veut,  aujourd'hui  plus  que  jamais,  être  tournée  du  côté 
de  la  dignité  humaine. 

Montrer  à  l'homme  le  but  humain,  améliorer  l'intelligence  d'abord, 
l'animal  ensuite,  dédaigner  la  chair  tant  qu'on  méprisera  la  pensée,  et  donner 
sur  sa  propre  chair  l'exemple,  tel  est  le  devoir  actuel,  immédiat,  urgent,  des 
écrivains. 

C'est  ce  que ,  de  tout  temps ,  ont  fait  les  génies. 

Pénétrer  la  lumière  de  civilisation}  vous  demandez  à  quoi  les  poètes  sont 
utiles  :  à  cela,  tout  simplement. 


l68  WILLIAM   SHAKESPEARE. 


V 

Jusqu'à  ce  jour  il  y  a  eu  une  littérature  de  lettrés.  En  France  surtout, 
nous  l'avons  dit,  la  littérature  tendait  à  faire  caste.  Etre  poëte,  cela  revenait 
un  peu  à  être  mandarin.  Tous  les  mots  n'avaient  pas  droit  à  la  langue.  Le 
dictionnaire  accordait  ou  n'accordait  pas  l'enregistrement.  Le  dictionnaire 
avait  sa  volonté  à  lui.  Figurez-vous  la  botanique  déclarant  à  un  végétal  qu'il 
n'existe  pas,  et  la  nature  offrant  timidement  un  insecte  à  l'entomologie  qui 
le  refuse  comme  incorrect.  Figurez-vous  l'astronomie  chicanant  les  astres. 
Nous  nous  rappelons  avoir  entendu  dire  en  pleine  académie,  à  un  acadé- 
micien mort  aujourd'hui,  qu'on  n'avait  parlé  français  en  France  qu'au  dix- 
septième  siècle,  et  cela  pendant  douze  années  j  nous  ne  savons  plus  lesquelles. 
Sortons,  il  en  est  temps,  de  cet  ordre  d'idées.  La  démocratie  l'exige.  L'élar- 
gissement actuel  veut  autre  chose.  Sortons  du  collège,  du  conclave,  du  com- 
partiment, du  petit  goût,  du  petit  art,  de  la  petite  chapelle.  La  poésie  n'a 
pas  de  coterie.  Il  y  a,  à  cette  heure,  effort  pour  galvaniser  les  choses  mortes. 
Luttons  contre  cette  tendance.  Insistons  sur  ces  vérités  qui  sont  des  urgences. 
Les  chefs-d'œuvre  recommandés  par  le  manuel  au  baccalauréat ,  les  compli- 
ments en  vers  et  en  prose ,  les  tragédies  plafonnant  au-dessus  de  la  tête  d'un 
roi  quelconque,  l'inspiration  en  habit  de  cérémonie,  les  perruques-soleils 
faisant  loi  en  poésie,  les  Arts  poétiques  qui  oublient  La  Fontaine  et  pour  qui 
Molière  est  nn. peut-être,  les  Planât  châtrant  les  Corneille,  les  langues  bégueules, 
la  pensée  entre  quatre  murs,  bornée  par  Quintilien,  Longin,  Boileau  et 
La  Harpe j  tout  cela,  quoique  l'enseignement  officiel  et  public  en  soit  saturé 
etrempU,  tout  cela  est  du  passé.  Telle  époque,  dite  grand  siècle,  et,  à  coup 
sûr,  beau  siècle,  n'est  autre  chose  au  fond  qu'un  monologue  littéraire.  Com- 
prend-on cette  chose  étrange,  une  littérature  qui  est  un  aparté!  Il  semble 
qu'on  lise  sur  le  fronton  d'un  certain  art  :  On  n'entre  pas.  Quant  à  nous,  nous 
ne  nous  figurons  la  poésie  que  les  portes  toutes  grandes  ouvertes.  L'heure 
a  sonné  d'arborer  le  Tout  pour  tom.  Ce  qu'il  faut  à  la  civilisation,  grande  fille 
désormais,  c'est  une  littérature  de  peuple. 

1830  a  ouvert  un  débat,  littéraire  à  la  surface,  social  et  humain  au  fond. 
Le  moment  est  venu  de  conclure.  Nous  concluons  à  une  littérature  ayant  ce 
but  :  le  Peuple.  Le  Peuple,  c'est-à-dire  l'Homme. 

L'auteur  de  ces  pages  écrivait,  il  y  a  trente  et  un  ans,  dans  la  préface  de 
Lucrèce  Bor^a,  un  mot  souvent  répété  depuis  :  le  poète  a  charge  d'âmes.  Il  ajou- 
terait ici,  si  cela  valait  la  peine  d'être  dit,  que,  la  part  faite  à  l'erreur  possible, 
ce  mot,  sorti  de  sa  conscience,  a  été  la  règle  de  sa  vie. 


LES   ESPRITS   ET   LES   MASSES.  169 


VI 

Machiavel  jetait  sur  le  peuple  un  regard  étrange.  Combler  la  mesure, 
faire  déborder  le  vase,  exagérer  l'horreur  du  fait  du  prince,  accroître  l'écra- 
sement pour  révolter  l'opprimé,  faire  rejaillir  l'idolâtrie  en  exécration,  pousser 
les  masses  à  bout,  telle  semble  être  sa  politique.  Son  oui  signifie  non.  Il  charge 
le  despote  de  despotisme  pour  le  faire  éclater.  Le  tyran  devient  dans  ses  mains 
un  hideux  projectile  qui  se  brisera.  Machiavel  conspire.  Pour  qui  ?  Contre 
qui  ?  Devinez.  Son  apothéose  des  rois  est  bonne  à  faire  des  régicides.  Il  met 
sur  la  tête  de  son  prince  un  diadème  de  crimes,  une  tiare  de  vices,  une 
auréole  de  turpitudes,  et  vous  invite  à  adorer  son  monstre,  de  l'air  dont  on 
attend  un  vengeur.  Il  glorifie  le  mal  en  louchant  vers  l'ombre.  C'est  dans 
l'ombre  qu'est  Harmodius.  Machiavel,  ce  metteur  en  scène  des  attentats 
princiers,  ce  domestique  des  Médicis  et  des  Borgia,  avait  dans  sa  jeunesse 
été  mis  à  la  torture  pour  avoir  admiré  Brutus  et  Cassius.  Il  avait  comploté 
peut-être  avec  les  Soderini  la  délivrance  de  Florence.  S'en  souvient-il,? 
Continue-t-il  ?  Un  conseil  de  lui  est  suivi,  comme  l'éclair,  d'un  grondement 
ténébreux  dans  la  nuée,  prolongement  inquiétant.  Qu'a-t-il  voulu  dire.? 
À  qui  en  veut-il  ?  Le  conseil  est-il  pour  ou  contre  celui  à  qui  il  le  donne  ? 
Un  jour,  à  Florence,  dans  le  jardin  de  Cosmo  Ruccelaï,  étant  présents  le 
duc  de  Mantoue  et  Jean  de  Médicis  qui  commanda  plus  tard  les  Bandes 
Noires  de  Toscane,  Varchi,  l'ennemi  de  Machiavel,  l'entendit  qui  disait  aux 
deux  princes  :  —  Ne  laisse"^  lire  aucun  livre  au  peuple,  pas  même  le  mien.  Il  est 
curieux  de  rapprocher  de  ce  mot  l'avis  donné  par  Voltaire  au  duc  de 
Choiseul,  conseil  au  ministre,  insinuation  au  roi  :  «Laissez  les  badauds  lire 
nos  sornettes.  Il  n'y  a  point  de  danger  à  la  lecture,  monseigneur.  Qu'est-ce 
qu'un  grand  roi  comme  le  roi  de  France  peut  craindre .?  Le  peuple  n'est  que 
racaille,  et  les  livres  ne  sont  que  niaiserie.»  —  Ne  laissez  rien  lire,  laissez 
tout  lires  ces  deux  conseils  contraires  coïncident  plus  qu'on  ne  croit.  Voltaire, 
griffes  cachées,  faisait  le  gros  dos  aux  pieds  du  roi.  Voltaire  et  Machiavel  sont 
deux  redoutables  révolutionnaires  indirects,  dissemblables  en  toute  chose,  et 
pourtant  identiques  au  fond  par  leur  profonde  haine  du  maître  déguisée  en 
adulation.  L'un  est  le  malin,  l'autre  est  le  sinistre.  Les  princes  du  seizième 
siècle  avaient  pour  théoricien  de  leurs  infamies  et  pour  courtisan  énigmatique 
Machiavel,  enthousiaste  à  fond  obscur.  Etre  flatté  par  un  sphinx,  chose 
terrible!  Mieux  vaut  encore  être   flatté,  comme  Louis  XV,  par  un  chat. 

Conclusion  de  ceci  :  Faites  lire  au  peuple  Machiavel,  et  faites-lui  lire 
Voltaire. 


I/o  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Machiavel  lui  inspirera  l'horreur,  et  Voltaire  le  mépris,  du  crime  couronné. 
Mais  les  cœurs  doivent  se  tourner  surtout  vers  les  grands  poètes  limpides, 
qu'ils  soient  doux  comme  Virgile  ou  acres  comme  Juvénal. 


Vil 


Le  progrès  de  l'homme  par  l'avancement  des  esprits  j  point  de  salut  hors 
de  là.  Enseignez!  Apprenez  !  Toutes  les  révolutions  de  l'avenir  sont  incluses, 
amorties,  dans  ce  mot  :  Instruction  Gratuite  et  Obligatoire.  Mangez  le  livre. 

C'est  par  l'explication  des  œuvres  du  premier  ordre  que  ce  large  ensei- 
gnement intellectuel  doit  se  couronner.  En  haut  les  génies. 

Partout  où  il  y  a  agglomération  d'hommes,  il  doit  y  avoir,  dans  un  lieu 
spécial,  un  explicateur  public  des  grands  penseurs. 

Qui  dit  grand  penseur  dit  penseur  bienfaisant. 

La  présence  perpétuelle  du  beau  dans  leurs  œuvres  maintient  les  poètes 
au  sommet  de  l'enseignement 

Nul  ne  peut  savoir  la  quantité  de  lumière  qui  se  dégagera  de  la  mise  en 
communication  du  peuple  avec  les  génies.  Cette  combinaison  du  cœur  du 
peuple  avec  le  cœur  du  poëte  sera  la  pile  de  Volta  de  la  civilisation. 

Ce  magnifique  enseignement,  le  peuple  le  comprendra-t-il  ?  Certes.  Nous 
ne  connaissons  rien  de  trop  haut  pour  le  peuple.  C'est  une  grande  âme. 
Etes-vous  jamais  allé  un  jour  de  fête  à  un  spectacle  gratis  r  Que  dites-vous 
de  cet  auditoire.''  En  connaissez-vous  un  qui  soit  plus  spontané  et  plus  intel- 
ligent? Connaissez- vous,  même  dans  la  forêt,  une  vibration  plus  profonde.'' 
La  cour  de  Versailles  admire  comme  un  régiment  fait  l'exercice j  le  peuple, 
lui,  se  rue  dans  le  beau  éperdument.  Il  s'entasse,  se  presse,  s'amalgame,  se 
combine,  se  pétrit,  dans  le  théâtre j  pâte  vivante  que  le  poëte  va  modeler. 
Le  pouce  puissant  de  Molière  s'y  imprimera  tout  à  l'heure j  l'ongle  de  Cor- 
neille griffera  ce  monceau  informe.  D'où  cela  vient-il.''  D'où  cela  sort-il.?  De 
la  Courtille,  des  Porcherons,  de  la  Cunette,  c'est  pieds  nus,  c'est  bras  nus, 
c'est  en  haillons.  Silence.  Ceci  est  le  bloc  humain. 

La  salle  est  comble,  la  vaste  multitude  regarde,  écoute,  aime,  toutes  les 
consciences  émues  jettent  dehors  leur  feu  intérieur,  tous  les  yeux  éclairent, 
la  grosse  bête  à  mille  têtes  est  là,  la  Moh  de  Burke,  la  Pk^s  de  Tite-Live,  la 
Fex  urbis  de  Cicéron,  elle  caresse  le  beau,  elle  lui  sourit  avec  la  grâce  d'une 
femme,  elle  est  très  finement  littéraire 5  rien  n'égale  les  délicatesses  de  ce 
monstre.  La  cohue  tremble,  rugit,  palpitej  ses  pudeurs  sont  inouïesj  la  foule 
est  une  vierge.  Aucune  pruderie  pourtant,  cette  bête  n'est  pas  bête.  Pas  une 


LES    ESPRITS   ET   LES   MASSES.  I/I 

sympathie  ne  lui  manque  j  elle  a  en  elle  tout  le  clavier,  depuis  la  passion 
jusqu'à  l'ironie,  depuis  le  sarcasme  jusqu'au  sanglot.  Sa  pitié  est  plus  que  de 
la  pitié}  c'est  de  la  miséricorde.  On  y  sent  Dieu.  Tout  à  coup  le  sublime  passe, 
et  la  sombre  électricité  de  l'abîme  soulève  subitement  tout  ce  tas  de  cœurs  et 
d'entrailles,  la  transfiguration  de  l'enthousiasme  opère,  et  maintenant  l'ennemi 
est-il  aux  portes.''  la  patrie  est-elle  en  danger.?  jetez  un  cri  à  cette  populace, 
elle  est  capable  des  Thermopyles.  Qui  a  fait  cette  métamorphose  ?  La  poésie. 

Les  multitudes,  et  c'est  là  leur  beauté,  sont  profondément  pénétrables 
à  l'idéal.  L'approche  du  grand  art  leur  plaît,  elles  en  frissonnent.  Pas  un 
détail  ne  leur  échappe.  La  foule  est  une  étendue  liquide  et  vivante  offerte 
au  frémissement.  Une  masse  est  une  sensitive.  Le  contact  du  beau  hérisse 
extatiquement  la  surface  des  multitudes,  signe  du  fond  touché.  Remuement 
de  feuilles,  une  haleine  mystérieuse  passe,  la  foule  tressaille  sous  l'insufflation 
sacrée  des  profondeurs. 

Et  là  même  où  l'homme  du  peuple  n'est  pas  en  foule,  il  est  encore  bon 
auditeur  des  grandes  choses.  Il  a  la  naïveté  honnête,  il  a  la  curiosité  saine. 
L'ignorance  est  un  appétit.  Le  voisinage  de  la  nature  le  rend  propre  à 
l'émotion  sainte  du  vrai.  Il  a,  du  côté  de  la  poésie,  des  ouvertures  secrètes 
dont  il  ne  se  doute  pas  lui-même.  Tous  les  enseignements  sont  dus  au 
peuple.  Plus  le  flambeau  est  divin,  plus  il  est  fait  pour  cette  âme  simple. 
Nous  voudrions  voir  dans  les  villages  une  chaire  expliquant  Homère  aux 
paysans. 


VIII 


Trop  de  matière  est  le  mal  de  cette  époque.  De  là  un  certain  appesan- 
tissement. 

Il  s'agit  de  remettre  de  l'idéal  dans  l'âme  humaine.  Où  prendrez-vous  de 
l'idéal.?  où  il  y  en  a.  Les  poètes,  les  philosophes,  les  penseurs  sont  les  urnes. 
L'idéal  est  dans  Eschyle,  dans  Isaïe,  dans  Ju vénal,  dans  Alighieri,  dans 
Shakespeare.  Jetez  Eschyle,  jetez  Isaïe,  jetez  Juvénal,  jetez  Dante,  jetez 
Shakespeare  dans  la  profonde  âme  du  genre  humain. 

Versez  Job,  Salomon,  Pindare,  Ezéchiel,  Sophocle,  Euripide,  Hérodote, 
Théocrite,  Plaute,  Lucrèce,  Virgile,  Térence,  Horace,  Catulle,  Tacite, 
saint  Paul,  saint  Augustin,  Tertullien,  Pétrarque,  Cervantes,  Agrippa 
d'Aubigné,  Régnier,  Segrais,  Pascal,  Milton,  Descartes,  Corneille,  La 
Fontaine,  Montesquieu,  Diderot,  Rousseau,  Beaumarchais,  Sedaine,  André 
Chénier,  Kant,  Byron,  Schiller,  versez  toutes  ces  âmes  dans  l'homme. 

Versez  tous  les  esprits  depuis  Ésope  jusqu'à  Molière,  toutes  les  intelli- 


1/2  WILLIAM  SHAKESPEARE. 

gences  depuis  Platon  jusqu'à  Newton,  toutes  les  encyclopédies  depuis  Aristote 
jusqu'à  Voltaire. 

De  la  sorte,  en  guérissant  la  maladie  momentanée,  vous  établirez  à  jamais 
la  santé  de  l'esprit  humain. 

Vous  guérirez  la  bourgeoisie  et  vous  fonderez  le  peuple. 

Comme  nous  l'indiquions  tout  à  l'heure,  après  la  destruction  qui  a  délivré 
le  monde,  vous  opérerez  la  construction  qui  l'épanouira. 

Quel  but  !  faire  le  peuple  ! 

Les  principes  combinés  avec  la  science,  toute  la  quantité  possible  d'absolu 
introduite  par  degrés  dans  le  fait,  l'utopie  traitée  successivement  par  tous  les 
modes  de  réalisation,  par  l'économie  politique,  par  la  philosophie,  par  la 
physique,  par  la  chimie,  par  la  dynamique,  par  la  logique,  par  l'art j  l'union 
remplaçant  peu  à  peu  l'antagonisme,  et  l'unité  remplaçant  l'union,  pour 
religion  Dieu,  pour  prêtre  le  père,  pour  prière  la  vertu,  pour  champ  la  terre, 
pour  langue  le  verbe,  pour  loi  le  droit,  pour  moteur  le  devoir,  pour  hygiène 
le  travail,  pour  économie  la  paix,  pour  canevas  la  vie,  pour  but  le  progrès, 
pour  autorité  la  liberté,  pour  peuple  l'homme,  telle  est  la  simplification. 

Et  au  sommet  l'idéal. 

L'idéal  j  type  immobile  du  progrès  marchant. 

A  qui  sont  les  génies,  si  ce  n'est  à  toi,  peuple.?  ils  t'appartiennent,  ils  sont 
tes  fils  et  tes  pères j  tu  les  engendres  et  ils  t'enseignent.  Ils  font  à  ton  chaos 
des  percements  de  lumière.  Enfants,  ils  ont  bu  ta  sève.  Ils  ont  tressailli  dans 
la  matrice  universelle,  l'humanité.  Chacune  de  tes  phases,  peuple,  est  un 
avatar.  La  profonde  prise  de  vie ,  c'est  en  toi  qu'il  faut  la  chercher.  Tu  es  le 
grand  flanc.  Les  génies  sortent  de  toi,  foule  mystérieuse. 

Donc  qu'ils  retournent  à  toi. 

Peuple,  l'auteur.  Dieu,  te  les  dédie. 


LIVRE   SIXIEME. 

LE  BEAU   SERVITEUR   DU   VRAI. 


Ah  !  esprits  !  soyez  utiles  !  servez  à  quelque  chose.  Ne  faites  pas  les 
dégoûtés  quand  il  s'agit  d'être  efficaces  et  bons.  L'art  pour  l'art  peut  être 
beau,  mais  l'art  pour  le  progrès  est  plus  beau  encore.  Rêver  la  rêverie  est 
bien ,  rêver  l'utopie  est  mieux.  Ah  !  il  vous  faut  du  songe  ?  Eh  bien ,  songez 
l'homme  meilleur.  Vous  voulez  du  rêve  ?  en  voici  :  l'idéal.  Le  prophète 
cherche  la  solitude,  mais  non  l'isolement.  Il  débrouille  et  développe  les  fîls 
de  l'humanité  noués  et  roulés  en  écheveau  dans  son  âmej  il  ne  les  casse  pas. 
Il  va  dans  le  désert  penser,  à  qui  ?  aux  multitudes.  Ce  n'est  pas  aux  forêts 
qu'il  parle,  c'est  aux  villes.  Ce  n'est  pas  l'herbe  qu'il  regarde  plier  au  vent, 
c'est  l'homme i  ce  n'est  pas  contre  les  lions  qu'il  rugit,  c'est  contre  les  tyrans. 
Malheur  à  toi,  Achab  !  Malheur  à  toi.  Osée  !  malheur  à  vous,  rois  !  malheur 
à  vous,  pharaons  !  c'est  là  le  cri  du  grand  solitaire.  Puis  il  pleure. 

Sur  quoi  ?  sur  cette  éternelle  captivité  de  Babylone,  subie  par  Israël  jadis, 
subie  par  la  Pologne,  par  la  Roumanie,  par  la  Hongrie,  par  Venise,  aujour- 
d'hui. Il  veille,  le  penseur  bon  et  sombre  j  il  épie,  il  guette,  il  écoute,  il 
regarde,  oreille  dans  le  silence,  œil  dans  la  nuit,  griffe  à  demi  allongée  vers 
les  méchants.  Parlez -lui  donc  de  l'art  pour  l'art,  à  ce  cénobite  de  l'idéal.  Il  a 
son  but  et  il  y  va,  et  son  but,  c'est  ceci  :  le  mieux.  Il  s'y  dévoue. 

Il  ne  s'appartient  pas,  il  appartient  à  son  apostolat.  Il  est  chargé  de  ce 
soin  immense,  la  mise  en  marche  du  genre  humain.  Le  génie  n'est  pas  fait 
pour  le  génie,  il  est  fait  pour  l'homme.  Le  génie  sur  la  terre,  c'est  Dieu  qui 
se  donne.  Chaque  fois  que  paraît  un  chef-d'œuvre,  c'est  une  distribution  de 
Dieu  qui  se  fait.  Le  chef-d'œuvre  est  une  variété  du  miracle.  De  là,  dans 
toutes  les  religions  et  chez  tous  les  peuples,  la  foi  aux  hommes  divins.  On  se 
trompe  si  l'on  croit  que  nous  nions  la  divinité  des  christs. 

Au  point  où  la  question  sociale  est  arrivée,  tout  doit  être  action  com- 
mune. Les  forces  isolées  s'annulent,  l'idéal  et  le  réel  sont  solidaires.  L'art 
doit  aider  la  science.  Ces  deux  roues  du  progrès  doivent  tourner  ensemble. 


174  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

O  génération  des  talents  nouveaux,  noble  groupe  d'écrivains  et  de  poètes, 
légion  des  jeunes,  ô  avenir  vivant  de  mon  pays!  vos  aînés  vous  aiment  et 
vous  saluent.  Courage!  dévouons-nous.  Dévouons-nous  au  bien,  au  vrai, 
au  juste.  Cela  est  bon. 

Quelques  purs  amants  de  l'art,  émus  d'une  préoccupation  qui  du  reste  a 
sa  dignité  et  sa  noblesse,  écartent  cette  formule,  l'art  pour  le progrh,  le  Beau 
Utile,  craignant  que  l'utile  ne  déforme  le  beau.  Ils  tremblent  de  voir  les  bras 
de  la  muse  se  terminer  en  mains  de  servante.  Selon  eux,  l'idéal  peut  gauchir 
dans  trop  de  contact  avec  la  réalité.  Ils  sont  inquiets  pour  le  sublime  s'il  des- 
cend jusqu'à  l'humanité.  Ah!  ils  se  trompent. 

L'utile,  loin  de  circonscrire  le  sublime,  le  grandit.  L'application  du  sublime 
aux  choses  humaines  produit  des  chefs-d'œuvre  inattendus.  L'utile,  considéré 
en  lui-même  et  comme  élément  à  combiner  avec  le  sublime,  est  de  plusieurs 
sortes i  il  y  a  de  l'utile  qui  est  tendre,  et  il  y  a  de  l'utile  qui  est  indigné. 
Tendre,  il  désaltère  les  malheureux  et  crée  l'épopée  sociale j  indigné,  il 
flagelle  les  mauvais,  et  crée  la  satire  divine.  Moïse  passe  à  Jésus  la  verge ,  et, 
après  avoir  fait  jaillir  l'eau  du  rocher,  cette  verge  auguste,  la  même,  chasse 
du  sanctuaire  les  vendeurs. 

Quoi!  l'art  décroîtrait  pour  s'être  élargi!  Non.  Un  service  de  plus,  c'est 
une  beauté  de  plus. 

Mais  on  se  récrie.  Entreprendre  la  guérison  des  plaies  sociales,  amender 
les  codes,  dénoncer  la  loi  au  droit,  prononcer  ces  hideux  mots,  bagne, 
argousin,  galérien,  fille  publique,  contrôler  les  registres  d'inscription  de  la 
police,  rétrécir  les  dispensaires,  sonder  le  salaire  et  le  chômage,  goûter  le 
pain  noir  du  pauvre,  chercher  du  travail  à  l'ouvrière,  confronter  aux  oisits 
du  lorgnon  les  paresseux  du  haillon,  jeter  bas  la  cloison  de  l'ignorance,  faire 
ouvrir  des  écoles,  montrer  à  lire  aux  petits  enfants,  attaquer  la  honte,  l'in- 
famie, la  faute,  le  crime,  le  vice,  l'inconscience,  prêcher  la  multiplication 
des  abécédaires,  proclamer  l'égalité  du  soleil,  améliorer  la  nutrition  des 
intelligences  et  des  cœurs,  donner  à  boire  et  à  manger,  réclamer  des  solutions 
pour  les  problèmes  et  des  souliers  pour  les  pieds  nus,  ce  n'est  pas  l'affaire  de 
l'azur.  L'art,  c'est  l'azur. 

Oui,  l'art  c'est  l'azur j  mais  l'azur  du  haut  duquel  tombe  le  rayon  qui 
gonfle  le  blé,  jaunit  le  maïs,  arrondit  la  pomme,  dore  l'orange,  sucre  le 
raisin.  Je  le  répète,  un  service  de  plus,  c'est  une  beauté  de  plus.  Dans  tous  les 
cas,  où  est  la  diminution?  Mûrir  la  betterave,  arroser  la  pomme  de  terre, 
épaissir  la  luzerne,  le  trèfle  et  le  foin,  entrer  en  collaboration  avec  le  labou- 
reur, le  vigneron  et  le  maraîcher,  cela  n'ôte  pas  au  ciel  une  étoile.  Ah! 
l'immensité  ne  méprise  pas  l'utilité,  et  qu'y  perd-elle?  Est-ce  que  le  vaste 
fluide  vital,  que  nous  appelons  magnétique  ou  électrique,  fait  de  moins 


LE   BEAU    SERVITEUR   DU   VRAI.  175 

splendides  éclairs  dans  la  profondeur  des  nuées  parce  qu'il  consent  à  servir  de 
pilote  à  une  barque,  et  à  tenir  toujours  tournée  vers  le  nord  la  petite  aiguille 
qu'on  lui  confie,  à  ce  guide  énorme?  l'aurore  est-elle  moins  magnifique, 
a-t-elle  moins  de  pourpre  et  moins  d'émeraude,  subit-elle  une  décroissance 
quelconque  de  majesté,  de  grâce  et  d'éblouissement,  parce  que,  prévoyant 
la  soif  d'une  mouche,  elle  sécrète  soigneusement  dans  la  fleur  la  goutte  de 
rosée  dont  a  besoin  l'abeille? 

On  insiste i  poésie  sociale,  poésie  humaine,  poésie  pour  le  peuple,  bou- 
gonner contre  le  mal  et  pour  le  bien,  promulguer  les  colères  publiques, 
insulter  les  despotes,  désespérer  les  coquins,  émanciper  l'homme  mineur, 
pousser  les  âmes  en  avant  et  les  ténèbres  en  arrière,  savoir  qu'il  y  a  des 
voleurs  et  des  tyrans,  nettoyer  les  cages  pénales,  vider  le  baquet  des  mal- 
propretés publiques,  Polymnie,  manches  retroussées,  faire  ces  grosses  be- 
sognes, fi  donc! 

Pourquoi  pas  ? 

Homère  était  le  géographe  et  l'historien  de  son  temps.  Moïse  le  législateur 
du  sien,  Juvénal  le  juge  du  sien,  Dante  le  théologien  du  sien,  Shakespeare 
le  moraliste  du  sien.  Voltaire  le  philosophe  du  sien.  Nulle  région,  dans  la 
spéculation  ou  dans  le  fait,  n'est  fermée  à  l'esprit.  Ici  un  horizon,  là  des 
ailes  j  droit  de  planer. 

Pour  de  certains  êtres  sublimes ,  planer  c'est  servir.  Dans  le  désert  pas  une 
goutte  d'eau,  soif  horrible,  la  misérable  file  des  pèlerins  en  marche  se  traîne 
accablée}  tout  à  coup,  à  l'horizon,  au-dessus  d'un  pli  des  sables,  on  aperçoit 
un  gypaète  qui  plane,  et  toute  la  caravane  crie  :  Il  y  a  là  une  source  ! 

Que  pense  Eschyle  de  l'art  pour  l'art r  Certes,  si  jamais  un  poëte  fut  le 
poëte,  c'est  Eschyle.  Écoutez  sa  réponse.  Elle  est  dans  les  Grenouilles  d'Aris- 
tophane, vers  1039.  Eschyle  parle  :  «Dès  l'origine,  le  poëte  illustre  a  servi 
les  hommes.  Orphée  a  enseigné  l'horreur  du  meurtre.  Musée  les  oracles  et 
la  médecine,  Hésiode  l'agriculture,  et  ce  divin  Homère,  l'héroïsme.  Et  moi, 
après  Homère,  j'ai  chanté  Patrocle  et  Teucer  au  cœur  de  lion  afin  que 
chaque  citoyen  tâche  de  ressembler  aux  grands  hommes.  » 

De  même  que  toute  la  mer  est  sel,  toute  la  Bible  est  poésie.  Cette  poésie 
parle  politique  à  ses  heures.  Ouvrez  Samuel,  chapitre  vni.  Le  peuple  juif 
demande  un  roi.  «...  Et  l'Éternel  dit  à  Samuel  :  Ils  veulent  un  roi,  c'est 
moi  qu'ils  rejettent,  afin  que  je  ne  règne  point  sur  eux.  Laisse-les  faire, 
mais  proteste  et  déclare-leur  la  manière  {mispat)  dont  les  rois  les  traiteront 
Et  Samuel  parla  au  nom  de  l'Éternel  au  peuple  qui  demandait  un  roi.  Il  dit  : 
Le  roi  prendra  vos  fils  et  les  mettra  à  ses  chariots j  il  prendra  vos  filles  et  les 
fera  servantes j  il  prendra  vos  champs,  vos  vignes  et  vos  bons  oliviers,  et  les 
donnera  à  ses  domestiques^  il  prendra  la  dîme  de  vos  moissons  et  de  vos 


1/6  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

vendanges,  et  la  donnera  à  ses  eunuques j  il  prendra  vos  serviteurs  et  vos 
ânes  et  les  fera  travailler  pour  lui}  et  vous  crierez  à  cause  de  ce  roi  qui  sera 
sur  vous,  mais,  comme  vous  l'aurez  voulu,  l'Éternel  ne  vous  exaucera  point  j 
et  vous  serez  des  esclaves.»  Samuel,  on  le  voit,  nie  le  droit  divinj  le  Deuté- 
ronome  sape  l'autel,  l'autel  faux,  disons-lc}  mais  l'autel  d'à  côté  n'est-il  pas 
toujours  l'autel  faux?  «Vous  démolirez  les  autels  des  faux  dieux.  Vous  cher- 
cherez Dieu  où  il  habite.  »  C'est  presque  du  panthéisme.  Pour  prendre  parti 
dans  les  choses  humaines,  pour  être  démocratique  ici,  iconoclaste  là,  ce 
livre  est-il  moins  magnifique  et  moins  suprême.'*  Si  la  poésie  n'est  point  dans 
la  Bible,  où  est-elle? 

Vous  dites  :  la  muse  est  faite  pour  chanter,  pour  aimer,  pour  croire,  pour 
prier.  Oui  et  non.  Entendons-nous.  Chanter  qui  ?  Le  vide.  Aimer  quoi  ? 
Soi-même.  Croire  quoi?  Le  dogme.  Prier  quoi?  L'idole.  Non,  voici  le 
vrai  :  Chanter  l'idéal,  aimer  l'humanité,  croire  au  progrès,  prier  vers 
l'infini. 

Prenez  garde,  vous  qui  tracez  de  ces  cercles  autour  du  poëte,  vous  le 
mettez  hors  de  l'homme.  Que  le  poëte  soit  hors  de  l'homme  par  un  côté, 
par  les  ailes,  par  le  vol  immense,  par  la  brusque  disparition  possible  dans 
les  profondeurs,  cela  est  bien,  cela  doit  être,  mais  à  la  condition  de  la 
réapparition.  Qu'il  parte,  mais  qu'il  revienne.  Qu'il  ait  des  ailes  pour  l'in- 
fini, mais  qu'il  ait  des  pieds  pour  la  terre,  et  qu'après  l'avoir  vu  voler,  on  le 
voie  marcher.  Qu'il  rentre  dans  l'homme,  après  en  être  sorti.  Qu^après  l'avoir 
vu  archange,  on  le  retrouve  frère.  Que  l'étoile  qui  est  dans  cet  œil  pleure 
une  larme,  et  que  cette  larme  soit  la  larme  humaine.  Ainsi  humain  et 
surhumain,  ce  sera  le  poëte.  Mais  être  tout  à  fait  hors  de  l'homme,  c'est  ne 
pas  être.  Montre-moi  ton  pied,  génie,  et  voyons  si  tu  as  comme  moi  au 
talon  de  la  poussière  terrestre. 

Si  tu  n'as  pas  de  cette  poussière,  si  tu  n'as  jamais  marché  dans  mon 
sentier,  tu  ne  me  connais  pas  et  je  ne  te  connais  pas.  Va-t'en.  Tu  te  crois  un 
ange  ,  tu  n'es  qu'un  oiseau. 

Aide  des  forts  aux  faibles,  aide  des  grands  aux  petits,  aide  des  libres  aux 
enchaînés,  aide  des  penseurs  aux  ignorants,  aide  du  solitaire  aux  multitudes, 
telle  est  la  loi,  depuis  Isaïe  jusqu'à  Voltaire.  Qui  ne  suit  pas  cette  loi  peut 
être  un  génie,  mais  n'est  qu'un  génie  de  luxe.  En  ne  maniant  point  les 
choses  de  la  terre,  il  croit  s'épurer,  il  s'annule.  Il  est  le  raffiné,  il  est  le 
déhcat,  il  peut  être  l'exquisj  il  n'est  pas  le  grand.  Le  premier  venu,  grossiè- 
rement utile,  mais  utile,  a  le  droit  de  demander  en  voyant  ce  génie  bon  à 
rien  :  Qu'est-ce  que  ce  fainéant  ?  L'amphore  qui  refuse  d'aller  à  la  fontaine 
mérite  la  huée  des  cruches. 

Grand  celui  qui  se  dévoue  !  Même  accablé,  il  reste  serein,  et  son  malheur 


LE   BEAU   SERVITEUR   DU  VRAI.  177 

est  heureux.  Non,  ce  n'est  pas  une  mauvaise  rencontre  pour  le  poëte  que  le 
devoir.  Le  devoir  a  une  sévère  ressemblance  avec  l'idéal.  L'aventure  de  faire 
son  devoir  vaut  la  peine  d'être  acceptée.  Non,  le  coudoiement  avec  Caton 
n'est  point  à  éviter.  Non,  non,  non,  la  vérité,  l'honnêteté,  l'enseignement 
aux  foules,  la  liberté  humaine,  la  mâle  vertu,  la  conscience,  ne  sont  pas 
des  objets  de  dédain.  L'indignation  et  l'attendrissement,  c'est  la  même 
faculté  tournée  vers  les  deux  côtés  du  douloureux  esclavage  humain,  et  les 
capables  de  colère  sont  les  capables  d'amour.  Niveler  le  tyran  et  l'esclave, 
quel  magnifique  effort!  Or  tout  un  versant  de  la  société  actuelle  est  tyran, 
et  tout  l'autre  versant  est  esclave.  Redressement  redoutable  à  faire.  li  se  fera. 
Tous  les  penseurs  se  doivent  à  ce  but.  Ils  y  grandiront.  Etre  le  serviteur  de 
Dieu  dans  le  progrès  et  l'apôtre  de  Dieu  dans  le  peuple,  c'est  la  loi  de  crois- 
sance du  génie. 


II 


Il  y  a  deux  poètes,  le  poëte  du  caprice  et  le  poëte  de  la  logique j  et  il  y 
a  un  troisième  poëte,  composé  de  l'un  et  de  l'autre,  les  corrigeant  l'un  par 
l'autre ,  les  complétant  l'un  par  l'autre ,  et  les  résumant  dans  une  entité  plus 
haute.  Ce  sont  les  deux  statures  en  une  seule.  Ce  troisième-là  est  le  premier. 
Il  a  le  caprice,  et  il  suit  le  souffle.  Il  a  la  logique,  et  il  suit  le  devoir.  Le 
premier  écrit  le  Cantique  des  cantiques,  le  deuxième  écrit  le  Lé vi tique, 
le  troisième  écrit  les  Psaumes  et  les  Prophéties.  Le  premier  est  Horace, 
le  second  est  Lucain,  le  troisième  est  Juvénal.  Le  premier  est  Pindare,  le 
second  est  Hésiode,  le  troisième  est  Homère. 

Aucune  perte  de  beauté  ne  résulte  de  la  bonté.  Le  lion,  pour  avoir  la 
faculté  de  s'attendrir,  est-il  moins  beau  que  le  tigre?  Cette  mâchoire  qui 
s'écarte  pour  laisser  tomber  l'enfant  dans  les  bras  de  la  mère,  retire-t-elle  à 
cette  crinière  sa  majesté  ?  Le  vaste  verbe  du  rugissement  disparaît-il  de  cette 
gueule  terrible  parce  qu'elle  a  léché  Androclès.?  Le  génie  qui  ne  secourt 
pas,  fût-il  gracieux,  est  difforme.  Le  prodige  qui  n'aime  pas  est  monstre. 
Aimons!  aimons! 

Aimer  n'a  jamais  empêché  de  plaire.  Où  avez-vous  vu  qu'il  puisse  y  avoir 
exclusion  d'une  forme  du  bien  à  l'autre.?  Au  contraire,  tout  le  bien  commu- 
nique. Entendons-nous  pourtant.  De  ce  qu'on  a  une  qualité,  il  ne  s'ensuit 
point  qu'on  ait  nécessairement  l'autre  j  mais  il  serait  étrange  qu'une  qualité 
ajoutée  à  l'autre  fût  une  diminution.  Etre  utile,  ce  n'est  qu'être  utilcj  être 
beau,  ce  n'est  qu'être  beauj  être  utile  et  beau,  c'est  être  subhme.  C'est  ce 
que    sont  saint-Paul,  au  premier  siècle,  Tacite  et  Juvénal  au   deuxième, 

PHILOSOPHIE.    II.  12 

lariUfEUI    «ATIOltllE. 


I/S  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Dante  au  treizième,  Shakespeare  au  seizième,  Milton  et  Molière  au  dix- 
septième. 

Nous  avons  tout  à  l'heure  rappelé  un  mot  devenu  fameux,  l'art  pour  l'art. 
Expliquons-nous  à  ce  propos  une  fois  pour  toutes.  A  en  croire  une  affir- 
mation très  générale  et  très  souvent  répétée,  de  bonne  foi,  nous  le  pensons, 
ce  mot,  l'art  pour  l'art,  aurait  été  écrit  par  l'auteur  même  de  ce  livre.  Ecrit, 
jam^s.  On  peut  lire,  de  la  première  à  la  dernière  ligne,  tout  ce  que  nous 
avons  publié,  on  n'y  trouvera  point  ce  mot.  C'est  le  contraire  de  ce  mot  qui 
est  écrit  dans  toute  notre  œuvre,  et,  insistons-y,  dans  notre  vie  entière. 
Quant  au  mot  en  lui-même,  quelle  réalité  a-t-il.-*  Voici  le  fait,  que  plu- 
sieurs contemporains  ont,  comme  nous,  présent  à  la  mémoire.  Un  jour,  il  y  a 
trente-cinq  ans,  dans  une  discussion  entre  critiques  et  poètes  sur  les  tragédies 
de  Voltaire,  l'auteur  de  ce  livre  jeta  cette  interruption  :  «Cette  tragédie-là 
n'est  point  de  la  tragédie.  Ce  ne  sont  pas  des  hommes  qui  vivent,  ce  sont 
des  sentences  qui  parlent.  Plutôt  cent  fois  l'art  pour  l'art!»  Cette  parole, 
détournée,  involontairement  sans  doute,  de  son  vrai  sens  pour  les  besoins 
de  la  polémique,  a  pris  plus  tard,  à  la  grande  surprise  de  celui  dont  elle 
avait  été  l'interjection,  les  proportions  d'une  formule.  C'est  de  ce  mot,  limité 
à  Ahire  et  à  l'Orphelin  de  la  Chine,  et  incontestable  dans  cette  application 
restreinte,  qu'on  a  voulu  faire  toute  une  déclaration  de  principes  et  l'axiome 
à  inscrire  sur  la  bannière  de  l'art. 

Ce  point  vidé,  poursuivons. 

Entre  deux  vers,  l'un  de  Pindare,  déifiant  un  cocher  ou  glorifiant  les 
clous  d'airain  de  la  roue  d'un  char,  l'autre  d'Archiloque,  si  redoutable 
qu'après  l'avoir  lu  JefFreys  interromprait  ses  crimes  et  s'irait  pendre  au  gibet 
dressé  par  lui  pour  les  honnêtes  gens,  entre  ces  deux  vers,  à  beauté  égale, 
je  préfère  le  vers  d'Archiloque. 

Dans  les  temps  antérieurs  à  l'histoire,  là  où  la  poésie  est  fabuleuse  et 
légendaire,  elle  a  une  grandeur  prométhéenne.  De  quoi  se  compose  cette 
grandeur.?  d'utilité.  Orphée  apprivoise  les  bêtes  fauvesj  Amphion  bâtit  des 
villes.  Le  poëte  dompteur  et  architecte,  Linus  aidant  Hercule,  Musée 
assistant  Dédale,  le  vers  force  civilisante,  telle  est  l'origine.  La  tradition  est 
d'accord  avec  la  raison.  Le  bon  sens  des  peuples  ne  s'y  trompe  pas.  Il  invente 
toujours  des  fables  dans  le  sens  de  la  vérité.  Tout  est  grand  dans  ces  loin- 
tains grossissants.  Eh  bien,  le  poëte  belluaire,  que  vous  admirez  dans 
Orphée,  reconnaissez-le  dans  Juvénal. 

Nous  insistons  sur  Juvénal.  Peu  de  poètes  ont  été  plus  insultés,  plus 
contestés,  plus  calomniés.  La  calomnie  contre  Juvénal  a  été  à  si  longue 
échéance  qu'elle  dure  encore.  Elle  passe  d'un  valet  de  plume  à  l'autre.  Ces 
grands  haïsseurs  du  mal  sont  haïs  par  tous  les  flatteurs  de  la  force  et  du  succès. 


LE   BEAU    SERVITEUR   DU    VRAI.  179 

La  tourbe  des  domestiques  sophistes,  des  écrivains  qui  ont  autour  du  cou 
une  rondeur  pelée,  des  souteneurs  historiographes,  des  scoliastes  entretenus 
et  nourris,  des  gens  de  cour  et  d'école,  fait  obstacle  à  la  gloire  des  punis- 
seurs  et  des  vengeurs.  Elle  coasse  autour  de  ces  aigles.  On  ne  rend  pas 
volontiers  justice  aux  justiciers.  Ils  gênent  les  maîtres  et  indignent  les  laquais. 
L'indignation  de  la  bassesse  existe. 

Du  reste,  c'est  bien  le  moins  que  les  diminutifs  s'cntr'aident,  et  que 
Césarion  ait  pour  appui  Tyrannion.  Le  cuistre  rompt  des  férules  pour  le 
satrape.  Il  y  a  pour  ces  besognes  une  courtisanerie  lettrée  et  une  pédagogie 
officielle.  Ces  pauvres  chers  vices  payants,  ces  excellents  forfaits  bons  princes, 
son  altesse  Rufin,  sa  majesté  Claude,  cette  auguste  madame  Messaline  qui 
donne  de  si  belles  fêtes,  et  des  pensions  sur  sa  cassette,  et  qui  dure  et  qui 
se  perpétue,  toujours  couronnée,  s'appelant  Théodora,  puis  Frédégonde, 
puis  Agnès,  puis  Marguerite  de  Bourgogne,  puis  Isabeau  de  Bavière,  puis 
Catherine  de  Médicis,  puis  Catherine  de  Russie,  puis  Caroline  de 
Naples,  etc.,  etc.,  tous  ces  grands  seigneurs,  les  crimes,  toutes  ces  belles 
dames,  les  turpitudes,  leur  fera-t-on  le  chagrin  de  consentir  au  triomphe  de 
Juvénal  ?  Non.  Guerre  au  fouet  au  nom  des  sceptres  !  guerre  à  la  verge  au 
nom  àcs  boutiques  !  c'est  bien.  Faites,  courtisans,  clients,  eunuques  et 
scribes.  Faites,  publicains  et  pharisiens.  Cela  n'empêche  pas  la  république 
de  remercier  Juvénal  et  le  temple  d'approuver  Jésus. 

Isaïe,  Juvénal,  Dante,  ce  sont  des  vierges.  Remarquez  leurs  yeux  baissés. 
Une  clarté  sort  de  leurs  cils  sévères.  Il  y  a  de  la  chasteté  dans  la  colère  du 
juste  contre  l'injuste.  L'imprécation  peut  être  aussi  sainte  que  l'hosanna,  et 
l'indignation,  l'indignation  honnête,  a  la  pureté  même  de  la  vertu.  En  fait 
de  blancheur,  l'écume  n'a  rien  à  envier  à  la  neige. 


m 

L'histoire  entière  constate  la  collaboration  de  l'art  au  progrès  :  Diffus  oh 
hoc  lenire  tigres.  Le  rhythme  est  une  puissance.  Puissance  que  le  moyen-âge 
connaît  et  subit  non  moins  que  l'antiquité.  La  deuxième  barbarie,  la  bar- 
barie féodale,  redoute,  elle  aussi,  cette  force,  le  vers.  Les  barons,  peu 
timides,  sont  interdits  devant  le  poète j  qu'est-ce  que  c'est  que  cet  homme? 
Ils  craignent  qu'une  mak  chanson  ne  soit  chantée.  L'esprit  de  civilisation  est 
avec  cet  inconnu.  Les  vieux  donjons  pleins  de  carnage  ouvrent  leurs  yeux 
fauves  et  flairent  l'obscurité j  l'inquiétude  les  prend.  La  féodalité  tressaille, 
l'antre  est  troublé.  Les  dragons  et  les  hydres  sont  mal  à  l'aise.  Pourquoi? 
c'est  qu'il  y  a  un  dieu  invisible. 


l8o  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Il  est  curieux  de  constater  cette  puissance  de  la  poésie  aux  pays  où  la 
sauvagerie  est  la  plus  épaisse,  particulièrement  en  Angleterre,  dans  cette 
dernière  profondeur  (éodslc,  penitus  toto  divisos  orbe  Britannos.  À  en  croire  la 
légende,  forme  de  l'histoire  aussi  vraie  et  aussi  fausse  qu'une  autre,  c'est 
grâce  à  la  poésie  que  Colgrim,  assiégé  par  les  bretons,  est  secouru  dans  York 
par  son  frère  Bardulph  le  Saxon 5  que  le  roi  Awlof  pénètre  dans  le  camp 
d'Athelstanj  que  "Werburgh,  prince  de  Northumbrc,  est  délivré  par  les 
gallois,  d'où,  dit-on,  cette  devise  celtique  du  prince  de  Galles  :  îch  dien; 
qu'Alfred,  roi  d'Angleterre,  triomphe  de  Gitro,  roi  des  danois,  et  que 
Richard  Cœur  de  Lion  sort  de  sa  prison  de  Losenstein.  Ranulph,  comte  de 
Chester,  attaqué  dans  son  château  de  Rothelan ,  est  sauvé  par  l'intervention 
des  minstrels,  ce  que  constatait  encore  sous  Elisabeth  le  privilège  accordé 
aux  minstrels  patronnés  par  les  lords  Dalton. 

Le  poëte  avait  droit  de  réprimande  et  de  menace.  En  1316,  le  jour  de  la 
Pentecôte,  Edouard  II  étant  à  table  dans  la  grande  salle  de  Westminster  avec 
les  pairs  d'Angleterre,  une  femme  minstrel  entra  à  cheval  dans  la  salle,  en 
fit  le  tour,  salua  Edouard  II,  prédit  à  voix  haute  au  mignon  Spencer  la 
potence  et  lemasculation  par  la  main  du  bourreau,  et  au  roi  la  corne  au 
moyen  de  laquelle  un  fer  rouge  lui  serait  enfoncé  dans  les  intestins,  déposa 
sur  la  table  devant  le  roi  une  lettre,  et  s'en  alkj  et  personne  ne  lui  dit  rien. 

Aux  fêtes,  les  minstrels  passaient  avant  les  prêtres,  et  étaient  honora- 
blement traités.  A  Abingdon,  à  une  fête  de  la  Sainte-Croix,  chacun  des 
douze  prêtres  reçut  quatre  pence ,  et  chacun  des  douze  minstrels  deux  shel- 
lings.  Au  prieuré  de  Maxtoke,  l'usage  était  qu'on  fît  souper  les  minstrels 
dans  la  chambre  Peinte,  éclairée  par  huit  grosses  chandelles  de  cire. 

À  mesure  qu'on  avance  vers  le  nord,  il  semble  que  le  grandissement  de 
la  brume  grandisse  le  poëte.  En  Ecosse,  il  est  énorme.  Si  quelque  chose 
dépasse  la  légende  des  rapsodes,  c'est  la  légende  des  scaldes.  À  l'approche 
d'Edouard  d'Angleterre,  les  bardes  couvrent  Stirling  comme  les  trois  cents 
avaient  couvert  Sparte,  et  ils  ont  leurs  Thermopyles,  égales  à  celles  de 
Léonidas.  Ossian,  parfaitement  certain  et  réel,  a  eu  un  plagiaire;  ce  n'est  rien  $ 
mais  ce  plagiaire  a  fait  plus  que  le  voler,  il  l'a  affadi.  Ne  connaître  Fingal 
que  par  Macpherson,  c'est  comme  si  l'on  ne  connaissait  Amadis  que  par 
Tressan.  On  montre  à  Stafîa  la  Pierre  du  poëte,  Clachan  an  bairdh,  ainsi 
nommée,  suivant  beaucoup  d'antiquaires,  bien  avant  la  visite  de  Walter 
Scott  aux  Hébrides.  Cette  chaise  du  Barde,  grande  roche  creuse  offerte  à 
l'envie  de  s'asseoir  qu'aurait  un  géant,  est  à  l'entrée  de  la  grotte.  Autour 
d'elle  il  y  a  les  ondes  et  les  nuées.  Derrière  le  Clachan  an  Bairdh  s'entasse  et 
se  dresse  la  géométrie  surhumaine  des  prismes  basaltiques ,  le  pêle-mêle  des 
colonnades  et  des  vagues,  et  tout  le  mystère  de  l'effrayant  édifice.  La  galerie 


LE   BEAU   SERVITEUR   DU   VRAI.  l8l 

de  Fingal  se  prolonge  à  côté  de  la  chaise  du  poëtej  la  mer  se  brise  là  avant 
d'entrer  sous  ce  plafond  terrible.  Le  soir  on  croit  voir  dans  cette  chaise  une 
forme  accoudée  j  —  c'eH  le  fantôme,  —  disent  les  pêcheurs  du  clan  des 
Mackinnonsj  et  personne  n'oserait,  même  en  plein  jour,  monter  jusqu'à  ce 
siège  redoutablej  car  à  l'idée  de  la  pierre  est  liée  l'idée  du  sépulcre,  et  sur  la 
chaise  de  granit,  il  ne  peut  s'asseoir  que  l'homme  d'ombre. 


IV 

La  pensée  est  pouvoir. 

Tout  pouvoir  est  devoir.  Au  siècle  où  nous  sommes,  ce  pouvoir  doit-il 
rentrer  au  repos  ?  ce  devoir  doit-il  fermer  les  yeux  }  et  le  moment  est-il  venu 
pour  l'art  de  désarmer.?  Moins  que  jamais.  La  caravane  humaine  est,  grâce 
à  1789,  parvenue  sur  un  haut  plateau,  et,  l'horizon  étant  plus  vaste,  l'art  a 
plus  à  faire.  Voilà  tout.  A  tout  élargissement  d'horizon  correspond  un  agran- 
dissement de  conscience. 

Nous  ne  sommes  pas  au  but.  La  concorde  condensée  en  félicité,  la  civili- 
sation résumée  en  harmonie,  cela  est  loin  encore.  Au  dix-huitième  siècle, 
ce  rêve  était  si  lointain  qu'il  semblait  coupable  j  on  chassait  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  de  l'académie  pour  l'avoir  fait.  Expulsion  qui  paraît  un  peu  sévère  à 
une  époque  où  la  bergerie  gagnait  jusqu'à  Fontenelle  et  où  Saint-Lambert 
inventait  l'idylle  à  l'usage  de  la  noblesse.  L'abbé  de  Saint-Pierre  a  laissé 
derrière  lui  un  mot  et  un  songe  j  le  mot  est  de  lui  :  Bienfaisance}  le  songe  est 
de  nous  tous  :  Fraternité.  Ce  songe,  qui  faisait  écumer  le  cardinal  de  Polignac 
et  sourire  Voltaire,  n'est  plus  si  perdu  qu'il  l'était  dans  les  brumes  de  l'impro- 
bable j  il  s'est  un  peu  rapproché  j  mais  nous  n'y  touchons  pas.  Les  peuples, 
ces  orphelins  qui  cherchent  leur  mère,  ne  tiennent  pas  encore  dans  leur  main 
le  pan  de  la  robe  de  la  paix. 

Il  reste  autour  de  nous  une  quantité  suffisante  d'esclavage,  de  sophisme, 
de  guerre  et  de  mort  pour  que  l'esprit  de  civilisation  ne  se  dessaisisse 
d'aucune  de  ses  forces.  Tout  le  droit  divin  ne  s'est  pas  dissipé.  Ce  qui  a  été 
Ferdinand  VII  en  Espagne,  Ferdinand  II  à  Naples,  George  IV  en  Angle- 
terre, Nicolas  en  Russie,  cela  flotte  encore.  Un  reste  de  spectres  plane.  Des 
inspirations  descendent  de  cette  nuée  fatale  sur  des  porte-couronnes  qui 
méditent  accoudés  sinistrement. 

La  civilisation  n'en  a  pas  fini  avec  les  octroyeurs  de  constitutions,  avec 
les  propriétaires  de  peuples,  et  avec  les  hallucinés  légitimes  et  héréditaires, 
qui  s'affirment  majestés  par  la  grâce  de  Dieu,  et  se  croient  sur  le  genre 
humain  droit  de  manumission.  Il  importe  de  faire  un  peu  obstacle,  de 


l82  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

montrer  au  passé  de  la  mauvaise  volonté,  et  d'apporter  à  ces  hommes,  à  ces 
dogmes,  à  ces  chimères  qui  s'obstinent,  quelque  empêchement.  L'intelli- 
gence, la  pensée,  la  science,  l'art  sévère,  la  philosophie,  doivent  veiller  et 
prendre  garde  aux  malentendus.  Les  faux  droits  mettent  parfaitement  en 
mouvement  de  vraies  armées.  Il  y  a  des  Polognes  égorgées  à  l'horizon.  Tout 
mon  souci,  disait  un  poëte  contemporain  mort  récemment,  ceH  la  fumée  de 
mon  cigare.  Moi  aussi,  j'ai  pour  souci  une  fumée,  la  fumée  des  villes  qui 
brûlent  là-bas.  Donc  chagrinons  les  maîtres,  si  nous  pouvons. 

Refaisons  le  plus  haut  possible  la  leçon  du  juste  et  de  l'injuste,  du  droit  et 
de  l'usurpation,  du  serment  et  du  parjure,  du  bien  et  du  mal,  àufasetnefa^j 
arrivons  avec  toutes  nos  vieilles  antithèses,  comme  ils  disent.  Faisons  con- 
traster ce  qui  doit  être  avec  ce  qui  est.  Mettons  de  la  clarté  dans  toutes  ces 
choses.  Apportez  de  la  lumière,  vous  qui  en  avez.  Opposons  dogme  à  dogme, 
principe  à  principe,  énergie  à  entêtement,  vérité  à  imposture,  rêve  à  rêve, 
le  rêve  de  l'avenir  au  rêve  du  passé,  la  liberté  au  despotisme.  On  pourra 
s'asseoir,  s'étendre  de  tout  son  long,  et  achever  de  fumer  le  cigare  de  la 
poésie  de  fantaisie,  et  rire  au  Décaméron  de  Boccace  avec  le  doux  ciel  bleu 
sur  sa  tête,  le  jour  où  la  souveraineté  d'un  roi  sera  exactement  de  même 
dimension  que  la  liberté  d'un  homme.  Jusque-là  peu  de  sommeil.  Je  me  défie. 

Mettez  des  sentinelles  partout.  N'attendez  pas  des  despotes  énormément 
d'affranchissement.  Délivrez-vous  vous-mêmes ,  toutes  les  Polognes  qu'il  y  a. 
N'espérez  point  que  votre  chaîne  se  forge  d'elle-même  en  clef  des  champs. 
Allons,  enfants  de  la  patrie  !  O  faucheurs  des  steppes,  levez- vous.  Ayez 
dans  les  bonnes  intentions  desczars  orthodoxes  juste  assez  de  foi  pour  prendre 
les  armes.  Les  hypocrisies  et  les  apologies,  étant  piège,  sont  un  danger  de 
plus. 

Nous  vivons  dans  un  temps  où  l'on  voit  des  orateurs  louer  la  magnani- 
mité des  ours  blancs  et  l'attendrissement  des  panthères.  Amnistie,  clémence, 
grandeur  d'âme,  une  ère  de  félicité  s'ouvre,  on  est  paternel,  voyez  tout  ce 
qui  est  déjà  fait^  il  ne  faut  point  croire  qu'on  ne  marche  pas  avec  son  siècle, 
les  bras  augustes  sont  ouverts,  rattachez-vous  à  l'empire j  la  Moscovie  est 
bonne,  regardez  comme  les  serfs  sont  heureux,  les  ruisseaux  vont  être  de 
lait,  prospérité,  liberté,  vos  princes  gémissent  comme  vous  sur  le  passé,  ils 
sont  excellentsj  venez,  ne  craignez  rien,  petits,  petits!  Quant  à  nous,  nous 
en  convenons,  nous  sommes  de  ceux  qui  ne  mettent  nul  espoir  dans  la 
glande  lacrymale  des  crocodiles. 

Les  difformités  publiques  régnantes  imposent  à  la  conscience  du  penseur, 
philosophe  où  poëte,  des  obligations  austères.  Incorruptibilité  doit  tenir  tête 
à  corruption.  Il  est  plus  que  jamais  nécessaire  de  montrer  aux  hommes  l'idéal, 
ce  miroir  où  est  la  face  de  Dieu. 


LE   BEAU   SERVITEUR   DU   VRAI.  183 


Il  existe  en  littérature  et  en  philosophie  des  Jean-qui-pleure-et-Jean-qui- 
rit,  des  Héraclites  masqués  d'un  Démocrite,  hommes  souvent  très  grands, 
comme  Voltaire.  Ce  sont  des  ironies  qui  gardent  leur  sérieux,  quelquefois 
tragique. 

Ces  hommes-là,  sous  la  pression  des  pouvoirs  et  des  préjugés  de  leur 
temps,  parlent  à  double  sens.  Un  des  plus  profonds,  c'est  Bayle,  l'homme 
de  Rotterdam,  le  puissant  penseur.  (Ne  pas  écrire  Beyle.)  Quand  Bayle  émet 
avec  sang-froid  cette  maxime  :  «Il  vaut  mieux  affaiblir  la  grâce  d'une  pensée 
que  d'irriter  un  tyran»,  je  souris,  je  connais  l'hommej  je  songe  au  persécuté 
presque  proscrit,  et  je  sens  bien  qu'il  s'est  laissé  aller  à  la  tentation  d'affirmer, 
uniquement  pour  me  donner  la  démangeaison  de  contester.  Mais  quand 
c'est  un  poëte  qui  parle,  un  poëte  en  pleine  liberté,  riche,  heureux,  prospère 
jusqu'à  être  inviolable,  on  s'attend  à  un  enseignement  net,  franc,  salubrcj 
on  ne  peut  croire  qu'il  puisse  venir  d'un  tel  homme  quoi  que  ce  soit  qui 
ressemble  à  une  désertion  de  la  conscience}  et  c'est  avec  la  rougeur  au  front 
qu'on  lit  ceci  :  «Ici-bas,  en  temps  de  paix,  que  chacun  balaie  devant  sa 
porte.  En  guerre,  si  l'on  est  vaincu,  que  l'on  s'accommode  avec  la  troupe.» 

— —  «Que  l'on  mette  en  croix  chaque  enthousiaste  à  sa  trentième 

année.  S'il  connaît  le  monde  une  fois,  de  dupe  il  devient  fripon.»  — 

—  «La  sainte  liberté  de  la  presse,  quelle  utilité,  quels  fruits,  quel  avantage 
vous  offre-t-elle  ?  Vous  en  avez  la  démonstration  certaine  :  un  profond 

mépris  de  l'opinion  publique.»  — —  «Il  est  des  gens  qui  ont  la  manie 

de  fronder  tout  ce  qui  est  grand  j  ce  sont  ceux-là  qui  se  sont  attaqués  à  la 
Sainte- Alliance  j  et  pourtant  rien  n'a  été  imaginé  de  plus  auguste  et  de  plus 

salutaire  à  l'humanité »  —  Ces  choses,  diminuantes  pour  celui  qui  les 

a  écrites,  sont  signées  Gœthe.  Goethe,  quand  il  les  écrivait,  avait  soixante 
ans.  L'indifférence  au  bien  et  au  mal  porte  à  la  tête,  on  peut  en  être  ivre,  et 
voilà  où  l'on  arrive.  La  leçon  est  triste.  Sombre  spectacle.  Ici  l'ilote  est  un 
esprit. 

Une  citation  peut  être  un  pilori.  Nous  clouons  sur  la  voie  publique  ces 
lugubres  phrases,  c'est  notre  devoir.  Gœthe  a  écrit  cela.  Qu'on  s'en  sou- 
vienne, et  que  personne,  parmi  les  poètes,  ne  retombe  plus  dans  cette  faute. 

Entrer  en  passion  pour  le  bon,  pour  le  vrai,  pour  le  juste j  souffrir  dans 
les  souffrants}  tous  les  coups  frappés  par  tous  les  bourreaux  sur  la  chair 
humaine,  les  sentir  sur  son  âme 5  être  flagellé  dans  le  Christ  et  fustigé  dans 


184  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

le  nègre j  s'affermir  et  se  lamenter j  escalader,  titan,  cette  cime  farouche  où 
Pierre  et  César  font  fraterniser  leurs  ^diwtSygladium  gladio  copukmusj  entasser 
dans  cette  escalade  l'Ossa  de  l'idéal  sur  le  Pélion  du  réelj  faire  une  vaste 
répartition  d'espérance  j  profiter  de  l'ubiquité  du  livre  pour  être  partout  à  la 
fois  avec  une  pensée  de  consolation}  pousser  pêle-mêle  hommes,  femmes, 
enfants,  blancs,  noirs,  peuples,  bourreaux,  tyrans,  victimes,  imposteurs, 
ignorants,  prolétaires,  serfs,  esclaves,  maîtres,  vers  l'avenir,  précipice  aux 
uns,  délivrance  aux  autres  j  aller,  éveiller,  hâter,  marcher,  courir,  penser, 
vouloir,  à  la  bonne  heure,  voilà  qui  est  bien.  Cela  vaut  la  peine  d'être  poëte. 
Prenez  garde,  vous  perdez  le  calme.  Sans  doute j  mais  je  gagne  la  colère. 
Viens  me  souffler  dans  les  ailes,  ouragan  ! 

Il  y  a  eu,  ces  dernières  années,  un  instant  où  l'impassibilité  était  recom- 
mandée aux  poètes  comme  condition  de  divinité.  Etre  indifférent,  cela 
s'appelait  être  olympien.  Où  avait-on  vu  cela.?  Voilà  un  Olympe  guère 
ressemblant.  Lisez  Homère.  Les  olympiens  ne  sont  que  passion.  L'humanité 
démesurée,  telle  est  leur  divinité.  Ils  combattent  sans  cesse.  L'un  a  un  arc, 
l'autre  une  lance,  l'autre  une  épée,  l'autre  une  massue,  l'autre  la  foudre. 
Il  y  en  a  un  qui  force  les  léopards  à  le  traîner.  Un  autre,  la  sagesse ,  a  coupé 
la  tête  de  la  nuit  hérissée  de  serpents  et  l'a  clouée  sur  son  bouclier.  Tel  est 
le  calme  des  olympiens.  Leurs  colères  font  rouler  des  tonnerres  d'un  bout  à 
l'autre  de  Xlliade  et  de  Y  Odyssée. 

Ces  colères,  quand  elles  sont  justes,  sont  bonnes.  Le  poëte  qui  les  a  est  le 
vrai  olympien.  Juvénal,  Dante,  Agrippa  d'Aubigné  et  Milton  avaient  ces 
colères.  Molière  aussi.  L'âme  d'Alceste  laisse  échapper  de  toutes  parts  l'éclair 
des  «haines  vigoureuses».  C'est  dans  le  sens  de  cette  haine  du  mal  que  Jésus 
disait  :  Je  suis  venu  apporter  la  ^erre. 

J'aime  Stésichore  indigné,  empêchant  l'alliance  de  la  Grèce  avec  Phalaris, 
et  combattant  à  coups  de  lyre  le  taureau  d'airain. 

Louis  XIV  trouvait  Bacine  bon  à  coucher  dans  sa  chambre  quand  il  était, 
lui  le  roi,  malade,  faisant  ainsi  du  poëte  le  second  de  son  apothicaire,  grande 
protection  aux  lettres j  mais  il  ne  demandait  rien  de  plus  aux  beaux  esprits, 
et  l'horizon  de  son  alcôve  lui  semblait  suffisant  pour  eux.  Un  jour.  Racine, 
un  peu  poussé  par  madame  de  Maintenon ,  s'avisa  de  sortir  de  la  chambre 
du  roi  et  de  regarder  le  galetas  du  peuple.  De  là  un  mémoire  sur  la  détresse 
publique.  Louis  XIV  frappa  Racine  d'un  coup  d'œil  meurtrier.  Mal  en 
prend  aux  poëtes  d'être  gens  de  cour  et  de  faire  ce  que  leur  demandent  les 
maîtresses  de  roi.  Racine,  sur  la  suggestion  de  madame  de  Maintenon, 
risque  une  remontrance  qui  le  fait  chasser  de  la  cour,  et  il  en  meurt} 
Voltaire,  sur  l'insinuation  de  madame  de  Pompadour,  aventure  un  madrigal, 
maladroit  à  ce  qu'il  paraît,  qui  le  fait  chasser  de  France,  et  il  n'en  meurt  pas. 


LE   BEAU   SERVITEUR  DU   VRAI.  185 

Louis  XV,  en  lisant  le  madrigal  (  et  garde'^  tous  deux  vos  conquêtes) ,  s'était 
écrié  i^Que  ce  TJoltaire  eH  bétel 

Il  y  a  quelques  années,  «une  plume  fort  autorisée»,  comme  on  dit  en 
patois  académique  et  officiel,  écrivait  ceci  :  —  «Le  plus  grand  service  que 
puissent  nous  rendre  les  poètes,  c'est  de  n'être  bons  à  rien.  Nous  ne  leur 
demandons  pas  autre  chose.»  Remarquez  l'étendue  et  l'envergure  de  ce 
mot,  les  poètes,  qui  comprend  Linus,  Musée,  Orphée,  Homère,  Job, 
Hésiode,  Moïse,  Daniel,  Amos,  Ézéchiel,  Isaïe,  Jérémie,  Esope,  David, 
Salomon,  Eschyle,  Sophocle,  Euripide,  Pindare,  Archiloque,  Tyrtée, 
Stésichore,  Ménandre,  Platon,  Asclépiade,  Pythagore,  Anacréon,Théocrite, 
Lucrèce,  Plante,  Térence,  Virgile,  Horace,  Catulle,  Juvénal,  Apulée, 
Lucain,  Perse,  Tibulle,  Sénèque,  Pétrarque,  Ossian,  Saadi,  Ferdousi,  Dante, 
Cervantes,  Calderon,  Lope  de  Vega,  Chaucer,  Shakespeare,  Camoêns, 
Marot,  Ronsard,  Régnier,  Agrippa  d'Aubigné,  Malherbe,  Segrais,  Racan, 
Milton,  Pierre  Corneille,  Molière,  Racine,  Boileau,  La  Fontaine,  Fonte- 
nelle,  Regnard,  Le  Sage,  Swift,  Voltaire,  Diderot,  Beaumarchais,  Sedaine, 
Jean- Jacques  Rousseau,  André  Chénier,  Klopstock,  Lessing,  "Wieland, 
Schiller,  Gœthe,  Hoffmann,  Alfîeri,  Chateaubriand,  Byron,  Shelley, 
"Wbrdsworth,  Burns,  Walter  Scott,  Balzac,  Musset,  Béranger,  PeUico, 
Vigny,  Dumas,  George  Sand,  Lamartine,  déclarés  par  l'oracle  «bons  à 
rien  » ,  et  ayant  l'inutilité  pour  excellence.  Cette  phrase  «  réussie  »,  à  ce 
qu'il  paraît,  a  été  fort  répétée.  Nous  la  répétons  à  notre  tour.  Quand  l'aplomb 
d'un  idiot  arrive  à  ces  proportions,  il  mérite  enregistrement.  L'écrivain  qui 
a  émis  cet  aphorisme  est,  à  ce  qu'on  nous  assure,  un  des  hauts  personnages 
du  jour.  Nous  n'y  faisons  point  d'objection.  Les  grandeurs  ne  diminuent 
pas  les  oreilles. 

Octave- Auguste,  le  matin  de  la  bataille  d'Actium,  rencontra  un  âne  que 
l'ânier  appelait  triumphus;  ce  Triumphus  doué  de  la  faculté  de  braire  lui 
parut  de  bon  augure j  Octave- Auguste  gagna  la  bataille,  se  souvint  de 
Triumphus,  le  fit  sculpter  en  bronze  et  le  mit  au  Capitole.  Cela  fît  un  âne 
capitolin,  mais  un  âne. 

On  comprend  que  les  rois  disent  au  poète  :  Sois  inutile;  mais  on  ne  com- 
prend pas  que  les  peuples  le  lui  disent.  C'est  pour  le  peuple  qu'est  le  poète. 
Fro  populo  poeta,  écrivait  Agrippa  d'Aubigné.  Tout  à  tous,  criait  saint-Paul. 
Qu'est-ce  qu'un  esprit }  C'est  un  nourrisseur  d'âmes.  Le  poète  est  à  la  fois 
fait  de  menace  et  de  promesse.  L'inquiétude  qu'il  inspire  aux  oppresseurs 
apaise  et  console  les  opprimés.  C'est  la  gloire  du  poète  de  mettre  un  mauvais 
oreiller  au  lit  de  pourpre  des  bourreaux.  C'est  souvent  grâce  à  lui  que  le 
tyran  se  réveille  en  disant  :  J'ai  mal  dormi.  Tous  les  esclavages,  tous  les 
accablements,  toutes  les  douleurs,  toutes  les  impostures,  toutes  les  détresses. 


l86  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

toutes  les  faims  et  toutes  les  soifs  ont  droit  au  poëtej  il  a  un  créancier,  le 
genre  humain. 

Etre  le  grand  serviteur,  certes,  cela  n'ôte  rien  au  poëte.  Parce  que,  dans 
l'occasion  et  pour  le  devoir,  il  aura  poussé  le  cri  d'un  peuple,  parce  qu'il  a, 
quand  il  le  faut,  dans  la  poitrine  le  sanglot  de  l'humanité,  toutes  les  voix 
du  mystère  n'en  chantent  pas  moins  en  lui.  Parler  si  haut,  cela  ne  l'empêche 
point  de  parler  bas.  Il  n'en  est  pas  moins  le  confident,  et  quelquefois  le 
confesseur,  des  cœurs.  H  n'en  est  pas  moins  en  tiers  avec  ceux  qui  aiment, 
avec  ceux  qui  songent,  avec  ceux  qui  soupirent,  passant  sa  tête  dans  l'ombre 
entre  deux  têtes  d'amoureux.  Les  vers  d'amour  d'André  Chénier  avoisinent 
sans  désordre  et  sans  trouble  l'ïambe  courroucé  :  «Toi,  vertu,  pleure  si  je 
meurs  !  »  Le  poëte  est  le  seul  être  vivant  auquel  il  soit  donné  de  tonner  et  de 
chuchoter,  ayant  en  lui,  comme  la  nature,  le  grondement  du  nuage  et  le 
frémissement  de  la  feuille.  Il  vient  pour  une  double  fonction,  une  fonction 
individuelle  et  une  fonction  publique,  et  c'est  à  cause  de  cela  qu'il  lui  faut, 
pour  ainsi  dire,  deux  âmes. 

Ennius  disait  :  J'en  ai  trois.  Une  âme  osque,  une  âme  grecque  et  une  âme  latine. 
Il  est  vrai  qu'il  ne  faisait  allusion  qu'au  lieu  de  sa  naissance,  au  lieu  de  son 
éducation  et  au  lieu  de  son  action  civique,  et  d'ailleurs  Ennius  n'était  qu'une 
ébauche  de  poëte,  vaste  mais  informe. 

Pas  de  poëte  sans  cette  activité  d'âme  qui  est  la  résultante  de  la  conscience. 
Les  lois  morales  anciennes  veulent  être  constatées,  les  lois  morales  nouvelles 
veulent  être  révéléesj  ces  deux  séries  ne  coïncident  pas  sans  quelque  effort. 
Cet  effort  incombe  au  poëte.  Il  fait  à  chaque  instant  fonction  de  philosophe. 
Il  faut  qu'il  défende,  selon  le  côté  menacé,  tantôt  la  liberté  de  l'esprit 
humain,  tantôt  la  liberté  du  cœur  humain,  aimer  n'étant  pas  moins  sacré 
que  penser.   Rien  de  tout  cela  n'est  l'Art  pour  l'Art. 

Le  poëte  arrive  au  milieu  de  ces  allants  et  venants  qu'on  nomme  les 
vivants,  pour  apprivoiser,  comme  l'Orphée  antique,  les  mauvais  instincts, 
les  tigres  qui  sont  dans  l'homme,  et  comme  l'Amphion  légendaire,  pour 
remuer  toutes  les  pierres,  les  préjugés  et  les  superstitions,  mettre  en  mou- 
vement les  blocs  nouveaux,  refaire  les  assises  et  les  bases,  et  rebâtir  la  ville, 
c'est-à-dire  la  société. 

Que  ce  service  rendu,  coopérer  à  la  civilisation,  entraîne  déperdition  de 
beauté  pour  la  poésie  et  de  dignité  pour  le  poëte,  on  ne  peut  énoncer  cette 
proposition  sans  sourire.  Toutes  s,cs  grâces,  tous  ses  charmes,  tous  ses  pres- 
tiges, l'art  utile  les  conserve  et  les  augmente.  En  vérité,  parce  qu'il  a  pris 
fait  et  cause  pour  Prométhée,  l'homme  progrès,  crucifié  sur  le  Caucase  par 
la  force  et  rongé  vivant  par  la  haine,  Eschyle  n'est  point  rapetissé}  parce  qu'il 
a  desserré  les  ligatures  de  l'idolâtrie,  parce  qu'il  a  dégagé  la  pensée  humaine 


LE   BEAU   SERVITEUR   DU   VRAI.  187 

des  bandelettes  des  religions  nouées  sur  elle,  arBis  mais  reUigionum,  Lucrèce 
n'est  point  diminué}  la  flétrissure  des  tyrans  avec  le  fer  rouge  des  prophéties 
n'amoindrit  pas  IsaiCj  la  défense  de  la  patrie  ne  gâte  point  Tyrtée.  Le  beau 
n'est  pas  dégradé  pour  avoir  servi  à  la  liberté  et  à  l'amélioration  des  multi- 
tudes humaines.  Un  peuple  affranchi  n'est  point  une  mauvaise  fin  de  strophe. 
Non,  l'utilité  patriotique  ou  révolutionnaire  n'ôte  rien  à  la  poésie.  Avoir 
abrité  sous  ses  escarpements  ce  serment  redoutable  de  trois  paysans  d'où  sort 
la  Suisse  libre,  cela  n'empêche  pas  l'immense  Grûtli  d'être,  à  la  nuit  tom- 
bante, une  haute  masse  d'ombre  sereine  pleine  de  troupeaux,  où  l'on  entend 
d'innombrables  clochettes  invisibles  tinter  doucement  sous  le  ciel  clair  du 
crépuscule. 


TROISIEME  PARTIE 

CONCLUSION 


LIVRE   PREMIER. 

APRÈS  LA  MORT. 
SHAKESPEARE.    —   L'ANGLETERRE. 


En  1784,  Bonaparte  avait  quinze  ans  5  il  arriva  de  Brienne  à  l'École  mili- 
taire de  Paris,  conduit,  lui  quatrième,  par  un  religieux  minime j  il  monta 
cent  soixante- treize  marches,  portant  sa  petite  valise,  et  parvint,  sous  les 
combles,  à  la  chambre  de  caserne  qu'il  devait  habiter.  Cette  chambre  avait 
deux  lits  et  pour  fenêtre  une  lucarne  ouvrant  sur  la  grande  cour  de  l'École. 
Le  mur  était  blanchi  à  la  chaux,  les  jeunes  prédécesseurs  de  Bonaparte 
l'avaient  un  peu  charbonné,  et  le  nouveau  venu  put  lire  dans  cette  cellule 
ces  quatre  inscriptions  que  nous  y  avons  lues  nous-même  il  y  a  trente-cinq 
ans  :  —  «Une  épaulette  est  bien  longue  à  gagner.  De  Montgtvray,  —  Le 
plus  beau  jour  de  la  vie  est  celui  d'une  bataille.  IJicomte  de  Tinténiac.  — 
La  vie  n'est  qu'un  long  mensonge.  Le  chevalier  A.dolphe  Delmas.  —  Tout 
finit  sous  six  pieds  de  terre.  Le  comte  de  la  Uillette.))  En  remplaçant  une 
«épaulette»  par  «un  empire»,  très  léger  changement,  c'était,  en  quatre 
mots,  toute  la  destinée  de  Bonaparte,  et  une  sorte  de  Mané  Thécel  Phares 
écrit  d'avance  sur  cette  muraille.  Desmazis  cadet,  qui  accompagnait  Bona- 
parte, étant  son  camarade  de  chambrée  et  devant  occuper  un  des  deux  lits, 
le  vit  prendre  un  crayon,  c'est  Desmazis  qui  a  raconté  le  fait,  et  dessiner 
au-dessous  des  inscriptions  qu'il  venait  de  lire  une  ébauche  figurant  sa  maison 
natale  d'Ajaccio,  puis,  à  côté  de  cette  maison,  sans  se  douter  qu'il  rappro- 
chait de  l'île  de  Corse  une  autre  île  mystérieuse  alors  cachée  dans  le  profond 
avenir,  il  écrivit  la  dernière  des  quatre  sentences  :  Tout  finit  sous  six  pieds  de  terre. 

Bonaparte  avait  raison.  Pour  le  héros,  pour  le  soldat,  pour  l'homme  du 
fait  et  de  la  matière,  tout  finit  sous  six  pieds  de  terre j  pour  l'homme  de 
l'idée,  tout  commence  là. 

La  mort  est  une  force. 

Pour  qui  n'a  eu  d'autre  action  que  celle  de  l'esprit,  la  tombe  est  l'éhmi- 
nation  de  l'obstacle.  Etre  mort ,  c'est  être  tout-puissant. 


192  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

L'homme  de  guerre  est  un  vivant  redoutable j  il  est  debout,  la  terre  se  tait, 
siluity  il  a  de  l'extermination  dans  le  geste,  des  millions  d'hommes  hagards  se 
ruent  à  sa  suite,  cohue  farouche,  quelquefois  scélérate}  ce  n'est  plus  une  tête 
humaine,  c'est  un  conquérant,  c'est  un  capitaine,  c'est  un  roi  des  rois,  c'est 
un  empereur,  c'est  une  éblouissante  couronne  de  lauriers  qui  passe  jetant 
des  éclairs,  et  laissant  entrevoir  sous  elle  dans  une  clarté  sidérale  un  vague 
profil  de  césar,  toute  cette  vision  est  splendide  et  foudroyante j  vienne  un 
gravier  dans  le  foie  ou  une  écorchure  au  pylore,  six  pieds  de  terre,  tout  est 
dit.  Ce  spectre  solaire  s'efface.  Cette  vie  en  tumulte  tombe  dans  un  trouj  le 
genre  humain  poursuit  sa  route,  laissant  derrière  lui  ce  néant.  Si  cet  homme 
d'orage  a  fait  quelque  fracture  heureuse,  comme  Alexandre  de  l'Inde,  Charlc- 
magne  de  la  Scandinavie,  et  Bonaparte  de  la  vieille  Europe,  il  ne  reste  de 
lui  que  cela.  Mais  qu'un  passant  quelconque  qui  a  en  lui  l'idéal,  qu'un 
pauvre  misérable  comme  Homère  laisse  tomber  dans  l'obscurité  une  parole, 
et  meure,  cette  parole  s'allume  dans  cette  ombre,  et  devient  une  étoile. 

Ce  vaincu  chassé  d'une  ville  à  l'autre  se  nomme  Dante  Alighieri  j  prenez 
garde.  Cet  exilé  s'appelle  Eschyle,  ce  prisonnier  s'appelle  Ezéchiel.  Faites 
attention.  Ce  manchot  est  ailé,  c'est  Michel  Cervantes.  Savez-vous  qui  vous 
voyez  cheminer  là  devant  vous.?  C'est  un  infirme,  Tyrtéej  c'est  un  esclave, 
PlautC;  c'est  un  homme  de  peine,  Spinosaj  c'est  un  valet,  Rousseau.  Eh 
bien,  cet  abaissement,  cette  peine,  cette  servitude,  cette  infirmité,  c'est  la 
force.  La  force  suprême,  l'Esprit. 

Sur  le  fumier  comme  Job ,  sous  le  bâton  comme  Epictète ,  sous  le  mépris 
comme  Molière,  l'esprit  reste  l'esprit.  C'est  lui  qui  dira  le  dernier  mot.  Le 
calife  Almanzor  fait  cracher  le  peuple  sur  Averroès  à  la  porte  de  la  mosquée 
de  Cordoue,  le  duc  d'York  crache  en  personne  sur  Milton,  un  Rohan, 
quasi  prince,  dm  ne  dai^e,  Kohan  suis,  essaie  d'assassiner  Voltaire  à  coups  de 
bâton.  Descartes  est  chassé  de  France  de  par  Aristote,  Tasse  paie  un  baiser 
â  une  princesse  de  vingt  ans  de  cabanon,  Louis  XV  met  Diderot  à  Vin- 
cennes,  ce  sont  là  des  incidents,  ne  faut-il  pas  qu'il  y  ait  des  nuages.?  Ces 
apparences  qu'on  prenait  pour  des  réalités,  ces  princes,  ces  rois,  se  dissipent} 
il  ne  demeure  que  ce  qui  doit  demeurer,  l'esprit  humain  d'un  côté,  les 
esprits  divins  de  l'autre,  la  vraie  œuvre  et  les  vrais  ouvriers,  la  sociabilité  à 
compléter  et  à  féconder,  la  science  cherchant  le  vrai,  l'art  créant  le  beau,  la 
soif  de  pensée,  tourment  et  bonheur  de  l'homme,  la  vie  inférieure  aspirant 
à  la  vie  supérieure.  On  a  affaire  aux  questions  réelles,  au  progrès  dans  l'in- 
telligence et  par  l'intelligence.  On  appelle  à  l'aide  les  poètes,  les  prophètes, 
les  philosophes,  les  inspirés,  les  penseurs.  On  s'aperçoit  que  la  philosophie 
est  une  nourriture  et  que  la  poésie  est  un  besoin.  Il  faut  un  autre  pain  que 
le  pain.  Si  vous  renoncez  aux  poètes,  renoncez  à  la  civilisation.  Il  vient  une 


APRES   LA  MORT.  193 

heure  où  le  genre  humain  est  tenu  de  compter  avec  cet  histrion  de  Shake- 
speare et  ce  mendiant  d'Isaïe. 

Ils  sont  d'autant  plus  présents  qu'on  ne  les  voit  plus.  Une  fois  morts,  ces 
êtres-là  vivent. 

Comment  ont-ils  vécu?  Quels  hommes  étaient-ils.''  Que  savons-nous 
d'eux.?  Quelquefois  peu  de  chose,  comme  de  Shakespeare j  souvent  rien, 
comme  de  ceux  des  vieux  âges.  Job  a-t-il  existé  .f*  Homère  est-il  un,  ou  plu- 
sieurs.? Méziriac  fait  droit  Esope,  que  Planude  fait  bossu.  E^t-il  vrai  que  le 
prophète  Osée,  pour  montrer  son  amour  de  sa  patrie,  même  tombée  en 
opprobre  et  devenue  infâme,  ait  épousé  une  prostituée,  et  ait  nommé  ses 
enfants  Deuil,  Famine,  Honte,  Peste,  et  Misère.?  Est- il  vrai  qu'Hésiode 
doive  être  partagé  entre  Cumes  en  Éolide  où  il  était  né  et  Ascra  en  Béotic 
où  il  aurait  été  élevé  ?  Velleius  Paterculus  le  fait  postérieur  de  cent  vingt  ans 
à  Homère  dont  Quintilien  le  fait  contemporain  j  lequel  des  deux  a  raison  ? 
Qu'importe  !  les  poètes  sont  morts,  leur  pensée  règne.  Ayant  été,  ils  sont. 

Ils  font  plus  de  besogne  aujourd'hui  parmi  nous  que  lorsqu'ils  étaient 
vivants.  Les  autres  trépassés  se  reposent,  les  morts  de  génie  travaillent. 

Ils  travaillent  à  quoi  ?  À  nos  esprits.  Ils  font  de  la  civilisation. 

Tout  Jtfiit  sous  six  pieds  de  terre!  Non,  tout  y  commence.  Non,  tout  y 
germe.  Non,  tout  y  éclôt,  et  tout  y  croît,  et  tout  en  jaiUit,  et  tout  en  sort! 
C'est  bon  pour  vous  autres,  gens  d'épée,  ces  maximes-là. 

Couchez- vous,  disparaissez,  gisez,  pourrissez.  Soit. 

Pendant  la  vie,  les  dorures,  les  caparaçons,  les  tambours  et  les  trompettes, 
les  panoplies,  les  bannières  au  vent,  les  vacarmes,  font  illusion.  La  foule 
admire  du  côté  où  est  cela.  Elle  s'imagine  voir  du  grand.  Qui  a  le  casque .? 
qui  a  la  cuirasse?  qui  a  le  ceinturon?  qui  est  éperonné,  morionné,  empana- 
ché, armé?  le  triomphe  à  celui-là!  A  la  mort,  les  différences  éclatent. 
Ju vénal  prend  Annibal  dans  le  creux  de  sa  main. 

Ce  n'est  pas  le  césar,  c'est  le  penseur  qui  peut  dire  en  expirant  :  Dem  fio. 
Tant  qu'il  est  un  homme,  sa  chair  s'interpose  entre  les  autres  hommes  et 
lui.  La  chair  est  nuage  sur  le  génie.  La  mort,  cette  immense  lumière,  sur- 
vient, et  pénètre  cet  homme  de  son  aurore.  Plus  de  chair,  plus  de  matière, 
plus  d'ombre.  L'inconnu  qu'il  avait  en  lui  se  manifeste  et  rayonne.  Pour 
qu'un  esprit  donne  toute  sa  clarté,  il  lui  faut  la  mort.  L'éblouissement  du 
genre  humain  commence  quand  ce  qui  était  un  génie  devient  une  âme.  Un 
livre  où  il  y  a  du  fantôme  est  irrésistible. 

Qui  est  vivant  ne  paraît  pas  désintéressé.  On  se  défie  de  lui.  On  le 
conteste  parce  qu'on  le  coudoie.  Etre  un  vivant,  et  être  un  génie,  c'est 
trop.  Cela  va  et  vient  comme  vous,  cela  marche  sur  la  terre,  cela  pèse,  cela 
offusque,  cela  obstrue.  Il  semble  qu'il  y  ait  de  l'importunité  dans  une  trop 

PHILOSOPHIE.    II,  13 

IHPmitEllIC     nlTIOSALI. 


194  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

grande  présence.  Les  hommes  ne  trouvent  pas  cet  homme-là  assez  leur 
semblable.  Nous  l'avons  dit  déjà,  ils  lui  en  veulent.  Quel  est  ce  privilégié.'' 
Ce  fonctionnaire-là  n'est  point  destituable.  La  persécution  l'augmente,  la 
décapitation  le  couronne.  On  ne  peut  rien  contre  lui,  rien  pour  lui,  rien 
sur  lui.  Il  est  responsable,  mais  pas  devant  vous.  Il  a  ses  instructions.  Ce 
qu'il  exécute  peut  être  discuté,  non  modifié.  Il  semble  qu'il  ait  une  commis- 
sion à  faire  de  quelqu'un  qui  n'est  pas  l'homme.  Cette  exception  déplaît. 
De  là  plus  de  huée  que  d'applaudissement. 

Mort,  il  ne  gêne  plus.  La  huée,  inutile,  s'éteint.  Vivant,  c'était  un 
concurrent;  mort,  c'est  un  bienfaiteur.  Il  devient,  selon  la  belle  expression 
de  Lebrun ,  l'homme  irréparable.  Lebrun  le  constate  de  Montesquieu  j  Boileau 
le  constate  de  Molière.  Avant  qu'un  peu  de  terre,  etc.  Ce  peu  de  terre  a  éga- 
lement grandi  Voltaire.  Voltaire,  si  grand  au  dix-huitième  siècle,  est  plus 
grand  encore  au  dix-neuvième.  La  fosse  est  un  creuset.  Cette  terre,  jetée 
sur  un  homme,  crible  son  nom,  et  ne  laisse  sortir  ce  nom  qu'épuré.  Voltaire 
a  perdu  de  sa  gloire  le  faux,  et  gardé  le  vrai.  Perdre  du  faux,  c'est  gagner. 
Voltaire  n'est  ni  un  poëte  lyrique,  ni  un  poëte  comique,  ni  un  poëte 
tragique  j  il  est  le  critique  indigné  et  attendri  du  vieux  monde  j  il  est  le 
réformateur  clément  des  mœurs  j  il  est  l'homme  qui  adoucit  les  hommes. 
Voltaire,  diminué  comme  poëte,  a  monté  comme  apôtre.  Il  a  fait  plutôt  du 
bien  que  du  beau.  Le  bien  étant  inclus  dans  le  beau,  ceux  qui,  comme 
Dante  et  Shakespeare,  ont  fait  le  beau,  dépassent  Voltaire j  mais,  au-dessous 
du  poëte,  la  place  du  philosophe  est  encore  très  haute,  et  Voltaire  est  le 
philosophe.  Voltaire,  c'est  du  bon  sens  à  jet  continu.  Excepté  en  littérature, 
il  est  bon  juge  en  tout.  Voltaire  a  été,  en  dépit  de  ses  insulteurs,  presque 
adoré  de  son  vivant  j  il  est  admiré  aujourd'hui  en  pleine  connaissance  de 
cause.  Le  dix-huitième  siècle  voyait  son  esprit;  nous  voyons  son  âme. 
Frédéric  II,  qui  le  raillait  volontiers,  écrivait  à  d'Alembert  :  «  Voltaire 
boujffonne.  Ce  siècle  ressemble  aux  vieilles  cours.  Il  a  un  fou,  qui  est 
Arouet.  »  Ce  fou  du  siècle  en  était  le  sage. 

Tels  sont  les  effets  de  la  tombe  sur  les  grands  esprits.  Cette  mystérieuse 
entrée  ailleurs  laisse  derrière  elle  de  la  lumière.  Leur  disparition  resplendit. 
Leur  mort  dégage  de  l'autorité. 


II 


Shakespeare  est  la  grande  gloire  de  l'Angleterre.  L'Angleterre  en  politique 
a  Cromwell,  en  philosophie  Bacon,  en  science  Newton;  trois  hauts  génies. 
Mais  Cromwell  est  taché  de  cruauté  et  Bacon  de  bassesse;  quant  à  Newton, 


APRES    LA   MORT.  I95 

son  édifice  s'ébranle  en  ce  moment.  Shakespeare  est  pur,  ce  que  Cromwcll 
et  Bacon  ne  sont  point,  et  inébranlable,  ce  que  n'est  pas  Newton.  En  outre, 
il  est  plus  haut  comme  génie.  Au-dessus  de  Newton  il  y  a  Copernic  et 
Galilée  $  au-dessus  de  Bacon  il  y  a  Descartes  et  Kant  j  au-dessus  de  Cromwell 
il  y  a  Danton  et  Bonaparte  j  au-dessus  de  Shakespeare  il  n'y  a  personne. 
Shakespeare  a  des  égaux,  mais  n'a  pas  de  supérieur.  C'est  un  étrange  hon- 
neur pour  une  terre  d'avoir  porté  cet  homme.  On  peut  dire  à  cette  terre  : 
aima  par ens.  La  viUe  natale  de  Shakespeare  est  une  ville  éluej  une  éternelle 
lumière  est  sur  ce  berceau  j  Stratford-sur-Avon  a  une  certitude  que  n'ont 
point  Smyrne,  Rliodes,  Colophon,  Salamine,  Chio,  Argos  et  Athènes,  les 
sept  villes  qui  se  disputent  la  naissance  d'Homère. 

Shakespeare  est  un  esprit  humain  j  c'est  aussi  un  esprit  anglais.  Il  est  très 
anglais,  trop  anglais j  il  est  anglais  jusqu'à  amortir  les  rois  horribles  qu'il 
met  en  scène  quand  ce  sont  des  rois  d'Angleterre,  jusqu'à  amoindrir 
Philippe- Auguste  devant  Jean-sans-Terre,  jusqu'à  faire  exprès  un  bouc, 
Falstaff,  pour  le  charger  des  méfaits  princiers  du  jeune  Henri  V,  jusqu'à 
partager  dans  une  certaine  mesure  les  hypocrisies  d'histoire  prétendue  natio- 
nale. Enfin  il  est  anglais  jusqu'à  essayer  d'atténuer  Henri  VIII j  il  est  vrai 
que  l'œil  fixe  d'Elisabeth  est  sur  lui.  Mais  en  même  temps,  insistons-y,  car 
c'est  par  là  qu'il  est  grand,  oui,  ce  poëte  anglais  est  un  génie  humain.  L'art, 
comme  la  religion,  a  ses  Bxce  Homo.  Shakespeare  est  un  de  ceux  dont  on 
peut  dire  cette  grande  parole  :  Il  est  l'Homme. 

L'Angleterre  est  égoïste.  L'égoïsme  est  une  île.  Ce  qui  manque  peut-être 
à  cette  Albion  toute  à  son  affaire,  et  parfois  regardée  de  travers  par  les 
autres  peuples,  c'est  de  la  grandeur  désintéressée  j  Shakespeare  lui  en  donne. 
Il  jette  cette  pourpre  sur  les  épaules  de  sa  patrie.  Il  est  cosmopolite  par  le 
génie  et  universel  par  la  renommée.  Il  déborde  de  toutes  parts  l'île  et 
l'égoïsme.  Otez  Shakespeare  à  l'Angleterre  et  voyez  de  combien  va  sur-le- 
champ  décroître  la  réverbération  lumineuse  de  cette  nation.  Shakespeare 
modifie  en  beau  le  visage  anglais.  Il  diminue  k  ressemblance  de  l'Angle- 
terre avec  Carthage. 

Signification  étrange  de  l'apparition  des  génies  !  il  n'est  pas  né  un  grand 
poëte  à  Sparte,  il  n'est  pas  né  un  grand  poëte  à  Carthage.  Cela  condamne 
ces  deux  villes.  Creusez  et  vous  trouvez  ceci  :  Sparte  n'est  que  la  ville  de  la 
logique  J  Carthage  n'est  que  la  ville  de  la  matière  j  à  l'une  et  à  l'autre 
l'amour  fait  dékut.  Carthage  immole  ses  enfants  par  le  glaive  et  Sparte 
sacrifie  ses  vierges  par  la  nudité  j  l'innocence  est  tuée  ici ,  et  la  pudeur  là. 
Carthage  ne  connaît  que  ses  ballots  et  ses  caisses  5  Sparte  se  confond  avec  la 
lois  c'est  là  son  vrai  territoire j  c'est  pour  les  lois  qu'on  meurt  aux  Thermo- 
pyles.  Carthage  est  dure.  Sparte  est  froide.  Ce  sont  deux  républiques  à  fond 

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196  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

de  pierre.  Donc  pas  de  livres.  L'éternel  semeur  qui  ne  se  trompe  jamais  n'a 
pas  ouvert  sur  ces  terres  ingrates  sa  main  pleine  de  génies.  On  ne  confie  pas 
le  froment  à  la  roche. 

L'héroïsme  pourtant  ne  leur  est  point  refusé}  elles  auront  au  besoin,  soit 
le  martyr,  soit  le  capitaine  ;  Léonidas  est  possible  à  l'une  et  Annibal  à  l'autre  j 
mais  ni  Sparte  ni  Carthage  ne  sont  capables  d'Homère.  Il  leur  manque  ce 
je  ne  sais  quoi  de  tendre  dans  le  sublime  qui  fait  jaillir  des  entrailles  d'un 
peuple  le  Poëte.  Cette  tendresse  latente,  ce  Jlebile  nescio  quidj  l'Angleterre  l'a. 
Preuve,  Shakespeare.  On  pourrait  ajouter  aussi  :  preuve,  Wilberforce. 

L'Angleterre,  marchande  comme  Carthage,  légale  comme  Sparte,  vaut 
mieux  que  Sparte  et  Carthage.  Elle  est  honorée  de  cette  exception  auguste, 
un  poëte.  Avoir  enfanté  Shakespeare,  cela  grandit  l'Angleterre. 

La  place  de  Shakespeare  est  parmi  les  plus  sublimes  dans  cette  élite  de 
génies  absolus  qui,  de  temps  en  temps  accrue  d'un  nouveau  venu  splendide, 
couronne  la  civilisation  et  éclaire  de  son  rayonnement  immense  le  genre 
humain.  Shakespeare  est  légion.  A  lui  seul  il  contrebalance  notre  beau  dix- 
septième  siècle  français  et  presque  le  dix-huitième. 

Quand  on  arrive  en  Angleterre,  la  première  chose  qu'on  cherche  du 
regard,  c'est  la  statue  de  Shakespeare.  On  trouve  la  statue  de  Wellington. 

Wellington  est  un  général  qui  a  gagné  une  bataille  en  collaboration  avec 
le  hasard. 

Si  vous  vous  obstinez,  on  vous  mène  à  un  endroit  nommé  Westminster 
où  il  y  a  des  rois,  une  foule  de  roiS}  il  y  a  aussi  un  coin  qu'on  appelle  coin 
des  poètes.  Là,  dans  l'ombre  de  quatre  ou  cinq  monuments  démesurés  où 
resplendissent  en  marbre  et  en  bronze  des  inconnus  royaux,  on  vous  montre 
sur  un  petit  socle  une  figurine  et  sous  cette  figurine  ce  nom  :  William 
Shakespeare. 

Du  reste,  des  statues  partout}  des  statues  en  veux-tu  en  voilà}  statue  pour 
Charles,  statue  pour  Edouard,  statue  pour  Guillaume,  statues  pour  trois  ou 
quatre  George,  dont  un  idiot.  Statue  Richmond  à  Huntlyj  statue  Napier  à 
Portsmouthj  statue  Father  Mathew  à  Cork}  statue  Herbert  Ingram  je  ne 
sais  plus  où.  Avoir  bien  fait  faire  l'exercice  aux  riflemen,  cas  de  statue}  avoir 
bien  commandé  la  manœuvre  aux  horse-guards,  cas  de  statue.  Avoir  été  le 
souteneur  du  passé,  avoir  dépensé  toute  la  richesse  de  l'Angleterre  à  sou- 
doyer une  coalition  de  rois  contre  1789,  contre  la  démocratie,  contre  la 
lumière,  contre  le  mouvement  ascensionnel  du  genre  humain,  vite  un  pié- 
destal à  cela,  une  statue  à  M.  Pitt.  Avoir  vingt  ans  combattu  sciemment  la 
vérité,  dans  l'espoir  qu'elle  serait  vaincue,  s'apercevoir  un  beau  matin  qu'elle 
a  la  vie  dure,  qu'elle  est  la  plus  forte  et  qu'il  pourrait  bien  se  faire  qu'elle 
fût  chargée  de  composer  un  cabinet,  et  alors  passer  brusquement  de  son  côté, 


APRÈS    LA    MORT.  I97 

autre  piédestal,  une  statue  à  M.  Peel.  Partout,  dans  toutes  les  rues,  sur 
toutes  les  places,  à  chaque  pas,  de  gigantesques  points  d'admiration  sous 
forme  de  colonnes j  colonne  au  duc  d'York,  qui  devrait,  celle-là,  être  faite 
en  point  d'interrogation 3  colonne  à  Nelson,  montrée  du  doigt  par  le  spectre 
de  Caraccioloj  colonne  à  Wellington  déjà  nommé  j  colonne  pour  tout  le 
monde  ;  il  suffit  d'avoir  un  peu  traîné  un  sabre.  À  Guernesey,  au  bord  de 
la  mer,  sur  un  promontoire,  une  haute  colonne,  pareille  à  un  phare,  presque 
une  tour.  Cela  est  frappé  de  la  foudre,  Eschyle  s'en  contenterait.  Pour  qui 
est- ce  .f*  pour  le  général  Doyle.  Qui  ça  le  général  Doyle  }  un  général.  Qu'a- 
t-il  fait,  ce  général  .f*  il  a  percé  des  routes.  À  ses  frais  .^  non,  aux  frais  des 
habitants.  Colonne.  Rien  pour  Shakespeare,  rien  pour  Milton,  rien  pour 
Newton }  le  nom  de  Byron  est  obscène.  L'Angleterre  en  est  là,  un  illustre 
et  puissant  peuple. 

Ce  peuple  a  beau  avoir  pour  éclaireur  et  pour  guide  cette  généreuse 
presse  britannique  qui  est  plus  que  libre,  qui  est  souveraine,  et  qui  par 
d'innombrables  journaux  excellents  fait  la  lumière  à  la  fois  sur  toutes  les 
questions,  il  en  est  làj  et  que  la  France  ne  rie  pas  trop  haut  avec  sa  statue 
de  Négrier,  ni  la  Belgique  avec  sa  statue  de  Belliard,  ni  la  Prusse  avec  sa 
statue  de  Blûcher,  ni  l'Autriche  avec  la  statue  qu'elle  a  probablement  de 
Schwartzenberg,  ni  la  Russie  avec  la  statue  qu'elle  doit  avoir  de  SouwarofF, 
Si  ce  n'est  pas  Schwartzenberg,  c'est  WindischgraêtZs  si  ce  n'est  pas  Souva- 
roff,  c'est  Kutusoff. 

Soyez  Paskiewitch  ou  Jellachich,  statue  5  soyez  Augereau  ou  Bessières, 
statue  i  soyez  le  premier  Arthur  Wellesley  venu,  on  vous  fera  colosse,  et  les 
ladies  vous  dédieront  vous-même  à  vous-même,  tout  nu,  avec  cette  inscrip- 
tion :  Achille.  Un  jeune  homme  de  vingt  ans  fait  cette  action  héroïque 
d'épouser  une  belle  jeune  fille  5  on  lui  dresse  des  arcs  de  triomphe,  on  vient 
le  voir  par  curiosité,  on  lui  envoie  le  grand-cordon  comme  le  lendemain 
d'une  bataille,  on  couvre  les  places  publiques  de  feux  d'artifice,  des  gens 
qui  pourraient  avoir  des  barbes  blanches  mettent  des  perruques  pour  venir 
le  haranguer  presque  à  genoux,  on  jette  en  l'air  des  millions  sterling  en 
fusées  et  en  pétards  aux  applaudissements  d'une  multitude  en  haillons,  qui 
ne  mangera  pas  demain  j  le  Lancashire  affamé  fait  pendant  à  la  noce  5  on 
s'extasie,  on  tire  le  canon,  on  sonne  les  cloches,  Kule,  Britannia!  God  save! 
Quoi,  ce  jeune  homme  a  la  bonté  de  faire  cela!  quelle  gloire  pour  la  nation! 
Admiration  universelle,  un  grand  peuple  entre  en  frénésie,  une  grande  ville 
tombe  en  pâmoison,  on  loue  un  balcon  sur  le  passage  du  jeune  homme 
cinq  cents  guinées,  on  s'entasse,  on  se  presse,  on  se  foule  aux  roues  de  sa 
voiture,  sept  femmes  sont  écrasées  par  l'enthousiasme,  leurs  petits  enfants 
sont  ramassés  morts  sous  les  pieds,  cent  personnes,  un  peu  étouffées,  sont 


198  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

portées  à  l'hôpital,  la  joie  est  inexprimable.  Pendant  que  ceci  se  passe  à 
Londres,  le  percement  de  l'isthme  de  Panama  est  remplacé  par  la  guerre,  la 
coupure  de  l'isthme  de  Suez  dépend  d'un  Ismaïl  pacha  quelconque;  une 
commandite  entreprend  la  vente  de  l'eau  du  Jourdain  à  un  louis  la  bouteille  j 
on  invente  des  murailles  qui  résistent  à  tous  les  boulets,  après  quoi  on 
invente  des  boulets  qui  détruisent  toutes  les  murailles  j  un  coup  de  canon 
Armstrong  coûte  douze  cents  francs j  Byzance  contemple  Abdul-Azis  j  Rome 
va  à  confesse  5  les  grenouilles,  mises  au  goût  par  la  grue,  demandent  un 
héron;  la  Grèce,  après  Othon,  reveut  un  roi;  le  Mexique,  après  Iturbide, 
reveut  un  empereur;  la  Chine  en  veut  deux,  le  roi  du  Milieu,  tartare,  et  le 
Roi  du  Ciel  (Tien- Wang),  chinois. . .  —  Ô  terre  !  trône  de  la  bêtise  ! 


III 

La  gloire  de  Shakespeare  est  arrivée  en  Angleterre  du  dehors.  Il  y  a  eu 
presque  un  jour  et  une  heure  où  l'on  aurait  pu  assister  à  Douvres  au  débar- 
quement de  cette  renommée. 

Il  a  fallu  trois  cents  ans  pour  que  l'Angleterre  commençât  à  entendre  ces 
deux  mots  que  le  monde  entier  lui  crie  à  l'oreille  :  W^tUiam  Shal^^eare. 

Qu'est-ce  que  l'Angleterre }  c'est  Elisabeth.  Pas  d'incarnation  plus 
complète.  En  admirant  Elisabeth,  l'Angleterre  aime  son  miroir.  Fière  et 
magnanime  avec  des  hypocrisies  étranges,  grande  avec  pédanterie,  hautaine 
avec  habileté,  prude  avec  audace,  ayant  des  favoris,  point  de  maîtres,  chez 
elle  jusque  dans  son  lit,  reine  toute-puissante,  femme  inaccessible,  Elisabeth 
est  vierge  comme  l'Angleterre  est  île.  Comme  l'Angleterre,  elle  s'intitule 
Impératrice  de  la  Mer,  Basika  Maris.  Une  profondeur  redoutable,  où  se 
déchaînent  les  colères  qui  décapitent  Essex  et  les  tempêtes  qui  noient  l'Ar- 
mada, défend  cette  vierge  et  défend  cette  île  de  toute  approche.  L'océan  a 
sous  sa  garde  cette  pudeur.  Un  certain  célibat,  en  effet,  c'est  tout  le  génie  de 
l'Angleterre.  Des  alliances,  soit;  pas  de  mariage.  L'univers  toujours  un  peu 
éconduit.  Vivre  seule,  aller  seule,  régner  seule,  être  seule. 

En  somme,  reine  remarquable  et  admirable  nation. 

Shakespeare,  au  contraire,  est  un  génie  sympathique.  L'insularisme  est  sa 
figure,  non  sa  force.  Il  le  romprait  volontiers.  Un  peu  plus,  Shakespeare 
serait  européen.  Il  aime  et  loue  la  France  ;  il  l'appelle  le  «soldat  de  Dieu». 
En  outre,  chez  cette  nation  prude,  il  est  le  poëte  libre. 

L'Angleterre  a  deux  livres,  un  qu'elle  a  fait,  l'autre  qui  l'a  faite;  Shake- 
speare et  la  Bible.  Ces  deux  livres  ne  vivent  pas  en  bonne  intelligence.  La 
Bible  combat  Shakespeare. 


APRES    LA   MORT.  I99 

Certes,  comme  livre  littéraire,  la  Bible,  vaste  coupe  de  l'orient,  plus  exu- 
bérante encore  en  poésie  que  Shakespeare,  fraterniserait  avec  luij  au  point 
de  vue  social  et  religieux,  elle  l'abhorre.  Shakespeare  pense,  Shakespeare 
songe,  Shakespeare  doute.  Il  y  a  en  lui  de  ce  Montaigne  qu'il  aimait.  Le 
To  be  or  not  to  he  sort  du  ^Que  sais-je  ? 

En  outre  Shakespeare  invente.  Profond  grief.  La  foi  excommunie  l'imagi- 
nation. En  fait  de  fables,  la  foi  est  mauvaise  voisine  et  ne  pourléche  que  les 
siennes.  On  se  souvient  du  bâton  de  Solon  levé  sur  Thespis.  On  se  souvient 
du  brandon  d'Omar  secoué  sur  Alexandrie.  La  situation  est  toujours  la 
même.  Le  fanatisme  moderne  a  hérité  de  ce  bâton  et  de  ce  brandon.  Cela 
est  vrai  en  Espagne ,  et  n'est  pas  faux  en  Angleterre.  J'ai  entendu  un  évêque 
anglican  discuter  sur  Vîliade^  et  tout  condenser  dans  ce  mot  pour  accabler 
Homère  :  Ce  n'elt  po'mt  vrai.  Or  Shakespeare  est  bien  plus  encore  qu'Homère 
«un  menteur». 

Il  y  a  deux  ou  trois  ans,  les  journaux  annoncèrent  qu'un  écrivain  français 
venait  de  vendre  un  roman  quatre  cent  mille  francs.  Cela  fit  rumeur  en 
Angleterre.  Un  journal  conformiste  s'écria  :  Comment  peut-on  vendre  si  cher  un 
mensonge] 

De  plus,  deux  mots,  tout-puissants  en  Angleterre,  se  dressent  contre 
Shakespeare,  et  lui  font  obstacle  :  Improper,  shockjng.  Remarquez  que,  dans 
une  foule  d'occasions,  la  Bible  aussi  est  improper,  et  l'Ecriture  sainte  est 
shocking.  L,3.  Bible,  même  en  français,  et  par  la  rude  bouche  de  Calvin, 
n'hésite  pas  à  dire  :  Tu  as  paillarde ^  Jérmalem.  Ces  crudités  font  partie  de  la 
poésie  aussi  bien  que  de  la  colère,  et  les  prophètes,  ces  poètes  courroucés, 
ne  s'en  gênent  pas.  Us  ont  sans  cesse  les  gros  mots  à  la  bouche.  Mais  l'An- 
gleterre, qui  lit  continuellement  la  Bible,  n'a  pas  l'air  de  s'en  apercevoir. 
Rien  n'égale  la  puissance  de  surdité  volontaire  des  fanatismes.  Veut-on  de 
cette  surdité  un  autre  exemple  .^^  À  l'heure  qu'il  est,  l'orthodoxie  romaine 
n'a  pas  encore  consenti  aux  frères  et  sœurs  de  Jésus-Christ,  quoique  constatés 
par  les  quatre  évangélistes.  Mathieu  a  beau  dire  :  BA;ce  mater  et  fi-atres  ejus 
stahant  forts...  Et  jratres  ejus  Jacobus  et  Joseph  et  Simon  et  Judas.  Et  sorores  ejm, 
nonne  omnes  apud  nos  sunt^  Marc  a  beau  insister  :  Nonne  hic  eB  faber,  filius 
Maria,  frater  Jacobi  et  Joseph  et  Juda  et  Simonis  ?  Nonne  et  sorores  ejus  hic  nobiscum 
sunt  ?  Luc  a  beau  répéter  :  Uenerunt  autem  ad  iUum  mater  et  fratres  ejus.  Jean  a 
beau  recommencer  :  Ipse  et  mater  ejus  et  fratres  ejm...  Neque  enim  jratres  ejm 
credebantin  eum. . .  Ut  autem  ascenderunt  fratres  ejm.  Le  catholicisme  n'entend  pas. 

En  revanche,  pour  Shakespeare,  un  peu  païen,  comme  tom  les  poètes  (Rev. 
John  Wheeler),  le  puritanisme  a  l'ouïe  délicate.  Intolérance  et  inconsé- 
quence sont  sœurs.  D'ailleurs,  quand  il  s'agit  de  proscrire  et  de  damner,  la 
logique  est  de  trop.  Lorsque  Shakespeare,  par  la  bouche  d'Othello,  appelle 


200  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Desdemona  whore^  indignation  générale,  révolte  unanime,  scandale  de  fond 
en  comble,  qu'est-ce  que  c'est  donc  que  ce  Shakespeare?  toutes  les  sectes 
bibliques  se  bouchent  les  oreilles,  sans  songer  qu'Aaron  adresse  exactement 
la  même  épithète  à  Séphora,  femme  de  Moïse.  Il  est  vrai  que  c'est  dans  un 
apocryphe,  la  IJie  de. Moïse.  Mais  les  apocryphes  sont  des  livres  tout  aussi 
authentiques  que  les  canoniques. 

De  là  en  Angleterre,  pour  Shakespeare,  un  fonds  de  froideur  irréductible. 
Ce  qu'Elisabeth  a  été  pour  Shakespeare,  l'Angleterre  l'est  encore.  Nous  le 
craignons  du  moins.  Nous  serions  heureux  d'être  démenti.  Nous  sommes 
pour  la  gloire  de  l'Angleterre  plus  ambitieux  que  l'Angleterre  elle-même. 
Ceci  ne  peut  lui  déplaire. 

L'Angleterre  a  une  bizarre  institution ,  «  le  poëte  lauréat  » ,  laquelle 
constate  les  admirations  officielles  et  un  peu  les  admirations  nationales.  Sous 
Elisabeth,  et  pendant  Shakespeare,  le  poëte  d'Angleterre  se  nommait 
Drummond. 

Certes,  nous  ne  sommes  plus  au  temps  où  l'on  affichait  :  Macbeth,  opéra 
de  Shake^eare,  altéré  par  sir  William  D avenant.  Mais  si  l'on  joue  Macbeth ,  c'est 
devant  peu  de  public.  Kean  et  Macready  y  ont  échoué. 

À  l'heure  qu'il  est,  on  ne  jouerait  Shakespeare  sur  aucun  théâtre  anglais 
sans  effacer  dans  le  texte  le  mot  Dieu  partout  où  il  se  trouve.  En  plein  dix- 
neuvième  siècle,  le  lord  chambellan  pèse  encore  sur  Shakespeare.  En  Angle- 
terre, hors  de  l'église,  le  mot  Dieu  ne  se  dit  pas.  Dans  la  conversation,  on 
remplace  God  par  Goodness  (Bonté).  Dans  les  éditions  ou  dans  les  représenta- 
tions de  Shakespeare,  on  remplace  God  par  Heaven  (le  ciel).  Le  sens  louche, 
le  vers  boite,  peu  importe.  Le  «  Seigneur!  Seigneur!  Seigneur!  [Lord: 
Lord.'  Lord.')))  appel  suprême  de  Desdemona  expirante,  fut  supprimé  par 
ordre  dans  l'édition  Blount  et  Jaggard  de  1623.  On  ne  le  dit  pas  à  la  scène. 
Doux  Jésm  !  serait  un  blasphème  -,  une  dévote  espagnole  sur  le  théâtre  anglais 
est  tenue  de  s'écrier  :  doux  Jupiter!  Exagérons-nous.?  veut-on  la  preuve.'' 
Qu'on  ouvre  Mesure  pour  Mesure.  Il  y  a  là  une  nonne,  Isabelle.  Qui  invoque- 
t-elle  .f*  Jupiter.  Shakespeare  avait  écrit  Jésus'^^l 

Le  ton  d'une  certaine  critique  puritaine  vis-à-vis  de  Shakespeare  s'est,  à 
coup  sûr,  amélioré  i  pourtant  la  convalescence  n'est  pas  complète. 

Il  n'y  a  pas  longues  années  qu'un  économiste  anglais,  homme  d'autorité, 
faisant,  à  côté  des  questions  sociales,  une  excursion  littéraire,  affirmait,  dans 

(^'  Du   reste,   quelques   lords-chambellans  jointes  par  le  nouveau  traducteur  de  Shake- 

qu'il  y  ait,  la  censure  française  est  difficile  à  speare  à  sa  traduction: 
distancer.  Les  religions  sont  diverses,  mais  le 

bigotisme   est  un;  et  tous  ses  spécimens  se  «Jfj-of  /  Jw/»  /  cette  exclamation  de  Shallow 

valent.  Ce  qu'on  va  lire  est  extrait  des  Notes  fut  retranchée  de  l'édition  de  1623,  confor- 


APRES   LA   MORT. 


201 


une  digression  hautaine  et  sans  perdre  un  instant  l'aplomb,  ceci  :  —  Shake- 
speare ne  peut  vivre  parce  qu'il  a  surtout  traité  des  sujets  étrangers  ou  anciens, 
Hamletj  Othello,  Koméo  et  Juliette,  Macbeth,  Lear,  Jules  César,  Coriolan,  Timon 
d'Athènes,  etc.,  etc.j  or  il  n'y  a  de  viable  en  littérature  que  les  choses  d'ob- 
servation immédiate  et  les  ouvrages  faits  sur  des  sujets  contemporains.  — 
Que  dites-vous  de  la  théorie  .^^  Nous  n'en  parlerions  point  si  ce  système 
n'avait  pas  rencontré  des  approbateurs  en  Angleterre  et  des  propagateurs  en 
France.  Outre  Shakespeare,  il  exclut  simplement  de  la  «vie»  littéraire 
SchiUer,  Corneille,  Milton,  Tasse,  Dante,  Virgile,  Euripide,  Sophocle, 
Eschyle  et  Homère.  Il  est  vrai  qu'il  met  dans  une  gloire  Aulu-Gelle  et 
Restif  de  la  Bretonne.  O  critique,  ce  Shakespeare  n'est  pas  viable,  il  n'est 
qu'immortel  ! 

Vers  le  même  temps,  un  autre,  anglais  aussi,  mais  de  l'école  écossaise, 
puritain  de  cette  variété  mécontente  dont  Knox  est  le  chef,  déclarait  la 
poésie  enfantillage,  répudiait  la  beauté  du  style  comme  un  obstacle  interposé 
entre  l'idée  et  le  lecteur,  ne  voyait  dans  le  monologue  d'Hamlet  qu'a  un 
froid  lyrisme»,  et  dans  l'adieu  d'Othello  aux  drapeaux  et  aux  camps  ^i  qu'une 
déclamation»,  assimilait  les  métaphores  des  poètes  aux  enluminures  des 
livres,  bonnes  à  amuser  les  bébés,  et  dédaignait  particulièrement  Shake- 
speare, comme  «barbouillé  d'un  bout  à  l'autre  de  ces  enluminures». 

Pas  plus  tard  qu'au  mois  de  janvier  dernier,  un  spirituel  journal  de 
Londres,  avec  une  ironie  accentuée  d'indignation,  se  demandait  lequel 
est  le  plus  célèbre,  en  Angleterre,  de  Shakespeare  ou  de  «M.  Calcraft,  le 
bourreau»  :  —  «Il  y  a  des  localités  dans  ce  pays  éclairé  où,  si  vous  pro- 
noncez le  nom  de  Shakespeare,  on  vous  répondra  :  Je  ne  sais  pas  quel  peut 


mément  au  statut  qui  interdisait  de  prononcer 
le  nom  de  la  divinité  sur  la  scène.  Chose 
digne  de  remarque,  notre  théâtre  moderne 
a  dû  subir,  sous  les  ciseaux  de  la  censure  des 
Bourbons,  les  mêmes  mutilations  cagotes 
auxquelles  la  censure  des  Stuarts  condamnait 
le  théâtre  de  Shakespeare.  Je  lis  ce  qui  suit 
sur  la  première  page  du  manuscrit  de  Her- 
nani,  que  j'ai  entre  les  mains  : 

«Reçu  au  Théâtre-Français  le  8   octobre 
1829. 

Le  Directeur  de  la  scène, 

«Albertin.» 

«Et  plus  bas,  à  l'encre  rouge  : 

«Vu,  à  la  charge  de  retrancher  le  nom  de 
5ésui  partout  où  il  se  trouve,  et  de  se  con- 


former aux  changements  indiqués  aux  pages 
27,28,  29,  62,  74  et  76- 

Le  ministre 

secrétaire  d'état  au  département 

de  l'intérieur, 

«La  Bourdonnaye.» 

(Tome  XI.  Notes  snr RJebard II  et  Henri IV, 
note  71,  p.  462.) 

Nous  ajoutons  que  dans  le  décor  représen- 
tant Saragosse  (deuxième  acte  de  Hemani)  il 
fut  interdit  de  mettre  aucun  clocher  ni  au- 
cune église,  ce  qui  rendit  la  ressemblance 
difficile,  Saragosse  ayant  au  seizième  siècle 
trois  cent  neuf  églises  et  six  cent  dix-sept 
couvents.  {Note  du  manuscrit.) 


202  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

être  ce  Shakespeare  autour  duquel  vous  faites  tout  ce  bruit,  mais  je  parie 
que  Hammcr  Lane  de  Birmingham  se  battra  avec  lui  pour  cinq  livres.  — 
Mais  on  ne  se  trompe  pas  sur  Calcraft.  »  {Daily  Tele^aph,  13  janvier  1864.) 


IV 


Quoi  qu'il  en  soit,  le  monument  que  l'Angleterre  doit  à  Shakespeare, 
Shakespeare  ne  l'a  point. 

La  France,  disons-le,  n'est  pas,  dans  des  cas  pareils,  plus  rapide.  Une 
autre  gloire,  bien  différente  de  Shakespeare,  mais  non  moins  grande,  Jeanne 
d'Arc,  attend,  elle  aussi,  et  depuis  plus  longtemps  encore ,  un  monument 
national,  un  monument  digne  d'elle. 

Cette  terre  qui  a  été  la  Gaule,  et  où  ont  régné  les  Vellédas,  a,  catho- 
liquement  et  historiquement,  pour  patronnes  deux  figures  augustes,  Marie 
et  Jeanne.  L'une,  sainte,  est  la  Vierge j  l'autre,  héroïque,  est  la  Pucelle. 
Louis  XIII  a  donné  la  France  à  l'une}  l'autre  a  donné  la  France  à  la  France. 
Le  monument  de  la  seconde  ne  doit  pas  être  moins  haut  que  le  monu- 
ment de  la  première.  Il  faut  à  Jeanne  d'Arc  un  trophée  grand  comme 
Notre-Dame.  Quand  l'aura-t-elle  } 

L'Angleterre  a  fait  faillite  à  Shakespeare,  la  France  a  fait  banqueroute  à 
Jeanne  d'Arc. 

Ces  ingratitudes  veulent  être  sévèrement  dénoncées.  Sans  doute  les  aristo- 
craties dirigeantes,  qui  mettent  la  nuit  sur  les  yeux  des  masses,  sont  les 
premières  coupables,  mais,  en  somme,  la  conscience  existe  pour  un  peuple 
comme  pour  un  individu,  l'ignorance  n'est  qu'une  circonstance  atténuante, 
et  quand  ces  dénis  de  justice  durent  des  siècles,  ils  restent  la  faute  des  gou- 
vernements, mais  deviennent  la  faute  des  nations.  Sachons,  dans  l'occasion, 
dire  leur  fait  aux  peuples.  France  et  Angleterre,  vous  avez  tort. 

Flatter  les  peuples  serait  pire  que  flatter  les  rois.  L'un  est  bas,  l'autre  serait 
lâche. 

Allons  plus  loin,  et  puisque  cette  pensée  s'est  présentée  à  nous,  généra- 
lisons-la utilement,  dussions-nous  sortir  un  moment  de  notre  sujet.  Non, 
les  peuples  n'ont  pas  le  droit  de  rejeter  indéfiniment  la  faute  sur  les  gouver- 
nements. L'acceptation  de  l'oppression  par  l'opprimé  finit  par  être  com- 
plicité} la  couardise  est  un  consentement.  Toutes  les  fois  que  la  durée  d'une 
chose  mauvaise  qui  pèse  sur  un  peuple  et  que  ce  peuple  empêcherait  s'il 
voulait,  dépasse  la  quantité  possible  de  patience  d'un  honnête  homme,  il  y 
a  solidarité  appréciable  et  honte  partagée  entre  le  gouvernement  qui  fait  le 


APRES   LA   MORT.  203 

mal  et  le  peuple  qui  le  laisse  faire.  Souffrir  est  vénérable ,  subir  est  mépri- 
sable. Passons. 

Coïncidence  à  noter,  le  négateur  de  Shakespeare,  Voltaire,  est  aussi 
l'insulteur  de  Jeanne  d'Arc,  Mais  qu'est-ce  donc  que  Voltaire?  Voltaire, 
disons-le  avec  joie  et  avec  tristesse,  c'est  l'esprit  français.  Entendons-nous, 
c'est  l'esprit  français  jusqu'à  la  Révolution  exclusivement.  A  partir  de  la 
Révolution,  la  France  grandissant,  l'esprit  français  grandit,  et  tend  à  devenir 
l'esprit  européen.  Il  est  moins  local  et  plus  fraternel,  moins  gaulois  et  plus 
humain.  Il  représente  de  plus  en  plus  Paris,  la  ville  cœur  du  monde.  Quant 
à  Voltaire,  il  demeure  ce  qu'il  est,  l'homme  de  l'avenir,  mais  l'homme  du 
passé j  il  est  une  de  ces  gloires  qui  font  dire  au  penseur  oui  et  nonj  il  a 
contre  lui  ses  deux  sarcasmes ,  Jeanne  d'Arc  et  Shakespeare.  Il  est  puni  par 
où  il  a  raillé. 


V 


Au  fait,  un  monument  à  Shakespeare,  à  quoi  bon-^^  La  statue  qu'il  s'est 
faite  à  lui-même  vaut  mieux,  avec  toute  l'Angleterre  pour  piédestal.  Shake- 
speare n'a  pas  besoin  d'une  pyramide 5  il  a  son  œuvre. 

Que  voulez-vous  que  le  marbre  fasse  pour  lui  ?  Que  peut  donc  le  bronze 
là  où  est  la  gloire .f*  Le  jade  et  l'albâtre  ont  beau  faire,  le  jaspe,  la  serpen- 
tine, le  basalte,  le  porphyre  rouge  comme  aux  Invalides,  le  granit,  Paros 
et  Carrare,  perdent  leur  peine  j  le  génie  est  le  génie  sans  eux.  Quand 
toutes  les  pierres  s'en  mêleraient,  grandiraient-elles  cet  homme  d'une 
coudée  ?  Quelle  voûte  sera  plus  indestructible  que  celle-ci  ;  k  Conte  d'hiver, 
la  Tempête,  les  Joyeuses  Épouses  de  W^mdsor,  les  Deux  Gentilshommes  de  TJérone, 
Jules  César,  Coriolan  ?  Quel  monument  sera  plus  grandiose  que  Lear,  plus 
farouche  que  le  Marchand  de  IJenise,  plus  éblouissant  que  Bornéo  et  Juliette, 
plus  dédaléen  que  Kichard  III?  Quelle  lune  jettera  à  cet  édifice  une  lumière 
plus  mystérieuse  que  le  Songe  d'une  nuit  d'été?  Quelle  capitale,  fût-ce  Londres, 
fera  autour  de  lui  une  rumeur  aussi  gigantesque  que  l'âme  en  tumulte  de 
Macbeth?  Quelle  charpente  de  cèdre  ou  de  chêne  durera  autant  o^ Othello? 
Quel  airain  sera  airain  autant  que  Hamlet?  Aucune  construction  de  chaux, 
de  roche,  de  fer  et  de  ciment  ne  vaut  le  souffle.  Le  profond  souffle  du 
génie  est  la  respiration  de  Dieu  à  travers  l'homme.  Une  tête  où  il  y  a  une 
idée,  voilà  le  sommetj  les  entassements  de  pierre  et  de  brique  font  des 
efforts  inutiles.  Quel  édifice  égale  une  pensée.?  Babel  est  au-dessous  d'Isaïej 
Chéops  est  plus  petite  qu'Homère  j  le  Colisée  est  inférieur  à  Juvénalj  la 
Giralda  de  Séville  est  naine  à  côté  de  Cervantesj  Saint-Pierre  de  Rome  ne 


204  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

va  pas  à  la  cheville  de  Dante.  Comment  vous  y  prendrez-vous  pour  faire 
une  tour  aussi  haute  que  ce  nom  :  Shakespeare  ? 

Ajoutez  donc  quelque  chose  à  un  esprit  ! 

Supposez  un  monument.  Supposez-le  splendidci  supposez-le  sublime.  Un 
arc  de  triomphe,  un  obélisque,  un  cirque  avec  piédestal  au  centre,  une 
cathédrale.  Nul  peuple  n'est  plus  illustre,  plus  noble,  plus  magnifique  et 
plus  magnanime  que  le  peuple  anglais.  Accouplez  ces  deux  idées,  l'Angle- 
terre et  Shakespeare,  et  faites-en  jaillir  un  édifice.  Une  telle  nation  célé- 
brant un  tel  homme,  ce  sera  superbe.  Supposez  le  monument,  supposez 
l'inauguration.  Les  pairs  sont  là,  les  communes  adhèrent,  les  évêques  ofiS- 
cient,  les  princes  font  cortège,  la  reine  assiste.  La  vertueuse  femme  en  qui 
le  peuple  anglais,  royaliste,  comme  on  sait,  voit  et  vénère  sa  personnifi- 
cation actuelle,  cette  digne  mère,  cette  noble  veuve,  vient,  avec  le  respect 
profond  qui  convient,  incliner  la  majesté  matérielle  devant  la  majesté 
idéale3  la  reine  d'Angleterre  salue  Shakespearcj  l'hommage  de  Victoria 
répare  le  dédain  d'Elisabeth.  Quant  à  Elisabeth,  elle  est  probablement  là 
aussi,  sculptée  quelque  part  dans  le  soubassement,  avec  Henri  VIII  son  père 
et  Jacques  I""  son  successeur,  nains  sous  le  poëte.  Le  canon  éclate ,  le  rideau 
tombe,  on  découvre  la  statue  qui  semble  dire  :  Enfin  !  et  qui  a  grandi  dans 
l'ombre  depuis  trois  cents  ans;  trois  siècles,  c'est  la  croissance  d'un  colosse  5 
elle  est  immense.  On  a  utilisé  tous  les  bronzes,  York,  Cumberland,  Pitt  et 
Peels  on  a,  pour  la  composer,  désencombré  les  places  publiques  d'un  tas  de 
cuivres  non  justifiés j  on  a  amalgamé  dans  cette  haute  figure  toutes  sortes 
de  Henris  et  d'Edouards ,  on  y  a  fondu  les  divers  Guillaumes  et  les  nom- 
breux George,  l'Achille  de  Hyde-Park  a  fait  l'orteil}  c'est  beau,  voilà 
Shakespeare  presque  aussi  grand  qu'un  Pharaon  ou  qu'un  Sésostris.  Cloches, 
tambours,  fanfares,  applaudissements,  hurrahs! 

Eh  bien  ? 

Cela  est  honorable  à  l'Angleterre,  indifférent  à  Shakespeare. 

Qu'est-ce  qu'une  salutation  de  la  royauté,  de  l'aristocratie,  de  l'armée, 
et  même  de  la  population  anglaise  encore  ignorante  à  cette  heure  comme 
presque  toutes  les  autres  nations,  qu'est-ce  que  la  salutation  de  tous  ces 
groupes  diversement  éclairés  pour  qui  a  l'acclamation  éternelle,  et  avec 
réflexion ,  de  tous  les  siècles  et  de  tous  les  hommes  !  Quelle  oraison  de 
l'évêque  de  Londres  ou  de  l'archevêque  de  Cantorbery  vaudra  le  cri  d'une 
femme  devant  Desdemona,  d'une  mère  devant  Arthur,  d'une  âme  devant 
Hamlet  ! 

Aussi,  quand  l'insistance  universelle  réclame  de  l'Angleterre  un  mo- 
nument à  Shakespeare,  ce  n'est  pas  pour  Shakespeare,  c'est  pour  l'Angle- 
terre. 


APRES   LA   MORT.  205 

Il  y  a  des  cas  où  le  payement  de  la  dette  importe  plus  au  débiteur  qu'au 
créancier. 

Un  monument  est  exemplaire.  La  haute  tête  d'un  grand  homme  est 
une  clarté.  Les  foules  comme  les  vagues  ont  besoin  de  phares  au-dessus 
d'elles.  11  est  bon  que  le  passant  sache  qu'il  y  a  des  grands  hommes.  On  n'a 
pas  le  temps  de  lire,  on  est  forcé  de  voir.  On  va  par  là,  on  se  heurte  au 
piédestal,  on  est  bien  obligé  de  lever  la  tête  et  de  regarder  un  peu  l'in- 
scription, on  échappe  au  livre,  on  n'échappe  pas  à  la  statue.  Un  jour,  sur 
un  pont  de  Rouen,  devant  la  belle  statue  due  à  David  d'Angers,  un  paysan 
monté  sur  un  âne  me  dit  :  Connaissez-vous  Pierre  Corneille  ?  —  Oui, 
répondis-je.  —  Il  répliqua  :  Et  moi  aussi.  —  Je  repris  :  Et  connaissez- 
vous  U  Cid  ?  —  Non ,  dit-il. 

Corneille,  pour  lui,  c'était  la  statue. 

Ce  commencement  de  connaissance  des  grands  hommes  est  nécessaire  au 
peuple.  Le  monument  provoque  à  connaître  l'homme.  On  désire  apprendre 
à  lire  pour  savoir  ce  que  c'est  que  ce  bronze.  Une  statue  est  un  coup  de 
coude  à  l'ignorance. 

Il  y  a  donc,  à  l'exécution  de  ces  monuments,  utilité  populaire  ainsi 
que  justice  nationale. 

Faire  l'utile  en  même  temps  que  le  juste,  cela  finira,  certes,  par  tenter 
l'Angleterre.  Elle  est  la  débitrice  de  Shakespeare.  Laisser  une  telle  créance 
en  souffrance,  ce  n'est  point  là  une  bonne  attitude  pour  la  fierté  d'un  peuple. 
11  est  moral  que  les  peuples  soient  bons  payeurs  en  fait  de  reconnaissance. 
L'enthousiasme  est  probité.  Quand  un  homme  est  une  gloire  au  front  de  sa 
nation,  la  nation  qui  ne  s'en  aperçoit  pas  étonne  autour  d'elle  le  genre 
humain. 


VI 


L'Angleterre,  fin  qu'il  était  aisé  de  prévoir,  bâtira  un  monument  à  son 
poëte. 

Au  moment  où  nous  achevions  d'écrire  les  pages  qu'on  vient  de  lire,  on 
a  annoncé  à  Londres  la  formation  d'un  comité  pour  la  célébration  solennelle 
du  trois  centième  anniversaire  de  la  naissance  de  Shakespeare.  Ce  Comité 
dédiera  à  Shakespeare,  le  23  avril  1864,  un  monument  et  une  fête  qui 
dépasseront,  nous  n'en  doutons  pas,  l'incomplet  programme  ébauché  par 
nous  tout  à  l'heure.  On  n'épargnera  rien.  L'acte  d'admiration  sera  éclatant. 
On  peut  tout  attendre,  en  fait  de  magnificence,  de  la  nation  qui  a  créé  le 
prodigieux  palais  de  Sydenham,  ce  Versailles  d'un  peuple.  L'initiative  prise 


2o6  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

par  le  comité  entraînera  certainement  les  pouvoirs  publics.  Nous  écartons, 
quant  à  nous,  et  le  comité  écartera,  nous  le  pensons,  toute  idée  d'une  mani- 
festation par  souscription.  Une  souscription,  à  moins  d'être  à  un  sou,  c'est- 
à-dire  ouverte  à  tout  le  peuple,  est  nécessairement  fractionnelle.  Ce  qui  est 
dû  à  Shakespeare,  c'est  une  manifestation  nationale j  un  jour  férié,  une  fête 
publique,  un  monument  populaire,  votés  par  les  chambres  et  inscrits  au 
budget.  L'Angleterre  le  ferait  pour  le  roi.  Or  qu'est-ce  que  le  roi  de  l'An- 
gleterre à  côté  de  l'homme  de  l'Angleterre  ?  Toute  confiance  est  due  au 
comité  du  Jubilé  de  Shakespeare,  comité  composé  de  personnes  hautement 
distinguées  dans  la  presse,  la  pairie,  la  littérature,  le  théâtre  et  l'église.  Des 
hommes  éminents  de  tous  les  pays,  représentants  de  l'intelligence  en  France, 
en  Allemagne,  en  Belgique,  en  Espagne,  en  Italie,  complètent  ce  comité, 
à  tous  les  points  de  vue  excellent  et  compétent.  Un  deuxième  comité, 
formé  à  Stratford-sur-Avon,  seconde  le  comité  de  Londres.  Nous  félicitons 
l'Angleterre. 

Les  peuples  ont  l'oreille  dure  et  la  vie  longue j  ce  qui  fait  que  leur 
surdité  n'a  rien  d'irréparable.  Ils  ont  le  temps  de  se  raviser.  Les  anglais  se 
réveillent  enfin  du  côté  de  leur  gloire.  L'Angleterre  commence  à  épeler  ce 
nom,  Shakespeare,  sur  lequel  l'univers  lui  a  mis  le  doigt. 

En  avril  1664,  il  y  avait  cent  ans  que  Shakespeare  était  né,  l'Angleterre 
était  occupée  à  acclamer  Charles  II,  le  vendeur  de  Dunkerque  à  la  France 
moyennant  deux  cent  cinquante  mille  livres  sterling,  et  à  regarder  blanchir 
sous  la  bise  et  la  pluie  au  gibet  de  Tyburn  quelque  chose  qui  était  un 
squelette  et  qui  avait  été  Cromwell.  En  avril  1764,  il  y  avait  deux  cents 
ans  que  Shakespeare  était  né,  l'Angleterre  contemplait  l'aurore  de  George  III, 
roi  destiné  à  l'imbécillité,  lequel,  à  cette  époque,  dans  des  conciliabules  et 
des  apartés  peu  constitutionnels  avec  les  chefs  tories  et  les  landgraves  alle- 
mands, ébauchait  cette  politique  de  résistance  au  progrès  qui  devait  lutter, 
d'abord  contre  la  liberté  en  Amérique,  puis  contre  la  démocratie  en  France, 
et  qui,  rien  que  sous  le  seul  ministère  du  premier  Pitt,  avait,  dès  1778, 
endetté  l'Angleterre  de  quatrevingts  millions  sterhng.  En  avril  1864,  il  y 
aura  trois  cents  ans  que  Shakespeare  est  né,  l'Angleterre  élève  une  statue  à 
Shakespeare.  C'est  tard,  mais  c'est  bien. 


LIVRE    DEUXIÈME. 


LE   DIX-NEUVIEME   SIECLE. 


I 


Le  dix-neuvième  siècle  ne  relève  que  de  lui-même  j  il  ne  reçoit  l'im- 
pulsion d'aucun  aïeul j  il  est  le  fils  d'une  idée.  Sans  doute,  Isaïe,  Homère, 
Aristote,  Dante,  Shakespeare,  ont  été  ou  peuvent  être  de  grands  points  de 
départ  pour  d'importantes  formations  philosophiques  ou  poétiques}  mais  le 
dix-neuvième  siècle  a  une  mère  auguste,  la  Révolution  française.  Il  a  ce 
sang  énorme  dans  les  veines.  Il  honore  les  génies,  et,  au  besoin,  méconnus, 
il  les  salue,  ignorés,  il  les  constate,  persécutés,  il  les  venge,  insultés,  il  les 
couronne,  détrônés,  il  les  replace  sur  leur  piédestal}  il  les  vénère,  mais  il 
ne  vient  pas  d'eux.  Le  dix-neuvième  siècle  a  pour  famille  lui-même  et  lui 
seul.  Il  est  de  sa  nature  révolutionnaire  de  se  passer  d'ancêtres. 

Etant  génie,  il  fraternise  avec  les  génies.  Quant  à  sa  source,  elle  est  où 
est  la  leut}  hors  de  l'homme.  Les  mystérieuses  gestations  du  progrès  se 
succèdent  selon  une  loi  providentielle.  Le  dix-neuvième  siècle  est  en  enfan- 
tement de  civilisation.  Il  a  un  continent  à  mettre  au  monde.  La  France  a 
porté  ce  siècle,  et  ce  siècle  porte  l'Europe. 

Le  groupe  grec  a  été  la  civilisation,  étroite  et  circonscrite  d'abord  à  la 
feuille  du  mûrier,  à  la  Moréej  puis  la  civilisation,  gagnant  de  proche  en 
proche,  s'est  élargie,  et  a  été  le  groupe  romain}  elle  est  aujourd'hui  le 
groupe  français,  c'est-à-dire  toute  l'Europe,  avec  des  commencements  en 
Amérique,  en  Afrique  et  en  Asie. 

Le  plus  grand  de  ces  commencements  est  une  démocratie,  les  États- 
Unis,  éclosion  aidée  par  la  France  dès  le  siècle  dernier.  La  France,  sublime 
essayeuse  du  progrès,  a  fondé  une  république  en  Amérique  avant  d'en  faire 
une  en  Europe ,  et  vidit  (juod  esset  bonum.  Après  avoir  prêté  à  Washington  cet 
auxiliaire,  Lafayette,  la  France,  rentrant  chez  elle,  a  donné  à  Voltaire 
éperdu  dans  son  tombeau  ce  continuateur  redoutable,  Danton.  En  présence 
du  passé  monstrueux,  lançant  toutes  les  foudres,  exhalant  tous  les  miasmes, 


2o8  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

soufflant  toutes  les  ténèbres,  allongeant  toutes  les  griffes,  horrible  et  terrible, 
le  progrès,  contraint  aux  mêmes  armes,  a  eu  brusquement  cent  bras,  cent 
têtes,  cent  langues  de  flamme,  cent  rugissements.  Le  bien  s'est  fait  hydre. 
C'est  ce  qu'on  nomme  la  Révolution. 

Rien  de  plus  auguste. 

La  Révolution  a  clos  un  siècle  et  commencé  l'autre. 

Un  ébranlement  dans  les  intelligences  prépare  un  bouleversement  dans 
les  faits  j  c'est  le  dix-huitième  siècle.  Après  quoi  la  révolution  politique  faite 
cherche  son  expression,  et  la  révolution  littéraire  et  sociale  s'accomplit. 
C'est  le  dix-neuvième.  Romantisme  et  socialisme,  c'est,  on  l'a  dit  avec 
hostilité,  mais  avec  justesse,  le  même  fait.  Souvent  la  haine,  en  voulant 
injurier,  constate,  et,  autant  qu'il  est  en  elle,  consolide. 

Une  parenthèse.  Ce  mot,  romantisme,  a,  comme  tous  les  mots  de  combat, 
l'avantage  de  résumer  vivement  un  groupe  d'idées,  il  va  vite,  ce  qui  plaît 
dans  la  mêlée j  mais  il  a,  selon  nous,  par  sa  signification  militante,  l'incon- 
vénient de  paraître  borner  le  mouvement  qu'il  représente  à  un  fait  de 
guerre 5  or  ce  mouvement  est  un  fait  d'intelligence,  un  fait  de  civilisation, 
un  fait  d'âme  J  et  c'est  pourquoi  celui  qui  écrit  ces  lignes  n'a  jamais  employé 
les  mots  romantisme  ou  romantique.  On  ne  les  trouvera  acceptés  dans  aucune 
des  pages  de  critique  qu'il  a  pu  avoir  occasion  d'écrire.  S'il  déroge  aujour- 
d'hui à  cette  prudence  de  polémique,  c'est  pour  plus  de  rapidité  et  sous 
toutes  réserves.  La  même  observation  peut  être  faite  au  sujet  du  riiot  socia- 
lisme, lequel  prête  à  tant  d'interprétations  différentes. 

Le  triple  mouvement  littéraire,  philosophique  et  social  du  dix-neuvième 
siècle,  qui  est  un  seul  mouvement,  n'est  autre  chose  que  le  courant  de  la 
révolution  dans  les  idées.  Ce  courant,  après  avoir  entraîné  les  faits,  se  conti- 
nue immense  dans  les  esprits. 

Ce  mot,  93  littéraire,  si  souvent  répété  en  1830  contre  la  littérature 
contemporaine,  n'était  pas  une  insulte  autant  qu'il  voulait  l'être.  Il  était, 
certes,  aussi  injuste  de  l'employer  pour  caractériser  tout  le  mouvement 
littéraire  qu'il  est  inique  de  l'employer  pour  qualifier  toute  la  révolution 
politique}  il  y  a  dans  ces  deux  phénomènes  autre  chose  que  93.  Mais  ce 
mot,  93  littéraire,  avait  cela  de  relativement  exact  qu'il  indiquait,  confusé- 
ment mais  réellement,  l'origine  du  mouvement  littéraire  propre  à  notre 
époque,  tout  en  essayant  de  le  déshonorer.  Ici  encore  la  clairvoyance  de  la 
haine  était  aveugle.  Ses  barbouillages  de  boue  au  front  de  la  vérité  sont 
dorure,  lumière  et  gloire. 

La  Révolution,  tournant  climatérique  de  l'humanité,  se  compose  de  plu- 
sieurs années.  Chacune  de  ces  années  exprime  une  période,  représente  un 
aspect  ou  réalise  un  organe  du  phénomène.  93,  tragique,  est  une  de  ces 


LE   DIX-NEUVIEME   SIECLE.  209 

années  colossales.  Il  faut  quelquefois  aux  bonnes  nouvelles  une  bouche  de 
bronze.  93  est  cette  bouche. 

Ecoutez-en  sortir  l'annonce  énorme.  Inclinez-vous,  et  restez  efEaré,  et 
soyez  attendri.  Dieu  la  première  fois  a  dit  lui-même  fiât  lux,  la  seconde 
fois  il  l'a  fait  dire. 

Par  qui.'' 

Par  93. 

Donc,  nous  hommes  du  dix-neuvième  siècle,  tenons  à  honneur  cette 
injure  :  —  'XJous  êtes  93. 

Mais  qu'on  ne  s'arrête  pas  là.  Nous  sommes  89  aussi  bien  que  93.  La 
Révolution,  toute  la  Révolution,  voilà  la  source  de  la  littérature  du  dix- 
neuvième  siècle. 

Sur  ce,  faites -lui  son  procès,  à  cette  littérature,  ou  son  triomphe,  haïssez- 
la  ou  aimez-la,  selon  la  quantité  d'avenir  que  vous  avez  en  vous,  outragez-la 
ou  saluez-la i  peu  lui  importent  les  animosités  et  les  fureurs!  elle  est  la 
déduction  logique  du  grand  fait  chaotique  et  genésiaque  que  nos  pères  ont 
vu  et  qui  a  donné  un  nouveau  point  de  départ  au  monde.  Qui  est  contre 
ce  fait,  est  contre  ellej  qui  est  pour  ce  fait,  est  pour  elle.  Ce  que  ce  fait 
vaut,  elle  le  vaut.  Les  écrivains  de  réaction  ne  s'y  trompent  pasj  là  où  il  y 
a  de  la  révolution,  patente  ou  latente,  le  flair  catholique  et  royaliste  est 
infaillible  j  ces  lettrés  du  passé  décernent  à  la  littérature  contemporaine  une 
honorable  quantité  de  diatribe  j  leur  aversion  est  de  la  convulsion  ^  un  de 
leurs  journalistes,  qui  est,  je  crois,  évêque,  prononce  le  mot  «poëte»  avec 
le  même  accent  que  le  mot  «  septembriseur  »  j  un  autre,  moins  évêque, 
mais  tout  aussi  en  colère,  écrit  :  h  sens  dans  toute  cette  littérature-la  Marat  et 
Kohe^ierre.  Ce  dernier  écrivain  se  méprend  un  peu  j  il  y  a  dans  «  cette  litté- 
rature-là »  plutôt  Danton  que  Marat. 

Mais  le  fait  est  vrai.  La  démocratie  est  dans  cette  littérature. 

La  Révolution  a  forgé  le  clairon  -,  le  dix-neuvième  siècle  le  sonne. 

Ah!  cette  affirmation  nous  convient,  et,  en  vérité,  nous  ne  reculons  pas 
devant  ellej  avouons  notre  gloire,  nous  sommes  des  révolutionnaires.  Les 
penseurs  de  ce  temps,  les  poètes,  les  écrivains,  les  historiens,  les  orateurs, 
les  philosophes,  tous,  tous,  tous,  dérivent  de  la  Révolution  française.  Ils 
viennent  d'elle,  et  d'elle  seule.  89  a  démoli  la  Bastille  j  93  a  découronné  le 
Louvre.  De  89  est  sortie  la  Délivrance,  et  de  93  la  Victoire.  89  et  935  les 
hommes  du  dix-neuvième  siècle  sortent  de  là.  C'est  là  leur  père  et  leur 
mère.  Ne  leur  cherchez  pas  d'autre  filiation,  d'autre  inspiration,  d'autre 
insufflation,  d'autre  origine.  Ils  sont  les  démocrates  de  l'idée,  successeurs  des 
démocrates  de  l'action.  Ils  sont  les  émancipateurs.  L'idée  Liberté  s'est  pen- 
chée sur  leurs  berceaux.  Ils  ont  tous  sucé  cette  grande  mamelle  j  ils  ont  tous 

PHILOSOPHIE.    U.  14 

mPIIIIIEIllI    IIATtO:iALC. 


210  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

de  ce  lait  dans  les  entrailles,  de  cette  moelle  dans  les  os,  de  cette  sève  dans 
la  volonté,  de  cette  révolte  dans  la  raison,  de  cette  flamme  dans  l'intelli- 
gence. -,    " 

Ceux-là  même  d'entre  eux,  il  y  en  a,  qui  sont  nés  aristocrates,  qui  sont 
arrivés  au  monde  dépaysés  en  quelque  sorte  dans  des  familles  du  passé,  qui 
ont  fatalement  reçu  une  de  ces  éducations  premières  dont  l'eff-ort  stupide 
est  de  contredire  le  progrès,  et  qui  ont  commencé  la  parole  qu'ils  avaient  à 
dire  au  siècle  par  on  ne  sait  quel  bégaiement  royaliste,  ceux-là,  dès  lors, 
dès  leur  enfance,  ils  ne  me  démentiront  pas,  sentaient  le  monstre  sublime 
en  eux.  Ils  avaient  le  bouillonnement  intérieur  du  fait  immense.  Ils  avaient 
au  fond  de  leur  conscience  un  soulèvement  d'idées  mystérieuses 5  l'ébran- 
lement intime  des  fausses  certitudes  leur  troublait  l'âme j  ils  sentaient 
trembler,  tressaillir,  et  peu  à  peu  se  lézarder  leur  sombre  surface  de  monar- 
chisme, de  catholicisme  et  d'aristocratie.  Un  jour,  tout  à  coup,  brusque- 
ment, le  gonflement  du  vrai  a  abouti,  l'éclosion  a  eu  lieu,  l'éruption  s'est 
faite,  la  lumière  les  a  ouverts,  les  a  fait  éclater,  n'est  pas  tombée  sur  eux, 
mais,  plus  beau  prodige,  a  jailli  d'eux  stupéfaits,  et  les  a  éclairés  en  les 
embrasant.  Ils  étaient  cratères  à  leur  insu. 

Ce  phénomène  leur  a  été  reproché  comme  une  trahison.  Ils  passaient  en 
cflét  du  droit  divin  au  droit  humain.  Ils  tournaient  le  dos  à  la  fausse  his- 
toire, à  la  fausse  société,  à  la  fausse  tradition,  au  faux  dogme,  à  la  fausse 
philosophie,  au  faux  jour,  à  la  fausse  vérité.  Le  libre  esprit  qui  s'envole, 
oiseau  appelé  par  l'aurore,  est  désagréable  aux  inteUigences  saturées  d'igno- 
rance et  aux  fœtus  conservés  dans  l'esprit  de  vin.  Qui  voit  offense  les 
aveugles 5  qui  entend  indigne  les  sourds j  qui  marche  insulte  abominable- 
ment les  culs-de-jatte.  Aux  yeux  des  nains,  des  avortons,  des  astèques,  des 
myrmidons  et  des  pygmées,  à  jamais  noués  dans  le  rachitisme,  la  croissance 
est  apostasie. 

Les  écrivains  et  les  poètes  du  dix-neuvième  siècle  ont  cette  admirable 
fortune  de  sortir  d'une  genèse,  d'arriver  après  une  fin  de  monde,  d'accom- 
pagner une  réapparition  de  lumière,  d'être  les  organes  d'un  recommence- 
ment. Ceci  leur  impose  des  devoirs  inconnus  à  leurs  devanciers,  des  devoirs 
de  réformateurs  intentionnels  et  de  civilisateurs  directs.  Ils  ne  continuent 
rienj  ils  refont  tout.  À  temps  nouveaux,  devoirs  nouveaux.  La  fonction 
des  penseurs  aujourd'hui  est  complexe  :  penser  ne  suffit  plus,  il  faut  aimetj 
penser  et  aimer  ne  suffit  plus,  il  faut  agit}  penser,  aimer  et  agir  ne  suffit 
plus,  il  faut  souffrir.  Posez  la  plume,  et  allez  où  vous  entendez  de  la 
mitraille.  Voici  une  barricade j  soyez-en.  Voici  l'exil  j  acceptez.  Voici  l'écha- 
faudj  soit.  Qu'au  besoin  dans  Montesquieu  il  y  ait  John  Brov/n.  Le  Lucrèce 
qu'il  faut  à  ce  siècle  en  travail  doit  contenir  Caton.  Eschyle,  qui  écrivait 


LE   DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  211 

VOrestiCj  avait  pour  frère  Cynégire,  qui  mordait  les  navires  ennemis  j  cela 
suffisait  à  la  Grèce  au  temps  de  Salaminej  cela  ne  suffit  plus  à  la  France 
après  la  Révolution  ;  qu'Eschyle  et  Cynégire  soient  les  deux  frères,  c'est 
peuj  il  faut  qu'ils  soient  le  même  homme.  Tels  sont  les  besoins  actuels  du 
progrès.  Les  serviteurs  des  grandes  choses  urgentes  ne  seront  jamais  assez 
grands.  Rouler  des  idées,  amonceler  des  évidences,  étager  des  principes, 
voilà  le  remuement  formidable.  Mettre  Pélion  sur  Ossa,  labeur  d'enfants  à 
côté  de  cette  besogne  de  géants  :  mettre  le  droit  sur  la  vérité.  Escalader 
cela  ensuite,  et  détrôner  les  usurpations  au  milieu  des  tonnerres j  voilà 
l'œuvre. 

L'avenir  presse.  Demain  ne  peut  pas  attendre.  L'humanité  n'a  pas  une 
minute  à  perdre.  Vite,  vite,  dépêchons,  les  misérables  ont  les  pieds  sur  le 
fer  rouge.  On  a  faim,  on  a  soif,  on  souffre.  Ah  !  maigreur  terrible  du  pauvre 
corps  humain!  le  parasitisme  rit,  le  lierre  verdit  et  pousse,  le  gui  est  floris- 
sant, le  ver  solitaire  est  heureux.  Quelle  épouvante,  la  prospérité  du  ténia! 
Détruire  ce  qui  dévore,  là  est  le  salut.  Votre  vie  a  au  dedans  d'elle  la  mort, 
qui  se  porte  bien.  Il  y  a  trop  d'indigence,  trop  de  dénûment,  trop  d'impu- 
deur, trop  de  nudité,  trop  de  lupanars,  trop  de  bagnes,  trop  de  haillons, 
trop  de  défaillances,  trop  de  crimes,  trop  d'obscurité,  pas  assez  d'écoles, 
trop  de  petits  innocents  en  croissance  pour  le  mal  !  Le  grabat  des  pauvres 
filles  se  couvre  tout  à  coup  de  soie  et  de  dentelles,  et  c'est  là  la  pire  misère  j 
à  côté  du  malheur  il  y  a  le  vice,  l'un  poussant  l'autre.  Une  telle  société 
veut  être  promptement  secourue.  Cherchons  le  mieux.  Allez  tous  à  la 
découverte.  Où  sont  les  terres  promises.'*  La  civilisation  veut  marcherj 
essayons  les  théories,  les  systèmes,  les  améliorations,  les  inventions,  les 
progrès,  jusqu'à  ce  que  chaussure  à  ce  pied  soit  trouvée.  L'essai  ne  coûte 
rien,  ou  coûte  peu.  Essayer  n'est  pas  adopter.  Mais  avant  tout  et  surtout, 
prodiguons  la  lumière.  Tout  assainissement  commence  par  une  large  ouver- 
ture de  fenêtres.  Ouvrons  les  intelligences  toutes  grandes.  Aérons  les  âmes. 

Vite,  vite,  ô  penseurs.  Faites  respirer  le  genre  humain.  Versez  l'espé- 
rance, versez  l'idéal,  faites  le  bien.  Un  pas  après  l'autre,  les  horizons  après 
les  horizons,  une  conquête  après  une  conquête  5  parce  que  vous  avez  donné 
ce  que  vous  avez  annoncé,  ne  vous  croyez  pas  quittes.  Tenir,  c'est  pro- 
mettre. L'aurore  d'aujourd'hui  oblige  le  soleil  pour  demain. 

Que  rien  ne  soit  perdu.  Que  pas  une  force  ne  s'isole.  Tous  à  la  ma- 
nœuvre 1  la  vaste  urgence  est  là.  Plus  d'art  fainéant.  La  poésie  ouvrière  de 
civilisation,  quoi  de  plus  admirable!  Le  rêveur  doit  être  un  pionnier j  la 
strophe  doit  vouloir.  Le  beau  doit  se  mettre  au  service  de  l'honnête.  Je  suis 
le  valet  de  ma  conscience  j  elle  me  sonne,  j'arrive.  Va!  je  vais.  Que  voulez - 
vous  de  moi,  ô  vérité,  seule  majesté  de  ce  monde?  Que  chacun  sente  en 

14. 


212  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

soi  la  hâte  de  bien  faire.  Un  livre  est  quelquefois  un  secours  attendu.  Une 
idée  est  un  baume,  une  parole  est  un  pansement  j  la  poésie  est  un  médecin. 
Que  personne  ne  s'attarde.  La  souffrance  perd  ses  forces  pendant  vos  len- 
teurs. Qu'on  sorte  de  cette  paresse  du  songe.  Laissez  le  kief  aux  turcs.  Qu'on 
prenne  de  la  peine  pour  le  salut  de  tous,  et  qu'on  s'y  précipite,  et  qu'on 
s'y  essouffle.  N'allez-vous  pas  plaindre  vos  enjambées  ?  Rien  d'inutile.  Nulle 
inertie.  Qu'appelez-vous  nature  morte  ?  Tout  vit.  Le  devoir  de  tout  est  de 
vivre.  Marcher,  courir,  voler,  planer,  c'est  la  loi  universelle.  Qu'attendez- 
vous  .^^  qui  vous  arrête?  Ah!  il  y  a  des  heures  où  il  semble  qu'on  voudrait 
entendre  les  pierres  murmurer  contre  la  lenteur  de  l'homme  ! 

Quelquefois  on  s'en  va  dans  les  bois.  A  qui  cela  n'arrive-t-il  pas  d*ctre 
parfois  accablé  ?  On  voit  tant  de  choses  tristes.  L'étape  ne  se  fournit  point, 
les  conséquences  sont  longues  à  venir,  une  génération  est  en  retard,  la 
besogne  du  siècle  languit.  Comment!  tant  de  souffrances  encore!  On  dirait 
qu'on  a  reculé.  Il  y  a  partout  des  augmentations  de  superstition,  de  lâcheté, 
de  surdité,  de  cécité,  d'imbécillité.  La  pénalité  pèse  sur  l'abrutissement. 
Ce  vilain  problème  a  été  posé  ;  faire  avancer  le  bien-être  par  le  recul  du 
droit}  sacrifier  le  côté  supérieur  de  l'homme  au  côté  inférieur j  donner  le 
principe  pour  l'appétit  j  César  se  charge  du  ventre,  je  lui  concède  le  cer- 
veau j  c'est  la  vieille  vente  du  droit  d'aînesse  pour  le  plat  de  lentilles.  Encore 
un  peu,  et  ce  contre-sens  fatal  ferait  faire  fausse  route  à  la  civilisation.  Le 
porc  à  l'engrais,  ce  ne  serait  plus  le  roi,  mais  le  peuple.  Hélas!  ce  laid 
expédient  du  progrès  en  sens  inverse  ne  réussit  même  pas.  Nulle  diminu- 
tion de  malaise.  Depuis  dix  ans,  depuis  vingt  ans,  l'étiage  prostitution, 
l'étiage  mendicité,  l'étiage  crime,  marquent  toujours  le  même  chiffre j  le 
mal  n'a  pas  baissé  d'un  degré.  D'éducation  vraie,  d'éducation  gratuite, 
point.  L'enfant  a  pourtant  besoin  de  savoir  qu'il  est  homme,  et  le  père 
qu'il  est  citoyen.  Où  sont  les  promesses  ?  où  est  l'espérance  ?  Oh  !  la  pauvre 
misérable  humanité!  On  est  tenté  de  crier  au  secours  dans  la  forêtj  on  est 
tenté  de  demander  appui,  concours  et  main-forte  à  cette  grande  nature 
sombre.  Ce  mystérieux  ensemble  de  forces  est-il  donc  indifférent  au  pro- 
grès.? On  supplie,  on  appelle,  on  lève  les  mains  vers  l'ombre.  On  écoute  si 
les  bruits  ne  vont  pas  devenir  des  voix.  Le  devoir  des  sources  et  des  ruisseaux 
serait  de  bégayer  :  En  avant!  on  voudrait  entendre  les  rossignols  chanter 
des  marseillaises. 

Après  tout,  pourtant,  ces  temps  d'arrêt  n'ont  rien  que  de  normal.  Le 
découragement  serait  puéril.  Il  y  a  des  haltes,  des  repos,  des  reprises  d'ha- 
leine dans  la  marche  des  peuples,  comme  il  y  a  des  hivers  dans  la  marche 
des  saisons.  Le  pas  gigantesque,  89,  n'en  est  pas  moins  fait.  Désespérer 
serait  absurde  j  mais  stimuler  est  nécessaire. 


LE  DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  213 

Stimuler,  presser,  gronder,  réveiller,  suggérer,  inspirer,  c'est  cette  fonc- 
tion, remplie  de  toutes  parts  par  les  écrivains,  qui  imprime  à  la  littérature 
de  ce  siècle  un  si  haut  caractère  de  puissance  et  d'originalité.  Rester  fidèle 
à  toutes  les  lois  de  l'art  en  les  combinant  avec  la  loi  du  progrès,  tel  est  le 
problème,  victorieusement  résolu  par  tant  de  nobles  et  fiers  esprits. 

De  là  cette  parole  :  Délivrance,  qui  apparaît  au-dessus  de  tout  dans  la 
lumière,  comme  si  elle  était  écrite  au  front  même  de  l'idéal. 

La  Révolution,  c'est  la  France  sublimée.  Il  s'est  trouvé,  un  jour,  que  la 
France  a  été  dans  la  fournaise  j  les  fournaises  à  de  certaines  martyres 
guerrières  font  pousser  des  ailes,  et  de  ces  flammes  cette  géante  est  sortie 
archange.  Aujourd'hui  pour  toute  la  terre  la  France  s'appelle  Révolution  j  et 
désormais  ce  mot.  Révolution,  sera  le  nom  de  la  civilisation  jusqu'à  ce  qu'il 
soit  remplacé  par  le  mot  Harmonie.  Je  le  répète,  ne  cherchez  pas  ailleurs 
le  point  d'origine  et  le  lieu  de  naissance  de  la  littérature  du  dix-neuvième 
siècle.  Oui,  tous  tant  que  nous  sommes,  grands  et  petits,  puissants  et 
méconnus,  illustres  et  obscurs,  dans  toutes  nos  oeuvres,  bonnes  ou  mau- 
vaises, quelles  qu'elles  soient,  poëmes,  drames,  romans,  histoire,  philoso- 
phie, à  la  tribune  des  assemblées  comme  devant  les  foules  du  théâtre, 
comme  dans  le  recueillement  des  solitudes,  oui,  partout,  oui,  toujours, 
oui,  pour  combattre  les  violences  et  les  impostures,  oui,  pour  réhabiliter  les 
lapidés  et  les  accablés,  oui,  pour  conclure  logiquement  et  marcher  droit, 
oui,  pour  consoler,  pour  secourir,  pour  relever,  pour  encourager,  pour  ensei- 
gner, oui,  pour  panser  en  attendant  qu'on  guérisse,  oui,  pour  transformer 
la  charité  en  fraternité,  l'aumône  en  assistance,  la  fainéantise  en  travail, 
l'oisiveté  en  utilité,  la  centralisation  en  famille,  l'iniquité  en  justice,  le 
bourgeois  en  citoyen,  la  populace  en  peuple,  la  canaille  en  nation,  les 
nations  en  humanité,  la  guerre  en  amour,  le  préjugé  en  examen,  les  fron- 
tières en  soudures,  les  limites  en  ouvertures,  les  ornières  en  rails,  les  sacris- 
ties en  temples,  l'instinct  du  mal  en  volonté  du  bien,  la  vie  en  droit,  les 
rois  en  hommes,  oui,  pour  ôter  des  religions  l'enfer  et  des  sociétés  le 
bagne,  oui,  pour  être  frères  du  misérable,  du  serf,  du  fellah,  du  prolétaire, 
du  déshérité,  de  l'exploité,  du  trahi,  du  vaincu,  du  vendu,  de  l'enchaîné, 
du  sacrifié,  de  la  prostituée,  du  forçat,  de  l'ignorant,  du  sauvage,  de  l'es- 
clave, du  nègre,  du  condamné  et  du  damné,  oui,  nous  sommes  tes  fils. 
Révolution  ! 

Oui,  génies,  oui,  poètes,  philosophes,  historiens,  oui,  géants  de  ce 
grand  art  des  siècles  antérieurs  qui  est  toute  la  lumière  du  passé,  ô  hommes 
éternels,  les  esprits  de  ce  temps  vous  saluent,  mais  ne  vous  suivent  pas 5  ils 
ont  vis-à-vis  de  vous  cette  loi  :  tout  admirer,  ne  rien  imiter.  Leur  fonction 
n'est  plus  la  vôtre.  Ils  ont  affaire  à  la  virilité  du  genre  humain.  L'heure  du 


214  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

changement  d'âge  est  venue.  Nous  assistons,  sous  la  pleine  clarté  de  l'idéal, 
à  la  majestueuse  jonction  du  beau  avec  l'utile.  Aucun  génie  actuel  ou 
possible  ne  vous  dépassera,  vieux  génies,  vous  égaler  est  toute  l'ambition 
permise}  mais,  pour  vous  égaler,  il  faut  pourvoir  ^ux  besoins  de  son  temps 
comme  vous  avez  pourvu  aux  nécessités  du  vôtre.  Les  écrivains  fils  de  la 
Révolution  ont  une  tâche  sainte.  Ô  Homère,  il  faut  que  leur  épopée 
pleure,  ô  Hérodote,  il  faut  que  leur  histoire  proteste,  ô  Juvénal,  il  faut 
que  leur  satire  détrône,  ô  Shakespeare,  il  faut  que  leur  tu  seras  Koi  soit  dit 
au  peuple,  ô  Eschyle,  il  faut  que  leur  Prométhée  foudroie  Jupiter,  ô  Job, 
il  faut  que  leur  fumier  féconde,  ô  Dante,  il  faut  que  leur  enfer  s'éteigne, 
ô  Isaïe,  ta  Babylone  s'écroule,  il  faut  que  la  leur  s'éclaire  !  Ils  font  ce  que 
vous  avez  fait}  ils  contemplent  directement  la  création,  ils  observent  direc- 
tement l'humanité}  ils  n'acceptent  pour  clarté  dirigeante  aucun  rayon 
réfracté,  pas  même  le  vôtre.  Ainsi  que  vous,  ils  ont  pour  seul  point  de 
départ,  en  dehors  d'eux,  l'être  universel,  en  eux,  leur  âme}  ils  ont  pour 
source  de  leur  œuvre  la  source  unique,  celle  d'où  coule  la  nature  et  celle 
d'où  coule  l'art  :  l'infini.  Comme  le  déclarait  il  y  a  quarante  ans  tout  à 
l'heure  ^^^  celui  qui  écrit  ces  lignes  :  ks  poètes  et  les  écrivains  du  dix-neuviane 
siècle  n'ont  ni  maîtres  ni  modèles.  Non,  dans  tout  cet  art  vaste  et  sublime  de 
tous  les  peuples,  dans  toutes  ces  créations  grandioses  de  toutes  les  époques, 
non,  pas  même  toi,  Eschyle,  pas  même  toi,  Dante,  pas  même  toi,  Shake- 
speare, non,  ils  n'ont  ni  modèles  ni  maîtres.  Et  pourquoi  n'ont-ils  ni  maîtres 
ni  modèles.'*  C'est  parce  qu'ils  ont  un  modèle,  l'Homme,  et  parce  qu'ils 
ont  un  maître.  Dieu. 

(')  Préface  de  Cromwell. 


LIVRE   TROISIEME. 

L'HISTOIRE   RÉELLE. 
CHACUN   REMIS   A    SA    PLACE. 


I 

Voici  l'avènement  de  la  constellation  nouvelle. 

Il  est  certain  qu'à  l'heure  où  nous  sommes  ce  qui  a  été  jusqu'à  ce  jour 
l'éclairage  du  genre  humain  pâlit,  et  que  le  vieux  flamboiement  va  dispa- 
raître du  monde. 

Les  hommes  de  force  ont,  depuis  que  la  tradition  humaine  existe,  brillé 
seuls  à  l'empyrée  de  l'histoire.  Ils  étaient  la  suprématie  unique.  Sous  tous 
ces  noms,  rois,  empereurs,  chefs,  capitaines,  princes,  résumés  dans  ce  mot, 
héros,  ce  groupe  d'apocalypse  resplendissait.  Ils  étaient  tout  dégouttants  de 
victoires.  L'épouvante  se  faisait  acclamation  pour  les  saluer.  Ils  traînaient  à 
leur  suite  on  ne  sait  quelle  flamme  en  tumulte.  Ils  apparaissaient  à  l'homme 
dans  un  échevèlement  de  lumière  horrible.  Ils  n'éclairaient  pas  le  ciel;  ils 
l'incendiaient.  On  eût  dit  qu'ils  voulaient  prendre  possession  de  l'infini.  On 
entendait  des  bruits  d'écroulements  dans  leur  gloire.  Une  rougeur  s'y 
mêlait.  Etait-ce  de  la  pourpre .f*  Était-ce  du  sang.f*  Était-ce  de  la  honte.'' 
Leur  lumière  faisait  songer  à  la  face  de  Gain.  Ils  s'entre-haïssaient.  Des 
chocs  fulgurants  allaient  de  l'un  à  l'autre  j  par  moments  ces  énormes  astres 
se  heurtaient  avec  des  ruades  d'éclairs.  Ils  avaient  l'air  furieux.  Leur  rayon- 
nement s'allongeait  en  épées.  Tout  cela  pendait  terrible  au-dessus  de  nous. 

Cette  lueur  tragique  remplit  le  passé.  Aujourd'hui  elle  est  en  pleine 
décroissance. 

II  y  a  déclin  de  la  guerre,  déclin  du  despotisme,  déclin  de  la  théocratie, 
déclin  de  l'esclavage,  déclin  de  l'échafaud.  Le  glaive  diminue,  la  tiare 
s'éteint,  la  couronne  se  simplifie,  la  bataille  extravague,  le  panache  baisse, 
l'usurpation  se  circonscrit,  la  chaîne  s'allège,  le  supplice  se  déconcerte. 
L'antique  voie  de  fait  de  quelques-uns  sur  tous,  nommée  droit  divin, 
touche  à  sa  fin.  La  Légitimité,  la  grâce  de  Dieu,  la  monarchie  phara- 
monde,  les  nations  marquées  à  l'épaule  de  la  fleur  de  lys,  la  possession  des 


2l6  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

peuples  par  le  fait  de  naissance,  la  longue  suite  d'aïeux  donnant  droit  sur 
les  vivants,  ces  choses-là  luttent  encore  sur  quelques  points,  à  Naples,  en 
Prusse,  etc.,  mais  elles  se  débattent  plutôt  qu'elles  ne  luttent;  c'est  de  la 
mort  qui  s'efforce  de  vivre.  Un  bégaiement  qui  demain  sera  la  parole,  et 
après-demain  sera  le  verbe,  sort  des  lèvres  meurtries  du  serf,  du  corvéable, 
du  prolétaire,  du  paria.  Le  bâillon  casse  entre  les  dents  du  genre  humain. 
Le  genre  humain  en  a  assez  de  la  voie  douloureuse,  et  ce  patient  refuse 
d'aller  plus  loin. 

Dès  à  présent  de  certaines  formes  de  despotes  ne  sont  plus  possibles.  Le 
pharaon  est  une  momie,  le  sultan  est  un  fantôme,  le  césar  est  une  contre- 
façon. Ce  stylite  des  colonnes  trajanes  est  ankylosé  sur  son  piédestal;  il  a  sur 
sa  tête  la  fiente  des  aigles  libresj  il  est  néant  plus  que  gloire;  les  bandelettes 
du  sépulcre  attachent  cette  couronne  de  lauriers, 

La  période  des  hommes  de  force  est  terminée.  Ils  ont  été  glorieux,  certes, 
mais  d'une  gloire  fondante.  Ce  genre  de  grands  hommes  est  soluble  au 
progrès.  La  civilisation  oxyde  rapidement  ces  bronzes.  Au  point  de  maturité 
où  la  Révolution  française  a  déjà  amené  la  conscience  universelle,  le  héros 
n'est  plus  héros  sans  dire  pourquoi,  le  capitaine  est  discuté,  le  conquérant 
est  inadmissible.  De  nos  jours  Louis  XIV  envahissant  le  Palatinat  ferait 
l'effet  d'un  voleur.  Dès  le  siècle  dernier,  ces  réalités  commençaient  à  poindre; 
Frédéric  II,  en  présence  de  Voltaire,  se  sentait  et  s'avouait  un  peu  brigand. 
Etre  un  grand  homme  de  la  matière,  être  pompeusement  violent,  régner 
par  la  dragonne  et  la  cocarde,  forger  le  droit  sur  la  force,  marteler  la  justice 
et  la  vérité  à  coups  de  faits  accomplis,  faire  des  brutalités  de  génie,  c'est 
être  grand,  si  vous  voulez,  mais  c'est  une  grosse  manière  d'être  grand. 
Gloires  tambourinées  qu'un  haussement  d'épaules  accueille  Les  héros  sonores 
ont  jusqu'à  ce  jour  assourdi  la  raison  humaine.  Ce  majestueux  tapage  com- 
mence à  la  fatiguer.  Elle  se  bouche  les  yeux  et  les  oreilles  devant  ces  tueries 
autorisées  qu'on  nomme  batailles.  Les  sublimes  égorgeurs  d'hommes  ont 
fait  leur  temps.  C'est  dans  un  certain  oubli  relatif  désormais  qu'ils  seront 
illustres  et  augustes.  L'humanité,  grandie,  demande  à  se  passer  d'eux.  La 
chair  à  canon  pense.  Elle  se  ravise,  et  la  voici  qui  perd  l'admiration  d'être 
canonnée. 

Quelques  chiffres  chemin  faisant  ne  sauraient  nuire. 

Toute  la  tragédie  fait  partie  de  notre  sujet.  Il  n'y  a  pas  que  la  tragédie 
des  poètes  ;  il  y  a  la  tragédie  des  politiques  et  des  hommes  d'état.  Veut-on 
savoir  à  combien  revient  celle-là.'* 

Les  héros  ont  un  ennemi;  cet  ennemi  s'appelle  les  finances.  Longtemps 
on  a  ignoré  le  prix  d'achat  de  ce  genre  de  gloire.  Il  y  avait,  pour  dissimuler 
le  total,  de  bonnes  petites  cheminées  comme  ccUes  où  Louis  XIV  a  brûlé 


L'HISTOIRE   REELLE.  217 

les  comptes  de  Versailles.  Ce  jour -là  il  sortait  du  tuyau  de  poêle  royal  pour 
un  milliard  de  fumée.  Les  peuples  ne  regardaient  même  pas.  Aujourd'hui 
les  peuples  ont  une  grande  vertu,  ils  sont  avares.  Ils  savent  que  prodigalité 
est  mère  d'abaissement.  Ils  comptent.  Ils  apprennent  la  tenue  des  livres  en 
partie  double.  La  gloire  guerrière  a  désormais  son  doit  et  avoir.  Ceci  la 
rend  impossible. 

Le  plus  grand  guerrier  des  temps  modernes,  ce  n'est  point  Napoléon, 
c'est  Pitt.  Napoléon  faisait  la  guerre,  Pitt  la  créait.  Toutes  les  guerres  de  la 
révolution  et  de  l'empire,  c'est  Pitt  qui  les  a  voulues.  Elles  sortent  de  lui. 
Ôtez  Pitt  et  mettez  Fox,  plus  de  raison  d'être  à  cette  exorbitante  bataille 
de  vingt-trois  ans.  Plus  de  coalition.  Pitt  a  été  l'âme  de  la  coalition,  et,  lui 
mort,  son  âme  est  restée  dans  la  guerre  universelle.  Ce  que  Pitt  a  coûté  à 
l'Angleterre  et  au  monde,  le  voici.  Nous  ajoutons  ce  bas-relief  à  son  pié- 
destal. 

Premièrement,  la  dépense  en  hommes.  De  1791  à  1814,  la  France  seule, 
luttant  contre  l'Europe  coalisée  par  l'Angleterre,  la  France,  contrainte  et 
forcée,  a  dépensé  en  boucheries  pour  la  gloire  militaire,  et  aussi,  ajoutons- 
le  pour  la  défense  du  territoire,  cinq  millions  d'hommes,  c'est  à-dire  six 
cents  hommes  par  jour.  L'Europe,  en  y  comprenant  le  chiffre  de  la  France, 
a  dépensé  seize  millions  six  cent  miUe  hommes,  c'est-à-dire  deux  mille 
morts  par  jour  pendant  vingt-trois  ans. 

Deuxièmement,  la  dépense  en  argent.  Nous  n'avons  malheureusement 
de  chiffre  authentique  que  le  chiffre  de  l'Angleterre.  De  1791  à  1814,  l'An- 
gleterre, pour  faire  terrasser  la  France  par  l'Europe,  s'est  endettée  de  vingt 
milliards  trois  cent  seize  millions  quatre  cent  soixante  mille  cinquante-trois 
francs.  Divisez  ce  chiffre  par  le  chiffre  des  hommes  tués,  à  raison  de  deux 
mille  par  jour  pendant  vingt-trois  années,  vous  arrivez  à  ce  résultat  que 
chaque  cadavre  étendu  sur  le  champ  de  bataille  a  coûté  à  l'Angleterre  seule 
douze  cent  cinquante  francs. 

Ajoutez  le  chiffre  de  l'Europe i  chiffre  inconnu,  mais  énorme. 

Avec  ces  dix-sept  millions  d'hommes  morts,  on  eût  fait  le  peuplement 
européen  de  l'Australie.  Avec  les  vingt  milliards  anglais  dépensés  en  coups 
de  canon,  on  eût  changé  la  face  de  la  terre,  ébauché  partout  la  civili- 
sation, et  supprimé  dans  le  monde  entier  l'ignorance  et  la  misère. 

L'Angleterre  paye  vingt-quatre  milliards  les  deux  statues  de  Pitt  et  de 
"Wellington. 

C'est  beau  d'avoir  des  héros,  mais  c'est  un  grand  luxe.  Les  poètes  coûtent 
moins  cher. 


2l8  WILLIAM    SHAKESPEARE. 


II 


Le  congé  du  guerrier  est  signé.  C'est  de  la  splendeur  dans  le  lointain. 
Le  grand  Nemrod,  le  grand  Cyrus,  le  grand  Sennachérib,  le  grand  Sésos- 
tris,  le  grand  Alexandre,  le  grand  Pyrrhus,  le  grand  Annibal,  le  grand 
César,  le  grand  Timour,  le  grand  Gustave,  le  grand  Louis,  le  grand  Fré- 
déric, d'autres  Grands  encore,  tout  cela  s'en  va. 

On  se  tromperait  si  l'on  croyait  que  nous  rejetons  purement  et  sim- 
plement ces  hommes.  A  nos  yeux  cinq  ou  six  de  ceux  que  nous  venons  de 
nommer  sont  légitimement  illustres;  ils  ont  même  mêlé  quelque  chose  de 
bon  à  leur  ravage,  leur  total  définitif  embarrasse  l'équité  absolue  du  penseur, 
et  ils  pèsent  presque  du  même  poids  dans  la  balance  du  nuisible  et  de 
l'utile. 

D'autres  n'ont  été  que  nuisibles.  Us  sont  nombreux,  innombrables  même, 
car  les  maîtres  du  monde  sont  une  foule. 

Le  penseur,  c'est  le  peseur.  La  clémence  lui  convient.  Disons-le  donc, 
ces  autres-là  qui  n'ont  fait  que  le  mal  ont  une  circonstance  atténuante, 
l'imbécillité. 

Ils  ont  une  autre  excuse  encore  :  l'état  cérébral  du  genre  humain  lui- 
même  au  moment  où  ils  apparaissent;  le  milieu  ambiant  des  faits,  modi- 
fiables, mais  encombrants. 

Les  tyrans  ne  sont  pas  les  hommes,  ce  sont  les  choses.  Les  tyrans  s'ap- 
pellent la  frontière,  l'ornière,  la  routine,  la  cécité  sous  forme  de  fanatisme, 
la  surdité  et  la  mutité  sous  forme  de  diversité  des  langues,  la  querelle  sous 
forme  de  diversité  des  poids,  mesures  et  monnaies,  la  haine,  résultante 
de  la  querelle,  la  guerre,  résultante  de  la  haine.  Tous  ces  tyrans  s'appellent 
d'un  seul  nom  :  Séparation.  La  Division  d'où  sort  le  Règne,  c'est  là  le 
despote  à  l'état  abstrait. 

Même  les  tyrans  de  chair  sont  des  choses.  Caligula  est  bien  plus  un  fait 
qu'un  homme.  Il  résulte  plus  qu'il  n'existe.  Le  proscripteur  romain,  dic- 
tateur ou  césar,  interdit  au  vaincu  le  feu  et  l'eau,  c'est-à-dire  le  met  hors  de 
la  vie.  Une  journée  de  Gela,  c'est  vingt  mille  proscrits,  une  journée  de 
Tibère,  trente  mille,  une  journée  de  Sylla,  soixante-dix  mille.  Un  soir 
Vitellius  malade  voit  une  maison  pleine  de  lumière;  on  se  réjouit  là.  Me 
croit-on  mort.''  dit  Vitellius.  C'est  Junius  Blesus  qui  soupe  chez  Tuscus 
Cxcina;  l'empereur  envoie  à  ces  buveurs  une  coupe  de  poison;  afin  qu'ils 
sentent  par  cette  fin  sinistre  d'une  nuit  trop  gaie  que  Vitellius   est  vivant. 


L'HISTOIRE   RÉELLE.  219 

Keddendam  pro  intempeltiva  licentia  mœBam  et  funebrem  noHem  qua  sentiat  vtvere 
Uitellium  et  imperare.  Othon  et  ce  Vitellius  échangent  des  envois  d'assassins. 
Sous  les  césars,  c'est  prodige  de  mourir  dans  son  lit.  Pison,  à  qui  cela 
arrive^  est  noté  pour  cette  bizarrerie.  Le  jardin  de  Valerius  Asiaticus  plaît 
à  l'empereur,  le  visage  de  Statilius  déplaît  à  l'impératrice  :  crimes  d'état  $ 
on  étrangle  Valerius  parce  qu'il  a  un  jardin,  et  Statilius  parce  qu'il  a  un 
visage.  Basile  II,  empereur  d'Orient,  fait  prisonniers  quinze  mille  bulgares} 
il  les  partage  par  bandes  de  cent  auxquels  il  fait  crever  les  yeux,  à  l'ex- 
ception d'un,  chargé  de  conduire  ces  quatre  vingt-dix-neuf  aveugles.  Il 
renvoie  ensuite  en  Bulgarie  toute  cette  armée  sans  yeux.  L'histoire  qualifie 
ainsi  Basile  II:  «Il  aima  trop  la  gloire»  (Delandine).  Paul  de  Russie  émet 
cet  axiome  :  «Il  n'y  a  d'homme  puissant  que  celui  à  qui  l'empereur  parle, 
et  sa  puissance  dure  autant  que  la  parole  qu'il  entend  » .  Philippe  V  d'Es- 
pagne, si  férocement  calme  aux  autodafés,  s'épouvante  à  l'idée  de  changer 
de  chemise,  et  reste  six  mois  au  lit  sans  se  laver  et  sans  se  couper  les  ongles, 
de  peur  d'être  empoisonné  par  les  ciseaux,  ou  par  l'eau  de  la  cuvette,  ou 
par  sa  chemise,  ou  par  ses  souliers.  Ivan,  aïeul  de  Paul,  fait  mettre  une 
femme  à  la  torture  avant  de  la  faire  coucher  dans  son  lit,  fait  pendre  une 
mariée  et  met  le  mari  en  sentinelle  à  côté  pour  empêcher  qu'on  ne  coupe 
la  corde,  fait  tuer  le  père  par  le  fils,  invente  de  scier  les  hommes  en  deux 
avec  un  cordeau,  brûle  lui-même  Bariatinsky  à  petit  feu,  et,  pendant  que 
le  patient  hurle,  rapproche  les  tisons  avec  le  bout  de  son  bâton.  Pierre,  en 
fait  d'excellence,  aspire  à  celle  de  bourreau  j  il  s'exerce  à  couper  les  têtes  j 
il  n'en  coupe  d'abord  par  jour  que  cinqj  c'est  peu,  mais,  s'appliquant,  il 
arrive  à  en  couper  vingt-cinq.  C'est  un  talent  pour  un  czar  d'arracher  un 
sein  à  une  femme  d'un  coup  de  knout.  Qu'est-ce  que  tous  ces  monstres  ? 
Des  symptômes.  Des  furoncles  en  éruption  j  du  pus  qui  sort  d'un  corps 
malade.  Ils  ne  sont  guère  plus  responsables  que  le  total  d'une  addition  n'est 
responsable  des  chiffres.  Basile,  Ivan,  Philippe,  Paul,  etc.,  etc.,  sont  le 
produit  de  la  vaste  stupidité  environnante.  Le  clergé  grec,  par  exemple, 
ayant  cette  maxime  :  «  Qui  pourrait  nous  faire  juges  de  ceux  qui  sont  nos 
maîtres.?»  il  est  tout  simple  qu'un  czar,  ce  même  Ivan,  couse  un  archevêque 
dans  une  peau  d'ours  et  le  fasse  manger  par  des  chiens.  Le  czar  s'amuse, 
c'est  juste.  Sous  Néron,  le  frère  dont  on  a  tué  le  frère  va  au  temple  rendre 
grâce  aux  dieux  $  sous  Ivan,  un  boyard  empalé  emploie  son  agonie,  qui 
dure  vingt-quatre  heures,  à  dire  :  0  Dieu  !  protège  le  czar.  La  princesse 
Sanguzko  est  en  larmes  j  elle  présente,  prosternée,  une  supplique  à  Nicolas  j 
elle  demande  grâce  pour  son  mari,  elle  conjure  le  maître  d'épargner  à 
Sanguzko  (polonais  coupable  d'aimer  la  Pologne)  l'épouvantable  voyage  de 
Sibérie }  Nicolas,  muet,  écoute,  prend  la  supplique,  et  écrit  au  bas  :  A.  pied. 


220  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Puis  Nicolas  sort  dans  les  rues,  et  la  foule  se  précipite  sur  sa  botte  pour  la 
baiser.  Qu'avez-vous  à  dire?  Nicolas  est  un  aliéné,  la  foule  est  une  brute. 
Du  khan  dérive  le  knez,  du  knez  le  tzar,  du  tzar,  le  czar.  Série  de  phéno- 
mènes plutôt  que  filiation  d'hommes.  Qu'après  cet  Ivan,  vous  ayez  ce 
Pierre,  après  ce  Pierre  ce  Nicolas,  après  ce  Nicolas  cet  Alexandre,  quoi  de 
plus  logique.''  Vous  le  voulez  tous  un  peu.  Les  suppliciés  consentent  au 
supplice.  «Ce  czar,  moitié  pourri,  moitié  gelé»,  comme  dit  madame  de 
Staël,  vous  l'avez  fait  vous-même.  Etre  un  peuple,  être  une  force,  et  voir 
ces  choses,  c'est  les  trouver  bonnes.  Etre  là,  c'est  adhérer.  Qui  assiste  au 
crime  assiste  le  crime.  La  présence  inerte  est  une  abjection  encourageante. 

Ajoutons  qu'une  corruption  préalable  a  commencé  la  complicité  même 
avant  que  le  crime  soit  commis.  Une  certaine  fermentation  putride  des 
bassesses  préexistantes  engendre  l'oppresseur. 

Le  loup  est  le  fait  de  la  forêt.  Il  est  le  fruit  farouche  de  la  solitude  sans 
défense.  Réunissez  et  groupez  le  silence,  l'obscurité,  la  victoire  facile, 
l'infetuation  monstrueuse,  la  proie  offerte  de  toutes  parts,  le  meurtre  en  sécu- 
rité, la  connivence  de  l'entourage,  la  faiblesse,  le  désarmement,  l'abandon, 
l'isolementj  du  point  d'intersection  de  ces  choses  jaillit  la  bête  féroce.  Un 
ensemble  ténébreux  dont  les  cris  ne  sont  point  entendus  produit  le  tigre. 
Un  tigre  est  un  aveuglement  affamé  et  armé.  Est-ce  un  être?  À  peine.  La 
griffe  de  l'animal  n'en  sait  pas  plus  long  que  l'épine  du  végétal.  Le  fait 
fatal  engendre  l'organisme  inconscient.  En  tant  xjue  persorinalité,  et  en 
dehors  de  l'assassinat  pour  vivre,  le  tigre  n'est  pas.  Mourawieff  se  trompe 
s'il  croit  être  quelqu'un. 

Les  hommes  méchants  viennent  des  choses  mauvaises.  Donc  corrigeons 
les  choses. 

Et  ici  nous  revenons  à  notre  point  de  départ.  Circonstance  atténuante  du 
despotisme  :  l'idiotisme. 

Cette  circonstance  atténuante,  nous  venons  de  la  plaider. 

Les  despotes  idiots,  multitude,  sont  la  populace  de  la  pourpre 3  mais 
au-dessus  d'eux,  en  dehors  d'eux,  à  l'incommensurable  distance  qui  sépare 
ce  qui  rayonne  de  ce  qui  croupit,  il  y  a  les  despotes  génies. 

Il  y  a  les  capitaines,  les  conquérants,  les  puissants  de  la  guerre,  les  civili- 
sateurs de  la  force,  les  laboureurs  du  glaive. 

Ceux-là,  nous  les  avons  rappelés  tout  à  l'heure j  les  vraiment  grands 
parmi  eux  se  nomment  Cyrus,  Sésostris,  Alexandre,  Annibal,  César,  Char- 
lemagne.  Napoléon,  et,  dans  la  mesure  que  nous  avons  dite,  nous  les 
admirons. 

Mais  nous   les  admirons  à  condition  de  disparition. 

Place  à  de  meilleurs  !  Place  à  de  plus  grands  ! 


L'HISTOIRE   REELLE.  221 

Ces  plus  grands,  ces  meilleurs,  sont-ils  nouveaux?  Non.  Leur  série  est 
aussi  ancienne  que  l'autre  $  plus  ancienne  peut-être,  car  l'idée  a  précédé 
l'acte,  et  le  penseur  est  antérieur  au  batailleur;  mais  leur  place  était  prise, 
prise  violemment.  Cette  usurpation  va  cesser,  leur  heure  arrive  enfin,  leur 
prédominance  éclate,  la  civilisation,  revenue  à  l'éblouissement  vrai,  les 
reconnaît  pour  ses  seuls  fondateurs;  leur  série  s'illumine  et  éclipse  le  reste; 
comme  par  le  passé,  l'avenir  leur  appartient;  et  désormais  ce  sont  eux  que 
Dieu  continuera. 


III 


Que  l'histoire  soit  à  refaire,  cela  est  évident.  Elle  a  été  presque  toujours 
écrite  jusqu'à  présent  au  point  de  vue  misérable  du  fait;  il  est  temps  de 
l'écrire  au  point  de  vue  du  principe. 

Et  ce,  à  peine  de  nullité. 

Les  gestes  royaux,  les  tapages  guerriers,  les  couronnements,  mariages, 
baptêmes  et  deuils  princiers,  les  supplices  et  fêtes,  les  beautés  d'un  seul 
écrasant  tous,  le  triomphe  d'être  né  roi,  les  prouesses  de  l'épée  et  de  la 
hache,  les  grands  empires,  les  gros  impôts,  les  tours  que  joue  le  hasard  au 
hasard,  l'univers  ayant  pour  loi  les  aventures  de  la  première  tête  venue, 
pourvu  qu'elle  soit  couronnée;  la  destinée  d'un  siècle  changée  par  le  coup 
de  lance  d'un  étourdi  à  travers  le  crâne  d'un  imbécile;  la  majestueuse  fistule 
à  l'anus  de  "Louis  XIV;  les  graves  paroles  de  l'empereur  Mathias  moribond 
à  son  médecin  essayant  une  dernière  fois  de  lui  tâter  le  pouls  sous  sa  cou- 
verture et  se  trompant  :  erras,  amice,  hoc  elt  memhrum  noHrum  impériale  sacro- 
cœsareum;  la  danse  aux  castagnettes  du  cardinal  de  Richelieu  déguisé  en 
berger  devant  la  reine  de  France  dans  la  petite  maison  de  la  rue  de  Gaillon; 
Hildebrand  complété  par  Cisneros;  les  petits  chiens  de  Henri  III,  les  divers 
Potemkins  de  Catherine  II,  OrloflF  ici,  Godoy  là,  etc.,  une  grande  tragédie 
avec  une  petite  intrigue;  telle  était  l'histoire  jusqu'à  nos  jours,  n'allant  que 
du  trône  à  l'autel,  prêtant  une  oreille  à  Dangeau  et  l'autre  à  dom  Calmet, 
béate  et  non  sévère,  ne  comprenant  pas  les  vrais  passages  d'un  âge  à  l'autre, 
incapable  de  distinguer  les  crises  climatériques  de  la  civilisation,  et  faisant 
monter  le  genre  humain  par  des  échelons  de  dates  niaises,  docte  en  puéri- 
lités, ignorante  du  droit,  de  la  justice  et  de  la  vérité,  et  beaucoup  plus 
modelée  sur  Le  Ragois  que  sur  Tacite. 

Tellement  que,  de  nos  jours,  Tacite  a  été  l'objet  d'un  réquisitoire. 

Tacite,  du  reste,  ne  nous  lassons  point  d'y  insister,  est,  comme  Juvénal, 
comme   Suétone   et   comme  Lampride,  l'objet   d'une   haine   spéciale   et 


111  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

méritée.  Le  jour  où,  dans  les  collèges,  les  professeurs  de  rhétorique  mettront 
Ju vénal  au-dessus  de  Virgile  et  Tacite  au-dessus  de  Bossuet,  c'est  que,  la 
veille,  le  genre  humain  aura  été  délivré 5  c'est  que  toutes  les  formes  de 
l'oppression  auront  disparu,  depuis  le  négrier  jusqu'au  pharisien,  depuis  la 
case  où  l'esclave  pleure  jusqu'à  la  chapelle  où  l'eunuque  chante.  Le  cardinal 
Du  Perron,  qui  recevait  pour  Henri  IV  les  coups  de  bâton  du  pape,  avait 
la  bonté  de  dire  :  h  méprise  Tacite. 

Jusqu'à  l'époque  où  nous  sommes,  l'histoire  a  fait  sa  cour. 

La  double  identification  du  roi  avec  la  nation  et  du  roi  avec  Dieu,  c'est 
là  le  travail  de  l'histoire  courtisane.  La  grâce  de  Dieu  procrée  le  droit  divin. 
Louis  XIV  dit  :  L'état,  ceH  moi.  Madame  Du  Barry,  plagiaire  de  Louis  XIV, 
appelle  Louis  XV  la  Trame,  et  le  mot  pompeusement  hautain  du  grand  roi 
asiatique  de  Versailles  aboutit  à  :  La  France,  ton  café f. . .  le  camp. 

Bossuet  écrit  sans  sourciller,  tout  en  palliant  les  faits  çà  et  là,  la  légende 
effroyable  de  ces  vieux  trônes  antiques  couverts  de  crimes,  et,  appliquant 
à  la  surface  des  choses  sa  vague  déclamation  théocratique ,  il  se  satisfait  par 
cette  formule  :  Dieu  tient  dans  sa  main  le  cœur  des  rois.  Cela  n'est  pas,  pour 
deux  raisons  :  Dieu  n'a  pas  de  main ,  et  les  rois  n'ont  pas  de  cœur. 

Nous  ne  parlons,  cela  va  sans  dire,  que  des  rois  d'Assyrie. 

L'histoire,  cette  vieille  histoire-là,  est  bonne  personne  pour  les  princes. 
Elle  ferme  les  yeux  quand  une  altesse  lui  dit  :  Histoire,  ne  regarde  pas.  Elle 
a,  imperturbablement,  avec  un  front  de  fille  publique,  nié  l'aifreux  casque 
brise-crâne  à  pointe  intérieure  destiné  par  l'archiduc  d'Autriche  à  l'avoyer 
GundoldingeUi  aujourd'hui,  cet  engin  est  pendu  à  un  clou  dans  l'hôtel  de 
ville  de  Lucerne.  Tout  le  monde  peut  l'aller  voirj  l'histoire  le  nie  encore. 
Moréri  appelle  la  Saint-Barthélémy  un  «désordre».  Chaudon,  autre  bio- 
graphe, caractérise  ainsi  l'auteur  du  mot  à  Louis  XV  cité  plus  haut  :  «une 
dame  de  la  cour,  madame  Du  Barry».  L'histoire  accepte  pour  attaque  d'apo- 
plexie le  matelas  sous  lequel  Jean  II  d'Angleterre  étouffe  à  Calais  le  duc  de 
Glocester.  Pourquoi  à  l'Escurial,  dans  sa  bière,  la  tête  de  l'infant  don  Carlos 
est-elle  séparée  du  tronc?  Philippe  II,  le  père,  répond  :  C'est  que,  l'infant 
étant  mort  de  sa  belle  mort,  le  cercueil  préparé  ne  s'est  point  trouvé  assez 
long,  et  l'on  a  dû  couper  la  tête.  L'histoire  croit  avec  douceur  à  ce  cercueil 
trop  petit.  Mais  que  le  père  ait  fait  décapiter  son  fils,  fi  donc!  11  n'y  a  que 
les  démagogues  pour  dire  de  ces  choses-là. 

La  naïveté  de  l'histoire  glorifiant  le  fait,  quel  qu'il  soit,  et  si  impie  qu'il 
soit,  n'éclate  nulle  part  mieux  que  dans  Cantemir  et  Karamsin,  l'un  l'his- 
torien turc,  l'autre  l'historien  russe.  Le  fait  ottoman  et  le  fait  moscovite 
offrent,  lorsqu'on  les  confronte  et  qu'on  les  compare,  l'identité  tartare. 
Moscou  n'est  pas  moins  sinistrement  asiatique  que  Stamboul.  Ivan  est  sur 


L'HISTOIRE   REELLE.  223 

l'une  comme  Mustapha  sur  l'autre.  La  nuance  est  imperceptible  entre  ce 
christianisme  et  ce  mahométisme.  Le  pope  est  frère  de  l'uléma,  le  boyard 
du  pacha,  le  knout  du  cordon,  et  le  mougik  du  muet.  Il  y  a  pour  les 
passants  des  rues  peu  de  différence  entre  Sélim  qui  les  perce  de  flèches  et 
Basile  qui  lâche  sur  eux  des  ours.  Cantemir,  homme  du  midi,  ancien  hos- 
podar  moldave,  longtemps  sujet  turc,  sent,  quoique  passé  aux  russes,  qu'il 
ne  déplaît  point  au  czar  Pierre  en  déifiant  le  despotisme,  et  il  prosterne  ses 
métaphores  devant  les  sultansj  ce  plat  ventre  est  oriental,  et  quelque  peu 
occidental  aussi.  Les  sultans  sont  divins j  leur  cimeterre  est  sacré,  leur  poi- 
gnard est  sublime,  leurs  exterminations  sont  magnanimes,  leurs  parricides 
sont  bons.  Ils  se  nomment  cléments  comme  les  furies  se  nomment  eumé- 
nides.  Le  sang  qu'ils  versent  fume  dans  Cantemir  avec  une  odeur  d'encens , 
et  le  vaste  assassinat  qui  est  leur  règne  s'épanouit  en  gloire.  Ils  massacrent  le 
peuple  dans  l'intérêt  public.  Quand  je  ne  sais  plus  quel  padischah.  Tigre  IV 
ou  Tigre  VI,  fait  étrangler  l'un  après  l'autre  ses  dix-neuf  petits  frères  courant 
effarés  autour  de  la  chambre,  l'historien  né  turc  déclare  que  «c'était  là 
exécuter  sagement  la  loi  de  l'empire».  L'historien  russe  Karamsin  n'est  pas 
moins  tendre  au  tzar  que  Cantemir  au  sultan.  Pourtant,  disons-le,  près  de 
Cantemir  la  ferveur  de  Karamsin  est  tiédeur.  Ainsi  Pierre,  tuant  son  fils 
Alexis,  est  glorifié  pas  Karamsin,  mais  du  ton  dont  on  excuse.  Ce  n'est 
point  l'acceptation  pure  et  simple  de  Cantemir.  Cantemir  est  mieux  age- 
nouillé. L'historien  russe  admire  seulement,  tandis  que  l'historien  turc 
adore.  Nulle  flamme  dans  Karamsin,  point  de  verve,  un  enthousiasme 
engourdi,  des  apothéoses  grisâtres,  une  bonne  volonté  frappée  de  congé- 
lation, des  caresses  qui  ont  l'onglée.  C'est  mal  flatté.  Evidemment  le  climat 
y  est  pour  quelque  chose.  Karamsin  est  un  Cantemir  qui  a  froid. 

Ainsi  est  faite  l'histoire  jusqu'à  ce  jour  dominante;  eUe  va  de  Bossuet  à 
Karamsin  en  passant  par  l'abbé  Pluche.  Cette  histoire  a  pour  principe 
l'obéissance.  A  qui  doit-on  l'obéissance?  Au  succès.  Les  héros  sont  bien 
traités,  mais  les  rois  sont  préférés.  Régner,  c'est  réussir  chaque  matin.  Un 
roi  a  le  lendemain.  Il  est  solvable.  Un  héros  peut  mal  finir,  cela  s'est  vu. 
Alors  ce  n'est  plus  qu'un  usurpateur.  Devant  cette  histoire,  le  génie  lui- 
même,  fût-il  la  plus  haute  expression  de  la  force  servie  par  l'intelligence, 
est  tenu  au  succès  continu.  S'il  bronche,  le  ridicule;  s'il  tombe,  l'insulte. 
Après  Marengo,  vous  êtes  héros  de  l'Europe,  homme  providentiel,  oint 
du  seigneurj  après  Austerlitz,  Napoléon  le  Grandj  après  "Waterloo,  ogre  de 
Corse.  Le  pape  a  oint  un  ogre. 

Pourtant,  impartial,  et  en  considération  des  services  rendus,  Loriquet 
vous  fait  marquis. 

L'homme  de  nos  jours  qui  a  le  mieux  exécuté  cette  gamme  surprenante 


224  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

de  Héros  de  l'Europe  à  Ogre  de  Corse,  c'est  Fontanes,  choisi  pendant  tant 
d'années  pour  cultiver,  développer  et  diriger  le  sens  moral  de  la  jeunesse. 

La  légitimité,  le  droit  divin,  la  négation  du  suffrage  universel,  le  trône 
fief,  les  peuples  majorât  dérivent  de  cette  histoire.  Le  bourreau  en  est. 
Joseph  de  Maistre  l'ajoute,  divinement,  au  roi.  En  Angleterre,  ce  genre 
d'histoire  s'appelle  l'histoire  «loyale».  L'aristocratie  anglaise,  qui  a  parfois 
de  ces  bonnes  idées-là,  a  imaginé  de  donner  à  une  opinion  politique  le 
nom  d'une  vertu.  Jnlîrumentum  regni.  En  Angleterre,  être  royaliste,  c'est  être 
loyal.  Un  démocrate  est  déloyal.  C'est  une  variété  du  malhonnête  homme. 
Cet  homme  croit  au  peuple,  shame!  Il  voudrait  le  vote  universel,  c'est  un 
chartistej  êtes-vous  sûr  de  sa  probité?  Voici  un  républicain  qui  passe,  prenez 
garde  à  vos  poches.  Cela  est  ingénieux.  Tout  le  monde  a  plus  d'esprit  que 
Voltaire j  l'aristocratie  anglaise  a  plus  d'esprit  que  Machiavel. 

Le  roi  paye,  le  peuple  ne  paye  point.  Voilà  à  peu  près  tout  le  secret  de 
ce  genre  d'histoire.  Elle  a,  elle  aussi,  son  tarif  d'indulgences. 

Honneur  et  profit  se  partagenti  l'honneur  au  maître,  le  profit  à  l'his- 
torien. Procope  est  préfet,  et,  qui  plus  est,  et  par  décret,  illustre  (cela  ne 
l'empêche  pas  de  trahir  )i  Bossuet  est  évêque,  Fleury  est  prieur  prélat  d'Ar- 
genteuil,  Karamsin  est  sénateur,  Cantemir  est  prince.  L'admirable,  c'est 
d'être  payé  successivement  par  Pour  et  par  Contre,  et,  comme  Fontanes, 
d'être  fait  sénateur  par  l'idolâtrie  et  pair  de  France  par  le  crachat  sur  l'idole. 

Que  se  passe-t-il  au  Louvre  ?  que  se  passe-t-il  au  Vatican  .?  que  se  passe-t-il 
au  Sérail?  que  se  passe-t-il  au  Buen  Retiro?  que  se  passe-t-il  à  Windsor? 
que  se  passe-t-il  à  Schœnbrûnn?  que  se  passe-t-il  à  Potsdam?  que  se  passe-t-il 
au  Kremlin?  que  se  passe-t-il  à  Oranienbaum?  Pas  d'autre  question.  Il  n'y 
a  rien  d'intéressant  pour  le  genre  humain  hors  de  ces  dix  ou  douze  maisons, 
dont  l'histoire  est  la  portière. 

Rien  n'est  petit  de  la  guerre,  du  guerrier,  du  prince,  du  trône,  de  la 
cour.  Qui  n'est  pas  né  doué  de  puérilité  grave  ne  saurait  être  historien. 
Une  question  d'étiquette,  une  chasse,  un  gala,  un  grand  lever,  un  cor- 
tège, le  triomphe  de  Maximilien,  la  quantité  de  carrosses  qu'avaient  les 
dames  suivant  le  roi  au  camp  devant  Mons,  la  nécessité  d'avoir  des  vices 
conformes  aux  défauts  de  sa  majesté,  les  horloges  de  Charles-Quint,  les 
serrures  de  Louis  XVI,  le  bouillon  refusé  par  Louis  XV  à  son  sacre,  annonce 
d'un  bon  roij  et  comme  quoi  le  prince  de  Galles  siège  à  la  chambre  des 
lords,  non  en  qualité  de  prince  de  Galles,  mais  en  qualité  de  duc  de  Cor- 
nouaillesj  et  comme  quoi  Auguste  l'ivrogne  a  nommé  sous-échanson  de  la 
couronne  le  prince  Lubomirsky,  qui  est  staroste  de  Kasimirowj  et  comme 
quoi  Charles  d'Espagne  a  donné  le  commandement  de  l'armée  de  Cata- 
logne à  Pimentel,  parce  que  les  Pimentel  ont  la  grandesse  de  Bena vente 


L'HISTOIRE   RÉELLE.  225: 

depuis  13085  et  comme  quoi  Frédéric  de  Brandebourg  a  octroyé  un  fief 
de  quarante  mille  écus  à  un  piqueur  qui  lui  a  fait  tuer  un  beau  cerfj  et 
comme  quoi  Louis  Antoine,  grand-maître  de  l'ordre  tcutonique  et 
prince  palatin,  mourut  à  Liège  du  déplaisir  de  n'avoir  pu  s'en  faire  élire 
évêquej  et  comme  quoi  la  princesse  Borghèse,  douairière  de  la  Miran- 
dole  et  de  maison  papale,  épousa  le  prince  de  CeUamare,  fils  du  duc  de 
Giovenazzoj  et  comme  quoi  milord  Seaton,  qui  est  Montgomery,  a  suivi 
Jacques  II  en  France;  et  comme  quoi  l'empereur  a  ordonné  au  duc  de 
Mantoue,  qui  est  feudataire  de  l'empire,  de  chasser  de  sa  cour  le  marquis 
Amoratij  et  comme  quoi  il  y  a  toujours  deux  cardinaux  Barberins  vivantsj 
etc.,  etc.,  tout  cela  est  grosse  afïiire.  Un  nez  retroussé  est  historique.  Deux 
petits  prés  contigus  à  la  vieille  Marche  et  au  duché  de  Zell,  ayant  quasi 
brouillé  l'Angleterre  et  la  Prusse,  sont  mémorables.  Et  en  efïet  l'habileté 
des  gouvernants  et  l'apathie  des  obéissants  ont  arrangé  et  emmêlé  les  choses 
de  telle  sorte  que  toutes  ces  formes  du  néant  princier  tiennent  de  la  place 
dans  la  destinée  humaine,  et  que  la  paix  et  la  guerre,  la  mise  en  marche 
des  armées  et  des  flottes,  le  recul  ou  le  progrès  de  la  civilisation,  dépendent 
de  la  tasse  de  thé  de  la  reine  Anne  ou  du  chasse-mouches  du  dey  d'Alger. 

L'histoire  marche  derrière  ces  niaiseries,  les  enregistrant. 

Sachant  tant  de  choses,  il  est  tout  simple  qu'elle  en  ignore  quelques-unes. 
Si  vous  êtes  curieux  au  point  de  lui  demander  comment  s'appelait  le  mar- 
chand anglais  qui  le  premier  en  1602  est  entré  en  Chine  par  le  nord,  et 
l'ouvrier  verrier  qui  le  premier  en  1663  a  établi  en  France  une  manufacture 
de  cristal,  et  le  bourgeois  qui  a  fait  prévaloir  aux  états  généraux  de  Tours 
sous  Charles  VIII  le  fécond  principe  de  la  magistrature  élective,  adroi- 
tement raturé  depuis,  et  le  pilote  qui  en  1405  a  découvert  les  îles  Canaries, 
et  le  luthier  byzantin  qui,  au  huitième  siècle,  a  inventé  l'orgue  et  a  donné 
à  la  musique  sa  plus  grande  voix,  et  le  maçon  campanien  qui  a  inventé 
l'horloge  en  plaçant  à  Rome  sur  le  temple  de  Quirinus  le  premier  cadran 
solaire,  et  le  pontonnier  romain  qui  a  inventé  le  pavage  des  viUes  par  la 
construction  de  la  voie  Appienne  l'an  312  avant  l'ère  chrétienne,  et  le 
charpentier  égyptien  qui  a  imaginé  la  queue  d'aronde  trouvée  sous  l'obé- 
lisque de  Louqsor  et  l'une  des  clefs  de  l'architecture,  et  le  gardeur  de 
chèvres  chaldéen  qui  a  fondé  l'astronomie  par  l'observation  des  signes  du 
zodiaque,  point  de  départ  d'Anaximène,  et  le  calfat  corinthien  qui,  neuf 
ans  avant  la  première  olympiade,  a  calculé  la  puissance  du  triple  levier,  et 
imaginé  la  trirème,  et  créé  un  remorqueur  antérieur  de  deux  mille  six  cents 
ans  au  bateau  à  vapeur,  et  le  laboureur  macédonien  qui  a  découvert  la  pre- 
mière mine  d'or  dans  le  mont  Pangée,  l'histoire  ne  sait  que  vous  dire.  Ces 
gens-là  lui  sont  inconnus. 

PHILOSOPHIE.    —    II.  IJ 

mriUlICUI    ■ATIOXILB. 


226  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Qu'est  cela?  un  laboureur,  un  calfet,  un  chevrier,  un  charpentier,  un 
pontonnier,  un  maçon,  un  luthier,  un  matelot,  un  bourgeois,  et  un  mar- 
chand ?  L'histoire  ne  s'encanaille  pas. 

Il  y  a  à  Nuremberg,  près  de  l'Egidien  Platz,  dans  une  chambre  au  deu- 
xième étage  d'une  maison  qui  fait  face  à  l'église  Saint-Gilles,  sur  un  trépied 
de  fer,  une  petite  boule  de  bois  de  vingt  pouces  de  diamètre,  revêtue  d'un 
vélin  noirâtre  bariolé  de  lignes  autrefois  rouges,  jaunes  et  vertes.  C'est  un 
globe  où  est  ébauché  un  à  peu  près  de  la  terre  au  quinzième  siècle.  Sur  ce 
globe  est  vaguement  indiquée,  au  vingt-quatrième  degré  de  latitude,  sous 
le  signe  de  l'Écrevisse,  une  espèce  d'île  nommée  A.ntilia,  qui  fixa  un  jour 
l'attention  de  deux  hommesj  l'un,  qui  avait  construit  le  globe  et  dessiné 
Antilia,  montra  cette  île  à  l'autre,  posa  le  doigt  dessus,  et  lui  dit  :  C'est  là. 
L'homme  qui  regardait  s'appelait  Christophe  Colomb,  l'homme  qui  disait  : 
ceH  là,  se  nommait  Martin  Behaim.  Antilia,  c'est  l'Amérique.  L'histoire 
parle  de  Fernand  Cortez  qui  a  ravagé  l'Amérique,  mais  non  de  Martin 
Behaim  qui  l'a  devinée. 

Qu'un  homme  ait  «taillé  en  pièces»  les  hommes,  qu'il  lésait  «passés  au 
fil  de  l'épée»,  qu'il  leur  ait  «fait  mordre  la  poussière»,  horribles  locutions 
devenues  hideusement  banales,  cherchez  dans  l'histoire  le  nom  de  cet 
homme,  quel  qu'il  soit,  vous  l'y  trouverez.  Cherchez-y  le  nom  de  l'homme 
qui  a  inventé  la  boussole,  vous  ne  l'y  trouverez  pas. 

En  1747,  en  plein  dix-huitième  siècle,  sous  le  regard  même  des  philo- 
sophes, les  batailles  de  Raucoux  et  de  Lawfeld,  le  siège  du  Sas-de-Gand  et 
la  prise  de  Bcrg-op-Zoom  éclipsent  et  effacent  cette  découverte  sublime  qui 
aujourd'hui  est  en  train  de  modifier  le  monde,  l'électricité. 

Voltaire  lui-même,  aux  environs  de  cette  année-là,  célèbre  éperdument 
on  ne  sait  quel  exploit  de  Trajan  (lisez  Louis  XV). 

Une  certaine  bêtise  publique  se  dégage  de  cette  histoire.  Cette  histoire 
est  superposée  presque  partout  à  l'éducation.  Si  vous  en  doutez,  voyez, 
entre  autres,  les  publications  de  la  librairie  Périsse  frères,  destinées  par  leur 
rédaction,  dit  une  parenthèse,  aux  écoles  primaires. 

Un  prince  qui  se  donne  un  nom  d'animal,  cela  nous  fait  rire.  Nous 
raillons  l'empereur  de  la  Chine  qui  se  fait  appeler  sa  majdU  le  dragon,  et 
nous  disons  avec  calme  monseigneur  le  dauphin. 

Domesticité.  L'historien  n'est  plus  que  le  maître  des  cérémonies  des 
siècles.  Dans  la  cour  modèle  de  Louis  le  Grand,  il  y  a  les  quatre  historiens 
comme  il  y  a  les  quatre  violons  de  la  chambre.  Lulli  mène  les  uns,  Boileau 
les  autres. 

Dans  ce  vieux  mode  d'histoire,  le  seul  autorisé  jusqu'en  1789,  et  classique 
dans  toute  l'acception  du  mot,  les  meilleurs  narrateurs,  même  les  honnêtes. 


L'HISTOIRE   RÉELLE.  227 

il  y  en  a  peu,  même  ceux  qui  se  croient  libres,  restent  machinalement  en 
discipline,  remmaillent  la  tradition  à  la  tradition,  subissent  l'habitude  prise, 
reçoivent  le  mot  d'ordre  dans  l'antichambre,  acceptent,  pêle-mêle  avec  la 
foule,  la  divinité  bête  des  grossiers  personnages  du  premier  plan,  rois, 
«potentats»,  «pontifes»,  soldats,  achèvent,  tout  en  se  croyant  historiens, 
d'user  les  livrées  des  historiographes,  et  sont  laquais  sans  le  savoir. 

Cette  histoire-là,  on  l'enseigne,  on  l'impose,  on  la  commande  et  on  la 
recommande,  toutes  les  jeunes  intelligences  en  sont  plus  ou  moins  infil- 
trées j  la  marque  leur  en  reste,  leur  pensée  en  souffre  et  ne  s'en  relève  que 
difficilement,  on  la  fait  apprendre  par  cœur  aux  écoliers,  et  moi  qui  parle, 
enfant,  j'ai  été  sa  victime. 

Dans  cette  histoire  il  y  a  tout,  excepté  l'histoire.  Etalages  de  princes,  de 
«monarques»,  et  de  capitaines5  du  peuple,  des  lois,  des  mœurs,  peu  de 
choses  <ies  lettres,  des  arts,  des  sciences,  de  la  philosophie,  du  mouvement 
de  la  pensée  universelle,  en  un  mot,  de  l'homme,  rien.  La  civilisation  date 
par  règnes  et  non  par  progrès.  Un  roi  quelconque  est  une  étape.  Les  vrais 
relais,  les  relais  des  grands  hommes,  ne  sont  nulle  part  indiqués.  On  explique 
comment  François  II  succède  à  Henri  II,  Charles  IX  à  François  II  et 
Henri  III  à  Charles  IX;  mais  personne  n'enseigne  comment  Watt  succède 
à  Papin  et  Fulton  à  Watt 5  derrière  le  lourd  décor  des  hérédités  royales,  la 
mystérieuse  dynastie  des  génies  est  à  peine  entrevue.  Le  lampion  qui  fume 
sur  la  façade  opaque  des  avènements  royaux  cache  la  réverbération  sidérale 
que  jettent  sur  les  siècles  les  créateurs  de  civilisation.  Pas  un  historien  de 
cette  série  ne  montre  du  doigt  la  divine  filiation  des  prodiges  humains, 
cette  logique  appliquée  de  la  Providence  j  pas  un  ne  fait  voir  comment  le 
progrès  engendre  le  progrès.  Que  Philippe  IV  vienne  après  Philippe  III  et 
Charles  II  après  Philippe  IV,  ce  serait  une  honte  de  l'ignorerj  que  Descartes 
continue  Bacon  et  que  Kant  continue  Descartes,  que  Las  Casas  continue 
Colomb,  que  Washington  continue  Las  Casas,  et  que  John  Brown  con- 
tinue et  rectifie  Washington,  que  Jean  Huss  continue  Pelage,  que  Luther 
continue  Jean  Huss,  et  que  Voltaire  continue  Luther,  c'est  presque  un 
scandale  de  le  savoir. 


IV 

H  est  temps  que  cela  change. 

Il  est  temps  que  les  hommes  de  l'action  prennent  leur  place  derrière  et 
les  hommes  de  l'idée  devant.  Le  sommet,  c'est  la  tête.  Où  est  la  pensée,  li 
est  la  puissance.  Il  est  temps  que  les  génies  passent  devant  les  héros.  Il  est 


228  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

temps  de  rendre  à  César  ce  qui  est  à  César  et  au  livre  ce  qui  est  au  livre. 
Tel  poëme,  tel  drame,  tel  roman,  fait  plus  de  besogne  que  toutes  les  cours 
d'Europe  réunies.  Il  est  temps  que  l'histoire  se  proportionne  à  la  réalité, 
qu'elle  donne  à  chaque  influence  sa  mesure  constatée,  et  qu'elle  cesse  de 
mettre  aux  époques  faites  à  l'image  des  poètes  et  des  philosophes  des 
masques  de  rois.  À  qui  est  ie  dix-huitième  siècle  ?  À  Louis  XV,  ou  à 
Voltaire  ?  Confrontez  Versailles  à  Ferney,  et  voyez  duquel  de  ces  deux 
points  la  civilisation  découle. 

Un  siècle  est  une  formule  j  une  époque  est  une  pensée  exprimée.  Après 
quoi,  la  civilisation  passe  à  une  autre.  La  civilisation  a  des  phrases.  Ces 
phrases  sont  les  siècles.  Elle  ne  dit  pas  ici  ce  qu'elle  dit  là.  Mais  ces  phrases 
mystérieuses  s'enchaînent  $  la  logique  —  le  logos  —  est  dedans,  et  leur 
série  constitue  le  progrès.  Toutes  ces  phrases,  expression  d'une  idée  unique, 
l'idée  divine,  écrivent  lentement  le  mot  Fraternité. 

Toute  clarté  est  quelque  part  condensée  en  une  flamme  j  de  même  toute 
époque  est  condensée  en  un  homme.  L'homme  expiré,  l'époque  est  close. 
Dieu  tourne  la  page.  Dante  mort,  c'est  le  point  mis  à  la  fin  du  treizième 
siècle}  Jean  Huss  peut  venir.  Shakespeare  mort,  c'est  le  point  mis  à  la  fin  du 
seizième  siècle.  Après  ce  poëte,  qui  contient  et  résume  toute  la  philosophie, 
les  philosophes,  Pascal,  Descartes,  Molière,  Le  Sage,  Montesquieu,  Rous- 
seau, Diderot,  Beaumarchais,  peuvent  venir.  Voltaire  mort,  c'est  le  point 
mis  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle.  La  Révolution  française,  liquidation  de 
la  première  forme  sociale  du  christianisme,  peut  venir. 

Ces  diverses  périodes,  que  nous  nommons  époques,  ont  toute  leur  domi- 
nante. Quelle  est  cette  dominante  ?  Est-ce  une  tête  qui  porte  une  cou- 
ronne.»* Est-ce  une  tête  qui  porte  une  pensée?  Est-ce  une  aristocratie.'* 
Est-ce  une  idée  ?  Rendez-vous-en  compte.  Voyez  où  est  la  puissance.  Pesez 
François  I"  au  poids  de  Gargantua.  Mettez  toute  la  chevalerie  en  équilibre 
avec  Don ^^uichotte. 

Chacun  à  sa  place  donc.  Volte-face,  et  voyons  maintenant  les  vrais  siècles. 
Au  premier  rang,  les  esprits j  au  deuxième,  au  troisième,  au  vingtième,  les 
soldats  et  les  princes.  Dans  l'ombre  le  guerroyeur,  et  reprise  de  possession 
du  piédestal  par  le  penseur.  Otez  de  là  Alexandre  et  mettez-y  Aristote. 
Chose  étrange  que  jusqu'à  ce  jour  l'humanité  ait  eu  une  manière  de  lire 
l'Iliade  qui  eifaçait  Homère  sous  Achille  ! 

Je  le  répète,  il  est  temps  que  cela  change.  Du  reste,  le  branle  est  donné. 
Déjà  de  nobles  esprits  sont  à  l'œuvre j  l'histoire  future  approche}  quelques 
magnifiques  remaniements  partiels  en  sont  comme  le  spécimen}  une  refonte 
générale  est  imminente.  Jid  mum  populi.  L'histoire  vraie  se  fera.  Elle  est 
commencée. 


L'HISTOIRE   REELLE.  229 

On  refrappera  les  effigies.  Ce  qui  était  le  revers  deviendra  la  médaille, 
et  ce  qui  était  la  médaille  deviendra  le  revers.  Urbain  VIII  sera  l'envers  de 
Galilée. 

Le  vrai  profil  du  genre  humain  reparaîtra  sur  les  différentes  épreuves  de 
civilisation  qu'offre  la  série  des  siècles. 

L'effigie  historique ,  ce  ne  sera  plus  l'homme  roi,  ce  sera  l'homme  peuple. 

Sans  doute,  et  l'on  ne  nous  reprochera  point  de  n'y  pas  insister,  l'his- 
toire réelle  et  véridique,  en  indiquant  les  sources  de  civilisation  là  où  elles 
sont,  ne  méconnaîtra  pas  la  quantité  appréciable  d'utilité  des  porte-sceptres 
et  des  porte-glaives  à  un  moment  donné  et  en  présence  d'un  état  spécial  de 
l'humanité.  De  certaines  prises  de  corps  à  corps  exigent  de  la  ressemblance 
entre  les  deux  combattants  j  à  la  sauvagerie  il  faut  quelquefois  la  barbarie. 
Les  cas  de  progrès  violent  existent.  César  est  bon  en  Cimmérie,  et  Alexandre 
en  Asie.  Mais  à  Alexandre  et  à  César,  le  second  rang  suffit. 

L'histoire  véridique,  l'histoire  vraie,  l'histoire  définitive,  désormais 
chargée  de  l'éducation  du  royal  enfant  qui  est  le  peuple,  rejettera  toute 
fiction,  manquera  de  complaisance,  classera  logiquement  les  phénomènes, 
démêlera  les  causes  profondes ,  étudiera  philosophiquement  et  scientifi- 
quement les  commotions  successives  de  l'humanité,  et  tiendra  moins 
compte  des  grands  coups  de  sabre  que  des  grands  coups  d'idée.  Les  faits 
de  lumière  passeront  les  premiers.  Pythagore  sera  un  plus  grand  événement 
que  Sésostris.  Nous  venons  de  le  dire,  les  héros,  hommes  crépusculaires, 
sont  relativement  lumineux  dans  les  ténèbres  $  mais  qu'est-ce  qu'un  con- 
quérant près  d'un  sage.f*  Qu'est  l'invasion  des  royaumes  comparée  à  l'ou- 
verture des  intelligences.?  Les  gagneurs  d'esprits  effacent  les  gagneurs  de 
provinces.  Celui  par  qui  l'on  pense,  voilà  le  vrai  conquérant.  Dans  l'his- 
toire future,  l'esclave  Ésope  et  l'esclave  Plante  auront  le  pas  sur  les  rois,  et 
tel  vagabond  pèsera  plus  que  tel  victorieux,  et  tel  comédien  pèsera  plus  que 
tel  empereur.  Sans  doute,  pour  rendre  ce  que  nous  disons  ici  sensible  par  les 
feits,  il  est  utile  qu'un  homme  puissant  ait  marqué  le  temps  d'arrêt  entre 
l'écroulement  du  monde  latin  et  l'éclosion  du  monde  gothique  j  il  est  utile 
qu'un  autre  homme  puissant,  venant  après  le  premier,  comme  l'habileté 
après  l'audace,  ait  ébauché  sous  forme  de  monarchie  catholique  le  futur 
groupe  universel  des  nations,  et  les  salutaires  empiétements  de  l'Europe  sur 
l'Afrique,  l'Asie  et  l'Amérique}  mais  il  est  plus  utile  encore  d'avoir  fait  la 
Divine  Comédie  et  Hamiet)  aucune  mauvaise  action  n'est  mêlée  à  ces  chefs- 
d'œuvre  j  il  n'y  a  point  là,  à  porter  à  la  charge  du  civilisateur,  un  passif  de 
peuples  écrasés,  et,  étant  donnée,  comme  résultante,  l'augmentation  de 
l'esprit  humain,  Dante  importe  plus  que  Charlemagne,  et  Shakespeare 
importe  plus  que  Charles-Quint. 


230  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Dans  l'histoire,  telle  qu'elle  se  fera  sur  le  patron  du  vrai  absolu,  cette 
intelligence  quelconque,  cet  être  inconscient  et  vulgaire,  le  Non  pluribm 
impar,  le  sultan-soleil  de  Marly,  n'est  plus  que  le  préparateur  presque  ma- 
chinal de  l'abri  dont  a  besoin  le  penseur  déguisé  en  histrion  et  du  milieu 
d'idées  et  d'hommes  qu'il  faut  à  la  philosophie  d'Alceste,  et  Louis  XIV  fait 
le  lit  de  Molière. 

Ces  renversements  de  rôle  mettront  dans  leur  jour  vrai  les  personnages} 
l'optique  historique,  renouvelée,  rajustera  l'ensemble  de  la  civilisation, 
chaos  encore  aujourd'hui  j  la  perspective,  cette  justice  faite  par  la  géométrie , 
s'emparera  du  passé,  faisant  avancer  tel  plan,  faisant  reculer  tel  autre; 
chacun  reprendra  sa  stature  réelle j  les  coiffures  de  tiares  et  de  couronnes 
n'ajouteront  aux  nains  qu'un  ridicule  j  les  agenouillements  stupides  s'éva- 
nouiront. De  ces  redressements  jaillira  le  droit. 

Ce  grand  juge,  nous  autres,  Nous  Tous,  ayant  désormais  pour  mètre  la 
notion  claire  de  ce  qui  est  absolu  et  de  ce  qui  est  relatif,  les  défalcations  et 
les  restitutions  se  feront  d'elles-mêmes.  Le  sens  moral  inné  en  l'homme 
saura  où  se  prendre.  Il  ne  sera  plus  réduit  à  se  faire  des  questions  de  ce 
genre  :  Pourquoi,  à  la  même  minute,  vénère-t-on  dans  Louis  XV,  en  bloc 
avec  le  reste  de  la  royauté,  l'acte  pour  lequel  on  brûle  Deschauffours  en 
place  de  Grève  ?  La  qualité  de  roi  ne  sera  plus  un  faux  poids  moral.  Les 
faits  bien  posés  poseront  bien  la  conscience.  Une  bonne  lumière  viendra, 
douce  au  genre  humain,  sereine,  équitable.  Nulle  interposition  de  nuages 
désormais  entre  la  vérité  et  le  cerveau  de  l'homme.  Ascension  définitive  du 
bien,  du  juste  et  du  beau  au  zénith  de  la  civilisation. 

Rien  ne  peut  se  soustraire  à  la  loi  simplifiante.  Par  la  seule  force  des 
choses,  le  côté  matière  des  faits  et  des  hommes  se  désagrège  et  disparaît. 
Il  n'y  a  pas  de  solidité  ténébreuse.  Quelle  que  soit  la  masse,  quel  que  soit 
le  bloc,  toute  combinaison  de  cendre,  et  la  matière  n'est  pas  autre  chose, 
fait  retour  à  la  cendre.  L'idée  du  grain  de  poussière  est  dans  le  mot  granit. 
Pulvérisations  inévitables.  Tous  ces  granits,  oligarchie,  aristocratie,  théo- 
cratie, sont  promis  à  la  dispersion  des  quatre  vents.  L'idéal  seul  est  incorrup- 
tible. 

Rien  ne  reste  que  l'esprit. 

Dans  cette  crue  indéfinie  de  clarté  qu'on  nomme  la  civilisation,  des 
phénomènes  de  réduction  et  de  mise  au  point  s'accomplissent.  L'impérieux 
matin  pénètre  partout,  entre  en  maître  et  se  fait  obéir.  La  lumière  opère j 
sous  ce  grand  regard,  la  postérité,  devant  cette  clarté,  le  dix-neuvième  siècle, 
les  simplifications  se  font,  les  excroissances  tombent,  les  gloires  s'exfolient, 
les  noms  se  départagent.  Voulez-vous  un  exemple,  prenez  Moïse.  Il  y  a  dans 
Moïse  trois  gloires,  le  capitaine,  le  législateur,  le  poëte.  De  ces  trois  hommes 


L'HISTOIRE   REELLE.  231 

que  contient  Moïse,  où  est  aujourd'hui  le  capitaine?  dans  l'ombre,  avec  les 
brigands  et  les  massacreurs.  Où  est  le  législateur.'*  au  rebut  des  religions 
mortes.  Où  est  le  poëte  ?  à  côté  d'Eschyle. 

Le  jour  a  sur  les  choses  de  la  nuit  une  puissance  rongeante  irrésistible. 
De  là  un  nouveau  ciel  historique  au-dessus  de  nos  têtes.  De  là  une  nouvelle 
philosophie  des  causes  et  des  résultats.  De  là  un  nouvel  aspect  des  faits. 

Cependant  quelques  esprits,  dont  l'inquiétude  honnête  et  sévère  nous  plaît 
d'ailleurs,  se  récrient  :  —  Vous  avez  dit  /es  génies  sont  une  dynastie',  nous  ne 
voulons  pas  plus  de  ceUe-là  que  d'une  autre.  —  C'est  se  méprendre,  et 
s'effrayer  du  mot  là  où  la  chose  est  rassurante.  La  même  loi  qui  veut  que  le 
genre  humain  n'ait  pas  de  propriétaires,  veut  qu'il  ait  des  guides.  Etre 
éclairé,  c'est  tout  le  contraire  d'être  asservi.  Les  rois  possèdent,  les  génies 
conduisent  j  là  est  la  différence.  Entre  }iomo  sum  et  ï^tat  c'eBmoi,  il  y  a  toute 
la  distance  de  la  fraternité  à  la  tyrannie.  La  marche  en  avant  veut  un  doigt 
indicateur}  s'insurger  contre  le  pilote  n'avance  guère  l'équipage  j  nous  ne 
voyons  point  ce  qu'on  gagnerait  à  jeter  Christophe  Colomb  à  la  mer.  Le 
mot  Var  ici  n'a  jamais  humilié  celui  qui  cherche  sa  route.  J'accepte  dans  la 
nuit  l'autorité  des  flambeaux.  Dynastie  peu  encombrante  d'ailleurs  que  celle 
des  génies,  qui  a  pour  royaume  l'exil  de  Dante,  pour  palais  le  cachot  de 
Cervantes,  pour  liste  civile  la  besace  d'Isaïe,  pour  trône  le  fumier  de  Job  et 
pour  sceptre  le  bâton  d'Homère. 

Reprenons. 


V 

L'humanité,  non  plus  possédée,  mais  guidée }  tel  est  le  nouvel  aspect  des 
faits. 

Ce  nouvel  aspect  des  faits,  l'histoire  désormais  est  tenue  de  le  reproduire. 
Changer  le  passé,  cela  est  étrange i  c'est  ce  que  l'histoire  va  faire.  En  men- 
tant.? non,  en  disant  vrai.  L'histoire  n'était  qu'un  tableau }  elle  va  devenir 
un  miroir. 

Ce  reflet  nouveau  du  passé  modifiera  l'avenir. 

L'ancien  roi  de  Westphalie,  qui  était  un  homme  d'esprit,  regardait  un 
jour  sur  la  table  de  quelqu'un  que  nous  connaissons  une  écritoire.  L'écrivain 
chez  lequel  était  en  ce  moment  Jérôme  Bonaparte,  avait  rapporté  d'une 
promenade  aux  Alpes,  faite  quelques  années  auparavant  en  compagnie  de 
Charles  Nodier,  un  morceau  de  serpentine  stéatiteuse  sculpté  et  creusé  en 
encrier  acheté  aux  chasseurs  de  chamois  de  la  Mer  de  Glace.  C'est  ce  que 
regardait  Jérôme  Bonaparte.  —  Qu'est  ceci  ^  demanda-t-il.  —  C'est  mon 


232  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

encrier,  dit  récrivain.  Et  il  ajouta  :  C'est  de  la  stéatite.  Admirez  la  nature 
qui  d'un  peu  de  boue  et  d'oxyde  fait  cette  charmante  pierre  verte.  — 
J'admire  bien  plus  les  hommes,  répondit  Jérôme  Bonaparte,  qui  font  de 
cette  pierre  une  écritoire. 

Cela  n'était  pas  mal  dit  pour  un  frère  de  Napoléon,  et  il  faut  lui  en 
savoir  gré,  l'écritoire  devant  détruire  l'épée. 

La  diminution  des  hommes  de  guerre,  de  force  et  de  proie,  le  grandis- 
sement  indéfini  et  superbe  des  hommes  de  pensée  et  de  paixj  la  rentrée  en 
scène  des  vrais  colosses  :  c'est  là  un  des  plus  grands  faits  de  notre  grande 
époque. 

Il  n'y  a  pas  de  plus  pathétique  et  de  plus  sublime  spectacle  j  l'humanité 
délivrée  d'en  haut,  les  puissants  mis  en  faite  par  les  songeurs,  le  prophète 
anéantissant  le  héros,  le  balayage  de  la  force  par  l'idée,  le  ciel  nettoyé,  une 
expulsion  majestueuse. 

Regardez,  levez  les  yeux,  l'épopée  suprême  s'accomplit.  La  légion  des 
lumières  chasse  la  horde  des  flammes. 

Départ  des  maîtres j  les  libérateurs  arrivent. 

Les  traqueurs  de  peuples,  les  traîneurs  d'armées,  Nemrod,  Sennachérib, 
Cyrus,  Rhamsès,  Xercès,  Cambyse,  Attila,  Gengis-Khan,  Tamerlan, 
Alexandre,  César,  Bonaparte,  tous  ces  immenses  hommes  farouches  s'ef- 
facent. 

Ils  s'éteignent  lentement,  les  voilà  qui  touchent  l'horizon,  ils  sont  mysté- 
rieusement attirés  par  l'obscurité  j  ils  ont  des  similitudes  avec  les  ténèbres  j 
de  là  leur  descente  fatale  j  leur  ressemblance  avec  les  autres  phénomènes  de 
la  nuit  les  ramène  à  cette  unité  terrible  de  l'immensité  aveugle,  sub- 
mersion de  toute  lumière.  L'oubli,  ombre  de  l'ombre,  les  attend. 

Ils  sont  précipités,  mais  ils  restent  formidables.  N'insultons  pas  ce  qui  a 
été  grand.  Les  huées  seraient  malséantes  devant  l'ensevelissement  des  héros. 
Le  penseur  doit  rester  grave  en  face  de  cette  prise  de  suaires.  La  vieille  gloire 
abdique  J  les  forts  se  couchent  j  clémence  à  ces  mystérieux  vaincus!  paix  à 
ces  belliqueux  éteints  !  L'évanouissement  sépulcral  s'interpose  entre  ces  lueurs 
et  nous.  Ce  n'est  pas  sans  une  sorte  de  terreur  religieuse  qu'on  voit  des 
astres  devenir  spectres. 

Pendant  que,  du  côté  de  l'engloutissement,  de  plus  en  plus  penchante  au 
gouffre,  la  flamboyante  pléiade  des  hommes  de  force  descend,  avec  le 
blêmissement  sinistre  de  la  disparition  prochaine,  à  l'autre  extrémité  de 
l'espace,  là  où  le  dernier  nuage  vient  de  se  dissoudre,  dans  le  profond  ciel 
de  l'avenir,  azur  désormais,  se  lève  éblouissant  le  groupe  sacré  des  vraies 
étoiles,  Orphée,  Hermès,  Job,  Homère,  Eschyle,  Isaïe,  Ézéchiel,  Hippo- 
crate,  Phidias,  Socrate,  Sophocle,  Platon,  Aristote,  Archimède,  Euclide, 


L'HISTOIRE   RÉELLE.  233 

Pythagore,  Lucrèce,  Plaute,  Juvénal,  Tacite,  saint-Paul,  Jean  de  Pathmos, 
TertuUien,  Pelage,  Dante,  Gutenberg,  Jeanne  d'Arc,  Christophe  Colomb, 
Luther,  Michel- Ange,  Copernic,  Galilée,  Rabelais,  Calderon,  Cervantes, 
Shakespeare,  Rembrandt,  Kepler,  Milton,  Molière,  Newton,  Descartes, 
Kant,  Piranèse,  Beccaria,  Diderot,  Voltaire,  Beethoven,  Fulton,  Montgol- 
fier,  Washington 3  et  la  prodigieuse  constellation,  à  chaque  instant  plus  lumi- 
neuse, éclatante  comme  une  gloire  de  diamants  célestes,  resplendit  dans  le 
clair  de  l'horizon,  et  monte,  mêlée  à  cette  puissante  aurore,  Jésus-Christ. 


I 


PRÉFACE 


POUR 


LA  NOUVELLE  TRADUCTION  DE  SHAKESPEARE 

PAR   FRANÇOIS-VICTOR    HUGO 


I 

Une  traduction  est  presque  toujours  regardée  tout  d'abord  par  le  peuple 
à  qui  on  la  donne  comme  une  violence  qu'on  lui  fait.  Le  goût  bourgeois 
résiste  à  l'esprit  universel. 

Traduire  un  poëte  étranger,  c'est  accroître  la  poésie  nationale}  cet 
accroissement  déplaît  à  ceux  auxquels  il  profite.  C'est  du  moins  le  commen- 
cement. Le  premier  mouvement  est  la  révolte.  Une  langue  dans  laquelle 
on  transvase  de  la  sorte  un  autre  idiome  fait  ce  qu'elle  peut  pour  refuser. 
Elle  en  sera  fortifiée  plus  tard,  en  attendant  elle  s'indigne.  Cette  saveur 
nouvelle  lui  répugne.  Ces  locutions  insolites,  ces  tours  inattendus,  cette 
irruption  sauvage  de  figures  inconnues,  tout  cela,  c'est  de  l'invasion.  Que 
va  devenir  sa  littérature  à  elle  ?  Quelle  idée  a-t-on  de  venir  lui  mêler  dans 
le  sang  cette  substance  des  autres  peuples  .f*  C'est  de  la  poésie  en  excès.  Il  y 
a  là  abus  d'images,  profusion  de  métaphores,  violation  des  frontières,  intro- 
duction forcée  du  goût  cosmopolite  dans  le  goût  local.  Est-ce  grec.'*  c'est 
grossier.  Est-ce  anglais.?  c'est  barbare.  Apreté  ici,  âcreté  là.  Et,  si  intelli- 
gente que  soit  la  nation  qu'on  veut  enrichir,  elle  s'indigne.  Elle  hait  cette 
nourriture.  Elle  boit  de  force,  avec  colère.  Jupiter  enfant  recrachait  le  lait 
de  la  chèvre  divine. 

Ceci  a  été  vrai  en  France  pour  Homère,  et  encore  plus  vrai  pour  Sha- 
kespeare. 

Au  dix-septième  siècle ,  à  propos  de  Madame  Dacier,  on  posa  la  question  : 
Faut-il  traduire  Homère .f*  L'abbé  Terrasson,  tout  net,  répondit  non.  La 
Mothe  fit  mieux  j  il  refit  ïîliade.  Ce  La  Mothe  était  un  homme  d'esprit  qui 
était  idiot.  De  nos  jours,  nous  avons  eu  en  ce  genre  M.  Beyle,  dit  Stendhal, 
qui  écrivait  :  Je  préfère  à  Homère  les  mémoires  du  maréchal  Gouvion  Saint-Cyr. 

—  Faut-il  traduire  Homère.? —  fijt  la  question  littéraire  du  dix-septième 
siècle.  La  question  littéraire  du  dix-huitième  siècle  fut  celle-ci  :  —  Faut-il 
traduire  Shakespeare? 

II 

«  Il  faut  que  je  vous  dise  combien  je  suis  fâché  contre  un  nommé  Le 
Tourneur,  qu'on  dit  secrétaire  de  la  Librairie,  et  qui  ne  me  paraît  pas  le 
secrétaire  du  bon  goût.  Auriez-vous  lu  les  deux  volumes  de  ce  misérable .? 


238  PRÉFACE 

Il  sacrifie  tous  les  Français  sans  exception  à  son  idole  (Shakespeare),  comme 
on  sacrifiait  autrefois  des  cochons  à  Cérès  j  il  ne  daigne  pas  même  nommer 
Corneille  et  Racine.  Ces  deux  grands  hommes  sont  seulement  enveloppés 
dans  la  proscription  générale,  sans  que  leurs  noms  soient  prononcés.  Il  y  a 
déjà  deux  tomes  imprimés  de  ce  Shake^ear,  qu'on  prendrait  pour  des  pièces 
de  la  foire,  faites  il  y  a  deux  cents  ans.  Il  y  aura  encore  cinq  volumes. 
Avez-vous  une  haine  assez  vigoureuse  contre  cet  impudent  imbécile  ?  Souf- 
frirez-vous  l'affront  qu'il  fait  à  la  France  ?  Il  n'y  a  point  en  France  assez  de 
camouflets,  assez  de  bonnets  d'âne,  assez  de  piloris  pour  un  pareil  faquin. 
Le  sang  pétille  dans  mes  vieilles  veines  en  vous  parlant  de  lui.  Ce  qu'il  y  a 
d'affreux,  c'est  que  le  monstre  a  un  parti  en  France  5  et  pour  comble  de 
calamité  et  d'horreur,  c'est  moi  qui  autrefois  parlai  le  premier  de  ce  Shake- 
^earj  c'est  moi  qui  le  premier  montrai  aux  Français  quelques  perles  que 
j'avais  trouvées  dans  son  énorme  fumier.  Je  ne  m'attendais  pas  que  je  servi- 
rais un  jour  à  fouler  aux  pieds  les  couronnes  de  Racine  et  de  Corneille 
pour  en  orner  le  front  d'un  histrion  barbare.  » 

À  qui  est  adressée  cette  lettre  ?  À  La  Harpe.  Par  qui  ?  par  Voltaire.  On 
le  voit,  il  faut  de  la  bravoure  pour  être  Le  Tourneur. 

Ah!  vous  traduisez  Shakespeare?  Eh  bien,  vous  êtes  un  faquin j  mieux 
que  cela,  vous  êtes  un  impudent  imbécile}  mieux  encore,  vous  êtes  un 
misérable.  Vous  faites  un  affront  à  la  France.  Vous  méritez  toutes  les  formes 
de  l'opprobre  public,  depuis  le  bonnet  d'âne  comme  les  cancres  jusqu'au 
pilori,  comme  les  voleurs.  Vous  êtes  peut-être  un  «monstre».  Je  dis  peut- 
être  ,  car  dans  la  lettre  de  Voltaire  monBre  est  amphibologique  j  la  syntaxe 
l'adjuge  à  Le  Tourneur,  mais  la  haine  le  donne  à  Shakespeare. 

Ce  digne  Le  Tourneur,  couronné  à  Montauban  et  à  Besançon,  lauréat 
académique  de  province,  uniquement  occupé  d'émousser  Shakespeare,  de 
lui  ôter  les  reliefs  et  les  angles,  et  de  le  faire  passer,  c'est-à-dire  de  le  rendre 
passable,  ce  bonhomme,  travailleur  consciencieux,  ayant  pour  tout  horizon 
les  quatre  murs  de  son  cabinet,  doux  comme  une  fille,  incapable  de  fiel  et 
de  représailles,  poli,  timide,  honnête,  parlant  bas,  vécut  toute  sa  vie  sous 
cette  épithète,  misérable,  que  lui  avait  jetée  l'éclatante  voix  de  Voltaire,  et 
mourut  à  cinquante-deux  ans,  étonné. 


III 

Le  Tourneur,  chose  curieuse  à  dire,  n'était  pas  moins  bafoué  par  les 
anglais  que  par  les  français.  Nous  ne  savons  plus  quel  lord,  faisant  autorité, 
disait  de  Le  Tourneur  :  Pour  traduire  un  fou,  il  faut  être  un  sot.  Dans  le  livre 


POUR  LA  TRADUCTION  DE  SHAKESPEARE.       239 

intitulé  William  ShaJ^Speare,  on  peut  lire,  réunis  et  groupés,  tous  ces  étranges 
textes  anglais  qui  ont  insulté  Shakespeare  pendant  deux  siècles.  Au  verdict 
des  gens  de  lettres,  ajoutez  le  verdict  des  princes.  George  I",  sous  le  règne 
duquel,  vers  1726,  Shakespeare  parut  poindre  un  peu,  n'en  voulut  jamais 
écouter  un  vers.  Ce  George  était  «un  homme  grave  et  sage»  (Millot),  qui 
aima  une  jolie  femme  jusqu'à  la  faire  grand-écuyer.  George  IL  pensa  comme 
George  P^  Il  s'écriait  :  —  Je  ne  pourrais  pas  lire  Shakespeare.  Et  il  ajoutait, 
c'est  Hume  qui  le  raconte  :  —  C'était  un  garçon  si  ampoulé  !  —  (He  was 
such  a  bomboH  felloiv !)  L'abbé  Millot,  historien  qui  prêchait  Tavent  à  Ver- 
sailles et  le  carême  à  Lunéville,  et  que  Querlon  préfère  à  Hénault,  raconte 
l'influence  de  Pope  sur  George  II  au  sujet  de  Shakespeare.  Pope  s'indignait 
de  l'orteil  de  Shaf^^eare^  et  comparait  Shakespeare  à  un  mulet  qui  ne  porte  rien 
et  qui  écoute  le  bruit  de  ses  grelots.  Le  dédain  littéraire  justifiait  le  dédain  royal. 
George  III  continua  la  tradition.  George  III  qui  commença  de  bonne  heure, 
à  ce  qu'il  paraît,  l'état  d'esprit  par  lequel  il  devait  finir,  jugeait  Shakespeare 
et  disait  à  Miss  Burney  :  —  Quoi  !  n'est-ce  pas  là  un  triste  galimatias  ?  quoi  ! 
quoi  !  —  (  What  !  is  there  not  sad  Hujf^  ivhat  !  what  !) 

On  dira  :  ce  ne  sont  là  que  des  opinions  de  roi.  Qu'on  ne  s'y  trompe 
point,  la  mode  en  Angleterre  suit  le  roi.  L'opinion  de  la  majesté  royale  en 
matière  de  goût  est  grave  de  l'autre  côté  du  détroit.  Le  roi  d'Angleterre  est 
le  leader  suprême  des  salons  de  Londres.  Témoin  le  poëte  lauréat,  presque  tou- 
jours accepté  par  le  public.  Le  roi  ne  gouverne  pas,  mais  il  règne.  Le  livre 
qu'il  lit  et  la  cravate  qu'il  met,  font  loi.  Il  plaît  à  un  roi  de  rejeter  le  génie, 
l'Angleterre  méconnaît  Shakespeare  i  il  plaît  à  un  roi  d'admirer  la  niaiserie, 
l'Angleterre  adore  Brummel. 

Disons-le,  la  France  de  18 14  tombait  plus  bas  encore  quand  elle  permet- 
tait aux  Bourbons  de  jeter  Voltaire  à  la  voirie. 


IV 

Le  danger  de  traduire  Shakespeare  a  disparu  aujourd'hui. 

On  n'est  plus  un  ennemi  public  pour  cela. 

Mais  si  le  danger  n'existe  plus,  la  difficulté  reste. 

Le  Tourneur  n'a  pas  traduit  Shakespeare  j  il  l'a,  candidement,  sans  le  vou- 
loir, obéissant  à  son  insu  au  goût  hostile  de  son  époque,  parodié. 

Traduire  Shakespeare,  le  traduire  réellement,  le  traduire  avec  confiance, 
le  traduire  en  s'abandonnant  à  lui,  le  traduire  avec  la  simplicité  honnête  et 
fière  de  l'enthousiasme,  ne  rien  éluder,  ne  rien  omettre,  ne  rien  amortir,  ne 
rien  cacher,  ne  pas  lui  mettre  de  voile  là  où  il  est  nu,  ne  pas  lui  mettre  de 


240  PREFACE 

masque  là  où  il  est  sincère,  ne  pas  lui  prendre  sa  peau  pour  mentir  dessous, 
le  traduire  sans  recourir  à  la  périphrase,  cette  restriction  mentale,  le  traduire 
sans  complaisance  puriste  pour  la  France  ou  puritaine  pour  l'Angleterre,  dire 
la  vérité,  toute  la  vérité,  rien  que  la  vérité,  le  traduire  comme  on  témoigne, 
ne  point  le  trahir,  l'introduire  à  Paris  de  plain-pied,  ne  pas  prendre  de  pré- 
cautions insolentes  pour  ce  génie,  proposer  à  la  moyenne  des  intelligences, 
qui  a  la  prétention  de  s'appeler  le  goût,  l'acceptation  de  ce  géant,  le  voilà! 
en  voulez-vous?  ne  pas  crier  gare,  ne  pas  être  honteux  du  grand  homme, 
l'avouer,  l'afficher,  le  proclamer,  le  promulguer,  être  sa  chair  et  ses  os, 
prendre  son  empreinte,  mouler  sa  forme,  penser  sa  pensée,  parler  sa  parole, 
répercuter  Shakespeare  de  l'anglais  en  français,  quelle  entreprise  ! 


Shakespeare  est  un  des  poètes  qui  se  défendent  le  plus  contre  le  traducteur. 

La  vieille  violence  faite  à  Protée  symbolise  l'effort  des  traducteurs.  Saisir 
le  génie,  rude  besogne.  Shakespeare  résiste,  il  faut  l'étreindrej  Shakespeare 
échappe,  il  faut  le  poursuivre. 

Il  échappe  par  l'idée,  il  échappe  par  l'expression.  Rappelez-vous  le  unsex, 
cette  lugubre  déclaration  de  neutralité  d'un  monstre  entre  le  bien  et  le  mal, 
cet  écriteau  posé  sur  une  conscience  eunuque.  Quelle  intrépidité  il  faut  pour 
reproduire  nettement  en  français  certaines  beautés  insolentes  de  ce  poëte, 
par  exemple  le  huttocJ^  of  the  night,  où  l'on  entrevoit  les  parties  honteuses  de 
l'ombre.  D'autres  expressions  semblent  sans  équivalents  possibles  j  2\mi  green 
girl.  Fille  verte  n'a  aucun  sens  en  français.  On  pourrait  dire  de  certains  mots 
qu'ils  sont  imprenables.  Shakespeare  a  un  sunt  lacrymœ  rerum.  Dans  le  we  hâve 
kisseà  away  J^ngdoms  and  provinces,  aussi  bien  que  dans  le  profond  soupir  de 
Virgile,  l'indicible  est  dit.  Cette  gigantesque  dépense  d'avenir  faite  dans  un 
lit,  ces  provinces  s'en  allant  en  baisers,  ces  royaumes  possibles  s'évanouissant 
sur  les  bouches  jointes  d'Antoine  et  de  Cléopâtre,  ces  empires  dissous  en 
caresses  et  ajoutant  inexprimablement  leur  grandeur  à  la  volupté,  néant 
comme  eux,  toutes  ces  sublimités  sont  dans  ce  mot  /^sed  aivay  kingdoms. 

Shakespeare  échappe  au  traducteur  par  le  style  5  il  échappe  aussi  par  la 
langue.  L'anglais  se  dérobe  le  plus  qu'il  peut  au  français.  Les  deux  idiomes 
sont  composés  en  sens  inverse.  Leur  pôle  n'est  pas  le  même  j  l'anglais  est 
saxon,  le  français  est  latin.  L'anglais  actuel  est  presque  de  l'allemand  du 
quinzième  siècle,  à  l'orthographe  près.  L'antipathie  immémoriale  des  deux 
idiomes  a  été  telle,  qu'en  1095  les  normands  déposèrent  Wolstan,  évêque  de 
Worcester,  pour  le  seul  crime  d'être  une  vieille  brute  d' anglais  ne  sachant  pas 


POUR  LA  TRADUCTION  DE  SHAKESPEARE.   241 

parler  français.  En  revanche  on  a  parlé  danois  à  Bayeux.  Duponceau  estime 
qu'il  y  a  dans  l'anglais  trois  racines  saxonnes  sur  quatre.  Presque  tous  les 
verbes,  toutes  les  particules,  les  mots  qui  font  la  charpente  de  la  langue, 
sont  du  nord.  La  langue  anglaise  a  en  elle  une  si  dangereuse  force  isolante 
que  l'Angleterre,  instinctivement,  et  pour  faciliter  ses  communications  avec 
l'Europe,  a  pris  ses  termes  de  guerre  aux  français,  ses  termes  de  navigation 
aux  hollandais,  et  ses  termes  de  musique  aux  italiens.  Charles  Durer  écrivait 
en  1613,  à  propos  de  la  langue  anglaise  ;  «Peu  d'étrangers  veulent  se  pener 
de  l'apprendre.  »  À  l'heure  qu'il  est,  elle  est  encore  saxonne  à  ce  point  que 
l'usage  n'a  frappé  de  désuétude  qu'à  peine  un  septième  des  mots  de  VOrosius 
du  roi  Alfred.  De  là  une  perpétuelle  lutte  sourde  entre  l'anglais  et  le  fran- 
çais quand  on  les  met  en  contact.  Rien  n'est  plus  laborieux  que  de  faire 
coïncider  les  deux  idiomes.  Ils  semblent  destinés  à  exprimer  des  choses^ 
opposées.  L'un  est  septentrional,  l'autre  est  méridional.  L'un  confine  aux 
lieux  cimmériens,  aux  bruyères,  aux  steppes,  aux  neiges,  aux  solitudes 
froides,  aux  espaces  nocturnes,  pleins  de  silhouettes  indéterminées,  aux 
régions  blêmes  j  l'autre  confine  aux  régions  claires.  Il  y  a  plus  de  lune  dans 
celui-ci,  et  plus  de  soleil  dans  celui-là.  Sud  contre  Nord,  jour  contre  nuit, 
rayon  contre  spleen.  Un  nuage  flotte  toujours  dans  la  phrase  anglaise.  Ce 
nuage  est  une  beauté.  Il  est  partout  dans  Shakespeare.  Il  faut  que  la  clarté 
française  pénètre  ce  nuage  sans  le  dissoudre.  Quelquefois  la  traduction  doit 
se  dilater.  Un  certain  vague  ajoute  du  trouble  à  la  mélancolie  et  caractérise 
le  nord.  Hamlet,  en  particulier,  a  pour  air  respirable  ce  vague.  Le  lui  ôter 
le  tuerait.  Une  profonde  brume  diffuse  l'enveloppe.  Fixer  Hamlet,  c'est  le 
supprimer.  Il  importe  que  la  traduction  n'ait  pas  plus  de  densité  que  l'ori- 
ginal. Shakespeare  ne  veut  pas  être  traduit  comme  Tacite. 

Shakespeare  résiste  par  le  style  j  Shakespeare  résiste  par  la  langue.  Est-ce 
là  tout.f*  non.  Il  résiste  par  le  sens  métaphysique  j  il  résiste  par  le  sens  histo- 
rique j  il  résiste  par  le  sens  légendaire.  Il  a  beaucoup  d'ignorance,  ceci  est 
convenu i  mais,  ce  qui  est  moins  connu,  il  a  beaucoup  de  science.  Parfois 
tel  détail  qui  surprend,  où  l'on  croit  voir  sa  grossièreté,  atteste  précisément 
sa  particularité  et  sa  finesse  j  très  souvent  ce  que  les  critiques  négateurs 
dénoncent  dans  Shakespeare  comme  l'invention  ridicule  d'un  esprit  sans 
culture  et  sans  lettres,  prouve,  tout  au  contraire,  sa  bonne  information.  Il 
est  aussi  sagace  et  singulier  dans  l'histoire.  Il  est  on  ne  peut  mieux  renseigné 
dans  la  tradition  et  dans  le  conte.  Quant  à  sa  philosophie,  elle  est  étrange j 
elle  tient  de  Montaigne  par  le  doute,  et  d'Ézéchiel  par  la  vision. 


PHILOSOPHIE.    —    II.  16 

■  HmillElUS    !llTIO:tALZ. 


242  PRÉFACE 


VI 


Il  y  a  des  problèmes  dans  la  Bible  j  il  y  en  a  dans  Homère  j  on  connaît 
ceux  de  Dante,  il  existe  en  Italie  des  chaires  publiques  d'interprétation  de  la 
Divine  comédie.  Les  obscurités  propres  à  Shakespeare,  aux  divers  points  de 
vue  que  nous  venons  d'indiquer,  ne  sont  pas  moins  abstruses.  Comme  la 
question  biblique,  comme  la  question  homérique,  comme  la  question  dan- 
tesque, la  question  shakespearienne  existe. 
^  L'étude  de  cette  question  est  préalable  à  la  traduction.  11  faut  d'abord  se 
mettre  au  fait  de  Shakespeare. 

Pour  pénétrer  la  question  shakespearienne  et,  dans  la  mesure  du  possible, 
la  résoudre,  toute  une  bibliothèque  spéciale  est  nécessaire.  Historiens  à 
consulter,  depuis  Hérodote  jusqu'à  Hume,  poètes,  depuis  Chaucer  jusqu'à 
Coleridge,  critiques,  éditeurs,  commentateurs,  nouvelles,  romans,  chro- 
niques, drames,  comédies,  ouvrages  en  toutes  langues,  documents  de  toutes 
sortes,  pièces  justificatives  de  ce  génie.  On  l'a  fort  accusé;  il  importe  d'exa- 
miner son  dossier.  Au  British  Muséum,  un  compartiment  est  exclusivement 
réservé  aux  ouvrages  qui  ont  un  rapport  quelconque  avec  Shakespeare.  Ces 
ouvrages  veulent  être,  les  uns  vérifiés,  les  autres  approfondis.  Labeur  âpre 
et  sérieux,  et  plein  de  complications.  Sans  compter  les  registres  du  Stationer's 
HaU,  sans  compter  les  registres  du  chef  de  troupe  Henslowe,  sans  compter 
les  registres  de  Stratford,  sans  compter  les  archives  de  Bridgewater  House, 
sans  compter  le  Journal  de  Symon  Forman.  Il  n'est  pas  inutile  de  confronter 
les  dires  de  tous  ceux  qui  ont  essayé  d'analyser  Shakespeare,  à  commencer 
par  Addison  dans  le  SpeBateur,  et  à  finir  par  Jaucourt  dans  l'Encyclopédie.  Sha- 
kespeare a  été,  en  France,  en  Allemagne,  en  Angleterre,  très  souvent  jugé, 
très  souvent  condamné,  très  souvent  exécuté j  il  faut  savoir  par  qui  et 
comment.  Où  il  s'inspire,  ne  le  cherchez  pas,  c'est  en  lui-même  j  mais  où 
il  puise,  tâchez  de  le  découvrir.  Le  vrai  traducteur  doit  faire  effort  pour 
lire  tout  ce  que  Shakespeare  a  lu.  Il  y  a  là  pour  le  songeur  des  sources,  et 
pour  le  piocheur  des  trouvailles.  Les  lectures  de  Shakespeare  étaient  variées 
et  profondes.  Cet  inspiré  était  un  étudiant.  Faites  donc  ses  études  si  vous 
voulez  le  connaître.  Avoir  lu  Belleforest  ne  suffit  pas,  il  faut  lire  Plutarqucj 
avoir  lu  Montaigne  ne  suffit  pas,  il  faut  lire  Saxo  Grammaticusj  avoir  lu 
Érasme  ne  suffit  pas,  il  faut  lire  Agrippa j  avoir  lu  Froissard  ne  suffit  pas,  il 
faut  lire  Plautej  avoir  lu  Boccace  ne  suffit  pas,  il  faut  lire  saint- Augustin.  Il 


POUR  LA  TRADUCTION  DE  SHAKESPEARE.   243 

faut  lire  tous  les  cancioneros  et  tous  les  fabliaux,  Huon  de  Bordeaux,  la 
belle  Jehanne,  le  comte  de  Poitiers,  le  miracle  de  Notre-Dame,  la  légende 
du  Renard,  le  roman  de  la  Violette,  la  romance  du  Vieux-Manteau.  Il  faut 
lire  Robert  Wace,  il  faut  lire  Thomas  le  Rimeur.  Il  faut  lire  Boëce,  Lene- 
ham,  Spenser,  Marlowe,  Geoffroy  de  Monmouth,  Gilbert  de  Montreuil, 
Holinshed,  Amyot,  Giraldi  Cinthio,  Pierre  Boisteau,  Arthur  Brooke,  Ban- 
dello,  Luigi  da  Porto.  Il  faut  lire  Benoist  de  Saint-Maur,  sir  Nicholas 
Lestrange,  Paynter,  Comines,  Monstrelet,  Grove,  Stubbes,  Strype,  Thomas 
Morus  et  Ovide.  Il  faut  lire  Graham  d'Aberfoyle  et  Straparole.  J'en  passe. 
On  aurait  tort  de  laisser  de  côté  Webster,  Cavendish,  Gower,  Tarleton, 
George  Wheatstone,  Reginald  Scot,  Nichols  et  sir  Thomas  North.  Alexandre 
Silvayn  veut  être  feuilleté.  Les  Papiers  de  Sidney  sont  utiles.  Un  livre  contrôle 
l'autre.  Les  textes  s'entr'éclairent.  Rien  à  négliger  dans  ce  travail.  Figurez- 
vous  une  lecture  dont  le  diamètre  va  du  GeHa  romanorum  à  la  Démonolo^te  de 
Jacques  VI. 

Arriver  à  comprendre  Shakespeare,  telle  est  la  tâche.  Toute  cette  érudi- 
tion a  ce  but  :  parvenir  à  un  poëte.  C'est  le  chemin  de  pierres  de  ce  paradis. 

Forgez-vous  une  clef  de  science  pour  ouvrir  cette  poésie. 


VII 

Et  de  la  sorte,  vous  sautez  de  qui  est  contemporain  le  Thésée  du  Songe 
d'une  nuit  d'été )  vous  saurez  comment  les  prodiges  de  la  mort  de  César  se 
répercutent  dans  Macbeth;  vous  saurez  quelle  quantité  d'Oreste  il  y  a  dans 
Hamlet.  Vous  connaîtrez  le  vrai  Timon  d'Athènes,  le  vrai  Shylock,  le  vrai 
Falstaff. 

Shakespeare  était  un  puissant  assimilateur.  Il  s'amalgamait  le  passé.  Il 
cherchait,  puis  trouvait  j  il  trouvait,  puis  inventait  j  il  inventait,  puis  créait. 
Une  insufflation  sortait  pour  lui  du  lourd  tas  des  chroniques.  De  ces  in-folio 
il  dégageait  des  fantômes. 

Fantômes  éternels.  Les  uns  terribles,  les  autres  adorables.  Richard  III, 
Glocester,  Jean  sans  Terre,  Marguerite,  lady  Macbeth,  Regane  et  Goneril, 
Claudius,  Lear,  Roméo  et  Juliette,  Jessica,  Perdita,  Miranda,  Pauline, 
Constance,  Ophélia,  Cordélia,  tous  ces  monstres,  toutes  ces  fées.  Les  deux 
pôles  du  cœur  humain  et  les  deux  extrémités  de  l'art  représentés  par  des 
figures  à  jamais  vivantes  d'une  vie  mystérieuse,  impalpables  comme  le 
nuage,  immortelles  comme  le  souffle.  La  difformité  intérieure,  lagoj  la 
difformité  extérieure,  Calibanj  et  près  d'Iago  le  charme,  Desdemona,  et  en 
regard  de  Caliban  la  grâce,  Titania. 

16. 


244  PREFACE 

Quand  on  a  lu  les  innombrables  livres  lus  par  Shakespeare,  quand  on  a  bu 
aux  mêmes  sources,  quand  on  s'est  imprégné  de  tout  ce  dont  il  était  péné- 
tré, quand  on  s'est  fait  en  soi  un  fac-similé  du  passé  tel  qu'il  le  voyait, 
quand  on  a  appris  tout  ce  qu'il  savait,  moyen  d'en  venir  à  rêver  tout  ce 
qu'il  rêvait,  quand  on  a  digéré  tous  ces  faits,  toute  cette  histoire,  toutes  ces 
fables,  toute  cette  philosophie,  quand  on  a  gravi  cet  escalier  de  volumes, 
on  a  pour  récompense  cette  nuée  d'ombres  divines  au-dessus  de  sa  tête. 


VIII 

Un  jeune  homme  s'est  dévoué  à  ce  vaste  travail.  A  côté  de  cette  pre- 
mière tâche,  reproduire  Shakespeare,  il  y  en  avait  une  deuxième,  le 
commenter.  L'une,  on  vient  de  le  voir,  exige  un  poëte,  l'autre  un  béné- 
dictin. Ce  traducteur  a  accepté  l'une  et  l'autre.  Parallèlement  à  la  traduction 
de  chaque  drame,  il  a  placé,  sous  le  titre  à' introduction,  une  étude  spéciale, 
où  toutes  les  questions  relatives  au  drame  traduit  sont  discutées  et  débattues, 
et  où,  pièces  en  mains,  le  pour  et  contre  est  plaidé.  Ces  trente-six  intro- 
ductions aux  trente-six.  drames  de  Shakespeare,  divisés  en  quinze  livres 
portant  chacun  un  titre  spécial,  sont  dans  leur  ensemble  une  œuvre  consi- 
dérable. Œuvre  de  critique,  œuvre  de  philologie,  œuvre  de  philosophie, 
œuvre  d'histoire,  qui  côtoie  et  corrobore  la  traduction  j  quant  à  la  traduction 
en  elle-même,  elle  est  fidèle,  sincère,  opiniâtre  dans  la  résolution  d'obéir  au 
texte  j  elle  est  modeste  et  fièrcj  elle  ne  tâche  pas  d'être  supérieure  à  Shake- 
speare. 

Le  commentaire  couche  Shakespeare  sur  la  table  d'autopsie,  la  traduction 
le  remet  debout}  et  après  l'avoir  vu  disséqué,  nous  le  retrouvons  en  vie. 

Pour  ceux  qui,  dans  Shakespeare,  veulent  tout  Shakespeare,  cette  traduc- 
tion manquait.  On  l'a  maintenant.  Désormais  il  n'y  a  plus  de  bibliothèque 
bien  faite  sans  Shakespeare..  Une  bibliothèque  est  aussi  incomplète  sans 
Shakespeare  que  sans  Molière. 

L'ouvrage  a  paru  volume  par  volume  et  a  eu  d'un  bout  à  l'autre  ce  grand 
collaborateur,  le  succès. 

Le  peu  que  vaut  notre  approbation,  nous  le  donnons  sans  réserve  à  cet 
ouvrage,  traduction  au  point  de  vue  philologique,  création  au  point  de  vue 
critique  et  historique.  C'est  une  œuvre  de  solitude.  Ces  œuvres-là  sont 
consciencieuses  et  saines.  La  vie  sévère  conseille  le  travail  austère.  Le  traduc- 
teur actuel  sera,  nous  le  croyons  et  toute  la  haute  critique  de  France,  d'An- 
gleterre et  d'Allemagne  l'a  proclamé  déjà,  le  traducteur  définitif.  Première 
raison,  il  est  exact  j  deuxième  raison,  il  est  complet.  Les  difficultés  que  nous 


POUR   LA   TRADUCTION  DE  SHAKESPEARE.       245 

venons  d'indiquer,  et  une  foule  d'autres,  il  les  a  franchement  abordées,  et, 
selon  nous,  résolues.  Faisant  cette  tentative,  il  s'y  est  dépensé  tout  entier. 
Il  a  senti,  en  accomplissant  cette  tâche,  la  religion  de  construire  un  monu- 
ment. Il  y  a  consacré  douze  des  plus  belles  années  de  la  vie.  Nous  trouvons 
bon  qu'un  jeune  homme  ait  eu  cette  gravité.  La  besogne  était  malaisée, 
presque  efïrayante.j  recherches,  confrontations  de  textes,  peines,  labeurs  sans 
relâche.  Il  a  eu  pendant  douze  années  la  fièvre  de  cette  grande  audace  et  de 
cette  grande  responsabilité.  Cela  est  bien  à  lui  d'avoir  voulu  cette  œuvre  et 
de  l'avoir  terminée.  Il  a  de  cette  façon  marqué  sa  reconnaissance  envers  deux 
nations,  envers  celle  dont  il  est  l'hôte  et  envers  celle  dont  il  est  le  fils.  Cette 
traduction  de  Shakespeare,  c'est,  en  quelque  sorte,  le  portrait  de  l'Angle- 
terre envoyé  à  la  France.  A  une  époque  où  l'on  sent  approcher  l'heure 
auguste  de  l'embrassement  des  peuples,  c'est  presque  un  acte,  et  c'est  plus 
qu'un  fait  littéraire.  Il  y  a  quelque  chose  de  pieux  et  de  touchant  dans  ce 
don  qu'un  français  offre  à  sa  patrie,  d'où  nous  sommes  absents,  lui  et  moi, 
par  notre  volonté  et  avec  douleur. 


Hauteville-house.  Mai  1864. 


NOTES 

DE  CETTE    ÉDITION 


RELIQUAT 

DE 

WILLIAM  SHAKESPEARE. 


Un  carnet  de  Victor  Hugo  porte,  à  la  date  du  21  mai  1864,  cette  indication  : 

J'ai  fait  le  rangement  des  papiers  et  le  ménage  des  copeaux  qui  me  restent  de 
mon  livre  Wiïliam  Shake^eare. 


Les  papiers,  forts  cahiers  détachés  par  Victor  Hugo  du  manuscrit  même,  consti- 
tuent aujourd'hui  ce  Reliquat  :  A.  Keims.  —  Les  Génies  appartenant  au  peuple.  —  Sur 
Homère.  —  Beethoven.  —  Le  Goût.  —  Promontorium  Somnii.  —  Le  Tyran.  —  La  Bible. 
L'Angleterre.  —  Les  Traduiîeurs. 

Sur  ces  neuf  chapitres,  trois  ont  été  publiés  en  partie  dans  les  œuvres  posthumes; 
le  plan  de  cette  édition  n'étant  pas  encore  conçu,  les  exécuteurs  testamentaires  de 
Victor  Hugo  ne  pouvaient  alors  rattacher  ces  inédits  à  aucune  œuvre  déterminée; 
ils  ont  inséré  l'un  sous  le  titre  :  A  Reims,  dans  Choses  vues;  les  deux  autres,  très 
abrégés ,  Promontorium  Somnii  et  le  Goût,  dans  Pofl-Scriptum  de  ma  vie. 

Mais,  outre  l'aspect  de  ces  trois  manuscrits  entièrement  semblables  à  celui  de 
William  ShakjeSpeare ,  les  passages  supprimés  révèlent  assez  leur  origine  et,  comme 
nous  l'avions  fait  pour  les  Misérables,  les  Chansons  des  Rues  et  des  Bois,  nous  avons 
restitué  à  W^iHiam  Shakj^eare  ce  qui  lui  appartenait  et  rétabli  le  texte  intégral. 

Les  copeaux  forment  un  important  dossier  de  Notes  de  travail  que  nous  publions 
à  la  suite  du  Reliquat. 


l)0  WILLIAM    SHAKESPEARE. 


[A   REIMSt^l] 

La  première  fois  que  j'ai  entendu  le  nom  de  Shakespeare,  c'est  de  la  bouche  de 
Charles  Nodier.  Ce  fut  à  Reims,  en  1825,  pendant  le  sacre  de  Charles  X.  Personne 
alors  en  France  ne  prononçait  ce  nom,  Shakespeare,  tout  à  fait  sérieusement.  La 
raillerie  de  Voltaire  avait  force  de  chose  jugée.  Madame  de  Staël,  très  noble  esprit, 
avait  adopté  l'Allemagne,  la  grande  patrie  de  Kant,  de  Schiller  et  de  Beethoven. 
Chateaubriand  tenait  pour  Racine,  énergiquement.  Ducïs  était  en  plein  triomphe; 
il  était  assis,  côte  à  côte  avec  Delille,  dans  une  gloire  d'académie,  chose  assez  sem- 
blable à  une  gloire  d'opéra.  Ducis  avait  réussi  à  faire  quelque  chose  de  Shakespeare; 
il  l'avait  rendu  possible;  il  en  avait  extrait  «des  tragédies»;  Ducis  faisait  l'effet  d'un 
homme  qui  aurait  taillé  un  Apollon  dans  Moloch.  C'était  le  temps  où  lago  se  nom- 
mait Pézare,  Horatio  Norceste,  et  Desdémone  Hédelmone.  Une  charmante  femme 
et  fort  spirituelle.  Madame  la  duchesse  de  Duras,  disait  :  T>esàémona,  quel  vilain 
nom!  Jî!  Talma,  prince  de  Danemark,  en  tunique  de  satin  lilas  bordée  de  fourrures, 
criait  :  Fuis,  §peBre  épouvantable!  Le  pauvre  spectre  en  effet  n'était  toléré  que  dans  la 
coulisse.  S'il  se  fût  permis  la  moindre  apparition,  M.  Evariste  Dumoulin  l'eût  tancé 
sévèrement.  Un  Génin  quelconque  lui  eût  jeté  à  la  tête  le  premier  pavé  venu,  un 
vers  de  Boileau  :  U esprit  n  'eH  point  ému  de  ce  qu'il  ne  croit  pas.  Il  était  remplacé  sur  la 
scène  par  une  «  urne  »  que  Talma  portait  sous  son  bras.  Un  spectre  est  ridicule. 
Des  «  cendres  »,  à  la  bonne  heure.  Ne  dit-on  pas  encore  actuellement  les  «  cendres  » 
de  Napoléon  ?  la  translation  du  cercueil  de  Sainte-Hélène  aux  Invalides  ne  s'appcllc- 
t-elle  pas  «le  retour  des  cendres».''  Quant  aux  sorcières  de  Macbeth,  elles  étaient 
sévèrement  consignées.  Le  portier  du  Théâtre-Français  avait  des  ordres.  C'est  avec 
leur  balai  qu'on  les  eût  reçues. 

Je  me  trompe,  du  reste,  en  disant  que  je  ne  connaissais  pas  Shakespeare.  Je  le 
connaissais  comme  tout  le  monde,  pour  n'en  avoir  rien  lu,  et  pour  en  rire.  Mon 
enfance  a  commencé,  comme  toutes  les  enfances,  par  des  préjugés.  L'homme  trouve 
les  préjugés  près  de  son  berceau,  les  rejette  un  peu  pendant  la  vie,  et,  souvent, 
hélas  !  les  reprend  dans  la  vieillesse. 

Dans  cette  excursion,  nous  passions  notre  temps,  Charles  Nodier  et  moi,  à  nous 
raconter  les  histoires  et  les  romans  gothiques  qui  ont  fait  souche  à  Reims.  Nos 
mémoires,  et  quelquefois  nos  imaginations,  se  cotisaient.  Chacun  fournissait  sa 
légende.  Reims  est  une  des  plus  invraisemblables  villes  de  la  géographie  du  conte. 
Elle  a  eu  des  marquis  païens,  dont  un  donnait  en  dot  à  sa  fîlle  les  langues  de  terre 


t')  Sur  la  double  feuille  qui  servait  autrefois  de  chemise  à  ce  chapitre,  Georges  Hugo,  le 
petit-fils  du  poète,  a  écrit  :  Deux  voyages  à  Reims  formant  un  commencement  à  William 
Shakflpeare.  —  Nous  mettons  entre  crochets  les  titres  qui  ne  figurent  pas  sur  le  manuscrit. 
{Note  de  l'Editeur.) 


RELIQUAT.  251 

du  Borysthène,  dites  les  Courses  d'Achille.  Le  duc  de  Guyenne,  dans  les  fabliaux, 
passe  par  Reims  pour  aller  assiéger  Babylonej  Babylone  d'ailleurs,  fort  digne  de 
Reims,  est  la  capitale  de  l'amiral  Gaudisse.  C'est  à  Reims  que  «  débarque  »  la  dépu- 
ration envoyée  par  les  Locres-Ozoles  à  Apollonius  de  Tyane,  «  grand  prêtre  de 
Bellone».  Tout  en  narrant  le  débarquement,  nous  discutions  sur  les  Locres-Ozoles  ; 
ces  peuples  étaient  ainsi  nommés,  les  Fétides,  selon  Nodier,  parce  que  c'étaient  des 
demi-singes }  selon  moi,  tout  simplement,  parce  qu'ils  habitaient  les  marais  de  la 
Phocide.  Nous  reconstruisions  sur  place  la  tradition  de  saint-Remy  et  ses  aventures 
avec  la  fée  Mazelane.  Les  contes  pullulent  dans  cette  Champagne.  Presque  toute 
la  vieille  fable  gauloise  y  est  née.  Reims  est  le  pays  des  chimères.  C'est  pour  cela 
peut-être  qu'on  y  sacrait  les  rois. 

La  légende  est  si  naturelle  à  ce  pays,  et  en  si  bonne  terre  là,  qu'elle  germait  déjà 
sur  le  sacre  même  de  Charles  X.  Le  duc  de  Northumberland,  ambassadeur  d'Angle- 
terre au  sacre,  avait  cette  renommée  d'être  fabuleusement  riche.  Cela,  et  anglais, 
comment  ne  pas  être  à  la  mode?  Les  anglais,  à  cette  époque,  avaient  en  France 
toute  la  popularité  qu'on  peut  avoir  en  dehors  du  peuple.  Certains  salons  les  aimaient 
à  cause  de  Waterloo,  dont  on  était  encore  assez  près,  et  c'était  une  recommandation 
dans  le  monde  ultra  que  d'anglaiser  la  langue  française.  Lord  Northumberland  fut 
donc,  bien  longtemps  avant  sa  venue,  populaire  et  légendaire  à  Reims. 

Un  sacre  pour  Reims  était  une  aubaine.  Un  flot  de  foule  opulente  venait  inonder 
la  ville.  C'était  le  Nil  qui  passait.  Les  propriétaires  se  frottaient  les  mains. 

Il  y  avait  à  Reims  en  ce  temps-là,  et  il  y  a  probablement  encore  aujourd'hui,  à 
l'angle  de  la  rue  débouchant  sur  la  place,  une  assez  grande  maison  à  porte. cochcre 
et  à  balcon,  bâtie  en  pierre  dans  le  style  royal  de  Louis  XIV,  et  qui  fait  face  à 
la  cathédrale.  Au  sujet  de  cette  maison  et  de  lord  Northumberland,  on  contait 
ceci  : 

En  janvier  1825,  le  balcon  de  cette  maison  portait  l'écriteau  :  Maison  à  vendre. 
Tout  à  coup  le  Moniteur  annonce  le  sacre  de  Charles  X  pour  le  printemps.  Rumeur 
joyeuse  dans  la  ville.  On  affiche  immédiatement  toutes  les  chambres  à  louer.  La 
moindre  devait  rapporter  pour  vingt-quatre  heures  au  moins  soixante  francs.  Un 
matin,  un  homme  en  habit  noir,  en  cravate  blanche,  anglais,  baragouinant,  irré- 
prochable ,  se  présente  à  la  maison  à  vendre  sur  la  place.  Il  s'adresse  au  propriétaire, 
qui  le  considère  attentivement. 

—  Vous  voulez  vendre  votre  maison }  demande  l'anglais.  —  Oui.  —  Combien  ? 
—  Dix  mille  francs.  —  Mais  je  ne  veux  pas  l'acheter.  —  Que  voulez-vous.?  — 
La  louer,  seulement.  —  C'est  diflFérent.  Pour  une  année }  —  Non.  —  Pour  six 
mois.?  —  Non,  je  voudrais  la  louer  pour  trois  jours.  —  Ah!  —  Combien  me 
demanderez- vous .?  —  Trente  mille  francs. 

Ce  gendeman  était  l'intendant  de  lord  Northumberland  en  quête  d'un  gîte  pour 
son  maître  pendant  le  sacre.  Le  propriétaire  avait  flairé  l'anglais  et  deviné  l'intendant. 
La  maison  convenait,  le  propriétaire  tint  bonj  devant  un  champenois,  l'anglais, 
n'étant  qu'un  normand,  céda^  le  duc  paya  les  trente  mille  francs,  et  passa  trois  jours 
dans  cette  maison,  à  raison  de  quatre  cents  francs  l'heure. 


252  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Nous  étions,  Nodier  et  moi,  deux  fureteurs.  Quand  nous  voyagions  ensemble, 
ce  qui  arrivait  quelquefois,  nous  allions  à  la  découverte,  lui  des  bouquins,  moi  des 
masures 5  il  s'extasiait  sur  un  Cymhalum  munài  avec  marges,  et  moi  sur  un  portail 
fruste.  Nous  nous  étions  donné  à  chacun  un  diable.  Il  me  disait  :  "rJorn  ave^  an 
corps  le  démon  Ogive.  —  Et  vom,  lui  disais-je,  le  diable  Ehevir. 

A  Soissons,  pendant  que  j'explorais  Saint- Jean-des- Vignes,  il  avait  fait  dans  un 
faubourg  cette  trouvaille,  un  chiffonnier.  La  hotte  est  le  trait  d'union  entre  le  chiffon 
et  le  papier,  et  le  chiffonnier  est  le  trait  d'union  entre  le  mendiant  et  le  philosophe. 
Nodier,  qui  donnait  aux  pauvres  et  parfois  aux  philosophes,  était  entré  chez  ce 
chiffonnier.  Ce  chiffonnier  s'était  trouvé  être  un  négociant.  Il  vendait  des  livres. 
Parmi  ces  livres,  Nodier  avait  aperçu  un  assez  gros  volume  de  six  à  huit  cents  pages 
imprimé  en  espagnol  sur  deux  colonnes,  n'ayant  plus  de  sa  reliure  que  le  dos,  et 
fort  entamé  par  les  mites.  Le  chiffonnier,  interrogé  sur  le  prix,  avait  répondu,  en 
tremblant  de  peur  d'être  refusé  :  cin^  francs,  que  Nodier  avait  donnés,  en  tremblant 
aussi,  mais  de  joie.  Ce  livre  était  le  Romancero  complet.  Il  ne  reste  aujourd'hui  de 
cette  édition  complète  que  trois  exemplaires.  Un  de  ces  exemplaires  s'est  vendu,  il 
y  a  quelques  années,  sept  mille  cinq  cents  francs.  Du  reste,  les  vers  mangent  à  qui 
mieux  mieux  ces  trois  exemplaires.  Les  peuples,  nourrisseurs  de  princes,  ont  mieux 
à  faire  que  de  dépenser  leur  argent  à  conserver,  par  des  éditions  nouvelles,  les  tes- 
taments de  l'esprit  humain j  et  le  Komancero  ne  se  réimprime  pas,  n'étant  qu'une 
Iliade. 

Pendant  les  trois  jours  du  sacre,  la  foule  se  pressait  dans  les  rues  de  Reims,  à 
l'archevêché,  aux  promenades  sur  la  Vesle,  pour  voir  passer  Charles  X5  je  disais 
à  Nodier  :  —  Allons  voir  sa  majesté  la  cathédrale. 

Reims  fait  proverbe  dans  l'art  gothique  chrétien.  On  dit  :  nef  d'Amiens,  clocher 
de  Chartres j  façade  de  Reims.  Un  mois  avant  le  couronnement  de  Charles  X,  une 
fourmilière  d'ouvriers  maçons,  grimpant  à  des  échelles  et  à  des  cordes  à  nœuds,  em- 
ploya toute  une  semaine  à  briser  à  coups  de  marteau  sur  cette  façade  toutes  les  sculp- 
tures faisant  saillie,  de  peur  qu'il  ne  se  détachât  de  ces  reliefs  quelque  pierre  sur  la 
tête  du  roi.  Ces  décombres  couvrirent  le  pavé,  et  on  les  balaya.  J'ai  longtemps  eu 
en  ma  possession  une  tête  de  Christ  tombée  de  cette  façon.  On  me  l'a  volée  en 
décembre  1851.  Cette  tête  n'a  pas  eu  de  bonheur 5  cassée  par  un  roi,  elle  a  été 
perdue  par  un  proscrit. 

Nodier  était  un  admirable  antiquaire,  et  nous  explorions  la  cathédrale  du  haut 
en  bas,  tout  encombrée  qu'elle  était  d'échafaudages,  de  châssis  peints  et  de  portants 
de  coulisse.  La  nef  n'étant  que  de  pierre,  on  l'avait  remplacée  à  l'intérieur  par  un 
édifice  en  carton,  pour  plus  de  ressemblance  probablement  avec  la  monarchie  d'alors; 
on  avait,  pour  le  couronnement  du  roi  de  France,  inséré  un  théâtre  dans  l'église j 
si  bien  qu'on  a  pu  raconter  avec  une  exactitude  parfaite  qu'en  arrivant  au  portail 
j'avais  demandé  au  garde  du  corps  de  faction  :  Oà  eff  ma  loge? 

Cette  cathédrale  de  Reims  est  belle  entre  toutes.  Sur  la  façade,  les  roisj  à  l'ab- 
side, les  énervés  :  les  bourreaux  ayant  derrière  eux  le  supplice.  Sacre  des  rois  avec 


RELIQUAT.  253 

accompagnement  de  victimes.  La  façade  est  une  des  plus  magnifiques  symphonies 
qu'ait  chantées  cette  musique,  l'architecture.  On  rêve  longtemps  devant  cet  oratorio. 
De  la  place,  en  levant  la  tête,  on  voit  à  une  hauteur  de  vertige,  à  la  base  des  deux 
clochers,  une  rangée  de  colosses,  qui  sont  les  rois  de  France.  Ils  ont  au  poing  le 
sceptre,  l'épée,  la  main  de  justice,  le  globe,  et  sur  la  tête  l'antique  couronne  phara- 
monde,  non  fermée,  à  fleurons  évasés.  Cela  est  superbe  et  farouche.  On  pousse  la 
porte  du  sonneur,  on  gravit  la  vis  de  Saint-Gilles,  on  monte  dans  les  tours,  on 
arrive  dans  la  haute  région  de  la  prière,  on  baisse  les  yeux,  on  a  au-dessous  de  soi 
les  colosses.  La  rangée  des  rois  s'enfonce  dans  l'abîme.  On  entend,  aux  vibrations  des 
vagues  souffles  du  ciel,  le  chuchotement  des  cloches  énormes. 

Un  jour,  j'étais  accoudé  sur  un  auvent  du  clocher,  je  fixais  mes  yeux  en  bas,  par 
une  embrasure.  Toute  la  façade  se  dérobait  à  pic  sous  moi.  J'aperçus  dans  cette 
profondeur,  pas  très  loin  de  mon  regard,  tout  au  sommet  d'un  support  de  pierre 
long  et  debout,  adossé  à  la  muraille,  et  dont  la  forme  fuyait,  raccourcie  par  l'escar- 
pement, une  sorte  de  cuvette  ronde.  L'eau  des  pluies  s'y  était  amassée  et  faisait 
un  étroit  miroir  au  fond,  une  touffe  d'herbes  mêlée  de  fleurs  y  avait  poussé  et 
remuait  au  vent,  une  hirondelle  s'y  était  nichée.  C'était,  dans  moins  de  deux  pieds 
de  diamètre,  un  lac,  un  jardin  et  une  habitation j  un  paradis  d'oiseaux.  Au  moment 
où  je  regardais,  l'hirondelle  faisait  boire  sa  couvée.  La  cuvette  avait,  tout  autour  de 
son  bord  supérieur,  des  espèces  de  créneaux  entre  lesquels  l'hirondelle  avait  fait 
son  nid.  J'examinai  ces  créneaux  j  ils  avaient  la  figure  d'une  fleur  de  lys.  Le 
support  était  une  statue.  Ce  petit  monde  heureux  était  la  couronne  de  pierre  d'un 
vieux  roi. 

Et  si  l'on  demandait  à  Dieu  :  A  quoi  donc  a  servi  ce  Lothaire,  ce  Philippe,  ce 
Charles,  ce  Louis,  cet  empereur,  ce  roi.?  Dieu  répondrait  peut-être  :  A  faire  faire 
cette  statue,  et  à  loger  cette  hirondelle. 

Le  sacre  eut  lieu.  Ce  n'est  point  ici  l'endroit  d'en  parler.  D'ailleurs  mes  souvenirs 
sur  cette  solennité  du  27  mai  1825  ont  été  racontés  ailleurs  par  un  autre  que  moi 
mieux  qu'ils  ne  pourraient  l'être  par  moi  '*^. 

Disons-le  seulement,  ce  fut  une  journée  radieuse.  Dieu  semblait  avoir  consenti 
à  cette  fête.  Les  longues  fenêtres  claires,  car  il  n'y  a  plus  de  vitraux  à  Reims,  lais- 
saient entrer  dans  la  cathédrale  un  jour  éblouissant.  Toute  la  lumière  de  mai  était 
dans  l'église.  L'archevêque  était  couvert  de  dorures,  et  l'autel  de  rayons.  Le  maréchal 
de  Lauriston,  ministre  de  la  maison  du  roi,  était  content  du  soleil.  Il  allait  et  venait, 
affairé,  parlant  bas  aux  architeaes  Lecointe  et  Hittorf.  Cette  belle  matinée  donna 
occasion  de  dire  le  Soleil  du  Sacre  comme  on  avait  dit  le  Soleil  d^AuIferlii^  Et  une 
profusion  de  lampes  et  de  cierges  trouvait  moyen  de  rayonner  dans  ce  resplendis- 
sement. 

Il  y  eut  un  moment  où  Charles  X,  habillé  d'une  simarre  de  satin  cerise  galonnée 
d'or,  se  coucha  tout  de  son  long  aux  pieds  de  l'archevêque.  Les  pairs  de  France,  à 
droite,  brodés  d'or,  empanachés  à  la  Henri  IV  et  vêtus  de  grands  manteaux  de 

(')  Uiiior  Hu^  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie,  (Note  de  l'Éditeur.) 


2H  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

velours  et  d'hermine j  les  députés,  à  gauche,  en  frac  de  drap  bleu  fleurdelysé  d'ar- 
gent au  collet,  le  regardaient  faire. 

Toutes  les  formes  du  hasard  étaient  un  peu  représentées  là,  la  bénédiction  papale 
par  les  cardinaux  dont  quelques-uns  avaient  vu  le  sacre  de  Napoléon,  la  victoire  par 
les  maréchaux,  l'hérédité  par  M.  le  duc  d'Angouléme,  dauphin,  le  bonheur 
par  M.  de  Tallejrand,  boiteux  et  debout}  la  hausse  et  la  baisse  par  M.  de  Villèle, 
la  joie  par  des  oiseaux  qu'on  lâcha  et  qui  s'envolèrent,  et  les  valets  du  jeu  de  cartes 
par  les  quatre  hérauts  d'armes. 

Un  vaste  tapis  fleurdelysé,  fait  exprès  pour  l'occasion  et  appelé  le  tapis  du  sacre, 
couvrait  d'un  bout  à  l'autre  les  vieilles  dalles  et  cachait  les  tombes  mêlées  au  pavé 
de  la  cathédrale.  Une  lumineuse  épaisseur  d'encens  emplissait  la  nef.  Les  oiseaux  mis 
en  liberté  erraient  dans  ce  nuage,  effarouchés. 

Le  roi  changea  six'ou  sept  fois  de  costume.  Le  premier  prince  du  sang,  Louis- 
Philippe,  duc  d'Orléans,  l'assistait.  M.  le  duc  de  Bordeaux  avait  cinq  ans  et  était 
dans  une  tribune. 

Le  compartiment  où  nous  étions,  Charles  Nodier  et  moi,  touchait  aux  bancs 
des  députés.  Au  milieu  de  la  cérémonie,  vers  l'instant  où  le  roi  s'étendit  à  terre, 
un  député  du  Doubs,  nommé  M.  Hémonin,  se  tourna  vers  Nodier  dont  il  était 
tout  proche  et,  en  posant  le  doigt  sur  sa  bouche  pour  ne  pas  troubler  l'oraison  de 
l'archevêque,  lui  mit  quelque  chose  dans  la  main.  Ce  quelque  chose  était  un  livre. 
Nodier  prit  le  livre  et  l'entr' ouvrit  : 

—  Qu'est-ce?  lui  demandai-je  tout  bas. 

—  Rien  de  bien  précieux,  me  dit-il.  Un  volume  dépareillé  du  Shakespeare, 
édition  de  Glascow. 

Une  des  tapisseries  du  trésor  de  l'église,  accrochée  précisément  en  face  de 
nous,  représentait  une  entrevue  peu  historique  de  Jean-sans-Terre  et  de  Philippe- 
Auguste.  Nodier  feuilleta  le  livre  quelques  minutes,  puis  me  montra  la  tapisserie. 

—  Vous  voyez  bien  cette  tapisserie  ?  —  Oui.  —  Savez- vous  ce  qu'elle  repré- 
sente.? —  Non.  —  Jean-sans-Terre.  —  Eh  bien.!^  —  Jean-sans-Terre  est  aussi 
dans  ce  livre. 

Le  volume  en  effet,  relié  en  basane  usée  aux  coins,  contenait  le  Roi  Jean. 
M,  Hémonin  se  tourna  vers  Nodier. 

—  J'ai  payé  ce  livre-là  six  sous,  dit-il. 

Le  soir  du  sacre,  le  duc  de  Northumberland  donna  un  bal.  Ce  fut  un  faste 
féerique.  Cet  ambassadeur  des  Mille  et  une  Nuits  en  apporta  une  à  Reims.  Chaque 
femme  trouva  un  diamant  dans,  son  bouquet. 

Je  ne  dansais  pasj  Nodier  ne  dansait  plus  depuis  l'âge  de  seize  ans  où  il  avait  été 
félicité  d'une  danse  par  une  grand'tante  extasiée  en  ces  termes  :  Tu  es  charmant,  ttt 
danses  comme  un  chou!  Nous  n'allâmes  point  au  bal  de  lord  Northumberland. 

—  Que  ferons-nous  ce  soir.^"  demandai-je  à  Nodier. 

Il  me  montra  son  bouquin  anglais  dépareillé,  et  me  dit  : 

—  Lisons  ça. 
Nous  lûmes. 


RELIQUAT.  255 

C'est-à-dire  Nodier  lut.  Il  savait  l'anglais  (sans  le  parler,  je  crois)  assez  pour 
dcchif&er.  Il  lisait  à  haute  voix,  et  tout  en  lisant,  traduisait.  Dans  les  intervalles, 
quand  il  se  reposait,  je  prenais  l'autre  bouquin  conquis  sur  le  chiffonnier  de  Soissons, 
et  je  lisais  du  Komancero.  Comme  Nodier,  je  traduisais  en  lisant.  Nous  comparions 
le  livre  anglais  au  livre  castillan;  nous  confrontions  le  dramatique  avec  l'épique. 
Chacun  vantait  son  livre.  Nodier  tenait  pour  Shakespeare  qu'il  pouvait  lire  en 
anglais  et  moi  pour  le  Komancero  que  je  pouvais  lire  en  espagnol.  Nous  mettions 
en  présence,  lui  le  bâtard  Faulconbridge,  moi  le  bâtard  Mudarra.  Et  peu  à  peu,  en 
nous  contredisant,  nous  nous  convainquions,  et  l'enthousiasme  du  Komancero  gagnait 
Nodier,  et  l'admiration  de  Shakespeare  me  gagnait. 

Des  auditeurs  notis  étaient  venus,  on  passe  la  soirée  comme  on  peut  dans  une 
ville  de  province  un  jour  de  sacre,  quand  on  ne  va  pas  au  bal;  nous  finîmes  par 
être  un  petit  cerclej  il  y  avait  un  académicien,  M.  Roger,  un  lettré,  M.  d'Eckstein, 
M.  de  Marcellus,  ami  et  voisin  de  campagne  de  mon  père,  lequel  raillait  son  roya- 
lisme et  le  mien,  le  bon  vieux  marquis  d'Herbou ville,  et  M.  Hémonin,  donateur 
du  livre  payé  six  sous. 

- —  Il  ne  les  vaut  pas,  s'écriait  M.  Roger. 

La  conversation  devint  discussion.  On  jugea  le  KoiJean.  M.  de  Marcellus  déclarait 
l'assassinat  d'Arthur  invraisemblable.  On  lui  fit  observer  que  c'était  de  l'histoire.  Il  se 
résigna  difficilement.  Des  rois  s'entre-tuant,  c'était  impossible.  Pour  M,  Marcellus, 
le  meurtre  des  rois  commençait  au  21  janvier.  Régicide  était  synonyme  de  93.  Tuer 
un  roi  était  une  chose  inouïe  que  la  «  populace  »  seule  était  capable  de  faire.  Il  n'y 
avait  jamais  eu  d'autre  roi  violemment  mis  à  mort  que  Louis  XVI.  Il  admettait 
pourtant  un  peu  Charles  I*"".  Il  voyait  là  aussi  la  populace.  Le  reste  était  mensonge 
et  calomnie  démagogique. 

Ojapique  aussi  bon  royafiste  que  lui,  je  me  hasardai  à  lui  insinuer  que  le  seizième 
siècle  existait,  et  que  c'était  l'époque  où  les  jésuites  avaient  nettement  posé  la 
question  de  «  la  saignée  à  la  veine  basilique  » ,  c'est-à-dire  des  cas  où  l'on  doit  tuer 
le  roij  question  qui,  une  fois  posée,  eut  tant  de  succès  qu'elle  fit  poignarder  deux 
rois,  Henri  III  et  Henri  IV,  et  pendre  un  jésuite,  le  père  Guignard. 

Puis  on  passa  aux  détails  du  drame,  aux  situations,  aux  scènes,  aux  personnages. 
Nodier  faisait  remarquer  que  Faulconbridge  est  le  même  dont  parle  Mathieu 
Paris  sous  le  nom  de  Falcasius  de  Trente,  bâtard  de  Richard  Cœur-de-Lion.  Le 
baron  d'Eckstein,  à  l'appui,  rappelait  que,  selon  Hollinshed,  Faulconbridge  ou  Fal- 
casius tua  le  vicomte  de  Limoges  pour  venger  son  père  Richard  blessé  à  mort  au 
siège  de  Chalus;  lequel  château  de  Chalus  étant  au  vicomte  de  Limoges,  il  était 
juste  que  le  vicomte,  quoique  absent,  répondît  sur  sa  tête  d'une  flèche  ou  d'une 
pierre  tombée  de  ce  château  sur  le  roi.  M.  Roger  riait  de  Shakespeare  faisant  crier 
Autriche  hiinoges  et  confondant  le  vicomte  de  Limoges  avec  le  duc  d'Autriche. 
M.  Roger  eut  tout  le  succès,  et  son  rire  fut  le  dernier  mot. 

La  discussion  ayant  ainsi  tourné,  je  n'avais  plus  rien  dit. 

Cette  révélation  de  Shakespeare  m'avait  ému.  Je  trouvais  cela  grand,  he  Koi  Jean 
n'est  pas  un  chef-d'œuvre,  mais  certaines  scènes  sont  hautes  et  puissantes,  et  dans 
la  maternité  de  Constance  il  y  a  des  cris  de  génie. 


256  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Les  deux  livres,  ouverts  et  renversés,  restèrent  posés  sur  la  table.  On  cessa  de 
lire,  pour  rire.  Nodier  avait  fini  par  se  taire  aussi.  Nous  étions  battus.  Le  dernier 
éclat  de  rire  jeté,  on  s'en  alla.  Nous  restâmes  seuls,  Nodier  et  moi,  et  pensifs, 
songeant  aux  grandes  œuvres  méconnues,  et  stupéfaits  que  l'éducation  intellectuelle 
des  peuples  civilisés,  et  la  nôtre  même  à  lui  et  à  moi,  en  fût  là. 

Enfin  Nodier  rompit  le  silence.  Je  me  souviens  de  son  sourire.  Il  me  dit  : 

—  On  ignore  \c  Romaucero! 
Je  lui  répondis  : 

—  Et  l'on  se  moque  de  Shakespeare  ! 

Treize  ans  après,  qu'il  me  soit  permis  d'ajouter  ici  ce  souvenir,  quoiqu'il  soit 
en  dehors  de  ce  livre,  un  hasard  me  ramena  à  Reims.  C'était  le  28  août  1838.  On 
verra  plus  loin  pourquoi  cette  date  s'est  précisée  dans  mon  esprit.  Je  revenais  de 
Vouziers,  les  deux  tours  de  Reims  m'étaient  apparues  à  l'horizon,  et  l'envie  m'avait 
pris  de  revoir  la  cathédrale.  Je  m'étais  dirigé  vers  Reims.  En  arrivant  sur  la  place 
de  la  cathédrale,  j'aperçus  une  pièce  de  canon  braquée  près  du  portail,  avec  les 
canonniers  mèche  allumée.  Comme  j'avais  vu  de  l'artillerie  là  le  27  mai  1825,  je  crus 
que  c'était  l'habitude  de  cette  place  d'avoir  du  canon,  et  j'y  fis  à  peine  attention. 
Je  passai  outre  et  entrai  dans  l'église.  Un  bedeau  à  manches  violettes,  espèce  de 
demi-abbé,  s'empara  de  moi  et  me  conduisit.  Je  revis  toute  l'église.  Elle  était  soli- 
taire. Les  pierres  étaient  noires,  les  statues  tristes,  l'autel  mystérieux.  Aucune  lampe 
ne  faisait  concurrence  au  soleil.  Il  allongeait  sur  les  pierres  sépulcrales  du  pavé  les 
longues  silhouettes  blanches  des  fenêtres,  et,  à  travers  l'obscurité  mélancolique  du 
reste  de  l'église,  on  eût  dit  des  fantômes  couchés  sur  ces  tombes.  Personne  dans 
l'église.  Pas  une  voix  ne  chuchotait,  aucun  pas  ne  marchait. 

Cette  solitude  serrait  le  cœur  et  ravissait  l'âme.  Il  y  avait  là  de  l'abandon,  du 
délaissement,  de  l'oubli,  de  l'exil,  de  la  sublimité.  Ce  n'était  plus  le  tourbillon 
de  1825.  L'église  avait  repris  sa  dignité  et  son  calme.  Aucune  parure,  aucun 
vêtement,  rien.  Elle  était  toute  nue,  et  belle.  La  haute  voûte  n'avait  plus  de  dais  à 
porter.  Les  cérémonies  de  palais  ne  vont  point  à  ces  demeures  sévères;  un  sacre  est 
une  complaisance  ;  ces  masures  augustes  ne  sont  pas  faites  pour  être  courtisanes  ;  il  y  a 
accroissement  de  majesté  pour  un  temple  à  le  débarrasser  du  trône  et  à  retirer  le  roi 
de  devant  Dieu.  Louis  XIV  masque  Jéhovah.  Retirez  aussi  le  prêtre,  tout  ce  qui 
faisait  éclipse  étant  ôté,  vous  verrez  le  jour  direct.  Les  oraisons,  les  rites,  les  bibles, 
les  formules,  réfractent  et  décomposent  la  lumière  sacrée.  Un  dogme  est  une 
chambre  noire.  A  travers  une  religion  vous  voyez  le  spectre  solaire  de  Dieu,  mais 
non  Dieu.  La  désuétude  et  l'écroulement  grandissent  un  temple.  A  mesure  que  la 
religion  humaine  se  retire  de  ce  mystérieux  et  jaloux  édifice,  la  religion  divine  y 
entre.  Faites-y  la  solitude,  vous  y  sentez  le  ciel.  Un  sanctuaire  désert  et  en  ruine, 
comme  Jumièges,  comme  Saint-Bertin,  comme  Villers,  comme  Holyrood,  comme 
l'abbaye  de  Montrose,  comme  le  temple  de  Pxstum,  comme  l'hypogée  de  Thèbes, 
devient  presque  un  élément  et  a  la  grandeur  virginale  et  religieuse  d'une  savane 
ou  d'une  foret.  Il  y  a  là  de  la  présence  réelle. 

Ces  licux-là  sont  vraiment  saints  j  l'homme  s'y  est  recueilli.  Ce  qu'ils  ont  contenu 


RELIQUAT.  !)•] 

d'erreur  s'est  dissipé}  ce  qu'ils  ont  contenu  de  vérité  est  resté  et  a  grandi.  L'à-peu- 
près  n'y  a  plus  la  parole.  Les  dogmes  éteints  n'y  ont  point  déposé  leur  cendre,  la 
prière  passée  y  a  laissé  son  parfum.  Il  y  a  de  l'absolu  dans  la  prière.  Ce  qui  fut  une 
synagogue,  ce  qui  fut  une  mosquée,  ce  qui  fut  une  pagode,  est  vénérable  par  ce 
côté-là.  Une  pierre  quelconque  où  cette  grande  anxiété  qu'on  appelle  la  prière  a 
marqué  son  empreinte  n'est  jamais  raillée  par  le  penseur.  La  trace  des  agenouille- 
ments devant  l'infini  est  toujours  auguste.  Qui  suis-je.?  que  sais-je.'' 

Tout  en  cheminant  dans  la  cathédrale,  j'étais  monté  dans  les  travées,  puis  sous 
les  arcs-boutants,  puis  dans  les  combles.  Il  y  a  là  sous  le  haut  toit  aigu  une  admi- 
rable charpente  d'essence  de  châtaignier,  moins  extraordinaire  pourtant  que  la  «forêt» 
d'Amiens. 

Ces  greniers  de  cathédrales  sont  farouches.  Il  y  a  presque  de  quoi  s'égarer.  Ce 
sont  des  labyrinthes  de  chevrons,  d'équerres,  de  potences,  des  superpositions  de 
solives,  des  étages  d'architraves  et  d'étravesj  des  enchevêtrements  de  lignes  et  de 
courbes,  toute  une  ossature  de  poutres  et  de  madriersj  on  dirait  le  dedans  du  sque- 
lette de  Babel.  C'est  démeublé  comme  un  galetas  et  sauvage  comme  une  caverne. 
Le  vent  fait  un  bruit  lugubre.  Les  rats  sont  chez  eux.  Les  araignées,  chassées  de  la 
charpente  par  l'odeur  du  châtaignier,  se  réfugient  dans  la  pierre  du  soubassement  où 
l'église  finit  et  où  le  toit  commence,  et  font  très  bas  dans  l'obscurité  leur  toile 
où  vous  vous  prenez  le  visage.  On  respire  on  ne  sait  quelle  poudre  sombre;  il  semble 
qu'on  ait  les  siècles  mêlés  à  son  haleine.  La  poussière  des  églises  est  plus  sévère  que 
celle  des  maisons  ;  elle  rappelle  la  tombe;  elle  est  cendre.  Le  plancher  de  ces  man- 
sardes colossales  a  des  crevasses  par  où  l'on  voit  en  bas  au-dessous  de  soi  l'église, 
l'abîme.  Il  y  a,  dans  des  angles  où  l'on  ne  pénètre  point,  des  espèces  d'étangs  de 
ténèbres.  Les  oiseaux  de  proie  entrent  par  une  lucarne  et  sortent  par  l'autre.  Le  ton- 
nerre vient  aussi  là  familièrement;  quelquefois  trop  près;  et  cela  fait  l'incendie  de 
Rouen,  de  Chartres  ou  de  Saint-Paul  de  Londres. 

Mon  guide,  le  bedeau,  me  précédait.  Il  regardait  les  fientes  sur  le  plancher,  et 
hochait  la  tête.  A  l'ordure,  il  reconnaissait  la  bête.  Il  grommelait  dans  ses  dents  : 
Ceci  eB  un  corbeau.  Ceci  e§i  un  étervier.  Ceci  efî  une  chouette.  Je  lui  disais  :  Vous  devriez 
étudier  le  cœur  humain. 

Une  chauve-souris  effarée  voletait  devant  nous. 

En  marchant  presque  au  hasard,  en  suivant  cette  chauve-souris,  en  regardant 
ces  fumiers  d'oiseaux,  en  respirant  cette  poussière  dans  cette  obscurité,  parmi  ces 
toiles  d'araignées,  parmi  ces  rats  en  fuite,  nous  arrivâmes  à  un  recoin  noir,  où  je 
distinguai  confusément,  sur  une  grande  brouette,  une  sorte  de  long  paquet  qui 
était  lié  d'une  corde  et  qui  ressemblait  à  une  étoffe  roulée. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  demandai-je  au  bedeau. 
Il  me  répondit  : 

—  C'est  le  tapis  du  sacre  de  Charles  X. 

Je  regardai  cette  chose.  En  ce  moment,  —  je  n'arrange  riea,  je  raconte,  —  il 
y  eut  tout  à  coup  sous  la  voûte  une  sorte  de  coup  de  foudre.  Seulement  cela  venait 
d'en  bas.  Toute  la  charpente  remua,  les  profonds  échos  de  l'église  multiplièrent  le 

PHILOSOPHIE.    —    II.  17 

IMPIIIIIÏIIU     ■ATIOIÀI.I. 


258  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

roulement.  Un  second  coup  éclata,  puis  un  troisième,  à  intervalles  égaux.  Je 
reconnus  le  canon.  Je  songeai  à  la  pièce  que  j'avais  vue  en  batterie  sur  la  place. 
Je  me  tournai  vers  mon  guide. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  bruit.'' 

—  C'est  le  télégraphe  qui  vient  de  jouer,  et  c'est  le  canon  qu'on  tire. 
Je  repris  : 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire.'' 

—  Cela  veut  dire,  répondit  le  bedeau,  qu'il  vient  de  naître  un  petit-fils  à  Louis- 
Philippe. 

C'était  en  effet  le  canon  qui  annonçait  la  naissance  de  M.  le  comte  de  Paris. 
Voilà  mes  souvenirs  de  Reims. 
Cette  fumée,  c'est  l'histoire. 


RELIQUAT.  259 


LES  GENIES  APPARTENANT  AUX  PEUPLES. 

Ce  chapitre,  qui  devait  faire  partie  de  W^iUiam  Shakjlpeare ,  a  été  réservé  pour  un 
livre  resté  à  l'état  de  projet  et  dont  on  trouve  trace  dans  les  Notes  de  travail.  Victor 
Hugo,  au  verso  d'une  couverture  imprimée  qui  a  servi  de  chemise  à  ce  travail  inédit, 
a  écrit  ceci  : 

Cette  chemise  contient  le  livre  sur  les  génies  appartenant  au  peuple.  Ces  trois  dos- 
siers en  sont  le  commencement  et  la  fin.  J'en  ai  extrait  pour  Shake^eare  le  dossier 
du  milieu.  S'il  le  fallait  pour  compléter  le  volume,  tout  ce  que  j'ai  mis  ici  de  côte 
pourrait  y  rentrer. 

(Si  je  ne  le  réunis  pas  à  Sha}^§peare,  ce  dossier  fera  partie  de  mon  travail  complet 

sur  yinBruBion  pithliq^ue  et  obligatoire.) 

Hauteville-house , 
2  x*"*  1863. 

Une  seconde  note,  rayée,  est  collée  sur  le  feuillet  suivant;  elle  est  précédée  de  cette 
recommandation  : 

(Voir  ce  dossier.  Très  important.) 

UVKE   SIXIEME. 

Si  je  me  décide  à  faire  le  livre  où  je  dédierai  les  génies  au  peuple,  c^eB  ici  qu'il  devra 
être  placé. 

Ce  dossier  en  contient  les  éléments. 

Sous  cette  note,  une  liste  de  noms,  avec,  en  regard,  la  caractéristique  de  chaque 
personnage  nommé  : 

Jean  Huss,  brûlé  (1415)  malgré  le  sauf-conduit 
de  l'empereur  Sigismond. 

Liberté Mirabeau.  Poésie Dante. 

Philosophie Rousseau.  Religion J.-C. 

Bon  sens Molière.  Sagesse Socrate. 

Science Galilée.  Lumière Prométhée. 

Au  verso ,  le  plan  suivant  : 

CHŒURS. 

Les  ciguës. 

Les  oliviers  de  Sion. 


Les  sapins  destinés  à  devenir  les  mâts  de  Christ.  Colomb. 
Liste  et  plan  nous  semblent  antérieurs  à  r863. 


26o  WILLIAM   SHAKESPEARE. 


LES  GENIES  POUR  LE  PEUPLE. 

A.d  mum  popu/i  :  Voici  quelle  doit  être  la  nouvelle  formule  d'enseignement.  Le 
dauphin  aujourd'hui,  c'est  le  peuple. 

Il  est  souverain,  mais  il  est  enfant.  On  lui  doit  l'éducation.  On  la  lui  doit  gra- 
tuite. On  la  lui  doit  obligatoire.  On  la  lui  doit  primaire,  secondaire,  supérieure,  à 
tous  les  degrés,  depuis  l'école  de  village  jusqu'au  collège  de  France,  depuis  l'Abé- 
cédaire jusqu'à  l'Institut.  Au  moral  comme  au  physique,  le  premier  des  droits  de 
l'homme,  c'est  le  droit  à  la  lumière. 

L'avenir  est  notre  enfant.  Formons-le. 


Le  propre  du  génie  est  le  grandissement  du  bien  et  le  grossissement  du  mal. 


Folie,  Erreur,  Absurdité;  tels  sont  les  noms  de  baptême  du  Génie. 
Dieu  le  crée,  les  hommes  le  baptisent. 


[premier  dossier.] 

La  gloire  n'est  pas  plus  le  but  vrai  du  poëte  que  le  bonheur  n'est  le  but  vrai  de 
l'homme.  L'un  et  l'autre  n'ont  qu'un  but,  la  fonction  accomplie,  c'est-à-dire  le 
devoir. 

Pour  le  poëte  comme  pour  le  philosophe,  fonction  accomplie  signifie  mission 
remplie. 

Sur  cette  terre  la  fonction  est  donnée  à  tous,  la  mission  à  quelques-uns. 

Les  esprits  secondaires  se  satisfont  de  la  fonction.  Philosophes,  ils  se  laissent 
«aller  doucement  à  la  bonne  loi  naturelle».  Poètes,  ils  chantent  comme  l'oiseau. 
Les  esprits  de  premier  ordre  ont  de  plus  grandes  affaires. 

S'ils  se  bornaient  à  ce  gazouillement,  ils  sentiraient  que  Dieu  est  mécontent. 

La  destinée,  celle  d'autrui  surtout,  ne  doit  pas  être  prise  avec  nonchalance. 

Quiconque  sait  faire  usage  de  la  pensée  finit  par  s'apercevoir  qu'il  n'y  a  point 
de  choses  indifférentes,  et  toute  méditation  dans  un  esprit  sain  et  droit  se  termine 
par  un  éveil  confus  de  responsabilité.  Vivre,  c'est  être  engagé. 

La  fonction  dirigée  par  la  conscience,  c'est  l'accomplissement  du  devoir,  pour 
l'homme. 

Pour  l'homme  de  génie,  il  faut  quelque  chose  de  plus,  car  il  est  homme,  plus 
génie.  Pour  lui,  la  fonction  doit  être  héroïque.  Elle  doit  se  faire  mission.  Elle  doit 
être  dirigée  par  la  vertu. 

Anacréon  fait  la  fonction  du  poëte  j  Isaïe  en  remplit  la  mission. 


RELIQUAT.  261 

Vertu,  nous  venons  de  dire  ce  mot.  Ce  que  nous  entendons  ici  par  vertu,  ce 
n'est  pas  cette  simple  probité  des  actes  qui  fait  la  bonne  vie,  qui  est  la  règle  de 
conduite  de  tout  homme  bien  né,  et  pour  les  âmes  honnêtes  une  sorte  de  respi- 
ration naturelle.  C'est  une  chose  autre,  moins  exacte  et  plus  grande.  La  vertu  propre 
au  génie,  c'est  la  haute  exigence.  C'est  un  tracé  du  devoir  empiétant  sur  le  sublime. 
C'est  une  ardeur  profonde  du  cœur  partagée  par  l'esprit,  c'est  l'éternelle  insomnie 
de  la  volonté  couVant  le  bien,  c'est,  devant  le  mal  divisant  et  régnant,  une  aspi- 
ration presque  irritée  à  l'harmonie  universelle;  la  colère  peut  être  tendre,  tel 
rudoiement  caresse;  c'est  l'effort  qui  imprime  l'élan,  c'est  l'embrasement  du  beau 
et  du  juste,  c'est  une  fournaise  intérieure  de  pensées  vraies,  c'est  cette  préméditation 
démesurée  qui  fait  du  philosophe  un  apôtre  et  du  poëte  un  prophète.  C'est  la  con- 
science en  flamme. 

Préméditation,  tout  est  là.  Une  préméditation  sublime,  voilà,  dans  notre  ombre 
humaine,  ce  qui  fait  une  lueur  sur  le  front  du  poëte. 

Une  immense  bonne  intention,  en  fait  de  devoir  vouloir  le  trop,  au  besoin  un 
peu  de  folie  dans  le  sacrifice;  c'est  là  une  loi  pour  le  génie.  On  n'est  l'archange 
qu'à  ce  prix. 

Stultitiam  crucii. 

Dans  le  génie  il  doit  y  avoir  du  secours. 

Le  genre  humain  est  si  lamentable  en  effet! 

La  destinée,  c'est-à-dire  la  souffrance;  la  terre  telle  que  ses  habitants  la  font,  la 
notion  de  Dieu  tournée  à  mal,  tous  les  mensonges  ajustés  à  la  vérité  pour  faire 
des  religions,  la  stupidité  à  l'état  d'institution,  la  nuit  base  du  dogme,  l'ignorance 
posée  en  principe;  ignorer  engendrant  haïr,  la  guerre,  l'épée,  la  hache,  la  jonc- 
lion  des  glaives  au-dessus  d'une  tête  sombre,  qui  est  l'humanité;  les  intelligences 
viciées,  le  for  intérieur  mauvais,  l'esclave  ayant  pour  idéal  d'être  despote,  la 
misère  devenue  la  méchanceté;  l'autel  pierre  dure,  le  prêtre  bénisseur  du  soldat, 
le  bûcher  mis  au  service  de  Tentâtes,  de  Moloch  et  de  Jésus,  la  fourche  infernale 
du  quemadero  emmanchée  dans  du  bois  de  la  vraie  croix;  une  tiare  de  fer  sur 
la  tête  de  Jules  II,  dans  le  lit  d'Alexandre  VI  une  femme  qui  est  sa  fille,  Torque- 
mada  complétant  ces  papes  ;  l'accord  des  iniquités,  les  idolâtries  sœurs  des  tyrannies; 
le  grand-mogol  plus  le  grand-lama;  les  superstitions  donnant  la  griffe  aux  pré- 
jugés; la  surdité  implacable  des  codes;  l'inepte  échafaud,  les  bons  au  bagne,  les 
féroces  au  trône;  au  dedans  le  volcan,  au  dehors  la  tempête;  la  faim,  la  prosti- 
tution, le  meurtre;  les  convoitises,  les  appétits,  les  passions,  la  mystérieuse  lutte 
interne  de  l'instinct  et  de  la  conscience;  le  ciel,  où  est  l'inconnu,  et  sous  ce 
ciel  impassible,  le  grand  désespoir  stupéfait,  l'homme;  quel  spectacle!  et  si  vous 
ajoutez  à  cela  le  regard  sinistre  de  la  bête,  révélation  d'un  abîme  inférieur,  quelle 
vision  ! 

Le  génie  se  penche  là-dessus. 

S'il  se  relevait  indifférent,  quelle  épouvante  pour  la  conscience  humaine!  Quoi! 
dans  cette  intelligence  plus  grande  que  les  autres,  il  n'y  a  rien!  Quoi!  cette  âme 
géante  est  une  âme  neutre!  Quoi!  cela  lui  est  égal!  Quoi!  ce  colosse  de  vie  inté- 
rieure n'a  point  de  chaleur  externe!  Il  sait  plus,  et  il  sent  moins!  Quoi!  on  pleure. 


l6l  WILLIAM  SHAKESPEARE. 

on  saigne  et  on  râle,  et  il  ne  prend  parti  ni  pour  ni  contre!  Quoi,  de  toutes  ces 
douleurs,  de  tous  ces  crimes,  de  tous  ces  sacrilèges,  de  toutes  ces  lamentations,  de 
toutes  ces  iniquités,  de  toutes  ces  ignominies,  de  toutes  ces  détresses,  de  toutes  ces 
énigmes,  de  tous  ces  sanglots,  cet  esprit  extrait  un  sourire!  il  compose  d'horreur 
sa  sérénité.  Alors  à  quoi  bon  cet  homme.'' 

Il  n'est  qu'importun  par  sa  stature. 

Que  sert  d'être  plus  grand  si  l'on  n'est  pas  meilleur.?  Regarder  de  haut  sans 
plaindre  accable  ceux  qu'on  regarde.  Quoi!  tous  souffrent  ou  font  souffrir,  et  il 
passe  son  chemin!  Voir  tant  de  mauvais  et  tant  de  méchants,  cela  doit  rendre  bon, 
sinon  l'on  est  le  pire.  C'est  le  rapetissement  du  fort  que  de  ne  point  servir  le 
faible.  Quoi!  nulle  intercession,  nulle  intervention,  pas  une  assistance,  pas  un  con- 
seil! Le  vrai  ne  le  presse  donc  pas!  Il  n'a  donc  pas  de  balance!  Il  ne  se  fait  donc 
pas  de  confrontation  dans  cette  pensée!  le  juge  instructeur  est  donc  absent  de  cet 

le  divin 
homme!  Le  mal  est  là  pourtant,  qui  attend  son  procès,  l'intègre  procès  de  la  lumière 
à  la  nuit!  Qu'est-ce  que  c'est  que  le  calme  de  cet  homme?  Quoi!  c'est  la  sagesse 

rejeter 
d'ignorer  la  justice!  quoi,  pour  conserver  l'équilibre,  oublier  l'équité!  Ah!  quel 
vide!  Et  y  a-t-il  rien  de  plus  effrayant  que  de  se  dire  que  toute  l'intelligence,  toute 
la  compréhension,  toute  la  faculté,  toute  la  raison,  toute  la  philosophie,  toute  la 
puissance  dans  une  âme  humaine,  y  font  le  néant! 

Non,  il  n'en  est  pas  ainsi.  Et  cette  déception,  l'intelligence  n'aimant  pas  et  ne 
voulant  pas,  cette  déception,  qui  serait  la  plus  funèbre  de  toutes,  est  épargnée  au 
genre  humain.  Les  hautes  intelligences  apparaissent  comme  des  blancheurs  sur  l'ho- 
rizon. La  neige  qu'on  voit  sur  ces  cîmes,  ce  n'est  pas  l'indifférence,  c'est  la 
conscience. 

Les  forts  aiment j  les  puissants  veulent}  les  grands  sont  bons.  Qu'est-ce  que  le 
génie,  si  ce  n'est  pas  une  plus  grande  ouverture  de  cœur.'' 

Les  hautes  facultés,  à  leur  point  de  départ  comme  à  leur  point  culminant,  s'at- 
tendrissent. Une  larme  tombe  éternellement,  goutte  à  goutte,  sur  le  mystérieux 
sommet  de  l'âme  humaine. 

Le  marbre  fait  génie  n'existe  pas;  ou,  s'il  existe,  il  est  monstre. 

Non,  le  grand  plaignant,  le  genre  humain,  ne  crie  pas  en  vain  :  justice!  du 
côté  des  penseurs.  Penser  est  une  générosité.  Les  penseurs  regardent  autour  d'eux; 
on  souffre;  un  surcroît  de  force  leur  vient  de  cet  excès  de  misère;  ils  voient,  dans 
ce  crépuscule  que  nous  nommons  la  civilisation,  tous  ces  noirs  groupes  désespérés; 
les  penseurs  songent;  et  les  gémissements,  les  angoisses,  les  fatalités  entrevues  en 
même  temps  que  les  douleurs  touchées,  les  tyrannies,  les  passions,  les  esclavages, 
les  deuils,  les  peines,  font  poindre  dans  leur  esprit  ce  sublime  commencement  du 
génie,  la  pitié. 

Le  penseur,  poëte  ou  philosophe,  poëte  et  philosophe,  se  sent  une  sorte  de  pater- 
nité immense.  La  misère  universelle  est  là,  gisante;  il  lui  parle,  il  la  conseille,  il 
l'enseigne,  il  la  console,  il  la  relève;  il  lui  montre  son  chemin,  il  lui  rallume  son 
âme.  —  Vois  devant  toi,  pauvre  humanité.  Marche!  —  Il  souffre  avec  ceux  qui 


RELIQUAT.  263 

souffrent,  pleure  avec  ceux  qui  pleurent,  lutte  avec  ceux  qui  luttent,  espère  pour 
ceux  qui  désespèrent.  Il  est  à  tout  et  à  tous.  Il  s'ajoute  aux  infirmes;  il  fait  voir  les 
aveugles,  il  fait  planer  les  boiteux.  Il  ne  donne  pas  seulement  le  pain,  il  donne 
l'azur.  Il  travaille  au  progrès,  il  s'y  dévoue,  il  s'j  épuise.  On  sent  en  lui  tout  le 
cœur  humain,  énorme.  Rien  ne  le  décourage.  Il  n'accepte  aucun  démenti.  Il  voit 
le  juge,  et  veut  la  justice;  il  voit  le  prêtre,  et  veut  la  vérité;  il  voit  l'esclave  et 
veut  la  liberté.  Il  affirme  la  rentrée  au  paradis.  Il  recommence  sans  cesse  dans  sa 
vie  et  dans  ses  œuvres  l'équation  du  droit  et  du  devoir.  Le  jour  où  cet  homme 
suprême  meurt,  son  agonie  bégaie  :  amour! 

Amour,  est-ce  là  tout?  Non.  Colère  aussi.  Car  l'être  infini  seul  aime  impassi- 
blement. L'amour  dans  l'homme  se  double  de  colère.  Cette  colère  est  son  autre 
versant.  On  ne  peut  aimer  le  bien  sans  abhorrer  le  mal.  Indignatio,  dit  Juvénal. 
Haine  vigoureme,  dit  Molière.  Nous  avons  parlé  quelque  part  d'un  «amour  qui 
hait  »  ;  ceci  est  de  la  haine  qui  aime.  Il  faut  autant  d'entrailles  pour  créer  Alceste 
que  pour  créer  le  marquis  de  Posa.  Exécrer  Cauchon,  c'est  adorer  Jeanne  d'Arc. 
Nous  donnons  ici  des  noms  pour  être  plus  intelligible,  mais  nous  rappelons  cepen- 
dant que  la  pitié  doit  s'étendre  aux  méchants;  son  embrassement  n'est  large  qu'à 
cette  condition.  On  doit  haïr  le  mal  dans  les  idées,  et  aimer  le  bien  dans  les  per- 
sonnes. Inépuisable  compassion,  tel  est  le  fond  du  génie.  Malheur  à  ceux  qui  n'ont 
pas  cette  grande  flamme  intérieure!  Ils  sont  de  la  lumière  froide.  Ils  ne  seront 
jamais  que  les  seconds.  C'est  cette  indifférence,  c'est  cette  sérénité  implacable,  c'est 
cette  bonhomie  impitoyable ,  c'est  cette  absence  de  cœur  humain  qui  fait  La  Fontaine 
si  inférieur  à  Molière  et  Gœthe  si  inférieur  à  Schiller. 

Insistons-y,  car  ceci  est  la  loi,  ce  qui  fait  en  art  les  chefs-d'œuvre  absolus,  c'est 
dans  l'homme  de  génie  la  volonté  du  beau  compliqué  de  la  volonté  du  vrai;  ces 
deux  volontés  s'aidant  et  se  surveillant.  Cette  double  intuition  de  l'idéal,  à  la  fois 
céleste  et  terrestre,  sert  le  progrès  par  le  rayonnement,  civilise  l'homme  en  mani- 
festant Dieu,  amende  le  relatif  par  sa  confrontation  avec  l'absolu,  élève  la  lumière 
à  la  splendeur  et  crée  les  suprêmes  merveilles. 

Ces  hommes-là,  qui  font  ces  choses,  ces  pères  des  chefs-d'œuvre,  ces  producteurs 
de  civilisation,  ces  hauts  et  purs  esprits,  quel  moi  ont-ils.''  ils  ont  un  moi  incorrup- 
tible, parce  qu'il  est  impersonnel.  Leur  moi,  désintéressé  d'eux-mêmes,  indicateur 
perpétuel  de  sacrifice  et  de  dévouement,  les  déborde  et  se  répand  autour  d'eux.  Le 
moi  des  grandes  âmes  tend  toujours  à  se  faire  collectif  Les  hommes  de  génie  sont 
Légion.  Ils  souffrent  la  souf&ance  extérieure,  nous  l'avons  dit;  ils  saignent  tout  le 
sang  qui  coule;  ils  pleurent  les  pleurs  de  tous  les  yeux;  ils  sont  autrui.  Autrui, 
c'est  là  leur  moi.  Vivre  en  soi  seul  est  une  maladie.  L'âme  est  astre,  et  doit  rayonner. 
L'égoïsme  est  la  rouille  du  moi. 

Le  moi,  nettoyé  d'égoïsme,  voilà  le  bon  intérieur  de  l'homme.  Ce  moi-là  donne 
deux  conseils  :  Etre,  et  devenir  utile. 

La  pitié  est  juste,  la  pitié  est  utile. 

Quand  le  mot  amour  est  dans  la  nuit,  il  se  prononce  pitié. 

Fraternité  implique  pitié,  puisqu'il  y  a  un  grand  frère  et  un  petit. 

Avoir  pitié,  cela  suffit  pour  la  plénitude  d'une  âme. 


264  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Avoir  pitié,  c'est  probablement  la  plus  grande  fonction  de  Dieu. 
La  quantité  de  nécessité  que  Dieu  subit,  ne  s'équilibre  en  lui  que  par  une  quan- 
tité  égale  de  pitié. 

Les  génies  ont  pitié.  C'est  pour  cela  qu'ils  sont  les  génies.  Ils  sont  les  grands  frères. 
Les  génies,  au-dessus  de  l'humanité,  ouvrent  les  ailes  et  joignent  les  mains. 

Le  mieux,  c'est  là  leur  rêve.  Le  mieux,  déclaré  ennemi  du  bien  par  les  peureux 
et  par  les  lâches ,  deux  espèces  de  sages  fort  en  crédit. 

Cet  arrêt  a  beau  être  un  proverbe;  une  sentence,  comme  on  dit,  en  fondant  dans 
ce  mot  les  deux  idées  fort  distinctes  de  chose  jugée  et  de  chose  juste.  Apres  à  la 
logique,  les  génies  n'en  tiennent  compte. 

Un  échelon  gravi,  ils  lèvent  le  pied  vers  l'autre.  Ils  ne  laissent  sur  quoi  que  ce 
soit  leur  ombre  que  le  temps  de  passer.  En  science  chercheurs,  en  art  songeurs.  Ils 
sont  dans  la  forêt  vierge;  ils  vont.  De  leur  vivant,  ils  s'enfoncent  et  se  perdent  sous 
les  confus  branchages  de  l'avenir.  Ils  sont  lointains  à  leurs  contemporains.  Poésie , 
philosophie,  civilisation,  le  futur  dans  l'actuel,  l'humanité  réelle,  l'humanité  vraie 
à  conclure  de  l'humanité  réelle,  tels  sont  leurs  entraînements.  Vivre  à  même  les 
rêves,  c'est  là  leur  joie  et  leur  tourment.  Derrière  toutes  les  questions  obscures  on 
entend  le  coup  de  pioche  de  ces  pionniers.  Ce  bruit  sourd  de  pas  vers  l'inconnu, 
vient  d'eux.  Plus  ils  avancent,  plus  le  but  semble  fuir.  Le  propre  de  l'idéal,  c'est  de 
reculer.  De  halte,  point,  pour  ces  travailleurs  du  beau  et  du  juste.  Le  mieux  d'hier 
n'est  plus  que  le  bien  d'aujourd'hui;  il  leur  faut  le  mieux  de  demain.  L'utopie  est 
devenue  lieu  commun;  il  s'agit  d'escalader  la  chimère.  Laissez-les  faire.  Avant  peu, 
la  chimère  sera  praticable,  Tout-le-Monde  marchera  dessus  et  logera  dedans.  Après 
quoi,  ils  passeront  à  limpossible.  Qu est-ce  que  l'impossible?  c'est  le  fœtus  du  pos- 
sible. La  nature  fait  la  gestation,  les  génies  font  l'accouchement.  Tout  arrivera, 
laissez-les  faire.  Ils  commencent,  finissent,  et  recommencent.  Ils  dévident  à  mesure 
derrière  eux  la  civilisation.  Jamais  d'interruption  ni  de  lassitude.  Oh  !  les  puissants 
ouvriers!  Oh!  les  sombres  éclaireurs!  Car  ils  souffrent.  N'importe,  ils  vont.  Où 
s'arrêteront-ils.'*  Dans  la  tombe.  Croyez-vous .? 

La  création,  cette  merveille  à  demi  obscure,  les  contente  sans  les  satisfaire.  Là 
encore,  ils  rêvent  mieux.  Parfois,  ils  murmurent.  C'est  ainsi  que  le  lion,  tout  seul 
dans  le  désert,  gronde.  Dieu  et  lui  savent  pourquoi. 

Etreints,  comme  toutes  les  créatures,  par  le  fait  immanent,  ils  sont  soumis, 
mais  non  optimistes.  Ils  font  des  remontrances.  La  destinée,  compliquée  de  fatalité, 
les  trouble.  L'homme,  c'est  l'âme  à  fleur  de  peau;  la  bête  et  la  chose,  c'est  l'âme 
située  profondément  et  sous  des  épaisseurs  ;  quelle  est  cette  ombre  ?  Ils  méditent  sur 
cela,  sévères.  L'homme,  c'est  le  mieux  de  la  bête;  la  bête,  c'est  le  mieux  de  la 
chose;  mais  pourquoi  ces  stages  sinistres  de  l'âme  dans  la  matière .f*  A  quoi  bon  ces 
prisons  ?  Dans  quel  but  ces  captivités  successives }  Qu'est-ce  que  tout  ce  temps 
dépensé,  perdu  peut-être?  Qu'attend-on  là-haut?  Ils  sont  tristes. 

A  de  certaines  heures  redoutables,  ces  êtres  immenses  ont  une  façon  à  eux  de 
regarder  le  ciel,  irrités,  quoique  tremblants. 

L'univers  leur  semble  ébauché.  La  nature  leur  apparaît  comme  à  moitié  Êiitc. 


RELIQUAT.  265 

Pourquoi  s'être  arrêté  en  chemin?  De  solution  de  continuité,  certes,  il  n'y  en  a 
point;  mais,  selon  eux,  il  y  a  des  haltes,  des  repos  inutiles,  des  nœuds,  on  ne  sait 
quel  effrayant  embarras  de  charrettes  dans  l'infini.  En  marche,  mondes! 

La  majesté  des  évolutions  leur  semble  indifférence;  les  signes  qui  passent  au 
zénith  amenant  les  changements  climatériqucs  font  avec  peu  de  zèle  leur  besogne 
sidérale;  est-ce  que  les  cycles  qui  déterminent  les  phases  meilleures  ne  pourraient 
pas  tourner  moins  lentement?  Le  globe  n'est  point  assez  vite  habitable.  Qu'il  faille 
tant  de  siècles  pour  éteindre  un  volcan  ou  pour  réduire  une  mer,  ces  hommes,  ces 
génies,  en  froncent  le  sourcil.  La  Genèse  appelle  cela  des  jours,  elle  est  bien  bonne. 
Un  mot  n'est  pas  une  excuse.  Ils  blâment  la  saison,  la  tempête,  l'avalanche,  l'hiver 
lugubre,  cette  mort  intermittente  de  la  nature;  ils  appellent  à  grands  cris  toute  la 
perfectibilité  à  la  fois,  tous  les  accomplissements,  tous  les  avènements,  toutes  les 
floraisons,  l'amour  dans  l'homme,  l'éden  sur  la  terre.  Rien  n'est  trop  haut  pour 
leur  effort.  Leur  impatience  de  progrès  va  jusqu'à  Dieu.  Ils  le  hâteraient  presque, 
et  dans  leur  ardeur  de  pousser  à  la  roue,  ils  mettraient  la  main  au  zodiaque. 


[deuxième  dossier.] 

Pour  arriver  à  une  telle  approximation  de  l'idéal,  il  faut  des  forces  conductrices. 
Ces  forces  conductrices  sont  les  esprits.  De  là,  la  nécessité  des  génies. 

Un  génie  est  un  fonctionnaire  de  civilisation. 

Une  multitude  est  assoupie,  il  faut  qu'elle  se  réveille;  une  autre  dévie,  il  faut 
qu'elle  se  ravise;  une  autre  s'alourdit,  il  faut  qu'elle  se  remette  à  penser;  une  autre 
emploie  mal  sa  peine,  il  faut  qu'elle  étudie;  une  autre  se  fanatise,  il  faut  qu'elle 
s'éclaire;  une  autre  se  désordonné,  il  faut  qu'elle  se  régularise;  une  autre  subit  le 
tyran,  il  faut  qu'elle  s'allège.  Là,  on  fait  du  faux  luxe,  producteur  d'indigence;  là, 
il  y  a  travail  aveugle,  la  science  manquant;  là,  paresse,  là,  sauvagerie,  là,  épaissis- 
sement  cérébral,  causé  par  quelque  superstition  régnante;  là,  vice  et  absorption  du 
côté  esprit  par  le  côté  jouissance;  il  est  nécessaire  de  pourvoir  à  tous  ces  besoins, 
à  toutes  ces  lacunes,  à  tous  ces  risques,  à  toutes  ces  calamités;  il  importe  d'avertir 
et  d'épurer  la  richesse  matérielle  devenant  pauvreté  d'âme. 

La  dilatation  spirituelle  est  urgente,  l'opulence  se  consolidant  jusqu'à  s'endurcir. 
Ici  les  ulcères  du  paupérisme,  là  les  maladies  de  la  prospérité.  Trop  d'accablement 
ici,  trop  de  succès  là.  Sous  l'assouvissement  du  petit  nombre,  l'envie  de  tous.  Péril 
d'autant  plus  redoutable  qu'il  est  silencieux.  Il  est  indispensable  d'y  obvier.  Sinon, 
catastrophe.  Les  lois  sont  féroces;  les  mœurs  sont  bêtes.  Qui  fera  à  la  loi  une  décla- 
ration de  guerre?  Un  esprit.  Qui  se  fera  juge  des  juges,  rectificateur  des  poids  de 
justice,  dénonciateur  de  la  fausse  balance  publique,  instructeur  du  procès  des  codes? 
un  esprit.  Cet  esprit  s'appellera  Beccaria,  s'appellera  Montesquieu,  s'appellera  Vol- 
taire. Qui  prendra  les  mœurs  à  partie,  qui  les  ramènera  à  l'école,  qui  leur  retirera 
la  lisière  des  préjugés,  qui  leur  arrachera  la   béquille  du  passé,  qui  leur  ôtcra  la 


266  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

difformité,  qui  les  redressera,  qui  leur  criera  :  marchez  droit!  Mœurs,  vous  êtes  des 
mères,  et  vos  enfants  sont  les  peuples!  Qui  fera  cette  sublime  orthopédie?  Un  esprit. 
Comptez  les  travailleurs,  les  avertisseurs,  les  guérisseurs,  depuis  Platon  jusqu'à 
Diderot.  Lutte  robuste  et  sainte!  au  nom  du  progrès  contre  les  mœurs,  au  nom 
du  droit  contre  les  lois. 

Spirkm  flat  Tel  esprit  est  palpitation,  tel  autre  est  ouragan;  c'est  toujours  de 
l'haleine.  Seulement  dans  le  premier  cas  l'haleine  échauflFe  et  caresse;  dans  le  second, 
elle  bouleverse,  casse,  brise,  entraîne,  arrache,   déracine,  renouvelle  par  extermi- 

dans  la  science  dans    l'histoire 

nation.  Ces  violences  salubres  se  nomment  en  météorologie  orages  et  en  politique 
révolutions. 

Il  y  a  des  inondations  fécondantes;  le  Nil  en  est  une.  Luther  en  est  une  autre. 

Les  orages  font  de  l'équilibre. 

Pour  le  savant  vrai,  pour  l'observateur  qui  approfondit  l'observation,  il  est  certain 
qu'il  y  a  pour  la  nature  des  heures  de  souffrance  latente,  par  suite  d'on  ne  sait  quel 
alanguissement  du  climat  ou  de  la  saison,  la  mystérieuse  distribution  de  vie  uni- 
verselle s'est  faite  inégalement,  l'harmonie  s'est  peu  à  peu  rompue  presque  léthargi- 
quement,  il  y  a  trop  ici  et  pas  assez  là,  les  énergies  accablées  agonisent  en  silence, 
la  stagnation  s'étale  là-dessus,  commencement  tranquille  de  chaos.  Une  tempête  est 
un  rappel  à  l'ordre. 

La  pensée  orage  rend  de  ces  services.  Isaïe,  Juvénal,  Dante,  sont  de  grands 
vents. 

Il  y  a  des  enchaînements  en  concordance  entre  ces  mystérieuses  forces  conduc- 
trices. Un  esprit  prend  l'humanité  là  où  un  autre  l'a  laissée  et  la  mène  plus  loin. 

Les  esprits  sont  l'un  pour  l'autre  un  accomplissement.  Ils  s'entr'achèvent. 

Le  progrès,  étant  loi,  se  réalise  toujours.  Seulement,  sans  les  génies,  il  suit  la 
progression  arithmétique;  avec  les  génies,  il  suit  la  progression  géométrique.  Le 
génie  a  ce  don  de  toujours  multiplier  toute  la  somme  humaine  par  elle-même. 
Les  génies,  nous  l'avons  fait  remarquer,  résument  le  genre  humain  à  un  instant 
donné,  et  l'ayant  tout  entier  en  eux,  ils  l'emploient,  comme  force,  à  son  propre 
progrès.  Prenez  chacun  des  esprits  que  nous  avons  indiqués  au  livre  II,  et  examinez- 
le  en  lui-même.  Qu^est-ce  que  cet  esprit.''  un  total  de  l'humanité. 

Otez  de  la  question  le  progrès,  ôtez  la  civilisation,  ôtez  les  évolutions  et  les 
révolutions,  c'est-à-dire  les  deux  modes  de  transfiguration  humaine,  l'un  normal, 
l'autre  convulsif,  l'un  qui  est  la  paix  du  bien,  l'autre  qui  est  la  guerre  du  mieux, 
ôtez  l'amélioration  des  hommes,  ôtez  le  perfectionnement  social,  ôtez  la  formation 
de  l'âme  du  peuple,  ôtez  de  la  question  cela,  à  quoi  bon  les  génies.'* 

A  quoi  bon  ces  poumons  surhumains,  ces  voix  de  vérité  et  de  justice,  ces 
hautes  clameurs  de  la  pensée  par-dessus  les  opprimés  et  les  oppresseurs,  ces  bouches 
sonnant  les  grandes  choses.'* 

Pour  quel  résultat  et  pour  quel  emploi  ces  missionnaires,  ces  laboureurs  d'hommes, 
ces  apôtres,  ces  vastes  maîtres  d'école,  ces  éducateurs,  ces  instituteurs,  ces  initia- 
teurs, ces  chercheurs  du  bien,  ces  trouveurs  du  feu  sacré,  ces  bons  titans,  ces 
prométhécs.'' 


RELIQUAT.  267 

Le  génie  est  avant  tout  une  bonne  volonté. 
Quoi!  à  cette  bonne  volonté  immense,  pas  de  but! 
Nous  l'avons  dit,  et  il  faut  le  redire,  le  but,  c'est  le  peuple. 
Le  but,  c'est  l'homme. 

Le  peuple  n'est  pas  autre  chose  que  l'homme  combiné  avec  lui-même,  et  donnant 
pour  résultante  la  plus  grande  somme  possible  d'intelligence,  de  vertu,  de  raison, 
de  science,  de  foi  et  d'amour. 

But  de  la  civilisation  :  que  l'homme  soit  peuple,  et  que  le  peuple  soit  homme. 

L'homme  fait  peuple,  c'est  la  liberté;  le  peuple  fait  homme,  c'est  la  fraternité. 
Liberté  et  fraternité  amalgamées,  c'est  l'harmonie.  L'harmonie;  plus  que  la  paix. 
Les  hommes  en  paix,  c'est  l'état  passif;  les  hommes  en  harmonie,  c'est  l'état  actif 

Le  perpétuel  épanouissement  du  chaos  en  ordre,  l'éclosion  et  la  rectification  de 
la  société  humaine  en  vie,  en  beauté,  en  clarté,  en  logique,  en  joie,  en  équité  et 
en  équilibre,  c'est  là  la  tâche  des  esprits.  La  populace,  voilà  leur  bloc;  la  civilisation, 
voilà  leur  statue.  Tous  les  sauvages,  tous  les  barbares  et  tous  les  ignorants,  voilà 
leur  amour.  Du  tas  de  pierres  extraire  l'édifice,  du  tas  d'hommes  extraire  l'homme, 
magnifique  problème. 

Dieu  le  pose  aux  génies. 

La  solution  implique  la  collaboration  divine. 

La  formule  scientifique,  concrète,  sociale  et  religieuse  de  l'homme,  c'est  le 
Peuple. 

Sans  cette  genèse  à  mènera  bonne  fin,  on  ne  comprendrait  pas  pourquoi  Dieu 
dépense  sur  la  terre  tant  de  grands  esprits.  Le  motif  d'ornement  ne  suffit  pas. 

Les  ouvriers  dénoncent  l'œuvre.  Le  passage  des  génies  parmi  les  hommes  indique 
manifestement  des  difficultés  à  résoudre. 

Hélas!  c'est  une  rude  tâche  de  seconder  l'homme.  L'histoire,  du  plus  loin  qu'il 
lui  en  souvienne,  n'a  jamais  vu  l'humanité  autrement  que  misérable.  L'âge  embryon- 
naire du  monde  a  été  horrible.  Dès  les  premiers  temps,  le  roi  funeste,  le  juge  louche, 
le  prêtre  diffi)rme,  le  bourreau,  le  soldat,  le  meurtre  légal,  le  meurtre  sacerdotal,  le 
meurtre  militaire,  les  tables  de  pierre  de  la  loi,  le  code,  le  glaive,  le  dogme, 
ont  pesé  sur  l'homme.  C'est  alors  qu'a  commencé  ce  gémissement  immense, 
Jérémie. 

Mille  ans  après  Jérémie,  Lucrèce  a  murmuré  dans  le  crépuscule  :  0  genm  tnfelix 
humanum! 

Dix-sept  cents  ans  après  Lucrèce,  Albert  Durer  a  écrit  au-dessus  du  mystère 
humain  :  Melancholia! 

Et  trois  cent  cinquante  ans  après  Albert  Durer,  au  dix-neuvième  siècle,  dans 
cette  Angleterre,  si  admirable  productrice  de  puissance  et  de  richesse,  les  mineurs 
des  houillères  de  la  Tyne  mangent  du  charbon  comme  les  paysans  de  France,  sous 
Louis XV,  mangeaient  de  l'herbe,  et  dans  les  galetas  de  Londres  les  ouvrières  chantent 
cette  chanson  qu'on  pourrait  nommer  livide,  la  chanson  de  l'aiguille  :  —  Ah! 
aiguille!  tu  es  une  mauvaise  nourrice!  —  créatures  accablées,  qui  sont  sans 
feu,  sans  vêtements,  sans  pain,  et  qui  ne  peuvent,  par  quatorze  heures  de  labeur 


268  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

quotidien,  atteindre   au  nécessaire,  malgré  la  rallonge  de  la  prostitution  ajoutée 
au  travail. 

Les  esprits  ont  les  initiatives.  En  avant!  tel  est  le  cri,  —  le  reproche  —  qui 
vient  des  profondeurs.  Les  fanatismes  résistent,  les  préjugés  résistent,  la  fausse 
science  résiste,  la  fausse  autorité  résiste,  la  prospérité  à  base  de  fange  résiste,  le 
bonheur  de  quelques-uns  résiste,  le  parasitisme  résiste,  la  bêtise  résiste,  les  opa- 
cités résistent,  les  immobilités  résistent,  les  ténacités  résistent,  le  mal  résiste,  le 
doute  résiste,  l'ironie  résiste,  la  pourriture  résiste,  l'or  et  l'argent  résistent,  l'oisiveté 
résiste,  le  contentement  de  ce  qui  est  résiste,  les  ornières  résistent,  les  idolâtries 
résistent,  les  marcheurs  à  reculons  résistent,  le  passé  résis  e,  l'avenir,  lui-même, 
dans  une  certaine  mesure,  résiste.  Eclore  est  une  fracture,  naître  est  un  effort. 
Toute  cette  résistance  agrégée  fait  bloc.  Cela  doit  céder,  et  aller,  et  avancer,  et 
rouler,  et  courir,  et  obéir  à  l'impérieux  appel  du  but.  Les  génies,  la  sueur  au  front, 
donnent  le  branle.  Pour  une  telle  mise  en  mouvement,  il  faut  cette  poussée  énorme. 

Masse  effrayante  !  l'humanité.  Tous  les  Atlas  s'y  mettent.  Ils  portent,  sou- 
tiennent, étagent,  dirigent,  amortissent  les  chocs,  déterminent  les  impulsions.  Les 
uns  déplacent  les  points  d'appui,  les  autres  pèsent  sur  les  leviers.  Ce  prodigieux 
bloc,  l'homme,  remue  et  marche.  Mais  quelle  sombre  lenteur!  Eschyle  s'y  adosse. 
Tacite  soulève,  Montaigne  s'attelle,  Cervantes  aide,  Molière  pousse.  Voltaire  tire. 
L'épaule  de  Juvénal  est  contre,  l'épaule  de  Dante  est  dessous.  Rabelais  rit,  et 
encourage. 

Dieu  ne  fait  pas  de  géants  en  pure  perte.  Vous  voyez  bien  qu'il  les  utilise. 

Autrement,  je  le  répète,  on  aurait  droit  de  dire  :  A  quoi  bon.'* 

La  civilisation  est  pour  les  peuples  une  sorte  d'algèbre  vitale  dont  il  faut  succes- 
sivement dégager  les  inconnues. 

Le  globe  est  le  support,  la  population  est  le  fourmillement,  la  civilisation  est 
l'ordre.  Ordre  profond,  contesté  et  troublé  par  tous  ses  pseudonymes,  théocratie, 
aristocratie,  droit  divin,  qui  ne  sont  autre  chose  que  les  formes  mêmes  du  désordre. 
En  civilisation,  la  conception  se  nomme  utopie,  et  l'accouchement,  découverte. 
Le  progrès  est  une  grossesse  perpétuelle.  A  un  enfantement  succède  une  naissance, 
à  une  naissance  une  nouveauté,  à  une  nouveauté  une  aube,  à  une  aube  un  épa- 
nouissement. Et  dans  tous  ces  phénomènes,  épanouissement,  aube,  nouveauté, 
naissance,  enfantement,  qui  est-ce  qui  vient  au  monde?  la  Vérité! 

La  civilisation,  vaste  surface  de  travail,  profond  laboratoire  de  toutes  les  forces 
sociales  combinées,  est  comme  une  seconde  création  où  les  esprits,  visibles  dans  les 
poètes  et  les  philosophes,  vont  et  viennent,  travaillant.  La  pensée  est  véhicule. 
Faire  une  révolution,  ce  n'est  pas  tout,  il  faut  la  propager,  l'étendre,  la  répandre, 
la  débiter,  la  détailler,  la  multiplier,  la  rendre  volatile  et  respirable,  s'époumoner 
dessus.  Il  est  nécessaire  qu'elle  passe  la  frontière.  Le  moment  est  venu  de  la  rouler 
sur  toutes  les  têtes.  Il  s'agit  de  la  transférer  d'une  zone  à  l'autre.  Le  transport  d'un 
orage  est  quelquefois  utile.  Les  éléments  remplissent  de  ces  devoirs-làj  les  grands 
hommes  aussi.  Et  voilà  pourquoi  ils  sont  les  grands  hommes.  Il  faut  la  mer  à 
remuer,  les  forêts  à  secouer,  les  marées  à  balancer,  les  ondes,  les  sables,  les  nuages 


RELIQUAT.  269 

à  pousser,  les  oiseaux  à  disperser,  les  avalanches  à  précipiter,  les  Alpes,  les  Cordil- 
lères des  Andes  à  couvrir  tantôt  de  neige,  tantôt  de  verdure,  les  fleurs  à  ouvrir,  les 
parfums  à  mêler,  les  pollens  à  distribuer,  les  semences  à  éparpiller,  les  amours  à 
désaltérer,  les  essences  à  amalgamer,  les  fluides  et  les  liquides  à  équilibrer,  les 
déserts  à  vivifier,  les  volcans  à  allumer  et  à  éteindre,  les  saisons  à  détacher  et  à 
répandre  l'une  après  l'autre  sous  le  ciel,  les  tempêtes  à  apporter  et  à  remporter,  l'air 
à  assainir,  la  terre  à  féconder,  pour  expliquer  l'immensité  des  souffles. 


iJQ  WILLIAM    SHAKESPEARE. 


SUR    HOMERE. 

Politien  dénigrait  quiconque  n'était  pas  Politien,  taquinait  les  gloires  et  piquait 
tout.  Sannazar  l'appelle  puce  le  plus  qu'il  peut,  et  n'a  pas  tort  (il  le  nommait  Pulitien, 
de  pulex);  pourtant  Politien  loue  Homère.  De  quoi.^^  de  sa  poésie.  Non,  de  sa 
science.  Et  cette  louange  est  juste.  Les  poètes  suprêmes  résument  toujours  la  con- 
naissance humaine  de  leur  temps.  Leur  science  est  adéquate  à  leur  poésie.  Homère 
sait  un  peu  tout.  Il  est  historien,  Xlliade  et  V Odyssée  regorgent  d'histoire j  il  est  stra- 
tège, Denjs  d'Halicarnasse  s'extasie  sur  la  science  de  tactique  de  Nestor^  il  est  natura- 
liste, il  remarque  dans  le  chant  XVIII  de  Y  Iliade  que  le  lion  ne  craint  du  taureau 
que  la  tête,  et  qu'il  commence  par  lui  briser  le  couj  il  est  ethnographe  et  voyageur, 
Pausanias,  qui  avait  vu  la  fontaine  Stjx,  déclare  qu'Homère  l'avait  vue  également, 
sans  quoi  il  n'aurait  pu  décrire  si  exactement  cette  source  sacrée  «  qui  coule  goutte 
à  goutte  ))3  il  est  astronome,  bien  qu'il  montre,  au  grand  scandale  d'Aristote,  la 
Grande  Ourse  comme  la  seule  constellation  qui  ne  se  baigne  pas  dans  la  merj  il  est 
géographe,  "Wbod  a  constaté  sur  place  l'exactitude  du  détour  que  Neptune  fait,  dans 
le  chant  XIII  de  Y  Iliade ,  pour  aller  de  Samothrace  en  Eubée  à  Aiguës,  sans  être 
vu  de  Jupiter;  il  est  cosmographe,  et,  comme  Dante,  divinateur  de  la  forme  réelle 
du  monde,  les  vagues  faisant  cercle  autour  du  bouclier  d'Achille  indiquent  que, 
dans  la  pensée  d'Homère,  l'océan  entoure  la  terre;  il  est  agronome,  de  son  temps 
on  foulait  le  blé  au  lieu  de  le  battre,  Homère  nous  l'apprend  dans  la  comparaison 
des  taureaux  qui  termine  le  chant  XX;  il  a  le  même  procédé  que  Moïse  contre  les 
vermines  du  sol;  le  feu  mis  aux  herbes  et  aux  broussailles  des  plaines  chasse  les 
sauterelles  dans  le  fleuve,  dit  Homère,  dans  la  mer,  dit  Moïse.  Il  est  anatomiste, 
toutes  les  blessures  de  Y  Iliade  sont  chirurgicalement  réelles,  une  exceptée,  la  bles- 
sure faite  par  Idoménée  à  Alcathoûs;  "Walter  discute  pathologiqucment  ce  coup  de 
lance,  et  doute  qu'un  cœur  percé  d'une  pique  puisse  la  faire  trembler;  enfin,  il 
est  embaumeur,  Thétis  embaume  Patrocle  pour  un  an,  et  Homère  donne  la  recette. 
Cette  universalité,  qui  désarmait  Politien,  ravissait  Pétrarque,  ce  grand  chercheur 
et  ce  grand  trouveur  de  manuscrits.  Vitruve,  ivre  de  la  science  d'Homère,  s'écriait 
dans  l'éblouissement  :  Zoïle  mérite  la  mort!  Zoïle  ne  mérite  que  son  nom. 


Pausanias  cxpHquc  le  nom  de  K^tùXtyopov  donné  à  Panope  dans  Y  Odyssée  par  les 
danses  annuelles  des  femmes  d'Athènes  à  Panope.  Platon,  ce  même  Platon,  est 
indigné  du  tête-à-tête  sur  l'Ida;  le  docte  évêque  Eustathe  trouve  ce  tête-à-tête  de 
bon  exemple;  pour  Diodore  de  Sicile,  cela  prouve  simplement  qu'Homère  avait 
voyagé  en  Egypte.  Le  Père  Le  Bossu  reproche  à  Achille  de  venger  seulement 
Patrocle  et  non  Ménélas,  «ce  qui  eût  été  plus  moral». 


RELIQUAT.  271 

Pour  Barnès,  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  beau  dans  V Iliade,  c'est,  dans  le  combat 
d'Achille  et  d'Hector,  chant  XXII,  le  spondée  succédant  au  dactyle  pour  exprimer 
la  prudence  succédant  à  la  fureur,  et  le  bouclier  à  l'épée.  Quant  aux  questions,  elles 
sont  innombrables,  tirez-vous-en.  Junon  étant  la  terre  et  Diane  la  lune,  le  combat 
de  Junon  avec  Diane  signifie-t-il  une  éclipse  de  lune?  Mercure  refuse-t-il  de  com- 
battre Latone  parce  que  Latonc  c'est  la  nuit,  et  que  Mercure  est  une  planète? 
Est-ce  pour  s'exempter  du  service  militaire,  c'est-à  dire  d'aller  à  Troie,  qu'Éché- 
polus  de  Sicyone  donne  à  Agamemnon  une  jument?  Enée  a-t-il  été  en  Italie? 
Virgile  dit  oui,  Homère  dit  non.  Cette  question  fait  ferrailler  Denys  d'Halicarnasse 
sous  Auguste  et  Strabon  sous  Tibère.  Pourquoi  les  Caucons,  ce  peuple  tatoué, 
n'apparaissent-ils  qu'au  dixième  chant  de  Ylliade?  Est-ce  aux  huit  Satrapies  primi- 
tives que  correspondent  les  huit  vieillards  de  la  tour  de  Troie,  Priam,  Panthoûs, 
Thymœtes,  Lampus,  Clytie,  Hicétaon  de  la  race  de  Mars,  Ucalégon  et  Anténor? 
Est-il  vrai  que  le  vers  du  chant  III  sur  Agamemnon  fût  la  devise  d'Alexandre .'' 
Sur  quelle  tradition  peut  s'appuyer  HéracUdc  de  Pont,  affirmant  que  la  rosée  de 
sang  du  chant  XVI  est  pleurée  sur  le  champ  de  bauUle  par  Jupiter  ?  Cicéron  n'a-t-il 
pas  sous  les  yeux  un  texte  diflFércnt  du  nôtre  quand  il  montre,  dans  son  traité  de 
la  Divination,  le  Jupiter  d'Homère  n'osant  braver  le  destin  jusqu'à  sauver  son  fils 
Sarpédon?  La  Chimère  existait-eUe,  et  faut-il  croire  Homère,  lequel  va  jusqu'à 
donner  le  nom  de  l'homme  qui  la  nourrissait,  Amisodarus,  roi  de  Carie?  Qu'était- 
ce  que  les  sous-prétres  et  les  sous -prophète s  de  Dodone,  les  SeUes,  qui  couchaient 
sur  la  terre  nue  et  ne  se  baignaient  jamais?  Homère  en  parle,  Sophocle  aussi. 
Pourquoi  supprime-t-on  dans  toutes  les  éditions  d'Homère  le  vers  d'Achille  à 
Patrocle  cité  par  Diogène  Laërce  :  «attaque  les  autres,  mais  évite  Hector '^^))? 
Pourquoi  Pisistrate  a-t-il  raturé  les  vers  sur  Jupiter  jetant  dans  Troie  les  deux 
enclumes  qu'il  avait  attachées  aux  pieds  de  Junon  punie?  Eustathe  déclare  que  de 
son  temps  on  voyait  encore  ces  enclumes  à  Troie  (au  douzième  siècle?  difficile  à 
croire).  Certaines  versions  retranchent  les  douze  vers  de  Jupiter  à  Junon  dans  le 
chant  XVIII;  pourquoi  ?  Est-il  vrai  qu'Empédocle  ait  emprunté  au  bouclier  d'Achille 
l'idée  fondamentale  de  sa  philosophie,  les  deux  cités,  la  Haine  et  l'Amour?  Anti- 
loque, après  la  mort  de  Patrocle,  tient-il  les  mains  d'Achille  pour  l'empêcher,  comme 
le  croit  Eustathe,  de  se  jeter  de  la  cendre  sur  la  tête?  Pythagore  a-t-il  raison  de  dire 
que  le  Jupiter  d'Homère  prend  Até  sur  sa  propre  tête  et  dans  ses  cheveux  pour  la 
jeter  hors  de  l'Olympe?  Cette  déesse,  la  Discorde,  marchait  sur  la  tête  des  dieux. 
Até  était  le  pou  de  Jupiter.  Est-il  vrai  que  Solon  avait  fait  des  poèmes  qu'il  brûla 
après  avoir  lu  dans  ï Iliade  la  comparaison  de  l'Océan  résistant  à  l'entrée  du  Nil  ? 
Platon  a-t-il  aussi  brûlé  ses  poëmes  en  adressant  au  feu,  avec  une  légère  variante, 
le  vers  d'Homère  :  «Viens,  Vulcain,  Platon  te  demande»?  Est-il  vrai  que  l'apo- 
strophe d'Apollon  à  Enée,  sous  la  figure  du  héraut  Périphas,  fût  la  constante  étude 
de  Démosthcne  ?  Et  cent  autres  questions  encore.  Ne  pas  confondre  les  Phtions  de 
Philoctète  avec  les  Phtiotcs  d'Achille.  Homère  oubHe,  chant  XIII,  qu'il  a  tue 
Pylœmènes  et  le  fait  combattre  après  sa  mort,  somnolence,  selon  Horace,  ncgli- 

(')  ToO«  o'  aXXous  ivapi^,  duo  0'  ÈxTopos  \ayito  -/sUfiiis.  {Note  du  manuscrit.) 


IJl  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

gence  selon  Pope,  preuve  de  deux  Pylœmcnes  différents,  selon  Didyme.  Les  vais- 
seaux grecs  tirés  à  terre  entre  les  deux  caps  Rhœtée  et  Sigée,  et  abritant  les  tentes, 
étaient-ils  rangés  sur  une  seule  ligne,  comme  semble  l'indiquer  le  chant  XIV,  ou 
sur  deux  comme  le  croit  Madame  Dacier?  Quel  était  cet  oiseau  noir  du  sommeil 
nommé  par  les  dieux  chalcis  et  par  les  hommes  cjmindis?  Nestor  prend  le  bouclier 
de  son  fils  Thrasymède,  et  fait  porter  à  Thrasymède  son  bouclier  à  lui  Nestor, 
trop  lourd  maintenant  pour  sa  vieillesse  j  est-ce  parce  que  ce  bouclier  était  d'or 
massif,  comme  le  conjecture  le  Scoliaste?  etc.,  etc.,  etc.  Les  courses  de  chars  en 
l'honneur  de  Patrocle  mort  se  font  dans  la  plaine  de  Troie  autour  d'un  vieux  tom- 
beau 5  quel  était  ce  tombeau?  etc. 


Maintenant  faut- il  traduire  Homère.'*  la  question  vous  étonne.  Elle  a  été  posée 
pourtant,  et  tout  net,  et  Terrasson  a  répondu  non.  La  Motte,  idiot  d'esprit,  a  fait 
mieux;  il  a  fait  une  autre  Iliade.  Croyez-vous  par  hasard  la  critique  unanime  à  ad- 
mirer Homère?  écoutez-la.  Il  y  a  d'abord  les  critiques  superficiels  :  Beyle  (ne  pas  écrire 
Bayle),  surnommé  Stendhal,  écrit  :  aJe  pr/fere  à  l'Iliade  les  ffi/moires  du  maréchal 
GoHvion  S^  Cjr  » .  Wood  reproche  à  Homère  «  les  minuties  de  sa  description  » .  La 
Harpe  raille  Homère  de  sa  passion  pour  les  généalogies,  sans  s'apercevoir  que  c'est 
là  une  ressemblance  d'Homère  avec  la  Bible,  et  que,  les  puérilités  aristocratiques 
rejetées,  cette  coïncidence  de  la  Bible  et  d'Homère  glorifiant  la  mémoire,  prouve 
l'éternel  besoin  de  l'homme  d'ajouter  à  sa  vie  la  vie  de  ses  pères  et  de  se  sentir 
appuyé  derrière  soi.  Aulu-Gelle  note,  dans  Flomère  comme  dans  Virgile,  les  hiatus 
faisant  beauté.  Quintilien  humilie  les  onomatopées  latines  devant  les  onomatopées 
grecques.  L'onomatopée  d'Homère  sur  la  flèche  de  Pandarus  se  termine  par  deux 
spondées  que  Clarke  souligne.  D'autres  commentateurs  admirent  surtout  dans 
Homère  les  particules. 

Il  y  a  les  critiques  délicats  :  l'abbé  Tuet  trouve  les  comparaisons  d'Homère 
«souvent  basses»,  entr'autres  {Iliade,  chant  II),  les  grecs  comparés  aux  mouches  vetiani 
boire  du  lait.  Ménélas  comparé  au  taon  mécontente  Boileau;  Patrocle  mort  comparé 
à  une  poutre  traînée  par  des  mulets,  fâche  Bossuetj  les  grecs  et  les  troyens  s'arra- 
chant  le  corps  de  Patrocle  comparés  à  des  corroyeurs  étirant  une  peau  de  bœuf, 
choquent  Racine;  la  raillerie  de  Patrocle  à  Cébrion  qui  tombe  :  (^uels  beaux  plongeurs 
que  ces  trojens!  indigne  Pope  qui  tance  Milton  pour  avoir  imité  ces  grossièretés 
d'Homère;  d'Aubignac  déclare  «insupportable»  Diane  disant  dans  le  combat  à 
Apollon  qui  se  sauve  :  tu  t'en  vas,  lâche!  Mérion  était  beau  danseur  et  réussissait 
dans  la  pyrrhique,  ce  qui  fait  que  le  fils  d'Anchise  lui  rit  au  neZ;  scandale  pour 
toute  la  critique  des  collèges,  depuis  le  père  Bouhours  jusqu'au  père  Porée.  Les 
héros  et  les  dieux  se  jettent  à  la  tête,  comme  le  proclame  Enée  apostrophant  Achille, 
«des  tas  d'injures  qu'un  vaisseau  de  cent  rames  ne  porterait  pas»,  Lucien,  après 
Homère,  dans  VEunuchus,  dit  :  «une  charretée  de  sottises»;  ces  charretées  de  sot- 
tises et  ces  tas  d'injures  offensent  le  Père  Le  Bossu. 

Il  y  a  les  critiques  intéressés  :  Pythagore  préférait  à  tout  le  reste  de  VIliade  la 


RELIQUAT.  273 

comparaison  d'Euphorbe  blessé  à  un  olivier;  il  chantait  ces  vers  en  s'accompagnant 
de  la  harpe  sur  de  la  musique  qu'il  avait  faite.  Préférence  toute  simple;  Pjthagorc 
croyait  avoir  été  Euphorbe. 

Il  j  a  les  critiques  ignorants;  ce  sont  volontiers  des  savants  :  le  cheval  Xanthe 
parle  à  Achille.  Quelle  absurdité  !  où  a-t-on  vu  cela?  Grand  ahurissement  parmi  les 
commentateurs,  oubliant,  les  hellénistes,  que  le  bélier  de  Phrjxus  pérore,  et,  les 
hébraïsants,  que  l'âne  de  Balaam  harangue. 

Il  y  a  les  critiques  de  mauvaise  foi  :  pour  Wheeler,  Thétis  apportant  une  armure 
à  Achille,  plagie  Jérémie  apportant  en  songe  une  épéc  à  Judas  Macchabée.  Or, 
Homère  est  antérieur  à  Jérémie. 

Il  y  a  les  critiques  ineptes  :  cette  même  armure,  donnée  par  Thétis  et  admirée 
par  Achille,  se  retrouve  dans  Y  Enéide;  seulement  c'est  Vénus  qui  la  donne  et  c'est 
Enée  qui  l'admire;  Scaliger  préfère  la  copie  à  l'original.  Mathews  blâme  ii comme 
antithèse  »  la  Discorde  «  les  pieds  marchant  sur  la  terre,  la  tête  cachée  dans  les  cieux  » , 
figuration  immense  qui,  dans  Virgile  imitant  Homère,  est  la  Renommée,  et  dans 
Salomon,  ignorant  Homère,  l'Ange  exterminateur. 

Rapin  blâme  Homère  d'avoir  fait  amener  Priam  chez  Achille  par  Mercure. 

Il  y  a  les  critiques  d'esprit  :  Lucien  rit  d'Homère,  à  cause  de  ce  Vulcain  dont  les 
statues  marchent,  pendant  que  le  statuaire  boite.  Voltaire  écrit  :  les  héros  d'Homère, 
hahiUards  outrés.  Disons  à  l'honneur  de  Voltaire  qu'il  ajoute  :  mais  sublimes. 

Il  y  a  enfin  les  critiques  négateurs  :  Sparanus  Buyter  rejette  tout  simplement  le 
sujet  d'Homère,  l'inaction  d'Achille,  c'est-à-dire  que  dans  V Iliade  il  rature  X Iliade. 
Ce  triste  travcstisseur  de  nos  admirables  contes  gothiques,  ignorant  au  point  de 
transformer  la  pantoufle  de  vair  de  Cendrillon  en  pantoufle  de  verre,  Perrault,  ce  Mac- 
pherson  de  la  Mère  l'Oie,  insulte  Homère,  et,  en  passant,  fait  cette  découverte 
qu'Horace  est  sans  goût.  Pourquoi  ?  parce  qu'Horace  appelle  un  navire  «  une 
poutre»,  trabes.  Perrault  ignore  la  synecdoche  comme  Pradon  la  métonymie.  La 
Motte  enchérit  sur  Perrault,  Fontenelle  sur  La  Motte,  Terrasson  sur  Fontenelle. 

L'abbé  Terrasson  dans  toute  Ylliade  n'admire  qu'une  chose,  c'est  Briséis  faisant 
semblant  de  regretter  Patrocle. 

Mais  qu'importe  ce  long  effort  contre  Homère,  depuis  Zoïle  jusqu'à  Terrasson? 
Sur  toute  cette  critique  est  posée,  comme  sur  les  vers  le  couvercle  du  sépulcre,  la 
grande  parole  d'Aristote  :  les  mots  d'Homère  vivent. 

Une  chose  curieuse,  c'est  de  penser  qu'à  l'heure  qu'il  est,  pour  la  France,  Homère 
n'est  pas  encore  traduit. 


NOTES    SUR    IIOMàRE. 


SUR    hHLlAVE    EN     PARTICULIER. 


Eustathe,  evcquc  de  Thessalonique  au  12*  siècle. 
Dion  Cassius  consul  en  229.  Historien. 

PHILOSOPHIE.    —   II.  18 


ivpnniritiE   hatioxile. 


274  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Dion  Chrysostome ,  le  beau  parleur,  vêtu  d'une  peau  de  lion ,  Trajan  le  fit  monter 
sur  son  char  de  triomphe. 

Denys  d'Halicarnasse  (comme  Hérodote)  carien,  né  30  ans  avant  J.-C.  Ecrit  en 
grec  l'histoire  romaine.  Un  deuxième  Dcnjs  d'Halicarnasse  vivait  sous  Adrien. 


Le  cheval  d'Achille ('^  Xanthe  devient  indiscret  et  va  parler  de  l'enfer  et  de 

la  mort,  les  furies  lui  coupent  la  parole. 


Rochefort  note  la  progression  croissante  du  merveilleux. 


Xénophon  dans  sa  Cyropédie  copie  Homère  faisant  soulever  Achille  par  ses  armes 
comme  par  des  ailes. 

Orphée  dit  :  le  vieillard  Océan. 


Vénus,  qui  a  eu  la  pomme,  est  pour  Troie.  Junon  et  Minerve  contre.  Elles  se 
vengent  sur  Troie  de  Paris.  (Ch.  24  de  ï Iliade.) 


Isis  tombe  du  ciel  sur  la  terre  aussi  vite  que  l'hameçon  de  plomb  au  fond  de 
la  mer. 


Thétis  (Ch.  24)  reproche  à  Achille  de  n'avoir  pas  couché  avec  Briscis  depuis  qu'on 
la  lui  a  rendue. 


Les  chevaux  d'Hector  ne  sont  que  des  chevaux,  les  chevaux  d'Achille  sont  des 
dieux. 


Quand  le  taureau  sacrifié  à  Neptune  Héliconien  mugissait  devant  l'autel,  c'était 
signe  que  Neptune  acceptait  le  sacrifice. 


Anacréon  imite  la  comparaison  des  cigales,  Sophocle  la  comparaison  des  vagues, 
Lucrèce  la  comparaison  des  dogues,  Virgile  la  comparaison  des  grues,  Milton  la 
comparaison  des  brebis,  Tasse  la  comparaison  du  torrent  roulant  le  rocher. 


»')  Mot  illisible. 


RELIQUAT.  17^ 

Le  bon  évcquc  Eustathe  approuve  Minerve  raillant  Vénus  (blessée  par  Diomède). 


Pope  préfère  le  discours  laconique  d'Agamemnon.  (Ch.  V.) 


Prendre  le  casque  de  Pluton  rendait  un  dieu  invisible. 


Mars  blessé  par  Diomède  jette  un  cri  équivalent  au  cri  de  dix  mille  combattants. 


Galant  homme,  vaisselle  plate  n'ont  pas  de  pluriel. 


Priam,  le  roi,  mis  à  part,  sont-ils,  comme  le  croient  les  Alexandrins,  les  chefs 
de  sept  races  primitives  dont  la  plus  récente  étaient  les  mjsiens  dAsie,  pères  des 
mysiens  de  Thrace  et  la  plus  ancienne  les  Hippomolgues,  ces  scjthes  qui  buvaient 
du  lait  de  jument  ? 

Homère,  qui  ne  recule  pas  devant  les  géants,  pour  peindre  la  stature  de  Pallas  dit 
que  son  casque  seul  «  couvrirait  les  combattants  de  cent  villes».  Bitaubé  trouve  cela 
trop  grand  et  traduit  :  «  son  casque  peut  résister  à  des  combattants  rassemblés  de 
cent  villes».  C'est  un  non-sens  au  lieu  d'une  beauté. 


Un  roi  homérique  ne  haranguait  jamais  sans  que  son  héraut  lui  mît  le  sceptre  à 
la  main. 


Plutarque  aime  la  bonne  vieille  jactance  de  Nestor. 


Dans  le  combat  du  ceste,  les  athlètes  mettaient  un  tablier  de  cuir.  Un  jour  à 
Sparte,  ce  tablier  se  déchira,  et  l'athlète  fut  vaincu.  On  renonça  au  tablier.  Ce  détail 
sert  à  prouver  l'antiquité  d'Homère  sur  Hésiode.  Dans  Homère  les  athlètes  ont  un 
tablier,  dans  Hésiode  ils  n'en  ont  pas. 

Dans  ces  jeux  Aristophane  le  grammairien  ne  veut  pas  qu'Ajax  et  Diomède  se 
battent  au  premier  sang  et  rature  Homère  en  conséquence. 

18. 


l-j^  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Hector  mourant  supplie  Achille.  Il  lui  dit  :  Var  tes  genoux. 


Priam  pleure  Hector  avec  préférence  sur  tous  ses  autres  fils  comme  Jacob  pleure 
Benjamin. 

Mercure  guidant  Priam,  c'est  l'ange  guidant  Tobie, 


Tasse  copie  Homère.  Herminie  montrant  les  chefs  chrétiens  à  Aladin,  reproduit 
en  rapetissement  Hélène  montrant  les  chefs  grecs  à  Priam.  Il  copie  la  ceinture  de 
Vénus  dans  la  ceinture  d'Armide. 


On  honorait  l'océan  ou  les  fleuves  en  y  jetant  un  cheval  vivant.  C'était  donner 
le  rapide  aux  rapides.  Dion  raconte  que  Pompée  ajant  été  heureux  sur  mer,  jeta 
à  la  mer  son  cheval. 


Dans  tout  Homère  il  n'j  a  qu'un  combattant  des  deux  mains,  Astéropée,  et  c'est 
contre  Achille.  Astéropée  lance  à  la  fois  sur  Achille  ses  deux  javelots. 


Les  dieux  combattent.  Mars  renversé  par  Pallas  couvre  sept  arpents. 


Le  gigantesque  :  Les  cadavres  faits  par  Achille  arrêtent  le  cours  du  Xanthe,  le 
fleuve  combat  le  héros  et  lui  jette  ses  morts  à  la  tête,  Vulcain  accourt  au  secours 
d'Achille  et  fait  bouillir  le  Xanthe.  Si  c'était  Brébeuf,  que  ne  dirait-on  pas  ? 


Pour  cette  école  de  critiques  et  de  traducteurs,  le  gigantesque  est  un  défaut}  il  ne 
convient  pas  qu'Homère  soit  gigantesque.  Comment  faire }  Il  l'est.  Ce  vieil  enfant 
d'Homère  est  gigantesque  sans  permission.  (Citer  les  cas.) 

Il  est  curieux  de  voir  les  inventions  auxquelles  se  livrent  les  traducteurs  pour  se 
tirer  de  ce  gigantesque  et  le  rapetisser.  Ainsi  (citer  le  cas  de  Minerve).  Cela  n'est  pas 
encore  très  petit.  Il  faut  pourtant  aller  au  moins  jusqu'à  cet  à  peu  près.  Voilà  à  quels 
désagréments  on  s'expose  quand  on  traduit  Homère. 


La  comparaison  du  vase  d'airain  sur  le  feu  est  traduite  par  Virgile. 


RELIQUAT.  277 

Homère  peint  les  dieux  combattant  les  dieux.  Pindare  commence  la  même  pein- 
ture, puis  s'interrompt  et  se  tait,  «de  peur  d'impiété». 


Hérodote  a  vu  des  momies  de  rois  d'Égjpte  qui  avaient  4  000  ans. 


Pline  dit  que  le  soldat  qui,  sous  les  flèches  de  l'armée  d'Annibal,  passa  le  Vul- 
turne  à  la  nage,  se  couvrant  la  tête  d'une  branche  de  feuillage,  en  fut  surnommé 
Fronditim. 


Denjs  d'Halicarnasse  et  Eustathe  s'étonnent  que  Priam,  après  avoir  reçu  de 
Mercure  une  leçon  d'éloquence,  l'oublie,  et  sur  trois  personnes  pathétiques  recom- 
mandées par  Mercure,  ne  parle  à  Achille  que  d'une.  Pelée. 


Madame  Dacier  rapproche  Priam  chez  Achille  de  Coriolan  chez  Tullus  Aufidius. 


Homère,  pour  expHquer  le  bonheur  et  le  malheur,  dit  :  ilj  a  deux  urnes  aux  pieds 
de  Jupiter,  dans  l'une  eB  la  joie,  dans  l'autre  le  deuil. 

David  dit  :  (ps.  74)  Dieu  a  deux  coupes  dans  ses  mains,  il  verse  de  l'une  dans  l'autre. 


Achille  accepte  les  présents  de  Priam.  Lamotte  l'appelle  avare. 


Aux  funérailles  de  Patrocle  Thétis  fait  l'office  de  pleureuse. 


Les  grecs  nommaient  les  fleuves  nourriciers  des  jeunes  hommes. 


Ils  éteignaient  le  bûcher  funèbre  avec  du  vin.  L'eau  étant  la  vie. 


2/8  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Homère  dit  :  Comme  le  loup  et  l'agneau  ne  sont  point  en  concorde.  UÉccUstMte 
dit  :  Comme  il  nj  a  point  de  commerce  entre  le  loup  et  ^agneau. 

Homère,  presque  dans  les  mêmes  termes  que  YÉccle'siaste,  compare  les  hommes 
aux  feuilles  des  bois  «qui  naissent,  se  fanent,  et  tombent». 


r 

Milton  réveille  Adam  comme  Homère  réveille  Jupiter,  irrité,   \  -^       '     ^ 

^  {  Hive,  —  Junon. 


Où  Homère  dit  :  Toute  leur  force  passe  dans  leurs  pieds  (Ch.  15)  Bitaubé  dit 
ils  n'ont  plus  de  force  que  pour  fuir. 


Homère,  nivelant  l'homme  et  le  dieu,  fait  combattre  Hector  contre  Neptune  et 
Ajax  contre  Apelle  d'abord  et  ensuite  contre  Jupiter. 


Achille  est  peu  dévot.  Il  brusque  les  dieux. 


Mercure  était  berger;  de  là  le  bélier  qu'Égine  lui  met  sous  les  pieds. 


Tjrtée  a  presque  reproduit  le  cri  de  Priam  à  Hector. 


Aristote  croyait,  comme  Homère,  que  le  serpent,  qui  va  attaquer,  mange  de  la 
ciguë.  Le  venimeux  se  compose  du  vénéneux. 


Du  temps  d'Homère  une  ville  se  rachetait  de  sa  conquête  par  la  moitié  de  ce 
qu'elle  possédait. 

Le  Scamandre  avait  deux  sources,  l'une  froide,  l'autre  chaude.  Strabon  dit  que  de 
son  temps  il  ne  restait  que  la  froide,  et  pourtant  Sandjs  affirme  avoir  vu  la  chaude. 


Hélène  n'est  plus  jeune.  Il  y  a  vingt  ans  qu'elle  est  à  Troie  avec  Paris. 


RELIQUAT.  279 


Pope  affirme  que  ce  sont  les  grecs  qui  ont  donné  aux  hommes  le  premier  modèle 
d'un  ordre  de  bataille. 


Il  n'y  a  dans  V Iliade  que  deux  grecs  blessés  au  dos.  (Deiochos  en  est  un.  ) 


Pour  dire  serment  inviolable,  Homère  dit  :  «  serment  de  vieillard  » , 

yspov(Tiov  vpy^ov. 


Il  y  a  jusqu'à  des  proverbes  dans  Homère. 

Ainsi  :  parler  du  chêne  et  du  rocher  (chant  22)  qui  répond  à  notre  :  causer  de  choses  et 
d^autres. 


Pallas  dans  Y  Iliade  porte  sa  lance  à  Achille  j   dans  X  Enéide  Juturna  rapporte  à 
Turnus  son  javelot. 


Virgile  suit  Homère  jusqu'à  diminuer  ses  héros  quand  Homère  amoindrit  les 
siens.  Ainsi  Turnus  fuit  devant  Énée.  Pourquoi }  parce  que  Hector  fuit  devant 
Achille. 


La  comparaison  de  la  fuite  en  songe  est  imitée  par  Virgile. 


Ce  qui  perd  Hector,  c'est  d'avoir  pris  à  Patrocle  les  armes  d'Achille  qui  ne  vont 
pas  à  Heaor  et  le  découvrent  aux  endroits  dangereux. 


Il  y  a  dans  ce  divin  Homère,  (juando^ue  dormitat,  un  certain  radotage  ravissant  et 
majestueux  que  n'ont  pas  Isaïe,  Job  et  Eschyle 5  c'est  que  Isaïe  est  un  prophète, 
c'est  que  Job  est  un  géant,  c'est  qu'Eschyle  est  un  titan,  tandis  qu'Homère  n'est 
pas  autre  chose  que  le  vieux  bonhomme  des  siècles. 


28o  WILLIAM    SHAKESPEARE. 


BEETHOVEN. 

Un  passage  rayé  en  tête  du  premier  feuillet  de  ce  chapitre  indique  la  place  qu'il 
devait  occuper  dans  William  Shakje^eare ,  c'est,  au  chapitre  Les  Génies,  l'alinéa  finis- 
sant par  : 

...  le  grand  allemand,  c'est  Beethoven  ^^\ 

Ce  sourd  entendait  l'infini.  Penché  sur  l'ombre,  mystérieux  voyant  de  la  musique, 
attentif  aux  sphères,  cette  harmonie  zodiacale  que  Platon  affirmait,  Beethoven  l'a 
notée.  Les  hommes  lui  parlaient  sans  qu'il  les  entendît  j  il  y  avait  une  muraille 
entre  eux  et  lui  ;  cette  muraille  était  à  claire- voie  pour  les  mélodies  de  l'immensité. 
Il  a  été  un  grand  musicien,  le  plus  grand  des  musiciens,  grâce  à  cette  transparence 
de  la  surdité.  L'infirmité  de  Beethoven  ressemble  à  une  trahison  j  elle  l'avait  pris  à 
l'endroit  même  où  il  semble  qu'elle  pouvait  tuer  son  génie,  et,  chose  admirable, 
elle  avait  vaincu  l'organe  sans  atteindre  la  faculté.  Beethoven  est  une  magnifique 
preuve  de  l'âme.  Si  jamais  l'inadhérence  de  l'âme  et  du  corps  a  éclaté,  c'est  dans 
Beethoven.  Corps  paralysé,  âme  envolée.  Ah!  vous  doutez  de  l'âme.?  Eh  bien, 
écoutez  Beethoven.  Cette  musique  est  le  rayonnement  d'un  sourd.  Est-ce  le  corps 
qui  l'a  faite?  Cet  être  qui  ne  perçoit  pas  la  parole,  engendre  le  chant.  Son  âme, 
hors  de  lui,  se  fait  musique.  Que  lui  importe  l'absence  de  l'organe!  Le  verbe  est  là, 
toujours  présent.  Beethoven,  tous  les  pores  de  l'âme  ouverts,  s'en  pénètre.  Il  entend 
l'harmonie  et  fait  la  symphonie.  Il  traduit  cette  lyre  par  cet  orchestre.  Les  symphonies 
de  Beethoven  sont  des  voix  ajoutées  à  l'homme.  Cette  étrange  musique  est  une  dila- 
tation de  l'âme  dans  l'inexprimable.  L'oiseau  bleu  y  chante  j  l'oiseau  noir  aussi.  La 
gamme  va  de  l'illusion  au  désespoir,  de  la  naïveté  à  la  fatalité,  de  l'innocence  à 
l'épouvante.  La  figure  de  cette  musique  a  toutes  les  ressemblances  mystérieuses  du 
possible.  Elle  est  tout.  Profond  miroir  dans  une  nuée.  Le  songeur  y  reconnaîtrait 
son  rêve,  le  marin  son  orage,  Elie  son  tourbillon  où  il  y  a  un  char,  Erwyn  de  Stein- 
bach  sa  cathédrale,  le  loup  sa  forêt.  Parfois  elle  a  des  entre-croisements  impénétrables. 
Avez-vous  vu  dans  la  Forêt-Noire  ces  branchages  démesurés  où  la  nuit  est  prise 
comme  un  épervier  dans  un  filet,  et  se  résigne  sinistrement,  ne  pouvant  s'en  aller  } 
La  symphonie  de  Beethoven  a  de  ces  halliers  inextricables.  Et  tout  à  coup,  si  le 
rossignol  était  là,  il  se  mettrait  à  écouter,  croyant  que  c'est  quelqu'un  comme  lui  qui 
chante.  Le  rossignol  se  tromperait  j  c'est  mieux  que  lui.  Il  n'est  que  dans  l'ombre, 
Beethoven  est  dans  le  mystère.  La  mélodie  du  rossignol  n'est  que  nocturne,  celle  de 
Beethoven  est  magique.  Il  y  a  dans  l'âme  des  jeunes  filles  une  fleur  qui  chante  j  c'est 
cette  fleur-là  qu'on  entend  dans  Beethoven.  De  là,  une  suavité  incomparable.  Plus 
qu'un  chant,  une  incantation.  Cependant  la  vie  réelle  entre  brusquement  dans  ce 

W  Voir  page  49. 


RELIQUAT.  281 

songe.  Au  milieu  de  son  monstrueux  et  charmant  poëme,  Beethoven  donne  un 
bal,  il  improvise  une  fête,  il  secoue  des  castagnettes,  il  tape  sur  un  tambourin,  toutes 
les  danses  tournoient  et  passent,  depuis  la  valse  jusqu'au  jaléo,  les  bras  entrelacés 
serrent  les  seins  contre  les  poitrines,  à  l'écart,  dans  la  clairière,  le  jeune  homme 
rougissant  salue  une  étoile  où  il  voit  une  vierge,  des  sourires  de  belles  filles  appa- 
raissent, montrant  des  dents  pleines  de  lumière,  des  enfants  et  des  moineaux  jasent, 
les  troupeaux  bêlent,  on  entend  la  clochette  des  vaches  rentrantes,  il  j  a  des  chau- 
mières sous  des  saules,  et  c'est  là  le  bonheur,  la  Éimille,  la  nature,  la  prairie,  la  flo- 
raison d'avril,  la  jeunesse,  la  joie,  l'amour,  avec  l'horreur  secrète  d'Irminsul  debout 
là-bas  sous  les  arbres,  dans  les  ténèbres.  Puis  vient  le  tutti,  le  finale,  le  dénouement  j 
le  mirage  se  déforme,  se  déchire,  s'ouvre,  il  s'y  fait  une  profondeur,  et  l'on  croit  être 
au  jour  du  Rosch-Aschana,  et  l'on  croit  voir  les  innombrables  têtes  d'Israël  soufflant, 
joues  gonflées,  dans  des  cuivres,  et  l'on  assiste,  ébloui  par  cette  gloire,  à  la  fête 
furieuse  des  Trompettes. 

Les  symphonies  de  Beethoven  sont  des  resplendissements  d'harmonie.  Les  ré- 
pliques de  la  mélodie  à  l'harmonie  font  de  cette  musique  un  intraduisible  dialogue 
de  l'âme  avec  la  nature.  Ce  bruit-là  pense.  Dans  cette  végétation  il  y  a  le  nid,  dans 
cette  église  il  j  a  le  prêtre,  dans  cet  orchestre  il  j  a  le  cœur  humain.  Cette  grandeur 
sert  à  faire  aimer. 

Insistons- J,  et  finissons  par  où  nous  avons  commencé,  ces  symphonies  éblouis- 
santes, tendres,  délicates  et  profondes,  ces  merveilles  d'harmonie,  ces  irradiations 
sonores  de  la  note  et  du  chant,  sortent  d'une  tête  dont  l'oreille  est  morte.  Il  semble 
qu'on  voie  un  dieu  aveugle  créer  des  soleils. 


282  WILLIAM    SHAKESPEARE. 


LE   GOUT(i). 

Définir  le  goût,  impossible.  Qui  l'essaie  échoue.  Le  goût  est-il  tenu  d'être 
d'accord  avec  la  morale.?  Non.  Ou  vous  excluez  Boccace,  Arioste,  la  reine  de 
Navarre,  Brantôme,  cent  autres.  Avec  la  politesse  .f*  non.  Rien  n'est  moins  poli  que 
la  comédie  grecque.  Avec  la  raison.''  non.  Pindare  est  peu  «raisonnable».  Avec  le 
progrès.?  non.  Les  Nuées  outragent  Socrate.  Avec  la  vérité  ?  non.  Quel  menteur  que 
Virgile  aux  pieds  d'Octave  !  Avec  la  réalité  ?  non.  Tout  le  vaste  rêve  mythologique 
est  accepté  par  le  goût  avec  enchantement.  Avec  la  pudeur  ?  non.  Lisez  le  Cantique 
des  Cantiques.  Avec  la  conscience  ?  non.  Lisez  Machiavel. 

Le  goût  se  concilie  avec  la  férocité,  voyez  les  versets  exterminateurs  de  la  Genèse, 
avec  la  bestialité,  voyez  Léda  et  le  cygne,  avec  la  sodomie,  voyez  Corydon,  avec 
toutes  les  infamies  possibles,  voyez  Aristophane. 

L'Art  a  une  effronterie  lumineuse.  Fécond  sujet  d'étonnement,  que  ces  affinités 
des  grossièretés  avec  les  élégances  !  Affinités  constatées  par  la  Grèce  qui  offre  Lysistrata 
à  côté  de  l'Anthologie,  par  la  renaissance  qui  encadre  Tasse  avec  Rabelais,  par  le 
siècle  d'Auguste  et  par  le  siècle  de  Louis  XIV  qui  ont,  l'un  Horace  et  l'autre 
La  Fontaine,  esprits  exquis  et  obscènes,  combinant  dans  leur  poésie  ces  deux  pôles, 
la  délicatesse  et  le  cynisme. 

Qu'est-ce  donc  que  le  goût.?  qu'est-ce  donc  que  cette  chose  étrange  qui,  on  vient 
de  le  voir,  peut  exister  et  existe  en  dehors  de  la  morale,  de  la  raison,  de  la  politesse, 
du  progrès,  de  la  vérité,  de  la  réalité,  de  la  pudeur,  de  la  conscience,  se  concilie  avec 
la  férocité,  consent  à  la  bestialité,  accepte  Sodome,  et  qui,  avec  toutes  ces  facultés 
d'être  le  mal ,  fait  partie  du  beau  ? 

Est-il  donc  possible  d'être  à  la  fois  le  beau  et  le  mal .? 

L'art  a-t-il  ce  don  terrible  ? 

Hâtons-nous  de  le  dire,  non. 

Etre  le  beau  et  le  mal,  être  tout  ensemble  obscurité  et  clarté,  c'est  le  chaos.  L'art 
est  prodige,  soit;  il  n'est  pas  monstre.  Il  contient  le  contraste,  non  la  contradiction. 
Pas  un  atome  dans  l'art  n'est  à  l'état  de  chaos.  Tout  obéit  à  la  loi  une.  Le  goût, 
c'est  l'ordre. 

Comment  donc  expliquer  alors  ce  qui  vient  d'être  dit?  comment  concilier  avec 
la  formule  :  le  goût,  c'est  l'ordre,  cette  acception  par  le  goût  de  toutes  les  formes 
du  désordre?  comment  se  rendre  compte  de  ceci  que  tout  ce  que  nous  nommons 
cynisme,  débauche,  brutalité,  bestialité,  dévergondage,  puisse  entrer  dans  l'art  sans 


<')  Quelques  lignes  de  brouillon  de  ce  chapitre  sont  griffonnées  sur  la  couverture  d'une  pla- 
quette envoyée  à  Victor  Hugo  en  janvier  1863  (Collection  Edouard  Champion).  [Note  de 
l'Éditeur.] 


RELIQUAT.  283 

trouble  pour  l'art,  et  en  lui  laissant  tout  entière  sa  condition  suprême,  le  Beau,  telle- 
ment que  dans  Virgile,  dans  Horace,  dans  la  Bible,  dans  les  bas-reliefs  romains  et 
grecs,  dans  les  camées  antiques,  dans  le  musée  secret  de  Naples,  plusieurs  des  œuvres 
les  plus  impures  aux  jeux  de  la  morale  et  de  la  pudeur  sont  les  plus  pures  aux  yeux 
du  goût  ? 

Expliquons  ce  phénomène. 

Affirmons  cette  vérité  superbe,  entrevue  seulement  sur  les  sommets  de  l'art  :  il 
n'y  a  point  de  mal  dans  le  beau.  Etre  le  beau  et  faire  le  mal,  c'est  impossible.  Le 
mal,  dès  qu'il  est  entré  dans  le  beau,  fait  le  bien.  L'art  est  un  dissolvant  trans- 
figurateur  extrayant  de  toute  chose  l'idéal.  Le  fumier  l'aide  à  créer  sa  rose.  L'impureté 
s'innocente  dans  son  marbre  blanc.  Sous  l'art  complet  il  y  a  le  silence  du  mal.  La 
nudité  d'une  femme  devenue  la  nudité  d'une  statue  fait  taire  la  chair  et  chanter 
l'âme.  Sitôt  que  le  regard  devient  contemplateur,  l'assainissement  commence.  Qu_i 
admire  monte.  De  là  la  souveraine  puissance  civilisatrice  de  tous  les  chefs-d'œuvre 
sans  exception.  Ce  qui  fait  partie  du  beau  fait  partie  du  bon. 

Mais  dans  ce  beau,  que  vous  appelez  maintenant  le  bon,  il  est  entré  du  mal.  Il  y 
a  dans  tel  de  ces  chefs-d'œuvre  qui  tous  civilisent,  dites-vous,  cette  impudence,  ce 
cynisme,  cette  turpitude  que  vous-même  avez  signalés.  —  Oui,  de  même  qu'il  y  a 
du  fumier  dans  la  rose. 

Cherchez  ce  fumier  et  ce  mal  dans  la  merveille  épanouie. 

Donc,  faire  panie  du  Beau,  ceci  est  toute  la  punition. 

Tout  ce  que  nous  venons  d'écrire  ci-dessus,  est-ce  donc  la  négation  du  goût.? 

C'en  est  l'affirmation. 

De  toutes  les  règles  écrites,  mises  en  tas  et  rejetées,  sort  la  notion  du  goût  de 
même  que  du  monceau  des  lois  passées  au  crible  et  abolies,  sort  la  notion  du  droit. 

Au-dessus  de  toutes  les  poétiques  d'école  comme  de  toutes  les  constitutions  d'état 
il  y  a  l'antérieur  et  le  supérieur.  Le  goût  est  essentiel  au  génie  comme  le  droit  au 
peuple.  Si  l'on  réfléchit  que  droit  implique  devoir,  on  saisira  le  rapport  entre  ces  deux 
idées,  droit  et  goût.  Droit  et  goût  font  partie  de  la  souveraineté. 

Loin  de  la  limiter,  ils  la  constatent. 

Les  règles  et  les  lois  sont  des  procédés  inférieurs  ;  savoir  distinguer  la  quantité  de 
droit  que  contiennent  les  lois  et  la  quantité  de  goût  que  contiennent  les  règles,  cela 
n'est  point  donné  à  tous  les  esprits.  Souvent  la  loi  impose  le  faux  droit  et  la  règle 
impose  le  Éiux  goût.  Le  devoir  du  penseur  est  de  protester  contre  ces  promulgations. 

Un  jour,  le  progrès  aidant,  le  peuple  se  passera  de  lois;  quant  au  génie,  il  s'est 
toujours  passé  de  règles. 

De  ce  rejet  des  lois  et  des  règles,  que  résulte- 1- il  ?  des  II jades. 

Prenez  des  siècles,  si  vous  voulez,  pour  faire  à  votre  hypothèse  un  milieu  suffisant 
de  progrès  accompli,  et  supposez  ceci  dans  l'ordre  politique  :  une  seule  injonction 
sociale  est  maintenant,  l'enseignement  gratuit  et  obHgatoire,  c'est-à-dire  le  droit  de 
l'enfance  à  la  lumière;  du  reste  plus  de  lois,  plus  de  décrets  ni  d'arrêts,  plus  de  textes 
Élisant  dogmes;  de  cet  évanouissement  des  codes  écrits,  que  se  dégage-t-il .?  l'anarchie. 
Non,  le  droit  absolu. 


284  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

L'ensemble  des  lois  naturelles  qui  se  promulguent  toutes  seules  et  qui ,  portant  en 
elles  leur  sanction ,  n'ont  aucun  besoin  de  force  publique  et  sont  à  elles-mêmes  leurs 
propres  gendarmes,  l'estomac  ayant  pour  pénalité  l'indigestion,  le  mouvement  ayant 
pour  limite  la  fatigue,  la  gravitation  ayant  pour  arme  la  chute,  l'usage  ayant  partout 
pour  frontière  l'abus. 

Pavage,  éclairage  et  sécurité  de  la  voirie,  le  gouvernement  devenu  simple  police, 
tout  le  reste  livré  à  l'initiative  libre  de  l'homme  souverain  de  lui-même,  l'humanité 
patrie  unique,  le  droit  loi  unique,  le  devoir  et  le  droit  faisant  leur  jonction  qui  est  la 
fraternité  j  voilà  quel  serait  l'ordre  social. 

On  le  voit,  unité  de  but,  unité  de  moyen;  le  penseur,  dans  la  région  politique, 
ne  supprime  les  lois  que  pour  dégager  le  droit,  et  dans  la  région  de  l'art,  n'abolit 
les  règles  que  pour  dégager  le  goût. 

La  poésie  est  une  vérité  suprême,  jour  de  ce  monde  qu'on  nomme  l'Art,  lumière 
intellectuelle  de  même  qualité  que  la  lumière  morale  et  faisant  la  même  fonction. 

Le  goût  est  à  la  poésie  ce  que  la  conscience  est  à  la  vérité. 

Les  idées  sont  les  actions  de  l'esprit;  le  goût  assiste  à  l'éclosion  de  l'idée  comme  la 
conscience  à  l'éclosion  de  l'action;  ainsi  que  la  conscience  il  dit  :  c'eH  bien  ou  c'eH 
mal;  et  le  génie  est,  comme  l'âme,  une  oreille  ouverte.  De  cette  conscience  écoutée 
résulte  dans  la  vie  le  juste  et  dans  l'art  le  beau. 

Mais  vouloir  que  le  poëte  remplace  sa  conscience  par  l'A.rt  Voéticjue,  c'est  vouloir 
que  le  philosophe  remplace  la  sienne  par  le  catéchisme.  Laissons  l'école  à  l'école. 

Le  goût,  de  même  que  la  conscience,  est  impulsion  et  frein.  C'est  un  perpétuel 
conseil  que  le  génie  se  donne  à  lui-même.  Li?  mieux  possible ,  telle  est  la  formule  inté- 
rieure, toujours  obéie  par  les  forts.  Le  goût  retient  quelquefois  l'esprit,  mais  par  le 
redressement,  non  par  le  retranchement.  Quel  rêve  de  croire  à  la  fécondité  par  muti- 
lation !  Qii'attendez-vous  d'une  littérature  hongre }  Défions-nous  de  ces  sagesses  que 
créent  les  suppressions  de  virilité.  Etre  Origène,  c'est  à  la  fois  très  malaise  et  très 
aisé.  L'église  elle-même  ne  veut  pas  de  cette  vertu  trop  facilitée.  Allez  voir  au 
Louvre  la  chaise  de  porphyre  rouge  avec  son  hiatus  circulaire  destiné  à  constater 
l'homme  dans  le  pape,  et  rappelez-vous  le  cri  d'intronisation  des  anciens  âges  du 
christianisme  :  TeHes  hahet. 

Les  littératures  mutilées,  dites  classiques,  ne  commencent  pas  toujours  mal;  elles 
ont  parfois  un  bon  exorde  qui  semble  même  suffisant;  dans  les  premiers  temps,  au 
début,  cela  semble  aller  bien,  cela  fait  quelque  chose  comme  le  dix-septième  siècle, 
les  formes  conservent  une  certaine  beauté,  les  «législateurs  du  Parnasse»  s'applau- 
dissent, mais  quelle  prompte  dégénérescence!  La  source  est  fermée,  la  vie  tarit.  De 
diminution  en  diminution,  la  tragédie  de  Racine  devient  la  tragédie  de  Voltaire, 
la  tragédie  de  Voltaire  devient  la  tragédie  de  Luce  de  Lancival.  La  castration  est  une 
mort  debout;  l'eunuque  est  un  spectre  qui  a  gardé  quelque  chair  inutile. 

Ces  chantres  de  chapelle  sixtinc  installés  dans  l'art  sont  le  fait  de  l'académie  et  de 
l'école;  le  goût  n'en  est  nullement  responsable.  Loin  d'être  la  suppression,  le  goût 
est  l'appétit.  Le  goût  existe.  Il  y  a  de  la  faim  dans  le  goût.  Goûter,  c'est  manger. 
Le  goût  veut  qu'on  pense  de  même  que  la  conscience  veut  qu'on  agisse. 

Tous  les  poètes  le  constatent,  l'inspiration  est  une  volupté.  Pour  l'esprit,  être  en 


RELIQUAT.  285 

travail,  c'est  être  en  extase.  Quelle  est  cette  volupté?  qu'est-ce  que  cette  extase? 
C'est  la  satisfaction  secrète  de  la  conscience  intellectuelle.  C'est  l'éblouissement  inté- 
rieur du  goût  devant  le  génie  en  pleine  fonction  souveraine.  C'est  la  trouvaille 
surprenante  du  beau.  Le  goût  ne  produit  pas  plus  le  chef-d'œuvre  que  la  conscience 
ne  crée  l'héroïsme;  le  goût  n'est  pas  l'esprit,  et  la  conscience  n'est  pas  la  vertu.  Mais 
dans  le  sanctuaire  du  for  intérieur,  à  l'heure  auguste  où  le  prodige  s'opère,  à  l'instant 
sacré  où  l'homme  devient  héros,  où  le  poëte  devient  prophète,  la  conscience  est 
fière,  le  goût  est  heureux.  Ils  applaudissent.  Ils  ne  s'j  attendaient  pas  peut-être,  ils 
n'exigeaient  pas  tant.  Shakespeare,  comme  Léonidas,  c'est  l'imprévu.  Mais  le  goût 
et  la  conscience  tressaillent  de  joie  à  la  minute  violente  et  sereine  où  se  font  les 
grandes  choses.  Le  chef-d'œuvre,  comme  l'héroïsme,  sont  les  splendides  coups  d'état 
du  génie  et  de  la  vertu  dans  le  sens  du  beau  et  du  vrai. 

Le  goût,  on  le  voit,  est,  comme  la  conscience,  à  la  fois  personnel  et  général.  Il 
révèle  à  chaque  individualité,  sans  la  troubler,  le  mode  d'harmonie  qui  lui  est  propre 
avec  les  grandes  lois  mystérieuses  superposées  à  tout. 

L'inspiration  est  un  ouragan  qui  a  la  faculté  de  se  diriger;  cette  faculté  de  se 
diriger,  c'est  le  goût.  Seulement  ce  mors  des  Pégases,  cette  bride  des  hippogriflFes,  ne 
sont  point  accrochés  au  clou  des  classes  de  rhétorique  à  côté  de  la  patoche  du  pro- 
fesseur ^'l 

Il  y  a  autant  de  goûts  qu'il  y  a  de  génies,  avec  un  type  supérieur  qui  est  l'idéal. 
L'idéal,  c'est  le  goût  de  Dieu. 

Dieu  étant  soleil,  le  génie  est  planète. 

Le  goût  est  une  gravitation. 

Toute  gravitation  planétaire  se  compose  de  deux  lois,  l'évolution  sur  l'axe  et  l'évo- 
lution dans  l'orbite.  L'axe  est  le  moi  de  la  planète;  le  parcours  de  l'orbite  est  sa 
fonction. 

Ceci  engendre  dans  l'art,  et  nous  venons  de  l'indiquer,  deux  lois  applicables  aux 
génies;  l'une  qui  est  spéciale  à  chaque  génie,  loi  de  son  diamètre,  loi  de  son  axe,  loi 
de  son  moi;  l'autre  qui  est  générale  et  humaine,  loi  de  l'orbite,  loi  de  la  fonction. 
Cette  dernière  loi,  la  voici  :  éclairer,  échauflFer,  féconder;  —  c'est-à-dire,  pour  tout 
résumer  d'un  mot,  civiliser.  —  Cette  dernière  loi  est  absolue.  Tout  génie  est  tenu 
d'y  satisfaire. 

Tourner  sur  son  axe,  c'est  vivre;  tourner  autour  du  centre,  c'est  vivifier. 

Nous  employons  le  mot  Centre;  chacun  le  traduira  selon  la  vision  qu'il  a  de 
l'absolu;  l'artiste  dira  le  Beau;  le  savant  dira  le  Vrai;  l'homme  politique  dira  le 
Progrès  ;  le  philosophe  dira  l'Idéal  ;  ceux  qui  cherchent  la  condensation  de  toutes  les 
idées  dans  un  mot  suprême,  diront  :  Dieu. 

Dieu  unifie  toutes  les  formes  du  bien  comme  le  jour  tous  les  modes  de  la  lumière. 
Dem,  dies. 

(1)  En  marge  de  cet  alinéa,  Victor  Hugo  a  écrit  au  crayon  :  «  Il  y  aura  lieu  à  des  divisions  par 
chifFres  romains».  Ces  divisions  n'ayant  pas  été  indiquées,  nous  avons  respecté  l'aspect  du 
manuscrit.  {Note de  l'Éditeur.) 


286  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Vivifier,  c'est  là  ce  qu'on  pourrait  nommer  la  loi  externe  du  génie.  Quant  à  l'autre 
loi,  loi  interne  du  génie,  loi  du  moi,  elle  est  abstruse,  capricieuse,  obscure;  elle  n'est 
plus  la  résultante  d'une  fonction,  mais  d'une  essence j  elle  ne  constitue  plus  un 
devoir,  mais  une  idiosjncrasie  ;  et  le  triomphe  de  la  haute  critique  c'est  de  savoir 
pour  chaque  génie  démêler,  déterminer  et  reconnaître  cette  loi  profonde. 

La  dissection  d'une  âme,  c'est  là  une  anatomie  malaisée.  Pas  de  poétique  toute 
faite  ici;  aucun  travail  du  passé,  aucune  trouvaille  précédente,  aucune  synthèse 
préalable,  ne  fait  loi  en  présence  de  cette  souveraineté  qu'on  appelle  l'originalité;  en 
dehors  des  conditions  de  la  loi  externe  que  nous  avons  signalée ,  rien  n'est  acquis  ;  il 
n'y  a  pas  de  chose  jugée  ;  aucune  déduction  intérieure  ne  peut  guider  sûrement  l'ap- 

La  Harpe 
préciateur.  Le  trousseau  des  règles  pendu  à  la  ceinture  de  Quintilien  fait  un  cliquetis 
inutile  ;  pas  une  de  ces  clefs  banales  n'ouvre  le  secret  de  ces  grandes  intelligences.  Il 
faut,  pour  ainsi  dire,  recommencer  à  chaque  génie  la  critique,  et  tout  est  à  refaire 
selon  que  vous  passez  d'un  colosse  à  l'autre,  Lirez-vous,  je  le  demande,  avec  le  même 
œil  Ézéchiel  et  Aristophane.?  Irez-vous,  le  même  système  au  poing,  du  camp  des 
grecs  à  l'abbaye  de  Thélème  et  d'Agamemnon  à  Pantagruel.''  Quelle  conclusion 
tirerez-vous  de  Job  à  Horace  ?  Jugerez-vous  au  même  point  de  vue  ï apocalypse  et 
le  Komaucero?  Là  même  où  l'analogie  apparaît,  la  dissemblance  éclate,  et  ce  moule 
est  chaque  fois  brisé  par  le  génie;  prenez  un  bon  creux  de  Thersite,  et  essayez  d'y 
faire  entrer  FalstafF.  Superposez  aux  odes  de  Pindare  les  psaumes  de  David.  Extrayez 
de  Y  Odyssée  une  poétique  et  appliquez-la  au  Paradis  perdu.  Quelle  triangulation  irez- 
vous  faire  dans  ces  espaces  ? 

\bus  sentez  l'impossible  et  vous  en  convenez.  Vous  dites  :  en  effet,  chaque  espèce 
a  sa  nature  ;  on  ne  peut  imposer  l'une  à  l'autre  ;  on  ne  peut  exiger  de  celle-ci  ce  que 
produit  celle-là;  le  monde  normal  n'admet  pas  ces  confusions.  De  ce  que  la  force 
est  la  force ,  on  n'a  pas  droit  de  conclure  qu'elle  aura  à  la  fois  tous  les  modes  de  puis- 
sance. On  ne  peut  demander  à  l'aigle  de  rugir  et  au  lion  de  planer. 

Eh  bien,  si!  cela  se  peut,  et  je  vous  arrête,  vous  aurez  le  griffon,  vous  aurez 
Pégase  ;  vous  aurez  le  vol  du  poëte  mêlé  à  l'éclair  et  le  grondement  du  penseur  mêle 
au  tonnerre;  vous  aurez  l'esprit  tempête  et  rayon;  vous  aurez  le  génie. 

Et  c'est  précisément  parce  que  vous  pouvez  demander  cela  que  vous  ne  pourrez 
pas  demander  autre  chose.  C'est  parce  que  vous  pouvez  exiger  dans  la  poésie  l'uni- 
versalité, l'ubiquité,  l'infinitude,  l'omnipotence,  l'omniscience,  l'omniforme,  que 
vous  ne  pouvez  imposer  de  règles.  Vous  ne  pouvez  indiquer  de  routes,  marquer  de 
jalons,  tracer  de  limites,  précisément  parce  que  vous  avez  droit  d'attendre  l'inattendu. 
Pas  plus  que  la  foudre,  le  génie  ne  se  voit  venir  de  loin.  Quand  vous  êtes  ébloui, 
vous  êtes  frappé. 

Oui,  la  poésie,  c'est  l'infini.  Vous  avez  le  droit,  vous  lecteur,  de  tout  demander 
et  de  tout  vouloir,  excepté  une  borne.  V)us  pouvez  demander  à  la  fleur  de  chanter, 
à  rétoile  d'embaumer,  à  la  strophe  d'écumer.  Vous  pouvez  exiger  de  l'océan  un  sou- 
rire et  d'une  bouche  de  volcan  un  baiser.  Vous  pouvez  prendre  les  cheveux  d'une 
femme  et  les  mettre  dans  le  ciel,  et  imposer,  même  à  la  science  stupéfaite  forcée 
d'enregistrer  dans  sa  nomenclature  ce  rêve  et  de  s'en  servir,  la  chevelure  de  Bérénice. 


RELIQUAT.  287 

Vous  pouvez  répandre  le  colibri  sur  le  condor,  créer  le  Roch  et  égarer  cette  immense 
émeraude  ailée  dans  la  nuée  des  légendes  de  l'Orient.  Vous  pouvez  composer  un 
esprit  de  toutes  les  forces  et  de  toutes  les  grâces  et  faire  sortir  du  même  cerveau  les 
euménides  et  les  océanides,  Polyphème  et  Nausicaa,  Francesca  et  Ugolin,  Titania  et 
Caliban.  En  poésie,  le  prodige  est  de  droit.  Il  y  a  un  impossible  qui  est  le  possible 
de  l'art. 

Mais  ce  qui  ne  se  peut,  c'est  que  le  génie  ne  soit  pas  lui  5  c'est  qu'il  soit  un  autre. 
C'est  qu'étant  Dante,  il  copie  Homère  5  c'est  qu'étant  Shakespeare,  il  copie  Dante. 
Les  rhétoriques,  qui  ont  le  tort  de  prolonger  l'enseignement  au  delà  de  la  classe, 
exigent  cette  obédience  ;  elles  ont  établi  une  norme ,  quelque  chose  comme  le  bureau 
du  péage  à  l'entrée  des  routes.  Péage  imposé  par  les  pédants  aux  esprits.  Elles 
ignorent  la  loi  intime  du  génie  et  entrevoient  à  peine  sa  loi  externe.  De  là  les  grosses 
niaiseries  du  goût  banal. 

— -Diable!  ou  juste  ciel!  s'écrie  le  préposé,  voilà  un  génie  qui  lait  basculer  le 
goût.  Il  y  a  surcharge.  Ce  génie  est  en  contravention.  À  l'amende  !  —  Et  Zoïle 
condamne  Homère,  et  Mœvius  condamne  Virgile,  et  Cecchi  condamne  Alighieri, 
et  Scudéry  condamne  Corneille,  et  Visé  condamne  Molière,  et  Voltaire  condamne 
Shakespeare,  et  Fréron  condamne  Voltaire 5  Voltaire,  chose  bizarre,  d'un  esprit  si 
large  et  d'un  goût  si  étroit,  à  la  fois  férulant  et  férule,  comme  eût  dit  l'énergique 
du  seizième  siècle. 

langue  de  Montaigne. 

Tout  en  maintenant  les  observations  faites  aUleurs,  et  qui  portent  sur  un  autre 
côte  de  la  question,  nous  n'avons,  certes,  nulle  intention  de  nier  ni  de  chagriner  le 
goût  relatif  qui  joue  un  rôle  utile  dans  les  rhétoriques  et  les  prosodies  j  mais,  sans 
vouloir  ôter  son  pain  à  M.  Quicherat,  on  peut  songer  à  Eschyle  et  à  Isaïe.  Qu^'il 
nous  soit  donc  permis  de  le  dire,  il  y  a  un  goût  supérieur  et  absolu  qui  ne  se  rédige 
pas  en  formules,  et  qui  est  tout  à  la  fois  la  loi  latente  et  la  loi  patente  de  l'art.  Ce 
goût-là,  le  vrai,  l'unique,  est  peu  connu  de  ceux  qui  font  profession  de  l'enseigner. 
Ce  goût-là,  c'est  le  grand  arcane.  C'est  ce  goût  supérieur  qui,  à  l'inexprimable  stu- 
peur de  Vitruve,  augmente  ou  diminue,  selon  on  ne  sait  quelle  progression  mysté- 
rieuse, dans  la  colonnade  du  Parthénon,  le  diamètre  des  colonnes  et  l'espacement  des 
entre-colonnements 3  grosse  faute  partout  ailleurs,  beauté  là.  C'est  ce  goût  supérieur 
qui,  peu  soucieux  d'être  «  sobre  »,  consacre,  à  chaque  instant,  dans  Ylliade,  six,  huit, 
dix  vers  à  la  description  minutieuse  d'une  blessure.  C'est  lui  qui,  effronté,  lait  mettre 
Messaline  toute  nue  par  Juvénal.  C'est  lui  qui,  sentant  que  la  nef  va  s'écrouler,  fai- 
sant de  nécessité  vertu  et  tirant  une  beauté  d'une  infirmité,  ajoute  aux  cathédrales 
ces  sublimes  arcs-boutants,  si  stupidement  critiqués,  lesquels  semblent  les  arches 
obliques  d'un  pont  de  la  terre  au  ciel.  C'est  lui  qui  conseille  à  Rubens  d'ajouter, 
contrairement  à  toute  vraisemblance,  convenons-en,  au  débarquement  de  Marie  de 
Médicis  à  Marseille,  ces  tritons  soufflant  dans  des  buccins  et  ces  naïades  ruisselantes 
qui  mouillent  le  tableau.  C'est  lui  qui,  dans  la  Pêche  miraculeuse  du  Vatican,  où  Jésus 
n'est  qu'au  second  plan,  met  sur  le  premier  plan  des  oies,  montrant  leur  croupion, 
signées  Raphaël.  C'est  lui  qui,  au  milieu  du  Printemps  de  Jordaëns,  où  se  dresse 


288  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

debout  une  Eve  qui  est  aussi  une  Hébé,  assoit  le  satyre  à  terre,  dirige  étrangement 
ce  regard  sauvage,  et  révèle  par  l'éclair  de  l'œil  d'un  faune  le  mystère  ineffable  qui 
est  dans  la  chair.  C'est  lui  qui,  dans  le  plafond  magnifique  de  Jules  Romain,  la 
Descente  des  chevaux  du  Soleil,  fait  voir  Apollon  par-dessous,  montrant  l'humanité  de 
la  divinité.  C'est  lui  qui,  ayant  à  mettre  Noé  en  bas-relief,  sculpte  audacieusement 
le  détail  biblique  en  plein  portail  de  Bourges.  C'est  lui  qui  contourne  de  certains 
torses  de  Michel-Ange  selon  une  ligne  impossible,  arrivant  à  la  sublimité  par  le 
tourment.  C'est  lui  qui  fait  faire  à  Priape  aux  Esquilies  ce  que  raconte  Horace,  et  qui, 
dans  le  désert,  fait  manger  à  Ezéchiel  ce  que  raconte  l'Écriture. 

Le  calembour  quand  il  est  d'Eschyle,  la  grimace  quand  elle  est  de  Goya,  la  bosse 
quand  Ésope  la  porte,  le  pou  quand  Murillo  l'écrase,  la  puce  quand  elle  pique  \bltaire, 
la  mâchoire  d'âne  quand  Samson  l'empoigne,  l'hystérie  quand  le  Cantique  des  Can- 
tiques l'empourpre  et  l'étalé,  Goton  au  lavoir  quand  il  plaît  à  Rembrandt  de  la  nom- 
mer Suzanne  au  bain,  l'œil  crevé  quand  c'est  celui  d'Œdipe,  l'œil  arraché  quand  c'est 
celui  de  Glocester,  la  femme  qui  aboie  quand  c'est  Hécube,  le  ronflement  quand  il 
vient  des  Euménides,  le  soufflet  quand  le  Cid  le  venge,  le  crachat  quand  Jésus  le 
reçoit,  les  grossièretés  quand  Homère  les  dit,  les  sauvageries  quand  Shakespeare  les 
fait,  l'argot  quand  Villon  le  parle,  la  guenille  quand  Irus  la  traîne,  les  coups  de  bâton 
quand  Scapin  les  donne,  la  charogne  quand  le  vautour  et  Salvator  Rosa  la  rongent, 
le  ventre  quand  Agrippine  le  découvre,  le  lupanar  quand  Régnier  nous  y  mène,  l'en- 
tremetteuse quand  Plaute  l'emploie,  la  seringue  quand  elle  poursuit  Pourceaugnac, 
les  latrines  quand  Tacite  y  noie  Vitellius  et  quand  Rabelais  en  barbouille  la  théocratie, 
font  partie  de  ce  goût  suprême.  La  carogne  de  Molière,  la  catin  de  Beaumarchais  et  la 
putain  de  Shakespeare  en  sont. 

De  certaines  familiarités,  des  tutoiements  altiers,  des  insolences,  si  vous  voulez, 
qui  ne  peuvent  venir  que  de  la  grandeur,  ne  se  rencontrent  que  dans  les  œuvres  sou- 
veraines, et  en  sont  le  signe.  Une  fiente  d'aigle  révèle  un  sommet. 

Les  rhétoriques  ignorent  assez  habituellement  la  valeur  des  mots  qu'elles  pro- 
noncent. Sel  attique.  Goût  classique.  Cherchez  le  sel  attique  dans  Aristophane  ;  cherchez 
le  goût  classique  dans  Homère.  Homère  ne  se  fait  pas  attendre  ;  dès  le  premier  chant 
de  V  Iliade  les  gros  mots  pleuvent.  Œil  de  chien  !  Cœur  de  cerf!  C'est  Achille  qui  parle  à 
Agamemnon.  Quant  à  Aristophane,  ouvrez  seulement  Lysistrafa.  Est-ce  donc  que  le 
goût  manque  à  Aristophane  ?  Est-ce  donc  que  le  goût  manque  à  Homère  ?  Le  goût 
y  est  partout  au  contraire,  mais  le  grand  goût,  le  goût  incorruptible,  manifestation  du 
beau.  Il  est  dans  ce  qui  choque,  il  est  dans  ce  qui  irrite,  invulnérable  même  dans  la 
mêlée  des  mots  orduriers  et  obscènes,  comme  un  dieu  qu'il  est.  Lisez  Plaute.  Lisez 
Horace.  Être  le  beau,  là  est  toute  la  question.  Selon  que  la  beauté,  cette  lumière,  est 
absente  ou  présente,  les  mêmes  mots  font  Vadé  ignoble  et  Aristophane  splendide. 

Cependant,  constatons-le,  ou  si  l'on  veut,  avouons-le,  devant  ce  grand  goût, 
aisément  admis  du  lecteur,  le  spectateur  et  l'auditeur  se  hérissent  volontiers.  Etre 
«  académique  » ,  être  «  parlementaire  » ,  cela  plaît  aux  hommes  réunis  et  enfermes. 
Démosthène  et  Aristophane  étaient  souvent  huésj  on  leur  faisait  la  «guerre  aux 
mots».  De  leur  vivant,  Shakespeare,  Molière  et  Beaumarchais  étaient  siffles  pour  leurs 


RELIQUAT.  289 

reliefs  et  leurs  saillies.  Mauvais  goût!  disait-on.  Ceci  est  une  loi  de  tous  les  auditoires, 
sénats  ou  théâtres.  Une  chose  semble  refusée  aux  hommes  assemblés,  c'est  l'imagina- 
tion, immense  don  solitaire. 

Certains  critiques  —  sont-ce  des  critiques?  —  prennent  des  sens  qui  leur  manquent 
pour  des  perfections  que  n'a  pas  autrui.  Quand  Beyle,  dit  Stendhal  (le  même  qui 
préférait  les  mémoires  du  maréchal  Gouvion-Saint-Cjr  à  Homère  et  qui  tous  les 
matins  lisait  une  page  du  Code  pour  s'enseigner  les  secrets  du  style),  quand  Beyle 
raille  Chateaubriand  pour  cette  belle  expression,  d'un  vague  si  précis  :  «  la  cime  indé- 
terminée des  forets  » ,  l'honnête  Beyle  n'a  pas  conscience  que  le  sentiment  de  la  nature 
lui  fait  défaut,  et  ressemble  à  un  sourd  qui,  voyant  chanter  la  Malibran,  s'écrierait  : 
—  Qu'est-ce  que  cette  grimace  } 

Ce  goût  supérieur,  que  nous  venons,  non  de  définir,  mais  de  caractériser,  c'est  la 
règle  du  génie,  inaccessible  à  tout  ce  qui  n'est  pas  lui,  hauteur  qui  embrasse  tout  et 
reste  vierge.  Yungfrau. 

Il  y  a  le  goût  d'en  bas  et  le  goût  d'en  haut.  Le  goût  selon  l'abbé  de  Bernis,  et  le 
goût  selon  Pindare.  L'admirable,  c'est  que,  de  professeur  de  rhétorique  en  professeur 
de  rhétorique,  on  est  venu  à  qualifier  le  goût  selon  Bernis  bon  ^ut,  et  le  goût  selon 
Pindare  mauvak  goût. 

Ce  grand  goût,  le  goût  d'en  haut,  n'est  autre  chose  que  l'acception  de  chaque 
phénomène  matériel  ou  moral  pris  en  soi  avec  ce  droit  d'ajouter  qui  fait  partie  de  la 
souveraineté  intellectuelle  ;  c'est  on  ne  sait  quel  mélange  de  démesuré  et  de  propor- 
tionné qui  reste  exact  même  dans  les  plus  prodigieux  grossissements  5  c'est  la  volonté 
sévère  du  vrai  qui  conserve  à  l'infusoire  toute  sa  petitesse  et  au  condor  toute  son 
envergure;  c'est  l'absolu  qui  exige  de  chaque  chose  qu'elle  ait  sa  réalité  avant  de 
l'introduire  dans  l'idéal,  toute  fécondation  étant  à  ce  prix. 

Tout  ce  que  nous  venons  d'énumérer  (et  bien  d'autres  détails  que  nous  pourrions 
rappeler)  vous  déplaît  dans  les  grandes  œuvres  de  l'esprit  humain.  Eh  bien,  ce  qui 
vous  choque,  essayez  de  le  retrancher,  et  vous  verrez.  Le  trou  se  fera.  Où  vous  croirez 
avoir  ôté  le  défaut,  apparaîtra  la  lacune,  c'est-à-dire  le  défaut  vrai.  Vous  aurez  changé 
l'Achille  d'Homère  pour  l'Achille  de  Racine.  Où  était  la  vie,  il  y  aura  l'absence.  Au 
lieu  du  chef-d'œuvre,  vous  aurez  l'eunuque.  Mystère  donc  que  ce  goût  réfractaire 
aux  règles  et  aux  méthodes,  et  respectez-le.  Il  n'a  point  de  définition  possible.  Il  a 
tous  les  droits,  ayant  toutes  les  puissances. 

C'est  lui  qui,  après  avoir  fait  les  dieux,  sentant  qu'il  faut  une  satisfaction  de  plus  à 
l'infini,  fait  les  monstres. 

C'est  ce  souverain  goût,  omnipotent  comme  le  génie  même  dont  il  est  le  sens, 
qui  partage  l'orient  en  deux,  donnant  à  la  moitié  caucasienne  pour  point  de  départ 
l'Idéal  et  à  la  moitié  thibétainc  pour  point  de  départ  le  Chimérique.  De  là  deux  poé- 
sies immenses.  Ici  Apollon,  là  le  Dragon.  Le  groupe  du  Pythien,  ce  symbole  de  la 
création  même,  jette  dans  l'esprit  humain  deux  ombres,  chacune  à  l'image  de  l'une 
de  ses  deux  figures,  et,  de  cette  ombre  double  qui  se  bifurque,  naissent  dans  l'art 
deux  mondes.  Ces  deux  mondes  appartiennent  au  goût  suprême,  et  marquent  ses 
deux  pôles.  A  l'une  des  extrémités  de  ce  goût,  il  y  a  la  Grèce,  à  l'autre  la  Chine. 

PHILOSOPHIE.  —   II.  19 

IMPnilIflUE    lATlOVALf. 


290  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Ayons  présente  à  l'esprit  cette  vaste  variété  une  de  l'art,  rendons-nous  compte  des 
tempéraments  mêlés  aux  génies,  des  climats  mêlés  aux  tempéraments,  et  des  siècles 
mêlés  aux  climats,  et  en  présence  des  grandes  œuvres,  réfléchissons,  et  ne  voyons  pas 
étourdiment  un  défaut  là  où  il  y  a  souvent  une  marque  inattendue  de  puissance.  Je 
conviens  que  de  certaines  beautés  font  ombre  et  étonnent  5  mais  est-ce  que  le  nuage 
n'est  pas  beau  quelquefois.?  Quand  il  étudie  un  génie,  le  penseur,  à  l'arrivée  d'un 
détail  flottant,  étrange  et  épars,  ne  s'efiare  pas  plus  que  d'un  passage  de  fumée  sur  le 
ciel. 

Quand  donc  comprendra-t-on  que  les  poètes  sont  des  entités,  que  leurs  facultés, 
combinées  selon  un  logarithme  spécial  pour  chaque  esprit,  sont  des  concordances, 
qu'au  fond  de  tous  ces  êtres  on  sent  le  même  être,  l'Inconnu,  qu'il  y  a  dans  ces 
hommes  de  l'élément,  que  ce  qu'ils  font  ils  ont  à  le  faire,  bien  rugi,  lion!  qu'ils  sont 
nécessaires  et  cUmatériques,  qu'il  vente,  pleut  et  tonne  dans  leur  œuvre  comme  dans 
la  nature,  et  qu'à  certains  moments  la  terre  tremble  dans  leur  génie,  que  les  nier,  c'est 
imbécile. 

Certaines  œuvres  sont  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  excès  du  beau.  Elles  font  plus 
qu'éclairer  5  elles  foudroient.  Étant  données  les  paresses  et  les  lâchetés  de  l'esprit 
humain,  cette  foudre  est  bonne. 

Allons  au  fait,  parquer  la  pensée  de  l'homme  dans  ce  qu'on  appelle  «  un  grand 
siècle»  est  puéril.  La  poésie  suivant  la  cour  a  fait  son  temps.  L'humanité  ne  peut  se 
contenter  à  jamais  d'une  tragédie  qui  plafonne  au-dessus  de  la  tête-soleil  de  Louis  XIV. 
Il  est  inouï  de  penser  que  tout  notre  enseignement  universitaire  en  est  encore  là  et 
qu'à  la  fin  du  dix-neuvième  siècle  les  pédants  et  les  cuistres  tiennent  bon  sur  toute  la 
ligne.  L'enseignement  littéraire  est  tout  monarchique.  Malgré  89,  malgré  1830,  le 
peuple  n'existe  pas  encore  en  rhétorique. 

Pourtant,  ô  ignorance  des  professeurs  officiels  !  la  littérature  antique  proteste  contre 
la  littérature  classique  et,  pour  pratiquer  le  grand  art  libre,  les  anciens  sont  d'accord 
avec  les  nouveaux. 

Un  jour  Béranger,  ce  français  coupé  de  gaulois,  ne  sachant  ni  le  latin,  ni  le  grec, 
le  plus  littéraire  des  illettrés,  vit  un  Homère  sur  la  table  de  Jouffroy.  C'était  au  plus 
fort  du  mouvement  de  1830,  mouvement  compliqué  de  résistance.  Béranger,  rencon- 
trant Homère,  fut  curieux  de  faire  cette  connaissance.  Un  chansonnier,  qui  voit 
passer  un  colosse,  n'est  pas  fâché  de  lui  taper  sur  l'épaule.  —  Lise^-moi  donc  un  peu 
de  ça,  dit  Béranger  à  JouflFroy .  Jouffroy  contait  qu'alors  il  ouvrit  V Iliade  au  hasard ,  et 
se  mit  à  lire  à  voix  haute,  traduisant  Httéralement  du  grec  en  français.  Béranger 
écoutait.  Tout  à  coup,  il  interrompit  Jouffroy  et  s'écria  :  —  Mais  il  n'y  a  pas  ça!  — 
Si  fait,  répondit  Jouffroy.  Je  traduis  à  la  lettre.  —  Jouffroy  était  précisément  tombe 
sur  ces  insultes  d'Achille  à  Agamemnon  que  nous  citions  tout  à  l'heure.  Quand 
le  passage  fut  fini,  Béranger,  avec  son  sourire  à  deux  tranchants  dont  la  moquerie 
restait  indécise ,  dit  :  Homère  eB  romantique. 

Béranger  croyait  faire  une  niche j  une  niche  à  tout  le  monde,  et  particulièrement 
à  Homère.  Il  disait  une  vérité.  Komantique,  traduisez  primitif. 


RELIQUAT.  291 

Ce  que  Béranger  disait  d'Homère,  on  peut  le  dire  d'Ezéchiel,  on  peut  le  dire  de 
Plaute,  on  peut  le  dire  de  TertuUien,  on  peut  le  dire  du  Romancero,  on  peut  le  dire 
des  Niehelungen.  On  a  vu  qu'un  professeur  de  l'école  normale  le  disait  de  Juvénal. 

Ajoutons  ceci  :  un  génie  primitif,  ce  n'est  pas  nécessairement  un  esprit  de  ce  que 
nous  appelons  à  tort  les  temps  primitifs.  C'est  un  esprit  qui,  en  quelque  siècle  que  ce 
soit  et  à  quelque  civilisation  qu'il  appartienne,  jaillit  directement  de  la  nature  et  de 
l'humanité.  Quiconque  boit  à  la  grande  source  est  primitif^  quiconque  vous  j  feit 
boire  est  primitif.  Quiconque  a  l'âme  et  la  donne  est  primitif.  Beaumarchais  est  pri- 
mitif autant  qu'Aristophane;  Diderot  est  primitif  autant  qu'Hésiode.  Figaro  et  le 
Neveu  de  Rameau  sortent  tout  de  suite  et  sans  transition  du  vaste  fond  humain.  Il 
n'y  a  là  aucun  reflet;  ce  sont  des  créations  immédiates;  c'est  de  la  vie  prise  dans 
la  vie. 

Cet  aspect  de  la  nature  qu'on  nomme  société  inspire  tout  aussi  bien  les  créations 
primitives  que  cet  autre  aspect  de  la  nature  appelé  barbarie.  Don  Quichotte  est  aussi 
primitif  qu'Ajax.  L'un  défie  les  dieux,  l'autre  les  moulins;  tous  deux  sont  hommes. 
Nature,  humanité,  voilà  les  eaux  vives.  L'époque  n'y  fait  rien.  On  peut  être  un 
esprit  primitif  à  une  époque  secondaire  comme  le  seizième  siècle,  témoin  Rabelais, 
et  à  une  époque  tertiaire  comme  le  dix-septième,  témoin  MoHère. 

Primitifs  la  même  portée  <^^  original,  avec  une  nuance  de  plus.  Le  poëte  primitif, 
en  communication  intime  avec  l'homme  et  la  nature,  ne  relève  de  personne.  A  quoi 
bon  copier  des  hvres,  à  quoi  bon  copier  des  poètes,  à  quoi  bon  copier  des  choses 
faites,  quand  on  est  riche  de  l'énorme  richesse  du  possible,  quand  tout  l'imaginable 
vous  est  livré,  quand  on  a  devant  soi  et  à  soi  tout  le  sombre  chaos  des  types,  et  qu'on 
se  sent  dans  la  poitrine  la  voix  qui  peut  crier  Fiat  lux! 

Le  poëte  primitif  a  des  devanciers,  mais  pas  de  guides.  Ne  vous  laissez  pas  prendre 
aux  illusions  d'optique,  Virgile  n'est  point  le  guide  de  Dante;  c'est  Dante  qui 
entraîne  Virgile;  et  où  le  mène-t-il.?  chez  Satan.  C'est  à  peine  si  Virgile  tout  seul 
est  capable  d'aller  chez  Pluton. 

Le  poëte  original  est  distinct  du  poëte  primitif,  en  ce  qu'il  peut  avoir,  lui,  des 
guides  et  des  modèles.  Le  poëte  original  imite  quelquefois  ;  le  poëte  primitif  jamais. 
La  Fontaine  est  original,  Cervantes  est  primitif.  À  l'originalité,  de  certaines  qualités 
de  style  suffisent;  c'est  l'idée-mère  qui  fait  l'écrivain  primitif.  Hamilton  est  original, 
Apulée  est  primitif.  Tous  les  esprits  primitifs  sont  originaux  ;  les  esprits  originaux  ne 
sont  pas  tous  primitifs.  Selon  l'occasion,  le  même  poëte  peut  être  tantôt  original, 
tantôt  primitif.  Molière,  primitif  dans  le  Misanthrope,  n'est  qu'original  dans  A.mphi- 
tryon. 

L'originalité  a  d'ailleurs,  elle  aussi,  tous  les  droits;  même  le  droit  à  une  certaine 
politesse,  même  le  droit  à  une  certaine  fausseté.  Marivaux  existe. 

Il  ne  s'agit  que  de  s'entendre,  et  nous  n'excluons,  certes,  aucun  possible.  La 
draperie  est  un  goût,  le  chiffon  en  est  un  autre. 

Ce  dernier  goût,  le  chiffon,  peut-il  faire  partie  de  l'art.?  Non,  dans  les  vaudevilles 
de  Scribe.  Oui,  dans  les  figurines  de  Clodion  .  Où  la  langue  manque,  Boileau  a 
raison,  tout  manque.  Or,  la  langue  de  l'art,  que  Scribe  ignore,  Clodion  la  sait.  Le 
bonnet  de  Mimi  Rosette  peut  avoir  du  style.  Quand  Coustou  chiffonne  une  faille 

19- 


292  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

sur  la  tête  d'un  sphinx  qui  est  une  marquise,  ce  taffetas  de  marbre  fait  partie  de  la 
chimère  et  vaut  la  tunique  aux  mille  plis  de  la  Cjthérée  Anadyomène.  En  vérité,  il 
n'y  a  point  de  règles.  Rien  étant  donné,  pétrissez-j  l'art,  et  voici  une  ode  d'Horace 
ou  d'Anacréon.  Une  mode  de  la  rue  Vivienne,  touchée  par  Cojsevox  ou  Pradier, 
devient  éternelle. 

Une  manière  d'écrire  qu'on  a  tout  seul,  un  certain  pli  magistralement  imprimé  à 
tout  le  style,  un  air  de  fête  de  la  muse,  une  façon  à  soi  de  toucher  et  de  manier  une 
idée,  il  n'en  faut  pas  plus  pour  faire  des  artistes  souverains;  témoin  Horace.  Cepen- 
dant, insistons-y,  le  poëte  qui  voit  dans  l'art  plus  que  l'art,  le  poëte  qui  dans  la  poésie 
voit  l'homme,  le  poëte  qui  civilise  à  bon  escient,  le  poëte,  maître  parce  qu'il  est 
serviteur,  c'est  celui-là  que  nous  saluons.  Qu'un  Goethe  est  petit  à  côté  d'un  Dante  ! 
En  toute  chose,  nous  préférons  celui  qui  peut  s'écrier  :  j'ai  voulu! 

Ceci  soit  dit  sans  méconnaître,  certes,  la  toute-puissance  virtuelle  et  intrinsèque 
de  la  beauté,  même  indifférente. 

Si  d'aussi  chétifs  détails  valaient  la  peine  d'être  notés,  ce  serait  peut-être  ici  le  lieu 
de  rappeler,  chemin  faisant,  les  aberrations  et  les  puérilités  malsaines  d'une  école  de 
critique  contemporaine,  morte  aujourd'hui,  et  dont  il  ne  reste  plus  un  seul  repré- 
sentant, le  propre  du  faux  étant  de  ne  se  point  recruter.  Ce  fut  la  mode  dans  cette 
école,  qui  a  fleuri  un  moment,  d'attaquer  ce  que,  dans  un  argot  bizarre,  elle 
nommait  «la  forme».  La  (orme,  forma,  la  beauté.  Quel  étrange  mot  d'ordre!  Plus 
tard,  ce  fut  l'attaque  à  la  grandeur.  «Faire  grand»  devint  un  défaut.  Quand  le  beau 
est  un  tort,  c'est  le  signe  des  époques  bourgeoises;  quand  le  grand  est  un  crime, 
c'est  le  signe  des  règnes  petits. 

La  logomachie  était  curieuse.  Cette  école  avait  rendu  ce  décret  :  La  forme  est 
incompatible  avec  le  fond.  Le  style  exclut  la  pensée.  L'image  tue  l'idée.  Le  beau  est 
stérile.  L'organe  de  la  conception  et  de  la  fécondation  lui  manque.  \^nus  ne  peut 
faire  d'enfants. 

Or,  c'est  le  contraire  qui  est  vrai.  La  beauté,  étant  l'harmonie,  est  par  cela  même 
la  fécondité.  La  forme  et  le  fond  sont  aussi  indivisibles  que  la  chair  et  le  sang.  Le 
sang,  c'est  de  la  chair  coulante;  la  forme,  c'est  le  fond  fluide  entrant  dans  tous  les 
mots  et  les  empourprant.  Pas  de  fond,  pas  de  forme.  La  forme  est  la  résultante.  S'il 
n'y  a  point  de  fond,  de  quoi  la  forme  est-elle  la  forme  ? 

Nous  obj cetera- t-on  que  nous  avons  dit  tout  à  l'heure  :  Kie»  étant  donné,  etc. . .  ; 
mais  Kien  n'avait  là  qu'un  sens  relatif,  nescio  quid  meditans  nugarum,  et  une  bagatelle 
d'Horace,  c'est  quelquefois  le  fond  même  de  la  vie  humaine. 

Le  beau  est  l'épanouissement  du  vrai  (A/  Splendeur,  a  dit  Platon).  Fouillez  les 
ctymologies,  arrivez  à  la  racine  des  vocables,  image  et  ide'e  sont  le  même  mot.  Il  y  a 
entre  ce  que  vous  nommez  forme  et  ce  que  vous  nommez  fond  identité  absolue, 
l'une  étant  l'extérieur  de  l'autre,  la  forme  étant  le  fond,  rendu  visible. 

Si  cette  école  du  passé  avait  raison,  si  l'image  excluait  l'idée,  Homère,  Eschyle, 
Dante,  Shakespeare,  qui  ne  parlent  que  par  images,  seraient  vides.  La  Bible  qui, 
comme  Bossuet  le  constate,  est  toute  figures,  serait  creuse.  Ces  chefs-d'œuvre  de 
l'esprit  humain  seraient  «de  la  forme».  De  pensée  point.  Voilà  où  mène  un  faux 
point  de  départ.  Cette  école  de  critique,  un  instant  en  crédit,  a  disparu  et  est  main- 


RELIQUAT.  293 

tenant  oubliée.  C'est  comme  cas  singulier  que  nous  la  mentionnons  ici  dans  notre 
clinique;  car,  comme  l'art  lui-même,  la  critique  a  ses  maladies,  et  la  philosophie  de 
l'art  est  tenue  de  les  enregistrer.  Cela  est  mort,  peu  importe;  de  certains  spécimens 
veulent  être  conservés.  Ce  qui  n'est  pas  né  viable  a  droit  au  bocal  des  fœtus.  Nous 
j  mettons  cette  critique. 

De  loi  en  loi,  de  déduction  en  déduction,  nous  arrivons  à  ceci  :  Carte  blanche, 
coudées  franches,  câbles  coupés,  portes  toutes  grandes  ouvertes,  allez.  Qu'est-ce  que 
l'océan .?  C'est  une  permission. 

Permission  redoutable,  sans  nul  doute.  Permission  de  se  nojer,  mais  permission 
de  découvrir  un  monde. 

Aucun  rumb  de  vent,  aucune  puissance,  aucune  souveraineté,  aucune  latitude, 
aucune  aventure,  aucune  réussite,  ne  sont  refusés  au  génie.  La  mer  donne  permission 
à  la  nage,  à  la  rame,  à  la  voile,  à  la  vapeur,  à  l'aube,  à  l'hélice.  L'atmosphère  donne 
permission  aux  ailes  et  aux  aéroscaphes,  aux  condors  et  aux  hippogriffes.  Le  génie, 
c'est  l'omni-faculté. 

En  poésie,  il  procède  par  une  continuité  prodigieuse  d'Iliades,  sans  qu'on  puisse 
imaginer  où  s'arrêtera  cette  série  d'Homères  dont  Rabelais  et  Shakespeare  font  partie. 
En  architecture,  tantôt  il  lui  plaît  de  sublimer  la  cabane,  et  il  fait  le  temple;  tantôt 
il  lui  plaît  d'humaniser  la  montagne,  et,  s'il  la  veut  simple,  il  fait  la  pyramide,  et, 
s'il  la  veut  touffue,  il  fait  la  cathédrale;  aussi  riche  avec  la  ligne  droite  qu'avec  les 
mille  angles  brisés  de  la  forêt,  également  maître  de  la  symétrie  à  laquelle  il  ajoute 
l'immensité,  et  du  chaos  auquel  il  impose  l'équilibre.  Quant  au  mystère,  il  en  dis- 
pose. A  un  certain  moment  sacré  de  l'année,  prolongez  vers  le  zénith  la  ligne  de 
Chéops,  et  vous  arriverez,  stupéfait,  à  l'étoile  du  Dragon;  regardez  les  flèches  de 
Chartres,  d'Angers,  de  Strasbourg,  les  portails  d'Amiens  et  de  Reims,  la  nef  de  Co- 
logne, et  vous  sentirez  l'abîme.  Sa  science  est  prodigieuse.  Les  initiés  seuls,  et  les 
forts,  savent  quelle  algèbre  il  y  a  sous  la  musique;  il  sait  tout,  et  ce  qu'il  ne  sait  pas, 
il  le  devine,  et  ce  qu'il  ne  devine  pas,  il  l'invente,  et  ce  qu'il  n'invente  pas,  il  le  crée; 
et  il  invente  vrai,  et  il  crée  viable.  Il  possède  à  fond  la  mathématique  de  l'art;  il  est  à 
l'aise  dans  des  confusions  d'astres  et  de  ciels  ;  le  nombre  n'a  rien  à  lui  enseigner;  il  en 
extrait,  avec  la  même  facilité,  le  binôme  pour  le  calcul  et  le  rhythme  pour  l'imagi- 
nation; il  a,  dans  sa  boîte  d'outils,  employant  le  fer  où  les  autres  n'ont  que  le  plomb, 
et  l'acier  où  les  autres  n'ont  que  le  fer,  et  le  diamant  où  les  autres  n'ont  que  l'acier^ 
et  l'étoile  où  les  autres  n'ont  que  le  diamant,  il  a  la  grande  correction,  la  grande 
régularité,  la  grande  syntaxe,  la  grande  méthode,  et  nul  comme  lui  n'a  la  manière 
de  s'en  servir.  Et  il  complique  toute  cette  sagesse  d'on  ne  sait  quelle  folie  divine,  et 
c'est  là  le  génie. 

C'est  une  chose  profonde  que  la  critique,  et  défendue  aux  médiocres.  Le  grand 
critique  est  un  grand  philosophe  ;  les  enthousiasmes  de  l'art  étudie  ne  sont  donnés 
qu'aux  intelligences  supérieures  ;  savoir  admirer  est  une  haute  puissance. 

Quiconque  a  le  fécond  souci  des  questions  littéraires,  si  inépuisables,  puisqu'elles 
touchent  au  logos  même,  quiconque  creuse  la  métaphysique  de  l'art,  quiconque  vit 


294  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

en  familiarité  avec  les  phénomènes  de  l'esprit,  est  invinciblement  amené  à  se  faire 
cette  question  surprenante  qui  entr' ouvre  le  plus  profond  arcane  de  la  poésie  : 

Pourquoi  les  «parfaits»  ne  sont-ils  pas  les  grands? 

Pourquoi  Virgile  est-il  inférieur  à  Homère  ?  Pourquoi  Anacréon  est-il  inférieur  à 
Pindare  ?  Pourquoi  Ménandre  est-il  inférieur  à  Aristophane  ?  Pourquoi  Sophocle  est-il 
inférieur  à  Eschyle?  Pourquoi  Lysippe  est-il  inférieur  à  Phidias?  Pourquoi  David 
est-il  inférieur  à  Isaïe  ?  Pourquoi  Thucydide  est-il  inférieur  à  Hérodote  ?  Pourquoi 
Cicéron  est-il  inférieur  à  Démosthène  ?  Pourquoi  Tite-Live  est-il  inférieur  à  Tacite  ? 
Pourquoi  Horace  est-il  inférieur  à  Juvénal?  Pourquoi  Térence  est-il  inférieur  à 
Plaute?  Pourquoi  Pétrarque  est-il  inférieur  à  Dante?  Pourquoi  Vignole  est-il  infé- 
rieur à  Piranèse  ?  Pourquoi  Van  Dyck  est-il  inférieur  à  Rembrandt  ?  Pourquoi  Boileau 
est-il  inférieur  à  Régnier?  Pourquoi  Racine  est-il  inférieur  à  Corneille?  Pourquoi 
Raphaël  est-il  inférieur  à  Michel- Ange  ? 

Ceci,  nous  le  répétons,  est  une  question  profonde. 

Pourquoi  tout  le  côté  du  dix-neuvième  siècle  qu'admirent  les  rhétoriques  n'est-il 
que  néant  devant  Molière?  Pourquoi  toute  l'école  puriste  anglaise.  Pope,  Dryden, 
Addison,  etc.,  acharnée  sur  Shakespeare,  ne  fait-elle  que  l'effet  d'une  mêlée  de  ver- 
mines dans  la  crinière  du  lion  ? 

(Qu'on  le  remarque,  nous  disons  école  puriBe  et  non  école  cone£le;  il  y  a  entre 
puriste  et  correct  la  même  différence  qu'entre  prude  et  chaste.) 

Pourquoi  ? 

C'est  qu'il  n'y  a  point  de  parfaits.  La  perfection  est  affirmée,  mais  non  prouvée. 
La  perfection  n'est  pas  humaine. 

Il  y  a  des  grands. 

L'homme  peut  être  grand. 

Si  les  grands  ont  l'excès,  les  parfaits  ont  le  défaut.  DeeB  aliquid. 

Or  le  défaut  supprime  la  perfection ,  et  l'excès  ne  supprime  pas  la  grandeur.  Loin 
de  là,  il  la  constate.  Le  ciel  est  trop. 

Racine,  Boileau,  Pope,  Raphaël,  Pétrarque,  Térence,  Tite-Live,  Cicéron,  Thu- 
cydide, Anacréon,  Horace,  Virgile,  représentent  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  le 
goût. 

Quant  à  ceux-ci  :  Shakespeare,  Molière,  Corneille,  Michel-Ange,  Dante, 
Tacite,  Plaute,  Aristophane,  Démosthène,  Pindare,  Isaïe,  Eschyle,  Homère,  si 
pour  résumer  tous  ces  noms,  on  cherche  un  mot,  on  n'en  trouve  qu'un  :  Génie. 

Du  reste,  disons-le  en  passant,  être  employés  à  la  formation  d'un  goût  scholas- 
tique  purement  local,  se  prétendant  catholique,  c'est-à-dire  universel,  avec  autant  de 
raison  que  le  dogme  romain,  être  choisis,  épluchés,  expurgés  et  dépouillés  pour  la 
composition  d'une  règle  d'école,  d'un  procédé  classique  promulgué  une  fois  pour 
toutes,  d'un  code  mathématique  de  la  poésie,  d'un  cahier  d'expressions,  d'une 
formule  d'inspiration  ayant  la  mine  bourrue  d'une  pénalité,  c'est  là,  certes,  une  injure 
que  ne  méritaient  pas  d'illustres  esprits  tels  qu'Anacrcon,  Virgile,  Horace,  Térence, 
Cicéron  et  Pétrarque,  très  originaux  en  définitive. 

L'antagonisme  supposé  du  goût  et  du  génie  est  une  des  niaiseries  de  l'école.  Pas 


RELIQUAT.  295 

d'invention  plus  grotesque  que  cette  prise  aux  cheveux  de  la  muse  par  la  musc. 
Uranie  et  Calliope  en  viennent  aux  coiffes. 

Non,  rien  de  tel  dans  l'art.  Tout  y  est  harmonie,  même  la  dissonance. 

Le  goût,  comme  le  génie,  est  essentiellement  divin.  Le  génie,  c'est  la  conquête; 
le  goût,  c'est  le  choix.  La  griffe  toute-puissante  commence  par  tout  prendre,  puis 
l'œil  flamboyant  fait  le  triage.  Ce  triage  dans  la  proie,  c'est  le  goût.  Chaque  génie 
le  fait  à  sa  guise.  Les  épiques  mêmes  diffèrent  entre  eux  d'humeur.  Le  triage 
d'Homère  n'est  pas  le  triage  de  Rabelais.  Quelquefois,  ce  que  l'un  rejette,  l'autre  le 
garde.  Ils  savent  tous  les  deux  ce  qu'ils  font,  mais  ils  ne  peuvent  jurer  de  rien  ni 
l'un  ni  l'autre,  l'idéal,  qui  est  l'infini,  est  au-dessus  d'eux,  et  il  pourra  fort  bien 
arriver  un  jour,  si  l'éclair  héroïque  et  la  foudre  cynique  se  mêlent,  qu'un  mot  de 
Rabelais  devienne  un  mot  d'Homère,  et  alors  ce  sera  Cambronne  qui  le  prononcera. 

L'art  a,  comme  la  flamme,  une  puissance  de  sublimation.  Jetez  dans  l'art,  comme 
dans  la  flamme,  les  poisons,  les  ordures,  les  rouilles,  les  oxydes,  l'arsenic,  le  vert- 
de-gris,  faites  passer  ces  incandescences  à  travers  le  prisme  ou  à  travers  la  poésie, 
vous  aurez  des  spectres  splendides,  et  le  laid  deviendra  le  grand,  et  le  mal  deviendra 
le  beau. 

Chose  surprenante  et  ravissante  à  affirmer,  le  mal  entrera  dans  le  beau  et  s'y 
transfigurera.  Car  le  beau  n'est  autre  chose  que  la  sainte  lumière  du  bon. 

Dans  le  goût,  comme  dans  le  génie,  il  y  a  de  l'infini.  Le  goût,  ce  pourquoi 
mystérieux,  cette  raison  de  chaque  mot  employé,  cette  préférence  obscure  et  souve- 
raine qui,  au  fond  du  cerveau,  rend  des  lois  propres  à  chaque  esprit,  cette  seconde 
conscience  donnée  aux  seuls  poètes,  et  aussi  lumineuse  que  l'autre,  cette  intuition 
impérieuse  de  la  fimite  invisible,  h\t  partie,  comme  l'inspiration  même,  de  la 
redoutable  puissance  inconnue.  Tous  les  souffles  viennent  de  la  bouche  unique. 

Le  génie  et  le  goût  ont  une  unité  qui  est  l'absolu,  et  une  rencontre  qui  est  la 
beauté. 


Ce  qui  est  dans  les  lettres  est  partout.  La  littérature  a  cela  de  magnifique  qu'elle  a 
de  toutes  parts  des  fuites  de  lumière  qui  se  répandent  dans  les  arts ,  dans  la  philoso- 
phie, dans  la  politique,  dans  les  mœurs,  dans  les  lois.  Elle  commence  par  former  le 
public,  après  quoi,  elle  fait  le  peuple.  Ecrire  c'est  gouverner;  lire  c'est  adhérer.  Les 
voyelles  et  les  consonnes  portent  l'esprit  humain  comme  une  charpente  porte  un  édi- 
fice. Les  vingt-cinq  lettres  que  l'enfent  épelle  sont  l'ossature  de  la  pensée  universelle. 
L'alphabet  est  le  squelette  du  verbe.  De  là  cette  éternité  du  mot  écrit  et  cette  toute- 
puissance  du  mot  imprimé.  De  là  cette  vérité  peu  comprise  encore  :  la  question  du 
goût  est  intimement  liée  à  la  question  du  pouvoir. 

L'effort  suprême  qui  se  fait  à  cette  heure  dans  certaines  régions  pour  maintenir  ce 
qu'on  appelait  autrefois  «  le  goût  français  »  est  à  coup  sûr  digne  de  curiosité,  et  même 
d'un  certain  intérêt;  mais,  disons-le,  c'est  un  effort  à  contre-sens,  c'est  de  la  nage 
remontante  que  le  courant  emporte,  c'est  de  la  force  dépensée  en  pure  perte,  c'est  du 
barrage  au  progrès.  Le  goût  français  ne  peut  se  perpétuer  qu'à  la  condition  de  se 
transformer,  c'est-à-dire  de  devenir  goût  européen  ;  comme  tige  il  doit  rester  France, 


296  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

mais  comme  frondaison  il  doit  devenir  Europe.  C'est  cette  transfiguration  de  la 
pensée  française  en  pensée  humaine  qui  est  la  grande  œuvre  du  dix-neuvième  siècle. 

progrès. 

C'est  ainsi  que  se  prépare  le  vingtième.  Nous  assistons  à  ce  sublime  travail.  Toute 
réaction  en  sens  contraire,  eût-elle  une  apparence  de  réussite  momentanée,  est  inutile 
et  caduque,  sort  fatal  et  mérité  des  réactions,  quelles  qu'elles  soient,  politiques  et 
littéraires,  religieuses  et  philosophiques.  Qui  marche  en  arrière  ne  marche  pas.  Allez 
en  avant.  Sortez  du  dix-septième  siècle  si  vous  voulez  être  du  dix-neuvième.  Si  vous 
voulez  rester  français,  devenez  européens.  Quittez  le  vieux  goût  pour  le  nouveau. 
Comment  perpétuerez-vous  la  monarchie  littéraire  de  Louis  XIV  là  où  sa  monarchie 
politique  a  disparu.?  Boileau  régnant  implique  Louvois  gouvernant.  Ce  qui  allait  à 
l'œil-de-bœuf  ne  va  pas  au  continent.  Le  continent  est  homme  fait.  Comment 
ferez-vous  endosser  Racine  à  ce  colosse  qui  a  dans  la  poitrine  Dante,  Rabelais  et 
Cervantes.?  Continuez  l'esprit  français,  soit,  mais  non  le  goût  français.  Riez  avec 
Voltaire,  mais  pas  de  Shakespeare. 

Le  goût  français,  c'est  Versailles,  l'esprit  français,  c'est  l'univers. 

Cet  admirable  travail,  éliminer  le  goût  monarchique  et  propager  l'esprit  universel, 
c'est  Paris  qui  le  fait.  De  là  sa  suprématie.  Car,  nous  venons  de  le  dire,  la  question 
Goût  est  identique  à  la  question  Pouvoir.  Boileau  n'est  pas  moins  la  monarchie  que 
Louis  XIV. 


RELIQUAT. 


297 


PKOMONTOKIUM  SOMNIIW, 

Je  me  rappelle  qu'un  soir  d'ctc,  il  y  a  longtemps  de  cela,  en  1834,  j'allai  à  l'Obser- 
vatoire. Je  parle  de  Paris,  où  j'étais  alors.  J'entrai.  La  nuit  était  claire,  l'air  pur,  le 
ciel  serein,  la  lune  à  son  croissant 5  on  distinguait  à  l'œil  nu  la  rondeur  obscure 
modelée,  la  lueur  cendrée.  Arago  était  chez  lui,  il  me  fit  monter  sur  la  plate-forme. 
Il  y  avait  là  une  lunette  qui  grossissait  quatre  cents  fois;  si  vous  voulez  vous  faire 
une  idée  de  ce  que  c'est  qu'un  grossissement  de  quatre  cents  fois,  représentez-vous  le 
bougeoir  que  vous  tenez  à  la  main  haut  comme  les  tours  de  Notre-Dame.  Arago 
disposa  la  lunette,  et  me  dit  :  regardez. 

Je  regardai. 

J'eus  un  mouvement  de  désappointement.  Une  espèce  de  trou  dans  l'obscur, 
voilà  ce  que  j'avais  devant  les  yeux  ;  j'étais  comme  un  homme  à  qui  l'on  dirait  : 
regardez,  et  qui  verrait  l'intérieur  d'une  bouteille  à  l'encre.  Ma  prunelle  n'eut  d'autre 
perception  que  quelque  chose  comme  une  brusque  arrivée  de  ténèbres.  Toute  ma 
sensation  fut  celle  que  donne  à  l'œil  dans  une  nuit  profonde  la  plénitude  du  noir. 
-    —  Je  ne  vois  rien,  dis-je. 

Arago  répondit  :  —  Vous  voyez  la  lune. 


'^)  Cette  curieuse  lettre  d 'Arago  nous 
montre  que  Victor  Hugo  s'était  de  tout 
temps  préoccupé  d'astronomie  : 

Monsieur  Victor  Hugo, 
Membre  de  l'Institut,  etc. 

Place  Royale,  n°  6. 
Paris. 

«Une  indisposition  m'empéclie,  mon  cher  et 
illustre  confrère,  d'aller  vous  porter  verbalement 
la  réponse  aux  questions  que  vous  avez  bien  voulu 
m'adresscr.  Je  vais  donc  employer  la  poste,  mais 
sous  une  réserve  formelle  :  vous  permettrez, 
n'est-ce  pas,  à  un  barbare  conseiller  municipal, 
d'aller  vous  remercier  de  votre  si  aimable  sou- 
venir ? 

«Galilée  est  considéré  généralement  comme 
l'astronome  qui  a  découvert  le  premier  les  taclies 
du  soleil.  Cependant,  l'ouvrage  imprimé  dans 
lequel  on  a  d'abord  fait  mention  de  ce  phéno- 
mène, est  celui  de  iean  FabriciuSj  hollandais. 
L'épitre  dédicatoirc  porte  la  date  du  ij  juin  i6iij 
les  observations  citées  remontent  au  commence- 
ment de  la  même  année. 

«On  lit  dans  la  Vie  de  Charlemagne  qu'en 
l'an  807,  la   planète  Mercure  se  projcu  sur  le 


soleil.  Il  est  maintenant  démontré  que  Mercure 
ne  put  pas  donner  lieu  au  phénomène  observé. 
Ce  que  l'on  vit  en  807  était  donc  une  véritable, 
mais  très  grosse  tache  solaire. 

«D'autres  faits  rapportés  par  les  astronomes 
grecs  et  arabes  doivent  être  expliqués  de  la 
même  manière. 

«Les  taches  solaires  visibles  à  l'œil  nu,  visibles 
sans  le  secours  des  lunettes ,  sont  assez  nombreuses 
pour  qu'on  puisse  être  surpris  que  les  anciens 
n'en  aient  pas  fait  mention  ;  mais  il  y  a  deux  rai- 
sons qui  expliquent  parfaitement  ce  silence  :  les 
verres  colorés,  les  verres  à  l'aide  desquels  on  peut 
examiner  le  soleil  sans  ttre  ébloui  sont  une  in- 
vention moderne;  d'autre  part,  les  hommes  voient 
difficilement  les  choses  dont  leur  imagination 
n'admet  pas  l'existence;  or  les  anciens  croyaient 
à  l'incorruptibilité  des  cieux. 

«Vous  êtes,  ma  foi,  bien  heureux  qu'il  ne  me 
reste  plus  de  papier. 

«Mille  assurances  des  sentiments  les  plus  dé- 
voués. 

F.  Arago. 

«Ce  samedi  17  avril.»     (1841.) 

[Timbre  de  la  poste.] 

Au  dos  de  l'enveloppe,  Victor  Hugo  a 
écrit  :  A  relire  pour  Charhma^e. 


298  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

J'insistai  :  —  Je  ne  vois  rien. 

Arago  reprit  :  —  Regardez. 

Un  instant  après,  Arago  poursuivit  :  —  Vous  venez  de  faire  un  voyage. 

—  Quel  voyage  ? 

—  Tout  à  l'heure,  comme  tous  les  habitants  de  la  terre,  vous  étiez  à  quatre- 
vingt-dix  mille  lieues  de  la  lune. 

—  Eh  bien  ? 

—  "V^us  en  êtes  maintenant  à  deux  cent  vingt-cinq  lieues. 

—  De  la  lune  ? 

—  Oui. 

C'était  là  en  effet  le  résultat  du  grossissement  de  quatre  cents  fois.  J'avais,  grâce 
à  la  lunette,  fait  sans  m'en  douter  cette  enjambée,  quatrevingt-dix-neuf  mille  sept 
cent  soixante-quinze  lieues  en  une  seconde.  Du  reste,  cet  effrayant  et  subit  rappro- 
chement de  la  planète  ne  me  faisait  aucun  effet.  Le  champ  du  télescope  était  trop 
étroit  pour  embrasser  la  planète  entière,  la  sphère  ne  s'y  dessinait  pas,  et  ce  que  j'en 
voyais,  si  j'en  voyais  quelque  chose,  n'était  qu'un  segment  obscur.  Arago,  comme 
il  me  l'expliqua  ensuite,  avait  dirigé  le  télescope  vers  un  point  de  la  lune  qui  n'était 
pas  encore  éclairé.  Je  repris  : 

—  Je  ne  vois  rien. 

—  Regardez,  dit  Arago. 

Je  suivis  l'exemple  de  Dante  vis-à-vis  de  Virgile.  J'obéis. 

Peu  à  peu  ma  rétine  fit  ce  qu'elle  avait  à  faire,  les  obscurs  mouvements  de 
machine  nécessaires  s'opérèrent  dans  ma  prunelle,  ma  pupille  se  dilata,  mon  œil 
s'habitua,  comme  on  dit,  et  cette  noirceur  que  je  regardais  commença  à  blêmir.  Je 
distinguai,  quoi  ?  impossible  de  le  dire.  C'était  trouble,  fugace,  impalpable  à  l'oeil, 
pour  ainsi  parler.  Si  rien  avait  une  forme,  ce  serait  cela. 

Puis  la  visibilité  augmenta,  on  ne  sait  quelles  arborescences  se  ramifièrent,  il  se 
fit  des  compartiments  dans  cette  lividité,  le  pâle  à  côté  du  noir,  de  vagues  fils  insai- 
sissables marquèrent  dans  ce  que  j'avais  sous  les  yeux  des  régions  et  des  zones  comme 
si  l'on  voyait  des  frontières  dans  un  rêve.  Pourtant,  tout  demeurait  indistinct,  et  il 
n'y  avait  d'autre  différence  que  du  blême  au  sombre.  Confusion  dans  le  détail, 
diffusion  dans  l'ensemble  j  c'était  toute  la  quantité  de  contour  et  de  relief  qui  peut 
s'ébaucher  dans  de  la  nuit.  L'effet  de  profondeur  et  de  perte  du  réel  était  terrible.  Et 
cependant  le  réel  était  là.  Je  touchais  les  plis  de  mon  vêtement,  j'étais,  moi.  Eh 
bien,  cela  aussi  était.  Ce  songe  était  une  terre.  Probablement,  on  —  qui?  —  mar- 
chait dessus;  on  allait  et  venait  dans  cette  chimère;  ce  centre  conjectural  d'une 
création  différente  de  la  nôtre  était  un  récipient  de  vie;  on  y  naissait,  on  y  mourait 
peut-être  ;  cette  vision  était  un  lieu  pour  lequel  nous  étions  le  rêve.  Ces  hypothèses 
compliquant  une  sensation,  ces  ébauches  de  la  pensée  essayée  hors  du  connu,  fai- 
saient un  chaos  dans  mon  cerveau. 

Cette  impression,  c'est  l'inexplicable.  Qui  ne  l'a  pas  éprouvée  ne  saurait  s'en 
rendre  compte. 

Qui  que  nous  soyons,  nous  sommes  des  ignorants.  Ignorants  de  ceci,  sinon  de 
cela.  Nous  passons  notre  vie  à  avoir  besoin  de  révélations.  Il  nous  faut  à  chaque 


RELIQUAT.  299 

instant  la  secousse  du  réel.  Le  saisissement  que  la  lune  est  un  monde  n'est  pas  l'im- 
pression habituelle  que  nous  donne  cette  chose  ronde  inégalement  éclairée  paraissant 
et  disparaissant  à  notre  horizon.  L'esprit,  même  l'esprit  du  songeur,  a  des  habitudes  j 
quant  au  bourgeois  il  a  des  centons  dans  la  mémoire,  la  reine  des  nuits ,  la  pâle  cour- 
rih-e,  la  lune  des  romances.  Le  clair  de  la  lune  n'évoque  pour  le  peuple  qu'Arlequin 
et  Pierrot.  Les  poètes  qualifient  la  lune  au  point  de  vue  terrestre  j  fiUe  de  Théa,  dit 
Hésiode  5  œil  de  la  nuit,  dit  Pindare  ;  toi  qui  gouvernes  le  silence,  dit  Horace,  qua 
silentia  re^.  Les  mjthologies  et  les  religions,  interprètes  diminuants  de  la  création, 
luttent  à  qui  rapetissera  cet  astre.  Pour  l'Afrique,  c'est  un  démon,  Lunus  5  pour 
les  phéniciens,  c'est  Astarté,  pour  les  arabes,  c'est  Alizat,  pour  les  perses,  c'est 
Militra,  pour  les  égyptiens,  c'est  un  bœuf.  La  Gaule,  comme  pour  la  chersonèse, 
voit  dans  la  lune  un  prétexte  à  égorger  les  naufragés,  par  la  main  des  magesses  aux 
adjta  de  la  Troade,  par  la  main  des  druidesses  au  cromlech  de  l'île  de  Sein.  Les 
celtes,  frappés  de  sa  ressemblance  humaine,  l'appellent  letm,  ce  qui  signifie  image, 
et  l'adorent  sur  la  coUine  Aralunœ  où  est  aujourd'hui  Arlon.  Circé,  Trophonius, 
Zoroastre,  les  magiciennes  de  Thessalie,  les  pjthonisses  de  Crotone,  les  pâtres  de 
Chaldée,  murmurent  des  paroles  attirantes  qui  font  descendre  la  lune  sur  la  terre. 
Pour  Anaximandre,  la  lune  est  un  feu  dans  un  globe  concave,  c'est-à-dire  une 
veilleuse  au  plafond  de  la  nuit.  Chez  les  étrusques,  Oreste  ayant  caché  dans  un  fagot 
la  lune  (lisez  la  statue  de  Diane  prise  par  lui  à  Thoas),  on  appelle  la  lune  Pharelis. 
Les  grecs  la  couvrent  de  noms,  Diane,  Phœbe,  Proserpine  ;  la  Détache-Ceinture, 
Tisiphone  ;  la  Jrappeme  de  loin,  Hécate  ;  elle  invente  les  filets  et  s'appelle  Dictynne  j 
quoique  vierge,  elle  est  sage-femme,  et  s'appelle,  à  cause  de  ce  talent,  Lucine  à 
Égine  et  Bubastès  à  Éléphanta;  étant  triple,  elle  règne  sur  les  carrefours  et  s'appelle 
Trivia.  Elle  a  soixante  nymphes,  un  carquois,  un  arc,  des  biches  familières,  une 

fcrocc  pour 
meute,  et  un  char  d'argent.  Elle  est  chasseresse  et  guerrière.  Elle  est  jalouse  de  Niobé 
et  lui  tue  ses  enfants.  Elle  est  prude;  c'est  à  cause  d'elle  que  Calisto  est  ourse, 
Actéon  cerf,  Dédalion  épervier,  mais  cette  hypocrite  a  une  alcôve  où  elle  donne  des 
rendez- vous  à  Endymion,  berger  et  roi;  cette  alcôve  c'est  la  grotte  Latmœ,  sur  le 
mont  Latmos  en  Carie.  Elle  ne  veut  pas  qu'on  découche,  elle  exige  le  domicile, 
elle  veut  que  les  morts  même  aient  leur  chez  soi,  restez  dans  vos  lits,  et  elle  punit 
les  mânes  surpris  par  elle  en  état  de  vagabondage  ;  elle  condamne  à  cent  années  de 
larmes  nocturnes  l'esprit  des  corps  sans  sépulture.  C'est  là,  dit  Hésiode,  ce  que 
Jupiter  a  enseigné  aux  hommes.  Telle  est  la  lune  payenne  ;  la  lune  juive  est  à  peu 
près  de  même  réalité.  Le  pseudo  Dieu  qui  rédige  la  Bible  n'en  sait  pas  plus  long  ;  il 
dit  par  la  bouche  d'Ezéchiel  :  la  lune  eB  une  lampe  d'argent,  et  Jéhovah  ignore  le  ciel 
aussi  bien  que  Jupiter.  Les  prêtres  prennent  le  croissant  pour  le  mettre,  les  uns  sur 
la  tête  de  Diane,  les  autres  sous  les  pieds  de  Marie.  Voilà  la  lune  des  religions. 

De  tout  cela  à  être  un  univers,  il  y  a  du  chemin.  Si  les  religions  ôtcnt  sa  vraie 
poésie  à  la  lune,  les  sciences  n'ont  nul  souci  de  la  lui  rendre;  la  véritable  science,  par 
dédain  de  l'hypothèse,  la  fiiusse  science,  par  recherche  des  panacées  et  des  pierres 
philosophales.  La  lune,  pour  l'astrologue,  c'est  le  signe  sous  lequel  il  y  a  dans  le 
nouveau-né  mâle  trop  de  sang  de  femme,  et  dans  le  nouveau-né  femelle  trop  de  sang 


300  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

d'homme  ;  d'où  l'hermaphrodite  et  l'androgyne  et  les  faux  sexes  5  et  la  lune  crée  sur 
la  terre  Sodome.  Pour  l'alchimiste,  c'est  l'argent,  luna,  lumen  minm,  le  soleil  étant 
l'or.  Pour  les  savants  positifs  et  pratiques,  c'est  une  force,  faisant  coïncider  avec  ses 
syzjgies  les  hautes  et  basses  marées  j  Newton  la  calcule,  la  latitude  de  la  lune  est  la 
mesure  des  angles  des  nœuds  et  ne  passe  jamais  cinq  degrés  j  Hock  tâte  sa  chaleur, 
et  lui  trouve  si  peu  de  calorique  et  de  clarté  qu'il  faudrait  cent  quatre  mille  trois  cent 
soixante-huit  pleines  lunes  pour  équivaloir  au  soleil  à  midi.  La  lune  n'a  guère  moins 
à  se  plaindre  de  l'astronome  qui  la  fait  chiffre  que  de  l'astrologue  qui  la  fait  chimère. 
Ajoutez  à  cela  la  sœur  d'A.poUon,  la  chaste  déesse,  etc.  Les  poètes  ont  créé  une  lune 
métaphorique  et  les  savants  une  lune  algébrique.  La  lune  réelle  est  entre  les  deux. 

C'est  cette  lune-là  que  j'avais  sous  les  yeux. 

Je  le  répète,  l'impression  est  étrange.  On  a  vaguement  dans  l'esprit  toutes  les 
choses  que  je  viens  de  dire,  et  d'autres  de  même  sorte  5  c'est  ce  qu'on  appelle  la 
science  de  la  lune,  on  roule  cela  confusément  en  soi,  et  puis  par  aventure  on  ren- 
contre un  télescope,  et  cette  lune,  on  la  voit,  et  cette  figure  de  l'inattendu  surgit 
devant  vous,  et  vous  vous  trouvez  face  à  face  dans  l'ombre  avec  cette  mappemonde 
de  l'Ignoré.  L'effet  est  terrifiant. 

Autre  chose  que  nous  tout  près  de  nous.  L'inaccessible  presque  touché.  L'invisible 
vu.  Il  semble  qu'on  n'ait  que  la  main  à  étendre.  Plus  on  regarde,  plus  on  se  convainc 
que  cela  est,  moins  on  y  croit.  Loin  de  se  calmer,  l'étonnement  augmente.  Est-il 
vrai  que  cela  soit.?  Ces  pâleurs,  ce  sont  peut-être  des  mersj  ces  noirceurs,  ce  sont 
peut-être  des  continents.  Cela  semble  impossible,  et  cela  est.  Ce  point  noir,  c'est 
peut-être  la  ville  que  Riccioli  affirmait  voir  et  qu'il  appelait  Tycho-f"  Ces  taches, 
sont-ce  des  empires .?  De  quelle  humanité  ce  globe  est-il  le  support .?  Quels  sont  les 
mastodontes,  les  hydres,  les  dragons,  les  béhémoths,  les  léviathans  de  ce  milieu  }  Qu'est- 
ce  qui  y  grince  ou  y  rugit?  Quelles  bêtes  y  a-t-il  là?  On  rêve  le  monstre  possible 
dans  ce  prodige.  On  distribue  par  la  pensée  dans  cette  géographie,  presque  horrible 
par  la  nouveauté,  des  flores  et  des  faunes  inouïes.  Quel  est  le  fourmillement  de  la  vie 
universelle  sur  cette  surface?  On  a  le  vertige  de  cette  suspension  d'un  univers  dans 
le  vide.  Nous  aussi,  nous  sommes  comme  cela  en  l'air.  Oui,  cette  chose  est.  Il 
semble  qu'elle  vous  regarde.  Elle  vous  tient.  La  perception  du  phénomène  devient 
de  plus  en  plus  nette  j  cette  présence  vous  serre  le  cœur  5  c'est  l'effet  des  grands 
fantômes.  Le  silence  accroît  l'horreur.  Horreur  sacrée.  Il  est  étrange  d'entrevoir  une 
telle  chose  et  de  n'entendre  aucun  bruit.  Et  puis,  cette  chose  se  meut.  Le  mouve- 
ment déplace  ces  linéaments.  L'obscurité  se  complique  d'effacement.  L'énorme  simu- 
lacre se  défait  et  se  recompose.  Impossible  de  distinguer  rien  de  précis.  Impossible  de 
détacher  ses  yeux  de  ce  monde  spectre.  Quel  deuil!  quelle  brume  de  gouffre!  quelle 
ombre  !  cela  n'est  peut-être  pas. 

Tout  à  coup,  j'eus  un  soubresaut,  un  éclair  flamboya,  ce  fut  merveilleux  et 
formidable,  je  fermai  les  yeux  d'éblouisscment.  Je  venais  de  voir  le  soleil  se  lever 
dans  la  lune. 

L'éclair  fit  une  rencontre,  quelque  chose  comme  une  cime  peut-être,  et  s'y  heurta, 
une  sorte  de  serpent  de  feu  se  dessina  dans  cette  noirceur,  se  roula  en  cercle  et  resta 
immobile  j  c'était  un  cratère  qui  apparaissait.  A  quelque  distance,  un  autre  éclair,  une 


RELIQUAT.  301 

autre  couleuvre  de  lumière,  un  autre  cercle  5  deuxième  cratère.  Le  premier  est  le 
volcan  Messala,  me  dit  Aragoj  le  deuxième  est  le  Promontorium  Somnii.  Puis 
successivement  resplendirent,  comme  les  couronnes  de  flamme  que  porte  l'ombre, 
comme  les  margelles  de  braise  du  puits  de  l'abîme,  le  mont  Proclus,  le  mont  Cléo- 
mèdes,  le  mont  Petœvius,  ces  vésuves  et  ces  etnas  de  là-haut;  puis  une  pourpre 
tumultueuse  courut  au  plus  noir  de  ce  prodigieux  horizon,  une  dentelure  de  char- 
bons ardents  se  hérissa,  et  se  fixa,  ne  remuant  plus,  terrible.  C'est  une  chaîne  d'Alpes 
lunaires,  me  dit  Arago.  Cependant  les  cercles  grandissaient,  s'élargissaient,  se  mê- 
laient par  les  bords,  s'exagéraient  jusqu'à  se  confondre  tous  ensemble  j  des  vallées  se 
creusaient,  des  précipices  s'ouvraient,  des  hiatus  écartaient  leurs  lèvres  que  débordait 
une  écume  d'ombre,  des  spirales  profondes  s'enfonçaient,  descentes  effrayantes  pour 
le  regard,  d'immenses  cônes  d'obscurité  se  projetaient,  les  ombres  remuaient,  des 
bandes  de  rajons  se  posaient  comme  des  architraves  d'un  piton  à  l'autre,  des  nœuds 
de  cratères  faisaient  des  froncements  autour  des  pics,  toutes  sortes  de  profils  de  four- 
naise surgissaient  péle-méle,  les  uns  fumée,  les  autres  clarté;  des  caps,  des  promon- 
toires, des  gorges,  des  cols,  des  plateaux,  de  vastes  plans  inclinés,  des  escarpements, 
des  coupures,  s'enchevêtraient  mêlant  leurs  courbes  et  leurs  angles;  on  voyait  la 
figure  des  montagnes.  Cela  existait  magnifiquement.  Là  aussi  la  grande  parole 
venait  d'être  dite  ;  fiât  lux.  La  lumière  avait  fait  de  toute  cette  ombre  soudain  vivante 
quelque  chose  comme  un  masque  qui  devient  visage.  Partout  l'or,  l'écarlate,  des 
avalanches  de  rubis,  un  ruissellement  de  flamme.  On  eût  dit  que  l'aurore  avait 
brusquement  mis  le  feu  à  ce  monde  de  ténèbres. 

Arago  m'expliqua,  ce  qui  du  reste  se  comprenait  de  soi-même,  que,  tandis  que  je 
regardais,  le  mouvement  propre  de  la  lune  avait  tourné  peu  à  peu  vers  le  soleil  la 
lisière  de  la  partie  obscure,  de  sorte  qu'à  un  moment  donné  le  jour  y  avait  fait  son 
entrée. 

Cette  vision  est  un  de  mes  profonds  souvenirs. 

Pas  de  plus  mystérieux  spectacle  que  cette  irruption  de  l'aube  dans  un  univers 
couvert  d'obscurité.  C'est  le  droit  à  la  vie  s'affirmant  dans  des  proportions  sublimes. 
C'est  le  réveil  démesuré.  Il  semble  qu'on  assiste  au  paiement  d'une  dette  de  Tin- 
fini. 

C'est  la  prise  de  possession  de  la  lumière. 

Quelque  chose  de  pareil  arrive  parfois  à  des  génies. 

La  renommée  a  des  retards.  Une  création  colossale  '  sortie  d'un  esprit  est  par  on 
ne  sait  quel  hasard  triste  restée  inaperçue.  Cette  œuvre  est  sous  le  linceul  de  l'igno- 
rance universelle.  Cette  œuvre  fait  partie  de  ce  qui  n'existe  pas  ;  elle  est  nivelée  par 
l'ombre  avec  le  néant.  Un  glacial  déni  de  lumière  pèse  sur  elle.  La  vaste  iniquité  des 
ténèbres  la  submerge.  Son  phénomène,  perdu  sous  des  profondeurs  de  brume, 
semble  condamné  à  cet  avortement  funèbre,  l'épanouissement  pour  la  nuit.  Les 
années  ont  passé.  Le  chef-d'œuvre  est  là,  plongé  dans  l'obscurité  comme  cette  grande 
lune  sombre,  attendant.  Il  attend  la  gloire,  comme  elle  le  soleil.  Quand  vient  la 
justice .-*  Quel  est  le  mystère  de  ces  lentes  évolutions.?  Dans  quelle  orbite  et  selon 
quelle  loi  se  meut  la  postérité?  L'ombre  est  épaisse,  la  chose  immense  est  dans  cette 


302  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

nuit,  cela  peut  durer  des  siècles.  Lugubre  attente.  Soudain,  brusquement,  un  jet 
de  lumière  éclate,  il  frappe  une  cime,  et  voilà  Hamlet  visible,  puis  la  clarté  augmente, 
le  jour  se  fait,  et  successivement,  comme  dans  la  lune  le  mont  Messala,  le  Promon- 
toire des  Songes,  le  volcan  Proclus,  tous  ces  sommets,  tous  ces  cratères,  Othello, 
Koméo  et  Juliette,  hear,  Macbeth,  apparaissent  dans  Shakespeare,  et  les  hommes  stupé- 
faits s'aperçoivent  qu'ils  ont  au-dessus  de  leur  tête  un  monde  inconnu. 


Ce  promontoire  du  Songe,  dont  nous  venons  de  parler,  il  est  dans  Shakespeare. 
Il  est  dans  tous  les  grands  poètes. 

Dans  le  monde  mystérieux  de  l'art,  comme  dans  cette  lune  où  notre  regard 
abordait  tout  à  l'heure,  il  y  a  la  cime  du  rêve.  A  cette  cime  du  rêve  est  appuyée 
l'échelle  de  Jacob.  Jacob  couché  au  pied  de  l'échelle,  c'est  le  poëte,  ce  dormeur  qui 
a  les  yeux  de  l'âme  ouverts.  En  haut,  ce  firmament,  c'est  l'idéal.  Les  formes  blanches 
ou  ténébreuses,  ailées  ou  comme  enlevées  par  une  étoile  qu'elles  ont  au  front,  qui 
gravissent  l'échelle,  ce  sont  les  propres  créations  du  poëte  qu'il  voit  dans  la  pénombre 
de  son  cerveau  faisant  leur  ascension  vers  la  lumière. 

Cette  cime  du  Rêve  est  un  des  sommets  qui  dominent  l'horizon  de  l'art.  Toute 
une  poésie  singulière  et  spéciale  en  découle.  D'un  côté  le  fantastique;  de  l'autre  le 
fantasque,  qui  n'est  autre  chose  que  le  fantastique  riant;  c'est  de  cette  cime  que 
s'envolent  les  océanides  d'Eschyle,  les  chérubins  de  Jérémie,  les  ménades  d'Horace, 
les  larves  de  Dante,  les  andryades  de  Cervantes,  les  démons  de  Milton  et  les  ma- 
tassins  de  Molière. 

Ce  promontoire  du  Songe  quelquefois  submerge  de  son  ombre  tout  un  génie, 
Apulée  jadis,  Hoffmann  de  nos  jours.  Il  empUt  une  œuvre  entière,  et  alors  cela  est 
redoutable,  c'est  l'Apocalypse.  Les  vertiges  habitent  cette  hauteur.  Elle  a  un  pré- 
cipice, la  folie.  Un  des  versants  est  farouche,  l'autre  est  radieux.  Sur  l'un  est  Jean 
de  Pathmos,  sur  l'autre  Rabelais.  Car  il  y  a  la  tragédie  rêve  et  il  y  a  la  comédie 
songe. 

Melpomène,  aux  sourcils  rapprochés,  a  beau  pleurer  et  rugir  sur  les  rois;  Thalie, 
grâce  autant  que  muse,  a  beau  bafouer  le  peuple;  elles  ont  beau,  l'une  et  l'autre, 
sembler  humaines  et  être  humaines;  la  clarté  du  surhumain  apparaît  dans  les  yeux 
stellaires  de  ces  deux  masques. 

De  là  dans  la  poésie  une  sorte  de  monde  à  part.  C'est  le  monde  qui  n'est  pas  et 
qui  est.  Niez  donc  la  réalité  de  Caliban.  Contestez  donc  l'existence  du  Petit  Poucet. 
Tâchez  donc,  à  moins  que  vous  ne  soyez  Boileau  en  personne,  le  vrai  Boileau, 
Nicolas,  fils  de  Gilles,  tâchez  donc  de  ne  pas  vous  intéresser  à  VHomme  sans  Omhre. 
Dites  à  Titania  :  Tu  n'es  pas!  Si  vous  lui  donnez  ce  soufflet,  elle  vous  le  rendra. 
Car  c'est  vous,  bourgeois,  qui  n'êtes  pas. 

Tout  songeur  a  en  lui  ce  monde  imaginaire.  Cette  cime  du  rêve  est  sous  le  crâne 
de  tout  poëte  comme  la  montagne  sous  le  ciel.  C'est  un  vague  royaume  plein  du 
mouvement  inexprimable  de  la  chimère.  Là  on  vit  de  la  vie  étrange  de  la  nuée. 
Il  y  a  dans  tout  de  l'errant  et  du  flottant.  La  forme  dénouée  ondule  mêlée  à  l'idée. 


RELIQUAT.  303 

L'âme  est  presque  chair,  le  corps  est  presque  esprit.  On  pousse  la  réalité  jusqu'à 
dire,  le  cas  échéant,  le  mot  de  Cambronne,  et  l'on  s'y  appelle  crûment  Bottom. 
Un  fantôme  crie  à  l'autre  :  «Tais-toi,  fils  de  putain!»  On  échange  les  répliques 
d'Antonio  et  du  Bosseman  dans  la  Tempête.  On  est  impalpable  au  point  de  fondre 
comme  Ariel  dans  le  parfum  d'une  fleur.  C'est  l'impossible  qui  se  dresse  et  qui 
dit  :  Présent.  L'être  commencé  homme  s'achève  abstraction.  Tout  à  l'heure  il  avait 
du  sang  dans  les  veines;  maintenant  il  a  de  la  lumière,  maintenant  il  a  de  la  nuit, 
maintenant  il  se  dissipe.  Saisissez-le,  essayez,  il  a  rejoint  le  nuage.  Du  réel  ronge 
et  disparaissant  sort  un  fantôme  comme  du  tison  une  fumée. 

Tel  est  ce  monde,  autant  lunaire  que  terrestre,  éclairé  d'un  crépuscule. 

Quant  à  la  quantité  de  comédie  qui  peut  se  mêler  au  rêve,  qui  ne  l'a  éprouvé.? 
on  rit  endormi. 

L'assoupissement  du  corps  est-il  un  réveil  des  facultés  inconnues,  et  nous  met-il 
en  relation  avec  les  êtres  doués  de  ces  facultés,  lesquels  ne  sont  point  perceptibles  à 
notre  organisme  quand  la  bête  le  complique,  c'est-à-dire  quand  nous  sommes 
debout,  allant  et  venant  en  pleine  vie  terrestre  .f*  Les  phénomènes  du  sommeil 
mettent-ils  la  partie  invisible  de  l'homme  en  communication  avec  la  partie  invisible 
de  la  nature.?  Dans  cet  état  les  êtres,  dits  intermédiaires,  dialoguent-ils  avec  nous? 
jouent-ils  avec  nous.?  jouent-ils  de  nous.?  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'aborder  ces  ques- 
tions, plus  scientifiques  que  ne  le  croit  l'ignorance  d'une  certaine  science.  Nous 
nous  bornons  à  dire  que  ceux  qui  observent  sur  eux-mêmes  la  surprenante  vie  du 
sommeil  font  beaucoup  de  remarques. 

Le  problème  de  la  chair  au  repos  a  de  tout  temps  sollicité  et  tourmenté  les  méta- 
physiciens sérieux.  L'assoupissement  a  des  parties  transparentes;  une  vague  étude 
est  possible  dans  ce  nuage,  et  la  fouille  du  sommeil  tente  les  chercheurs.  C'est  une 
sorte  de  pêche  aux  perles  dans  l'océan  inconnu.  Ce  qu'on  peut  extraire  du  sommeil 
étudié  préoccupait  particulièrement  un  grave  et  sagace  esprit  contemporain,  JoufFroy. 
Béranger,  son  ami,  riait  et  lui  disait  :  «Vous  voulez  saisir  l'insaisissable».  En  efiet, 
on  ne  peut  rien  fixer,  et  par  conséquent  rien  affirmer,  dans  ces  mirages  obscurs. 
Mais  de  certaines  apparences  persistantes  finissent  par  se  coordonner,  et  frappent,  à 
travers  la  brume  de  l'assoupissement,  l'attention  des  observateurs  du  sommeil.  Tout 
demeure  hypothèse,  mais  pourtant,  sans  perdre  absolument  leur  caractère  conjec- 
tural, quelques  faits  se  condensent.  Un  de  ces  faits  a  on  ne  sait  quoi  de  formidable; 
le  voici  :  il  existe  une  hilarité  des  ténèbres.  Un  rire  nocturne  flotte.  Il  y  a  des 
spectres  gais. 

«Le  Malin  est  dans  la  nuit»,  disait  la  crédulité  naïve  du  moyen-âge,  donnant  à 
ce  mot  «  malin  »  son  double  sens. 

L'art  s'empare  de  cette  gaîté  sépulcrale.  Toute  la  comédie  italienne  est  un  cau- 
chemar qui  éclate  de  rire.  Cassandre,  Trivelin,  Tartaglia,  Pantalon,  Scaramouche, 
sont  des  bêtes  vaguement  incorporées  à  des  hommes;  la  guitare  de  Sganarelle  est 
faite  du  même  bois  que  la  bière  du  Commandeur;  l'enfer  se  déguise  en  farce;  Poli- 
chinelle, c'est  le  vice  deux  fois  difforme,  peccatiim  bi-^bhosum,  comme  parle  le  bas 
latin  de   Glaber  Radulphus;  le  spectre  blanc  coud  des  manches  à  son  suaire,  et 


304  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

devient  Pierrot j  le  démon  écaillé,  à  face  noire,  devient  Arlequin;  l'âme,  c'est  Colom- 
bine. 

L'homme  danse  volontiers  la  danse  macabre,  et,  ce  qui  est  bizarre,  il  la  danse 
sans  le  savoir.  C'est  à  l'heure  où  il  est  le  plus  gai  qu'il  est  le  plus  funèbre.  Un  bal 
en  carnaval,  c'est  une  fête  aux  fantômes.  Le  domino  est  peu  distinct  du  linceul. 
Quoi  de  plus  lugubre  que  le  masque,  face  morte  promenée  dans  les  joies  !  L'homme 
rit  sous  cette  mort.  La  ronde  du  sabbat  semble  s'être  abattue  à  l'Opéra,  et  l'archet 
de  Musard  pourrait  être  fait  d'un  tibia.  Nul  choix  possible  entre  le  masque  et  la 
larve.  Stryga  vel  masca.  C'est  peut-être  Rigolboche,  c'est  peut-être  Canidie.  Des  bru- 
colaques  et  des  lycanthropes  se  perdraient  dans  cette  foule.  Ces  voiles  blancs  et  noirs 
traverseraient  un  cimetière  sans  le  troubler.  Un  débardeur  tutoie  peut-être  un  vam- 
pire. Qui  sait  si  cette  cohue  obscène  n'a  pas,  en  venant  ici,  laissé  derrière  elle  des 
fosses  vides.?  Il  n'est  pas  bien  sûr  que  ce  sergent  de  ville  qui  passe  ne  mène  pas  un 
squelette  au  poste.  Sont-ce  des  ivrognes .f'  Sont-ce  des  ombres?  Le  mardi-gras  descend 
de  la  Courtille,  à  moins  qu'il  ne  revienne  de  Josaphat. 

Ce  somnambulisme  est  humain.  Une  certaine  disposition  d'esprit,  momentané- 
ment ou  partiellement  déraisonnable,  n'est  point  un  fait  rare,  ni  chez  les  individus, 
ni  chez  les  nations.  Il  est  certain,  par  exemple,  que  tout  autocrate  est  dans  une 
situation  cérébrale  particulière.  Le  pouvoir  absolu  enivre  comme  le  génie,  mais  il  a 
cela  de  redoutable  qu'il  enivre  sans  contrepoids.  L'homme  de  génie  et  le  tjran  sont 
l'un  et  l'autre  pleins  d'un  démon;  ils  sont  tous  deux  souverains;  mais,  dans  l'homme 
de  génie,  la  raison  étant  égale  à  la  puissance,  l'esprit  reste  en  équilibre.  Dans  le 
tyran,  l'omnipotence  étant  habituellement  accompagnée  de  la  toute-bêtise,  et  d'ail- 
leurs purement  matérielle,  la  cervelle  misérable  bascule  à  chaque  instant.  Alors  vous 
avez  de  ces  spectacles-ci  :  Louis  XV  enseignant  le  catéchisme  aux  petites  fiUes  du 
Parc-aux-Cerfs. 

Souvent  l'état  de  rêve  gagne  les  hommes  graves,  les  savants,  les  théologiens,  les 
remueurs  d'in-folio.  Je  ne  sais  plus  quel  bonhomme  docte,  savantissime,  fort 
farouche  sur  toute  chose,  dont  parle  Claude  Binet,  racontait  ses  rendez- vous  d'amour 
avec  une  princesse  du  sang  royal  morte  depuis  cent  cinquante  ans.  David  Pareus, 
oracle  de  la  sapience  à  Heidelberg,  rêve  qu'un  chat  lui  égratigne  le  visage,  et  le 
mentionne  dans  son  journal  du  16  décembre  161 7,  avec  cette  note  :  Somnium  sine 
dtibio  omnino  sum.  Et  il  part  de  là  pour  dire  :  A.  quoi  bon  fortifier  Heidelberg  i?  Jurieu 
croyait  avoir  de  la  cavalerie  se  battant  dans  son  ventre.  Pomponace  était  devenu  chi- 
mérique au  point  de  ne  presque  plus  savoir  comment  on  s'y  prend  pour  dormir, 
boire,  manger  et  cracher;  il  disait  lui-même  de  lui-même  :  insomnis  et  insanm. 
Scioppius  n'était  évidemment  pas  sain  d'esprit  quand,  par  crainte  des  jésuites,  il 
prenait  un  faux  nez  à  chaque  livre  qu'il  écrivait,  s'appelant  successivement  Vargas, 
Sotelo,  Hay,  Krigsoeder,  Denius,  A  Fano  Sancti  Benedicti,  Junipère  d'Ancône, 
Grosippe  et  Grobinius. 

Les  institutions  graves  ne  sont  pas  plus  exemptes  d'insanités  que  les  hommes 
graves.  L'Eglise  damne  les  sauterelles.  On  conserve  dans  les  pouillés  de  la  cathédrale 
de  Laon  un  mandement  de  l'cvêque  de  1120  contre  les  charançons.  En  IJ16, l' officiai 


RELIQUAT.  305 

de  Troyes  rend  cet  arrêt  :  «Parties  ouïes.  Élisant  droit  sur  la  requeste  des  habi- 
tants de  Villenoxe,  admonestons  les  chenilles  de  se  retirer  dans  six  jours,  et,  à 
déÊiut  de  ce  faire,  les  déclarons  maudites  et  excommuniées.  »  Le  Parlement  de 
Paris,  faisant  pendre  une  truie  sorcière,  rêve  et  extravague.  La  Sorbonne,  faisant 
défense  et  inhibition  de  guérir  les  maladies  au  quinquina,  «  écorce  scélérate»,  est 
complètement  folle. 

Les  multitudes,  ainsi  que  nous  venons  de  l'indiquer,  ne  sont  point  exemptes  de 
ces  contagions.  Les  peuples,  même  libres,  ont  leurs  tics  comme  les  despotes  ont 
leurs  lubies.  Le  peuple  anglais,  en  masse,  copiant  le  nœud  de  cravate  de  Brummel, 
n'est-il  pas  en  état  de  rêve  tout  autant  que  Charles-Quint  montant  des  pendules  ou 
Domitien  décapitant  des  mouches  ? 

Est-il  un  rêve  plus  absurde  que  celui  d'Origène.?  Celui-là,  certes,  ne  semble  pas 
contagieux.  Il  l'est.  La  religion  des  eunuques  volontaires  existe.  Alle2  en  Russie, 
vous  l'j  trouverez.  Les  origénistes  s'appellent  Skop^i;  ils  sont  trente  mille;  et  en 
attendant  le  jour  où  le  feu  czar  Pierre  III,  leur  messie,  viendra  mettre  en  branle 
la  grosse  cloche  du  Kremlin  à  Moscou,  ils  se  mutilent  stoïquement,  somnambules 
au  point  de  n'être  plus  des  hommes. 

Une  science  tout  entière  peut  tomber  en  somnambuUsme.  La  médecine  est  parti- 
culièrement sujette  à  cet  accident.  Le  mojen-âge  a  été  pour  elle  une  longue  éclipse, 
et  l'on  pourrait  presque  dire  que  jusqu'au  dix-huitième  siècle  la  médecine  a  rêvé.  Le 
bol  d'Arménie,  la  thériaque,  l'électuaire  de  Sennert  contre  les  maladies  du  cœur, 
forgé  de  trente-deux  substances,  parmi  lesquelles  l'or,  le  corail,  l'ambre,  le  saphir, 
l'émeraude  et  la  perle,  la  fameuse  poudre  panacée  faite  avec  des  nombrils  de  singes 
du  golfe  Persique,  tous  ces  remèdes  semblent  des  cauchemars.  De  réalité,  point. 
On  damne,  de  par  la  Bible,  Harvej,  le  circulator  du  sang,  comme  Galilée,  le  circulator 
des  planètes.  L'hygiène  était  formidable.  En  une  seule  année,  Bouvart,  médecin  de 
Louis  XIII,  faisait  traverser  le  roi  par  deux  cent  quinze  médecines  et  deux  cent 
douze  cljstères.  Les  facultés  guerroyaient;  le  diagnostic  combattait  la  drogue;  saint- 
Côme  attaquait  saint-Luc  ;  les  médecins  se  déclaraient  homériques  et  les  apothicaires 
bibliques;  les  premiers  se  disaient  descendants  de  Machaon  et  de  Poladire,  et  les 
seconds  entendaient  remonter  jusqu'au  prophète  qui  inventa  pour  Ézéchias  le  cata- 
plasme de  figues  sèches;  Fleurant  prenait  pour  ancêtre  Isaïe.  Le  tournoi  médical  pour 
et  contre  l'antimoine  rendait  fous  furieux  Renaudot,  Guénaut,  et  Guy-Patin,  et 
Courtaud,  champion  de  Montpellier,  et  Guillemeau,  champion  de  Paris,  Cependant 
mourait  qui  voulait.  Les  malades  avaient  la  fièvre  et  les  médecins  le  déhre. 

Quelquefois  une  époque  est  maniaque.  La  Renaissance  a  donné  à  l'Europe  pen- 
dant trois  siècles  la  foUe  payenne.  Théagène  et  Chariclée  et  les  pastorales  de  Longus 
arborent  une  sorte  de  civilisation  mythologique,  galante  et  bergère.  La  Fontaine 
écrit  : 

Depuis  que  la  cour  d'Amathonte 
S'est  enfuie  à  Bois-le- Vicomte. . . 

Apollon  gardeur  de  moutons  était  le  type  auquel  le  cardinal  de  Richelieu  s'ef- 
forçait de  ressembler.  En  France,  il  y  avait  une  sorte  d'Olympe  gaulois.  Les  dieux 

PHILOSOPHIE.    —    II.  20 


306  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

rencontraient  les  druides  dans  les  oseraies  fleuries  du  Lignon.  On  poussait  la  bergerie 
jusqu'à  la  bergerade.  On  n'était  plus  en  France,  mais  en  Arcadie.  On  écrivait  le  Berger 
extravagant.  Ronsard,  épris  d'une  femme  de  la  cour,  changeait  Estrée  en  Astrée.  Les 
tritons  et  les  néréides,  Rubens  l'atteste,  débarquaient  Marie  de  Médicis  à  Marseille 
et  Mercure  assistait  à  son  sacre  dans  l'église  de  Saint-Denis.  "Wblfgang  Guillaume, 
duc  de  Neubourg,  avait  bâti  un  mont  Ida  dans  son  jardin,  s'y  accroupissait  sur  un 
aigle  empaillé  et  faisait  tirer  le  canon  pour  se  croire  Jupiter.  Louis  XIV  se  déguisait 
de  bonne  foi  en  soleil.  Le  maréchal  de  Saxe  à  Chambord  avait  un  régiment  de 
uhlans  exquis  et  fantasque j  habits  couleur  limace,  culottes  vertes,  bottes  hongroises, 
turbans  à  crinières,  piques  à  banderoles,  avec  une  compagnie  colonelle  de  nègres 
vêtus  de  blanc  sur  des  chevaux  blancs,  et  en  queue  une  batterie  de  longs  canons  de 
cuivre  dans  des  boîtes  de  sapin  sur  de  petits  chariots,  et  en  tête  une  musique  chinoise} 
le  comte  de  Saxe  passait  la  revue  de  ce  régiment  joujou,  en  grand  costume  de 
maréchal-général,  et  suivi  d'une  pleine  gondole  de  déesses  à  peu  près  nues,  Junons, 
Minerves,  Hébés,  Vénus,  Flores,  etc.,  qui  étaient  des  filles  entretenues  par  lui  dans 
son  château  des  Pipes,  près  Créteil,  et  dans  sa  petite  maison  de  la  rue  du  Battoir. 
Elisabeth  d'Angleterre,  avant  eux,  avait  eu  son  Parnasse  et  son  Olympe.  Cette 
pédante  était  digne  d'être  pajenne.  Elle  habillait  ses  femmes  en  dryades  et  ses  valets 
de  pied  en  satyres  j  à  Hampton-Court,  elle  faisait  danser  autour  d'elle  les  Jeux  et  les 
Ris,  qui  étaient  ses  pages.  Elle  ne  se  faisait  point  sacrer  par  Mercure,  n'étant  pas 
catholique  comme  Marie  de  Médicis,  mais  elle  ne  haïssait  pas  d'être  conduite  à  sa 
chambre  à  coucher  par  ce  dieu  orné  du  caducée  et  des  talonnières  d'ailes.  A  Norwich, 
un  beau  jour,  les  aldermen  lui  servirent  sur  un  plat  d'argent  un  Cupidon  qui  offrit 
une  flèche  d'or  aux  cinquante  ans  de  Sa  Majesté.  Leicester  lui  donna  une  fête  à 
Kenilworth.  Il  y  avait  un  étangs  occasion  de  mythologie.  Laneham  et  sir  Nicholas 
Lestrange  étaient  là,  et  le  racontent.  Arion  sur  le  dos  d'un  dauphin  et  Triton  ayant 
la  figure  d'une  sirène,  sortirent  des  roseaux  et  chantèrent  à  Elisabeth  des  vers  de 
Leicester.  Tout  à  coup,  Arion,  troublé  par  la  reine  ou  enroué  par  l'étang,  s'arrêta 
court,  déchira  son  habit  mythologique  et  cria  :  «Je  ne  suis  pas  Arion,  je  suis  l'hon- 
nête Henry  Goldingham.  »  Elisabeth,  déesse,  rit.  Elle  redevenait  réelle,  et  femme 
et  reine  pour  de  bon,  quand  il  s'agissait  de  couper  la  tête  à  Marie  Stuart,  plus 
belle  qu'elle. 

Un  écrivain  tellement  mystérieux  qu'il  est  presque  sinistre,  positif  cependant  et 
pratique  jusqu'à  l'horreur,  poussant  l'obéissance  à  la  réalité  jusqu'à  l'acceptation  du 
crime,  une  sorte  de  pontife  effrayant  du  fait  accompli,  Machiavel,  qui  le  croirait.? 
est,  ou  semble  être,  lui  aussi,  en  proie  au  rêve.  Les  lignes  qu'on  va  lire  sont 
de  lui  : 

«Je  ne  saurois  en  donner  la  raison,  mais  c'est  un  fait  attesté  par  toute  l'histoire 
ancienne  et  moderne  que  jamais  il  n'est  arrivé  de  grand  malheur  dans  une  ville  ou 
dans  une  province  qui  n'ait  été  prédit  par  quelques  devins  ou  annoncé  par  des  révé- 
lations, des  prodiges  ou  autres  signes  célestes.  Il  seroit  fort  à  désirer  que  la  cause  en 
fût  discutée  par  des  hommes  instruits  dans  les  choses  naturelles  et  surnaturelles, 
avantage  que  je  n'ai  point.  Il  peut  se  faire  que  notre  atmosphère  étant,  comme 
l'ont  cru  certains  philosophes,  habitée  par  une  foule  d'esprits  qui  prévoient  les  choses 


RELIQUAT.  307 

futures  par  les  lois  mêmes  de  leur  nature,  ces  intelligences,  qui  ont  pitié  des 
hommes,  les  avertissent  par  ces  sortes  de  signes,  afin  qu'ils  puissent  se  tenir  sur 
leurs  gardes.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  fait  est  certain,  et  toujours  après  ces  annonces 
on  voit  arriver  des  choses  nouvelles  et  extraordinaires.  »  (Machiavel,  Discours  sur 
Tite-hive,  i,  56.) 

Ainsi  le  machiavélisme  se  complique  de  la  foi  aux  présages.  Machiavel,  devin, 
eût  rencontré  sans  rire  Machiavel,  augure. 

Cette  tendance  de  l'homme  à  verser  dans  l'impossible  et  l'imaginaire  est  la  source 
du  Credo  quia  ahsurdum.  Elle  crée  dans  la  religion  l'idolâtrie  et  dans  la  poésie  la  chi- 
mère. L'idolâtrie  est  mauvaise.  La  chimère  peut  être  belle. 

Tout  un  art  complet,  la  musique,  admirable  en  Italie  et  plus  admirable  encore  en 
Allemagne,  appartient  au  rêve.  La  musique  est  belle  en  ItaUej  en  Allemagne,  elle 
est  sublime.  Cela  tient  à  ce  que  l'Italie  rêve  la  volupté  et  l'Allemagne  l'amour.  De 
là  le  sourire  de  Cimarosa  et  le  sanglot  immense  de  Gluck.  L'Allemagne  a  cette 
gloire  d'avoir  jusqu'ici  à  elle  seule  la  suprématie  absolue  d'un  art,  toutes  les  autres 
nations  étant  forcées  au  partage  des  autres  arts.  Le  grand  poëte  n'est  pas  grec,  car 
s'il  y  a  Eschyle,  il  y  a  Isaïe;  il  n'est  pas  hébreu,  car  s'il  y  a  Isaïe,  il  y  a  Juvénal;  il 
n'est  pas  latin,  car  s'il  y  a  Juvénal,  il  y  a  Dante;  il  n'est  pas  italien,  car  s'il  y  a 
Dante,  il  y  a  Shakespeare^  il  n'est  pas  anglais,  car  s'il  y  a  Shakespeare,  il  y  a  Cer- 
vantes; il  n'est  pas  espagnol,  car  s'il  y  a  Cervantes,  il  y  a  Molière;  il  n'est  pas 
français,  car  s'il  y  a  Molière,  il  y  a  tous  ceux  que  nous  venons  d'énumérer.  Le  grand 
musicien  est  allemand. 

Le  grand  allemand  moderne,  ce  n'est  pas  Gœthe,  ce  n'est  pas  même  Schiller, 
c'est  Beethoven. 

Nous  venons  de  nommer  Molière. 

Si  quelque  chose  pouvait  démontrer  la  puissance  du  rêve  dans  l'art,  ce  serait  de 
le  voir  envahir  Molière. 

Le  prophète,  le  jour  où  les  montagnes  se  mirent  à  sauter  comme  des  béliers, 
résista  à  l'e&rement  du  prodige  jusqu'à  l'instant  où  il  vit  le  mont  Ararat  lui-même 
entrer  en  danse.  Eh  bien,  Molière  aussi,  de  même  que  tous  les  autres  poètes,  entre 
en  rêve. 

Molière  est  Poquelin,  comme  Voltaire  est  Arouet;  Molière  est  le  produit  du  pilier 
des  Halles,  il  est  élève  de  Gassendi,  il  est  l'essayeur  d'une  traduction  de  Lucrèce, 
il  est  sceptique,  il  est  le  critique  perpétuel  de  son  propre  enthousiasme;  il  est  Alceste, 
mais  il  est  Philinte;  Molière  est  le  grand  raisonneur  qui,  heureusement,  n'a  pas, 
comme  Voltaire,  poussé  le  raisonnement  jusqu'au  point  où  le  raisonnement  fiiit  éva- 
nouir la  comédie;  Molière  est  homme  de  génie  valet  de  chambre  tapissier;  n'importe, 
ce  désillusionné,  ce  philosophe  qui  fait  le  ht  d'un  roi,  est,  à  ses  heures,  chimérique. 
«La  lune,  comme  dit  Othello,  vient  de  passer  trop  près  de  la  terre.»  C'est  Eut, 
Molière  est  atteint  comme  un  simple  Shakespeare.  Brusquement,  tout  à  coup, 
Molière  est  ivre.  Il  est  ivre  de  la  grande  ivresse  sombre  qui  pousse  la  tragédie  à 
l'abattoir  et  la  comédie  au  tréteau.  Abattoir  sublime;  tréteau  splendide.  MoHère, 

20. 


3o8  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

subitement  éperdu,  chancelle  du  trop  plein  de  la  coupe  divine,  et,  comme  Horace, 
il  dit  :  Ohée  !  Dicit  Horatim,  Ohé!  Ce  sage  devient  fou  ;  et  voilà  le  fantasque  qui 
arrive,  et  le  grotesque,  et  le  bouffon,  et  la  parodie,  et  la  caricature,  et  l'excentrique, 
et  l'excessif;  Boileau,  glacé  d'horreur,  «ne  reconnaît  plus»  Molière;  les  intermèdes 
font  irruption,  la  farce  fait  éclater  la  comédie;  la  bouche  du  mascaron  Thalie  s'ouvre 
jusqu'aux  oreilles  et  vomit  les  satyres  dansants,  les  sauvages  dansants,  les  cjclopes 
dansants,  les  furies  dansantes,  les  procureurs  dansants,  les  importuns  dansants,  les 
espagnols  chantants,  les  turcs  bâtonnants,  les  lutins  faisant  des  sauts  périlleux,  le 
muphti  et  les  dervis,  les  matamores  parlant  patois,  et  l'ours,  et  Moron  sur  l'arbre,  et 
Scapin  avec  son  sac,  et  Jupiter  dans  son  nuage,  et  Mercure  dans  Sosie,  et  Sbrigani, 
et  Pourceaugnac,  et  Diafoirus,  et  Desfonandrès;  le  bourgeois  gentilhomme  et  le 
malade  imaginaire  donnent  la  réplique  aux  révérences  ironiques,  Argan  se  coiffe 
d'un  pot  de  chambre  idéal,  le  latin  sorbonesque  fait  rage;  le  mamamouchi  bara- 
gouine, les  tiares  de  chandelles  s'allument,  les  seringues  tourbillonnent,  l'apothéose 
des  apothicaires  flamboie;  et  toute  cette  folie,  ô  Molière,  ajoute  à  ta  sagesse. 
Si  cela  arrive  à  Molière,  cela  arrivera  à  tous. 
Le  poëte  est  le  fils  de  la  muse;  il  en  est  aussi  l'enfant. 
Mais  cette  enfance  ressemble  à  celle  du  nazaréen  au  temple.  Elle  enseigne. 
Les  docteurs  l'écoutent;  elle  a  le  doigt  levé. 

Une  signification  sérieuse  et  forte  se  dégage  de  ces  lupercales  de  l'art.  C'est  le 
vice  accentué,  c'est  le  ridicule  barbouillé  de  lui-même,  c'est  la  lie  au  front  de 
l'ivrogne.  Le  laid  devient  grotesque.  La  grimace  souligne  la  figure.  C'est  la  physio- 
nomie poussée  au  noir.  Qui  n'était  que  poltron  est  lâche,  qui  n'était  que  pédant  est 
idiot,  qui  n'était  que  bête  est  sot,  qui  n'était  que  vil  est  abject.  Toute  une  philo- 
sophie sort  de  la  bouffonnerie.  C'est  le  défaut  marqué  par  l'excès.  Il  semble  que  la 
farce  délie  Molière.  Ses  cris  les  plus  hardis,  c'est  là  qu'il  les  jette;  ses  conseils  les  plus 
profonds,  c'est  là  peut-être  qu'il  les  donne.  Cela  n'empêche  pas  le  duc  de  Saint- 
Aignan  de  s'indigner  du  Bourgeois  gentilhomme  et  de  profiter  du  silence  du  roi  pour 
crier  :  «  Molière  baisse,  Molière  nj  eB  plus.  Balachon ,  Balaba ,  que  veut  dire  cela  ? 
Molière  eB  en  délire  !  » 

Soit  dit  en  passant,  le  duc  de  Saint-Aignan ,  si  difficile  en  fait  de  bon  sens,  était 
le  même,  qui,  en  1664,  aux  fêtes  de  \^rsaillcs,  maréchal  de  camp,  armé  à  la  grecque, 
coiffé  d'un  casque  à  plumes  incarnates  avec  dragon,  vêtu  d'une  cuirasse  de  toile 
d'argent  à  petites  écailles  d'or,  bas  de  soie  pareils,  représentait  Guidon  le  sauvage. 

Oui,  loin  d'être  un  défaut,  comme  le  croient  les  critiques  de  surface,  cette  quan- 
tité de  rêve  inhérente  au  poëte  est  un  don  suprême.  Il  faut  qu'il  y  ait  dans  le  poëte 
un  philosophe,  et  autre  chose.  Qui  n'a  pas  cette  quantité  céleste  de  songe  n'est  qu'un 
philosophe. 

Ce  quid  divinum,  \bltaire  l'a  eu  dans  ses  contes.  Là  seulement  il  est  poëte. 
Remarque  frappante,  dans  ses  contes  "Voltaire  rêve,  il  pense  d'autant  plus.  Il  sort  du 
réel  et  entre  dans  le  vrai.  Cette  gorgée  de  chimère  bue  par  sa  raison  la  transfigure, 
et  cette  raison  devient  divination.  Voltaire  dans  ses  contes  entrevoit  presque,  et  entre- 
voit avec  amour,  la  conclusion,  disons  plus,  la  catastrophe  finale  du  dix-huitième 


RELIQUAT.  309 

siècle,  catastrophe  qui,  historien,  l'épouvanterait.  Il  invente,  il  imagine,  il  se  laisse 
aller  aux  conjectures,  il  perd  piedj  il  s'envole.  Le  voilà  en  plein  azur  de  suppositions 
et  d'hypothèses.  La  pensée  étoilée  était  jusque-là  restée  fermée.  C'est  l'ouverture  de  la 
déesse.  Patuit  dea. 

Dans  toutes  les  autres  œuvres  de  ce  grand  Arouet,  l'inquiétude  du  maître  lui  tire 
la  manche,  la  nécessité  de  plaire  aux  puissances  crée  un  contre-courant  à  la  bonne 
volonté  j  Trajan  elf-il  content?  Cette  courbette  revient  sans  cesse.  Le  courtisan 
encombre  le  penseur.  Le  valet  déconseille  le  titan.  A  "Versailles,  il  est  gentilhomme 
ordinaire  ;  à  Potsdam ,  il  a  sa  clef  derrière  le  dos.  De  là  force  platitudes  en  présence 
du  fait.  La  sphère  imaginaire  rend  ses  coudées  franches  à  cet  esprit.  Candide  est 
sincère  j  Micromégas  prend  ses  aises.  Quand  d'une  enjambée  on  est  dans  Sirius,  on 
est  Hbre.  Voltaire  dans  l'histoire  est  à  peu  près  un  philosophe  ;  dans  le  conte,  c'est 
presque  un  apôtre. 

Poètes,  voici  la  loi  mystérieuse  :  Aller  au  delà. 

Laissez  les  sots  la  traduire  par  extravagare.  Allez  au  delà,  extra  vaguez,  soit,  comme 
Homère,  comme  Èzéchiel,  comme  Pindare,  comme  Salomon,  comme  Archiloque, 
comme  Horace,  comme  saint-Paul,  comme  saint-Jean,  comme  saint-Jérôme,  comme 
Tertullien,  comme  Pétrarque,  comme  Alighieri,  comme  Ossian,  comme  Cervantes, 
comme  Rabelais,  comme  Shakespeare,  comme  Milton,  comme  Mathurin  Régnier, 
comme  Agrippa  d'Aubigné,  comme  MoHère,  comme  Voltaire.  Extra  vaguez  avec 
ces  doctes,  extravaguez  avec  ces  justes,  extravaguez  avec  ces  sages.  ,^uos  vult  AUGEViE 
Juppiter  dementat. 

Ce  que  les  pédants  nomment  caprice,  les  imbéciles  déraison,  les  ignorants  hallu- 
cination, ce  qui  s'appelait  jadis  fureur  sacrée,  ce  qui  s'appelle  aujourd'hui,  selon 
que  c'est  l'un  ou  l'autre  versant  du  rêve,  mélancolie  ou  fentaisie,  cet  état  singulier 
de  l'esprit  qui,  persistant  chez  tous  les  poètes,  a  maintenu,  comme  des  réalités,  des 
abstractions  symboliques,  la  lyre,  la  muse,  le  trépied,  sans  cesse  invoquées  ou  évo- 
quées, cette  ouverture  étrange  aux  souffles  inconnus,  est  nécessaire  à  la  vie  profonde 
de  l'art.  L'art  respire  volontiers  l'air  irrespirable.  Supprimer  cela,  c'est  fermer  la 
communication  avec  l'infini.  La  pensée  du  poëte  doit  être  de  plain-pied  avec  l'ho- 
rizon extra-humain. 

Silène,  au  dire  d'Epicure,  était  un  sage  tellement  pensif  qu'il  semblait  éperdu.  Il 
s'abrutissait  d'infini.  Il  méditait  si  avant  dans  les  choses  qu'il  allait  hors  de  la  vie 
et  qu'on  l'eût  dit  pris  de  vin.  Ce  vin  était  la  rêverie  terrible. 

Le  poëte  complet  se  compose  de  ces  trois  visions  :  Humanité,  Nature,  Surnatu- 
ralisme. Pour  l'Humanité  et  la  Nature,  la  Vision  est  observation  j  pour  le  Surnatu- 
ralisme, la  Vision  est  intuition. 

Une  précaution  est  nécessaire  :  s'emplir  de  science  humaine.  Soyez  homme  avant 
tout  et  surtout.  Ne  craignez  pas  de  vous  surcharger  d'humanité.  Lestez  votre  raison 
de  réalité,  et  jetez-vous  à  la  mer  ensuite. 

La  mer,  c'est  l'inspiration. 

À  proprement  parler,  toute  la  haute  puissance  intellectuelle  vient  de  ce  souffle, 
l'inconnu.  Souffle  qui  est  une  volonté.  Fiat  nhi  vult.  Ce  sont  là  les  grands  effluves. 


3IO  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Les  divers  ordres  de  faits  qui  se  rattachent  à  l'inspiration  débordent  de  toutes  parts  la 
région  du  rêve  et  les  créations  de  la  poésie  imaginaire.  Ce  majestueux  phénomène 
psychique,  l'inspiration,  gouverne  l'art  tout  entier,  la  tragédie  comme  la  comédie,  la 
chanson  comme  l'ode,  le  psaume  comme  la  satire,  l'épopée  comme  le  drame.  Mais, 
pour  le  moment,  nous  ne  regardons  qu'un  détail  de  ce  vaste  ensemble. 

Donc  songez,  poètes 5  songez,  artistes;  songez,  philosophes;  penseurs,  soyez 
rêveurs.  Rêverie,  c'est  fécondation.  L'inhérence  du  rêve  à  l'homme  explique  tout  un 
côté  de  l'histoire  et  crée  tout  un  côté  de  l'art.  Platon  rêve  l'Atlantide,  Dante  le 
Paradis,  Milton  l'Eden,  Thomas  Morus  la  Cité  Utopia,  Campanella  la  Cité  du 
Soleil,  Hall  le  Mundus  Alter,  Cervantes  Barataria,  Fénelon  Salente. 

Seulement  n'oubliez  pas  ceci  :  il  faut  que  le  songeur  soit  plus  fort  que  le  songe. 
Autrement  danger.  Tout  rêve  est  une  lutte.  Le  possible  n'aborde  pas  le  réel  sans  on 
ne  sait  quelle  mystérieuse  colère.  Un  cerveau  peut  être  rongé  par  une  chimère. 

Qui  n'a  vu  dans  les  hautes  herbes  du  printemps  un  drame  horrible  ?  Le  hanneton 
de  mai,  pauvre  larve  informe,  a  volé,  voleté,  bourdonné;  il  a  Êiit  des  rencontres, 
il  s'est  heurté  aux  murs,  aux  arbres,  aux  hommes,  il  a  brouté  à  toutes  les  branches 
où  il  a  trouvé  de  la  verdure,  il  a  cogné  à  toutes  les  vitres  où  il  a  vu  de  la  lumière,  il 
n'a  pas  été  la  vie,  il  a  été  le  tâtonnement  essayant  de  vivre.  Un  beau  soir,  il  tombe, 
il  a  huit  jours,  il  est  centenaire.  Il  se  traînait  dans  l'air,  il  se  traîne  à  terre;  il  rampe 
épuisé  dans  les  touffes  et  dans  les  mousses,  les  cailloux  l'arrêtent,  un  grain  de  sable 
l'empêtre,  le  moindre  épillet  de  graminée  lui  fait  obstacle.  Tout  à  coup,  au  détour 
d'un  brin  d'herbe,  un  monstre  fond  sur  lui.  C'est  une  bête  qui  était  là  embusquée, 
un  nécrophore,  la  jardinière,  un  scarabée  splendide  et  agile,  vert,  pourpre,  flamme 
et  or,  une  pierrerie  armée  qui  court  et  qui  a  des  griffes.  C'est  un  insecte  de  guerre 
casqué,  cuirassé,  éperonné,  caparaçonné  :  le  chevalier  brigand  de  l'herbe.  Rien  n'est 
formidable  comme  de  le  voir  sortir  de  l'ombre,  brusque,  inattendu,  extraordinaire.  Il 
se  précipite  sur  ce  passant.  Ce  vieillard  n'a  plus  de  force,  ses  ailes  sont  mortes,  il  ne 
peut  échapper.  Alors  c'est  terrible.  Le  scarabée  féroce  lui  ouvre  le  ventre,  y  plonge  sa 
tête,  puis  son  corselet  de  cuivre,  fouille  et  creuse,  disparaît  plus  qu'à  mi-corps  dans  ce 
misérable  être,  et  le  dévore  sur  place,  vivant.  La  proie  s'agite,  se  débat,  s'efforce  avec 
désespoir,  s'accioche  aux  herbes,  tire,  tâche  de  fuir,  et  traîne  le  monstre  qui  la  mange. 

Ainsi  est  l'homme  pris  par  une  démence.  Il  y  a  des  songeurs  qui  sont  ce  pauvre 
insecte  qui  n'a  point  su  voler  et  qui  ne  peut  marcher;  le  rêve,  éblouissant  et  épou- 
vantable, se  jette  sur  eux  et  les  vide  et  les  dévore  et  les  détruit. 

La  rêverie  est  un  creusement.  Abandonner  la  surface,  soit  pour  monter,  soit  pour 
descendre,  est  toujours  une  aventure.  La  descente  surtout  est  un  acte  grave.  Pindare 
plane,  Lucrèce  plonge.  Lucrèce  est  le  plus  risqué.  L'asphyxie  est  plus  redoutable  que 
la  chute.  De  là  plus  d'inquiétude  parmi  les  lyriques  qui  creusent  le  moi  que  parmi  les 
lyriques  qui  sondent  le  ciel.  Le  moi,  c'est  là  la  spirale  vertigineuse.  Y  pénétrer  trop 
avant  effare  le  songeur.  Du  reste  toutes  les  régions  du  rêve  veulent  être  abordées 
avec  précaution. 

Ces  empiétements  sur  l'ombre  ne  sont  pas  sans  danger.  La  rêverie  a  ses  morts,  les 
fous.  On  rencontre  çà  et  là  dans  ces  obscurités  des  cadavres  d'intelligences.  Tasse, 


RELIQUAT.  311 

Pascal,  Swedenborg.  Ces  fouilleurs  de  l'âme  humaine  sont  des  mineurs  très  exposes. 
Des  sinistres  arrivent  dans  ces  profondeurs.  Il  y  a  des  coups  de  feu  grisou. 

Ce  promontoire  du  Songe,  dont  nous  montrons  l'ombre  projetée  sur  l'esprit 
humain,  l'Olympe  antique  l'avait  presque  hit  visible.  Dans  l'Olympe,  la  cime  du 
rêve  apparaît.  La  chimère  propre  à  la  pensée  de  l'homme  n'a  jamais  été  plastique  à  ce 
point.  Le  songe  mythologique  est  presque  palpable  par  la  détermination  de  la  forme. 

L'empreinte  laissée  par  l'Olympe  au  cerveau  humain  est  telle,  qu'aujourd'hui 
encore,  après  deux  mille  ans  d'empiétement  chrétien  sur  les  imaginations,  nous  avons, 
grâce  à  l'utile  éducation  classique  grecque  et  latine,  peu  d'effort  à  faire  pour  aperce- 
voir distinctement  au  fond  du  ciel  l'éternelle  montagne  ayant  à  son  sommet  la  fête 
de  la  toute-puissance.  Là  sourient  en  plein  azur  les  douze  passions  de  l'homme, 
déesses. 

Un  excès  de  fréquentation  de  la  mythologie  en  a  fait  la  surface  banale  j  toutefois, 
pour  peu  que  l'on  creuse,  le  grand  sens  énigmatique  se  révèle.  La  foule  s'amuse  tant 
de  la  fable  qu'il  n'y  a  plus  de  place  dans  son  attention  pour  le  mythe  ;  mais  ce 
mythe  multiple  n'en  est  pas  moins  une  puissante  création  de  la  sagacité  humaine, 
et  quiconque  a  médité  sur  l'unité  intime  des  religions  prendra  toujours  fort  au 
sérieux  ce  symbolisme  payen  auquel  ont  travaillé,  selon  le  compte  d'Hermodore 
dans  ses  Disciplines,  tous  les  mages  d'Asie  pendant  cinq  mille  ans,  et  plus  tard 
tous  les  penseurs  grecs  depuis  Eumolpe,  père  de  Musée,  jusqu'à  Posidonius,  maître 
de  Cicéron. 

Les  fictions  sont  des  couvertures  de  faits.  L'allégorie  extra  vague,  attentivement 
écoutée  par  la  logique.  La  mythologie,  insensée  et  délirante  en  apparence,  est  un 
récipient  de  réalité.  Histoire,  géographie,  géométrie,  mathématique,  nautique,  astro- 
nomie, physique,  morale,  tout  est  dans  ce  réservoir,  et  toute  cette  science  est  visible 
à  travers  l'eau  trouble  des  Éibles.  Rien  n'est  admirable,  je  dirais  presque,  rien  n'est 
pathétique ,  comme  de  voir  de  cette  Source  où  fume  et  bruit  le  bouillonnement  des 
rêves,  sortir  ces  deux  grands  courants  de  raison  humaine,  la  philosophie  ionienne, 
la  philosophie  italique  j  Thaïes  aboutissant  à  Théophraste,  Pythagore  aboutissant  à 
Épicure. 

Le  christianisme  est  plus  humain  dans  un  sens,  et  moins  dans  l'autre,  que  le 
paganisme.  Le  mérite  du  christianisme,  c'est  d'être  humain  du  bon  côté.  Le  paga- 
nisme ne  choisit  pas;  il  s'approprie  étroitement  à  l'humanité,  à  l'humanité  toute, 
et  telle  qu'elle  est.  C'est  là  la  qualité  et  le  défaut  du  symbolisme  payen.  Grattez  le 
dieu,  vous  trouvez  l'homme. 

Quoi  qu'il  en  soit,  pour  qui  étudie  curieusement  la  mythologie  polythéiste  dans 
les  poètes  et  les  philosophes,  il  y  a  la  sensation  d'une  découverte;  cette  chose  ijéputée 
banale  reprend  vie  et  fraîcheur  ;  l'approfondissement  la  renouvelle.  Le  sens  religieux 
est  partout  saisissant,  le  détail  légendaire  est  souvent  imprévu. 

Nous  avons  perdu  la  familiarité  de  ces  dieux-là.  Mais  on  peut  se  rendre  compte 
par  la  pensée  de  ce  qu'était  la  superposition  de  la  théogonie  payenne  à  la  civiUsation 
antique.  Une  lumière  étrange  tombait  de  l'Olympe  sur  l'homme,   sur  la  bête. 


312  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

sur  l'arbre,  sur  la  chose,  sur  la  vie,  sur  la  destinée.  Cette  apothéose  était  au-dessus 
de  toutes  les  têtes.  Elle  était  ravissante  et  inquiétante,  jetant  parfois  un  rayon  tra- 

Soyez  payen  et  tâchez  de  vivre  tranquille  j  impossible  j  l'ubiquité  divine  vous 
harcèle.  Elle  accable  le  panthéiste  par  l'immanence;  elle  obsède  le  polythéiste  par 
l'apparition  et  la  disparition.  Elle  se  masque,  se  démasque,  se  remasque;  c'est  une 
perpétuelle  poursuite  à  faire,  et  rien  n'est  troublant  comme  ce  va-et-vient  impertur- 
bable du  surnaturel  dans  la  nature.  Pour  le  payen.  Dieu  est  fourmillement.  Toute 
sa  religion  est  protée.  Le  payen  vit  haletant.  Qu^est  ceci  ?  c'est  une  prairie  ;  non ,  c'est 
une  napée.  Qu'est  ceci?  c'est  une  colline;  non,  c'est  une  oréade.  Qu'est  ceci?  c'est 
une  pierre;  non,  c'est  le  dieu  Lapis  qui  peut  vous  changer  en  tortue  ou  en  crapaud. 
Qu'est  ceci?  c'est  un  arbre;  non,  c'est  Priape.  Qu'est  ceci?  c'est  de  l'eau  ;  non,  c'est 
une  femme.  Prenez  garde  à  l'eau.  Elle  est  perfide  comme  \^nus.  L'océan  a  la  néréide 
et  l'étang  a  la  limniade.  Si  vous  naviguez,  Poséidon  vous  guette;  méfiez-vous  du 
Brise-Vaisseaux.  Egéon  est  sous  l'écume.  Redoutez  de  rencontrer  les  sept  îles  Vul- 
caines;  vous  ne  sortiriez  pas  de  leurs  détroits.  Vous  n'auriez  d'autre  ressource  que  de 
vous  couper  la  main  droite  pour  Mulciber  et  la  main  gauche  pour  Tardipes,  qui  sont 
le  même  dieu,  Vblcain.  Ce  boiteux  vous  veut  manchot.  Évitez  aussi  les  îles  Echi- 
nades;  c'est  là  que  Neptune  Ypéus  cache  les  filles  qu'il  enlève,  et  il  n'aime  point 
les  curieux.  Vous  devinerez  la  bonne  route  et,  chemin  faisant,  le  sens  des  présages 
qu'on  rencontre  si,  par  aventure,  vous  avez  dans  votre  équipage  un  matelot  telmes- 
sien,  car  à  Telmesse  tout  le  monde  naît  devin. 

Un  port  s'ouvre,  n'y  entrez  point,  la  tempête  vaut  mieux;  il  est  gardé  par  le 
dieu  Palémon  qui  tient  une  clef  dans  sa  main  droite.  Attention  :  je  crois  que  ce 
paquet  d'algues  à  vau-l'eau  est  un  Glaucus;  les  Glaucus  sont  trois,  et  fort  méchants. 
Faites  un  sacrifice  à  Elpis,  la  déesse  Espérance,  et  aux  Muses  couronnées  des  ailes 
hideuses  arrachées  aux  sirènes;  craignez  les  érynnides,  sœurs  aînées  des  euménides; 
et  le  soir  ne  vous  endormez  pas  dans  votre  hamac  fait  d'une  voile  sans  avoir  adoré 
les  sept  étoiles,  couronne  de  Clotho,  la  parque  qui  file,  moins  mauvaise  que  Lachesis 
qui  tourne  et  qu'Atropos  qui  coupe.  Tremblez  d'apercevoir  à  travers  la  brume  marine 
le  feu  de  Lyncée  sur  la  tour  de  Lyrcos  et  le  feu  d'Hypermnestre  sur  la  tour  de  Larissa. 
Ces  phares  sont  des  spectres.  Ne  touchez  pas  à  cette  outre;  elle  contient  peut-être 
un  géant.  Une  outre  crevée  donne  passage  à  un  ouragan.  Surtout  ne  confondez 
pas  Téthys  avec  Thétis,  vous  seriez  perdu.  Ne  vous  brouillez  pas  avec  l'aurore, 
mère  des  \^nts.  Tâchez  d'être  en  bons  termes  avec  Busiris,  dieu  des  pirates  et  roi 
d'Espagne.  Il  est  utile  aussi  quelquefois  d'invoquer  Eudémonia,  la  déesse  de  Lucul- 
lus.  Si  Démogorgon,  le  vieillard  du  centre  de  la  terre,  est  pris  d'un  accès  de  toux, 
cela  fera  sauter  les  flots  et  vous  pourrez  bien  naufrager.  Brûlez  de  la  rognure  d'ongles 
en  l'honneur  des  deux  sœurs  farouches  Pephredo  et  Enyo  qui  vinrent  au  monde 
avec  des  cheveux  blancs.  L'une  est  la  lame,  l'autre  est  la  houle.  Je  ne  parle  pas  des 
syrtes,  des  acrocéraunes,  des  écueils,  des  dogues  aboyant  sous  l'onde.  Autant  de 
vagues,  autant  de  gueules.  Chantez  un  hymne  à  Bonus  Eventus,  le  mari  de  l'Eau, 
et  à  Rubigus,  le  mari  de  Flore.  Bonus  Eventus  obtiendra  peut-être  de  l'Eau  qu'elle 
vous  lâche  et  Rubigus  obtiendra  de  Flore  qu'elle  vous  reçoive.  Flore  c'est  la  terre. 


RELIQUAT.  313 

Si  la  terre  est  de  bonne  humeur,  si  la  Nuit  ne  lui  a  pas  trop  durement  écrasé  sa 
torche  sur  la  tête,  si  vous  lui  faites  une  libation  avec  une  pleine  jarre  de  ces  bons  vins 
du  mont  Tmolus,  si  vous  êtes  assez  riche  pour  avoir  dans  votre  navire  une  statue  de 
Jupiter  et  une  statue  d'Esculape,  toutes  deux  en  or  et  en  ivoire,  et  celle  d'Esculape 
plus  petite  de  moitié  que  celle  de  Jupiter,  si  vous  êtes  dévot  à  la  Gorgone  et  prêt  à 
baiser  son  bras  de  chair  pour  éviter  sa  main  d'airain,  si  toute  votre  vie  vous  avez 
timidement  salué,  en  passant,  les  autels  dédiés  aux  dieux  d'en  haut  et  les  fosses 
dédiées  aux  dieux  d'en  bas,  si  enfin  vous  n'avez  jamais  insulté  les  junons  des 
femmes,  vous  avez  chance  de  débarquer.  Vous  êtes  à  terre. 

Bon.  Une  question  :  avez- vous,  en  abordant  le  rivage,  pensé  aux  six  couples  des 
dieux  Consentes?  Non?  je  vous  plains.  Le  mouchard  Ascalaphe  vous  aura  probable- 
ment dénoncé.  Cérès  sera  furieuse.  Elle  ameutera  les  Atlantes  contre  vous.  Attendez- 
vous  à  des  malheurs.  \bus  allez  entendre  bourdonner  à  vos  oreilles  Mellona,  la 
déesse  abeille.  C'est  fait.  Elle  vous  a  piqué.  Furoncle.  Ménédème  en  est  mort. 
Bubona,  la  déesse  bouvière,  vous  donnera  quelque  coup  de  corne.  Le  dieu  Domi- 
ducas  refusera  de  vous  ramener  chez  vous;  le  dieu  Jugatinus  vous  fera  cocu.  Tirez- 
vous  d'affeire  comme  vous  pourrez,  saluez  à  haute  voix  Ops,  Idea,  Berecjnthia, 
Dindjmène,  \esta  Prisca  et  \festa  Tellus,  oflFrez  de  la  marjolaine  et  un  voile  de 
pourpre  jaune  à  Hjmenéus,  battez  du  tambour  en  l'honneur  des  dix  Dactyles;  vous 
pouvez  être  un  peu  rassuré  maintenant.  Prenez  terre.  Ne  vous  asseyez  pas  sur  cette 
herbe;  elle  vous  ferait  poisson.  Vous  avez  une  captive  avec  vous,  alors  abstenez -vous 
de  ce  temple,  c'est  le  temple  de  Leucothoë;  il  est  fermé  aux  femmes  esclaves; 
abstenez-vous  aussi  de  celui-ci  et  passez  vite,  c'est  un  temple  Opertum,  les  hommes 
n'y  entrent  point.  Détournez-vous  de  ce  taillis,  il  est  sacré,  il  y  a  là  des  Ménades, 
vous  pourriez  être  mordu  par  leur  lynx.  Ayez  peur  de  ces  feuilles  où  il  y  a  de  la 
clarté,  c'est  le  corymbe  de  Dionée.  Tiens,  votre  cheval  rue  et  vous  renverse  à  terre, 
je  le  crois  bien,  et  c'est  tout  simple,  vous  avez  oublié  que  Neptune  s'appelle 
Hippius,  et  vous  n'avez  jeté  aucune  touffe  de  poil  dans  la  mer.  Que  cette  leçon 
vous  profite.  Pressez  la  mamelle  de  la  première  nourrice  que  vous  rencontrerez  et 
faites-en  tomber  une  goutte  de  lait  en  l'honneur  de  chaque  ville  où  il  est  né  un  dieu. 
Car  les  dieux  sont  d'un  pays.  Priape  est  de  Lampsaque,  Saron  est  de  Corinthe, 
Protée  est  de  Tentyris  en  Egypte;  vous  savez,  pour  peu  que  vous  ayez  lu  Pindare, 
que  Silène  est  de  Malée,  et,  pour  peu  que  vous  ayez  lu  Hérodote,  vous  n'ignorez 
pas  que  Neptune  est  libyen.  A  propos,  avant  de  partir  pour  ce  voyage,  avez-vous 
confié  votre  patrimoine  au  Jupiter  Horius  de  l'Hellade  et  au  Jupiter  Terminalis  du 
Latium?  c'est  que  vous  pourriez  bien  ne  plus  retrouver  votre  champ.  Mercure  a  si 
bien  volé  au  roi  Othréus  la  montagne  Phrygos  qu'on  n'a  jamais  pu  remettre  la  main 
dessus.  Il  y  avait  quatre  Anticyres;  il  n'y  en  a  plus  que  trois;  Mercure  en  a  dérobé 
une.  Et  la  conséquence  de  cela,  c'est  qu'on  ne  peut  plus  guérir  qu'une  folie  sur 
quatre.  C'est  Mercure  qui  a  escamoté  le  grand  chemin  qui  menait  à  Testudopolis , 
si  bien  qu'on  ne  retrouve  plus  cette  ville.  Marchez  avec  prudence.  Que  rencontrez- 
vous  là  ?  un  paysan  qui  fiime  sa  terre  et  un  paysan  qui  moud  son  blé.  Point.  Ce  sont 
deux  génies.  L'un  est  Pilumnus,  dieu  du  sillon,  et  l'autre  est  Picumnus,  dieu  de  la 
meule.  Tenez -vous  sur  vos  gardes,  la  déesse  Anna  Perenna  est  debout  derrière  ces 


314  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

pâtres  qui  purifient  leurs  troupeaux  avec  de  la  fumée  de  soufre.  Vénérez  ce  tas  de 
fumier,  c'est  peut-être  Saturne.  Saturne  se  nomme  Sterculius. 

\btre  chien  jappe  j  vous  voici  devant  votre  maison.  La  porte  est  fermée.  Avez- 
vous  la  clef.?  Espérons  que  la  gâche  et  le  pêne  n'ont  pas  été  brouillés  par  la  hargneuse 
cousine  d'Apollon,  Clathra,  la  déesse  serrurière  des  étrusques.  La  clef  joue,  la  porte 
tourne  :  entrez.  N'embrassez  personne,  courez  d'abord  au  pénate.  En  a-t-on  eu  bien 
soin.''  Il  faut  qu'il  soit  dans  un  coin,  mais  pas  dans  un  trou.  Il  aime  l'ombre,  mais 
abhorre  la  poussière.  Lui  a-t-on  bien  pendu  au  cou  la  buUa  du  petit  enfeint?  C'est  votre 
tuteur  domestique.  Sojez-lui  pieux  plus  qu'à  votre  père.  Il  y  a  pour  chaque  homme 
le  dieu  lare  dans  la  maison  et  le  dieu  mâne  dans  le  sépulcre.  Malheur  à  qui  néglige 
ces  deux  amis!  ils  deviennent  ennemis.  Craignez  les  Superi,  redoutez  les  Inferi. 
Ajez  présent  à  l'esprit  Pluton,  le  Riche  Triste  qui  pousse  et  qui  lave.  Dis,  Ades,  Orcus, 
Tebrmii;  quatre  noms  inquiétants.  Le  lieu  inférieur  est  entr' ouvert  sous  tous  les  pas 
de  l'homme.  Là  est  l'horreur.  Caron  signifie  Colère.  Il  y  a,  dans  cette  obscurité, 
l'Achéron,  c'est-à-dire  l'angoisse,  le  Cocjte,  c'est-à-dire  la  larme,  le  Styx,  c'est-à-dire 
le  silence,  le  Léthé,  c'est-à-dire  l'oubli.  Les  olympiens  sont  sévères.  Aristandre  de 
Telmesse  a  visité  l'enfer  et  y  a  vu  l'âme  d'Hésiode  liée  à  un  poteau  de  bronze  et 
grinçant  des  dents,  et  l'âme  d'Homère  pendue  à  un  arbre.  Homère  et  Hésiode  sont 
là  pour  avoir  dit  trop  de  choses  des  dieux.  Le  cinquième  des  septXénophons,  l'auteur 
du  Livre  des  Prodiges,  a  fait  aussi  la  visite  de  l'enferj  il  a  constaté  les  supplices 
infligés  aux  hommes  qui  n'ont  pas  rempli  le  devoir  viril  vis-à-vis  des  femmes,  et  ce 
récit  a  rendu  ce  philosophe  respectable  chez  les  Crotoniates. 

Maintenant  embrassez  votre  femme.  Informez-vous  si,  en  votre  absence,  elle  a 
bien  suivi  les  recommandations  du  pénate,  qui  sont  :  —  «Ne  nettoyez  pas  votre 
chaise  avec  de  l'huile.  —  N'ayez  point  d'image  gravée  sur  votre  anneau.  —  Ne 
vous  asseyez  pas  sur  le  boisseau.  —  Enfouissez  les  traces  de  la  marmite  dans  les 
cendres.  —  Ayez  toujours  vos  couvertures  pliées.  —  Gardez -vous  de  lâcher  de  l'eau 
le  visage  tourné  vers  le  soleil.  »  À  cette  heure,  saluez  votre  voisin;  il  faut  le  ména- 
ger, il  a  peut-être  un  lare  plus  puissant  que  le  vôtre.  Les  démons  attachés  à  chaque 
homme  sont  de  force  inégale;  le  génie  d'Antoine  craignait  celui  d'Auguste.  En 
parlant  à  ce  voisin,  efforcez-vous  de  pénétrer  sa  pensée,  et  invoquez  tout  bas  Momus, 
le  dieu  qui  tâche  de  faire  une  fenêtre  au  cœur  de  l'homme.  Faites  votre  promenade 
ensuite.  Ah!  les  hamadryades  sont  à  considérer.  Préoccupez- vous  de  Lucas,  dieu 
des  branchages;  c'est  une  personne  obscure  et  bizarre.  Les  bois  sont  aux  buveurs 
et  aux  voleurs;  n'y  allez  pas  sans  vous  recommander  à  la  nymphe  Nicéa,  amie  de 
Bacchus,  et  à  la  nymphe  Yptimé,  maîtresse  de  Mercure.  Qu^Yptimé  et  Nicéa  ne 
vous  fassent  pas  oublier  Calisto,  celle  de  Jupiter;  et,  quant  à  Echo,  ne  lui  parlez 
point  de  Pan,  vous  rendriez  jalouse  Pythis.  Ces  précautions  prises,  vous  pouvez 
vous  promener  dans  un  bois.  Surtout,  le  soir,  en  rentrant  chez  vous,  évitez  le 
marais  d'à  côté,  et  n'écoutez  pas  les  bavardages  des  roseaux  sur  le  roi  Midas.  Cet 
âne  est  dieu. 

Cet  à  peu-près  donne  quelque  idée  de  la  vie  fort  essoufflée  du  payen.  Le  poly- 
théisme, c'est  le  rêve  éveillé  poursuivant  l'homme. 


RELIQUAT.  315 

Croyait-on  donc  à  tout  cela?  Sans  nul  doute.  Onomacrite  fut  chassé  d'Athènes 
pour  avoir  été  surpris  comme  il  employait  les  incantations  de  Musée  à  tâcher  de 
faire  engloutir  par  la  mer  les  îles  voisines  de  Lemnos.  Il  se  réfugia  en  Perse,  et  se 
vengea  de  son  expulsion  en  déchaînant  Xercès  sur  la  Grèce.  De  là  l'attaque  de  l'Asie 
à  l'Europe. 

Ainsi  c'est  de  la  foi  aux  chimères  qu'est  venue  cette  vaste  catastrophe  où  la  civi- 
lisation grecque  a  failli  sombrer,  et  voyez  l'enchaînement,  sans  ce  traître  fou,  Ono- 
macrite, vous  n'auriez  pas  ce  héros,  Léonidas. 

Ah  !  ces  chimères ,  vous  n'y  croyez  pas  !  Savez-vous  qui  s'étonne  de  votre  étonne- 

ment.'*  c'est  Horace. 

Somnia,  terrores  magicos,  miracula,  sagas. 
Nocturnes  lémures,  portentaque  Thessala  rides  ? 

Et  Virgile  ajoute  :  Non  temnere  à'tvos. 

Les  grands  olympiens,  suppliés  à  propos,  venaient  volontiers  en  aide  aux  petits 
peuples  5  ces  forts  secouraient  ces  faibles  5  c'est  grâce  à  Belus- Apollon  que  les  éthio- 
piens battirent  Cambyse,  et  c'est  grâce  à  Mégalé,  qui  n'est  autre  que  Junon,  que  les 
massagètes  battirent  Cyrus. 

Toutefois  les  dieux  haïssent  d'être  importunés.  «Il  est  dangereux,  dit  Hérodote, 
de  souhaiter  beaucoup  de  choses.»  On  est  pour  ou  contre  ces  dieux,  mais  on  les 
affirme.  Personne  n'en  doute.  Eschyle  est  ennemi  de  Jupiter  par  dévotion  à  Saturne. 
Ce  même  Eschyle  ne  parle  pas  sans  anxiété  des  trois  Phorcydes,  lesquelles  n'ont 
qu'un  seul  œil  et  qu'une  seule  dent,  dont  elles  se  servent  l'une  après  l'autre.  Le 
magicien  Aceratos  épouvante  Alexandre  en  lui  of&ant  de  remplacer  Bucéphale  par 
Pégase,  cheval  qui  désarçonne  les  bellérophons,  et  qui  d'une  ruade  va  aux  astres, 
seule  écurie  digne  de  lui.  Tout  voyageur  prudent  qui  traverse  la*  Libye  se  botte  très 
haut  de  peur  des  serpents,  et  se  met  son  manteau  sur  la  tête  à  cause  des  gouttes  de 
sang  qui  tombent  de  la  tête  coupée  de  Méduse ,  laquelle  va  et  vient  dans  ce  ciel.  J)e 
terra  anguis,  de  cœlo  sanguis.  Euryloque,  ce  philosophe  si  colère  qu'il  poursuivait  son 
cuisinier  dans  la  rue,  une  broche  fumante  et  chargée  de  viandes  à  la  main,  cet  Eury- 
loque, tout  disciple  de  Pyrrhon  qu'il  était,  priait  le  Dieu  Orphée  Thesprote  de  venir 
tirer  les  verrous  de  sa  prison.  Pyrrhon  lui-même,  au  dire  de  Stobée  et  de  Sextus  Empi- 
ricus,  croyait  fort  à  tous  ces  dieux-là  5  il  était  grand-prêtre,  mais  cela  ne  prouve  rien. 

Apollodore  le  Calculateur  raconte  que  Pythagore  immola  une  hécatombe  le 
jour  où  il  découvrit  le  carré  de  l'hypoténuse.  Démocrite,  voyant  son  agonie  coïn- 
cider avec  des  jours  fériés,  se  faisait  approcher  un  pain  chaud  des  narines,  afin  de  ne 
pas  expirer  pendant  les  fêtes  de  Cérès.  Socrate  n'osait  pas  mourir  sans  sacrifier  un  coq 
à  Esculape. 

Toute  cette  chimère  est  pleine  de  contre-coups.  Il  faut  prendre  garde,  en  heurtant 
un  de  ces  dieux,  d'en  fâcher  plusieurs.  Il  y  a  des  parentés  dans  ce  cauchemar  ;  ces 
monstres  vivent  en  Emilie  dans  ces  ténèbres.  Les  gorgones  sont  tantes  de  Poly- 
phème  et  sœurs  du  serpent  des  Hespérides.  Et  que  de  sens  mystérieux  à  ces  allégo- 
ries! Ce  mot,  nymphe,  vient-il  du  grec  lymphe,  eau,  ou  du  phénicien  néthas,  âme.? 


3l6  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Le  mystère  est  contagieux.  On  s'y  englue,  on  s'y  enlise.  Qui  l'étudié  s'y  amalgame. 
Les  philosophes  en  viennent  à  participer  de  la  vie  mythologique.  Hercule  ordonne 
en  songe  aux  rois  de  Sparte  de  croire  Phérécyde.  Pythagore,  s'étant  un  jour  désha- 
billé par  hasard  devant  ses  trois  cents  disciples  qui  gouverruient  avec  lui  les  Italiotes, 
tous  voient  qu'il  a  une  cuisse  d'or.  Une  autre  fois,  comme  il  traverse  le  fleuve 
Nessus,  le  fleuve  l'appelle  à  haute  voix  par  son  nom  :  Pythagore!  Cratès  l'Ouvreur 
de  portes  met  un  doigt  sur  sa  bouche  chaque  fois  qu'il  aperçoit  un  trou  dans  la  terre, 
fût-ce  le  trou  d'un  ver,  et  à  qui  l'interroge,  il  dit  :  Ils  sont  là!  Pausanias,  en  sortant 
de  l'antre  de  Trophonius,  a  l'air  d'un  homme  ivre.  On  n'ose  pas,  seul  dans  un  lieu 
désert,  parler  à  voix  haute  de  peur  que  quelqu'un  ne  vous  réponde.  Toute  chose  est 
effrayante  à  cause  de  la  présence  possible  d'un  dieu.  L'horreur  panique  est  telle  qu'on 
prend  la  fuite  dans  les  bois. 

On  le  voit,  derrière  la  mythologie,  lieu  commun  des  rhétoriques  de  Demoustier 
et  de  Chompré,  il  y  en  a  une  autre,  à  peu  près  inédite.  Elle  est  çà  et  là,  dans 
Apulée,  dans  Strabon,  dans  Aulu-Gelle,  dans  Philostrate,  dans  Longus,  dans  Hésy- 
chius,  dans  le  Lexkon  Gracum  lliadis  et  Odjssea,  d'Apollonius  d'Alexandrie,  dans 
la  Théogonie  et  le  bouclier  X Hercule  d'Hésiode,  dans  Etienne  de  Byzance,  tout  mutilé 
qu'il  est,  même  dans  Suidas,  lu  d'une  certaine  façon,  enfin  dans  Lactance,  qui  en 
réfutant  le  paganisme  le  raconte,  l'explique  et  l'approfondit.  Nous  venons  de  soulever 
un  peu  ce  rideau  des  Êibles. 

Toute  cette  fantasmagorie  du  polythéisme,  étudiée  aux  origines  mêmes,  reprend 
sa  figure  réelle.  Ces  dieux  si  connus  et  si  usés  semblent  autres.  Ainsi,  c'est  dans 
Lactance  seulement  que  la  Circé  vulgaire  des  opéras  et  des  cantates  devient  cette 
étrange  magicienne  des  marins,  Marica,  femme  de  Faune.  Ainsi,  tout  le  monde 
connaît  les  Téleboes,  ces  peuples  qui  occupèrent  ce  guerroyeur  malavisé  d'Amphi- 
tryon pendant  que"  Jupiter  faisait  chez  lui  Hercule,  et  qui  plus  tard  colonisèrent 
Caprée  destinée  à  Tibère  j  mais  pour  avoir  quelque  idée  du  demi-dieu  Taphius,  qui 
donna  son  nom  à  leur  île  Taphos,  et  de  sa  mère  Hippothoë,  concubine  de  Neptune, 
il  faut  lire  le  scholiaste  d'Apollonius.  Ainsi,  la  hache  proverbiale  de  Ténédos  consa- 
crée dans  le  temple  de  Delphes  et  insigne  bizarre  d'Apollon,  ne  s'explique  que  dans 
Suidas  par  les  écrevisses  du  ruisseau  Asserina  dont  l'écaillé  était  en  fer  de  hache. 
Ainsi  encore,  si  l'on  poursuit  les  déesses  jusque  dans  les  A.lexipharmaques  de  Nicandre, 
une  Vénus  assez  inattendue  se  révèle.  Vénus,  là,  se  dispute  avec  le  lys  j  cette  querelle 
entre  deux  blancheurs  finit  mal,  et  c'est  Vénus  qui,  jalouse,  met  au  beau  milieu  du 
lys  ce  qu'on  y  voit  encore,  et  ce  que  Nicolas  Richelet  appelle  «la  vergogne  d'un 
âne».  IJ'trvam  asini.  Une  vague  esquisse  de  Titania  et  de  Bottom  semble  apparaître 
ici. 

L'Homme  a  besoin  du  rêve. 

À  la  chimère  antique  a  succédé  la  chimère  gothique. 

Coup  de  sifflet  du  machiniste  invisible.  Le  gigantesque  décor  de  l'impossible 
change.  Les  bandes  de  ciel  et  de  nuages  ne  sont  plus  les  mêmes.  On  tombe  d'un 
chimérique  dans  l'autre.  Les  têtes  ailées  qui  étaient  Cupidons  sont  chérubins. 


RELIQUAT.  317 

Il  y  a  toujours  à  l'horizon,  sur  la  terre  et  en  même  temps  hors  de  la  terre,  un 
montj  c'était  l'Oljmpe,  c'est  le  Golgotha.  L'allongement  d'une  immense  ombre 
de  montagne  sur  un  fond  mystérieux,  rien  n'est  plus  sinistre.  Comme  ce  sommet  est 
une  idée,  ce  n'est  pas  seulement  une  hauteur,  c'est  une  domination.  Les  sépulcres 
qui  sont  au  pied  du  mont  et  qui  ont  laissé  sortir  leurs  fantômes,  sont  restés  ouverts. 
Des  clartés  à  forme  humaine  errent.  Les  apparences  crépusculaires  abondent.  Les 
superstitions  prennent  corps.  La  diablerie  commence.  On  voit,  sur  les  premiers  plans, 
des  abbajes,  des  châteaux,  des  villes  aiguës,  des  collines  contrefaites,  des  rochers 
avec  anachorètes,  des  rivières  en  serpents,  des  prairies,  d'énormes  roses.-  La  mandra- 
gore semble  un  œil  éveillé.  Des  paons  font  la  roue  regardés  par  des  femmes  nues 
qui  sont  peut-être  des  âmes.  Le  cerf  qui  a  le  crucifix  entre  les  cornes  boit  dans  un 
lac,  à  l'écart.  L'ange  du  jugement  est  debout  sur  une  cime  avec  une  trompette.  Des 
vieilles  filent  devant  des  portes.  L'oiseau  bleu  perche  dans  les  arbres.  Le  paysage  est 
difforme  et  charmant.  On  entend  les  fleurs  chanter. 

Entrent  en  scène  les  psylles,  les  nages,  les  alungles,  les  démonocéphales,  les  dives, 
les  solipèdes,  les  aspioles,  les  monocles,  les  vampires,  les  hirudes,  les  diacogynes,  les 
stryges,  les  masques,  les  salamandres,  les  ungulèques,  les  serpentes,  les  garous, 
les  voultes,  les  troglodytes,  tout  le  peuple  hagard  des  noctambules,  les  uns  sautant 
sur  un  seul  pied,  les  autres  voyant  d'un  seul  œil,  les  autres,  hommes  à  sabot  de 
cheval,  les  autres,  couleuvres  autant  que  femmes  ;  et  les  phalles,  invoqués  des  vierges 
stériles,  et  les  tarasques  toutes  couvertes  de  conferves,  et  les  drées,  dents  grinçantes 
dans  une  phosphorescence.  La  Wili,  délicate,  fluide  et  féroce,  arrête  le  chevalier  qui 
passe,  et  lui  promet  «une  chemise  blanchie  avec  du  clair  de  lune».  Salomon  qui  a 
adoré  Chamos,  idole  des  Amorrhéens,  est  salué  par  Satebos,  dieu  cornu  des  Pata- 
gons.  Les  éwaïpoma  rôdent  j  ce  sont  des  hommes  qui  ont  la  tête  dans  la  poitrine  et 
les  yeux  sous  les  clavicules.  Au  fond,  dans  le  ciel  livide,  on  aperçoit  les  comètes. 

Qu'on  nous  permette  ce  mot  :  chimémme.  Il  pourrait  servir  de  nom  commun  à 
toutes  les  théogonies.  Les  diverses  théogonies  sont,  sans  exception,  idolâtrie  par  un 
coin  et  philosophie  par  l'autre.  Toute  leur  philosophie,  qui  contient  leur  vérité,  peut 
se  résumer  par  le  mot  Religion  j  et  toute  leur  idolâtrie,  qui  contient  leur  politique, 
peut  se  résumer  par  le  mot  Chimérisme. 

Cela  dit,  continuons. 

Dans  le  chimérisme  gothique,  l'homme  se  bestialise.  La  bête,  dont  il  se  rapproche, 
fait  un  pas  de  son  côtéj  elle  prend  quelque  chose  d'humain  qui  inquiète.  Ce  loup  est 
le  sire  Isengrin,  ce  hibou  est  le  docteur  Sapiens. 

La  tarentule  est  une  rencontre  lugubre.  Elle  abonde  sur  le  mont  Reventon.  Elle 
est  là  dans  son  repaire  caché  par  les  folles  avoines.  Elle  a  une  tourelle  sur  sa  forte- 
resse comme  un  baron,  une  tenture  de  soie  à  son  mur  comme  une  courtisane  et 
une  lueur  dans  la  prunelle  comme  un  tigre.  Elle  a  une  porte  qu'elle  ferme  avec 
un  verrou.  Le  soir,  elle  ouvre  sa  porte  et  attend,  tapie  au  premier  coude  de  sa  caverne 
tubulaire.  Malheur  à  qui  passe  !  Ceux  qu'elle  a  piqués  se  cherchent,  se  trouvent, 
se  prennent  par  la  main  et  se  mettent  à  danser  la  ronde  qui  ne  s'arrête  pas  j  les  pieds 
s'y  usent;  les  pieds  usés,  on  danse  sur  les  tibias;  les  tibias  s'usent,  on  danse  sur  les 
genoux;  les  genoux  s'usent,  on  danse  sur  les  fémurs;  les  fémurs  s'usent,  on  danse 


3i8 


WILLIAM    SHAKESPEARE. 


sur  le  torse  devenu  moignon  ;  le  torse  s'use,  et  les  danseurs  finissent  par  n'être  plus 
que  des  têtes  sautelant  et  se  tenant  par  les  mains,  avec  des  tronçons  de  côtes  autour 
du  cou  imitant  des  pattes,  et  l'on  dirait  d'énormes  tarentules  j  de  sorte  que  l'araignée 
les  a  faits  araignées. 

Cette  ronde  de  têtes  use  la  terre,  j  creuse  un  cercle  horrible  et  disparaît.  Dans  les 
Pyrénées,  ces  cercles  s'appellent  ouïes  {olla,  marmite).  Il  y  a  Foule  de  Héas.  Gavarnie 
est  une  ouïe. 

Dieu  ne  gagne  pas  grand' chose  à  la  fantasmagorie  gothique.  L'homme  ne  sera 
adulte  que  le  jour  où  son  cerveau  pourra  contenir  dans  sa  plénitude  et  dans  sa  simpli- 
cité la  notion  divine.  Le  Dieu  morcelé  de  l'antiquité  est  encore  le  seul  que  puisse 
comprendre  le  moyen-âge.  Le  Christ  a  fait  à  peine  diversion  au  fétichisme.  Un  paga- 
nisme chrétien  pullule  sur  l'Evangile.  La  défroque  olympique  est  utilisée.  Saint- 
Michel  prend  à  Apollon  sa  pique.  Python  est  baptisé  Satan.  La  troisième  vertu 
théologale,  la  Charité,  hérite  des  six  mamelles  de  Cybèle.  Je  soupçonne  l'honnête 
dieu  Bonus  Eventus  de  se  perpétuer  sournoisement  sous  le  nom  de  saint-Bonaven- 
ture.  La  providence,  jadis  éparpillée  en  lares  et  en  pénates,  s'émiette  de  nouveau,  et 
la  voilà  encore  une  fois  toute  petite.  Elle  est  fée  du  logis,  follet  de  l'alcôve,  grillon 
du  foyer.  Elle  descend  du  tonnerre  au  cri-cri.  Elle  se  fait  chat  de  la  maison,  et  elle 
guette  et  prend  sous  les  pieds  des  hommes  cette  espèce  de  souris,  les  diables.  Le 
paganisme  est  amoindri,  mais  persiste.  L'agape  devient  church-ale;  la  bacchanale 
devient  chienlit.  Le  dieu  est  tombé  démon,  le  faune  est  passé  lutin,  le  cyclope  est 
raccourci  gnome. 

Le  propre  de  la  superstition,  c'est  qu'elle  reprend  de  bouture.  L'idolâtrie  engendre 
l'idolâtrie  j  un  fétiche  se  greffe  sur  l'autre.  Le  fond  commun  de  l'erreur  humaine  ne 
se  laisse  point  épuiser  par  une  première  chimère.  Le  Jupiter  Capitolin  sert  deux  fois, 
une  première  fois  comme  Jupiter,  une  deuxième  fois  comme  saint-Pierre.  Allez  le 
voir,  il  est  encore  à  cette  heure  dans  la  grande  basilique  de  Michel-Ange  ;  les 
bonnes  femmes  catholiques  lui  ont  usé  son  orteil  d'airain  avec  des  baisers.  On  lui  a 
seulement  changé  sa  foudre  en  trousseau  de  clefs. 

J'étais  tout  enfant  quand  ma  mère,  visitant  Rome,  me  le  montra.  Un  grenadier 
de  l'armée  d'alors,  en  faction,  gardait  la  statue ^  armée  goguenarde  et  voltairienne 
celle-là,  et  qui  ne  gagnait  point  de  petites  batailles.  Je  demandai  en  voyant  l'homme 
de  bronze  assis  et  barbu  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça.?  —  C'est  un  saint,  répondit 
ma  mère.  —  No»,  dit  le  soldat,  ceB  Jupin-Jupter  Tremblement,  le  hon  Dieu  au  diable.)) 

La  disparition  de  réalité  n'est  pas  moindre  au  moyen-âge  que  dans  l'antiquité.  Le 
christianisme,  à  force  de  saints,  est  un  polythéisme.  Nulle  copie  pourtant  du  passé  j 
nulle  servilité  ;  à  peine  une  vague  ressemblance  çà  et  là.  Dans  ces  logarithmes  de 
l'imagination,  un  terme  de  plus  suffit  pour  tout  changer.  C'est  un  nouveau  monde 
inouï.  De  ces  mondes  inouïs,  il  y  en  a  autant  qu'il  y  a  de  sortes  de  crédulité  humaine. 
Aucun  ne  dépasse  la  légende  gothique.  En  haut  le  mirage,  en  bas  le  vertige.  Tous 
les  zigzags  de  la  bizarrerie  compliquent  pêle-mêle  l'horizon,  la  terre  où  il  faudrait  la 
mer,  la  mer  où  il  faudrait  la  terre.  C'est  la  géographie  du  cauchemar.  L'histoire  ne 
s'y  superpose  qu'en  se  déformant.  Londres  s'appelle  Troynevant.  Tamerlan  devient 
Tamburlaine.  Saint-Magloire  est  le  même  que  Saint-Malo  qui  est  le  même  que 


RELIQUAT.  319 

Saint-Maclou  qui  est  le  même  que  Mac-Clean  qui  est  le  même  que  Meg-Lin  qui  est 
le  même  que  Linus.  L'Angleterre  est  fille  d'Iule  petit-fils  d'Ascagne.  Il  j  a  un  lord 
Ucalégon  né  dans  ce  palais  de  Troie  qui,  brûlant  tout  près,  a  fait  hâter  le  pas  à  Énéc. 

Passent,  glissent,  flottent  et  chevauchent  des  êtres  indistincts  faits  de  la  substance 
du  songe,  un  peu  nuage,  un  peu  cœur,  Robin-Goodfellow,  la  dame  blanche,  la 
dame  noire  et  la  dame  rouge ,  Samo,  roi  des  vendes ,  "Will  o'the  Wisp  le  Hobby-Horse, 
Adonis  et  Amadis,  le  moine-bourru,  le  lord  de  Misrule,  Palmerin  d'Olive,  et  toutes 
ces  vierges-ljs,  et  toutes  ces  femmes-tuUpes,  Yolande,  Yseult,  Yanthe,  Griselidis, 
Viviane,  et  la  belle  Gljnire  pensant  au  duc  Cavreuse,  et  la  belle  Esclarmonde  pen- 
sant à  Huon  de  Guyenne,  et  la  belle  Maguelonne  pensant  à  Pierre  de  Provence,  et 
la  belle  Rajmonde  pensant  au  beau  Raymond,  et  la  belle  Marianne  pensant  à  je  ne 
sais  plus  qui.  Au  fond,  il  y  a  Gaudisse,  amiral  de  Babylone.  En  face  de  Gaudisse 
est  Galafre,  amiral  d'Anfalerncj  Ivoirin,  autre  amiral,  va  et  vient.  Tous  sarrasins. 

Sur  la  lisière  de  la  forêt  voisine,  l'écureuil,  menuisier  de  la  reine  Mab,  cause  avec 
le  ciron,  carrossier  des  fées.  Dans  le  ravin  chemine,  traîné  par  trente  jougs  de  bœufs, 
l'arbre  de  mai,  tout  chargé  de  fleurs,  monstrueux  panache  du  printemps.  La  fanfare 
du  cor  de  Huon  de  Bordeaux  s'entend  jusque  dans  le  royaume  des  génies,  non 
moins  puissante  que  la  trompe  de  Triton  qui  mettait  en  fuite  les  géants.  Sainte- 
îvlarthe  a  le  pied  sur  la  dragonne.  Le  loup  Urian  lait  des  siennes  à  Aix-la-Chapelle. 
La  fée  Vaucluse,  vêtue  d'eau  claire,  donne  des  distractions  à  saint-Trophime  bâtissant 
l'église  d'Arles.  Quatre  guerrières  combattent  l'idole  Borvo-Tomona  qui  a  donné 
son  nom  à  la  maison  de  Bourbon.  Sous  un  porche  de  houx,  on  entrevoit  la  Tête 
templière  qui,  tour  à  tour,  comme  ces  sources  alternativement  froides  et  chaudes, 
rend  des  oracles  et  crache  des  blasphèmes.  Le  fadet  crie  :  Ho  !  ho  !  Tronc-le-Nain 
rôde  autour  de  la  Table-ronde,  où  s'accoude  Isaïe-le-Triste,  fils  de  Tristan  et  d'Yseult. 
Le  Vice  dit  :  Je  me  nomme  Ambidexter. 

Deux  nuits  magiques,  la  Midsummer  et  la  Christmas,  flamboient  aux  deux 
extrémités  de  l'année.  Qui  veut  livrer  bataille  aux  esprits  n'a  qu'à  aller  ramasser, 
passé  minuit,  à  la  Midsummer,  la  graine  de  fougère  qui  rend  invisible.  Cette  graine 
sort  de  terre  à  l'heure  même  où  est  né  saint-Jean.  Toute  paysanne  qui  va  à  la  fontaine 
broyant  du  lupin  de  la  Noël  entre  ses  dents,  revient  avec  un  manteau  de  pierreries. 
Les  jeunes  filles  errent  dans  les  champs  arrachant  tous  les  plantains  qu'elles  ren- 
contrent afin  de  trouver  dans  la  racine  le  morceau  de  charbon  qui,  mis  le  soir  sous 
l'oreiller,  leur  fera  voir  en  rêve  le  futur  mari. 

Des  épées  fameuses,  Durandal,  Joyeuse,  Courtain,  Excalibar,  mêlent  à  tout  cela 
leur  cliquetis.  Le  duc  de  Guyenne  fait  son  entrée  à  Babylone.  Charlemagne  désire 
les  quatre  grosses  dents  machelières  de  l'amiral  Gaudisse.  Le  roi  d'Hyrcanie  donne  un 
souper  à  quelques  soudans  de  ses  amis.  Agraparde,  prince  et  géant  de  Nubie,  tâche 
d'efÊiroucher  les  anges  qui  apportent  la  maison  de  la  sainte- Vierge  à  Lorette.  Pendant 
ce  temps-là,  Astolphe  va  dans  la  lune. 

La  lune  elle-même,  telle  qu'elle  est,  et  si  étrange,  et  si  invraisemblable,  et  si 
inquiétante  qu'elle  a  troublé  bien  des  sages  depuis  Platon  jusqu'à  Fourier,  elle  ne 
leur  suflît  pas,  à  ces  visionnaires  de  la  vision  gothique.  La  lune  n'est  pas  seulement 
Diane,  elle  est  Titania.  Le  clair  de  lune  est  féerie.  Allez  à  jeun  sous  le  porche  d'une 


320  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

église,  au  clair  de  lune  de  la  Midsummer,  vous  verrez  les  esprits  de  ceux  qui  doivent 
mourir  dans  l'année  traverser  le  cimetière.  Les  disputes  nocturnes  des  démons  lunaires 
troublent  les  rêves  des  hommes  endormis. 

Tenez- vous  à  avoir  de  longues  oreilles  ?  frottez- vous  le  crâne  au  lever  de  la  lune 
avec  de  la  semence  d'ânon,  mm  semine  aselîi ,  et  vous  obtiendrez  le  succès  voulu,  vous 
aurez  une  tête  d'âne. 

La  lune,  pour  Chaucer,  c'est  «Cinthia  aux  pieds  noirs  et  aux  cornes  blanches». 
Tout  le  monde  sait  qu'on  voit  dans  la  lune  un  homme  suivi  d'un  chien  et  portant 
un  fagot.  Qui  ne  voit  pas  cet  homme  sera  changé  en  loup-garou.  Pourquoi.? 
C'est  que  cet  homme  est  Caïn.  Dante  ne  dit  pas  :  la  lune  décline  j  il  dit  :  {Etifet; 
chant  XK)  :  Déjà  Caïn  avec  son  fardeau  d'/pines  touche  la  mer  sous  Séville. 

Ce  sont  là  les  songes.  Vromontor'tum  somni't. 

Songes  debout.  Car,  insistons-j,  dormir  n'est  pas  une  formalité  nécessaire,  l^es 
heBions  qu'on  voit  pendant  le  sommeil,  pour  employer  l'expression  d'un  vieux  livre, 
l'homme  les  voit  volontiers  hors  du  sommeil.  Le  satyre  est  naturel  au  bois  payen  et 
le  farfadet  au  marais  chrétien.  Berbiguier  de  Terreneuve  du  Thym  passait  son  temps 
à  prendre  des  démons  entre  deux  brosses  qu'il  appliquait  l'une  contre  l'autre  brus- 
quement. 

Pas  un  échalier  fermant  un  champ  qui,  à  minuit,  ne  soit  enfourché  par  un  esprit. 
Le  sabbat  danse  en  rond  sous  les  étoiles  dans  les  vergers,  et  le  matin  les  vachères  se 
montrent  des  cheveux  de  corrigans  accrochés  aux  branches  basses  des  pommiers.  Le 
vent  du  crépuscule  ploie  et  courbe  dans  les  nénuphars  les  femmes  déhanchées  et  on- 
doyantes des  étangs.  Il  y  a  des  prés  fées  broutés  des  chèvres  le  jour  et  des  capricornes 
la  nuit.  Les  landes  et  les  bruyères  ne  sont  pas  bien  sûres  de  n'avoir  pas  vu  souvent, 
au  bruit  lointain  d'une  cloche  de  matines,  se  lever  et  marcher,  pour  aller  boire  aux 
sources  voisines,  ces  dolmens,  ces  menhirs,  ces  cromlechs,  blocs  monstrueux  où 
s'adosse  dès  l'aube  le  pâtre  pensif  qui  regarde  en  l'air,  comme  si  ses  idées  cherchaient 
des  vêtements  dans  les  casaques  décousues  des  nuages. 

Hélas,  le  moyen-âge  est  lugubre.  Ce  pauvre  paysan  féodal,  ne  lui  marchandez 
pas  son  rêve.  C'est  à  peu  près  tout  ce  qu'il  possède.  Son  champ  n'est  pas  à  lui,  son 
toit  n'est  pas  à  lui,  sa  vache  n'est  pas  à  lui,  sa  famille  n'est  pas  à  lui,  son  souffle  n'est 
pas  à  lui,  son  âme  n'est  pas  à  lui.  Le  seigneur  a  la  carcasse,  le  prêtre  a  l'âme.  Le 
serf  végète  entre  eux  deux,  une  moitié  dans  un  enfer,  une  moitié  dans  l'autre.  Il  a 
sous  ses  pieds  nus  la  fatalité  qui  pour  lui  s'appelle  la  glèbe.  Il  est  forcé  de  marcher 
dessus,  et  elle  s'attache  à  ses  talons,  tantôt  boue,  tantôt  cendre.  Il  est  terre  à  demi.  Il 
rampe,  traîne,  pousse,  porte,  geint,  obéit,  pleure.  Il  est  vêtu  d'une  loque  j  il  a  une 
corde  autour  des  reins  qui,  à  la  moindre  infraction,  lui  monte  au  couj  son  maître 
ne  le  rencontre  qu'à  coups  de  bâton;  ses  enfants  sont  des  petits,  sa  femme,  hideuse 
d'infortune,  est  à  peine  une  femelle;  il  vit  dans  le  dénûment,  dans  le  silence,  dans 
la  stagnation,  dans  la  fièvre,  dans  la  fétidité,  dans  l'abjection,  dans  le  fumier;  il  est, 
dans  son  bouge,  compagnon  d'intelligence  des  poules,  et  d'ordure,  du  porc;  il  est 
mouille  de  pluie  l'hiver  et  de  sueur  l'été;  il  fait  du  pain  blanc  et  mange  du  pain  noir; 


RELIQUAT.  321 

il  doit  aux  seigneurs  tout  ce  que  les  seigneurs  peuvent  vouloir,  le  respect,  la  corvée, 
la  dîme,  sa  femme.  Si  sa  femme  est  vieille  et  trop  horrible,  on  prend  sa  fille.  Tout 
arbre  est  gibet  possible.  11  a  plus  de  joug  sur  la  tête  que  le  bœuf;  s'il  cueille,  il  est 
maraudeur;  s'il  chasse,  il  est  braconnier;  s'il  respire,  il  est  hardi;  s'il  regarde,  il  est 
insolent;  s'il  parle,  estrapadez-moi  ce  coquin!  Il  a  chaud,  il  a  froid,  il  a  faim,  il  a 
peur.  Son  travail  est  le  matin  travail  et  le  soir  accablement.  Il  rentre  enfin  à  la  nuit 
tombée,  las,  triste,  humble,  et  il  se  couche.  Quel  est  son  lit.''  un  peu  de  paille. 
Quel  est  son  oreiller.?  une  bûche.  Une  bonne  bûche  ronde,  dit  Harrison,  A. good 
round  log.  Le  voilà  qui  dort,  ce  ver  de  terre.  C'est  bien  le  moins  qu'il  ait  la  visite  de 
l'infini. 

Quels  dômes  !  Quels  portiques  !  Quelles  colonnes  !  Que  d'étoiles  !  Ce  palais  de 
l'impossible,  les  hommes  voudront  toujours  l'habiter.  Il  est  splendide,  haut,  pro- 
fond, prodigieux,  magnifique,  colossal,  fragile.  Il  s'écroule  le  plus  souvent  avant 
qu'on  j  aborde,  quelquefois  à  l'instant  où  l'on  j  arrive  et  sur  celui  qui  entre,  quel- 
quefois après  qu'on  s'j  est  installé,  et  qu'on  j  a  vécu,  bu,  mangé,  ri,  fait  l'amour, 
et  qu'on  y  a  passé  plusieurs  nuits.  Ces  évanouissements  successifs  de  tous  les  songes 
ne  déconcertent  aucune  espérance.  Nous  vivons  de  questions  faites  au  monde  ima- 
ginaire. Notre  destinée  entière  est  une  réponse  attendue.  Tous  les  matins  chacun 
fait  son  paquet  de  rêveries  et  part  pour  la  Californie  des  songes.  Allez  donc  lui  dire  : 
Vous  rêvez  !  C'est  vous  qui  seriez  le  fou.  Tous  ont  foi,  personne  ne  doute. 

Qui  que  nous  soyons,  nous  sommes  les  aventuriers  de  notre  idée.  Nul  passant 
sur  cette  terre  qui  n'ait  sa  fantaisie,  son  caprice,  sa  passion,  sa  témérité,  son  enjeu, 
son  risque  pour  gloire,  vertu  ou  bénéfice,  son  ascension  ou  sa  descente,  sa  loterie 
intérieure.  Celui-là  fait  sa  fouille  obscure.  Celui-ci  bâtit  sa  bâtisse  secrète.  Tous 
suivent  une  piste.  Jamais  d'hésitation.  Confiance  absolue.  Rien  n'est  comparable  à 
l'aplomb  de  l'illusion.  Toutes  ces  vaines  ombres  humaines,  eux,  vous  et  moi,  nous 
tous,  tout  cela  chemine,  chaque  fantôme  portant  son  ambition  en  équilibre  sur  son 
front.  César  reconstruisant  la  rojauté  à  Rome,  Napoléon  échafaudant  le  système 
continental,  Alexandre  de  Russie  combinant  la  Sainte-AUiance,  ce  sont  des  Perrettes 
qui  ont  sur  la  tête  leur  pot  au  lait,  le  trône  du  monde.  L'histoire  en  ramasse  les 
morceaux  cassés,  ici  au  pied  de  la  statue  de  Pompée,  là  à  Sainte-Hélène,  là  à  Tagan- 
rog.  Ces  calculs  terrestres  avortent  à  cause  de  la  complication  inconnue.  Parfois  l'idée 
préméditée  n'éclôt  pas,  mais  autre  chose  naît,  meilleur  ou  pire.  Ce  Jules  César,  qui 
rêve  les  rois,  produit  les  empereurs  plus  énormes  que  les  rois.  On  couve  un  épervier, 
la  coque  du  songe  se  brise,  un  vautour  sort.  Parfois,  sur  deux  espérances  contraires, 
une  est  viable,  Annibal  rêve  Rome  anéantie,  Caton  rêve  Carthage  détruite  ;  duel 
sombre  de  deux  idées  dans  le  mystère;  le  rêve  romain  combat  le  rêve  punique,  et 
le  tue. 

L'homme  est  aux  petites-maisons  dans  les  chimères.  Chacun  fait  sa  campagne  de 
Russie,  Il  y  a  toujours  un  Rostopchine  inattendu,  Moscou  brûlera,  mon  pauvre 
garçon.  N'importe.  On  va  en  avant.  Bonaparte  ne  devine  pas  plus  Rostopchine  que 
César  n'a  deviné  Casca,  et  l'un  passe  le  Niémen  comme  l'autre  a  passé  le  Rubicon. 
Ayez  pitié  d'eux,  et  de  vous  aussi.  Vous  êtes  eux. 

PHILOSOPHIE.  —  II.  21 


IMi-DMEIIIE    HiTIOtUi!. 


322  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Le  bras  de  l'homme  croît  et  grandit  dans  le  rêve.  Une  chose  qu'on  n'a  jamais 
mesurée,  c'est  la  longueur  de  l'espérance.  Laquelle  des  deux  mains  est  la  plus  étrange 
à  voir  s'étendre,  et  laquelle  des  deux  chimères  est  la  plus  inouïe  :  l'empereur  du 
haut  de  son  trône  aux  Tuileries  saisissant  Moscou,  ou  Mallet  du  fond  d'une  prison 
saisissant  l'empereur  ? 

L'impraticable  appelle  l'inaccessible,  c'est  là  qu'on  veut  aller;  la  Yungfrau,  c'est 
l'épouse  qu'il  nous  faut;  le  fer  rouge,  c'est  là  qu'on  veut  mordre,  pour  peu  qu'on 
soit  Thrasjbule,  Jean  Huss  ou  Christophe  Colomb.  La  populace  des  songeurs  et 
des  ambitieux  se  contente  du  fruit  défendu.  Mais  la  morsure  au  fer  rouge,  quelle 
acre  volupté  pour  les  grands  cœurs  !  Uitam  impenàere  vero.  Il  j  a  d'ailleurs  des  récom- 
penses. On  cherchait  le  Cathaj,  on  trouve  l'Amérique.  Quant  aux  catastrophes, 
elles  plaisent.  On  envie  l'aérolithe.  D'où  tombes-tu,  morceau  de  l'inconnu .?  Qui  t'a 
formé  ?  Qui  t'a  brûlé .?  Quelle  rencontre  as-tu  faite  ?  Quel  est  ton  secret }  Où  allais-tu .? 
Tomber  de  là-haut,  quel  admirable  sort!  Tu  n'étais  qu'une  pierre,  tu  es  un  prodige. 
Etre  précipité  du  zénith,  c'est  la  gloire.  Les  chutes  du  ciel  mettent  en  appétit  les 
audaces,  Phaëton  est  un  encouragement,  et  si  Icare  n'existait  pas,  Pilate  des  Rosiers 
l'inventerait.  Regardez  les  grands  voyageurs.  De  quel  côté  se  dirigent-ils  le  plus 
volontiers?  Vers  l'Afrique.  L'Afrique,  quel  rêve  énorme!  Les  sources  du  Nil,  le  lac 
Nagaïn,  les  montagnes  de  la  Lune,  le  grand  désert,  Darfour,  Dahomey,  les  tigres, 
les  lions,  les  serpents,  les  mammons,  les  monstres,  le  squelette  de  Carthage  au  pre- 
mier plan,  le  fantôme  de  Tombouctou  au  fond.  Africa  Fortentosa.  Ce  songe  les 
attire  l'un  après  l'autre.  Tous  y  meurent,  et  tous  y  vont.  Aller  là  d'où  personne 
n'est  revenu,  quelle  tentation  et  quel  enthousiasme!  Ces  curiosités  d'abîmes  sont  un 
des  éléments  du  progrès.  Les  fiers  esprits  les  ont  toujours  eues.  La  prudence  décon- 
seille les  penseurs,  mais  ils  se  défient  de  la  quantité  de  lâcheté  qui  est  dans  la  pru- 
dence. Les  grecs  ont  beau  créer  une  Minerve  aptère  et  faire  dominer  Athènes  par  la 
sagesse  sans  ailes,  cela  n'empêche  pas  Socrate,  inattentif  au  bras  fatal  qui  lui  tend 
dans  l'ombre  la  ciguë,  de  rêver  le  Dieu  Inconnu. 

Rêves,  rêves,  rêves.  Les  uns  grands,  les  autres  chétifs.  L'habitation  du  songe 
est  une  faculté  de  l'homme.  L'empyrée,  l'élysée,  l'éden,  le  portique  ouvert  là-haut 
sur  les  profonds  astres  du  rêve,  les  statues  de  lumière  debout  sur  les  entablements 
d'azur,  le  surnaturel,  le  surhumain,  c'est  là  la  contemplation  préférée.  L'homme  est 
chez  lui  dans  les  nuées.  Il  trouve  tout  simple  d'aller  et  venir  dans  le  bleu  et  d'avoir 
des  constellations  sous  ses  pieds.  Il  décroche  tranquillement  et  manie  l'une  après 
l'autre  toutes  les  pourpres  de  l'idéal,  et  se  choisit  des  habits  dans  ce  vestiaire.  Etre  bas 
situé  n'ôte  rien  à  la  hardiesse  du  songe.  Peau  d'âne  veut  une  robe  de  soleil. 

Du  reste,  les  idéals  sont  divers.  L'idéal  peut  être  imbécile.  Il  y  a  des  êtres  pour 
rêver  un  paradis  de  soupe  au  lard,  \btre  idéal  n'est  autre  chose  que  votre  pro- 
portion. 

Non,  personne  n'est  hors  du  rêve.  De  là  son  immensité.  Qui  que  nous  soyons, 
nous  avons  ce  plafond  sur  notre  tête.  Ce  plafond  est  fait  de  tout,  de  chaume,  de 
plâtras,  de  marbre,  de  fumée,  de  ruine,  de  forêt,  d'étoiles.  C'est  à  travers  ce  pla- 
fond, le  songe,  que  nous  voyons  cette  réalité,  l'infini.  Selon  son  plus  ou  moins  de 
hauteur,  il  nous  fait  penser  le  bien  ou  le  mal.  Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  point 


RELIQUAT.  323 

de  fiitalité  ici;  sa  pression  sur  nous  dépend  de  nous,  car  c'est  nous  qui  le  faisons.  À 
âme  basse,  ciel  bas.  Comme  on  fait  son  rêve,  on  fait  sa  vie.  Notre  conscience  est 
l'architecte  de  notre  songe.  Le  grand  songe  s'appelle  devoir.  Il  est  aussi  la  grande 
vérité. 

Les  hommes,  presque  tous,  un  peu  pareils  au  bourgeois  Jourdain,  de  Molière, 
font  du  rêve  sans  le  savoir.  L'agent  de  change  ne  se  doute  guère  qu'il  est  un 
escompteur  de  songes.  Son  carnet  plein  de  chiflFres  est  un  enregistrement  de  fentas- 
magories;  prime-fin-report  est  grimoire  tout  comme  l'Etteilk;  le  grand  Albert  pour- 
rait être  coulissier,  et  les  femmes  qui  jouent  à  la  bourse  sont  les  mêmes  qui  tirent 
les  cartes.  Allez  le  soir  chez  elles;  leur  bordereau  reçu,  elles  font  une  réussite. 
Dépendre  de  la  nouvelle  du  jour,  attacher  sa  fortune  au  fil  du  télégraphe  électrique, 
se  faire  le  pantin  de  la  hausse  et  de  la  baisse,  c'est  être  en  plein  somnambulisme; 
pour  savoir  si  l'on  sera  opulent  ou  indigent  demain,  lire  le  Moniteur  ou  consulter  la 
dame  de  pique,  c'est  la  même  chose. 

Pas  de  vivant  qui  n'ait  son  compartiment  dans  le  casier  de  l'imaginaire.  Pas  de 
cervelle  qui  ne  puisse  être  étiquetée  d'un  songe;  celle-ci  ambition,  celle-ci  richesse, 
celle-ci  gloire,  celle-ci  jouissance,  celle-ci  vanité,  toutes  bonheur.  Le  bon  dîner 
indéfini  est  un  rêve  que  le  porte-monnaie  refuse  au  pauvre  et  l'estomac  au  riche. 
Vénus  à  jamais,  fait  mauvais  ménage  avec  la  colonne  vertébrale.  Les  méchantes  ailes 
de  Cupidon  sont  des  faiseuses  de  culs-de- jatte;  voyez  Henri  Heine.  Toutes  les  mains 
tendues,  aucun  lot  saisi. 

L'espérance  étant  conforme  à  l'intelligence,  la  forme  du  bonheur  rêvé,  varie. 
Pour  l'usurier,  c'est  une  bonne  balance  fausse  ;  pour  le  chasseur,  c'est  un  piège  à 
loups  bien  recouvert;  pour  le  jureur  de  serments,  c'est  un  auditeur  naïf  L'envieux 
habite  en  espérance  l'Eldorado  du  mal  d'autrui.  Et,  j'y  insiste,  de  réalisation,  peu  ou 
point.  Fussiez-vous  avoué  ou  notaire,  vous  ne  vous  déroberez  point  à  ceci  qui  est  la 
loi  :  les  jours  de  l'homme  sont  une  série  de  proies  lâchées  pour  l'ombre.  Les  religions, 
du  haut  de  leurs  chaires,  s'accusent,  les  unes  les  autres,  de  faux  paradis.  Tu  radotes, 
Brahma!  Tu  as  menti,  Mahomet!  Tu  escroques  les  âmes,  Luther!  Foule  de  cer- 
veaux, cohue  de  chimères. 

Le  philosophe  regarde  en  souriant  ces  songeurs,  tous  logés  dans  une  vision,  le 
joueur  dans  la  martingale,  l'avare  dans  des  piles  d'or  sans  fin,  le  soldat  dans  la  croix 
d'honneur,  la  vieille  fille  dans  un  mari,  le  thaumaturge  dans  le  miracle,  le  prêtre 
dans  la  tiare,  le  savant  dans  un  creuset,  l'ignorant  dans  la  superstition. 

Et  où  es-tu  toi-même,  philosophe?  dans  l'utopie. 

Il  y  a  l'utopie  subhme.  Mais  de  même  que  l'idéal  peut  être  bête,  l'utopie  peut 
être  mauvaise.  Le  rêve  à  reculons  existe.  On  peut  être  utopiste  en  arrière.  Vouloir 
que  l'avenir  vive  trop  tôt,  c'est  l'illusion  et  l'effort  des  grandes  âmes;  mais  donner 
à  l'ancien  monde  théocratique  et  féodal,  à  Jadis  déjà  avancé  et  odorant,  une  sorte 
de  vie  morte  qui  le  ramène  au  milieu  de  nous,  et  qui  nous  marie,  nous  le  présent, 
à  ce  cadavre,  nous  la  lumière,  à  cette  nuit,  c'est  aussi  là  une  tentative,  cela  est  extra- 
ordinaire et  vaut  la  peine  d'être  essayé,  et  il  y  a  des  rêveurs  pour  faire  ce  rêve. 
Quel  succès,  la  chute!   Quel  triomphe,  la  décadence!   Quel  bel  assassinat,  tuer  le 

21  m 


324  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

progrès!  Epaissir  le  bandeau  sur  la  "paupière  humaine,  masquer  le  point  du  jour, 
faire  marcher  l'homme  du  côté  des  talons,  bravo  !  J'ai  l'honneur  de  vous  présenter 
le  passé,  bouchez- vous  le  nez  si  vous  voulez,  mais  embrassez-le. 

L'utopie  de  Joseph  de  Maistre,  c'est  une  augmentation  d'échafaud.  L'utopie 
d'Attila,  c'est  le  feu  aux  quatre  coins  de  la  civilisation.  L'utopie  de  Malthus,  c'est  la 
dépopulation.  L'utopie  du  militarisme,  c'est  la  caserne.  L'utopie  du  communisme, 
c'est  le  couvent.  L'inquisition  est  un  vieux  tison  éteint  j  un  certain  catholicisme  litté- 
raire contemporain  souffle  dessus  pour  faire  reparaître  l'étincelle;  l'autodafé  est  son 
utopie,  et  ne  pouvant  hélas!  brûler  les  écrivains  et  les  penseurs,  ce  catholicisme  les 
insulte;  la  calomnie  est  un  san-benito;  provisoirement. 

Mais  vous  rêvez,  mes  bons  amis. 

Toute  tête  est  grelot;  seulement  selon  que  ce  qui  est  dedans  est  un  appétit  ou  une 
idée,  une  imposture  ou  un  progrès,  une  erreur  ou  une  vérité,  ce  qui  en  sort  est  son 
fêlé  ou  voix  divine. 

Puisqu'il  n'est  donné  à  qui  que  ce  soit  d'échapper  au  rêve,  acceptons-le.  Tâchons 
seulement  d'avoir  le  bon.  Les  hommes  haïssent,  brutalisent,  frappent,  mentent; 
regardez  la  première  civilisation  venue,  l'antique  comme  la  moderne,  regardez 
quelque  siècle  que  ce  soit,  le  vôtre  comme  les  autres,  vous  ne  voyez  qu'imposteurs, 
batailleurs,  conquérants,  brigands,  tueurs,  bourreaux,  méchants,  hypocrites;  tout 
cela  somnambule.  Laissez-leur  leurs  acharnements  et  leurs  assouvissements  dans  leur 
nuée  sanglante.  Laissez  aux  choses  violentes  et  aux  choses  aveugles  leur  inutile  furie 
d'ouragan.  Les  passions  de  l'homme  en  tempête,  quelle  pitié,  et  pour  quel  but!  Des 
simulacres  poursuivant  des  chimères!  Laissez-leur  leur  rêve,  à  ces  fantômes.  Vous, 
partagez  votre  pain  avec  les  petits  enfants,  regardez  si  personne  ne  va  pieds  nus 
autour  de  vous,  souriez  aux  mères  nourrices  sur  le  seuil  des  chaumières,  promenez- 
vous  sans  malveillance  dans  la  nature,  n'écrasez  point  sans  savoir  pourquoi  la  fleur 
de  l'herbe,  faites  grâce  aux  nids  d'oiseaux,  penchez-vous  de  loin  sur  les  peuples  et  de 
près  sur  les  pauvres.  Levez-vous  pour  le  travail,  couchez-vous  dans  la  prière, 
endormez-vous  du  côté  de  l'inconnu,  ayez  pour  oreiller  l'infini,  aimez,  croyez, 
espérez,  vivez,  soyez  comme  celui  qui  a  un  arrosoir  à  la  main,  seulement  que  votre 
arrosoir  soit  de  bonnes  œuvres  et  de  bonnes  paroles,  ne  vous  découragez  jamais, 
soyez  mage  et  soyez  père,  et  si  vous  avez  des  champs,  cultivez-les,  et  si  vous  avez 
des  fils,  élevez-les,  et  si  vous  avez  des  ennemis,  bénissez-les,  avec  cette  douce  auto- 
rité secrète  que  donne  à  l'âme  la  patiente  attente  des  aurores  éternelles. 

Voilà,  certes,  des  affirmations  risquées.  Aurores  éternelles!  Quelle  folie  d'écrire 
un  tel  mot!  Attendre  une  vie  future!  Où  sont  les  preuves?  où  puise-i-on  cette 
assurance.''  La  persistance  du  moi,  quel  mirage!  Foi  a  un  synonyme,  duperie. 
L'immortalité  est  une  marotte.  Et  là-dessus,  tout  le  groupe  sceptique  s'épanouit.  Je 
sais  de  bons  nihihstes  s'intitulant  formellement  athées,  feu  le  sénateur  Vieillard  était 
du  nombre,  lesquels  font  un  certain  cas  de  l'intelligence  du  catholique  et  du  clérical; 
il  est  visible  que  le  clérical  ne  croit  pas  un  mot  de  ce  qu'il  dit,  c'est  un  malin,  on 
l'estime.  Mais  un  philosophe  religieux,  un  pur  déiste,  celui-là,  il  n'y  a  pas  chance 
que  ce  soit  un  hypocrite;  que  gagne-t-il  à  ce  qu'il  croit,?  rien;  c'est  un  imbécile 


RELIQUAT.  325 

évident!  On  le  bafoue.  Moquerie  profonde,  et  de  haut.  On  possède  une  si  magni- 
fique certitude!  On  est  nanti  d'une  telle  science  et  d'une  telle  sagesse!  Ne  plus  être, 
c'est  un  si  bel  avenir!  Disparaître,  s'effacer,  se  dissoudre,  se  dissiper,  devenir  fumée, 
cendre,  ombre,  zéro,  n'avoir  jamais  été,  quel  bonheur!  quel  encouragement  à  être! 
C'est  une  si  douce  chose  d'espérer  Rien  !  Et  l'on  fait  cercle  autour  des  croyants  pour 
sourire.  Les  visionnaires  de  la  vie  sont  raillés  par  les  visionnaires  de  la  négation. 
Eh  bien,  soit,  moi.  aussi  j'ai  mon  rêve.  O  docteurs  sages,  permettez-moi  de  croire 
à  mon  néant  comme  homme  et  à  mon  éternité  comme  âme.  Je  sens  en  moi  l'im- 
mense atome. 

Nous  l'avons  dit,  l'homme  a  besoin  du  rêve. 

Le  rêve  est  pour  l'homme  une  évasion  hors  de  la  vie  réelle.  Evasion  redoutable, 
périlleux  bris  de  prison,  escalade  des  escarpements  de  l'impossible,  suspension  dans 
des  gouffres  à  des  échelles  flottantes,  chute  souvent  probable.  Cette  chute,  nous 
avons  dit  son  nom,  folie. 

Quand  l'homme  n'a  pas  de  songe  en  lui,  il  s'en  procure.  Le  thé,  le  café,  le  cigare, 
la  pipe,  le  narguilé,  le  brûle-parfums,  l'encensoir,  sont  des  procédés  de  rêverie. 

Dans  cette  somnolence  traversée  de  lueurs  que  le  turc  appelle  kief,  il  semble  qu'il 
y  ait  une  trêve  de  la  vie,  l'âme  et  le  corps  coexistent  dans  une  sorte  de  détachement 
harmonieux,  le  corps  presque  aussi  reposé  que  dans  la  tombe,  l'âme  presque  aussi 
libre  que  dans  la  mort.  La  fantasmagorie,  cette  berceuse,  caresse  et  effare  le  songeur. 
État  ravissant  et  funèbre.  Depuis  quatre  mille  ans,  prise  de  cette  demi-ivresse,  l'Asie 
chancelle,  ce  qui  fait  qu'elle  ne  marche  pas.  L'Arabie  a  le  haschich,  la  Chine  a 
l'opium.  Aujourd'hui,  dans  l'Occident,  on  livre  son  âme  au  tabac,  ce  sombre 
endormeur  de  la  civilisation  d'Europe.  Le  narcotique  est  l'auxiliaire  du  despotisme. 
Le  tyran  s'eflface  dans  le  songe.  Les  chimères  estompent  les  monstres.  Chose  triste 
quand  l'homme  en  vient  à  se  contenter  de  la  liberté  de  la  fumée  ! 

Cette  consolation-là  est  une  diminution.  Il  serait  temps  de  s'en  garantir.  Quoi 
qu'il  en  soit,  l'homme  rêve. 

La  nature  jadis  n'a-t-elle  pas  rêvé  aussi.?  Le  monde  ne  s'est-il  pas  ébauché  par  un 
songe?  N'y  a-t-il  pas  du  nuage  dans  le  premier  effort  de  la  création.?  Dans  le  masto- 
donte, dans  le  mammon,  dans  le  paléonthère,  dans  le  dénothère  géant,  dans  l'ichtyo- 
saurus,  dans  le  ptérodactyle,  n'y  a-t-il  pas  toute  l'incohérence  du  rêve?  La  matière  à 
l'état  de  cauchemar,  c'est  Béhémoth.  Le  chaos  fait  bête,  c'est  Léviathan.  Nier  ces 
êtres  est  difficile.  Les  ossements  de  ces  songes  sont  dans  nos  musées. 

Quelle  extravagance  que  la  fougère  de  cinq  cents  pieds  de  haut!  les  houillères  la 
constatent.  L'impossible  d'aujourd'hui  a  été  le  possible  d'autrefois.  Les  anthracites  et 
les  fossiles  témoignent.  Dans  quelle  proportion  le  fabuleux  a-t-il  existé?  Problème 
incommensurable.  L'oiseau  Rock,  n'est-ce  pas  l'épiornis?  Le  Kraken,  dans  le  grand, 
et  le  polype,  dans  le  petit,  n'est-ce  pas  l'hécatonchire?  L'ornithorinque  a  un  bec 
comme  l'oiseau,  des  écailles  comme  le  poisson,  quatre  pattes  comme  le  quadrupède; 
ajoutez-lui  des  ailes,  vous  avez  le  griffon.  Job,  tout  aussi  bien  qu'Homère,  parle  des 
sirènes.  Les  bons  démons  familiers  du  logis  sont  dans  l'Ancien  Testament;  Jacob 
emporte  ses  dieux  lares  que  la  Bible  nomme  Térathim.  Protée  n'a  pas  moins  existé 


326  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

que  Moïse,  puisqu'ils  ont  eu  une  querelle  ensemble.  Si  vous  croyez  à  Moïse,  il 
faut  croire  à  Protée.  Ils  se  sont  battus  à  coups  de  miracles  près  du  temple  d'Hermon- 
this  en  Egypte.  Personne  encore  n'a  dit  le  dernier  mot  sur  la  singulière  vitrine  des 
monstres  japonais  de  la  galerie  de  La  Haye.  La  science  rapide  sourit,  passe  outre, 
et  rend  cet  oracle  :  ce  sont  des  membres  hybrides  rapproche's  et  cousm;  mais  il  est  certain 
qu'il  y  a  là  un  achoppement  et  une  occasion  de  réflexion  pour  les  observateurs 
graves,  pour  ceux  qui  représentent  la  science  profonde,  et  que  Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  par  exemple,  était  fort  troublé  de  ces  spécimens.  On  l'a  entendu  murmurer 
devant  cette  vitrine  ^^\  ce  mot  :  Énigme.  On  a  raillé  Marco-Polo  pour  ses  hommes- 
tigres  et  LevaiUant  pour  ses  hommes  à  queue  j  Les  Niam-Niams  viennent  de  donner 
raison  à  LevaiUant,  et  les  gorilles  à  Marco-Polo.  Oui,  sans  que  cela  puisse  en  rien 
détruire  et  amoindrir  l'idée  de  perfection  attachée  aux  évolutions  successives  des  lois 
naturelles,  oui,  selon  notre  optique  humaine,  le  tâtonnement  terrible  du  rêve  est 
mêlé  au  commencement  des  choses,  la  création,  avant  de  prendre  son  équilibre,  a 
oscillé  de  l'informe  au  difforme,  elle  a  été  nuée,  elle  a  été  monstre,  et  aujourd'hui 
encore,  l'éléphant,  la  girafe,  le  kangourou,  le  rhinocéros,  l'hippopotame,  nous 
montrent,  fixée  et  vivante,  la  figure  de  ces  songes  qui  ont  traversé  l'immense  cer- 
veau inconnu. 

Tu  rêves  donc  aussi,  ô  Toi!  Pardonne-nous  nos  songes  alors '^l 


(1)  Devant  un  dessin  que  David  d'Angers  lune,  carte  que  Cassini  avait  fait  graver  €01692. 

lui  apporta.  {Note  du  manuscrit.)  Victor  Hugo  a  utilisé,  en  1863,  quelques  dé- 

(')  Après  le  dernier  feuillet  de  ce  chapitre  tails  donnés  par  l'article  qui  faisait  suite  à  la 

est  reliée  une  page  du  Magasin  pittoresque  du  carte    dans   le  Magasin  pittoresque.    (Note    de 

23  mars  1833,  reproduisant  une   carte   de    la  l'Éditeur.) 


RELIQUAT.  327 


LE   TYRAN. 


Il  existe  des  sceptiques  agréables  que  le  mot  tjran  fait  sourire. 

Est-on  certain  qu'il  j  ait  jamais  eu  des  tyrans?  s'écrient-ils. 

Le  tyran,  c'est  le  mastodonte,  cela  barbotait,  avant  le  déluge,  dans  la  première 
boue  qui  a  été  la  terre.  Busiris  est  fossile  comme  Béhémoth.  Affaire  de  musée. 
Pendez-moi  ces  gros  os  avec  une  étiquette  sous  une  voûte.  Le  tyran  veut  être  annote 
par  Cuvier.  Il  ne  peut  être  raconté  que  dans  un  in-quarto  orné  de  planches.  On  est 
de  l'académie  des  inscriptions  pour  savoir  ce  que  c'est.  Parlons  sérieusement.  Le  mot 
tyran  a-t-il  un  sens?  Tacite  est-il  bien  sûr  d'avoir  vu  Néron?  L'histoire,  et  la  philo- 
sophie, pire  que  l'histoire,  et  la  poésie,  pire  que  la  philosophie,  regardent  à  la  loupe 
les  trônes.  Juvénal  a  exagéré  Messalinej  Guichardin  a  grossi  Borgia.  Dans  tous  les 
cas,  s'il  y  a  eu  des  tyrans,  il  n'y  en  a  plus.  Tyrannie,  ces  trois  syllabes  font  du  bruit, 
mais  ne  s'appliquent  à  aucune  réalité.  Despotes,  despotisme,  que  signifient  ces  décla- 
mations? Où  sont  les  maîtres?  Où  sont  les  esclaves?  Nous  sommes  heureux  et  satis- 
faits. Tout  un  côté  des  philosophes  et  des  poètes  radote.  Silence  au  banc  des  songe- 
creux!  Les  trois  quarts  des  tragédies  rabâchent.  Contez  Barbe-bleue  à  d'autres.  Qui 
veut  trop  prouver  ne  prouve  rien.  Vos  Shakespeare,  avec  leurs  Richards  III  invrai- 
semblables, dépassent  le  but.  Rayez  ces  noms,  matière  à  amplifications.  Sortons  du 
passé.  Henri  VIII  est  fini  j  Macbeth  est  mort. 

Macbeth  est  vivant,  Henri  VIII  prospère,  l'ombre  de  l'épaule  de  Richard  III  se 
projette  dans  la  politique.  Tout  ce  passé  est  du  présent.  Dans  quel  paradis  croyez- 
vous  donc  être?  Dire  que  l'histoire  enfle  les  proportions,  et  excuser  l'hydre  sous  pré- 
texte qu'on  la  regarde  au  microscope  et  qu'au  fond  le  dragon  n'est  qu'un  acarus, 
cela  ne  suffit  pasj  il  faudrait  nous  retirer  de  devant  nous  ce  qui  est  sous  nos  regards; 
nos  yeux  ne  sont  que  des  yeux  et  voient  des  énormités.  Blanchir  Tibère  calomnié, 
disculper  l'ours  ou  Nicolas,  chercher  les  circonstances  atténuantes  du  tigre,  constater 

avec  indulgence  son  crâne  plat,  discuter  la  quantité  de  chair  restée  à  l'os  rongé  et 
nationalité 

de  liberté  laissée  à  un  peuple,  appeler  épée  le  coutelas,  substituer  césarisme  à  des- 
potisme, cela  est  faisable,  cela  peut  sembler  curieux  et  nouveau,  ce  pickle  peut  plaire 
aux  palais  blasés;  mais  après?  Le  fiiit  tyrannie  surnage,  le  mot  tyran  flamboie. 
Macbeth  et  Henri  VIII  et  Richard  III  sont  vivants,  vous  dis-je! 

Ou  bien  faites-nous  sourds  et  aveugles!  Que  se  passe-t-il  autour  de  nous? 
Est-ce  que  vous  n'entendez  pas  les  cris?  Des  faits!  On  n'a  qu'à  en  prendre  au 
hasard.  Chaque  empire  a  son  tas  d'horreurs  comme  chaque  borne  a  son  tas  d'or- 
dures. Ah!  vous  dites  :  faites-moi  le  plaisir  de  me  montrer  des  tyrans!  Eh  bien, 
regardez  ! 

En  1860,  pendant  qu'on  jugeait  en  France  l'infanticide  Lcgros,  Abdul  Medjid, 


328  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

le  plus  doux  de  sa  race  d'ailleurs,  faisait  étrangler  l'enÉint  de  sa  fille ^'),  son  petit-fils. 
Le  jeune  shah  de  Perse  actuel,  à  son  avènement,  en  entrant  dans  une  ville  qui  avait 
été  lente  à  le  reconnaître,  a  reçu  en  présent  sur  un  plat  d'or  trente  livres  pesant 
d'jeux  arrachés.  "Vbilà  pour  l'Asie  j  en  Afi-ique,  l'avènement  du  roi  de  Dahomey, 
l'an  1861,  a  eu  aussi  sa  fête;  on  a  égorgé  trois  mille  nègres  pour  feire,  selon  l'usage, 
un  petit  lac  de  sang  humain  où  le  nouveau  roi  pût  se  promener  en  nacelle.  En 
Amérique,  l'esclavage,  chancre,  dévore  la  face  d'une  république;  on  est  marchand 
d'hommes,  on  est  propriétaire  de  femmes;  voici  une  annonce  de  quatrième  page 
d'un  journal  que  je  copie  :  A.  vendre,  deux  porcs  gras,  quatre  places  dans  le  banc  N"  8^ 
côté^M  de  re'glise  de  paroisse,  un  nègre  charpentier  et  maçon,  une  négresse  de  quatorze  ans, 
un  petit  cheval  avec  une  charrette  à  ressorts  et  harnais.  S'adresser  che^  P.  Cudder,  rue  du 
Marché.  On  achète  une  jeune  fille  comme  une  jument;  on  met  à  l'encan  séparément 
la  mère  et  l'enfant;  on  adjuge  le  nourrisson  à  un  maître  et  la  mamelle  à  un  autre; 
ces  républicains  sont  des  citoyens  à  cachots  et  à  sérails,  dont  chacun  trouve  moyen 
d'être  dans  cent  toises  carrées  czar  et  sultan;  ils  mettent  sur  leur  coalition  de  tyran- 
nies cet  écriteau  :  Liberté.  Mais  quoi,  le  Dahomey,  la  Perse,  l'Amérique,  ah!  que 
n'allez-vous  en  Chine!  Vous  les  prenez  loin,  vos  exemples!  Soit.  Rapprochons-nous. 
En  Espagne,  la  couronne  catholique  envoie  aux  galères  pour  dix  ans  quiconque  lit 
la  Bible;  l'Autriche  applique  le  carcere  duro  à  ce  cri  :  Vive  Venise!  A  Naples,  avant 
que  Garibaldi  vînt,  il  y  avait  la  chaise  ardente;  à  Rome,  il  y  a  la  mordacchia.  Est-ce 
que  nous  n'avons  pas  en  Europe,  et  parmi  nos  contemporains,  quelqu'un  qui 
s'appelle  Haynau  et  quelqu'un  qui  s'appelle  GorstchakofF?  Ecoutez  ceci  :  Un  cortège 
passe  dans  une  rue,  une  foule  suit  un  corbillard,  dans  ce  corbillard  il  y  a  le  cadavre 
d'une  femme;  amis  et  parents  sont  vêtus  de  deuil,  le  silence  est  profond,  la  douleur 
est  profonde,  on  pleure  sur  une  famille;  la  femme  est  morte,  le  mari  est  exilé.  Les 
larmes,  quelle  audace!  Etre  en  noir,  quelle  rébellion!  C'est  outrager  le  maître  que  de 
sangloter  dans  une  affaire  où  il  y  a  de  l'exil.  Cette  bière  devait  s'en  aller  seule.  Que 
vient  faire  là  cette  foule?  On  ne  doit  pas  savoir  que  la  femme  est  morte,  puisque  le 
mari  est  proscrit.  L'ordre  est  troublé,  il  importe  de  le  rétablir.  Le  convoi  suit  sa 
marche,  fronts  baissés,  têtes  découvertes,  pas  un  cri,  pas  un  mot  :  des  prières  derrière 
un  linceul.  Tout  à  coup  d'une  rue  latérale  débouche  au  galop  un  régiment  de  cava- 
lerie le  sabre  au  fourreau,  et  le  fouet  à  la  main.  Cette  cohue  se  rue  sur  ce  deuil, 
hurle,  blasphème,  insulte,  piétine,  et  les  coups  de  fouet  pleuvent  sur  ceux  qui 
pleurent.  La  foule  joint  les  mains,  tombe  à  genoux,  fuit,  se  disperse,  et  dans  le 
tumulte  on  entend  quelque  chose  qui  rend  un  son  creux  ;  c'est  le  cercueil  sous  la 
fustigation  des  soldats  :  la  morte  a  sa  part  du  knout.  Où  cela  s'est- il  passé.?  en 
Pologne.  Dans  quelle  ville?  À  "Varsovie.  Qu'était-ce  que  ce  régiment?  des  cosaques. 
Le  nom  de  la  morte?  La  comtesse  Zamoïska.  L'année?  1862.  Le  mois?  Novembre. 
C'était  hier.  L'Autriche  fouette  les  femmes.  La  Russie  fouette  les  tombes.  Que  dites- 
vous  du  spécimen?  La  tyrannie  est-elle  un  rêve?  Le  tyran  existe-t-il,  oui  ou  non? 

^''  Modification  en  marge  :  était  fortement  prudence  conseillée  d'ailleurs  aux  califes  par 
soupçonné  de  faire  étrangler  l'enfant  de  sa  le  sage  historien  turc  Cantemir.  {Noie  du  ma- 
fiUc,  son   petit-fils  nouveau-né,    mesure    de         nitscrit.) 


RELIQUAT.  329 

Pensez- vous  que  la  Pologne,  ce  soit  assez  près?  Nous  pourrions,  si  vous  le 
souhaitiez,  nous  rapprocher  encore.  \bilà  où  en  est  l'humanité.  Ici  l'un  se  parjure, 
là  l'autre  pille,  là  l'autre  torture,  là  l'autre  exile  et  proscrit,  là  l'autre  canonne, 
bombarde,  fusille  et  mitraille,  là  l'autre  assassine,  là  l'autre  massacre.  Décidément, 
reprendre  un  peu  respiration  serait  nécessaire.  Est-ce  que  vous  ne  trouvez  pas  que 
le  moment  est  venu  d'en  finir  avec  les  monstres.? 

Chose  frappante,  les  tyrans  ne  craignent  pas  les  génies  de  leur  vivant.  Cela  tient 
à  ce  qu'ils  ne  les  voient  pas.  Les  tyrans  sont  des  petitesses,  les  génies  sont  des  énor- 
mités.  Or  le  phénomène  de  l'énormité  vis-à-vis  de  la  petitesse,  c'est  d'être  impercep- 
tible. Eveiller  la  conscience  d'un  tyran,  le  faire  reculer,  cela  est  moins  aisé  que  de  le 
mettre  à  jamais  au  carcan  dans  l'histoire  comme  a  fait  Tacite  pour  Tibère  ou  dans 
l'épopée  comme  a  fait  Dante  pour  Boniface  VIII.  Qui  peut  le  plus  ne  peut  pas  tou- 
jours le  moins.  On  eût  bien  étonné  Boniface  VIII  et  Tibère  si  on  leur  eût  dit  en 
leur  montrant  Dante  et  Tacite  :  prenez  garde!  Tout  à  l'heure  j'ai  fait  de  vains 
efforts  pour  effrayer  une  araignée  microscopique  tombée  je  ne  sais  d'où  sur  mon 
papier  et  courant  sous  le  bec  même  de  ma  plume.  Cet  atome  ne  me  percevait  pas. 
Mes  dimensions  échappaient  aux  siennes.  Je  pouvais  l'écraser,  non  l'avertir. 

Et  à  ce  propos,  ne  passons  pas  outre  sans  noter  un  curieux  reproche  récemment 
adressé  à  Tacite  et  à  Juvénal  par  un  nouveau  venu  de  la  critique  historique.  L'aver- 
tissement préalable  aux  tyrans  avant  de  les  flétrir,  cet  avertissement  difficile  pour  la 
raison  que  nous  venons  de  dire,  et  pour  d'autres  encore,  le  nouveau  venu  en  ques- 
tion l'exige.  Ce  chevalier  de  Messaline  et  de  Tibère  accuse  Juvénal  d'avoir  pris  en 
traître  toute  cette  Rome  des  Césars.  On  n'a  pas  le  droit  de  s'en  aller  en  laissant  aux 
siècles  de  telles  condamnations  à  exécuter.  Tacite  encourt  le  même  blâme.  Ce  poëte, 
Juvénal,  et  cet  historien.  Tacite,  sont  dans  leur  tort.  Ces  justiciers  sortent  brusque- 
ment du  nuage  derrière  les  maîtres  du  monde,  cela  n'est  pas  bien.  Ces  cochers  du 
char  des  foudres  auraient  dû  crier  gare  ^^\ 


L'âme  parfois  pèse  au  philosophe.  La  pensée  semble  une  lourde  obligation.  Voir 
l'homme,  faire  plus  que  le  voir,  le  regarder,  faire  plus  que  le  regarder,  l'observer, 
faire  plus  que  l'observer,  le  scruter,  faire  plus  que  le  scruter,  le  disséquer,  Êiire  plus 
que  le  disséquer,  l'analyser,  certes,  c'est  là  une  rude  aflEaire,  et  l'on  se  prend  à  envier 
les  êtres  inconscients,  mêlés  aux  puretés  éternelles  de  la  création.  On  trouverait  doux 
d'être  une  bête  brute  dans  les  bois.  Virgile  loue  Auguste,  c'est  peu,  mais  Lucain 
loue  Néron.  V)ltaire  est  banni,  non  pour  ses  hardiesses  bonnes  et  justes,  mais  pour 
une  bassesse  mal  hiic.  La  flatterie  mal  venue  fait  jeter  à  la  porte  le  flatteur.  Même 
plat  exil  d'Ovide.  Cromwell,  formidable,  signe  l'arrêt  de  mort  de  Charles  I",  puis 
de  la  même  plume,  bouffon,  barbouille  d'encre  la  moustache  d'Ireton.  Les  hbres 

^  ^''  Cet  alinéa  et  celui  qui  le  précède  sont  accolés  d'un  trait  au  crayon,  avec  la  mention  : 
A  mettre  ailleurs.  (Voir  description  du  manuscrit,  p.  397.)  [Note  de  l'Éditeur.'] 


330  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

hollandais  trouvent  moyen  de  gâter  la  mort  de  Guillaume  le  Taciturne  par  le 
supplice  de  Balthazar  Gérard.  Jurieu  est  jaloux  de  Bayle,  et  le  dénonce,  et  ce  pro- 
scrit tâche  de  proscrire.  Robespierre  tue  Danton.  Carrier  met  sur  la  république  la  tache 
que  Jeffryes  met  sur  la  royauté  et  qu'Innocent  III  met  sur  l'église.  Ceux  pour  qui 
l'on  travaille  haïssent  leurs  travailleurs  -,  les  écoliers  de  Cracovie  frappent  Socin  et 
les  écoliers  de  Paris  égorgent  Ramus.  Jean-Jacques  est  chassé  de  Suisse  à  coups  de 
pierres.  L'aréopage  est  hideux,  le  concile  est  atroce.  ^Eneas  Sylvius  qui  s'indignait 
de  la  condamnation  de  Socrate  et  s'écriait  :  cicuta  horrenda,  vote  pour  le  bûcher  de 
Jean  Huss.  Un  César  est  bon  par  hasard,  c'est  Pertinax,  on  se  dépêche  de  le  tuer,  et 
Didius  Julianus  fait  danser  le  mime  Pylade  dans  la  chambre  où  le  vieil  empereur 
vient  d'être  égorgé.  Dieu  ne  trouve  dans  Sodome  qu'un  honnête  homme,  cet 
honnête  homme  a  des  filles,  à  peine  sorti  de  la  ville  condamnée,  il  s'arrête  dans  la 
première  caverne  venue. 

Il  but. 
Il  devint  tendre. 
Et  puis  il  fut 

Son  gendre. 

Au  seizième  siècle,  un  connétable  de  France  renouvelle  quatre  fois  de  suite  avec 
ses  quatre  filles  l'aventure  de  Loth.  Jean  II  d'Angleterre,  trouvant  le  duc  de  Glo- 
cester  inutile,  lui  procure  une  apoplexie  au  moyen  d'un  matelas  appliqué  sur  la 
bouche.  Charles  II  d'Espagne,  roi  tellement  chaste  qu'il  est  impuissant,  brûle  avec 
une  tasse  de  chocolat  bouillant  la  gorge  d'une  jeune  fille  trop  décolletée.  Le  chapeau 
de  cardinal  d'Alberoni  sort  de  la  chaise  percée  du  duc  de  Vendôme.  Molière  fait  un 
lit  auguste  où  Bossuet  couche  Madame  de  Montespan.  Un  roi  de  France  de  quinze 
ans  à  qui  les  vieillards  de  la  grand'chambre  de  Paris  remettent  à  genoux  une  sup- 
plique, montre  du  doigt  la  supplique  à  un  Maurepas  quelconque,  et  dit  :  D/cbire^. 
À  tout  moment,  le  rouge  monte  au  visage  et  les  qualificatifs  manquent  devant  ces 
vieux  parlementaires  de  la  Tournelle,  si  féroces  au-dessous  d'eux,  si  serviles  au-dessus. 
Plats  ventres  de  tigres.  Chaque  statue  creuse  du  quemadero  de  Séville  brûle  soixante 
personnes  à  la  fois,  et  il  y  a  quatre  statues,  Saint-Luc,  Saint-Marc,  Saint- Jean,  Saint- 
Matthieu,  ce  brùlement  étant  une  fonction  d'évangéliste.  La  mère  d'un  roi  de  France, 
Louise  de  Savoie,  fait  voler  au  trésorier  Semblançay  les  quittances  de  l'argent  que 
Semblançay  lui  a  payé,  puis  nie  l'argent  reçu,  et  Semblançay  est  pendu.  Un  des 
juges  de  Semblançay,  Gentil,  était  le  voleur  des  quittances.  "Vbici,  au  dix-septième 
siècle,  comment  s'équipe  le  roi  des  Espagnes  et  des  Indes,  majesté  catholique,  quand 
il  lui  prend  fantaisie  d'aller  la  nuit  chez  sa  femme  :  il  se  lève,  chausse  ses  pantoufles, 
agrafe  par-dessus  sa  chemise  son  manteau  court  d'Alcantara,  avec  plaque,  prend  son 
bouclier,  dit  broquel,  à  son  bras  gauche,  saisit  de  la  main  gauche  une  lanterne, 
passe  à  son  bras  droit  une  chaîne  d'or  à  laquelle  pend  un  pot  de  chambre,  empoigne 
de  la  main  droite  son  épée  nue,  et  se  met  en  marche.  Monsieur,  frère  de  Louis  XIV, 
se  contente  des  attouchements  d'un  chapelet.  Quand  Louis  XIV  marche  en  cérémo- 
nie, c'est  toujours  en  dansant,  avec  quatre  violons  en  tête  marquant  la  cadence,  et 
toute  la  cour  derrière  répétant  la  danse  du  roi.  La  Montchevreuil  dit  en  parlant  du 


RELIQUAT.  331 

même  Louis  XIV  :  comme  le  roi  est  ignorant,  on  est  forcé  de  tourner  les  savants 
en  ridicule.  Christine  de  Suède,  étant  laide,  mais  blanche,  reçoit  les  ambassadeurs 
toute  nue  sur  un  lit  de  velours  noir.  La  même  Christine  fait  poignarder  sous  ses 
yeux  Monaldeschi  à  Fontainebleau,  ses  bonnes  raisons  sont  publiquement  déduites, 
elle  peut  tuer  un  homme  où  et  quand  bon  lui  semble,  étant  reine  partout,  et  ce  droit 
des  rois  à  l'assassinat,  c'est  Leibnitz  qui  l'établit.  Un  Frédéric  de  Prusse,  grand  plus 
tard,  commence  par  être  jeune  et  a  une  maîtresse;  le  père-roi,  indigné,  prend  la  jeune 
fille  et  la  passe  au  bourreau,  le  bourreau  la  promène  dans  les  rues  de  Berlin;  à 
chaque  carrefour,  le  bourreau  s'arrête,  met  la  tête  de  la  jeune  fille  entre  ses  jambes, 
lui  relève  la  jupe,  et  la  fouette  du  plat  de  la  main  ;  puis  il  la  traîne  ailleurs  et 
recommence.  Cela  dure  tout  un  jour.  Catherine  de  Médicis  fait  servir  à  table 
Charles  IX  par  ses  filles  d'honneur  en  jaquettes  laissant  voir  le  genou,  puis  de  son 
fils  énervé  par  l'orgie  elle  fait  le  meurtrier  du  peuple.  Charles  II,  roi  d'Angleterre, 
reçoit  une  pension  du  roi  de  France,  et  Louis  XV,  roi  de  France,  reçoit  un  subside 
du  roi  d'Angleterre.  Au  bal  de  l'Opéra,  le  prince  de  Conti,  bossu,  s'amuse  à  écraser 
à  coups  de  chiquenaudes  le  nez  d'une  petite  fille  de  quatorze  ans,  sous  les  yeux  de  la 
mère,  personne  n'osant  rien  dire,  vu  que  c'est  un  prince.  On  a  jeté  au  vent  la 
cendre  de  Savonarole,  et  il  y  a  devant  le  maître-autel  de  l'Escurial  une  balustrade 
de  marbre  autour  de  la  dalle  où  est  mort  Philippe  II.  Le  meilleur  des  empereurs  de 
Russie,  Alexandre  I""",  fait  semblant  de  ne  pas  voir  qu'on  a  tué  son  père. 

Et  ces  extraits  que  chacun  peut  faire  de  sa  propre  mémoire  n'ont  aucune  raison  de 
finir,  et  continueraient  autant  qu'on  voudrait.  Et  en  regard  de  ce  passé  mettez  le 
présent.  Quelle  angoisse  de  voir  toutes  ces  angoisses  !  Le  contemplateur  est  le  patient 
du  supplice  de  tous.  L'esclavage  fait  battre  deux  républiques.  En  Suède,  bannisse- 
ment et  confiscation  pour  qui  se  fait  catholique  ;  en  Espagne,  les  galères  pour  qui  lit 
la  Bible.  Des  femmes  sur  des  trônes  laissent,  c'est-à-dire  font,  accrocher  des  femmes 
à  des  gibets.  La  marque  de  respect  aux  princes,  c'est  de  marcher  à  reculons.  Il  existe 
des  endroits  sur  la  terre  où  la  justice  est  rendue  au  nom  d'un  crime  qui  a  réussi  à 
devenir  roi.  Tel  est  le  Mexique  sous  Santa-Anna.  Tels  sont  encore  d'autres  pays. 
Il  y  a  un  tel  possible  dans  la  cruauté  de  l'homme  qu'on  trouve  toujours  là  de 
l'inattendu.  Une  femme  esclave  russe,  portant  une  théière  pleine,  est  heurtée  au 
passage  par  l'enfant  de  sa  maîtresse,  la  comtesse... t^^,  la  théière  tombe,  l'enfant  est 
échaudé  par  le  thé  bouillant  ;  la  comtesse  fait  venir  le  plus  jeune  des  fils  de  l'esclave 
et  verse  la  même  quantité  d'eau  bouillante  sur  ce  petit  enfant.  Dans  les  récents 
massacres  du  Liban,  la  cuisse  d'une  femme  a  servi  de  billot  pour  couper  la  tête  de 
son  enfant.  Comme  il  faut  de  l'humanité,  on  a  guéri  à  l'hôpital  l'entaille  de  la 
hache. 

Les  plus  grands  peuples  sont  rongés  par  ce  chancre,  la  misère.  Partout  la  détresse 
fille  du  parasitisme.  Rien  n'égale  la  nudité  italienne  si  ce  n'est  le  haillon  anglais. 
Sous  son  noir  ciel  d'hiver,  l'indigence  mouillée  de  l'Irlande  fait  horreur.  En  Angle- 
terre, la  navrante  chanson  de  l'aiguille.  En  France,  les  greniers  de  Rouen  et  les  caves 
de  Lille.  Roubaix,  Lyon,  Leeds,  Manchester,    Birmingham,  Newcastle-on-Tyne 

(•'  Voir  pour  le  nom  de  cette  comtesse  les  Mémoires  de  Herzen.  {Note  du  manuscrit) 


332  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

où  le  houilleur  mange  du  charbon  pour  tromper  la  faim,  toutes  ces  turbines  de 
richesses  sont  des  foyers  de  misère.  Pas  d'air,  pas  de  jour,  pas  de  painj  la  demeure 
humaine,  chenil.  Et  cela  en  pleine  civiUsation.  Dans  de  certaines  villes  manufactu- 
rières, la  promiscuité  du  pauvre  est  telle  que  l'inceste  devient  inconscient,  et  que  des 
filles  enceintes  traduites  pour  délits  devant  les  tribunaux  ne  savent  pas  si  c'est  de 
leurs  frères  ou  de  leur  père  qu'elles  sont  grosses.  Échafauds,  guerres,  catastrophes.  Et 
au  front  des  nations  l'ignorance,  l'œil  crevé.  Et  à  cela  qui  est  l'ensemble  des  faits, 
ajoutez  le  détail  des  mœurs  :  le  chacun  pour  soi,  les  félicités  peu  soucieuses  des  souf- 
frances j  la  plus  sainte  des  choses  humaines,  le  mariage,  trop  souvent  affaire  d'argent, 
c'est-à-dire  simple  prostitution  qui  prend  ses  sûretés  j  des  Te  Deum  en  sens  contraire 
et  qui  doivent  déconcerter  Dieuj  un  juge  qui  meurt  en  disant  :  j'ai  rendu  àelajmtice 
sous  quatre  gouvernements;  jouir  devenu  le  but  j  aimer,  vouloir,  croire,  relégués  au 
second  plan  ;  la  substitution  de  la  matière  à  la  pensée,  le  progrès  bafoué,  la  mise  en 
question  des  principes,  héroïsmes  et  vertus  passés  au  fil  de  l'ironie  ;  les  infâmes,  pro- 
fonds, les  sublimes,  niais;  la  dignité  morale  presque  éteinte;  l'homme  de  jour  en 
jour  moins  mâle  et  la  femme  plus  femelle;  la  crainte  de  voir  le  droit,  la  vérité,  la 
justice  et  la  liberté  reparaître,  seule  ride  au  front  d'airain  de  l'égoïsme  ;  l'imperturba- 
bilité  de  la  corruption;  la  conscience  qui  se  fait  fille  publique,  des  Messalines 
hommes,  les  dégradés  souriant,  les  déshonorés  hautains,  les  vendus  s'affichant  eux- 
mêmes  et  disant  leurs  prix  pour  faire  envie,  un  orgueil  nouveau  trouvé  à  point  pour 
ces  situations-là,  l'orgueil  de  la  honte,  ceux  sur  lesquels  est  le  mépris  se  croyant  le 
droit  de  dédain,  on  ne  sait  quelle  lugubre  décroissance  de  lumière  qui  ressemble  à 
l'agonie  de  l'âme  humaine,  en  bas  des  larmes  profondes,  dans  la  civilisation  l'odeur 
sinistre  que  répand  la  putréfaction  du  cœur,  l'accablement  de  vivre  et  de  penser.  0 
joie  des  oiseaux  de  mer  que  je  vois  là-bas  dans  la  nuée  ! 


RELIQUAT.  333 


LA  BIBLE.  —  LANGLETERRE. 


Ce  chapitre  est  relié  au  texte  publié  page  198  par  ces  quelques  lignes  rayées  au 
début  de  la  première  page  : 

Quand  on  terne  a  l'Angleterre,  deux  livres  viennent  à  l'écrit,  un  quelle  a  fait,  l'autre 
qui  l'a  faite.  Shal^^eare  et  la  Bible.  Ces  deux  livres  ne  vivent  pas  en  bonne  intelligence.  L,a 
Bible  combat  Shake^eare.  C'eB  la  Bible  qui  l'emporte. 

Nous  admirotis  la  Bible.  U Angleterre  l'adore. 

La  Bible  en- Angleterre,  c'est  l'oracle  à  Delphes.  Le  progrès  se  présente,  on  con- 
sulte la  Bible.  Dans  la  chambre  des  lords,  un  pair  se  lève  et  dit  :  «Je  suis  pour  le  bill 
du  divorce,  mais  si  la  Bible  est  contre,  je  voterai  contre.»  Qui  protège  la  royauté.'' 
la  Bible.  Rends  à  César  ce  qu'on  doit  à  César.  Qui  protège  la  peine  de  mort?  la 
Bible.  Œil  pour  œil.  Dent  pour  dent.  Qui  consacre  la  misère?  la  Bible.  Il  y  aura 
toujours  des  pauvres  parmi  vous.  Qui  autorise  l'esclavage?  la  Bible.  Si  tu  frappes 
ton  esclave,  on  ne  te  fera  rien,  car  c'est  ton  argent.  La  Bible  a  parlé,  tout  est  dit. 
C'est  le  texte  indiscutable.  Une  syllabe  est  un  verdict,  un  mot  est  une  loi.  On  s'est 
égorgé  pour  Siboleth  contre  Schiboleih.  Les  purs  croyants  bibliques  rejettent  les  idoles. 
A  bas  les  idoles  de  bois,  les  idoles  de  pierre,  les  idoles  d'airain.  Ils  en  ont  une.  En 
quoi?  en  papier.  Le  Livre. 

Certes,  si  jamais  un  poëme  a  mérité  d'être  idole,  c'est  la  Bible.  Comme  poëme, 
entendons-nous.  Le  souffle  est  là.  Nous  sommes  même  de  ceux  qui  admettent  une 
certaine  inhalation  mystérieuse.  Les  visions  de  la  Bible  ont  été  vues.  La  solitude  a  de 
sombres  effluves.  La  Bible  est,  pour  l'art,  splendeur,  pour  la  science,  ténèbres. 
Admirer  la  Bible,  soit.  L'adorer,  c'est  autre  chose.  On  ne  peut  adorer  que  la  certi- 
tude. L'infini  est  une  certitude.  Nous  l'adorons.  Qu'est-ce  que  la  Bible?  c'est  l'incer- 
tain. Toute  la  Bible  est  à  mettre  en  question,  dans  son  texte,  dans  ses  dates,  dans 
ses  auteurs,  dans  Moïse,  dans  Job,  dans  Esdras,  dans  les  Septante.  Rien  de  plus 
sublime,  rien  de  plus  flottant.  Pas  de  livre  plus  hérissé  de  points  d'interrogation 
de  toute  sorte.  Prenez  la  première  question  venue ,  l'Antéchrist,  par  exemple.  Est-il 
le  même  qu'Ahriman  qui  combat  Ormuz,  ou  qu'Eschem  qui  combat  Sérosch? 
Naîtra-t-il  dans  la  tribu  de  Dan ,  comme  le  veut  la  Genèse  :  «  Que  Dan  soit  comme 
un  serpent  dans  le  chemin».  Sera-t-il,  en  parodie  de  l'opération  du  Saint-Esprit, 
engendré  dans  une  vierge  noire  par  l'opération  du  démon,  comme  le  soutient 
Hraban  Maur?  Aura-t-il  un  ange  gardien,  comme  saint  Antoine  y  consent?  Sa 
naissance  sera-t-elle  marquée,  comme  le  révèle  Strabon,  par  une  pluie  de  diamants 
et  par  une  apparition  de  dragons  volants?  Règnera-t-il  à  Capharnaûm,  comme  le 
raconte  d'avance  saint-Matthieu?  Sera-t-il  féroce  comme  le  dit  saint-Grégoire,  doux 
comme  le  dit  saint-Hippolyte,  suivi  d'apôtres,  comme  le  dit  Lactance,  bâtisseur  de 


334  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

temples,  comme  le  dit  Aimoin,  berger  de  diables,  comme  le  dit  Théophjlacte, 
sécheur  d'arbres,  comme  le  dit  saint-Thomas,  marqueur  d'hommes,  comme  le  dit 
saint-Jean,  bourreau,  comme  le  dit  saint-Chrjsostôme,  magicien,  comme  le  dit  saint- 
Paul,  apothicaire,  comme  le  dit  saint-CjriUe  de  Jérusalem?  Sa  marque  sera- 
t-elle  plus  forte  que  celle  de  Dieu,  comme  le  pense  saint-Ephrem?  Dressera-t-il  son 
pavillon  près  de  Nicopolis,  à  Apadno,  comme  l'annonce  saint- Jérôme  dans  son 
commentaire  sur  Daniel?  Se  battra-t-il  avec  Élie,  comme  le  croit  Lactance?  Sera-t-il 
tué  par  saint-Michel,  comme  l'entrevoit  Théodore?  ou  mourra-t-il,  comme  Isaïe 
l'indique,  parce  que  le  Messie  soufflera  dessus?  Enfin,  quel  sera  son  nom?  Les 
livres  rabbiniques  répondent  :  A-rmiUos;  saint-Hippoljte  répond  :  A.moumat;  saint- 
Anselme  répond  :  Dic'mnx.  Voilà  un  seul  point.  Que  de  questions  !  Cela  n'empêche 
pas  Joseph  Mead  et  Jurieu  d'enseigner  que  l'Antéchrist  est  le  pape,  et  Newton  de 
le  démontrer,  et  EUhu  Sewel,  ce  grave  docteur  des  Tétes-rondes,  de  découvrir, 
sur  ce  passage  de  l'Apocalypse  «son  nombre  est  666y> ,  que  l'Antéchrist  est  l'auteur 
de  l'incendie  de  Londres  en  1666.  Les  fumées  de  la  Bible  troublent  la  tête  exacte  des 
savants j  Leibnitz  n'en  est  pas  moins  obscurci  que  Newton;  Swedenborg,  minéra- 
logiste dont  les  travaux  font  loi,  affirme  que  le  jugement  dernier  a  eu  lieu  en  1756. 
Sur  quoi  s'appuie-t-il?  sur  une  interprétation  de  la  Bible.  Feuilletez  un  peu  Thilo, 
Fréret,  et  le  massif  répertoire  de  Fabricius,  la  Bible  y  est  foui e.^ L'évangile  y  est 
légion.  Une  multitude  d'Ecritures  Saintes  vous  apparaît.  Choisissez,  si  vous 
pouvez. 

La  Bible,  telle  qu'elle  est,  est  une  construction.  Sept  ou  huit  Bibles   ont   été 
dépensées  à  cet  édifice.  Les  conciles  étaient  les  architectes.  Veut-on  avoir  l'idée  des 
problèmes  qui  leur  étaient  posés  et  qu'il  leur  fallait  résoudre?  En  voici  quelques- 
uns  :  Dieu  s'est-il  appelé  Schadaï  avant  de  s'appeler  Jéhovah?  Adam  a-t-il  laissé  une 
Apocalypse?  Eve  a-t-elle  laissé  un  évangile?  Quelqu'un  a-t-il  pu  écrire  l'entretien 
de  Caïn  et  d'Abel?  Est-il  vrai  que  Noë  eût  dans  l'arche  le  corps  d'Adam  sur  lequel 
il  faisait  tous  les  jours  sa  prière?  Par  qui  a  pu  être  conservée  cette  oraison  de  Noë? 
Les  Géants    ont-ils  laissé  un  livre  trouvé  par   Caïnan?   Abraham   a-t-il  écrit  un 
traité  de  l'interprétation  des  songes?  Loth  a-t-il  écrit  son  aventure?  Comment  se 
nommait  la  femme  de  Job?  La  femme  de  Noë  se  nommait-elle  Noria?  La  femme 
de  Joseph  se  nommait-elle  Asseneth?La  femme  de  Moïse  se  nommait-elle  Séphora? 
La  femme  de  Pilate  se  nommait-elle  Promla?  Joseph  a-t-il  écrit  son  entretien  avec 
la  Putiphar?  Qu'est-ce  que  l'hosanna  du  grand-prétre  Ézéchias?  Qu'est-ce  que  la 
Petite  Genèse?  Qu'est-ce  que  les  Dits  du  Christ?  Qu'est-ce  que  Heldam  et  Modal? 
Qu'est-ce  que  Jannes  et  Membres?  Par  qui  Phinée  a-t-il  été  autorisé  à  expliquer  les 
noms  sacrés?  Quel  est  le  véritable  unique  exemplaire  du  pentateuque  conservé  dans 
le  coffre  d'Helkia?  Pourquoi  les  égyptiens  appelaient-ils  Moïse  Char-^iph?  Semexia 
est-il  le  chef  des  diables?  Que  doit-on  penser  des  anges  chaldéens  Jakah,  Samaël, 
Zinguiel  et  Tsakon?  Enoch,  septième  homme  après  Adam,  a-t-il  pu  écrire  sa  pro- 
phétie en  éthiopien?  Faut-il  rapporter  à  l'étoile  du  Messie  le  livre  de Seth  sur  Œtoile? 
Qu'est-ce  que  Nadaver,  ville  d'Ethiopie,  où  est   allé  saint-Matthieu?  Quelle  est 
l'Héliopolis  où  saint-Clément  a  vu  le  phénix  se  brûler?  Est-il  vrai  que  dans  l'assem- 
blçe  des  apôtres,  Pierre  tenait  pour  le  Père,  André  pour  le  Fils,  et  Jacques  pour  le 


RELIQUAT.  335 

Saint-Esprit?  Est-il  vrai  que  saint-Barthélemj  rendait  malades  ceux  que  la  déesse 
Astaroth  avait  guéris?  Sainte-Thècle  a-t-elle  baptisé  un  lion?  Doit-on  tenir  pour 
ressemblant  ce  portrait  de  saint-Paul  par  sainte-Thècle  :  Staturâ  brevi,  calvaSiriim, 
crur'tbm  curv'ii,  surosum,  superciliis  junBis,  naso  aquilino,  plénum  gratta  Dei.  Dans  le 
baptême,  l'eau  est-elle  pour  Jésus,  et  l'huile  pour  le  Saint-Esprit?  Qu^est-ce  que  ce  roi 
Pomilius  fait  évéque  d'Asie  par  les  apôtres?  Isis  est-elle  la  fille  de  Satan?  Le  témoin 
mystérieux  de  l'arrestation  du  Christ,  caché  derrière  un  arbre,  qui  est  arrêté  lui-même 
et  qui  disparaît  en  laissant  un  linceul  dans  les  mains  des  soldats,  ce  fantôme  dont 
parle  saint-Marc  (ch.  xiv,  v.  51  et  52),  est-ce  Isis?  Le  mojen-âge  a-t-il  eu  raison  de 
croire  à  l'Archisposa?  Salomon  a-t-il  écrit  à  Naphres,  roi  d'Egypte  et  à  Hiram,  roi 
de  Tyr,  saint-Paul  à  Sénèque,  saint- Jean  à  un  hydropique,  saint-Pierre  à  saint- 
Jacques,  Jésus-Christ  à  Abgar,  toparque  et  roi  d'Edesse,  et  Pilate  à  Tibère?  Est-il 
vrai  que  Drusilla,  catéchisée  par  Jean,  ait  quitté  Andronicus  son  mari,  pour  aller 
vivre  dans  un  sépulcre?  Combien  y  avait-il  de  Sibylles?  Pourquoi  Diodore  de  Sicile 
n'en  admet-il  qu'une,  celle  de  Thèbes?  Est-il  vrai  qu'il  n'y  en  eût  que  deux,  la 
sibylle  Erythrée  pour  les  grecs,  et  la  sibylle  de  Cumes  pour  les  latins?  Est-il  vrai 
que  Justin  ait  pendant  quarante  nuits  vu  la  Jérusalem  céleste  dans  les  étoiles?  Simon 
le  magicien  a-t-il  été  amoureux  de  la  Lune,  et  l'a-t-il  fait  descendre  sur  la  terre  pour 
l'épouser?  etc.,  etc.  Les  conciles  devaient  trancher  ces  difficultés.  Le  oui  et  le  non 
étaient  difficiles.  Il  y  avait  des  livres  sacrés  pour  et  contre.  Quatre  psautiers,  y 
compris  celui  de  Melchissédec,  onze  Apocalypses ,  y  compris  celle  d'Etienne,  proto- 
martyr; sept  Anciens  Testaments,  y  compris  celui  des  douze  Patriarches;  trente- 
trois  Nouveaux  Testaments,  d'autres  disent  cinquante,  y  compris  celui  des  douze 
Apôtres  ;  révangile  selon  les  hébreux,  selon  les  égyptiens,  selon  les  syriens,  selon 
les  symoniens,  l'évangile  de  Marcion,  de  Thadée,  de  Valentin,  l'évangile  des  ébio- 
nites,  l'évangile  des  encratites,  l'évangile  Vivant,  l'évangile  Eternel,  l'évangile  de 
Judas  Iscariote,  le  protévangile  de  Jacques.  Ces  livres  étaient  redoutés;  pour  avoir 
voulu  les  transcrire.  Dieu  avait  frappé  Théodecte  de  cécité  et  Théopompe  de  folie. 
En  outre,  pour  les  déchiffrer,  il  faut  savoir  beaucoup  de  langues,  depuis  le  latin 
sibyllin  jusqu'au  syriaque  estranghélo.  Les  conciles  avaient  peur  de  la  folie  de  Théo- 
pompe, de  la  cécité  de  Théodecte,  et  ne  savaient  pas  ces  langues-là.  Parmi  tous  ces 
livres,  parmi  tous  ces  testaments,  parmi  tous  ces  témoignages,  comment  discerner 
les  faux  des  vrais?  Les  uns  doivent  être  proclamés  apocryphes,  les  autres  canoniques. 
Comment  s'y  prendre?  Les  conciles  se  tiraient  d'afïaire  en  mettant  tous  ces  livres 
pêle-mêle  sur  l'autel  et  en  les  y  laissant  passer  la  nuit;  ceux  qu'on  trouvait  sur  le 
pavé  le  lendemain  matin  étaient  déclarés  apocryphes.  Tout  ce  qui  n'a  pas  ete  jeté  à 
terre  pendant  la  nuit  par  la  main  inconnue  est  aujourd'hui  la  Bible.  C'est  sur  la 
certitude  de  ce  livre  que  le  protestantisme  et  l'anglicanisme  appuient  leur  foi.  Dans 
cet  admirable  pays  de  franchise,  l'Angleterre,  des  pénalités  sortent  de  ce  livre.  Nous 
l'avons  dit,  le  gibet  s'adosse  à  la  Bible.  A  cause  de  tel  verset  de  tel  chapitre,  on 
pend.  Le  dimanche  anglais  est  irréductible.  Défense  aux  journaux,  à  ces  puissants 
journaux  libres,  de  paraître  «le  septième  jour».  La  population  ouvrière  n'a  que  le 
dimanche  pour  prendre  sa  part  du  musée  ou  de  la  bibliothèque.  Clôture.  Défense 
d'entrer.    Dernièrement  un   barbier   de   Southampton,   ayant  rasé   un  passant  un 


336  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

dimanche,  a  été  condamné  à  trois  livres  sterling  d'amende,  parce  que  Dieu  s'est 
reposé  ce  jour-là. 

Nous  venons  de  dire,  il  sort  de  ce  livre  des  pénalités.  Ajoutons,  il  en  sort  des 
préjugés.  Le  plus  irréductible  de  ces  préjugés  pèse  sur  l'art,  et  dans  l'art,  la  haine 
de  ce  préjugé  choisit  le  théâtre.  La  désagrégation  du  protestantisme  en  sectes  met  en 
poussière  l'anglicanisme,  mais  non  le  préjugé.  Loin  de  là.  La  haute  église  est  relati- 
vement tolérante.  Les  dissidents ,  calvinistes ,  presbytériens,  méthodistes,  weslejens, 
anabaptistes,  baptistes,  sont  hérissés  devant  le  théâtre,  devant  le  concert,  devant  le 
bal,  jusqu'à  l'indignation.  Rien  hors  de  l'Ecriture.  Tout  le  protestantisme  est  le 
captif  de  ce  livre.  Plus  on  s'intitule  indépendant,  plus  on  est  enchaîné.  A  mesure 

du  protestantisme 
que  le  cercle  des  sectes  s'élargit,  ce  qu'on  pourrait  nommer  le  judaïsme  de  la  Bible  se 

rétrécit.  Je  vis  un  jour  un  petit  garçon  de  trois  ans  tout  éploré.  Son  père,  anabaptiste, 
refusait  de  le  laisser  aller  au  spectacle.  Tout  Spectacle  e§î  mensonge,  s'écriait  le  père.  Mon 
fils  n'ira  pas.  Il  j  a  là  des  aBeurs  et  des  aBrices.  Quel  était  ce  spectacle }  un  théâtre  de 
marionnettes.  Le  lendemain  matin,  j'achetai  une  poupée  à  ressorts  et  je  la  portai  à 
l'enfant.  Le  père  me  remercia.  —  C'eB,  lui  dis-je,  une  des  aBrices  d'hier  soir. 


RELIQUAT.  337 


LES   TRADUCTEURS. 

Le  débat  de  ce  chapitre  jusqu'à  ces  mots  :  Le  tradu£leur  a£tuel  l'a  pensé.  Nous  croyons 
qu'il  a  eu  raison,  est,  selon  nous,  une  version  primitive  de  la  Vréface pour  une  nouvelle 
traduêlion  de  Shak,e§peare.  Victor  Hugo  a  ensuite  écrit  une  présentation  plus  détaillée, 
plus  personnelle ''';  mais  il  nous  a  semblé  que  celle-ci  avait  sa  place  marquée  dans 
l'étude  sur  les  traducteurs. 

La  tombe  finit  toujours  par  avoir  raison.  Tout  récemment,  une  occasion  s'est  oflFerte 
de  prononcer  sur  Shakespeare  le  verdict  suprême  et  de  liquider  le  passé,  la  date 
illustre  de  la  naissance  du  poëte  de  Stratford,  le  23  avril,  est  revenue  pour  la  trois 
centième  fois.  Au  bout  de  trois  cents  ans,  le  genre  humain  a  quelque  chose  à  dire 
à  un  esprit  longtemps  insulté  j  il  a  semblé  que  Shakespeare  se  présentait  au  seuil  de 
la  France,  Paris  s'est  levé,  les  poètes,  les  artistes,  les  historiens  ont  tendu  la  main  à 
ce  Entôme,  autour  duquel  les  poètes  apercevaient  Hamlet,  les  artistes  Prospero,  et 
les  historiens  Jules  César  j  le  sauvage  ivre,  l'arlequin  barbare,  le  Gilles  Shakespeare 
est  apparu,  et  l'on  n'a  vu  que  de  la  lumière  j  la  moquerie  de  deux  siècles  s'est  ache- 
vée en  éblouissement,  et  la  France  a  dit  :  Sois  le  bienvenu,  génie  !  La  gloire  a  pris 
acte. 

On  a  senti  dans  l'ombre  quelque  chose  comme  l'adhésion  de  nos  morts  augustes  ; 
on  a  cru  voir  Molière  sourire,  on  a  cru  voir  Corneille  saluer;  des  vieilles  haines,  des 
vieilles  injustices,  rien,  pas  une  protestation,  pas  un  murmure,  enthousiasme  una- 
nime; et,  à  cette  heure,  les  appréciateurs  définitifs  du  fond  des  choses,  ceux  qui 
doublent  leur  aversion  des  despotes  d'amour  pour  les  intelligences,  ceux  qui,  voulant 
que  justice  soit  faite,  veulent  aussi  que  justice  soit  rendue,  les  contemplateurs,  les 
solitaires  pensifs  occupés  de  l'idéal,  les  songeurs,  admirent,  émus,  l'apaisement  qui 
s'est  Élit  autour  de  cette  majestueuse  entrée  ^^l 

Shakespeare,  c'est  le  sauvage  ivre.  Oui,  sauvage  !  c'est  l'habitant  de  la  foret 
vierge;  oui,  ivre,  c'est  le  buveur  d'idéal.  C'est  le  géant  sous  les  branchages 
immenses  ;  c'est  celui  qui  tient  la  grande  coupe  d'or  et  qui  a  dans  les  jeux  la  flamme 
de  toute  cette  lumière  qu'il  boit.  Shakespeare,  comme  Eschyle,  comme  Job, 
comme  Isaïe,  est  un  de  ces  omnipotents  de  la  pensée  et  de  la  poésie,  qui,  adéquats, 
pour  ainsi  dire,  au  Tout  mystérieux,  ont  la  profondeur  même  de  la  création,  et  qui, 
comme  la  création,  traduisent  et  trahissent  extérieurement  cette  profondeur  par  une 


(')  Voir  pages  237  à  245.  ligne,  nous  en  lisons  trois  autres,  rayées,  que 

(*^  A  partir  d'ici  jusqu'aux  mots  :  Ces  fleurs  nous  retrouvons   à  la  fin  du  paragraphe  sur 

prouvent   la  profondeur,    ce  texte   faisait  partie  Cervantes    (voir  page   4.3),    \^Note  de  l'Édi- 

de  WtUiam   SbakfSpeare.    Avant   la   première  teur.^ 

PHU,0S0PHIE.    —   n.  22 


338  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

profusion  prodigieuse  de  formes  et  d'images,  jetant  au  dehors  les  ténèbres  en  fleurs, 
en  feuillages  et  en  sources  vives. 

Shakespeare,  comme  Eschyle,  a  la  prodigalité  de  l'insondable.  L'insondable,  c'est 
l'inépuisable.  Plus  la  pensée  est  profonde,  plus  l'expression  est  vivante.  La  couleur 
sort  de  la  noirceur.  La  vie  de  l'abîme  est  inouïe  -,  le  feu  central  fait  le  volcan ,  le  volcan 
produit  la  lave,  la  lave  engendre  l'oxyde,  l'oxyde  cherche,  rencontre  et  féconde  la 
racine,  la  racine  crée  la  fleur  5  de  sorte  que  la  rose  vient  de  la  flamme.  De  même 
l'image  vient  de  l'idée.  Le  travail  de  l'abîme  se  fait  dans  le  cerveau  du  génie.  L'idée, 
abstraction  dans  le  poëte,  est  éblouissement  et  réalité  dans  le  poëme.  Quelle  ombre 
que  le  dedans  de  la  terre  !  quel  fourmillement  que  la  surface  !  Sans  cette  ombre, 
vous  n'auriez  pas  ce  fourmillement.  Cette  végétation  d'images  et  de  formes  a  des 
racines  dans  tous  les  mystères.  Ces  fleurs  prouvent  la  profondeur. 

Shakespeare,  comme  tous  les  poètes  de  cet  ordre,  a  la  personnalité  absolue.  Il  a 
une  façon  à  lui  d'imaginer,  une  façon  à  lui  de  créer,  une  façon  à  lui  de  produire. 
Imagination,  création,  production,  trois  phénomènes  concentriques  amalgamés  dans 
le  génie.  Le  génie  est  la  sphère  de  ces  rayonnements.  L'imagination  invente,  la 
création  organise,  la  production  réaUse.  La  production ,  c'est  l'entrée  de  la  matière 
dans  l'idée,  lui  donnant  corps,  la  rendant  palpable  et  visible,  la  dotant  de  la  forme, 
du  son  et  de  la  couleur,  lui  fabriquant  une  bouche  pour  parler,  des  pieds  pour  mar- 
cher et  des  ailes  pour  s'envoler,  en  un  mot,  faisant  l'idée  extérieure  au  poëte  en 
même  temps  qu'elle  lui  reste  intérieure  et  adhérente  par  l'idiosyncrasie,  ce  cordon 
ombilical  qui  rattache  les  créations  au  créateur. 

Chez  tous  les  grands  poètes,  le  phénomène  de  l'inspiration  est  le  même,  mais  la 
diversité  des  appareils  cérébraux  le  varie  à  l'infini. 

L'idée  jaillit  du  cerveau  :  conception  ;  l'idée  se  fait  type  :  gestation  ;  le  type  se  fait 
homme  :  enfantement;  l'homme  se  fait  passion  et  action  :  œuvre. 

L'idée  dans  le  type,  le  type  dans  l'homme,  l'homme  dans  l'action,  tel  est,  chez 
Shakespeare,  comme  chez  Eschyle,  comme  chez  Plaute,  comme  chez  Cervantes,  le 
phénomène,  lequel  se  résume  en  cette  concrétion  :  la  vie  dans  le  drame. 

Tout  est  voulu  dans  le  chef-d'œuvre.  Shakespeare  veut  son  sujet,  celui-là  et  pas 
un  autre,  Shakespeare  veut  son  développement,  Shakespeare  veut  ses  personnages, 
Shakespeare  veut  ses  passions,  Shakespeare  veut  sa  philosophie,  Shakespeare  veut 
son  action,  Shakespeare  veut  son  style,  Shakespeare  veut  son  humanité.  Il  la  crée 
ressemblante  à  l'humanité  —  et  à  lui.  De  face,  c'est  l'Homme;  de  profil,  c'est 
Shakespeare.  Changez  le  nom,  mettez  Aristophane,  mettez  MoUère,  mettez  Beau- 
marchais ,  la  formule  reste  vraie. 

Ces  hommes  ont  l'originalité,  c'est-à-dire  l'immense  don  du  point  de  départ  per- 
sonnel. De  là  leur  toute-puissance. 

Virgile  part  d'Homère;  observez  la  dégradation  croissante  des  reflets  :  Racine  part 
de  Virgile,  Voltaire  part  de  Racine,  Chénier  (Marie- Joseph)  part  de  Voltaire,  Luce 
de  Lancival  part  de  Chénier,  Zéro  part  de  Luce  de  Lancival.  De  lune  en  lune  on 


RELIQUAT.  339 

arrive  à  reffacement.  La  progression  décroissante  est  le  plus  dangereux  des  engre- 
nages. Qui  s'y  engage  est  perdu.  Nul  laminoir  ne  produit  un  tel  aplatissement. 

Exemple  :  regardez  Hector  à  son  point  de  départ  dans  Homère,  et  vojez-le  dans 
Luce  de  Lancival,  à  son  point  d'arrivée. 

La  progression  décroissante  a  été  nommée  en  France  école  classique. 

De  là  une  littérature  aux  pâles  couleurs. 

"Vfers  1804,  la  poésie  toussait. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  sous  l'empire  qui  a  fini  à  Waterloo,  cette  littéra- 
ture a  dit  son  dernier  mot.  À  cette  époque  elle  est  arrivée  à  sa  perfection.  Nos  pères 
ont  vu  son  apogée,  c'est-à-dire  son  agonie. 

Les  esprits  originaux,  les  poètes  directs  et  immédiats,  n'ont  jamais  de  ces  chlo- 
roses. La  pâleur  maladive  de  l'imitation  leur  est  inconnue.  Ils  n'ont  pas  dans  les 
veines  la  poésie  d'autrui.  Leur  sang  est  à  eux.  Pour  eux,  produire  est  un  mode  de 
vivre.  Ils  créent  parce  qu'ils  sont.  Ils  respirent,  et  voilà  un  chef-d'œuvre. 

L'identité  de  leur  style  avec  eux-mêmes  est  entière.  Pour  le  vrai  critique,  qui  est 
un  chimiste,  leur  total  se  condense  dans  le  moindre  détail.  Ce  mot,  c'est  Eschyle; 
ce  mot,  c'est  Juvénal  ;  ce  mot,  c'est  Dante.  Unsex,  toute  lady  Macbeth  est  dans  ce 
mot,  propre  à  Shakespeare.  Pas  une  idée  dans  le  poëte,  comme  pas  une  feuille  dans 
l'arbre,  qui  n'ait  en  lui  sa  racine.  On  ne  voit  pas  l'origine;  cela  est  sous  terre,  mais 
cela  est.  L'idée  sort  du  cerveau  exprimée,  c'est-à-dire  amalgamée  avec  le  verbe, 
analysable,  mais  concrète,  mélangée  du  siècle  et  du  poëte,  simple  en  apparence, 
composite  en  réalité.  Sortie  ainsi  de  la  source  profonde,  chaque  idée  du  poëte,  une 
avec  le  mot,  résume  dans  son  microcosme  l'élément  entier  du  poëte.  Une  goutte, 
c'est  toute  l'eau.  De  sorte  que  chaque  détail  de  style,  chaque  terme,  chaque  vocable, 
chaque  expression,  chaque  locution,  chaque  acception,  chaque  extension,  chaque 
construction,  chaque  tournure,  souvent  la  ponctuation  même,  est  métaphysique. 

Le  mot,  nous  l'avons  dit  ailleurs,  est  la  chair  de  l'idée,  mais  cette  chair  vit.  Si, 
comme  la  vieille  école  de  critique  qui  séparait  le  fond  de  la  forme,  vous  séparez  le 
mot  de  l'idée,  c'est  de  la  mort  que  vous  faites.  Comme  dans  la  mort,  l'idée,  c'est- 
à-dire  l'âme,  disparaît.  "Vbtre  guerre  au  mot  est  l'attaque  à  l'idée.  Le  style  indivisible 
caractérise  l'écrivain  suprême.  L'écrivain  comme  Tacite,  le  poëte  comme  Shake- 
speare, met  son  organisation,  son  intuition,  sa  passion,  son  acquis,  sa  souffrance, 
son  illusion,  sa  destinée,  son  entité,  son  innéisme,  dans  chaque  ligne  de  son  livre, 
dans  chaque  soupir  de  son  poëme,  dans  chaque  cri  de  son  drame.  Le  parti  pris 
impérieux  de  la  conscience  et  on  ne  sait  quoi  d'absolu  qui  ressemble  au  devoir,  se 
manifestent  dans  le  style.  Ecrire  c'est  faire  ;  l'écrivain  commet  une  action.  L'idée 
exprimée  est  une  responsabilité  acceptée.  C'est  pourquoi  l'écrivain  est  intime  avec  le 
style.  Il  ne  livre  rien  au  hasard.  Responsabilité  entraîne  solidarité. 

Le  détail  s'ajuste  à  l'ensemble  et  est  lui-même  un  ensemble.  Tout  est  compréhen- 
si£  Tel  mot  est  une  larme,  tel  mot  est  une  fleur,  tel  mot  est  un  éclair,  tel  mot  est 
une  ordure.  Et  la  larme  brûle,  et  la  fleur  songe,  et  l'éclair  rit,  et  l'ordure  illumine. 
Fumier  et  sublimité  s'accouplent  ;  tout  un  poëme  le  prouve  :  Job. 

Les  chefs-d'œuvre  sont  des  formations  mystérieuses;  l'infini  s'y  sécrète  çà  et  làj 


340  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

telle  expression  qui  vous  étonne  est,  au  milieu  de  toutes  ces  émotions  humaines, 
de  toutes  ces  palpitations  réelles,  de  tout  ce  pathétique  vivant,  un  brusque  épanouis- 
sement de  l'inconnu.  Le  style  a  quelque  chose  de  préexistant.  Il  reste  toujours  de 
son  espèce.  Il  jaillit  de  tout  l'écrivain,  de  la  racine  de  ses  cheveux  aussi  bien  que  des 
profondeurs  de  son  intelligence.  Tout  le  génie,  son  côté  terrestre  comme  son  côte 
cosmique,  son  humanité  comme  sa  divinité,  le  poëte  comme  le  prophète,  sont  dans 
le  stjle.  Le  style  est  âme  et  sang  ;  il  provient  de  ce  lieu  profond  de  l'homme  où 
l'organisme  aime  j  le  stjle  est  entrailles. 

Il  est  incontestablement  fatal,  et  en  même  temps  rien  n'est  plus  libre.  C'est  là  son 
prodige.  Aucune  entrave,  aucune  gêne,  aucune  frontière.  Il  est  impossible  de  ne  pas 
sourire  quand  on  entend  parler,  par  exemple,  des  difficultés  de  la  rime;  pourquoi 
pas  aussi  des  empêchements  de  la  syntaxe  ?  Ces  prétendues  difficultés  sont  les  formes 
nécessaires  du  langage,  soit  en  vers,  soit  en  prose,  s'engendrant  d'elles-mêmes,  et 
sans  combinaison  préalable.  Elles  ont  leurs  analogues  dans  les  faits  extérieurs  ;  l'écho 
est  la  rime  de  la  nature. 

Nous  connaissons  un  poëte  qui  de  sa  vie  n'a  ouvert  Richelet,  qui,  enfant,  a 
composé  des  vers,  d'abord  informes,  puis  de  moins  en  moins  inexacts,  puis  enfin 
corrects,  qui  a  trouvé,  pas  à  pas,  tout  seul,  l'une  après  l'autre,  toutes  les  lois,  la 
césure,  la  rime  féminine  alternée,  etc.,  et  duquel  la  prosodie  est  sortie  toute  faite, 
instinctivement. 

Le  style  a  une  chaîne,  l'idiosyncrasie,  ce  cordon  ombilical  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure,  qui  le  rattache  à  l'écrivain.  A  cette  attache  près,  qui  est  sa  source  de 
vie,  il  est  libre.  Il  traverse  en  pleine  liberté  tous  les  alambics  de  la  grammaire  j  il  est 
essentiel  j  son  principe,  qui  est  l'écrivain  même,  lui  est  incorporé,  et  il  n'en  perd  pas 
un  atome  dans  tous  les  appareils  de  filtrage  d'où  il  sort  phrase  pour  la  prose  ou  vers 
pour  la  poésie.  Dans  l'intérieur  même  du  rhythme  général,  qu'il  accepte,  il  a  son 
rhythme  à  lui,  qu'il  impose.  De  là,  au  point  de  vue  absolu,  cette  surprenante  élasti- 
cité du  style,  pouvant  tout  enserrer,  depuis  le  subtil  chaste  jusqu'à  l'obscène  suHime, 
depuis  Pétrarque  jusqu'à  Rabelais.  Quelquefois  Pétrarque  et  Rabelais  sont  dans  le 
même  homme,  la  gamme  du  style  va  de  Roméo  à  Falstaff,  l'univers  tient  dans 
l'intervalle,  les  hommes,  les  anges,  les  fées;  la  fosse  apparaît  ayant  à  l'une  de  ses 
extrémités  son  travailleur  et  à  l'autre  son  habitant,  le  fossoyeur  et  le  spectre;  la  nuit, 
cynique,  montre  autre  chose  que  sa  face,  huttoci^of  tbe  nighi;  la  sorcière  se  dresse, 
euménide  canaille,  caricature  dessinée  sur  la  vague  muraille  du  rêve  avec  un  charbon 
de  l'enfer,  et,  penché  sur  ce  monde  voulu  par  lui,  contemplant  sa  préméditation,  le 
vaste  poëte  regarde,  écoute,  ajoute,  sanglote,  ricane,  aime,  songe. 

Maintenant  traduisez  cela. 

Luttez  contre  ce  style  pour  l'exprimer,  contre  cette  pensée  pour  l'extraire,  contre 
cette  philosophie  pour  la  comprendre,  contre  cette  poésie  pour  l'embrasser,  contre 
cette  volonté  pour  lui  obéir.  Obéir,  c'est  là  qu'éclate  la  puissance  du  traducteur. 
Brumoy,  Bitaubé,  Artaud,  Poinsinet  de  Sivry,  Florian,  sont  désobéissants.  Ils  en 
savent  plus  long  que  les  maîtres.  Ils  sont  plus  maUns  que  le  génie,  ces  imbéciles.  Le 
traducteur  vrai,  le  traducteur  prépondérant  et  définitif,  étant  intelligence,  se  subor- 


RELIQUAT.  341 

donne  à  l'original,  et  se  subordonne  avec  autorité.  La  supériorité  se  manifeste  dans 
cette  obéissance  souveraine.  Le  traducteur  excellent  obéit  au  poëte  comme  le  miroir 
obéit  à  la  lumière,  en  vous  renvoyant  l'éblouissement.  Etre  ce  vivant  miroir  j  mérite 
rare  que  Molière  a  cherché  en  présence  de  Plaute  et  Chateaubriand  en  présence  de 
Milton.  Plus  de  fidélité  produit  plus  de  rayonnement. 

Est-il  à  propos,  à  cette  heure  où  nous  sommes  du  dix-neuvième  siècle,  de  donner 
en  France  un  tel  miroir  à  Shakespeare .''  Condenser  dans  une  traduction  toute  l'irra- 
diation de  ce  grand  foyer,  feire  converger  ce  flamboiement  sur  notre  littérature  à 
côté  des  splendeurs  de  nos  poètes  originaux,  introduire  dans  la  lumière  française 
cette  clarté,  rayon  fraternel  de  plus,  est-ce  là  une  chose  aujourd'hui  faisable.?  Les 
préjugés  ambiants  le  permettent-ils  ?  Notre  rhétorique  est-elle  assez  affaiblie  pour  y 
consentir?  La  vieille  ophtalmie  classique  est-elle  guérie.?  L'œil  français  s'ouvre-t-il 
tout  grand  ?  Ducis  et  Le  Tourneur  sont-ils  dépassés  ?  Il  vient  pour  les  traductions 
comme  pour  les  religions  un  moment  où  le  vrai  absolu  est  possible.  Le  goût  entre 
en  convalescence  de  même  que  la  philosophie  prend  des  forces.  Ce  moment  est-il 
venu  pour  Shakespeare  ? 

Le  traducteur  actuel  l'a  pensé.  Nous  croyons  qu'il  a  eu  raison. 


Sous  toutes  réserves  et  dans  une  certaine  mesure,  nous  sommes  pour  toutes  les 
traductions  de  même  que  nous  sommes  pour  toutes  les  religions. 

Religions  et  traductions,  choses  plus  semblables  qu'on  ne  croit  au  premier 
abord,  sont  toujours  proportionnées  à  l'état  des  esprits.  Toutes  sont  mauvaises  et 
toutes  sont  bonnes,  jusqu'au  moment  où  le  vrai  définitif  peut  être  admis,  d'un  côté 
en  art,  de  l'autre  en  philosophie. 

Les  traducteurs,  ces  autres  révélateurs,  vous  donnent  tout  l'à-peu-près  dont  vous 
êtes  capables.  Ils  ne  travaillent  pas  sur  l'infini  comme  le  fondateur  de  religion,  mais 
leur  œuvre  est  analogue.  Ce  qu'ils  contemplent,  ce  qu'ils  étudient,  ce  qu'ils  tra- 
duisent, n'est  pas  en  dehors  de  l'humanité,  mais  simplement  en  dehors  d'un  peuple, 
ce  n'est  pas  l'Esprit,  c'est  un  esprit,  ce  n'est  pas  le  Verbe,  c'est  un  idiome,  ce  n'est 
pas  le  ciel,  c'est  le  livre,  ce  n'est  pas  l'univers  avec  son  âme.  Dieu,  c'est  le  chef- 
d'œuvre  avec  son  âme,  le  poëte. 

Labeur  sévère.  Ils  font  ce  qu'ils  peuvent.  S'ils  ne  vous  disent  pas  tout ,  c'est  moins 
leur  faute  que  la  vôtre.  Ce  n'est  pas  le  public  qui  fait  le  poëte,  mais  c'est  le  public 
qui  fait  le  traducteur.  Les  traduaeurs  ont  un  aïeul  illustre.  Moïse.  Nous  acceptons 
ce  fait  contesté,  comme  nous  acceptons  toute  l'histoire,  contestable,  elle  aussi,  à  peu 
près  partout.  Moïse  est  révélateur  sous  les  deux  espèces;  sur  l'Horeb  il  est  traducteur 
de  Dieu,  dans  la  Bible,  il  est  traducteur  de  Job.  Hé  bien,  ce  traducteur  puissant 
n'est  pas  libre.  Quoique  Moïse  et  Parce  que  Moïse.  Il  ne  peut  donner  au  peuple 
juif  toute  la  téméraire  mise  en  scène  du  ciel,  de  Dieu  et  de  Satan,  telle  que  Job 
l'avait  imaginée.  Le  traducteur  Moïse  adoucit,  abrège  et  retranche,  l'arabe  se  per- 
mettant ce  que  l'hébreu  n'ose  risquer.  Job  est  expurgé  par  Moïse.  Le  traducteur,  en 
effet,  subit  son  milieu.  Le  traducteur  a  pour  collaborateur  le  moment  donné.  Aux 


342  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

intelligences  encore  peu  ouvertes,  il  faut  des  demi-traductions  comme  il  leur  faut  des 
demi-religions.  Aux  intelligences  adultes  et  arrivées  à  la  complète  croissance,  il  faut 
tout  le  texte,  de  même  qu'en  religion  il  leur  faut  tout  le  logos.  La  jupe  d'Isis  ne 
se  lève  pas  aux  enfants.  Quand  vous  serez  grands,  quand  vous  serez  des  hommes 
pour  de  vrai,  quand  vous  serez  des  peuples  sachant  qui  vous  êtes,  on  vous  dira  tout. 

Grâce  à  un  mauvais  régime  d'enseignement,  il  peut  arriver  que  telle  nation 
herculéenne,  effrontément  sublime  en  guerre,  en  révolution,  en  progrès,  soit  une 
mijaurée  en  littérature.  Tant  que  cela  dure,  un  de  ses  côtés  reste  petit.  C'est  par  la 
pleine  intelligence  littéraire  que  la  civilisation  se  couronne.  Quand  le  goût  est  grand, 
c'est  que  le  peuple  est  fait. 

Le  goût  est  un  estomac.  Il  a  des  maladies  qu'il  prend  pour  des  délicatesses.  Il  lui 
arrive  d'aimer  les  sucreries,  la  Guirlande  de  Julie,  le  Petit-Carême,  Bérénice j  quelque- 
fois même  les  fadeurs,  Gentil-Bernard,  Moncrif,  Florian.  Il  fut  un  temps  où  il 
vomissait  Shakespeare.  Boileau  au  dix-septième  siècle  et  au  dix-huitième  Voltaire, 
si  hardi  du  côté  de  Jésus,  si  timide  du  côté  de  Racine,  avaient  donné  ce  dégoût 
à  la  littérature.  Dans  cette  inappétence,  quaUfiée  «bon  goût»,  une  traduction 
pure,  complète  et  généreuse,  sans  alliage  et  sans  appauvrissement,  d'aucun  poète, 
n'était  possible  en  France j  pas  même  d'Horace,  pas  même  de  Virgile.  Il  y  a  eu 
une  chose  dite  «  beau  langage  »  et  «  style  noble  »  dans  laquelle  on  mettait  tout  à 
tremper.  Ce  délayage  était  nécessaire.  La  poésie  ne  passait  qu'étendue  d'eau.  Eau, 
lisez  Périphrase.  Il  est  certain,  que,  même  à  l'heure  où  nous  sommes,  pour  beaucoup 
d'esprits,  il  faut  encore  doser  Homère. 

Dans  Homère,  Minerve  prend  Achille  aux  cheveux.  Bitaubé  traduit  :  la  déesse 
saisit  la  blonde  chevelure  du  héros. 

Et  cela  de  bonne  foi.  Bitaubé  ignore  que  plaqué  sur  Homère,  le  joli  est  laid. 

Pope  aussi  enjolive  Homère.  A  la  comparaison  de  l'orateur  (chant  III  de  V Iliade) 
si  admirablement  et  si  largement  traduite  par  André  Chénier  : 

Dans  sa  bouche  abondaient  les  paroles  divines 
Comme  en  hiver  la  neige  au  sommet  des  collines. 

Pope  ajoute  ce  vers  agréable  : 

Melting  tbej  fall,  and  si»k.  i^io  the  beart. 

Les  traducteurs  délicats  sont  mal  à  l'aise  avec  cette  vieille  poésie  grecque.  Eschyle 
leur  donne  le  mal  de  mer.  Il  a  en  effet  assez  de  flot  pour  cela.  Dans  le  Vrométhée 
ou  ÏOreBie,  la  traduction,  à  chaque  insunt,  a  des  nausées.  Les  haut-le-cœur 
redoublent  si  on  est  en  présence  d'Aristophane.  L'Harpaliote  de  Y  Iliade,  traversé  du 
javelot  de  Mérion ,  se  tord  à  terre  «  comme  un  serpent  »  $  M"*  Dacier  refuse  de  tra- 
duire et  déclare  net  que  ceci  dépasse  les  bornes  de  notre  langue.  Anacréon  lui-même 
répugne.  Croirait-on  qu'il  donne  au  lion  «une  grande  ouverture  de  gueule»? 
%â.<j\>.^  bSàvTOiv.  M""*  Dacier  traduit  cette  gueule  par  «le  courage».  Et  son  sourire 
est  en  note  au  bas  de  la  page.  «Je  crois,  dit-elle,  qu'on  me  pardonnera  de  n'avoir 


RELIQUAT.  343 

pas  suivi  le  grec.  »  Cette  note  d'ailleurs  est  une  ritournelle.  Elle  revient  sans  cesse 
dans  les  traductions  de  l'ancien  régime.  A  chaque  instant  on  lit  en  marge  :  «  il  j  a 
dans  le  texte  ceci  :  etc..  ».  En  d'autres  termes  :  je  saisis  cette  occasion  pour  vous 
faire  savoir  que  je  suis  un  traducteur  qui  ne  traduit  pas. 

Bitaubé  enchérit  sur  M"*  Dacier.  M™®  Dacier  se  risque  à  écrire  {Iliade,  chant  XIX)  : 
«  Agamemnon  parle  de  sa  place  sans  se  lever.  »  Satis  se  lever  est  bas  j  Bitaubé  rectifie  : 
«sans  porter  ses  pas  au  milieu  de  l'assemblée».  Où  Homère  dit  :  «Pallas  parle», 
Bitaubé  traduit  :  «elle  l'accompagne  de  sa  voix  terrible».  La  flèche  de  Teucer  qui 
atteint  Clitus  «le  prend  par  derrière».  Derrière  est  choquant;  Bitaubé  dit  :  le  jrappe 
à  la  tête.  Plutarque  observe  que  le  cuir  d'un  bœuf  tué  est  plus  solide  que  le  cuir  d'un 
bœuf  mort,  et  qu'Homère,  à  cause  de  cela,  a  attaché  le  casque  de  Paris  avec  une 
courroie  «  Êiite  du  cuir  d'un  bœuf  tué  ».  Ces  exactitudes  sont  des  beautés.  Bitaubé  ne 
le  pense  pas,  et  traduit  :  «  forte  courroie  » .  Au  chant  XXI  de  Y  Iliade,  Junon,  ten- 
drement, tirant  d'une  infirmité  une  caresse,  ce  que  Plutarque  admire  avec  raison, 
Junon  appelle  Vulcain  «  mon  boiteux  ».  Bitaubé  traduit  :  «  ô  mon  fils  !  »  Neptune  dit 
à  Apollon  :  «Laomédon  jura  qu'il  nous  couperait  les  oreilles».  Bitaubé  traduit  : 
«que  son  épée  nous  laisserait  une  marque  inefeçable  d'ignominie».  La  pierre  jetée 
par  Ajax  à  Hector  tombe,  et,  dans  Homère,  tourne  à  terre  «comme  une  toupie». 
Que  va  devenir  Bitaubé }  Il  écrit  :  «  tourne  avec  rapidité  ». 

Homère  montre  la  double  source  du  Scamandre,  chaude  et  froide,  où,  avant  le 
siège,  les  femmes  de  Troie  venaient  laver  leur  linge j  fi  donc!  Bitaubé  prend  la 
parole  :  «...  où,  durant  les  jours  fortunés  de  la  paix,  les  dames  trojennes,  et  leurs  filles 
ornées  d'appas,  purifiaient  leurs  superbes  vêtements».  Homère  dit  :  «Apollon  non 
tondu  » .  Macrobe  en  effet  demande  avec  quels  ciseaux  on  pourrait  couper  les  rayons 
du  soleil.  Ces  ciseaux,  Bitaubé  les  a.  Il  e&ce  non  tondu.  Il  rase  Phébus.  Un  tra- 
ducteur est  un  barbier.  Un  traducteur  est  un  censeur.  Dans  ce  mode  de  traduction, 
«  un  poisson  sacré  »  {Iliade,  chant  XVI)  devient  «  un  énorme  habitant  du  Hquide 
empire».  Une  broche  devient  «un  dard»;  les  cuisses  deviennent  «les  parties  con- 
sacrées aux  dieux».  Toujours  Bitaubé. 

Parfois  un  affadissement  du  goût  produit  des  effets  singuliers.  Voyez  Xlphighie  de 
Racine,  laquelle  est  une  traduction.  Le  sujet  ^Iphig/nie  est  simplement  féroce.  C'est 
un  père  qui  tue  sa  fille  pour  avoir  du  vent.  Un  cacique  de  l'Hellade  fait  la  guerre 
à  un  cacique  de  la  Troade;  il  réunit  sa  flottille  de  pirogues  dans  un  petit  port,  Aulis; 
le  vent  manque  pour  la  traversée.  L'idole  Eole  ne  souffle  pas.  Il  s'agit  de  faire  souffler 
l'idole.  Le  cacique  consulte  l'obi,  Calchas.  L'obi  répond  au  cacique  :  l'idole  veut 
manger  ta  fille.  Tel  est  le  sujet.  Tout  ceci  est  vrai  à  la  lettre;  la  moitié  de  l'armée 
grecque  était  tatouée.  Si  vous  restez  dans  ce  vieux  sauvage  d'Homère  (déjà  un  peu 
mâtiné  par  Euripide),  rien  de  mieux;  sujet  et  personnages  sont  d'accord.  L'épopée 
est  buveuse  de  sang;  les  égorgements,  crûment  exécutés,  lui  conviennent.  Une  sorte 
d'harmonie  terrible  sort  du  poëme.  On  croit  entendre  l'hymne  sacré  du  vieux 
meurtre  idiot.  Tout  l'orient  donne  la  réplique  à  cette  Grèce  sanglante.  Du  fond  de 
l'ombre  Abraham,  sacrificateur  de  son  fils,  fait  écho  à  Agamemnon,  sacrificateur 
de  sa  fille.  L'idole  propose  un  marché;  il  ne  s'agit  que  d'ouvrir  le  ventre  à  une 


344  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

fille,  de  donner  aux  dieux  le  cœur,  le  foie  et  les  poumons,  et  de  lui  regarder  dans 
les  entrailles.  Cela  fait,  la  brise  soufflera.  Iphigénie,  stupéfaite  et  douce,  accepte;  la 
femme  est  peu  comptée  en  l'an  1200  avant  Jésus-Christ.  Dans  les  jeux  du  chant  XXIII 
de  V Iliade,  le  premier  prix  est  un  trépied j  le  second  prix  est  une  femme.  Iphigénie, 
en  plein  égarement  de  résignation,  accoutumée  à  ce  maniement  brutal  de  la  femme 
par  les  mœurs  sauvages,  attend,  le  cou  baissé,  l'heure  où  elle  sera  saisie  «comme 
une  chèvre»,  dit  Eschjle,  par  deux  poings  dont  un  tiendra  un  couteau.  Rien  de 
plus  âpre,  rien  de  plus  logiquement  atroce,  rien  de  plus  grand  dans  l'horrible.  Du 
reste  nulle  difformité.  Sujet  farouche,  personnages  fauves.  La  chose  se  passe  entre 
lions.  Maintenant,  avec  ce  sujet  barbare,  faites  une  tragédie  polie.  En  d'autres 
termes,  manquez  de  goût.  Faites  parler  à  ces  hurons  grecs  le  beau  style  de  cour. 
Remplacez  la  poésie  primitive  par  la  poésie  élégante.  Qu'au  Heu  de  s'insulter  et  de 
s'appeler,  comme  dans  Homère,  sac  à  vin,  œil  de  chien,  cœur  de  cerf,  ils  se  disent  : 
Sei^etir,  qu'Achille  soit  marquis,  qu'à  cette  pauvre  chèvre  Iphigénie  on  dise  :  Madame, 
et,  adorable  princesse,  la  dissonance  devient  monstrueuse,  le  contraste  entre  l'action  et 
les  personnages  révolte,  l'intérêt  s'évanouit,  avec  la  foi  au  sujet,  on  se  figure  quelque 
chose  comme  sa  majesté  Louis  XIV  faisant  égorger  par  l'archevêque  de  Paris 
Mademoiselle  de  Blois  pour  que  son  Altesse  monsieur  le  Comte  de  Toulouse, 
duc  et  pair  d'AnviUe,  reçu  amiral  de  France  au  parlement  de  Paris,  ait  bon  vent, 
et  ce  qui  était  formidable  en  Grèce  devient  absurde  à  Versailles.  Pourquoi }  tout 
simplement  parce  que  le  traducteur  a  changé  la  clef  du  stjle.  Le  goût  est  une  pro- 
portion. 

A  qui  la  faute.?  à  Racine.?  non  certes.  Racine,  en  dehors  de  l'observation  directe 
et  de  la  poésie  immédiate,  mérite  le  rang  qu'il  a  dans  le  dix-septième  siècle,  et,  s'il 
s'agit  d'orner  de  tragédies  un  règne,  il  est,  sans  nul  doute,  l'égal  de  ces  décorateurs 
magnifiques.  Le  Nôtre,  Mansard  et  Lebrun,  avec  quelque  chose  de  moins  dans 
l'invention  et  de  plus  dans  le  sentiment,  le  style  étant  le  même.  La  faute  est  à 
l'époque,  de  certains  siècles  raffinés  répugnent  aux  grandes  choses  et  aux  grandes 
œuvres.  Comprenant  peu  le  sublime,  ils  ne  comprennent  pas  le  naïf,  Louis  XIV 
qui  disait  de  Téniers  :  remporte^  ces  magots,  trouvait  Homère  grossier,  et  interpellait 
ainsi  Fénelon  :  Monsieur  de  Camhray,  ne  pourrie^-vous  accommoder  Homère  poliment  pour 
monsieur  le  duc  de  Bourgogne?  Fénelon  eût  pu  répondre  comme  Euclide  à  Ptolémee 
demandant  qu'on  lui  rendît  la  géométrie  facile  :  Il  nj  a  point  d'entrée  particulière 
tour  les  rois. 

Nous  venons  de  dire  :  la  moitié  de  l'armée  grecque  était  tatouée,  et  nous  savons  que 
cette  assertion  peut  être  contestée.  Elle  a  de  fortes  autorités  pour  elle.  Il  ne  faut  pas 
oublier  qu'Homère  est  postérieur  de  trois  cents  ans  aux  faits  qu'il  raconte.  Il  omet 
le  tatouage,  quoiqu'il  lui  arrive  très  souvent  de  faire  «de  la  couleur  locale».  Ainsi 
par  exemple,  la  cavalerie,  arme  qui  existait  du  temps  d'Homère,  n'existant  pas  du 
temps  d'Achille,  Homère  n'a  point  mis  de  cavalerie  dans  X Iliade,-  les  soldats  se 
battent  à  pied,  les  héros  en  char. 

JJ Iliade  est  légende,  et  Homère  est  légendaire.  Pourtant  nous  sommes  de  ceux 
qui  croient  à  Homère,  et  à  un  seul  Homère.  Dans  quel  temps  vivait-il.?  Nous  ne 


RELIQUAT.  345 

pensons  pas  qu'il  fût,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  contemporain  du  corrojeur  Tjchius 
dont  il  parle  à  propos  du  bouclier  d'Ajax.  Hérodote,  qui  suivait  de  près  Homère, 
devait  en  savoir  sur  lui  plus  long  que  nous.  Hérodote  dit  qu'Homère  jeune  connut 
le  vieux  Mentor  qui,  jeune,  avait  connu  Uljsse  vieux.  Avec  la  longévité  d'un  siècle, 
souvent  constatée  en  ces  temps-là,  cela  fait  les  trois  cents  ans  après  Troie  que  nous 
avons  indiqués.  Quant  au  tatouage  des  combattants  de  V Iliade,  il  est  certain,  dans 
l'armée  grecque  pour  les  Caucons,  peuple  nomade,  errant  du  Péloponèse  en  Cappa- 
doce,  et  dans  l'armée  trojenne  pour  les  Hippomolgues,  scythes  buveurs  de  lait  de 
jument.  Les  thraces  sont  tatoués.  De  même  les  mjsiens.  La  sauvagerie,  insistons-j, 
est  partout  dans  ces  augustes  poèmes.  Les  ancres  des  navires  étaient  de  grosses 
pierres,  comme  il  y  a  cent  ans  aux  îles  Sandwich.  On  pansait  une  blessure  avec  une 
fronde  nouée  sur  la  plaie  j  Agénor  panse  ainsi  la  blessure  d'Hélénus  j  et  c'est  ce  que 
font  encore  à  cette  heure  les  Botocados.  Figurez-vous  la  construction  que  voici  : 
pour  murailles  des  troncs  de  sapin  liés  de  cordes  d'écorce,  pour  toit  un  clayonnage 
de  joncs,  tout  autour  une  étroite  bande  de  terrain  enclose  d'une  palissade  à  pointes  j 
qu'est  ceci?  c'est  la  cabane  d'un  chef  Toucouleurs.  Oui,  et  c'est  aussi  la  tente 
d'Achille.  L'enclos  palissade  avait  une  porte  fermée  d'une  poutre,  poutre  qui  ne 
pouvait  être  soulevée  que  par  trois  hommes,  ou  par  Achille.  Les  héros,  dans  les  jeux, 
luttaient  brutalement  j  Ulysse  donne  un  croc-en-jambe  à  Ajax.  Quant  à  Achille, 
pendant  douze  jours,  il  traîne  tous  les  matins  par  les  pieds  Hector  mort  autour 
du  tombeau  de  Patrocle.  C'est,  dit  Callimaque,  une  coutume  thessalienne.  Achille 
égorge  sur  ce  tombeau  de  Patrocle  les  douze  plus  beaux  de  ses  captifs  troyens, 
choisissant  les  jeunes  et  les  gras,  exactement  comme  un  sachem  caraïbe.  Plus  tard 
Pyrrhus  égorgera  Polyxène  sur  le  tombeau  d'Achille.  Achille  vend  ses  prisonniers, 
notamment  plusieurs  fils  de  Priam  qu'il  envoie  au  marché  de  Lemnos.  Achille  est 
très  près  de  mordre  dans  Hector  j  Pope  remarque  qu'il  se  contente  d'en  avoir  bien 
envie.  Hécube  voudrait  bien  manger  aussi  un  peu  d'Achille.  Voyez  le  chant  XXIV* 
Quant  à  Priam,  Achille  s'attendrit,  mais  c'est  un  attendrissement  fauve,  et  assez 
inquiétant  ;  tout  à  coup  il  crie  aux  captives  de  cacher  à  Priam  le  corps  d'Hector,  car 
si  le  vieillard  pleurait  trop,  il  serait,  lui  Achille,  forcé  de  le  tuer.  Il  y  a  loin,  on  le 
voit,  de  cet  Achille-là  à  l' Achille  de  Versailles.  Les  défenseurs  du  grand  siècle  nous 
feront  peut-être  ici  observer  que  le  grand  siècle  aussi,  à  ses  heures,  a  été  atroce. 
J'accorde  atroce;  mais  qu'on  se  contente  de  cette  concession.  Je  m'explique.  Atroce, 
oui;  féroce,  non.  Le  sauvage  est  féroce,  le  civilisé  est  atroce.  On  ne  dit  pas  :  une 
bête  atroce.  Il  y  a  de  l'esprit  et  de  la  politesse  dans  l'atrocité.  Un  exemple  fera  sentir 
la  nuance  du  féroce  qui  est  brut,  à  l'atroce  qui  est  travaillé.  L'atrocité,  c'est  la  férocité 
ciselée.  C'est  du  perfectionnement.  Dans  Homère  comme  dans  la  Bible,  on  «écrase 
les  enfants  contre  la  pierre »(^'j  dans  le  siècle  des  arts,  sous  Louis  XIV,  on  «les  met 
à  la  broche».  Voilà  le  progrès. 

Nous  venons  de  dire  que  l'atrocité  est  polie.  Elle  l'est  jusqu'à  l'élégance.  Ecoutez 
M"^  de  Sévigné  :  «(aux  Rochers,  dimanche  5  janvier  1676)  ...  pour  nos  soldats, 
on  gagnerait  beaucoup  si  c'étaient  des  cordeliersj  ils  s'amusent  à  voler;  ils  mirent, 

W  David  menaçant  Babylone.  Priam  pleurant  sur  Troie.  {Iliade,  Ch.'KXll.)  [Note du  manmcrit,'] 


346  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

l'autre  jour,  un  petit  enfant  à  la  broche ^  mais  d'autres  désordres,  point  de  nouvelles.» 
Les  enfants  mis  à  la  broche,  désordres!  quelle  exquise  politesse!  Voltaire,  parlant  de 
Pierre  P""  de  Russie,  dit  :  «...  Les  roues  furent  couvertes  des  membres  rompus  des 
amis  de  son  fils,  il  fit  couper  la  tête  à  son  propre  beau-frère  le  comte  Laprechin, 
oncle  du  prince  Alexis.  Le  confesseur  du  prince  eut  aussi  la  tête  coupée.  Si  la  Mos- 
covie  a  été  civilisée,  il  faut  avouer  que  cette  politesse  lui  a  coûté  cher.  » 

Les  partisans  du  grand  siècle  insistent.  Nous  exagérons  l'incompatibilité  entre 
Homère  et  Racine.  Les  dissemblances  entre  les  mœurs  homériques  et  les  mœurs  de 
l'Œil-de-Bœuf  ne  sont  pas  si  évidentes  qu'on  le  dit.  Il  y  a  plus  d'une  analogie.  Ainsi 
le  rapport  qui  existe  entre  Menesthée  et  Anchialus,  Sarpédon  et  Thrasjmèle,  Poly- 
damas  et  Clitus,  Ajax  et  Ljcophron  de  Cythère,  Diomède  et  Sthénélus,  Achille 
et  Patrocle,  existe,  de  même,  entre  Monsieur  et  le  chevalier  de  Lorraine.  Où  est 
donc  cette  grande  différence  de  mœurs  ?  Au  fond  c'est  la  même  chose.  Pardon. 
Patrocle  n'empoisonne  pas  Briséis. 

Du  reste  les  demi-traducteurs  sont  des  initiateurs  utiles.  Ils  habituent  l'œil  peu  à 
peu.  Chaque  nuance  du  crépuscule  est  formatrice  du  jour.  Pas  à  pas,  telle  est  la  loi 
des  traductions.  Les  poètes  de  race  ne  peuvent  être  insérés  tout  d'une  pièce  dans 
l'esprit  d'une  nation  qui  ne  les  a  point  portés.  Les  introduire  d'abord  de  profil,  est 
sage.  C'est  de  transition  en  transition  que  le  public  arrive  à  les  accepter.  Qui  voudrait 
faire  tout  de  suite  l'enjambée  du  goût  de  Boileau  au  génie  d'Eschyle  échouerait.  Il 
ferait  un  coup  de  brutalité  comme  le  soleil  entrant  brusquement  dans  une  chambre 
sans  rideaux.  ( —  Ah!  chevalier,  écrivait  la  marquise  de  Joux  à  son  frère  le  chevalier 
de  Brève,  l'affreux  soleil  levant  !  Comme  il  m'a  malhonnêtement  révetUée !  le  maladroit!^  Le 
public,  lui  aussi,  est  une  prunelle,  tantôt  myope,  tantôt  presbyte,  très  aisément 
irritable.  Il  faut  pour  l'accoutumer  à  la  lumière  des  écrivains  supérieurs,  toujours  nets 
et  directs,  une  série  d'interpositions  successives,  de  plus  en  plus  transparentes.  C'est 
peu  à  peu  et  par  degrés  que  le  modelé  des  traductions  finit  par  s'ajuster  sur  les  origi- 
naux. Celui-ci  est  trop  du  sud,  celui-là  est  trop  du  nord  j  notre  zone  tempérée, 
notre  goût  littéraire  de  demi-saison  n'admettent  pas  d'emblée  ces  esprits  entiers,  ces 
puissants  étalons  de  la  poésie  universelle.  L'acclimatation  des  génies  veut  des  ména- 
gements. Exemple.  Ezéchiel  bâtit  au  centre  de  sa  ville  Jéhovah-Schammash,  un 
temple  j  il  en  exclut  les  tombeaux  de  rois.  Il  crie  :  «  Loin  d'ici  les  carcasses  des  rois  !  » 
Carcasse  est  dur.  Le  premier  traducteur,  qui  est  du  grand  siècle  et  du  beau  monde, 
traduit  :  dépouilles.  Le  deuxième  traducteur,  genevois,  risque  :  ossements.  Un  troisième 
traducteur  ose  :  squelettes.  Maintenant  le  quatrième  traducteur  peut  venir,  articuler 
toute  la  pensée  d'Ezéchiel,  retirer  à  ces  rois  morts  l'humanité,  les  dégrader  en  les 
déterrant,  et  dire  :  Lo/«  d'ici  ces  carcasses!  Squelette,  c'est  l'homme  j  carcasse,  c'est  la 
bête.  Cet  Ezéchiel,  prophète  à  ongles,  dévore  dans  sa  caverne  les  rois,  et  puisqu'il 
les  a  sous  la  dent,  il  sait  ce  que  c'est. 

On  peut  dire  de  la  traduction  en  elle-même  ce  que  Cicéron  dit  de  l'histoire  : 
quoque  modo  scripta,  placet. 

Nous  n'excluons  de  notre  tolérance  aucun  traducteur,  pas  même  ceux  qui,  inno- 
cemment, sont  presque  des  parodistes.  Ils  ont,  eux  aussi,  leur  raison  d'être.   La 


RELIQUAT.  347 

grimace  prépare  au  visage.  Ces  valves  plates  finiront  par  se  façonner  en  bouche 
parlante.  Une  chose  ridicule  qui  se  superpose  à  une  chose  sublime  la  défigure,  soit  j 
mais  l'annonce.  C'est  un  commencement  de  révélation.  Vous  êtes  avertis  que  derrière 
cette  opacité  mal  transparente,  il  y  a  quelqu'un.  Massieu  initie  à  Pindare,  Lefranc 
de  Pompignan  à  Eschyle,  Toureil  à  Démosthènes,  Larcher  à  Hérodote,  Longe- 
pierre  à  Théocrite,  Bergier  à  Hésiode,  Lêvesque  à  Thucydide,  Desfontaines  à 
Virgile,  la  Bletterie  à  Tacite,  Guérin  à  Tite-Live,  Tarteron  à  Juvénal,  Bauzée 
à  Salluste,  du  Kyer  à  Cicéron,  des  Coutures  à  Lucrèce,  Amelot  de  la  Houssaye  à 
Machiavel,  Artaud  à  Dante,  Macpherson  à  Ossian,  Dupré  de  S'-Maur  à  Milton, 
Filleau  de  S*-Martin  à  Cervantes,  GueudeviUe  à  Plaute,  Lemonnier  à  Térence, 
Poinsinet  de  Sivry  à  Aristophane,  Grou  à  Platon,  Brumoy  à  Sophocle,  Le  Tour- 
neur à  Shakespeare,  à  peu  près  comme  le  singe  initie  à  l'homme. 

L'indulgence  est  due  et  même  la  bienveillance,  et  même  l'encouragement,  à 
toutes  ces  tentatives  j  le  redressement  du  goût  se  fait  par  superpositions  d'ébauches, 
de  moins  en  moins  informes;  les  préparations  sont  les  échelons  du  résultat;  ces 
avortements  finissent  par  accoucher;  il  vient  un  jour  où  le  traduaeur  définitif  paraît. 

Quant  à  ces  avortements  préalables,  ils  n'ont  en  eux-mêmes  rien  qui  doive 
étonner.  La  tâche  est  rude  de  traduire.  La  lutte  est  presque  toujours  disproportionnée 
entre  le  traducteur  et  l'écrivain  traduit.  C'est  un  corps  à  corps  entre  deux  statures 
inégales.  L'un,  ordinairement,  n'est  qu'un  talent,  tandis  que,  souvent,  l'autre  est 
un  génie.  C'est  le  cas  de  Delille  vis-à-vis  de  Virgile.  DeliUe  pourtant  est,  à  tout 
prendre,  un  poëte  de  la  famille  de  Virgile.  Du  côté  bâtard.  La  fausse  muse  Rhéto- 
rique a  rencontré  Virgile  au  coin  d'un  bois,  lui  a  fait  violence,  et  a  eu  de  lui  tous 
ces  petits-là,  Stace,  Claudien,  Pope,  Dryden,  Gray,  Gessner,  S*-Lambert,  Roucher, 
Lemierre,  Esménard,  Delille.  Racine  aussi  est  de  cette  famille,  mais  d'un  meilleur 


Habituellement,  c'est  le  fond  même  des  langues  qui  résiste,  dans  de  certains  cas, 
c'est  la  surface.  Quelquefois  le  Dictionnaire  se  mêle  de  faire  le  difficile.  Le  Diction- 
naire, par  exemple,  dit  :  Uafrities  n'est  pas  latin.  Or  Uajrities  est  dans  Valère-Maxime. 
Dans  tous  les  vocabulaires  latins,  le  mot  Induperator  est  marqué  de  ce  signe  :  hasse 
latinité.  Ouvrez  Lucrèce,  écrivain  grand  parmi  les  plus  grands,  vous  y  trouverez  ce 
mot  Induperator  dans  de  magnifiques  vers'^l 

Ce  bas  latin  des  pédants  est  du  beau  latin  des  poètes.  Quant  au  fond  de  la 
langue,  sa  résistance  est  autrement  sérieuse.  Le  ser  et  YeBar  de  l'espagnol  ne  peuvent 
se  nuancer  en  français.  Ser  signifie  l'être  essentiel,  eltar,  l'être  contingent;  pour  les 
deux  acceptions,  nous  n'avons  qu'un  seul  verbe  :  être.  Le  mucho,  interjection,  est  plus 
intraduisible  encore.  (E/  rey  se  ha  marchado  ? —  Mucho.  Le  Roi  est  parti.?  —  Beau- 
coup.) Le  français  haron  ne  traduit  plus  le  varon  espagnol,  qui  a  conservé  le  double 
sens  de  sei^eur  et  de  héros.  Uaron  est  plus  près  de  vir  que  de  haron.  Dans  le  vers  de 

(*)  Summa  etiam  quum  zik  vioknti per  mare  venu         Non  div&m  pacem  votk  adit,  ac  prece  quasit 
Induperaiorem  classk  super  aquora  ■verrit,  Uentorum  pavidm  paces  animasque  secundas  ? 

Cumvalidiipariterkffonibmatqueelephantis}         Nequidquam.  (Note  du  manuscrit.) 


348  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Perse  :  Cum  beriè  àicinto,  etc.,  o^yma  signifie  injures,  à  moins  qu'il  ne  s\gmÇit  jricassée 
de  tripes.  Et  puis  tirez-vous  de  la  richesse  des  acceptions.  Les  acceptions  sont  un 
dédale.  Traduisez,  si  vous  pouvez,  le  TJ'trginihm  hacchata  Liacœnis.  Traduisez  le  Uxo- 
rius  amnis.  En  latin,  le  père  abdique  son  filsj  Suétone  dit  :  A.ugmtm  Jigrippam 
ahdicavitj  le  laurier  qui  refuse  de  brûler  abdique  le  feu  5  Pline  dit  :  laurus  manifeBo 
ahàicat  i^es  crepitu;  une  rivière  qui  se  sépare  d'une  autre  rivière  l'abdique  :  A.mnem 
BMrotam  hrevi  Spatio  portatum  ahàicat.  D'autres  expressions  sont  en  quelque  sorte 
ramassées  sur  elles-mêmes  j  si  vous  les  dépliez,  vous  les  énervez.  Virgile  dit  :  A. 
vulnere  recens.  Florus  dit  :  Nuper  a  silva  elephanti.  Otez  la  force,  vous  ôtez  la  grâce. 
Quelquefois  pour  rendre  un  mot,  il  faudrait  toute  une  phrase.  Se  coucher  dans  le 
temple  de  Jupiter  et  j  passer  la  nuit,  afin  d'j  avoir  un  songe  renfermant  un  oracle, 
ce  groupe  d'idées  si  complexe,  Plaute  l'exprime  d'un  mot  :  Incubare  lovi.  Luttez  avec 
cette  condensation.  Traduisez  dans  sa  concision  le  aridm  atcjue  jejunm  de  Paul  Jovc 
sur  Calchondjle.  Cette  prose  à  jeun,  quoi  de  plus  charmant!  Calchondjle  était  un 
écrivain  sobre.  Il  poussait  la  tempérance  jusqu'à  l'étisie.  A  force  de  mettre  son  style 
à  la  diète,  il  arrivait  à  la  maigreur  de  l'idée.  Tout  cela  est  à^ns  jejunm.  Traduisez  le 
reparabilis  aàsonat  écho  dans  les  quatre  étranges  vers  de  Néron  cités  par  Perse.  Tradui- 
sez les  ellipses }  tantôt  l'ellipse  simple,  comme  dans  le  beau  vers  de  Racine  \  je 
t'aimais  inconBant,  qu'emséje  fait  jidUe?  tantôt  l'ellipse  compliquée  de  la  métaphore, 
comme  le  :  on  le  bombarda  meBre  de  camp,  de  S*-Simon. 

La  relation  du  traducteur  à  l'auteur  est  habituellement,  nous  l'avons  dit,  l'infério- 
rité. Ceci  est  vrai  dans  la  plupart  des  cas.  Il  j  a  toutefois  des  exceptions.  Quelquefois 
le  traducteur  est  de  taille.  Ainsi  Moïse  vis-à-vis  de  Job.  Ainsi  Newton  vis-à-vis  de 
l'Apocaljpse.  Molière  est  de  force  avec  Plaute.  Chateaubriand  peut  se  mesurer  avec 
Milton.  Jean-Jacques  Rousseau,  tout  en  manquant  Tacite,  ne  lui  fait  pas  déshon- 
neur. Corneille  est  inférieur  à  David,  mais  La  Fontaine  est  supérieur  à  Esope.  Du 
reste  Corneille,  traducteur  des  Psaumes,  même  ridicule,  demeure  le  grand  Corneille. 
Quant  à  La  Fontaine,  il  copie  si  bien  Esope,  qu'il  le  supprime.  C'est  la  loi  de  ce 
cas  spécial  :  volez,  mais  après  le  vol,  sojez  le  seul  vivant.  Tuer  celui  qu'on  vole, 
en  équité  sociale,  aggrave,  en  équité  littéraire,  efface  le  crime.  Amjot  ne  vole  ni 
ne  tue  Plutarquej  il  le  transforme  et  de  subtil  le  fait  naïf  Toute  proportion  gardée 
entre  l'homme  du  premier  ordre  et  l'homme  du  second,  La  Mennais,  âpre  et  ferme 
intelligence,  quoique  sa  traduction  ne  soit  pas  la  meilleure,  peut,  sans  dissonance, 
approcher  Dante.  Horace,  qui  a  toujours  eu  du  bonheur,  vient  de  rencontrer  Jules 
Janin,  charmant  esprit  de  même  qu'Horace,  et  de  plus  qu'Horace,  généreux  cœur. 

Les  traducteurs  ont  une  fonction  de  civilisation.  Ils  sont  des  ponts  entre  les  peuples. 
Ils  transvasent  l'esprit  humain  de  l'un  chez  l'autre.  Ils  servent  au  passage  des  idées. 

C'est  par  eux  que  le  génie  d'une  nation  fait  visite  au  génie  d'une  autre  nation. 
Confrontations  fécondantes.  Les  croisements  ne  sont  pas  moins  nécessaires  pour  la 
pensée  que  pour  le  sang. 

Autre  fonction  des  traducteurs  :  ils  superposent  les  idiomes  les  uns  aux  autres, 
et  quelquefois,  par  l'effort  qu'ils  font  pour  amener  et  allonger  le  sens  des  mots  à  des 
acceptions  étrangères,  ils  augmentent  l'élasticité  de  la  langue.  A  la  condition  de 


RELIQUAT.  349 

ne  point  aller  jusqu'à  la  déchirure,  cette  traction  sur  l'idiome  le  développe  et 
l'agrandit. 

L'esprit  humain  est  plus  grand  que  tous  les  idiomes.  Les  langues  n'en  expriment 
pas  toutes  la  même  quantité.  Chacune  puise  dans  cette  mer  selon  sa  capacité.  Il  est 
dans  toutes  plus  ou  moins  pur,  plus  ou  moins  trouble.  Les  patois  puisent  avec  leur 
cruche.  Les  grands  écrivains  sont  ceux  qui  rapportent  le  plus  de  cet  infini.  De  là 
l'incompréhensible  quelquefois,  l'intraduisible  souvent.  Le  Sunt  lacryma  rerum  est 
une  goutte  de  l'immensité.  Toute  la  profondeur  est  dans  ce  mot.  Virgile,  au  moment 
où  il  le  dit,  égale  et  peut-être  dépasse  Dante. 

Ce  mot,  entre  tous,  est  irréductible  à  la  traduction.  Cela  tient  à  sa  sublimité 
concrète,  composée  de  tout  le  fatalisme  antique  résume  et  de  toute  la  mélancolie 
moderne  entrevue.  Chose  qui  semble  extraordinaire  à  ceux  qui  ne  méditent  point 
habituellement  sur  ces  vastes  problèmes  de  linguistique,  ce  mot  littérairement  tra- 
duit en  français,  n'offre  aucun  sens.  Aucune  femme  ne  comprendra  /'/  eit  des  pleurs 
de  choses,  et  toute  femme  porte  en  elle  le  Sunt  lacrymae  remm, 

La  question  philologique  n'est  pas  autre  chose  que  la  question  métaphysique. 
Les  traducteurs  y  jettent  beaucoup  de  lumière.  Pas  d'étude  philosophique  plus  utile 
et  plus  surprenante  que  ces  superpositions  de  langues.  Les  langues  ne  s'ajustent  pas. 
Elles  n'ont  point  la  même  configuration;  elles  n'ont  point  dans  l'esprit  humain  les 
mêmes  frontières.  Il  les  déborde  de  toutes  parts,  elles  j  sont  immergées,  avec  des 
promontoires  différents  plongeant  plus  ou  moins  avant  dans  des  directions  diverses. 
Où  un  idiome  s'arrête,  l'autre  continue.  Ce  que  l'un  dit,  l'autre  le  manque.  Au  delà 
de  tous  les  idiomes,  on  aperçoit  l'inexprimé,  et  au  delà  de  l'inexprimé,  l'inexpri- 
mable. 

Le  traducteur  est  un  peseur  perpétuel  d'acceptions  et  d'équivalents.  Pas  de  balance 
plus  délicate  que  celle  où  l'on  met  en  équilibre  les  synonymes.  L'étroit  lien  de  l'idée 
et  du  mot  se  manifeste  dans  ces  comparaisons  des  langages  humains.  La  fameuse 
distinction  de  la  forme  et  du  fond,  qui  a  servi  de  base  il  y  a  trente  ans  à  toute  une 
critique  écroulée  aujourd'hui,  apparaît  ici  dans  sa  puériHté.  Forme  et  fond  adhèrent 
au  point  que  dans  beaucoup  de  cas,  le  fond  se  dissout  si  la  forme  change.  On  vient 
d'en  voir  l'exemple  dans  le  Sunt  lacryma  rerum.  Dira-t-on  que  c'est  la  pensée  qui 
manque?  Jamais  pensée  ne  fut  plus  haute.  Dans  d'autres  cas,  le  fond  ne  se  dissout 
pas,  mais  se  dénature.  L'idée,  traduite  par  les  mots  rigoureusement  correspondants, 
devient  autre.  Traduisez  en  français  littéral  le  Plenus  rimarum  sum  hac  atque  iUac 
perfluo,  l'idée  se  métamorphose  au  passage;  en  latin,  c'est,  à  votre  choix,  l'indiscré- 
tion comique  ou  l'inspiration  lyrique;  en  français,  c'est  le  suintement  purulent  d'un 
lépreux  couvert  d'ulcères.  Toute  langue  est  propriétaire  d'un  certain  nombre  de  sens. 
Elle  a  ceux-ci  et  n'a  point  ceux-là.  Ce  profond  sous-entendu  est  caché  sous  cette 
locution  banale  :  telle  langue  est  riche,  telle  langue  est  pauvre.  Les  grands  écrivains 
sont  les  enrichisseurs  des  langues.  Les  écrivains  créent  des  mots,  la  foule  sécrète  des 
locutions;  te  peuple  et  le  poëte  travaillent  en  commun.  Homère  et  la  Halle  font 
assaut  de  métaphores.  Shakespeare  rivalise  d'audace  triviale  et  sublime  avec  John  Bull. 

Mais  quoi  qu'ils  fassent,  ils  ne  peuvent  tout. prendre  à  l'esprit  humain  et  tout 
donner  à  la  langue.  Le  tout  n'appartient  qu'au  Verbe.  Ici  éclate  l'identité  de  l'esprit 


350  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

humain  et  de  l'esprit  divin.  La  pensée,  c'est  l'illimité.  Exprimer  l'illimité,  cela  ne 
se  peut.  Devant  cette  énormité  immanente,  les  langues  bégaient.  Une  arrache  ceci, 
l'autre  cela.  Ces  lambeaux  recousus,  ces  morceaux  amalgamés  composent  la  connais- 
sance humaine  et  la  pensée  publique.  Après  les  langues  mortes  viennent  les  langues 
vivantes,  continuant  le  même  travail,  tâchant  de  faire  tenir  de  plus  en  plus  l'esprit 
humain  dans  la  parole  humaine.  Les  idiomes  sont  un  effort. 

Ceci  explique  la  difficulté  considérable  des  traductions.  Idiotismes  dans  les  langues, 
idiosyncrasies  dans  les  écrivains.  De  toutes  parts  l'écrivain  fait  obstacle  au  traducteur. 
Une  bonne  traduction  suppose  tout  ensemble  l'entente  la  plus  cordiale  et  la  lutte 
la  plus  acharnée. 

À  qui  avez-vous  affaire?  à  Horace?  c'est  la  grâce  même  du  tour  qui  résiste  : 
0  matre  pulchrâ  Jilia  pulchrior.  A  Lucrèce?  c'est  l'ampleur  farouche  du  style  :  nihilo 
fertm  minm  ad  vada  leti.  À  Catulle?  c'est  une  certaine  vigueur  mêlée  au  charme  : 
funelfetsese  suosque.  perdre  est  plus  bref;  porter  malheur  est  plus  juste.  A  Lucain?  c'est 
le  raccourci  énergique  :  si  cives ,  hue  mque  licet.  À  Tibulle?  c'est  la  déUcatesse  dans  la 
réalité  :  in  uno  corpore  servato,  reiiitume  duos.  À  Sénèque?  c'est  l'expression  parfois 
volatilisée  jusqu'à  la  grandeur  :  aperto  athere  innocum  errât.  Ni  ciel  ouvert,  ni  air  libre 
ne  rendent  aperto  athere.  À  Perse?  c'est  la  transparence  dans  l'obscurité  :  nescio  auoà 
certe  eB,  quod  me  tihi  tempérât  aBrum.  À  Ju vénal?  C'est  la  majesté  étrange  du  vers 
plein  d'une  haute  pensée  mécontente  :  Fumosos  Eauitum  cum  Di£iatore  MagiHros. 
Ajoutez  ceci  que  chaque  écrivain  a  son  énigme;  énigme  de  son  temps,  énigme 
de  lui-même.  Cette  énigme,  le  traducteur  est  tenu  de  la  pénétrer;  l'intimité  avec 
l'écrivain  original  est  à  ce  prix;  et  souvent  cette  énigme  se  dérobe.  Alors,  et  cela 
n'est  point  rare,  le  traducteur  n'entre  pas  dans  l'écrivain;  il  ne  peut  l'ouvrir,  la  clef 
lui  manque,  et  il  est  réduit  à  dire  comme  l'esclave  de  XAndrienne  de  Térence  : 
Davus  sum,  non  œdipm. 

Aux  difficultés  intérieures  ajoutez  les  difficultés  extérieures;  aux  obstacles  qui  sont 
dans  la  langue,  aux  obstacles  qui  sont  dans  l'écrivain,  ajoutez  les  complications  qui 
sont  autour  du  traducteur,  ajoutez  les  préjugés  du  moment,  les  antipathies  natio- 
nales, les  maladies  inoculées  par  les  rhétoriques,  les  scrupules,  les  effarouchements, 
les  pudeurs  bêtes,  les  résistances  du  petit  goût  local  au  grand  goût  éternel.  Com- 
ment, traduisant  Plante,  par  exemple,  vous  tirerez-vous  du  Potavi,  atque  accubui  scor- 
tum?  Comment,  traduisant  Horace,  vous  tirerez-vous  du  Tum,  quantum  diB)losa  poteB 
vesîca,  pebedi?  En  France  particulièrement,  prenez  garde  à  vous.  Nous  autres  français, 
nous  sommes  une  nation  de  demoiselles.  Il  faut  s'observer  dans  notre  pensionnat. 
Cambronne  en  a  été  expulsé  dernièrement. 

Et  j'ajoute  qu'il  ne  l'avait  pas  volé. 

Il  avait  trouvé  moyen  de  dire  la  plus  grande  chose  dans  le  plus  gros  mot.  Ce 
malembouché  gênait  l'histoire.  On  l'a  mis  dehors.  C'est  bien  fait. 

Après  quoi  on  lui  a  donné,  pour  habiller  proprement  son  mot,  un  traducteur, 
M.  de  Rougemont. 

M.  de  Rougemont,  autour  du  :  La  garde  meurt  et  ne  se  rend  pas,  continua  le  service 
public  et  fit  plus  tard  d'autres  mots  pour  les  princes,  entr'autres  celui  du  Trocadéro  : 
je  serais  mort  en  bonne  compa^ie.  Ce  Bitaubé  de  Cambronne  avait  un  gros  ventre  et 


RELIQUAT.  351 

beaucoup  d'esprit.   C'est  à  lui  qu'un  passant  émerveillé  disait  :   A.I)!  monsieur  de 
Kougemont,  comme  vous  êtes  gros!  Mais  vous  l'avev  bien  mérité. 

Les  grands  écrivains  font  l'enrichissement  des  langues,  les  bons  traducteurs  en 
retardent  l'appauvrissement. 

Le  dépérissement  des  idiomes  est  un  remarquable  phénomène  métaphysique  qui 
veut  être  étudié. 

Un  idiome  ne  se  défait  qu'en  en  faisant  un  autre,  quelquefois  plusieurs  autres. 
Une  gestation  se  mêle  à  son  agonie.  Pour  de  certains  insectes,  la  mort  est  une 
ponte.  Il  en  est  de  même  pour  les  langues. 

La  mort  des  langues  commence  par  un  épaississement  de  l'idiome  qui  lui  ôte  sa 
transparence.  Les  mots  prennent  de  l'opacité,  la  prononciation  s'alourdit  dans  la 
même  mesure,  et  les  rapports  entre  les  syllabes  deviennent  autres.  Cet  épaississe- 
ment tient  à  la  quantité  de  temps  écoulé  qui  frappe  la  langue  de  sénilité,  et  non, 
comme  on  le  dit  si  frivolement,  à  l'introduction  des  idées  nouvelles.  Les  idées  nou- 
velles, étant  jeunes,  sont  saines,  communiquent  leur  verdeur  à  l'idiome,  et  loin  de 
le  ruiner,  le  conservent.  Quelquefois  elles  le  sauvent.  Cependant  si  la  disparition  de 
l'idiome  doit  avoir  lieu,  l' épaississement  augmente;  l'obscurité  envahit  certaines 
zones  du  langage,  la  logique  de  la  langue  s'altère,  les  analogies  s'effacent,  les  éty- 
mologies  cessent  de  transparaître  sous  les  mots,  une  orthographe  vicieuse  attaque  les 
racines  irrévocables,  de  mauvais  usages  malmènent  ce  qui  reste  du  bon  vieux  fonds 
de  l'idiome.  L'agonie  arrive  :  les  voyelles  meurent  les  premières  :  les  consonnes 
persistent.  Les  consonnes  sont  le  squelette  du  mot.  Plus  tard  elles  aideront  à  retrouver 
l'étymologie.  Un  mot  se  conclut  des  consonnes  comme  un  animal  des  ossements. 
La  carcasse  suffit  pour  refaire  le  vocable  comme  pour  reconstruire  la  bête. 

Peu  à  peu  la  désuétude  croissante  de  l'idiome  condamné  crée  un  demi-idiome, 
peu  organisé,  embryonnaire,  qui  s'interpose  entre  l'ancien  qui  va  mourir  et  le  nou- 
veau qui  doit  naître.  Ce  demi-idiome,  lichen,  parasite,  ténia,  maladie,  s'attache  à 
l'ancien,  y  plonge  ses  racines,  le  tapisse  pour  ainsi  dire  en  dessous,  devient  sa  dartre 
et  sa  lèpre,  s'en  nourrit  et  le  fatigue.  Il  est  petit,  informe,  diflForme;  il  y  a  du 
monstre  dans  ce  nain.  La  succion  de  l'avorton  exténue  le  géant.  Ainsi  le  roman 
épuise  le  latin.  Ce  soutirage  de  force  tue  à  la  longue  l'idiome  le  plus  robuste. 
L'idiome  parasite,  n'étant  que  provisoire,  meurt  également.  Il  ne  peut  vivre  sans 
support.  Le  gui  ne  survit  pas  au  chêne.  C'est  ainsi  qu'à  l'heure  où  le  latin  expire,  le 
roman  se  décompose,  et  alors  la  place  est  faite  à  de  nouvelles  langues  complètes  et 
viables,  filles  de  la  grande  aïeule  morte,  et  l'on  voit  poindre  sur  le  même  sol  l'italien, 
et  au  sud  l'espagnol,  et  au  nord  le  français.  La  pensée  humaine,  pourvue  de  nou- 
veaux organes,  peut  maintenant  reprendre  la  parole. 

Elle  le  fait,  sans  diminution.  L'italien  de  Dante  vaut  le  latin  de  Tacite. 
Ces  transitions  d'un  idiome  à  l'autre,  du  passé  à  l'avenir,  de  la  décrépitude  à 
l'aurore,  de  la  mort  à  la  vie,  sont  laborieuses.  Les  traductions  y  aident,  les  apprêtent 
de  longue  main,  les  adoucissent,  les  facilitent.  Dans  toute  traduction  il  y  a  de 
l'amalgame.  Les  transformations  de  langues  ont  besoin  d'une  mixture  préalable.  Cet 
amalgame  du  fond  commun  des  idiomes  est  une  préparation. 


352  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

L'esprit  humain,  un  dans  son  essence,  est  divers  par  corruption.  Les  frontières  et 
les  antipathies  géographiques  le  tronçonnent  et  le  locaUsent.  L'homme  ajant  perdu 
l'union,  l'esprit  humain  a  perdu  l'unité.  On  pourrait  dire  qu'il  y  a  plusieurs  esprits 
humains.  L'esprit  humain  chinois  n'est  pas  l'esprit  humain  grec. 

Les  traductions  brisent  ces  cloisons,  détruisent  ces  compartiments  et  font  commu- 
niquer entre  eux  ces  divers  esprits  humains. 

Nécessaires  à  cette  mise  en  communication  des  idées,  elles  sont  de  plus  utiles 
d'abord  à  la  conservation,  puis  à  la  transformation  des  langues. 

J'ai  parlé  de  l'énigme  qui  est  dans  tout  écrivain.  Cette  énigme  sollicite  le  traduc- 
teur, et  s'il  ne  la  devine  pas,  le  tue.  Elle  est  toujours  ardue,  et  veut  que  le  traducteur 
soit  historien  autant  que  philologue,  philosophe  autant  que  grammairien,  esprit 
autant  qu'intelligence.  Et  qu'est-ce  donc  quand  l'écrivain  est  un  poëte?  qu'est-ce 
donc  quand  le  poëte  est  un  prophète  ? 

Voyez  la  Bible.  Que  de  questions  philosophiques,  chronologiques,  historiques, 
et  même  religieuses,  peuvent  faire  naître  l'élément  élohiste  et  l'élément  jéhoviste,  si 
inextricablement  mêlés  dans  le  Pentateuque!  Dieu  n'est  d'abord  que  le  Tout-Puissant, 
puis  il  devient  l'Éternel,  et  cette  transformation  d'Elohim  en  Jéhovah  se  fait  dans 
le  buisson  ardent  (Voir  Exode,  ch.  m  et  vi)  :  «Je  suis  apparu  à  Abraham  comme  Elo- 
him,  et  je  t'apparais  comme  Jéhovah».  C'est  sur  ce  gond  que  tourne  la  Bible.  Les 
traducteurs  s'en  sont  peu  aperçus.  De  là  beaucoup  de  confusion,  force  querelles, 
plusieurs  hérésies,  et  quelques  bûchers. 

Homère  n'est  pas  moins  que  la  Bible  matière  à  controverses.  Homère  ne  peut 
avoir  que  des  traducteurs  inquiets.  Quel  est  le  vrai  texte  ?  Où  est  le  vrai  sens  ?  pas 
d'écrivain  plus  clair  pourtant.  Mais,  écoutez  Horace,  Grammatici  certant. 

Homère  a  d'abord  été  oral.  On  le  chantait,  on  ne  l'écrivait  pas.  C'est  après  plus 
de  cent  ans  qu'un  rapsode  eut  l'idée  d'en  écrire  quelque  chose.  Déjà  cependant,  s'il 
faut  en  croire  la  légende,  la  première  des  bibliothèques  avait  été  fondée,  en  Egypte, 
par  Osymandias  qui  l'avait  nommée  Pharmacie  de  l'Ej^rit  Linus,  avant  Homère, 
avait  écrit  ses  poëmes  en  caractères  pélasgiques,  et  au  dire  de  Diodore  de  Sicile, 
Homère  avait  eu  un  maître,  Pronapidès,  qui  connaissait  l'alphabet  de  Linus.  Prona- 
pidès  est  appelé  par  d'autres  Phémius.  Cet  alphabet  était  évidemment  syllabique, 
peut-être  même  hiéroglyphique.  Les  premiers  exemplaires  d'Homère,  absolument 
comme  les  poëmes  erses  et  celtes,  et  les  courtes  épopées  d'Ossian,  furent  écrits  par 
fragments,  chaque  rapsode  écrivant  le  sien,  et  furent  écrits  dans  cette  écriture  sylla- 
bique, peu  maniable,  moins  précise  que  l'alphabet  par  lettres,  et  prêtant  aux  doubles- 
sens  et  aux  contresens.  Pisistrate  ajusta  les  fragments.  De  là  tant  d'indécision  sur  le 
texte  réel.  De  là  un  choix  possible  dans  Homère.  Pausanias  a  ses  variantes.  Cyné- 
thus  a  ses  retouches.  Le  scoliaste  de  Pindare  rature  certains  passages  qu'Eustathe 
rectifie.  Klotz,  le  critique  de  1758,  hésite  entre  Eustathe  et  le  scoliaste.  Il  indique 
en  revanche  les  coups  de  lime  d'Aristarque. 

Un  passage  du  chant  IV  de  ï Iliade  offre  quatre  sens,  ce  qui  enchante  M""  Dacicr. 
Où  le  scoliaste  voit  une  comète,  Clarkc  ne  voit  qu'une  étoile  filante.  Le  scoliaste 


RELIQUAT.  353 

réduit  aux  proportions  d'un  simple  pillage  de  moissons  la  mise  aux  prises  des  grues 
et  des  pygmées.  Le  talon  vulnérable  d'Achille  n'est  pas  dans  VIliade  telle  que  nous 
l'avons  aujourd'hui.  Y  était-il  avant  les  coupures  et  les  raccords  de  Pisistrate  ?  Hubert 
Goltzius  dit  oui  ;  le  ragusain  Raimondo  Cuniccio,  traducteur  de  Y  Iliade  en  latin,  dit 
non.  Bianchini  décrète  que  VIliade  est  une  querelle  de  Thalassocratie ,  c'est-à-dire  de 
liberté  des  mers  et  qu'il  s'agit,  non  d'Hélène,  mais  de  la  navigation  du  Pont-Euxin 
et  de  la  mer  Egée.  Pour  Bianchini,  Mars  est  l'Arménie,  Minerve  est  l'Egypte,  et 
Junon  «  aux  bras  blancs  »  est  la  Syrie  Blanche.  Pour  Camoëns,  Mars  est  Jésus-Christ 
et  Vénus  est  l'église.  "Vbilà  Homère  soumis  aux  réactifs  de  l'orthodoxie  comme  le  Can- 
tique des  Cantiques.  Pour  Apollodore  la  grande  afiEiire,  c'est  qu'Homère  soit  ionien, 
attendu  que  Xlliade  n'est  guère  utile  qu'à  constater  la  haine  des  ioniens  contre  les  ca- 
riens.  A  cause  de  ce  vers  du  chant  XV  de  Xlliade,  «  nous  sommes  trois  fils  de  Saturne  », 
Platon,  dans  le  Gorgtas,  attribue  à  Homère  une  sorte  d'invention  d'une  Trinité,  que 
Lactance  ne  rejette  pas  absolument.  Etc.,  etc.,  etc.  Problèmes  de  linguistique,  de  reU- 
gion,  de  philosophie,  de  géographie,  de  mythologie,  de  théogonie,  de  législation, 
d'histoire,  de  légende.  Que  répondre  à  tous  ces  points  d'interrogation?  Le  manuscrit 
du  dixième  siècle,  annoté  par  soixante  scoHastes,  et  trouvé  à  "Venise  par  Villoison,  ne 
résout  rien.  UHofnericus  A.chiïles  de  DreUncourt  éclaire  peu.  Les  glossateurs  se  prêtent 
leur  lanterne  j  Ernesti,  commentateur  d'Homère,  la  passe  à  Heyne,  commentateur 
de  Virgile,  Le  commentaire  d'Hésychius  s'embourbe  dans  le  ^pà.cra.1  de  Calchas  ; 
il  penche  tantôt  vers  Tu  die,  tantôt  vers  Tecum  expende,  et  n'en  sort  plus.  Certains 
critiques  se  tirent  des  difficultés  par  des  ratures  j  ainsi  disparaissent  dans  beaucoup 
d'éditions  les  neuf  vers  charmants  et  lugubres  d'Andromaque  sur  Astyanax.  L'anglais 
voyageur  Wood  confronte  Aristote,  Pausanias  et  Strabon.  Le  grammairien  Appien, 
perplexe  entre  les  divers  textes  et  les  divers  sens,  prend  sagement  le  parti  d'évoquer 
l'ombre  d'Homère  pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir. 

Maintenant  un  dernier  mot. 

Une  traduction  est  une  annexion. 

Il  est  bon  de  s'augmenter  d'un  poëte  ;  il  ne  l'est  pas  moins  de  s'ajouter  un  philo- 
sophe. Ceci  est  un  conseil  de  bon  voisinage.  Les  nations,  même  les  plus  Hbres, 
arrivent  parfois  à  de  certaines  situations  intellectuelles  et  morales  où  un  ravitaillement 
de  philosophie  leur  est  nécessaire.  La  théocratie  est  sournoise  et  se  glisse.  Luther  l'a 
dénoncée  dans  le  christianisme,  et  saisie,  et  traînée  au  grand  jour,  et  chassée.  En  ce 
moment,  grâce  à  Luther,  qui  a  donné  le  branle,  la  théocratie  est  en  train  de  vider 
Rome.  Mais  la  théocratie  sait  se  retourner.  Luther  la  fait  sortir  de  Rome,  eh  bien, 
elle  entre  dans  Luther.  Ce  qu'elle  perd  en  ItaUe,  elle  le  regagne  en  Angleterre.  Elle 
était  papauté,  elle  se  fera  épiscopatj  détruirez-vous  révêché.?  elle  se  fera  presbytère. 
Abolirez-vous  la  prêtrise  ?  elle  se  fera  fanatisme  pur  et  simple.  Le  chapeau  du 
quaker  met  sur  le  crâne  humain  presque  autant  d'ombre  que  la  tiare.  Ombre  moins 
mauvaise,  sans  doute,  mais  dangereuse  pourtant.  L'Angleterre,  sa  vaste  et  majes- 
tueuse existence  poUtique  mise  à  part,  vit  d'une  vie  à  la  fois  matérielle  et  mystique. 
La  matière  est  souveraine  en  Angleterre;  et  disons-le,  souveraine  utile  et  magni- 
fique; elle  se  nomme  banque,  bourse,  industrie,  commerce,  production,  circulation, 

PHILOSOPHIE.    —   II.  23 

mVBlHEait    SATIOIILI. 


354  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

échange,  richesse,  prospérité  ;  la  matière  en  Angleterre  encombre  le  progrès,  et 
l'aiguillonne j  elle  est  masse  et  tumulte-  elle  alourdit  l'homme  et  l'emporte,  elle 
l'emplit  de  plomb  et  le  couvre  d'ailes  -,  ces  ailes  sont  puissance,  ce  plomb  est  or.  Faire 
des  affaires,  telle  est  la  volonté  fixe  du  cerveau  anglais.  Tme  is  money.  De  là  une 
fièvre.  L'Angleterre  (nous  l'en  louons)  croise  en  tous  sens  sa  marine  marchande 
sur  toutes  les  trajectoires  de  l'Océan,  Londres  est  un  tourbillon,  la  circulation  y  est 
presque  terrible  j  la  foule  sur  le  London  Bridge  est  à  l'état  de  chaîne  sans  fin,  et  toute 
cette  foule  court  et  se  rue  5  pas  de  badaud  ;  le  badaud  est  un  songeur,  nul  ne  flâne. 
Multitude  affairée  et  hâte  matérielle  partout.  La  Tamise  disparaît  sous  le  fourmille- 
ment des  bateaux  à  vapeur,  les  chevaux  d'omnibus  de  Londres  durent  en  moyenne 
vingt-et-un  jours.  Or,  cela  est  bizarre  à  dire,  mais  rigoureusement  vrai,  la  vie  maté- 
rielle est  une  préparation  à  la  vie  fanatique.  La  Bible  est  bien  assise  sur  le  ballot. 

En  somme,  on  est  né  et  on  mourra,  de  l'obscur  est  sur  nous,  il  y  a  là  au-dessus 
de  nos  têtes  l'infini,  bleu  le  jour,  étoile  la  nuitj  pression  mystérieuse  j  il  faut  une 
solution  à  cette  obsession.  Tirer  à  peu  près  l'homme  d'inquiétude,  c'est  là  le  succès 
de  toutes  les  religions.  L'esprit,  débarrassé  du  souci  de  là-haut,  est  plus  alerte  ensuite 
aux  calculs  et  aux  négoces.  On  se  dépêche  bien  vite  de  croire  une  chose  quelconque 
une  fois  pour  toutes,  et  l'on  se  repose  là  dedans.  Tel  est  le  phénomène  anglais. 

La  théocratie  n'en  demande  pas  davantage.  Elle  a  un  talent,  couper  à  merveille 
l'homme  en  deux.  L'égoïsme  en  entente  cordiale  avec  Dieu  5  elle  excelle  dans  ces 
bons  ménages-là.  Elle  laisse  aux  affaires  l'homme  extérieur,  et  s'empare  de  l'homme 
intérieur.  C'est  au  dedans  qu'elle  blanchit  le  sépulcre.  La  religion  est  une  exsudation 
profonde  de  l'infini,  qui  pénètre  l'homme  ^  mais  les  religions  sont  badigeonnage. 
Une  couche  de  foi  sur  les  vices  suffit.  Gela  se  voit  chez  les  catholiques,  et  aussi  chez 
les  protestants.  Ici  on  insiste  un  peu  plus  sur  le  nouveau  testament,  là  sur  l'ancien. 
Le  jésuitisme  est  de  tous  les  cultes.  La  théocratie,  en  Angleterre  particulièrement, 
pourvu  qu'elle  règne,  est  bonne  personne  5  elle  se  contente  d'un  certain  abrutisse- 
ment. Elle  tapisse  intérieurement  l'homme  de  chimères  et  de  préjugés  j  elle  lui 
accroche  sous  le  crâne,  pour  intercepter  toute  vérité  au  passage,  la  large  toile  d'arai- 
gnée des  idées  fausses.  Maintenant,  tu  es  libre.  Traite,  contraae,  vends,  achète, 
pioche,  laboure,  navigue,  dépense,  épargne,  dispose,  jouis,  gouverne  le  reste.  Elle 
a  l'art  de  vous  enfermer  dans  un  cercle  qu'elle  a  l'art  de  vous  cacher.  Tu  croiras 
beaucoup  et  penseras  peu.  Elle  laisse  à  l'homme  le  va-et-vient  dehors  et  lui  met 
l'empêchement  dans  l'esprit  j  l'homme  matière  peut  faire  ce  que  bon  lui  semble, 
l'homme  conscience  est  entravé  ;  la  liberté  de  conscience  existe  pourtant,  mais  cette 
liberté  est  manégée  sans  s'en  douter,  et  tourne  sur  elle-même  à  son  insu,  toujours 
en  deçà  d'un  obstacle  invisible  j  de  certaines  mœurs  religieuses  s'installent,  fort  dis- 
tinctes des  mœurs  politiques  5  une  vaste  superposition  d'articles  de  foi  et  de  croyances 
intolérantes  se  fait  sur  cette  nation,  vraie  formation  de  bigotisme;  l'alluvion  des 
préjugés  grossit  insensiblement  et  sans  cesse  ;  le  fanatisme,  avec  l'épaississement 
croissant  propre  au  fanatisme,  obstrue  peu  à  peu  les  intelligences,  le  texte  commande, 
la  lettre  indiscutable  ordonne  et  défend,  la  raison,  dénoncée  et  suspecte,  bat  en 
retraite  pas  à  pas  devant  l'obéissance  compacte  de  tous,  un  universel  regard  de  tra- 
vers déconcerte,  et  parfois  intimide,  le  penseur,  il  y  a,  au  besoin,  d'étranges  tribu- 


RELIQUAT.  355 

naux  spéciaux,  la  cour  des  Arches,  voyez  l'évêque  Collenso,  et  c'est  ainsi  que  sur 
un  peuple  libre  la  tyrannie  d'un  livre  s'établit. 

Tyrannie  redoutable.  Il  y  a  de  l'ankylose  dans  le  puritanisme.  Une  nation  qui  a 
trop  de  dogmes  dans  le  sang  finit  par  avoir  ces  dogmes  dans  les  articulations,  nodo- 
sités gênantes  pour  les  agiles  enjambées  du  progrès.  Un  conformiste  est  un  podagre. 
On  peut  être  atteint  de  la  Bible  comme  de  la  goutte.  O  grand  peuple,  il  s'agit  d'aller 
en  avant,  non  de  rêvasser  en  arrière.  La  théocratie  arrive  à  ce  résultat,  chef-d'œuvre 
pour  elle  :  figer  la  pensée.  La  liberté  civique  elle-même  en  souffre.  Tu  n'ouvriras 
pas  ta  boutique  le  dimanche.  Tu  n'iras  pas  au  Musée  le  dimanche.  Tu  n'iras  pas  au 
spectacle  le  dimanche.  Ecrivain,  toi  qui  enseignes  et  qui  éclaires,  tu  n'enseigneras 
pas  et  tu  n'éclaireras  pas  le  dimanche.  Pas  de  journal  ce  jour-là.  La  censure  de  la 
presse,  faite  de  droit  divin,  sévit  en  Angleterre  un  jour  sur  sept.  A  Guernesey  une 
pauvre  femme  est  surprise  un  dimanche  versant  un  verre  de  bière  à  un  passant  ; 
amende  et  prison.  Un  autre  dimanche,  un  bateau  à  vapeur  arrive  portant  des  voya- 
geurs de  plaisir,  un  prédicateur  millénaire  leur  jette  publiquement  l'anathème  du 
haut  du  quai  du  port,  malédiction  à  ces  Trouble-nuit,  ils  trouvent  toutes  les  auberges 
fermées  et  se  rembarquent  sans  avoir  bu  ni  mangé.  Et  naturellement,  car  la  logique 
existe  même  pour  l'absurde,  réprobation  de  la  poésie  et  des  poètes,  oiseaux  qui  ont 
l'art  de  toujours  sortir  des  cages.  Haine  turque  de  l'art.  Iconoclastie.  En  Angleterre 
toute  la  Bible  tourne  en  discipline.  La  Bible  a  son  banc  au  parlement,  et  Moïse 
contrôle  Cobden.  Il  y  a  autant  de  chapelles,  par  toise  carrée  de  terrain,  en  Angleterre 
qu'en  Espagne. 

L'Angleterre  subit  cet  obscurcissement.  Entre  elle  et  la  liberté  son  puritanisme 
s'interpose  comme  son  brouillard  entre  elle  et  le  soleil.  Or,  prenez  garde,  chez  vous 
les  libertés  poussent  en  plein  champ,  les  superstitions  aussi.  Cette  ivraie  menace  ce 
froment.  La  ronce  est  vivace,  elle  fait  sève  de  toutj  elle  est  encombrante  et  méchante, 
elle  étouffe  en  même  temps  qu'elle  égratigne.  Les  préjugés  anglais  sont  décidément 
de  trop  belle  venue;  il  faut  à  l'Angleterre  un  sarcleur.  Un  sarcleur  alerte,  puissant, 
infatigable,  sur  pied  jour  et  nuit,  de  bonne  humeur,  éclatant  de  rire  sur  les  mau- 
vaises herbes,  méchant  lui  aussi  quand  il  le  faut,  et  ayant  des  griffes  contre  les 
épines.  Ironie  contre  ortie.  La  France,  mise  à  la  diète,  au  point  de  vue  de  l'art,  par 
deux  siècles  plus  littéraires  que  poétiques,  avait  une  soif,  la  poésie,  Shakespeare  est 
un  de  ceux  qui  étanchent  largement  cette  soif;  l'Angleterre,  elle,  a  un  besoin,  la 
philosophie  ;  et  maintenant  que  la  France  a  une  traduction  de  Shakespeare  c'est  le 
tour  de  sa  voisine,  et  il  importe  que  l'Angleterre  ait  une  traduction  de  Voltaire. 


3^6  WILLIAM .  SHAKESPEARE. 


NOTES   DE  TRAVAIL. 


Dans  la  préparation  de  W^iïliam  Shak,e§peare ,  Victor  Hugo  apporte  plus  d'ordre  que 
d'habitude;  après  avoir  constitué  un  certain  nombre  de  petits  dossiers  de  notes 
prises,  comme  toujours,  sur  les  premiers  bouts  de  papier  qui  se  trouvaient  sous  sa 
main,  il  inscrit  au  coin  de  plusieurs  pages  blanches  de  même  format  des  titres  : 
L,e  goàt.  —  Le  génie.  —  Forme  et  fond.  —  Critique.  —  Liberté  des  poètes,  etc.;  puisant 
ensuite  dans  ces  petits  dossiers,  il  colle  sur  la  page  préparée  pour  les  recevoir  les 
fragments  se  rapportant  au  titre  inscrit  :  pensées,  citations,  remarques,  plans, 
ébauches,  sous  lesquels  on  lit  parfois  :  A  développer;  sur  une  page  entière  il  n'y  a 
quelquefois  de  collé  qu'un  lambeau  de  papier  ne  portant  qu'une  phrase  ;  en  revanche , 
tel  titre  se  répète  sur  plusieurs  feuillets  bien  remplis  ;  une  réflexion  sur  la  grammaire 
se  glisse  au  milieu  de  rapprochements  entre  Homère  et  la  Bible;  souvent  tout  un 
passage  est  biffé,  c'est  qu'il  a  été  employé,  nous  le  retrouvons  dans  le  volume 
publié . 

Presque  tout  le  manuscrit  de  W^iUiam  Shak,elpeare  est  contenu  en  germe  dans  ces 
dossiers. 

Nous  ne  reproduirons  que  les  notes  inutilisées  qui,  dans  la  pensée  de  Victor 
Hugo,  devaient  servir  soit  à  compléter  W^illiam  Shakjispeare ,  soit  à  un  livre,  resté  à 
l'état  de  projet,  sur  l'înlîruéiion  publique  et  obligatoire. 


Ces  quelques  pages  ont  un  but.  Montrer  que  le  génie  est  le  serviteur  souverain. 
Nous  dédions,  autant  qu'il  est  en  nous,  les  grands  hommes  au  peuple.  Les  grands 
hommes  sont  la  propriété  du  genre  humain. 


LE    POETE. 


Des  appétits,  des  passions  se  dégagent  de  cet  homme  comme  des  autres,  mais  ils 
n'obscurcissent  pas  l'esprit;  rien  d'impur  ne  se  répand  sur  l'œuvre,  un  souffle  de 
l'âme,  un  puissant  courant  de  conscience  force  toutes  ces  fumées  à  rentrer  au  foyer 
(qui  les  brûle). 

Allez  donc  demander  le  pourquoi  de  la  tempête  à  rocéan,  ce  grand  lyrique. 


Un  rêveur  plus  fort  que  son  rêve,  certes,  c'est  Shakespeare. 


NOTES    DE   TRAVAIL.  357 

Il  y  a  des  idées  éclairs,  des  puissances  inattendues  de  style,  des  profondeurs 
entr'ouvertes,  et  çà  et  là  de  ces  mots  qui  provoquent  chez  le  lecteur  l'éveil  des  pensées 
sans  nombre. 


Les  génies.  —  L'hommage  leur  est  dû.  Ils  sont  les  créanciers  de  l'enthousiasme 
universel. 


Ces  apparents  désordres  des  génies,  ces  irrégularités  visibles  sous  lesquelles  il  y  a, 
pour  qui  sait  voir,  la  plus  sévère  et  la  plus  auguste  des  géométries,  ces  noirceurs  ici, 
ces  splendeurs  là,  ces  soleils  tachés,  ces  nébuleuses  qui  sont  des  mondes,  ces  opacités 
aveugles  dans  des  coins,  et  tout  à  coup  ces  profusions  d'étincelles  qui  semblent  des 
explosions  et  qui  ressemblent  à  une  brusque  ouverture  de  volcan,  ces  vastes  espaces 
qui  paraissent  vides  et  où  l'œil  grossissant  de  la  philosophie  spéculative  découvre  des 
systèmes  et  des  univers,  ces  profondeurs  vertigineuses,  ces  puits  de  ténèbres,  ces 
trous  de  lumière,  toute  cette  prodigieuse  antithèse  du  jour  et  de  la  nuit,  ces  lueurs 
dont  on  n'a  pas  le  secret,  ces  portes  d'ombre  dont  on  n'a  pas  la  clef,  ces  aurores 
montant  et  descendant,  ces  météores  aussitôt  évanouis  qu'aperçus,  ces  comètes  trou- 
blant tout,  ces  beautés  qui  font  mal  aux  yeux,  ce  prodigieux  caprice  qui  a  pour 
champ  l'infini,  tout  cet  ensemble  formidable  et  magnifique  d'obscurité  éblouissante, 
ces  démentis  énormes  de  l'innombrable  et  de  l'insondable  au  goût  et  à  la  règle,  cette 
négation  éternelle  du  niveau  et  du  cordeau,  cette  absence  effrontée  de  sobriété,  cette 
prodigalité  de  merveilles,  cette  bizarre  toute-puissance  lumineuse,  toutes  ces  fautes 
contre  les  rhétoriques,  les  esthétiques  et  les  Arts  poétiques  indignent  les  professeurs, 
les  poètes  et  inventeurs  selon  l'école  et  l'académie,  exaspèrent  les  orthodoxes  et  les 
réguliers  quand  on  essaie  de  les  leur  faire  remarquer  et  surtout  les  frappent  de  stupeur 
et  les  déconcertent  en  leur  faisant  tout  à  coup  craindre  on  ne  sait  quoij  les  Ruggieri, 
les  allumeurs  d'ifs  officiels  er  de  lampions  rectilignes,  les  faiseurs  d'illuminations, 
n'ayant  pas  l'habitude  de  faire  attention  à  la  concurrence  du  ciel  étoile. 

Les  prudents  et  les  médiocres  s'ébahissent. 

S'il  était  possible  par  hasard  que  cela  fût  le  beau ,  quelle  inquiétude  ! 


Les  souverains  esprits  que  nous  avons  essayé  de  caractériser  rapidement  dans  les 
pages  qu'on  vient  de  lire,  sont,  à  l'heure  qu'il  est,  encore  contestés.  Cela  fait  partie 
de  la  gloire.  Etre  contesté,  c'est  être  constaté. 

Il  a  été  à  la  mode  pendant  quelque  temps  d'être  imbécile.  Un  écrivain  imprimait  : 
«Je  préfère  à  Homère  les  mémoires  du  maréchal  Gouvion-Saint-Cyr,  et  je  lis  tous 
les  matins  un  article  du  code  pour  me  faire  le  style».  Sur  ce,  réputation  de  pro- 
fondeur à  cet  écrivain.  Un  autre  mort  célèbre,  ignoré  aujourd'hui,  disait  :  ^uel 
bonheur!  j'ai  découvert ^ue  j'étais  médiocre!  Et  tous  applaudissaient,  excepté  deux  ou  trois 
connaisseurs  qui  avaient  découvert  cela  avant  lui. 


358  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Cette  médiocrité  heureuse  de  l'être  partait  de  là  pour  nous  signifier  son  goût  : 
«Je  donnerais  tous  vos  Niebelungen  et  tous  vos  Romanceros,  et  les  trois  quarts  de 
la  Bible  par-dessus  le  marché,  pour  un  conte  de  Boccace»  (Textuel). 

L'abbé  Tuet  s'écrie  magistralement  :  «A  qui  fera-t-on  accroire  qu'il  puisse  j  avoir 
dans  un  homme,  dans  un  poëme,  dans  un  vers  scandé  ou  rimé,  un  quid  divinum,  un 
souffle,  un  agion  pneuma? )> 


LES    GENIES    CRITIQUES. 

Ces  génies. . . 

Leur  ajouter  quelque  chose  est  impossible.  Leur  ôter  quelque  chose  est  malaisé. 
Du  reste  il  est  facile  de  les  critiquer.  Est-ce  que  vous  n'entendez  pas  tous  les  jours 
dire  :  Le  soleil  est  trop  chaud.  La  mer  est  trop  grande.  Je  n'aime  pas  le  plein  midi. 
Le  grand  vent  me  fatigue.  A  quoi  bon  toutes  ces  étoiles  là-haut  'î  II  vaudrait  mieux 
qu'il  n'y  eût  pas  d'aigles  dans  l'air  et  de  lions  sur  la  terre,  etc. 

Nous  comprenons  qu'on  incline  pour  les  esprits  tempérés,  qu'on  ait  quelque  peur 
de  ces  sublimités  qui  heurtent  et  blessent  parfois,  et  qu'on  aime  mieux  les  'beautés 
qui  ne  font  de  mal  à  personne.  Le  cygne  préféré  à  l'aigle,  Raphaël  préféré  à  Michel- 
Ange,  cela  est  tout  simple  j  mais  c'est  un  instinct  de  médiocrité.  Il  est  bon  qu'il  y 
ait  de  la  lutte  dans  l'art ^^\  Le  poëte  est  l'ange,  le  lecteur  est  Jacob. 


PEDANTS.    CRITIQUES. 
LES    GENIES    CHICANÉS. 


Cet  imbécile  de  Delandine,  le  Vapereau  d'il  y  a  cinquante  ans. 


Les  injures  iniques  passent,  assure-t-on. 

Non.  EUes  ne  passent  pas,  c'est  là  le  malheur,  pour  ceux  qui  les  disent. 


La  question  pourrait  être  posée  ainsi  :  pourquoi  le  défaut  est-il  inférieur  à  l'excès .? 

L'excès,  voilà  ce  qu'on  reproche  aux  génies,  à  tous.  Les  poëtes  et  les  philosophes 
du  second  plan,  «fous  de  sens  rassis»,  s'irritent,  s'indignent  parfois,  et  le  plus  souvent 
se  moquent  de  ce  qu'ils  appellent  l'emphase,  l'enflure,  l'exagération,  la  folie,  des  pre- 
miers. Cette  folie,  on  la  reproche  aussi  à  Dieuj  Stultitiam  crucis. 

Dante  est  un  cauchemar.  Horace  raille  Homère  :  dormitat,  il  dort.  Et  du  som- 
meil d'Homère  au  rêve  de  Dante  il  n'y  a  pas  loin.  Voltaire  dit  :  Corneille  exagère, 
Shaî^^eare  extravague  {Exagroire,  sortir  du  champ.  Extravagare,  aller  au  delà). 


(')  Un  mot  illisible.  {Note  de  l'Éditeur.) 


NOTES   DE   TRAVAIL.  359 


ENSEIGNER.    LE    PEUPLE 
PAR    LES    GENIES. 


OÙ  voulez- VOUS  en  venir?  à  ceci  : 

Il  faut  une  littérature  de  peuple. 

Se  figure-t-on  ceci  : 

Expliquer  la  Bible  des  peuples.  (Tacite.  Juvénal.)  Poètes,  romanciers,  histoire. 
54.000  bibliothèques.  —  Un  liseur  public. 

Au  sommet,  grande  chaire  expliquant  les  grands  poètes  qui  sont  les  suprêmes 
philosophes. 

INFLUENCE    DES    ASTRES. 

Les  constellations  génies.  Les  étoiles  viennent  parmi  nous. 

Et  Dante 
Est  un  rajon  de  Sirius. 

Oui,  le  génie  est  un  mystère. 
Ces  chutes  d'astres  sur  la  terre 
Se  nomment  Shakspeare,  Milton. .. 

Homère,  Eschyle,  Cervantes,  etc. 


(A  développer.) 

Faire  en  France  une  traduction  sincère  de  Shakespeare,  c'est  rendre  un  service 
public.  Ce  même  service  sera  rendu  par  ceux  qui  traduiront  de  la  même  façon 
Homère,  Eschyle,  Sophocle,  Euripide,  Pindare,  Lucrèce,  Plaute,  égal  à  Molière 
et  si  méconnu,  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  depuis  la  Genèse  jusqu'à  l'Apo- 
calypse, le  Romancero,  les  Niebelungen  (nous  ne  disons  pas  Dante  et  Cervantes, 
cela  est  fait  et  supérieurement  pour  Cervantes  par  M.  Viardot,  pour  Dante  par 
M.  Fiorentino). 

Le  moment  est  venu  de  faire  pénétrer  dans  les  foules  la  vraie  poésie,  le  vrai  génie, 
la  vraie  lumière,  le  moment  est  venu  de  montrer  aux  sociétés  mêmes,  comme 
exemples  à  faire  et  à  suivre,  toutes  les  formes  du  mal  et  toutes  les  formes  du  bien 
résumées  dans  ces  grandes  œuvres  j  le  moment  est  venu  de  relier  ensemble  tous  ces 
grands  testaments  de  l'humanité.  Il  est  temps  de  faire  la  Bible  des  Peuples. 

La  civilisation  est  une  œuvre  que  le  genre  humain  écrit.  Chaque  siècle  est  un 
volume.  Les  génies  tiennent  la  plume  pour  le  peuple  et  pour  Dieuj  ils  se  la  passent  j 
le  dernier  venu  la  tend  dans  l'ombre  à  ceux  qui  vont  venir. 


PRETENDU    ENFANTILLAGE 
DES    GENIES. 


Aplomb  des  imbéciles.  —  Les  «  enfantillages  »  des  génies. 
Halte-là  !  Horace  lui-même  est  à  peine  de  taille  à  dire  :  ,^uando^ue  bonm  dormttat 
Uomerm. 


36o  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Il  y  a  un  peu  de  cette  douce  pitié  dans  la  façon  dont  certaines  gens  disent  :  le  bon 
Homère.  C'est  presque  :  ce  pauvre  Honière. 

Cela  est  aussi  accentué  par  des  êtres  qui  ont  «un  sabre  pour  plus  beau  jour  de 
leur  vie». 

Prudhomme. 


Nous  avons  tout  à  l'heure  qualifié  Homère  l'immense  poëte  enfant.  Expliquons  ce 
mot. 

Nous  entendons  indiquer  un  âge  de  l'esprit  humain.  Rien  autre  chose.  Quant  à 
amoindrir  en  quoi  que  ce  soit  le  vaste  Homère,  cette  idée  étrange  ne  saurait  germer 
dans  notre  esprit.  Homère  est  un  des  génies  suprêmes  j  rien  ne  lui  manque.  Il  résume 
ce  que  nous  appelons  l'enfance  de  la  civilisation;  mais  il  la  résume  avec  immensité. 
Quiconque  n'a  pas  pour  le  génie  absolu  une  admiration  absolue  est  destitué  du  sen- 
timent de  l'infini,  et  ne  comprend  pas  plus  la  nature  que  l'art.  La  critique  du  soleil 
est  une  vieille  impertinence  permise  aux  imbéciles.  Pourquoi  insistons-nous  ici? 
C'est  qu'il  a  toujours  été  de  mode  de  donner  pour  correctif  au  mot  ghie  le  mot 
enfantillage.  Et  cette  grosse  ineptie  voulait  être  relevée  en  passant.  Pope  dit  :  les  puéri- 
lités  de  ShaJ^speare.  Ilji  a  dans  le  Dante  bien  des  enfantillages,  dit  ^^^j  Trublet 

dit  ^^^j  et  Claudien  ajoute  :  Trublet  dit  cela  d'Homère. 


{A  rédi^r,') 

Ces  bêtises  font  loi  parmi  les  crétins.  CeH  un  grand  homme,  mais  c'eB  un  enfant, 
comme  cela  console  !  Quelle  supériorité  cela  donne  au  niais  qui  parle  sur  le  grand 
homme  dont  il  est  parlé!  Sourire  du  génie,  quel  triomphe  aux  crétins  !  Dédaigner 
un  génie,  comme  cela  vous  pose  un  cuistre!  Tous  ces  génies,  ce  sont  des  enfants, 
quelle  aubaine!  On  toise  d'un  air  capable  l'immense  esprit.  Puéril!  et  tout  est  ditj 
et  Tuet  se  rengorge,  et  Le  Batteux  jubile,  et  La  Harpe  se  pavane,  et  Freron  jouit,  et 
Trublet  se  couronne,  et  Visé  s'épanouit,  et  Zoïle  bat  des  mains.  L'envie  applaudit 
la  bêtise.  On  admire  près  de  soi. 


FAMILIARITE. 


Ces  vastes  et  massifs  poëmes  de  l'Inde  sont  dans  la  poésie  ce  que  les  éléphants 
sont  dans  la  forêt. 


La  solennité  crépusculaire  de  ces  poètes. 


Les  irradiations  de  la  fournaise  sidérale. 


(')  Le  mot  est  resté  en  blanc.  —  <*>  Idem    (Notes  de  l'Éditeur.) 


NOTES   DE   TRAVAIL.  361 


MONUMENTS 
DE    L'ESPRIT    HUMAIN. 


Ces  épopées  de  l'Inde  qui  sont  parmi  les  poèmes  ce  que  les  éléphants  sont  parmi 
les  lions. 


EXPLICATION. 


Les  talents  appartiennent  aux  globes  ;  les  génies  au  ciel. 

Un  talent  est  toujours  mélangé  de  matière ^  un  génie  est  toujours  compliqué 
d'infini. 

De  là  dans  Eschjle,  dans  Job,  dans  Dante,  dans  Shakespeare,  une  certaine  quan- 
tité d'incompréhensible. 

Ces  hommes  participent  de  Dieu. 


LIBERTE  ET  LIBERTES  DES  POETES. 

RÉACTION. 
COLàRE  DES  ABUS  ATTAQyÉs. 

Les  libertés  du  théâtre  sont  anciennes  avec  des  variantes.  Athènes  permettait  tout. 
Rome  permettait  le  sarcasme  contre  les  dieux,  non  contre  les  magistrats.  Un  homme 
consulaire  était  plus  inaccessible  à  la  satire  qu'un  oljmpien.  A  Athènes,  Hermippc 
injurie  Périclèsj  à  Rome,  Térence  n'eût  pu  attaquer  Scipionj  il  ne  pouvait  insulter 
que  Jupiter.  Ce  qu'il  fit,  ne  voulant  pas  sans  doute  avoir  un  droit  sans  en  user,  et 
voulant  se  prouver  libre,  au  moins  contre  les  dieux,  voyez  l'Eunuque.  Quant  à 
Périclès,  tout-puissant,  il  fut  tolérant,  chose  rare.  Un  jour,  un  passant  s'arrêta  près 
de  lui  sur  la  place  publique  pendant  qu'il  rendait  la  justice  et  l'accabla  d'injures. 
Périclès  se  taisait  et  continuait  ses  affaires.  Le  passant  redoubla  et  resta  à  côté  de 
Périclès,  disant  tout  ce  qu'il  pouvait  inventer  de  plus  vil.  La  nuit  venue,  Périclès 
sortit  de  son  tribunal,  et  ordonna  qu'on  prît  une  torche  et  qu'on  reconduisît  cet 
homme  jusqu'à  sa  maison.  On  crachait  sur  sa  renommée  sans  l'émouvoir.  Sua  sequetu 
cons'tUa,  contempsit  ohBrepentes  et  Homachantes ; . . .  etiam  Cleon  morâebat  eumj...  verum 
iHorum  movit  Vericlem  nih'tl;  sed  comiter  et  tacite  tulit  ignominiam  et  invidiam. 

Non  seulement  le  comédien  Hermippe,  mais  Eupolis,  Dexippe,  Cratinus,  Tele- 
clide,  Platon  le  Comique,  s'évertuèrent  sur  Périclès;  en  plein  théâtre,  on  l'insultait 
dans  Aspasie  : 

Junonem  A.Spasiam  paritj 
Ef  impudicatn  et  pellicem  inverecundamque. 


362  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

On  l'appelait  athée,  parce  qu'il  avait  expliqué  une  éclipse  en  jetant  son  manteau 
sur  les  jeux  d'un  pilote  j  on  mettait  en  scène  son  fils  Xantippe  se  plaignant  de  ce  père 
avare;  on  lui  reprochait  de  ne  pas  improviser,  lui  le  plus  grand  orateur  de  la  Grèce, 
et  de  réciter  par  cœur  des  harangues  écrites;  scriptam  orationem  hahuit  On  le  montrait 
disant  à  Elpinice  qui  le  sollicitait  pour  son  frère  Cimon  :  T«  es  trot  vieille.  On  le 
montrait  donnant  un  baiser  à  Aspasie  chaque  fois  qu'il  allait  au  Sénat,  et  chaque 
fois  qu'il  en  revenait.  «Il  dépensa  pour  cette  garce,  dit  Athoncé,  une  grande  partie 
de  son  bien.»  Aristophane  lui  reprochait  la  guerre  de  Mégare  et  d'avoir  mis  en  feu 
toute  la  Grèce,  oh  très  meretriculas ;  Cratinus  le  montrait  pleurant  près  des  juges  pour 
obtenir  l'absolution  d'une  prostituée  accusée  d'impiété;  Périclès  amoureux  de  sa  bru, 
voilà  ce  qu'étalait  Stesimbrotas ;  on  affirmait  que  Ejrilampes  lui  procurait  des  femmes, 
en  leur  envoyant  en  cadeau  des  paons,  alors  très  rares;  on  dénonçait  son  autre  entre- 
metteur, Phidias;  telle  était  la  liberté.  Contre  tous  les  outrages  de  la  comédie  grecque, 
tolérés,  protégés  même  par  Périclès,  ses  mœurs,  ses  femmes,  ses  vices  publiquement 
et  opiniâtrement  reprochés,  qui  a  défendu  Périclès .f*  Saint- Augustin.  Il  s'indigne 
que  la  Grèce  ait  laissé  violer  par  l'insulte  le  grand  Périclès.  {De  civitate  DeIj  lib.  2, 
c.  9  :  p.  m.  166.) 

Notons  en  passant,  pour  la  philosophie,  ces  curiosités  de  l'esprit  humain. 


Qu^est-il  sorti  de  cette  liberté.?  la  condamnation  de  Socrate,  a-t-on  dit.  Nous  en 
doutons.  Les  prêtres,  dans  les  questions  de  ce  genre,  n'ont  pas  besoin  d'aide.  Quant 
à  nous,  nous  vénérons  Socrate,  mais  nous  admirons  Aristophane.  La  postérité  n'est 
pas  très  sévère  pour  les  anarchies  de  l'art.  Elle  ne  leur  demande  qu'une  chose,  c'est 
que  le  scandale  se  fasse  chef-d'œuvre. 


LIBERTE  DES  POETES. 

Joindre  à  Perielès, 

Néron  fut  d'abord  si  doux  qu'ayant  fait  dans  une  tragédie  des  Bacchantes  ces 
quatre  vers  : 

Torva  MimaUoneis  impîerunt  cornua  bombis, 
Et  raptum  vitulo  caput  ablatura  superbo 
BassariSj  et  Lyncem  Mœnas  flexura  corymbis 
Eviott  ingeminat;  reparabilis  adsonat  Echo. 

il  laissa  Perse  se  moquer  de  ces  vers  dans  sa  satire  première,  et  aggraver  la  moquerie 
par  cette  allusion  :  le  roi  Midas  a  des  oreilles  d'âne.  A.uriculas  asini  Mida  rex  habet. 
Cornutus  avait  grand'peur  et  suppliait  son  ami  Perse  de  remplacer  Mida  rex  par 
quk  non,  Perse  tint  bon,  tint  bon  selon  les  uns,  céda  selon  les  autres;  quoi  qu'il  en 
soit,  le  vers  resta  et  Perse  mourut  dans  son  lit.  Bonheur  que  n'eut  pas  Lucain.  Il  est 
vrai  que  Perse  mourut  jeune,  et  que  Lucain  eut  le  tort  de  vouloir  vieiUir  un  peu.  Il  se 


NOTES   DE   TRAVAIL.  363 

trouva  face  à  face  avec  le  Néron  du  lendemain.  Celui-là  ne  plaisantait  plus.  Il  bannit 

ce  prudent ^^^  pour  ce  simple  petit  mot  timide  :  je  crains. . . 

Quant  à  Lucain,  il  dut,  comme  Sénèque,  s'ouvrir  les  veines  dans  un  bain  chaud, 
en  songeant  à  la  mort  tranquille  de  son  ami  Perse  épargné  par  Néron.  Il  est  vrai  que 
les  vers  de  Lucain  étalent  plus  beaux  que  ceux  de  Perse,  circonstance  aggravante. 
Suétone,  je  crois,  fait  cette  remarque  que  Néron  ne  songeait  point  à  faire  d'une 
moquerie  de  ses  tragédies  un  crime  d'état,  mais  qu'il  était  chagrin  contre  ceux  qui 
faisaient  des  vers  mieux  que  lui.  {Voit  Bajle,  le  bas  de  la  page. ..)(^l 


Machiavel  est  mystérieux  sous  Borgia,  comme  Perse  est  obscur  sous  Néron. 
Tâchez  de  comprendre.  Scaliger  se  moque  de  la  fièvre  de  Perse,  le  trouve  poltron 
et  l'appelle  doBe  fehricitans.  J'aurais  bien  voulu  j  voir  Scaliger.  Joannes  Bond,  com- 
mentateur et  traducteur,  ouvre  Perse  à  deux  battants,  et  l'homme  redoutable  apparaît. 
Un  anglais,  contemporain  de  Shakespeare,  Roger  Prowse,  triomphe  avec  une  espèce 
de  sombre  éloquence  de  cette  mise  à  nu  du  satirique  romain.  —  Perse,  tu  t'étais 
enveloppé  de  l'aveugle  nuit,  tu  ne  voulais  pas  être  vu,  tu  avais  répandu  sur  tes 
vers  et  sur  le  sens  de  tes  vers  un  profond  brouillard.  Tu  ne  voulais  pas  être  compris , 
peut-être  tu  ne  te  comprenais  pas  toi-même.  La  fumée  et  la  nuit  n'ont  pas  fait  que 
Joannes  Bond  se  trompât  sur  toi,  il  est  venu,  il  a  vu,  il  a  discuté  la  nuit  et  la  fiimée, 
il  a  maintenant  sous  les  yeux  la  perspective  entière  de  ta  pensée,  et  tu  peux  dire 
sans  crainte  devant  lui  :  ,Quod  latet  arianâ  non  enarrahile  jibrâ.  Il  t'a,  malgré  ton  refus, 
ôté  ton  obscurité.  Tu  te  cachais  en  toi,  de  peur  que  la  curiosité  sagace  ne  te  découvrît, 
^ras  îpse  involucrum  tibi.  ^uk  vero  fuit  juror  ille  tum  ?  —  Ce  Roger  Prowse ,  d'âge 
peut-être  à  avoir  vu  Henri  VIII  et  ayant  le  goût  des  comparaisons,  n'était  pas  fâché 
de  voir  arracher  le  masque  mis  par  Perse  à  Néron. 

Masque  à  oreilles  d'âne,  on  l'a  vu. 


NE  RIEN  IMITER. 


N'imitez  personne  :  pas  plus  Dante  qu'Homère,  pas  plus  Shakespeare  que  Dante. 
Il  ny  a  pas  de  modèles/  cette  vérité  était  périlleuse  à  dire  et  semblait  odieuse  à  entendre 
il  y  a  quarante  ans,  quand  l'auteur  de  ces  lignes  osait  l'émettre  dans  la  Pr/face  de 
CromweU.  Aujourd'hui  cette  vérité  est  admise  comme  loi.  Prenez  votre  point  de  départ 
dans  la  nature.  Là  est  le  modèle  unique.  Inspirez- vous  de  l'œuvre  de  Dieu  et  non  de 
l'œuvre  de  l'homme.  Qui  prend  pour  modèle  un  livre,  quel  que  soit  ce  livre,  néglige 
la  grande  source,  et  la  dégénérescence  est  rapide.  A  la  rigueur,  le  beau  peut  dériver 
du  sublime,  comme  dans  Virgile  imitant  Homère j  mais  au  deuxième  reflet,  vous 

(*)  Le  coin  du  feuillet  est  déchiré;  les  mots  (^)  Le  numéro   de   la  page  était    dans    la 

de  la  fin  des  cinq  dernières  lignes  manquent.  partie  manquante  du  feuillet.  {Note  de  l'Edi- 

(  Note  de  l'Éditeur,  )  teur.  ) 


364  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

n'avez  déjà  plus  que  Racine,  et  au  troisième  Luce  de  Lancival.  Voici  la  décroissance 
de  l'imitation  :  du  beau  dérive  le  joli,  du  joli  le  gentil,  du  gentil  le  maniéré,  du  ma- 
niéré le  fade,  du  fade  le  niais.  De  sorte  que,  parti  d'Homère,  vous  arrivez  à  Florian. 


Ce  qu'on  a  appelé  il  y  a  trente  ans  la  dispute  des  classiques  et  des  romantiques 
n'était  pas  autre  chose  qu'un  rappel  à  la  nature.  Traduire  l'homme  de  l'homme 
même,  et  non  de  tel  ou  tel  livre.  Pas  d'autre  modèle  que  le  réel,  pas  d'autre  maître 
que  l'idéal.  N'imiter  personne,  pas  plus  Michel- Ange  que  Raphaël,  pas  plus  Shake- 
speare que  Racine.  Tel  était,  sur  l'écroulement  des  règles  de  convention  battues  en 
brèche  et  jetées  à  bas,  l'unique  loi  promulguée,  loi  nouvelle  ancienne,  loi  vraie  de 
l'art  ('). 


Rien  ne  reste  au  poëte  si  vous  lui  ôtez  l'observation  directe,  l'humanité  prise  sur 
le  fait,  la  passion,  la. ..(^)  des  sens,  le  mirage  des  azurs,  toutes  ces  variantes  que  font 
au  ciel  et  à  la  terre  les  saisons,  la  vision  de  l'horizon  sans  bornes,  la  souffrance,  la 
joie,  tout  pris  sur  le  fait.  Rien  ne  reste  au  génie. 


LE    GOUT. 


Le  génie  ne  fait  pas  carême. 


Voici  la  loi  du  goût,  dite  par  un  évéque 
Mangez  un  bœuf  et  soyez  chrétien. 


HOMERE-BERANGER. 


En  France  les  professeurs  de  «goût»,  mesurant  tout  au  même  mètre,  n'ont  pas 
encore  pu  s'élever  à  comprendre  la  chose  simple  que  voici  : 

La  beauté  d'un  diamant  est  autre  que  la  beauté  d'une  montagne. 


doit  être 
Tout  écrivain  est  un  semeur  de  vérité  chemin  faisant. 


(''  En  marge,  au  crayon,  cette  indication  : 

Finir  par  :  Loi  en  présence  des  génies  :  Admirer  tout,  n'imiter  rien. 

(*)  Un  mot  illisible.  {Notes  de  l'Editeur.) 


NOTES   DE  TRAVAIL.  365 

Le  mauvais  goût  c'est  Corneille  disant  : 

Hâtez-vous  de  le  suivre  et  faites  bien  ramer 
Car  déjà  sa  galère  a  pris  le  large  en  mer. 

Et  le  bon  goût  c'est  Andrieux  corrigeant  : 

et  déjà  ses  vaisseaux 

Bien  loin  de  notre  port  l'emportent  sur  les  eaux. 


Candidats  au  goût  académique. 

Le  bon  goût  juré  et  assermenté  et  dûment  muni  de  visas  et  de  passeports. 


En  1820,  ceci  est  de  l'histoire  littéraire,  car  était  de  mauvais  goût,  donc  ne  se  disait 
pas,  j-/,  interjection  et  augmentatif  de  oui,  était  trivial  et  exclu.  Mais  était  toléré. 
Farce  que  était  impossible. 

Que  peut  être  un  goût  collectif,  ramené  à  l'identité  chez  tous  les  peuples?  un 
goût  qui  ait  cette  propriété  bizarre  d'être  le  goût  grec  sans  cesser  d'être  le  goût  fran- 
çais et  le  goût  espagnol  sans  cesser  d'être  le  goût  anglais .''  un  goût  ayant  les  beautés 
d'un  mètre,  à  la  fois  applicable  au  christianisme,  au  paganisme,  à  l'islamisme,  au 
nord,  au  midi,  à  Paris,  à  Rome,  à  Athènes,  à  Ninive,  à  Saint-Pétersbourg,  à  l'Inde, 
à  la  Chine.?  que  peut  être  un  goût  pareil .?  évidemment  un  retranchement  d'angles, 
un  arrondissement  de  saillies,  un  eflEacement  d'originalités,  une  suppression  de  tout 
ce  qui  dépasse  «  la  mesure  » ,  soit  dans  l'esprit  d'un  peuple ,  soit  dans  l'intelligence 
d'un  homme,  un  compromis  entre  tous  les  cHmats,  entre  toutes  les  races,  entre  toutes 
les  religions,  entre  toutes  les  imaginations,  entre  toutes  les  langues,  entre  tous  les 
peuples j  une  moyenne.  Moyenne,  médium,  médiocrité. 

(Arriver  au  génie.  Le  caractériser.  L'infini.) 


Un  concile  de  chanteurs  du  miserere  d'Allegri  tenu  dans  la  chapelle  Sixtine  met 
en  jugement  le  phallus. 


CE  QUI  ENTRE  DANS  LE  GOUT. 


Le  sel  attique  est  un  très  gros  sel,  voyez  Aristophane,  ce  qui  n'empêche  pas  que 
le  goût  grec  ne  soit  un  goût  très  rare  et  très  pur. 

Tous  les  peuples  ont  cette  fleur.  Le  goût  primitif,  c'est  le  miel  sauvage. 


366  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Les  traducteurs  des  grands  écrivains  antiques  ressemblent  à  ces  hommes  de  peine 
qui  marchent  dans  la  rue  portant  une  glace  sur  leur  dos.  Ce  ne  sont  que  de  pauvres 
portefaix,  et  tout  en  cheminant,  la  sueur  au  front,  ils  envoient  aux  passants  des 
éblouissements. 


ER.UDITS.  SAVANTS.  LETTRES. 


ô  vanité  de  l'érudition  !  Perse  insère  dans  une  satire  quatre  vers  assez  mauvais 
pour  être  d'un  empereur.  On  attribue  ces  vers  à  Néron.  Sont-ils  de  Néron  .^^ 
M.  Marais  le  conteste,  mais  M.  Gefïricr  l'affirme.  Seize  cents  ans  après  Néron  et 
Perse  !  C'est  là  ce  qu'on  appelle  de  la  science  grave. 


Comme  ce  lecteur  dépité  qui  chargeait  son  feu  de  comprendre  je  ne  sais  plus  quel 
Lycophron. 

InteUeBurk  imihm  iUe  dédit. 


Les  savants  et  gros  Dictionnaires  biographiques  et  critiques  du  17®  siècle  ignorent 
Corneille  et  ne  connaissent  pas  Molière,  et  donnent  à  Homère  moins  de  place  qu'à 
Sagittarius,  historiographe  de  Tullia,  et  auteur  d'un  livre  sur  les  savates  de  l'anti- 
quité, de  nudipedalîbm  veterum. 

Le  vieux  scoliaste  Binet,  oracle  pour  Ménage,  ne  veut  pas  que  les  poètes  cor- 
rigent leurs  œuvres.  Il  condamne  la  lime  trop  de  foismi^e.  «En  poésie,  dit-il,  la  première 
fureur  est  la  plus  naïve.  » 


LA  CRITIQUE  PAR  LES  POÈTES. 

C'est  un  étrange  rêve  de  vouloir  retirer  la  critique  au  poëte.  Qui  donc,  mieux 
que  le  mineur,  connaît  les  galeries  de  la  mine.f^  Dante  avait  fait  une  grammaire. 
Shakespeare  met  un  admirable  feuilleton  de  théâtre  dans  la  bouche  d'Hamlet. 

Qui,  mieux  que  le  bûcheron,  connaît  la  forêt?  Qui,  mieux  que  la  cognée, 
connaît  le  chêne."*  Qui,  mieux  que  le  chasseur  d'aigles,  connaît  la  montagne.?  — 
Mais  la  critique  est  une  science.  —  Eh  bien?  —  Mais  l'aridité  de  l'étude  exclut 
l'inspiration.  —  En  vérité? 


FORME  ET  FOND. 


Dire  :  —  La  forme  supprime  le  fond 5  parce  qu'il  j  a  l'image  il  n'j  a  pas  l'idée; 
où  11  j  a  la  poésie  il  n'y  a  point  la  philosophie;  —  cela  revient  à  dire  :  un  tapis  d'écar- 


NOTES   DE   TRAVAIL.  367 

late  de  Milet  n'est  pas  un  tapis,  une  étoile  n'est  pas  une  lumière,  une  belle  femme 
n'est  pas  une  femme.  Vive  le  paillasson,  la  chandelle  et  Margoton  !  À  bas  la  pourpre, 
le  soleil  et  Vénus! 


La  pomme  est  autant  de  la  terre  que  du  pommier.  Hamlet  est  autant  de  Dieu  que 
de  Shakespeare. 


La  vérité  et  la  justice  à  servir  écartées,  l'idée  de  progrès  oubliée  ou  rejetée,  il  ne 
reste  plus  grand'chose  à  faire  à  la  pensée  de  l'homme.  Le  but  manque.  Ainsi  de 
nos  jours  nous  avons  vu  aller  devant  elle  indifférente  et  au  hasard  b  philosophie, 
cheval  dételé. 


EXIL. 
EXILS  DES  POETES. 


Les  douleurs  de  l'exil. 

Elles  sont  profondes  et  inoubliables.  Tel  qui  est  sur  le  trône  se  les  rappelle. 


Nous  croyons  nous  rendre  un  compte  assez  exact  de  ce  que  c'est  que  l'exil.  (  he 

pain  amer  dont  parle  (*' Lf escalier  de  l'étranger  dont  parle  Dante.)  Puis 

dire  ce  que  c'est  que  l'exil.  En  apparence  l'aspect  demeure  bonj  en  réalité  cercle 

qui  se  rétrécit  sans  cesse.  Formation  d'un  groupe  douloureux,  (^) , 

puis  dislocation.  Les  incidents.  L'exil  dans  l'exil.  Dépans.  Morts.  Etc.  —  Solitude 
croissante.  Si  l'on  est  malade,  impossibilité  du  médecin  qui  guérirait,  du  climat  qui 
sauverait,  etc.  —  Oui,  cela  doit  être  triste.  —  Mais  il  y  a  un  exil  plus  douloureux 
encore  que  l'exil  hors  de  la  patrie,  c'est  l'exil  hors  du  respect,  c'est  la  déconsidération 
sans  cause  en  plein  chef-d'œuvre,  en  plein  génie,  c'est  le  bannissement  dans  un 
préjugé.^ 

Molière  et  Shakespeare  ont  subi  cet  exil. 

L'escalier  de  l'étranger  où  monte  Dante  n'est  rien  à  côté  de  l'escalier  domestique 
où  Molière  rencontre  le  marquis  de  Cavoix  allant  chez  sa  femme,  et  passant  tctc 
basse  pendant  que  Cavoix  passe  tête  haute. 


Ce  préjuge  inepte  a  même  encore  aujourd'hui  une  telle  puissance  que,  derniè- 
rement, au  théâtre  de  Rouen,  un  paysan  louant  son  cheval  pour  la  carriole  qui 
figure  dans  Kichard  Darlin^on  demandait  pour  laisser  paraître  son  cheval  «  sur  les 
planches  »  un  plus  fort  prix  h  came  de  la  honte. 


(^)  Le  nom  est  resté  en  blanc.  —  (^'  Quelques  mots  restent  illisibles.  (iVofef  de  l'Éditeur.) 


368  WILLIAM   SHAKESPEARE. 


MOI. 

L'INJUSTICE.  -  LES  INIQUITES. 
LES  LACHES  DE  MON  TEMPS. 
LE  FAUX  SUCCES. 


Mon  âme  est  comme  fumante  d'indignation. 


LES  HOMMES 
QUI  SONT  DES  SIECLES. 

SHAKESPEARE. .  .     lô'  SIECLE. 

MOLIERE 17'   SIECLE. 

VOLTAIRE 18°  SIECLE. 


Voltaire,  quand  il  vit  surgir  Beaumarchais,  fut  inquiet;  Caron  fit  peur  à  Arouet; 
Voltaire  avait  tort  de  craindre;  il  ne  pouvait  être  détrôné  étant  son  siècle.  Beau- 
marchais, c'est  Figaro;  mais  Voltaire,  c'est  1789. 


SHAKESPEARE  ET  RACINE. 


Il  j  a  dans  l'art  deux  vignes ,  l'une  où  pendent  les  grappes  gonflées  de  miel  et 
dorées  de  soleil  d'où  sort  l'immense  ivresse  de  l'idéal,  l'autre  dont  toutes  les  feuilles 
sont  destinées  à  la  pudeur. 

Boileau 

Shakespeare  est  sous  la  première  de  ces  deux  vignes.  Racine  est  sous  la  seconde. 


PUISSANCE    CIVILISATRICE 
INTRINSEQUE     DE    L'ART. 

On  peut  affirmer  que  celui  qui  comprend  Virgile,  Raphaël,  Shakespeare,  etc., 
est  incapable,  non  des  fautes  de  la  puissance,  mais  de  tous  les  crimes  de  Tintcrêt. 

Cherchez  au  bagne  un  homme  admirant ,  lisant , 

écrivant,  etc. 

{Développer  et  re'diger.  )  t^^. 

Voulez-vous  vous  rendre  compte  de  la  puissance  civilisatrice  de  l'art,  de  l'art  pur, 
même  sans  mélange  d'intention  humaine  et  sociale  ?  Cherchez  dans  les  bagnes  un 
homme  qui  sache  ce  que  c'est  que  Mozart,  Virgile  et  Raphaël,  qui  cite  Horace  de 
mémoire,  qui  s'émeuve  de  VOrpMe  et  du  Freyschufy,  qui  contemple  un  clocher 

(')  Nous  avons  trouvé,  dans  un  Carnet  de  1863,  cette  pensée  d/velopp/e  et  rédige.  EHe  l'est 
mieux  encore  dans  le  chapitre  :  hes  Esprits  et  les  masses,  page  164.  {Note  de  l'Éditeur.) 


NOTES    DE   TRAVAIL.  369 

de  cathédrale  ou  une  statue  de  Jean  Goujon,  cherchez  cet  homme  dans  tous  les 
bagnes  de  tous  les  pays  civilises,  vous  ne  le  trouverez  pas.  Etre  sensible  à  l'art,  c'est 
être  incapable  de  crime. 


Les  poètes,  entre  tous,  sont  dévorés  du  progrès. 


Ces  âmes  majestueuses... 

suprêmes 

Les  vrais  chefs-d'œuvre  mettent  leur  dignité  à  ne  pas  être  indifiFérents  à  l'homme. 
Homo  sum,  dit  Tercnce. 


Examiner  la  question  :  l'art  a-t-il  le  devoir  d'être  utile.? 


Utilité  de  l'art. 
Du  beau. 


1°  Virtuelle 

involontaire. 
2°   Volontaire. 


Cette  dernière  utilité  ne  doit  jamais  s'acheter  aux  dépens  de  l'art  absolu.  On  irait 
contre  la  liberté. 


IL  Y  A  INJURE  ET  INJURE. 


Il  faut  distinguer  entre  l'injure  des  insulteurs  et  l'invective  hautaine  des  justiciers. 
Shakespeare  n'injurie  pas  Richard  III  quoiqu'il  lui  crie  tous  les  mots  qu'on  est  con- 
venu d'appeler  injures;  il  le  juge,  le  condamme  et  l'exécute.  Pourquoi?  Parce  qu'il  a 
raison.  Avoir  raison,  tout  est  là. 


Quant  aux  mièvreries,  rions-en.  Ayons  les  hautes  pudeurs,  non  les  petites  hontes. 
Une  grande  nation  n'est  pas  un  pensionnat  de  demoiselles.  Le  Schokjng  n'est  pas 
français.  Ce  n'est  qu'en  Amérique  qu'on  met  des  pantalons  aux  pianos,  l'indécence 
étant  de  montrer  ses  jambes,  même  les  jambes  d'une  table. 


PASSIONS.   ENVIES.  JALOUSIES. 


Aucun  astre  n'a  le  goût  des  aurores  de  voisinage.   Chateaubriand  n'aimait  pas 
Byron. 

Les  30  ans  d'Aspasie  haïssaient  les  16  ans  de  Phryné. 


PHILOSOPHIE.    —    II.  24 

larUlUME    (ITIOXAU!. 


370  WILLIAM   SHAKESPEARE. 


SHAKESPEARE  ADMIRE  TARD. 


La  postérité  a  un  télescope  plus  ou  moins  tardif  à  découvrir  les  astres  de  la  pensée 
et  les  astres  eux-mêmes  ne  sont  pas  toujours  immédiatement  aperçus. 


Cette  longue  injustice  grandit  et  pare  Shakespeare.  Les  embellissements  sont  de 
diverse  sorte  et  varient  selon  l'objet  embelli,  fleurs  à  un  champ,  colonnes  à  un  palais, 
diamants  h.  une  femme,  astres  à  un  ciel,  déchirures  à  un  drapeau,  insultes  à  un 
génie. 


LENTEUR  DE  LA  RENOMMEE 
AUTREFOIS. 


Répertoires  biographiques.  —  Moréri.  —  Dictionnaires. 
Les  grands  lettrés  jadis  peu  connus  de  leur  temps. 

Moréri  ignore  Corneille.  Il  ne  connaît  point  Pascal.  Molière  lui  crève  les  yeux,  il 
ne  l'aperçoit  pas.  Qu_'est-ce  que  ce  nommé  Poquelin.? 


Voltaire  est  un  courtisan  à  coups  de  pattes. 


CRITIQUE. 


Dans  tout  grand  poëte  il  y  a  un  critique,  de  même  qu'il  y  a  un  poëte  dans  tout 
grand  critique. 

Quand  le  critique,  exaspéré  d'impuissance,  devient  insulteur,  gare  à  lui!  c'est  de 
lui-même  qu'il  est  l'ennemi.  Voyez  Voltaire  vis-à-vis  de  Shakespeare.  Quelle  leçon  ! 
Si  jamais  un  esprit  a  eu  l'ascendant  et  l'autorité  facile,  si  jamais  un  homme  a  été 
oracle,  c'est  Voltaire.  Eh  bien,  regardez-le  citer  d'abord  Shakespeare,  puis  le  traduire, 
puis  le  critiquer,  puis  le  contester,  puis  le  nier,  puis  le  railler,  puis  l'outrager.  Que 
fait- il  au  colosse  ?  Voltaire  crache  à  Shakespeare  pour  que  cela  retombe  sur  "Voltaire. 


Grcen  appelle  Shakespeare  :  corbeau  paré  de  nos  plumes;  plus  tard  Scudéry  appellera 
Corneille  :  Corneille  déplumée;  comme  toutes  ces  injures  se  ressemblent!  C'est  une 
chose  curieuse  que  ce  peu  d'imagination  des  insulteurs.  S'ils  ont  peu  d'imagination, 
en  revanche  ils  ont  beaucoup  d'invention.  La  calomnie  est  leur  perpétuel  chef- 
d'œuvre.  Elle  commence  à  Zoïle  et  ne  finit  pas  à  Fréron. 


NOTES   DE   TRAVAIL.  371 

Shakespeare  un  méchant  homme,  voilà  ce  que  Grccn  a  trouvé.  Au  reste  l'attaque 
à  l'homme  a  toujours  complété  l'attaque  au  poëte,  etc. 


SHAKESPEARE   APPRECIE. 
(IMMEDIAT.) 

Les  injures  à  Shakespeare  durent  encore.  Nous  citions  tout  à  l'heure  une  phrase 
écrite  par  un  mandarin  lettré  à  plume  de  paon  qui  a  la  vue  basse,  et  l'âme  de  même. 
Nous  pourrions  multiplier  les  exemples. 

Shakespeare  est  de  la  grande  famille. 

Les  génies  sont  des  djnastes.  Il  n'j  a  même  pas  d'autre  dynastie  que  la  leur. 

Combien  j  avait-il  de  princes  du  temps  de  Shakespeare  ?  Dans  quelle  ombre 
sont-ils  tombés  ! 


SHAKESPEARE.  SES  DRAMES. 


Le  sojige  d'une  nuit  d'été  est  le  chef-d'œuvre  de  la  comédie  songe. 
Hamlet  est  le  chef-d'œuvre  de  la  tragédie  rêve. 


TOUTE  L'ANCIENNE  CRITIQUE 
EST  À  REVISER.  FAUX  JUGE- 
MENTS DES  VIEUX  PEDANTS. 


Il  faut  bien  qu'on  le  sache,  la  plupart  des  jugements  prononcés  parles  rhétoriques 
sont  à  reviser  et  seront  cassés.  Le  faux  goût,  que  nous  avons  caractérisé  plus  haut, 
les  a  presque  tous  dictés.  La  pédagogie,  par  exemple,  se  méprend  risiblement  quand 
dans  la  bonne  et  juste  intention  de  condamner  le  «  bel  esprit  » ,  elle  confond  dans  la 
même  radiation  Lucain  avec  Claudien  et  Sénèque  avec  Ovide.  Lucain  et  Sénèque 
sont  des  génies  qui,  avec  d'autres  qualités  et  d'autres  défauts,  contrebalancent  parfai- 
tement Virgile  et  Horace.  Sénèque  confine  à  Montesquieu  avec  une  vue  plus  grande, 
et  Lucain  confine  à  Corneille,  avec  une  foi  plus  haute.  Ces  voisinages- là.  Corneille 
et  Montesquieu,  sont  plus  grands  que  Racine  et  Boileau  qui  sont  les  voisinages  de 
Virgile  et  d'Horace.  L'avenir  n'est  autre  chose  qu'un  plus  ample  informe j  il  réforme, 
en  connaissance  de  cause,  les  jugements  en  première  instance  du  passé.  Des  écri- 
vains trop  vantés,  comme  Tite-Live,  tomberont  au  second  rang 5  des  écrivains  oubliés, 
comme  Apulée,  monteront  au  premier.  Aulu-Gelle,  Pétrone,  Suétone,  ces  his- 
toriens presque  réprouvés  de  la  vie  intime,  prendront  rang  à  côté  de  Brantôme  et  de 
Saint-Simon.  Plante  sera  l'égal  de  Molière.  Lucrèce  sera  plus  grand  que  Virgile. 
Juvénal,  si  longtemps  calomnié  par  ceux  qui  flattent,  souverain  et  terrible,  res- 
plendira. Presque  tous  les  décrets  placardés  dans  l'école  sont  à  cette  heure  caducs. 
La  Harpe  a  eu  beau  contresigner  Quintilien  et  Despréaux  a  eu  beau  sceller'^)  Longin. 

t')  Mot  douteux.  {Note  de  l'Éditeur.) 

H- 


372  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

Les  quatre  grands  siècles  iront  un  jour  rejoindre  les  cinq  unités.  Ils  resteront  grands, 
mais  on  verra  dans  l'art  autre  chose  que  Pérîclès,  Auguste,  Léon  X  et  Louis  XIV. 
Celui  qui  écrit  ces  lignes  a  déjà  fait  remarquer,  il  j  a  quarante  ans  de  cela,  que  ces 
quatre  siècles  dans  lesquels  l'école  voulait  enfermer  tout  l'esprit  humain,  laissent  en 
dehors  d'eux  quatre  monuments  suprêmes  de  la  pensée,  la  Bible,  Homère,  Dante 
et  Shakespeare. 


SACRISTAINS   ET  CUISTRES. 
LEUR  POLEMIQUE. 


Vous  avez  mis  trop  vite  votre  chapeau.  La  maison  n'est  pas  à  vous. 


...Et  sur  ce,  vous  nous  allongez  un  de  ces  coups  de  pied  qui  feraient  perdre 
l'équilibre  à  Balaam,  s'il  était  en  selle  dans  ce  moment-là. 


Cecchi  contre  Alighieri,  c'est  le  cuistre.  Green  contre  Shakespeare,  c'est  le 
cuistre.  Visé  contre  Milton,  c'est  le  cuistre.  Roy  contre  Voltaire,  c'est  le  cuistre. 
M.  Roj,  antre  fameux  ^oëte,  comme  dit  Barbier.  Fréron  est  plus  bas  que  Des- 
fontaines, vermisseau  né,  etc.  j  Langleviel  la  Beaumelle  est  plus  bas  que  Fréron, 
Roj  est  plus  bas  que  Langleviel.  Il  est  cuistre.  Le  cuistre,  être  à  part.  Voltaire  qui 
répondait  à  tout  le  monde  n'a  pas  répondu  à  Roj.  C'est  bien  fait.  Qui  connaît  ce 
nom,  Roy,  aujourd'hui  .f*  Voltaire  en  colère  a  fait  des  immortalités  aux  autres,  mais 
ce  Roj-là  ne  semble  pas  même  l'avoir  effleuré,  lui,  cet  Arouet,  toujours  en  tremble- 
ment d'irritation.  Le  cuistre  en  effet  a  trop  envie  de  blesser  pour  pouvoir  toucher. 
Son  intention  de  nuire  avorte  à  force  de  grossièreté  et  de  lourdeur.  Il  est  gram- 
mairien, glossateur,  éplucheur,  puriste,  imbécile.  C'est  le  fore  en  thème  qui  va-t-en 
guerre.  C'est  un  cuistre  qui  a  dit  ce  mot  fameux  à  l'Académie  :  Juvénal  ne  sait  pas 
le  latin.  C'est  un  cuistre  qui  a  produit  cet  épiphonème  célèbre  dans  l'ancienne  école 
normale  :  h  rejette  Tacite  au  fumier  romanti(jue. 

C'est  un  cuistre  qui  a  émis  ce  décret  :  Diderot  n'est  pas  un  penseur. 


Les  cuistres. 

Leur  façon  est  basse.  On  n'est  pas  tenté  de  répondre  à  leur  critique.  On  passe 
à  côté  en  regardant  autre  chose.  Cela  fait  l'effet  d'une  offre  de  coups  de  poing  d'un 
laquais. 

C'est  une  insulte  qui  flatte  quelqu'un^  le  payant,  l'entretencur,  le  maître,  le  pro- 
priétaire de  l'insulteur  hume  avec  ivresse  cette  boue  jetée  à  son  ennemi.  Dans  cette 
fange  il  y  a  odeur  d'encens  pour  le  maître. 


NOTES   DE   TRAVAIL.  373 


Le  bourgeois,  Proudhon  ou ^'^)  dit  :  il  y  a  des  hommes  qui  cherchent 

des  rimes,  qui  pèsent  des  syllabes,  qui  ajustent  des  mètres,  qui  combinent  des 
rhythmes,  à  quoi  servent  ces  gens?  quels  imbéciles,  quels  grands  enfants! 


PERSECUTIONS  AUX  POETES. 


Donc,  insistons-y,  le  grand  parti  de  l'ordre  déjà  nommé,  représenté  en  littérature 
par  les  cuistres,  prend  des  mesures  de  sûreté  contre  ces  étres-là.  Dès  qu'un  chef- 
d'œuvre  paraît,  le  parti  de  l'ordre  dépose  sa  plainte. 

Une  certaine  critique,  qui  a  procuration  de  tous  les  imbéciles,  est  toujours  en  éveil 
pour  cela.  Tel  recueil  périodique  est  un  greffe  5  tel  feuilleton  de  théâtre  fait  partie  des 
«gens  du  roi  »;  tel  libelliste,  plus  ou  moins  condamné  par  les  tribunaux,  se  redresse, 
prend  une  plume  officielle,  devient  proprio  motti  fonctionnaire  de  l'ordre  dans  la 
section  des  lettres,  et  instrumente  contre  les  philosophes  et  les  poètes  au  nom  de 
l'honnêteté  publique,  dont  il  contrefait  la  signature. 

En  même  temps  on  assainit  l'atmosphère.  On  brûle  des  parfums.  On  réimprime 
«les  bons  livres»  en  forçant,  par  toutes  sortes  de  petits  moyens  connus,  les  pères  de 
famille  à  les  acheter  pour  les  études  de  leurs  enfants  et  les  maîtres  de  pension  à  les 
donner  en  prix  aux  pauvres  écoliers,  peu  récompensés.  On  passe  Dante,  Juvénal, 
Plaute  et  Rabelais  au  vinaigre.  On  plante  le  drapeau  noir  sur  l'Encyclopédie. 
On  redénonce  Diderot  et  Rousseau.  On  proclame  à  nouveau  son  de  trompe  l'in- 
dissoluble alUance  de  la  monarchie  dans  la  société  et  du  goût  dans  la  littérature. 
Pourquoi  n'y  aurait-il  pas  un  droit  divin  du  Parnasse,  puisqu'il  y  a  un  droit  divin 
du  Parc-aux-Cerfs .?  Boileau  est  remis  en  vigueur,  Shakespeare  redevient  sauvage  et 
on  le  ramasse  ivre.  Défense  aux  académies,  donneuses  de  prix  spéciaux,  de  s'aper- 
cevoir qu'on  traduit  ledit  Shakespeare.  Voltaire,  c'est  bien  fait,  reçoit  le  contre-coup. 
Pendant  que  les  classiques  poursuivent  Shakespeare,  les  orthodoxes  donnent  la  chasse 
à  Voltaire.  Entente  cordiale  de  la  férule  et  du  goupillon. 


Rendons  justice  aux  haïsseurs,  ils  commencent  à  n'avoir  plus  de  dents. 

Ce  qui  n'est  que  force  étant  en  baisse,  la  violence  décroît.  La  persécution  a  tou- 
jours la  même  bonne  volonté  qu'autrefois,  mais  la  vigueur  du  poignet  diminue. 
Les  laideurs  sont  moins  laides,  les  hypocrisies  sont  moins  brutales,  les  ignominies 
ont  quelque  peu  honte.  Si  l'on  excepte  la  Russie  et  l'Amérique  du  Sud,  qui  sont 
en  dehors  des  pays  civilisés,  que  peut-on,  dans  le  martyrologe  contemporain,  com- 
parer à  la  ciguë  de  Socrate,  à  la  dislocation  de  Callisthènc  par  des  lions,  au  cruci- 
fiement du  Christ,  au  bûcher  de  Jean  Huss,  au  trône  de  fer  rouge  de  Jean  de  Leyde, 

'')  Le  second  nom  est  illisible.  [Note  de  l'Éditeur.) 


374  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

à  la  roue  de  Calas  ?  Au  treizième  siècle  on  tenaillait  la  bouche  qui  avait  blasphémé. 
Personne  aujourd'hui  n'est  aussi  féroce  que  Saint-Louis.  L'Angleterre  se  contente 
en  1863  de  faire  payer  par  chaque  jurement  deux  schellings  au  gentleman  et  un 
shelling  au  manant.  Dans  l'état  de  civilisation  où  nous  sommes,  la  liberté  de  la 
parole  ne  subit  plus  qu'un  bâillon  abstrait.  On  vous  prie  de  vous  taire,  péremptoi- 
rement, voilà  tout.  La  langue  arrachée  est  devenue  le  journal  averti.  Baisse  et  adou- 
cissement incontestable.  En  une  période  de  moins  de  cent  ans,  le  progrès  est  sensible. 
Sous  Louis  XV,  Diderot  était  à  la  Bastille^  de  nos  jours,  Louis  Blanc  n'est  qu'en 
exil.  Aujourd'hui  on  se  contente  d'affirmer  que  tel  proscrit  «est  digne  des  coups  de 
bâton»  j  au  siècle  dernier.  Voltaire  en  recevait. 


ENVIE.    -   OUTRAGES. 
CALOMNIES. 


Cette  double  besogne  se  fait  volontiers  à  la  fois  de  réhabiliter  comme  postérité 
le  grand  homme  mort  pendant  que  comme  contemporains  on  insulte  le  grand 
homme  vivant.  Du  reste,  les  gémonies  répondent  de  l'apothéose,  la  transformation 
de  l'outrage  en  gloire  est  inévitable  j  dans  un  temps  donné  les  éclaboussures  de 
bouc  à  leur  front  de  génie  s'allument,  entrent  en  resplendissement,  jettent  des 
lueurs  mystérieuses,  et  les  injures  deviennent  étoiles. 


CHOIX   DES   SUJETS. 


Les  critiques  de  surface  ont  beaucoup  discuté  sur  le  choix  des  sujets.  Pas  d'ar- 
chaïsme, disent  les  uns.  Que  nous  importe  Enée  et  Didon.''  Virgile  est  plutôt  un 
érudit  qu'un  poëte.  Pas  de  personnalité,  disent  les  autres.  Nous  nous  soucions  peu 
du  moi  du  poëte.  (Que  deviennent  Anacréon  et  Horace  qui  vivent  de  leur  moi.?) 
Pas  de  rêverie,  c'est  du  nuage  j  pas  de  fantaisie,  c'est  de  la  fumée j  pas  de  chimère, 
c'est  du  mensonge,  etc.  De  cette  façon,  on  ofïre  au  poëte  une  immense  fermeture 
de  portes.  Cependant  c'est  l'oiseau.  On  lui  laisse  l'aile,  mais  dans  une  cage. 

On  ignore  un  détail,  c'est  que  le  choix  de  son  sujet  n'est  guère  plus  facultatif  au 
poëte  qu'à  l'arbre  le  choix  de  son  fruit.  Essayez  donc  de  faire  pleurer  Rabelais  ou 
rire  Jérémie.  Le  poëte  est  un  prophète.  Spmtmflat.  Le  souffle,  ce  prodigieux  mystère, 
voilà  son  maître. 

Ce  qu'on  nomme  génie  est  une  irrésistible  résultante  d'une  foule  de  phénomènes 
intimes,  à  la  fois  obscurs  et  flamboyants,  sublimation,  mais  quelquefois  effarement 
de  celui  qui  les  éprouve.  Empéchez-le  donc,  ce  prophète,  ce  visionnaire,  de  voir  le 
mal,  par  exemple,  et  selon  l'angle  où  il  le  voit,  d'être  pris,  tantôt  d'une  formidable 
colère,  tantôt  d'une  inépuisable  pitié.  Par  la  raison  que  dans  la  création  il  y  a  du 
gouffre,  il  y  a  du  vertige  dans  ce  génie. 

Ce  génie  a  un  côté  volontaire  et  un  côté  fatal.  Il  est  soumis  au  souffle  et  l'âme 
lui  est  soumise. 

À  l'heure  insondable  de  l'incubation,  conseiller  à  Homère  au  travail  autre  chose 


NOTES   DE   TRAVAIL.  375 

que  V Iliade,  ce  serait,  insistons-y,  conseiller  à  l'oranger  autre  chose  que  l'orange. 
L'art  est  le  fruit  de  l'homme. 

De  là  le  double  aspect  de  l'art  :  saveur,  il  charme j  utilité,  il  nourrit. 

Dans  ces  derniers  temps  un  bizarre  décret  a  été  rendu,  c'est  que  la  condition 
d'avenir  pour  un  poëme,  un  drame  ou  un  livre,  c'est  de  traiter  un  sujet  contem- 
porain. En  vertu  de  ce  décret,  Homère  n'étant  pas  contemporain  d'Achille,  Eschyle 
n'étant  pas  contemporain  de  Prométhée,  Moïse  n'étant  pas  contemporain  d'Adam, 
Milton  n'étant  pas  contemporain  de  Satan,  ont  tort  d'être  immortels.  La  pos- 
térité se  trompe  de  savoir  le  nom  de  Shakespeare  qui  n'était  pas  contemporain  de 
Macbeth,  de  Lear,  de  Richard  III,  de  Jules  César  et  de  Coriolan.  Le  chef-d'œuvre 
de  Shakespeare,  à  ce  compte,  ce  serait  plutôt  Henri  l^llî  que  Hamlet. 

(Non.  La  question  n'est  pas  que  le  sujet  du  livre  soit  contemporain,  mais  que 
l'esprit  du  poëte  soit  primitif.  On  peut  être  primitif  à  toutes  les  époques  :  quiconque 
s'inspire  directement  de  l'homme  est  primitif.) 


INFLUENCE  SUR  LES  CONTEM- 
PORAINS. -  PAS  PLUS  LA 
SIENNE  QU'AUCUNE  AUTRE. 


A  ce  sujet,  un  mot. 

Quelques  critiques  bienveillants  et  considérables  ont  fait  un  reproche  au  mouve- 
ment littéraire  qui  s'est  produit  après  le  premier  quart  de  ce  siècle  et  qui  a  donne 
l'impulsion  et  déterminé  le  courant  de  la  littérature  du  dix-neuvième  siècle j  ils  se 
sont  étonnés  que  ce  mouvement  d'idées,  occupé  à  la  fois  de  principes  et  d'oeuvres, 
ait,  en  remettant  Shakespeare  à  son  rang  et  en  le  plaçant  si  haut,  semble  —  nous 
citons  —  «  si  soigneusement  éviter  sa  trace  »  et  que,  par  exemple,  le  drame  contem- 
porain ait  pris  pour  loi  la  concentration  quand  la  loi  du  drame  de  Shakespeare  est 
la  dispersion.  Remarquons  en  passant  que  la  concentration  n'exclut  pas  plus  l'unité 
que  la  dispersion  n'exclut  la  vérité.  L'un  de  ces  critiques,  un  des  plus  accrédites,  a 
résumé  sa  surprise  de  ce  qu'il  appelle  «  l'inconséquence  de  i8jo  »  en  ces  termes  : 
«On  a  arboré  Shakespeare  sans  le  suivre».  Nulle  inconséquence  ici,  qu'on  nous 
permette  de  le  dire.  On  a  arboré,  ou  pour  mieux  dire,  on  a  glorifié  Shakespeare, 
comme  Dante,  comme  Isaïe,  comme  Homère,  comme  tous  les  vrais  génies,  et 
l'on  n'a  pas  suivi  Shakespeare,  pas  plus  qu'on  n'a  suivi  Homère,  ou  Isaïe,  ou 
Dante,  la  loi  de  l'art  étant,  nous  venons  de  le  rappeler,  de  glorifier,  c'est-à-dire  de 
comprendre  tous  les  génies,  et  de  n'en  imiter  aucun. 


Nous  venons  de  parler  du  chiflfre  spécial  à  chaque  artiste,  en  d'autres  termes,  des 
éléments  intimes  de  chaque  génie,  si  l'on  veut  se  rendre  compte  de  la  prodigieuse 
originalité,  de  la  personnalité  absolue  qui  en  résulte,  ce  point  de  départ,  le  cœur 
humain,  étant  le  même  pour  tous,  on  n'a  qu'à  se  donner  le  frappant  spectacle  de 
cette  formule  :  l'assassinat  du  père  par  la  mère,  plus  le  meurtre  de  la  mère  par  le 


3/6  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

fils  donne,  à  travers  Eschyle,  VOreBie,  et,  à  travers  Shakespeare,  Hamlet  Tout  esprit 
est  un  milieu;  les  densités  de  ces  milieux  mystérieux  varient;  de  là  les  réfractions 
différentes  de  la  même  idée  ou  de  la  même  lumière  dans  des  génies  différents. 

Plagiats.  Emprunts.  Point.  Ressemblances.  —  Sculpture  éginétique  et  sculpture 
romane.  Sarcophages  grecs  et  sarcophages  gothiques.  —  Difficiles  à  distinguer.  Les 
mêmes  au  premier  abord.  —  Les  analogies  ne  sont  pas  plus  des  imitations  que  les 
ruissellements  des  fleuves  selon  leurs  pentes  ne  sont  '''... 


LES  GRANDS  HOMMES 
DEVANT  LES  CONTEMPORAINS. 


Ceux-là,  quels  qu'ils  soient,  qui  ont  courageusement  étudié  le  problème  social, 
dans  l'ensemble  et  dans  le  détail,  ceux  qui  se  sont  dévoués  aux  nations  ou  à  l'hu- 
manité, ceux  qui  ont  défendu  les  peuples  ou  relevé  le  progrès,  ceux  qui  ont  sonde 
les  plaies  ou  résolu  les  questions,  ceux  qui  ont  voulu  le  bien,  et  ceux  qui  l'ont  fait, 
par  la  pensée  comme  Beccaria,  ou  par  l'épée  comme  Garibaldi,  ceux-là  sont  les 
héros  et  les  apôtres;  la  foule  le  sait  et  le  comprend  de  leur  vivant  même. 

Et  à  l'amour  dont  elle  les  entoure,  même  vaincus,  même  proscrits,  et  à  l'admi- 
ration qu'elle  a  dans  le  regard,  on  sent  que  la  foule,  dans  son  instinct  sublime,  sait 
que  ces  hommes  sont  les  apôtres  et  les  héros,  et  que,  bien  que  contemporains  et 
vivants,  elle  les  aperçoit  dès  à  présent,  immenses  et  lumineux  au-dessus  des  têtes, 
parmi  ces  grandes  statues  qui  entreront  dans  l'avenir. 


L'HUMANITE. 


Au  point  de  vue  physique,  la  souffrance,  c'est  la  vie  avertie  de  l'approche  ou  de 
la  présence  d'un  dissolvant. 

La  souffrance,  comme  avertissement,  est  utile.  Elle  est  conservatrice  de  l'orga- 
nisme. 

Otez  la  brûlure  qui  avertit  et  qui  éloigne,  l'animal,  inconscient,  traversera  le  feu 
et  s'y  dissoudra. 

C'est  grâce  aux  avertissements  de  la  souffrance,  où  il  faut  ranger  la  faim  et  la 
soif,  que  la  vie  animale  réussit  à  retenir  autour  de  chaque  centre  instinctif  le  groupe 
de  matière  dont  elle  fait  un  être. 

Le  centre  instinctif  est  distinct  du  centre  pensant;  tellement  distinct  que  quelque- 
lois  ils  sont  en  lutte,  l'un  voulant  détruire  ce  que  l'autre  veut  conserver. 

C'est  le  cas  des  martyrs. 

C'est  le  cas  des  suicidés. 

Ce  centre  pensant,  c'est  ce  que  nous  appelons  l'dme. 


(')  Le  manuscrit  s'arrête  à  ce  mot.  {Not;  de  l'Editeur.) 


NOTES   DE   TRAVAIL.  377 


LE  DRAME.    LA  DOULEUR. 


Dans  la  vie  ordinaire  la  souffrance  est  successive,  elle  se  distribue  minute  à 
minute  avec  petitesse  et  continuité,  tout  l'homme  ne  souflFre  pas  à  la  foisj  chaque 
point  est  soulagé  l'un  après  l'autre  comme  dans  la  roue  d'un  chariot.  On  dit  :  je 
respire,  puis  on  recommence.  11  en  est  autrement  des  grandes  tristesses  tragiques. 
Ici  la  douleur  est  immobile.  C'est  une  pesanteur  fixe.  Sur  une  tête  qui  ploie,  il  n'j 
a  pas  un  poil  de  la  chair  qui  ne  frissonne  et  n'ait  du  mal,  toute  l'âme  est  écrasée, 
c'est  l'angoisse  sourde  et  muette,  aucun  rechange  à  attendre,  pas  même  une  variété 
de  souffrance  à  espérer,  demain  sera  pareil  à  aujourd'hui,  la  somme  est  faite,  la 
pensée  devient  stupeur,  le  désespoir  se  répand  dans  l'homme  entier,  se  mêlant  à  son 
esprit  dans  une  sorte  d'égalité  d'accablement,  insomnie  la  nuit,  somnolence  le  jour. 
Cet  état  s'exprime  par  ce  grand  mot  sinistre  :  Ennui. 


BEAUX  MOTS  DITS. 


Ô  Fiat  lux! 
Netvton  bel 


(Pope.) 


Dans  une  bataille  où  toutes  les  hauteurs  défendues  par  lui  sont  successivement 
enlevées,  Luxembourg  impassible  dit  ce  mot  vaillant  :  Il  me  relîe  une  montagne  inac- 
cessible à  l'ennemi,  c'efl  ma  bosse. 


INCONSEQUENCES. 

ANOMALIE. 
L'HOMME  EST  ILLOGIQUE. 

Il  j  a  d'étranges  enregistrements  à  faire.   Diderot  applaudit  au  partage  de  la 
Pologne. 


SOBRIETE. 
HOSTILITÉ  AUX  IMAGES. 


Il  y  a  quelque  aristocratie  dans  cet  effort.  Le  bourgeois,  cossu  et  important,  se 
rengorge  volontiers  dans  le  style  neutre.  Le  langage  figuré  est  essentiellement  le 
langage  populaire.  Les  méuphores  sont  des  filles  de  carrefours,  il  y  a  émeute 
d'images.  Que  nous  veut  toute  cette  populace  de  figures.''  L'Académie,  mise  en 
demeure  par  Dumarsais,  mande  à  sa  barre  la  poissarde. 


3/8  WILLIAM   SHAKESPEARE. 


L' ANTI-SOBRIETE. 


Écrire  sans  figures  est  du  reste  impossible.  Molière,  —  pendant  une  minute 
attacjue  le  stjle  figuré  avec  une  figure.  ■ — •  Il  le  fait  sortir  du  bon  caractère 


Presque  toute  la  grammaire  n'est  qu'Image  ou  antithèse. 


Géronte.  L'impuissant  devient  imbécile^  c'est  quand  on  n'a  plus  de  dents  qu'on 
devient  une  mâchoire. 


...  Ces  appétits  qui  n'ont  plus  de  dents,  ces  tentations  immédiatement  décon- 
seillées par  l'impuissance,  ces  modérations  nées  d'un  avis  secret  de  l'estomac  ou  de 
la  colonne  vertébrale,  ces  sobriétés  qui  ne  demanderaient  pas  mieux  que  d'être  des 
fi:enesies,  ces  sagesses  faites  d'infirmité,  ces  passions  vieilles  devenues  pruderies  et 
bonnes  à  servir  d'ermitage  au  diable. 


L'idée,   sans  l'image,  a  les  pâles  couleurs.  L'imagination  est  le  sang  dans  les 
veines  de  la  poésie. 


LACHETES, 
BETISES   ET   COURTISANERIES. 


Les  courtisans  doivent,  comme  le  fleuve  Pactole,  leur  richesse  à  leur  complaisance 
à  laver  les  mains  sales  du  roi  Midas. 


Au  dix-huitième  siècle,  Fréron,  cet  idiot,  loue  Horace  d'être  toujours  dans  ses 
satires  «  un  courtisan  poli  »  et  insulte  ce  misanthrope  de  Juvénal.  Cela  va  de  sol  et 
il  serait  fâcheux  qu'il  en  fût  autrement. 


Similitude  des  tyrans.  Le  parlement  de  Paris  présente  à  Louis  XV  une  supplique 
que  le  premier  président  tend  humblement  au  roij  le  roi  montre  la  supplique  à 
Maurepas  et  dit  :  Déchire^.  Le  grand  duc  Constantin  de  Russie  consulte  l'empereur 
Alexandre  II  sur  la  conduite  à  tenir  vis-à-vis  du  conseil  d'état  de  Pologne  offrant  sa 
démission  collective,  le  czar  répond  :  Chasse<;T!  (Prognat.) 


NOTES   DE   TRAVAIL.  379 


FEROCITES.    -    CRUAUTES. 
BARBARIE. 


Le  travail  des  mines  a  toujours  été  regardé  comme  le  plus  terrible.  Être  condamné 
aux  salines  était  le  grand  supplice  allemand. 
Selon  Tournèbe,  salaire  vient  de  sel,  a  sale. 


PERSECUTIONS  RELIGIEUSES 

ET  AUTRES. 

VERITE    TRAQUEE. 


Les  prêtres  des  religions  fausses  entendent  très  bien,  et  de  fort  loin,  approcher 
la  vérité.  Les  aveugles  ont  l'ouïe  fine.  Aussi,  quand  la  vérité  arrive,  trouve-t-elle 
les  persécutions  toutes  préparées. 

On  a  un  programme,  que  diable! 


...Et  toutes  ces  idolâtries,  tous  ces  fanatismes,  toutes  ces  superstitions,  toutes 
ces  religions  à  péchés  originels  ont  réussi  à  courber  violemment  les  deux  arbres  de 
la  science  du  bien  et  de  la  science  du  mal  pour  y  écarteler  le  genre  humain. 


Il  existe  des  instincts  de  destinée. 


UTILITE    DU    BEAU. 


Les  gloires  essentielles  sont  les  gloires  bonnes  au  genre  humain. 
Il  est  certain  que  dans  un  temps  donné  la  renommée  des  poètes  qui  ont  fait  exprès 
d'être  inutiles  subit  une  diminution  de  substance. 


Celui  qui  écrit  ces  lignes  a  écrit  ^^^  i^  y  ^  trente  ans  cette  formule  devenue  lapi- 
daire'^^ depuis  :  le  poëte  a  charge  d'âmes. 


UTILITE    DE    L'ART. 


Etre  la  strophe  même  de  l'infini,  déployer  la  douceur  et  la  grandeur  comme  les 
deux  ailes  du  sublime,  ouvrir  dans  l'âme  un  mystérieux  azur,  ressembler  à  la  voix 
d'une  déesse,  planer  dans  l'idéal,  chanter  dans  le  beau,  sourire  dans  l'immense, 

(''  Cette  répétition  est  soulignée  sur  le  manuscrit.  —  (^'  Mot  douteux.  {Notes  de  l'Editeur.) 


380  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

avoir  tout  le  désintéressement  du  grand  art,  et  en  même  ternps  sonner  la  charge, 
enrôler  les  volontaires,  faire  divorcer  le  sabre  et  le  fourreau,  mettre  en  branle  les 
armées,  enfiévrer  les  régiments,  soulever  les  pas  de  course,  incendier  les  mêlées, 
ébranler  électriquement  les  trônes  par  un  effet  de  lumière,  combiner  la  tendresse  de 
la  France  avec  l'héroïsme  de  la  Révolution,  gagner  les  peuples,  grandir  les  cœurs, 
rester  dans  la  tourmente  toujours  au  zénith  des  nations,  couvrir  même  le  volcan, 
même  la  fournaise,  même  93,  d'on  ne  sait  quel  resplendissement  céleste,  c'est  tout 
cela  qui  fait  de  la  Marseillaise  l'escarboucle  de  la  musique. 


Zénith.  —  Voie  lactée  de  l'art. 


Dans  l'art,  quelle  que  soit  la  hauteur  du  vrai,  le  beau  est  supérieur.  Le  vrai  est 
relatif,  le  beau  est  absolu.  Le  vrai  est  terrestre,  le  beau  est  céleste.  Le  vrai  est  la 
montagne,  le  beau  est  l'astre. 


LIMITES   DE   NOS   ORGANES 
ET  DES  CHOSES. 


LES    LOIS    SUR   DIEU. 


La  lune  plus  que  pleine.  Dieu  ne  peut  cela. 


PREUVE 
PAR  LES  GRANDS  HOMMES. 


Repris  de  justice  : 


En  d'autres  termes 


Béranger,  La  Mennais, 
Daniel  de  Foë,  Galilée, 
Christophe  Colomb,  Aristide  |  ?''^ 
Socrate,  Jésus-Christ. 


Le  patriotisme,  le  talent. 
Le  génie,  la  science,  la  raison, 
La  vérité,  la  justice, 
La  sagesse.  Dieu. 


<''  Les  deux  barres  verticales  et  le  point  d'interrogation  sont  dans  le  manuscrit  et  indiquent 
une  hésitation,   {Noie  de  l'Editeur.) 


NOTES   DE   TRAVAIL.  381 

Il  y  a  en  Grèce  un  cours  d'eau  qui  s'appelle  les  Quarante-Fleuves,  et  qui  n'est 
qu'un  ruisseau,  —  ne  croyez  pas  que  je  parle  ici  de  l'Académie,  —  ce  ruisseau 
existe,  et  c'est  le  Sarante-Potamos,  et  Chateaubriand  l'a  enjambé.  Voyez  l'Itinéraire. 


Ceux-là  se  trompent  qui  croient  le  fleuve  plus  grand  que  la  source.  Le  fleuve 
n'est  qu'une  surface  et  qu'un  efiFetj  la  source  s'appelle  Cause  j  la  source  est  la  sœur 
profonde  de  l'abîme.    . 


LES  MOTS. 


Les  mots  n'ont  que  la  valeur  qu'on  leur  donne.  Une  poissarde  que  le  mot 
carogne  n'avait  point  troublée,  s'indigne  d'être  appelée  catacbrhe.  Nous  avons  connu 
un  très  brave  homme  un  peu  illuminé  qui  ne  connaissait  point,  dans  le  vocabulaire 
de  l'insulte,  de  plus  violente  injure  que  celle-ci  :  simpliffe  imperm/ahle ! 


Quelles  sont  les  insaisissables  modes  du  langage  parlé  ?  Qui  les  détermine  }  qui  les 
décide  ?  qui  les  décrète  ?  qui  les  fait  ?  qui  les  règle  ?  A  quel  moment  cesse-t-on  de 
dire  homme  de  bon  ton  pour  dire  homme  de  bonne  compagnie"?  A  quel  moment,  par 
exemple,  le  vocable /c/«^«fr^  qui  est  dans  Philippe  de  Comines,  passe-t-il  des  histo- 
riens aux  portières  ?  À  quel  moment  cette  parole  :  je  suis  un  gentilhomme,  devient-elle 
ridicule .?  On  prouve  qu'on  n'est  pas  du  monde  rien  qu'en  prononçant  ce  mot  :  le 
grand  monde;  pourquoi?  Pourquoi  sera-ce  une  élégance  de  dire  Monsieur  à  un  garçon 
de  café.''  etc. 

Dans  la  Tempête,  un  matelot,  à  un  oflicier  qui  pour  le  rendre  2clé  à  la  manœuvre 
lui  dit  :  Songe  que  le  duc  eft  dans  le  navire,  repond  :  Il  me  sufit  que  ma  peau  y  soit. 


MOT  PR.OPKE.  -  MOT  MALPROPRE. 
MOT  CRU. 

PÉRIPHRASE.  Équivalence. 


Sur  ce  sujet  de  la  périphrase,  un  journal  accrédité  m'a  récemment  accusé  de  contra- 
diction, moi  qui  parle. 

Qu'il  me  soit  permis  d'enregistrer  le  reproche  en  passant,  voici  à  quelle  occasion  : 
Un  jour,  dans  une  assemblée  de  la  république,  j'étais  à  la  tribune  et  vivement 
pressé  de  toutes  parts  par  la  colère,  juste  ou  non,  de  la  majorité;  il  paraît  qu'au 
milieu  du  tumulte,  un  membre,  M.  le  duc  de  M. ..  ^*^,  fils  d'un  maréchal  de  l'em- 
pire, me  jeta  cette  parole  ou  quelque  autre  équivalente  :  —  Vous  êtes  un  renégat  ! 

(')  Duc  de  Montcbcllo,  fils  du  maréchal  Lanncs.  (No/lf  de  l'Editeur.) 


382  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

—  et  que,  me  retournant,  je  répondis  :  —  Je  ne  m'attendais  pas,  je  l'avoue,  à 
recevoir  le  coup  de  pied  de. . .  M.  de  M. 

Le  journal  cite  ce  fait,  m'injurie  un  peu  et  me  dit  :  —  C'est  là  une  périphrase. 
Vous  voyez  bien  que  dans  l'occasion  vous  en  usez  vous-même.  —  Je  ne  puis  mieux 
faire  que  de  mettre  cette  objection  sous  les  yeux  du  lecteur. 


coïncidences 
et  rapprochements. 


A  deux  mille  ans  de  distance  les  mêmes  épouvantes  arrachent  à  l'homme  le  même 

cri  :  ^QueUes  troupes  prodigieuses  !  dit  Hidah  de  l'armée  de  Xercès 

I  s'écrie  Didier  devant  l'armée  de  Charlemagne. 


L'histoire  se  repète.  Pourquoi  pas  le  drame.?  pourquoi  pas  l'épopée.? 

Autant  dire  que  Cromwell  risquant  de  se  casser  le  cou  à  vouloir  remplacer  le 
cocher  d'un  attelage  qu'il  essaie  à  Whitehall  (voir  Ludlow)  est  plagié  par  Bonaparte 
risquant  de  se  casser  le  cou  à  vouloir  remplacer  le  cocher  d'un  attelage  qu'il  essaie 
à  la  Malmaison  (voir  M™®  d'Abrantès). 


Il  y  a,  certes,  des  idées  dérivées,  mais  il  y  a  aussi  des  idées  similaires,  nées  direc- 
tement de  la  figure  humaine  et  de  ses  diverses  attitudes  qui  se  ressemblent  quel- 
quefois, par  la  seule  force  de  la  nature,  malgré  la  diversité  des  époques.  La  dérivation 
dans  les  mots  a  des  caractères  d'évidence,  et  est,  pour  ainsi  dire,  palpable.  On  voit 
sortir  du  sanscrit  pratamas  le  grec  protos,  du  grec  protos  le  latin  primm,  du  latin  primus 
le  roman  primarius,  et  du  roman  primarius  le  français  premier,  chaque  mot  contenant  le 
précédent  comme  un  étui  3  mais  qu'une  épopée  soit  la  chrysalide  de  l'autre,  point  j 
qu'un  drame  soit  la  larve  de  l'autre,  nullement.  Ici  les  ressemblances  ne  prouvent 
pas  de  filiation.  Qui  donc  oserait  dire  que,  épiquement  parlant,  Achille  sort  de 
Samson,  Roland  d'Achille,  et  le  Cid  de  Roland.? 


Analogies— rencontres  — similitudes  —  dans  le  détail  comme  dans  l'ensemble. 

Si,  devant  l'épée,  Achille,  grâce  au  Styx,  est  invulnérable,  Rodomont,  grâce  à 
son  armure  en  peau  de  serpent,  est  impénétrable. 

UÈn/ide  dit  :  ihant  obscuri  sola  suh  m£le  per  umhrasj  li  charrois  de  Nymes  dit  :  Chevau- 
cherai au  soir  et  à  la  lune. 


La  mère  des  Macchabées ,  sept  enfants  sacrifiés  l'un  après  l'autre ,  ici  par  la  mère, 
là  par  le  père,  cela  fait  deux  pages  sublimes. 

A  près  de  2000  ans  de  distance  devant  Antiochus,  la  mère  des  Macchabées 


NOTES   DE   TRAVAIL.  383 

défendant  son  Dieu  dans  la  Bible,  le  vieil  Arias  défendant  Zamora  dans  le  Komancero. 
Direz-vous  que  le  K.omancero  copie  la  Bible  ? 


Dira-t-on  que  Blanchefleur  «la  reine  au  clair  visage»  copie  Briséis  «la  fille  aux 
belles  joues»  ?  Dira-t-on  que  «la  grand  ost  banie  (à  bannières)  de  Marsile  »  copie 
«l'ample  armée  d'Agamemnon»  ?  Au  fort  de  la  bataille,  Ajax  prie  Jupiter,  Josué 
prie  Jéhovah,  le  soleil  reparaît  pour  l'un  et  s'arrête  pour  l'autre;  est-ce  qu'Ajax  est 

le  plagiaire  de  Josué?  est-ce  que  Josué  est  le  copiste  d'Ajax? ^'^  mort 

parle  à  Enée,  Olivier  mort  parle  à  Aude;  j  a-t  il  écho  et  copie?  Les  dix  mille  de 
Charlemagne  àRoncevaux  {la  dîme  eschelle  est  des  barons  de  France^ ,  tous  vieillards  et 
formidables,  sont-ils  un  plagiat  de  la  phalange  macédonienne,  encore  invincible 
après  Alexandre,  et  toute  composée  de  soldats  dont  le  plus  jeune  avait  soixante  ans? 


À  ce  point  d'intersection  des  forces  créatrices,  à  ce  lieu  central  de  l'art,  la  nature, 
il  serait  surprenant  qu'il  n'y  eût  pas  de  rencontres  de  génies.  H  y  en  a.  Où  Eschyle 
a  passé  et  trouvé  Oreste,  Shakespeare  passe  et  trouve  Hamlet.  Où  Shakespeare  a 
passé  et  trouvé  Timon,  Molière  passe  et  trouve  Alceste.  Où  Molière  a  passé  et 
trouvé  TartufiFe,  Beaumarchais  passe  et  trouve  Basile.  L'épithalame  â  hjménéel  touche 
au  Cantique  des  Cantiques.  Que  l'auteur  du  chant  basque  Aldea  connût  les  Sept 
chefs  devant  Thèhes,  évidemment  non,  et  pourtant  à  de  certains  moments,  l'esprit 
pensif  qui  écoute  l'Etcheco-Jaûna  croit  entendre  le  stratège  Eschyle. 

Ces  répétitions  sont  des  faits  de  nature,  non  d'intention. 

Quiconque  étudie  la  formation  des  civilisations  constate  partout  ces  parallélismes. 
Du  tatouage  égyptien  de  l'édifice  au  tatouage  péruvien  de  l'homme,  il  y  a  ana- 
logie. Y  a-t-il  plagiat? 


QUESTIONS  MORALES. 


Convoitise  —  tentation  -  péché  appétissant  selon  le  reflet  colorant. 

...  Depuis  l'antique  pied-bot,  Satan,  perdant  Eve  en  révélant  la  saveur  du  fruit 
défendu,  jusqu'au  boiteux  moderne,  Talleyrand,  épousant  sa  maîtresse,  M™^  Grant, 
et,  par  ce  mot  final  :  Ou  vak-je  passer  mes  soirées  maintenante  constatant  la  fadeur  du 
fruit  permis. 


LES    MACPHERSONS. 


Perrault,  ce  Macpherson  assez  maladroit  et  fort  ignorant  des  charmants  contes  de 
la  Mère  l'Oie. 

La  pantoufle  de  verre  (vair). 

# 

(')  Le  nom  est  resté  ca  blanc  dans  le  manuscrit.  iJSiote  de  l'Editeur.) 


384  WILLIAM    SHAKESPEARE. 


LES   QUESTIONS 
QUI  SONT  DANS  LES  MOTS. 


Si  une  chose  a  pour  propriété  le  mal,  Texcellence  de  cette  chose  sera  dans  la 
quantité  même  du  mal.  Il  y  a  quelque  chose  de  pire  qu'un  mauvais  coup,  c'est 
un  bon  coup.  Bon  peut  être  synonyme  de  mauvais. 


ORIGINES. 


On  ne  vient  pas  de  homs  (Roman  hommes)  comme  croient  quelques  lexicographes. 
Il  a  une  bien  autre  portée  métaphysique  :  Il  vient  de  IJnm.  L'unité.  Tout.  C'est 
là  On. 


CHOSES    DIVERSES. 


Vous  êtes  bon  catholique,  bon  courtisan,  bon  historiographe,  c'est  une  affaire. 
Vos  péchés  vous  sont  remis.  Sont-ce  même  des  péchés?  Voltaire  et  M""*  du  Châtclet, 
Diderot  et  M'^*  Volland,  quelle  horreur!  Mais  Racine  et  la  Champmeslé,  on  sourit. 
Un  cran  plus  haut,  c'est  même  mieux.  Louis  et  M""  de  Montespan,  on  bénit. 
Demandez  à  Bénigne  Bossuet,  de  son  vivant  aigle  de  Meaux. 


Béranger,  ce  français  coupé  de  gaulois,  cet  enthousiasme  châtré  par  l'ironie.  Sur- 
fait de  son  vivant,  rabaissé  après  sa  mortj  en  prison,  oracle. 


L'éblouisscment  qui  fait  fermer  les  yeux,  les  fait  ouvrir  aussi.  Car  il  devient 
curiosité. 


L'abîme  n'a  pas  de  complaisance  pour  le  ménage;  la  mer  ne  lave  pas  le  linge. 


Le  croissant  d'ivoire,  dit  Lunule,  que  les  patriciens  de  Rome  portaient  sur  leurs 
souliers  était  la  figure  de  la  lettre  C  et  signifiait  Centum,  nombre  des  sénateurs  créés 
par  Romulus. 

Les  romains  prennent  une  couleuvre  glissant  dans  les  roseaux  pour  Esculape. 
De  là  un  temple  de  marbre  au  bord  du  Tibre. 


NOTES   DE   TRAVAIL.  385 

Chacun  prêche  pour  son  saint. 

Les  égyptiens,  dans  Diodore  de  Sicile,  appellent  le  Nil  l'Océan. 


Selon  Platon  l'âme  a  un  principe  numéral  et  le  corps  un  principe  géométrique. 


Les  choses  qui  sont  cachées,  comme  dit  Pline,  «  dans  la  majesté  de  la  nature». 


La  vanité  humaine  accepte  d'étranges  idées  de  promotion.  S'il  y  a  un  noir  dans 
une  troupe  de  blancs,  le  lion  se  jette  sur  le  noir,  ce  qui  flatte  le  nègre,  convaincu 
que  le  lion  le  prend  pour  le  diable. 


Nous  désignons  peu   scientifiquement  par  ce  mot  surnaturalisme  la  partie  de  la 
nature  qui  ne  nous  est  pas  connue.  Façon  de  nier  parce  qu'on  ignore. 


L'INFINI  DANS  L'ART. 


À  quoi  tient,  en  toute  chose,  le  charme  de  l'irrégulier .?  c'est  qu'il  semble  que 
l'irrégulier,  c'est  l'inachevé,  et  que  dans  l'inachevé,  il  y  a  de  l'infini. 


Ce  sentiment  de  l'infini,  de  l'inépuisable,  de  ce  qui  peut  toujours  recommencer, 
se  retrouve  en  cette  curieuse  épithète  reparahiîis  donnée  par  Néron  à  l'écho  dans  les 
vers  bafoués  par  Perse  selon  les  uns,  admirés  par  Perse  selon  les  autres. 


Etres  limités  en  tant  qu'hommes,  nous  ne  pouvons  concevoir  que  l'action  finie; 
l'action  infinie  nous  échappe.  De  là  l'argument  du  mal  contre  Dieu.  Ce  que  nous 
appelons  mal,  peut-être  l'appellerions- nous  bien  si  nous  en  pouvions  voir  les  deux 
extrémités.  Le  mal  est,  soit  dans  la  nature,  soit  dans  la  destinée,  un  commencement 
obscur  de  Dieu  qui  se  continue  au  delà  de  nous  dans  l'invisible. 

Le  mal,  ou  du  moins  ce  que  nous  concevons  par  cette  idée,  est  essentiellement 
successif.  Rien  de  successif  n'est  applicable  à  Dieu. 

la   philosophie 

Le  goût  peut  se  tromper  sur  ce  qu'il  nomme  le  laid  comme  le  raisonnement  sur 

elle 

ce  qu'il  nomme  le  mal.  De  certaines  laideurs  apparentes    des  génies  font  partie 
d'une  suprême  beauté. 

PHILOSOPHIE.    —    II.  2J 

IHVMlIXmiE    KÀTIOXILZ. 


386  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

La  hiérarchie  absolue  de  l'infini  nous  est  inconnue.  Il  n'y  a  pas  d'autre  hiérarchie 
que  la  gravitation  pour  les  corps  et  le  rajannement  pour  les  esprits.  Les  deux  phé- 
nomènes, qui  se  corrigent  l'un  par  l'autre,  sont  en  équilibre  dans  l'homme. 


SCIENCE    ET    RELIGION. 


Derrière  les  infusoires  et  les  mucédinées  il  j  a  d'autres  mucédinées  et  d'autres 
infusoiresj  celui  qui  trouvera  le  dernier  pourra  résoudre  l'immense  question  de  la 
Cause.  Notre  observation  humaine,  limitée  de  toutes  parts,  par  la  grossièreté  relative 
de  nos  organes  comme  par  l'imperfection  nécessaire  de  nos  instruments,  n'a  aucun 
droit  de  déclarer  que  telle  forme  de  la  vie,  saisissable  et  saisie  par  nous,  est  essen- 
tiellement le  germe.  Ce  germe  a  peut-être,  probablement,  un  sous-germe.  Celui-là 
seul  qui  arriverait  à  la  fin  de  l'infini  pourrait  dire  le  mot  définitif  sur  la  question,  si 
agitée  de  nos  jours,  de  la  génération  spontanée^  pour  ne  parler  que  de  notre  terre, 
le  mystère  de  la  panspermie  atmosphérique  a  la  profondeur  de  l'infini.  Qui  touchera 
ce  fond-là  touchera  X. 

Les  sciences  sont  des  seaux  qu'on  jette  dans  des  puits,  mais  en  remontant  aucun 
de  ces  seaux  ne  rapporte  de  l'absolu. 

Avoir  X  dans  le  creux  de  sa  main,  cela  n'est  point  donné  à  l'homme. 


Il  y  a,  certes,  bien  des  absurdités  dans  ces  innombrables  prières  jetées  tous  les 
matins  et  tous  les  soirs  dans  la  boîte  aux  lettres  de  l'infini. 


Toute  la  création  est  par  demande  et  par  réponse.  Pas  une  voix  ne  s'élève  ni 
ici-bas  ni  là-haut,  sans  éveiller  une  mystérieuse  réplique  dans  l'infini.  Il  y  a  de  l'écho 
dans  l'abîme. 

L'âme  est  une  réponse  à  Dieu. 


Ô  grand  miséricordieux  de  l'abîme,  aie  pitié  de  nous 


NOTES   DE   TRAVAIL.  387 


SOURCES. 

A  la  fin  des  Notes  de  travail,  sur  deux  doubles  feuilles,  on  trouve,  de  la  main 
de  François -Victor  Hugo,  deux  listes  fort  longues,  cent  vingt  noms  ou  titres  d'ou- 
vrages pour  la  première,  quatre-vingt-dix-huit  pour  la  seconde.  Nous  croyons  que 
ces  listes,  dressées  par  François -Victor  pour  ses  recherches  personnelles  en  vue  de  sa 
traduction  de  Shakespeare,  ont  servi  à  Victor  Hugo  qui  a  indiqué  par  un  signe  les 
ouvrages  qui  l'intéressaient}  en  voici  vingt-trois  pour  la  première  liste  : 

DOCUMENTS   CONSULTÉS   PAR  MOI. 
Nouvelles.  —  Komans.  —  Poèmes.  —  Chroniques.  —  Drames.  —  Comédies.  —  (Euvres 


dix 


tverses. 


Saxo  Grammaticus.  —  Bclleforest.  —  Ben  Jonson.  —  Graham  d'Aberfoyle.  —  Légende  de 
Robin  Goodfellow.  —  Thomas  le  Riraeur.  —  Marjoribanks.  —  Démonologie  de  Jacques  VI. 

—  Grove.  —  Stubbes.  —  Strype.  —  Montaigne.  —  Registres  de  Stationers'  Hall.  —  Registres 
du  chef  de  troupe  Henslowe.  —  Journal  de  Symon  Forman.  —  Roman  de  la  Violette.  — 
Giraldi  Cinthio.  —  Romance  du  Vieux  Manteau.  —  Plutarque.  —  Erasme.  —  Registres  de 
Stratford.  —  Laurence  Twine.  —  Straparole. 

Pour  la  seconde  liste ,  ce  sont  des  numéros  que  Victor  Hugo  a  inscrits  à  droite 
et  à  gauche  des  titres  d'ouvrages  consultés.  De  i  à  70,  chiffre  à  gauche  du  nom  : 

I  Malone.  —  2  Steevens.  —  3  ''Jî^rburton.  —  4  "Wàrton.  —  5  Schlegel.  —  6  Lord  Camp- 
bell. —  7  Collier.  —  8  John  Quincy  Adams.  —  9  Knight.  —  10  Tyrwhitt.  —  11  Farmer. 

—  12  Gildon.  —  13  Rymer.  —  14  Drake.  —  ij  Haziitt.  —  16  Cappel.  —  17  Theobald.  - 
18  Hanmer.  —  19  Halliwell.  —  20  Staunton.  —  21  Gervinus.  —  22  Grant  Whitc.  —  23  Skot- 
torve.  —  24  Dyce.  —  25  ^rner.  —  26  Kenrick.  —  27  Mistress  Lennox.  —  28  Addison. 

—  29  Chalmers.  —  30  Nichols.  —  31  Mason.  —  32  Ritson.  —  33  Heath.  —  34  Rééd.  — 
35  Percy.  —  36  Holt  White.  —  37  Henley.  —  38  Amner.  —  39  M''  Montagu.  —  40  Todd. 

—  41  Ulrici.  —  42  Blackstone.  —  43  Rawlinson.  —  44  CoUins.  —  45  Edwards.  — 
46  Thirlby.  —  47  Harris.  —  48  Whalley.  —  49  Brand.  —  50  Henderson.  —  ji  Hippolyte 
Lucas.  —  52  Philarète  Chasles.  —  53  Villemain.  —  54  Broglie.  —  jj  Guizot.  —  56  Saint- 
Victor.  —  57  Taine.  —  58  Lacroix.  —  59  Louise  Colet.  —  60  Janin.  —  61  Phelps.  — 
62  M"  Jameson.  —  63  John  Denis.  —  64  Monmerqué.  —  65  Fr.  Michel.  —  66  Nisard. 

—  67  Mercier.  —  68  "^Ipole.  —  69  La  Harpe.  —  70  Grimm. 

De  I  à  23,  sur  la  même  liste,  les  chiffres  sont  à  droite  et  visent,  d'après  une  note 
au  coin  de  la  page,  les  poètes ,  commentateurs  et  critiques  : 

Goethe  I.  —  Pope  2.  —  Dryden  3.  —  Rowe  4.  —  Douce  5.  —  Coleridge  6.  —  Charles 
Lamb  7.  —  Grey  8.  —  Voltaire  9.  —  Diderot  10.  —  Ducis  11.  —  Emile  Deschamps  12.  — 
Vacquerie  13.  —  Dumas  14.  —  ^^rdsworth  15.  —  "^^ter  Scott  16.  —  Nahum  Tate  17. 

—  Sheridan  18.  —  Jules  Lacroix  19.  —  Sedaine  20.  —  M°"  de  Staël  21  '*'.  —  Tieck  23. 


!•)  Nous  ne  voyons  pas  de  numéro  22.  {Note  de  l'Editeur.) 

«5- 


388  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

En  outre,  trois  collections  sont  indiquées  : 

lue  Journal  des  Savants.  —  L,a  Kevue  d'Edimhourg.  —  U Encyclopédie  (Article  de 
Jaucourt). 

Des  notes ,  la  plupart  barrées ,  sillonnent  ces  quatre  pages  de  listes  ;  reproduisons 
celle-ci  qui  nous  semble  inédite  : 

Je  ne  suis  pas  de  la  minute,  mais  vous  n'êtes  pas  du  siècle. 


Pour  terminer,  cette  note  de  François -Victor  : 

Depuis  1623  jusqu'en  1830,  il  y  a  eu  82  éditions  des  œuvres  complètes  de  Shake- 


speare. 


LE   MANUSCRIT 

DE 

W^ÎLLIAM  SHAKESPEARE. 


Ce  manuscrit  est  numéroté  de  i  à  394.  C'est  l'un  des  plus  uniformes  comme 
écriture  et  comme  papier.  Les  pages  bleu-clair  se  succèdent,  régulières,  sauf  neuf 
pages  blanches  et  quelques  feuillets  de  format  commercial,  d'un  bleu  plus  clair.  Les 
ajoutés  sont  quelquefois  si  nombreux  qu'ils  empruntent  le  verso  de  la  page  précé- 
dente, et  pourtant  les  notes  de  travail  accumulées  —  on  en  a  lu  une  grande  partie 
au  RELioyAT  —  avaient  du  tenir  lieu  de  brouillon. 

Le  manuscrit  ne  porte  qu'une  date  au  dernier  feuillet  :  2  x''"  i86j,  mais  nous 
avons  la  preuve  que,  de  décembre  1863  à  mars  1864  où  il  fut  envoyé  à  l'imprimerie, 
le  texte  a  été  très  corrigé  et  très  développé.  La  préface  est  d'ailleurs  datée  :  mars  1864 
et  le  chapitre  m  du  premier  livre  de  la  Conclusion  cite  un  article  du  Daily  Tele^aph 
du  13  janvier  1864. 

Victor  Hugo,  avant  de  faire  relier  le  manuscrit,  l'a  complété  en  recopiant  lui- 
même  les  intercalations  ajoutées  sur  la  copie  et  les  épreuves. 

Le  Reliquat  est  relié  indépendamment  du  manuscrit  même  ;  à  la  suite  du  Reliquat 
viennent  les  Notes  de  travail,  puis  une  partie  de  la  correspondance  échangée  avec 
l'éditeur,  enfin  une  copie  du  texte ,  copie  annotée ,  corrigée  par  Victor  Hugo  et  sur 
laquelle  on  a  composé;  on  y  trouve  presque  toutes  les  intercalations  que  nous  allons 
signaler  dans  cette  étude.  Tout  cet  ensemble  forme  un  volume  de  plus  de  neuf  cents 
feuillets. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Sous  le  titre  de  chaque  partie,  on  lit  la  table  des  livres  qui  la  composent. 

LIVRE  PREMIER.  —  SHAKESPEARE.  -  SA  VIE. 

Ce  livre,  à  l'origine,  n'était  pas  divisé  par  paragraphes,  les  chiffres  ont  été  ajoutes 
au  crayon. 


Sur  la  couverture  d'un  recueil  de  vers  envoyé  en  1860  à  Victor  Hugo^'^,  nous 
lisons  le  brouillon  du  premier  chapitre.  Nous  en  détachons  ce  passage  différent  du 
texte  publié  page  9  : 

—  De  ses  quatre  enfants,  trois  l'avaient  suivi  en  exil;  l'autre,  sa  jiUe  aînée,  ne  pouvait. 
Les  deuxjils  sortaient  de  prison ,  l'un  tour  avoir  manqué  de  reSpeH  à  la  guiIlotine''-'^\  l'autre  pour 

(*)  Cette  brochure  nous  a  été  communiquée  par  M.  Hanoteau.  —  <*)  Article  de  Charles 
Hugo  dans  l'Evénement  du  16  mai  1851.  (Voir  Aites  et  ParoleSj  Avant  l'exil.) 


390  WILLIAM    SHAKESPEARE. 

avoir  exa^ré  l'hospitalité  due  par  la  France  aux  proscrits  ^^\  La  prison  les  e'iarmsait  dans  le 
banniisement.  Son  gendre,  étant  près  de  sa  fille,  était  représenté  dans  la  tombe  d'exil  par  ce  noble 
et  vaillant  jr-m ,  A..  U.^  aussi  sorti  de  prison^^\ 

Feuillet  9  (verso).  —  Premier  paragraphe  du  début,  rayé. 


III 


Feuillet  13.  —  Intercalation  sur  les  difiFérentes  orthographes  du  nom  de  Shake- 
speare. Au  verso,  la  description  de  Londres  au  seizième  siècle  a  été  ajoutée. 

Feuillet  15  (verso).  —  Ébauche  d'un  tableau  chronologique  des  drames  de  Shake- 
speare. Ce  tableau,  plus  détaillé,  mais  rayé  aussi,  se  répète  au  verso  du  feuillet  17. 


Feuillet  16.  —  L'une  des  pages  d'un  bleu  plus  clair  et  d'un  format  plus  petit  que 
le  reste;  elle  est  intercalée  entre  les  feuillets  15  et  17  et  contient  des  détails  sur  le 
théâtre  de  Molière  et  la  citation  du  registre  de  La  Grange;  après  l'annonce  de 
l'attribution  à  Molière  d'une  somme  de  mille  livres  ''',  deux  traits  verticaux  isolent 
cette  phrase ,  rayée  par  Victor  Hugo  sur  la  copie  envoyée  à  l'impression  : 

Sur  quoi  il  fit  un  remerciement  en  vers  à  Sa  Majesté. 

VI 

Feuillet  17.  —  Toute  la  seconde  moitié,  contenant  le  tableau  des  œuvres  de 
Shakespeare  en  regard  des  événements  qui  se  passaient  en  Europe,  est  rayé.  Avant 
les  nombreux  ajoutés,  le  texte  s'enchaînait  ainsi  : 

Shakespeare  fut  chargé  d'apporter  son  turban  au  géant. 
En  1590,  pendant  que  Jacques  VI  d'Ecosse  '^l .. 

Tous  les  développements  ajoutés  entre  ces  deux  phrases  tiennent  en  marge  et 
occupent  même  le  verso  du  feuillet  15.     ^ 

■■  LIVRE  DEUXIÈME.  —  LES  GÉNIES. 


Feuillet  32.  —  Le  médecin  de  son  honneur  a  remplacé  la  Divine  Comédie  et  le  nom  de 
Calderon  celui  de  Dante  '^'. 

II 

Feuillet  35.  —  Homère. 

L'énumération  des  génies  est  coupée  par  des  astérisques  ajoutés  au  crayon. 
Entre  cette  fin  de  phrase  :  Cette  immensité,  c'eB  Homère,  et  cette  autre  :  Toutes  les 
profondeurs  des  vieux  âges ,  tout  le  texte  qu'on  a  lu  page  23  est  écrit  en  marge. 

^')  Article  de  François- Victor  dans  l'Evénement  du  9  septembre  i8ji.  —  (*)  Auguste  Vacquerie, 
condamné  à  six  mois  de  prison  pour  son  article  commentant  la  lettre  ouverte  que  Victor 
Hugo  lui  avait  adressée  dans  l'Avènement  du  Peuple  du  19  septembre  i8ji.  —  (*)  Voir  page  11. 
—  (4)  ibid. 


LE  MANUSCRIT.  39I 

Feuillet  36.  —  Job. 

Dans  la  première  version,  la  figure  de  Job  était  esquissée  en  seize  lignes.  Les  déve- 
loppements ont  surchargé  la  marge  et  tout  le  verso  du  feuillet  précédent. 

Feuillet  38.  —  Ézechiel. 

Note  au  coin  :  Entre  haie  et  Lucrèce.  Quatre  pages  sur  Ezechiel  viennent  en  effet 
couper  le  chapitre  sur  Isaïe  dont  on  ne  retrouve  la  fin  qu'au  feuillet  43.  Sur  la  copie 
on  ne  trouve  pas  ce  paragraphe  sur  Ézechiel,  il  a  été  ajouté  sur  les  épreuves,  puis 
recopié  et  intercalé  dans  le  manuscrit. 

Feuillet  44.  —  Lucrèce. 

Ajoutés  dans  tous  les  sens .  Pas  une  place  n'est  restée  libre. 

Feuillet  51  (verso).  —  On  y  lit,  rayé,  le  début  du  chapitre  sur  Tacite. 


III 

Feuillet  71.  —  Il  ne  reste  de  cette  page  pleine  de  ratures  que  seize  lignes;  tout 
le  texte  concernant  la  bibliothèque  d'Alexandrie  et  son  destructeur  Omar  a  été 
biffé,  puis  repris  plus  loin,  et  forme  le  chapitre  iv  du  livre  :  Shak/^eare  l'Ancien. 


LIVRE  TROISIEME.   -  L'ART  ET  LA  SCIENCE. 


I  -  II 

Feuillets  80-93.  —  Cinq  feuillets  blancs  collés  par  morceaux  sur  les  pages  bleues 
donnent  le  premier  chapitre  et  une  bonne  partie  du  deuxième.  Ces  feuillets  ont  été 
certainement  extraits  des  Notes  de  travail  (Reliquat).  Chaque  morceau  est  numéroté, 
c'est  ce  qui  justifie  l'emploi  de  treize  numéros  pour  cinq  pages.  L'un  des  papiers 
utilisés  est  la  bande  de  renouvellement  d'abonnement  à  la  Presse;  on  y  lit  en  trans- 
parence :  Du  16  oêlohre  62  au  16  janvier  6^. 

Petite  variante  vers  la  fin  du  premier  chapitre  à  partir  de  ces  mots  :  ascension 
naturelle  de  toute  intelligence  grandissante  ^'^ 

De  toutes  parts  on  lira  l'Iliade,  on  lira  Job,  on  lira  la  Divine  Comédie,  on  lira 
fOrefiie  et  Hamlet,  on  aura  appétit  d'idéal,  parce  que  la  délicatesse  des  esprits... 


IV 

Feuillet  97.  —  Ce  chapitre  commençait  ainsi  :  La  science  fait  des  découvertes. 
Tout  le  début  est  en  marge. 

^'^  Voir  page  58. 


392  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Sous  les  vers  de  Corneille,  ce  passage  rayé  : 

TJoItaire,  septuagénaire,  eB  provoque'  à  l'amour  par  une  femme  éprke  de  l'avenir.  Il  se 
défend  : 

Si  vous  voule<^  que  j'aime  encore, 
Kende^-moi  l'âge  des  amours! 
A.U  crépuscule  de  mes  jours 
Kfjoigne^,  s'il  se  peut,  l'auron. 

Horace  avait  subi  la  même  tentation  : 

Solve  senescentem  ^^l 

Feuillet  loo. 

Les  steyardes  du  grand  Arnauld  sont  caduques. 

Une  toute  petite  note  se  rapportant  à  cette  phrase  est  collée  au  bas  et  en  travers  du 
feuillet  : 

Attaques  contre  le  docteur  Martin  Steyacrt,  de  Louvain,  par  le  grand  Arnauld 
sous  ce  titre  :  Difficultés  proposées  à  M.  Steyaert. 
On  appelle  ces  lettres  les  Steyardes. 

LIVRE  QUATRIÈME.  —  SHAKESPEARE  L'ANCIEN. 

I 

Feuillet  117  (verso).  —  Fragment  rayé  du  dernier  chapitre  du  livre  précédent. 


Feuillet  132.  —  Le  premier  tiers  de  la  page,  rayé  après  l'intercalation  des  feuil- 
lets 130  et  131,  donne  la  conclusion  de  l'histoire  des  manuscrits  d'Eschyle. 

VII 

Feuillets  135-140,  —  Il  règne  une  certaine  confusion  dans  le  manuscrit  du  sep- 
tième chapitre  qui  commence  au  feuillet  135,  continue  jusqu'à  la  moitié  du  feuillet  137 
dont  tout  le  bas  et  l'ajouté  marginal  sont  rayés  j  puis  on  trouve  la  fin  du  chapitre  aux 
feuillets  139  et  140.  La  huitième  division  commence  au  feuillet  138  his  et  remplit 
une  grande  partie  du  verso  précédent. 

Les  ratures  du  feuillet  137,  outre  le  texte  qu'on  retrouvera  plus  loin ,  suppriment 
ce  passage  important  sur  l'OreB'te  : 

Cette  hauteur  âpre  et  qui  a  je  ne  sais  quoi  de  poignant,  eB  partout.  Uoje^  dans  l'Orcstie, 
cette  arrivée  de  Cassandre,  esclave,  au  palais  d'Agamemnon.  Cassandre  eB  reBée  Jîèrement  sur 

(')  Épttres  (livre  I). 


LE   MANUSCRIT.  393 

son  char.  L,a  reine,  ClytemneHre,  lui  ordonne  de  descendre.  Cassandre  semble  ne  pas  entendre 
et  ne  r/pond  pas. 

LE  CHŒUR. 

Oé/is.  Descends  du  char. 

CLYTEMNESTRE. 

Je  n'ai  pas  le  temps  d'attendre  à  la  porte.  A.llons,  Cassandre,   bâte-toi.  Peut-être  ne 
comprends-tu  pas  notre  lan^e.  A.lors  fais  comme  les  barbares,  réponds  par  signes. 

LE   CHŒUR. 

U étrange  eB  farouche  comme  une  bête  qu'on  vient  de  prendre. 

CLYTEMNESTRE. 

BMe  a  vu  naguère  sa  viUe  prùe  et  brûlée.  EJle  eB  foUe.  Je  ne  lui  parlerai  plus.  Elle  ne  s'ac- 
coutumera au  frein  au  après  l'avoir  longtemps  couvert  d'une  écume  sanglante. 

(Elle  sort.) 
LE  CHŒUR. 

A-Uons,  malheureuse,  descends  de  ce  char,  accepte  la  nécessité,  accepte  le  joug. 

CASSANDRE. 

A.h!  ciel!  terre!  Dieux! grands  Dieux!  ApoUon!  Apollon! 

En  1877,  Victor  Hugo  a  repris  ce  passage  dans  la  Légende  des  Siècles.  (Nouvelle 
série,  1877,  Cassandre.) 

IX 

Feuillet  146.  —  Note  en  marge  : 

i^  décembre  186^.  —  J'assiste  en  ce  moment  au  départ  de  miss  Marie  Uaucourt  qui 
devait  épouser  Kesler. 

Kesler  était  un  proscrit  que  Victor  Hugo  a  traité  comme  un  frère ,  qu'il  a  assisté 
en  maintes  circonstances  et  dont  il  a  même  payé  les  frais  d'enterrement  et  de  sépul- 
ture en  1870,  à  Guernesey. 

DEUXIÈME  PARTIE. 


LIVRE  PREMIER.   —  SHAKESPEARE.  -  SON  GÉNIE. 

II 

Feuillet  181.  —   Quelques  lignes  rayées  offrent  une  variante  au  texte  qui  sera 
repris  au  sixième  chapitre  du  livre  suivant  ^^^  : 

Othello  emploie  l'oreiller  au  sommeil  suprême,  et  met  le  dernier  soupir  de  Desdémona  là  ok 
a  été  son  premier  baiser. 

(')  Voir  page  134. 


394  WILLIAM   SHAKESPEARE. 

Feuillet  185  (verso).  —  Contient  un  passage  tronqué  et  rayé,  finissant  par  :  Nous 
y  mettons  cette  critique.  Nous  retrouvons  ce  texte  au  Reliquat,  dans  le  chapitre  :  Le 

Goât^'l 

LIVRE  DEUXIÈME.   —  SHAKESPEARE.  -  SON  ŒUVRE. 


Feuillet  202.  —  Chapitre  écrit  en  1864. 

On  retrouve  dans  un  album  emporté  dans  le  voyage  de  1864  cette  phrase  qui  sera 
reprise^''  : 

Ces  misérables  mains  gardent  à  jamais  la  couleur  de  la  poignée  de  boue  qu'elles 
ont  jetée. 

Dans  le  bas  de  la  page,  texte  rayé  mis  au  net  au  feuillet  suivant,  mais  s'enchaînant 
au  feuillet  20J ,  ce  qui  prouve  que  ces  feuillets  203-204  ont  été  intercalés. 

Feuillet  203.  —  Au  bas  de  la  page,  ajouté  écrit  à  l'encre  rouge  et  collé,  semblable 
aux  intercalations  que  Victor  Hugo  envoyait  en  cours  d'impression.  Le  texte  est 
répété  d'ailleurs  en  marge. 

Feuillet  227.  —  Le  passage  relatif  au  dénouement  du  Koi  Lear,  où,  en  quelques 
lignes ,  Victor  Hugo  évoqua  son  propre  deuil ,  a  été  remanié  et  condensé  ;  voici  la 
première  version  : 

Ilj  a  dans  ce  dénouement  une  pitié  sombre.  Se  le  jigure-t-on  reftant  dans  la  vie,  ce  père 
orphelin  de  son  enfant?  Se  le  représente-t-on  désormais  à  tâtons  dans  la  deBinée,  les  mains 
étendues  vers  ce  qui  s'eB  évanoui?  Le  deuil  eft  une  épreuve.  Il  faut  être  héros  pour  les  grands 
malheurs.  Lear  ne  l'eft  point.  Comme  c'eB  une  tête  faible,  comme  il  a  été  roi,  il  ne  pourrait 
porter  la  douleur.  Cette  solitude,  ce  veuvage,  efl-ce  possible  ?  llj  avait  quelqu  'un  près  de  lui. 
Oh  eH-eUe  donc  ?  Il  tâcherait  de  ressaisir  l'apparition.  Il  pleurerait  machinalement  des  larmes 
inconscientes.  Il  ne  saurait  plus  rien,  il  ne  voudrait  plus  rien.  Il  serait  l'œil  lamentable  qui 
n'a  plus  la  lumière,  il  serait  le  cœur  siniBre  qui  n'a  plus  la  joie.  Une  telle  souffrance,  oh!  efl-ce 
que  ce  n'efl  pas  trop  ?  Il  irait  et  viendrait  devant  un  sépulcre,  essayant  de  l'ouvrir,  jrappant 
à  cette  porte,  pas  entendu,  pas  repi,  pas  admis.  Et  on  le  verrait  par  inBants,  accablé,  rire 
dtun  rire  imbécile.  Tu  as  bien  fait,  poète,  de  tuer  ce  vieillard. 

LIVRE  TROISIÈME.   —  ZOÏLE  AUSSI  ÉTERNEL  QU'HOMÈRE. 

II 

Feuillet  231  (verso).  —  Texte  des  premier  et  second  chapitres  mêlés  et  rayés, 
sauf  le  passage  suivant  : 

Naturellement  le  pouvoir  flatté  fait  pendant  au  poète  insulté.  Admirez  la  déli- 
catesse d'un  biographe  jésuite,  Delandine,  parlant  de  l'une  des  sultanes  de  Versailles  : 
«Une  dame  de  la  cour.  Madame  du  Barry»  {Di^lionnaire historique,  t.  II,  p.  ijj). 

(*î  Voir  page  293.  —  '-'  Voir  page  122. 


LE  MANUSCRIT.  395 

Modification  parmi  les  ratures  : 

Les  gouvernements,  plus  passionnés  qu'il  ne  faudrait,  négligent  d'être  étrangers 
aux  clabaudages  et  aux  griffonnages  de  bas  lieu.  Contre  le  libre  esprit  rebelle,  le 
despote  lâche  le  grimaud. 

En  regard  de  la  lettre  de  M°"  de  Staël ,  cette  note  : 

Ne  pas  citer  toute  la  lettre.  , 

Nos  lecteurs  nous  sauront  gré  de  la  rétablir  telle  qu'elle  est  dans  le  manuscrit  : 

...A.h!  chère  madame!  quelle  persécution  que  ces  exils !..A^^  ^Quelle  auhaine  tour  nos 
ennemis  littéraires  et  autres!  Ils  reçoivent  d'en  haut  tordre  amiable  de  nom  injurier.  Quiconque 
veut  plaire  aboie.  Uoici  comment  cela  se  passe.  Malte-Brun  voulait  parler  de  mon  livre,  il 
avait  fait  un  premier  article.  Et.  eff  venu  aux  Débats  dire  de  la  part  de  la  police  que  Malte- 
Brun  eut  à  discontinuer.  IJous  tublie^  un  écrit,  un  grand  ouvrage.  InjonBion  aux  feuilles 
qui  sont  pour  vous  de  se  taire,  invitation  aux  journaux  qui  sont  contre  vous  déparier.  Ils 
n'ont  pas  besoin  qu'on  les  presse  beaucoup.  Ils  s'en  donnent  à  cœur  joie.  J'ai  compté  jusqu'à 
dou^e  articles  du  P.  contre  moi,  l'auteur  a  eu  une  gratification.  En  outre  la  police  fait  pulluler, 
pour  vous  dire  des  injures,  des  quantités  de  petits  écrits  et  de  petits  pamphlets  à  deux  sous 
qu'on  vend  le  jour  sur  les  boulevards  et  le  soir  dans  les  théâtres.  Uoilà  ce  que  c'eB  que  l'exil. 

Et  Victor  Hugo  ajoute  : 

E'exil  n'eBpas  que  cela.  D'ailleurs,  absent  ou  présent,  la  haine  sait  oh  trouver  le  grand 
homme.  Etre  che^  soi  ne  l'empêche  pas  d'être  insulté. 


LIVRE  QUATRIEME.  -  CRITIQUE. 

II 

Feuillet  254.  —  Note,  collée  au  bas  de  la  page,  et  contenant  une  intercalation  et 
une  correction  indiquées  à  l'imprimeur  pour  le  premier  chapitre. 


Feuillet  260.  —  Dans  l'énumération  des  auteurs  ayant  chacun  son  art  spécial,  le 
nom  de  Sedaine,  indiqué  sur  le  manuscrit,   a  disparu  sur  l'épreuve. 


LIVRE  CINQUIEME.   —  LES  ESPRITS  ET  LES  MASSES. 

VI 

Feuillet  277  (verso).  —  Tout  le  chapitre  vi  a  été  ajouté  sur  ce  verso. 
W  Au-dessus   de  ces  trois  points,    deux    mots   entre  parenthèses  :  Lacune  ici. 


396  WILLIAM   SHAKESPEARE. 


VIII 

Feuillet  282.  —  Fragment  collé,  extrait  sans  cloute  des  notes  de  travail  et  donnant 
la  fin  du  chapitre  depuis  ces  mots  : 

A  qui  sont  les  génies '^L. 

Au  verso  du  feuillet  280  et  en  marge  du  feuillet  281,  texte  barré  reproduit  au 
livre  III  de  la  première  partie  :  l'Art  et  la  Science, 

LIVRE  SIXIÈME.   —  LE  BEAU  SERVITEUR  DU  VRAI. 

I 

Feuillet  284.  —  Brouillon  au  crayon  au  coin  de  la  page. 
Feuillet  286  (verso).  —  Ajouté  sur  la  Bible  à  partir  de  : 
.   De  même  que  toute  la  mer  est  sel  (-1 . . 

II 

Feuillets  290-291.   —  La  théorie  de  l'Art  pour  l'Art,    faussement  attribuée  à 
Victor  Hugo,  est  rétorquée  dans  un  ajouté  au  bas  et  en  tête  de  ces  deux  feuillets. 

IV 

Feuillet  301. 

Tout  mon  souci j  disait  un  poëte  contemporain  mort  récemment,  c^eB  la  fumée  de 
mon  cigare. 

Le  poëte  contemporain  est  nommé  dans  le  manuscrit  :  M.  de  Musset. 


Feuillets  303-307.  —  Quatre  fragments  d'un  article  de  journal  collés  sur  le  manu- 
scrit donnent  les  citations  de  Goethe.  Des  indications  pour  la  copiste  sont  en  marge. 

Feuillet  310. 

Je  suis  venu  apporter  la  guerre. 

En  marge  de  cette  citation ,  un  ajouté  à  l'encre  rouge  : 

Ce  sont  ces  colères  qui  font  de  Schiller  le  premier  poëte  de  l' Allemagne.  Schiller  eB  énm  et 
puissant.  Il  a  en  lui  la  grande  âme  allemande.  Uâme  allemande,  lorsqu'elle  s'incarne,  crée  des 
hommes  sublimes.  FjUe  eli,  quand  bon  lui  semble,  toute  la  métaphysique,  et  elle  s'appelle  K.ant; 
elle  e§i  toute  la  musique,  et  elle  s'appelle  Beethoven. 

Ce  passage  très  développé  et  très  modifié  se  retrouve  au  livre  :  Les  Génies. 
^'^  Voir  page  172.  —  (^)  Voir  page  175. 


LE  MANUSCRIT.  397 

Feuillet  312. 

Ennius,  comme  plus  tard  Ronsard,  n'était  qu'une  ébauche  de  poëte. 

Sur  la  copie,  l'incidente  nommant  Ronsard  est  biffée. 

Feuillet  313  (verso).  —  Tout  un  passage  rayé  dont  nous  trouvons  le  début  dans 
le  Reliquat,  au  verso  d'une  note  de  travail  : 

Tout  récemment,  —  puisque  cette  parenthèse  eB  ouverte,  ne  la  fermons  tas  encore;  êk  ailleurs 
elle  va  au  but;  —  un  nouveau  vettu,  allemand,  je  crois,  un  chevalier  de  Messaline  et  de  Néron, 
a  rejeté  l'indignation  à  la  face  de  Juvénal  et  de  Tacite.  Selon  ce  critique,  Juvénal  a  pris  en 
traître  toute  cette  Kome  des  césars;  Tacite  aussi.  Ces  cochers  du  char  des  foudres  auraient  du 
crier  gare.  Ni  le  poëte,  ni  îhiBorien,  n'ont  le  droit  de  laisser  tomber  sur  ces  têtes  de  telles 
condamnations,  ce  sont  des  exécutions.  Ces  effrayantes  exécutions  que  fait  Juvénal,  que  fait 
Tacite,  que  fait  Dante,  serrent  le  cœur.  Le  critique  n  admet  pas  que  ces  justiciers  sortetit  brus- 
quement du  nuage  derrière  les  maîtres  du  monde,  et  que  Juvénal  ^^^  exécute  Messaline,  et  que 
Tacite  exécute  Tibère,  et  que  Dante  exécute  Boniface  VIIÎ,  sans  avertissement  préalable.  Eff-ce 
que  ce  n'eff  pas  lamentable  d'être  dans  la  serre  de  ces  génies?  EJt-ce  qu'il  n'j  a  pas  lieu  de 
plaindre  —  pourquoi  pas  ?  —  ces  pauvres  tyrans  ?  Elf-ce  que  ne  les  voilà  pas  maintenant 
vi^imes?  Efl-ce  qu'avant  de  les  supplicier  de  ce  supplice  étemel  devant  lapoilérité,  leurs  bour- 
reaux sublimes  n  auraient  pas  du  trouver  un  mojen  quelconque  de  les  prévenir,  de  les  inquiéter, 
de  les  conseiller,  de  leur  montrer  une  autre  voie,  de  les  mettre  en  demeure  ?  Les  coupables  eussent 
reculé  peut-être  et  évité  ce  sort  terrible,  le  pilori  devant  les  siècles.  Hilforiens  et  poètes  ont  dépassé 
leur  droit. 

Nous  voyons  la  même  idée  exprimée  au  Reliquat,  page  329. 

TROISIÈME  PARTIE.   —   CONCLUSION. 


LIVRE  PREMIER.  -  APRÈS  LA  MORT. 

II 

Feuillets  324-327.  —  Ce  chapitre,  écrit  sur  quatre  pages  de  papier  blanc,  semble 
antérieur  au  reste  du  manuscrit.  Après  le  coup  d'oeil  général  sur  les  événements 
politiques  des  diverses  puissances,  Victor  Hugo  finissait  par  : 

Paris 

Le  Mexique,  mis  en  goût  par  Iturbide,  demande  un  empereur,  la  France. . . 

Cette  fin  n'a  pas  été  maintenue  j  une  note  nous  en  donne  la  raison  : 
"^ue  l'éditeur  fr-ançais  voie  si  le  mot  :  la  France...  n'efl  pas  dangereux  pour  lui. 


Au  verso  du  feuillet  324  un  ajouté  qui  se  répète  au  feuillet  326  :  Avoir  vingt  ans 
combattu '2'. . . 

Cî  A  partir  de  ce  mot,  le  texte  continue  au  verso  du  feuillet  313.  —  (')  Voir  page  196. 


39B  WILLIAM  SHAKESPEARE. 


m 


Feuillet  330.  —  Petite  page  intercalée  où  tient,  texte  et  note,  tout  le  passage  relatif 
à  la  censure. 

IV 

Feuillet  333.  —  Ce  feuillet  débute  par  le  premier  alinéa  du  chapitre  m  et  une 
phrase  qui  sera  reprise  au  cours  du  chapitre  iv.  Le  tout  est  rayé. 

Un  peu  plus  bas ,  réclamant  pour  Jeanne  d'Arc  «  un  monument  digne  d'elle  » , 
Victor  Hugo  ajoute  entre  deux  lignes  cette  phrase  rayée  sur  la  copie  : 

On  n'exigera  pas  que  nous  comptions  pour  quelque  chose  le  chétif  socle  d'Or- 
voisinc      de 

léans  et  la  statuette  tutoyée  par  M.  Dupanloup. 

Au  bas  du  feuillet,  un  ajouté  encerclé  d'un  trait  à  l'encre  est  suivi  de  cette  recom- 
mandation pour  la  copiste  : 

Ce  qui  est  encadré  à  partir  de  :  Disons  tout,  ne  doit  pas  être  copié. 

Disons  tout.  Une  certaine  comparaison  de  la  force  qui  a  vaincu  avec  la  force  qui 
se  laisse  vaincre  fait  amèrement  sourire.  Quelle  quantité  de  complaisance  y  a-t-il? 
Les  attentats  de  ce  qui  est  petit  sur  ce  qui  est  grand  peuvent  provoquer  quelque 
incrédulité.  Le  juge,  l'histoire  est  un  juge,  est  parfois  amené  à  des  étonnements 
étranges.  On  connaît  le  faitj  seulement  il  est  triste  d'avoir  à  l'appHquer  à  une 
nation.  —  Plaignante,  il  est  bien  difficile  de  croire  que  l'accusé,  avec  la  taille  qu'il 
a  et  la  taille  que  vous  avez...  —  Eh  bien  quoi!  parbleu,  je  me  suis  un  peu 
baissée. 

VI 

Feuillet  338.  —  Dès  les  premières  lignes,  léger  changement  qui  a  pourtant  son 
importance  quant  au  moment  où  ce  chapitre  fut  écrit  : 

Au  moment  où  nous  revoyions  les  épreuves  des  pages  qu'on  vient  de  lire,  on 
a  annoncé  à  Londres  la  formation  d'un  Comité... 

Le  texte  définitif  en  marge  donne  : 

Au  moment  où  nous  achevions  d'écrire  les  pages... 

Sur  la  formation  du  Comité,  ces  lignes  étaient  d'abord  venues  : 
Quelques  hommes  émincnts  de  France,  Louis  Blanc  en  tête,  ont  accepté  d'en 
faire  partie. 

En  marge,  Victor  Hugo  a  nommé  les  nations  qui  avaient  désigné  leur  repré- 
sentant au  Comité. 


LE  MANUSCRIT.  399 


LIVRE  DEUXIEME.   —  LE  DIX-NEUVIEME  SIECLE. 


Feuillet  343.  —  En  marge  de  la  «  parenthèse  »  ^'^,  cette  note  au  crayon  : 

Voir  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  retrancher  les  mots  romantisme  et  socialisme  et  ces 
quelques  lignes. 

LIVRE  TROISIÈME.  —  L'HISTOIRE  RÉELLE. 


II 

Feuillet  360.  —  Dans  la  nomenclature  des  «  grands  héros  »,  Napoléon  était  cité} 
son  nom  a  disparu  sur  l'épreuve. 

Ce  feuillet  360  est  couvert  d'ajoutés  et,  indépendamment  des  fragments  collés  sur 
le  verso  de  la  page  précédente,  trois  «béquets»  sont  montés  sur  onglets. 

(•)  Voir  page  208. 


400  WILLIAM  SHAKESPEARE. 


LE  MANUSCRIT 

DE  LA  PRÉFACE  POUR  LA  NOUVELLE  TRADUCTION 

DE  SHAKESPEARE. 

Ce  manuscrit  consiste  en  seize  pages  numérotées  par  Victor  Hugo  de  A  à  G  ;  une 
seule  lettre  par  double  page,  moins  la  page  C  qui  est  simple;  les  deux  dernières, 
rayées,  offrent  quelques  variantes  de  la  fin  de  cette  préface. 

Le  titre  est  tracé  sans  doute  avec  la  barbe  d'une  plume  d'oie  sur  du  gros  papier 
d'emballage;  un  second  titre  suit  :  En  tête  Spécial  de  la  tradu£lion  de  Shak,eSpeare. 

Feuillet  5.  —  Tout  le  chapitre  m  est  ajouté  en  marge. 

Feuillet  7.  —  En  marge,  important  ajouté  pour  le  chapitre  v. 

Feuillet  9.  —  Au  chapitre  vi,  les  ouvrages  consultés  étaient  dénombrés  ainsi  : 

Disons  le  chiffre.  Poètes  à  consulter,  vingt-trois;  critiques  et  commentateurs,  soixante-quime ; 
romans,  chroniques,  poèmes,  drames,  comédies,  documents  de  toutes  sortes,  cent-vingt;  en  tout 
deux  cent  dix-huit  ouvrages,  la  plupart  en  plusieurs  volumes,  comprenant  toutes  les  époques, 
depuis  Chaucer  Jusquà  Coleridge. 

Le  texte  définitif,  page  242,  est  en  marge. 

Feuillet  15.  —  \^ici  quelques  lignes  supprimées  vers  la  fin  de  la  Préface  : 

Nous  sommes,  en  parlant  de  cette  œuvre,  plus  cmu  peut-être  qu'il  ne  faudrait, 
et  c'est  probablement  un  ridicule,  mais  qu'on  nous  le  pardonne. 

La  dernière  double  page  avait  dû  servir  de  chemise  à  des  manuscrits  réservés, 
on  y  lit  : 

Littérature.  Philosophie.  Critique.  Etc. 

Choses  ajournées. 


NOTES   DE  L'EDITEUR. 


HISTORIQUE    DE    WILLIAM    SHAKESPEARE. 


Dans  une  lettre  datée  du  22  novembre 
1868  ^'',  Victor  Hugo  raconte  que  La 
Mennais,  venant  le  voir  en  1823,  lut, 
par-dessus  son  épaule,  des  vers  qu'il 
achevait  et  crut  y  reconnaître  la  traduc- 
tion d'un  vers  de  Shakespeare  : 

—  Avez-vous  lu  Shakespeare  ?  lui  demanda 
La  Mennais.  —  Non.  Je  ne  veux  pas  lire 
Le  Tourneur. 

Victor  Hugo  ne  savait  pas  l'anglais; 
il  avait  dû  se  contenter  de  la  traduction 
de  Le  Tourneur  pour  les  trois  drames 
d'où  il  avait  extrait  les  épigraphes  placées 
en  tête  de  quelques  chapitres  de  Han  d'Is- 
laaJe^^l,  mais  il  s'était  vite  rendu  compte , 
avec  son  merveilleux  instinct,  que  ce 
n'était  pas  connaître  Shakespeare  que  de 
le  lire  à  travers  cette  traduction  et  il  en 
était  resté  là. 

Victor  Hugo,  dans  le  chapitre  qu'on 
vient  de  lire  au  Reliquat'*',  dit  que 
Charles  Nodier  lui  révéla  Shakespeare; 
il  est  probable  que  de  retour  à  Paris 
l'initiation  commencée  à  Reims  con- 
tinua à  l'Arsenal,  car,  en  1827,  h  Préface 
de  Crotmvell  prouve  que  son  auteur  con- 
naissait  assez    l'œuvre    de    Shakespeare 


'■'  Correspondance. 
page  250. 

PHILOSOPHIE. 


'*'  Écrit  en  1821.  —  (''  Voir 


pour  la  juger,  l'admirer  et  en  faire  le 
point  culminant  de  son  manifeste ,  per- 
sonnifiant en  Shakespeare  le  Drame  et 
lui  attribuant  déjà  parmi  les  génies  la 
place  que  son  livre,  trente-sept  ans  plus 
tard ,  devait  lui  maintenir. 

Cette  admiration  se  précisa ,  pour  ainsi 
dire ,  quand  Victor  Hugo  assista  aux  re- 
présentations d'une  troupe  de  comédiens 
anglais  qui  vint  à  Paris,  en  1827,  jouer 
les  drames  de  Shakespeare.  Il  vit  agir, 
vivre  les  personnages  du  grand  poète 
anglais ,  et  l'impression  qu'il  reçut  de  ces 
représentations  dut  rester  fortement  gra- 
vée dans  son  esprit. 

Une  note  inédite  raille  ainsi  quatre 
détracteurs  de  Shakespeare  : 

Je  sors  d'une  séance  solennelle  de  l'Aca- 
démie. Quatre  académiciens,  Arnault,  Duval, 
Parceval  et  Jouy  se  sont  relayés  k  tour  de  rôle 
pour  pulvériser  Shakespeare  '•'. 

Une  rencontre  (ou  une  adaptation) 
curieuse  se  produisit  en  1854;  des  vers 
d'amour  publiés  dans  Toute  la  Lyre^'*'^  se 

'•'  Il  faut  placer  cette  note  entre  1829  et  1834, 
l'un  des  académiciens  nommés  ayant  fait  partie 
de  l'Académie  en  1829  et  deux  étant  morts  en 
1834.  ^ 

'*'  Édition  de  l'Imprimerie  Nationale. 

26 


mflIIIEKie    IliTIOJlLC. 


402 


NOTES    DE    L'EDITEUR. 


terminent  de  la  même  façon  qu'un  sonnet 
de  Shakespeare'^'  : 

Victor  Hugo 

Z>ou3  ne  la  fuyc^  peu,  oiieaux,  petits  farouches. . . 

Elle  me  dit  :  Je  hais.   Et,  voyant  que  je  tremble, 
Elle  ajoute  :  Pas  vous. 

Shakespeare  :  Sonnet  IV. 

«Je  hais»,  avait-elle  dit;  mais,  reprenant  ces  mots 
à  la  haine,  elle  m'a  sauvé  la  vie  en  ajoutant  :  —  Pas 
vous! 

Quand  il  suivit  son  père  en  exil, 
François -Victor  Hugo  entreprit  la  tra- 
duction des  œuvres  de  Shakespeare,  il 
écrit  à  son  cousin  Asseline  : 

Je  me  suis  voué  à  un  travail  énorme  : 
trente-îsix  drames,  cent  vingt  mille  vers  à  tra- 
duire, trente-six  préfaces  à  faire! 

La  publication  commença  en  1858, 
mais  dès  le  début,  François -Victor  avait 
dii  parler  à  son  père  de  ses  travaux ,  de  ses 
efforts,  il  lui  avait  sans  aucun  doute,  on 
le  constate  plus  d'une  fois  dans  W^iUiavi 
Shak,elpeare j  souligné ,  expliqué  les  beau- 
tés du  texte  original  ;  au  fur  et  à  mesure 
qu'il  avançait  dans  ses  recherches ,  dans 
ses  découvertes ,  il  lui  faisait  partager  son 
indignation  contre  les  détracteurs  du 
grand  anglais ,  contre  les  «  trahisseurs  » 
qui  l'avaient  édulcoré,  amendé,  déna- 
turé. Victor  Hugo  disait  volontiers  :  un 
travail  repose  d'un  autre  travail  5  les  mo- 
ments qu'il  ne  consacrait  pas  à  son  œuvre 
personnelle,  il  les  passait  à  suivre  des 
yeux  et  du  cœur  les  travaux  de  son  fils  ; 
il  se  délassait  des  Petites  Epopées  dans 
l'étude  des  drames  de  Shakespeare.  Ce 
fut  là  sans  doute  l'origine  de  ce  volume. 

Nous  ne  trouvons  ni  dans  les  carnets, 
ni  dans  la  correspondance,  ni  dans  les 
notes,  d'indications  sur  l'époque  où 
Victor  Hugo  a  commencé  William  Shak,e- 
Speare;  nous  n'avons  de  précision  que 
sur  la  date  où  il  l'a  terminé  :  2  décembre 
1S6}.  Or,  en  octobre  1862,  en  rentrant 

'•'  La  traduction  des  Sonnets  de  Shakespeare 
par  François-Victor  Hugo  a  été  publiée  en  1858. 


à  Guernesey,  il  se  remit  au  travail, 
mais  ce  travail,  les  lettres  publiées  dans 
l'Historique  des  Chansons  des  rues  et  des  bois 
le  prouvent,  c'est  un  roman ,  ctst^uatre- 
vin^-trei'^.  D'autre  part ,  la  plus  ancienne 
des  Notes  de  travail  que  nous  venons  de 
publier  est  prise  au  verso  d'un  imprimé 
de  janvier  1863.  À  ce  moment,  la  tra- 
duction de  François -Victor  en  est  à  son 
XI*  volume.  Nous  croyons,  comme  il  le 
dit  lui-même ,  que  le  «  premier  mobile  » 
de  Victor  Hugo  a  été  de  présenter  au 
public  cette  traduction.  Le  sujet  a  fait 
éclater  le  cadre  j  d'autres  considérations , 
que  nous  examinerons,  l'ont  conduit 
alors  à  écrire  une  préface  spéciale  ''^ 

Trois  jours  avant  de  quitter  Guernesey 
pour  son  voyage  annuel,  Victor  Hugo 
écrit  sur  son  carnet  : 

i^  août  [1863].  Je  confie  à  Suzanne  '-)  un 
dossier  spécial  cacheté  contenant  entre  autres 
Shakflpeare. 

Il  ne  devait  pas  s'agir  d'un  manu- 
scrit rédigé,  mais  des  nombreuses  Notes 
de  travail  que  nous  venons  de  publier, 
car  une  ancienne  chemise,  reliée  actuel- 
lement au  Reliquat,  porte  : 

Alon  tiroir  vidé  datjs  ce  dossier. 

i^  août  i8<ij. 

LES  TRAITÉS. 

Victor  Hugo  quitta  Guernesey  le 
17  août  1863  j  des  pourparlers  avaient 
été  engagés  avec  Pagnerre,  l'éditeur  de 
la  traduction  de  François -Victor  j  dans 
le  carnet  de  voyage  nous  lisons  ceci  : 

Écrit  à  Victor  les  bases  de  mon  traité  pos- 
sible avec  Pagnerre  —  11  ans  de  jouissance. 
Pas  de  réimpression  la  dernière  année.  Tous 
les  formats.  Toutes  les  langues.  Pourtant  droit 
réservé  pour  moi  de  joindre,  après  les  deux 
premières  années  de  jouissance  de  M.  Pa- 
gnerre, ce  volume  à  toutes  les  nouvelles  édi- 

'''  Jointe,  en  1865,  au  tome  XV,  puis  placée 
en  tête  du  tome  l"  de  la  deuxième  édition  des 
Œuvres  complètes  de  ShaksSpeare. 

'"•''  Domestique  de  M"'  Drouct. 


HISTORIQUE   DE   WILLIAM  SHAKESPEARE.        403 


tioQS  que  je  ferais  de  mes  œuvres  complètes. 
1200  fr.  la  feuille,  autant  de  1200  fr.  que  de 
feuilles  (étalon,  la  feuille  belge  in-octavo  des 
Mis/rables) ,  le  dernier  fragment  de  feuille  payé 
comme  feuille  entière.  Le  paiement  se  ferait 
moitié  argent  comptant  la  veille  de  la  mise 
en  vente,  l'autre  moitié  en  un  effet  payable  à 
six  mois  de  la  mise  en  vente.  Le  volume  ne 
porterait  que  mes  initiales.  Il  serait  intitulé  : 

V.  H. 

SHAKESPEARE. 


On  pourrait  ajouter  peut-être  en  très  petit 

texte  : 

(Pour  servir  d'introduction 
à  une  nouvelle  traduction  de  Shakespeare.) 

(Il  reste  à  régler  le  nombre  d'exemplaires 
d'auteur,  30  i"  édition,  puis  j  par  mille). 

Victor  Hugo  refit  le  voyage  au  Rhin 
et  revint  par  Vianden ,  Dinant  et  Bru- 
xelles où  il  s'arrêta  quelques  jours  ;  il  y 
vit  l'éditeur  Lacroix  et  lui  parla  des 
œuvres  projetées,  de  W^illiam  Sha.k,elpeare; 
Lacroix,  tout  rayonnant  encore  du  suc- 
cès des  Misérahles,  envoya  le  12  octobre 
à  Guernesey  la  proposition  suivante  : 
Pour  le  Shak/^eare,  à  faire  paraître  dans 
un  mois  ou  six  semaines,  et  pour  les 
Chansons  des  rues  et  des  boiSj  la  somme  de 
50.000  francs,  se  décomposant  ainsi 
dans  sa  pensée  :  20.000  francs  pour  le 
volume  de  vers  et  30.000  francs  pour 
V^iUiam  Shak,e§peare  «manifeste  littéraire 
qui  aurait  une  vente  spéciale  résultant 
du  jubilé  de  Shakespeare  et  qui  prêterait 
à  des  traductions ,  source  de  profit  pour 
l'éditeur». 

Dans  sa  réponse ,  Victor  Hugo  écarte 
l'éventualité  d'un  traité  pour  Shak,eipeare  : 

5  novembre  1863. 

...  Quant  au  Shakespeare j  j'ai  une  proposi- 
tion de  Pagnerre  qui  prime  la  vôtre  à  tous  les 
point  de  vue  '''. 

'''  Cette  proposition  datée  du  10  octobre  1863 
reproduit,  à  peu  de  chose  près,  le  plan  de  traité 
envoyé  par  Victor  Hugo  à  son  fils;  mais  le  prix 
de  la  feuille  est  porté  à  1500  francs. 


. . .  Peut-être,  pour  le  Sbakf^eare,  pour- 
riez-vous  entrer  de  moitié  dans  la  proposition 
Pagnerre,  et  vous  entendre  avec  lui.  J'aime- 
rais cela. 

Et  Victor  Hugo  invite  Lacroix  à 
venir  passer  huit  jours  à  Guernesey,  car 
«une  conversation  vaut  mieux  que  vingt 
lettres,  et  le  temps  d'écrire  me  manque». 

Lacroix,  empêché,  ne  peut  partir 
immédiatement,  mais  il  répond  poste 
pour  poste  j  cette  entente  avec  Pagnerre 
ne  le  satisfait  qu'à  demi  car  il  vise  à 
devenir  l'unique  éditeur  de  Victor  Hugo 
en  lui  achetant  la  propriété  de  ses 
œuvres  actuelles  et  futures  j  il  fait  néan- 
moins contre  fortune  bon  cœur  : 

7  novembre  1863. 

...  Je  suis  prêt,  pour  vous  donner  toute 
satisfaction,  à  m'entendre  avec  Pagnerre  (si 
je  traite  avec  vous)  pour  aider  la  publication 
de  la  traduction  de  Shakespeare  de  M.  votre 
fils.  Mais  je  crois,  cher  Maître,  qu'il  est 
mieux  pour  vous  de  continuer  à  traiter  avec 
nous...  Supposez  que  vous  isoliez  certains 
ouvrages  nouveaux,  le  Sbakfipearej  ou  tout 
autre,  et  que  vous  donniez  l'un  ou  l'autre  de 
ces  ouvrages  k  un  autre  que  nous,  comment 
serait  possible  pour  nous  la  conclusion  au 
i"^  mars  1865  d'un  traité  pour  vos  œuvres 
anciennes  complètes.-'  Je  puis  en  arrivera  vous 
offrir  d'autant  plus,  que  j'ai  les  nouveautés 
sans  partage.  Mais  si  j'avais  à  négocier  en 
dehors  de  vous  avec  tel  ou  tel  éditeur,  pour 
un  volume  seul  qu'il  aurait,  afin  d'être  mis 
à  même  de  l'ajouter  à  vos  œuvres,  évidem- 
ment cela  rendrait  un  traité  d'ensemble  plus 
difficile. 

...  Si  pour  le  SbakfSpeare,  vous  n'êtes 
arrêté  que  par  une  question  :  la  question  de 
l'intérêt  de  votre  fils  et  de  Pagnerre,  soyez 
assuré  que,  traitant  avec  vous,  je  m'engage 
à  faire  un  sous-traité  avec  Pagnerre  qui  con- 
cilie tous  vos  intérêts,  ceux  de  votre  fils, 
ceux  de  Pagnerre.  Je  trouverai  un  moyen 
facile  d'arranger  cela,  seulement  je  serais  dé- 
solé de  n'être  pas  l'éditeur. 

Puis  il  envoie  une  lettre  collective, 
s'engageant,  avec  Pagnerre,  à  faire  de 


26. 


404 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


compte  à  demi  les  frais  du  volume  ; 
la  réponse  se  fait  attendre  jusqu'au  i8  no- 
vembre : 


(1) 


H.  H.  i8  9^"  [1863] 
Mon  cher  monsieur  Lacroix, 


Les  jours  sont  courts,  j'ai  ce  livre  k  finir  ('-', 
et  je  ne  puis  écrire  à  la  lumière.  De  là  la 
rareté  et  la  brièveté  de  mes  lettres.  C'est  pour 
cela  que  j'aurais  voulu  vous  voir,  outre  le 
cordial  plaisir  de  passer  quelques  jours  avec 
vous.  Je  trouve  excellent  que  vous  soyez 
d'accord  avec  M.  Pagnerre.  Vous  pouvez  con- 
sidérer les  bases  du  traité  Pagnerre  comme 
admises.  Il  y  aura  des  points  de  détail  à  régler. 
Il  faudra,  je  crois,  deux  éditions,  une  pari- 
sienne et  u»e  belge,  pareille  à  votre  édition 
in-S"  des  Mise'rables,  la  feuille  des  Mke'rableSj 
édition  belge  de  1862,  devant  servir  d'étalon 
et  de  type.  Je  me  dépèche  d'achever,  car  il 
faudra  se  hâter  de  paraître.  Au  plus  tard  fin 
février.  —  A  cause  du  jubilé  de  Shakespeare. 

Quant  à  la  traduction  anglaise,  j'exclus 
absolument  le  nommé  Waxhall,  l'inepte  tra- 
ducteur des  Mis/rables. 

...Le  jour  me  manque,  je  clos  bien  vite 
cette  lettre,  et  je  vous  serre  la  main.  Causer 
vaudrait  mieux  que  toute  cette  correspon- 
dance qui  avance  lentement. 

Mille  affectueux  compliments  W. 

Plus  de  quinze  jours  se  passent  sans 
amener  d'engagement  définitif;  Lacroix 
suggérait  des  modifications  au  traité, 
demandait  des  précisions  sur  quelques 
points  de  détail  ;  Victor  Hugo  voulait 
avant  tout  se  distraire  le  moins  possible 
de  son  travail.  Enfin,  il  écrit  : 

H.  H.  6  décembre  [1863]. 

Mon  cher  monsieur  Lacroix,  il  y  a  quatre 
jours,  le  2  décembre,  au  moment  précis  où 
j'entrais  dans  ma  treizième  année  d'exil,  j'ai 


'*'  Les  lettres  de  Victor  Hugo  à  Lacroix  fai- 
saient partie  de  la  collection  de  M.  Louis  Bar- 
thou;  il  les  avait  achetées  à  la  vente  Lacroix. 

f'i  ]ViIliam  Shakfipeare. 

w  Inédite. 


fini  ce  livre  Sha^efpeare.  La  copie  est  en  train, 
le  collationnement  commencera  demain.  Je 
vous  envoie  ci-joint  le  projet  de  traité  que 
vous  me  demandez.  Vous  avez  attendu  ma 
réponse,  mais  vous  voyez  qu'elle  va  au  but. 
Vous  savez  mon  habitude  de  n'écrire  que  pour 
des  résultats  et  de  ne  vendre  que  des  ouvrages 
terminés. 

L'ouvrage  intitulé  : 


V.  H. 
WILLIAM  SHAKESPEARE 


aura  trois  parties  et  sera  divisé  comme  suit  : 

PREMIERE    PARTIE. 

LIVRE  I".    Shakespeare.  -  Sa  vie. 

LIVRE  II.  Les  Génies.  (Homère.  -  Job.  -  Eschyle. 
-  Isaïe.  -  Lucrèce.  -  Juvénal.  -  Ta- 
cite. -  S'  Paul.  -  S'  Jean.  -  Dante.  - 
Rabelais.  -  Cervantes.  -  Shakespeare.) 

LIVRE  III.    L'Ar-T  et  la  Science. 


LIVRE  I" 


DEUXIEME    PARTIE. 
Shakespeare.  -  Son  (kuvre. 


LIVRE  II.     Les   points    culminants.     (Hamlct. 
Macbeth.  -  Othello.  -  Lear.) 

LIVRE  III.    Les  critiques. 

LIVRE  IV.    Les  Esprits  et  les  Masses. 

LIVRE  V.     Le  Beau  serviteur  du  Vrai. 


CONCLUSION. 

LIVRE  I".    Après  la  mort.  Shakespeare.  -  L'An- 
gleterre. 

LIVRE  II.     Le  dix-neuvième  siècle. 

LIVRE  III.    L'Histoire  définitive.    Chacun  remis 
À  sa  place'' 1. 


Je  continue,  voulant  tout  préciser  le  plus 
possible  dans  votre  esprit.  Quel  volume  cela 
fera-t-il  ? 

Réponse  : 

Votre  édition  type  pour  imprimer,  c'est 
votre    première   (in-octavo)   des  Misérables  à 

'■'  Cette  division  a  été  modifiée.  (Note  de  l'Édi- 
teur. ) 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.        405 


Bruxelles.  La  page  de  cet  in-octavo  a,  en 
moyenne,  880  lettres.  Mon  manuscrit  a 
288  pages,  et  ma  page  a  en  moyenne  1227  let- 
tres. Ajoutez  les  blancs  (nous  en  ferons  le 
moins  possible),  les  choses  en  marge,  etc.; 
j'entrevois  que  le  volume  ira  à  26  ou  27  feuilles, 
je  ne  puis  rien  affirmer  pourtant.  Tout  ceci 
est  nécessairement  approximatif. 

Est-il  utile  que  le  volume  soit  un  peu 
fort?  Oui,  sans  hésiter.  Le  public  aime  les 
travaux  complets  et  les  volumes  où  il  y  a  de 
la  substance.  Celui-ci  a,  je  l'espère,  de  la 
moelle. 

Maintenant,  j'arrive  à  une  observation 
importante.  M.  Pagnerre,  dans  sa  proposition 
que  j'ai  entre  les  mains,  ne  fixe  aucune  li- 
mite. Autant  de  feuilles,  autant  de  ijoo 
francs.  Cependant,  en  y  réfléchissant,  j'avais 
pensé,  dans  l'intérêt  de  l'éditeur,  qu'il  fallait 
une  limite,  et  je  comptais  en  prendre  l'initia- 
tive. Vous  ne  m'avez  pas  laissé  ce  plaisir.  Cette 
initiative,  vous  l'avez  prise,  mon  cher  mon- 
sieur Lacroix;  mais  vous  l'avez  prise  irop. 
Votre  modification  à  la  proposition  Pagnerre 
est  radicale.  Vous  supprimez  purement  et  sim- 
plement le  prix  au-dessus  de  vingt-deux 
feuilles.  Vous  dites  trente-trois  mille  francs,  sans 
réfléchir  qu'il  est  juste,  s'il  y  a  une  limite  en 
haut,  qu'il  y  en  ait  une  en  bas,  et  que  le 
volume  alors,  qu'il  ait  18  feuilles  ou  qu'il  en 
ait  22,  devrait  être  dans  tous  les  cas  payé 
33.000  fr.  Votre  modification,  comme  vous 
voyez,  pourrait  avoir  des  inconvénients.  Je 
crois  la  mienne  plus  équitable  et  meilleure. 
Lisez  l'article  9  du  projet  de  traité,  et  je  ne 
doute  pas  que  vous  ne  soyez  de  mon  avis. 

Si  pourtant  vous  n'en  étiez  pas,  je  n'ai 
aucune  objection  à  rentrer  dans  votre  chiffre, 
22  feuilles  et  33.000  fr.  Je  supprimerais,  sans 
toucher  au  sujet  Shakp^eare,  un  certain 
nombre  de  livres  {l'Art  et  la  Science.  Le  Beau 
serviteur  du  Urai.  Shakespeare  et  l'Angleterre. 
D'autres  encore)  qui  élargissent  l'horizon, 
mais  qui  peuvent  être  retranchés  sans  trou- 
bler l'unité. 

J'oterais  ainsi  environ  quatre  ou  cinq 
feuilles  que  je  réserverais  pour  une  antre  publi- 
cation en  préface  de  mes  œuvres,  et  que  mon 
éditeur  futur  me  paiera  dix  ou  douze  mille 
francs.  Vous  ne  me  ferez  donc  aucune  peine 
en  renonçant  à  les  prendre  pour  deux  mille 
francs. 

Choisissez  en  toute  liberté,  et  à  votre  aise. 


vous  et  M.  Pagnerre,  et  faites-moi  savoir 
votre  choix. 

Vous  ne  pouvez  vendre  le  volume  mince 
que  j  francs,  prix  fort.  Le  volume  fort  pourra 
être  vendu  6  francs.  Je  fixe  ces  chiffres  dans 
le  traité,  parce  que  c'est  sur  moi  que 
retombent  les  plaintes.  J'ai  là  sous  les  yeux 
la  Ke'gence  de  Michelet.  Le  volume,  préface 
comprise,  a  480  pages.  Il  ne  coûte,  prix  fort, 
que  3  f  jo.  Le  mien  sera  à  peu  près  aussi  gros 
si  vous  le  voulez  complet. 

Si  vous  choisissez  le  volume  de  22  feuilles, 
l'article  9  devra  être  modifié  en  conséquence. 
Si  le  traité  vous  va  tel  qu'il  est,  nous  marche- 
rons plus  vite,  vous  n'aurez  qu'à  le  faire  copier 
à  trois  exemplaires  sur  papier  timbré,  vous 
signerez,  ainsi  que  M.  Pagnerre,  ces  trois 
exemplaires,  vous  me  les  expédierez,  j'en  gar- 
derai un  et  je  vous  renverrai  les  deux  autres 
signés  de  moi.  Je  tiens  à  l'exclusion  du  sieur 
Wraxhall. 

Je  vais  presser  la  copie  et  le  collationne- 
ment,  afin  que  vous  ayez  le  manuscrit  sitôt 
les  signatures  échangées,  même  s'il  se  peut, 
avant  les  délais  fixés.  Vous,  de  votre  côté, 
pressez  l'impression.  Vous  savez  que  je  ne 
fais  jamais  attendre  les  épreuves.  Le  jubilé 
Shakespearien  anglais  nous  force  à  paraître 
vite(>). 

Le  projet  suivant,  entièrement  de  la 
main  de  Victor  Hugo,  était  joint  à  la 
lettre  : 

Entre  : 

MM.  Lacroix,  Verboeck- 
hoven  et  C",  éditeurs,  à 
Bruxelles, 

D'une   part  /   et  M.  Pagnerre,  éditeur  à 
Paris, 

associés  pour  cette  opéra- 
tion. 


D'autre  part 


M.  Victor  Hugo,  à  Guer- 
nesey. 


A  été  convenu  ce  qui  suit  : 

1°  M.  Victor  Hugo  vend  et  cède  aux  édi- 
teurs susnommés,  pour  douze  années,  à  partir 


l"  Inédite. 


40  6 


NOTES    DE  L'ÉDITEUR. 


du  jour  de  la  mise  en  vente,  le  droit  de 
publier  k  un  nombre  illimité  d'éditions  et 
d'exemplaires,  dans  tous  les  formats  et  dans 
toutes  les  langues,  droit  de  traduction  com- 
pris, son  livre  intitulé  William  Shak^ipeare. 

2°  Le  titre  de  ce  livre  au  moment  de  la 
publication  sera  : 

V.  H. 


WILLIAM    SHAKESPEARE. 


M.  Victor  Hugo  se  réserve  le  droit  de  fixer 
ultérieurement  l'instant  oh.  le  livre  pourra 
porter  son  nom.  Il  se  réserve  également  le 
droit  d'ajouter  sur  le  titre  ou  sur  une  page 
blanche  en  arrière  du  titre,  la  mention  sui- 
vante :  Pour  servir  d'introdudion  à  une  nouvelle 
traduction  de  SbakfSpeare^  ou  telle  mention  qui 
lui  conviendra. 

3°  Pendant  la  douzième  année  qui  sera  la 
dernière  de  leur  jouissance,  les  éditeurs  ces- 
sionnaires  n'auront  pas  le  droit  de  réimpri- 
mer le  livre.  S'il  a  été  cliché,  M.  Victor  Hugo , 
à  l'expiration  du  traité,  aura  le  droit  de  ra- 
cheter les  clichés  au  prix  de  la  matière  fixé  de 
gré  k  gré  ou  par  experts. 

4°  L'ouvrage  paraîtra  simultanément  en 
deux  éditions  françaises,  l'une  à  Paris,  l'autre 
à  Bruxelles.  M.  Victor  Hugo  reverra  les 
épreuves  de  l'édition  belge.  Les  frais  d'envoi 
des  épreuves  et  du  manuscrit  sont  à  la  charge 
des  éditeurs.  M.  Victor  Hugo  et  les  éditeurs 
s'engagent  à  la  plus  grande  diligence  dans 
cette  publication. 

L'édition  belge  des  Mise'rahles,  in-octavo, 
1862,  servira  de  type  à  l'édition  belge  de 
SbakfSpeare,  qui  sera  exactement  pareille. 

5°  Si,  ce  qui  est  peu  probable,  quelque 
passage  du  livre  semblait  à  M.  Pagnerre 
dépasser  la  latitude  laissée  actuellement  en 
France  k  la  presse,  M.  Pagnerre  aura  le  droit 
d'en  demander  le  retranchement  à  M.  Victor 
Hugo,  qui  le  fera  de  gré  à  gré.  Ces  retran- 
chements faits,  la  responsabilité  de  M.  Victor 
Hugo,  vis-k-vis  des  éditeurs,  sera  pleinement 
dégagée. 


6°  L'édition  belge  sera  complète  et  rigou- 
reusement conforme  au  manuscrit. 

7°  Si  le  volume  a  vingt-deux  feuilles  ou 
moins,  la  première  édition  (in-S")  ne  devra 
pas  être  vendue  plus  de  cinq  francs  l'exem- 
plaire prix  fort.  Si  le  volume  a  plus  de  vingt- 
deux  feuilles,  l'exemplaire  in-8°  pourra  être 
vendu  6  francs  prix  fort. 

8°  La  présente  cession  est  faite  moyennant 
la  somme  de  quinze  cents  francs  par  feuille  de 
l'édition  belge. 

9°  Si  le  livre  dépasse  vingt-deux  feuilles, 
la  feuille  vingt-troisième  et  la  feuille  vingt- 
quatrième  seront  payées  mille  francs  chacune. 
Au  delk  de  vingt-quatre  feuilles  il  est  en- 
tendu, de  l'expresse  volonté  de  M.  Victor 
Hugo  qui  prend  l'initiative  de  cette  conces- 
sion, que  toutes  les  feuilles,  au  delk  de  la 
vingt-quatrième,  seront  livrées  par  lui  gratui- 
tement. 

10°  Ce  prix,  fixé  comme  ci-dessus,  sera 
payable  moitié  au  comptant  en  argent  la 
veille  de  la  mise  en  vente,  moitié  en  un  effet 
payable  k  six  mois  de  la  mise  en  vente  et 
souscrit  par  les  deux  maisons  Lacroix  et  Ver- 
boeckhoven,  et  Pagnerre. 

11°  Les  éditeurs  susnommés  s'engagent  k 
compléter  les  éditions  des  œuvres  de  M.  Victor 
Hugo  actuellement  en  cours  de  vente,  par  la 
publication  du  volume  William  ShakfSpeare 
dans  les  formats  de  ces  diverses  éditions.  Ils 
compléteront  de  la  même  façon  par  ce  vo- 
lume Sbak/lpeare  les  éditions  que  M.  Victor 
Hugo  pourra  publier  de  ses  œuvres  dans 
l'avenir,  s'engageant  k  faire  ce  volume  en  for- 
mat pareil,  et  k  le  publier  en  temps  utile 
pour  l'édition  et  k  favoriser  M.  Victor  Hugo 
et  ses  éditeurs  de  toutes  les  remises  et  arrange- 
ments en  usage  en  librairie.  Toutefois,  les 
éditeurs  susnommés  ne  seront  point  tenus  de 
remplir  les  obligations  énumérées  dans  le 
présent  article,  si  ce  n'est  après  la  deuxième 
année  de  leur  exploitation. 

12°  M.  Victor  Hugo  livrera  le  manuscrit, 
la  première  moitié  trois  semaines  au  plus  tard 
après  l'échange  des  signatures  du  présent 
traité,  et  la  deuxième  moitié  six  semaines 
après.  De  sorte  que  si  le  traité   est  signé  le 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.       407 


16  décembre  1863,  la  totalité  du   manuscrit 
aura  été  livrée  au  plus  tard  fin  janvier  1863  '*'. 

13"  De  leur  côté  les  éditeurs  s'engagent  à 
publier  le  manuscrit  au  plus  tard  fin  février 
1864,  vu  l'utilité  de  paraître  en  temps  oppor- 
tun pour  le  jubilé  de  Shakespeare  en  Angle- 
terre. 

Pour  fixer  pleinement  ce  point,  les  éditeurs 
s'engagent  à  mettre  le  livre  en  vente  k  Paris 
et  k  Bruxelles  simultanément,  et  ce,  dans  le 
mois  qui  suivra  la  livraison  complète  du  ma- 
nuscrit, sans  que  ce  délai  d'un  mois,  qui  est 
de  rigueur,  puisse  être,  en  aucun  cas,  dépassé. 

14°  M.  Victor  Hugo  recevra  vingt-cinq 
exemplaires  de  chacune  des  deux  premières 
éditions  belge  et  parisienne.  Il  aura  droit  sur 
tous  les  tirages  ultérieurs  dans  les  divers  for- 
mats à  cinq  exemplaires  par  mille,  échan- 
geables, s'il  le  désire,  contre  une  valeur  égale 
de  livres  édités  par  les  librairies  Lacroix  et 
Pagnerre. 

Fait  triple  et  de  bonne  foi  le .  . . 


ARTICLE    ADDITIONNEL. 

Si  ce  livre  Sbakf§peare  est  traduit  en  Angle- 
terre, il  est  stipulé  que  ce  ne  sera  point  par 
le  traducteur  des  Misérables  Wraxhall.  L'au- 
teur exclut  expressément  ce  traducteur  <*'. 

La  réponse  à  cette  lettre  et  à  ce  projet 
de  traité ,  Lacroix  l'écrira  à  Guernesey 
même,  le  lendemain  de  son  arrivée  : 

Gucrnesej,  le  20  décembre  1863 

Mon  cher  M,  Victor  Hugo, 

Le  projet  de  traité  que  vous  m'avez  envoyé 
est  accepté  par  moi  dans  toute  sa  teneur,  avec 
cette  concession  que  vous  voulez  bien  y  ajou- 
ter. 

1°  Le  droit  pour  moi  de  ne  faire  qu'une 
impression,  à  Paris,  si  je  le  juge  utile,  tout 
en  vous  garantissant  que  nous  publierons,  à 

'"'  1863  est  mis  là  par  inadvertance.  Il  fau- 
drait 1864. 

''*  Collection  de  M.  Louis  Barthou. 


coup  sûr,  une  édition  complète  pour  l'étranger  ; 
le  droit  pour  nous  de  vendre  le  volume  à  rai- 
son de  7  fr.  jo,  prix  fort. 

En  outre  il  est  dit  que  le  prix  total  à  vous 
payer  pour  le  volume  :  SbakfSpeare  est  fixé  à 
trente-cinq  mille  francs.  —  Pour  tout  le  reste 
votre  traité  subsiste  dans  son  texte  intégral  et 
nous  lie  des  deux  parts.  Toutefois  si  M.  Pa- 
gnerre refusait  d'y  souscrire  pour  sa  moitié, 
à  cause  du  sous-titre  de  l'œuvre  :  Pour  servir 
d'introdulUon  à  une  traduHion  de  SbakfSpearej  je 
vous  déclare  que  je  reprendrais  pour  moi  seul 
le  traité  entier,  sauf  à  trouver  avec  vous  et  de 
commun  accord  le  moyen  de  réaliser  pour 
M.  Pagnerre  ce  qu'il  attend  :  une  courte  in- 
troduction de  vous  à  l'édition  qu'il  publie 
des  œuvres  de  Shakespeare.  Mais  l'engagement 
pris  entre  vous  et  moi  n'en  subsisterait  pas 
moins  quant  à  votre  volume  nouveau. 

J'ajoute  enfin,  cher  maître,  que  je  mani- 
feste le  vif  et  sincère  désir  de  vous  voir  main- 
tenir dans  le  volume  le  livre  :  L'Art  et  la 
Science,  tout  en  nous  gratifiant  en  plus  et 
à  titre  de  don  généreux  du  livre  nouveau 
que  vous  m'annoncez  :  Shakespeare  l'Ancien, 
comme  ayant  été  ajouté  par  vous  au  plan 
primitif. 

Tout  à  vous 

Albert  Lacroix. 


Pagnerre  se  désista  ;  Lacroix  l'avait 
prévu,  il  devint  le  seul  concessionnaire 
des  droits  d'édition,  il  l'annonce  dans 
cette  lettre  : 

2  janvier  1864. 

...  M.  Pagnerre  ne  veut  pas  accepter  sa  part 
de  moitié  dans  le  traité  parce  qu'il  ne  veut 
point  être  exposé  à  devoir  faire  don  aux 
acheteurs  de  la  traduction  de  M.  votre  fils 
de  votre  volume,  et  pour  lui,  la  mention  que 
vous  mettez  à  l'œuvre,  savoir  :  Pour  servir 
d'introduction  a  une  traduction  de  Sbakflpeare, 
cette  mention  pourrait  l'entraîner  à  une  con- 
séquence à  laquelle  il  se  refuse. 

...  Je  me  trouve  substitué  à  M.  Pagnerre 
pour  sa  moitié  dans  cette  affaire. 

Et  Lacroix  presse  Victor  Hugo  de  lui 
envoyer  tout  ce  qu'il  a  de  prêt  comme 


4o8 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


copie  et  termine  par  une  demande  faite 
en  son  nom  comme  au  nom  de  son  asso- 
cié Verboeckhoven  : 

Un  traité  d'ensemble,  nous  assurant  toutes 
vos  œuvres  futures,  sur  le  pied  de  25.000  francs 
par  volume  de  vers,  30.000  francs  par  volume 
de  prose,  pour  une  propriété  absolue  de  douze 
années  pleines. 

Sur  un  coin  de  la  lettre,  Lacroix  pose 
ce  point  d'interrogation  : 

Une  question.  Ne  parlez-vous  point  de 
Goethe  dans  le  volume  Shakffp^are  ? 

Pagnerre  s'est  désisté ,  mais  il  n'oublie 
pas  qu'on  lui  a  promis  quelques  pages 
inédites  pour  présenter  la  traduction  de 
François-Victor,  il  les  réclame.  Victor 
Hugo  songe  alors  à  donner  à  Pagnerre 
deux  des  chapitres  écrits  pour  W^iU'tam 
ShaJ^elpeare  ;  ces  deux  chapitres  servi- 
raient d'introduction  tout  en  gardant 
leur  place  dans  le  nouveau  volume  édité 
par  Lacroix. 

Nous  ne  possédons  pas  la  lettre  qui 
propose  cet  arrangement,  mais  nous 
en  déduisons  la  teneur  par  la  réponse 
de  Lacroix  qui  s'insurge  vigoureuse- 
ment ;  publier  W^iUiam  Shakj§peare  après 
les  deux  chapitres  cédés  à  Pagnerre  ?  le 
volume  serait  alors  défloré  en  partie  ; 
paraître  simultanément  ?  lequel  des  deux 
éditeurs  pourrait  revendiquer  la  prio- 
rité ?  Lacroix  insiste  pour  ne  rien 
céder  et  demande  pour  Pagnerre  une 
préface  indépendante  de  William  ShaJ^e- 
ipeare  : 

8  janvier  1864 

...Quant  à  M.  votre  fils,  quel  doit  être 
son  désir  .-*  que  votre  œuvre  serve  le  plus  pos- 
sible sa  traduction.  Or,  comme  publication 
isolée  elle  la  sert  énormément  et  lui  prépare 
peut-être  un  public.  Qu'il  y  ait  une  intro- 
duction toute  nouvelle,  signée  de  vous,  faite 
spécialement  pour  sa  traduction  et  placée  en 


tête  de  celle-ci,  c'est  là  un  élément  de  succès 
supplémentaire. 

...  Quant  à  vous  enfin,  cher  Maître,  c'est 
un  petit  travail  nouveau,  une  étude,  16  pages 
à  faire.  Vous  ne  les  refuserez  pas  à  M.  Pagnerre 
et  à  votre  fils.  Il  n'y  a  pour  vous  qu'à  puiser 
dans  votre  fonds  ;  il  est  si  riche.  Trouver  le 
cadre  est  peu  pour  vous;  —  chercher  l'idée, 
ce  n'est  rien  pour  qui  en  porte  de  si  hautes  en 
lui;  —  écrire  16  pages,  c'est  quelques  heures, 
avec  ce  don  merveilleux  de  style  que  vous  avez. 

En  outre,  Lacroix  s'élève  contre  le 
sous-titre  proposé  :  publié  a  l'occasion  du 
jubilé  de  Shakj^eare  en  Angleterre  et  de  la 
nouvelle  traduéîion  de  Shak,eSpeare  en  France, 

11  appuie  son  avis  par  des  arguments 
fort  raisonnables  : 

. . .  Les  malveillants  diront  :  —  C'est  une 
œuvre  d'occasion.  Ce  n'est  pas  un  livre-mo- 
nument, —  un  programme,  —  c'est  un  livre 
de  pure  circonstance.  —  Grave  objection  qui, 
exploitée  par  des  adversaires,  compromettrait 
la  vente.  J'aime,  quant  à  moi,  cent  fois  mieux 
votre  titre  premier  :  William  Shakespeare.  Il 
faut  que  votre  œuvre  n'ait  pas  l'air  d'une 
œuvre  accidentelle,  mais  soit  un  livre  capital, 
longuement  médité,  mûri,  un  manifeste  enfin 
dans  toute  la  force  du  terme.  Déjà  la  men- 
tion :  Pour  sen'ir  d'introdu^ion  à  une  iradu^ion 
nouvelle  de  Shak.e§peare ,  diminuait  un  peu  la 
portée  de  votre  œuvre.  Soyez  convaincu  que 
mon  observation  est  pratique.  Vous  m'avez 
objecté  que  sans  cette  mention,  l'œuvre  ne 
s'expliquait  point  bien.  Je  trouve  que  l'intro- 
duction que  vous  y  mettez  —  ce  dialogue 
entre  votre  fils  et  vous  —  explique  tout  suffi- 
samment. 

Cette  question  fat  définitivement  ré- 
glée à  la  satisfaction  des  éditeurs  et  la 
Vréface  pour  la  traduBion  de  ShakjSpeare  de 
François-Victor  Hugo  parut  au  XV'  vo- 
lume des  Œuvres  complètes  de  Shak/Speare. 

Le  traité,  ne  portant  plus  le  nom  de 
Pagnerre,  devait  être  modifié.  Une  copie, 
reliée  dans  le  manuscrit  du  Reliquat, 
datée  dix  janvier  mil  huit  cent  soixante- 
quatre,  signée  par  Victor  Hugo,   offre 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.       409 

avant  tous  de  ce  livre  !  Suis-jc  assez  bête  !  c'est 
une  surcharge  de  moins  pour  vous,  je  devrais 
m'en  réjouir,  et  je  m'en  attriste. 

Et  en  post-scriptum  : 

Que  je  serais  content  si  vous  vouliez  bien 
lire  tout  de  même  un  peu  mes  épreuves '.(') 


quelques  changements  au  projet  qu'on  a 
lu  pages  405  à  407  : 

La  présente  cession  est  faite  moyennant  la 
somme  globale  de  trente-cinq  mille  francs, 
payable  moitié  au  comptant  en  argent  la 
veille  de  la  mise  en  vente,  moitié  en  un  effet 
à  six  mois  de  date  de  la  mise  en  vente  et 
souscrit  par  la  maison  Lacroix,  Verboeck- 
hoven  et  C". 

Depuis  les  premiers  pourparlers,  M.  Victor 
Hugo  a  écrit  un  nouveau  chapitre  intitulé  : 
Sbakflpeare  l'Ancien^  les  éditeurs  susnommés 
l'ayant  accepté  au  lieu  et  place  du  chapitre 
intitulé  :  l'Art  et  la  Science,  ont  néanmoins 
obtenu  de  la  générosité  de  M.  Victor  Hugo 
qu'il  les  comprît  et  les  maintînt  tous  les  deux 
dans  l'œuvre  qu'il  leur  apporte. 

Le  prix  du  volume  fut  porté  de  6  francs 
à  7  fr.  50. 

Ces  points  réglés ,  Victor  Hugo  envoie 
le  14  janvier,  à  Bruxelles,  la  première 
partie  de  WtUlam  ShahjSpeare. 

Auguste  Vacquerie  s'était  engagé  à 
surveiller  l'impression  et  à  corriger  les 
épreuves.  Le  26  janvier  1864  Victor  Hugo 
lui  écrit  : 

...  Je  suis  heureux  que  vous  aimiez  ce  livre. 
Ce  livre,  j'y  ai  mis  de  mon  âme.  Je  venge 
tous  les  poètes  dans  Shakespeare,  et  plus  d'une 
fois  en  racontant  les  huées  qui  l'ont  assailli, 
j'ai  pensé  aux  sifflets  de  Tragaldaboi  et  des 
Fune'raiUes^^^  si  magistralement  châtiés  par 
vous'^'. 

Le  même  jour,  il  écrit  à  Paul  Meu- 
rice  : 

...  On  imprime  un  livre  de  moi.  Savez- 
vous  que  je  suis  absurde  ?  Je  suis  triste  que 
vous  n'ayez  pas  la  corvée  de  lire  les  épreuves. 
Auguste  et  vous,  vous  et  Auguste,  voilà  mes 
deux  points  d'appui  pour  les  Misérables.  Vous 
allez  donc  me  manquer  cette  fois  !  Vous  ne 
serez  donc  pas  dans  la  confidence  intime  et 

'''  Tragaldaboi  et  les  Funérailles  de  l'Honneur, 
pièces  d'Auguste  Vacquerie ,  représentées  en  1848 
et  1861 ,  au  théâtre  de  la  Porte  Saint-Martin.  — 
i"  Inédite. 


LES  EPREUVES.  -  LES  INTERCALATIONS. 
LAMARTINE  ET  VICTOR  HUGO. 

On  sait  que  Victor  Hugo ,  pour  l'im- 
pression de  ses  œuvres,  ne  laissait  rien 
au  hasard  ;  pour  W^iUiam  Shak/§peare ,  la 
Bibliothèque  Nationale  possède  un  cer- 
tain nombre  d'épreuves  corrigées  et  an- 
notées par  l'auteur;  d'autre  part,  nous 
avons  pu  compulser  l'admirable  exem- 
plaire de  M.  Louis  Barthou,  édition 
originale  enrichie  d'épreuves,  de  lettres 
et  de  documents  ;  nous  signalerons  les 
passages  les  plus  intéressants  de  ces  deux 
sources. 

Bien  des  intercalations  importantes 
ont  été  consenties  par  Victor  Hugo  à  la 
demande  de  Lacroix.  Lacroix  n'était  pas 
seulement  un  éditeur  avisé ,  il  avait  une 
culture  assez  étendue,  il  avait  lui-même 
autrefois  écrit  une  étude  sur  Shakespeare , 
étude  dans  laquelle  il  analysait  et  louait 
l'œuvre  de  Victor  Hugo  ;'  ses  observa- 
tions, qu'il  enveloppe  d'expressions  ad- 
miratives  et  respectueuses,  sont  en  gé- 
néral justes,  et,  indépendamment  de  la 
question  littéraire,  visent  toujours  à 
la  propagande  nécessaire  à  la  vente. 

De  son  côté ,  Auguste  Vacquerie  don- 
nait aussi  son  opinion^*';  de  là  des 
discussions  qui  éclairent  la  genèse  de 
l'œuvre. 

Nous  suivrons,  dans  l'ordre  chrono- 
logique, la  marche  des  épreuves  et  la 
correspondance. 

c  Inédite.  —  '''  Toutes  les  lettres  d'Auguste 
Vacquerie  sont  inédites,  sauf  deux,  dont  nous 
indiquons  la  source. 


41  o 


NOTES   DE   L'ÉDITEUR. 


Tout    d'abord   voici    l'épreuve    d'un 
prospectus  rédigé  et  envoyé  par  les  édi- 


teurs à  Victor  Hugo  qui  l'a  modifié  et 
corrigé  : 


Un  livre  français  dûdié  aux  Anglais,  Shakespeare  éb|ÈU«  \nr-l~^f'9'^''^" 
Victor  Hugo,  k  plus  grand  gCub  da  xvi"  aièet»  j«go  par  le  ptm 
oote  du  KtK*"  oiôole,  voilà  la  bonne  nouvelle  que  nous 
apportent  les  éditeurs  des  Misérables,  MM.  A.  TiEcroix,  \'er- 
boecklioven  et  O'.  Cet  ouvrage,  anx^ml  uwyuwi'llWflfiii  m  piua 
gifando  rOtii'iien  est  intitulé  William  Shakespeare  :  il  sera  mi»  en 
vente  à  la  fin  de  février,  six  semaines  avant  les  fêtes  par  les- 
quelles l'Angleterre  va  célébrer  le  trois  centième  anniver^airo 
de  la  naissance  de  son  illustre  tragique.  Ce  sera  Mt  manifeste 
littéraire  «pti  maïquegei  dftnn-k  xix»  siècle.  -^4»-   £<    itViA^ 


L'œuvre  a  troi-s  parties  dont  voici  les  divisions  : 

Première  partie. 

Livm     1.  —  Shakespeare.  —  Sa  vie. 
»        11.  —  Les /énies/ Homère,  Job,  Isaie.  Eschyle,  î.ucrèoe,  Juvé- 
ivH,  Tacile,  sainl.Paul,  saiot  Jean,   i^ant*.*.   Kubet&iv 
•                   t   r  .                               Cervantes,  Shaketpear»'. 
JLIL. /'A/^*^'*'*^'*^-     Il      IM     I    ■«■■^hnni— " '"^^^^^^^^^ 
I y.  tu Uc^^cau  rAh g*^^^     iy  T.rnp lu  irtpwce . 


f//' 


Deu:|ièmfi  partie-  / 

I.  —  Sti.ike<;peare.  —  Son  «en^nr.  '  -^  ^eru*. 


Lijpuiwti  anliiiiiwnU  i  Hièinlult  Mmti'ili  QihiH 

4ioir  ariliiiiMf. 

-^ft  —  Les  esprits  et  les  masses.        -4-  V 

^—  Le  beau  servitèuf^u  vrai.     -♦.-  V I 
'a  a.  * 


lilK». 


Troiaième  partie.  —  ConoluMoa. 


hiwrir 


•+ 


Le  tlix-neuviènie  siècle. 

L'histoire  déflnilive /chaciiD  rfmi»  à  si  placf .  /  • 


II. 
III. 


hiAjt 


Épreuve  relire  dans  l'édition  originale  de  Wiluam  Shakespeare. 
Collection  de  M.  Louis  Barthou. 


Il  y  eut  d'abord  flottement  pour  le 
titre;  le  traité  portait  :  W^illiam  Shake- 
speare; les  simples  initiales  V.  H.  dési- 
gnaient l'auteur.  Vacquerie  proposa  de 
supprimer  le  prénom  en  laissant  le  nom 
seul  :  Shakespeare.  Victor  Hugo  y  con- 
sentit et  lui  écrivit  : 

. . .  J'avais  mis  William  Sbakf§peare  parce  que 


Wm  contenant  Gilles j  et  le  sarcasme  de  Vol- 
taire, il  me  paraissait  curieux  de  mettre  tout 
entier  son  nom,  cette  gloire  engendrant  sa 
huée.  Mais  puisque  vous  êtes  d'avis  de  Sbakf- 
Speare  tout  seul,  qu'il  en  soit  comme  vous  le 
trouvez  bon  ('). 


<"  Inédite. 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.        411 

Les  ajoutes  sur  les  épreuves  sont  nom-  Et ,  en  marge  d'un  filet  qu'il  a  zébré  de 

breux;   ils  ont  été  recopiés   par  Victor        hachures ,  Victor  Hugo  écrit  :  [hideux!). 
Hugo    sur   le    manuscrit;    un    chapitre 
entier  [Les  Génies,  ch.  iv)  a  été  intercalé 
en  cours  d'impression. 

La  première  épreuve  du  texte  est  datée 
du  22  janvier  1864;  les  recommandations 
abondent  : 

Observer  scrupuleusement  ma  ponctuation. 
Ne  jamais  mettre  en  chiffres  ce  que  je  mets 
en  toutes  lettres. 

Mettre  au  haut  des  pages,  pour  titre  cou- 
rant, au  verso  :  SHAKESPEARE,  au  recto 
le  titre  du  livre.  Ainsi  :  LES  GÉNIES,  je 
suppose. 

Relire  et  exécuter  toutes  mes  autres  indi- 
cations. 

Une  fois  pour  toutes,  ne  jamais  mettre  en 
chiffres  les  nombres  indicateurs  des  siècles. 


Un  correcteur  fait  cette  observation  : 

New  Place  en  anglais  ne  prend  pas  de  trait 
d'union  et  s'écrit  par  deux  majuscules. 

Victor  Hugo  répond  : 

Maintenir  le  -.  Vieille  orthographe,  et 
bonne. 

Nous  avons  indiqué,  page  105,  qu'il 
employait  pour  l'anglais  l'orthographe 
adoptée  par  François -Victor  qui  tra- 
vaillait d'après  les  éditions  originales  de 
Shakespeare. 

En  français  d'ailleurs,  il  respecte  l'an- 
cienne orthographe  pour  certains  mots 
comme  :  métempsy chose ,  patriarchal. 

Sur  la  même  page,  on  avait  imprimé  : 
M""'  Davenant;  il  corrige  ainsi  :  Ma- 
dame. 


Arrivé  au  deuxième  chapitre  du  livre 
Les  Génies,  nous  lisons  : 

Je  m'aperçois  que  l'imprimeur  fait  com- 
mencer des  chapitres  au  verso.  Cela  est  abso- 
lument impossible.  Tous  les  chapitres  (grand 
chiffre  romain)  doivent  commencer  au  recto. 
Faire  ce  remaniement,  s'il  y  a  lieu,  dans  les 
feuilles  précédentes.  Je  ne  donnerai  le  bon  à 
tirer  que  sur  ces  remaniements  faits. 

Observer  mes  indications.  „ 

A  la  page  suivante  vient  l'analyse 
de  l'œuvre  d'Homère.  Nouvelle  obser- 
vation : 

Tomber  en  belle  page. 
Ce  premier  paragraphe,  seul,  commençant 
la  série,  doit  commencer  en  belle  page. 


Une  autre  épreuve  porte  ce  reproche 

On  n'a  donc  pas  lu  mes  indications. 
Un  faux  titre  spécial  pour  chaque  livre. 


Au-dessus  du  huitième  paragraphe 
(Tacite),  une  recommandation  : 

Augmenter  ce  blanc.  Voir  la  raison  au 
haut  de  la  page  67. 

À  l'endroit  indiqué ,  explication  : 

Ceci  est  mal  coupé.  C'est  pourquoi  j'ai 
rejeté  une  ligne. 

La  page  commençait  par  :  dieuj  la 
ligne  rejetée  donne  la  phrase  bien  plus 
nette  : 

Il  fait  son  cheval 
pontife,  comme  plus  tard  Néron  fera  son  singe 
dieu. 


Lacroix,  en  envoyant  un  paquet 
d'épreuves,  accompagné  d'éloges  en- 
thousiastes, formule  ainsi  ses  désirs  : 

2  février  1864. 

...  Je  lisais  dernièrement  les  immenses  épo- 
pées de  l'Inde  :  he  Ramajana  —  Le  Mababar- 


412 


NOTES    DE   L'ÉDITEUR. 


ratab.  Et  j'en  suis  émerveillé.  C'est  un  monde 
de  poésie.  Je  ne  sais  si  cela  ne  dépasse  point 
Homère.  En  tout  cas,  c'est  la  grandeur  alter- 
nant avec  la  grâce.  Ces  vastes  poèmes  existaient 
depuis  des  siècles,  on  les  connaissait  de  répu- 
tation; ils  sont  traduits  en  allemand,  en  an- 
glais, et  viennent  de  l'être  en  France.  On 
n'en  connaissait  que  des  fragments  publiés  à 
l'époque  où  le  drame  entier  de  Sakountala  fut 
révélé  au  public.  Je  crois,  cher  Maître,  que 
de  semblables  poèmes  ont  droit  à  une  mention 
dans  la  série  des  grandes  œuvres  de  l'esprit 
humain  dont  vous  suivez  la  chaîne.  La  poésie 
de  l'Inde  est  certes  un  sommet,  et  songez  à 
l'antiquité  de  cette  poésie,  source  première 
peut-être  de  la  poésie,  premier  cri  éclatant 
échappé  des  lèvres  de  l'humanité. 

...  C'est  sans  doute  parce  qu'ils  n'ont  pas 
de  nom  propre  d'auteur  que  vous  n'avez  pu 
faire  rentrer  ces  grands  poèmes  dans  votre 
livre  des  génies.  Mais  leur  impersonnalité  doit- 
elle  leur  être  une  tache  originelle  ?  Ils  sont 
l'œuvre  d'un  peuple  entier  et  le  travail  de 
plusieurs  générations. 


Bruxelles,  3  février  1864. 

Mon  cher  Maître, 

À  peine  ma  lettre  avec  les  épreuves  est- 
elle  partie  par  Ostende,  que  je  reprends  la 
plume  pour  continuer  ma  pensée  et  vous  l'ex- 
poser :  —  Je  plaidais  la  cause  de  l'Asie,  en 
vous  parlant  du  Ramayana.  —  Je  plaiderai 
maintenant  la  cause  de  l'Allemagne,  si  vous 
le  voulez  bien.  Je  trouve  dur  pour  cette  pauvre 
Allemagne  de  n'avoir  pas  un  seul  représentant 
dans  cette  galerie  de  génies  que  vous  faites 
revivre.  Je  vous  ai  déjà  parlé  de  Gœthe^').  J'y 
reviens.  Beethoven  ne  peut  être  en  cause, 
puisqu'il  ne  rentre  pas  dans  le  cadre  de  votre 
œuvre  qui  ne  s'occupe  que  des  génies  litté- 
raires. —  Or  dans  ce  groupe  où  la  Grèce,  la 
Judée,  Rome  antique,  l'Italie  du  moyen  âge, 
l'Espagne,  la  France  et  l'Angleterre  ont  leur 
part,  je  crains  que  l'Allemagne  ne  se  trouve 
blessée  de  ne  compter  nul  représentant.  Et 
pourtant   l'Allemagne   a   son   génie   propre, 

'■'  Voir  page  408. 


comme  nation,  et  ne  peut-elle  prétendre  à 
voir  en  une  individualité  se  résumer  les  traits 
de  son  génie  national  ?  —  A  consulter  mon 
sentiment,  alors  surtout  que  vous  parlez 
théâtre,  et  qu'il  s'agit  de  Shakespeare,  —  j'in- 
diquerais Gœthe  ou  Schiller,  comme  person- 
nifiant le  mieux  l'Allemagne  :  Gœthe,  si  on 
prend  l'étendue  du  jugement,  l'immensité  de 
son  œuvre  qui  touche  à  tout  :  poésie,  his- 
toire, roman,  drame,  science;  Schiller,  si  on 
s'en  tient  au  poète  et  si  on  pèse  le  cœur  dans 
l'œuvre  intellectuelle.  Mais  ce  sont  deux  ri- 
vaux, presque  deux  égaux,  et  je  ne  sais  pas  si 
Gœthe  ne  serait  même  pas  le  sommet  le  plus 
éclatant.  —  Je  crois  que  Gœthe  ou  Schiller 
—  selon  que  l'on  juge  la  question,  —  mérite 
d'être  placé  au  premier  rang  (l'un  ou  l'autre), 
je  crois  que  FauB  et  Werther  et  Hermann  et 
Dorotbeej  sans  atteindre  à  Shakespeare,  ne  sont 
pas  au-dessous  de  Cervantes  et  de  Dante.  — 
Et  je  suppose  même  que  vous  ayez  de  légi- 
times réserves  à  faire,  comme  elles  porteront 
plutôt  sur  des  faces  particulières  de  ces  œuvres 
que  sur  l'ensemble,  je  me  demande  s'il  ne 
serait  pas  meilleur  de  faire  figurer  Gœthe 
dans  votre  livre  des  Génies,  —  comme  étant 
le  trait  d'union  du  18°  siècle  (un  passé  qui 
finit)  et  du  19*  siècle  (un  avenir  qui  com- 
mence, une  aurore  qui  va  se  lever),  sauf  k 
ajouter,  dans  un  coin  du  tableau,  la  réserve 
que  vous  trouveriez  juste,  la  petite  restriction 
à  faire  peut-être.  —  Moyennant  ces  réserves,  ne 
jugeriez-vous  pas  Gœthe  comme  pouvant  as- 
pirer au  1"  rang  ?  Voici  les  avantages  que  j'y 
vois  : 

1°  L'Allemagne  ne  serait  pas  exclue  par 
VOUS;  elle  aurait  un  représentant  pas  trop  in- 
digne, je  crois,  de  prendre  place  à  côté  de 
Cervantes  et  de  Dante.  Et  Gœthe  d'ailleurs 
s'est  toujours  occupé  de  Shakespeare. 

2°  Votre  œuvre  y  gagnerait  un  vaste  public 
de  plus;  par  Gœthe,  vous  solliciteriez  l'Alle- 
magne, elle  vous  serait  reconnaissante,  tandis 
que  le  silence  gardé  par  vous,  serait  l'occasion 
de  vifs  mécontentements  en  Allemagne  et 
nuirait  à  l'œuvre.  —  Ne  croyez-vous  pas 
aussi  que  vous  pourriez  dire  quelques  mots 
de  Schiller  ?  —  Dans  un  rang  secondaire,  n'y 
aurait-il  pas  lieu  (pour  bien  faire)  de  consa- 
crer une  mention  à  Camoëns  (les  L,miades) 
pour  le  Portugal;  —  à  l'Arioste  et  au  Tasse; 
à  Calderon  et  à  Lopez  de  Vcga  ;  —  à  Byron 
et  à  Milton  ;  —  à  Vondel  pour  la  Hollande; 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.         413 


—  et  enfin  les  épopées  populaires  anonymes  : 
les  EddaSj  le  Komaiicero  espagnol j  l'épopée  du 
Cidj  le  roman  du  Renard,  les  Niebelungin,  com- 
parés, opposés,  ne  serait-ce  pas  le  sujet  d'une 
page  de  votre  œuvre  ? 

Je  vous  signale  tout  cela  en  courant,  cher 
Maître,  comme  cela  s'est  présenté  à  moi,  en 
vous  lisant. 

Ce  seraient  des  seconds  plans  à  votre  lumi- 
neux tableau  où  les  génies  occupent  le  pre- 
mier plan.  J'oublie  sans  doute  encore  d'autres 
grands  noms,  d'autres  œuvres  de  haut  mérite. 
Vous  compléterez  si  vous  croyez  que  quelques 
pages  ajoutées,  dans  l'ordre  d'idées  que  j'in- 
dique, ne  puissent  que  donner  plus  d'intérêt 
à  votre  œuvre  et  étendre  ce  panorama  de 
l'esprit  humain.  Je  crois  que  les  appréciations 
auxquelles  vous  vous  livreriez  sur  ces  œuvres 
ou  ces  écrivains,  seraient  d'une  haute  portée, 
feraient  loi ,  et  que  vous  devez  marquer  votre 
pensée  sur  ces  génies  secondaires,  dans  un 
chapitre  spécial.  J'aurais  tort  à  ce  propos  de 
négliger  la  France  :  et  Molière  et  Voltaire,  et 
Diderot. 

Ah  !  que  fe  voudrais  lire  ce  que  je  vous  en  ai 
entendu  dire  à  Guernesey!  J'invoquerai  encore 
une  raison  de  ne  pas  omettre  quelques  Anglais 
dans  ce  chapitre  nouveau  :  c'est  que  comme 
l'œuvre  est  dédiée  à  l'Angleterre,  la  mention 
de  ses  grands  hommes,  en  dehors  de  Shake- 
speare et  au-dessous  de  lui,  sera  une  cause  de 
succès  et  de  popularité  de  plus  pour  votre 
livre.  Or,  il  faut  que  votre  volume  ait  son 
écho  au  cœur  de  tous  les  peuples,  de  toutes 
les  nations  ;  que  tous  les  pays  puissent  s'en 
emparer  et  le  revendiquer  à  l'envi,  pour  la 
haute  justice  que  vous  avez  rendue  à  tous, 
sans  partialité  d'aucune  sorte.  Votre  œuvre 
sera  ainsi  plus  que  le  manifeste  d'un  grand 
génie  français,  ce  sera  le  manifeste  de  Victor 
Hugo,  génie  universel,  jugeant  ses  pairs  de 
toutes  les  langues  et  de  tous  les  siècles,  sans 
tenir  compte  des  frontières.  —  Pesez  mes 
timides  observations,  cher  Maître,  et  croyez- 
moi 

Votre  dévoué, 

Albert  Lacroix. 
\^ici  la  réponse  : 

Jeudi  II  [février  64].  H.  H. 

Je  vous  donne  tort  pour  Gœthe  et  raison 
pour  l'Allemagne.  Il  faut  la  satisfaire.  Je  vous 


enverrai  par  le  prochain  courrier  quelques 
pages  sur  l'Allemagne  (dont  j'indiquerai  la 
place,  vers  la  fin  du  livre  les  Génies)  avec  un 
développement  latéral  sur  Beethoven,  et  la 
musique.  Tout  ce  qui  est  de  l'Art  rentre  dans 
le  sujet.  Mais  comment  vous,  intelligence  si 
distinguée  et  si  élevée,  pouvez-vous  voir  une 
infériorité  de  Dante  à  Shakespeare  et  me 
demander  d'admettre  Gœthe  quand  je  n'ad- 
mets pas  Molière?  Gœthe  est  surfait.  Il  est 
temps  de  l'installer  à  sa  place,  au  second  ou 
troisième  rang. 

C'est  un  talent,  non  un  génie. 

Je  vous  recommande  mes  observations  sur 
les  épreuves.  Faites-les  toutes  suivre,  sans  quoi 
nous  perdrions  du  temps ''\ 

Trois  jours  après ,  Victor  Hugo  envoie 
les  pages  promises  : 

H.  H.,  dim.  14  [février  64]. 

Voici,  mon  cher  Monsieur  Lacroix,  la 
satisfaction  à  l'Allemagne. 

Cela  fera  le  chapitre  iv  du  livre  III  {les 
Génies). 

Vous  avez  très  bien  compris  pourquoi  je 
n'avais  point  classé  les  poèmes  anonymes. 
D'ailleurs,  le  Romancero  excepté,  ils  sont  fort 
inférieurs  aux  œuvres  nommées.  Je  les  ai  tous. 
Il  y  a  beaucoup  de  fatras.  Je  suis  un  latin, 
j'aime  le  soleil. 

Sous  le  même  pli  vous  trouverez  la  feuille  7 
et  force  placards  vus  en  i". 

Demain  la  fin  des  placards. 

Mille  bons  et  affectueux  compliments. 

V. 

Après  avoir,  dans  une  longue  lettre, 
demandé  qu'on  le  dispense  des  pages 
blanches  exigées  par  l'auteur  avant  cha- 
que partie  et  chaque  livre,  ce  qui  gros- 
sirait le  volume  et  l'obligerait  à  une 
dépense  imprévue,  Lacroix  répond  à 
une  lettre  qui  nous  manque  et  dans  la- 
quelle Victor  Hugo  devait  manifester 
quelque  impatience  :  son  éditeur  s'im- 
misçait un  peu  trop  dans  son  œuvre  ; 
aussitôt  Lacroix  lui  envoie  une  protesta- 

("  Inédite. 


414 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


tion  émue  et  dithyrambique  dont  voici 
quelques  passages  : 

...  J'ai  été  réellement  attristé,  cher  Maître, 
de  l'interprétation  que  vous  avez  donnée  à 
mes  lettres,  en  les  considérant  comme  une 
critique.  Oh  !  que  c'était  loin  de  ma  pensée  ! 
Comment  pouviez-vous  supposer  que  votre 
éditeur  qui  vous  aime,  songeât  à  vous  criti- 
quer ?  Vous  aviez  oublié  sans  doute  que  j'étais 
encore  autre  chose  que  votre  éditeur,  —  que 
j'étais  un  de  vos  plus  fervents,  de  vos  plus 
fidèles  disciples,  —  un  de  vos  plus  sincères  et 
plus  profonds  admirateurs  ;  —  c'est  de  votre 
pensée  et  de  vos  œuvres  que  je  me  suis  nourri 
dans  toute  mon  existence  littéraire;  votre  école 
fat  toujours  la  mienne,  et  cela  non  depuis 
deux  ou  trois  ans  que  je  vous  connais,  non 
depuis  le  jour  oh.  je  suis  devenu  votre  éditeur, 
et  j'ose  l'espérer,  presque  votre  ami,  mais  de- 
puis vingt  ans  bientôt,  et  je  puis,  avec  d'autant 
plus  de  conscience,  le  dire  à  vous-même, 
que  je  l'ai  dit  au  public,  sans  vous  connaître 
alors,  il  y  a  dix  ans  déjà,  dans  mon  Etude  de 
l'influence  de  Shakffpeare  sur  le  théâtre  en  France. 
Tout  ce  modeste  livre  partait  de  Shakespeare 
pour  aboutir  à  vous.  J'y  mis  ma  pensée,  j'y 
mis  ma  passion  et  ma  foi  littéraires,  et  l'une 
comme  l'autre  convergeait  vers  vous. 

C'est  parce  que  j'ai  pour  vous  de  tels  sen- 
timents de  sympathique  admiration,  que  je 
me  permets  parfois  de  vous  soumettre  mes 
réflexions,  franchement;  et  qui  m'inspire  en 
ce  moment-là .?  c'est  mon  souci  de  votre  gloire , 
de  votre  renom,  c'est  mon  désir  ardent  de 
voir  le  succès  le  plus  vaste  accueillir  et  cou- 
ronner chacune  de  vos  œuvres,  —  en  leur 
créant  le  public  le  plus  étendu  possible. 
Comment  avez-vous  pu  voir  une  ombre  de 
critique  dans  ce  qui  n'était  qu'une  manifesta- 
tion de  plus  de  voir  votre  Shakf^eare  embrasser 
tous  les  problèmes,  toucher  à  toutes  les  civi- 
lisations pour  remuer  la  fibre  nationale  de 
chaque  peuple  ? 

. . .  Enfin,  j'ai  lu  avec  ravissement  vos  pages 
nouvelles  sur  l'Allemagne.  Je  crois  qu'elles 
feront  grand  effet.  Je  comprends  votre  opinion 
sur  Gœthe.  Mais,  sans  la  partager  entière- 
ment, je  crois  que  vous  eussiez  fait  plaisir  à 
l'Allemagne,  en  insistant  alors  davantage  sur 
Schiller.  L'Allemagne  littéraire  est  divisée 
entre  Gœthe  et  Schiller.  J'eusse  aimé  vous 
voir  prendre  parti  absolu  pour  l'un  des  deux, 


pour  Schiller  puisque  vous  le  placez  bien  au- 
dessus  de  Gœthe.  —  Néanmoins,  l'Allemagne 
a  sa  part  dans  votre  œuvre,  et  ne  peut  se 
plaindre.  —  Mais  elle  regrettera  sans  doute 
qu'aucun  de  ses  poètes  n'ait  été  jugé  digne 
par  vous  de  prendre  place  parmi  les  génies 
qui  honorent  l'humanité. 

Indépendamment  des  pages  nouvelles 
demandées  par  Lacroix,  de  nombreux 
développements,  suscités  par  un  rensei- 
gnement ou  une  lecture ,  venaient  grossir 
le  manuscrit j  par  exemple,  une  interca- 
lation  importante,  dont  nous  ne  trou- 
vons pas  trace  dans  la  copie,  fut  écrite 
sur  les  épreuves  pour  le  livre  III  de  la 
deuxième  partie.  Victor  Hugo  emprunta 
les  détails  du  chapitre  m  (sur  la  Violation 
des  sépultures  de  Jean-Jacques  Rousseau 
et  de  "Vbltaire)  à  un  article  signé  P.  L. 
(Bibliophile  Jacob) ,  dans  l'Intermédiaire 
des  Chercheurs  et  des  Curieux  du  15  dé- 
cembre 1864. 

Le  livre  prenait  une  extension  qui  dé- 
termina l'auteur  à  expliquer,  en  quelques 
lignes  de  préface,  la  raison  qui  l'avait 
poussé  à  traiter  «  toutes  les  questions  qui 
touchent  à  l'art  ».  Et  il  envoie  à  Lacroix 
l'avant-propos  qui  suit  la  dédicace  à 
l'Angleterre  : 

H.  H.  18  février,  jeudi. 

Si  vous  avez  eu  le  temps,  mon  cher  Mon- 
sieur Lacroix,  de  lire  la  seconde  partie j  vous 
avez  dû  remarquer,  arrivé  à  ce  point  de  votre 
lecture,  que,  si  grand  que  soit  le  titre,  le 
livre  le  déborde.  Ce  n'est  point  un  livre  pu- 
rement littéraire,  c'est  un  livre  humain, 
social,  politique  même,  et  c'est  par  là  qu'il 
domine  l'art  pour  l'art j  et  qu'il  se  rattache  à 
toutes  les  émotions  actuelles,  à  toutes  les 
questions  pendantes  et  à  tous  les  intérêts 
vivants.  Sa  valeur  est  là.  Mais  il  ne  suffit  pas 
de  le  faire,  il  faut  le  dire,  et  le  lecteur  a  tou- 
jours besoin  qu'on  lui  mette  le  point  sur  IV. 
C'est  pourquoi  j'ai  écrit  ces  vingt  lignes  en 
manière  de  préface  qui  vous  satisferont  certai- 
nement. J'y  donne  mes  raisons,  et  elles  sont 
irréfutables.  Votre  objection  sur  à  propos,  si  juste 
pour  le  jubile'j  n'existe  pas  pour  Sbak/ipeare. 
Le  jubilé  passe,  Shakespeare  reste.  A  propos 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.         415 


de  Sbakflpeare j  à  propos  de  Dante,  c'est  éternel. 
Cette  préface  a  tous  les  avantages.  Entre 
autres,  elle  nous  dispense  d'aucune  mention 
sur  le  titre.  Elle  permet  en  outre  de  rectifier 
une  erreur  de  pagination.  La  chose  sur 
Marine  Terrace,  mise  à  tort  en  avant-propos , 
fait  partie  du  livre  I"  dont  elle  est  le  pre- 
mier chapitre,  et  doit  y  rentrer.  Faites  faire, 
je  vous  prie,  cette  rectification,  immédia- 
tement. 

Le  numérotage  des  chapitres  du  Livre  !"■  et 
des  pages  de  tout  le  volume  doit  être  modifié 
en  conséquence. 

Voici  quel  sera  l'ordre  des  huit  premières 
pages  réservées,  pour  être  tirées  à  la  fin. 

1  Faux  titre. 

2  Titre. 

3  Dédicace. 

4  Préface. 

Ensuite  faux  titre  du  Livre  I"  commençant 
par  ce  qui  est  aujourd'hui  (à  tort)  l'avant- 
propos. 

Je  n'ai  pas  encore  eu  d'épreuves  aujour- 
d'hui O. 

Afin  que  ses  instructions  soient  fidè- 
lement suivies ,  Victor  Hugo  les  transmet 
à  Auguste  Vacquerie  : 

H.  H.  18  février  [1864]. 

Shake^eare,  de  même  que  Profils  et  Gri- 
maces^^\  n'est  point  un  livre  purement  litté- 
raire; l'art  pour  l'art  ne  m'est  pas  plus  possible, 
après  surtout  les  grandes  épreuves  subies,  qu'à 
vous,  cher  Auguste;  et  en  avançant  dans  la 
lecture  de  mon  livre,  vous  avez  dû  remarquer 
que  le  sujet  déborde  le  titre,  si  grand  que  soit 
le  titre.  Cette  ubiquité  de  ce  livre  présent  à 
toutes  les  questions  veut  être  expliquée,  et  j'ai 
écrit  ce  bout  de  préface  qiii,  je  crois,  vous 
plaira.  En  outre,  j'indique,  ce  qui  est  néces- 
saire, le  lien  qui  rattache  mon  livre  à  la  tra- 
duction de  Victor.  Cette  préface  viendra, 
page  isolée,  après  la  dédicace  à  l'Angleterre '^). 

Sur  l'épreuve  de  cette  préface ,  l'impri- 
meur propose  comme  titre  courant  :  Ma- 

'"  Inédite. 

'*'  Vacquerie  venait  de  taire  paraître  la  2'  édi- 
tion de  Promis  et  Grimaces. 
'*'  Lettre  inédite. 


rine  Terrace.  Introduction ,  Victor  Hugo  rec- 
tifie : 

Ceci  est  une  sorte  de  préface  et  doit  être 
placé  avant  tout.  Après  la  dédicace. 

Le  faux  titre  i"  partie  doit  venir  ensuite. 

Puis,  pour  chaque  livre  un  autre  faux  titre 
spécial.  (Page  blanche.)  Relire  mes  indi- 
cations. 

Je  crains  que  l'imprimeur  (est-ce  M.  Claye  .•*) 
n'ait  pas  bien  fait  ses  calculs,  et  qu'un  carac- 
tère trop  gros  n'ait  été  choisi.  Mais  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  défigurer  le  volume  par 
des  abréviations  et  des  raccourcis.  Toute  pre- 
mière édition  est  une  édition princeps.  Je  main- 
tiens toutes  mes  indications.  Les  observer  rigou- 
reusement. Ne  pas  perdre  de  temps  en  renvois 
inutiles  d'épreuves  qui  ne  seraient  pas  satis- 
faisantes. 

V.  H. 

Je  ne  vous  renvoie  pas  ces  huit  premières 
pages.  Nous  les  réglerons  à  la  fin.  Ne  pas  les 
compter  dans  la  pagination. 


Répondant  aux  plaintes  de  Lacroix 
sur  les  pages  blanches  demandées,  Victor 
Hugo  lui  fait  quelques  concessions  : 

H.  H.  21  février  [1864]. 

...  Je  fais  ce  que  je  puis  pour  vous  être 
agréable,  mais  je  ne  puis  aller  jusqu'à  rendre 
cette  édition  (première  et  princeps)  tout  à  fait 
difforme.  Or  vos  têtes  de  livres  avec  filet  se- 
raient une  difformité.  Il  faut  absolument  à 
chaque  livre  comme  à  chaque  partie  une  page 
blanche,  et  sur  ce  point,  il  m'est  rigoureuse- 
ment impossible  de  rien  céder.  Ce  que  je  puis 
céder,  et  je  le  fais  avec  plaisir,  c'est  le  recto 
pour  commencer  tous  les  chapitres.  Qu,'ils 
commencent  donc  au  verso,  si  le  verso  est 
page  blanche,  j'y  consens.  Pas  de  remaniement 
de  ce  côté.  Cette  concession  de  ma  part  vous 
fera  gagner  sur  le  volume  au  moins  deux 
feuilles.  Ce  ne  sera  pas  beau,  mais  vous  serez 
content,  et  je  serai  charmé  que  vous  soyez 
content.  Quant  aux  faux  titres  des  livres,  ils 
sont  nécessaires,  et  après  la  concession  que  je 
viens  de  vous  faire,  vous  n'insisterez  certai- 
nement plus.  Au  commencement  de  chacune 


4i6 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


des  trois  parties,  deux  pages  blanches  faux 
titres  se  suivront,  rien  de  plus  simple.  Mes 
livres  offrent  de  fréquents  exemples  de  cela, 
ainsi  que  toutes  les  éditions  de  quelque  luxe. 

Votre  intelligence  est  haute  et  rare,  et  il 
vous  suffit  de  quelques  lignes  pour  me  le 
prouver.  Nous  finissons  toujours  par  être 
d'accord.  Je  crois  en  effet  que  l'Allemagne 
sera  satisfaite.  Merci  pour  vos  bonnes  et  char- 
mantes paroles. 

Bien  cordialement  à  vous. 

V.  H. 

Voici  vos  deux  feuilles  corrigées.  Mais  pour 
marcher  et  avoir  des  bon  a  tirer,  il  faudrait  com- 
mencer par  le  commencement,  suivre  mes  in- 
dications à  la  lettre,  et  m'envoyer  des  épreuves 
définitives.  Le  temps  passe. 

Ici  se  place  un  incident  qui  faillit 
brouiller  Victor  Hugo  avec  son  éditeur; 
sans  y  paraître  attacher  d'importance, 
Lacroix ,  au  cours  d'une  longue  lettre  par- 
lant d'épreuves,  d'intercalations,  glisse 
cette  révélation  : 

Bruxelles,  24  février. 

. . .  J'ai  omis  de  vous  consulter  sur  un  point  : 
depuis  un  an,  j'ai  signé  avec  M.  de  Lamar- 
tine un  traité  qui  m'assure  la  propriété  d'un 
certain  nombre  d'études  qu'il  avait  préparées 
sur  quelques  grands  hommes  et  dont  vous 
verrez  l'énumération  sur  le  prospectus  ci-joint, 
publié  par  nous  il  y  a  cinq  ou  six  mois  déjà. 
—  Parmi  ces  biographies  se  trouve  celle  de 
Shakespeare  qui  est  sous  presse.  Je  viens  vous 
demander  si  vous  ne  verriez  pas  d'inconvé- 
nient à  ce  que  nous  missions  en  vente  cette 
biographie,  vers  l'époque  où  paraîtrait  votre 
volume.  Ce  qui  m'y  engagerait  beaucoup, 
c'est  l'opportunité  du  sujet  à  ce  moment, 
c'est  que  le  succès  que  j'espère  pour  votre  livre 
entraînerait  la  vente  de  l'étude  de  Lamartine, 
qui  n'a  d'ailleurs  aucun  point  de  contact  avec 
votre  volume,  qui  n'est  qu'une  étude  parti- 
culière sur  quelques-uns  des  drames  de  Shake- 
speare; c'est  enfin  que  précisément  Lamartine 
y  parle  de  vous,  «du  grand  poëte  »  et  y  re- 
commande très  vivement  la  traduction  de  votre 
fils.  En  outre,  toutes  les  citations  nombreuses 
que  donne  Lamartine  des  pièces  de  Shake- 
speare sont  empruntées  à  la  traduction  de  votre 
fils.  11  fait  valoir  celle-ci  à  chaque  instant,  et 
j'ai  pensé  que  ce  serait  une  chose  excellente 


pour  votre  fils,  une  surprise  charmante  à  lui 
ménager,  que  ce  double  patronnage  simultané 
qui  serait  donné  à  son  travail  par  vous  et  par 
Lamartine  à  la  fois.  Je  ne  vous  cache  pas  en 
outre  que  cette  coïncidence,  tout  accidentelle 
(vu  que  mon  traité  avec  Lamartine  remonte 
à  avril  1863)  ne  peut,  k  mon  avis,  que  piquer 
la  curiosité  du  public,  favoriser  la  vente,  et 
mettre  le  sujet  Shakespeare  plus  à  l'ordre  du 
jour. 

Sous  le  bulletin  de  souscription  an- 
noncé ,  une  feuille  bleue  est  collée ,  con- 
tenant, de  la  main  de  Victor  Hugo,  ces 
trois  lignes  : 

M.  de  L.  publie  un  ouvrage  sur  Shake- 
speare. Je  crois  de  bon  goût  d'ajourner  la  pu- 
blication de  mon  livre  portant  le  même  titre. 


Le  premier  mouvement  de  surprise 
passé ,  Victor  Hugo  écrit  à  Lacroix  cette 
lettre  dont  nous  trouvons  le  brouillon 
relié  au  Reliquat  : 

H.  H.  28  février  -  1864. 

Vous  me  demandez,  mon  cher  monsieur 
Lacroix,  k  propos  d'un  travail  de  M.  de  La- 
martine sur  Shakfipeare  que  vous  m'annoncez 
avoir,  (ayant  celui-là,  pourquoi  êtes-vous 
venu  chercher  le  mien  ?  l'honneur  très  grand 
d'être  l'éditeur  de  M.  de  Lamartine  devait 
vous  suffire),  vous  me  demandez  si  je  vois 
un  inconvénient  à  faire  coïncider  la  publica- 
tion de  l'ouvrage  de  M.  de  Lamartine  avec 
la  publication  du  mien.  J'y  vois  plus  qu'un 
inconvénient,  j'y  vois  une  offense.  Offense 
pour  mon  illustre  ami  Lamartine,  offense 
pour  moi.  Cela  fait  une  course  au  clocher. 
Nous  devenons,  Lamartine  et  moi,  deux 
jeunes  élèves  concourant  pour  le  prix  sur  un 
sujet  donné.  Vous  n'avez  pas  songé  à  cet  énorme 
ridicule.  De  plus  il  y  a  là  mauvaise  odeur  de 
spéculation,  diminuante  pour  une  maison 
comme  la  vôtre  déjà  si  haut  placée,  et  que 
vos  rares  intelligences  combinées  honorent. 
Vous  descendriez  brusquement  de  l'esprit  des 
grandes  affaires  à  l'esprit  des  petites.  Vous  me 
dites  :  «  Le  succès  que  J'elpère  pour  votre^  livre 
entraînerait  la  vente  de  l'étude  de  M.  de  Lamar- 
tine. »  Je  doute  qu'il  puisse  m'être  donné  de 
remorquer  un  grand  poëte  comme  M.  de  La- 
martine,   et   je   doute    qu'il  soit  agréable   à 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.        417 


M.  de  Lamartine  d'être  remorqué.  Ceci,  qui 
me  froisse,  ne  le  froisserait  pas  moins  profon- 
dément, certes,  s'il  savait  votre  pensée.  Cette 
pensée,  elle  est  fâcheuse,  abandonnez -la, 
mettez  au  moins  six  mois  d'intervalle  entre  les 
deux  publications  pour  l'honneur  des  deux 
écrivains  et  pour  le  respect  dû  k  Lamartine, 
laissez  l'étude  de  M.  de  Lamartine  sur  Shake- 
speare paraître  à  sa  date  dans  la  série  que  vous 
m'envoyez,  et  où  elle  est  la  septième.  Ce  tour 
de  faveur  que  vous  lui  donneriez  serait,  je 
viens  de  vous  le  faire  toucher  du  doigt,  un 
tour  d'offense.  M.  de  Lamartine,  s'il  savait 
pourquoi  vous  le  publiez  en  même  temps  que 
moi,  ne  vous  le  pardonnerait  pas.  Six  mois 
d'intervalle  au  moins.  Je  m'oppose  formellement 
à  toute  simultanéité,  et  vous  avez  bien  fait 
de  me  consulter.  Mettez  maintenant  tous  vos 
soins  à  l'exécution  de  notre  traité,  à  la  prompte 
publication  du  livre,  à  paraître,  non  'vers  le 
20  mars  (erreur  de  votre  lettre)  mais  le  20  mars 
au  plus  tard.  Hier  encore  je  n'ai  pas  reçu 
d'épreuves.  Relisez  les  détails  de  poste  envoyés 
par  moi,  il  faut  maintenant  attendre  jusqu'à 
mardi.  Trois  jours  de  perdus.  Je  vous  ai  dit, 
et  je  vous  répète  qu'une  partie  très  impor- 
tante de  l'ouvrage  :  Shakffpeare  et  l'Angleterre, 
donnant  des  conseils  pour  le  jubilé,  veut  ab- 
solument être  publiée  au  moins  un  mois  avant 
ce  jubilé,  qui  est  le  23  avril.  Un  retard  me 
forcerait  de  retrancher  cette  partie,  très  impor- 
tante j  j'y  insiste,  et  qui  deviendrait  sans  objet. 
Hâtez-vous,  hâtez-vous,  hâtez- vous.  Ne  faites 
pas  sortir  de  son  rang  dans  la  série  (le  7') 
l'étude  de  M.  de  Lamartine,  publiez-la  en 
septembre,  ou  quand  vous  voudrez,  la  simul- 
tanéité étant  évitée  par  six  mois  au  moins, 
et  publiez-moi  en  mars,  {le  20.  Songez  à  cette 
date  de  rigueur  désormais.) 
Des  épreuves  !  des  épreuves  ! 

Mille  affectueux  compliments. 

V. 

Je  vous  dis  ici  pour  M.  de  Lamartine  ce 
que  je  voudrais  que  M.  de  Lamartine  dît  pour 
moi  en  pareil  cas^''. 

Puis  il  met  "Vacquerie  au  courant  : 

H.  H.  i"  mars,  mardi  [1864]. 
M.  Lacroix   est  l'homme  des   tuiles.  Il   a 
toujours   quelque   chose   d'inattendu  à  vous 

'"  Inédite. 

PHILOSOPIIIR.    —    II. 


faire  tomber  sur  la  tête.  Pour  les  Misérables, 
c'était  son  idée  de  les  publier  en  ij  volumes 
(95  fr. !)  puis  c'a  été  cette  déplorable  édition 
in-i8  faite  avec  les  clichés  de  l'in-S",  et  dif- 
forme jusqu'à  être  invendable,  chère  par-dessus 
le  marché.  Aujourd'hui  il  imagine  de  vendre 
mon  Sbakfipeare  en  même  temps  qu'un  Sba- 
kfspeare  de  Lamartine,  il  nous  attelle  l'un  à 
l'autre.  C'est  moi  qui  traîne.  Il  m'écrit  :  Uotre 
livre  fera  vendre  celui  de  L,amartine,  Il  me  dit 
qu'il  avait  omis  de  me  parler  de  cette  belle 
combinaison,  et  tâche  de  m'amadouer  en 
me  disant  que  Lamartine  cite  beaucoup 
Victor.  Victor  est  indigné,  je  suis  fort  fu- 
rieux. Que  dites-vous  de  l'idée.?  Vous  devez 
tout  savoir,  vous  êtes  mon  alter  ego,  je  vous 
envoie  confidentiellement  ma  réponse  à  M.  La- 
croix. Elle  vous  mettra  au  fait  de  tout.  Vous 
ne  serez  pas  moins  stupéfait  que  nous. 
M.  Lacroix  m'emploie  comme  cheval  de 
renfort.  Pourtant  il  consent  à  me  consulter.  Je 
refuse  net  et  dur.  Maintenant,  cher  Auguste, 
aidez-moi.  Vous  voilà  au  courant.  Parlez  à 
M.  Lacroix.  Faites-lui  sentir  l'énormité  du 
procédé.  Il  faut  qu'il  renonce  à  cette  extrava- 
gance, ou  c'est  la  dernière  affaire  qu'il  fait 
avec  moi. 

Et  que  se  passe-t-il  donc  à  l'imprimerie .'' 
Voilà  dix  jours  que  je  n'ai  eu  d'épreuves.  J'en 
attendais  aujourd'hui,  je  n'en  ai  pas.  Est<e 
que  M,  Lacroix  veut  me  faire  attendre  que 
le  livre  de  Lamartine  soit  prêt?  Tout  cela  a 
l'air  de  devenir  grave.  Voyez  Claye,  je  vous 
prie,  et  tirez  la  chose  au  clair.  Je  remets  tout 
en  vos  mains  excellentes. 

J'ai  livré  le  manuscrit  il  y  a  six  semaines 
(le  16  janvier)  et  je  n'ai  pas  encore  pu  donner 
de  bon  à  tirer.  Et  l'on  a  choisi  un  caractère 
dont  M.  Claye  manque  !  il  faut  distribuer  une 
feuille  avant  de  composer  l'autre!  Et  tout 
cela,  avec  la  nécessité  de  paraître  au  moins 
un  mois  avant  le  jubilé  du  23  avril  !  quel  est 
donc  le  dessous  des  cartes?  Adjuva  me.  Ah! 
M.  Lacroix  gâte  avec  moi  ses  affaires!  (Il  va 
sans  dire  que  vous  ne  parleriez  de  ma  lettre 
à  M.  Lacroix  que  s'il  vous  la  communiquait 
lui-même.  Quant  aux  faits,  vous  les  savez 
par  moi,  c'est  tout  simple.) 


À  vous,  à  vous. 


">  Inédite. 


VI'). 


27 

IHI-IIIIf£1IIE    NATIOnlLC, 


4i8 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


"V^cquerie  répond  sur  la  question  La- 
martine, mais  avec  une  violence  et  une 
sévérité  qui  ont  dû  être  pénibles  à  Victor 
Hugo  : 

6  mars. 
Mon  cher  Maître, 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  je  pense 
absolument  comme  vous  sur  l'idée  de  Lacroix. 
Je  regarderais  comme  exécrable  toute  combi- 
naison qui  vous  associerait  à  Lamartine.  Votre 
exil  solidaire  de  son  aplatissement,  votre  créa- 
tion solidaire  de  sa  spéculation,  ce  serait  une 
monstruosité  politique  et  une  monstruosité 
littéraire.  Lamartine  est  usé,  fini,  tellement 
mort  que  vous-même  ne  le  ressusciteriez  pas. 
Sa  machine  sur  Shakespeare,  spécialement,  est 
une  compilation,  un  pillage  de  la  traduction 
de  Victor,  des  scènes  entières  copiées  et  mal 
recousues,  ça  n'a  rien  d'un  livre.  Mettre  votre 
livre  sur  la  même  ligne  que  ça,  il  faut 
être  bien  belge  pour  en  avoir  eu  l'idée.  Cer- 
tainement six  mois  d'intervalle  seraient  bons, 
mais  Lacroix  voudra-t-il  .-^  pourra-t-il .''  Votre 
Shakflpeare  à  vous  serait  aussi  actuel  dans  dix 
ans  qu'aujourd'hui,  mais  celui  de  Lamartine 
n'a  pas  d'autre  excuse  que  le  jubilé.  Exigez 
au  moins  qu'il  n'y  ait  rien  de  commun,  et 
qu'on  n'annonce  pas  la  concurrence  des 
«deux  grands  poètes  français». 

...  Je  pense  encore  comme  vous  qu'il  fau- 
drait que  vous  parussiez  le  plus  tôt  possible. 
Un  livre  de  vous  doit  être  indépendant  de  la 
circonstance.  Que  la  coïncidence  du  jubilé 
vienne  ensuite  s'ajouter  au  succès  et  renou- 
veler la  vente,  rien  de  mieux,  mais  d'abord 
vous  devez  arriver  seul  et  vous  suffire.  J'espé- 
rais donc  que  vous  seriez  prêt  le  20  mars. 
Je  suis  allé  à  l'imprimerie,  et  j'ai  demandé 
pourquoi  on  allait  si  lentement.  On  m'a  ré- 
pondu qu'il  y  avait  sei<=^  feuilles  de  composées 
depuis  six  semaines,  et  qu'on  n'avait  pas 
encore  nn  seul  bon  à  tirer,  —  que  vous  faisiez 
envoyer  quatre  épreuves,  —  que  Lacroix 
n'avait  écrit  que  le  27  les  instructions  défini- 
tives pour  la  mise  en  page,  —  qu'on  n'avait 
pas  encore  tout  le  manuscrit,  etc.  —  Comme 
cela,  nous  n'arriverions  pas,  non  seulement 
le  20  mars,  mais  pas  même  le  i*'  mai.  Il 
faut  aviser.  Premièrement,  je  me  mets  tout 
entier  à  votre  disposition.  Je  n'ai  rien  à  faire 
depuis  quinze  jours,  je  m'ennuie,  et  vous  me 
rendrez    service   en    m'employant.    Vaici,   je 


crois,  ce  qu'il  faudrait.  Sans  attendre  même 
les  paquets,  vous  reliriez  le  manuscrit,  et 
vous  verriez  d'avance  ce  que  vous  voulez 
ajouter  ou  modifier;  les  placards  arrivant, 
vous  pourriez  les  renvoyer  le  jour  même.  On 
ne  vous  les  renverrait  pas,  je  me  chargerais 
du  reste.  Je  vous  réponds  que  tout  serait  fait 
comme  vous  l'auriez  indiqué  et  que  vous 
pourriez  être  tranquille.  A  la  rigueur,  vous 
pourriez  vous  faire  envoyer  les  feuilles  en 
page,  mais  une  seule  fois  au  lieu  de  trois.  Si 
vous  ne  faites  pas  cela,  vous  n'arriverez  cer- 
tainement pas.  Songez  que  le  jour  où  vous 
recevrez  cette  lettre,  nous  serons  déjà  au  8, 
et  que  pas  une  feuille  ne  sera  tirée.  De  plus, 
Claye  a  été  malade  cinq  semaines,  et  grave- 
ment; il  y  a  même  eu  une  consultation,  il 
va  mieux,  mais  il  ne  sortira  pas  avant  dix 
jours,  et  ne  s'occupera  pas  de  l'imprimerie 
avant  quinze  ou  vingt;  nous  sommes  donc 
privés  de  notre  grand  auxiliaire.  Son  absence 
désorganise  tout;  sans  lui,  nous  n'avons  pas 
à  compter  sur  un  de  ces  grands  efiForts  qu'il 
aurait  seul  l'amitié  et  l'autorité  de  demander. 
Donc,  tâchez  de  ne  voir  que  les  placards,  ou 
tout  au  plm  une  épreuve,  et  alors  peut-être 
arriverons-nous  pour  la  fin  du  mois.  Et  faites 
donner  le  plus  tôt  possible  la  fin  de  la  copie. 
Je  n'ai  plus  la  place  de  vous  remercier  de 
la  lettre  si  cordiale  que  vous  m'avez  écrite 
sur  mon  livre,  mais  je  ne  pense  plus  qu'au 
vôtre. 

A  vous. 

A.  V. 

Albert  Glatigny  a  eu  un  très  grand  succès 
à  Orléans  en  récitant  les  Pauvres  ge/is  sur  le 
théâtre  le  jour  de  la  1"  représentation  de  Jeaii 
Baudry  '*'. 

Dès  qu'il  eut  la  réponse  de  Lacroix, 
Victor  Hugo  l'envoya  à  Vacquerie  : 

H.  H.  9  mars  [1864] 

. .  .Lacroix  se  rend  à  mes  observations.  Je 
vous  envoie  copie  de  sa  réponse  '^).  Elle  semble 


C  Inédite.  —  '^'  En  voici  un  passage  :  «Quant 
à  vos  observations  relatives  au  Shakespeare  de 
Lamartine,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que 
nous  y  ferons  droit.  La  publication  ne  coïncidera 
point;  elle  sera  ajournc'c,  selon  votre  désir.» 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.        419 


tout  concéder,  et  pourtant  ne  s'explique  pas 
sur  la  durée  de  l'ajournement.  Veillez-y,  je  vous 
prie.  Lacroix  a  besoin  de  moi,  si  vous  tenez 
la  main,  cher  ami,  il  fera  tout  ce  qu'on  vou- 
dra. En  ceci  encore  soyez  moi-même  présent 
à  Paris. 

Soyez  assez  bon  pour  dire  à  M.  Claye  de  ne 
plus  m'envoyer  de  placards.  C'est  inutile  et  cela 
perd  du  temps.  On  a  un  très  bon  manuscrit, 
et  j'ai  envoyé  d'avance  toutes  les  intercalations. 
Si  l'on  m'envoyait  une  bonne  épreuve  bien 
revue  en  seconde,  je  pourrais  donner  tout  de 
suite  le  bon  à  tirer.  Il  est  nécessaire  de  paraître 
le  plus  tôt  possible,  et  voici  pourquoi  :  le 
chapitre  de  la  conclusion  :  Sbakf^eare  et  l'An- 
^eterre,  donne  des  conseils  (assez  sévères)  pour 
le  jubilé.  S'il  paraissait  après  le  jubilé,  il 
semblerait  sans  objet.  Autrement  vous  avez 
raison,  il  me  serait  indifférent  de  paraître 
n'importe  quand.  Mais  à  cause  de  ce  chapitre, 
je  suis  pressé.  Lacroix,  ayant  eu  l'idée  (sour- 
noise et  cachée)  de  me  faire  remorquer  La- 
martine, a  accéléré  l'impression  du  livre  de 
Lamartine  et  retardé  l'impression  du  mien.  Il 
me  renvoyait  les  épreuves  avec  les  fautes  non 
corrigées,  pour  me  forcer  à  en  demander  indé- 
finiment. Les  indications  pour  l'impression 
qu'il  n'a  données  à  Claye  que  le  27  février,  il 
les  avait  depuis  le  17  janvier,  il  a  perdu  ainsi 
quarante  jours.  Est-ce  assez  inouï  ?  Je  lui  mets 
l'épée  au  derrière  maintenant. 

Merci  et  merci  encore.  —  A  vous''). 


Nouvelle  lettre  à  Lacroix  : 

H.  H.  10  mars  [64]. 

Mon  cher  monsieur  Lacroix,  vous  savez 
combien  j'aime  la  précision.  J'aurais  donc 
souhaité  qu'au  lieu  de  cette  phrase  vague  : 
nous  éviterons  la  coïncidence  des  deux  publications, 
vous  rendant  un  compte  exact  de  ma  lettre, 
vous  m'écrivissiez  nettement  :  nous  trouvons  'vos 
observations  parfaitement  juftes,  et  nous  mettrons 
au  moins  six  mois  d'intervalle  entre  les  deux  publi- 
cations. —  Quant  à  vos  intérêts  sacrifiés,  je 
regrette  de  trouver  ce  mot  sous  votre  plume. 
Vous  devriez  parler  de  vos  intérêts  sauvegardés. 
C'est  un  service  que  je  vous  rends  en  vous 
empêchant  de  faire  une  très  grave  faute. 

l'i  Inédite. 


Si  vous  lisiez  les  lettres  qu'on  m'écrit  au 
sujet  de  votre  idée  de  publier  en  même  temps 
le  livre  de  M.  de  Lamartine  et  le  mien,  vous 
mesureriez  l'étendue  du  service  que  je  vous  ai 
rendu  (1). 

Malgré  le  dévouement  de  Vacquerie, 
les  épreuves  laissaient  toujours  beaucoup 
à  désirer,  témoin  cette  note  sur  une 
feuille  datée  du  9  mars  : 

Est-ce  une  gageure.?  Y  a-t-il  joute  entre  les 
éditeurs  et  les  imprimeurs  de  ce  livre  à  qui 
perdra  le  plus  de  temps  ?  J'avais  envoyé,  il  y 
a  dix  jours,  cette  intercalation.  On  n'en  a 
tenu  aucun  compte.  Cela  m'empêche  de 
donner  le  bon  à  tirer  et  me  force  à  demander 
une  nouvelle  épreuve. 

V.  H. 

Et  l'intercalation  est  recopiée  sous  la 
note. 

Le  13  mars ,  lettre  de  Lacroix  promet- 
tant de  ne  mettre  en  vente  le  volume 
de  Lamartine  qu'après  l'été,  en  octobre 
ou  novembre.  L'incident  semblait  clos, 
mais  les  épreuves  n'arrivaient  toujours 
pas  à  Guernesey,  Victor  Hugo  le  con- 
firme à  Vacquerie  : 

H.  H.  Dimanche  14  mars  [1864]. 

Je  crois  avoir  trouvé  le  pourquoi  de  la 
lenteur  de  mes  braves  éditeurs  belges  ;  c'est 
leur  idée  de  m'atteler  à  ce  qu'ils  appellent 
«  l'étude  de  'Lamartine  »  ;  ils  pressent  Lamartine 
et  me  retardent,  pour  nous  faire  arriver 
tous  les  deux  en  même  temps  —  trop  tard. 
Tel  est  le  petit  complot.  Je  l'ai  déjoué, 
comme  vous  savez.  Cependant  les  épreuves 
ne  m'arrivent  pas  encore,  et  savez-vous  ce 
que  je  fais .?  je  mets  à  profit  le  loisir  que 
MM.  Lacroix  et  C"  me  font,  en  relisant  et  en 
relisant  Profils  et  Grimaces,  C'est  vraiment  un 
rare  et  puissant  livre. 

Sur  presque  tous  les  points  je  me  rencontre 
avec  vous,  j'en  suis  tout  fier.  Cela  va  jusqu'à 
me  donner  la  velléité  d'effacer  de  Shakespeare 
une  ligne  où  je  cite  favorablement  un  vers 
d'Alfred  de  Musset,  trouvant  que  mon  indul- 
gence a  tort  maintenant  que  je  suis  en  face 

l"  Inédite. 


27- 


420 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


de  votre  sévérité.  Le  chapitre  Musset  est  une 
merveille'''. 

Victor  Hugo  fait  part  à  ses  éditeurs 
d'une  suggestion  qui  lui  vient  d'Angle- 
terre : 

H.  H.  14  mars  [64]. 

Je  reçois  des  deux  comités  shakespeariens 
(Londres  et  Stratford-sur-A.)  l'avis  qu'une 
vie  de  Sbak.efpeare par  Utêor  Huff),  courte,  tra- 
duite en  anglais,  avec  le  texte  en  regard, 
vendue  bon  marché  (i  shilling  6  pence)  se 
vendrait  à  des  cent  mille  pendant  les  fêtes,  et 
pendant  la  quinzaine  des  fêtes.  Or  cette  Uie 
est  justement  dans  mon  livre.  Il  vous  faut 
mon  consentement  pour  l'en  détacher.  Je 
vous  le  donnerais  si  vous  adoptiez  l'idée.  Vous 
auriez  dans  ce  cas-lk  deux  partis  k  prendre, 
ou  vous  entendre  pour  cela  avec  un  libraire 
de  Londres,  ou  faire  la  chose  vous-même 
(faire  traduire,  et  éditer).  Dans  ce  dernier 
cas,  moyennant  500  francs  la  chose  pourrait 
être  traduite  ici  sous  mes  yeux  par  M.  Talbot, 
très  bon  écrivain  anglais,  avec  revision  par 
mon  fils.  Pourtant  le  meilleur  de  tout,  ce 
serait  un  libraire  anglais,  intelligent,  qui 
ferait  lui-même  l'affaire,  avec  le  luxe  habituel 
d'annonces  et  de  réclames,  etc.  —  On  m'as- 
sure que  vous  pourriez  rafler  la  (je  répète 
le  mot  qu'on  m'écrit)  au  moins  quarante 
mille  francs.  Cela  en  vaudrait  la  peine.  Et 
cette  vente,  loin  de  nuire  à  la  traduction 
ultérieure  de  tout  le  livre,  l'annoncerait,  la 
servirait,  et  mettrait  en  appétit.  Voyez  et 
décidez-vous  vite.  Si  vous  vous  déterminiez 
k  faire  traduire  ici,  par  M.  Talbot,  plus  mon 
fils  superviseur  comme  disent  les  anglais,  il  n'y 
aurait  pas  une  minute  à  perdre.  Cette  vie  est 
compacte  et  assez  longue  encore,  surtout 
quand  le  temps  presse.  Écrivez-moi  bien  vite 
un  oui  ou  un  non  à  ce  sujet '^). 

L'associé  de  Lacroix ,  Verboeckhoven , 
se  disculpe  des  retards  reprochés  en  en 
rejetant  la  responsabilité  sur  l'impri- 
meur. Victor  Hugo  résume  les  faits  : 

17  mars  H.  H.  [1864] 

Mon  cher  monsieur  Verboeckhoven,  de 
quoi  est-ce  que  je  me  plains  }  De  ceci  :  mes 


'■'  Inédite. 


1=1  Idem. 


instructions,  envoyées  le  ij  janvier,  n'ont  été 
exécutées  que  le  27  février.  Perte  de  quarante 
jours.  Voici  les  faits  :  j'envoie,  le  15  janvier, 
la  i"  partie  avec  mes  inHruHions  pour  l'impri- 
meur. Huit  jours  après,  je  reçois  épreuve  en 
placards.  Je  me  plains  à  vous.  Cela  entraînera 
des  retards  et  dans  de  certains  cas,  jusqu'à 
(quatre  renvois  d'épreuves  (relisez  mes  lettres). 
Les  placards  continuent.  Enfin  je  reçois  des 
feuilles  mises  en  pages.  Je  me  récrie.  On  n'a 
tenu  aucun  compte  de  mes  iiiHru^ions,  faux 
titres,  pages  blanches,  etc.  —  Réponse  :  c'est 
vrai,  mais  c'est  que,  le  caractère  étant  un  peu 
trop  gros,  oblige  k  supprimer  les  pages 
blanches.  J'insiste.  Pourquoi  a-t-on  choisi  un 
caractère  trop  gros?  Enfin,  comme  le  temps 
passe,  je  capitule.  Je  maintiens  les  faux  titres 
des  livres  et  je  concède  les  belles  pages  des 
chapitres.  Tout  cela,  accompagné  d'une  incon- 
cevable lenteur  dans  les  réponses  k  mes  ques- 
tions, mène  jusqu'au  27  février.  Perte  de 
quarante  jours.  Supposons  le  caractère  choisi 
moins  gros  (on  pouvait  le  choisir  juste.  On 
savait,  k  dix  pages  près,  le  contenu  du  manu- 
scrit), supposons  mes  instructions  du  ij  janvier 
suivies  tout  de  suite,  au  lieu  d'être  inexécu- 
tées, puis  discutées  pendant  six  semaines, 
nous  aurions  gagné  ces  six  semaines,  et  le 
livre  aurait  paru,  ou  serait  prêt  k  paraître. 
Votre  réponse  aux  ouï-dire  de  l'imprimerie 
me  paraît  juste,  mais  ce  n'est  point  Ik  la  ques- 
tion. La  question  est  dans  les  faits  que  je 
viens  de  vous  rappeler,  qui  vous  sont  connus 
comme  k  moi,  et  qui  sont  incontestables.  — 
Du  reste,  je  me  borne  k  répondre  k  votre 
lettre,  je  ne  récrimine  pas,  je  rectifie,  les 
récriminations  sont  stériles.  J'aime  mieux 
finir  en  vous  remerciant  de  tant  de  bonnes  et 
charmantes  paroles  où  j'ai  reconnu  votre  péné- 
tration intelligente  et  délicate.  Maintenant 
tout  est  d'accord.  Marchons  rapidement. 
Mille  compliments  affectueux. 

5  h.  du  soir. 

Je  n'ai  pas  attendu  votre  demande  pour 
vous  envoyer  la  fin  du  manuscrit.  Vous  l'avez 
en  ce  moment. 

Encore  des  placards  !  et  pleins  de  fautes  ! 
Mais  on  m'enverrait  dix  épreuves  comme 
celles-là  sans  m'arracher  un  bon  k  tirer. 

M'envoyer  les  bonnes  feuilles.  —  Que 
décidez-vous  pour  l'affaire  Uie  de  Shakespeare  ? 
—  Attendre,  c'est  la  manquer. 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.         421 


10  h.  du  soir.  —  Je  vous  renvoie  vos  quatre 
placards  corrigés.  Je  vais  envoyer  à  la  poste. 
Je  crains  qu'il  ne  soit  trop  tard  pour  affran- 
chir ce  paquet. 

Les  lettres  de  M.  Olmer'''  sont  insolentes. 
—  C'est  la  première  fois  qu'un  prote  se  per- 
met ce  style  vis-à-vis  de  moi.  Jusqu'à  ce  jour 
les  ouvriers  imprimeurs  avaient  tous  vu  en 
moi  un  ami'^). 

Nouvelle  lettre  de  Verboeckhoven  se 
plaignant  des  «dures  paroles»  écrites  par 
Victor  Hugo  sur  l'épreuve  du  9  mars 
(Est-ce  une  gageure  ?...). 

H.  H.  dimanche  19  mars  [64]. 

Les  paroles  qui  ont  semblé  dures,  mon  cher 
monsieur  Verboeckhoven,  ne  sont  que  justes. 
Établir  que  là  où  j'ai  écrit  dix  jours,  il  n'y 
en  a  que  buifj  c'est  ne  rien  prouver.  Ce  détail 
est  peu,  ce  qu'il  faut  voir,  c'est  l'ensemble  : 
l'inexécution  de  mes  instructions  du  ij  jan- 
vier, l'envoi  obstiné  des  placards,  l'action 
(quand  on  n'a  pas  une  minute  à  perdre)  rem- 
placée par  la  discussion  pied  à  pied  de  toutes 
mes  indications  d'imprimerie,  quarante  jours 
ainsi  perdus,  etc.  etc.  Sans  doute  la  maladie 
de  M.  Claye  est  pour  quelque  chose  dans  ces 
retards,  mais  n'y  a-t-il  pas  eu  une  autre  cause 
de  lenteur,  et  bien  grave,  dans  la  mise  à  exé- 
cution dans  la  même  imprimerie  (personnel 
et  matériel  partagés)  de  ce  projet  de  publica- 
tion simultanée  qui  ne  pouvait  se  réaliser  par 
convenance  pour  les  deux  auteurs  ?  Je  me 
suis  plaint,  et  je  le  devais.  Pour  qui  ?  pour 
vous.  Vous  laissiez  perdre  l'opportunité.  Le 
succès  immédiat  d'un  livre  m'importe  peu  à 
moi.  Je  retrouve  dans  les  années  suivantes  ce 
qui  m'a  échappé  la  première  année.  Vous  aussi 
sans  doute,  vous  avez,  pour  réparer  les  fautes 
du  point  de  départ,  vos  douze  ans  d'exploi- 
tation, mais  quand  on  peut  tout  avoir,  pour- 
quoi sacrifier  de  gaîté  de  cœur  la  moitié  de 
son  affaire.^  Supposez  mes  instructions  suivies, 
pas  d'impression  partagée  entre  un  autre 
ouvrage  et  le  mien,  pas  de  placards,  de 
bonnes  épreuves,  pas  de  discussions  (intermi- 
nables), nous  aurions  gagné  les  quarante 
jours  perdus,  le  livre  aurait  paru  ou  paraîtrait 


'*'  Prote  de  l'Imprimerie  Claye. 
("  Inédite. 


à  cette  heure  ;  or  ceci  vous  donnerait  le  mar- 
ché anglais.  Ce  marché  anglais,  il  est  douteux 
que  vous  l'ayez  maintenant,  du  moins  je  le 
crains.  Londres  a  besoin  d'un  bon  mois  de 
publication  à  Paris.  Alors  Londres  suit.  C'est 
donc  pour  vous  que  je  me  plaignais  à  vous 
de  vous.  J'ai  pris  vos  intérêts  plus  que  vous- 
mêmes.  Vous  devriez  me  remercier. 

A  présent  laissons  cela  de  côté.  Rallions- 
nous  dans  une  pensée  de  rapidité  et  de 
réparation  de  temps  perdu. 

...  Rendez-vous  bien  compte  de  ceci,  mon 
cher  monsieur  Verboeckhoven,  mes  remon- 
trances sont  sollicitude  pour  vous.  À  leur 
vivacité  mesurez  l'intérêt  que  je  vous  porte. 
Votre  jeune  maison,  si  honorable  et  si  consi- 
dérable, est  une  construction  excellente  k 
laquelle  je  crois  avoir  un  peu  pris  part,  et  je 
veux  toujours  et  partout  le  succès  pour  vous. 

Mille  bons  compliments  (^'. 

À  propos  de  la  citation  mise  en  note 
au  quatrième  chapitre  de  l'Jirt  ei  la 
Science,  l'imprimeur,  sur  une  épreuve  du 
18  mars,  suggérait  un  conseil  pour  évi- 
ter le  mauvais  effet  des  vers  de  Lucrèce 
mis  en  note  et  répartis  sur  deux  pages. 

Réponse  :  Le  véritable  mauvais  effet,  c'est 
de  finir  le  chapitre  sur  la  note.  Il  faut  que  la 
note  soit  au  bas  de  la  page  154.  C'est  pour- 
quoi voici  la  solution  :  mettre  Vastérisque^^'^  de 
renvoi  au  commencement  de  la  citation,  et 
la  note  sous  les  deux  premières  lignes  de  la 
traduction  guillemetée  en  rejetant  le  reste  des 
lignes  guillemetées  au  haut  de  la  page  15J. 
De  cette  façon  tout  sera  bien. 

V.  H.  (=>). 

C'est  Lacroix  qui  répond  lui-même 
au  reproche  concernant  la  publication 
simultanée  des  deux  Shakj^eare  ;  il  de- 
mande en  même  temps  une  attestation 
du  droit  des  éditeurs  sur  les  traductions , 


Cl  Ine'dite. 

'*'  Pour  les  notes,  Victor  Hugo  voulait  des 
astérisques  comme  signe  de  renvoi  et  non  des 
chiffres. 

'''  Collection  de  M.  Louis  Barthou. 


422 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


et  en  vient  à  proposer  un  changement 
au  titre  dont  il  envoie  épreuve  : 

23  mars  1864. 

...  Il  y  a  une  difficulté  qui  se  présente  :  la 
législation  allemande  ne  sauvegarde  pas  les 
ouvrages  anonymes;  or  je  crains  que  les 
contrefacteurs  n'équivoquent  sur  la  non-indi- 
cation de  votre  nom  sur  le  titre  et  les  couver- 
tures pour  faire  déclarer  que  l'oeuvre  est 
anonyme.  Je  vous  demande  donc  d'autoriser 
k  mettre  votre  nom  sur  le  titre,  pour  toutes 
les  traductions.  D'ailleurs  à  Londres,  on  le 
demande  pour  l'édition  anglaise. 

Et  même  pour  l'édition  française,  cher 
Maître,  ne  croyez -vous  point  que  vous  pour- 
riez mettre  votre  signature  sur  le  livre  ?  J'ai 
bien  songé  à  ceci,  et  ma  foi,  je  serais  presque 
tenté  de  vous  conseiller  de  mettre  :  William 
Shakespeare  par  Victor  Hugo.  Bien  des  ache- 
teurs, ne  voyant  pas  de  nom  à  la  vitrine  du 
libraire  sur  le  volume  étalé,  peuvent  s'imagi- 
ner que  ce  n'est  point  là  votre  œuvre.  J'en- 
tends :  avant  qu'ils  ne  l'aient  lue,  et  pour  la 
première  mise  en  vente  surtout. 

Ne  trouvez-vous  pas  aussi  que  la  page  de 
titre,  de  même  que  la  couverture,  sera  bien 
nue  ?  Il  n'y  a  presque  rien.  Ne  pourrait-on , 
au  lieu  de  cette  seule  ligne  :  Shakfipearej  faire 
deux  lignes  : 

WILLIAM 

SHAKESPEARE 

et,  si  vous  le  trouvez  bon,  ajouter  : 

PAK 

VICTOR  HUGO.  '    ■ 

J'attends  votre  résolution  sur  ce  point  de 
détail. 

Je  vois  avec  regret  que  vous  êtes  persuadé 
que  nous  sommes  en  faute,  si  l'impression  a 
subi  des  retards.  Je  le  vois  avec  d'autant  plus 
de  tristesse  que  je  sais  combien  nous  avons 
mis  de  soin  et  de  ponctualité  dans  la  trans- 
mission de  iouUs  vos  instructions  à  Paris. 
Comment  pourriez-vous  supposer  que  nous 
aurions  agi  contre  nos  propres  intérêts  en 
retardant  tout  ?  Dans  quel  but  ?  De  vous 
mécontenter,  nous  qui  ne  visons  qu'à  vous 
satisfaire  de  toutes  façons  ?  —  Vous  croyez 
que  la  co-impression  de  la  biographie  de  Sh. 


par  Lamartine,  a  pu  être  une  cause  de  retard. 
Mais,  cher  Maître,  permettez-moi  de  vous 
dire  d'abord  que  la  composition  en  était 
commencée  dès  le  mois  de  décembre,  qu'elle 
s'effectuait  en  un  autre  caractère,  et  que 
quand  M.  Claye  a  eu  une  partie  un  peu  im- 
portante de  votre  copie,  la  composition  du 
volume  de  Lamartine  était  déjà  bien  loin,  et 
que  d'ailleurs  ce  n'était  que  de  la  composi- 
tion, car  depuis  2  mois,  je  n'avais  point 
encore  pris  de  décision  sur  l'ordre  de  cette 
mise  en  page.  Depuis  six  semaines  tout  est 
resté  là  en  suspens.  Cela  n'a  pu  donc  nuire  k 
la  rapidité  d'exécution  de  votre  volume.  Son- 
gez que  M.  Claye  imprime  40  à  50  volumes 
à  la  fois,  et  2  fois  par  mois  la  Revue  des  deux 
mondes;  en  ce  cas,  pourquoi  serait-ce  cette 
composition  en  un  autre  texte  du  volume  en 
question  qui  eût  fait  souffrir  le  vôtre,  alors 
qu'il  y  avait  des  séries  d'autres  volumes  en 
cours  chez  M.  Claye  pour  d'autres  éditeurs  ? 
...  Je  le  répète,  cher  Maître,  nous  sommes 
trop  les  vôtres  à  tous  les  points  de  vue,  pour 
que  vous  ayez  à  douter  de  nous,  de  notre 
dévouement,  et  notre  maison  qui  a  commencé 
sa  réputation  par  vous,  avec  vous,  comme 
vous  le  dites  si  justement,  tient  à  honneur  de 
continuer  à  rester  associée  à  votre  nom  glo- 
rieux, pour  chacune  de  vos  publications  à 
venir.  C'est  dire  assez  que  vos  désirs  sont  notre 
loi.  Et  pouvez-vous  douter  en  particulier  du 
dévouement  respectueux  de  votre 

Albert  Lacroix. 

Victor  Hugo  ne  voulut  pas  laisser 
mettre  son  nom,  mais,  revenant  à  sa 
première  idée,  il  ajouta  sur  l'épreuve <'>, 
au-dessus  du  nom  de  Shakespeare,  le 
prénom  et  les  indications  suivantes  : 

WILLIAM 

Je  suis  de  votre  avis.  Le  texte  serait  trop 
nu.  Il  faut  rétablir  William.  (A  peu  près  comme 
je  l'indique  là.)  Est-ce  que  M.  Claye  n'a  plus 
de  ces  belles  lettres  augtistales  qui  font  de 
beaux  frontispices  aux  livres  }  Cela  vaudrait 
mieux  que  ceci. 

f  Epreuve  en  tête  de  l'édition  originale  de 
William  Shal^efpeare.  Collection  de  M.  Louis  Bar- 
thou. 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.        423 

fume  de  mon  cigare).  Cela  rendait  Vac- 
querie,  selon  nous,  injuste.  Or,  Victor 
Hugo  qui  avait  soutenu  Musset  à  l'Aca- 
démie, qui  l'avait  défendu  à  propos 
d'articles  de  journaux  pouvant  compro- 
mettre son  élection,  venait  justement 
d'écrire  dans  son  William  Shakje^eare 
cette  phrase  : 


Composer  la  préface  en  caractères  plus  gros, 
au  besoin  retournant  sur  le  verso. 

Composer  la  dédicace  en  très  petite  capi- 
tale. 

A  L'Angleterre  en  très  grosses  lettres. 

La  signature  en  capitale  un  peu  plus  forte 
que  le  texte  C. 

Quelques  jours  plus  tard  il  revient  sur 
la  question  du  titre  : 

On  m'écrit  d'Angleterre  que  le  titre  trh 
atfraifif  TpoMT  les  anglais  serait  : 

WILLIAM  SHAKESPEARE 

(fac  simile  de  la  signature  de  Shakespeare 
qu'on  a) 

PAR 

VICTOR  HUGO 
(fac  simile  de  ma  signature). 

Qu'en  pensez-vous?  si  cela  était  admis 
pour  l'Angleterre,  cela  pourrait  l'être  pour 
l'Allemagne.  On  me  dit  également  que  l'af- 
fiche pourrait  être  longue  et  donner  les  deux 
noms  ainsi  : 

SHAKESPEARE  par  HUGO. 

Cet  assemblage  par  trait  d'union  serait  très 
bon,  m'écrit-on.  Votre  avis? 

Quant  à  la  France,  je  doute  que  cela  fût 
bon.  Il  faut  le  nom  de  William  Shakespeare 
seul.  Tout  au  plus  mes  initiales  en  haut  :  v  h. 
Envoyez-moi  une  épreuve  ainsi  faite,  je 
jugerait 


li  W. 


Profls  et  Grimaces,  que  la  lettre  du  i8  fé- 
vrier vient  de  citer,  contenait  une  vio- 
lente attaque  contre  Alfred  de  Musset; 
Vacquerie  était  trop  profondément  imbu 
des  idées  humanitaires  et  généreuses  de 
Victor  Hugo ,  il  était  trop  attaché  à  son 
pays  pour  admettre  sans  protester  l'in- 
différence peut-être  affectée  du  poète  de 
Kotta  (on  se  rappelle  la  phrase  de  Musset 
publiée  page  182  :  Tout  mon  souci,  c'efi  la 

<"  Inédite.  —  w  yem. 


M.  de  Musset  a  dit  de  ses  propres  œuvres 
avec  grâce  et  fierté  : 

Mon  verre  n'efî  pat  grand ,  mais  je  bois  dans  mon  verre^'\ 

Allait-il  désavouer  Vacquerie?  Char- 
mé autrefois  par  la  poésie  jeune  et  ar- 
dente qui  se  dégage  de  l'œuvre  de 
Musset ,  avait-il  analysé  alors  tout  ce  que 
lui  soulignait  aujourd'hui  Promis  et  Gri- 
maces? Ces  critiques  lui  paraissaient  assez 
fondées.  Il  donne  à  Vacquerie ,  dans  cette 
lettre  du  24  mars,  les  raisons  qui  l'ont 
déterminé  à  se  ranger  à  son  avis  : 

H.  H.  24  mars    [1864]. 

Comme  vous  le  verrez,  cher  Auguste,  j'ai 
obéi  à  votre  triomphant  livre  et  j'ai  retranché 
les  deux  lignes  qui  louaient  Musset,  pour 
toutes  les  raisons  à  la  fois,  et  en  particulier 
parce  que,  vous  étant  attaqué  à  ce  sujet,  ce 
n'est  pas  le  moment  de  lâcher  pied  derrière 
vous  qui  êtes  dans  le  juste  et  dans  le  vrai. 
Donc  rature.  —  Vous  êtes  admirablement  bon 
pour  mon  livre  qui,  lui  aussi,  je  m'y  attends, 
va  être  fort  mitraillé;  mais,  comme  vous,  j'ai 
tâché  de  cuirasser  la  frégate  (^). 

Dans  une  lettre  du  dimanche  27  mars, 
Auguste  Vacquerie ,  parmi  de  nombreux 
détails  techniques,  annonce  : 

...J'espère  qu'on  pourra  paraître  le  12  ou 
le  14.  Un  petit  inconvénient,  c'est  que  le  14 
est  le  jour  oh  l'on  nomme  un  académicien; 
Janin,  qui  se  présente,  osera-t-il  arborer  votre 


''1  Ces  deux  lignes,  ajoutées  par  Victor  Hugo 
sur  les  épreuves  {2'  partie,  livre  IV),  sont  rayées. 
("1  Inédite. 


424 


NOTES    DE   L'EDITEUR. 


nom  à  ce  moment  et  faire  l'en-tête  de  l'extrait 
da.ns  les  Del>ats? —  Sinon,  à  qui  s'adresser? 
—  À  propos  de  Janin,  on  me  dit  que  vous 
reprochez  à  l'Académie  de  le  repousser.  Avez- 
vous  réfléchi  qu'il  peut  être  nommé  quand 
vous  paraîtrez  ?  —  Quelqu'un  de  l'imprimerie 
qui  vous  est  très  dévoué  craint  qu'on  ne  vous 
reproche  d'avoir  cité  dans  une  note  Dante 
traduit  par  Fiorentino  (^),  bonapartiste  et  hos- 
tile, plutôt  que  par  La  Mennais.  Si  vous  étiez 
touché  de  cette  inquiétude,  vous  n'auriez 
qu'à  m'autoriser  à  substituer  le  passage  de 
La  Mennais  à  l'autre.  —  Je  n'ai  pas  reçu  de 
feuille  nouvelle,  et  'je  n'en  recevrai  pas  avant 
vos  bons  à  tirer;  je  vis 

Dans  la  fainéantise  et  dans  l'ignominie  1°'. 

Si  vous  n'avez  pas  mis  sur  la  couverture  le 
détail  du  Shakespeare  de  Victor,  il  y  aurait, 
je  crois,  une  chose  à  faire  pour  lui,  ce  serait 
de  faire  insérer  son  prospectus  en  feuilles  vo- 
lantes dans  vos  exemplaires.  Je  suis  énergi- 
quement  contre  les  catalogues  cousus  à  la  fin 
des  volumes,  mais  un  prospectus  de  4  pages 
glissé  entre  deux  feuilles  n'a  aucun  inconvé- 
nient et  ce  serait  une  bonne  réclame  pour 
Victor. 

...A  votre  place,  je  dicterais  une  quinzaine 
de  lignes  (pas  davantage)  à  Julie (^).  Ça  n'est 
jamais  aussi  bien  fait  que  par  l'auteur,  puis- 
qu'il connaît  seul  tout  le  livre. 

Nous  avons  en  main  ce  prospectus 
joint  à  l'édition  originale  de  William 
ShaJ^eSpeare.  Il  a,  non  quinze  lignes,  mais 
quatre  pages.  Il  nous  semble  écrit,  non 
par  Victor  Hugo ,  comme  le  conseillait 
Vacquerie,  mais  par  François-Victor  qui 
connaissait,  encore  mieux  que  son  père, 
la  traduction  nouvelle.  Le  commentaire, 
qui  contient  des  détails  que  seul  François- 
Victor  pouvait  mettre  au  point,  se  ter- 
mine par  cette  promesse  : 

Notre  traduction  sera  nouvelle  surtout  par 
l'association  de  deux  noms.  Elle  offrira  au 
lecteur  cette  nouveauté  dernière  :  l'auteur  de 
R»j  B/as  commentant  l'auteur  d'Hamlet. 

•''  Voir  page  109. 

«'1  Kuy  Bios,  acte  I. 

'''  Julie  Chenay,  sœur  de  M""  Victor  Hugo. 


Un  monument  a  été  élevé  dans  l'exil  à 
Shakespeare.  L'étude  en  a  posé  la  première 
pierre,  le  génie  en  a  posé  la  dernière. 

Sur  la  traduction  de  Fiorentino  et 
l'élection  de  J.  Janin,  Victor  Hugo 
répond  : 

H.  H.  29  mars  [1864]. 

Cher  Auguste,  en  arrivant  ici  le  8  8''",  j'ai 
trouvé,  parmi  mes  lettres  et  journaux,  un 
feuilleton  de  Fiorentino,  contenant  dix  lignes 
excellentes  pour  la  traduction  de  Victor. 
C'est  de  cela,  que  je  le  récompense  aujour- 
d'hui. C'est  juste,  d'ailleurs,  sa  traduction 
est  fort  supérieure  à  celle  de  La  Mennais 
(homme  hostile  et  hargneux  entre  tous  au 
mouvement  littéraire  dont  vous  êtes,  et  moi 
aussi,  et  puis,  talent  très  surfait).  Vous  serez 
donc  certainement  de  mon  avis  et  vous 
m'approuverez  de  maintenir  Fiorentino.  — 
Quant  à  Janin,  tant  mieux  s'il  est  nommé. 
Cela  ne  gêne  rien  dans  mon  livre.  Il  a  été 
refusé  une  fois,  cela  me  suffit.  Pour  la  question 
de  l'en-tête j  eh  bien,  retardons  d'un  jour. 
Paraissons  le  ij.  Coudre  le  prospectus  de 
Victor  à  la  fin,  bravo.  J'approuve,  excellente 
idée.  — 

Tbank.J3u, 
Ex  imo. 

Et  je  vous  donne  tout  mon  latin,  plus 
tout  mon  anglais  C. 

Paul  Meurice  a  terminé  la  lecture  de 
William  ShakjSpeare  et  a  écrit  son  impres- 
sion à  Victor  Hugo  ;  cette  lettre  n'a  pu 
être  retrouvée ,  disent  les  éditeurs  de  la 
Correfpondance  entre  Ui£ior  Hugo  et  Paul 
Meurice  ;  mais  voici  la  réponse  : 

H.  H.  Dimanche  3  avril. 

Vous  avez  admirablement  saisi  la  nuance, 
c'est  la  série  des  génies j  un  peu  distincte  de  la 
série  des  grands  hommes.  Ceci  répond  à  cette 
belle  et  profonde  page  que  vous  m'écrivez  sur 
Molière.  Molière  est  encore  plus  un  homme 
qu'un  génie;  comme  génie  il  est  dépassé, 
comme  philosophe  père  de  l'humanité,  il  ne 
l'est  pas.  Il  en  est  de  même  de  Voltaire.  Je  les 

'''  Inédite. 


HISTORIQUE   DE    W'ILLIAM   SHAKESPEARE.         425 


nomme  tous  les  deux  avec  l'admiration  due, 
mais  ailleurs  que  dans  la  série  mystérieuse .  Je 
souligne  ce  mot  que  vous  comprendrez.  Cher 
Meurice,  ce  livre  vous  plaît,  voilà  mon  succès 
fait.  Etre  aimé,  toute  la  gloire  est  là. 

. .  .Vous  me  parlez  de  mon  livre  avec  toute 
votre  âme,  et  il  me  semble  qu'en  l'analysant, 
vous  l'emplissez  de  rayons.  Vous  y  versez  votre 
lumière.  J'espère  que  la  suite  et  la  fin  vous 
plairont.  C'est  plutôt  à  propos  de  Sbakfipeare 
que  sur  Sbal^elpeare  comme  je  le  dis  dans  vingt 
lignes  utiles  de  préface.  C'était  une  occasion 
de  dire  des  choses  vraies,  et  je  l'ai  saisie  '•'. 

Les  éditeurs  envoient  à  Guernesey  le 
prospectus  définitif.  Victor  Hugo  le  leur 
retourne  avec  ce  mot  : 

J'ai  effacé  une  ligne  qui  rapetissait  votre 
rédaction  excellente. 

En  se  reportant  au  premier  prospectus 
et  aux  lettres  citées ,  on  remarquera  que 
cette  «rédaction  excellente»  est,  en 
grande  partie,  de  lui. 

Les  bibliophiles  nous  sauront  gré  de 
reproduire  ce  document  in-extenso. 

A.  LACROIX,  VERBOECKHOVEN  &  C', 

ÉDITEURS 

Rue  Koyakj  i,  impasse  du  VarCj  à  Bruxelles. 


WILLIAM    SHAKESPEARE 

nouveau  livre  de 

VICTOR    HUGO, 

I  beau  volume  in-S"  de  572  pages, 
sur  papier  cavalier  glacé. 


Prix  :  7  fr.  50. 


Un  livre  français  dédié  aux  Anglais,  Shake- 
speare apprécié  par  Victor  Hugo,  le  poète  de 
l'Angleterre  jugé  par  le  poète  de  la  France,  voilà 
la  bonne  nouvelle  dont  nous  faisons  part  au 
public. 

Cet  ouvrage  est  intitule  :  Wittiam  Shakefpeah j 
il  sera  mis  en  vente  au   moment  des  fêtes  par 

'"'  Correspondance  entre  ViHor  Hugo  et  Paul 
Meurice. 


lesquelles  l'Angleterre  va  célébrer  le  trois  cen- 
tième anniversaire  de  la  naissance  de  son  illustre 
tragique. 

A  l'occasion  de  Shakespeare ,  Victor  Hugo  a 
abordé  toutes  les  questions  complexes  de  l'art  et 
de  la  civilisation.  Quelque  grand  que  soit  le  titre , 
le  livre  le  déborde.  Ce  n'est  point  un  livre  pure- 
ment littéraire,  c'est  un  livre  humanitaire,  social, 
politique  même,  qui  se  rattache  à  toutes  les  émo- 
tions actuelles,  à  toutes  les  questions  pendantes 
et  à  tous  les  intérêts  vivants.  Parlant  de  tous  les 
pays,  il  intéresse  directement  tous  les  peuples. 

Ce  sera  le  manifeste  littéraire  du  xix*  siècle. 
Ce  livre  continuera  l'ébranlement  philosophique 
et  social  causé  par  les  Misérables.  La  même  vogue 
immense  lui  est  assurée. 

L'œuvre  a  trois  parties  dont  voici  les  divisions  : 

(Suit  l'annonce  conforme  à  la  table 
publiée.) 

Il  a  été  tiré  quelques  exemplaires  de  luxe  pour 
amateurs  : 

Sur  papier  vélin  vergé  de  Hollande,  à  10  francs j 

Sur  papier  vergé  vert,  à  12  francs. 

L'édition,  sur  papier  cavalier  glacé,  est  impri- 
mée avec  un  grand  luxe  typographique,  et  le 
volume,  quoiqu'il  atteigne  572  pages,  ne  se  ven- 
dra qu'à  7fr.  50  c. 

L'ouvrage  sera  mis  en  vente  le  18  avril  chez 
MM.  A.  Lacroix,  Verboeckhoven  et  C",  édi- 
teurs, 3,  impasse  du  Parc,  à  Bruxelles,  où  l'on 
est  prié  d'adresser  les  demandes  dès  aujourd'hui. 

L'ouvrage  sera  envoyé  franco  à  ceux  qui  adres- 
seront le  montant  du  prix  en  un  mandat  sur  la 
poste  ou  en  timbres-poste. 


Du  même  auteur  : 
Les  Misérables.  10  vol.  in-i8  jésus. 
35  francs. 


Prix 


Victor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa 
VIE.  2  beaux  vol.  in-8".  —  15  francs. 


Victor  Hugo  avait  été  si  souvent  vic- 
time de  la  contrefaçon  qu'il  met  en  garde 
son  éditeur  contre  cette  «piraterie»  : 

H.  H.  6  avril  [1864]. 

Renseignements  pris,  il  est  absolument  né- 
cessaire, mon  cher  monsieur  Lacroix,  qu'une 
déclaration  de  propriété  soit  faite  au  Stationer's 
Hall,  autrement  la  contrefaçon  est  possible 
en  Angleterre  dès  demain  (c'est  cette  absence 
de  déclaration  qui  a  rendu  légale  la  piraterie 


426 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


de  Jeffs'')).  Je  ne  m'explique  pas  comment, 
vous  qui  avez  pris  si  diligemment  cette  pré- 
caution pour  les  MisérableSj  vous  ne  la  prenez 
point  pour  ce  livre.  Vous  me  semblez  dormir. 
On  m'écrit  de  Londres  :  —  en  ne  paraissant 
point  le  jo  marSj  vos  éditeurs  ont  perdu  des  se- 
maines dont  chaque  minute  était  une  guinée,  —  Et 
maintenant,  vous  oubliez  le  Stationer's  Hall  ! 
Je  ne  sais  plus  quelles  sont  les  formalités,  mais 
il  importe  que  vous  vous  en  informiez  promp- 
tement  pour  les  remplir  au  plus  vite;  s'il  vous 
faut,  comme  je  le  crois,  ma  procuration,  ne 
perdez  pas  de  temps  pour  me  la  demander. 
Quant  aux  retards  de  l'imprimerie  Claye, 
permettez-moi  de  vous  dire  qu'un  livre  pressé,  et 
de  moi,  ne  s'imprime  pas  sans  convention  préa- 
lable avec  l'imprimeur,  et  sanction  pécuniaire 
par  jour  de  retard.  Hernani  a  été  imprimé  en 
trois  jours,  Lucrèce  Borgia  en  quatre  jours,  Kuj 
Bios  en  cinq  jours,  Notre-Dame  de  Paris  en  un 
mois.  Avant  de  donner  le  livre  à  l'imprimeur, 
vous  deviez  faire  avec  lui  vos  conditions  et 
aller  ailleurs,  si  elles  n'étaient  point  acceptées. 
Aujourd'hui  vous  voyez  les  conséquences  de 
cette  précaution  négligée,  si  simple  et  si  facile 
k  prendre  pourtant  ! 

Après  avoir  donné  ses  instructions 
pour  l'envoi  du  volume  à  certains  jour- 
nalistes et  amis,  Victor  Hugo  revient  à 
la  question  qui  a  motivé  cette  lettre  : 

Ne  laissez  pas  périmer  la  prise  de  propriété. 
Il  y  a  des  délais  de  rigueur.  En  ne  songeant 
qu'au  droit  de  traduction,  vous  faites  passer 
la  question  qui  a  le  temps  avant  la  question 
pressée.  Il  n'y  a  point  péril  en  la  demeure 
pour  la  traduction.  La  traduction  ne  s'impro- 
vise pas,  la  contrefaçon  s'improvise.  On  ne 
traduit  pas  en  un  jour,  on  contrefait  en  vingt- 
quatre  heures. 

Nouvelle  modification  au  titre  : 

Les  initiales  V.  H.  ne  valent  rien,  il  faut 
maintenir  le  titre  dont  j'ai  donné  le  bon  à 
tirer  :  William  Shakespeare  f^). 

Le  moment  approche  de  préparer  pour 
les  journaux  les  extraits  à  publier;  cer- 
tains seront  précédés   de  commentaires 

'■'  Pour  Napoléon  le  Vêtit  et  les  Châtiments.  — 
'"1  Inédite. 


qui  ne  sont  pas   sans   inquiéter  Victor 
Hugo  ;  il  s'en  ouvre  à  Vacquerie  : 

5  avril  [1864]. 

Tout  à  fait  entre  nous,  et  pour  cause,  je 
préférerais,  pour  l'en-tête,  Janin  à  Deschanel. 
Avez-vous  lu  le  nouveau  livre  de  Deschanel  ?''' 
Il  se  sépare  de  nous  tout  doucement  et  passe 
à  S"-Beuve.  C'est  du  moins  ce  que  je  crois 
entrevoir.  Je  serais  charmé  de  me  tromper. 
Car  vous  savez  mon  penchant  pour  Des- 
chanel. Si  vous  êtes  de  mon  avis,  vous  tâcherez 
de  maintenir  Janin. 

. . .  On  m'écrit  de  Londres  :  Uos  éditeurs  en 
ne  publiant  pas  votre  livre  a  Londres  le  p  mars, 
ont  perdu  des  semaines  dont  chaque  minute  était 
une  guinée.  —  C'est  bien  fait.  Les  avis  ne  leur 
ont  pas  manqué.  Mais  un  ami  comme  vous 
répare  et  rachète  tout.  ^ 

A.  vous  (*'. 

Une  nouvelle  vient  jeter  le  trouble  à 
Guernesey;  cette  lettre  à  Lacroix  de- 
mande des  explications  : 

H.  H.  dim.  10  avril  [1864]. 

Mon  cher  monsieur  Lacroix,  mon  fils  qui 
vient  de  lire  les  journaux  de  Londres  y  a  vu 
l'annonce  que  mon  livre  avait  paru  chez 
Blankett.  Ce  serait  là  une  grave,  et  plus  que 
grave,  infraction  au  traité,  qui  veut  expres- 
sément (et  vous  savez  à  quel  point  j'y  tiens) 
que  le  livre  paraisse  d'abord  à  Paris,  et  simul- 
tanément ailleurs.  Mais  je  pense  qu'il  y  a 
erreur.  Ulllulirated  que  j'ai  sous  les  yeux  dit  : 
juli  published.  Je  suppose  que  ce  qui  aurait 
paru,  c'est  la  Uie  de  Shakffpeare,  dont  je  vous 
ai  conseillé,  ainsi  qu'au  libraire  de  Londres, 
la  publication  immédiate.  Si  c'est  ce  chapitre 
seulement,  détaché  et  avec  texte  français  en 
regard,  c'est  bien,  à  la  condition  que  cela  soit 
donné  comme  extrait  et  annonce  du  livre,  la  pu- 
blication partielle  devant  servir  de  prospectus 
à  l'œuvre  totale.  Si  la  petite  publication  était 
faite  isolée  et  sans  la  rattacher  à  la  grande, 
cette  publication  deviendrait  une  faute,  et  le 
libraire  Blankett  aurait  à  s'en  repentir.  Mes 
correspondants  de  Londres  écrivent  que  s'il  y 
a  une  baraque  foraine  à  Stratford-sur-Avon ,  des 

l'i  E.  Deschanel,  Physiologie  des  écrivains  et  des 
artistes.  —  '^'  Inédite. 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.       427 


hommes  porte-affiches,  etc.,  il  est  encore 
temps  de  faire  une  grosse  vente.  Pourtant 
quand  on  laisse  manquer  l'occasion,  il  y  a 
toujours  de  l'irréparable,  et  le  hasard  lui-même 
se  mêle  de  punir  les  retardataires.  L'arrivée 
imprévue  de  Garibaldi  (')  fait  diversion,  et  l'on 
doit  bien  regretter  de  n'avoir  point  paru  il  y  a 
six  semaines.  La  récolte  serait  aux  trois  quarts 
faite  aujourd'hui. 

Du  reste,  en  relisant  les  annonces  anglaises, 
Uie  et  œuvres  de  Shakespeare  par  Uillor  Hugo, 
mon  fils  pense  comme  moi  que  c'est  du  cha- 
pitre détaché  qu'il  s'agit.  Il  est  impossible  que 
ce  soit  le  livre  lui-même. 

Vous  n'auriez  pu  songer  une  seule  minute 
à  une  telle  violation  du  traité,  portant  une  si 
profonde  atteinte  au  succès  parisien,  qui  est  la 
source  du  succès  général.  C'est  impossible'*'. 

La  publication  annoncée  était  un  faux 
bruit,  \^rboeckhoven  le  dément  dans 
une  lettre  du  14  avril. 

Le  12  avril,  Vacquerie  met  Victor 
Hugo  au  courant  des  dernières  démarches 
qui  précèdent  la  publication  : 

Mon  cher  maître. 

Nous  paraissons  jeudi.  Vous  aurez  reçu 
l'extrait  de  la  Presse,  avec  mon  en-tête.  Ne 
lisez  pas  les  extraits;  pour  faire  tenir  un  en- 
sembkj  il  a  fallu  rogner,  amputer,  commettre 
un  tas  de  sacrilèges  :  j'ai  fait  pour  le  mieux; 
il  faut  sacrifier  à  l'effet  produit.  (Je  ne  parle 
pas  des  coupures  exigées  par  la  peur.)  J'ai  vu 
Havin  pour  le  Siècle j  Huard  pour  le  Charivari. 
J'ai  fait  moi-même  l'en-tête  pour  l'Opinion 
nationale.  Nefftzer  m'a  promis  de  le  faire  dans 
le  Temps.  Meurice,  occupé  par  la  représenta- 
tion Shakespearienne  de  la  Porte  Saint-Martin, 
n'a  pu  s'occuper  que  des  Débats.  Janin,  comme 
je  le  prévoyais,  a  refusé  de  faire  l'en-tête. 
Ed.  Bertin  a  été  très  bien,  a  conseillé  Cuvillier- 
Fleury  et  accepté  Deschanel  que  nous  pré- 
férons 1°  parce  qu'il  faut  que  l'en-tête  soit  fait 
aujourd'hui  même,  et  que  nous  ne  connais- 
sons pas  assez  GuviUier-Fleury  pour  lui  de- 
mander cette  improvisation,  2°  parce  qu'il  a 
été  mal  pour  les  Misérables ,  et  3°  parce  que, 
s'il  faisait  l'en-tête,  il  ferait  l'article   et  que 

'"  Londres  faisait  à  ce  moment  à  Garibaldi  une 
réception  triomphale.  —  '*'  Inédite. 


nous  le  ferons  faire  par  Jania  qui,  une  fois 
élu  ou  rejeté,  n'aura  plus  peur  de  l'Académie. 
Pendant  que  je  vous  écris,  Meurice  doit  être 
chez  Deschanel.  —  J'ai  demandé  à  Nefftzer 
de  faire  l'article  lui-même;  il  m'a  presque  pro- 
mis; comme  il  est  très  occupé,  s'il  ne  le  fait 
pas,  je  prierai  Ulbach  de  le  faire;  en  tout 
cas,  il  est  convenu  que  ce  ne  sera  pas  le  Schérer. 
À  la  Presse,  ce  sera  Saint- Victor.  Au  Siècle, 
je  suis  fort  embarrassé.  Jourdan  m'avait  pro- 
mis formellement,  mais  il  vient  de  partir  su- 
bitement pour  l'Algérie  et  il  ne  reviendra  pas 
avant  un  mois.  Que  faire  ?  Reste  Delord,  mais 
c'est  loin  d'être  la  même  chose.  Attendre,  c'est 
bien  long.  Dites-moi  vite  votre  avis.  —  Ce  que 
c'est  que  la  Nouvelle  Kevue  de  Paris  ?  C'est  un 
nid  de  Sarceys;  mais  j'ai  vu  Amédée  Rolland, 
un  garçon  qui  vous  admire  et  qui  va  vous 
faire  tout  de  suite  un  article  chaleureux  (''. 

...Le  succès  sera  une  lutte,  un  vacarme; 
il  y  a  de  la  tempête  dans  votre  livre,  c'est 
tout  simple,  vous  dépassez  la  mesure  con- 
venue, vous  multipliez  l'homme  par  l'élément, 
vous  êtes  orageux  et  dangereux,  vous  déra- 
cinez, vous  écrasez,  vous  n'avez  aucune  com- 
plaisance pour  la  débihté  et  pour  la  petitesse, 
vous  éclairez  comme  le  tonnerre,  vous  écumez 
comme  l'océan,  vous  allez  avoir  contre  vous 
tous  les  impuissants  et  tous  les  lâches.  Tant 
mieux  !  leur  cri  est  doux  (*'. 

Enfin  ce  volume  si  retardé,  si  cahoté, 
est  mis  en  vente;  nous  lisons  dans  le 
Carnet  de  1864  : 

14  avril.  —  Mon  livre  Shakflpeare  a  dû  pa- 
raître aujourd'hui. 

LE   COMITÉ  SHAKESPEARE 

À  LONDRES. 

LE  BANQUET  SHAKESPEARE  À  PARIS. 

Victor  Hugo  était  de  passage  à  Heidel- 
berg  quand  cette  lettre  de  Louis  Blanc 
arriva  à  Guernesey  : 

Londres,  le  3  j^"  1863. 
Mon  cher  Victor  Hugo, 
Voulez-vous  être   du   comité  qui  s'occupe 
d'élever  un  monument   à  Shakespeare  ?  On 

f  Larticle  d'Amédcc  Rolland  fut  un  des  plus 
violents. 

('1  J.  Marsan,  La  Bataille  romantique. 


428 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


m'a  nommé.  J'ai  accepté.  On  serait  heureux 
d'avoir  votre  consentement  et  celui  de  François- 
Victor  Hugo,  qui  a,  lui,  à  cet  honneur,  des 
titres  tout  particuliers  comme  traducteur  de 
cet  autre  grand  poète. 

En  rentrant  à  Guernesey,  Victor 
Hugo  répondit  : 

Hauteville  house,  ii  octobre  1863. 

Cher  Louis  Blanc, 

Pendant  les  mois  de  juin,  de  juillet  et 
d'août,  les  journaux  ont  publié  un  certain 
nombre  d'acceptations  de  personnes  distin- 
guées, invitées  k  faire  partie  du  Comité  de 
Shakespeare.  Mon  fils,  le  traducteur  de 
Shakespeare,  n'a  pas  été  invité.  Il  l'est  aujour- 
d'hui. Je  trouve  que  c'est  trop  tard. 

Dans  cet  espace  de  trois  mois,  je  n'ai  pas 
été  invité  non  plus,  mais  peu  importe.  Il 
s'agit  de  mon  fils,  et  c'est  dans  mon  fils  que 
je  me  sens  atteint.  Quant  à  moi,  je  ne  suis 
pas  offensé,  ni  oflFensable. 

Je  ne  serai  point  du  Comité  de  Shakespeare, 
mais  puisque  dans  le  Comité  il  y  aura  Louis 
Blanc,  la  France  sera  admirablement  repré- 
sentée''). 


Cette  lettre  fut  commentée  par  quel- 
ques journaux  anglais  et  par  le  Comité 
de  Londres.  Louis  Blanc  déplorait  l'ab- 
sence de  Victor  Hugo  et  dut  suggérer, 
sinon  rédiger,  la  lettre  suivante  adressée 
par  le  secrétaire  du  Comité  : 

National  Shakespeare 
Committee. 

15  janvier  1864. 
Monsieur, 

Monsieur  Louis  Blanc  m'a  fait  l'honneur 
de  me  montrer  une  lettre  de  vous,  k  lui 
adressée,  dans  laquelle  vous  semblez  croire  à 
un  manque  d'égards  du  comité  envers  votre 
très  éminent  fils.  Me  permettrez-vous  de  vous 
exprimer  mon  profond  regret  de  ce  qu'une 
pareille  méprise  ait  pu  naître  dans  votre  esprit  ? 

'■'  Publiée  dans  AMes  et  Paroles.  Notes. 


Jusqu'k  ce  moment  pas  un  homme  de  lettres, 
d'une  nation  étrangère  ou  né  k  l'étranger,  n'a 
été  invité  k  faire  partie  de  ce  comité  ;  les 
quelques  écrivains  qui  y  figurent,  comme 
MM.  Blanc,  Guizot,  d'AzegHo  etc.,  ont  été 
proposés  par  des  amis  personnels  suivant  la 
voie  ordinaire.  Cette  explication  satisfera,  j'es- 
père, vos  justes  susceptibilités  sur  la  question 
de  forme.  J'ai  maintenant  l'honneur  et  le 
bonheur  de  vous  transmettre,  k  vous  et  k  votre 
fils,  —  dont  les  travaux  relatifs  k  Shakespeare 
sont  si  hautement  appréciés  en  France  et  en 
Angleterre,  —  la  plus  cordiale  invitation  de 
vous  joindre  k  nos  rangs.  La  liste  du  Comité 
est  considérée  par  plusieurs  d'entre  nous 
comme  la  plus  belle  partie  de  notre  célébra- 
tion. Une  fois  insérée  dans  les  diverses  éditions 
du  Poëte,  elle  survivra  certainement  au  monu- 
ment de  marbre,  et  une  telle  liste  arriverait 
dépourvue  de  son  ornement,  k  la  postérité, 
sans  le  nom  illustre  de  Hugo. 
Votre  très  obéissant  serviteur  : 

H.  Epworth  Dixon. 


Cette  invitation  officielle  fut  repro- 
duite et  traduite  dans  les  journaux  an- 
glais et  belges ,  mais  les  journaux  français 
ne  semblaient  pas  se  rendre  un  compte 
exact  de  cet  incident.  Victor  Hugo 
demande  à  Vacquerie  de  remettre  les 
choses  au  point  : 

H.  H.  [1864]. 

ha  Presse  nous  arrive  avec  ceci  : 

«  —  M.  Victor  Hugo  et  son  fils,  M.  Fran- 
çois-Victor Hugo,  traducteur  de  Shakespeare, 
se  sont  joints  au  comité  national  organisé  pour 
la  célébration  du  trois  centième  anniversaire 
de  la  naissance  du  grand  dramaturge.  » 

Cette  note  semble  nous  montrer  comme 
ayant  mis  les  pouces  devant  le  sans-gêne  anglais. 
Ce  qui  me  ressemble  peu.  J'avais  été  roide, 
et  je  tiens  k  l'être  encore.  Voici  les  pièces.  Il 
nous  semble,  k  Victor  et  k  moi,  qu'après  les 
lignes  pénibles  de  ha  Presse,  il  serait  bon 
qu'elle  publiât  au  moins  la  lettre  k  Dixon. 
Voulez-vous  voir  M.  de  Girardin  et  en  causer 
avec  lui.?  Ce  qu'il  fera  sera  bien  fait.  Pardon 
encore  et  toujours  merci. 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEAKE.        429 


La  lettre  anglaise  (Dixon)  serait  bonne  à 
traduire  et  curieuse  à  publier,  au  moins  les 
dernières  lignes.   C'est  l'anglais   qui    met   les 


pouces 


(1) 


Victor  Hugo  reçut  du  Comité  quelque 
temps  après  un  bulletin  de  souscription 
au  monument  de  Shakespeare.  L'opinion 
qu'il  avait  exprimée  dans  son  livre  était 
en  contradiction  formelle  avec  l'idée  de 
souscription.  Assez  embarrassé,  il  s'en 
remet  à  Louis  Blanc  et  les  lettres  sui- 
vantes s'échangent  entre  eux  : 

Hauteville  house,  31  mars  1864. 

Mon  cher  Louis  Blanc, 

Dans  le  livre  que  je  vais  publier  et  oîi  je 
parle,  et  dans  les  meilleurs  termes,  du 
Comité,  je  me  prononce  contre  l'idée  d'une 
souscription.  Une  souscription,  c'est  l'ordi- 
naire de  ces  sortes  de  manifestations.  Or,  pour 
Shakespeare,  il  faut  plus  que  l'ordinaire.  Je 
ne  crois  pas  qu'on  puisse  faire  moins  pour  lui 
que  le  vote  d'un  grand  monument  public  par 
acte  du  Parlement. 

C'est  là,  selon  moi,  que  devrait  tendre 
l'initiative  de  ce  Comité.  Ayant  écrit  cela,  qui 
va  paraître,  puis-je  prendre  part  à  la  souscrip- 
tion .-•  Puis-je  écrire  d'une  façon  et  agir  de 
l'autre  ? 

Dans  un  cas  qui  intéresserait  la  conscience, 
la  réponse  immédiate  ce  serait  ao».  Le  cas 
actuel  admet  moins  de  sévérité.  Pourtant,  n'y 
aurait-il  pas  inconséquence  ?  Vous  êtes  sur  le 
terrain,  vous  voyez  les  choses  de  près;  en 
même  temps  que  toutes  les  puissances  vous 
avez  toutes  les  délicatesses,  permettez-moi  de 
vous  faire  juge  de  la  question. 

Si  vous  pensez  que  mon  hvre  ne  fait  pas 
obstacle  à  ma  souscription,  vous  pouvez  dès 
à  présent  me  faire  inscrire  sur  la  liste  pour 
cinq  livres  et  mon  fils  François- Victor  égale- 
ment pour  cinq  livres. 

Si  vous  voyez  inconvénient  à  ce  que  je 
semble  me  déjuger  et  si  c'est  votre  avis  que  je 
m'abstienne,  je  m'abstiendrai. 

Mon  amitié  vous  demande  la  permission 
de  s'en  rapporter  à  la  vôtre  (-'. 

'■'  Inédite.  —  '''  Gjrrcspondancc. 


16  avril  1864. 
Mon  cher  Victor  Hugo, 

Pardonnez-moi  de  n'avoir  pas  répondu  plus 
tôt  à  votre  lettre.  Le  comité  ne  se  rassemble 
que  de  loin  en  loin,  et  j'attendais,  avant  de 
vous  répondre,  le  résultat  de  la  communica- 
tion que  j'avais  k  lui  faire  de  votre  part.  Elle 
a  été  reçue,  cela  va  sans  dire,  avec  un  senti- 
ment profond  de  sympathie  et  de  déférence. 
Mais,  outre  qu'il  est  trop  tard  pour  suivre  la 
voie  que  vous  tracez,  votre  idée,  qui  est  aussi 
la  mienne  et  qui  est  essentiellement  française, 
se  trouve  être  absolument  opposée  aux  habi- 
tudes et  au  génie  de  ce  pays,  où  tout  se  fait 
par  «  contributions  volontaires  w ,  et  ou  l'on  a 
horreur  de  l'initiative  du  pouvoir.  Si,  par 
impossible,  le  Parlement  avait  pris  sur  lui  de 
voter  un  monument  à  Shakespeare,  le  peuple 
n'aurait  plus  eu  de  cœur  à  la  chose.  Que  les 
Anglais  aient  en  cela  tort  ou  raison,  voilà  le 
fait. 

Votre  opinion  —  et  je  la  partage  en  prin- 
cipe, —  étant  que  le  soin  d'honorer  la  mémoire 
de  Shakespeare  d'une  manière  digne  de  lui 
aurait  dû  être  laissé  au  Parlement,  et  cette 
opinion  ayant  été  exprimée  par  vous  dans 
votre  livre,  vous  craignez  de  paraître  écrire 
d'une  façon  et  agir  de  l'autre,  si  vous  prenez 
part  à  la  souscription.  Puisque  vous  voulez 
bien  me  demander  à  cet  égard  mon  avis,  je 
vous  dirai  que  je  n'ai  pas,  sur  ce  point,  votre 
manière  de  voir.  Il  y  a  ici  deux  systèmes  k 
suivre.  L'un  aurait  vos  préférences,  mais 
l'autre  est  celui  qui  est  conforme  aux  habi- 
tudes et  au  génie  de  la  nation  à  laquelle 
appartient  plus  particulièrement  Shakespeare. 
Vous  ne  vous  contredirez  nullement,  ce  me 
semble,  en  disant  ce  qui,  selon  vous,  serait  le 
mieux,  et  en  faisant  ce  qui  est,  dans  la  cir- 
constance, la  seule  chose  possible.  Il  n'y  aurait 
contradiction  que  dans  le  cas  où  la  question 
aurait  été  posée  par  vous  de  la  sorte  :  ou  un 
vote  du  Parlement,  ou  rien.  Mais  ce  n'est 
assurément  pas  se  mettre  en  contradiction  avec 
soi-même  que  de  faire  ce  qui  est  bien  en  soi, 
tout  en  déclarant  qu'il  y  aurait  à  faire  mieux. 
Telle  est  mon  impression. 

Charles  Dickens  croit,  comme  vous,  que 
le  gouvernement,  en  pareille  matière,  aurait 


430 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


dû  prendre  l'initiative,  et  que  le  monument 
aurait  dû  être  élevé  aux  frais  de  l'état;  mais 
cela  ne  l'a  pas  empêché  de  prendre  part  à  la 
souscription. 

Si  vous  pensez  que  je  me  trompe,  dites-le 
moi.  Mon  jugement  est  prêt  k  s'incliner 
devant  le  vôtre. 

Il  m'est  revenu  que  François-Victor  était 
au  moment  de  visiter  Londres.  Combien  il 
me  rendrait  heureux  s'il  consentait  à  regarder 
ma  maison  comme  la  sienne  !  J'ai  une  chambre 
à  lui  offrir  dans  un  tout  petit  cottage,  fort 
humble,  mais  qui  est  entouré  d'un  grand 
jardin,  et  qui  est  très  riant  quand  il  fait  soleil. 
Lk,  il  n'aurait  pas  loin  à  aller  pour  trouver 
un  ami. 

Louis  Blanc'''. 

Le  carnet  de  1864  porte  à  la  date  du 
21  avril  : 

—  J'envoie  à  Louis  Blanc  une  traite  de 
250  francs  à  l'ordre  de  M.  Dixon,  montant  de 
ma  souscription  (  125  francs  pour  moi  ,125  francs 
pour  Victor)  au  monument  de  Shakespeare  à 
Londres. 

Paul  Meuricc  eut  l'idée  ingénieuse  et 
hardie,  en  organisant  à  Paris  un  banquet 
en  l'honneur  de  Shakespeare,  d'en  faire 
décerner  par  le  Comité  la  présidence  à 
Victor  Hugo.  Mais  Victor  Hugo  n'avait 
pas  reconnu  l'amnistie ,  son  vers  célèbre 
des  Châtiments  : 

Et  s'il  n'en  reste  qu'un,  je  serai  celui-là. 

lui  dictait  son  devoir,  il  ne  pouvait  ren- 
trer —  et  il  ne  rentra  —  en  France  qu'à 
la  chute  de  l'empire.  Qu'à  cela  ne  tienne , 
pensa  Paul  Meurice,  Victor  Hugo  sera 
d'autant  plus  présent  que  le  fauteuil  pré- 
sidentiel restera  vide  ;  cette  glorification 
de  Shakespeare  par  la  France  sera  en 
même  temps  une  manifestation  des 
admirateurs  de  l'exilé  et  une  protestation 
contre  son  exil. 

Dans  une  lettre  qui  nous  manque , 
Paul    Meurice   dut   exposer    ce   plan   à 

t"  Inédite. 


Victor  Hugo  qui  l'en  félicite,  tout  en 
doutant  de  sa  réussite  : 

H.  H.,  21  février  [1864]. 

...  Je  serais  aussi  fier  que  touché  si  votre 
idée  du  banquet  Shakespeare  se  réalisait,  mais 
je  crois  que  d'ici  ou  de  là,  vous  trouverez  des 
obstacles. . . 

Mais  l'idée  prend  corps  et  le  3  avril, 
Victor  Hugo  écrit  à  Paul  Meurice  : 

Tout  réussit  par  vous,  et  je  commence  à 
croire  au  banquet  parisien  de  Shak/^peare, 
puisque  vous  en  couvez  l'idée.  Cela  sera 
d'autant  mieux  que  l'Angleterre,  chose  triste, 
est  froide.  La  souscription  n'a  encore  produit 
que  ^0.000  francs  (non  livres).  Mauvaise  idée 
d'ailleurs,  et  chétive,  que  cette  souscription. 
Il  faut  plus  pour  Shakespeare  que  pour 
Cobden.  Il  fallait  un  acte  du  Parlement. 
L'Angleterre,  j'en  ai  peur,  va  rater  le  jubilé. 

En  attendant,  une  souscription  biblique 
pour  des  chapelles  à  Londres  prospère  ;  le  seul 
duc  de  Manchester  donne  500.000  francs.  Tout 
cela  augmentera,  à  mon  grand  regret,  l'à-propos 
de  mon  chapitre  Shak/Ipeare  et  l'Angleterre. 

A  vous  —  k  vous  —  à  vous. 

Ceci  n'est  pas  sans  intérêt  :  En  regard  de 
l'Académie  française  qui  a  délibéré  sur  mon 
expulsion,  l'Académie  des  Sciences  de  Lis- 
bonne (espèce  d'Institut  portugais)  vient  me 
chercher  dans  l'exil.  Je  vous  envoie  copie  de 
la  lettre.  Communiquez-la  aux  journaux  amis, 
si  vous  pensez  que  cela  en  vaille  la  peine '^'. 

Vacquerie  envoie  des  détails  : 

Vous  voilà  donc  notre  président.  Je  crois 
que  ça  va  faire  un  certain  bruit.  Notre  comité 
vous  va-t-il .-"  Lamartine  a  refusé  d'en  être,  je 
pense,  pour  ne  pas  être  sous  vous;  Guizot  de 
même;  nous  avions  dû  le  nommer  comme 
ayant  signé  une  traduction  de  Shakespeare, 
mais  je  lui  pardonne  son  refus,  ainsi  qu'à 
Villemain,  qui  a  trouvé  notre  liste  médiocre 
parce  qu'il  y  manquait  Vicnnet  et  Lebrun. 
Nous  nous  passerons  de  ces  trois  académiciens. 
Nous  sommes  une  trentaine  de  commissaires; 
c'est  peu  pour  le  banquet,  mais  c'était  trop 
pour  l'action.  Nous  avons  nommé  hier  une 

'■'  Correfpottdance  entre  ViHor  Huff  et  Paul  Meu- 
rice. 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.        431 


sous  commission  de  cinq  membres  :  Laurent- 
Pichat,  Ulbach,  l'acteur  Valnay,  Rochefort 
et  moi.  Cette  commission  va  tout  faire.  Nous 
avons  réunion  aujourd'hui  à  deux  heures.  Je 
vais  proposer  que  les  cinq  vous  écrivent  une 
lettre;  vous  répondrez  et  votre  réponse  sera 
lue  au  banquet. 

Voilà  une  lettre  qui  est  un  peu  sûre  d'être 
applaudie  !  Faites  une  lettre  qui  puisse  être 
reproduite  dans  les  journaux.  —  Avouez  que, 
quand  nous  nous  mêlons  d'une  chose,  nous 
ne  nous  en  tirons  pas  trop  mal.  Il  y  a  quelque 
chose  d'assez  bien  à  ce  que,  dans  ce  bon 
Paris  impérial,  votre  fauteuil  vide  préside  un 
banquet  solenneH''. 

^^ici  l'invitation  officielle  du  Comité  : 

II  avril  1864. 
Cher  et  illustre  Maître, 
Une  réunion  d'écrivains,  d'auteurs  et  d'ar- 
tistes dramatiques,  et  de  représentants  de 
toutes  les  professions  libérales,  a  eu  lieu  dans 
le  but  d'organiser,  à  Paris,  pour  le  23  avril, 
une  fête  à  l'occasion  du  trois  cenrième  anni- 
versaire de  la  naissance  de  Shakespeare. 

Ont  été  nommés  membres  du  comité  sha- 
kespearien français  : 

MM.  Auguste  Barbier,  Barye,  Charles 
Bataille  (du  Conservatoire),  Hector  Berlioz, 
Alexandre  Dumas,  Jules  Favre,  George  Sand, 
Jules  Janin,  Théophile  Gaurier,  François- 
Victor  Hugo,  Legouvé,  Littré,  Paul  Meurice, 
Michelet,  Eugène  Pelletan,  Régnier  (de  la 
Comédie-Française).  Secrétaires  :  MM.  Lau- 
rent Pichat,  Leconte  de  Lisle,  Félicien  Mal- 
lefille,  Paul  de  Saint- Victor,  Thoré. 

La  présidence  vous  a  été  décernée  à  l'una- 
nimité. 

.  Elle  était  due  au  grand  poète  et  au  grand 
citoyen. 

Nous  attendons  avec  confiance  une  adhé- 
sion qui  donnera  à  cette  fête  sa  complète 
signification. 

Les  deVgu/s  du  Comité  : 
Laurent  Pichat. 
Henri  Rochefort. 
Louis  Ulbach. 
Auguste  Vacquerie. 
E.  Valnay^^'. 

'■'  J.  Marsan,  La  Bataille  romantique. 
<*'  Aêes  et  Paroles. 


Je  me  permets  de  glisser  mon  petit  mot 
dans  cette  invitation  officielle.  J'ai  achevé, 
hier  seulement,  de  lire  ce  beau  et  grand  livre. 
J'en  suis  tout  pénétré,  et  comme  agrandi 
moi-même.  II  me  semble  que  cet  affluent 
énorme  va  exhausser  le  niveau  et  précipiter 
le  courant  de  la  pensée  du  siècle.  Je  m'en 
vais  faire  encore  le  prophète  à  bon  compte 
en  vous  annonçant  un  effet  capital.  Les  frag- 
ments reproduits  dans  les  journaux  ont  causé 
déjà  une  impression  profonde,  et  tous  ceux 
que  je  rencontre  sont  pleins  d'admiration  et 
d'impatience. 

Je  vous  aime  de  toute  mon  âme. 

Paul  Meurice''). 

Auguste  "Vacquerie ,  de  son  côté ,  ne 
reste  pas  inactif;  tout  en  surveillant  la 
mise  en  vente  du  livre,  il  s'occupe  du 
banquet  : 

On  s'inquiète  fort  de  notre  banquet  et  de 
votre  présidence;  ça  semble  impossible.  Plus 
je  vais,  plus  je  vous  conseille  de  peser  votre 
lettre.  Il  y  aura  certainement  une  minorité 
hostile;  ne  lui  donnez  pas  de  prétextes  de 
protester;  il  faut  que  l'effet  reste  entier  et  que 
rien  n'altère  ce  fait  énorme  :  Victor  Hugo 
président  d'une  manifestarion  considérable 
dans  Paris.  Ce  fait  est  tellement  capital  que 
je  ne  le  croirai  vraiment  qu'après. 

Mais  je  suis  bête  de  vous  donner  des  con- 
seils, que  vous  saurez  bien  vous  donner  tout 
seul.  —  J'ai  fait  souscrire  Cuvillier-Fleury  ! 

Onhra  une  lettre  de  Madame  Sand,  courte 
et  quelconque,  réconciliant  Shakespeare  et 
Voltaire.  —  J'oublie  probablement  les  trois 
quarts  de  ce  que  j'aurais  à  vous  dire,  mais 
c'est  que  je  suis  en  plein  déménagement,  ce 
qui,  ajouté  au  banquet  et  au  etc.  met  tout 
sens  dessus  dessous  dans  ma  cervelle  et  dans 
ma  chambre,  idées  et  meubles. 

Il  n'y  a  qu'une  chose  ici   qui  n'ait  pas  les 
quatre  fers  en  l'air,  c'est  votre  succès.  Il  est 
sur  ses  pieds  solidement,  et  je  défie  bien  nos 
dérnénageurs  d'en  écorner  un  angle. 
A  vous  de  tout  mon  cœur. 

Aug.  V. 
Dimanche. 

")  Inédite. 


432 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


En  réponse  Victor  Hugo  lui  envoie  sa 
lettre  d'acceptation;  elle  a  été  publiée 
dans  Aâ^es  et  Paroles.  —  Vendant  l'exil, 
nous  croyons  pourtant  devoir  la  repro- 
duire ici  : 

Au  Comité  pour  Shakespeare. 

Hauteville-House,  i6  avril  1864. 
Messieurs, 

Il  me  semble  que  je  rentre  en  France.  C'est 
y  être  que  de  se  sentir  parmi  vous.  Vous  m'ap- 
pelez, et  mon  âme  accourt. 

En  glorifiant  Shakespeare,  vous,  français, 
vous  donnez  un  admirable  exemple.  Vous  le 
mettez  de  plain-pied  avec  vos  illustrations 
nationales;  vous  le  faites  fraterniser  avec 
Molière  que  vous  lui  associez,  et  avec  Voltaire 
que  vous  lui  ramenez.  Au  moment  oh.  l'An- 
gleterre fait  Garibaldi  bourgeois  de  la  cité  de 
Londres,  vous  faites  Shakespeare  citoyen  de 
la  république  des  lettres  françaises.  C'est  qu'en 
effet  Shakespeare  est  vôtre.  Vous  aimez  tout 
dans  cet  homme;  d'abord  ceci,  qu'il  est  un 
homme;  et  vous  couronnez  en  lui  le  comé- 
dien qui  a  souffert,  le  philosophe  qui  a  lutté, 
le  poëte  qui  a  vaincu.  Vos  acclamations  ho- 
norent dans  sa  vie  la  volonté,  dans  son  génie 
la  puissance,  dans  son  art  la  conscience,  dans 
son  théâtre  l'humanité. 

Vous  avez  raison,  et  c'est  juste.  La  civilisa- 
tion bat  des  mains  autour  de  cette  noble  fête. 

Vous  êtes  les  poètes  glorifiant  la  poésie, 
vous  êtes  les  penseurs  glorifiant  la  philosophie, 
vous  êtes  les  artistes  glorifiant  l'art;  vous 
êtes  autre  chose  encore,  vous  êtes  la  France 
saluant  l'Angleterre.  C'est  la  magnanime 
accolade  de  la  sœur  à  la  sœur,  de  la  nation 
qui  a  eu  Vincent  de  Paul  à  la  nation  qui  a 
eu  Wilberforce,  et  de  Paris  où  est  l'égalité  à 
Londres  où  est  la  liberté.  De  cet  embrassement 
jaillira  l'échange.  L'une  donnera  à  l'autre  ce 
qu'elle  a. 

Saluer  l'Angleterre  dans  son  grand  homme 
au  nom  de  la  France,  c'est  beau;  vous  faites 
plus  encore.  Vous  dépassez  les  limites  géogra- 
phiques :  plus  de  français,  plus  d'anglais; 
vous  êtes  les  frères  d'un  génie,  et  vous  le  fêtez; 
vous  fêtez  ce  globe  lui-même,  vous  félicitez 
la  terre  qui,  \  pareil  jour,  il  y  a  trois  cents 
ans,  a  vu  naître  Shakespeare.  Vous  consacrez 
ce  principe  sublime  de  l'ubiquité  des  esprits. 


d'où  sort  l'unité  de  civilisation;  vous  ôtez 
régoïsme  du  cœur  des  nationalités.  Corneille 
n'est  pas  à  vous,  Milton  n'est  pas  k  eux,  tous 
sont  k  tous  ;  toute  la  terre  est  patrie  k  l'intelli- 
gence; vous  prenez  tous  les  génies  pour  les 
donner  k  tous  les  peuples;  en  ôtant  la  barrière 
entre  les  poètes,  vous  l'ôtez  entre  les  hommes, 
et  par  l'amalgame  des  gloires  vous  commen- 
cez l'effacement  des  frontières.  Sainte  promis- 
cuité! Ceci  est  un  grand  jour. 

Homère,  Dante,  Shakespeare,  Molière, 
Voltaire,  indivis;  la  prise  de  possession  des 
grands  hommes  par  le  genre  humain  tout 
entier;  la  mise  en  commun  des  chefs-d'œuvre; 
tel  est  le  premier  pas.  Le  reste  suivra. 

C'est  là  l'œuvre  que  vous  inaugurez;  cos- 
mopolite, humaine,  solidaire,  fraternelle, 
désintéressée  de  toute  nationalité,  supérieure 
aux  démarcations  locales;  magnifique  adop- 
tion de  l'Europe  par  la  France,  et  du  monde 
entier  par  l'Europe.  D'une  fête  comme  celle- 
ci,  il  découle  de  la  civilisation. 

Pour  présider  cette  réunion  mémorable, 
vous  aviez  le  choix  des  plus  hautes  renommées  ; 
les  noms  illustres  et  populaires  abondent  par- 
mi vous,  votre  liste  en  rayonne;  les  éclatantes 
incarnations  de  l'art,  du  drame,  du  roman, 
de  l'histoire,  de  la  poésie,  de  la  philosophie, 
de  l'éloquence,  sont  groupées  presque  toutes 
dans  cette  solennité  autour  du  piédestal  de 
Shakespeare;  mais  vous  avez  eu  sans  doute 
cette  pensée  qu'afin  de  donner  k  la  célébration 
de  cet  anniversaire  son  caractère  particulière- 
ment externe,  afin  que  cette  manifestation 
fût  en  dehors  et  au  delk  de  toute  frontière, 
il  vous  fallait  pour  président  un  homme  placé 
lui-même  dans  cette  exception,  un  français 
hors  de  France,  k  la  fois  absent  et  présent, 
ayant  le  pied  en  Angleterre  et  le  cœur  k 
Paris,  espèce  de  trait  d'union  possible,  situé 
k  la  distance  voulue,  et  k  portée  en  quelque 
sorte  de  mettre  l'une  dans  l'autre  les  deux 
mains  augustes  des  deux  nations.  Il  s'est  trou- 
vé, par  un  arrangement  de  la  destinée,  que 
cette  position  était  la  mienne,  et  le  choix 
glorieux  que  vous  avez  fait  de  moi,  je  le  dois 
k  ce  hasard,  heureux  aujourd'hui. 

Je  vous  rends  grâce,  et  je  vous  propose  ce 
toast  :  —  «A  Shakespeare  et  k  l'Angleterre.  À  la 
réussite  définitive  des  grands  hommes  de  l'intel- 
ligence, et  k  la  communion  des  peuples  dans  le 
progrès  et  dans  l'idéal!» 

Victor  Hugo. 


HISTORIQUE   DE    TTILLIAM  SHAKESPEARE.         433 


Dimanche  H.  H.  [1864.] 

Voici  ma  réponse  à  l'excellentissime  lettre 
du  comité.  Je  crois  qu'elle  tourne  assez  bien 
autour  des  écueils.  Il  va  sans  dire  que  vous 
et  Meurice  et  Charles  pouvez  en  retrancher 
ce  qui  vous  semblerait  dépasser.  Je  vous  donne 
pour  tout  carte  blanche.  Les  journaux  anglais 
s'occupent  beaucoup  de  ce  banquet;  ils 
doutent  que  ma  présidence  soit  acceptée  de  l'em- 
pire et  que  la  police  permette  la  manifestation. 
Ils  disent  que  dans  tous  les  cas,  il  y  a  et  il  y 
aura  grand  effet,  que  l'interdiction  grandirait 
peut-être  encore.  L^  Globe  a  publié  un  article 
intitulé  Garibaldi  à  Londres  et  UiHor  Hugo  à 
Paris  W. 

Madame  Victor  Hugo,  de  passage  à 
Paris,  donne  dans  une  lettre  adressée  à 
son  fils  François-Victor  le  12  avril  1864 
des  détails  sur  l'organisation  du  ban- 
quet : 

...  Le  banquet  aura  lieu  au  Grand-Hôtel 
et  la  souscription  est  de  dix  francs.  Le  débour- 
sé est  modeste.  Il  le  faut  à  la  portée  de  toutes 
les  bourses.  Le  président  étant  absent,  son 
fauteuil,  maintenu  au  couvert,  restera  vide. 
La  question  est  de  savoir  si  la  police  sur  ce 
point  et  sur  d'autres  n'interviendra  pas . . . 
Le  banquet  aura  lieu  à  trois  heures.  Puis 
on  se  transportera  du  Grand-Hôtel  au  théâtre 
de  la  Porte  Saint-Martin  où  VHamlet  de  Meu- 
rice et  quelques  fragments  d'autres  pièces  de 
Shakespeare  seront  représentés.  M""  Sand, 
absente,  ne  pourra  être  du  banquet,  mais 
elle  a  écrit  une  lettre  faite  pour  être  lue  et 
qu'on  lira. 

...Lamartine  a  dit  que,  vivant  depuis 
plusieurs  années  isolé,  il  avait  pris  depuis  son 
deuil  le  parti  absolu  de  la  retraite. 

. . .  Lacroix  est  entré  hier  chez  moi  avec  un 
exemplaire  du  livre  de  ton  père.  Moi  de  me 
ruer  sur  le  livre.  —  Il  n'est  pas  pour  vous. 
Madame.  —  Pour  qui  donc  ?  Il  me  semble 
que  je  dois  être  servie  la  première.  —  Les 
journaux.  Madame,  ne  sont  pas  galants  et 
cet  exemplaire  leur  appartient. 

<■)  Inédite. 


Voilà  Auguste  et  Lacroix  qui  s'installent 
devant  ma  table,  qui  mutilent  le  pauvre 
livre,  mettant  les  feuillets  coupés  sous  enve- 
loppe ''). 

Comme  on  l'avait  prévu ,  le  banquet 
fut  interdit;  nouvelle  lettre  de  Madame 
Victor  Hugo  : 

21  avril  1864. 

C'est  samedi  dernier  qu'a  été  discutée,  en 
conseil  des  ministres,  la  question  du  banquet. 
B . . .  n'a  pu  supporter  l'idée  du  fauteuil  vide, 
et  il  a  été  décidé  que  le  banquet  ainsi  que  la 
représentation  n'auraient  pas  lieu.  Le  ministre 
de  l'Intérieur  a  dit  à  Vaillant  qui  l'a  dit  à 
Camille  Doucet,  lequel  l'a  redit  à  Fournier^^), 
qu'ordre  était  donné  de  suspendre  les  répéti- 
tions. Le  lendemain,  un  agent  du  ministre 
de  l'Intérieur  a  été  au  Grand-Hôtel,  et  a  dit 
au  directeur  qu'il  eût  à  fermer  ses  salons  aux 
souscripteurs  du  banquet.  La  nouvelle,  repro- 
duite parles  journaux,  fait  grand  effet.  Meu- 
rice a  été  hier  chez  son  typographe  qui  lui  a 
dit  que  ses  ouvriers  étaient  fort  montés,  qu'il 
les  écoutait  parler,  que  l'un  d'eux  disait  à  ses 
camarades  :  Est-ce  que  nous  ne  ferons  rien  et 
laisserons-nous  toujours  le  gouvernement 
maître  de  tout  ? 

Le  correspondant  de  ïlUuBrated,  accom- 
pagné d'un  dessinateur,  est  allé  chez  Meurice 
pour  lui  demander  deux  cartes  d'admission; 
le  vrai  banquet  étant  celui  de  Paris,  il  n'irait 
pas  à  Londres,  et  le  journal  aurait  pour  image 
le  festin  du  Grand-Hôtel.  Le  fauteuil  'vide 
dont  on  ménagerait  l'effet  donnerait  à  la 
gravure  un  caractère  visionnaire.  Pierre  Petit 
avait  eu  de  son  côté  l'idée  de  photographier 
le  médaillon  de  Shakespeare  qu'il  aurait  en- 
touré des  médaillons  d'Eschyle,  d'Homère, 
de  Dante  et  du  tien.  Il  comptait  en  tirer  au- 
tant d'épreuves  qu'il  y  aurait  eu  de  convives 
qui  devaient,  d'après  les  probabilités,  être  en- 
viron six  cents.  —  On  comprend  que  ce  ban- 
quet splendide  et  presque  sans  précédent  ait 
inquiété  le  gouvernement.  Il  est  vrai  que  ce 
n'est  guère  meilleur  pour  lui  de  l'avoir  inter- 
dit que  d'avoir  laissé  faire.  Les  commissaires 
sont    maintenant    occupés   à    dégorger    leur 

c  Gusuve  Simon,  La  Uie  d'une  femme. 
''''  Directeur    du  théâtre    de   la    Porte   Saint- 
Martin. 


PHILOSOPHIE.    —    II. 


28 


434 


NOTES    DE   L'ÉDITEUR. 


gousset;  ce  qui  n'est  pas  petite  chose,  car  il 
leur  faut  courir  après  les  souscripteurs  pour 
leur  rendre  leur  or  ''>. 


Paul  Meurice ,  de  son  côté ,  écrit  : 

Interdiction  du  banquet,  interdiction  de 
la  représentation,  coup  sur  coup,  double  fu- 
reur, vacarme  dans  les  journaux  de  l'opposi- 
tion, avertissement  au  Temps,  note  officielle 
dans  le  Cotdtitutionnelj  colère  officieuse  des 
feuilles  bonapartistes,  grosse  rumeur  indignée 
dans  le  public  et  dans  le  peuple,  tout  ce 
bruit  est  très  heureux,  très  excellent  et  très 
grand.  Fanfare  pour  nous  autres  shakes- 
peariens, charivari  pour  eux.  Ce  banquet  in- 
terdit a  réussi  cent  fois  mieux  que  n'eût  pu 
faire  le  banquet  célébré.  Votre  lettre,  si  haute, 
si  belle ,  si  sereine  a  produit  un  effet  immense. 
Edouard  Bertin^,  à  qui  je  l'ai  lue  et  qui  en 
avait  peur  d'abord,  en  a  été  ravi.  Nous 
sommes  très  contents.  J'espère  que  vous  l'êtes 
aussi  et  que  Shakespeare  l'est  aussi.  C'est  très 
gentil  \  lui!  pour  vous  remercier  d'avoir 
ajouté  à  sa  gloire,  le  voilà  qui  partage  votre 
exil.  Bien  agi,  lion!  —  Moi,  je  perds  à  ça 
deux  ou  trois  mille  francs  que  m'aurait  rap- 
portés la  série  préparée  des  représentations 
à'Hamkt,  mais  je  ne  regrette  pas  mon  argent  5 
ils  ont  été  bètes  pour  plus  de  cent  mille 
écus  ''^. 

Les  journaux,  hostiles  ou  non,  s'em- 
parèrent de  l'incident;  Emile  de  Girar- 
din  publia  sous  ce  titre  :  Ce  qui  sera  de 
l'hiBoire,  un  article  énergique  qui  eût 
bien  pu  lui  valoir  la  suspension  de  son 
journal  (*'.  La  lettre  de  Victor  Hugo  au 
Comité  fut  reproduite  partout ,  en  France 
et  à  l'étranger.  Les  amis  mêmes  du  gou- 
vernement déplorèrent  l'interdiction. 
Francisque  Sarcey,  dans  l'Opinion  natio- 
nale du  25  avril,  tout  en  déclarant  le 
grand  poète  français  tout  aussi  inintelli- 
gible pour  lui  que  le  grand  poète  anglais , 

<■>  Gustave  Simon,  La  "Vie  d'une  femme, 
("'  Directeur  du  Journal  des  Débats. 
Cl  Correipondance  entre  Viâor  Hugo  et  Vaut  Meu- 
rice. 

•'>  La  Presse,  2}  avril  1864. 


dit  qu'on  aurait  dû  laisser  «les  bruyants 
amis  de  Vexilé  volontaire  faire  leur  ta- 
page» : 

«La  petite  église  de  Victor  Hugo,  ajoute- 
t-il,  triomphe  de  cette  interdiction...  Si  la 
fête  avait  eu  lieu,  nous  aurions  peut-être  pris 
la  liberté  de  nous  moquer  prodigieusement 
de  ceux  qui  tiraient  les  bombardes.  On  aurait 
vu  alors  ce  qu'a  perdu  dans  l'opinion  pu- 
blique la  coterie  des  hugolâtres.  Je  crois,  pour 
moi,  que  le  grand,  l'impartial  public  com- 
mence à  être  fatigué  de  ces  perpétuelles  sima- 
grées d'adoration  autour  d'un  écrivain  de  gé- 
nie qui  a  fini  par  ne  plus  être  que  l'ombre 
d'un  grand  nom.» 

En  revanche,  Michelet  manifeste  sa 

satisfaction  : 

i"  mai  1864. 

Nouveau  triomphe,  cher  Monsieur.  On  a 
reculé  devant  ce  fauteuil  vide  ! 

Mille  remerciements.  Je  vous  envoie  une 
chose  misérable,  détestable <''.  Je  n'ai  rien  de 
mieux. 

Je  vous  serre  la  main  tendrement. 

J.  Michelet'*). 

Le  pays  de  Shakespeare  protesta  à  sa 

façon  ;   Victor  Hugo   l'annonce  à  Paul 

Meurice. 

H.  H.,  2  mai  1864. 

. . .  Vous  avez  raison ,  votre  idée  de  fauteuil 
'vide  que  j'avais  cru  irréalisable  a  merveilleu- 
sement réussi.  L'eflfet  du  banquet  interdit  a 
été  considérable  en  Angleterre.  Le  23  avril 
même,  on  a  appris  la  nouvelle  à  Stratford- 
sur-Avon,  la  ville  était  pavoisée.  En  un  clin 
d'œil  tous  les  drapeaux  tricolores,  représentant 
l'empire,  ont  disparu  des  fenêtres.  Reynolds 
rapproche  cette  interdiction  de  l'expulsion  de 
Garibaldi. 

À  bientôt.  A  toujours.  On  vous  aime  bien 
autour  de  moi.  Que  de  choses  j'ai  dans  le 
cœur  pour  vous'*'. 

Cl  Son  portrait  avec  cette  dédicace  :  A  Victor 
Hugo ,  admiration  et  amitié.  Jules  Michelet. 

l'i  J.-M.  Carré,  Michelet  et  son  temps. 

Cl  Correspondance  entre  ViHor  Hugo  et  Paul  Meu- 
rice, 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.        435 


Après  l'interdiction  du  banquet,  des 
anglais  voxilurent  organiser  au  Grand- 
Hôtel  un  banquet  anglais  où  ils  eussent 
invité  des  personnalités  de  la  presse  et 
des  lettres  françaises.  Ce  projet  ne  put 
être  réalisé,  Madame  Victor  Hugo  en 
donne  la  raison  : 

Le  banquet  des  anglais,  quoi  qu'en  pré- 
tende le  Conliitutionnelj  n'a  pas  eu  lieu,  cela 
parce  que  le  directeur  du  Grand-Hôtel  a  dû 
répondre  qu'il  n'y  aurait  pas  un  seul  françak  à 
la  fèteC). 

Un  groupe  de  français  résidant  à 
Londres  organisa  un  banquet  et  en  offrit 
la  présidence  à  Victor  Hugo  qui  refiisa 
et  motiva  son  refus  par  cette  note  au 
coin  de  la  lettre  d'invitation  : 

Non.  Ne  pas  faire  dégénérer  une  manifes- 
tation nationale  en  un  fait  personnel. 

APRÈS  LA  PUBLICATION. 

Tout  ce  bruit  avait  servi  le  livre  à 
son  apparition  ;  les  journaux  anglais, 
accoutumés  à  la  liberté,  avaient  tous 
protesté  contre  l'attitude  du  gouverne- 
ment français  et  créé  ainsi  un  mouve- 
ment très  favorable  au  succès  de  William 
ShakjiSpeare ,  Victor  Hugo  le  constate 
dans  ce  billet  à  Auguste  Vacquerie  : 

«...  Croiriez-vous  que  j'ai  en  ce  moment 
un  immense  succès  en  Angleterre,  et  qu'il 
me  faut  répondre  à  un  tas  de  lettres  de  misses 
et  de  ladies  .''  » 

Malgré  l'hostilité  de  la  plupart  des 
journaux  français,  le  public  fit  bon 
accueil  au  volume,  si  nous  en  jugeons 
par  cette  lettre  d'Auguste  Vacquerie  : 

Mon  cher  maître,  la  vente  va  admirable- 
ment. Il  y  a  cinq  mille  exempFaires  de  partis, 
ce  qui  est  énorme  pour  un  livre  de  critique. 
J'avais  recommandé  dans  le  temps  à  Lacroix 
de  faire  diviser  les  lo  mille  en  plusieurs  édi- 

•'•  Gusuve  Simon,  La  Vie  d'une  femme. 


tions;  on  aurait  pu  mettre  coup  sur  coup 
dans  les  journaux  :  —  la  i"  édition  est  épui- 
sée, —  la  2*,  etc.  Il  ne  l'a  pas  fait.  Je  m'en 
console;  le  procédé  est  un  peu  usé,  et  cela 
donne  à  la  vente  un  air  plus  sincère  et  plus 
sérieux.  J'ai  donné  hier  à  Bohné  quatre  lignes 
qu'il  va  faire  insérer  dans  tous  les  journaux. 
—  Le  succès  moral  est  au  niveau  du  succès 
matériel.  Tous  ceux  que  je  rencontre  ont  lu 
ou  lisent  et  sont  enthousiastes.  —  J'ai  porté 
le  volume  à  Cuvillier-FIeurj,  qui  serait,  je 
crois,  fort  désireux  de  faire  l'article.  Je  ne  l'en 
ai  ni  pressé  iii  éloigné;  Janin  dont  le  sort 
académique  est  ajourné,  pourrait  bien  recu- 
ler devant  l'article  comme  devant  l'en-tête, 
et  alors  nous  serions  heureux  de  trouver 
Cuvillier-Fleury.  (Sans  compter  que,  moi,  je 
crois  la  discussion  de  Cuvillier-Fleury  plus 
utile  que  l'approbation  de  Janin.)  Hier  le 
Siècle  n'avait  pas  encore  mis  l'extrait.  Cepen- 
dant Havin  m'a  donné  sa  parole.  Mais  il  est 
député,  et  le  Siècle  est  plein  des  séances  de  la 
Chambre. 

Une  note  du  Carnet  nous  transcrit 
une  dépêche  de  treize  journalistes  espa- 
gnols : 

II  mai  [1864].  J'ai  reçu  à  9  h.  du  matin 
une  dépêche  télégraphique  datée  de  Madrid 
8  mai,  12  h.  en  espagnol,  avec  des  fautes  pro- 
venant de  la  télégraphie  de  Jersey.  La  voici  : 

À  Victor  Hugo. 

Uarios  periodistas  es  dun  gracias  por  el  recuerdo 
a  Cervantes  Sbak/Ipeare. 

13  signataires. 

(Des  journalistes  de  nuances  diverses  vous 
rendent  grâces  pour  vous  être  souvenu  de 
Cervantes  dans  votre   livre  sur  Shakespeare.) 

Lacroix  se  montre  assez  satisfait,  mais 
on  sent  quelques  réticences  dans  sa  lettre  : 

7  juin  1864. 

...Somme  toute,  la  vente  a  été  belle  à 
l'apparition  même,  mais  s'est  brusquement 
arrêtée.  Nous  avions  fait  une  seule  édition,  et 
ce  à  Paris,  à  8.000  exemplaires.  Il  y  en  a  près 
de  5.000  de  vendus.  Comme  vous  avez  pu  en 
juger,  le  volume  est  d'un  luxe  véritable  d'im- 


28. 


436 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


pression,  de  papier,  et  le  prix  n'a  point  paru 
élevé  à  cause  de  la  belle  apparence  du  livre. 

Après  avoir  récriminé  contre  les  jour- 
nalistes qui  n'écrivaient  pas  les  articles 
promis,  Lacroix  poursuit  : 

...Je  ne  suis  point  découragé  pourtant, 
cher  Maître.  Il  y  aura  une  réaction  en  faveur 
du  livre.  Si  la  grande  presse  arrivait  avec  ses 
comptes  rendus  favorables  pour  parer  aux 
calomnies  et  aux  sottises  de  quelques  préten- 
dus critiques  secondaires,  cela  ranimerait  la 
vente.  Je  ne  m'étais  pas  illusionné  d'ailleurs 
sur  le  résultat.  Un  livre  sérieux  et  élevé 
comme  votre  Shakffpeare  ne  pouvait  avoir 
qu'un  public  d'élite,  et,  partant,  plus  res- 
treint. Je  vous  l'avais  dit  d'avance,  seulement 
j'espérais  vendre  8.000  exemplaires  de  suite. 

...  Je  devais  avoir  une  vente  de  ij.ooo 
exemplaires  pour  couvrir  les  frais  sans  béné- 
fice. J'espère  encore  que  dans  mes  douze 
années,  j'y  arriverai  peu  à  peu. 

Victor  Hugo ,  tout  en  rassurant  pour 
l'avenir  son  éditeur,  suspend  les  pour- 
parlers en  cours  pour  les  Chansons  des 
rues  et  des  bois  que  Lacroix  voulait  publier 
à  l'automne  : 

H.  H.,  12  juin  [1864]. 

Mon  cher  monsieur  Lacroix,  dans  ma 
situation  je  suis  cible,  et  rien  n'est  plus  simple 
que  ces  coalitions  d'envies  et  de  haines  ; 
Bonaparte  s'y  ajoute,  les  fonds  secrets  récom- 
pensent, et  les  aboyeurs  reçoivent,  leur  be- 
sogne faite,  les  prix  Monthyon  de  la  police. 
Tout  cela  est  dans  l'ordre.  Ayant  les  avan- 
tages de  la  situation,  j'en  dois  avoir  les  incon- 
vénients. Quant  à  vous,  je  ne  vous  apprends 
rien  en  vous  disant  que  toute  affaire  faite  avec 
moi  peut  osciller  dans  le  commencement, 
mais  dans  un  espace  de  dix  ans,  et  à  plus 
forte  raison  de  douze,  est  immanquablement 
excellente.  Consultez  tous  les  chiffres  de  mon 
passé.  Il  n'y  a  pas,  dans  tous  les  livres  que 
j'ai  publiés,  une  seule  exception  à  cette  règle. 
Il  faut  avoir  foi,  savoir  attendre  et  pouvoir 
attendre.  Tout  est  là.  J'ai  le  lendemain.  Vous 
m'écrivez  que  vous  avez  vendu  j.ooo  ex.  et 
qu'il  vous  faut  vendre  15.000  pour  couvrir 
vos  frais.  Dans  un  temps  donné,  la  réaction 
se  faisant  infailliblement  pour  ce  livre  si  bê- 


tement attaqué  (si  habilement  aussi,  par  les 
valets  de  plume,  voyez  mon  livre  p.  337)^'), 
avant  un  an  d'ici,  vous  aurez  vendu  vos 
15.000,  et  vous  me  l'annoncerez.  J'ajourne 
jusque-là  la  publication  des  Chansons  des  rues 
et  des  bois. 

Rossini  s'est  tû  après  Guillaume  Tell,  je  me 
suis  tû  après  les  Burgraves.  Guillaume  Tell c\ïVitt, 
les  Burgraves  siffles,  c'est  une  raison  pour  que 
l'auteur  sourie  et  se  taise.  Il  y  a  de  la  dignité 
dans  ces  silences-là  (^'. 

En  feuilletant  un  petit  album  de  poche 
(1864)  nous  y  trouvons  le  brouillon  de 
cette  curieuse  proposition  de  Victor 
Hugo  à  ses  éditeurs.  La  lettre  fut-elle 
envoyée  ?  c'est  possible ,  mais  nous  ne 
la  possédons  pas  : 

MM.  Permettez-moi  de  faire  une  chose 
juste.  Vous  avez  tiré  à  10.000  ex.  la  1"  édition 
de  mon  livre  intitulé  Wi  S.  Sur  ces  dix  mille  !^', 
j'apprends  qu'en  six  semaines  (du  14  avril  au 
..f^'juin)  vous  n'avez  vendu  que  six  mille. 
C'est  un  échec.  L'insuccès,  MM.,  doit  tom- 
ber sur  l'auteur,  non  sur  l'éditeur.  Je  vous  ai 
vendu  le  manuscrit  de  W.  S.  35.000  fr.  C'est 
trop.  Trouvez  bon  que  je  réduise  le  prix  à 
25.000  fr.  et  que  j'en  retranche  10.000  fr. 
Vous  m'avez  payé  17.500  fr.  comptant  ; 
il  me  reste  en  portefeuille  votre  traite  de 
17.500  fr.  échéant  fin  octobre.  Je  vous  la  ren- 
voie, la  voici.  Envoyez-moi,  je  vous  prie,  en 
échange,  une  autre  traite  de  7.500  fr.  seule- 
ment échéant  à  la  même  époque.  De  cette 
façon  tout  sera  bien. 

Croyez,  je  vous  prie,  à  toute  ma  cordialité. 

Au  début  de  janvier  1865,  il  restait 
encore  3.000  invendus.  Les  éditeurs 
pensèrent  au  stratagème  en  usage  alors 
(ne  l'est-il  plus  actuellement?)  et  ne 
doutèrent  pas  du  consentement  de  Vic- 
tor Hugo  : 

Nous  allons  refaire  une  seconde  édition  de 
William  Shak,e§peare  en  utihsant  le    reste   du 

'''  Zolle  aussi  éternel  qu'Homère,  ch.  2.  (Voir 
page  139  de  cette  édition.) 

f"  Inédite. 

''1  Victor  Hugo  et  Vacqucric  annoncent  10.000  ; 
Lacroix  écrit  8.000. 

'*'  La  date  est  restée  en  blanc. 


HISTORIQUE   DE    WILLIAM  SHAKESPEARE.        437 

Ce  qu'on  ne  peut  nier,  c'est  que  W^iUiam 
Shakjipeare  fut  attaqué  vigoureusement, 
c'était  l'inévitable  réaction  motivée  par 
le  succès  sans  précédent  des  Misérables. 
Une  note  de  travail  constate  qu'on 
avait  reproché  au  poète  de  faire  œuvre 
de  critique  : 


premier  tirage.  Nous  avons  songé  à  modifier 
la  couverture  et  le  titre,  cela  va  sans  dire; 
mais  ce  qui  donnerait  surtout  un  nouvel 
attrait  à  la  mise  en  vente,  ce  serait  quelques 
lignes  précédant  cette  seconde  édition,  ne  le 
pensez-vous  pas  ? 

Au  coin  de  cette  lettre,  Victor  Hugo 
écrit  : 

Kefusé.  Je  ne  veux  que  des  éditions  sinches. 

Et  il  précise  sa  pensée  dans  la  lettre 
suivante  : 

H.  H.  22  janvier  [1865]. 

Mon  cher  monsieur  Lacroix, 

Mon  fils  F.  Victor,  qui  est  k  Bruxelles  en 
ce  moment,  vous  dira  en  détail  ma  réponse  à 
votre  lettre  de  la  semaine  passée.  Il  y  a  un 
point  que  j'ai  omis.  C'est  la  question  au  sujet 
de  la  2'  édition  que  vous  voudriez  faire  du 
Sbak/Ipeare  avec  les  3.000  exemplaires  restant. 
Je  ne  suis  point  d'avis  de  faire  cette  édition. 
Elle  ne  serait  point  vraie  et  réelle.  Il  eût  été 
bon  de  diviser,  à  l'époque  de  la  publication, 
le  tirage  de  10,000  en  quatre  ou  cinq  éditions 
fort  sérieuses  de  2.500  ou  2.000  exemplaires 
chaque.  C'était  l'avis  de  Vacquerie.  Je  regrette 
que  vous  ne  l'ayez  point  suivi.  Aujourd'hui 
nous  serions  normalement  en  moins  d'un  an 
à  la  4*  ou  î'  édition  vraie.  Le  raccommodage 
que  vous  me  proposez  n'est  pas  bon.  Il  faut 
laisser  cette  édition  de  dix  mille  s'épuiser  len- 
tement, mais  sûrement  et  sincèrement.  La 
vraie  nouvelle  édition  devrait  être  un  grand 
in-iS  bon  marché  qui,  loin  de  nuire  à  l'écou- 
lement du  reliquat  in-8°,  y  aiderait.  Ce 
système  des  éditions  bon  marché  servant  de 
prospectus  et  de  véhicule  aux  éditions  de 
luxe  a  été  pratiqué  avec  beaucoup  de  succès 
par  plusieurs  éditeurs  français,  et  a  toujours 
réussi  depuis  vingt  ans,  quand  il  s'est  agi  de 
mes  ouvrages.  Je  vous  le  recommande. 

Cette  édition  in-i8  fut  lancée;  eut- 
elle  un  meilleur  sort   que  la  première  ? 


C'est  un  rêve  étrange  de  vouloir  retirer  la 
critique  au  poëte.  Qui  donc,  mieux  que  le 
mineur,  connaît  les  galeries  de  la  mine  .-* 

Déjà,  en  1824,  Victor  Hugo  écrivait  : 

On  veut  que  ceux  qui  ont  du  talent  ne 
soient  jugés  que  par  ceux  qui  n'en  ont  pasC). 

On  insinua,  d'autre  part,  que  l'auteur 
de  W-illiam  Shakje§peare  avait  personnifié 
la  critique  dans  Zoïle  ;  ce  passage  d'une 
lettre  de  Victor  Hugo  nous  donne  son 
opinion  : 

Zoïle  pour  moi  incarne  la  diatribe,  et  non 
la  critique.  La  diatribe  est  basse,  la  critique 
est  grande.  Cette  distinction  est  partout  indi- 
quée dans  mon  livret. 

Attaquée  ou  louée,  cette  œuvre  est 
le  plus  grand  hommage  que  Shakespeare 
ait  reçu  de  la  France  ;  Louis  Ulbach ,  en 
l'annonçant'*',  disait  : 

«  À  l'heure  où  la  fraternité  s'affirme  par- 
dessus les  génies  des  peuples,  il  est  doux  de 
voir  notre  grand  poëte  national  donner  le 
signal  et  l'exemple,  en  déposant  la  première 
couronne  et  le  premier  baiser  sur  le  monu- 
ment d'un  grand  poëte  étranger.  » 


<•'  Littérature   et   Vhilosophie   mêlées    (Idées   au 
hasard). 

'*'  Extrait  du  catalogue   d'Etienne  Charavay. 
^'^^Le_Temps_,  18  avril  1864. 


438 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


II 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


Les  attaques  furent  violentes  et  nom- 
breuses; les  ennemis  avaient  beau  jeu, 
car  après  les  polémiques  suscitées  par  le 
banquet,  certains  critiques  qui  eussent 
défendu  le  livre  se  renfermèrent  dans  un 
mutisme  prudent j  louer  Victor  Hugo, 
c'était  désavouer  le  gouvernement  ;  Louis 
Ulbach  qui,  en  annonçant  le  banquet 
dans  le  Temps  du  i8  avril  1864,  pro- 
mettait un  compte  rendu  du  livre,  ne 
tint  pas  sa  promesse.  Jules  Janin  lui- 
même,  dont  les  feuilletons  étincelants 
saluaient  d'ordinaire  l'apparition  de  cha- 
que volume,  garda  le  silence.  Dame!  il 
était  candidat  à  l'Académie  et  la  majo- 
rité des  immortels  était  hostile  à  l'exilé  ; 
ceux  qui  ne  voyaient  pas  en  lui  un  en- 
nemi politique  s'abstenaient,  pour  ne 
pas  déplaire  en  haut  lieu,  de  prononcer 
même  son  nom;  Janin,  en  parlant  de 
William  Shak.e^eare,  se  serait  aliéné  bien 
des  voix;  Victor  Hugo  le  comprit, 
comme  l'indique  cette  lettre  à  Auguste 
Vacquerie  : 

H.  H.  2  mai. 

Cher  Auguste,  lisez  cette  lettre  adressée  à 
Janin,  et  envoyez-la  si  vous  pensez  qu'il  la 
prendra  comme  je  l'écris,  c'est-a-dire  de  tout 
cœur.  Je  sens  l'embarras  où  le  jettent  ces 
pauvres  passions  envieuses  de  l'Académie  et 
je  voudrais  le  mettre  à  l'aise  de  mon  côté  du 
moins.  Je  lui  demande  donc  de  ne  plus  parler 
de  moi.  Si  vous  êtes  d'avis  qu'il  pénétrera 
bien  ce  qu'il  y  a  d'affectueux  et  de  cordial 
dans  ma  pensée,  tra>nsmettez-lui  ma  lettre, 
sinon  brûlez-la.  Ici  comme  en  toute  chose  je 
trouverai  bon  ce  que  votre  exquis  jugement 
aura  décidé.  Je  vous  dis  comme  Cicéron  à 
Atticus  :  reHius  me  mea  'vides  ''). 

Nous  n'avons  pu  trouver  la  lettre  à 
Janin ,  elle  a  pourtant  été  envoyée ,  car 

(')  Inédite. 


la  réponse,  datée  du  19  mai  1864,  a  été 
publiée  par  Clément  Janin'''. 

Des  éloges  imprévus,  émanant  d'en- 
nemis politiques,  déconcertent  Victor 
Hugo,  il  écrit  à  Vacquerie  : 

Étrange  effet  des  haines  et  des  sympathies 
littéraires,  seules  solides,  à  ce  qu'il  paraît.  Les 
journaux  républicains  classiques  m'attaquent 
et  les  journaux  bonapartistes  non  classiques 
me  soutiennent.  D'autres  réactionnaires  m'at- 
taquent, c'est  vrai,  ils  imaginent  de  m'appeler 
Vbomme  du  poisé,  c'est  prévu  dans  mon  livre. 
Vous  avez  raison  de  nommer  la  Nouvelle  Revue 
de  Paris  un  nid  de  Sarceys,  cet  Amédée  Rol- 
land est  un  Sarcey;  le  numéro  m'arrive,  je 
l'entr'ouvre,  je  vois  en  une  ligne  ce  que  c'est 
que  l'article,  et  je  le  referme  sans  le  couper. 
Vous  connaissez  mon  habitude  là-dessus.  L'ab- 
solu dédain.  Ne  pas  lire.  On  trouvera  un  jour 
chez  moi  dans  un  coin  du  grenier  un  tas  d'ar- 
ticles hostiles  non  coupés.  Je  ris  quelquefois 
quand  je  rencontre  dans  ce  grenier  toutes  ces 
virginités.  La  seule  ligne  que  j'aie  lue  de  l'ar- 
ticle A.  Rolland  est  celle-ci,  il  m'impute  à 
crime  le  Uiiior  Hugo  raconte'  et  le  Che^  Uiilor 
Hugp^'^\  Cela  m'a  suffi. 

Puisque  Victor  Hugo  a  donné,  parmi 
ses  détracteurs,  une  place  spéciale  à 
Amédée  Rolland,  citons  en  premier  lieu 
les  passages  les  plus  violents  de  l'étude 
qu'il  consacre  à  William  Shak,elpeare  : 

La  Nouvelle  Revue  de  Paris. 
1"  mai  1864. 

Amédée  Rolland. 

...  Le  vrai  titre  de  cet  ouvrage  serait  :  A 
propos  de  Sbakflpeare ,  dit  M.  Victor  Hugo  en 

C  "Viiior  Hugo  en  exil. 

w  M"""  Victor  Hugo,  Uiâor  Hugo  raconté  par 
un  témoin  de  sa  vie;  A.  Lecanu,  Che\Viâor  Hugo, 
par  un  passant. 


REVUE   DE   LA    CRITIQUE. 


439 


tête  de  ce  volume:  le  vrai  titre  de  cet  article 
devrait  être  :  A  propos  de  Uiêor  HugOj  car  c'est 
bien  plus  le  poëte  français  du  dix-neuvième 
siècle  que  l'auteur  anglais  du  seizième  qui  sera 
l'objet  de  notre  examen.  En  cela  nous  ne 
nous  écarterons  pas  autant  qu'on  le  pourrait 
croire  du  but  que  semble  s'être  proposé  l'au- 
teur. Nous  émettons  pour  l'instant  cette  asser- 
tion sans  idée  de  blâme,  seulement  nous  con- 
statons ce  qui  nous  paraît  une  vérité.  D'autres 
esprits,  plus  enclins  à  la  raillerie  que  nous  ne 
le  sommes,  moins  amoureux  de  l'œuvre  lit- 
téraire du  poëte  des  OrientaleSj  pourront,  non 
sans  quelque  apparence  de  raison,  prétendre 
que  de  tous  les  titres  celui  qui  conviendrait 
le  mieixx  à  l'œuvre  nouvelle  serait  :  UiSior 
Hug}  a  propos  de  Sbakf§peare.  C'est  aussi  notre 
sentiment. 

. . .  Pour  ceux  qui  reconstitueront  l'histoire 
littéraire  du  dix-neuvième  siècle,  la  Préface  de 
Cromwell  et  William  Shakespeare  seront,  l'une 
le  haut,  l'autre  le  bas  du  cadre  dans  lequel 
est  enfermée  l'œuvre  de  Victor  Hugo.  Le 
début  et  la  fin  se  tiennent,  la  postface  explique 
et  confirme  la  préface  :  ici  le  précepte,  là  la 
justification  du  précepte  mis  en  œuvre. 

À  ce  titre,  beaucoup  plus  qu'à  tous  les 
autres,  le  livre  présent  est  curieux  à  méditer; 
il  sera  utile  à  consulter  un  jour.  Son  premier 
mérite,  c'est  qu'il  s'impose.  Nul  n'a  le  droit, 
j'entends  parmi  ceux  qui  font  cas  de  la  litté- 
rature, de  ne  pas  l'ouvrir.  Les  uns  le  loueront 
à  outrance,  sans  réflexion;  c'est  le  propre  des 
maîtres  de  traîner  après  eux  une  queue  de 
thuriféraires,  et,  si  l'encensoir  contient  des 
pavés,  le  ridicule  n'en  retombe  que  sur  ceux 
qui  les  lancent;  les  autres,  et  je  suis  de  ceux- 
là,  se  permettront,  non  de  marchander  leur 
admiration  au  créateur  de  vingt  chefs-d'œuvre, 
mais  de  raisonner  leurs  éloges. 

. . .  La  révolution  française  a  ouvert  des 
mondes  nouveaux  à  l'intelligence  humaine; 
le  dix-neuvième  siècle  est  le  plus  grand  des 
siècles,  «le  dix-neuvième  siècle  ne  relève  que 
de  lui-même,  il  est  le  fils  d'une  idée  »  (  William 
SbakfSpeare,  p.  505).  Cette  idée,  qui  l'incar- 
nera }  qui  en  sera  le  clairon  ?  le  porte-drapeau  } 
quel  génie  le  résumera .?  Ni  en  Allemagne, 
ni  en  Angleterre  il  n'est  apparu,  puisque  vous 
ne  le  citez  point;  il  existe  pourtant  :  son  nom  } 
Le  livre  de  M.  Hugo  ne  le  prononce  nulle 
part,  il  le  sous -entend  partout;  la  demande 
est  posée  sur  mille  modes,  sur  tous  les  tons. 


Le  maître  de  la  poésie  nouvelle,  l'initiateur 
de  l'idée  future,  le  Génie  enfin,  le  livre 
laisse  aux  thuriféraires  dont  nous  avons  parlé 
le  soin  de  répondre,  ce  livre  pourrait  s'inti- 
tuler Moi. 

Le  critique  analyse  l'œuvre  de  Victor 
Hugo ,  poésie ,  théâtre ,  roman ,  puis  re- 
vient à  William  Shakjelpeare  : 

Je  me  faisais  une  fête  de  lire  cette  nouvelle 
œuvre;  Victor  Hugo  parlant  de  Shakespeare, 
la  plus  grande  personnalité  de  la  poésie  con- 
temporaine expliquant,  commentant  le  grand 
poëte  de  l'Angleterre,  c'eût  été  là  une  étude 
attrayante,  et  je  m'en  préparais  le  régal.  Mon 
attente  a  été  déçue  :  je  n'ai  trouvé  dans 
toutes  ces  pages  que  la  préoccupation  sans 
bornes  d'un  amour-propre  mal  déguisé  et  la 
prétention  trop  peu  justifiée  à  la  dictature 
morale  d'une  société  dont  M.  Victor  Hugo 
semble  ne  plus  comprendre  les  aptitudes,  les 
besoins,  les  espérances. 

La  conclusion  secrète,  —  bien  mal  cachée, 
—  du  présent  volume,  la  voici  :  «Le  grand 
Pélasge,  c'est  Homère;  le  grand  Hellène,  c'est 
Eschyle;  le  grand  Hébreu,  c'est  Isaïe;  le  grand 
Romain,  c'est  Juvénal ;  le  grand  Anglais,  c'est 
Shakespeare;  le  grand  Allemand,  c'est  Bee- 
thoven.» 

Et  le  grand  Français?  quoi!  il  n'y  en  a 
pas  ?  Rabelais  ?  non  !  —  Molière  ?  non  !  Vous 
êtes  difficile  !  —  Montesquieu  ?  non  en- 
core !  —  Voltaire  ?  fi  !.. .  —  Alors  ?...  —  Alors 
Hugo  ! 

Eh  bien  !  non. 

Victor  Hugo  est  un  grand  artiste,  le  plus 
grand  artiste  contemporain,  oui;  mais  il  n'est 
pas  plus  grand  que  Gœthe  :  c'est  un  philo- 
sophe moins  grand  que  Gœthe.  Hugo  est  un 
grand  poëte,  d'accord;  mais  les  deux  parties 
de  Fauffj  mais  Cbild  Harold,  peuvent  aisément 
entrer  en  ligne  de  compte  avec  la  Légende  des 
Siècles.  Beethoven  ne  représente  pas  seul  le 
dix-neuvième  siècle.  Il  y  a  Gœthe,  il  y  a 
Byron,  il  y  a  Chateaubriand,  il  y  a  Balzac, 
il  y  a  Musset,  —  il  y  en  a  bien  d'autres  ! 

...  Et  de  William.  Sbakflpeare  ?  Je  n'en  ai 
pas  beaucoup  plus  parlé  que  Victor  Hugo 
n'en  a  parlé  lui-même.  Ce  grand  nom  n'est 
qu'une  enseigne  !  Le  livre  a  été  écrit  pour 
affirmer  que  la  conduite  des  sociétés  doit  dé- 
sormais   appartenir    aux    Olympios    et    que 


440 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


Shakespeare  fut  socialilte  !  Ô  puissance  de  l'or- 
viétan !  profondeur  de  l'aberration  !  À  quels 
sombres  puits  peut  mener  le  paradoxe  en- 
fourché en  guise  d'hippogriffe  !  Socialiste  l'au- 
teur de  la  Tempête  !  la  Tempête,  cette  raillerie 
profonde  de  l'île  d'Utopie  de  Thomas  Morus  ! 
Après  cela,  vous  y  trouverez  et  vous  ad- 
mirerez tout  un  chapitre  sur  Eschyle;  un 
chapitre  digne  du  seul,  du  vrai  Hugo,  de 
Victor  Hugo,  écrivain,  poëte,  penseur,  un 
chapitre  digne  de  l'auteur  des  Burgraves  enfin  ; 
plusieurs  belles  pages  sur  l'art  pour  l'art,  sur 
le  romantisme;  mais,  hélas!  ce  qui  reste  dans 
le  cœur,  après  la  lecture  générale  du  livre, 
c'est  une  profonde  douleur  et  presque  du  dé- 
couragement. 

Songer  qu'un  homme  comme  Victor  Hugo 
a  pris  patiemment  le  soin  puéril  de  torturer 
sa  pensée,  d'enfoncer  des  coins  dans  son  intel- 
ligence pour  aboutir  à  ceci  :  après  la  dynastie 
de  l'épée,  la  dynastie  de  l'idée  !  après  la  dy- 
nastie des  conquérants,  la  dynastie  des  génies  ! 
et,  une  fois  ce  rêve  dynastique  posé,  il  n'y  a 
eu  dans  l'humanité  que  deux  génies  :  Es- 
chyle I",  Eschyle  II  (Shakespeare);  —  et 
M.  Victor  Hugo,  un  prétendant  qui  voudrait 
régner  sous  le  nom  d'Eschyle  III  ! 

Cela  est-il  assez  bouffon  !  se  peut-il  croire 
que  l'amour-propre  d'un  homme  le  puisse  si 
vite  conduire  dans  l'insensé!  Moïse,  Confu- 
cius,  Mahomet,  ne  sont  rien  à  côté  de  Shake- 
speare !  —  Mais  s'il  fallait,  dans  un  siècle  qui 
a  donné  le  coup  de  mort  au  droit  divin,  s'il 
fallait,  en  vertu  de  je  ne  sais  quelles  tables  de 
loi  descendant  de  je  ne  sais  quel  Sinaï,  re- 
commencer une  fois  encore  une  dynastie 
infaillible,  celle  des  génies,  que  M.  Hugo  ne 
s'y  méprenne  pas  :  en  France,  ce  n'est  pas  à 
lui  que  la  foule  irait.  La  France  a  déjà  tenté 
une  expérience  semblable  avec  M.  de  La- 
martine, que  je  n'aime  ni  comme  poëte,  ni 
comme  homme  politique.  Néanmoins,  quoi 
qu'en  puissent  dire  les  fidèles,  Lamartine  est 
le  prototype,  Hugo  l'imitateur;  l'un  est  l'astre, 
l'autre  le  satellite;  l'un  la  voix,  l'autre  l'écho. 
. . .  Après  'Ui£lor  Hugo  raconte'  par  un  témoin 
de  sa  uie,  la  Maison  de  Uiitor  Hugo  par  un  pas- 
sant; après  la  Maison  de  Uidor  Hugo  par  un 
passant,  Victor  Hugo  raconte' 'çz.v  Shakespeare! 
Ah!  c'en  est  trop,  et  après  viendront  encore 
Shakespeare  II  ou  Eschyle  III  raconté  toujours 
par  un  témoin  de  sa  vie  !  Grâce  !  un  peu  de 
répit  !    Le  siècle  va  devenir  sourd    à  la  fin  ; 


peut-être  a-t-il,  après  tout,  une  autre  be- 
sogne k  faire  que  de  s'occuper  uniquement  de 
votre  incommensurable  orgueil  ! 

Lf  Vays, 

Journal  de  l'Empire. 


G.  DE  Saint-Valry. 

...  Ce  qui  m'a  le  plus  frappé  dans  la  lec- 
ture de  cet  ouvrage  tumultueux  et  confus, 
c'est  de  sentir  presque  à  chaque  page  à  quel 
point  son  auteur  était  loin,  et  par  les  procédés 
de  sa  critique  et  par  la  forme  de  son  style, 
du  tempérament  intellectuel  et  de  la  nature 
morale  des  générations  actuelles. 

, . .  M.  Hugo  ne  se  doute  en  vérité  pas  de 
l'état  de  l'esprit  français  ;  c'est  un  émigré  dans 
la  force  du  terme,  je  ne  parle  pas  encore  une 
fois  de  la  politique,  à  mon  point  de  vue,  fort 
secondaire  en  tout  ceci,  je  ne  parle  que  de 
l'étrange  retardement  de  cette  imagination,  si 
puissante  naguère,  qui,  à  force  de  se  rouler 
sur  elle-même,  de  ne  plus  laisser  arriver  jus- 
qu'à elle  que  les  hymnes  de  quelques  disciples 
fanatisés,  s'est  créé  cette  atmosphère  d'aveu- 
glement au  sein  de  laquelle  nous  la  sentons 
évoluer. 

Lisez  ce  livre  soi-disant  écrit  sur  Shake- 
speare, et  si  vous  y  trouvez  l'ombre  d'une 
méthode,  l'apparence  d'une  idée  suivie,  dé- 
duite et  démontrée,  si  voiis  en  retirez  une 
information  nouvelle,  un  point  de  vue,  une  lu- 
mière imprévue  sur  le  grand  poète  en  l'hon- 
neur duquel  il  a  été  composé,  dit-on,  c'est 
que  vous  avez  reçu  d'en  haut  cette  grâce  spé- 
ciale qui  devient  nécessaire  pour  comprendre 
M.  Hugo.  Nous  autres  qui  sommes  des  es- 
prits simples,  mais  particulièrement  déterminés 
à  ne  pas  nous  laisser  duper  par  le  tapage  et  la 
boursouflure  de  ce  style  laborieux,  nous  coa- 
cluons  que  nous  ne  connaissons  rien  parmi 
tout  ce  qui  a  été  écrit  sur  Shakespeare  ou  à 
propos  de  lui  qui  soit  plus  fastidieux,  plus 
creux,  et  surtout  plus  inutile  que  l'élucubra- 
tion  de  M.  Hugo. 

. .  .Malgré  ses  bruyantes  prétentions  d'homme 
d'avenir  et  de  progressiste  enragé,  quand  il  se 
mêle  de  toucher  à  la  critique  ou  à  l'histoire, 
M.  Hugo  n'est  plus  qu'un  prédicant;  vous 
trouveriez  difficilement  un  esprit  plus  fonciè- 
rement sacerdotal  et  despotique  que  celui  qui 


REVUE   DE   LA  CRITIQUE. 


441 


circule  dans  le  livre  sur  Shakespeare.  À  tra- 
vers la  brume  et  la  fumée  de  ces  chapitres 
étranges,  on  sent  à  chaque  instant  l'irritable 
âpreté  d'une  âme  de  sectaire,  le  pontificat  du 
génie,  sacerdos  ma^m;  c'est  lui  qui  l'a  dit. 

. . .  Nous  contemplons  avec  une  compassion 
profonde  l'aberration  et  l'obscurcissement  de 
cette  nature  puissante  et  dévoyée.  Nous  ne  pou- 
vons oublier  que  la  même  main  qui  a  entassé 
un  tel  fatras  à  propos  de  Shakespeare  a  écrit 
les  plus  belles  odes  qui  existent  dans  notre 
langue  et  quelques-unes  des  plus  fortes  élégies 
que  nous  possédions.  Si  nous  avions  quelque 
jour  le  bonheur  de  retrouver  M.  Victor  Hugo 
dans  ce  monde  de  la  poésie  pure,  auquel  son 
génie  est  exclusivement  propre,  nous  sommes 
certain  de  réveiller  aussitôt  l'enthousiasme  et 
l'admiration  de  nos  premières  années. 


JJÎUuffration. 
7  mai  1864. 


André  Lefevre. 


On  respecte  le  génie  qui,  après  avoir  donné 
sa  mesure,  cesse  de  produire  et  jouit  de  sa 
gloire  ;  mais  il  faut  admirer  celui  qui ,  d'année 
en  année,  sans  relâche  et  sans  vaine  prudence, 
sort  de  la  postérité  où  sa  place  est  marquée  et 
s'élance  dans  l'arène  pour  encourager  les  lut- 
teurs. 

...Victor  Hugo  ne  définit  nulle  part  ce 
qu'il  entend  par  génie;  autant  que  l'on  peut 
interpréter  sa  pensée,  il  considère  plus  les 
Pyramides  que  le  Parthénon,  il  préfère  encore 
au  beau  le  démesuré.  Sans  doute  le  beau  n'est 
presque  jamais  dans  la  juste  mesure;  mais  s'il 
comporte  un  léger  excès  qui  donne  aux  formes 
la  vie  et  le  mouvement,  il  n'existe  pas  sans  le 
nombre,  le  rhythme,  la  proportion.  Sans 
doute  «  ne  pas  donner  prise  est  une  perfection 
négative;  il  est  beau  d'être  attaquable»,  mais 
il  faut  pouvoir  être  justifié. 

Ces  réserves  faites,  réserves  absolues,  et  sans 
nous  arrêter  à  un  bizarre  passage  sur  Ezéchiel 
et  à  la  très  amusante  transfiguration  du  ventre, 
à  propos  de  Rabelais,  nous  admirerons  volon- 
tiers le  livre  consacré  à  Eschyle  sous  le  nom 
de  Shakespeare  l'ancien.  C'est  comme  une 
restitution  vivante  d'un  monument  sublime; 
la  prodigieuse  fécondité  du  maître,  sa  variété 
inépuisable,  l'allure  orientale  et  mystérieuse 
de  sa  pensée,  la  gloire  posthume  qui  le  vengea 


d'un  exil  injuste,  les  vicissitudes  de  l'unique 
exemplaire  de  ses  œuvres,  emprunté  par  Ever- 
gète  aux  Athéniens  moyennant  quinze  talents 
et  brûlé  par  Omar;  tout  cela  nous  rend  plus 
chers  les  sept  grands  poèmes  qui  nous  restent 
de  lui. 

. . .  Shakespeare  est  le  pivot  et  le  centre  sur 
lequel  tourne  le  livre  de  Victor  Hugo;  mais 
l'étude  récente  et  merveilleuse  que  M.  Taine 
a  faite  de  la  littérature  anglaise  nous  dispense 
ici  d'un  examen  plus  long.  Nous  avons  pré- 
féré signaler  la  vie  exubérante,  l'enthousiasme 
sincère,  la  noble  indignation,  qui  animent 
pour  longtemps  encore  le  grand  poète  exilé; 
sa  phrase,  son  imagination,  ses  espérances,  si 
vigoureuses  et  si  ardentes  qu'elles  gênent  ou 
éblouissent  les  esprits  froids  de  notre  terne 
époque,  enfin  la  largeur  et  la  générosité  de  sa 
critique,  qui  cherche  plus  à  admirer  qu'à  re- 
prendre. 

L,a  Galette  de  France. 
15  mai  1864. 

A.  DE  PONTMARTIN. 

...Jamais,  non  jamais  on  ne  vit  rien  de 
pareil  en  fait  de  chaos,  de  galimatias,  d'am- 
phigouri, d'aberration  et  de  démence  :  jamais 
deux  grands  noms  ne  s'accouplèrent,  jamais 
une  montagne,  que  dis-je,  deux  montagnes 
au  travail  ne  s'unirent  pour  accoucher,  non 
pas  d'une  telle  souris,  mais  d'un  tel  monstre; 
—  et  d'un  monstre  de  la  pire  espèce,  qui 
déjoue  la  surprise  par  le  bâillement  et  la 
curiosité  par  l'ennui. 

...  Ce  succès  de  fou-rire,  obtenu  par  des 
citations,  a  déjà  tenté  quelques-uns  de  mes 
confrères,  accoutumés  jusqu'ici  à  respecter  et 
à  admirer,  en  M.  Victor  Hugo,  l'idole  de 
cette  popularité  artificielle  et  bâtarde,  chère 
au  faux  peuple,  à  la  fausse  démocratie  et  au 
faux  libéralisme. 

. . .  Eh  bien  !  nous  ne  les  suivrons  pas  sur 
cette  voie  trop  facile  :  passe  encore  pour  les 
précédents  ouvrages  de  M.  Victor  Hugo  !  il 
y  avait  quelque  mérite  et  quelque  avantage  à 
les  discuter,  à  s'égayer  même  à  leurs  dépens . . . 
Mais  avec  ce  William  Shak^^eare ,  à  quoi  bon .'' 
Le  procès  est  jugé  avant  d'être  plaidé;  ce  n'est 
pas  un  livre,  ce  n'est  pas  une  série  de  cha- 
pitres; c'est  une  collection  de  cauchemars  et 
de  migraines...  Nous  rions  franchement,  les 


28.. 


442 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


flatteurs  rient  sous  cape,  les  enthousiastes  rient 
jaune,  voilà  toute  la  diflFérence,  on  dirait  une 
tuile,  une  cheminée,  un  aérolithe  tombant 
tout  à  coup  sur  la  tête  de  ceux  que  n'avaient 
pas  dégrisés  certaines  pages  des  Misérables  et 
certains  vers  des  Contemplations.  Non  seule- 
ment cet  ouvrage  est  accablant  pour  l'auteur 
et  pour  ses  disciples;  mais  il  réagira  désastreu- 
sement  contre  les  admirations  antérieures, 
contre  tout  ce  qu'a  produit  la  troisième  ou 
quatrième  manière  de  M.  Victor  Hugo  ; 
œuvres  brodées  de  bien  et  de  mal,  hachées 
de  pire,  dont  le  succès  éphémère  a  ressemblé 
beaucoup  plus  à  un  coup  de  Bourse  littéraire 
qu'à  un  épisode  intéressant  pour  la  littérature. 

...Il  y  a  vingt-cinq  ans,  les  haines  de 
M.  Victor  Hugo  étaient  littéraires  :  il  ne 
haïssait  que  Gustave  Planche,  c'est-à-dire  le 
critique  qui  lui  disait  la  vérité.  A  présent, 
ses  haines  sont  collectives  et  sociales!  il  déteste, 
il  maudit,  il  insulte,  avec  un  incroyable  cy- 
nisme d'expressions  et  d'images,  quiconque 
représente  un  pouvoir,  une  autorité,  une  règle, 
un  frein,  depuis  le  roi  jusqu'au  juge,  depuis 
le  professeur  jusqu'au  prêtre,  depuis  le  géné- 
ral jusqu'au  ministre,  depuis  l'homme  dont 
la  foi  irrite  ses  chimères  jusqu'à  l'homme  dont 
le  goût  proteste  contre  ses  folies. 

Cette  préoccupation  constante  de  M.Hugo, 
ce  retour  fort  mal  dissimulé  sur  lui-même  à 
propos  des  sujets  qu'il  traite  et  des  auteurs 
illustres  dont  il  parle,  cette  obstination  à  faire 
de  l'histoire  des  grands  poètes  martyrisés,  non 
pas  un  tableau,  mais  un  miroir  où  se  réflé- 
chit sans  cesse  sa  figure,  cette  intervention 
permanente  —  comme  dirait  un  allemand  — 
du  moi  dans  le  non-moij  voilà  ce  qui  éclate  à 
chaque  page  de  son  livre;  voilà  ce  qui  donne- 
rait à  ce  livre  une  signification  et  un  sens,  si 
le  délire  pouvait  avoir  un  sens,  si  la  démence 
signifiait  quelque  chose. 

. . .  Parlerons-nous  des  boufi^ées  de  haine  et 
de  rage,  des  insultes  que  M.  Hugo  prodigue 
çà  et  là  à  tout  ce  que  nous  respectons,  à  tout 
ce  qui  nous  est  cher }  Non  :  Dieu  merci  ! 
l'odieux  disparaît  cette  fois  dans  le  boufl^on. 

. . .  Aussi  bien,  les  livres  de  M.  Hugo  n'ont 
plus  rien  de  commun  avec  la  littérature,  et 
ne  relèvent  plus  de  la  critique  :  leur  mise  en 
vente  n'est  plus  une  publication  littéraire, 
mais  une  e'mission  industrielle  :  on  e'met  les 
Mise'rables  ou  le  W^illiam  Shakf§peare  comme  on 
e'met  les  actions   du   Saragosse  ou  du  Grand- 


Central.  Grâce  à  des  prodiges  d'annonces, 
d'affiches  et  de  réclames,  les  actions  s'enlèvent 
pendant  une  semaine  ou  deux  :  après  quoi , 
il  est  aussi  impossible  de  soutenir  la  hausse 
que  superflu  d'annoncer  la  réaction.  Il  existe 
d'ailleurs,  dans  les  aberrations  du  génie,  un 
point  où  doivent  également  s'arrêter  les  admi- 
rateurs et  les  adversaires.  Nous  avons  suivi 
M.  Victor  Hugo  de  la  Bouche  d'Ombre  des 
Contemplations  à  l'auge  du  pourceau  de  la 
U^nde  des  siècles,  du  taudis  des  Thénardier 
à  la  barricade  d'Enjolras,  du  dictionnaire  de 
l'argot  à  la  cadene  des  galériens,  de  la  réponse 
de  Cambronne  au  dîner  d'Ezéchiel  :  nous  ne 
le  suivrons  pas  plus  loin  ;  il  nous  mènerait  à 
Charenton. 

Michelet,  plus  intransigeant  que 
Victor  Hugo  sur  certains  points,  lui  en- 
voie néanmoins  ce  cri  d'admiration  : 

17  avril  1864. 

Je  l'ai  reçu,  ce  livre  colossal  et,  comme 
toujours,  je  suis  stupéfié.  Vous  marchez  d'un 
pas  superbe,  de  montagne  en  montagne,  de 
pic  en  pic,  Maladetta,  Jungfrau,  Caucase, 
Himalaya.   C'est  splendide  et  c'est  effrayant. 

Nous  autres  qui  cherchons  à  suivre ,  telle- 
ment quellement,  les  procédés  successifs,  non 
interrompus,  de  la  vie,  nous  sommes  tenus 
à  la  vallée.  Mais  nous  vous  regardons,  géant. 

La  vie!  sa  continuité,  c'est  là  tout  ce  qui 
m'embarrasse.  Je  m'attache  à  la  suivre,  je  la 
veux  dans  sa  vérité.  Votre  Jésus  n'est  pas  le 
mien,  et  dans  la  page  sur  saint  Paul,  vous 
donnez  à  la  grâce,  à  l'amour  arbitraire  des 
élus  et  des  favoris,  de  produire  la  justice,  ce 
grand  amour  impartial.  Elle  ne  le  peut  pas 
et  ne  le  pourra  pas  de  toute  l'éternité. 

Question  énorme,  souveraine,  qui  a  enterré 
tant  de  dynasties,  tant  de  politiques  diverses! 
Les  rois  passent,  elle  reste,  le  clergé  reste 
aussi,  jusqu'à  ce  que  l'humanité,  sur  le  nou- 
vel autel,  prenne  enfin  le  pontificat. 

Que  de  choses  nous  aurions  à  nous  dire! 
votre  absence  est  une  calamité  publique. 

Je  vous  embrasse  de  tout  cœur,  cher  génie 
et  cher  citoyen. 

J.  M.C) 

<■'  Musée  Carnavalet. 


REVUE   DE   LA    CRITIQUE. 


443 


Le  Siècle. 

17  avril  1864. 


Edmond  Texier. 


Sbakflpeare  et  Hugo  !  Deux  noms  appareillés  ! 
C'est  le  Titan  commenté  par  un  frère! 

Qu'on  ne  croie  pas,  du  reste,  que  l'illustre 
écrivain  se  borne  à  l'examen  critique  de  la 
vie,  du  caractère  et  des  œuvres  de  l'homme 
extraordinaire  qui  naquit  en  1564,  à  Stratford- 
sur-Avon,  dans  le  comté  de  Warwick;  si 
vaste  que  soit  le  sujet,  Victor  Hugo  ne  peut 
s'y  confiner,  et  sur  ce  grand  lit  shakespearien 
où  depuis  un  siècle  se  sont  prélassés,  avec 
toutes  leurs  aises,  les  commentateurs,  les  cri- 
tiques, les  scholiastes  et  les  biographes,  le 
poète  s'allonge  et  fait  sauter  la  cloison. 

Pour  lui,  Shakespeare  est  le  clou  auquel  il 
accroche  son  manifeste,  car  ce  livre  de  Victor 
Hugo  est  comme  le  manifeste  agrandi  de  cet 
autre  manifeste,  publié  il  y  a  trente  ans,  et 
appelé  la  Préface  de  CromweU.  Un  horizon  en- 
trevu lui  fait  deviner  un  autre  horizon,  il 
prend  son  vol,  s'élance  dans  l'espace  des 
idées  et  plane  sur  toutes  les  cimes.  Shakes- 
peare est  un  point  rayonnant  dans  l'humanité. 
Partant  de  ce  point,  Victor  Hugo  remonte  à 
tous  les  grands  flambeaux  qui  ont  versé  sur 
le  monde  leur  rayonnement.  Lisez  le  mer- 
veilleux chapitre  qui  a  pour  titre  Lxs  Ge'nies, 
et  vous  verrez  passer,  dans  un  éblouissement, 
comme  une  flamboyante  procession  d'astres. 
C'est  le  récit  épique  des  étapes  lumineuses, 
le  résumé  de  l'histoire  universelle,  l'addition 
des  chiffres  qui  donnent  pour  total  la  civili- 
sation, et,  dans  ces  quarante  ou  cinquante 
pages,  comme  dans  tout  le  livre,  le  style 
bouillonne  comme  la  lave  du  volcan;  les 
mots  fouettés  par  le  vent  de  l'idée  se  préci- 
pitent, vagues  puissantes,  en  soulevant  des 
flocons  d'images;  style  fulgurant,  inimitable, 
qui  me  fait  involontairement  songer  à  cet  arc 
d'Ulysse  que  le  roi  d'Ithaque  courbait  sous 
la  vaillante  pression  de  son  bras,  et  qui,  dans 
les  mains  impuissantes  des  prétendants,  pa- 
raissait disproportionné  et  ridicule. 


Le  Charivari. 
20  avril  1864. 


Pierre  VÉron. 


Tous  ceux  qui  ont   lu   et  pensé    à   notre 
époque  se    rappellent   l'impression    profonde 


que  laisse  \  l'esprit  l'entrevue  de  Charlemagne 
et  de  Charles-Quint,  dans  cette  magnifique 
œuvre  qu'on  appelle  Hernani. 

Je  dis  :  entrevue  et  je  maintiens  le  mot,  car  il 
semble  —  tant  est  puissante  l'évocation  — 
que  ce  monologue  devienne  dialogue  par 
instants. 

C'est  la  Majesté  morte  qui  ressuscite 
pour  répondre  à  la  Majesté  vivante.  C'est  le 
passé  et  le  présent  du  Suprême  Pouvoir  qui 
subissent  une  réciproque  confrontation. 

Scène  splendide,  sans  nul  doute,  sujet 
digne  d'admiration. 

Mais  à  mesure  que  j'avançais  dans  la  lecture 
du  livre  dont  je  viens  de  vous  entretenir,  un 
rapprochement  presque  inévitable  s'est  offert 
à  ma  mémoire  et  j'ai  trouvé  qu'il  était  un 
spectacle  plus  émouvant  encore,  c'est  celui 
de  Victor  Hugo  descendant  dans  le  tombeau 
de  Shakespeare  et  causant  tête  à  tète  avec 
cette  ombre  colossale. 

Souverains  pour  souverains,  ceux  de  l'In- 
telligence m'ont  paru  autrement  nobles  et 
grandioses!  Et  les  premiers  ont  été  diminués 
de  tout  ce  qui  rehaussait  les  seconds  ! 

Tandis  qu'en  effet,  entre  les  monarques 
d'Hemanij  ce  sont  les  ambitions  personnelles, 
les  intérêts  politiques,  la  science  de  l'asservis- 
sement, les  piètres  splendeurs  de  la  conquête 
qui  sont  en  jeu;  ici,  entre  les  deux  poètes, 
c'est  l'Avenir  de  la  Pensée,  ce  sont  les  pro- 
blèmes de  la  conscience  humaine,  les  mys- 
tères de  la  Destinée  universelle,  les  intérêts 
du  grand,  du  vrai,  du  beau! 

La  devise  des  uns  était  :  Tout  pour  nous  ! 

La  devise  des  autres  est  :  Tout  pour  tous! 

Dans  l'entrevue  de  Charlemagne  et  de 
Charles-Quint,  on  peut  apprendre  à  opprimer 
les  hommes;  dans  celle  de  Victor  Hugo  et  de 
Shakespeare,  on  apprend  à  les  rendre  meilleurs. 
Mon  Dieu,  oui! 

. . .  Ce  livre  de  William  Shakespeare  nous 
offre  cette  saisissante  étrangeté  de  voir  un 
esprit  créateur  comme  celui  de  Victor  Hugo 
essayant  ses  immenses  forces  sur  un  terrain  en 
quelque  sorte  nouveau  pour  lui.  Le  terrain 
de  la  critique. 

Mais  rassurez-vous.  L'aigle  ne  s'est  pas 
laissé  rogner  les  ailes  pour  entrer  dans  la 
volière  des  La  Harpe,  des  Auger,  des  père 
BouhourSjdes  Le  Batteux.  L'illustre  écrivain 
vient  au  contraire  pour  inaugurer  une  ère 
nouvelle. 


444 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


...  Le  William  Shakfipeare,  de  Victor  Hugo, 
a  inauguré  la  critique  de  l'admiration  au  lieu  et 
place  de  la  critique  du  dénigrement. 

Ce  n'est  pas  seulement  Shakespeare,   c'est  . 
le  Poète  même,  le  Poète  de  tous  les  âges  et  de 
toutes  les  nations  qu'il  glorifie. 

Ce  livre  est  en  quelque  sorte  la  Marseillaise 
de  l'Idée. 

...  Il  faut  lire  surtout  les  chapitres  intitulés 
le  xix'  siècle  et  l'Hiltoire  réelle.  Jamais  le  progrès 
n'avait  été  affirmé  avec  plus  de  persuasion, 
avec  plus  de  grandeur. 

. . .  Pour  moi  je  ne  sais  rien  de  plus  digne 
que  cette  existence  donnée  au  travail  et  conso- 
lée par  lui,  que  cet  idéal  poursuivi  sans  dé- 
faillance, que  ce  labeur  d'un  seul  au  profit 
de  tous. 

L'Académie  ne  sera  peut-être  pas  contente. 
Elle  déclarera  en  mettant  ses  besicles  sur  son 
nez  que  tel  point  la  choque,  que  telle  virgule 
la  blesse,  que  ce  jambage  est  trop  long  et 
cette  phrase  trop  courte.  Elle  ne  se  doute  pas 
d'une  chose,  l'Académie! 

C'est  que  l'histoire  impartiale  écrira  un  jour  : 

Au  mois  d'avril  de  l'an  de  grâce  1864,  les 
quarante  étaient  au  nombre  de  trente-huit. 
Sur  ces  trente-huit,  trente-sept  perdaient  leur 
temps  à  se  brûler  de  l'encens  sous  le  nez, 
à  ne  pas  faire  le  dictionnaire,  à  se  déguiser  en 
moines,  à  donner  des  coups  d'épingle  dans 
l'eau,  à  jouer  au  scrutin,  à  passer  le  pont 
des  Arts,  à  couronner  des  rosières  de  lettres, 
à  distribuer  des  jetons  de  présence  à  la  vertu 
patentée. 

Pour  ces  trente-sept  c'était  le  grand  deside- 
ratum,  la  question  palpitante,  l'aspiration 
suprême  que  de  savoir  si  M.  Autran,  de 
Marseille,  homme  à  son  aise,  aurait  dix-huit 
voix  ou  serait  éternellement  balloté  entre 
seize  et  dix-sept. 

Pendant  ce  temps-lk  le  trente-huitième  aca- 
démicien, —  un  maladroit  qui  n'entendait 
rien  au  bien-être,  —  vivait  loin  de  son  fauteuil 
rembourré,  remuait  des  idées  au  lieu  de 
remuer  des  boules  blanches  et  noires,  regar- 
dait dans  les  âmes  au  lieu  de  lorgner  les  tri- 
bunes garnies  de  chapeaux  roses. 

Des  trente-sept  autres,  —  sauf  rares  excep- 
tions, —  moi  l'Histoire,  je  déclare  que,  s'il 
m'en  souvient,  il  ne  m'en  souvient  guère. 

Quant  au  trente-huitième,  j'ai  gravé  son 
nom  sur  l'airain. 

Il  s'appelait  Victor  Hugo. 


he  Nain  jaune. 
7  mai  1864. 


Francisque  Sarceï. 


UNE  THEORIE   DE  VICTOR  HUGO. 

Elle  est  bien  singulière,  cette  théorie!  et 
voilà  la  première  fois  que  je  la  vois  formulée 
avec  ce  ton  d'affirmation  dogmatique  et  hau- 
taine. M.  Victor  Hugo  prétend  que  les 
hommes  de  génie  ne  relèvent  pas  de  la  critique; 
qu'il  faut  les  adorer  dans  leurs  misères  aussi 
bien  que  dans  leurs  grandeurs,  et  que  signa- 
ler en  eux  un  endroit  faible,  c'est  faire  preuve 
ou  d'une  présomption  ridicule,  ou  d'une 
insupportable  malveillance. 

Mais  laissons  la  parole  au  maître  lui-même  ; 
il  a  une  façon  de  dire  qui  n'est  pas  moins 
étonnante  que  les  choses  qu'il  exprime. 

Sarcey  cite  certains  des  passages  qui 
«  rétonnent  1)  et  poursuit  : 

Six  cents  pages  d'admiration  !  et  de  fortes 
pages,  des  pages  d'in-octavo  ;  les  Oraisons  fu- 
nèbres j  VHiffoire  de  Charles  XII  et  le  Gil  Bios 
de  Le  Sage  tiendraient,  en  les  pressant  un  peu, 
dans  cette  énorme  partition.  Voilà  bien  de 
l'encre,  du  papier  et  du  temps  perdus.  Car 
enfin,  du  moment  qu'il  ne  faut  qu'admirer, 
sans  savoir  ni  comment,  ni  pourquoi,  en  véri- 
table brute,  je  n'ai  pas  besoin  d'en  lire  si 
long.  Un  dévot  prétendait  que  toute  la  reli- 
gion était  dans  le  mot  Dieu,  qu'il  répétait 
sans  cesse,  criant  à  mains  jointes  :  Dieu  !  Dieu! 
et  s'abîmant  dans  cette  extase.  M.  Victor 
Hugo  n'avait  qu'à  se  mettre  à  genoux,  et  à 
crier  infatigablement  :  Shakespeare!  Shakes- 
peare! en  nous  invitant  à  faire  comme  lui. 
Tout  le  reste  était  inutile. 

Inutile.-'  oui,  sans  doute,  s'il  ne  s'agissait, 
en  effet,  que  de  Shakespeare.  Mais  ce  pauvre 
Shakespeare,  c'est  bien  lui  dont  on  porte 
l'image  dans  les  rues;  ce  n'est  pas  lui,  au  fond, 
que  l'on  chôme.  Pour  Victor  Hugo  il  n'y  a 
qu'un  grand  homme  au  monde,  et  c'est 
Victor  Hugo. 

...  Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange  en  cette 
théorie,  c'est  la  conviction  parfaite,  absolue, 
avec  laquelle  il  l'applique  ingénument.  Il  ne 
prend  plus  la  peine  de  penser  :  à  quoi  bon  ? 
La  sève  sait  ce  qu'elle  fait,  mais  lui,  par  mal- 


REVUE   DE   LA   CRITIQUE. 


445 


heur,  ne  le  sait  plus  du  tout.  Il  ne  se  tour- 
mente plus  du  soin  d'écrire  :  pourquoi  faire  ? 
La  racine  sait  son  métier.  Mais  ce  métier 
d'écrivain,  on  dirait  qu'il  l'oublie  tous  les 
jours.  C'est  à  peine  si  nous  retrouvons,  dans 
quelques  phrases  éparses,  le  Victor  Hugo 
que   nous  avons  tant   admiré  et   tant  aimé. 

. . .  Les  mots  se  heurtent  les  uns  contre  les 
autres,  substantifs  contre  substantifs;  plus  de 
verbes;  Dieu  avait  créé  le  verbe;  Victor  Hu- 
go, de  sa  grâce,  le  supprime.  Rien  de  plus 
étrange  que  cette  succession  de  phrases  courtes, 
d'où  a  disparu  le  mot  qui  constitue  toute 
phrase.  On  ne  sait  plus  si  on  Ut  du  français 
ou  du  chinois. 

. . .  Victor  Hugo  ne  se  doute  pas  de  l'im- 
popularité profonde  où  il  tombe  peu  à  peu, 
et  du  mal  que  lui  font  ceux  qui  le  louent  à 
tous  propos,  et  hors  de  toute  mesure,  comme 
il  aime  à  être  loué.  Le  public  s'est  fatigué  de 
l'entendre  appeler  le  Grand  :  voilà  déjà  que 
l'on  commence  à  rire. 

...Quelques  rieurs  ont  donné  le  branle; 
voilà  que  tout  s'effondre  et  que  le  dieu  croule. 

Le  grand  Pan  est  mort. 


Revue  des  Deux-Mondes. 
ij  mai  1864. 


George  Sand. 


LETTRE  D'UN  VOYAGEUR. 

...  Ce  livre  que  je  lis  est  grand  ;  il  embrasse 
tout,  car  il  se  répond  à  lui-même;  et  nulle 
objection  soulevée  par  telle  page  qui  ne  soit 
victorieusement  résolue  à  la  page  suivante  : 
colère  et  douceur,  violence  et  caresse  de  la 
vérité,  c'est  une  clé  qui  semble  ouvrir  tous 
les  mondes  de  l'infini.  C'est  la  glorification 
ardente  de  l'idéal,  mais  c'est  aussi  l'embrasse- 
ment  plein  d'entrailles  avec  le  réel.  C'est  la 
passion  de  la  justice  avec  la  pitié  pour  le  mal. 
Évidemment  l'auteur  est  ici  à  l'apogée  de  sa 
force,  de  sa  lumière,  de  sa  santé  intellectuelle 
et  morale.  Jamais  son  style  n'a  été  plus 
ample,  et,  ne  lui  en  déplaise,  plus  sobre.  Il 
a  les  deux  faces  du  talent  en  une  seule,  ses 
deux  ailes  sont  d'égale  longueur.  Sa  prose  est 
aussi  belle  que  ses  plus  beaux  vers,  son  expres- 
sion est  immense  sans  être  difforme,  ses 
images  sont  éblouissantes  sans  être  confuses. 
On  l'aborde  toujours  avec  un  certain  eflFroi, 
comme  on  aborde  la  mer;  mais  on  se  calme 


à  mesure  qu'on  avance.  Cet  océan  gronde 
toujours  aussi  haut,  mais  il  est,  d'un  horizon 
à  l'autre,  harmonie  et  limpidité;  il  vous 
communique  sa  force,  il  remplit  votre  esprit 
de  sa  splendeur.  Vous  vous  sentez  tout  à  coup 
de  force  vous-même  à  vous  confier  à  cette 
grande  houle  qui  chante  comme  Amphion, 
et  vous  abordez  à  tous  les  rivages  qu'elle  bat 
ou  caresse,  sans  craindre  les  monstres  qui 
menacent,  sans  méconnaître  les  esprits  célestes 
qui  sourient. 

Il  a  écrit  ce  livre  pour  dire  que  la  poésie  est 
aussi  nécessaire  à  l'homme  que  le  pain.  Tout 
ce  qu'il  dit  le  prouve  ;  mais  ce  qui  le  prouve 
plus  que  tout,  la  preuve  des  preuves,  c'est  la 
beauté  du  livre.  On  sent  qu'avec  lui  on  monte 
un  échelon  au-dessus  de  soi-même,  et  si  l'on 
ne  craignait  l'orgueil,  on  oserait  dire  que  sa 
puissance  vous  attire  jusqu'à  lui.  Elle  vous 
épure,  elle  vous  allège.  On  est  fier  de  penser 
comme  lui  sur  les  devoirs  du  poëte  envers  les 
faibles;  on  est  heureux  d'entendre  proclamer 
sa  propre  foi  par  cette  bouche  d'or.  Il  y  a  de 
l'archange  dans  le  combat  de  cette  âme  ins- 
pirée contre  les  chimères  qui  rugissent  encore 
sur  les  bords  de  l'abîme  du  passé,  l'igno- 
rance, la  superstition,  le  mensonge,  la  foHe, 
la  cruauté,  la  barbarie.  Quelle  noble  guerre 
à  l'égoïsme,  à  la  peur,  à  la  faiblesse  !  quelle 
vigoureuse  défense  des  opprimés,  et  quel  élar- 
gissement offert  au  sentiment  de  l'idéal  ! 
Comme  cette  acceptation  sans  réserve  et  sans 
critique  des  grandes  aspirations  de  la  pensée 
est  généreuse  et  jeune  ! 

Pourtant  il  y  aurait  à  dire.  La  critique  est 
une  législation  ou  un  enseignement  :  législa- 
tion, elle  ne  peut  se  passer  de  lois;  enseigne- 
ment, elle  ne  peut  se  passer  de  méthode.  Sa 
mission  est  de  former  le  goût.  Peut-on  former 
le  goût.?  J'en  doute;  mais  on  peut,  on  doit 
faitre  naître  le  besoin  de  goûter,  et  en  tirant 
les  sens  de  leur  apathie  naturelle,  on  les  force 
à  s'aider  du  discernement.  Je  ne  te  parle  pas 
ici  seulement  des  écrivains  critiques,  je  parle 
de  toi  et  de  moi,  je  parle  de  nous  tous  qui, 
à  toute  heure  de  notre  vie,  sommes  appelés  à 
exercer  notre  jugement  sur  toutes  les  choses 
de  la  nature  et  de  la  civilisation.  Nous 
sommes  bien  forcés  alors  de  distinguer  un 
vice  d'une  vertu,  une  ombre  d'un  rayon, 
une  tache  d'une  beauté.  Sans  cela,  nous  n'au- 
rions pas  de  raison  pour  admirer  et  apprécier 
quoi  que  ce  soit.  Que  nous  nous  trompions 


446 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


tous  et  sans  cesse,  que  les  plus  grands  se 
trompent,  que  Voltaire,  le  roi  de  la  critique, 
se  soit  trompé,  peu  importe,  le  fait  ne 
prouve  rien  ;  il  faut  que  la  critique  soit,  et 
Dieu  a  prononcé  cette  parole  aussitôt  apr^s 
avoir  dit  le  fiât  lux  de  la  poésie. 

. . .  Rubens  et  Mozart,  pourquoi  n'êtes- 
vous  pas  de  la  couronne  d'étoiles  tressée  par  le 
poëte  ?  Le  poëte  n'a-t-il  de  véritable  enthou- 
siasme, de  prédilection  instinctive  que  pour 
les  génies  qui  sont  à  la  limite  du  ciel  et  de 
l'enfer  ?  N'admet-il  pas  qu'un  génie  puisse 
être  lumière  et  rien  que  lumière,  comme 
Mozart?  Et  s'il  faut,  pour  les  nobles  besoins 
de  sa  noble  thèse,  que  les  surhumains  et  les 
conteltés  soient  seuls  admis  dans  son  panthéon , 
Rubens  n'a-t-il  pas  le  droit  de  s'asseoir  à  côté 
de  Rembrandt?  Qui  donc  a  été,  qui  est 
encore  plus  contesté  que  lui  par  la  petite  cri- 
tique ?  Et  Mozart  aussi ,  n'a-t-il  pas  le  droit 
de  demander  vengeance  contre  l'école  du  petit 
ramage  italien  moderne  qui  le  repousse  encore 
comme  l'introducteur  du  prétendu  nuageux 
germanique  en  Italie  ?  —  Mozart  nuageux  ! 
Mozart,  le  fils  du  lac  et  du  soleil  ! 

...  Le  poëte  n'a  pas  voulu  seulement  déifier 
les  poëtes.  Il  n'a  pas  voulu  dire  que,  dans 
cette  race  incapable  d'avancer.  Dieu  a  jeté  de 
siècle  en  siècle  quelques  êtres  d'exception  des- 
tinés à  lui  crier  :  «  Nous  marchons  sans  toi. 
Nous  sommes  seuls  élus;  tu  auras  besoin, 
toi,  pour  exister,  des  lentes  découvertes  de  la 
science.  Nous  venons  de  Dieu  directement  ;  tu 
es  né,  toi,  du  chêne  ou  du  rocher.  » 

Non  !  il  y  a  un  chapitre  magnifique  sur  les 
âmes  qui  prouve  bien  que,  si  Dieu  verse  plus 
de  lumière  sur  une  tête  que  sur  une  autre, 
c'est  par  de  mystérieux  desseins  sur  toutes. 
Pourquoi  cet  atome,  pareil  aux  autres  atomes, 
devient-il  Homère  ou  Hésiode  ?  C'est  parce 
que  le  moment  est  venu  où  l'humanité, 
enceinte  de  ces  génies,  peut  et  veut  les  mettre 
au  monde.  Ils  sont  initiés  au  prodigieux, 
mais  ils  ne  sont  pas  nés  du  prodige.  Ils  nous 
appartiennent,  ils  sont  notre  chair  et  nos  os. 
Virtuellement  nous  sommes  tous  Homère  ou 
Mozart,  ou  Rubens.  Tous  les  glands  de  la 
forêt  ne  donnent  pas  de  beaux  arbres,  mais 
dans  tous  les  glands  il  y  a  le  germe  d'une 
forêt  de  chênes.  Donc  tout  homme  en  qui  la 
sève  divine  n'a  pas  été  étouffée  ou  détournée 
de  sa  fonction  est  un  homme  complet.  Les 
grands  poëtes  sont  des  hommes  réussis,  mais 


ils  ne  sont  rien  de  plus  que  des  hommes,  et 
c'est  pour  cela  que  nous  les  aimons. 

. . .  Victor  Hugo  est  resté  le  plus  jeune  de 
sa  génération.  Il  est  encore  violemment  ému 
des  clameurs  humaines,  à  ce  point  qu'il 
semble  ne  pas  distinguer  les  petites  des 
grandes.  Un  jardinier  qui  traite  les  rossignols 
de  "vilaines  bêtes  l'irrite  autant  que  Saturne 
dévorant  ses  enfants;  heureux  .privilège  de 
cette  jeunesse  exubérante  !  il  a  au  service  de 
son  indignation  autant  d'éloquence  pour 
maudire  l'un  que  pour  railler  l'autre.  Il  n'est 
pas  de  ceux  dont  on  peut  dire  :  vous  verrez 
qu'il  se  calmera  !  non  ;  il  se  jouera  toujours 
avec  la  foudre.  C'est  son  élément.  Il  aura 
passé  sa  vie  à  foudroyer,  frappant  quelquefois 
à  faux,  mais  toujours  fort,  oubliant  Mozart 
aujourd'hui,  ne  pardonnant  peut-être  pas 
demain  à  Goethe.  Mais  que  de  vers  sublimes, 
que  de  prose  magnifique,  que  d'images 
éblouissantes,  que  de  vigueur  et  d'abondance 
nous  aurions  perdus,  s'il  se  fût  laissé  tout 
doucement  vieillir  ! 


^evue  Française. 
\"  juin  1864. 


E.  DES  ESSARTS. 


...  «  À  l'occasion  de  Shakespeare  toutes  les 
questions  qui  touchent  à  l'Art  se  sont  présen- 
tées à  son  esprit.  »  Shakespeare  n'occupe  donc 
que  quelques  chapitres  de  ce  long  ouvrage. 
La  plupart  du  temps  il  disparaît  «  derrière  son 
introducteur».  Nous  le  disons  franchement, 
sans  songer  à  en  tirer  un  grief  contre  M.  Vic- 
tor Hugo.  Sachons  échapper  au  travers  assez 
commun  chez  les  lettrés  de  demander  aux 
romanciers  ou  aux  poëtes  autre  chose  que  ce 
qu'ils  nous  promettent  et  d'appliquer  à  un 
volume  de  sonnets  des  exigences  tolérables 
pour  un  poëme  épique.  Plus  d'un  a  reproché 
à  M.  Victor  Hugo  sa  perpétuelle  intervention 
dans  ce  livre.  Cette  intervention  n'est-elle 
pas  annoncée  par  les  premières  lignes  ?  Est-il 
d'ailleurs  d'un  médiocre  intérêt  de  voir  l'un 
des  plus  beaux  génies  de  notre  temps  se  repo- 
ser de  l'invention  dans  le  recueillement  et 
nous  donner  le  résultat  de  ses  rêveries  et  de 
ses  recherches  à  l'appui  de  ses  odes,  de  ses 
romans,  de  ses  drames  ?  Un  poëte  qui  se  fait 
critique  une  fois  de  plus,  un  maître  qui  veut 
juger  ses  aînés,    l'auteur  de  Kuy  Bios  et  de 


REVUE   DE   LA   CRITIQUE. 


447 


Notre-Dame  parcourant  l'histoire  littéraire  et 
selon  ses  préférences  choisissant  ses  stations; 
le  penseur  étudiant  les  relations  futures  de 
l'art  avec  la  société,  voilà  ce  que  l'on  trouve 
dans  ce  livre.  Connaissez-vous  un  spectacle 
plus  intéressant,  plus  digne  d'attention  et  de 
respect  ?  «  Ne  pas  admirer  Eschyle,  »  dit  avec 
raison  M.  Victor  Hugo,  «  est  un  signe  de  mé- 
diocrité». Rester  indifférent  à  ce  livre  serait 
un  acte  d'irrévérence  et  d'ingratitude  envers 
le  génie. 

...  «  Ily  a  des  hommes-océans,  »  dit  quelque 
part  réminent  critique  en  parlant  de  Shake- 
speare et  de  tous  ceux  qu'il  lui  associe.  Cette 
métaphore  indique  les  limites  de  l'admiration 
de  M.  Victor  Hugo.  Où  n'est  pas  la  tempête, 
il  ne  daigne  pas  reconnaître  la  majesté  et  la 
grandeur.  En  réalité  qu'est-ce  que  cette  liste 
si  restreinte  et  dont  nous  combattons  l'exi- 
guïté }  c'est  en  quelque  sorte  le  tableau  généa- 
logique des  aïeux  littéraires  de  M.  Victor 
Hugo,  c'est  la  famille  poétique  de  celui  qui 
a  dressé  Éviradnus  à  la  hauteur  des  Titans 
féodaux  d'Alighieri  et  qui  a  sculpté  les  gigan- 
tesques figures  de  Job  et  de  Barberousse  dans 
le  rocher  même  où  se  débattait  Prométhée 
enseveli.  Mais  ce  groupe  restreint,  si  imposant 
qu'il  soit,  ne  nous  représente  pas  tous  les 
grands  initiateurs  de  l'humanité;  Dieu  merci, 
l'humanité  est  plus  riche,  et  jamais  elle  ne 
consentira  à  se  laisser  ravir  une  partie  de  ses 
plus  purs  trésors  par  un  poëte  trop  grand 
pour  ne  pas  régler  ses  préférences  sur  ses  affi- 
nités ! 

Il  y  a  parenté  entre  M.  Victor  Hugo  et 
ceux  pour  lesquels  nous  professons  du  reste 
une  admiration  aussi  fervente  quoique  moins 
limitée.  Autrement  les  comprendrait-il  à  ce 
degré  de  pénétration  et  de  profondeur  auquel 
personne  n'a  atteint  avant  lui  .''  une  si  rare 
intelligence  de  créations  complexes  et  parfois 
énigmatiques  ne  peut  s'expliquer  que  par  des 
liens  impérieux,  par  d'occultes  sympathies 
qui,  en  traversant  les  siècles,  ont  fait  revivre 
l'œuvre  des  morts  aux  yeux  du  noble  vivant 
qui  les  interrogeait.  Cette  revue  des  génies 
est  une  perpétuelle  évocation,  le  vrai  aperçu 
à  travers  le  grand,  la  vision,  à  la  fois  réelle 
et  idéale,  des  poètes  qui  sont  aussi  des  géants, 
la  ressemblance  humaine  fixée  et  la  parcelle 
divine  saisie  dans  les  êtres  d'action  et  de  mys- 
tère qui  ont  fait  entrer  dans  leur  œuvre  la 
vie  toujours,  souvent  l'infini  ! 


Après  avoir  regretté  que  Bossuet  ne 
figure  pas  dans  la  liste  des  génies, 
E.  des  Essarts  ajoute  : 

Enfin  nous  ne  pouvons  comprendre  que 
Gœthe  soit  également  rejeté  au  nom  de  l'In- 
fini, Gœthe,  le  poëte  surhumain  des  deux 
Fauffj  qui  dans  son  œuvre  a  fait  tenir  la  lutte 
moderne  de  l'âme  humaine  entre  le  Doute  et 
la  Foi,  lutte  aussi  épique,  aussi  formidable 
que  le  grand  duel  d'Ilion  ;  les  obsessions  du 
passé  gothique  représentées  par  Méphisto- 
phélès  et  le  cœur  de  Brocken  ;  la  nostalgie  de 
l'antiquité  personnifiée  dans  l'évocation  d'Hé- 
lène, le  rêve  des  dieux  inconnus  et  de  l'éter- 
nel Féminin  ;  œuvre  immense  qui  traverse  le 
Paganisme,  le  Moyen- Age,  la  Renaissance, 
le  scepticisme  voltairien,  le  panthéisme  germa- 
nique ;  épopée  religieuse  qui  va  d'Hésiode  à 
Hegel  ;  troisième  œuvre  cyclique  de  l'huma- 
nité. 

...  On  a  vu  quels  génies  l'Esthétique  de 
M.  Victor  Hugo  reconnaissait  pour  maîtres 
et  modèles  de  l'Art,  et  quel  était  à  travers  les 
siècles  son  invariable  critérium,  la  présence  ou 
le  défaut  d'infini.  Les  exigences  ne  s'arrêtent 
pas  là.  Mais  dans  son  principe  essentiel  elle 
est  indépendante  et  large.  La  première  formule 
qu'elle  pose,  supprime  toutes  les  formules 
restrictives  et  pédantesques.  Ce  n'est  rien  que 
«liberté  dans  l'art».  V)ilà  ce  qui  assure  à 
M.  Victor  Hugo  une  originalité  de  critique 
non  moins  grande  que  son  originalité  lyrique 
et  dramatique.  C'est  d'avoir  fondé  son  esthé- 
tique sur  la  ruine  de  toutes  les  règles  factices, 
de  tous  le^  procédés  d'école,  de  toutes  les 
conventions.  Par  là,  ne  fùt-elle  pas  rehaussée 
par  les  splendeurs  de  style,  de  la  Préface  de 
Cromwell  à  William  Shakespeare^  cette  esthé- 
tique serait  profonde  et  durable.  «  L'Art  est 
libre.»  Quelle  parole  plus  féconde,  plus 
conforme  à  la  Raison  a  jamais  été  jetée  dans 
le  monde  !  quel  retentissement  elle  a  eu, 
quels  résultats  elle  a  produits  depuis  trente 
ans  !  Toute  œuvre  personnelle  et  vivante  à 
répondu  à  ce  cri  de  liberté.  Tout  critique 
supérieur  s'est  imposé  comme  un  devoir  de 
respecter  la  franchise  de  l'inspiration,  et  de 
substituer  la  complète  intelligence  des  œuvres 
à  l'ancienne  confrontation  avec  ces  poétiques 
qui  ne  prévoient  pas  les  poètes.  Une  révolu- 
tion a  donc  été  faite  dans  l'Art  parmi  ceux 
qui  créent  et  parmi  ceux  qui  jugent,  en  vertu 


448 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


de  quatre  ou  cinq  principes  inaugurés,  pro- 
clamés, rajeunis  sans  cesse  par  l'initiateur 
Victor  Hugo. 

Malgré  les  dissidences  qu'il  provoquera  et 
les  contradictions  respectueuses  qu'il  fera 
naître,  un  tel  livre  ne  peut  en  résumé 
qu'ajouter  à  la  gloire  si  complète  de  M.  Vic- 
tor Hugo.  C'est  le  couronnement  de  son 
œuvre  critique.  Il  est  de  la  destinée  de 
M.  Victor  Hugo  de  nous  donner  des  chefs- 
d'œuvre  depuis  une  douzaine  d'années.  Ro- 
mancier, il  a,  dans  quelques  parties  des 
Misérables,  laissé  bien  loin  derrière  lui  Notre- 
Dame  de  Paris;  poëte ,  il  n'a  pas  été  plus  pathé- 
tique que  dans  les  Contemplations,  plus  sublime 
que  dans  la  he'gende  des  siècles.  Critique,  il  n'a 
jamais  déployé  plus  d'intuition  et  de  logique 
éloquente  que  dans  cette  rédaction  définitive 
de  l'esthétique  dont  il  avait  fourni  simultané- 
ment les  exemples  et  les  préceptes. 

Le  Alpi.  -  Turin. 
3,  5  et  II  janvier  i86j. 

Angelo  Brofferio. 

...  Je  cherche  à  réconforter  mon  âme  par 
la  lecture,  bien  des  fois  répétée,  du  dernier 
ouvrage  de  Victor  Hugo  qui,  comme  vous 
le  savez,  est  depuis  environ  quarante  ans,  un 
incorrigible  révolutionnaire  en  littérature,  en 
philosophie,  en  politique  et  en  beaucoup 
d'autres  choses. 

...  Ce  nouveau  livre  de  Victor  Hugo , 
intitulé  William  Sbakfipeare,  fut  très  censuré 
dans  les  régions  officielles,  spécialement  dans 
les  sphères  dirigeantes  de  Paris,  de  Rome,  de 
Madrid  et  même  un  peu  de  Turin  ;  il  fut 
même  un  peu  ridiculisé  et  un  tant  soit  peu 
calomnié  aussi. 

. . .  Victor  Hugo  proteste  dans  les  premières 
pages  de  son  livre  qu'il  ne  veut  pas  faire  un 
commentaire  aux  œuvres  de  Shakespeare  ; 
mais  que  son  vrai  but  est  de  saisir  des  occa- 
sions de  la  vie  et  des  écrits  de  l'illustre  Anglais 
pour  exprimer  ses  propres  pensées  sur  chaque 
argument  qui  se  présente  devant  lui,  passant 
en  revue  les  choses  d'ici-bas  en  les  examinant 
sans  entraves,  avec  la  plus  grande  liberté  de 
jugement.  Moi  aussi,  je  ferai  de  même... 

...  Y  a-t-il  des  idées  nouvelles  dans  ce  livre  ? 
Tout  est  nouveau  ;  et  même  les  pensées  que 
vous  avez  déjà  eues  vous-même,  que  d'autres 


ont  déjà  eues,  vous  les  trouvez  nouvelles,  par 
la  forme  neuve  dont  elles  sont  revêtues.  Mais 
ce  qui  me  ravit  par-dessus  tout,  c'est  l'atmo- 
sphère dans  laquelle  notre  auteur  nous  incite 
à  vivre,  atmosphère  qui  n'a  aucun  des  cent 
miasmes  qui  infectent  cette  terre  misérable, 
atmosphère  échauffée  des  rayons  les  plus  lim- 
pides et  les  plus  ardents  du  soleil,  qui  vous 
enlèvent,  sans  que  vous  vous  en  aperceviez, 
aux  extases  du  ciel. 

. . .  Travailler  pour  ouvrir  les  yeux  au 
peuple,  voilà,  s'écrie  l'exilé  de  Jersey,  la 
nécessité  la  plus  urgente  de  l'époque,  la  mis- 
sion la  plus  noble  de  l'intelligence.  A  l'œuvre 
donc,  poursuit-il,  à  l'œuvre  tous,  avec  en- 
train, avec  une  volonté  inébranlable,  dans  un 
but  religieux. 

«  Il  s'agit  de  construire.  Mais  quoi  con- 
struire ?  Où  construire  ?  De  quelle  façon 
construire  ? 

«  Construire  le  peuple.  Le  construire  dans 
le  progrès.  Le  construire  par  la  lumière.  » 

A  développer  ces  problèmes  Victor  Hugo 
emploie  deux  chapitres  surprenants.  Le  pre- 
mier s'intitule  :  Les  EJprits  et  les  masses.  Le 
second  :  Le  beau  serviteur  du  'vrai.  Deux  titres 
qui  sentent  horriblement  la  démocratie. . . 

...  La  transformation  de  la  masse  en  peuple 
est  la  grande  œuvre  qui  veut  être  entreprise. 
Et  à  qui  en  appartient  l'initiative  .-•  Aux 
hommes  de  l'intelligence,  aux  écrivains,  aux 
orateurs,  aux  poètes  en  première  ligne.  Le 
poëte,  crie  Victor  Hugo,  a  charge  d'âmes. 
Fermement,  Victor  Hugo  est  le  poëte  de  la 
canaille. 

BroflFerio  suit  le  développement  de 
Victor  Hugo.  «Un  relèvement  moral  est 
nécessaire. . .  La  question  sociale  veut 
aujourd'hui  plus  que  jamais  être  placée 
dans  le  sentiment  de  la  dignité  hu- 
maine. » 

...  Que  les  écrivains  se  mettent  au  travail! 
Mais  en  France,  l'écrivain  appartient  le  plus 
souvent  à  une  caste,  alors  que  son  vrai  but 
devrait  être  de  faire  le  peuple. 

...  Le  beau  doit  servir  le  vrai,  sinon  le  beau 
est  inutile.  Victor  Hugo  s'insurge  ensuite 
contre  les  partisans  de  l'art  pour  l'art.  La 
muse  est  faite  pour  chanter,  pour  aimer, 
pour  croire,  pour  prier;  ce  n'est  pas  le  néant 
qu'elle  doit  chanter,  mais  l'idéal  ;  ce  n'est  pas 


REVUE   DE   LA   CRITIQUE. 


449 


elle-même  qu'elle  doit  aimer,  mais  l'huma- 
nité ;  ce  n'est  pas  au  dogme  qu'elle  doit 
croire,  mais  au  progrès  ;  ce  n'est  pas  l'idole 
qu'elle  doit  prier,  mais  l'infini. 

. . .  Honneur  à  qui  se  sacrifie. . .  Avec  ces 
règles  générales,  Victor  Hugo  passe  en  revue 
le  peu  d'écrivains  qui  ont  vraiment  servi  l'hu- 
manité par  les  voies  qu'il  a  prescrites.  Non 
Virgile,  mais  Homère;  non  Horace,  mais 
Juvénal;  ni  David  ni  Salomon,  mais  Job  et 
Isaïe;  non  Raphaël,  mais  Michel-Ange;  non 
Pope,  mais  Shakespeare;  non  Tite-Live,  mais 
Tacite;  non  Arioste,  mais  Dante,  et  quelques 
rares  encore  de  même  trempe  sont  les  génies 
que  notre  poëte  place  sur  un  piédestal. 

Il  est  impossible  dans  la  brièveté  de 
quelques  articles  de  résumer  les  jugements 
solennels  de  l'auteur  sur  la  vie  et  sur  les 
œuvres  de  ces  génies  immortels. 


Après  avoir  reproduit  les  traits  sous 
lesquels  Victor  Hugo  nous  présente  ces 
divers  génies,  Brofferio  songe  à  con- 
clure : 

J'ai  écrit  Fin  :  cela  pour  ne  pas  être  obligé 
de  continuer;  car,  si  cela  dépendait  de  moi 
seul,  avec  William  Shakespeare  et  avec  Vic- 
tor Hugo,  je  craindrais  de  ne  jamais  en  finir. 
Après  cette  déclaration,  pour  m'arracher  au 
péril  de  manquer  à  ma  parole,  permettez-moi 
de  vous  dire  en  peu  de  mots  que  s'il  vous 
presse  de  savoir  avec  quelle  magnifique  élo- 
quence, quelle  finesse  de  critique,  quelle 
haute  philosophie,  quel  élan  généreux  de 
patriotisme,  le  grand  poëte  va  discourant  de 
la  vie  et  des  œuvres  de  Shakespeare  pour 
l'instruction  de  notre  siècle,  vous  n'avez  pas 
d'autre  moyen  que  celui  de  faire  vous-même 
connaissance  avec  son  œuvre,  d'en  retourner 
chaque  feuillet  et  d'interroger  chaque  page 
qui  vous  donnera  des  réponses  sublimes. 

. . .  Aux  artistes,  aux  savants,  je  recomman- 
derai les  pages  qui  traitent  particulièrement  de 
critique  artistique,  littéraire  et  scientifique: 
non  la  critique  des  scholastiques,  des  rhéteurs, 
des  pédants,  misérables  balayeurs  de  gymnase, 
tourmenteurs  éternels  de  l'esprit  ;  mais  la  cri- 
tique qui  se  libère  de  ses  chaînes,  se  dégage 
des  règles,  et  s'élève  hors  des  sottises  des 
méthodistes  pour  suivre  le  progrès  de  l'intelli- 
gence humaine  vers  les  voies  du  ciel. 


...  En  confrontant  l'art  avec  la  science, 
Victor  Hugo  pense  qu'il  y  a  une  diversité 
totale  entre  eux.  Et  laquelle  .■*  —  La  science, 
dit-il,  est  perfectible  :  l'art  non.  Pourquoi  .* 
Parce  que  le  progrès  est  le  mouvement  de  la 
science  :  l'idéal  est  la  genèse  de  l'art. 

. . .  Quel  vaste  champ  de  méditation  sur  ces 
lignes  qu'avec  beaucoup  de  peine  j'ai  extraites 
de  pages  si  éloquentes  ! 

Mais  il  est  temps  de  conclure. 

L'histoire  de  la  réalité,  en  remplacement 
de  l'histoire  trompeuse  jusqu'ici  prévalente, 
est  le  symbole  qui  se  tient  au  faîte  de  l'œuvre 
comme  conclusion  pratique  des  idées  éparses. 

L'auteur,  jetant  un  regard  sur  le  dix-neu- 
vième siècle,  affirme  que  l'ère  présente  est 
fille  de  la  Révolution,  et  que  malgré  les 
obstacles,  le  siècle  agitateur  va  de  l'avant 
avec  la  torche  révolutionnaire. 

Non  certes  avec  la  torche  des  proscriptions, 
des  incendies,  des  gibets;  mais  avec  le  flam- 
beau de  l'intelligence  qui  examine,  qui  étu- 
die, qui  travaille,  qui  agit  pour  tirer  les  foules 
de  l'ignorance  dans  laquelle  elles  gisent. 

Les  libres  penseurs,  les  poètes,  les  écrivains, 
les  historiens,  les  philosophes,  les  orateurs 
contemporains  sont  tous  fils  de  la  Révolution. 
La  liberté  chétive  de  1789,  affermie  en  1793, 
les  a  bercés  dans  les  langes,  les  a  nourris  du 
lait  de  son  sein.  Ils  ont  tous,  et  certains  sans 
le  savoir,  de  ce  lait  dans  les  viscères,  de  cette 
moelle  dans  les  os,  de  cette  énergie  dans  la 
volonté,  de  cette  révolte  dans  le  raisonnement, 
de  ce  feu  dans  l'âme. 

Brofferio  suit  le  thème  de  Victor  Hugo  : 

Les  hommes  de  la  violence  sont  sur  le 
point  de  disparaître.  La  chair  à  canon  pense 
désormais  elle  aussi;  elle  aussi  s'éveille,  et 
perd  l'enthousiasme  d'être  mitraillée.  Les  héros 
(je  cite  et  je  traduis  de  nouveau)  les  héros 
ont  un  ennemi,  et  cet  ennemi  se  nomme  la 
finance.  Le  plus  grand  guerrier  des  temps 
modernes  n'est  pas  Napoléon,  c'est  Pitt, 
Napoléon  faisait  la  guerre,  Pitt  la  créait. 

...  Nous  les  admirerons  encore,  dit  Victor 
Hugo,  nous  les  admirerons  toujours  ces 
foudres  de  guerre,  à  condition  de  ne  plus  les 
revoir  jamais. 

...  Il  est  temps  que  commence  la  dynastie 
de  l'esprit;  l'heure  des  penseurs  est  pour  son- 
ner :  la  civilisation  consacrée  à  la  vraie  gloire 


450 


NOTES    DE   L'EDITEUR. 


les  reconnaît  pour  ses  artisans  :  leur  lignée 
s'irradie,  et  le  reste  s'obscurcit;  comme  le 
passé ,  l'avenir  leur  appartiendra  ;  cet  avenir  est 
confié  à  Dieu.  Tout  cela,  selon  Victor  Hugo, 


sera  une  reconstruction  de  l'histoire  des 
hommes  et  du  monde.  Voulons-nous  la 
refaire  vraiment  ?  La  refaire  sérieusement  ? 
i86j  est  chargé  de  répondre  ce  qu'il  faut. 


III 


NOTICE    BIBLIOGRAPHIQUE. 


William  Shakf^eare.  —  Paris,  Librairie 
internationale,  rue  de  Grammont,  n°  13, 
A.  Lacroix,  Verboeckhoven  et  C'%  éditeurs  à 
Bruxelles,  à  Leipzig,  à  Milan  et  à  Livourne 
(J.  Claje,  imprimeur,  rue  Saint-Benoît,  n°  7), 
1864,  in-8°,  couverture  imprimée.  Édition 
originale;  publiée  à  7  fr.  jo. 

William  Shak/fpeare.  —  Deuxième  édition. 
Paris,  Librairie  internationale,  boulevard 
Montmartre,  n°  ij,  au  coin  de  la  rue  Vi- 
vienne,  A.  Lacroix,  Verboeckhoven  et  C'% 
éditeurs  à  Bruxelles,  k  Leipzig  et  à  Livourne 
(imprimerie  L.  Poupart-Davyl),  1867,  in-i8. 
Première  édition  in-18,  publiée  à  3  fr.  jo. 

William  Shak.elpeare.  —  Édition  définitive. 
Philosophie,  II.  —  Paris,  J.  Hetzel  et  C", 
rue  Jacob,  n°  18;  A.  Quantin  et  C",  rue 
Saint-Benoît,  n"  7  (imprimerie  A.  Quantin), 
1882,  in-8°.  Prix,:  7  fr.  jo. 

William  Shakf§peare.  —  Petite  édition  défini- 
tive, Hetzel-Quantin,  in-i6  (s.  d.)  à  2  francs 
le  volume. 

William  ShakfSpeare.  —  Édition  collective. 
Philosophie,  IL  —  Paris,  Librairie  du  Victor 
Hugo  illustré,    rue   Thérèse,   n"   13   (impri- 


merie P.  Mouillot  (s.  d.),  1892,  grand  in-8''; 
couverture  illustrée.  A  paru  d'abord  en  17  li- 
vraisons à  10  centimes.  Le  volume  :  4  francs. 
(Publié  avec  hittérature  et  Philosophie  mêlées  et 
Paris.) 

William  Shakespeare.  —  Réimpression  de 
l'édition  précédente,  publiée  séparément.  Prix  : 
2  francs. 

William  Shakespeare.  —  Édition  nationale. 
Philosophie,  II.  —  Paris,  Emile  Testard 
et  C",  éditeurs,  rue  de  Condé,  n°  18  (typo- 
graphie G.  Chamerot  et  Renouard),  1894, 
in-4°.  Cinq  compositions  hors  texte.  30  francs 
le  volume. 

William  Shakespeare,  —  Édition  à  25  cen- 
times le  volume;  cinq  volumes  in-32,  Jules 
RouflF  et  C",  Paris,  1902. 

William  Shakespeare.  —  Édition  Nelson. 
Paris,  rue  Saint- Jacques,  n°  189,  1913.  Prix  : 
I  fr.  2j. 

William  ShakfSfeare. . .  —  Édition  de  l'Impri- 
merie nationale.  Paris,  Paul  Ollendorff.  — 
Albin  Michel,  éditeur,  rue  Hujghens,  n°  22, 
1936,  grand  in-8°. 


IV 


NOTICE  ICONOGRAPHIQUE. 


1886.  Édition  Hébert.  Deux  compositions 
de  François  Flameng.  —  Il  se  mit  pour  vivre 
à  garder  les  chevaux ...  —  A  partir  de  161} , 
Shakespeare  relie  à  sa  maison  de  New-Place . . . 
Gravées  par  A.  Mongin  et  R.  de  Los  Rios. 


1892.  Édition  du  Victor  Hugo  illustre.  — 
Portrait  de  William  Shakespeare.  —  Hamlet. 
—  Kome'o  et  Juliette.  —  Compositions  de 
E.  Hillemacher  gravées  par  Méaullc. 


NOTICE   ICONOGRAPHIQUE. 


451 


1864.  Édition  nationale  Emile  Testard, 
in-4°.  Cinq  compositions  de  Jacques  Wagrez  : 
Sbakffpeare.  —  Opbélie.  —  Koméo  et  Juliette.  — 
Macbeth.  —  L.es  joyeuses  commères  de  Windsor. 
Gravées  à  l'eau -forte  par  Louis  Ruet  et 
F.  Jeannin. 

1936.  Edition    de  l'Imprimerie    nationale. 


Portrait  de  Victor  Hugo  (Maison  de  Victor 
Hugo).  Couverture  de  l'édition  originale.  — 
Portrait  de  Shakespeare  et  maison  natale  de 
Shakespeare  (Édition  Jaggard  1623).  —  Quatre 
fac-similés  :  titre  du  manuscrit,  une  page  du 
manuscrit,  une  page  du  manuscrit  de  la  Pré- 
face pour  la  nouvelle  tradultion  de  Sbakffpeare  et 
une  épreuve  corrigée  par  Victor  Hugo. 


ILLUSTRATION  DES  ŒUVRES 


REPRODUCTIONS  ET  DOCUMENTS 


PHILOSOPHIE.    —    II. 


29 


WILLIAM 


SHAKESPEARE 


PARIS 

LIBRAIRIE    INTERNATIONALE 

13,    RUI     D£    CRAMMONT,     IJ 

A.    LACROIX,    VERBOECKHOVEN     ET    C%    ÉDITEURS 

A  BRUXELLES,  A  LEIPZIG,  A  MILAN  ET  A  LIVOURNE 
M    DCCC    LXIV 


Couverture  de  l'Edition   originale. 

455 


29. 


POK-TtATT   ©B   WiLLUM   ShAKESPEAXB.   (ÉdITION   JaGGA&D^    1623.) 


455  ^ù 


Maison  natale  de  Shakespeare  À  Stratford-sur-Avon. 
(Edition  Jaggard,  1623.) 


457 


^ 


^   /^^;^0^'Av 


^^.-^^,  4c^A*^  -^7^-»,  ^;-/;- 


y 0-7  it-^9^^t^^** 


^:  yi 


//*^ 


Fac-similé  du  manuscrit,  deuxif.me  partie.  (Voir  page  ii8.) 


459 


PI.  1.  ^éhSespeare.    p^  ^,^^ 

^       PREMIÈRE  PARTI^.'IC.i^ 

(V|,    -V i^^  . 


\  Il  y  a  une  douzaine  d'années,  dans  une  île  '^'- 

voisine  des  côtes  de  France,  une  maison,  d'as-^". 


(?^ 


A^l 


pect  mélancolique  en  toute  saison,  devenait  par-  /  rf^-j 
ticulièrement  sombre  à    cause  de  l'hiver  qui^  J^^ 
commençait.  Le.  vent  d'ouest,  soufflant  là  en  '      '        *^ 


pleine  liberté,  faisait  plus  épaisses  encore  sur    ^^''^^(p^^^^'^^a 
cette  demeure  toutes  ces  enveloppes  de  brouil-    '^/mM^'*^ 

flard  que  novembre  met  entre  la  vie  terrestre 
etfle  soleil.  Le  soir  vient  vite  en  automne  /  la  /j 
petitesse  des  fenêtres  s'ajoutait  à  la  brièveté 
des  jours  et  aggravait  la  tristesse  crépusculaire 
de  la  maison. 

La  maison,  qui  avait  une  terrasse  pour  toit, 
était  rectiligne,  correcte,  carrée,  badigeonnée 
de  frais,  toute  blanche.  C'était  du  méthodisme 
bâti.  Rien  n'est  glacial  comme  cette  blancheur 
anglaise.  Elle  semble  vous  offrir  l'hospitalité  de 
la  neige.  On  songe,  le  cœur  serré,  aux  vieilles 
baraques  paysannes  de  France,  en  bois,  joyeuses 
et  noires,  avec  des  vignes. 

A  la  maison  était  attenant  un  jardin  d'un 

Fac-similé  d'une  épreuve  corrigée  par  Victor  Hugo. 
461 


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Fac-similé  de  la  Puéface 


ŒUVRES  POSTHUMES  DE  VICTOR  HUGO 


POST-SCRIPTUM  DE  MA  VIE 


PHILOSOPHIE.  —  n.  3° 

mrBiMaiE   katioxiu. 


AVERTISSEMENT  DE   L'EDITEUR. 


Dans  une  note  placée  en  tête  de  l'édition  originale  de  Voli-Scriptum 
de  ma  uie,  Paul  Meurice  disait  :  «Il  y  a  deux  parts  à  faire  de  ces 
pages,  la  part  littéraire  et  la  part  philosophique  :  dans  la  première,  les 
idées  sur  Fart,  la  poésie  et  les  poètes  ;  dans  la  seconde,  les  hautes 
méditations  sur  l'âme  et  la  destinée,  sur  la  création  et  sur  Dieu». 
Paul  Meurice  avait  intitulé  la  première  partie  :  UE^rit}  la  seconde, 
l'Âme. 

Des  Tas  de  V terres,  pensées  choisies  selon  le  sujet  de  chaque  divi- 
sion, séparaient  les  morceaux  importants. 

Nous  avons  respecté  ce  classement,  mais  nous  avons  dû  enlever 
de  Volî-Scriptum  de  ma  uie  certains  récits  que  nous  avons  restitués  au 
Reliquat  de  William  Shakf^eare  :  on  vient  de  les  lire.  Nous  les 
avons  remplacés  ici  par  des  chapitres  inédits  j  quant  aux  Tas  de 
Pierres,  nous  les  avons  enrichis  d'une  centaine  de  pensées.  C'est  donc 
une  édition  en  partie  originale  que  nous  of&ons  aujourd'hui  aux 
lecteurs. 


30. 


F/9fI^'f 


/yn 


A 


Fac-similé  du  titre  Écrit  par  Victor  Hugo 
en  tete  du  manuscrit  original  de  pojt-jcriptum  de  ma  vie. 


L'ESPRIT 


TAS    DE    PIERRES. 
I. 


O  écrivains,  mes  contemporains,  vous  nés  avec  le  siècle,  et  vous  plus 
jeunes,  avenir  vivant  de  la  France,  je  vous  salue  et  je  vous  aime. 

Les  écrivains  et  les  poètes  de  ce  siècle  ont  cet  avantage  étonnant  qu'ils  ne 
procèdent  d'aucune  école  antique,  d'aucune  seconde  main,  d'aucun  modèle. 
Ils  n'ont  pas  d'ancêtres,  et  ils  ne  relèvent  pas  plus  de  Dante  que  d'Homère, 
pas  plus  de  Shakespeare  que  d'Eschyle.  Les  poètes  du  dix-neuvième  siècle, 
les  écrivains  du  dix-neuvième  siècle,  sont  les  fils  de  la  Révolution  fran- 
çaise. 

Ce  volcan  a  deux  cratères,  89  et  93.  De  là,  deux  courants  de  lave.  Ce 
double  courant,  on  le  retrouve  aussi  dans  les  idées. 

Tout  l'art  contemporain  résulte  directement  et  sans  intermédiaire  de  cette 
genèse  formidable.  Aucun  poëte  antérieur  au  dix-neuvième  siècle,  si  grand 
qu'il  soit,  n'est  le  générateur  du  dix-neuvième  siècle.  Nous  n'avons  pas  un 
homme  dans  nos  racines,  mais  nous  avons  l'humanité. 

Si  vous  voulez  absolument  rattacher  la  littérature  de  ce  siècle  à  des  hommes 
antérieurs  à  notre  époque,  cherchez  ces  hommes,  non  dans  la  littérature, 
mais  dans  l'histoire,  et  allez  droit  à  Danton,  par  exemple.  Mais  ce  mouve- 
ment vient  de  plus  haut  que  les  hommes.  Il  vient  des  idées.  Il  est  la  Révo- 
lution même. 

1863. 

J'aime  tous  les  hommes  qui  pensent,  même  ceux  qui  pensent  autrement 
que  moi.  Penser,  c'est  déjà  être  utile,  c'est  toujours  et  en  tout  cas  faire  effort 
vers  Dieu.  Les  dissentiments  des  penseurs  sont  peut-être  utiles.  Qui  sait.''  Au 
fond,  tous  vont  au  même  but,  mais  par  des  voies  différentes.  Peut-être  est-ce 
Dieu  même  qui  veut  que  les  routes  soient  diverses  pour  que  le  genre  humain 
ait  plus  d'éclaireurs.  A  force  de  battre  les  buissons  des  idées,  les  philosophes 
même  les  plus  lointains  et  les  plus  perdus  finissent  par  faire  lever  des 
vérités. 


474  POST-SCRIPTUM    DE   MA  VIE. 

J'écrivais  cela  un  jour  à  un  rêveur,  autrement  rêveur  que  moi,  qui  voulait 
m'entraîner  dans  sa  croyance  et  j'ajoutais  :  —  Je  vous  suivrai  donc  du  regard 
dans  votre  route,  mais  sans  quitter  la  mienne. 

[1845-1850.] 


J'appartiens  à  Dieu  comme  esprit  et  à  l'humanité  comme  force.  Pourtant 
l'excès  de  généralisation  mène  à  s'abstraire,  en  poésie,  et  à  se  dénationaliser, 
en  politique.  On  finit  par  ne  plus  adhérer  à  sa  vie  et  par  ne  plus  tenir  à  sa 
patrie. 

Double  écueil  que  je  tâche  d'éviter.  Je  cherche  l'idéal,  mais  en  touchant 
toujours  du  bout  du  pied  le  réel.  Je  ne  veux  ni  perdre  terre  comme  poëte, 
ni  perdre  France  comme  homme  politique. 

[Février  1874.] 


L'art  existe  de  plein  droit,  aussi  naturellement  que  la  nature.  L'art,  c'est 
la  création  propre  à  l'homme.  L'art  est  le  produit  nécessaire  et  fatal  d'une 
intelligence  limitée  comme  la  nature  est  le  produit  nécessaire  et  fatal  d'une 
intelligence  infinie.  L'art  est  à  l'homme  ce  que  la  nature  est  à  Dieu. 

[1833-1836.] 


La  poésie  contient  la  philosophie  comme  l'âme  contient  la  raison. 

[1830-1832.] 


La  logique  est  la  géométrie  de  l'intelligence.  Il  faut  de  la  logique  dans 
la  pensée  j  mais  on  ne  fait  pas  plus  de  la  pensée  avec  la  logique  qu'un 
paysage  avec  la  géométrie.  Les  figures  abstraites,  rigoureuses,  parfaites  et 
absolues  ne  se  superposent  pas  plus  aux  choses  de  l'homme  et  de  la  vie 

qu'aux  choses  de  la  création. 

[1840-1844.] 


L'intelligence  est  l'épouse,  l'imagination  est  la  maîtresse,  la  mémoire  est 

la  servante. 

[1830-1832.] 


TAS    DE   PIERRES.    -   I.  475 

Quand  l'homme  de  guerre  a  fini  sa  besogne  de  héros,  il  rentre  dans  sa 
maison  et  pend  son  épée  au  clou.  Il  n'en  va  pas  de  même  pour  les  penseurs. 
Les  idées  ne  s'accrochent  pas  au  clou  comme  les  épées.  Quand  le  philo- 
sophe, quand  le  poëte  se  repose,  ses  idées  continuent  de  combattre.  Elles 
s'en  vont  en  liberté,  comme  des  foUes  sublimes,  tout  briser  dans  les  mau- 
vaises âmes  et  remuer  le  monde. 

[1844-1848.] 

L'intelligence  et  le  cœur  sont  deux  régions  sympathiques  et  parallèles  5 
l'une  ne  s'élargit  pas  sans  que  l'autre  s'agrandisse  j  l'une  ne  se  hausse  pas  sans 
que  l'autre  s'élève. 

Dans  le  domaine  de  l'art,  il  n'y  a  pas  de  lumière  sans  chaleur. 


Les  idées  sont  des  épées  vivantes  qui,  une  fois  forgées  par  le  génie, 

prennent  des  ailes  et  combattent  toutes  seules  et  sans  avoir  besoin  d'une 

main  qui  les  tienne. 

^  [1847-1848.] 


Les  lettrés,  les  érudits,  les  savants,  montent  à  des  échelles 5  les  poètes  et 

les  artistes  sont  des  oiseaux. 

[1840-1844.] 


Voulez-vous  voir  d'un  seul  coup  d'oeil,  dans  une  sorte  d'abrégé  clair, 
frappant,  profond  et  vrai,  qui  donne  la  solution  en  même  temps  que  le  pro- 
blème, la  figure  de  beaucoup  de  questions  et  entre  autres  de  la  question  litté- 
raire de  ce  siècle,  regardez  un  chêne  au  printemps  :  vieilles  racines,  tronc 
vieux i  vieilles  branches,  feuilles  vertes,  fraîches  et  nouvelles.  La  tradition  et 
la  nouveauté,  la  tradition  produisant  la  nouveauté,  la  nouveauté  surgissant 

de  la  tradition.  Tout  est  là. 

[1838-1840.] 

L'homme,  même  le  plus  vulgaire  et  le  plus  positif j  comme  on  dit  de  nos 
jours,  a  besoin  de  rêverie.  Ne  fat-ce  qu'un  instant.  Ne  fût-ce  qu'un  éclair, 
il  lui  en  faut.  Mais  toutes  les  âmes  n'ont  pas  le  don  merveilleux  de  rêver 
spontanément.  Ce  qui  fait  que  la  musique  plaît  tant  au  commun  des 
hommes,  c'est  que  c'est  de  la  rêverie  toute  faite.  Les  esprits  d'élite  aiment 
la  musique,  mais  ils  aiment  encore  mieux  faire  leur  rêverie  eux-mêmes. 

[1840-1844.] 


4/6  POST-SCRIPTUM  DE  MA  VIE. 

Plus  la  pensée  tombe  de  haut,  plus  elle  est  sujette  à  s'évaporer  en  rêverie. 

Gavarnie,  31  août  [1843.] 

La  pensée  d'un  homme  de  génie  est  une  vrille  sans  fin.  Le  trou  qu'elle 

fait  va  toujours  s'approfondissant  et  s' élargissant. 

[1836.] 


On  s'étonne  de  voir  les  hommes  de  génie  au  milieu  d'une  foule  d'assail- 
lants lutter  seuls  contre  tous,  et  l'on  s'émerveille  de  les  voir  vaincre.  On  se 
trompe,  ils  ne  sont  pas  seuls.  Dans  cette  sombre  mêlée  d'idées  et  de  haines 
qui  les  entoure,  ils  ont  deux  déesses  invisibles,  deux  guerrières  célestes  qui 
combattent  pour  eux,  et  qui  sont  invincibles  comme  dans  l'Arioste  et  invul- 
nérables comme  dans  Homère.  Ces  deux  redoutables  auxiliaires  sont  la  rai- 
son et  la  vérité;  la  raison,  qui  est  la  lumière  humaine j  la  vérité,  qui  est  la 

lumière  divine. 

[1842-1844.] 

Il  y  a  une  sorte  de  solitude  hautaine  qui  semble  nécessaire  aux  géants  et 
aux  génies.  Certains  esprits  immenses  semblent  isolés  dans  leur  siècle.  Ni  le 
chêne  ne  souffre  à  côté  de  lui  de  grands  arbres,  ni  le  soleil  de  grands  astres. 

Ce  sont  là  comme  des  ébauches  et  des...  ^'^  de  la  solitude  de  Dieu. 

[i8j9-i86o.] 


Je  ne  suis  pas  bégueule  devant  l'art  et  devant  la  nature.  J'accepte.  Donnez- 
moi  le  Parthénon,  l'Alhambra,  le  Munster,  la  grande  Pyramide,  la  tour  de 
porcelaine,  donnez-moi  Sainte-Sophie,  Heidelberg,  le  Kremlin,  l'Escurial; 
donnez-moi  les  cathédrales,  les  mosquées,  les  pagodes j  donnez-moi  Phidias 
et  Michel- Ange,  Eschyle  et  Dante,  Shakespeare  et  Lucrèce,  Job  et  Molière; 
donnez-moi  la  forêt,  l'étang,  le  lac,  la  grande  plaine  rousse,  le  pré  vert,  des 
tas  de  papillons,  des  volées  d'aigles,  le  Sahara  avec  son  lion,  Paris  avec  son 
peuple;  donnez-moi  la  montagne,  la  mer,  l'homme,  la  femme,  le  vieillard, 
l'enfant,  le  ciel  bleu,  la  nuit  noire,  la  petitesse  du  colibri,  l'énormité  des 
constellations;  c'est  bien;  j'aime  tout;  je  n'ai  pas  de  préférence  dans  l'idéal 
et  dans  l'infini;  je  ne  fais  pas  le  délicat;  je  ne  fais  pas  le  difficile;  je  ne  fais 

pas  la  petite  bouche;  je  suis  le  Gargantua  du  beau. 

[1869-1871.] 

(''  Mot  illisible  sous  la  rature.  {Noie  de  l'Editeur.) 


TAS   DE   PIERRES.   -   I.  477 

Une  voix  crie  au  poëte  :  Sois  le  poëte  de  l'avenir,  sois  l'homme  de  la 
génération  qui  vient  après  la  nôtre,  étudie  les  lois  et  les  abus ,  et  préoccupe- 
toi  de  la  société.  Une  autre  voix  lui  dit  :  Sois  le  poëte  du  présent  pour 
toutes  les  générations  futures,  sois  l'homme  perpétuel,  contemple  les  arbres 
et  les  étoiles,  et  préoccupe-toi  de  la  nature. 

Laquelle  écouter  ?  —  Toutes  les  deux. 

Sois  le  poëte  de  la  nature,  tu  seras  le  poëte  des  hommes. 

[1838-1840.] 


Fixez  votre  regard  sur  l'œuvre  des  poètes  complets,  voici  ce  que  vous 
trouvez  :  dans  le  détail,  dans  la  forme,  une  précision  sévère,  et  dans  le  fond 
une  grandeur  étrange  et  presque  illimitée  qu'on  ne  peut  contempler  sans  y 
découvrir  à  chaque  instant  de  nouveaux  horizons  pleins  du  rayonnement 
mystérieux  de  l'infini.  Cela  est  la  vraie  poésie,  qui  se  compose  du  beau  et 
de  l'idéal  et  qui  les  combine.  Fusion  d'éléments  presque  contraires  que  le 
génie  seul  peut  accomplir!  Le  beau  veut  des  contoursj  l'idéal  veut  de  l'in- 
défini. 

[1844-1846.] 


UTILITE   DU   BEAU. 


Un  homme  a,  par  don  de  nature  ou  par  développement  d'éducation,  le 
sentiment  du  Beau.  Supposez-le  en  présence  d'un  chef-d'œuvre,  même  d'un 
de  ces  chefs-d'œuvre  qui  semblent  inutiles,  c'est-à-dire  qui  sont  créés  sans 
souci  direct  de  l'humain,  du  juste  et  de  l'honnête,  dégagés  de  toute  préoccu- 
pation de  conscience  et  faits  sans  autre  but  que  le  Beauj  c'est  une  statue, 
c'est  un  tableau,  c'est  une  symphonie,  c'est  un  édifice,  c'est  un  poëme.  En 
apparence,  cela  ne  sert  à  rien;  à  quoi  bon  une  Vénus?  à  quoi  bon  une 
flèche  d'église?  à  quoi  bon  une  ode  sur  le  printemps  ou  l'aurore,  etc.,  avec 
ses  rimes?  Mettez  cet  homme  devant  cette  œuvre.  Que  se  passe-t-il  en  lui? 
Le  Beau  est  là.  L'homme  regarde;  l'homme  écoute;  peu  à  peu,  il  fait  plus 
que  regarder,  il  voit;  il  fait  plus  qu'écouter,  il  entend.  Le  mystère  de  l'art 
commence  à  opérer;  toute  œuvre  d'art  est  une  bouche  de  chaleur  vitale; 
l'homme  se  sent  dilaté.  La  lueur  de  l'absolu,  si  prodigieusement  lointaine, 
rayonne  à  travers  cette  chose,  lueur  sacrée  et  presque  formidable  à  force 
d'être  pure.  L'homme  s'absorbe  de  plus  en  plus  dans  cette  œuvre;  il  la  trouve 
belle;  il  la  sent  s'introduire  en  lui.  Le  Beau  est  vrai  de  droit.  L'homme,  sou- 
mis à  l'action  du  chef-d'œuvre,  palpite,  et  son  cœur  ressemble  à  l'oiseau  qui, 
sous  la  fascination,  augmente  son  battement  d'ailes. 

Qui  dit  belle  œuvre  dit  œuvre  profonde;  il  a  le  vertige  de  cette  merveille 
entr'ouverte.  Les  doubles  fonds  du  Beau  sont  innombrables.  Sans  que  cet 
homme,  soumis  à  l'épreuve  de  l'admiration,  s'en  rende  bien  clairement 
compte  peut-être,  cette  religion  qui  sort  de  toute  perfection,  la  quantité  de 
révélation  qui  est  dans  le  Beau,  l'éternel  affirmé  par  l'immortel,  la  consta- 
tation ravissante  du  triomphe  de  l'homme  dans  l'art,  le  magnifique  spectacle, 
en  face  de  la  création  divine,  d'une  création  humaine,  émulation  inouïe  avec 
la  nature,  l'audace  qu'a  cette  chose  d'être  un  chef-d'œuvre  à  côté  du  soleil, 
l'ineffable  fusion  de  tous  les  éléments  de  l'art,  la  ligne,  le  son,  la  couleur, 
l'idée,  en  une  sorte  de  rhythme  sacré,  d'accord  avec  le  mystère  musical  du 
ciel,  tous  ces  phénomènes  le  pressent  obscurément  et  accomplissent,  à  son 
insu  même,  on  ne  sait  quelle  perturbation  en  lui.  Perturbation  féconde.  Une 
inexprimable  pénétration  du  Beau  lui  entre  par  tous  les  pores.  Il  creuse  et 


UTILITE   DU   BEAU.  479 

sonde  de  plus  en  plus  l'œuvre  étudiée  j  il  se  déclare  que  c'est  une  victoire 
pour  une  intelligence  de  comprendre  cela,  et  que  tous  peut-être  n'en  sont 
pas  capables  ni  dignes^  il  y  a  de  l'exception  dans  l'admiration,  une  espèce  de 
fierté  améliorante  le  gagne  5  il  se  sent  éluj  il  lui  semble  que  ce  poëme  l'a 
choisi.  Il  est  possédé  du  chef-d'œuvre.  Par  degrés,  lentement,  à  mesure  qu'il 
contemple  ou  à  mesure  qu'il  lit,  d'échelon  en  échelon,  montant  toujours, 
il  assiste,  stupéfait,  à  sa  croissance  intérieure j  il  voit,  il  comprend,  il  accepte, 
il  songe,  il  pense,  il  s'attendrit,  il  veutj  les  sept  marches  de  l'initiation j  les 
sept  notes  de  la  lyre  auguste  qui  est  nous-mêmes.  Il  ferme  les  yeux  pour 
mieux  voir,  il  médite  ce  qu'il  a  contemplé,  il  s'absorbe  dans  l'intuition,  et 
tout  à  coup,  net,  clair,  incontestable,  triomphant,  sans  trouble,  sans  brume, 
sans  nuage,  au  fond  de  son  cerveau,  chambre  noire,  l'éblouissant  spectre 
solaire  de  l'idéal  apparaît  i  et  voilà  cet  homme  qui  a  un  autre  cœur. 

Quelque  chose  en  lui  se  redresse  et  quelque  chose  se  penche  j  la  contem- 
plation est  devenue  éblouisse  ment,  la  méditation  est  devenue  pitié.  Il  semble 
que  cet  esprit  ait  renouvelé  sa  provision  d'infini.  Il  se  sent  meilleur.  Il 
déborde  de  miséricorde  et  de  mansuétude.  S'il  était  juge,  il  absoudrait^  s'il 
était  soldat,  il  dirait  à  l'ennemi  :  mon  frère j  s'il  était  prêtre,  il  éteindrait 
l'enfer.  Le  chef-d'œuvre,  inconscient,  a  donné  à  cet  homme  toutes  sortes  de 
conseils  sérieux  et  doux.  Une  mystérieuse  impulsion  dans  le  sens  du  bien  lui 
est  venue  de  ce  bloc  de  pierre,  de  cette  mélodie  qui  ressemble  à  une  voca- 
lise de  fauvette,  de  cette  strophe  où  il  n'y  a  que  des  fleurs  et  de  la  rosée.  La 
bonté  a  jailli  de  la  beauté.  Il  y  a  de  ces  étranges  effets  de  source  qui  tiennent 
à  la  communication  des  profondeurs  entre  elles. 

Lady  Montagu ,  après  avoir  vu  au  Trippenhaus  d'Amsterdam  l' Amalthée 
de  Jordaëns,  s'écriait  :  Je  voudrais  avoir  là  un  pauvre  pour  lui  vider  ma  bourse  dans 
les  mains! 

Etre  grand  et  inutile,  cela  ne  se  peut.  L'art,  dans  les  questions  de  progrès 
et  de  civilisation,  voudrait  garder  la  neutralité  qu'il  ne  pourrait.  L'humanité 
ne  peut  être  en  travail  sans  être  aidée  par  sa  force  principale,  la  pensée. 
L'art  contient  l'idée  de  liberté,  arts  libéraux;  les  lettres  contiennent  l'idée 
d'humanité,  humaniores  littera.  L'amélioration  humaine  et  terrestre  est  une 
résultante  de  l'arc,  inconscient  parfois,  plus  souvent  conscient.  Les  mœurs 
s'adoucissent,  les  cœurs  se  rapprochent,  les  bras  embrassent,  les  énergies 
s'entresecourent,  la  compassion  germe,  la  sympathie  éclate,  la  fraternité  se 
révèle,  parce  qu'on  lit,  parce  qu'on  pense,  parce  qu'on  admire.  Le  Beau 
entre  dans  nos  yeux  rayon  et  sort  larme.  Aimer  est  au  sommet  de  tout. 

L'art  émeut.  De  là  sa  puissance  civilisatrice.  Les  émus  sont  les  bonS}  les 
émus  sont  les  grands.  Tout  martyr  a  été  émuj  c'est  par  l'émotion  qu'il  est 
devenu  impassible.    Les  grandes  fermetés   viennent  des  pleurs.  Le  héros 


480  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

songe  à  la  patrie j  et  ses  yeux  se  mouillent.  Caton  commence  par  l'atten- 
drissement. 

Insistons  sur  cette  vérité  ignorée  et  surprenante  :  l'art,  à  la  seule  condition 
d'être  fidèle  à  sa  loi,  le  Beau,  civilise  les  hommes  par  sa  puissance  propre, 
même  sans  intention,  même  contre  son  intention. 

Certes,  si  jamais  un  esprit,  au  milieu  des  misères  terrestres,  en  face  des 
catastrophes  et  des  attentats,  en  présence  de  toutes  ces  choses  que  nous 
nommons  droit,  honneur,  vérité,  dévouement,  devoir,  a  représenté  la 
volonté  absolue  d'indifférence,  c'est  Horace.  Cette  vaste  rage  de  Juvénal 
contre  le  mal,  cette  écume  du  lion  juste,  cherchez-la  dans  Horace 5  vous 
trouverez  le  sourire.  Horace,  c'est  le  neutrcj  il  veut  l'être  du  moins.  Un 
esprit  qui  se  veut  eunuque,  quel  froid  terrible!  S'il  a  une  foi,  elle  est 
contraire  au  progrès.  C'est  l'indifférence  implacable.  La  satiété,  voilà  le  fond 
de  sa  sérénité.  Horace  fait  sa  digestion.  Il  a  le  contentement  accablé  du  repu. 
L'intestin-colon  lui  monte  au  cerveau.  Ce  qui  fut  convoitise  devient 
sécrétion  en  bas  et  idée  en  haut,  c'est  là  tout  le  travail  de  sa  machine.  Il  a 
bien  soupe  chez  Mécène,  ne  lui  en  demandez  pas  plusj  ou  il  vient  de  faire 
une  partie  de  paume  avec  Virgile,  chassieux  comme  lui.  On  s'est  fort 
diverti.  Quant  aux  temps  présents  ou  passés,  quant  a.u  fas  et  au  fiefa^j  quant 
au  bien  et  au  mal,  quant  au  faux  et  au  vrai,  il  n'en  a  cure.  Sa  philosophie  se 
borne  à  l'acceptation  bienveillante  du  fait,  quel  qu'il  soitj  l'iniquité  qui 
donne  de  bons  dîners,  est  son  amie;  il  est  le  commensal  né  du  crime  réussi. 
Prendre  l'horreur  publique  au  sérieux,  fi  donc!  Cela  nuancerait  d'une  teinte 
foncée  son  style  qui  veut  rester  transparent;  son  hexamètre,  si  libre  devant 
la  prosodie,  est  esclave  devant  César;  cette  danse  s'achève  à  plat  ventre.  Ses 
épîtres  ont  cette  surface  de  sagesse  qu'a  eue  La  Fontaine  plus  tard  :  «Le  sage 
dit  selon  le  temps  :  Vive  le  roi  !  vive  la  ligue  !  »  Ses  satires  n'exercent  sur  les 
lois  et  les  mœurs  aucune  surveillance;  l'affreux  spectacle  permanent  des 
Esquilies  obtient  de  lui  en  passant  un  vers  insouciant;  ses  odes  mentionnent 
les  dieux,  font  écho  presque  machinalement  à  l'ode  sacerdotale  grecque,  et 
mettent  en  équilibre  Jupiter  et  César;  et  quant  à  l'amour,  le  puer  auquel 
elles  s'adressent  volontiers  est  frère  du  Bathylle  d'Anacréon  et  du  Corydon 
de  Virgile.  Ajoutez,  à  chaque  instant,  l'obscénité  toute  crue.  Voilà  le  poëte. 
Qu'est-ce  que  l'homme.?  un  poltron  qui  a  jeté  son  bouclier  dans  la  bataille, 
un  sophiste  des  appétits,  n'ayant  qu'un  but,  la  jouissance,  un  douteur  ne 
croyant  qu'à  la  possession  de  l'heure,  un  enfant  du  peuple  en  domesticité 
chez  le  Tyran,  un  badin  du  lendemain  de  la  république  morte,  un  romain 
qui  a  derrière  lui  Rome  tuée  par  Octave  et  qui  ne  retourne  même  pas  la  tête 
pour  regarder  le  cadavre  sacré  de  sa  mère.  C'est  là  Horace. 


UTILITÉ   DU    BEAU.  481 

Eh  bien,  lisez-le.  Ce  scepti(][ue  vous  consolidera,  ce  lâche  vous  enflammera, 
ce  corrompu  vous  assainira^  et  de  la  lecture  de  cet  homme  qui  n'est  pas  bon, 
vous  sortirez  meilleur. 

Pourquoi?  c'est  qu'Horace,  c'est  beau. 

Et  qu'à  travers  le  mal,  qui  est  à  la  surface,  le  Beau,  qui  est  au  fond, 

agit- 

Forma,  la  beauté.  Le  Beau,  c'est  la  forme.  Preuve  étrange  et  inattendue 

que  la  forme,  c'est  le  fond.  Confondre  forme  avec  surface  est  absurde.  La 

forme  est  essentielle  et  absolue}  elle  vient  des  entrailles  mêmes  de  l'idée. 

Elle  est  le  Beauj  et  tout  ce  qui  est  le  Beau  manifeste  le  vrai. 

Insistons  sur  ces  évidences  très  difficiles  à  admettre. 

L'émotion  de  lire  Horace  est  exquise.  C'est  une  jouissance  toute  littéraire, 
et  singulièrement  profonde.  On  s'absorbe  dans  ce  rare  langage;  chaque  détail 
a  une  saveur  à  part.  Une  forte  quantité  de  bon  sens  est  malheureusement 
conciliable  avec  l'abaissement  moral;  tout  ce  bon  sens-là  est  dans  Horace. 
Entre  les  quatre  murs  du  fait  accompli,  comme  il  raisonne  juste!  Mais  c'est 
ici  qu'on  apprend  à  distinguer  justesse  de  justice.  Du  reste,  il  n'est  pas  bon, 
nous  venons  de  le  dire;  mais  il  n'est  pas  méchant.  Etre  méchant,  c'est  un 
effort;  Horace  ne  fe.it  pas  d'effort. 

Son  style  se  place  entre  le  lecteur  et  lui,  d'abord  comme  un  voile,  puis 

comme  une  clarté,  puis  comme  une   forme  d'autre  chose  qui  n'est  plus 

Horace,  qui  est  le  Beau.  Une  certaine  disparition  d'Horace  se  fait.  Le  côté 

méprisable  se  développe  sous  le  côté  aimable.  La  turpitude  atténuée  devient 

bagatelle  :  Nescio  quid  meditans  nugarum.  Cette  philosophie  lâche  dans  ce  style 

souple  est  douce  à  voir  flotter  comme  la  ceinture  défaite  de  Vénus  ;  nul 

moyen  de  faire  la  grosse  voix  contre  cet  enchantement.  Ce  vers  Phryné 

montre  sa  gorge,  et  il  n'y  a  plus  là  de  juges;  il  y  a  des  hommes  vaincus. 

Cette  victoire  du  style  sur  le  lecteur  est-elle  malsaine  ^  Loin  de  là.  L'extase 

littéraire  est  essentiellement  honnête.  Il  est  impossible  de  la  mal  prendre  et 

de  s'en  mal  trouver.  Une  certaine  chasteté  se  dégage  de  toute  poésie  vraie. 

Peu  à  peu  le  bon  sens  d'Horace  perd  la  mauvaise  odeur  de  son  origine,  ce 

style  pur  le   filtre,  et  l'on  ne  sent  plus  que  l'ascendant  de  cette   raison. 

Horace  est  limpide  et  net.  Le  lecteur  est  tout  à  la  joie  de  voir  si  clair  dans 

un  esprit,  à  travers  une  épaisseur  de  deux  mille  ans.  Horace  est  un  composé 

de  raison  qui  peut  être  divine  et  de  sensualité  qui  peut  être  bestiale;  ce 

composé,  espèce  d'être  mixte  fort  humain  d'ailleurs,  discute  dans  l'épître,  rit 

dans  la  satire,  chante  dans  l'ode,  se  condense  dans  ce  vers,  y  produit  on  ne 

sait  quelle  lumière,  et  s'y  transfigure  en  sagesse.  C'est  de  la  sagesse  d'oiseau. 

Boire,  manger,  dormir,  gazouiller  à  l'aube,  faire  le  nid  et  l'amour.  Cette 

sagesse,  qui,  avant  d'être  celle  d'Horace,  était  celle  de  Salomon,  devient 

PHILOSOPHIE.  —  II.  31 

IMPIUMEIUE    KATIOlltE. 


482  POST-SCRIPTUM    DE    MA  VIE. 

bonne  dans  cette  poésie,  tant  cette  poésie  est  saine.  Dans  cette  poésie  il  y  a  du 
parfum,  il  y  a  du  baiser,  il  y  a  du  rayon. 

Toutes  les  révoltes  contre  la  pédanterie  sont  là  :  prosodie  disloquée,  césure 
dédaignée,  mots  coupés  en  deuxj  mais  dans  cette  licence  que  de  science!  Tel 
hémistiche  est  une  joie,  et  l'on  se  récrie.  Le  contact  de  ce  vers  fin  et  fort  est 
toute  éducation  pour  la  pensée  ^  c'est  une  volupté  de  manier  ces  hexamètres 
avec  les  doigts  de  lumière  de  l'esprit ^  on  devient  délicat  à  toucher  ce  divin 
style  5  et  le  plus  barbare  en  sort  civilisé.  Louis  XVIII,  philosophe  relatif, 
disait  :  C  'eH  Horace  qui  m'a  rendu  libéral. 

On  médite  ces  ressources  infinies  de  légèreté  et  de  force.  Le  vers,  familier, 
se  tourne,  se  dresse,  saute,  va,  vient,  se  fouille  du  bec,  et  n'a  qu'un  souci  : 
être  beau.  Quoi  de  plus  charmant  qu'un  moineau-franc  tout  à  l'arrangement 
de  ses  plumes!  Horace  arrive  à  cette  toute-puissance  qu'a  la  gentillesse  des 
enfants  j  il  s'impose  indolemment  et  insolemment  5  il  a  la  pleine  liberté  de  la 
grâce j  le  despotisme  de  l'élégance  est  en  lui.  C'est  le  railleur,  qui,  à  volonté, 
est  le  lyrique  J  et  quand  il  lui  plaît  d'être  lyrique,  il  devient,  cette  aventure- 
là  lui  arrive,  presque  grand.  Telle  de  ses  odes  est  un  triomphe.  Les  odes 
d'Horace  font  vaguement  songer  à  des  vases  d'albâtre.  Telle  strophe  semble 
portée  par  deux  bras  blancs  au-dessus  d'une  tête  lumineuse.  C'est  ainsi  que 
de  certains  versets  de  la  Bible  semblent  revenir  de  la  fontaine. 

Tel  est  Horace.  D'autres  ont  des  dons  plus  augustes,  le  flamboiement 
terrible,  la  foudre  aux  serres,  la  vertu  fière  et  planante,  l'offensive  aux 
méchants,  les  colères  du  sublime,  tous  les  glaives  qu'on  peut  tirer  de  ce 
fourreau,  l'indignation,  les  grands  espaces,  les  grands  essors,  une  réverbération 
de  Cocyte  ou  d'Apocalypse j  Horace,  lui,  règne  par  le  charme  serein.  Il  a  ce 
qu'on  pourrait  nommer  la  blancheur  du  style. 

Chose  merveilleuse,  et  ce  sont  là  les  étonnements  croissants  de  l'art 
contemplé,  oui,  l'on  peut  affirmer  que  les  idées  dans  Horace,  ce  qu'on 
nomme  le  fond,  ce  n'est  que  la  surface,  et  que  le  vrai  fond  c'est  la  forme, 
cette  forme  éternelle  qui,  dans  le  mystère  insondable  du  Beau,  se  rattache 
à  l'absolu. 

Voulez-vous  un  autre  exemple  .f^  Prenez  Virgile. 

Qu'y  a-t-il  de  plus  misérable  comme  idée  que  ceci  :  Octave-Auguste 
admis  parmi  les  astres  et  les  étoiles  se  rangeant  pour  lui  faire  place.  Jamais  la 
flatterie  fut-elle  plus  abjecte .^^  C'est  l'idée,  c'est  le  fond,  n'est-ce  pas.?  Et  c'est 
plat,  et  honteux.  Voici  la  forme  : 

Tuque  adeo,  quem  mox  qu2  sint  habitura  deorum 
Concilia,  inccrtum  est;  urbesne  invisere,  Caesar. 


UTILITÉ   DU    BEAU.  483 

Terrarumque  velis  curam  et  te  maximus  orbis 
Auctorem  frugum  tempestatumque  potentem 
Accipiat,  cingens  materna  tempora  myrtoj 
An  deus  immensi  venias  maris  j  ac  tua  nautx 
Numina  sola  colant,  tibi  serviat  ultima  Thule, 
Teque  sibi  generum  Tethys  emat  omnibus  undisj 
Anne  novum  tardis  sidus  te  mensibus  addas , 
Qua  locus  Erigonen  inter  Chelasque  sequentes 
Panditur  :  ipse  tibi  jam  brachia  contrahit  ardens 
Scorpius ,  et  cœli  justa  plus  parte  relinquit  : 
Quidquid  eris,  (nam  te  nec  sperent  Tartara  regem, 
Nec  tibi  regnandi  veniat  tam  dira  cupido , 
Quamvis  Elysios  miretur  Grxcia  campos , 
Nec  repetita  sequi  curet  Proserpina  matrem) , 
Da  facilem  cursum ,  atque  audacibus  annue  cœptis , 
Ignarosque  vix  mecum  miseratus  agrestes , 
Ingredere,  et  votis  jam  nunc  assuesce  vocari. 


Je  lis  ces  vers,  je  subis  cette  forme,  et  quel  est  son  premier  efïet?  j'oublie 
Auguste,  j'oublie  même  Virgile;  le  lâche  tyran  et  le  chanteur  lâche 
s'effacent,  comme  Horace  tout  à  l'heure,  le  poëte  s'éclipse  dans  sa  poésie j 
j'entre  en  vision;  le  prodigieux  ciel  s'ouvre  au-dessus  de  moi,  j'y  plonge,  j'y 
plane,  je  m'y  précipite,  je  vois  la  région  incorruptible  et  inaccessible, 
l'immanence  splendide,  les  mystérieux  astres,  cette  voie  lactée,  ce  zodiaque 
amenant  chaque  mois  au  zénith  un  archipel  de  soleils,  ce  scorpion  qui 
contracte  ses  bras  énormes,  la  profondeur,  l'azur;  et,  par  l'idée,  par  ce  que 
vous  nommez  le  fond,  j'étais  dans  le  petit,  et  par  le  style,  par  ce  que  vous 
nommez  la  forme,  me  voilà  dans  l'immense. 

Que  dites-vous  de  vos  distinctions,  forme  et  fond.»^ 

Il  y  a  deux  hommes  dans  cet  homme,  un  courtisan  et  un  poëte;  le 
poëte  esclave  du  courtisan,  hélas!  comme  l'âme  de  la  bête  dans  la  machine 
humaine.  Le  courtisan  a  eu  une  idée  vile,  il  l'a  confiée  au  poëte,  l'aigle 
avec  un  ver  de  terre  dans  le  bec  n'en  vole  pas  moins  au  soleil,  et  de 
l'idée  basse  le  poëte  a  fait  une  page  sublime.  O  sainteté  involontaire  de 
l'art!  splendeur  propre  à  l'esprit  de  l'homme!  Beauté  du  Beau! 

Tous  les  développements  qu'on  donne  à  une  vérité  convergent,  et  c'est 
pourquoi  nous  sommes  ramenés  ici  à  une  observation  déjà  faite  à  propos 
d'Horace  :  il  y  a  dans  cette  page  superbe  une  surface  et  un  fond  ;  la  surface , 
c'est  ce  que  vous  appelez  l'idée  première,  c'est  la  louange  courtisane  à 
Auguste;  le  fond,  c'est  la  forme.  Par  la  vertu  du  grand  style,  la  surface,  la 
flatterie  au  maître,  immonde  écorce  du  sublime,  se  brise  et  s'ouvre,  et  par 
la  déchirure,  le  fond  étoile  de  l'art,  l'éternel  Beau,  apparaît. 

31- 


484  POST-SCRIPTUM  DE  MA  VIE. 

Idéal  et  Beauté  sont  identiques j  idéal  correspond  à  idée  et  beauté  à  forme; 
donc  idée  et  fond  sont  congénères. 

Nous  voici  arrivés,  la  logique  le  voulant,  à  une  vérité  presque  dangereuse  : 
l'art  civilise  par  sa  puissance  propre.  L'œuvre,  participant  de  l'influence 
générale  du  beau,  a  une  action  indépendante  au  besoin  de  la  volonté  "de 
l'ouvrier,  et,  même  à  travers  le  vice  de  l'artiste,  la  vertu  de  l'art  rayonne. 
La  Fontaine,  immoral,  civilise;  Horace,  impur,  civilise;  Aristophane,  inique 
et  cynique,  civilise. 

C'est  là,  au  premier  abord,  répétons-le,  une  vérité  d'aspect  mauvais. 

En  réalité,  si  l'on  veut  s'élever,  pour  regarder  l'art,  à  cette  hauteur  qui 
résume  tout  et  où  les  distinctions  comme  les  collines  s'effacent,  en  réalité,  il 
n'y  a  ni  fond  ni  forme.  Il  y  a,  et  c'est  là  tout,  le  puissant  jaillissement  de  la 
pensée  apportant  l'expression  avec  elle,  le  jet  du  bloc  complet,  bronze  par  la 
fournaise,  statue  par  le  moule,  l'éruption  immédiate  et  souveraine  de  l'idée 
armée  du  style.  L'expression  sort  comme  l'idée,  d'autorité;  non  moins 
essentielle  que  l'idée,  elle  fait  avec  elle  sa  rencontre  mystérieuse  dans  les 
profondeurs,  l'idée  s'incarne,  l'expression  s'idéalise,  et  elles  arrivent  toutes 
deux  si  pénétrées  l'une  de  l'autre  que  leur  accouplement  est  devenu  adhérence. 
L'idée,  c'est  le  style;  le  style,  c'est  l'idée.  Essayez  d'arracher  le  mot,  c'est  la 
pensée  que  vous  emportez.  L'expression  sur  la  pensée  est  ce  qu'il  faut  qu'elle 
soit,  vêtement  de  lumière  à  ce  corps  d'esprit.  Le  génie,  dans  cette  gésine 
sacrée  qui  est  l'inspiration,  pense  le  mot  en  même  temps  que  l'idée.  De  là 
ces  profonds  sens  inhérents  au  mot;  de  là  ce  qu'on  appelle  le  mot  de  génie. 

C'est  une  erreur  de  croire  qu'une  idée  peut  être  rendue  de  plusieurs 
façons  différentes.  Tout  en  maintenant,  bien  entendu,  au  poëte  souverain, 
le  droit  magnifique  de  développement,  cette  haute  faculté,  qui  tient  à 
l'habitation  des  sommets,  de  mettre  en  lumière  autour  de  la  pensée  centrale 
toutes  les  idées  circonvoisines,  tout  en  maintenant  cette  faculté  et  ce  droit, 
qui  sont  l'essence  même  de  la  poésie,  nous  affirmons  ceci  :  une  idée  n'a 
qu'une  expression.  C'est  cette  expression-là  que  le  génie  trouve.  Comment 
la  trouve-t-il .f*  d'en  haut.  Par  le  souffle.  Parfois  sans  savoir  comment,  mais 
toujours  avec  certitude.  Instinct  d'aigle.  Pour  lui,  créateur,  l'idée  avec 
l'expression,  le  fond  avec  la  forme,  c'est  l'unité.  L'idée  sans  le  mot,  serait 
une  abstraction;  le  mot  sans  l'idée,  serait  un  bruit;  leur  jonction  est  leur  vie. 
Le  poëte  ne  peut  les  concevoir  distincts.  L'Alphée  idée  et  l'Aréthuse 
expression,  l'Arve  jaune  et  le  Rhône  bleu  coulant  côte  à  côte  des  lieues 
entières  sans  se  confondre,  non,  certes,  rien  de  pareil.  Il  n'y  a  point,  dans  le 
miracle  de  l'idée  faite  style,  deux  phénomènes,  quelque  chose  comme  un 
embrassement  de  jumeaux,  si  étroit  qu'il  soit.  Non.  C'est  la  fusion  où  la 
fonte  n'a  pas  laissé  de  veine,  c'est  le  mélange  à  sa  plus  haute  puissance,  c'est 


.    UTILITE   DU   BEAU.  485 

ramalgame  à  ne  plus  reconnaître  l'un  de  l'autre,  c'est  l'intimité  élevée  à 
l'identité. 

Ceux  qui  tentent  de  défaire  brin  à  brin  cette  torsion  divine,  les  vivisecteurs 
de  la  critique,  n'ont  même  pas  la  satisfaction  que  donne  la  table  de  dissection 
à  l'anatomiste,  voir  des  entrailles  ici,  de  la  cervelle  là,  des  éclaboussures  de 
sang,  une  tête  dans  un  panier j  d'un  côté  le  fond,  de  l'autre  la  forme.  Point. 
Ils  arrivent  tout  de  suite,  s'ils  sont  de  bonne  foi  et  s'ils  ont  le  grand  sens 
critique,  à  l'indivisible,  à  l'indissoluble,  au  congénial,  à  l'absolu.  Ils  disent  : 
fond  et  forme  sont  lé  même  fait  de  vie. 

Le  Beau  est  un. 

Le  Beau  est  âme. 

Il  y  a  de  l'irradiation  dans  le  Beau,  et  par  conséquent  du  mystère,  car 
toute  irradiation  vient  de  plus  loin  que  l'homme.  Lors  même  que  l'irradia- 
tion vient  de  l'intérieur  de  l'homme,  elle  vient  de  plus  loin  que  lui.  Il  y  a 
dans  l'homme  un  autre  que  l'homme,  et  cet  autre  est  situé  dans  les  profon- 
deurs. En  deçà,  au  delà,  plus  haut,  plus  bas,  ailleurs.  Le  dedans  de  l'homme 
est  dehors.  Qui  oserait  dire  que  notre  conscience,  c'est  nous.'* 

Or  la  notion  du  Beau  est,  comme  la  notion  du  bon,  un  fait  de  conscience. 
Le  Beau  s'impose  souverainement.  Disons  plus,  divinement.  Avant  de  penser 
le  Beau,  on  le  sent.  C'est  là  le  propre  de  tout  ce  qui  appartient  à  l'absolu. 

L'absolu  s'appelle  aussi  l'infini.  L'infini  dépasse  l'intelligence  terrestre 
qui  est  pourtant  contrainte  de  l'accepter,  au  moins  en  tant  que  fait  et  réa- 
lité. Pourquoi  ?  parce  qu'elle  le  sent.  Ce  sentiment-là  est  en  toute  chose  la 
grande  lumière.  Il  révèle  le  juste,  et  il  révèle  le  beau.  Faire  son  devoir,  c'est 
accepter  l'infini. 

La  pression  de  l'infini  sur  l'homme  fait  jaillir  de  l'homme  le  grand. 

Le  raisonnement  suit  le  sentiment,  et  l'infini  que  le  sentiment  a  proclamé, 
le  raisonnement  le  démontre.  Le  raisonnement  prouve  l'infini  comme  le  flot 
prouve  recueil,  en  s'y  brisant.  La  raison  en  vient  à  ceci  que,  tout  en  n'ima- 
ginant point  comment  l'infini  peut  être,  elle  ne  saurait  admettre  que  l'infini 
ne  soit  pas.  C'est  là,  dans  la  mesure  humaine,  ce  que  nous  appelons  com- 
prendre. L'invincible  nécessité  se  promulgue  dans  sa  toute-puissance  sidérale. 
Elle  est  patente.  Qui  que  vous  soyez,  regardez-la  par  cette  ouverture,  le  ciel. 
Voyez-la  encore  par  cette  autre  ouverture,  la  conscience.  La  philosophie  lève 
la  tête,  puis  l'incline,  et  tout  est  dit.  L'infini  est.  Étant,  il  règne.  N'y  pas 
croire,  c'est  ne  plus  penser.  La  notion  de  l'infini  devient  l'élément  même  de 
l'entendement,  et  notion  implique  relativement  compréhension.  A  la  condi- 
tion d'être  aidée  par  l'intuition,  l'intelligence  arrive  à  cette  surprenante  vic- 
toire :  comprendre  l'incompréhensible. 


486  POST-SCRIPTUM    DE    MA  VIE. 

Cette  compréhension,  saturée  de  sentiment,  s'applique  au  mystère  de  l'art 
comme  aux  autres  phénomènes.  L'infini  irradie  le  beau  comme  le  vrai.  De 
l'infini  source  il  coule  du  surhumain.  De  là  la  quantité  d'inexplicable  qui  est 
dans  le  sublime.  D'où  cela  vient-il  ?  Quel  est  ce  jaillissement  ?  Qu'est-ce 
que  c'est  que  cet  éclair  ?  Autant  lueur  de  Dieu  que  clarté  de  l'homme  !  Où 
ce  génie  a-t-il  trouvé  cela  ?  Questions  faites  à  l'inconnu.  L'œil  du  prophète 
brille  comme  l'œil  du  tigre  j  mais  dans  le  tigre  il  y  a  l'enfer,  dans  le  poëte  il 
y  a  le  ciel.  Ici  prunelle  féline,  là  prunelle  steliaire.  C'est  la  diff-érence  du 
monstre  au  prodige,  et  de  Busiris  à  Homère. 

Une  fois  cette  vaste  fenêtre  de  l'absolu  ouverte  sur  l'intelligence  humaine, 
l'aurore  abonde,  les  révélations  resplendissent  de  toute  part.  Tout  reste 
mystère  et  devient  clarté.  De  sorte  que  la  destinée  peut  être  employée  à  la 
civilisation,  et  Dieu  mis  au  service  de  l'homme.  L'énigme  dit  son  mot,  qui 
est  le  Verbe.  La  route  dit  son  mot,  qui  est  le  Progrès.  Un  fil  de  feu,  mysté- 
rieux guide,  serpente  dans  tous  les  labyrinthes.  Philosophie,  histoire,  langue. 
Humanité,  passé,  avenir,  ces  dédales  s'éclairent.  L'utopie  apparaît  praticable. 
Les  merveilleux  linéaments  de  l'harmonie  universelle  s'ébauchent  dans  un 
demi-jour  de  sanctuaire.  Toutes  les  ressemblances  de  l'unité  éclatent  dans  les 
innombrables  formes  de  la  nature  et  de  la  destinée.  Poésie  devient  identique 
à  vertu.  La  synonymie  du  vrai  et  du  grand  se  manifeste.  Le  beau,  comme 
le  bien ,  fait  partie  de  l'immense  vision  de  l'idéal.  L'idéal  rayonne  au-dessus 
de  l'homme  à  ces  hauteurs  inouïes  où  le  regard  des  contemplateurs  entrevoit 
béants,  incandescents,  presque  terribles,  tous  les  porches  de  la  lumière. 

Il  y  a  deux  sortes  de  beau  :  le  beau  qui  naît  du  sentiment  du  fini,  et  le 
beau  qui  naît  du  sentiment  de  l'infini. 

Le  sentiment  du  fini,  le  sentiment  de  l'infini,  ce  sont  là  les  deux  princi- 
pales notions  de  l'homme,  et  celles  d'où  découlent  toutes  les  autres. 

De  là,  dans  l'art,  deux  idéals  différents  :  l'idéal  grec  et  l'idéal  chrétien. 
Ou,  pour  employer  des  expressions  qui  circonscrivent  moins  l'esprit,  l'idéal 
antique  et  l'idéal  moderne. 

Dans  le  vieux  monde  qui,  nous  l'avons  dit  ailleurs,  était  le  monde  enfant, 
le  sentiment  du  fini  dominait.  Tout  avait  une  limite,  une  frontière,  un 
contour,  un  alpha  et  un  oméga.  Rien  ne  se  perdait  dans  l'ombre,  rien  ne  s'en 
allait  au  delà,  rien  ne  s'enfonçait.  Tout  était  éclairé  jusqu'au  bout.  Ceci  com- 
mençait ici  et  finissait  là.  La  voix  des  forêts  était  une  voix  humaine.  La  mer 
était  une  figure  qui  portait  une  fourche.  Le  soleil  avait  quatre  chevaux  dont 
on  savait  les  noms.  Le  vent  habitait  une  caverne  d'où  il  soufflait  à  pleines 
joues.  Chez  les  grecs,  tout  était  homme,  même  les  dieux. 

Le  sentiment  de  l'infini  plane  sur  le  monde  moderne.  Tout  y  participe 


UTILITÉ   DU    BEAU.  487 

de  je  ne  sais  quelle  vie  immense,  tout  j  plonge  dans  l'inconnu,  dans  l'illi- 
mité, dans  l'indéfini,  dans  le  mystérieux.  Ce  que  nous  appelons  la  vie  n'est 
autre  chose  qu'une  aspiration  à  l'éternité}  tant  que  nous  vivons,  nous  sentons 
une  chaîne  à  notre  pied  et  l'aile  de  l'âme  bat  la  terre  pour  s'envoler.  Nous 
sentons  en  nous  ce  qui  ne  meurt  pas.  Pour  nous  tout  est  Dieu.  Même 
l'homme. 

L'idéal  antique  produit  dans  l'art  la  mesure,  la  proportion,  l'équilibre  des 
lignes,  ce  qu'on  nomme  le  goût,  l'achevé,  le  fini,  deux  mots  qui  disent 
tout  cet  art. 

L'idéal  moderne,  ce  n'est  pas  la  ligne  correcte  et  pure,  c'est  l'épanouisse- 
ment de  l'horizon  universel}  c'est  le  vaste,  le  puissant,  le  sublime,  l'indé- 
terminé, l'entrevu,  l'obscur  et  le  splendide,  les  ténèbres  mêlées  à  la  clarté, 
quelquefois  le  monstrueux,  quelquefois  le  divin,  l'immensité  ébauchée  en 
grandeur. 

L'idéal  antique,  pur,  bleu,  charmant,  clair,  joyeux,  lumineux,  circonscrit, 
ressemble  à  la  Méditerranée}  l'idéal  moderne  ressemble  à  l'Océan. 

De  ces  deux  idéals  lequel  vaut  le  mieux  pour  l'art.?  C'est  celui  qui  vaut  le 
mieux  pour  l'âme. 

Or  le  sentiment  du  fini  pousse  l'homme  au  plaisir,  à  la  satisfaction  des 
caprices,  aux  joies  de  la  matière,  jouissez,  l'heure  est  courte,  à  la  volupté,  à 
l'égoïsme,  au  vice. 

Le  sentiment  de  l'infini  relève  l'homme  de  la  terre  et  le  tourne  vers  le 
ciel,  vers  la  tombe,  vers  la  douleur,  vers  l'ab'négation,  vers  le  sacrifice,  vers 
la  souffrance  utile,  vers  la  vertu. 

Choisissez. 

Il  suffit  de  fixer  les  yeux  sur  ce  fait  frappant  que  nous  venons  d'énoncer 
plus  haut,  que  chez  les  anciens  tout  était  homme,  même  les  dieux  et  que 
chez  les  modernes  tout  est  Dieu,  même  l'homme,  pour  se  rendre  compte  du 
profond  changement  d'aspect  que  cet  univers,  toujours  le  même  pourtant, 
peut  offrir  à  l'âme  humaine,  selon  qu'elle  est  dominée  par  le  sentiment  du 
fini  ou  par  le  sentiment  de  l'infini.  ^ 

[1863-1864.] 


TAS    DE    PIERRES. 
II. 


Mulieres  flere,  homines  meminisse,  dit  Tacite.  Résistez,  dit  Zenon.  Courbez- 
vous,  dit  Jésus.  Oubliez,  dit  Épicure.  Priez,  dit  Saint- Augustin.  Hélas!  la 
douleur  est  diverse  comme  l'homme.  On  souffre  comme  on  peut. 


[1838-1840.] 


On  croit  des  autres  ce  qu'on  ferait  soi-même. 

[,830.] 


Le  bonheur  n'avertit  de  rien. 

[^830.] 

Le  bœuf  souffre,  le  char  se  plaint. 


L'orgueil  est  lion,  la  vanité  est  chatte.  L'égoïsme  est  tigre. 

[1830-1834.] 

La  vraie  force  est  celle  qui  a  pour  devise  :  Rien  de  force. 

[1844-1845-] 

La  pauvreté  est  une  force.  Qui  n'est  pas  capable  d'être  pauvre  n'est  pas 

capable  d'être  libre. 

[1870-1872.] 

Le  mal.  Ceux  qui  s'en  réjouissent  sont  pires  que  ceux  qui  le  font. 

[1828-1832.] 


TAS   DE   PIERRES.    -   IT.  489 

On  dit  de  moi  que  je  suis  un  homme  bizarre,  fantasque,  étrange,  et  que 
j'ai  le  goût  du  singulier;  et  c'est  vrai;  toutes  les  fois  que  je  songe  à  ces  mots  : 
liberté,  grandeur,  dignité,  honneur,  je  le  préfère  au  pluriel. 

[1858-1859.] 

Dans  certains  cas,  il  y  a  de  la  grandeur  à  se  laisser  tromper  et  de  la  honte 
à  se  défier.  Jaloux,  notez  ceci  :  celui  qui  trompe  a  en  remords  tout  ce  que 

celui  qui  est  trompé  a  en  confiance. 

[1841-1844.] 


Je  ne  sais  si  je  n'aime  pas  encore  mieux  les  énormités  que  les  petitesses. 

[1830-1832.] 

Quand  vous  entrez  dans  un  logis,  regardez  les  pendules,  les  horloges,  les 

montres.  Si  elles  sont  d'accord  et  vont  bien,  vous  êtes  chez  un  homme 

d'affaires;  si  elles  vont,  mais  un  peu  au  hasard,  vous  êtes  chez  un  penseur; 

si  elles  sont  arrêtées  ou  en  désordre,   vous  êtes  chez  un  homme  hors  du 

temps,  chez  un  rêveur. 

^  [1851.] 


L'éléphant  n'est  guère  plus  puissant  contre  la  fourmi  que  la  fourmi  contre 

l'éléphant. 

[1825-1827.] 


Un  homme  d'esprit,  c'est  verni;  un  homme  de  talent,  c'est  doré;  un 

homme  de  génie,  c'est  de  l'or. 

[1874-1875.] 


Une  chanson  qu'on  fredonne,  c'est  de  la  rêverie  qui  sort. 

1  [1858-1860.] 

La  joie  est  une  lyre. 

1859. 


L'aile  ne  se  résigne  pas  au  cloaque.  Elle  s'en  arrache  ou  y  meurt. 

[1864-1866.] 

Le  beau  est  un  tel  mystère  qu'il  peut  avoir  son  point  de  départ  dans  le 
grotesque.  Introduisez  Homère  dans  Géronte,  vous  avez  Nestor.  Le  paon 


490  POST-SCRIPTUM    DE    MA  VIE. 

est  le  dindon  transfiguré;  le  cygne  est  le  canard  idéalisé j  le  citoyen  est  le 
bourgeois  sublimé. 


1860. 


Ô  mystère!  croire  ne  dépend  pas  de  l'esprit;  aimer  ne  dépend  pas  du 

cœur. 

[1840-1844.] 

L'esprit  et  le  cœur  sont  deux  soifs,  la  foi  et  l'amour  sont  deux  fleuves. 
Vous  avez  soif  ici,  le  fleuve  coule  là-bas,  hélas!  Heureux  qui  peut  s'age- 
nouiller et  prendre  un  peu  de  ces  eaux  divines  dans  le  creux  de  sa  main  ! 

Bois  si  tu  peux,  bois  où  tu  peux,  pauvre  âme! 

[1840-1844.] 


Sentir  est  une  loi  de  la  vie,  savoir  est  un  besoin  de  l'intelligence,  com- 
prendre est  un  désir  de  l'âme.  O  abîme  de  la  destinée  humaine!  la  plupart  ne 
comprennent  pas  Dieu;  beaucoup  ne  savent  pas  la  nature;  quelques-uns 
même  ne  sentent  pas  l'amour.  Le  réel  et  incurable  aveuglement  n'est  pas 
de  ne  point  voir,  c'est  de  ne  point  sentir.  Malheur  à  qui  a  l'âme  aveugle  ! 

[1840-1844.] 


Le  cœur  ne  sait  que  ce  qu'il  sent. 

[1840-1844.J 


Hélas  !  il  n'y  a  de  soleil  dans  le  ciel  que  pour  ceux  qui  ont  de  la  joie  dans 

le  cœur.  Quand  le  bonheur  ne  rayonne  pas  au   dedans  de  nous,  ce  qui 

rayonne  au  dehors  de  nous  n'est  qu'une  ironie. 
•^  ^  [1838-1840.] 


MILITARISME. 

CONSIGNE.    -   ARMEE.    -    OBEISSANCE  PASSIVE. 

Tu  vois  ce  mur-là  ? 

Oui,  mon  général. 

De  quelle  couleur  est-il  ? 

Blanc,  mon  général. 

Je  te  dis  qu'il  est  noir.  De  quelle  couleur  est-il  ? 

Noir,  mon  général. 

Tu  es  un  bon  soldat. 

[i8j8-i8j9.] 


TAS   DE   PIERRES.   -   II.  491 

Plein  d'ennui,  c'est-à-dire  vide. 

[1840-1844.] 

On  dit  quelquefois  :  il  s'est  suicidé,  ennuyé  qu'il  était  de  vivre.  Il  faudrait 
dire  plutôt  :  Il  s'est  tué,  ennuyé  qu'il  était  de  ne  pas  vivre. 

[1830-1832.] 

Ne  rien  foire  est  le  bonheur  des  enfants  et  le  malheur  des  vieillards. 


L'honnête  homme  cherche  à  se  rendre  utile,  l'intrigant  à  se  rendre  néces- 
saire. 

[1836-1838.] 

Avant  de  s'agrandir  au  dehors,  il  faut  s'affermir  au  dedans. 

[1836-1838.] 

Certains  hommes,  —  cela  est  triste,  —  ont  tout  à  la  fois  le  goût  des  idées 
et  le  goût  des  bassesses.  Leur  vie  est  double.  Ils  ont  un  cerveau  qui  conçoit 
les  spéculations  les  plus  sereines,  et  un  estomac  qui  digère  les  infamies. 
D'un  côté  ils  aiment,  cherchent,  étudient,  approfondissent,  contemplent  ce 
qu'il  y  a  de  plus  pur,  de  plus  élevé  et  de  plus  rayonnant  dans  la  pensée 
humaine  j  de  l'autre  ils  se  repaissent  de  turpitudes.  Ils  ressemblent  à  l'astro- 
nome Lalande  qui  observait  les  étoiles  et  mangeait  des  araignées. 

^  [1846-1850.] 


Les  rêves  de  notre  imagination  ne  sont  autre  chose  que  des  visions  con- 
fuses, des  formes  troublées  et  indistinctes  des  réalités  charmantes  ou  terribles 
qui  peuplent  l'infini. 

[1834-1836.] 


Pour  être  parfaitement  heureux,  il  ne  suffit  pas  d'avoir  le  bonheur,  il  faut 
encore  le  mériter. 

[1838-1840.] 


492  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Loi  de  l'âme  et  du  corps. 

Credere,  crescere.  —  Croire,  croître. 

[1827-1828.] 

Devant  un  malheureux  quelconque,  ouvrez  la  Bible. 

[1827-1828.] 

On  peut  avoir  des  raisons  de   se  plaindre   et  n'avoir  pas  raison  de   se 

plaindre. 

[1834-1836.] 

Le  vrai  juste  ne  fait  pas  le  bien  par  crainte  de  l'enfer  ou  par  désir  du 
paradis.  Il  y  a  de  l'égoïsme  dans  ces  deux  motifs.  Le  juste  fait  le  bien,  et  l'ac- 
complit, parce  que  le  bien  fait  partie  de  l'harmonie  universelle. 

[1834-1836.] 

La  sottise  dit,  la  vanité  fait. 

[1836-1840.] 


Delatouche  disait  à  Nodier  :  —  Je  crois  avoir  tué  un  suisse.  —  C'est  bien, 
lui  dit  Nodier,  mais  croyez-vous  que  le  suisse  croie  avoir  été  tué  ? 

1830. 

Hé  mon  Dieu!  la  beauté  est  diverse  selon  la  nature  et  selon  l'art.  Si  c'est 

une  femme,  que  la  chair  soit  du  marbre,  si  c'est  une  statue,  que  le  marbre 

soit  de  la  chair. 

[1836-1838.] 

Les  méchants  envient  et  haïssent ^  c'est  leur  manière  d'admirer. 

[1840-] 

L'envie  a  l'éblouissement  douloureux. 

[1873-] 


Il  y  a  des  gens  qui  font  des  crimes  pour  faire  des  aflFaires.  Ils  ont  l'art 
étrange  et  hideux  d'extraire  d'un  tas  de  combinaisons  atroces  la  fortune,  la 


â% 


TAS   DE   PIERRES.   -   II.  493 

bonne  vie  bourgeoise,  tout  le  plat  bien-être  d'un  notaire  enrichi.  Chose 
odieuse  et  bizarre  !  prendre  des  charbons  dans  l'enfer  pour  se  faire  cuire  une 
soupe  aux  choux  ! 

[1850] 


Le  savant  sait  qu'il  ignore. 

[1854-185,.] 


En  poussant  l'aiguille  du  cadran  vous  ne  ferez  pas  avancer  l'heure. 


Se  laisser  calomnier  est  une  des  forces  de  l'honnête  homme. 

[i8î9-] 

Mon  fils  Charles  était  cette  chose  rare,  l'homme  modeste.  Il  cherchait  à 
paraître  moins  qu'il  n'était. 

L'homme  modeste,  c'est  de  l'or  argenté. 

[1877.] 

L'oisiveté  est  le  plus  lourd  des  accablements. 


Exprimer  l'homme,  mais  le  dépasser5  c'est  là  le  secret  de  la  grandeur. 

[1859-] 


L'orgueil  se  dresse,  le  lys  se  penche. 

>  [1872-1873.] 


L'esprit  d'une  bête,  c'est  de  ne  pas  être  un  sot. 


La  vertu  a  un  voile,  le  vice  a  un  masque. 

[1828-1830.J 


Ne  vous  donnez  pas  pour  but  d'être  quelque  chose,  mais  d'être  quelqu'un. 

[1830-1832.] 


494  POST-SCRIPTUM    DE   MA  VIE. 

On  voit  les  qualités  de  loin ,  et  les  défauts  de  près. 


[1864-1868.] 


Après  avoir  entendu  les  paroles,  ne  creusez  pas  trop  les  consciences.  Vous 

trouveriez  souvent  au  fond  de  la  sévérité  l'envie,  au  fond  de  l'indulgence  la 

corruption. 

[1828-1830.] 


Il  y  a  du  prévu  dans  la  vertu,  non  dans  l'héroïsme.  La  vertu  a  une  espèce 
de  prosodie}  l'héroïsme  est  tout  de  création  immédiate  et  spontanée. 


Quand  vous  rendez  un  service  à  un  homme,  tâchez  de  le  lui  cacher.  La 

plupart  du  temps,  ce  que  vous  évitez  ainsi,  ce  n'est  pas  la  reconnaissance, 

c'est  l'ingratitude. 

[1838-1840.] 


LA    CIVILISATION. 


Le  genre  humain  a,  depuis  six  mille  ans,  plusieurs  fois  manqué  la  civi- 
lisation. Il  tâte  le  mur,  et  monte  un  escalier  dans  l'obscurité.  Il  suit  une  loi 
ascendante.  Aveugle  en  bas,  voyant  en  haut.  De  moins  en  moins  monstre, 
tel  est  l'homme. 

Premier  degré  :  le  désert.  Deuxième  degré  :  le  sauvagisme.  Troisième 
degré  :  la  barbarie.  Quatrième  degré  :  l'idolâtrie.  Cinquième  degré  :  la 
monarchie.  Sixième  degré  :  le  parasitisme. 

Ces  divers  à  peu  près  de  la  sociabilité  veulent  être  successivement  éli- 
minés. 

L'homme  supprime  le  désert  par  la  famille  j  il  supprime  le  sauvagisme  par 
la  propriété.  De  la  tente  il  passe  à  la  cabane.  La  première  cabane  bâtie 
installe  la  famille,  mais  l'animal  aussi  a  son  repaire  où  il  met  ses  petits j  le 
premier  champ  dont  l'homme  hérite  établit  la  différence}  la  bête  ne  lègue 
pas  sa  tanière. 

Continuons. 

L'homme  se  délivre  du  désert  par  la  famille,  du  sauvagisme  par  la  pos- 
session du  sol,  de  la  barbarie  par  la  cité,  de  l'idolâtrie  par  la  science,  de  la 
monarchie  par  les  révolutions,  du  parasitisme  par  la  propreté. 

La  dernière  opération  de  la  civilisation  triomphante  est  un  nettoyage.  Sa 
politique  finit  par  l'hygiène. 

À  l'heure  où  nous  sommes,  chaque  continent  représente  un  degré  et 
monte  sur  l'autre i  l'Australie  est  déserte,  l'Amérique  est  sauvage,  l'Afrique 
est  barbare,  l'Asie  est  idolâtre,  l'Europe  est  monarchique.  L'Angleterre, 
petit  continent  à  part  et  seul  pays  pleinement  libre,  est  rongée  de  parasitisme. 

Mettre  de  niveau  toutes  ces  inégalités  de  civilisation,  et  les  élever  au 
plus  haut  point  de  l'étiage  humain,  marqué  par  ce  mot  :  Justice,  il  n'y  a 
pas  de  labeur  plus  formidable  et  de  mission  plus  douce. 

Aidons  qui  fait  ce  labeur,  envions  qui  a  cette  mission  qui  nivelle  des  inéga- 
lités, abolit  des  iniquités.  Justice,  c'est  équilibre. 

Entre  chacune  de  ces  ébauches,  désert,  sauvagisme,  barbarie,  idolâtrie 
ou  théocratie,  monarchie,  il  y  a  des  intermédiaires  qui  sont  comme  les 


496  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

arches  de  pont  d'une  zone  à  l'autre.  Pas  de  transition  brusque  dans  la  civili- 
sation, qui  est  une  croissance.  La  nuance  mène  à  la  couleur,  le  monocoty- 
lédone  au  dicotylédone,  le  zoophyte  à  l'animal,  le  crépuscule  au  jour.  Rien 
n'est  à  pic.  Tout  est  d'abord  larve.  Le  chaos  n'est  autre  chose  que  la  première 
chenille. 

Il  en  est  sorti  le  monde,  ce  prodigieux  papillon  de  l'abîme  qui  a  la  pous- 
sière stellaire  sur  les  ailes.  lEt  qui,  comme  le  papillon,  est  âme.!-'^ 

La  civilisation  aussi  commence  par  être  chenille  et  finit  par  être  lumière. 

Elle  a  ses  transitions  comme  la  nature,  dont  elle  fait  partie.  Les  change- 
ments d'âge  se  font  sans  solution  de  continuité.  Une  ébauche  tient  à  celle 
qui  la  précède  par  un  détail  qui  leur  est  commun  à  toutes  deux.  Le  désert 
et  le  sauvagisme  ont  en  commun  la  bestialité,  presque  partagée  dans  la  soli- 
tude entre  l'homme  et  la  brute  j  la  barbarie  se  rattache  au  sauvagisme  par 
l'anthropophagie  dont  elle  fait  l'esclavage ^  l'idolâtrie  se  rattache  à  la  barbarie 
par  le  bourreau  que  la  barbarie  invente  et  que  la  théocratie  sacre  j  la  monar- 
chie se  rattache  à  l'idolâtrie  par  le  droit  divin. 

Chaque  forme  de  civilisation,  on  le  voit,  a  son  cordon  ombilical. 

Couper  ce  cordon,  c'est  l'affaire  du  progrès.  Le  progrès,  cet  accoucheur  de 
la  gestation  universelle,  fait  cette  opération  avec  talent.  On  peut  se  fier  à  lui. 

Un  mot,  en  passant,  sur  le  droit  divin.  Il  en  vaut  la  peine.  D'ailleurs  il  a 
encore  un  peu  la  main  sur  nous. 

Et  puis,  en  eux-mêmes,  tous  ces  v-éhicules  de  civilisation  veulent  être 
étudiés. 

La  monarchie,  nous  venons  de  le  dire,  tient  à  l'idolâtrie  par  le  droit  divin. 
Le  droit  divin,  c'est  la  déification  de  l'homme.  Peu  de  chose.  Lisez  VEikon 
Basilike,  écrit  par  le  docteur  Gauden  et  signé  par  Charles  P^  Dieu  sur  la  terre, 
telle  est  la  définition  du  roi.  De  là  le  mot  si  juste  :  L'état,  ceH  moi.  Qui  est 
Dieu  peut  bien  être  le  Peuple.  Qui  est  Dieu  peut  bien  être  tout.  Voyez 
Henri  III.  Sully,  à  la  tête  de  la  noblesse  de  France,  présente  une  supplique 
au  roij  Sully  harangue,  il  est  à  genoux,  toute  la  noblesse  est  à  genoux, 
Henri  III,  le  dos  à  demi  tourné,  n'écoute  pas,  ne  regarde  pas,  et  joue  avec 
six  petits  chiens  qu'il  porte  pendus  à  son  cou  dans  un  sac.  Le  droit  divin 
explique  et  autorise  cet  excès  de  majesté.  l>lom  devons  tout  au  roi,  le  roi  ne 
nom  doit  rien-,  telle  est  la  maxime  loyale.  Elle  est  proclamée  en  toutes  lettres 
par  l'archevêque  d'Auch  qui  acceptait  la  dédicace  à'EHeîle  et  Némorin  au  nom 
des  Etats  du  Languedoc. 

Le  droit  divin  arrive  vis-à-vis  du  roi  à  toutes  les  formes  du  culte  et  de 
l'adoration.  Jean  de  Pathmos  n'est  pas  plus  prosterné  devant  le  flamboiement 

'')   Ces  deux  traits  sont  sur  le  manuscrit.  {Note  de  l'Editeur.) 


LA   CIVILISATION.  497 

de  Sabaoth  que  Bernardin  de  Gigault,  marquis  de  Bellefonds,  doyen  des 
maréchaux  de  France,  devant  l'Œil  de  Bœuf.  Le  père  Anselme,  augustin 
déchaussé,  généalogiste  des  maisons  souveraines  d'Europe,  croit  à  deux  divi- 
nités :  celle  du  christ  et  celle  du  roi.  Le  Louvre  est  un  peu  temple,  Ver- 
sailles l'est  tout  à  fait.  Trianon  est  chapelle,  Marly  est  sanctuaire j  il  y  a  du 
prêtre  dans  le  courtisan.  Le  petit  lever  équivaut  à  l'Angelus.  La  royauté  a 
un  évangéliste,  Dangeau.  L'étiquette  est  un  dogme.  Le  cérémonial  est  un 
mystère.  Il  y  a  un  rite  pour  mettre  au  roi  la  chemise.  Le  roi  crache,  salu- 
tation} le  roi  éternue,  génuflexion.  —  Jarnicoton!  crie  sa  majesté.  Toute  la 
cour  se  signe.  Un  juron  du  roi  est  article  de  foi}  nous  ne  disons  pas  un  ser- 
ment. N'approchez  de  la  chambre  à  coucher  qu'avec  tremblement.  Le  gou- 
vernement part  de  là.  Le  lit  de  Louis  XIV  n'est  pas  moins  auguste  que  le 
tombeau  de  Jésus,  Une  religion  y  est  couchée.  Tous  les  soirs  cette  religion 
disparaît  derrière  son  rideau,  et  ôte  son  auréole,  c'est-à-dire  sa  perruque. 
Cette  religion  a  ses  fidèles,  ses  fanatiques,  ses  superstitieux.  Elle  fait  des 
miracles,  elle  guérit  les  écrouelles.  Elle  a  des  aumôniers  à  deux  fins.  Tel 
évêque,  Bossuet  par  exemple,  communie  sous  les  deux  espèces,  la  Vierge 
Marie  et  Madame  de  Montespanj  il  a  deux  tabernacles,  le  Saint  des  Saints 
et  l'alcôve  du  roi.  La  personne  royale  dégage  de  la  terreurj  elle  est  idole. 
Cette  chair  a  cessé  d'être  humaine.  Si  on  lui  enseigne  la  chimie,  les  gaz  ont 
l'honneur  de  se  combiner  devant  elle.  Si  elle  ne  sait  pas  l'orthographe,  il 
convient  de  faire  des  fautes  de  français.  —  Le  roi  elt  très  i^orant,  dit 
Madame  de  Montchevreuil,  ceB  pourquoi  il  faut  devant  lui  tourner  les  savants 
en  ridicule.  Si  elle  va  voir  une  éclipse,  elle  prend  ses  aises  et  son  temps, 
sachant  bien  que ,  au  cas  où  elle  manquerait  l'heure ,  les  astronomes  «  feront 
recommencer  l'éclipsé».  Si  cette  chair  est  reine  d'Espagne,  y  toucher,  fût-ce 
pour  lui  sauver  la  vie,  est  un  crime  puni  de  mort.  Si  cette  chair  porte  une 
chemise  sale,  cette  chemise  sale  fait  loi,  et  devient  la  couleur  Isabelle.  Si  cette 
chair  est  petite  et  en  bas  âge,  et  s'appelle  le  prince  de  Galles,  le  prince  des 
Asturies  ou  le  Dauphin  de  France,  quand  elle  fait  une  faute,  un  autre 
enfant  a  le  fouet.  On  ne  garde  pas  le  roij  on  garde  son  corps,  on  garde  sa 
porte,  on  garde  sa  manche.  On  est  dans  sa  bouche.  La  métaphore  mystique 
ne  saurait  aller  plus  loin.  On  est  dans  sa  garde-robe}  emploi  envié,  étant  si 
intime.  Les  borborygmes  royaux  sont  affaire  d'état.  La  chaise  percée  de  sa 
majesté  est  un  autel.  Le  maréchal  de  Villeroy  y  aspire  l'encens.  Chamillard 
s'y  pâme.  Ce  compartiment  de  la  royauté  a  un  grand  prêtre  spécial,  Fagon, 
très  majestueux.  Fagon,  riche  en  renseignements  sur  la  situation,  reçoit  tous 
les  matins  les  princes  et  les  seigneurs,  depuis  le  duc  de  la  Trémoïlle,  premier 
pair  de  France  à  la  cour,  jusqu'au  duc  d'Uzès,  premier  pair  de  France  au  par- 
lement.Les  serviettes  sont  fleurdelysées}  il  est  tenu  registre  des  faits,  et  Fagon 

PHILOSOPHIE.  —  II,  32 

IMMlMMIli    KATIOMLE 


49^  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

note  Içs  digestions  pendant  que  Despréaux  note  les  victoires.  Tels  sont  les 
deux  visages  du  Janus  royal,  également  sacrés.  Il  y  a  une  heure  pour  cette 
fonction  vénérée.  Louis  le  Grand,  assis  sur  ce  socle,  donne  audience  aux 
femmesj  la  duchesse  de  Bourgogne  choisit  de  préférence  cette  minute-làj  c'est 
l'instant  où  le  soleil  est  de  bonne  humeur.  Alberoni  pousse  dans  ce  cabinet 
des  cris  d'admiration  qui  le  font  cardinal  j  pourtant  ce  n'est  qu'à  l'occasion  du 
duc  de  Vendôme j  si  c'eût  été  pour  le  roi,  Alberoni  était  pape. 

Voyez  avec  quel  respect  Saint-Simon  parle  des  deux  chaises  percées  de 
leurs  majestés  catholiques  «toujours  à  côté  l'une  de  l'autre»,  majestés  et 
chaises  percées  ensemble. 

Et  partout  où  il  y  a  trône,  même  vénération  pour  cet  appendice. 

L'intestin  du  droit  divin  était  redoutable,  grand  et  illustre.  L'estomac  était 
digne  de  l'intestin.  Rabelais  savait  ce  qu'il  faisait  en  charbonnant  sur  le  mur 
du  droit  divin  Gargantua.  Le  roi  mangeait  habituellement  seul.  En  1744, 
prenons  cette  année  au  hasard,  voici  ce  qu'on  servait  tous  les  jours  à  cette 
table  pour  un  :  neuf  chapons  et  un  chaponneau,  vingt-neuf  pigeons  et  dix- 
huit  pigeonneaux,  un  faisan,  deux  dindons,  quatre  bécasses,  six  butodeaux, 
six  sarcelles,  six  poulardes,  trente-cinq  perdrix  et  quarante  et  un  poulets, 
plus  douze  ris  de  veau,  un  demi-cent  d'œufs,  une  oille  (olla),  un  jambon 
de  dix  livres,  une  livre  de  moelle,  vingt-quatre  livres  de  bœuf,  vingt-huit 
livres  de  mouton,  cinquante-deux  hvres  de  lard,  et  soixante-seize  livres  de 
veau,  sans  compter  un  boisseau  de  truffes,  deux  livres  et  demie  de  crettes, 
et  quatorze  tourtes  dont  six  à  la  braise,  sans  compter  le  poisson,  sans  compter 
les  vins,  sans  compter  le  dessert,  sans  compter  les  hors-d'œuvre ,  saucisses, 
boudins  blancs,  casseroles,  potages  sans  eau,  salpicon,  miroton  «et  autres 
choses,  dit  le  registre  manuscrit  de  Versailles,  que  l'on  sert  ordinairement 
sur  la  table  du  roi».  Le  matin  le  roi  commençait  son  déjeuner  par  boire  un 
bouillon j  pour  ce  simple  bouillon  on  employait  un  chapon  vieux,  quatre 
livres  de  veau,  quatre  livres  de  bœuf  et  quatre  livres  de  mouton. 

Quand  le  roi  mangeait  avec  la  reine,  il  y  avait  à  la  table,  dit  le  même 
registre,  «deux  assiettes».  Cela  faisait,  pour  cent  quatrevingt-onze  livres  de 
viande,  cinquante-deux  pièces  de  gibier,  et  quatrevingt-seize  volailles,  deux 
bouches.  C'était  le  temps  du  pacte  de  Famine.  Autour  de  cette  table,  la 
France  avait  faim,  vingt-cinq  millions  d'êtres  humains  agonisaient,  on  pen- 
dait les  affamés  pillards  de  blé,  les  paysans  mâchaient  de  l'herbe,  l'homme 
ne  mangeait  plus,  il  broutait. 

On  avait  vu  sous  la  régence,  rien  que  dans  une  seule  paroisse,  Saint- 
Sulpice,  quinze  cents  personnes  mourir  de  faim. 

Telle  était  l'institution.  Le  roi  de  France,  insistons-y,  était  purement  et 
simplement  Dieu.  Dieu  à  la  lettre.  Une  pénalité  proportionnée  veillait  sur 


LA   CIVILISATION.  499 

lui,  et  le  gardait.  Une  fois,  ce  Dieu  s'appelait  Henri  IV,  un  homme  lui 
cassa  une  dent.  On  ne  put  faire  moins  que  d'écarteler  l'homme.  Il  faut 
observer  les  convenances.  Une  autre  fois,  ce  dieu  s'appelait  Louis  XV,  un 
homme  l'égratigna  avec  un  canif,  il  fallut  bien  encore  écarteler  l'homme. 
Le  dieu  Henri  IV  avait  eu  peu  de  dommage;  il  écrivait  après  sa  dent  cassée  : 
«Il  y  2Ly  Dieu  merci,  si  peu  de  mal  que  pour  cela  nous  ne  nous  mettrons 
pas  au  lit  de  meilleure  heure.  »  Le  dieu  Louis  XV  avait  eu  moins  de  mal 
encore;  pourtant  il  se  mit  au  lit  et  appela  un  confesseur.  Ces  dieux-là  ont 
besoin  de  confesseurs.  Quant  aux  écartelés,  le  premier  était  un  enfant,  il 
avait  dix-huit  ans;  le  second  était  un  fou.  L'enfant,  Jean  Châtel,  fut  vite 
disloqué.  Cette  mise  en  pièces  d'un  adolescent  par  quatre  percherons  bien  ferrés 
et  bien  fouettés,  comme  dit  Claude  Esquivel,  ne  dura  guère  que  vingt-cinq 
minutes.  L'autre,  le  fou,  Damiens,  vigoureux  homme  de  quarante-deux 
ans,  donna  plus  de  peine.  Il  y  eut  là,  c'est  un  courtisan  qui  parle,  le  duc 
de  Croy,  quatorze  heures  terribles.  Le  supplice  de  Damiens  en  effet,  28  mars 
1757,  commencé  à  trois  heures  trois  quarts  du  matin  par  la  torture,  dont  il 
fut  moulu,  selon  le  même  duc  de  Croy,  continue  toute  la  journée  par 
l'amende  honorable,  le  poing  brûlé  au  soufre,  le  tenaillement  au  fer  rouge, 
le  plomb  fondu,  la  poix  enflammée  et  l'huile  bouillante,  et  finit  à  dix 
heures  du  soir  par  l'arrachement  des  quatre  membres.  L'homme  est  fort, 
cet  arrachement  est  dur,  deux  conseillers  de  grand-chambre,  Pasquier  et 
Severt,  président  au  supplice.  Les  quatre  chevaux  tirent  depuis  trois  quarts 
d'heure;  l'homme  s'allonge  sans  se  casser.  A.  cinq  heures,  il  avait  sept  pieds  de 
long,  dit  un  témoin,  le  greffier  criminel  Le  Breton.  Les  chevaux  sont  fatigués. 
Le  bourreau  propose  le  dépècement  de  l'homme.  En  Hollande,  on  s'en  était 
contenté  pour  Balthazar  Gérard.  En  France,  c'est  autre  chose.  Severt  répond  : 
le  'jiele  pour  sa  majeBé  ne  le  permet  pas.  Il  faut  l'arrachement.  On  ajoute  deux 
chevaux.  Les  six  chevaux  tirent,  par  secousses,  trois  quarts  d'heure  encore. 
Cela  fait  une  heure  et  demie  de  tirage.  Le  patient  hurle,  les  juges  causent. 
Ils  suivent  d'une  fenêtre  les  phases  de  la  chose.  —  AJol  dit  Pasquier,  la  cuisse 
gauche  vient  de  partir.  —  L,e  peuple  bat  des  mains,  répond  Severt. 

Atrocité!  Pourquoi?  dites  :  Logique.  Le  droit  divin  est  une  prémisse  dont 
l'écartèlement  est  la  conséquence.  Avoir  cassé  une  dent  à  Dieu,  avoir  percé 
le  cordon  bleu  et  le  gilet  de  flanelle  de  Dieu,  ça  vaut  ça.  Cette  forme  de  civi- 
lisation qu'on  nomme  le  droit  divin  se  complique  d'une  place  de  Grève  très 
variée  et  très  assaisonnée.  Pas  de  société  vraiment  monarchique  sans  cela. 
Quant  au  fort  menu  de  la  table  de  Versailles  pendant  que  le  peuple  crève 
de  faim,  que  voulez-vous  que  j'y  fasse .^^  il  faut  bien  que  Dieu  mange. 

Ainsi  le  roi  de  France  Dieu;  et,  à  plus  forte  raison  le  roi  d'Espagne, 
qui,  non  seulement,  était  Dieu,  mais  encore  Catholique.  Le  roi  de  France 

32- 


500  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

n'était  que  Très-Chrétien.  Et  tout  autour,  l'empereur  d'Allemagne,  le  roi 
d'Angleterre,  le  roi  de  Prusse,  le  roi  de  Hongrie,  le  roi  de  Bohême,  le  roi 
de  Pologne,  le  roi  de  Naples,  le  duc  de  Savoie,  le  landgrave  de  Hesse, 
l'électeur  de  Hanovre,  l'électeur  de  Saxe,  l'électeur  de  Bavière,  l'électeur 
palatin,  le  duc  de  Florence,  le  duc  de  Modène,  le  duc  de  Parme,  le  mar- 
grave de  Bade,  tout  cela  était  Dieu.  Il  y  a  des  infiniment  petits  dans  ces 
grandeurs.  Même  sur  les  almanachs  les  mieux  faits,  la  liste  diminuante  des 
princes  gouvernant  par  légitimité  de  naissance,  s'achève  par  un  et  catera.  Le 
roi  de  Man,  le  roi  d'Yvetot,  le  prince  de  Lippe,  le  prince  de  Monaco, 
et  cotera.  Et  catera  était  Dieu.  On  peut  voir  encore  aujourd'hui,  dans  le  pays 
de  Bade,  sur  la  grande  place  de  Radstadt  un  monument  portant  une  figure 
de  bonhomme  en  cuirasse  et  perruque  avec  cette  inscription  :  Divo  Bernardo. 
Le  divin  Bernard  a  existé. 

Les  princes,  dans  cette  Europe  d'alors,  n'étaient  pas  autre  chose  que 
Dieu  en  morceaux.  Ces  morceaux-là  régnaient.  Dieu  était  César  à  Vienne, 
roi  à  Berlin,  duc  à  Hanovre,  knez  à  Moscou,  marquis  à  Carlshriie.  Les 
titres  variaient,  mais  sous  tout  prince  il  y  avait  Dieu.  Les  évêques  le 
voyaient  distinctement.  In  te  Deum  salutamus.  Jean-Baptiste  Rousseau  disait  : 
images  de  Dieu  sur  la  terre ^  eH-ce  par  des  coups  de  tonnerre  que  leur  candeur  doit 
éclatera  Des  coups  de  tonnerre,  non.  Des  coups  de  canon,  oui.  Allez  le 
demander  aux  vieux  canons  des  Invalides.  Ils  sont  tatoués  de  ce  latin  :  ultima 
ratio  regum.  Dieu,  toujours  du  parti  du  plus  fort,  était  pour  les  gros  batail- 
lons et  pour  les  gros  personnages  impériaux  et  royaux.  Etre  né  prince,  cela 
dispensait  du  reste.  La  grâce  de  Dieu  couvrait  tout,  autorisait  tout,  embau- 
mait tout.  Il  y  a  cent  ans,  un  landgrave,  Louis  IX  de  Hesse,  espèce  de 
Jocrisse  féroce  bardé  sur  le  ventre  de  deux  grands  cordons  croisés,  l'un  bleu, 
l'autre  rouge,  a  ravagé,  incendié,  pillé  et  violé  la  ville  de  Pirmazens.  Nous 
y  avons  vu,  en  septembre  1863,  au  Lamm,  son  portrait  entouré  de  fleurs. 
Ces  fleurs  étaient  toutes  fraîches.  Un  roi  dans  le  passé  était,  par  la  grâce  de 
Dieu,  Jacques  I*'"  en  Angleterre,  Christiern  II  en  Danemarck,  Louis  XV  en 
France,  avait  toutes  sortes  de  vices  et  commettait  toutes  sortes  de  crimes, 
divinement.  Une  impeccabilité  plongée  jusqu'au  cou  dans  le  mal,  une  in- 
faillibilité plongée  jusqu'au  cou  dans  l'ignorance,  une  inviolabilité  plongée 
jusqu'au  cou  dans  la  violence,  telle  était  cette  création  du  (vieux)  droit 
divin,  ivrogne  parfois  comme  Auguste  de  Pologne,  infirme  fréquemment 
comme  Charles  II  d'Espagne,  imbécile  souvent  comme  Frédéric  I*'  de 
Prusse,  et  à  laquelle  on  disait  :  Votre  Majesté. 

Cela  se  bornait-il  à  l'Europe.'*  non  pas.  Et  comment  eût  marché  la  civi- 
lisation? il  y  avait  du  droit  divin  partout  sur  la  terre,  varié  comme  les  reli- 
gions. Cela  faisait  des  droits  divins  de  difl-érentes  espèces,  mais  ayant  tous 


LA   CIVILISATION.  501 

la  même  origine,  Jupiter,  Brahma,  Allah,  Adonaï,  c'est-à-dire  Dieu  sous 
ses  divers  pseudonymes.  Ces  droits  divins  étaient  tous  de  bonne  qualité, 
bien  conformés,  vivaces  et  tenaces.  Il  découle  du  droit  divin  de  Mahomet, 
de  Bouddha,  du  dieu  Fô  et  du  dieu  Vitziliputli  tout  aussi  bien  que  de 
Jésus-Christ.  A   Siam,  la  trompe  de  l'éléphant  blanc  est  du  droit  divin 
visible.  Le  sultan  avait  et  a  encore,  je  crois,  son  droit  divin,  en  vertu  duquel 
il  faisait  étrangler  ses  frères5  aujourd'hui,  il  y  a  amélioration,  grâce  au  pro- 
grès, et  si  l'on  en  croit  les  journaux  du  Levant,  il  ne  ferait  plus  étrangler 
que  ses  petits-fils.  Le  shah  avait  son  droit  divin  en  vertu  duquel  il  faisait 
de  temps  en  temps  empaler  ou  écorcher  vifs  ses  douze  ou  quinze  cents 
parents  qualifiés  mir'ut^;  le  grand  mogol  avait  son  droit  divin  en  vertu  duquel 
il  faisait  enfoncer  des  roseaux  sous  les  ongles  de  ses  sujets  j  le  grand  khan  son 
droit  divin  qui  consistait  à  tout  piller  autour  de  luij  le  grand  lama  son  droit 
divin  qui  rendait  ses  excréments  mangeablesj  l'iman  de  Mascate,  prêtre, 
son  droit  divin  qui  le  rendait  capable  de  sept  cents  femmes j  l'empereur  du 
Maroc,  son  droit  divin,  encore  existant  à  cette  heure,  qui  se  manifeste  par 
sept  sonneries  de  trompettes  chaque  fois  qu'il  digère j  le  daïri  du  Japon,  son 
droit  divin  qui  l'oblige  à  ne  pas  bouger  de  peur  de  casser  la  terre  j  le  cacique 
des  Botocudos  son  droit  divin  qui  lui  confère  le  privilège  de  se  pendre  un 
poêlon  de  terre  cuite  à  la  lèvre  inférieure;  le  roi  des  Toucouleurs  son  droit 
divin  qui  l'autorise  à  s'oindre,  non  de  saint  chrême,  mais  de  lard  ranccj  le 
roi  de  Darfour  son  droit  divin  qui  vous  force,  sous  peine  de  mort  et  de 
manque  aux  convenances,  à  vous  barbouiller  le  visage  de  boue  chaque  fois 
qu'il  passe  J  le  roi  de  Dahomey  son  droit  divin  qui  se  constate  par  regorge- 
ment de  quatre  mille  esclaves  à  son  couronnement  afin  de  faire,  ce  jour-là, 
un  petit  lac  de  sang  humain  pour  la  promenade  en  barque  de  sa  majesté. 
Allez  en  Chine,  entre  un  poussah  et  un  magot,  vous  y  trouverez  le  droit 
divin.   Cette  potiche  complète  la  Chine.  L'empereur  de  la  Chine  a  une 
«grâce  de  Dieu»   par  laquelle  il  règne  et  faite  exprès  pour  lui,  qui  lui 
donne  le  droit  de  vivre  dix  mille  ans.  Sa  majesté  a  la  bonté  de  n'en  point 
user. 

Ne  riez  pas,  le  césarisme  se  fâcherait.  Le  César  de  Rome  qui  a  fait  souche 
s'intitulait  :  Son  Éternité. 

Le  droit  divin  a  un  synonyme  :  Glaive.  Il  est  un  peu  dans  le  soldat, 
beaucoup  dans  le  bourreau.  Associé  à  la  gloire,  il  est  la  guerre,  associé  à  la 
justice,  il  est  la  mort.  L'échafaud  est,  lui  aussi,  un  mystère.  Il  a  du  ciel  en 
lui,  comme  le  trône.  L'échafaud  ne  pouvant  être  humain,  est  forcé  d'être 
divin.  Il  l'est.  Le  juif  l'extrait  de  la  Bible,  le  turc  du  Koran,  l'indou  du 
Véda,  le  parsi  du  Zend-Avesta.  Le  bourreau  a  un  cousin,  le  sacrificateur. 
L'allumeur  d'autodafé  touche  d'un  coude  Saint-Pie  V  et  de  l'autre  coude 


502  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Sanson.  Les  rois  de  Perse,  comprenant  le  pontificat  du  coupe-tête,  font  du 
bourreau  le  premier  fonctionnaire  de  leur  royaume.  Joseph  de  Maistre,  non 
moins  intelligent,  sacre  et  couronne  le  bourreau.  Il  écrit  un  livre  dont  le 
pape  est  la  surface  et  le  bourreau  le  fond.  La  veste  de  l'exécuteur  a  pour 
doublure  la  pourpre  du  droit  divin.  Cette  logique  révèle  un  homme 
farouche,  mais  sincère.  De  Maistre  est  féroce  avec  foi.  Faire  un  livre  exprès, 
pour  mettre  le  bourreau  dedans,  l'idée  est  lugubre.  Ce  sombre  livre  est  au 
sommet  de  la  théocratie.  Il  y  a  à  Claris,  en  Suisse,  une  colline  au  haut  de 
laquelle,  de  tous  les  points  de  l'horizon,  on  aperçoit  une  maison  étroite, 
petite,  sans  fenêtres,  avec  une  porte  basse  toujours  fermée.  C'est  là  qu'est 
déposée,  dans  les  ténèbres,  la  hache. 

Cette  maison  sinistre  où  est  le  droit  divin,  c'est  le  livre  de  Joseph  de 
Maistre. 

Quant  au  droit  divin  en  lui-même,  il  est  ébréché,  usé,  émoussé,  rongé  de 
rouille  dans  la  nuit. 

Il  est  délabré.  Est-il  anéanti  ?  non. 

Le  roi  selon  le  passé  n'existe  presque  plus  en  Europe,  grâce  à  1789.  Pour- 
tant si  le  fait  s'est  atténué,  la  tradition  résiste,  et  la  doctrine  persiste.  Le  roi 
«par  la  grâce  de  Dieu»  est  dogme j  il  est  plus  que  prince,  il  est  principe.  De 
là  une  imperturbabilité  farouche.  De  là  des  réveils;  de  là  des  réapparitions 
lugubres.  À  l'heure  où  nous  écrivons,  le  droit  divin  fait  des  siennes  en  Po- 
logne. L'autocrate  est  chef  de  famille.  C'est  comme  père  que  le  czar  torture 
ce  peuple. 

Le  czar  est  Dieu,  et  MouraviefF  est  son  prophète. 

Nous  distinguons  entre  l'ennemi  du  quart  d'heure  et  l'ennemi  des  siècles. 
Le  droit  divin  est  l'ennemi  des  siècles.  Il  y  a  de  la  permanence  dans  sa  pré- 
tention. Il  s'allonge  derrière  nous  en  tradition  et  devant  nous  en  hérédité. 
Deux  queues  à  l'hydre.  Il  pèse  depuis  quatre  mille  ans  sur  le  genre  humain. 
Il  est  vieux  comme  l'idole.  Baal  était  soleil  comme  Louis  XIV. 

Ne  nous  lassons  point  de  le  répéter,  le  passé  n'est  pas  assez  passé.  Il  importe 
de  le  reconduire  à  sa  tombe.  Il  en  sort  par  moments,  et  il  se  dresse  tout  de- 
bout, ayant  à  la  main  on  ne  sait  quelle  hideuse  revendication  de  l'avenir.  Ce 
cadavre  crie  :  Aujourd'hui  et  demain  sont  à  moi.  Il  monte  en  chaire  et 
enseigne  nos  enfants.  C'est  lui  qui,  au  sortir  du  collège,  leur  fait  passer  leur 
examen.  Théocratie,  oligarchie,  monarchie  à  Sainte- Ampoule,  défions-nous 
de  ces  choses  mortes!  elles  reviennent.  Elles  vivent  de  la  vie  terrible  des 
spectres. 

Rendons  justice  à  Napoléon j  il  fut  subversif.  Personne  n'a  rudoyé  le  droit 
divin  comme  lui.  Sous  ce  rapport  il  n'a  point  nui  à  89.  C'est  lui  qui  a  dis- 
loqué le  vieux  continent  monarchique.  Il  a  fait  en  Europe  du  progrès  avec 


LA   CIVILISATION.  503 

effraction.  Il  a  gardé  son  chapeau  sur  la  tête  devant  les  couronnes.  Cette  im- 
politesse a  commencé  à  Campo-Formio.  a'JJoilà  donc  la  paix  faite,  lui  écrivait 
Talleyrand,  une  paix  à  la  Bonaparte.))  —  Quant  à  sa  couronne,  lorsqu'il  en  a 
eu  une,  la  façon  dont  il  l'a  portée  était  révolutionnaire.  Il  a  été  César  anar- 
chiquement.  Il  a  eu  une  manière  à  lui  d'être  empereur,  manière  désagréable 
aux  empires.  Napoléon  a  été  la  maladie  du  vieux  monarchisme.  L'empire 
d'Allemagne  est  mort  de  l'empereur  des  français.  L'antique  principe  d'auto- 
rité héréditaire  et  légitime  a  râlé  sous  ces  gigantesques  bottes  à  l'écuyère. 
Etre  écrasé,  c'est  peuj  il  a  été  aplati;  le  règne  de  cet  écolier  de  Brienne  a  été 
la  brimade  des  rois.  Ce  casseur  de  prestiges  malmenait  les  altesses,  malmenait 
les  majestés,  malmenait  le  czar,  malmenait  le  kayser,  malmenait  le  pape, 
malmenait  le  trône,  malmenait  l'autel,  malmenait  le  seigneur,  malmenait  les 
oints.  Il  fut  digne  de  s'appeler  Buonaparte.  Il  supprimait  les  droits  divins 
par  décret  au  Moniteur.  La  maison  de  Bragance  a  cessé  de  réffier.  Il  a  fait  pis  et 
mieux.  Il  a  poussé  la  familiarité  avec  les  trônes  jusqu'à  y  mettre,  tantôt  un 
sergent  aux  gardes,  tantôt  un  postillon  d'écurie,  et,  une  fois  couronnés,  le 
sergent  et  le  postillon  faisaient,  chose  terrible,  fort  bonne  figure  de  rois.  Il 
ne  s'en  tint  pas  là.  Un  beau  jour,  ce  petit  lieutenant  d'artillerie  épousa  carré- 
ment la  fille  du  droit  divin.  Il  se  crut  de  maison  à  cela,  et  la  chose  se  fit.  La 
grâce  de  Dieu  se  maria  avec  l'aventure.  Le  droit  divin  s'encanailla  avec  la 
victoire.  Il  y  eut  mixtion  des  augustes  sangs  avec  la  roture  d'Austerlitz.  Ce 
fiit  lamentable.  Une  fois  la  déroute  des  mésalliances  commencée,  elle  ne 
s'arrêta  plusj  elle  tomba  à  Jérôme,  elle  tomba  à  Bernadotte,  elle  tomba  à 
Berthier.  Ferdinand  VII  implora  la  main  d'une  Ramolino.  Il  y  eut  croise- 
ment forcé  des  vieux  trônes  avec  les  nouveaux.  Quant  à  Napoléon ,  il  ne  se 
contenta  pas  du  mariage;  il  le  lui  fallut  avec  prologue,  il  l'assaisonna  d'un 
peu  d'assaut;  ce  mousquetaire  de  la  révolution  chiffonna  une  archiduchesse; 
Notre-Dame  n'eut  que  les  restes.  Disons-le,  il  y  eut  plus  de  royauté  décapitée 
à  Compiègne  un  certain  jour  d'avril  1810  qu'il  n'y  en  avait  eu  sur  la  place 
de  la  Concorde  le  21  janvier  1793.  Le  marmot  thébain  secouait  la  peau  du 
monstre,  et  criait  :  citoyens,  il  n'j  a  rien  dedans.  Napoléon  a  secoué  la  peau  du 
droit  divin.  Il  a  joué  au  dogme  monarchique  ce  tour  de  mettre  en  pleine 
lumière  Orloff  au  Nord  et  Godoy  au  Sud.  Il  a  été,  nous  venons  de  le  dire, 
malhonnête  avec  le  sceptre.  Ajoutons  un  détail.  Un  jour  à  Bayonne 
Charles  IV  d'Espagne  lui  disait  :  mes  vingt-quatre  sceptres.  —  IJos  vingt-quatre 
sceptres  !  s'écrie  l'empereur,  j'aime  mieux  la  canne  de  Polichinelle.  Ce  fait  a  été 
raconté  au  général  H. . .  par  qui.''  par  le  roi  Joseph,  héritier  momentané 
des  vingt-quatre  sceptres.  Napoléon  a  qualifié  la  couronne  bourrelet  d'enfant. 
Il  a  dit  à  Pie  VII  lui  faisant  cadeau  d'un  globe  impérial  bénit  :  que  voule^vows 
que  je  fasse  de  cette  boulet  II  a  appelé  le  trône  sapin.  Ce  mot  s'applique  aussi 


504  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

au  fiacre  à  l'heure.  Bonaparte  a  été  sans  respect.  Il  a  tué  le  droit  divin  par  le 
tutoiement. 

Les  dégâts  qu'il  a  faits  dans  le  principe  d'autorité  sont  irréparables.  Il  y  a 
tout  mis  sens  dessus  dessous.  Il  a  désarticulé  la  mécanique,  luxé  la  jointure 
de  la  papauté  avec  la  monarchie,  désemboîté  le  mouvement,  forcé  le  ressort, 
tordu  la  clef,  défoncé  le  secret.  Pas  un  rouage  qui  aille  maintenant.  On  sent 
partout  le  provisoire.  C'est  refait,  c'est  rebouté,  c'est  recollé,  c'est  rafistolé, 
mais  ça  ne  tient  pas.  Il  a  frappé  de  désuétude  les  axiomes  royalistes,  fonde- 
ment des  sociétés.  Il  a  jeté  «Dieu,  le  roi  et  les  belles»  aux  antiquailles.  L'an- 
cien roi  proprement  dit  est  aujourd'hui  du  bric-à-brac.  On  en  voit  çà  et  là 
quelques  spécimens,  à  Rome,  par  exemple,  qui  est  le  grand  magasin  des 
curiosités j  en  Prusse  aussi,  dit-on.  C'est  de  la  royauté  peut-être,  mais  ce  n'est 
pas  de  la  réalité.  C'est  en  plaqué,  en  strass,  en  chrysocale,  en  similor,  en 
ruolz,  en  mensonge,  en  fumée.  C'est  diaphane ^  cela  manque  d'épaisseur,  de 
solidité,  de  qualité,  de  noirceur.  On  voit  l'aurore  à  travers.  Napoléon  a  désor- 
ganisé les  chancelleries,  déconcerté  Cobentzell,  Kaunitz,  Hardenberg,  toutes 
ces  fortes  caboches,  culbuté  l'habileté  les  quatre  fers  en  l'air,  éclopé  la  routine, 
brutalisé  les  sacrés  collèges  et  les  sacrées  consultes,  pratiqué  des  jours  au  mur 
du  conclave,  montré  toute  grande  ouverte  la  cave  du  saint-office,  violé  le 
domicile  des  vieux  abus  auliques,  catholiques  et  apostoliques.  Un  tas  de 
principautés  difformes  sont  restées  sur  le  carreau.  Voyez,  par  exemple,  dans 
quel  état  il  a  laissé  cet  affreux  petit  landgraviat  de  Hesse  qui,  au  siècle  der- 
nier, vendait  des  hommes  à  l'Angleterre  pour  la  guerre  d'Amérique,  et  dont 
le  raccommodage  a  été  presque  impossible,  même  au  congrès  de  1815.  Par  sa 
sécularisation  des  couvents  et  par  son  balayage  des  Abruzzes,  il  a  mis  hors 
de  service  deux  formes  séculaires  de  la  civilisation  légitime,  le  monachisme 
et  le  banditisme i  c'est  en  vain  que,  dans  ces  derniers  temps.  Pie  IX  a  restauré 
l'une  et  François  II  l'autre;  il  est  clair  que  c'est  détraqué  et  que  cela  durera 
peu.  Napoléon  a  avarié  à  Rome  la  théocratie,  —  reçu  un  pape  en  mauvais  état, 
—  en  Russie  l'autocratie,  en  Allemagne  la  féodalité,  en  Autriche  la  diplo- 
matie, en  Prusse  la  schlague,  en  Angleterre  l'aristocratie,  en  Espagne  l'in- 
quisition. Toutes  ces  institutions,  |  grâce  à  lui  j'^',  rendent  maintenant  un  son 
fêlé.  Ce  sont  là  des  services.  L'histoire  lui  en  tiendra  compte.  Il  lui  sera 
beaucoup  pardonné  parce  qu'il  a  beaucoup  cassé. 

On  m'a  souvent  reproché,  depuis  une  douzaine  d'années,  mon  bonapar- 
tisme. Voilà  de  quoi  il  se  compose. 

Pour  nous,  Bonaparte,  nous  l'avons  déjà  dit  ailleurs,  c'est  Robespierre  II. 
À  Austerlitz,  la  révolution  monte  à  cheval.  Ce  tour  d'Europe  nous  plaît. 

C  Ces  barres  verticales  sont  dans  le  manuscrit.  [Note  de  l'Editeur.) 


LA   CIVILISATION.  505 

Assurément,  la  violence  le  gâte  trop  souvent.  Certaines  mesures  sont 
farouches,  et  nous  les  détestons.  Voyons  la  fin  pourtant. 

Robespierre,  c'est  le  tyran 5  Bonaparte,  c'est  le  despote;  mais  tous  deux 
ont  puissamment  tenu  la  dictature  révolutionnaire,  l'un  au  dedans,  l'autre 
au  dehors.  Tous  deux  ont  usé  du  glaive,  nous  avons  horreur  du  glaive;  nous 
haïssons  la  hache  de  l'un,  nous  haïssons  le  sabre  de  l'autre,  mais  nous  leur 
rendons  justice,  et  nous  portons  à  leur  décharge  le  résultat  obtenu,  le  vieux 
monde  sabordé  et  coulé  à  fond. 

Danton  est  plus  grand  que  Robespierre;  Hoche  est  meilleur  que  Bona- 
parte; Danton  est  le  génie,  Hoche  est  la  vertu.  Danton  eût  enrayé  la  terreur; 
Hoche  eût  empêché  le  dix-huit  brumaire;  et  les  choses  eussent  été  mieux 
ainsi;  mais  Hoche  et  Danton  sont  morts  prématurément,  et  il  résulte  de  leur 
fatale  sortie  de  scène  avant  l'heure  que  le  double  fait  révolutionnaire,  inté- 
rieur et  extérieur,  se  rattache  plus  immédiatement  et  plus  complètement  aux 
deux  qui  ont  survécu,  Robespierre  et  Bonaparte,  et  dérive  pour  l'histoire  de 
ces  deux  hommes,  l'un  moindre,  l'autre  pire.  Ce  sont  là  Içs  iniquités  mysté- 
rieuses de  la  destinée. 


En  ce  qui  concerne  la  civilisation,  entre  la  conception  religieuse,  telle 
qu'elle  est  à  cette  heure,  et  la  conception  philosophique,  la  différence  radi- 
cale, nous  croyons  l'avoir  dit  ailleurs,  c'est  le  déplacement  de  l'éden.  Il  était 
en  arrière,  il  est  en  avant.  La  poésie  est  plus  que  jamais  prophétie;  mais  elle 
n'est  plus  la  prophétie  qui  menace,  elle  est  la  prophétie  qui  promet.  Il  y  a 
un  divin  lever  d'astre  à  l'horizon;  elle  est  le  doigt  indicateur  de  ce  point 
lumineux. 

L'éden  faux,  c'est  l'état  de  nature;  l'éden  vrai,  c'est  l'état  de  société. 
L'état  de  nature  se  contente  de  la  satisfaction  animale;  à  l'état  de  société  il 
faut  la  satisfaction  intellectuelle  et  la  satisfaction  morale.  C'est  l'ordre  plus 
haut  des  joies  du  devoir.  L'état  de  nature  mène  la  vie  de  proie,  il  chasse  et 
pêche,  le  travail  de  la  bête  lui  suffit.  L'état  de  société  cultive.  Au  labourage 
de  la  terre  la  bête  finit,  l'homme  commence.  Que  produit  le  labourage  du 
champ  ?  la  propriété.  Propriété  et  société  sont  deux  termes  identiques.  La 
société  parfaite,  ce  serait  tout  homme  propriétaire.  C'est  là  qu'il  faut 
tendre. 

Nous  sommes  dans  le  siècle  des  accomplissements.  La  science,  ce  grand 
fait  révolutionnaire,  dégage  successivement  toutes  les  inconnues  que  la  phi- 
losophie avait  devinées  et  que  la  poésie  avait  idéalisées.  D'une  solution  on 
passe  à  la  suivante.  Les  ténèbres  regrettant  l'homme  et  pleines  pour  lui  de 
ce  désir  de  rapprochement  qu'a  le  jaguar  pour  le  mouton,  s'efforcent  de  le 


5o6  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

retenir.  En  vain.  L'homme  échappe.  89  est  une  évasion.  Ce  jour-là,  et  l'on 
peut  dire  la  date,  le  14  juillet,  car  la  Bastille  est  un  symbole,  ce  jour-là 
l'homme  est  sorti  du  passé.  Ce  qui  en  reste  au-dessus  de  sa  tête  n'est  plus  que 
voûte  de  fumée.  Les  vagues  épaisseurs  du  mal  tremblent,  flottent,  s'atténuent 
et  se  dissipent  là-haut  sur  nos  fronts  et  laissent  voir  par  leurs  brèches  des 
lueurs  du  vrai  jour.  Ces  trouées  faites  à  la  nuit  sont  pour  les  hommes  du 
vieux  monde  les  blessures  de  la  société,  de  l'ordre,  de  la  famille,  de  la  reli- 
gion. O  imbéciles  qui  prennent  une  déchirure  du  nuage  pour  une  plaie  du 
ciel! 

En  ce  cas,  nous  avons  pour  espoir  un  élargissement  de  plaies,  car  l'achè- 
vement de  ces  trouées  et  de  ces  brèches  est  une  des  grandes  tâches  du  siècle. 
Pas  de  relâche,  esprits,  jusqu'à  ce  que  le  hideux  voile  du  mal  soit  déchiré 
du  haut  en  bas.  Alors,  démasquée,  la  face  du  vrai  resplendira.  Alors,  désob- 
struée ,  la  vie  éclatera. 

Cependant  l'homme  progresse.  Une  partie  de  la  marche  étant  latente  et 
profonde,  même  quand  on  croit  qu'il  s'arrête,  même  quand  on  croit  qu'il 
recule,  il  progresse.  Rétrograder  à  la  surface  n'empêche  pas  d'avancer  sou- 
terrainement.  Le  mouvement  superficiel  n'est  quelquefois  qu'un  contre- 
courant. 

Deux  phénomènes  marchent  de  front  :  la  désagrégation  et  la  recomposi- 
tion. Une  réforme  n'attend  pas  l'autre;  toutes  s'ébauchent  à  la  fois.  Ce  qui 
était  rêve  hier  est  réalité  habitable  aujourd'hui  et  sera  masure  demain.  Rien 
n'est  étrange  à  examiner  comme  une  utopie  dépassée.  L'impossible  se 
déforme  en  banal.  Ce  qui,  devant  nous,  était  escarpement,  mur  à  pic,  esca- 
lade effroyable,  folie,  derrière  nous  est  aplatissement,  lieu  commun,  vieille 
mode,  routine,  et  se  confond  avec  la  vaste  plaine  obscure  traversée  et 
oubliée.  Le  cacolet  remplaçant  la  chevauchée  en  croupe,  le  coche  remplaçant 
le  cacolet,  la  malle-poste  remplaçant  le  coche,  la  locomotive  remplaçant  la 
malle-poste,  ont  été  des  utopies.  Aujourd'hui  l'aéroscaphe  remplaçant  la 
locomotive  est  une  utopie.  C'est  son  tour  de  faire  rire  ou  de  faire  peur.  En 
attendant  qu'il  change  la  face  du  monde. 

Au  siècle  dernier,  rêver  la  paix  universelle  faisait  chasser  un  homme  de 
l'Académie  j  au  siècle  présent  rêver  la  démocratie  universelle  fait  chasser  un 
homme  de  sa  patrie;  l'homme  étant  dans  le  premier  cas  traité  comme  un 
fou,  et  dans  le  second  comme  un  coupable.  Ces  persécutions  infligées  au 
progrès  sont  un  des  modes  d'affirmation  dont  le  genre  humain  dispose. 
L'auteur  de  cet  écrit  a  dit  quelque  part  :  «tout  ce  qu'on  fait  pour  la  vérité 
et  tout  ce  qu'on  fait  contre  elle  la  sert  également.»    ^ 

La. civilisation  modifiant  son  but,  et  commençant  par  l'homme  au  lieu 
de  commencer  par  la  nation;  la  société  conséquence  de  l'individu,  et  non 


LA   CIVILISATION.  .  507 

plus  l'individu  dérivé  de  la  société  j  telle  est  la  nation  nouvelle.  L'individu 
devenu  la  grande  affaire,  le  citoyen  au  premier  plan  et  la  cité  au  second,  la 
construction  de  l'homme  d'abord,  ayant  pour  résultante  la  construction  de 
la  société,  ceci  est  le  grand  horizon  inattendu.  Tel  citoyen,  telle  cité}  tel 
individu,  telle  société.  De  là  la  nécessité  de  faire  l'homme  bon.  De  là  autour 
de  l'enfance,  germe  d'un  univers  nouveau,  tout  un  groupe  d'institutions  qui 
manquent  aujourd'hui.  Enseignement  gratuit  et  obligatoire,  assistance,  éga- 
lité par  l'éducation,  liberté  parla  pensée,  écoles,  collèges,  gymnases,  ateliers, 
laboratoires,  hygiène,  développement  de  l'esprit,  développement  du  corps, 
ouverture  de  l'intelligence,  science  de  la  santé,  versement  de  lumière  sur 
le  petit  être.  La  civilisation  humaine,  depuis  six  mille  ans  inattentive  à  ce 
qui  l'attend  et  vivant  chétivement  au  jour  le  jour,  se  réveille  enfin,  s'aper- 
çoit que  Demain  existe,  comprend  que  Demain  est  son  maître,  et  se  sent 
prise  de  cette  préoccupation  immense  :  l'enfant. 

L'enfant,  c'est-à-dire  l'avenir. 

De  ceci,  l'individu  d'abord,  la  société  ensuite,  que  résulte-t-il .^^  l'être  de 
raison  disparaît,  l'abstraction  s'évanouit,  la  fiction  se  dissout,  l'état,  encore 
à  cette  heure  si  monstrueusement  disproportionné,  se  réduit  à  un  centre 
communal.  Le  gouvernement  n'est  plus  qu'une  police,  l'armée  qu'une 
gendarmerie,  l'administration  qu'une  voirie.  Votre  tigre  est  devenu  votre 
chien. 

Plus  de  frontières}  ceci  est  déjà  presque  obtenu 5  le  va-et-vient  des  loco- 
motives troue  et  disloque  les  limites  de  peuple  à  peuple,  le  rail  mêle 
l'homme  à  l'homme j  la  vie  en  commun  de  l'humanité  commence}  les 
poètes,  les  écrivains  et  les  philosophes  ont  prêché  la  croisade  sublime  de  la 
paix}  la  guerre  est  déconsidérée j  il  y  a  trente  ans,  elle  n'était  qu'affreuse j 
aujourd'hui  elle  est  bête.  Un  panache  est  un  anachronisme}  la  passementerie 
fait  sourire.  «Un  guerrier»  aujourd'hui  est  grotesque  comme  jadis  «un 
pékin».  Le  ridicule  a  retourné  sa  lorgnette.  La  bataille  pour  la  bataille,  cela 
n'est  déjà  plus  admiS}  le  drapeau  ne  suffit  pluS}  il  faut  une  idée.  Autrement 
une  victoire,  sans  raison,  n'ayant  que  sa  rime  gloire,  est  une  vieille  mode. 
Les  grands  vainqueurs  sont  devenus  enseignes  d'auberge. 

La  réalité  n'est  plus  là.  Cela  a  été,  cela  n'est  plus. 

Encore  un  peu ,  et  un  soldat  fera  l'effet  d'un  revenant.  Une  horreur  dont 
on  rit  est  morte.  De  Frofundis  sur  la  guerre.  Vive  la  paix  !  Vive  la  vie  !  Il  ne 
s'agit  plus  que  de  s'entendre.  Or  la  langue  universelle  est  trouvée.  Par  toute 
la  terre,  la  civilisation  parle  français.  A  quoi,  chez  tous  les  peuples,  recon- 
naît-on une  intelligence  .'*  à  ce  signe  :  parler  français. 

La  frontière  supprimée  supprime  la  guerre }  la  guerre  supprimée  supprime 
l'armée }  l'armée  supprimée  supprime  la  monarchie.  L'exception  ne  se  main- 


5o8  ,         POST-SCRIPTUM   DE  MA  VIE. 

tient  que  de  vive  force  j  le  privilège  a  besoin  de  coercition  j  le  parasitisme  a 
besoin  de  violence j  privilège,  parasitisme  et  exception  disparaissant,  le  sabre 
pacifié  se  fait  soc  de  charrue,  et  tous  les  ans  au  lieu  de  jeunes  soldats,  vous 
avez  de  jeunes  laboureurs.  Ce  qui  vaut  mieux.  La  grande  guerre,  c'est  le 
commerce.  Les  batailles,  ce  sont  les  expositions.  A  l'échange  des  coups 
succède  l'échange  des  produits.  Un  prodigieux  levier  de  civilisation  est 
trouvé,  c'est  l'émulation  internationale.  Tous  les  quatre  ou  cinq  ans,  le 
progrès  fait  une  confrontation  de  peuples,  et  les  retardataires  se  retirent  la 
rougeur  au  front,  et  reviennent,  la  fois  d'après,  superbes.  Qu'est-ce  que 
j'entendais  donc  dire,  qu'il  n'y  aura  plus  d'annexions,  ni  de  conquêtes  .f*  loin 
de  là.  Tout  va  être  conquête  et  annexion.  On  entre  dans  cette  ère  splendide. 
On  a  commencé  à  peine.  Désormais  une  conquête  par  jour,  une  annexion 
par  jour.  On  conquiert  les  peuples  esclaves  à  la  liberté  :  on  annexe  les  nations 
fanatiques  à  la  lumière.  Comment  ?  par  la  lumière  et  par  la  liberté.  La  lu- 
mière et  la  liberté  sont  des  forces j  et  ce  qui  fait  leur  triomphe,  des  forces 
aimées.  L'aveugle  désire  être  conquis  par  l'aurore  j  il  n'a  qu'un  vœu,  c'est 
que  le  jour  entre  chez  lui  et  y  règne.  La  civilisation  est  solaire.  Droit  et  force 
se  confondent  en  elle.  Rayonnement,  c'est  empiétement}  mais  c'est  l'empié- 
tement du  vrai  sur  le  faux.  Tous  les  jours  il  y  a  une  sauvagerie  vaincue,  une 
barbarie  tuée,  une  superstition  anéantie.  On  bombarde  de  livres  toutes  les 
vieilles  enceintes  de  ténèbres j  on  fait  éclater  partout  Voltaire,  Diderot, 
Pascal,  Molière,  Shakespeare,  Montaigne,  Juvénal,  Tacite,  Lucrèce,  Isaïe, 
Eschyle  J  on  écrase  partout  le  mal,  et  on  le  bat  en  brèche,  et  on  l'extermine, 
et  on  le  foudroie  sous  l'éblouissante  mitraille  des  idées. 

Plus  de  parasitisme}  donc  plus  d'exploitation.  Pas  plus  l'exploitation  d'en 
bas  que  l'exploitation  d'en  haut}  car  nous  ne  voulons  pas  plus  le  pauvre, 
vermine,  mangeant  le  riche,  que  le  riche,  polype,  mangeant  le  pauvre. 
L'extirpation  est  double.  Supprimer  Léviathan  et  supprimer  le  pou.  Plus  de 
succion  mauvaise  diminuant  la  vie.  Liberté,  Égalité,  Fraternité. 

La  souveraineté  du  peuple  remplacée  par  la  souveraineté  de  l'homme } 
c'est-à-dire  l'homme  souverain  de  lui-même}  la  science  commençant  par 
élever  l'enfant  pour  en  venir  à  gouverner  le  citoyen}  plus  de  superstition 
payée }  toute  fonction  élective}  l'autorité  réduite  à  l'auteur }  la  guerre  n'ayant 
plus  de  raison  d'être,  la  pénalité  n'ayant  plus  de  raison  d'être,  la  politique 
n'ayant  plus  de  raison  d'être }  la  géométrie  sociale  pratiquée}  l'institut  assem- 
blée unique}  le  luxe  légitimé  par  la  misère  anéantie}  chacun  en  pleine  pos- 
session de  son  droit,  droit  de  l'homme  sur  lui-même,  la  liberté}  droit  de 
l'homme  sur  la  chose,  la  propriété}  chacun  en  plein  exercice  de  son  devoir, 
devoir  du  fort  envers  le  faible,  la  fraternité}  le  plain-pied  de  l'éducation 
fondant  l'égalité}  l'équité  entre  les  hommes  résultant  de  l'équilibre  entre  les 


LA    CIVILISATION.  509 

droits 5  en  un  mot,  le  gouvernement  de  tous  pour  tous  par  tousj  tout  cela 
est  dans  le  suffrage  universel,  œuf  qui  finira  par  être  bien  couve. 

Combinez  l'instruction  gratuite  et  obligatoire  avec  le  suffrage  universel , 
l'avenir  sortira. 

Quand  il  s'agit  du  bien,  les  éclosions  hâtées  sont  bonnes. 

La  science  qui  trouve  le  vrai,  l'art  qui  réalise  le  beau,  sont  les  deux  plus 
puissants  modes  d'incubation  de  la  civilisation.  Dans  l'antiquité,  le  poëte 
n'était  pas  distinct  du  législateur.  Solon  et  Moïse  sont  des  poètes.  De  nos 
jours  l'impulsion  littéraire  est  la  grande  déterminante  du  mouvement  social. 
Qu'est-ce  que  la  liberté  de  la  presse  ?  une  force  littéraire. 

La  force  littéraire  a  toujours  été,  et  est  de  nos  jours  plus  que  jamais,  une 
force  révolutionnaire.  Au  dix-neuvième  siècle,  la  société  étant  entièrement 
refaite  par  1789,  la  force  littéraire  est  entièrement  renouvelée.  Elle  n'est  pas 
distincte  de  la  révolution  même.  La  révolution  est  la  loi,  la  littérature  est 
l'idée.  Elles  aussi,  elles  disent  :  ^mgamui  Dextras.  À  proprement  parler,  il 
n'y  a  qu'une  force,  la  Révolution.  Cette  force  a  été  nos  pèresj  elle  est  nous. 

Qui  dit  force,  dit  énergie.  La  révolution  est  une  volonté.  Ceux  qui  ne 

voient  en  elle  qu'un  élément  se  trompent  j  elle  est  une  intelligence  j  elle  est 

un  être.  Elle  est  debout,  immense,  ailée,  armée.  Elle  a  des  ordres,  qu'elle 

exécute.  Elle  n'entend  pas  qu'on  s'arrête,  elle  pousse  le  siècle  devant  eUej 

car,  nous  venons  de  le  dire,  les  haltes  ne  sont  qu'apparentes j  le  fatal  travail 

providentiel  ne  s'interrompt  pasj  nulle  solution  de  continuité}  l'enjambée 

amène  l'enjambée j  une  fois  réalisé,  l'effet  devient  cause,  et  entre  en  partu- 

rition  d'un  résultat  nouveau  qui  à  son  tour  engendre ,  et  ceux-là  même  qui 

croient  rester  immobiles  se  déplacent  et  avancent.  Pas  moyen  de  se  soustraire 

au  progrès,  qui  est  le  jour  levantj  la  conviction  du  soleil  gagne  secrètement 

les  hiboux,  et  les  ennuie.  Ceux-là  même  qui  trouvent  l'avenir  impossible 

n'ont  qu'à  se  retourner,  et  le  passé  leur  semblera  plus  impossible  encore. 

C'est  fini,  il  faut  progresser,  il  faut  apprendre,  il  faut  s'améliorer,  il  faut 

penser,  il  faut  aimer,  il  faut  vivre,  tirez-vous  de  là  comme  vous  pourrez, 

aucun  recul  n'est  possible ,  les  portes  du  retour  sont  fermées,  et  chassés  de 

nouveau  du  paradis  imbécile  et  chimérique  de  l'inconscience,  la  vieille  Eve, 

l'antique  Erreur  qui,  d'usurpation  en  usurpation  était  devenue  tyrannie,  le 

vieil  Adam,  l'antique  Ignorance  qui,  de  dégradation  en  dégradation  était 

devenue  Esclavage,  talonnés  par  la  Révolution  française,  s'en  vont  vers  le 

travail,  vers  la  fécondité,  vers  le  salubre  emploi  des  forces  terrestres,  vers 

l'activité,  vers  la  responsabilité,  vers  la  liberté,  inexorablement  envoyés  en 

avant,  marchant,  marchant  toujours,  avec  ce  grand  flamboiement  d'épée 

derrière  eux. 

[1863-1864.] 


TAS    DE    PIERRES. 

III. 


Désormais,  ceux  de  nos  poètes  qui  auront  le  pressentiment  de  l'avenir 
réservé  à  notre  langue,  à  notre  civilisation  et  à  notre  initiative,  ne  consulte- 
ront plus  seulement  le  génie  français,  mais  le  génie  européen. 


[1838-1840.] 


Le  beau  style,  c'est  le  fond  du  sujet  sans  cesse  appelé  à  la  surface. 

[1836-1838.] 

O  belle  langue  grecque,  dont  les  mots  ressemblent  à  des  vases! 
Les  mots  sont  des  vases  en  effet.  Des  vases  qui  contiennent  la  pensée.  Faits 
par  Dieu,  pleins  de  l'homme. 

[i8j6-i86o.] 

La  nature  procède  par  contrastes. 

C'est  par  les  oppositions  qu'elle  fait  saillir  les  objets.  C'est  par  leurs 
contraires  qu'elle  fait  sentir  les  choses,  le  jour  par  la  nuit,  le  chaud  par  le 
froid,  etc.  Toute  clarté  fait  ombre.  De  là  le  relief,  le  contour,  la  proportion, 
le  rapport,  la  réalité.  La  création,  la  vie,  le  destin,  ne  sont  pour  l'homme 
qu'un  immense  clair-obscur. 

Le  poëte,  ce  philosophe  du  concret  et  ce  peintre  de  l'abstrait,  le  poëte,  ce 
penseur  suprême,  doit  faire  comme  la  nature.  Procéder  par  contrastes.  Soit 
qu'il  peigne  l'âme  humaine,  soit  qu'il  peigne  le  monde  extérieur,  il  doit 
opposer  partout  l'ombre  à  la  lumière,  le  vrai  invisible  au  réel  visible,  l'esprit 
à  la  matière,  la  matière  à  l'esprit j  rendre  le  tout,  qui  est  la  création,  sensible 
à  la  partie,  qui  est  l'homme,  par  le  choc  brusque  des  différences,  ou  par  la 
rencontre  harmonieuse  des  nuances.  Cette  confrontation  perpétuelle  des 
choses  avec  leurs  contraires,  pour  la  poésie  comme  pour  la  création,  c'est 
la  vie. 


TAS   DE   PIERRES.    -   III.  511 

Mais  les  esprits  envieux  que  suit  le  troupeau  des  esprits  superficiels  crient  : 
antithèses!  antithèses!  puérilités! 

Ces  braves  gens  ne  s'aperçoivent  pas  qu'à  ce  compte,  le  jour  et  la  nuit, 
l'hiver  et  l'été,  le  ciel  et  la  terre,  le  bien  et  le  mal,  le  vice  et  la  vertu,  le 
feu  et  l'eau,  le  soleil  et  la  lune,  l'homme  et  la  femme,  le  néant  et  la  création, 
le  faux  et  le  vrai,  la  vie  et  la  mort,  ne  sont  que  des  «contrastes  puérils»  et 
que  le  bon  Dieu  n'est  qu'un  faiseur  d'antithèses. 

Qu'un  homme  un  peu  lettré  prenne  la  peine  de  fouiller  dans  sa  mémoire, 
qu'il  y  cherche  tout  ce  qu'il  a  retenu  de  beau  en  lisant  les  grands  poètes,  les 
grands  philosophes,  les  grands  écrivains,  il  s'apercevra  que  sur  cinquante 
citations  qui  lui  viennent  à  l'esprit,  quarante-neuf  appartiennent  à  ce  qu'on 
est  convenu  d'appeler  l'antithèse. 

Ce  qu'on  appelle  l'antithèse  n'est  autre  chose  que  le  clair-obscur  du  style. 

[1840-1844.] 

O  critiques!  Quand  nous  disons  :  c'est  de  la  poésie!  vous  dites  :  ce  n'est 
que  de  la  couleur!  Pauvres  gens!  le  soleil  aussi  n'est  qu'un  coloriste. 

[1838-1843.] 

Il  y  a  un  rapport  intime  entre  les  langues  et  les  climats.  Le  soleil  produit 
les  voyelles  comme  il  produit  les  fleurs j  le  nord  se  hérisse  de  consonnes 
comme  de  glaces  et  de  rochers.  L'équilibre  des  consonnes  et  des  voyelles 
s'établit  dans  les  langues  intermédiaires,  lesquelles  naissent  des  climats 
tempérés.  C'est  là  une  des  causes  de  la  domination  de  l'idiome  français. 
Un  idiome  du  Nord,  l'allemand,  par  exemple,  ne  pourrait  devenir  la  langue 
universelle  j  il  contient  trop  de  consonnes  que  ne  pourraient  mâcher  les 
molles  bouches  du  Midi.  Un  idiome  méridional,  l'italien,  je  suppose,  ne 
pourrait  non  plus  s'adapter  à  toutes  les  nations  j  ses  innombrables  voyelles  à 
peine  soutenues  dans  l'intérieur  des  mots  s'évanouiraient  dans  les  rudes 
prononciations  du  Nord.  Le  français,  au  contraire,  appuyé  sur  les  consonnes 
sans  en  être  hérissé,  adouci  par  les  voyelles  sans  en  être  affadi,  est  composé 
de  telle  sorte  que  toutes  les  langues  humaines  peuvent  l'admettre.  Aussi  ai-je 
pu  dire  et  puis-je  répéter  ici  que  ce  n'est  pas  seulement  la  France  qui  parle 
français,  c'est  la  civilisation. 

En  examinant  la  langue  au  point  de  vue  musical,  et  en  réfléchissant  à  ces 
mystérieuses  raisons  des  choses  que  contiennent  les  étymologies  des  mots,  on 
arrive  à  ceci  que  chaque  mot,  pris  en  lui-même,  est  comme  un  petit 
orchestre  dans  lequel  la  voyelle  est  la  voix,  vox,  et  la  consonne  l'instrument. 


512  POST-SCRIPTUM    DE   MA  VIE. 

l'accompagnement,  sonat  cum.  Détail  frappant  et  qui  montre.de  quelle  façon 
vive  une  vérité  une  fois  trouvée  fait  sortir  de  l'ombre  toutes  les  autres,  la 
musique  instrumentale  est  propre  aux  pays  à  consonnes,  c'est-à-dire  au  Nord, 
et  la  musique  vocale  aux  pays  à  voyelles,  c'est-à-dire  au  Midi.  L'Allemagne, 
terre  de  l'harmonie,  a  des  symphonistes;  l'Italie,  terre  de  la  mélodie,  a  des 
chanteurs.  Ainsi,  le  Nord,  la  consonne,  l'instrument,  l'harmonie;  quatre 
faits  qui  s'engendrent  logiquement  et  nécessairement  l'un  de  l'autre,  et  aux- 
quels répondent  quatre  autres  faits  parallèles  :  le  Midi,  la  voyelle,  le  chant, 
la  mélodie. 

Que  sort-il  de  la  mer,  de  la  forêt,  de  l'ouragan.?  une  harmonie.  Et  de 

l'oiseau  .f*  une  mélodie. 

[1838-1840,] 

Ne  dédaignez  pas  les  grammairiens.  Ce  sont  des  ouvriers  utiles. 

Ils  réparent  et  raccommodent  la  langue ,  incessamment  ravagée  et  effondrée 

par  ces  lourdes  charrettes  de  prose  et  d'éloquence  que  la  presse,  le  barreau 

et  la  tribune  font  partir  chaque  matin  pour  les  quatre  coins  de  la  France,  et 

il  faut  le  dire  aussi,  ébranlée  quelquefois,  mais  d'une  autre  manière,  par  le 

passage  royal  des  grands  écrivains. 

Ils  pavent  la  grande  route  des  idées. 

[1840-1842.] 


Le  style  filandreux  des  rhéteurs  et  des  avocats  est  une  glu  ou  la  pensée, 
cet  oiseau  divin,  se  prend  les  pieds  et  quelquefois  les  ailes. 

[1840-1842.] 

Le  style  pour  le  langage  est  comme  la  beauté  pour  la  chair,  un  don,  le 
don  suprême.  On  a  un  visage  et  pas  de  beauté,  on  a  une  pensée  et  pas  de 
style.  Celui  qui  a  le  style  et  celle  qui  a  la  beauté  sont  les  rois  de  ce  monde. 

[184J-1848.] 

Une  certaine  école  de  critique  qui  a  duré  deux  ou  trois  ans  affirmait  avec 

un  air  de  certitude,  grave  alors,  comique  aujourd'hui,  que  tel  ou  tel  écrivain 

«  n'avait  que  la  forme  » .  Ceci  était  un  simple  non-sens.  La  forme  de  quoi .'' 

la  forme  de  rien  }  Est-ce  que  rien  peut  avoir  une  forme  }  Il  n'est  pas  plus 

possible  d'avoir  le  style  sans  avoir  la  pensée  que  d'avoir  la  beauté  sans  avoir 

un  visage. 

[184J-1848.] 


TAS   DE   PIERRES.   -   III.  513 

On    me    dit   :    «Pourquoi    le    romantisme    ne    réagit-il   pas    contre  le 
réalisme?» 

Le  chêne  ne  se  fâche  pas  contre  le  gui. 


[1868-1872.] 


On  n'est  jamais  trop  concis.  La  concision  est  de  la  moelle.  Il  y  a  dans 
Tacite  de  l'obscurité  sacrée. 

Tacite  dit  à  chaque  hgne  :  tant  mieux  pour  les  intelligents  !  tant  pis  pour 
les  imbéciles! 

Concision  dans  le  style,  précision  dans  la  pensée,  décision  dans  la  vie. 

[1863-1865.] 

L'idéal  supprime  la  fiction. 

[1860-1865.] 


Accepter  dans  l'occasion  le  mot  cru,  toujours  vouloir  et  toujours  choisir 
le  mot  propre.  Éviter  ces  deux  écueils  :  le  mot  impropre,  le  mot  mal- 
propre. 

[1864-1866.] 


Kuisselant  de  pierreries ,  cette  métaphore  que  j'ai  mise  dans  les  Orientales  a 
été  immédiatement  adoptée.  Aujourd'hui  elle  fait  partie  du  style  courant  et 
banal,  à  tel  point  que  je  suis  tenté  de  l'effacer  des  Orientales.  Je  me  rappelle 
l'effet  qu'elle  fit  sur  les  peintres.  Boulanger,  à  qui  je  lus  La'j^ra,  en  fit  sur- 
le-champ  un  tableau. 

Cette    vulgarisation    immédiate    est    propre    à    toutes   les    métaphores 

énergiques.   Toutes  les   images  vraies    et  vives  deviennent  populaires   et 

entrent  dans  la  circulation  universelle.  Ainsi  :  courir  ventre  à  terre,   être 

enflammé  de  colère,  rire  à  ventre  déboutonné,  tirer  a  boulet  rouge  (médire),  être  à 

couteaux  tirés,  pendre  ses  jambes  à  son  cou,  etc.  j  autant  d'admirables  métaphores 

autrefoisj  autant  de  lieux  communs  aujourd'hui. 

[1867-1869.] 

Je  n'ai  lu  qu'aujourd'hui  le  travail  de  Lamartine  ^'^  sur  les  Misérables.  Cela 
pourrait  s'appeler  :  Essai  de  morsure  par  un  cy^ie. 

16  avril  1863. 


(')  ^Voir  L«  Miiérabhs,  tome  IV.  Knue  de  la  Critique,  Édition  de  rimprimcrie  nationale.  {Note 
l'Editeur.) 

PHILOSOPHIE.  —  II.  33 

IH1-«IH£«1E    IIATIO:iiI.E. 


514  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

La  prose  et  le  vers  ne  sont  que  des  matières  dont  se  sert  le  poëte,  fondeur 
et  ciseleur,  pour  faire  les  figures  de  ses  idées.  Le  vers,  c'est  le  marbres  la 
prose,  c'est  l'airain. 

Matières  admirables,  cire  pour  l'artiste  créateur,  granit  pour  la  postérité j 
aussi  précieuses  d'ailleurs  l'une  que  l'autre  devant  la  pensée  j  le  métail  de 
Corinthe  vaut  la  pierre  de  Carrare.  Tacite  vaut  Virgile.  Cependant  le  vers 
a  plus  de  chances  de  durée  que  la  prose,  parce  qu'il  se  vulgarise  plus 
difficilement  et  qu'il  ne  se  dissout  jamais  en  monnaie.  On  ne  peut  faire  des 
sous  avec  une  figure  de  marbre  ;  on  en  peut  faire  avec  une  statue  de  bronze , 
avec  une  idée  en  prose. 

Il  y  a  des  sujets  qui  peuvent  être  indifféremment  traités  en  prose  ou  en 
vers,  taillés  dans  le  bloc  ou  coulés  dans  la  fournaise.  Ce  sont  ceux  où  se 
mélangent  dans  une  proportion  quelconque  l'humain  et  le  divin,  l'idéal  et 
le  réel.  Il  y  a  d'autres  idées  qui  exigent  impérieusement  le  marbre  blanc, 
transparent  et  rêveur  du  vers.  La  beauté  pure  veut  le  vers.  Une  Vénus  en 
bronze  serait  une  négresse. 

La  poésie  dramatique  admet  la  prose  j  la  poésie  lyrique  l'exclut. 

[1834-1836.] 

Le  théâtre  est  le  point  frontière  de  la  civilisation  et  de  l'art 3  c'est  le  lien 
d'intersection  de  la  société  des  hommes  avec  ses  vices,  ses  préjugés,  ses 
aveuglements,  ses  tendances,  ses  instincts,  son  autorité,  ses  lois  et  ses  mœurs, 
et  de  la  pensée  humaine  avec  ses  libertés,  ses  fantaisies,  ses  aspirations,  son 
magnétisme,  ses  entraînements  et  ses  enseignements. 

Au  théâtre  le  poëte  et  la  multitude   se   regardent  :  quelquefois  ils  se 

touchent,  quelquefois  ils  s'affrontent,  quelquefois  ils  se  mêlent  :  mélange 

fécond.  D'un  côté  une  foule,  de  l'autre  un  esprit.  Ce  quelque  chose  de  la 

foule  qui  entre  dans  un  esprit,  ce  quelque  chose  d'un  esprit  qui  entre  dans  la 

foule,  c'est  l'art  dramatique  tout  entier. 

[1840-1844.] 

Génie  lyrique  :  être  soi.  Génie  dramatique  :  être  les  autres. 

,  [1830-1834.] 

Poètes  dramatiques,  mettez  plutôt  les  hommes  historiques  que  les  faits 

historiques  sur  la  scène.  Vous  êtes  souvent  forcés  de  faire  les  événements 

faux,  vous  pouvez  toujours  faire  les  hommes  vrais.  Ecrivez  le  drame,  non 

suivant,  mais  selon  l'histoire. 

[1844-1846.] 


TAS   DE   PIERRES.    -   III.  515 

Contradiction  partout.  Personne  n'a  plus  usé  du  moi  que  Pascal  qui  a  dit  : 
le  moi  elt  haïssable.  Voltaire,  si  indigné  contre  Fréron,  s'est  fait  le  Fréron 
de  Shakespeare.  Corneille,  fier  dans  ses  tragédies,  est  servile  dans  ses  dédi- 
caces. 

[1868-1870.] 

Le  drame  est  petit,  dites-vous,  vous  fait  soulever  le  cœur,  et  vomir,  et 
vous  dégoûte.  Dégoût,  soit,  petitesse,  je  le  nie.  Une  chose  n'est  pas  petite  pour 
vous  faire  lever  le  cœur,  comme  vous  dites.  Ah  !  le  drame  vous  fait  vomir.  Eh 
bien,  monsieur,  vomissez  sur  Shakespeare,  il  y  a  bien  des  gens  qui  vomissent 
sur  l'Océan.  C'est  tout  simple.  Le  haut  drame  est  comme  la  haute  mer  :  il  fait 
frissonner  de  joie  les  uns  et  soulève  la  nausée  des  autresj  il  a  l'odeur  et  le 
roulis  de  l'abîme  j  il  vous  donne  le  mal  de  mer.  Qu'est-ce  que  cela  prouve 
contre  le  drame  et  contre  l'Océan.? 


Le  poëte  :  —  Je  ne  jette  pas,  je  sème. 

[1828-1830.] 


Il  n'y  a  pas  un  monologue  dans  le  rôle  de  Tartuffe,  lago  est  tout  en 

monologues.  —  Et  puis,  faites  des  théories! 

[1830.] 


Les   traducteurs  traduisent   Homère,    Eschyle,   Dante    et   Shakespeare 

comme  les  ingénieurs  font  carrossables  les  hautes  montagnes.  Ils  percent  et 

font  serpenter  dans  leurs  flancs  des  routes  pavées,  des  tunnels,  des  trottoirs 

commodes  et  de  plain-pied  avec  le  pays  plat.  De  cette  façon  on  traverse  ces 

grandes  Alpes  et  ces  grands  poètes,  mais  on  ne  les  voit  pas.  Les  routes  et 

les  traducteurs  évitent  avec  soin  les  précipices,  les  sommets,  les  abîmes  et 

les  beautés. 

[1844-1846.  ] 


ACTE    PREMIER. 

Titus. 

ACTE    DEUXIÈME. 

Keginatn  Berenicem. 


3J 


y6  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

ACTE    TROISIÈME. 

Invitm. 

ACTE    QUATRIÈME. 

Invita/». 

ACTE    CINQJtJlÈME. 

Dimisit, 

Exposition  :  Titm  reginam  Berenicem,  nœud  :  invitm  invitam,  dénouement 
dimisit.  —  J'aime  mieux  la  tragédie  de  Tacite  que  celle  de  Racine. 


Il  y  a  toujours  dans  les  œuvres  de  l'esprit,  surtout  dans  celles  qui  exigent 

un  certain  arrangement  et  une  certaine  construction,  les  poëmes  dramatiques 

par  exemple,  des  parties  qui  sont  destinées  à  vieillir  et  qui  vieillissent.  Ce 

sont  ces  formes,  toujours  passagères  et  nécessairement  un  peu  convenues,  qui 

tiennent  plus  particulièrement  au  goût  régnant,  à  la  mode  du  jour,  à  l'esprit 

du  temps,  influences  utiles  qui  datent  une  œuvre  et  auxquelles  le  vrai  génie 

ne  peut,  ni  ne  doit,  ni  ne  veut  se  dérober  entièrement.  On  peut  donc  dire 

de  toutes  les  productions  de  l'esprit  humain,  même  des  plus  sublimes, 

qu'elles  vieillissent.  Seulement,  quand  il  n'y  a  dans  un  ouvrage  ni  style,  ni 

pensée,  cela  devient  vieux.  Quand  il  y  a  poésie,  philosophie,  beau  langage, 

observation  de  l'homme,  étude  de  la  nature,  inspiration  et  grandeur,  cela 

devient  antique. 

[1840-1844.] 

Le  théâtre  n'est  pas  le  pays  du  réel  :  il  y  a  des  arbres  de  carton,  des  palais 
de  toile,  un  ciel  de  haillons,  des  diamants  de  verre,  de  l'or  de  clinquant,  du 
fard  sur  la  pêche,  du  rouge  sur  la  joue,  un  soleil  qui  sort  de  dessous  terre. 

C'est  le  pays  du  vrai  :  il  y  a  des  cœurs  humains  sur  la  scène,  des  cœurs 
humains  dans  la  coulisse,  des  cœurs  humains  dans  la  salle. 

[1830-1832.] 


[CRITIQUE.] 


HORACE. 

Horace  se  promène  sur  la  Voie  sacrée,  comme  c'est  son  habitude,  dit-il, 
sicut  mens,  eB  mos,  roulant  dans  son  esprit  il  ne  sait  plus  quelles  bagatelles  et 
tout  à  elles,  totm  in  illis.  Il  rencontre  un  passant.  Qu'est-ce  que  ce  passant? 
Est-ce  un  personnage  illustre,  un  prince,  un  sénateur,  un  empereur.?  Elst-ce 
Mécène.'*  Est-ce  Auguste.''  Non,  c'est  un  passant,  c'est  le  premier  venu,  c'est 
un  fâcheux.  Eh  bien,  ces  deux  hommes  deviendront  poussière  et  leur 
poussière  deviendra  néant,  les  jours,  les  mois,  les  années,  les  siècles,  s'écou- 
leront, la  Voie  sacrée  s'effacera  de  la  surface  de  la  terre  comme  la  ride  que 
fait  dans  le  sable  la  baguette  d'un  enfant,  Rome  changera  de  forme  et  de 
destinée,  tout  s'évanouira  dans  le  souvenir  des  générations,  excepté  la 
rencontre  de  ces  deux  hommes.  Cette  rencontre  sera  immortelle,  immortelle 
comme  les  plus  illustres  rencontres  de  l'histoire,  immortelle  comme  l'entre- 
vue de  Porus  et  d'Alexandre,  comme  l'entretien  de  Pompée  et  de  César, 
comme  la  conférence  des  deux  empereurs  sur  le  Niémen,  immortelle! 
pourquoi .f*  Mon  Dieu!  par  la  plus  petite  et  la  plus  grande  de  toutes  les 
raisons.  Parce  qu'il  a  plu  à  Horace  de  la  raconter. 

[1836-1840.] 

BACON.   —  DESCARTES.   —  KANT. 

Bacon  écrit  l'Inffauratio  ma^a. 

Descartes  écrit  le  Discours  de  la  méthode. 

Kant  écrit  la  Critique  de  la  raison  pure. 

Le  triple  linéament  de  la  philosophie  est  fixé. 

Bacon  prend  pour  point  de  départ  le  fait,  et  enfante  la  science.  Descartes 
prend  pour  point  de  départ  l'idée,  et  enfante  la  métaphysique.  Kant  marie  les 
deux  enfants.  Il  accouple  idée  et  fait,  métaphysique  et  science,  âme  et 
univers,  sujet  et  objet.  Il  démontre  que  l'homme,  étant  le  relatif,  ne  peut 
comprendre  que  le  rapport.  L'homme  voit  le  phénomène  à  la  surface  de 
l'inconnu.  Son  œil  ne  va  pas  au  delàj  mais  le  phénomène  résulte  de  l'inconnU} 


5l8  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

sans  inconnu,    point  de   phénomène;    et   le    phénomène    étant   évident, 
l'inconnu  est  prouvé.  Mais  il  ajoute  :  Qu'est-ce  que  l'inconnu.''  Le  Réel. 

Dieu. 

[1866-1868.] 


MACHIAVEL. 
Machiavel  flatte  et  frappe.  Encensoir  fulminant. 


[1860-1862.] 


RABELAIS. 


L'épopée  de  Rabelais  et  la  comédie  de  Molière,  à  côté  de  l'homme, 
contiennent  l'une  et  l'autre  la  parodie  de  l'homme,  plus  accentuée  dans 
Rabelais.  Dans  Molière  il  n'y  a  que  le  singe;  dans  Rabelais,  il  y  a  le  satyre. 

[1862-1864.] 

Kahelais.  —  Tirant  de  ce  fumier  des  dithyrambes,  planant  dans  ce  cloaque, 
grognant  des  strophes  dans  ce  miasme,  pourceau  ailé. 

[1862-1863.] 

MONTAIGNE. 

Voici  un  très  beau  vers  de  Montaigne  qui  se  trouve  au  hasard  au  milieu 
de  sa  prose  dans  le  passage  sur  les  accusateurs  de  Socrate  : 

Ne  pouvant  plus  porter  cette  haine  publique. 
Voici  le  texte  : 

«Personne  ne  les  saluait  ni  accointait,  de  sorte  qu'enfin,  ne  pouvant  plus 
porter  cette  haine  publique,  ils  se  pendirent.» 

[1850.] 

MALHERBE. 

Il  arriva  un  jour  à  Malherbe  de  faire  un  détestable  vers  : 

Et  Rosette  a  vécu  ce  que  vivent  les  roses. 

Le  vers  fait,  il  l'écrivit  en  oubliant  de  barrer  ses  t,  ce  qui  lui  arrivait  sou- 
vent, et  l'envoya  à  l'imprimeur.  L'imprimeur  lut  : 

Et  RoseUe  a  vécu  ce  que  vivent  les  roses. 


il 


CRITIQUE.  519 

N'y  comprenant  rien,  il  chercha  un  sens,  finit  par  le  trouver  et  imprima 
le  vers  comme  il  suit  : 

Efj  roscj  elle  a  vécu  ce  que  vivent  les  roses. 

C'est  ainsi  que  d'une  faute  de  goût  du  poëte  et  d'une  faute  d'impression 
du  prote  est  né  un  des  plus  charmants  vers  de  la  langue  française. 

[1836.] 


DESCARTES,    —   SPINOSA. 

Descartes  énonce,  Spinosa  raisonne.  Descartes,  c'est  l'homme  des  idées 
premières,  Spinosa,  c'est  l'homme  des  idées  secondes j  Descartes  est  le  méta- 
physicien, Spinosa  est  le  logicien.  Or  la  métaphysique  et  la  logique,  com- 
plétées et  mises  en  communication  par  la  dialectique  qui  est  entre  elles 
comme  un  pont  qui  va  d'une  rive  à  l'autre,  c'est  la  trinité  mystérieuse  qui 
compose  cette  grande  unité,  la  pensée. 

[1836-1837.] 


LA  BRUYERE. 

Il  ne  faut  pas  se  méprendre  sur  l'état  où  est  aujourd'hui  la  langue  française. 
Fixée,  nonj  formée,  oui. 

Les  langues  ne  se  fixent  pas.  Je  l'ai  dit  ailleurs  déjà^*^  et  j'ai  expliqué 
pourquoi.  Il  n'y  a  de  langues  fixées  que  les  langues  mortes. 

Veut-on  se  rendre  compte  par  un  exemple  des  oscillations  de  la  langue 
depuis  la  fin  du  dix-septième  siècle  seulement  } 

La  Bruyère,  qui  est  le  dernier  par  la  date  des  auteurs  classiques  de  cette 
belle  époque,  pouvait  écrire  et  écrivait  cette  phrase  : 

^Quelles  grandes  démarches  ne  fait-on  pas  au  de^otique  par  cette  indulgence! 

Aujourd'hui,  le  sens  du  mot  démarche  est  déterminé}  il  ne  s'emploie  plus 
dans  le  sens  où  La  Bruyère  l'emploie}  il  faut  le  mot  pas. 

PREMIERE    TRADUCTION. 

Quels  grands  pas  ne  fait-on  pas  au  despotique  par  cette  indulgence  ! 
Mais  le  de^otique,  pris  substantivement,  n'est  plus  usité}  il  faut  de^otisme. 

<'^  Préface  de  Crom-well.  {Note  du  manmcrit,) 


520  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

DEUXIÈME   TRADUCTION. 

Quels  grands  pas  ne  fait-on  pas  au  despotisme  par  cette  indulgence! 
Mais  faire  des  pas  au  despotisme  ne  se  dit  plus,  en  prose  du  moins. 
Il  faut  vers  le  despotisme. 

TROISIEME    TRADUCTION. 

Quels  grands  pas  ne  fait-on  pas  vers  le  despotisme  par  cette  indulgence  ! 

Mais  cjuels  employé  dans  le  sens  exclamatif,  contient  l'idée  de  grandeur 

par  l'exclamation  même,  ^uels  grands  pas  est  un  pléonasme.  ^Quels  pas  suffit. 

QUATRIEME    TRADUCTION. 

^Queîs  pas  ne  fait-on  pas  vers  le  de^otisme  par  cette  indulgence! 
M3.\s  pas  substitué  à  démarches  rencontre  à  peu  de  distance  la  négation  ^^j 
et  produit  une  cacophonie.  Il  faut  remplacer  le  second ^<^  ip3.t  point. 

CINQUIEME   TRADUCTION. 

Quels  pas  ne  fait-on  point  vers  le  despotisme  par  cette  indulgence  ! 

Après  cinq  traductions,  on  trouve  quoi.''  une  phrase  dont  la  tournure  a 
vieilli,  une  phrase  gauche  et  qu'un  bon  écrivain  d'aujourd'hui  n'emploierait 
pas. 

Voilà  comment  la  langue  est  fixée. 

Elle  est  formée,  et  cela  suffit  à  sa  conservation. 

Les  langues  peuvent  vieillir  sans  que  la  gloire  des  grands  écrivains  prenne 
une  seule  ride.  Tout  style  que  le  génie  a  marqué  de  son  empreinte  vivra, 
quelle  que  soit  la  forme  de  la  langue  au  moment  donné.  Ce  que  nous  appe- 
lons locutions  vieillies,  tournures  surannées,  etc. ,  n'est  sensible  que  pour  les  con- 
temporains d'une  langue i  sitôt  qu'elle  est  morte,  toutes  ces  nuances  s'effacent, 
tous  les  âges  de  la  langue  ont  la  même  beauté  et  toutes  les  immortalités  des 
grands  écrivains  ont  le  même  âge.  Il  y  a  sept  siècles  entre  le  grec  d'Homère 
et  le  grec  de  Théocrite.  Qu'importe  aujourd'hui  !  A  coup  sûr  Hésiode  qui 
vivait  en  l'an  900  avant  J.-C.  était  bien  vieilli  pour  Ménandre  et  pour  Théo- 
phraste  qui  vivaient  en  280.  Qui  le  sait  maintenant .f^  Homère  et  Théocrite, 
Hésiode  et  Théophraste  sont  également  jeunes.  Nous  ne  retrouvons  plus, 
nous  postérité,  dans  le  beau  style  de  Tite-Live  la  tache  persistante  qui  cho- 
quait si  fort  ses  contemporains  et  qui  lui  avait  valu  le  surnom  de  Fatavim. 
Sénèque  se  désolait  de  ce  qu'on  appelait  de  son  temps  bréviaire  ce  qui  s'ap- 


CRITIQUE.  521 

pelait  sommaire  du  temps  d'Horace.  Qu'est-ce  que  cela  nous  fait.''  Ce  qui 
nous  déplaît  dans  Sénèque,  ce  n'est  pas  sa  langue  qui  est  robuste  et  vive, 
c'est  son  esprit  qui  est  toujours  subtil,  souvent  feux,  jamais  convaincu.  Je 
sais  bien  qu'il  y  a  par  ci  par  là  des  pédants  qui  disent  :  Virgile  est  du  bon 
temps,  Tacite  est  de  la  décadence.  Ces  pédants  sont  ridicules.  Laissons-les 
dire,  relisons  Virgile  et  relisons  Tacite.  Qui  n'admire  pas  l'un  ne  comprend 
pas  l'autre.  Il  n'y  a  plus  ni  bon  ni  mauvais  temps  pour  Tacite  et  Virgile,  il 
y  a  l'éternité  de  la  gloire. 


SAINT-SIMON. 

Voici  ce  que  c'est  qu'un  grand  écrivain. 

L'historien  veut  et  doit  raconter  o^ un  personnage  de  peu  de  mérite  a  été  fait 
inopinément  et  sans  droit  officier-général ,  que  ce  fui  une  improvisation  brusque  et  violente^ 
que  cela  porta  un  coup,  que  cela  fit  un  bruit  affreux,  que  cela  blessa  beaucoup  de 
personnes,  que  cette  faveur  fut  une  agression  pour  d'autres,  que  cet  homme  fit  en 
quelque  sorte  lancé  irrésistiblement  de  bas  en  haut  par  une  force  qui  triomphe  de  tout, 
qu'(7»  en  reHa  Stupéfait  et  effrayé,  que  cela  parut  menacer  en  quelque  façon  la  tête  et 
l'existence  de  tout  le  monde. 

Le  duc  de  S'-Simon  veut  dire  tout  cela,  et  il  est  dans  sa  nature  de  le  dire 

d'un  motj  il  écrit  : 

«  On  le  bombarda  mestre-de-camp.  » 

[18+Î-1848.] 

LA  FONTAINE. 

La  Fontaine  vit  de  la  vie  contemplative  et  visionnaire  jusqu'à  s'oublier 
lui-même  et  se  perdre  dans  le  grand  tout.  On  peut  presque  dire  qu'il  végète 
plutôt  qu'il  ne  vit.  Il  est  là,  dans  le  taillis,  dans  la  clairière,  le  pied  dans  les 
mousses,  la  tête  sous  les  feuilles,  l'esprit  dans  le  mystère,  absorbé  dans 
l'ensemble  de  ce  qui  est,  identifié  à  la  solitude.  Il  rêve,  il  regarde,  il  écoute, 
il  scrute  le  nid  d'oiseau,  il  observe  le  brin  d'herbe,  il  épie  le  trou  de  taupes, 
il  entend  les  langages  inconnus  du  loup,  du  renard,  de  la  belette,  de  la 
fourmi,  du  moucheron.  Il  n'existe  plus  pour  lui-même  :  il  n'a  plus 
conscience  de  son  être  à  part,  son  moi  s'efface j  il  était  là  ce  matin,  il  sera  là 
ce  soirj  comme  ce  frêne,  comme  ce  bouleau j  un  nuage  passe,  il  ne  le  voit 
pasj  une  pluie  tombe,  il  ne  la  sent  pas.  Ses  pieds  ont  pris  racine  parmi  les 
racines  de  la  forêt  j  la  grande  sève  universelle  les  traverse  et  lui  monte  au 
cerveau,  et  presque  à  son  insu  y  devient  pensée  comme  elle  devient  gland 


522  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

dans  le  chêne  et  mûre  dans  la  ronce.  Il  la  sent  monter;  il  se  sent  vivre  de 
cette  grande  vie  égale  et  forte j  il  entre  en  communication  avec  la  nature;  il 
est  en  équilibre  avec  la  création.  Et  que  fait-il.''  Il  travaille.  Il  travaille  comme 
la  création  même,  du  travail  direct  de  Dieu.  Il  fait  sa  fleur  et  son  fruit,  fable 
et  moralité,  poésie  et  philosophie;  poésie  étrange  composée  de  tous  les  sens 
que  la  nature  présente  au  rêveur,  étrange  philosophie  qui  sort  des  choses  pour 
aller  aux  hommes. 

La  Fontaine,  c'est  un  arbre  de  plus  dans  le  bois,  le  fablier. 

[1838-1840.] 


MONTESQUIEU. 
Montesquieu  est  un  penseur  partiel. 

Montesquieu  n'ayant  aucun  point  de  départ  dans  l'idéal,  sa  profondeur 
n'est  qu'un  à  peu  près. 

Cent  ans  plus  tard,  il  eût  été  plus  grand. 

[1862-1864.] 


VOLTAIRE. 

Voltaire  n'est  précisément  ni  un  grand  poëte,  ni  un  grand  philosophe. 
C'est  un  grand  représentant  de  tout. 

Voltaire  a  fait  dans  son  temps  la  fonction  de  toutes  les  tribunes  et  de 
toutes  les  presses  du  nôtre.  Il  a  été  le  journaliste,  l'avocat  et  le  député 
perpétuel  de  son  époque.  Sa  grandeur  est  d'avoir  été  le  magasin  d'idées  de 
tout  un  siècle. 

Toutes  les  fois  qu'un  homme  est  dans  des  conditions  d'intelligence  telles 
que  tous  ses  contemporains  viennent  à  lui ,  comme  à  un  réservoir,  comme  à 
une  source,  les  grands  et  les  petits,  les  princes  et  les  goujats,  l'un  avec  son 
amphore,  l'autre  avec  sa  cruche,  l'autre  avec  sa  marmite,  chacun  avec  le 
cerveau  qu'il  a,  cet  homme  est  grand.  Critiquez,  analysez,  blâmez,  raillez  à 
votre  aise,  indignez-vous,  déclarez  chose  trouble,  mêlée  et  impure  ce  dont  il 
a  rempli  tous  ces  vases,  toutes  ces  têtes,  n'importe,  cet  homme  est  grand. 
Vous  pourrez  avoir  raison  contre  lui  dans  le  détail;  à  coup  sûr,  il  a  raison 
contre  vous  dans  l'ensemble. 

[1840-1844.] 


CRITIQUE.  523 

Le  passé  hait  implacablement  quiconque  le  dénonce  et  l'expulse  au  nom 
du  progrès.  Voltaire  est  un  éclatant  exemple  de  cette  ténacité  des  colères, 
qui  seule  suffirait  à  le  sacrer  grand  homme.  Toutes  les  choses  fausses  qu'il  a 
blessées  à  mort  s'acharnent  sur  luij  c'est  un  essai  de  revanche,  furieux,  mais 
inoffensif.  Voltaire  ne  s'en  porte  pas  plus  mal.  Du  reste,  tout  s'adoucit,  même 
les  mœurs  de  la  haine.  Il  y  a  deux  mille  ans  Voltaire  eût  eu  affaire  à  la  ciguë  j 
aujourd'hui  il  ne  serait  condamné  à  boire  que  l'encre  de  Nonotte  et 
Patouillet. 

[1865.] 


BEAUMARCHAIS. 

Une  des  choses  qui  me  charment  et  m'étonnent  le  plus  dans  Beaumarchais, 
c'est  que  son  esprit  ait  conservé  tant  de  grâce  en  étalant  tant  d'impudeur. 
J'avoue,  quant  à  moi,  qu'il  m'agrée  plutôt  par  la  grâce  que  par  l'impudeur, 
quoique  cette  impudeur,  mêlée  aux  premières  hardiesses  d'une  révolution 
commençante,  ressemble  parfois  à  l'effronterie  magistrale  et  formidable  du 
génie.  Au  point  de  vue  historique,  Beaumarchais  est  cynique  comme 
Mirabeau i  au  point  de  vue  littéraire,  il  est  cynique  comme  Aristophane. 

Mais,  je  le  répète,  quoi  qu'il  y  ait  de  puissance,  et  même  de  beauté, 
dans  l'impudeur  de  Beaumarchais,  je  préfère  sa  grâce.  En  d'autres  termes, 
j'admire  Figaro,  mais  j'aime  Suzanne. 

Et  d'abord  Suzanne,  quel  nom  spirituel!  quel  nom  bien  trouvé!  quel 
nom  bien  choisi!  J'ai  toujours  su  particulièrement  gré  à  Beaumarchais  de 
l'invention  de  ce  nom.  Et  je  me  sers  à  dessein  de  ce  mot,  invention.  On  ne 
remarque  pas  assez  que  le  poëte  de  génie  seul  sait  superposer  à  ses  créations 
des  noms  qui  leur  ressemblent  et  qui  les  expriment.  Un  nom  doit  être  une 
figure.  Le  poëte  qui  ne  sait  pas  cela  ne  sait  rien. 

Suzanne  donc,  Suzanne  me  plaît.  Voyez,  mon  ami,  comme  ce  nom  se 
décompose  bien.  Il  a  trois  aspects  :  Suzanne,  Suzette,  Suzon.  Suzanne,  c'est 
la  belle  au  cou  de  cygne,  aux  bras  nus,  aux  dents  étincelantes,  peut-être  fille, 
peut-être  femme,  on  ne  sait  pas  au  juste,  un  peu  soubrette,  un  peu 
maîtresse,  ravissante  créature  encore  arrêtée  au  seuil  de  la  vie,  tantôt  hardie, 
tantôt  timide,  qui  fait  rougir  un  comte  et  qu'un  page  fait  rougir.  Suzette, 
c'est  la  jolie  espiègle  qui  va,  qui  vient,  qui  rêve,  qui  écoute,  qui  attend, 
qui  hoche  sa  tête  comme  l'oiseau,  qui  ouvre  sa  pensée  comme  la  fleur  son 
calice,  la  fiancée  à  la  guimpe  blanche,  l'ingénue  pleine  d'esprit,  l'innocente 
pleine  de  curiosité.  Suzon,  c'est  la  bonne  enfant,  le  franc  regard,  la  franche 


524  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

parole,  le  beau  front  insolent,  la  belle  gorge  découverte,  qui  ne  craint  pas 
un  vieillard,  qui  ne  craint  pas  un  homme,  qui  ne  craint  pas  même  un 
adolescent,  qui  est  si  gaie  qu'on  devine  qu'elle  a  souffert,  qui  est  si  indiffé- 
rente qu'on  devine  qu'elle  a  aimé.  Suzette  n'a  pas  d'amant,  Suzanne  en  a  un. 
Suzon  en  a  deux.  Qui  sait.^*  trois  peut-être.  Suzette  soupire,  Suzanne  sourit, 
Suzon  rit  aux  éclats.  Suzette  est  charmante,  Suzanne  est  séduisante,  Suzon 
est  appétissante.  Suzette  est  tout  près  de  l'ange,  Suzon  est  tout  près  du  diable  j 
Suzanne  est  entre  les  deux. 

Que  cela  est  beau!  que  cela  est  joli!  que  cela  est  profond!  Dans  cette 
femme,  il  y  a  trois  femmes,  et  dans  ces  trois  femmes,  il  y  a  toute  la  femme. 
Suzanne  est  plus  qu'un  personnage,  c'est  une  trilogie}  plus  qu'une  trilogie, 
une  trinité. 

Quand  Beaumarchais  a  besoin  d'éveiller  l'une  des  trois  idées  qui  sont 
dans  sa  création,  il  emploie  un  de  ces  trois  noms,  et,  selon  qu'on  l'appelle 
Suzette,  Suzanne  ou  Suzon,  la  belle  fille  que  les  spectateurs  ont  sous  les 
yeux  se  modifie  à  l'instant  même  comme  sous  la  baguette  d'un  magicien, 
comme  sous  un  rayon  de  lumière  inattendu,  et  lui  apparaît  colorée  ainsi  que 
l'a  voulu  le  poëte. 

Voilà  ce  que  c'est  qu'un  nom  bien  choisi. 

[1839-1840.] 


TAS    DE   PIERRES. 
IV. 


La  Providence  s'écrit  souvent  en  toutes  lettres  dans  la  destinée  des  grands 

hommes. 

[1828-1830.] 

Génie  :  le  surhumain  de  l'homme. 

[1859-1865.] 


Les  grands  poètes  et  les  grands  philosophes  ont,  comme  les  esprits  vul- 
gaires, leurs  parties  confuses,  douteuses,  et  en  apparence  inexplicables.  Seu- 
lement, chez  les  esprits  médiocres,  les  parties  vagues  ne  sont  en  effet  que 
brume,  ombre  et  obscurité,  tandis  que,  chez  les  grands  penseurs,  ce  sont 
des  amas  de  choses  resplendissantes  et  sublimes  trop  lointaines  et  trop  en- 
tassées. C'est  la  différence  d'une  nuée  à  une  nébuleuse. 


Ronces,  épines,  pierres,  cailloux,  escarpements,  fondrières,  inconvénients 
et  conditions  des  grandes  renommées. 

Ce  qui  ferait  la  laideur  d'un  jardin  fait  la  beauté  d'une  montagne. 


En  art,  point  de  frontières.  Qui  a  le  génie,  a  tous  les  talents.  Pour  savoir 
faire  quelque  chose,  il  faut  savoir  faire  tout.  Les  qualités  sont  l'envers  l'une 
de  l'autre.  La  grâce  est  l'autre  côté  de  la  force  j  l'ombre  est  le  versant  opposé 
de  la  lumière. 

La  fleur  s'envole  et  devient  l'étoile.  Le  coup  d'éventail  est  à  une  extré- 
mité, à  l'autre  est  le  coup  de  tonnerre.  Pas  de  génie  s'il  n'a  les  deux  pôles  : 
on  n'est  sphère  qu'à  cette  condition  j  on  n'est  astre  que  si  l'on  est  sphère. 

[1869-1873.] 


526  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Un  grand  artiste ,  c'est  un  grand  homme  dans  un  grand  enfant. 

[1830.] 

Les  petitesses  d'un  grand  homme  paraissent  plus  petites  par  leur  dispro- 
portion avec  le  reste. 

Donner  de  l'ombrage.  Mot  qui  s'applique  également  aux  grands  arbres 

et  aux  grands  hommes. 

[1830-1834.] 

Qui  gloire  a  guerre  a. 


Les  hommes  supérieurs  harcelés  de  toutes  parts  redoublent  de  ressources, 
de  puissance,  d'idées,  de  courage,  d'esprit  et  de  génie.  Voyez  Luther  devant 
la  diète.  Corneille  au  théâtre.  Voltaire  à  Ferney,  Napoléon  sur  le  trône, 
Béranger  en  prison,  Guizot  à  la  tribune. 

La  haine  en  tourmentant  les  grands  hommes  fait  la  même  chose  que  le 
vent  qui  tourmente  les  drapeaux.  Elle  les  déploie. 

[i8jo.] 


Condition  du  génie  :  attaquable,  mais  inexpugnable. 

[1840.] 


Les  hommes  de  génie   n'ont  jamais  que  le  lendemain,  mais  ils  l'ont 

toujours. 

[1836-1840.] 

Perdre  la  partie  et  gagner  la  revanche,  en  d'autres  termes,  avoir  tort  le 

premier  jour  et  raison  le  second,  voilà  l'histoire  de  tous  les  grands  appor- 

teurs  de  vérités. 

[1836-1840.] 

Les  hommes  de  génie  athées.?  non. 

Il  arrive  souvent  que  les  hommes  de  génie  ont,  en  dehors  des  religions 
formulées,  une  religion  à  eux  laquelle  même  semble  parfois  la  négation  des 
autres. 


TAS   DE   PIERRES.   -   IV.  527 

Les  grands  esprits,  comme  les  mondes,  paraissent  se  soutenir  et  se  mou- 
voir dans  le  videj  mais  en  réalité  ils  subissent,  selon  des  courbes  immenses, 
selon  les  données  mêmes  de  l'infini,  une  loi  de  gravitation  mystérieuse  autour 
du  centre  des  centres.  C'est  même  sur  ces  majestueuses  exceptions,  soleils 
et  génies,  qu'on  peut  étudier  à  nu  la  grande  loi  d'équilibre  universel  qui 
régit  aussi  bien  le  monde  moral  que  le  monde  physique. 

Tout  s'appuie  sur  quelque  chose. 

[1840-1844.] 


Un  puits  profond  réfléchissait  les  cieux  constellés  et  les  splendeurs  de 
l'espace  infini.  Un  enfant  passe,  se  penche,  et  jette  une  pierre  dans  le  puits. 
Cette  pierre  brise  le  miroir  et  y  efface  les  étoiles. 

Tel  est  le  penseur.  Il  lui  suffit  du  souci  le  plus  vulgaire  de  la  vie ,  ramassé 
à  terre  et  jeté  dans  son  esprit  par  le  premier  passant  venu,  pour  le  troubler 
dans  la  contemplation  des  choses  éternelles.  Mais  ce  trouble  n'est  que  d'un 
moment,  la  pierre  tombe  au  fond  du  puits,  le  souci  tombe  au  fond  de  l'âme, 
et  le  mystérieux  miroir  se  remet  à  refléter  le  ciel. 

[1844-1846.] 


La  France  et  le  monde  viennent  d'avoir,  sans  compter  le  dix-neuvième 
siècle,  trois  cycles  successifs  de  lumière,  et  quant  à  moi,  je  n'ai  jamais 
accepté  cette  appellation  imbécile  de  «  grand  siècle  »  donnée  au  moindre  des 
trois. 

[1859-1865.] 

Luther,  après  avoir  sapé  à  sa  base  la  grande  unité  catholique,  essaya  vai- 
nement de  fonder  à  son  tour  et  de  laisser  après  lui  une  unité  religieuse. 

Dans  les  voies  de  la  Providence  l'hérésie  peut  être  bonne,  mais  l'unité 
dans  l'hérésie,  c'est  un  rêve.  Tout  schisme  est  composé,  même  en  germe, 
de  forces  divergentes.  Tant  que  le  réformateur  vit,  la  réforme  personnifiée  en 
lui  semble  marcher  comme  un  seul  homme  5  mais  une  fois  l'homme  dis- 
paru, une  fois  le  lien  du  faisceau  brisé,  l'écartement  se  fait.  Écartement 
fatal,  rapide,  violent,  rayonnant  pour  ainsi  dire,  qui  désorganise  et  disloque 
la  doctrine  des  Luthers  comme  l'empire  des  Charlemagnes  et  des  Alexandres. 
Chaque  lieutenant  prend  sa  province,  chaque  disciple  emporte  son  lam- 
beau. On  se  partage  la  pensée  du  maître  j  chacun  proclame  le  morceau  qu'il 
a  le  meilleur,  et  échafaude  sur  ce  fragment  souvent  informe  l'édifice  plus 
informe  encore  de  ses  propres  rêveries.  Alors,  autant  de  doctrines  que  de 


528  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

commentateurs i  autant  de  religions  que  de  prêtres.  Chaque  page  déchirée 
du  livre  magistral  engendre  un  tome.  Tome  souvent  dépareillé.  Vingt 
petits  Luthers,  se  querellant  dans  des  coins  avec  les  faits,  les  textes,  les 
hommes  et  les  idées,  surgissent,  à  peine  aperçus,  au  milieu  de  cette  Europe 
qu'un  grand  Luther  remplissait.  Calvin  règne  à  Genève,  Zwingle  à  Zurich 
dans  les  montagnes  de  l'Albis,  le  frère  Martin  à  Marbourg,  Bucer  à  Stras- 
bourg, Acolampade  au  pied  du  Hauenstein  de  Bâle,  Mélanchton  à  l'uni- 
versité de  Wittenberg. 

Ce  phénomène,  au  reste,  se  reproduit,  presque  avec  les  mêmes  cir- 
constances, dans  l'histoire  de  toutes  les  philosophies  et  de  toutes  les  reli- 
gions. Il  vient  un  moment  où  la  pensée-mère,  l'auguste  pièce  d'or  marquée 
à  la  royale  face  du  maître ,  disparaît.  Un  tas  de  petites  idées  de  cuivre  ou  de 
plomb,  frappées  à  l'effigie  d'une  foule  de  petits  hommes,  se  mettent  à  cir- 
culer parmi  la  multitude.  On  avait  une  philosophie,  on  a  des  systèmesi  on 
avait  un  sequin  d'or,  on  a  de  la  monnaie. 

Est-ce  un  bien.f*  Est-ce  un  mal.?  Faut-il  nous  plaindre  de  ce  que  le  faux 
se  mêle  ainsi  fatalement  toujours  au  vrai  dans  une  certaine  proportion  .?*  Le 
mensonge  est-il  nécessaire  à  la  vérité,  pour  le  rendre  propre  aux  usages 
humains,  comme  l'alliage  au  métal  .f* 

Je  pose  ces  questions.  Les  résolve  qui  pourra. 

Pourtant,  même  pour  l'esprit  qui  sait  le  mieux  se  tenir  en  équilibre  avec 
les  faits,  quand  ce  pêle-mêle  des  philosophies  humaines  devient  tumul- 
tueux, —  et  peu  de  chose  suffit  pour  cela,  —  le  spectacle  est  triste.  Ce  ne 
sont  plus  alors  des  discussions,  des  argumentations,  des  théories  mises  au 
jour,  des  enseignements  mêlés  à  des  affirmations j  c'est  un  brouhaha,  un 
vacarme,  une  rumeur  dans  la  nuit,  une  sorte  de  carnaval  vertigineux  de  la 
pensée  où  tous  les  sophismes  travestissent  toutes  les  raisons,  où  toutes  les 
sagesses  passent  déguisées  en  folies.  Triste  spectacle,  je  le  répète.  Des  ténèbres 
pleines  de  bruit;  une  cohue  de  visions j  des  étourdissements  et  des  éblouis- 
sementsj  des  systèmes  hideusement  rayonnants,  plutôt  propres  à  incendier 
qu'à  illuminer,  jetant  des  lueurs  sur  toutes  les  hypocrisies  variées  de  l'espèce 
humaine;  des  torches  éclairant  des  masques. 

[1838-1842.] 


Trois  est  le  nombre  parfait. 

L'unité  est  au  nombre  trois  ce  que  le  diamètre  est  au  cercle. 

Trois  est  parmi  les  nombres  ce  que  le  cercle  est  parmi  les  figures. 

Ce  nombre  trois  est  le  seul  qui  ait  un  centre. 

Les  autres  nombres  sont  des  ellipses  et  ont  deux  foyers. 


TAS   DE   PIERRES.   -   IV.  529 

De  cette  perfection  du  nombre  trois  naît  la  curieuse  loi  que  voici,  appli- 
cable au  seul  nombre  trois  :  —  La  somme  des  chififres  composant  un  mul- 
tiple quelconque  du  nombre  trois  est  toujours  divisible  par  trois. 

[1842-1846.] 

La  force  des  peuples  barbares  tient  à  leur  jeunesse,  et  disparaît  avec  elle. 
La  force  des  peuples  civilisés  tient  à  leur  intelligence,  et  se  développe 
avec  elle. 

Il  n'y  a  pas  d'exemple  d'un  peuple  barbare  à  la  fois  vieux  et  puissant. 

Il  se  civilise  ou  il  meurt. 

Dans  le  premier  cas,  il  est  la  Russie j  dans  le  second  cas,  il  est  la  Turquie. 

[1832-1836.] 


On  gâte  l'Orient.  Il  n'y  a  plus  de  Grand-Turc.  Le  sérail  est  en  acajou. 

L'idéal  des  pachas  est  de  ressembler  à  nos  caporaux.  Le  mufti  s'écourte  et 

devient  bonasse.  Abd-el-Kader,  qui  écrivait  comme  Job,  écrit  comme  Prud- 

homme.  La  pelisse  fait  place  au  paletot.  Alger  va  avoir  une  rue  de  Rivoli, 

Delhi  a  un  strandj  l'Afrique  se  francise,  l'Inde  s'anglaise.  Vous  verrez  que, 

de  proche  en  proche,  sous  prétexte  de  civilisation,  l'Europe  finira  par  casser 

la  Chine. 

[1859-1864.] 

Une  république  comme  les  Etats-Unis  d'Amérique,  faite  d'un  seul  prin- 
cipe, accepte  avec  calme  les  luttes  et  les  chocs  de  la  pensée,  sous  toutes  ses 
formes  les  plus  grandioses  et  les  plus  farouches.  Toutes  les  libertés  de  l'esprit 
humain  peuvent,  sans  péril,  y  faire  leurs  bonds  formidables.  Les  taureaux 
sont  vastes,  les  éléphants  sont  énormes,  les  lions  sont  gigantesques j  mais  le 

cirque  est  de  granit. 

[1866-1868.] 

John  Brown. 

Le  despotisme  qui  tue  un  libérateur,  se  défend  i  la  liberté  qui  tue  un 
libérateur,  se  suicide. 

1859. 

Ce  siècle  accomplit  l'ofEce  de  cantonnier  pour  les  sociétés  futures.  Nous 

faisons  la  route,  d'autres  feront  le  voyage. 

[1840.] 


PHILOSOPHIE.  —  15.  34 

lai-HIHEIllK    HATIOmiK. 


530  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Nous  voyons  le  temps  passé  au  télescope  et  le  temps  présent  au  micro- 
scope. De  là  les  énormités  apparentes  du  temps  présent. 

[1844-1846.] 

Ce  qui  fait  la  force  de  l'Angleterre,  sa  position  insulaire,  fait  aussi  sa 
faiblesse.  L'Angleterre  est  une  citadelle  qui  a  l'océan  pour  fossé,  mais  c'est 
aussi  une  prison  qui  a  l'océan  pour  barrière.  La  France  peut  s'étendre  de 
proche  en  proche,  s'agrandir,  s'arrondir,  s'assimiler  d'autres  nations j  la  France 
peut  faire  des  français.  Avant  Louis  XI  les  normands  n'étaient  pas  français, 
les  bourguignons  n'étaient  pas  français,  avant  Louis  XII,  les  bretons  n'étaient 
pas  français,  avant  François  ?''  les  picards  n'étaient  pas  français,  avant  Henri  IV 
les  béarnais  n'étaient  pas  français,  avant  Louis  XIII  les  roussillonnais  n'étaient 
pas  français,  avant  Louis  XIV  les  comtois,  les  avignonnais,  les  flamands  de 
l'Artois,  les  alsaciens  n'étaient  pas  français,  avant  Louis  XV  les  lorrains 
n'étaient  pas  français,  avant  Napoléon  les  piémontais,  les  savoyards,  les  gene- 
vois, les  riverains  de  la  rive  gauche  du  Rhin  et  les  belges  n'étaient  pas 
français  j  aujourd'hui  les  normands,  les  bourguignons,  les  bretons,  les  picards, 
les  béarnais,  les  roussillonnais,  les  comtois,  les  avignonnais,  les  artésiens,  les 
alsaciens  et  les  lorrains  sont  français  j  et  les  autres  peuples  qui  l'ont  été 
peuvent  le  redevenir.  Il  n'y  a  aucune  raison  pour  que  l'Europe  ne  soit  pas 
française  un  jour  comme  elle  a  été  romaine  autrefois.  Elle  ne  sera  jamais 
anglaise.  L'Angleterre  ne  peut  faire  un  anglais.  Elle  peut  s'agrandir  par 

infirmité 

conquête  ou  par  empiétement.  Jamais  par  assimilation.  De  là  une  faiblesse 
profonde  et  réelle.  La  population  anglaise  est  numériquement  chétive.  Dans 
l'Inde  perdre  un  soldat  anglais  c'est  une  plaie  plus  irréparable  que  perdre 
un  régiment  de  cipayes.  Je  le  répète,  car  ceci  est  à  méditer,  l'Angleterre  ne 
peut  faire  un  anglais.  C'est  à  peine  si  l'Ecosse  qui  habite  le  même  écueil  est 
anglaise  J  quant  à  l'Irlande,  voisine  et  sujette  de  l'Angleterre,  elle  a  horreur 
de  l'Angleterre. 

Le  parlement  d'Angleterre  opprime  l'Irlande  par  une  foule  de  bills 
injustes  et  vexatoires.  L'Irlande  répond  par  des  insurrections  nocturnes. 
Toutes  les  nuits,  tantôt  dans  un  comté,  tantôt  dans  l'autre,  cent,  deux  cents, 
trois  cents  paysans  se  lèvent,  battent  le  pays  armés  et  masqués,  rançonnant 
les  francs-tenanciers  anglais,  faisant  rendre  gorge  aux  propriétaires  protestants. 
Triste  et  fatale  lutte  !  Le  peuple  irlandais  dit  dans  son  langage  figuré  et 
sombre  :  Ce  que  fait  le  législateur  de  midi  sera  défait  par  le  législateur  de  minuit, 

[1840.] 


TAS   DE  PIERRES.   -   IV.  531 

On  a  souvent  dit  et  répété  que  l'humanité  tourne  dans  un  cercle.  Erreur. 
L'humanité  tourne  en  effet,  mais  non  dans  un  cercle  j  elle  tourne  dans  une 
spirale.  Chaque  siècle  est  une  volute  de  cette  spirale  sans  fin  qui  va  toujours 
s'élargissant.  Dans  cette  évolution  mystérieuse,  chaque  époque  nouvelle 
repasse  où  les  autres  époques  ont  déjà  passé,  mais  à  une  certaine  distance. 
De  là  vient  que  l'humanité  revoit  quelquefois  les  mêmes  choses  sans  reve- 
nir jamais  au  même  point. 


Un  siècle  comme  un  fleuve  a  son  lit  dans  lequel  Dieu  veut  qu'il  coule  et 

suivant  lequel  doivent  fatalement  se  diriger,  à  peine  de  se  perdre  en  marais 

stagnants   ou   en   eaux  croupissantes,   tous  ses  flots,   c'est-à-dire,  tous  ses 

hommes,  tous  ses  événements,  toutes  ses  idées.  —  Le  lit  du  dix-neuvième 

siècle  c'est  l'esprit  de  liberté. 

[1844-1846.] 

Un  des  signes  auxquels  on  reconnaît  qu'une  nation  est  devenue  souve- 
raine, c'est  quand  les  autres  peuples  se  tournent  vers  elle,  et  de  gré  ou  de 
force,  à  leur  insu  ou  malgré  eux,  par  instinct,  par  volonté  ou  par  hasard,  y 
aboutissent.  Tout  vient  à  qui  est  grand.  Dès  qu'une  nation  se  fait  reine,  elle 
pénètre  de  la  vie  qui  lui  est  propre  les  autres  nations,  elle  donne  la  clarté  aux 
grandes,  la  loi  aux  petites,  l'impulsion  à  toutes.  Tout  ce  qui  naît,  même  hors 
d'elle,  naît  en  elle,  par  la  pensée,  sinon  par  le  lieu,  par  la  destinée,  sinon 
par  le  sang.  Les  nations  voisines,  les  petits  états  surtout,  viennent  comme 
des  affluents  se  perdre  dans  ce  puissant  fleuve  d'idées  et  de  faits,  et  le  grossir. 
De  là  ces  inondations  de  grands  peuples  qui  renversent  de  temps  en  temps 
les  frontières  matérielles  des  empires,  mais  qui  en  créent  les  vraies  frontières 
morales  et  qui  fécondent  la  civilisation. 

Quand  Rome  domine,  Lucain  naît  en  Espagne,  et  naît  romain.  Quand 
l'Espagne,  Christophe  Colomb,  Spinola,  génois. 

Maintenant,  c'est  la  France  :  Reine  par  les  idées,  reine  par  les  armes. 
Tout  est  français.  Genève  engendre  un  grand  écrivain,  c'est  un  écrivain 
français j  la  Corse  enfante  un  grand  capitaine,  c'est  un  capitaine  français. 

[1842-1844.] 


Voici  la  définition  de  l'ordre  dans  sa  haute  et  complète  acception  : 
L'ordre  est  l'entier  développement  des  facultés  de  chacun  selon  le  diamètre 
que  la  nature  et  la  providence  lui  ont  donné. 

34- 


532  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Maintenant  cherchez  la  définition  de  la  liberté,  vous  n'en  trouverez  pas 
d'autre. 

Beau  et  grave  résultat  !  l'ordre  et  la  liberté,  c'est  la  même  chose. 

[1848-1850.] 

Il  y  a  des  gens  qui  veulent  bien  de  la  liberté,  de  la  loi  égale  pour  tous, 
de  toute  la  France  actuelle  j  mais  qui  ne  veulent  pas  de  la  Révolution.  Réflé- 
chissez donc!  si  vous  voulez  du  bronze,  acceptez  la  fournaise. 

[1836.] 


Je  veux  que  l'Italie  soit  romaine  et  que  la  France  soit  européenne. 

[1864-1868.] 


Les  situations  deviennent  tout  de  suite  graves  et  terribles  quand  il  faut 
que  la  foule  comprenne  brusquement  et  en  un  instant  ce  qui  ne  peut  être 
compris  que  lentement  et  par  l'élite. 

[1848-18JO.] 


Qui  sort  des  affaires  pauvre  en  sort  illustre.  N'avoir  ni  hôtel,  ni  laquais, 

ni  carrosse,  et  avoir  gouverné  l'empire,  c'est  de  la  gloire.  Aujourd'hui  le 

char  de  triomphe  d'un  ministre,  c'est  le  fiacre  qu'il  prend  pour  s'en  aller  du 

ministère. 

[1846-1850.] 

Chose  étrange  !  il  y  a  des  hommes  intelligents  qui  ont  été  cinq  ans  mes 
amis  et  quinze  ans  mes  ennemis,  et  qui  ne  me  connaissent  pas  ! 

Juillet  1846. 

Une  conviction  qu'on  rencontre  doit  toujours  faire  hésiter  et  réfléchir,  et 
rendre  bienveillant,  toutes  mesures  du  reste  gardées,  même  celui  qui  ne  la 
partage  pas.  Jamais  les  convictions  ne  peuvent  être  dédaignées.  A  celles 
auxquelles  on  ne  doit  pas  le  respect,  on  doit  la  pitié. 

Juillet  1846. 


TAS  DE  PIERRES.   -  IV.  533 

Il  y  a  de  certains  hommes  intelligents  qui  souhaitent  le  trouble  et  le  mal 
et  qui  font  volontiers  des  ténèbres  autour  d'eux  afin  de  devenir  guides  et 
d'être  nécessaires.  Les  flambeaux  aiment  la  nuit  qui  les  fait  briller. 

1850. 


Ceux-là  seuls  sont  des  hommes  complets  qui  mettent  de  la  pensée  dans 

le  combat  et  de  la  bravoure  dans  l'idée. 

[1849-1850.] 


Dans  ce  temps  où  l'on  ne  fait  que  changer  d'abîme,  voici  toute  ma  poli- 

ue  : 

Je  m'attelle  en  avant  dans  les  montées  et  en  arriè: 

Cela  fait  dire  aux  esprits  superficiels  que  je  varie. 


tique  : 

Je  m'attelle  en  avant  dans  les  montées  et  en  arrière  dans  les  descentes 


1850, 


J'aime  être  populaire,  c'est  le  bonheur  $  mais  je  veux  être  utile,  c'est  le 

devoir. 

Entre  inutile  et  populaire,  et  impopulaire  et  utile,  mon  choix  serait  vite 

fait.  Souffre,  mais  sers. 

[1872-1874.] 

Je  n'écris  que  d'une  main,  mais  je  combats  des  deux. 

L'exil  commence  par  être  un  pêle-mêle  et  finit  par  être  un  choix.  Qui  y 

reste  est  meilleur.  L'exil  tamise. 

[1860-1864.] 

Quand  j'étais  pair  de  France  sous  la  monarchie  ou  représentant  du  peuple 
sous  la  république,  si  quelqu'un  m'eût  prédit  qu'un  jour  viendrait,  où,  moi 
Victor  Hugo,  je  serais  frappé  par  un  statut  de  la  chambre  étoilée  du  temps 
de  Charles  I",  et  qu'un  autre  jour  viendrait  où  je  paierais,  comme  tenancier 
féodal,  le  droit  de  poulage  à  la  reine  d'Angleterre,  j'eusse  souri  de  ces 
rêves.  Ces  rêves  sont  arrivés.  L'impossible  n'est  pas.  Les  petites  comme  les 
grandes  destinées  doivent  s'attendre  à  tout.  Prévoyez  l'imprévu. 

Gucrnescy,  1861. 


534  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Le  despotisme  est  un  crime  long. 


1869. 


La  question  sociale  a  été  trop  réduite  au  point  de  vue  économic[uei  il  est 
temps  de  la  remonter  au  point  de  vue  moral.  Le  côté  économique,  certes, 
est  sérieux,  et  celui  qui  écrit  ces  lignes  est  un  de  ceux  qui  ont  le  plus  énergi- 
quement  réclamé,  de  front  avec  l'amélioration  morale,  l'amélioration  maté- 
rielle. Mais,  du  jour  où  un  certain  danger  d'abaissement  se  révèle,  les  ques- 
tions doivent  reprendre  leurs  rangs,  et  la  question  matérielle,  si  importante 
qu'elle  soit,  n'est  que  la  seconde.  Avant  tout,  la  question  morale  et  intellec- 
tuellej  avant  tout  le  droit,  le  devoir,  la  conscienccj  avant  tout  les  principesj 
avant  tout  les  notions  du  vrai,  du  bon,  du  juste,  du  grand,  du  beau.  Com- 
mencez par  là.  Une  vaste  éducation  publique  tournée  vers  l'idéal.  Comme 
tout  est  logique,  et  se  lie,  et  se  suit,  et  qu'un  chaînon  du  bien  tire  l'autre, 
si  la  condition  intellectuelle  s'améliore,  forcément  le  sort  matériel  s'amélio- 
rera. Soyez  tranquilles,  si  votre  âme  grandit,  votre  pain  blanchira. 

Le  progrès  difforme  est  possible.  C'est  la  prépondérance  de  la  matière. 
Défiez-vous  du  ventre. 

Il  y  a  deux  types  :  Apollon  et  Silène.  Choisissez.  La  Grèce,  c'est  le  peuple 
Apollon;  le  bas-empire,  c'est  la  civilisation  Silène. 

Nous  autres  vieux  socialistes  datant  de  1828,  nous  devons  être  les  premiers 
à  donner  l'alarme.  Il  ne  faut  point  oublier  que  le  despotisme  a  la  prétention 
d'être  socialiste.  Frédéric  II  ignorait  le  mot,  mais  pratiquait  la  chose;  il  écri- 
vait à  Voltaire  :  «Je  fais  bâtir  un  quartier  neuf  à  Berlin;  vous  ne  sauriez 
croire  comme  la  bâtisse  aide  à  régner.  »  On  apaise  les  capitales  par  de  grands 
travaux.  Maxime  d'état  -.^Quand  le  bâtiment  va,  tout  va.  On  donne  de  l'ouvrage, 
on  élève  le  prix  des  journées,  on  bâtit,  débâtit,  rebâtit,  on  perce  des  rues, 
on  recommence  les  villes  de  fond  en  comble,  on  construit  des  palais  et  des 
citadelles,  on  émerveille  le  bourgeois.  De  là  un  véritable  applaudissement 
public;  de  ces  constructions  et  reconstructions,  où  il  y  a  quelques  ruines,  il 
se  dégage  une  certaine  popularité.  La  restauration  des  Stuarts  a  été  consolidée 
par  l'incendie  de  1666.  Charles  II  regardait  en  se  frottant  les  mains  flamber 
Saint-Paul  avec  sa  flèche  et  quatrevingt-huit  églises,  l'hôtel  de  ville  et  treize 
mille  maisons,  et  quatre  cents  rues,  et  quinze  quartiers  sur  vingt-six.  Il  disait 
en  riant  au  doyen  de  Saint- Asaph  :  Je  referai  Londres.  Un  césar  brûla  Rome 
pour  la  rebâtir,  et  en  fut  si  populaire  qu'après  sa  mort  il  y  eut  des  pseudo- 
Nérons. 

Si  la  fourniture  du  travail,  coûte  que  coûte,  était  toute  la  question,  si  l'élé- 
vation de  la  main  d'œuvre  dissipait  tout  le  problème,  si  une  augmentation 


TAS   DE   PIERRES.    -   IV.  535 

de  salaire  suffisait,  les  habiles  auraient  beau  jeu.  Une  première  opération 
réussie  leur  mettant  dans  la  main  l'atout,  c'est-à-dire  le  pouvoir,  ils  n'auraient 
plus  qu'à  continuer,  et  ceci  serait  la  gloire  :  tricher  le  progrès. 

Insistons-y,  car  c'est  pour  avoir  oublié  ces  choses  que  Rome  n'est  plus 
Rome,  s'il  n'y  a  point  de  devoir,  s'il  n'y  a  point  de  dignité  humaine,  si 
l'appétit  et  la  jouissance  sont  le  but,  la  tyrannie  est  satisfaisante.  Caton  est 
une  dupcj  Thraséas  est  un  niais.  Brutus  est  bien  près  d'être  un  traître.  En 
tuant  César,  il  tue  la  solution.  Il  assassine ^^//<f/»  et  circenses. 

Vanem  et  circenseS,  c'est  le  mot  du  césarisme.  Le  droit  divin  a  le  sien,  fort 
ressemblant  :  feBa.  farina.  Il  y  ajoute  en  sous-entendu  :  força. 

Mettons  nos  axiomes  le  plus  loin  possible  de  ceux-là.  Mêlons-y  l'idée  mo- 
rale pour  les  assainir. 

La  principale  fonction  de  l'homme  n'est  pas  de  mangerj  mais  de  penser. 
Sans  doute  qui  ne  mange  pas  meurt,  mais  qui  ne  pense  pas  rampe;  et  c'est 
pire. 

L'absolutisme  autrichien  se  déclare  paternel  et  se  charge  de  tout.  Il  n'y  a 
pas  d'autre  Dieu  que  Dieu,  et  il  n'y  a  pas  d'autre  père  que  le  père.  Père, 
dans  la  vieille  langue  monarchique,  signifie  maître.  Pourvoir  à  tous  vos 
besoins  autorise  ceci  :  tenir  sous  clef  toutes  vos  facultés.  Vous  voilà  à  jamais 
mineurs.  Vous  êtes  une  vieille  nation  d'enfants.  L'état  se  substitue  à  l'indi- 
vidu. Il  lui  ôte  la  peine  d'exister.  Il  faut  prendre  garde,  nous  disons  ceci  pour 
l'Autriche,  aux  gouvernements  qui  se  font  votre  providence;  ils  ne  tardent 
pas  à  vouloir  devenir  votre  conscience.  L'Autriche  est  paternelle;  le  pacha 
d'Egypte  pratique  un  vaste  communisme;  le  seigneur  russe,  propriétaire 
d'hommes,  ne  laisse  manquer  de  rien  ses  paysans;  le  planteur  américain  a  les 
mêmes  bontés  pour  ses  nègres.  Tous  ces  gouvernements  ne  demandent  à 
ceux  qu'ils  rendent  heureux  qu'une  petite  concession,  la  servitude.  Vous 
serez  logés,  nourris,  chauffés,  lavés,  abreuvés,  etc.;  seulement  on  verra  la 
marque  du  collier.  Oh  !  où  y  a-t-il  des  loups  et  des  bois  ! 

Je  demande  à  avoir  faim  en  liberté. 

[1863.] 


L'immonde  travail  des  esprits  difformes  contre  le  progrès  appelle  des 
représailles.  Ces  assaillants  à  reculons  veulent  être  réprimés.  C'est  là  un  des 
beaux  aspects  de  notre  temps,  aucune  rancune  personnelle  dans  les  hautes 
intelligences,  pourtant  si  lâchement  et  si  opiniâtrement  outragées,  nuUe 
vengeance  de  leurs  propres  injures,  les  fermes,  libres  et  puissants  écrivains 
de  notre  siècle,  très  différents  en  cela  de  leurs  devanciers,  semblent  ne  pas 
s'apercevoir  de  leurs  ennemis,  on  dirait  qu'ils  n'en  ont  pas,  tant  ils  les  ignorent; 


536  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

cependant  il  n'est  pas  d'Homères  sans  Zoïle,  ni  de  Molières  sans  Visé,  ni 
de  Voltaires  sans  Fréronj  mais  les  Fréron,  les  Visé  et  les  Zoïle  de  ce  temps- 
ci  n'ont  pas  l'honneur  d'exister  aux  yeux  de  ceux  qu'ils  insultent  j  jamais 
leurs  noms  ne  sont  prononcés  par  ces  écrivains.  En  revanche,  et  ceci  est 
grand,  les  écrivains  veillent  sur  la  chose  publique.  Leurs  armes  ne  sont  point 
à  eux  ni  pour  eux,  elles  sont  à  tousj  elles  entrent  en  furie  et  en  tempête 
pour  tous.  Inattentifs  aux  coups  de  traître  qu'on  leur  porte,  indifférents  aux 
calomnies  et  aux  diatribes,  leur  préoccupation  du  service  public  est  d'autant 
plus  efficace  qu'ils  n'ont  nulle  distraction  pour  eux-mêmes.  Sont-ils  blessés  .'^ 
Probablement  non.  Dans  tous  les  cas,  ces  hommes  graves  et  forts  sourient.  Ce 
n'est  pas  leur  gloire,  ou  leur  bonheur,  ou  leur  inviolabihté  qui  est  leur  affaire. 
Leur  affaire,  c'est  le  peuple;  leur  affaire,  c'est  l'avenir;  leur  affaire,  c'est  le 
droit.  Que  la  liberté  soit  bâillonnée,  que  la  vérité  soit  vilipendée,  que  la 
justice  soit  violée,  que  la  raison  soit  menacée,  que  la  démocratie  soit  noircie 
ou  bafouée,  que  le  tourbillon  des  intelligences  ténébreuses  fasse  irruption  et 
se  répande  sur  toutes  ces  choses  sacrées  qui  sont  la  civilisation  même,  ils 
accourent,  et  ils  châtient.  Leur  vaillant  esprit  cordial  est  inexorable.  Ils  sont 
les  impitoyables  de  la  pitié. 

Ah  !  vous  attaquez  les  malheureux  !  Ah  !  vous  êtes  les  ennemis  des  souf- 
frants !  Ah  !  c'est  contre  les  pauvres  que  vous  venez  !  Ah  !  c'est  aux  déshérités, 
aux  orphelins,  aux  accablés,  aux  misérables  que  vous  en  voulez!  Ah!  vous 
venez  aggraver  la  douleur,  la  faim,  la  guerre,  l'échafaud,  le  bagne,  l'escla- 
vage, la  prostitution,  l'ignorance,  le  désespoir!  Ah!  vous  venez  empirer  la 
nuit!  Ah!  vous  êtes  la  fausse  religion,  la  fausse  justice,  la  fausse  autorité,  le 
faux  serment!  Ah!  vous  vous  appelez  Despotisme,  Préjugé,  Superstition, 
Ténèbres  !  Prenez  garde  à  vous  !  Bataille  ! 

Contre  le  mal,  l'amour  se  tourne  en  haine.  Les  penseurs  ont  des  aiguillons, 
des  dards,  des  piqûres,  l'emportement  de  l'enthousiasme  justicier,  la  rumeur 
redoutable  et  divine,  l'ubiquité  du  génie  aux  millions  d'ailes.  Chacun  d'eux 
est  Légion  et  Mêlée.  Ils  laissent  aux  coupables  des  plaies  qui  ne  guériront 
pas.  Et  savez-vous  ce  qui  les  fait  si  indignés  et  si  terribles  ?  C'est  qu'ils  sortent 
des  fleurs,  des  parfums,  des  rayons,  du  printemps,  de  la  poésie,  de  la  philo- 
sophie, de  l'art,  de  la  nature,  du  saint  travail  pour  le  progrès;  c'est  qu'ils 
arrivent  de  l'azur.  Rien  n'est  colère  comme  une  abeille. 

[1863.] 


[DU   GÉNIE.] 


Vous  êtes  à  la  campagne,  il  pleut,  il  faut  tuer  le  temps,  vous  prenez  un 
livre,  le  premier  livre  venu,  vous  vous  mettez  à  lire  ce  livre  comme  vous 
liriez  le  journal  officiel  de  la  préfecture  ou  la  feuille  d'affiches  du  chef-lieu, 
pensant  à  autre  chose,  distrait,  un  peu  baillant.  Tout  à  coup  vous  vous  sentez 
saisi,  votre  pensée  semble  ne  plus  être  à  vous,  votre  distraction  s'est  dissipée, 
une  sorte  d'absorption,  presque  une  sujétion,  lui  succède,  vous  n'êtes  plus 
maître  de  vous  lever  et  de  vous  en  aller.  Quelc[u'un  vous  tient.  Qui  donc  ? 
ce  livre. 

Un  livre  est  quelqu'un.  Ne  vous  y  fiez  pas. 

Un  livre  est  un  engrenage.  Prenez  garde  à  ces  lignes  noires  sur  du  papier 
blanc j  ce  sont  des  forces 5  elles  se  combinent,  se  composent,  se  décomposent, 
entrent  l'une  dans  l'autre,  pivotent  l'une  sur  l'autre,  se  dévident,  se  nouent, 
s'accouplent,  travaillent.  Telle  ligne  mord,  telle  ligne  serre  et  presse,  telle 
ligne  entraîne,  telle  ligne  subjugue.  Les  idées  sont  un  rouage.  Vous  vous 
sentez  tiré  par  le  livre.  Il  ne  vous  lâchera  qu'après  avoir  donné  une  façon  à 
votre  esprit.  Quelquefois  les  lecteurs  sortent  du  livre  tout  à  fait  transformés. 
Homère  et  la  Bible  font  de  ces  miracles.  Les  plus  fiers  esprits,  et  les  plus 
fins,  et  les  plus  délicats,  et  les  plus  simples,  et  les  plus  grands,  subissent  ce 
charme.  Shakespeare  était  grisé  par  Belleforest.  La  Fontaine  allait  partout 
criant  :  Avez-vous  lu  Baruch.'*  Corneille,  plus  grand  que  Lucain,  est  fasciné 
par  Lucain.  Dante  est  ébloui  de  Virgile,  moindre  que  lui. 

Entre  tous,  les  grands  livres  sont  irrésistibles.  On  peut  ne  pas  se  laisser 
faire  par  eux,  on  peut  lire  le  Koran  sans  devenir  musulman,  on  peut  lire  les 
Védas  sans  devenir  fakir,  on  peut  lire  Zadig  sans  devenir  voltairien,  mais  on 
ne  peut  point  ne  pas  les  admirer.  Là  est  leur  force.  Je  te  salue  et  je  te  combats, 
parce  que  tu  es  roi,  disait  un  grec  à  Xerces. 

On  admire  près  de  soi.  L'admiration  des  médiocres  caractérise  les  envieux. 
L'admiration  des  grands  poètes  est  le  signe  des  grands  critiques.  Pour  décou- 
vrir au  delà  de  tous  les  horizons  les  hauteurs  absolues,  il  faut  être  soi-même 
sur  une  hauteur. 


538  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Ce  que  nous  disons  là  est  tellement  vrai  qu'il  est  impossible  d'admirer  un 
chef-d'œuvre  sans  éprouver  en  même  temps  une  certaine  estime  de  soi.  On 
se  sait  gré  de  comprendre  cela.  Il  y  a  dans  l'admiration  on  ne  sait  quoi  de 
fortifiant  qui  dignifie  et  grandit  l'intelligence.  L'enthousiasme  est  un  cordial. 
Comprendre  c'est  approcher.  Ouvrir  un  beau  livre,  s'y  plaire,  s'y  plonger, 
s'y  perdre,  y  croire,  quelle  fête!  On  a  toutes  les  surprises  de  l'inattendu 
dans  le  vrai.  Des  révélations  d'idéal  se  succèdent  coup  sur  coup.  Mais 
qu'est-ce  donc  que  le  beau  ? 

Ne  définissez  pas,  ne  discutez  pas,  ne  raisonnez  pas,  ne  coupez  pas  un  fil 
en  quatre,  ne  cherchez  pas  midi  à  quatorze  heures,  ne  soyez  pas  votre  propre 
ennemi  à  force  d'hésitation,  de  raideur  et  de  scrupule.  Quoi  de  plus  bête 
qu'un  pédant.'*  Allez  devant  vous,  oubliez  votre  professeur  de  rhétorique, 
dites-vous  que  Dieu  est  inépuisable,  dites-vous  que  l'art  est  illimité,  dites- 
vous  que  la  poésie  ne  tient  dans  aucun  art  poétique,  pas  plus  que  la  mer 
dans  aucun  vase,  cruche  ou  amphore 5  soyez  tout  bonnement  un  honnête 
homme  ayant  la  grandeur  d'admirer,  laissez-vous  prendre  par  le  poëte,  ne 
chicanez  pas  la  coupe  sur  l'ivresse,  buvez,  acceptez,  sentez,  comprenez, 
voyez,  vivez,  croissez! 

L'éclair  de  l'immense,  quelque  chose  qui  resplendit,  et  qui  est  brusque- 
ment surhumain,  voilà  le  génie.  De  certains  coups  d'aile  suprêmes.  Vous 
tenez  le  livre,  vous  l'avez  sous  les  yeux,  tout  à  coup  il  semble  que  la  page 
se  déchire  du  haut  en  bas  comme  le  voile  du  temple.  Par  ce  trou,  l'infini 
apparaît.  Une  strophe  suffit,  un  vers  suffit,  un  mot  suffit.  Le  sommet  est 
atteint.  Tout  est  dit.  Lisez  Ugolin,  Françoise  dans  le  tourbillon,  Achille 
insultant  Agamemnon,  Prométhée  enchaîné,  les  Sept  chefs  devant  Thèbes, 
Hamlet  dans  le  cimetière.  Job  sur  son  fumier.  Fermez  le  livre  maintenant. 
Songez.  Vous  avez  vu  les  étoiles. 

Il  y  a  de  certains  hommes  mystérieux  qui  ne  peuvent  faire  autrement  que 
d'être  grands.  Les  bons  badauds  qui  composent  la  grosse  foule  et  le  petit 
public,  et  qu'il  faut  se  garder  de  confondre  avec  le  peuple,  leur  en  veulent 
presque  à  cause  de  cela.  Les  nains  blâment  le  colosse.  Sa  grandeur,  c'est  sa 
faute.  Qu'est-ce  qu'il  a  donc,  celui-là,  à  être  grand  .f*  S'appeler  Michel 
Cervantes,  François  Rabelais  ou  Pierre  Corneille,  ne  pas  être  le  premier 
grimaud  venu,  exister  à  part,  jeter  toute  cette  ombre  et  tenir  toute  cette 
place j  que  tel  mandarin,  que  tel  sorbonniste,  que  tel  doctrinaire  fameux, 
grand  personnage  pourtant,  ne  vous  vienne  pas  à  la  hanche,  qu'est-ce  que 
cela  veut  dire  ?  Cela  ne  se  fait  pas.  C'est  insupportable. 

Pourquoi  ces  hommes  sont-ils  grands  en  effet  ?  ils  ne  le  savent  point  eux- 


DU   GÉNIE.  539 

mêmes.  Celui-là  le  sait  qui  les  a  envoyés.  Leur  stature  fait  partie  de  leur 
fonction. 

Ils  ont  dans  la  prunelle  quelque  vision  redoutable  qu'ils  emportent  sous 
leur  sourcil.  Ils  ont  vu  l'Océan  comme  Homère,  le  Caucase  comme  Eschyle, 
la  douleur  comme  Job,  Babylone  comme  Jérémie,  Rome  comme  Juvénal, 
l'enfer  comme  Dante,  le  paradis  comme  Milton,  l'homme  comme  Shake- 
speare, Pan  comme  Lucrèce,  Jéhovah  comme  Isaïe.  Ils  ont,  ivres  de  rêve  et 
d'intuition,  dans  leur  marche  presque  inconsciente  sur  les  eaux  de  l'abîme, 
traversé  le  rayon  étrange  de  l'idéal,  et  ils  en  sont  à  jamais  pénétrés.  Cette 
lueur  se  dégage  de  leurs  visages,  sombres  pourtant,  comme  tout  ce  qui  est 
plein  d'inconnu.  Ils  ont  sur  la  face  une  pâle  sueur  de  lumière.  L'âme  leur 
sort  par  les  pores.  Quelle  âme  ?  Dieu. 

Remplis  qu'ils  sont  de  ce  jour  divin,  par  moments  missionnaires  de  civi- 
lisation, prophètes  de  progrès,  ils  entr'ouvrent  leur  cœur,  et  ils  répandent  une 
vaste  clarté  humaine 5  cette  clarté  est  de  la  parole,  car  le  Verbe,  c'est  le 
jour.  —  0  Dieu,  criait  Jérôme  dans  le  désert, yV  vous  écoute  autant  desjeux  que 
des  oreilles! —  Un  enseignement,  un  conseil,  un  point  d'appui  moral,  une 
espérance,  voilà  leur  douj  puis  leur  flanc  béant  et  saignant  se  referme, 
cette  plaie  qui  s'est  faite  bouche  et  qui  a  parlé  rapproche  ses  lèvres  et  rentre 
dans  le  silence,  et  ce  qui  s'ouvre  maintenant,  c'est  leur  aile.  Plus  de  pitié, 
plus  de  larmes.  Éblouissement.  Ils  laissent  l'humanité  derrière  eux.  Voir  les 
autres  horizons,  approfondir  cette  aventure  qu'on  appelle  l'espace,  faire  une 
excursion  dans  l'inconnu,  aller  à  la  découverte  du  côté  de  l'idéal,  il  leur  faut 
cela.  Ils  partent.  Que  leur  fait  l'azur  }  que  leur  importe  les  ténèbres .?  Ils  s'en 
vont,  ils  tournent  aux  choses  terrestres  leur  dos  formidable,  ils  développent 
brusquement  leur  envergure  démesurée,  ils  deviennent  on  ne  sait  quels 
monstres,  spectres  peut-être,  peut-être  archanges,  et  ils  s'enfoncent  dans 
l'infini  terrible,  avec  un  immense  bruit  d'aigles  envolés. 

Puis  tout  à  coup  ils  reparaissent.  Les  voici.  Ils  consolent  et  sourient.  Ce 
sont  des  hommes. 

Ces  apparitions  et  ces  disparitions,  ces  départs  et  ces  retours,  ces  occulta- 
tions brusques  et  ces  subites  présences  éblouissantes,  le  lecteur,  absorbé,  illu- 
miné et  aveuglé  par  le  livre,  les  sent  plus  qu'il  ne  les  voit.  Il  est  au  pouvoir 
d'un  poëte,  possession  troublante,  fréquentation  presque  magique  et  démo- 
niaque, il  a  vaguement  conscience  du  va-et-vient  énorme  de  ce  géniej  il  le 
sent  tantôt  loin,  tantôt  près  de  lui 5  et  ces  alternatives,  qui  font  successive- 
ment pour  lui  lecteur  l'obscurité  et  la  lumière,  se  marquent  dans  son  esprit 
par  ces  mots  :  —  Je  ne  comprends  plus.  —  Je  comprends. 

Quand  Dante,  quittant  l'enfer,  entre  et  monte  dans  le  paradis,  le  refroi- 


540  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

dissement  qu'éprouvent  les  lecteurs  n'est  pas  autre  chose  que  l'augmentation 
de  distance  entre  Dante  et  eux.  C'est  la  comète  qui  s'éloigne.  La  chaleur 
diminue.  Dante  est  plus  haut,  plus  avant,  plus  au  fond,  plus  loin  de  l'homme, 
plus  près  de  l'absolu. 

Schlegel  un  jour,  considérant  tous  ces  génies,  a  posé  cette  question  qui 
chez  lui  n'est  qu'un  élan  d'enthousiasme  et  qui,  chez  Fourier  ou  Saint-Simon, 
serait  le  cri  d'un  système  :  —  Sont-ce  vraiment  des  hommes,  ces  hommes-ci  ? 

Oui,  ce  sont  des  hommes j  c'est  leur  misère  et  c'est  leur  gloire.  Ils  ont 
faim  et  soifj  ils  sont  sujets  du  sang,  du  climat,  du  tempérament,  de  la  fièvre, 
de  la  femme,  de  la  souffrance,  du  plaisir j  ils  ont,  comme  tous  les  hommes, 
des  penchants,  des  pentes,  des  entraînements,  des  chutes,  des  assouvisse- 
ments, des  passions,  des  pièges j  ils  ont,  comme  tous  les  hommes,  la  chair 
avec  ses  maladies,  et  avec  ses  attraits,  qui  sont  aussi  des  maladies.  Ils  ont  leur 
bête. 

La  matière  pèse  sur  eux,  et  eux  aussi  ils  gravitent.  Pendant  que  leur 
esprit  tourne  autour  de  l'absolu,  leur  corps  tourne  autour  du  besoin,  de 
l'appétit,  de  la  faute.  La  chair  a  ses  volontés,  ses  instincts,  ses  convoitises, 
ses  prétentions  au  bien-êtrcj  c'est  une  sorte  de  personne  inférieure  qui  tire 
de  son  côté,  fait  ses  affaires  dans  son  coin,  a  son  moi  à  part  dans  la  maison, 
pourvoit  à  ses  caprices  ou  à  ses  nécessités,  parfois  comme  une  voleuse,  et  à 
la  grande  confusion  de  l'esprit  auquel  elle  dérobe  ce  qui  est  à  lui.  L'âme  de 
Corneille  fait  Cinna-,  la  bête  de  Corneille  dédie  Cinna  au  financier  Mon- 
toron. 

Chez  de  certains,  sans  rien  leur  ôter  de  leur  grandeur,  l'humanité  s'affirme 
par  l'infirmité.  Le  rayon  archangélesque  est  dans  le  cerveau  j  la  nuit  brutale 
est  dans  la  prunelle.  Homère  est  aveugle}  Milton  est  aveugle.  Camoëns 
borgne  semble  une  insulte.  Beethoven  sourd  est  une  ironie.  Esope  bossu  a 
l'air  d'un  Voltaire  dont  Dieu  a  fait  l'esprit  en  laissant  Fréron  faire  le  corps. 
L'infirmité  ou  la  difformité  infligée  à  ces  bien-aimés  augustes  de  la  pensée 
fait  l'effet  d'un  contrepoids  sinistre,  d'une  compensation  peu  avouable 
là-haut,  d'une  concession  faite  aux  jalousies  dont  il  semble  que  le  créateur 
doit  avoir  honte.  C'est  peut-être  avec  on  ne  sait  quel  triomphe  envieux  que, 
du  fond  de  ces  ténèbres,  la  matière  regarde  Tyrtée  et  Byron  planer  comme 
génies  et  boiter  comme  hommes. 

Ces  infirmités  vénérables  n'inspirent  aucun  effroi  à  ceux  que  l'enthou- 
siasme fait  pensifs.  Loin  de  là.  Elles  semblent  un  signe  d'élection.  Etre 
foudroyé,  c'est  être  prouvé  titan.  C'est  déjà  quelque  chose  de  partager  avec 
ceux  d'en  haut  le  privilège  d'un  coup  de  tonnerre.  À  ce  point  de  vue,  les 
catastrophes  ne  sont  plus  catastrophes,  les  souffrances  ne  sont  plus  souffrances. 


DU  GENIE.  541 

les  misères  ne  sont  plus  misères,  les  diminutions  sont  augmentations.  Etre 
infirme  ainsi  que  les  forts,  cela  tenterait  volontiers.  Je  me  rappelle  qu'en 
1828,  tout  jeune,  au  temps  où  ***  me  faisait  l'effet  d'un  ami,  j'avais  des 
taches  obscures  dans  les  yeux.  Ces  taches  allaient  s'élargissant  et  noircissant. 
Elles  semblaient  envahir  lentement  la  rétine.  Un  soir,  chez  Charles  Nodier, 
je  contai  mes  taches  noires,  que  j'appelais  mes  papillons,  à  ***,  qui,  étudiant 
en  médecine  et  fils  d'un  pharmacien,  était  censé  s'y  connaître  et  s'y  connais- 
sait en  effet.  Il  regarda  mes  yeux,  et  me  dit  doucement  :  —  Céi  une  amau- 
rose  commençante.  Le  nerf  optique  se  paralyse.  Dans  quelques  années  la  cécité  sera  com- 
plète. Une  pensée  illumina  subitement  mon  esprit.  —  Eh  bien,  lui  répondis-je 
en  souriant,  ce  sera  toujours  ça.  Et  voilà  que  je  me  mis  à  espérer  que  je  serais 
peut-être  un  jour  aveugle  comme  Homère  et  comme  Milton.  La  jeunesse 
ne  doute  de  rien. 

[1863.] 


TAS    DE    PIERRES. 

V. 


Changez  d'opinions,  gardez  vos  principes j  changez  de  feuilles,  gardez  vos 

racines. 

[1844-1847.] 


Une  réaction  :  barque  qui  remonte  le  courant,  mais  qui  n'empêche  pas  le 
fleuve  de  descendre. 


Les  vrais  grands  ministres  sont  ceux  qui  travaillent  aux  événements  de 
leur  siècle  en  hommes  qui  sauraient  au  besoin  travailler  à  ses  idées. 


[1844-1847.] 


La  stagnation,  qui  est  identique  à  la  mort  et  à  la  nuit,  ne  se  méprend  pas 
sur  les  ennemis  qu'elle  a.  Elle  dénonce,  persécute  et,  si  elle  le  peut,  étouffe 
tout  mouvement,  car  tout  mouvement  est  vie  et  toute  vie  est  lumière.  Les 
hommes  de  l'ombre  et  de  l'immobilité  appelaient  par  haine  et  dérision 
Harvey  circulator,  ce  qui  est  la  même  chose  que  révolutionnaire. 

Harvey  n'avait  pas  plus  inventé  la  circulation  du  sang  que  Luther  n'avait 
inventé  la  liberté  de  la  conscience.  Harvey  est  un  Luther.  Luther  est  un 
Harvey.  Ils  ont  constaté  la  réalité.  Voilà  tout.  Les  hommes  sont  ainsi  faits, 
ou  défaits,  que  quiconque  parmi  eux  constate  la  loi  de  Dieu  est  un  novateur 
et  que  quiconque  l'applique  est  un  révolutionnaire. 

[1859-1860.] 


Sans  doute  avec  l'âge  et  d'année  en  année,  on  dépouille  le  vieil  homme, 
c'est-à-dire  le  jeune  homme,  certains  aspects  se  modifient,  ce  qu'il  y  a  de 
transitoire  dans  les  opinions  s'écroule  avec  ce  qu'il  y  a  de  passager  dans  les 


TAS   DE   PIERRES.   -   V.  543 

événements,  la  surface  de  l'esprit  change  comme  la  surface  du  visage j  sans 
doute  l'existence  humaine  est  faite  de  dépouillements  successifs,  Dieu  veut 
que  les  choses  de  la  vie  comme  les  ondes  de  l'océan  se  composent  et  se 
décomposent  sans  cesse j  mais,  au  milieu  de  ces  changements  et  de  ces  alté- 
rations inévitables,  il  faut  que  l'essentiel  demeure j  il  est  bien  que  le  fond  de 
l'homme  se  maintienne,  il  sied  qu'une  certaine  identité  ne  se  démente 
jamais.  Quelque  chose  peut  flotter  et  quelque  chose  doit  persister.  Devenir 
autre  en  restant  le  mêmej  tout  le  problème  est  là. 

[1838-1842.] 


Jeunes  gens  de  mon  siècle,  vous  êtes  l'espérance  de  la  patrie j  vous  êtes  la 
consolation  du  penseur. 

Devenez  hommes,  mais  en  devenant  hommes,  tâchez  de  rester  jeunes. 
La  jeunesse  a  de  belles  vertusj  elle  est  sincère,  fidèle,  honnête,  pure, 
croyante,  dévouée,  candide,  loyale,  généreuse,  reconnaissante.  Efforcez-vous 
de  garder  les  vertus  de  la  jeunesse  lors  même  que  vous  en  aurez  perdu  les 
illusions.  Je  vous  le  répète,  devenez  hommes  et  restez  jeunes. 

C'est  selon  cette  loi  que  se  développent  les  bonnes  natures  et  que  se 
forment  les  grands  cœurs.  L'enthousiasme  est  le  fond  de  la  vraie  sagesse,  de 
même  que  Dieu  est  le  fond  de  l'enthousiasme. 

L'homme  sage  mûrit,  et  ne  vieillit  pas. 

[1842-1844.] 


On  ne  se  compose  pas  plus  une  sagesse  en  introduisant  dans  sa  pensée  les 
divers  résidus  de  toutes  les  philosophies  humaines  qu'on  ne  se  ferait  une 
santé  en  avalant  tous  les  fonds  de  bouteille  d'une  vieille  pharmacie. 


[1836-1844.] 


La  douleur  est  belle,  la  joie  est  jolie. 


Le  bonheur  peut  mener  au  vice^  le  malheur  au  crime.  Mais,  si  la  pros- 
périté mal  comprise  rapetisse  l'âme,  le  malheur  bien  compris  met  de  grandes 
idées  dans  l'homme. 

[1836-1837.] 


544  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

La  façon  dont  on  doit  se  comporter  avec  les  choses  de  la  nature  n'est  pas 
indifférente  à  un  être  intelligent. 

Par  exemple,  tuer  un  crapaud,  écraser  une  araignée  ou  un  mille-pieds, 
c'est  une  action  instinctive  et  pardonnable,  mais  dont  un  homme  bienveillant 
finit  par  s'abstenir.  Il  est  bon  de  réprimer  ce  premier  mouvement  irréfléchi 
que  nous  inspire  un  animal  horrible  et  inoifensif.  Cette  créature,  portion 
intégrante  de  l'harmonie  universelle,  trouble  par  son  apparition  brusque 
notre  harmonie  bornée.  Ne  l'en  rendons  pas  responsable.  Réfléchissons, 
Pourquoi  cette  colère  et  cette  haine  contre  ce  qui  ne  fait  pas  de  mal.?  Sachons 
supporter  les  êtres  difformes  puisque  Dieu  les  a  faits.  Et  puis,  à  force  de 
réfléchir,  nous  trouverons  ceci  :  Il  est  évident  que  nous  n'avons  pas  le  droit 
de  punir  un  cloporte  ou  un  scolopendre  de  leur  laideur,  puisque  nous  n'avons 
pas  lepouvoir  de  récompenser  un  lys  ou  une  étoile  de  leur  beauté. 

[1860-1870.] 


Une  probité  peu  sûre,  à  laquelle  on  donne  une  bonne  action  à  faire, 
s'affermit,  périlleusement  il  est  vrai,  par  cette  épreuve.  Dans  un  château 
branlant,  ajouter  au  poids  consolide. 

[1864-1868.] 


Éclairer,  c'est  assainir. 

Le  soleil  ne  donne  pas  seulement  le  jour,  il  donne  l'exemple. 


[1860.] 


Dans  l'humanité  vraie  et  constituée  en  société  selon  la  nature,  la  pénétra- 
tion de  liberté  doit  être  plus  subtile  et  plus  incessante  encore  que  la  péné- 
tration d'égalité,  et  toutes  les  étapes  doivent  aboutir  à  un  accroissement 
d'amour.  Sur  le  cadran  du  progrès,  la  liberté  marque  les  secondes,  l'égalité 
marque  les  minutes,  la  fraternité  marque  les  heures. 

[1859-1860.] 

Tout  le  monde  a  droit  de  vie  ici-bas,  et  la  mort  de  faim  est  un  crime 
social.  Voici  un  beau  mot  de  S'-Just  : 

La  nature  n'a  pas  moins  de  mamelles  quelle  n'a  d'enfants. 

[i8jo-i86o.] 


TAS   DE   PIERRES.   -   V.  545 

Droit  de  l'homme  :  liberté  dans  le  progrès i  droit  de  la  femme  :  maternité 
dans  le  respect  i  droit  de  l'enfant  :  croissance  dans  la  lumière. 

De  la  liberté  découle  pour  l'homme  la  vie  politique.  L'homme  est  citoyen 
de  la  cité  Progrès. 

De  la  maternité  découle  pour  la  femme  la  vie  sociale.  La  femme  est 
citoyenne  de  la  cité  Famille. 

De  la  lumière  découle  pour  l'enfant  la  vie  intellectuelle.  L'enfant  est 
citoyen  de  la  cité  Avenir. 

Le  mode  vital  des  démocraties  se  compose  d'une  pensée  et  d'une  action  -, 

la  pensée  s'appelle  Vérité,  l'action  s'appelle  Liberté. 

Résultante  :  Harmonie. 

[1858-1860.] 


LE    CAPITULE. 

Gloire  à  César  ! 

LE    VATICAN. 

Gloire  à  Hildebrand  ! 

LE    LOUVRE. 

Gloire  à  Philippe- Auguste! 

L'ESGURIAL. 

Gloire  à  Philippe-deux  ! 

WINDSOR. 

Gloire  à  Elisabeth! 

VERSAILLES. 

Gloire  à  Louis  XIV  ! 

LE    KREMLIN. 

Gloire  à  Pierre-le-Grand  ! 

POTSDANi. 

Gloire  à  Frédéric  ! 

PHILOSOPHIE.  —  H.  35 

ISIi-IIIMEIllE     MTIO!(lLr.. 


546  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

LES    TUILERIES.      . 

Gloire  à  Napoléon  ! 

LE    FUMIER    DE    JOB. 

Gloire  à  Dieu  ! 


[18J3-185,.] 


Un  abîme  est  là,  tout  près  de  nous. 

Nous,  poètes,  nous  rêvons  au  bord.  Soit.  Vous,  hommes  d'état,  vous  y 

dormez. 

[1850-1851.] 

La  vraie  formule  socialiste  : 

Rendre  l'homme  moral  meilleur,  l'homme  intellectuel  plus  grand, 
l'homme  matériel  plus  heureux. 

Bonté  d'abord,  grandeur  ensuite,  enfin  bonheur. 

[1858-1860.] 

La  logique  d'une  idée  vraie  est  tellement  puissante  que,  dès  qu'elle  s'in- 
troduit dans  les  affaires  humaines,  dans  la  religion,  dans  la  politique,  dans 
la  législation,  elle  réduit  tous  les  événements  à  n'être  plus  que  des  syllogismes 
chargés,  les  uns  de  la  démontrer,  les  autres  de  la  compléter. 

[  1846-18  JO.] 

Le  penseur,  quand  bon  lui  semble,  peut  se  déployer  orateur. 

[1875-1876.  J 

L'éloquence  qui  convient  aux  assemblées  ne  doit  jamais  se  composer  que 
de  moyennes.  Une  éloquence  composée  d'extrêmes  peut  remuer  une  foule 
ou  un  individu,  ce  qui  dans  beaucoup  de  cas  est  la  même  chose.  Cette  sorte 
d'éloquence  pourra  agir  une  fois  sur  une  assemblée  comme  chose  nouvelle, 
étrange  et  de  haut  goût,  ou  momentanément  propre  à  une  circonstance 
donnécj  mais  la  seconde  fois,  elle  fatigueraj  la  troisième,  elle  paraîtra  ridicule. 

Pour  dominer  habituellement  une  grande  assemblée,  il  faut  un  calcul 
mêlé  à  l'inspiration  i  il  faut  prendre  chaque  fois  qu'on  parle  la  résultante  d'une 
des  fractions  de  l'assemblée  et  constituer  sa  parole  sur  cette  résultante,  et  alors 
on  s'appuie,  non  sur  sa  seule  force  isolée,  mais  sur  toutes  les  forces  de  cette 


TAS   DE   PIERRES.   -   V.  547 

fraction i  ou,  mieux  encore,  ce  qui  est  plus  difficile,  prendre  la  résultante  de 
toute  l'assemblée,  parler  dans  la  moyenne  de  la  pensée  de  chacun,  et  alors 
on  a  pour  levier  toute  la  force  de  l'assemblée  elle-même.  On  remue  quelque 
chose  dans  chaque  esprit.  Par  moments,  on  touche  le  fond  de  tous. 

Ce  fond,  on  peut  le  toucher  également,  mais  par  occasion  et  non  à 
volonté,  avec  la  seule  puissance  du  sentiment  individuel  et  de  la  conscience 
convaincue,  mais  alors  on  n'est  pas  un  orateur  j  on  est  un  hommes  ce  qui  est 
plus  rare  d'ailleurs. 

C'est  du  reste  une  erreur,  erreur  généreuse,  de  croire  qu'on  peut  dominer 
une  assemblée  avec  les  idées  du  dehors.  On  ne  remue  une  assemblée  qu'avec 
ce  qui  est  dans  l'assemblée.  Il  est  pourtant  quelquefois  beau  d'essayer. 

[1846-1848.] 


La  Révolution,  c'est  le  changement  d'âge  du  genre  humain.  Dites-en  ce 
que  vous  voudrez,  du  bien  ou  du  mal,  le  fait  vous  domine.  C'est  la  grande 
crise  de  la  virilité  universelle. 


La  Révolution  est  le  couteau  avec  lequel  la  civilisation  a  coupé  son  lien. 


Dans  la  Révolution  tout  le  monde  est  victime  et  personne  n'est  coupable. 

[1853-1854-] 

Robespierre  fut  l'effirayant  correcteur  d'épreuves  de  la  Révolution.  Il  y  mit 
son  deleatur.  Cet  immense  exemplaire  du  progrès,  revu  par  lui,  garde  encore 
la  lueur  de  sa  prunelle  sinistre. 

Voltaire,  c'est  la  mine j  Mirabeau,  c'est  l'explosion. 

[1832-1834.] 

Les  révolutions  sont  ainsi j  formidables  liquidations  de  l'histoire;  créations 
génésiques  de  lois,  de  codes,  de  faits,  de  mœurs,  de  progrès,  de  prodiges j 
énormes  mouvements  de  peuples  et  d'idées  qui  mêlent  tous  les  hommes  dans 
une  même  convulsion  joyeuse,  qui  dégagent  la  liberté  électrique,  qui  font 
trembler  les  deux  mondes  du  même  tremblement,  qui  tirent  d'un  seul 
éclair  deux  coups  de  tonnerre,  l'un  en  Europe,  l'autre  en  Amérique,  qui, 


548  POST-SCRIPTUM    DE   MA  VIE. 

en  renversant  la  monarchie  en  France,  jettent  bas  la  tyrannie  dans  l'univers j 
qui  éclairent,  illuminent,  chauffent,  brûlent,  foudroient,  qui  font  sortir 
d'un  seul  gigantesque  écroulement  le  radieux  avènement  du  genre  humain , 
qui  font  naître  l'aurore  du  sépulcre,  accouplent  les  extrêmes  stupéfaits, 
agonisent  et  vagissent,  maudissent  et  chantent,  haïssent  et  adorent,  résolvent 
tout  en  héroïsme,  en  joie  et  en  amour,  envoient  expirer  tous  les  grincements 
de  la  vieille  serrure  du  despotisme  dans  l'humble  cabinet  de  travail  de 
Mount-Vernon,  et  finissent  par  faire  de  la  clef  de  la  Bastille  le  serre-papier 

de  Washington. 

[1848-1852.] 

Soit,  la  Révolution  s'appelle  la  Terreur.  Louis  XV  s'appelle  l'Horreur. 


Pas  un  nuage,  le  ciel  est  pur,  le  soleil  rayonne,  le  paysage  n'est  que 
lumière}  ils  pavoisent  leurs  barques,  ils  chantent,  ils  se  laissent  gaiement 
aller  au  courant  de  l'eau j  le  fleuve,  magnifique  et  paisible,  s'élargit  de  plus 
en  pluS}  il  est  grand  comme  une  mer,  il  est  calme  comme  un  lac 5  il  charrie 
des  îles  de  fleurs,  il  réfléchit  le  ciel  où  il  n'y  a  pas  une  ombre.  Où  vont-ils.?  Ils 
ne  le  savent  pasj  mais  tout  est  beau,  superbe  et  charmant.  Ils  entendent  au 
loin,  devant  eux,  dans  les  profondeurs  de  l'horizon  inconnu,  un  bruit  sourd 
et  profond. 

Où  vont-ils.?  Qu'importe!  Ils  vont  où  va  le  fleuve.  Ils  savent  bien  qu'ils 
aborderont  quelque  part.  Ils  dérivent.  Ils  s'enivrent  du  chant  des  oiseaux,  du 
parfum  des  fleurs  qu'ils  voient  partout  et  qu'ils  cueillent  en  passant,  de  la 
rapidité  de  l'eau,  de  la  splendeur  du  ciel,  de  leur  propre  joie.  Le  bruit  qui 
est  à  l'horizon  se  rapproche j  il  y  a  quelques  heures,  les  soufiles  du  vent  le 
couvraient  parfois j  maintenant,  on  l'entend  toujours. 

Par  moments  le  courant  se  ralentit,  alors  ils  rament  afin  d'aller  plus  vite. 
C'est  si  charmant  d'aller  vite!  Passer  comme  des  ombres  devant  des  ombres, 
cela  leur  paraît  être  toute  la  vie.  Ils  sont  si  heureux  qu'ils  oublient  qu'il  y  a 
une  nuitj  ils  sont  si  joyeux  qu'ils  défient  Dieu.  Le  bruit  se  rapproche  de 
moment  en  moment}  il  ressemble  au  roulement  d'un  chariot.  Ils  com- 
mencent à  se  dire  entre  eux  :  Quel  est  ce  bruit.? 

Le  fleuve  est  plein  de  détours.  Cependant  un  coin  du  ciel  devient  bru- 
meux. Quelque  chose  qu'on  prendrait  pour  une  fumée  se  dégage  d'un  point 
de  l'horizon  et  fait  une  grande  nuée.  Cette  nuée  qui  semble  monter  de  la 
terre  est  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche.  Est-ce  elle  qui  change  de  place  ou 
est-ce  le  fleuve  qui  a  tourné.?  Ils  ne  savent,  mais  ils  admirent.  C'est  un 


TAS   DE   PIERRES.    -   V.  549 

spectacle  de  plus  parmi  tant  de  spectacles.  Le  bruit  est  maintenant  comme 
un  tonnerre.  Il  se  déplace  avec  la  nuée  qu'ils  voient.  Où  est  la  nuée,  là  est 
le  bruit. 

Ils  dérivent,  ils  chantent,  ils  rient j  ils  ont  une  grande  attente,  mais  dans 
cette  attente  il  n'y  a  que  de  l'espérance.  Il  y  a  parmi  eux  des  savants,  des 
rêveurs,  des  penseurs,  des  hommes  riches  de  toutes  les  richesses,  des  philo- 
sophes, des  sages.  Tout  à  coup,  ciel!  le  fleuve  a  tourné;  la  nuée  est  devant 
eux,  le  bruit  est  devant  eux.  La  nuée  est  formidable;  ce  n'est  plus  une  nuée, 
c'est  le  tourbillon  de  vingt  trombes mêlées  et  tordues  par  l'ouragan,  c'est  la 
fumée  d'un  volcan  qui  aurait  deux  lieues  de  cratère.  Le  bruit  est  effrayant  ; 
le  tonnerre  ressemble  à  ce  bruit  comme  l'aboiement  d'un  chien  ressemble 
au  rugissement  d'un  lion.  Le  courant  est  rapide  et  furieux,  la  surface  du 
fleuve  se  courbe  comme  un  arc  vers  le  dedans  de  la  terre.  Qu'y  a-t-il  donc  là, 
devant  eux,  à  quelques  pas.''  Un  gouffre. 

Un  gouffre!  ils  rament  en  arrière,  ils  veulent  remonter.  Il  est  trop  tard. 
Ce  courant-là  ne  se  remonte  pas.  Alors  ils  reconnaissent  que  le  fleuve  lui-même 
est  vivant;  qu'ils  se  sont  trompés;  que  ce  qu'ils  prenaient  pour  un  fleuve, 
c'était  un  peuple;  que  ce  qu'ils  prenaient  pour  des  flots,  c'étaient  des  hommes; 
qu'ils  ont  cru  voguer  sur  une  eau  inerte,  écumant  à  peine  sous  la  rame,  et 
qu'ils  voguaient  sur  des  âmes,  âmes  profondes,  obscures,  violentes,  froissées, 
tumultueuses,  pleines  de  haine  et  de  colère.  Il  est  trop  tard,  il  est  trop  tard! 
Le  précipice  est  là.  Ces  flots,  ce  fleuve,  ces  hommes,  ces  âmes,  ce  peuple, 
arbres  déracinés,  granits  séculaires,  rochers  arrachés  à  la  rive,  navires  dorés, 
chaloupes  pavoisées,  îles  de  fleurs,  tout  se  hâte,  tout  penche,  tout  se  heurte 
et  se  mêle,  tout  s'écroule. 

Personne  n'a  jamais  vu,  personne  ne  verra  jamais  rien  qui  soit  plus  grand 
et  plus  terrible.  Toute  une  humanité  qui  s'engloutit  à  la  fois  le  même  jour, 
à  la  même  heure,  dans  le  même  abîme!  Toute  une  société  avec  ses  lois,  ses 
mœurs,  sa  religion,  ses  croyances,  ses  préjugés,  ses  arts,  son  luxe,  son  passé, 
son  histoire,  qui  rencontre  une  rupture  du  sol  et  qui  sombre  comme  une 
barque  de  pêcheur!  Ce  sont  là  de  ces  choses  voulues  par  Dieu.  Ce  prodigieux 
ensemble  d'hommes,  de  faits  et  d'événements,  cette  masse  énorme  venue  de 
si  loin  et  avec  tant  de  calme,  arrive  au  bord  du  gouffre,  s'y  courbe  majes- 
tueusement et  y  disparaît.  Ce  n'est  plus  ni  un  fleuve,  ni  un  gouffre;  ni  un 
peuple,  ni  une  catastrophe;  c'est  le  chaos.  C'est  l'ombre,  l'horreur,  le  fracas, 
l'écume,  un  éternel  et  lamentable  gémissement.  Tous  les  dogues  de  l'abîme 
hurlent  dans  les  ténèbres.  Cependant  le  soleil  brille,  la  vérité  ne  se  décourage 
pas  et  rayonne  toujours,  et  cette  effrayante  nuée,  pleine  de  clameurs  et  de 
tempête,  lui  est  bonne  pour  faire  resplendir  son  arc-en-ciel. 

Quelque  chose  survit-il  à  cela.^  Une  telle  calamité,  un  pareil  écroulement. 


550  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

un  si  monstrueux  naufrage,  n'est-ce  pas  la  mort  d'un  peuple?  n'est-ce  pas  la 
fin  d'un  continent? 

Non. 

Tout  a  sombré,  rien  ne  s'est  perdu. 

Tout  s'est  englouti,  rien  n'a  péri. 

Tout  s'est  abîmé,  rien  n'est  mort. 

Tout  a  disparu,  tout  reparaît. 

Faites  quelques  pas,  vivez  quelques  années,  regardez  :  Voici  le  fleuve  plus 
large,  voici  le  peuple  plus  grand. 

Le  bruit  formidable  qui  avertit  et  qui  conseille,  on  l'entend  toujours; 
mais  il  n'est  plus  devant,  il  est  derrière.  Il  y  a  cent  ans,  on  l'entendait  dans 
l'avenir;  aujourd'hui,  on  l'entend  dans  le  passé. 

Et  les  générations  en  marche  reviennent  parfois  sur  leurs  pas  pour  voir  ce 
que  c'est  que  ce  bruit;  et  les  siècles  se  penchent  rêveurs  sur  cette  chute  d'une 
société  et  d'une  monarchie,  sur  cette  immense  cataracte  de  la  civilisation, 
qu'on  appelle  la  Révolution  Française. 

17  février  1847. 


L'AME 


TAS    DE   PIERRES. 
VI. 


Les  instincts  sont  les  yeux  mystérieux  de  l'âme. 

[1830-1832.] 


L'âme  a  des  illusions  comme  l'oiseau  des  plumes  :  c'est  ce  qui  la  soutient. 

[1844-1846.] 


Dans  la  question  de  l'immortalité  de  l'âme,  on  voit  le  pourquoi;  on  ne 
voit  pas  le  comment. 

[1860-1862.] 


Le  penseur  demande  au  nouveau-né  :  D'où  viens-tu  ?  —  et  au  moribond  : 
Où  vas-tu? 

Le  nouveau-né  pleure  et  le  moribond  tremble. 

[1838-1840.] 


Le  monde  matériel  repose  sur  l'équilibre  j  lé  monde  moral  sur  l'équité. 

[1830.] 

L'équilibre  est  la  loi  suprême  et  mystérieuse  du  grand  Tout. 
Le  monde  matériel  en  est  la  démonstration  visible. 
De  toute  nécessité  le  monde  immatériel  en  est  la  confirmation  invisible. 
Sans  quoi  ces  deux  mondes  mêmes,  ces  deux  mondes  dont  la  réunion 
embrasse  tout,  ne  seraient  pas  en  équilibre  entre  eux. 

[1838-1840.] 


554  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Le  squelette  de  l'animal  n'est  pas  beaucoup  plus  signifiant  que  la  première 
pierre  venue j  le  squelette  de  l'homme  est  effrayant.  C'est  que  la  réflexion 
horrible,  ce  n'est  pas  :  ceci  a  vécu,  mais  :  ceci  a  pensé. 

Le  meurtre  n'est  pas  de  tuer  la  vie,  mais  de  tuer  (pour  ce  monde  du 

moins)  la  pensée. 

[1836-1840.] 

La  Providence  a  pourvu  l'animal  d'un  double  instinct  pour  un  double 
but,  conservation  de  l'individu,  propagation  de  l'espèce.  L'animal  le  plus 
voisin  de  l'homme  ne  va  pas  au  delà,  l'animal  le  plus  voisin  de  la  plante  et 
de  la  pierre  ne  reste  pas  en  deçà.  Examinez  tout  ce  que  fait  l'animal, 
étudiez-le  sous  toutes  ses  faces,  vous  retomberez  toujours  sur  l'un  ou  l'autre 
de  ces  deux  aspects.  Hors  de  là,  il  n'y  a  rien  dans  la  brute.  Les  déviations 
même  de  l'animal  domestique,  considérées  avec  attention,  se  rattachent  au 
fond  à  cette  double  loi.  Dans  tout  ce  qui  ne  va  pas  à  ce  but,  l'animal  est 
immobile j  absolument  parlant,  il  n'est  point  susceptible  de  perfectionnement j 
la  nature  lui  donne  en  le  créant  les  deux  ou  trois  sciences  nécessaires  à  sa 
conservation  et  à  sa  propagation.  Rien  de  moins,  rien  de  plus.  L'animal  sait 
nager,  faire  son  nid,  guérir  ses  maladies,  trouver  son  chemin  dans  ses 
migrations.  L'homme  en  naissant  ne  sait  rien  de  cela.  On  pourrait  dire  que 
la  providence  crée  l'animal  savant  et  l'homme  ignorant.  Mais  elle  donne  à 
l'homme  l'intelligence. 

Ce  que  l'animal  sait,  il  ignore  qu'il  le  sait.  L'homme  sait  qu'il  ignore. 
Admirable  privilège.  Là  est  la  différence  radicale. 

L'animal  est  fatalement  stationnaire.  L'homme  acquiert  sans  cesse.  L'un 
persiste,  l'autre  se  développe. 

L'animal  est  tout  simplement  l'échelon  le  plus  élevé,  le  dernier  échelon 
ascendant  de  la  création  purement  matérielle. 

L'animal  est  circonscrit  de  toutes  parts.  D'un  coup  d'oeil  on  le  pénètre  tout 
entier.  Il  n'a  point  de  profondeur.  L'homme  au  contraire  plonge  par  maint 
côté  dans  l'illimité  et  l'indéfini.  Il  n'est  pas  seulement  créé  pour  l'utile,  il 
comprend  le  beau,  le  vrai  et  le  juste.  Il  subit,  comme  l'animal,  la  grande 
loi  de  la  conservation  et  de  la  propagation;  c'est-à-dire  de  l'égoïsmej  mais  il 
la  modifie,  tantôt  par  le  dévouement,  tantôt  par  l'abstinence,  et  cette  modi- 
fication s'appelle  la  vertu.  Il  appartient  par  ses  instincts  les  plus  nobles,  les 
plus  secrets,  les  plus  impérieux  et  les  plus  étranges  à  un  autre  monde  que  le 
monde  réel.  Il  y  a  un  mystère  en  lui,  et  il  le  sent,  tantôt  avec  épouvante, 
tantôt  avec  espérance. 

La  création  invisible  a  son  premier  échelon  dans  l'homme. 


.     TAS   DE   PIERRES.   -   VI.  555 

L'animal   est   la    fin   du    connu,  l'homme   est   le    commencement  de 

l'inconnu. 

[1836-1840.] 


Quand  le  sentiment  de  l'infini  entre  à  haute  dose  dans  un  homme,  il  en 
fait  un  dieu  ou  un  monstre  :  Jésus-Christ  ou  Torc[uemada. 

[i8j6-i8j9.] 


La  conscience,  c'est  Dieu  présent  dans  l'homme. 

[1858-1860.] 


L'âme  est  un  océan  dont  les  idées  sont  les  flots  et  dont  les  passions  sont  les 
tempêtes. 


La  prière  est  un  auguste  aveu  d'ignorance. 

[ 1872-1874.  J 


Ma  prière  : 

Dieu!  accordez-nous,  en  lumière  et  en  amour,  tout  le  possible  de  votre 
infini. 

(Ensuite,  je  prie  en  détail,  ce  qui  semble  inutile.  Mais  non.  Trop  prier 
n'est  pas  plus  possible  que  trop  aimer.) 

[1872-1874.] 


Ceux  qui  vivent  dans  les  cloîtres  se  détachent  de  toutj  ils  cessent  d'aimer 
leurs  père  et  mèrcj  ils  ne  regardent  pas  le  soleil.  Il  n'y  a  plus  rien  dans  ce 
monde  pour  leur  cœur  ni  pour  leurs  yeuxj  ni  la  famille,  ni  la  nature.  Ils 
appellent  cela  aimer  Dieu.  Aimer  Dieu  pleinement,  parfaitement,  directe- 
ment, pour  lui-même.  Sont-ils  bien  sûrs  d'être  dans  le  vrai.?  Aime-t-on 
l'ouvrier  en  dédaignant  l'œuvre .'^  L'homme  n'est-il  pas  fait  pour  aimer  le 
créateur  à  travers  la  création  et  par  la  créature  f-  Dieu  ne  veut-il  pas  que  cela 
soit  ainsi  ?  Et  le  cœur  et  les  sens  ne  conseillent-ils  pas  l'esprit  dans  ce  sens  ? 
Agir  autrement,  n'est-ce  pas  désobéir.?  Or,  aime-t-on  bien  quand  on  désobéit? 
L'amour  est  une  grande  obéissance. 

[1836-1838.  ] 


556  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Tant  qu'on  n'a  pas  perdu  des  êtres  chers,  on  est  comme  quelqu'un  qui  ne 

connaît  personne  dans  le  monde  d'en  haut.  Vous  pleurez  votre  mère,  votre 

sœur,  votre  fille,  la  femme  qui  vous  aimait.?  De  quoi  vous  plaignez-vous.'' 

Vous  avez  près  de  Dieu  un  ange  de  votre  connaissance.  Vous  avez  désormais 

quelqu'un  à  qui  parler  dans  le  ciel. 

[1860-1866.] 


Quelle  est  la  plus  haute  faculté  de  l'âme  ? 
Est-ce  que  ce  n'est  pas  le  génie. '^ 
Non,  c'est  la  bonté. 


Tromper  est  mauvais j  détromper  est  méchant.  11  ne  faut  ni  donner  des 
illusions,  ni  en  ôter. 

[1863-1869.] 


La  raison  du  meilleur  est  toujours  la  plus  forte. 

[1834-1836.] 


Le  frein  est  en  nous. 

Les  justes  sont  ceux  dont  la  conscience  a  la  bouche  tendre. 

[1844-1845.] 


Quand  il  n'y  a  rien  sous  la  mamelle  gauche,  il  ne  peut  y  avoir  grand'chose 
dans  la  tête.  Le  génie,  c'est  un  grand  cœur. 

[1840-1844.] 


Fils,  frère,  père,  amant,  ami,  il  y  a  place  pour  toutes  les  affections  dans  le 
cœur  comme  pour  toutes  les  étoiles  dans  le  ciel.  Le  cœur  aussi,  c'est  l'infini. 


[1840-1844.] 


Il  y  a  une  chose  que  je  n'aime  ni  à  faire  ni  à  donner,  c'est  de  la  peine. 

[1869-1870.] 


TAS   DE   PIERRES.   -   VI.  557 

Ne  riez  jamais  de  ceux  qui  souffrent  j  souffrez  quelquefois  de  ceux  qui 

rient. 

[1840-1844.] 


On  dit  :  C'est  un  vieillard.  Il  s'est  éteint.  Et  l'on  trouve  tout  simple  qu'il 
soit  parti.  Demandez  à  ses  enfants  si  c'est  tout  simple.  Ce  grand  âge,  qui 
semble  aux  indifférents  une  sorte  de  circonstance  atténuante  à  la  mort,  fait  à 
ceux  qui  aiment  l'effet  contraire.  La  longueur  de  la  possession  leur  paraît 
créer  presque  un  droit}  et  la  vie  n'a  plus  pour  nous  sa  figure  vraie  quand  elle 
perd  ces  êtres  qui  en  ont  toujours  été  à  nos  yeux  la  lumière  et  le  couronne- 
ment. —  On  se  reverra.  —  Réfugions-nous  dans  les  grandes  confiances  de 

l'éternité. 

[1866-1869.] 


Dieu  veut  qu'on  reste  dans  la  vie.  Ceux  qui  regrettent  et  qui  souffrent 
sont  placés  pour  lui  dans  cette  situation  étrange  et  impérieuse  qu'ils  ne 
peuvent  ni  oublier  les  morts,  ni  oublier  les  vivants.  S'ils  oubliaient  les  morts, 
ils  ne  souffriraient  plusj  s'ils  oubliaient  les  vivants,  ils  se  laisseraient  mourir. 
On  a  des  deux  côtés  des  affections  qui  vous  tiennent.  Des  liens  vous  tirent 
hors  de  la  vie,  d'autres  liens  vous  retiennent  dans  ce  monde.  Telle  est  la 
destinée  humaine.  Puisqu'elle  est  ainsi,  acceptons-la.  Vivons.  Aimons, 
pensons,  contemplons,  adorons.  Il  ne  faut  pas  avoir  l'œil  sans  cesse  fixé  sur 
le  côté  noir  de  la  destinée.  La  contemplation  perpétuelle  du  mystère 
engendre  lentement  dans  l'âme  le  désespoir.  Les  profondeurs  infinies  de 
l'énigme  épouvantent.  Il  n'est  pas  sage,  il  n'est  pas  sain,  il  n'est  pas  bon  de 
regarder  la  nuit.  Tournons-nous  vers  le  jour. 

[1864-1868.] 


Toutes  les  fois  qu'au  fond  de  sa  conscience  on  se  sent  le  droit  de  par- 
donner, c'est  qu'on  en  a  le  devoir. 

[1855-1860.] 


Il  y  a  quelque  chose  de  plus  beau  que  l'innocence,  c'est  l'indulgence. 

[1828-1830.] 


5)8  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Est-ce  que  je  n'ai  pas  moi-même  besoin  d'indulgence,  moi  qui  parle? 
Suis-je  parfait?  Non  certes.  Tenez,  toutes  les  fautes  que  l'amour  peut  faire 
commettre,  toutes,  excepté  les  fautes  déshonorantes,  je  les  ai  commises. 

[1875-1876.] 


On  aime  de  la  grandeur  de  son  cœur. 

[1828-1830.] 


L'amour  est  un  immense  éeoïsme  qui  a  tous  les  désintéressements. 


^goisme  qu 


Ô  mon  ange,  pourvu  que  tu  aies  tout,  le  reste  me  suffit. 


Ils  disent  qu'aimer,  c'est  l'aveuglement  du  cœutj  moi  je  dis  que  ne  pas 
aimer,  c'en  est  la  cécité. 


QUESTIONS    SOCIALES. 

Quant  à  l'adultère,  celui  qui  parle  ici  est  un  des  coupables  de  ce  fait. 
L'adultère  n'est  autre  chose  qu'une  hérésie. 

Certes,  si  la  liberté  de  conscience  a  droit  d'exister,  c'est  en  matière 
d'amour.  La  liberté  de  penser  et  la  liberté  d'aimer  sont  une  équation. 

Mais  le  mariage  ?  mais  la  famille  ?  mais  la  société  ? 

Ce  sont  là  trois  problèmes,  non  trois  obstacles. 

Ces  problèmes,  on  peut  les  résoudre. 

Les  solutions  existent. 

La  liberté  d'aimer  est  conciliable  avec  le  fait  social  comme  la  liberté  de 
penser  est  conciliable  avec  le  fait  religieux. 

Pour  la  seconde  il  y  a  l'abjuration.  Pour  la  première  il  y  a  le  divorce. 

Le  jour  où  le  divorce  est  devenu  illégal,  l'adultère  est  devenu  légitime. 

Le  coup  de  tête  religieux  de  1816  est  responsable. 

[1869-1872.] 

A  l'heure  qu'il  est,  au  point  où  en  sont  les  lois  et  les  mœurs  de  l'occident, 
le  mariage  porte  à  faux. 

Il  a  pour  base  l'intérêt,  et  non  l'amour. 
C'est  un  contrat,  ce  n'est  pas  un  mystère. 


TAS   DE   PIERRES.    -    VI.  559 

C'est  une  prostitution,  ce  n'est  pas  une  célébration. 

C'est  un  esclavage,  ce  n'est 'pas  un  épanouissement. 

De  là  cette  révolte  de  l'amour  qu'on  qualifie  adultère. 

Aujourd'hui ,  quel  qu'ait  été  le  travail  des  idées  sociales  depuis  toutes  nos 
révolutions,  tout  cet  ensemble  de  faits  qui  s'enchaînent  et  se  commandent, 
mariage,  adultère,  prostitution,  est  encore  vu  à  faux  jour. 

On  voit  le  mariage  où  il  n'est  pas,  on  voit  l'adultère  où  il  n'est  pas,  on 
voit  la  prostitution  où  elle  n'est  pas. 

Dans  la  plupart  des  cas,  ce  qu'on  appelle  mariage  est  l'adultère,  et  ce. 
qu'on  appelle  adultère  est  le  mariage. 

Faites  le  mariage  vrai ,  faites-le  sortir  de  la  nature  et  du  cœur,  et  ces  deux 
faits,  adultère  et  prostitution,  qui  sont,  l'un  la  protestation  du  cœur,  l'autre 
la  protestation  de  la  nature,  s'évanouissent. 

Dans  l'état  actuel,  l'union  irrésistible  de  deux  cœurs  est  persécutée  par  la 
ioij  or  qu'est-ce  que  cette  union,  sinon  le  mariage .f*  tandis  que  la  loi  protège 
la  livraison  d'une  femme  à  un  homme  moyennant  vente  légale  et  intérêts 
combinésj  or  qu'est-ce  que  la  consommation  de  cette  vente,  sinon  l'adultère 
et  la  prostitution.? 

Chose  étrange,  après  dix-huit  siècles  de  progrès,  la  liberté  de  l'esprit  est 
proclamée  i  la  liberté  du  cœur  ne  l'est  pas. 

Pourtant  aimer  n'est  pas  un  moins  grand  droit  de  l'homme  que  penser. 

[1866-1870.] 


Le  poëme  de  la  femme  traverse  l'histoire  de  l'homme  j  il  a  çà  et  là  des 
espèces  de  chants  sublimes.  Les  deux  plus  beaux  de  ces  chants,  c'est  Marie, 
mère  de  Dieu,  et  Jeanne  d'Arc,  mère  du  Peuple.  Deux  vierges  qui  enfantent, 
l'une  le  Christ,  l'autre  la  France. 

[1850-18,4.] 

Tous  les  poètes  ont  une  femme  qui  fait  à  leur  insu  une  bonne  moitié  de 
leurs  ouvrages. 

Molière  heureux  n'eût  pas  écrit  le  Misanthrope.  Molière  a  fait  Célimène, 
M"'  Béjart  a  fait  Alceste. 

[1846-1848.] 

La  femme  nue  c'est  le  ciel  bleu. 

Nuages  et  vêtements  font  obstacle  à  la  contemplation.  La  beauté  et  l'infini 
veulent  être  regardés  sans  voiles.  Au  fond,  c'est  la  même  extase,  l'idée  de 
l'infini  se  dégage  du  beau  comme  l'idée  du  beau  se  dégage  de  l'infini. 


56o  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

La  beauté  n'est  pas  autre  chose  que  l'infini  contenu  dans  un  contour. 

Mais  rien  que  dans  ce  seul  mot,  quel  mystère  ! 

[i8jo.] 


Aucune  grâce  extérieure  n'est  complète  si  la  beauté  intérieure  ne  la  vivifie. 
La  beauté  de  l'âme  se  répand  comme  une  lumière  mystérieuse  sur  la  beauté 
du  corps. 

On  aime  une  femme  comme  on  découvre  un  monde  :  en  y  pensant 
toujours. 

[1844.1 


La  nature  a  fait  un  caillou  et  une  femelle j  le  lapidaire  fait  le  diamant  et 

l'amour  fait  la  femme. 

[1844-1846.] 

Dans  notre  société  comme  elle  est  faite,  la  femme  doit  tenir  l'homme 
attaché  à  elle  par  un  filj  mais  il  faut  que  le  fil  soit  long,  qu'il  se  dévide 
presque  indéfiniment  entre  les  doigts  intelligents  de  la  femme,  et  que 
l'homme  ne  le  sente  jamais.  Il  le  casserait.  Il  arrive  parfois  que  l'homme, 
allant  et  venant  un  peu  au  hasard,  mêle  à  son  insu  le  fil  aux  événements 
compliqués  de  la  vie  et  l'y  embrouille.  La  femme  alors  vient  sans  bruit 
derrière  lui,  et,  sans  qu'il  s'en  aperçoive,  détache  délicatement  le  fil  de  la 
broussaille.  Mystérieuse  et  difficile  opération  que  les  femmes  seules  savent 
faire  et  qui  s'appelle  sauver  le  bonheur. 


Dans  une  femme  complète  il  doit  y  avoir  une  reine  et  une  servante. 

. .  [1844.1 

Une  jeune  fille  quitte  aisément  son  amoureux  et  un  homme  quitte 
aisément  sa  maîtresse j  la  fille  parce  qu'elle  a  tout  gardé,  l'homme  parce  qu'il 
a  tout  reçu.  Que  la  femme  ne  devienne  pas  une  maîtresse,  que  l'homme  ne 
devienne  pas  un  amant,  c'est  tout  le  contraire. 

Le  cœur  de  la  femme  s'attache  par  ce  qu'il  donne,  le  cœur  de  l'homme  se 

détache  par  ce  qu'il  reçoit. 

[1840-1844.] 


TAS   DE   PIERRES.   -   VI.  561 

La  femme  est  ainsi  faite  qu'on  devine  déjà  la  jeune  mère  dans  la  petite 
fille  et  qu'on  sent  encore  la  petite  fille  dans  la  jeune  mère.  Le  premier  enfant 
continue  la  dernière  poupée. 


[1844.] 


Sans  la  vanité,  sans  la  coquetterie,  sans  la  curiosité,  sans  la  chute  en  un 

mot,  la  femme  n'est  pas  complète,  la  femme  n'est  pas  la  femme.  Il  y  a  dans 

sa  grâce  beaucoup  de  sa  faiblesse. 

[1840.] 


L'esprit  des  femmes  se  plaît  dans  le  délicat  de  toute  chose. 

[1832-1834.] 

Quand  une  femme  vous  parle,  écoutez  ce  que  disent  ses  yeux. 

[1840-1842.  J 

On  pourrait  mettre  sur  beaucoup  de  femmes  mariées  l'inscription  connue  : 
«  Il  y  a  des  pièges  dans  cette  propriété.  » 

[1844-1846.] 

Il  y  a  une  foule  de  sottises  que  l'homme  ne  fait  pas  par  paresse  et  une 
foule  de  folies  que  la  femme  fait  par  désœuvrement. 

[1840.] 

Trop  souvent  l'histoire  des  faiblesses  des  femmes  est  aussi  l'histoire  des 
lâchetés  des  hommes. 

['840.] 

La  portion  du  sort  que  la  femme  porte  est  hors  de  proportion  avec  ses 
forces,  ce  qui  prouve  que  la  loi  sociale  est  mal  faite. 

[1846-1848.] 


Pas  d'injures  à  ces  malheureuses  que  vous  coudoyez  le  soir  dans  la  rue. 
Souvenez-vous  que  la  plupart  ont  été  livrées  à  la  prostitution  par  la  faim ,  et 
se  sont  laissées  tomber  dans  le  ruisseau  pour  ne  pas  se  jeter  dans  la  rivière. 


[183+-1836.] 


PHILOSOPHIE.  —  II.  ^6 

.  mPIlIlIEKIE    ■ATIOXII.E. 


^6z  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

11  faut  savoir   souvent  obéir  à  sa  femme   pour   avoir  le  droit  de   lui 

commander  quelquefois. 

[1850.] 


Pour  qu'une   femme  soit  complètement  prise,   trois  choses  :   être  un 

homme,  un  grand  homme  et  un  gentilhomme j  satisfaire  sa  dignité,  contenter 

son  orgueil,  flatter  sa  vanité. 

[1832-1834.] 


Il  y  a  quelquefois  dans  George  Sand  une  chose  rare  et  charmante,  la 

bonhomie  de  la  femme. 

[1868-1870.] 


La  femme  a  une  puissance  singulière  qui  se  compose  de  la  réalité  de  la 
force  et  de  l'apparence  de  la  faiblesse.  Assemblage  irrésistible. 

[1840-1842.] 


Dieu  n'a  pas  tout  donné  à  tous.  Il  y  a  des  femmes  qui  ont  reçu  leur  cœur 
en  esprit.  Pour  la  nature  ce  sont  des  monstres  et  pour  la  société  des  coquettes, 
jolis  monstres,  mais  qui  les  prend  au  sérieux  se  risque,  qui  les  aime  se  perd. 


[1846-18J0.] 


Oh  !  les  femmes  ! 

Etres  composés  de  toutes  nos  douleurs  et  de  toutes  nos  joies,  et  de  ce  qu'il  y  a  de 
plus  tressaillant  en  nous, 

Eves  que  le  Seigneur  a  faites  de  nos  flancs, 
C'est  pour  nous  rendre  fous,  heureux,  désespérés, 

C'est  pour  faire  sortir  la  flamme  de  nos  paroles,  les  vers  de  notre  cœur, 
et  la  démence  de  nos  actions 
Que  Dieu  sur  ces  beaux  profils 

Verse  l'ombre  des  cils  et  le  feu  des  prunelles. 

[1836-1840.] 


EXPLICATION 

DE    LA  VIE    ET    DE    LA    MORT. 


La  mort  est  inévitable.  Nul  ne  peut  s'y  soustraire. 
Or,  qu'est  la  mort  pour  l'homme  ? 
Est-ce  seulement  la  fin  de  quelque  chose  ? 
E^t-ce  la  fin  de  tout  ? 

Deux  questions  que  le  penseur  se  pose  sans  cesse,  car  de  leur  solution 
dépendent  toutes  les  autres  questions  morales. 

Si  la  mort  est  pour  l'homme  la  fin  de  tout,  peu  importe  ce  qu'il  a  fait 
durant  la  vie.  L'homme  juste  et  le  méchant  sont  traités  de  la  même  manière 
par  la  même  fin.  Le  crime  et  la  vertu  deviennent  indistincts  et  s'efiàcent 
dans  la  sombre  égalité  du  néant.  Ce  qu'ici-bas  nous  appelons  les  bonnes 
actions  et  ce  que  nous  nommons  les  mauvaises  ne  sont  que  des  aspects  du 
fini  qui  perdent  leur  contour,  leur  réalité  et  leur  valeur  et  se  dissolvent  en 
entrant  dans  l'infini.  A  cette  minute  fatale  qui  est  la  mort,  l'homme  qui  a 
été  Saint- Vincent  de  Paul  et  l'homme  qui  a  été  Lacenaire  s'évanouissent  de 
la  même  façon  dans  le  grand  tout  comme  deux  gouttes  d'eau  dans  l'océan. 

Voir  deux  gouttes  d'eau  tomber  dans  la  mer  et  s'y  perdre,  c'est  un  fait 
simple.  Ces  deux  gouttes  d'eau  n'ont  pas  pensé,  n'ont  pas  agi,  n'ont  pas  fait 
le  bien  ou  le  mal,  n'ont  pas  été  libres  et  sensibles,  n'ont  pas  dit  moi.  Mais  se 
figure-t-on  ceci,  voir  tomber  et  se  dissoudre  à  jamais  sans  avoir  plus  cons- 
cience d'elles-mêmes  dans  cette  mer  qu'on  appelle  l'infini  deux  gouttes  d'eau 
dont  l'une  se  nomme  Vincent  de  Paul  et  l'autre  Lacenaire  ? 

Si  les  choses  sont  ainsi,  si  la  mort  est  la  fin  de  tout,  tous  ces  mots,  vertu, 
honneur,  probité,  conscience,  devoir,  foi,  honnêteté,  dévouement,  liberté 
humaine,  dignité  humaine,  pudeur,  loyauté,  amour,  tous  ces  mots,  dis-je, 
ne  sont  que  des  mots. 

Faire  le  bien,  faire  le  mal,  idées  vides  de  sens  désormais.  Tout  ce  que 
représente  le  mot  vertu  est  remplacé  par  l'aveugle  et  passive  innocence  de  la 
matière.  L'homme,  n'ayant  rien  en  lui  qui  survive  à  lui,  et  soit  responsable, 
n'a  d'intérêt  en  ce  monde  que  la  jouissance,  et  ne  prend  plus  conseil  que  de 

36. 


564  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

son  instinct  pour  les  faits  généraux  et  de  son  appétit  pour  les  cas  particuliers. 
Il  tue  pour  manger  parce  qu'il  est  le  plus  fortj  il  ne  fait  ni  bien  ni  mal. 
Il  est  innocent  comme  le  tigre. 

Ainsi  voilà  désormais  la  vraie  loi  de  l'homme  :  sur  terre  l'effroyable  inno- 
cence de  la  brute  -,  sous  terre  l'effroyable  égalité  du  néant. 

Qui  a  le  plus  joui  a  le  mieux  vécu.  Lacenaire  est  un  sage,  Saint- Vincent 
de  Paul  est  une  dupe. 

La  vertu  n'existe  pas  j  le  bien  est  un  rêve. 

Il  y  a  de  la  lumière  dans  le  monde  matériel  -,  il  n'y  en  a  pas  dans  le 
monde  moral.  En  d'autres  termes  le  monde  moral  n'est  pas. 

Le  soleil  dit  chaque  matin  en  se  levant  sur  l'homme  :  —  Je  suis  un  sym- 
bole. Je  suis  la  figure  d'un  autre  soleil  qui,  de  même  que  j'éclaire  aujourd'hui 
vos  visages,  éclairera  vos  âmes  un  jour.  — 

Le  soleil  ment. 

Il  faut  accepter  comme  vraie  cette  chose  horrible  devant  laquelle  l'anti- 
quité a  reculé  :  so/em  faisum. 

Ainsi  le  monde  moral  n'est  pas,  l'âme  n'est  pas,  la  vertu  n'est  pas,  le  bien 
n'est  pas. 

Or,  qu'est-ce  que  l'absence  du  bien  si  ce  n'est  la  présence  du  mal  ?  Le  mal 
peut-il  se  révéler  d'une  façon  plus  accablante  et  plus  terrible  que  par  ceci,  si 
c'est  une  vérité  :  le  bien  n'est  pas. 

Le  bien  n'est  pas  ;  donc  le  mal  est. 

Car  quel  plus  grand  mal  que  l'absence  du  bien  ? 

Cela  n'est-il  pas  évident  .^^  l'absence  du  jour,  c'est  la  nuitj  l'absence  du 
bien,  c'est  le  mal. 

Examinons  où  nous  sommes  arrivés. 

Le  fait  qui  se  dégage  de  la  question  ainsi  posée  et  ainsi  résolue  c'est  le 
mal  seule  chose  réelle,  le  mal  toujours  vivant,  le  mal  toujours  présent. 
Présence  fatale,  éternelle,  souveraine,  immuable,  —  domination  ! 

En  d'autres  termes,  le  mal  est  Dieu. 

En  d'autres  termes,  Satan  est  Dieu. 

Cela  serait  épouvantable  si  cela  n'était  pas  absurde. 

Le  mal  est  une  négation.  C'est,  comme  nous  venons  de  l'indiquer,  une 
absence,  la  nuit  opposée  au  jour,  c'est  l'hiver  opposé  à  l'été,  c'est  Non  opposé 
à  Oui. 

Or  CE  QUI  EST  ne  peut  être  une  négation. 

Négation  ne  peut  engendrer  que  néant. 

Si  le  mal  était  Dieu,  Rien  ne  serait. 

Or  quelque  chose  est. 


EXPLICATION   DE   LA  VIE   ET   DE   LA   MORT.      363 

Donc  le  mal  n'est  pas  Dieu. 

De  toute  nécessité  l'infini  et  l'éternité  sont  des  affirmations. 

L'affirmation  est  le  contraire  de  la  négation.  Donc  l'infini  et  l'éternité 
sont  le  contraire  du  mal. 

Donc  l'infini  et  l'éternité  sont  le  bien. 

Si  l'infini  et  l'éternité  sont  le  bien,  le  bien  est. 

Si  le  bien  est,  le  monde  moral  est  j  car  le  bien  n'en  est  que  le  soleil. 

Si  le  monde  moral  est,  qu'est-il,  sinon  le  monde  des  âmes  ayant  Dieu 
pour  centre  ? 

Donc  l'âme  est. 

Ainsi  qui  prouve  Dieu,  prouve  l'âme. 

Remarquons  ceci  :  la  première  partie  de  notre  raisonnement  peut  se  résu- 
mer de  cette  façon  :  si  l'âme  n'eM pas,  Dieu  n'eli pas,  et  la  deuxième  :  Dieu  est, 
donc  l'âme  est.  Tant  sont  profondément  liées  et  connexes  ces  deux  notions  : 
âme  et  Dieu. 

Poursuivons. 

L'âme  habite  l'homme  durant  sa  vie.  Elle  en  fait  une  créature  profondé- 
ment distincte  de  la  brute,  en  ce  que  la  brute  est  toujours  et  fatalement 
innocente,  tandis  que  l'homme  peut  faire  le  mal  et  le  bien. 

La  brute  est  passive  -,  l'homme  est  libre. 

C'est  l'âme  qui  le  fait  libre. 

Donc  l'âme  est. 

Ainsi  qui  prouve  l'âme  fait  l'homme. 

Tous  ces  mots  :  amour,  loyauté,  pudeur,  dignité  humaine,  dévouement, 
honnêteté,  foi,  devoir,  conscience,  probité,  honneur,  vertu,  ne  sont  plus 
des  mots.  Ce  sont  les  faits  propres  à  l'âme.  Ce  sont  les  facultés  qui  résultent 
de  sa  liberté. 

Aux  facultés  rayonnantes  répondent  ces  facultés  ténébreuses  :  haine, 
vice,  lâcheté,  turpitude,  égoïsme,  rébellion,  mensonge,  improbité,  crime. 
L'homme  peut  faire  le  mal  comme  le  bien  j  il  est  libre. 

Donc  l'homme  n'est  pas  la  brute. 

Mais  s'il  n'est  pas  la  brute,  en  quoi  donc  en  diffère-t-il  "^ 

En  ce  qu'il  est  libre  d'abord  j  en  ce  qu'il  est  responsable  ensuite. 

Car  ainsi  que  nous  l'avons  prouvé  plus  haut,  liberté  entraîne  responsa- 
bilité. Le  tigre  est  innocent  j  Lacenaire  ne  l'est  pas.  Le  tigre  est  irresponsable} 
Lacenaire  ne  l'est  pas. 

Sans  quoi  il  faudrait  en  revenir  à  tous  les  raisonnements  par  lesquels  nous 
avons  commencé,  à  la  mort-néant,  à  l'égalité  dans  le  ne-plus-être,  toutes 
choses  qui  nous  ont  irrésistiblement  menés  à  l'absurde. 

L'homme  est  donc  responsable. 


)66  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Responsable,  où  ?  comment? 

Dans  cette  vie? 

Évidemment  non.  Car  quoi  de  plus  démontré  que  la  prospérité  possible 
et  fréquente  des  méchants  et  l'infortune  imméritée  des  bons  pendant  leur 
passage  sur  la  terre  ?  Combien  d'hommes  justes  n'ont  eu  que  misère  et 
angoisse  jusqu'à  leur  dernier  jour  !  combien  d'hommes  criminels  et  infâmes 
ont  vécu  jusqu'à  la  plus  extrême  vieillesse  dans  la  jouissance  paisible  et 
sereine  de  tous  les  biens  de  ce  monde,  y  compris  la  considération  et  le 
respect  des  vivants  ! 

Donc  l'homme  n'est  pas  responsable  dans  cette  vie. 

Est-il  responsable  après  la  vie  ? 

Evidemment  oui.  Car  puisqu'il  est  nécessairement  responsable  et  que 
visiblement  il  ne  l'est  pas  dans  cette  vie,  il  faut  bien  qu'il  le  soit  après 
cette  vie. 

Donc  quelque  chose  de  lui  lui  survit  pour  subir  cette  responsabilité. 

L'âme. 

C'est-à-dire  le  moi. 

Ainsi  se  trouve  démontrée  invinciblement  cette  vérité  ravissante  que  les 
philosophes  n'ont  pas  assez  méditée  : 

La  liberté  de  l'âme  implique  son  immortalité. 

Donc  la  mort  n'est  pas  la  fin  de  tout. 

Elle  n'est  que  la  fin  d'une  chose  et  le  commencement  d'une  autre. 

A  la  mort,  l'homme  finit;  l'âme  commence. 

2j  août  1844. 

citera  vita. 

Ah  !  j'en  atteste  quiconque  a  regardé  le  visage  mort  d'un  être  aimé  avec 
cette  anxiété  étrange  qu'est  l'espérance  mêlée  au  désespoir j  je  vous  atteste 
vous  tous  qui  avez  traversé  cette  heure  funèbre,  la  dernière  de  la  joie,  la 
première  du  deuil,  n'est-ce  pas  qu'on  sent  bien  que  ce  n'est  là  qu'un  départ  ? 
n'est-ce  pas  qu'on  sent  bien  qu'il  j  a  encore  là  quelqu'un  ?  que  tout  n'est  pas 
fini  ?  que  quelque  chose  est  possible  encore  !  On  sent  autour  de  cette  tête  le 
frémissement  des  ailes  qui  viennent  de  se  déployer.  Une  palpitation  confuse 
et  inouïe  flotte  dans  l'air  autour  de  ce  cœur  qui  ne  bat  plus.  Cette  bouche 
ouverte  semble  appeler  ce  qui  vient  de  s'en  aller,  et  on  dirait  qu'elle  laisse 
tomber  des  paroles  obscures  dans  le  monde  invisible. 

Cette  stupeur  qui  est  en  nous,  ce  n'est  pas  le  contact  du  néant,  c'est  la 
secousse  que  donne  le  choc  de  cette  vie  contre  l'autre. 

[1850.] 


EXPLICATION   DE   LA  VIE   ET   DE   LA   MORT.     567 

Je  suis  une  âme.  Je  sens  bien  que  ce  que  je  rendrai  à  la  tombe,  ce  n'est 

pas  moi.  Ce  qui  est  moi  ira  ailleurs. 

Terre,  tu  n'es  pas  mon  abîme  1 

[1860.] 

Plus  j'y  songe,  plus  cette  vérité  m'apparaît  :  l'homme  n'est  autre  chose 
qu'un  captif. 

Le  prisonnier  escalade  péniblement  son  mur,  grimpe  de  saillie  en  saillie, 
met  le  pied  partout  où  une  pierre  manque,  et  monte  jusqu'au  soupirail  de 
son  cachot.  Là,  il  regarde,  il  distingue  au  loin  la  campagne,  la  forêt,  les 
blés,  les  collines,  les  maisons,  les  villes,  les  êtres  vivants,  les  routes  où  il  a 
déjà  marché  et  où  il  marchera  encore  j  il  aspire  l'air  libre,  il  voit  la  lumière. 

De  même  l'homme. 

L'astronomie,  la  chimie,  la  géologie,  la  mesure  des  temps,  la  mesure  des 
soleils,  toutes  ces  découvertes,  toutes  ces  échappées  sur  l'extérieur,  toutes  ces 
surprises  faites  à  l'éternité,  cette  constatation  de  l'infini  qui  existe,  qui  est  là, 
dehors,  éblouissant  l'intelligence  de  son  rayonnement  prodigieux,  toutes  ces 
choses  dont  il  semble  que  nous  n'ayons  pas  le  sens,  arts,  sciences,  poésie, 
rêverie,  calcul,  algèbre,  c'est  le  regard  à  travers  les  barreaux  de  la  prison. 

Le  prisonnier  ne  doute  pas  de  retrouver,  le  jour  où  les  portes  s'ouvriront, 
les  champs,  les  bois,  les  plaines,  la  terre  où  est  sa  vraie  vie,  la  liberté.  Il  voit 
tout  cela,  il  sait  bien  que  cela  est  là,  que  cela  l'attend. 

Comment  l'homme  peut-il  douter  de  trouver  l'éternité  à  sa  sortie  ! 

22  juillet  1850. 

Certains  penseurs  repoussent  ces  questions  :  —  Aurons-nous  un  corps 
dans  l'autre  vie  ?  mangera-t-on  ?  dormira-t-on  ?  —  Ces  questions  n'ont  rien 
qui  me  répugne.  Pourquoi  n'aurait-on  pas  un  corps,  corps  subtil  et  éthéré, 
dont  notre  corps  humain  ne  serait  qu'une  ébauche  grossière .''  —  Mangera-t- 
on? pourquoi  ne  vivrait-on  pas  de  la  vie  des  fleurs,  par  exemple,  qui  n'ont 
pas  d'heures  pour  manger  et  qui  subsistent  pourtant,  qui  n'ont  ni  repas 
ni  excrétions,  mais  qui  acquièrent  et  perdent  sans  cesse,  double  travail  qui 
constitue  la  vie  ?  —  Dormira-t-on  ?  notre  existence  composée  d'heures  de 
connaissance  coupées  par  des  heures  de  sommeil  n'est  qu'une  ombre  informe 
de  cette  existence  supérieure  où  la  rêverie  reposerait  de  la  pensée,  où  l'extase 
reposerait  de  la  contemplation. 

Qui  empêche  de  se  figurer  cette  vie  céleste  ? 

[1848-1850.] 


568  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

L'âme  a  soif  de  l'absolu,  mais  c'est  là  une  soif  de  l'âme  qui  ne  doit  pas 
être  une  soif  de  l'homme.  L'homme  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  c'est-à- 
dire  vivant  de  cette  vie  momentanée  qui  n'est  que  le  fantôme  de  la  vie, 
l'homme  appartient  au  relatif.  Qui  dit  limite,  dit  rapport  et  proportion. 
Contentons-nous  donc  du  relatif,  puisque  nous  sommes  limités.  Ne  cher- 
chons pas  l'absolu  ici-bas.  Nous  le  trouverons  ailleurs.  L'absolu  n'est  pas  de 
ce  monde.  Il  est  trop  lourd  pour  cette  terre  5  il  la  ferait  sortir  de  son  orbite  si 

jamais  il  venait  à  peser  sur  elle. 

[1850-1851.] 

Il  y  a  deux  lois,  la  loi  des  globes  et  la  loi  de  l'espace.  La  loi  des  globes, 
c'est  la  mort  j  la  limite  exige  la  destruction.  La  loi  de  l'espace,  c'est  l'éternité  j 
l'infini  permet  l'expansion. 

Entre  les  deux  mondes,  entre  les  deux  lois,  il  y  a  un  pont,  la  transforma- 
tion. 

Échapper  à  la  gravitation,  c'est  échapper  à  la  limite  j  échapper  à  la  limite, 
c'est  échapper  à  la  mort. 

L'ambition  du  vivant  des  globes  doit  donc  être  de  devenir  un  vivant  de 

l'espace.  Passer  de  la  vie  à  l'éternité,  voilà  le  but. 

[1858-1860.] 


L'homme  est  une  frontière.  Etre  double,  il  marque  la  limite  de  deux 
mondes.  En  deçà  de  lui  est  la  création  matérielle  j  au  delà  de  lui  le  mystère. 

Naître,  c'est  entrer  dans  le  monde  visible  5  mourir,  c'est  entrer  dans  le 
monde  invisible. 

Oh  !  de  ces  deux  mondes,  lequel  est  l'ombre  ?  lequel  est  la  lumière  ? 

Chose  étrange  à  dire,  le  monde  lumineux,  c'est  le  monde  invisible  j  le 
monde  lumineux,  c'est  celui  que  nous  ne  voyons  pas.  Nos  yeux  de  chair  ne 
voient  que  la  nuit. 

Oui,  la  matière,  c'est  la  nuit. 

Fixons  du  moins  les  yeux  de  l'âme  sur  cet  immense  mystère  qui  nous 
attend. 

L'homme  est  sur  le  bord  d'un  abîme.  Vous  tremblez  pour  le  somnambule 
qui  se  promène  sans  le  savoir  sur  la  crête  d'un  toit  j  et  vous  ne  tremblez  pas 
pour  l'homme  qui  marche  en  pensant  à  autre  chose  le  long  de  la  mort  ! 

Malheur  à  qui  vit  l'œil  ouvert  sur  le  monde  matériel  et  le  dos  tourné  au 

monde  inconnu  ! 

Août  185T. 


EXPLICATION   DE   LA  VIE   ET   DE   LA   MORT.     369 

La  mort  est  un  changement  de  vêtements. 

Ame  !  vous  étiez  vêtue  d'ombre,  vous  allez  être  vêtue  de  lumière  ! 

[1862-1866.] 


Vous  désirez  emporter  votre  corps  dans  l'autre  vie  !  C'est  comme  si  vous 
souhaitiez  aller  dans  une  fête  avec  un  vieil  habit  taché  et  troué. 

[igjo.] 


Une  montagne  des  Andes  résume  en  zones  distinctes  sur  sa  pente  de 
quelques  lieues  tous  les  climats  de  la  terre  depuis  le  tropique  jusqu'au  pôle  j 
de  même  une  nation  comme  la  France  résume  dans  son  histoire,  comme  sur 
un  versant  immense,  échelon  par  échelon,  couche  par  couche,  nuance  par 
nuance,  tous  les  âges  de  la  vie  de  l'humanité,  depuis  Teutatès  qui  est  le  sau- 
vagisme  jusqu'à  Voltaire  qui  est  la  civilisation. 

Qu'y  a-t-il  au-dessus  du  pôle  ?  Qu'y  a-t-il  au-dessus  du  sommet.?  Le  ciel. 

Qu'y  a-t-il  au-dessus  de  la  civilisation  ?  l'harmonie. 

Le  bleu.  La  mort. 

C'est  dans  le  tombeau  que  l'homme  fait  le  dernier  progrès. 

[1868-1870.] 


terre 

La  mort  est  en  haut.  La  vie  est  un  sous-sol. 

Si  l'on  connaissait  le  premier  étage,  personne  ne  voudrait  habiter  ce  rez- 
de-chaussée. 

[1872-1873.] 


Les  riches  ont  la  mort  pour  désespoir,  les  pauvres  Font  pour  espérance.  7/ 
va  falloir  quitter  tout  cela,  dit  Mazarin.  Les  riches  n'ont  que  la  terre  j  les  pauvres 
ont  Dieu. 

[1874-1876.] 

La  vue  de  l'océan  éveille  l'idée  du  voyage  ^  la  contemplation  de  la  nuit 
l'idée  du  tombeau. 

La  mer  fait  penser  aux  absents  j  le  ciel  étoile  fait  songer  aux  morts. 

[1840-1850.] 


570  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Il  y  a  tant  de  mystères  autour  de  nous  que  l'homme  qui  pense  sent  le 
besoin  de  faire  de  grandes  choses  et  d'avoir  de  grandes  idées. 

[1845-1850.] 


À  mesure  que  l'homme  avance  dans  la  vie,  il  arrive  à  une  sorte  de  posses- 
sion invétérée  des  idées  et  des  objets,  qui  n'est  autre  chose  qu'une  profonde 
habitude  de  vivre.  Il  devient  à  lui-même  sa  propre  tradition  5  il  s'attache 
étroitement  par  la  mémoire  à  ce  qu'il  a  vu,  à  ce  qu'il  a  fait,  à  ce  qu'il  a 
senti,  à  ce  qu'il  a  souffert,  aux  temps  où  il  était  enfant,  aux  temps  où  il 
était  jeune,  aux  temps  où  il  était  homme,  à  ses  jeux,  à  ses  amours,  à  ses 
travaux  j  il  se  tourne  avec  charme  vers  tout  ce  qui  a  composé  son  unité,  vers 
les  illusions,  vers  les  affections,  vers  les  passions,  vers  les  joies,  vers  les 
douleurs  surtout.  Chaque  jour  qu'il  a  traversé  est  un  chaînon,  et  pour  lui, 
homme,  vivre,  c'est  être  toute  la  chaîne.  Il  sent  qu'il  y  a  en  lui  de  l'indi- 
visible. Etre,  c'est  être  la  somme  de  tout  ce  qu'on  a  été,  voilà  ce  qu'il 
comprend  par-dessus  tout.  Prenez-le,  et  faites-lui  une  offre  quelconque  de 
vie  nouvelle  et  de  jeunesse,  à  la  condition  de  ne  plus  connaître  ce  qu'il  a 
connu  et  de  ne  plus  aimer  ce  qu'il  a  aimé,  il  préférera  mourir.  Il  est  plus 
facile  de  renoncer  à  l'avenir  qu'au  passé. 

De  là,  la  puissance  indomptable  du  moi. 

L'homme  ne  comprend  et  n'accepte  l'immortalité  qu'à  la  condition  de  se 
souvenir. 

Etre,  pour  la  créature  intelligente,  c'est  comparer  perpétuellement  ce 
qu'on  a  été  avec  ce  qu'on  est. 

[1856-1858.] 


Si  la  vie  n'est  pas  indéfinie,  distincte  et  adhérente,  emmaillée  dans  une 
sorte  de  chaîne  sans  fin  qui  traverse  sans  se  rompre  le  phénomène  mort,  relie 
l'être  à  l'être,  et  crée  l'unité  dans  le  multiple  j  si  cette  persistance  du  moi  à 
travers  les  milieux  inconnus  de  l'existence  n'est  pas,  il  n'y  a  point  de  solida- 
rité, et  le  premier  des  principes  démocratiques  s'évanouit. 

La  brièveté  du  moi  supprime  tout  lien ,  extérieur,  supérieur,  antérieur  et 
ultérieur.  Matérialisme,  c'est,  logiquement  et  fatalement,  égoïsme. 

[1868-1870.] 


EXPLICATION   DE   LA  VIE   ET   DE   LA   MORT.      571 

Sur  chaque  globe  il  y  a  un  être  qui  le  déborde  et  qui  est  son  point  de 
jonction,  son  trait  d'union,  son  pont  avec  les  autres  sphères.  L'homme  est 
cet  être  sur  la  terre. 

A  la  mort,  l'homme  devient  sidéral. 


La  mort,  c'est  la  revanche  de  l'âme. 

La  vie,  c'est  la  puissance  qu'a  le  corps  de  maintenir  l'âme  sur  la  terre  par 
l'alourdissement}  la  mort,  c'est  la  puissance  qu'a  l'âme  d'enlever  le  corps 
hors  de  la  terre  par  l'élimination.  Dans  la  vie  terrestre,  l'âme  perd  ce  qui 
rayonne }  dans  la  vie  extra-terrestre ,  le  corps  perd  ce  qui  pèse. 

La  vie  est  un  phénomène  de  gravitation,  la  mort  est  un  phénomène 
d'expansion. 

[1874-1875.] 


S'il  n'y  avait  pas  une  autre  vie.  Dieu  ne  serait  pas  un  honnête  homme. 

[1870.] 


La  mort,  désolation  du  cœur,  est  le  triomphe  de  l'âme. 

La  mort  n'est  point  un  mauvais  secret.  Elle  est  une  continuation. 

Accoutumons-nous  à  regarder  sans  épouvante  ce  mystérieux  prolongement 
de  l'homme  dans  l'éternité.  Tâchons  de  l'apercevoir  le  plus  loin  que  nous 
pouvons  dans  le  sépulcre. 

Penchons-nous  au  bord  de  la  vie  et  contemplons  cette  obscurité  sacrée. 
Nous  en  serons  meilleurs.  La  mort  est  sainte,  et  elle  est  saine.  Tout  ce  qu'on 
peut  en  voir  est  de  bon  conseil. 

La  mort  n'est  pas  injuste.  La  tombe  n'est  point  le  lieu  sombre  qu'on 
croit.  Elle  n'a  rien  du  piège  ni  du  guet-apens. 

Je  me  penche  sur  cette  ombre,  où  je  vois,  à  une  profondeur  qui  serait 
effrayante  si  elle  n'était  sublime,  blanchir  l'immense  point  du  jour  éternel. 

[1863-1864.] 


Notre  vie  rêve  l'utopie  et  notre  mort  obtient  l'idéal. 

[1869-1870.] 


572  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Où  sont  les  abîmes?  où  sont  les  escarpements?  Pourquoi  nous  contentons- 
nous  des  aspects  plats  de  cette  terre  et  de  cette  vie  ?  Il  doit  y  avoir  quelque 
part  des  trous  effrayants,  déchirures  de  l'infini,  avec  d'énormes  étoiles  au 

fond,  et  des  lueurs  inouïes. 

[1848-1852.] 

La  contemplation  nous  révèle  l'infini  ;  la  méditation  nous  révèle  l'éternité. 

La  notion  de  l'infini  nous  arrive  du  monde  extérieur  j  la  notion  de  l'éter- 
nité se  dégage  pour  nous  du  monde  intérieur. 

Or,  infini  et  éternel  ce  sont  là  les  deux  aspects  de  Dieu. 

Pour  voir  Dieu  sous  le  premier  aspect,  nous  regardons  dans  la  création. 
Pour  le  voir  sous  le  deuxième  aspect,  nous  regardons  dans  notre  âme. 

[1840-1844.] 


Dieu  est  éternel.  L'âme  est  immortelle.  L'âme,  c'est  l'ange. 

Ne  confondez  pas  l'éternité  avec  l'immortalité.  Expliquez-vous  ce  que 
c'est  que  l'immortalité. 

La  création  est  une  ascension  perpétuelle,  de  la  brute  vers  l'homme,  de 
l'homme  vers  l'ange,  de  l'ange  vers  Dieu.  Dépouiller  de  plus  en  plus  la 
matière,  revêtir  de  plus  en  plus  l'esprit,  telle  est  la  loi.' À  chaque  fois  qu'on 
meurt,  on  gagne  un  peu  plus  de  vie. 

Les  âmes,  —  les  anges,  —  passent  d'une  sphère  à  l'autre,  sans  perdre  leur 
moi,  deviennent  de  plus  en  plus  lumière,  se  rapprochent;  sans  cesse  de  Dieu. 

Quoi  !  les  anges  se  rapprochent  de  Dieu  sans  cesse,  toujours,  par  une  série 
non  interrompue  de  transformations,  d'un  mouvement  perpétuel  et  continu? 

Oui. 

Mais  alors  il  viendra  un  jour,  une  heure,  où  à  force  de  se  rapprocher 
de  Dieu,  ils  l'atteindront  et  se  fondront  en  luij  alors  ils  perdront  leur  moi, 
en  d'autres  termes,  ils  mourront. 

Ecoutez  : 

Le  jour  où  l'asymptote  rencontrera  l'hyperbole,  l'ange  rencontrera  Dieu. 

Le  point  de  jonction  est  dans  l'infini. 

Se  rapprocher  toujours,  n'atteindre  jamais,  c'est  la  loi  de  l'asymptote, 
c'est  la  loi  de  l'ange,  c'est  la  loi  de  l'âme. 

C'est  cette  ascension  sans  fin,  c'est  cette  perpétuelle  poursuite  de  Dieu, 

qui  est  son  immortalité. 

[1844-1848.] 


Il 


EXPLICATION   DE   LA  VIE   ET   DE    LA   MORT.      573 

Dans  l'immensité  de  la  création  infinie,  il  n'est  pas  un  être  créé  auquel 
n'aboutisse  un  rayon  de  Dieu. 

Par  ce  rayon  toute  âme  partielle  est  en  communication  directe  avec  l'âme 
centrale. 

De  là  la  prière  efficace.  [,832-1836.] 

PERSISTANCE    DU    MOI. 

Un  homme  dort.  11  fait  un  rêve.  Il  rêve  qu'il  est  bête  fauve,  lion,  loup, 
et  il  lui  arrive  toutes  les  aventures  des  bois.  A  son  réveil  il  se  retrouve. 
Le  rêve  s'est  évanoui.  Il  est  après  ce  qu'il  était  avant.  Il  est  homme  et 
non  lion. 

Le  lendemain  il  fait  un  autre  rêve.  Il  est  oiseau  ou  serpent.  Il  s'éveille  et 
se  retrouve  homme. 

Ainsi  de  la  vie.  Ainsi  de  toutes  les  vies  terrestres  que  nous  pourrons  être 
condamnés  à  traverser.  Les  vies  planétaires  sont  des  sommeils.  Ces  vies 
peuvent  n'avoir  aucun  lien  entre  elles,  pas  plus  que  les  rêves  de  nos  nuits. 

Le  moi  qui  persiste  après  le  réveil,  c'est  le  moi  antérieur  et  extérieur  au 
rêve.  Le  moi  qui  persiste  après  la  mort,  c'est  le  moi  antérieur  et  extérieur  à 
la  vie. 

Le  dormeur  qui  s'éveille  se  retrouve  homme.  Le  vivant  qui  meurt  se 

retrouve  esprit. 

[1848-1850.] 

Une  idée  m'a  traversé  l'esprit.  Serait-ce  une  lueur  ? 

Deux  hommes  contestent.  Ils  parlent  de  la  vie  future.  L'un  l'affirme, 
l'autre  la  nie.  L'un  dit  :  —  La  mort  n'est  pas.  Mon  moi  persistera.  Je  sens  en 
moi  l'immortalité.  Je  m'appelle  l'âme.  —  L'autre  dit  :  —  Il  n'y  a  rien  après 
la  mort.  Mon  moi  sera  mangé  des  vers.  Je  mourrai  tout  entier.  Je  ne  sens 
pas  en  moi  de  lendemain.  Je  m'appelle  cendre. 

De  là  deux  philosophies  qui  se  querellent  et  qui  marquent  la  diagonale 
même  de  l'esprit  humain. 

Au  nom  de  quoi  parlent  ces  deux  hommes.?  Au  nom  du  sens  intime.  Ni 
l'un  ni  l'autre  n'a  vu  de  ses  yeux  ni  touché  de  ses  mains  ce  qu'il  croit.  L'affir- 
mation de  l'un  et  la  négation  de  l'autre  n'ont  d'autre  source  que  l'intuition. 
Dans  tous  les  deux,  c'est  le  sens  intime  qui  parle 5  le  sens  intime,  l'innéité 
même,  la  grande  voix  sacrée  qui  chuchote  mystérieusement  à  l'oreille  de 
toute  âme.  Dans  le  cas  présent,  cette  voix  se  contredit  j  à  l'oreille  de  l'un,  elle 
dit  :  immortalité;  à  l'oreille  de  l'autre,  elle  dit  :  néant j  elle  révèle  à  la  pre- 


574  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

mière  conscience  le  contraire  de  ce  qu'elle  déclare  à  la  seconde.  Or,  cette 
voix  est  infaillible.  Serait-il  possible  que  ces  hommes  dissent  vrai  tous  les 
deux  ? 

Dante  vient  d'écrire  deux  vers.  Pendant  qu'il  songe  accoudé,  le  premier 
vers  dit  au  second  :  Sais-tu,  frère.''  nous  sommes  immortels.  Je  sens  en  moi 
la  durée  éternelle.  Nous  venons  d'éclore  pour  la  gloire.  J'ai  la  conscience  que 
je  traverserai  les  siècles.  —  Le  deuxième  répond  :  Quel  rêve.  Je  sens  que  je 
ne  traverserai  pas  un  jour;  j'ai  en  moi  la  mort!  Je  ne  suis  pas. 

En  ce  moment  Dante  sort  de  sa  rêverie,  prend  sa  plume,  relit  ses  deux 
vers,  et  efface  le  second. 

Tous  les  deux  avaient  raison. 

Y  aurait-il  des  ébauches  d'âme  qui  se  sentent  ébauches,  des  embryons  de 
moi  destinés  à  la  refonte,  des  êtres  essayés,  qui  disparaîtront  dans  le  néant  et 
qui  en  ont  la  conscience  ? 

Y  aurait-il  des  hommes  que  Dieu  rature  ? 

[1845-18+6.] 


Quoi!  vous  niez  carrément  le  monde  invisible  !  Vous  éclatez  de  rire.  Vous 
le  déclarez  absurde.  Quoi,  ne  pas  voir  le  peuple,  cela  vous  suffit  pour 
affirmer  le  désert!  Depuis  quand,  de  ne  pas  voir,  pour  soi,  peut-on  conclure, 
pour  autrui,  ne  pas  être.?  Ainsi  l'œil  humain,  voilà  la  certitude;  ainsi,  hors 
de  la  chambre  optique  qui  clignote  sous  le  crâne  de  l'homme,  rien  n'est 
prouvé!  La  logique  est  la  très  humble  servante  de  la  prunelle!  Défense  à 
l'intuition  de  concevoir  ou  d'admettre  quoi  que  ce  soit  qui  n'est  pas  déclaré 
par  les  sens.  A  ce  compte,  un  sourd-muet  aveugle  et  paralytique  qui  ébau- 
cherait dans  ses  ténèbres  ce  bégaiement  :  Kie»  fi'exilte,  aurait  raison  1 

De  votre  infirmité  vous  faites  le  vide;  vous  prenez  votre  limite  pour  la 
limite  de  la  création;  vous  appliquez  votre  brièveté  à  l'univers. 

Mais  cette  création  invisible,  qui  vous  dit  qu'un  jour  vous  ne  la  verrez  pas.^* 

Si  vous  aviez  un  autre  organisme,  est-ce  que  vous  n'auriez  pas  d'autres 
perceptions?  Si  vous  aviez  seulement  un  sens  de  plus,  croyez-vous  qu'un 
nouvel  aspect  de  la  vie  universelle  ne  vous  serait  pas  révélé?  Ce  que  votre 
chair  actuelle  ignore,  votre  essence  future  le  saura.  Les  mystérieux  orga- 
nismes inconnus  des  existences  ultérieures  vous  attendent  et  vous  feront  tou- 
cher l'impalpable  et  voir  l'incompréhensible. 

Il  y  a  une  chose  qui  vous  arrive  tous  les  jours;  vous  ne  direz  pas  que  vous 
n'êtes  point  familier  avec  ce  fait-là.  Vous  avez  dormi,  c'est  le  matin,  vous 
ouvrez  les  yeux,  vos  contrevents  fermés  laissent  pénétrer  une  clarté  crépus- 
culaire dans  votre  alcôve,  vous  ne  voyez  rien  autour  de  vous  que  vos  quatre 


EXPLICATION   DE   LA  VIE   ET   DE   LA   MORT.      575 

murs  et  l'atmosphère  vide.  Tout  à  coup  un  rayon  du  soleil  levant  passe  aux 
fentes  du  volet,  et  vous  apercevez  un  monde.  Vous  distinguez  dans  cette 
blancheur  subitement  survenue  des  myriades  d'objets  en  suspension,  allant 
et  venant,  tournoyant,  montant,  descendant,  entrant  dans  la  lueur,  plon- 
geant dans  l'obscurité,  et  dont  vous  ne  soupçonniez  pas  l'existence i  vous 
voyez  l'immensité  des  grains  de  poussière j  cet  air  que  vous  croyiez  vide 
était  peuplé.  Voilà  de  l'invisible  devenu  visible. 

Un  jour,  vous  vous  réveillerez  dans  un  autre  lit,  vous  vivrez  de  cette 
grande  vie  qu'on  appelle  la  mort,  vous  regarderez,  et  vous  verrez  l'ombre j 
et  tout  à  coup  le  soleil  levant  de  l'infini  apparaîtra  splendide  au-dessus  de 
l'horizon,  et  un  rayon  de  lumière,  de  la  vraie  lumière,  traversera  de  part  en 
part  à  perte  de  vue  les  profondeursi  alors  vous  serez  stupéfait,  vous  verrez 
dans  cette  bande  de  clarté,  tout  à  la  fois,  brusquement,  pêle-mêle,  ensemble, 
volant,  tourbillonnant,  fuyant,  planant,  des  millions  d'êtres  inconnus,  les 
uns  célestes,  les  autres  infernaux,  ces  Invisibles  que  vous  niez  aujourd'hui, 
et  vous  sentirez  des  ailes  s'ouvrir  derrière  vous,  et  vous  en  serez  un  vous- 
même. 

[184Î-1846.] 

L'âme  est  esclave  du  corps.  Le  corps  est  esclave  des  besoins  et  des  appé- 
tits. Les  besoins  et  les  appétits  sont  esclaves  des  occasions.  Long  et  fatal 
esclavage  qui  ne  finit  qu'avec  la  vie.  À  la  mort  le  plomb  tombe  et  l'aile 
s'ouvre. 


Toute  la  vie  est  un  devoir. 

C'est  pour  cela  que  la  vie  pèse  sur  l'homme. 

La  mort  n'est  qu'une  dette. 

[1880.] 


[REVERIES   SUR  DIEU.] 


Dieu  s'enferme,  mais  le  penseur  écoute  aux  portes. 

[1830-1834.] 


Quiconque  a  la  notion  du  devoir,  quiconque  a  le  sentiment  du  droit, 
quiconque  a  la  perception  du  juste  et  de  l'injuste,  quiconque  a  un  but 
désintéressé,  quiconque  s'oublie  en  vivant  et  fait  passer  avant  lui  ce  qui 
n'est  pas  lui,  quiconque  veut  pour  le  genre  humain,  quiconque  a  dans  son 
cœur  les  battements  du  cœur  même  de  l'humanité,  quiconque  se  sent  frère 
du  pauvre,  du  petit,  du  mineur,  du  faible,  de  l'infirme,  du  souffrant,  de 
l'ignorant,  du  déshérité,  de  l'esclave,  du  serf,  du  nègre,  du  forçat,  du  damné, 
quiconque  souhaite  la  lumière  à  l'aveugle  et  la  pensée  à  l'opprimé,  qui- 
conque est  misérable  des  misères  d'autrui,  quiconque  travaille  au  mieux  des 
autres  et  pleure  de  leurs  larmes  et  saigne  de  leur  plaie,  quiconque  préfère 
son  propre  sacrifice  au  sacrifice  de  son  semblable,  quiconque  a  la  vision  du 
vrai ,  quiconque  a  l'éblouissement  du  beau,  quiconque  écoute  une  harmonie, 
quiconque  contemple  une  fleur,  une  blancheur,  une  candeur,  une  clarté, 
une  femme,  quiconque  admire  un  génie,  quiconque  s'émeut  d'une  étoile, 
quiconque  dit  en  soi-même  :  ceci  est  bien,  ceci  est  mal,  quiconque  n'écrase 
pas  une  mouche  inutilement,  quiconque  aime  et  sent  de  l'infini  dans  son 
amour,  quiconque  reconnaît  qu'il  y  a  un  chemin  tortueux  et  une  ligne 
droite,  quiconque  agit  en  conscience,  quiconque  a  un  idéal  et  s'y  dévoue, 
celui-là,  quel  qu'il  soit,  qu'il  y  consente  ou  non,  croit  en  Dieu. 

Quiconque  dit  :  conscience,  vertu,  bonté,  amour,  raison,  lumière,  justice, 
vérité,  aperçoit,  qu'il  le  sache  ou  non,  un  des  mystérieux  profils  de  cette 
face  sublime  :  Dieu. 

Ceci  ne  se  concevrait  point  :  voir  le  rayon  et  nier  le  soleil. 

Dieu,  c'est  Dies.  Dies,  c'est  jour. 

L'athée  est  identique  à  l'aveugle. 

Une  âme  peut  être  opérée  de  l'athéisme  comme  une  prunelle  de  la  cata- 
racte. Il  y  a  de  puissants  athées  intelligents  et  justesj  c'est  avec  la  notion  de 


REVERIES    SUR   DIEU.  577 

l'idéal  qu'on  peut  les  guérir,  et,  quoi  qu'ils  disent,  au  fond  ils  ne  demandent 
pas  mieux.  L'athéisme  est  sans  joie.  Nul  n'est  dans  la  nuit  volontairement. 

[1846-1850.] 


Il  y  a  des  hommes  de  bien  athées.  À  ceux-là  je  dis  : 

Quoi!  quand  le  jour  est  dans  votre  œil,  vous  dites  :  cela  vient  du  soleil} 
et  quand  le  vrai  et  le  juste  sont  dans  votre  esprit,  vous  n'avez  pas  la  force  de 
conclure  :  cela  vient  de  Dieu! 

Mais  je  vois  le  soleil  et  je  ne  vois  pas  Dieu. 

C'est  que  vous  ouvrez  l'œil  de  chair  et  que  vous  n'ouvrez  pas  l'œil  d'esprit. 

[1853-1854.] 


La  nature  m'a  déclaré  que  Dieu  existe. 


[184  0-1832.] 


Prouver  l'intelligence,  et  puis  ajouter  : 

Et  maintenant  pas  de  Dieu!  Y  songez-vous .^^ 

Quoi!  nous,  cet  atome,  ce  grain  de  poussière,  cette  chose  périssable, 
chétive,  infirme,  imperceptible  et  vile,  nous  aurions  ce  qui  manquerait  à 
cet  immense  et  profond  univers  où  l'infini  rayonne  dans  tous  les  sens!  la 
créature  pleine  de  misères  serait  mieux  partagée  que  la  création  pleine  de 
soleils!  Nous  aurions  une  âme  et  le  monde  n'en  aurait  pas! 

L'homme  serait  un  œil  ouvert  au  milieu  de  l'univers  aveugle  ! 

Un  œil  ouvert!  Et  pour  voir  quoLf*  le  néant! 

[1851-1852.] 


On  ne  peut  pas  dire  :  —  Dieu  est  honnête.  Dieu  est  vertueux,  Dieu  est 
chaste.  Dieu  est  sincère. 

Mais  on  peut  dire  :  —  Dieu  est  juste.  Dieu  est  bon.  Dieu  est  grand, 
Dieu  est  vrai. 

Pourquoi  ? 

Parce  que  :  honnêteté,  vertu,  chasteté,  sincérité,  c'est  le  relatif. 

Et  que  :  justice,  bonté,  grandeur,  vérité,  c'est  l'absolu. 

PHILOSOPHIE.  —  II.  37 


•SÀTIOnilt. 


578  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Pourquoi  ne  peut-on  pas  dire  de  Dieu  qu'il  est  vertueux  ? 
Parce  qu'il  est  parfait. 

Un  être  qui  ne  peut  avoir  aucune  qualité  relative  et  qui  a  toutes  les  qua 
lités  intrinsèques  existe  nécessairement. 
Dieu  se  démontre  par  son  absolu. 

[1873-1875.] 


La  création  est  mue  par  deux  espèces  de  moteurs,  tous  deux  invisibles  : 
les  âmes  et  les  forces. 

Les  forces  sont  mathématiques,  les  âmes  sont  libres.  Les  forces,  étant 
algébriques,  ne  peuvent  avoir  d'écart j  l'aberration  des  âmes  est  possible  j  il  y 
a  été  pourvuj  la  liberté  a  un  régulateur,  la  conscience. 

La  conscience  n'est  autre  chose  qu'une  sorte  d'intuition  de  la  géométrie 
mystérieuse  de  l'ordre  moral. 

Quant  à  l'être  qu'on  nomme  Dieu,  et  qu'on  peut  aussi  appeler  Centre, 
il  participe  des  deux  natures,  dont  il  est  le  point  d'intersection j  il  est  l'Ame- 

Force. 

[1860.] 


Le  déisme  est  de  la  lumière  solaire j  le  judaïsme,  le  sabéisme,  le  boud- 
dhisme, le  polythéisme,  le  fétichisme,  le  manichéisme,  le  mahométisme, 
le  christianisme,  sont  de  la  lumière  lunaire.  Moïse,  Bouddha,  Zoroastre, 
Orphée,  Confucius,  Manès,  Mahomet,  Jésus,  sont  des  espèces  d'hommes 
planètes  tournant  autour  de  l'astre  et  réfléchissant  sa  lueur. 

Les  religions  sont  les  lunes  de  Dieu.  Elles  éclairent  l'homme  dans  la  nuit^ 
elles  blanchissent  l'âme  dans  l'ombre.  De  là  ces  fantômes,  ces  illusions,  ces 
mensonges  d'optique,  ces  terreurs,  ces  apparences,  ces  visions  qui  rem- 
plissent l'horizon  des  peuples  chez  lesquels  il  ne  fait  encore  que  clair  de 
religion. 

Le  spectre  qui  sort  de  cette  douteuse  clarté  lunaire  s'appelle  super- 
stition. 

Tout  rayon  qui  vient  directement  du  soleil  porte  à  son  extrémité  la  figure 
du  soleil,  et,  quelle  que  soit  la  forme  de  l'ouverture  par  laquelle  il  arrive 
jusqu'à  nous,  que  cette  ouverture  soit  carrée,  polygone  ou  triangulaire,  il 
n'accepte  pas  cette  forme,  et  imprime  invariablement  sur  la  surface  où  il 
s'arrête  une  image  circulaire.  Ainsi  toute  lumière  qui  vient  directement  de 
Dieu  imprime  à  notre  esprit,  quelque  forme  qu'ait  notre  cerveau,  l'idée 
exacte  de  Dieu,  et  lui  en  laisse  l'empreinte  vraie. 


REVERIES    SUR   DIEU.  579 

En  même  temps,  de  même  que  les  rayons  de  lune  (car  l'ordre  matériel 
reflète  l'ordre  moral,  et  tout  est  l'unité)  perdent  la  figure  du  soleil  et  ne  nous 
apportent,  au  lieu  de  son  image,  que  l'aspect  quelconque  de  l'ouverture  par 
laquelle  ils  passent ,  l'idée  de  Dieu ,  réfléchie  par  les  religions  et  venant  d'elles , 
perd,  pour  ainsi  parler,  la  forme  de  Dieu  et  prend  toutes  les  configurations 
misérables  du  cerveau  humain. 

[1855-1858.] 


Char'ttas  omnia  crédit.  J'adopte  du  plus  profond  de  mon  esprit  cette  sainte 
et  belle  parole. 

J'ai  dit  quelque  part  que  j'étais  de  tom  les  partis  par  leur  coté  généreux  et  que 
je  n'étais  d'aucun  par  leur  coté  mauvais. 

En  politique,  au-dessus  des  partis,  je  mets  la  patriej  en  religion,  au-dessus 
des  dogmes,  je  mets  Dieu.  Si  j'étais  sûr  que  cette  grave  parole  sera  gravement 
écoutée  et  gravement  comprise,  je  dirais  que  je  suis  de  toutes  les  religions 
comme  je  suis  de  tous  les  partis.  Ici  comme  signifie  de  la  même  manière.  Je  crois 
au  Dieu  de  tous  les  hommes,  je  crois  à  l'amour  de  tous  les  cœurs,  je  crois  à 
la  vérité  de  toutes  les  âmes. 

Penseurs,  songez-y,  voilà  la  foi,  la  grande  foi,  la  vraie  foi,  la  foi  qui  seule 
aujourd'hui  peut  dominer  les  idées  générales  j  la  foi  qui  seule  aujourd'hui 
peut  civiliser  les  générations  révolutionnaires. 

Ce  rayon-là  ne  s'aperçoit  que  des  hauteurs.  Vous  êtes  faits  pour  atteindre 
aux  hauteurs  et  pour  contempler  le  rayon.  Vous  avez  des  ailes,  puisque  vous 
rêvez i  vous  avez  des  yeux,  puisque  vous  pensez. 

[1848-1850.] 


Je  crois  à  Dieu  direct. 

[1846-1848.] 


Eh!  dit  Olympio,  je  crois,  voilà  tout.  La  foule  a  les  yeux  faibles.  C'est 
son  affaire.  Les  dogmes  et  les  pratiques  sont  des  lunettes  qui  font  voir  l'étoile 
aux  vues  courtes.  Moi,  je  vois  Dieu  à  l'œil  nu.  Distinctement.  Je  laisse  le 
dogme,  la  pratique  et  le  symbole  aux  intelligences  basses.  La  lunette  est 
précieuse,  l'œil  est  plus  précieux  encore.  La  foi  à  travers  le  dogme  est  bonnes 
la  foi  immédiate  est  meilleure.  J'aime  et  je  respecte  la  messe  du  dimanche  à 
ma  paroisse.  J'y  assiste  rarement,  dis-tu.  C'est  que  j'assiste  sans  cesse,  reli- 
gieux, rêveur  et  attentif,  à  cette  autre  messe  éternelle  que  Dieu  célèbre  nuit 
et  jour  pour  l'homme,  dans  la  nature,  sa  grande  église. 

37- 


380  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

En  ce  moment  ils  arrivèrent  au  bout  des  arcades.  C'était  une  nuit  magni- 
fique. La  lune,  ronde  et  pleine,  montait  dans  un  ciel  presque  bleu,  pareille 
à  une  grande  hostie  resplendissante. 

—  Tiens,  dit  Olympio,  regarde.  On  en  est  à  l'élévation. 

[1836-1838.] 


Une  religion  est  une  traduction. 

Ces  hommes  qu'on  appelle  les  révélateurs  fixent  leur  regard  sur  quelque 
chose  d'inconnu  qui  est  en  dehors  de  l'homme. 

Il  y  a  là-haut  une  lumière,  ils  la  voient. 

Ils  dirigent  un  miroir  de  ce  côté. 

Ce  miroir  est  plus  ou  moins  trouble,  plus  ou  moins  poli,  plus  ou  moins 
chromatique,  plus  ou  moins  nettoyé. 

Ce  miroir  est  la  conscience  même  des  révélateurs. 

Les  événements,  les  despotismes,  les  rois,  les  capitaines,  les  maîtres,  font 
quelquefois  beaucoup  de  poussière  dessus. 

Ce  révélateur  est  un  voyant.  Cette  conscience,  qui  vient  apporter  un 
enseignement  au  milieu  humain  ambiant,  en  sait  plus  long  que  ce  milieu 
humain  j  mais  elle  participe  de  ce  milieu.  Elle  en  a  la  transparence  ou 
l'opacité}  elle  en  a  la  pureté  ou  la  rudesse j  elle  en  a  la  sauvagerie  ou  le 
raffinement.  Elle  a,  dans  une  certaine  mesure,  la  même  couleur  et  la  même 
densité.  De  là,  selon  la  surface  propre  à  chaque  milieu  et  à  chaque  miroir, 
une  image  plus  ou  moins  nette  de  l'astre,  parfois  lueur  vague,  comme  pour 
Socrate,  parfois  ombre,  comme  pour  Spinosa,  parfois  spectre,  comme  pour 
Torquemada. 

De  là  chez  tant  de  peuples,  toutes  ces  réverbérations  farouches  de  Dieu, 
les  idolâtries.  De  là  tout  ce  faux  projeté  par  le  vrai. 

Quelquefois  le  cerveau  du  révélateur  est  prisme  autant  que  miroir^  et  il 
irise  de  superstitions  et  de  fables  le  contour  de  Dieu.  Quelquefois  ce  cerveau 
est  ténèbres,  et  il  réfléchit  l'Etre  sur  fond  noirj  alors  vous  avez  la  pagode  de 
Jaghernaut,  et  il  y  a  sur  la  terre  un  lieu,  une  région,  un  point  donné,  où 
Dieu  se  reflète  Démon.  Le  contre-sens  du  traducteur  va  jusque-là. 

Le  strabisme  d'une  âme  peut  créer  des  religions  terribles.  Plus  d'un  temple 
louche  vers  Satan. 

Qui  accuser? L'objet  révélé.^*  Non.  Il  s'offi-e.  Le  révélateur.''  Non.  Il  tâche. 

Accusons  l'impuissance  terrestre,  l'insuffisance  humaine,  le  milieu  régnant, 
le  moment  donné.  Tel  siècle,  telle  erreur.  Telle  société,  tel  mensonge.  La 
chimère  est  proportionnelle  à  l'ignorance.  De  mauvaise  foi,  point.  Nous 


REVERIES    SUR   DIEU.  581 

parlons  des  fondateurs  de  religions,  et  non  des  exploiteurs.  Mahomet  qui  a 
réussi,  Swedenborg  qui  a  avorté,  étaient  des  visionnaires  très  convaincus. 
Il  n'y  a  point  d'imposteurs.  Il  y  a  des  tâtonnements  modelant  la  vérité,  des 
essayeurs  souvent  sans  pierre  de  touche,  des  guetteurs  plus  ou  moins 
lointains,  des  bouches  obscures  parlant  aux  multitudes  troubles,  des  songe- 
creux  endoctrinant  les  ignorants,  des  crépuscules  blanchissant  les  brouillards, 
des  myopes  conduisant  les  aveugles. 

En  somme,  toutes  les  religions  sont  mauvaises,  et  toutes  sont  bonnes. 

Cassez-les  toutesj  dans  la  mise  en  poussière  de  cet  immense  miroir  brisé, 
dans  ses  innombrables  morceaux  balayés  en  tas,  vous  verrez  resplendir  l'étoile 
unique.  De  tous  ces  portraits  de  la  Vérité  difformes  jusqu'au  mensonge,  une 
fois  que  vous  les  aurez  jetés  à  terre,  l'image  auguste  se  dégagera.  De  toutes 
les  religions  détruites  sort  l'indestructible.  C'est  que,  nous  l'avons  dit,  toutes 
les  religions  sont  des  versions.  Sous  toutes  leurs  épaisseurs,  il  y  a  le  texte. 

Toutes  les  bibles  pilées  égouttent  l'infini. 

L'idole  mise  au  creuset  donne  Dieu.  Jupiter  est  une  traduction,  Brâhma 
est  une  traduction,  Vitziliputli  est  une  traduction,  Fô  est  une  traduction, 
Odin  est  une  traduction ,  Allah  est  une  traduction,  Elohim  est  une  traduction. 

Un  jour  la  Révolution,  fille  du  dix-huitième  siècle  et  mère  du  dix-neu- 
vième, indignée,  rejette  tous  ces  noms,  abat  tous  ces  autels,  extermine  tous 
ces  symboles,  anéantit  Dieu  sous  toutes  ces  formes,  puis  se  recueille,  cherche 
ce  qu'il  y  a  au  fond  de  l'ombre,  relève  la  tête,  et  dit  :  l'Etre  suprême. 

Les  religions  sont  des  à  peu  près  de  l'absolu.  Une  religion  est  un  masque. 
Mais  que  prouve  le  masque?  le  visage.  Le  masque  peut  être  hideux  autant 
que  le  visage  est  sublime  j  il  n'en  est  pas  moins  fait  dessus.  Les  révélateurs 
travaillent  sur  l'éternité  vive.  Ils  tâchent  de  l'extraire  à  votre  usage  j  ils  vous 
en  donnent  toute  la  quantité  qu'ils  peuvent.  Prenez-vous-en  à  vous-mêmes 
s'ils  ne  vous  la  donnent  pas  plus  pure  et  plus  abondante.  Une  religion  est 
une  traduction  de  Dieu  mesurée  à  la  quantité  d'âme  qui  est  en  vous. 

[1863-1864.] 


Si  vous  n'avez  pas  la  force  d'être  religieux,  soyez  dévot. 

[1836-1840.] 


Les  religions  font  une  chose  utile  ;  Rapetisser  Dieu  jusqu'à  l'homme.  La 
philosophie  réplique  par  une  chose  nécessaire  :  Grandir  l'homme  jusqu'à  Dieu. 

[1869-1870.] 


582  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

La  vraie  philosophie  détourne  des  rehgions  et  pousse  à  la  religion. 
Est-ce  que  la  nature  ne  vous  fournit  pas  assez  de  mystère,  que  vous  en 
faites  de  votre  côté  avec  le  dogme.'' 

En  fait  d'incompréhensible,  contentez-vous  du  nécessaire. 

[1858-1859.] 


La  nuit  est  profonde,  noire,  froide,  pluvieuse 5  pas  une  étoile  au  cielj  un 
bonhomme  vous  ouvre  une  cabane,  en  referme  avec  soin  la  porte  et  les 
contrevents,  allume  une  lampe,  jette  un  fagot  dans  un  âtre,  vous  réchauffe 
et  vous  éclaire.  Mais  la  nuit  a  une  finj  voilà  le  soleil  qui  se  lèvej  la  clarté 
apparaît i  l'arbre  s'émeut,  les  fleurs  s'ouvrent,  les  oiseaux  chantent;  toute  la 
nature  communie  dans  la  vie  centrale  et  divine;  la  grande  joie  du  jour 
resplendit  et  vous  inonde  l'âme;  vous  voulez  sortir,  partir,  continuer  votre 
voyage;  rentrer  dans  la  chaleur  et  dans  la  lumière  universelle;  l'immense 
rayonnement  d'en  haut  vous  attire;  vous  dites  :  allons!  en  marche!  en  avant! 
et  vous  vous  sentez  comme  un  tressaillement  d'ailes. 

Point.  Vous  ne  partirez  pas,  vous  ne  sortirez  pas;  le  bonhomme  hospitalier 
de  la  nuit  a  toujours  ses  volets  bien  clos,  son  petit  âtre  flambant,  sa  petite 
mèche  allumée;  et  il  se  fâche  et  il  s'indigne  et  il  vous  injurie  :  Ingrat  qui 
ne  voulez  plus  de  ma  lampe!  insensé  qui  désertez  le  coin  de  mon  feu! 

Que  dites-vous  de  ce  bonhomme .f*  Il  s'appelle  le  Catholicisme. 

[1867-1869.] 


Toute  lumière  directe  porte  à  son  extrémité  la  forme  du  foyer  dont  elle 
émane;  au  bout  du  rayon  solaire  il  y  a  l'image  du  soleil;  au  bout  du  rayon 
divin  il  y  a  l'image  de  Dieu. 

Le  rayon  solaire,  en  traversant  le  prisme,  se  décompose  en  trois  couleurs  (•^  : 
le  bleu,  le  jaune,  le  rouge;  le  rayon  divin,  en  traversant  la  création  et  en 
pénétrant  dans  la  chambre  obscure  du  cerveau,  se  décompose  en  trois  notions  : 
le  juste,  le  vrai,  le  beau.  C'est  ce  spectre  lumineux  de  la  triple  notion  divine 
toujours  rayonnant  sous  le  crâne  humain,  qu'on  appelle  la  conscience. 

On  appelle  le  rayon  solaire  la  lumière  blanche;  on  peut  donner  le  même 
nom  à  la  conscience. 

Le  point  de  départ  du  rayon  s'appelle  idée  ou  Dieu;  le  point  d'arrivée  du 
rayon  dans  un  moi  s'appelle  notion.  Tout  ce  qui  peut  dire  moi  a  une  fenêtre 

C'  Sept,  dont  quatre  composées  qui  sont  le  violet,  l'indigo,  le  vert,  l'orangé,  et  trois  primi- 
tives. (Note  du  manuscrit.) 


RÊVERIES    SUR   DIEU.  .585 

ouverte  à  ce  rayon.  L'astre  est  dans  l'infini  et  rayonne;  le  bout  de  son  rayon 
traîne  en  moi.  C'est  la  lueur  qui  éclaire  l'âme. 

L'âme  est  dans  le  noir  caveau  du  crâne,  vêtue  de  cette  triple  clarté  :  le 
vrai,  le  beau,  le  juste.  Attentive  et  inquiète,  elle  dirige  comme  elle  peut 
l'homme  auquel  le  cœur  conseille  la  passion,  auquel  le  ventre  conseille 
l'appétit.  Cette  prisonnière  tâche  de  gouverner  son  geôlier.  Elle  l'avertit  et 
l'enseigne;  elle  lui  dénonce  la  chair  et  lui  dévoile  l'idéal. 

Donc  la  conscience,  c'est  le  spectre  solaire  moral  intérieur. 

Le  soleil  éclaire  le  corps.  Dieu  éclaire  l'esprit. 

Au  fond  de  tout  cerveau  humain  il  y  a  comme  une  lune  de  Dieu. 

Quelquefois  le  malheur  des  temps  ou  la  faute  de  l'homme,  ou  les  deux 
à  la  fois,  obstruent  l'entrée  du  rayon.  Alors  la  notion  s'éclipse  en  tout  ou  en 
partie.  Si  c'est  le  vrai  qui  s'éclipse,  l'homme  continue  d'être  juste  et  grand, 
mais  il  se  trompe;  l'erreur  a  ses  sages  et  ses  héros.  Si  c'est  le  beau  qui 
s'éclipse,  l'idéal  se  masque;  l'homme  est  honnête  et  marche  droit,  mais  il  est 
petit.  Ce  qu'on  nomme  «le  bourgeois»  naît  de  cette  nuit  partielle  de  l'âme. 
Si  c'est  le  juste  qui  s'éclipse,  on  a  Sénèque,  on  a  Bacon,  les  penseurs  qui 
voient  le  bien  et  font  le  mal.  Si  la  triple  notion  s'éclipse  à  la  fois,  l'âme 
devient  difforme;  on  a  le  monstre. 

En  perdant  cette  lumière,  l'âme  perd  sa  forme  et  devient  ce  je  ne  sais 
quoi  qui  rit  et  grince  au  fond  de  Tibère. 

Cette  splendeur  ailée  qui  pensait,  qui  croyait,  qui  aimait,  qui  était  le 
bout  du  rayon  dont  l'idéal  est  l'autre  bout,  qui  chantait  à  voix  basse  à  la  vie 
présente  le  chant  mystérieux  de  la  vie  future,  qui  faisait  effort  pour  intro- 
duire Dieu  dans  l'homme,  l'esprit  dans  la  chair  et  le  verbe  dans  la  parole, 
cette  splendeur  devient  une  bête  fauve  et  se  met  à  marcher  à  tâtons  dans  le 
cerveau  humain,  devenu  antre. 

Elle  démuselé  les  passions  et  les  appétits. 

Elle  fait  régner  le  cœur  en  dehors  de  la  nature  et  de  Dieu,  et  produit 
Héliogabale;  elle  fait  gouverner  le  ventre,  et  crée  Vitellius. 

Le  travail  de  l'homme,  la  fonction  divine  de  sa  liberté,  le  but  de  sa  vie, 
c'est  de  construire  sur  la  terre  à  l'état  d'œuvres  réelles  les  trois  notions  idéales, 
c'est  de  faire  chair  le  vrai,  le  beau  et  le  juste;  c'est,  en  un  mot,  de  laisser 
après  sa  mort  debout  derrière  lui  sa  conscience  faite  action.  Le  progrès 
humain  vit  de  cette  triple  manifestation  sans  cesse  renouvelée.  Celui  qui 
emploie  sa  conscience,  dépense  son  âme  et  épuise  sa  vie  pour  bâtir  le  vrai 
s'appelle  Rousseau;  celui  qui  bâtit  le  beau  s'appelle  Shakespeare;  celui  qui 
bâtit  le  juste  s'appelle  Jésus. 

Il  n'est  pas  un  génie  qui  n'ait  travaillé,  il  n'est  pas  un  grand  homme  qui 


584  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

n'ait  apporté  sa  conscience,  son  âme,  sa  pierre,  à  l'un  de  ces  trois  piliers  du 
fronton  infini  qu'on  nomme  Vérité,  Beauté,  Justice.  Quelques-uns  ont  tra- 
vaillé à  deux.  Celui  qui  travaillerait  aux  trois,  celui-là  approcherait  de  Dieu. 
Mettre  sa  conscience  hors  de  soi,  la  transformer  lentement  et  jour  à  jour 
en  réalités  extérieures,  actions  ou  travaux j  en  un  mot  bâtir  l'idéal,  le 
construire  dans  l'art  et  être  le  poëte,  le  construire  dans  la  science  et  être  le 
philosophe,  le  construire  dans  la  vie  et  être  le  juste,  tel  est  le  but  de  la 
destinée  humaine.  Chacun  a  le  choix  dans  les  trois  sentiers,  mais  l'âme  est 
triple  et  peut  marcher  dans  les  trois  à  la  fois.  Naître  avec  les  idées,  mourir 

avec  les  œuvres 5  tout  l'homme  est  là. 

[1850-1860.] 


Le  fait  moral  répond  au  fait  matériel  et  le  répercute.  Pendant  la  vie,  nous 
sommes  dans  le  relatif  et  nous  nous  guidons  d'après  la  lumière  de  l'absolu , 
de  même  que  nous  sommes  sur  la  terre  et  que  nous  y  marchons  à  la  clarté 
du  soleil.  Le  soleil  s'appelle  jour,  l'absolu  s'appelle  justice. 

Or  l'absolu,  comme  le  soleil,  c'est  Dieu.  C'est  par  ce  double  rayonnement 

que  Dieu  nous  éclaire,  et  l'on  pourrait  presque  ajouter,  c'est  par  ce  double 

rayonnement  qu'il  nous  voit.  Le  jour  est  son  œil  de  chair,  la  justice  est  son 

œil  d'esprit. 

[1855-1858.] 


Dieu  est  un  mystère  qui  pour  être  prouvé  a  besoin  d'autres  mystères.  Mais 
pourquoi  avoir  fait  de  faux  mystères  quand  il  y  en  a  de  vrais  ? 

Les  faux  mystères  sont  contestés  et  contestables,  couverts  d'erreurs  et 
de  ténèbres,  perdus  dans  la  profondeur  des  temps,  enveloppés  des  ironies 
de  l'histoire.  Les  vrais  mystères  se  lèvent  éclatants  et  visibles  sur  notre 
horizon,  tous  les  matins  avec  le  soleil,  tous  les  soirs  avec  les  étoiles. 

[1836-1838.] 


PHILOSOPHIE. 


Descartes,  immense  esprit,  base  sa  philosophie  sur  cette  formule  qui  est 
d'une  grande  beauté  littéraire  ;  Je  pense,  donc  je  suis. 

C'est  là  son  point  de  départ. 

Est-ce  une  démonstration  ? 

Sans  doute,  dit  l'école. 

Démonstration  de  quoi  ? 

De  l'être,  dit  l'école. 

A  qui  ? 

À  ceux  qui  nient. 

Entendons-nous.  Pour  nier  l'être,  il  feut  nier  absolument.  Nier  l'être,  ce 
n'est  pas  nier  quelque  chose,  c'est  nier  tout.  Nier  l'être,  c'est  nier. 

Le  négateur  absolu,  c'est  le  nihiliste.  C'est  celui  qui  dit  :  Rien  n'est.  C'est 
donc  au  négateur  absolu  que  Descartes  prétend  «démontrer»  quelque  chose, 
prouver  quelque  chose. 

Prouver  quoi  ?  démontrer  quoi .'' 

L'être. 

Et  comment .'' 

Par  cette  formule  :  je  pense,  donc  je  suis. 

Et  l'école  bat  des  mains  et  dit  :  le  maître  a  démontré. 

Au  négateur,  au  nihiliste  ? 

Non. 

Descartes  dit  :  Je  pense ,  donc. . . 

—  Arrêtez-vous,  dit  le  nihiliste,  vous  ne  pensez  point.  Votre  donc  est 
inutile. 

Descartes  aurait  pu  se  borner  à  dire  :  Je  suis. 

Il  aurait  prouvé  tout  autant. 

Il  aurait  démontré  tout  autant. 

C'est-à-dire  que  pour  le  nihiliste,  il  n'aurait  rien  démontré,  il  n'aurait  rien 
prouvé. 


586  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Pourquoi  ? 

Simplement  parce  qu'il  est  impossible  de  rien  prouver  et  de  rien  dé- 
montrer au  négateur  absolu. 

Vous  lui  dites  :  je  suis. 

Il  répond  :  vous  n'êtes  pas. 

Vous  faites  un  détour  pour  revenir  à  «je  suis»  par  «donc»  et  vous  dites 
«je  pense». 

Il  vous  dit  :  vous  ne  pensez  point. 

Dès  le  premier  pas,  il  vous  barre  le  chemin.  Il  met  dans  votre  roue  son  : 
tu  n'iras  pas  plus  loin. 

Pourquoi  respecterait-il  votre  :  je  pense,  plus  que  votre  :  je  suis  ? 

Entre  deux  cerveaux  humains  il  y  a  toujours  place  pour  Non. 

Or,  en  face  de  Non  il  n'y  a  que  Oui. 

Tout  ce  que  Descartes  pouvait  faire  c'était  de  dire  :  Je. 

Je,  voilà  le  vrai  point  de  départ. 

Je  c'est  moi. 

Je  c'est  oui. 

Et  s'il  voulait  une  formule,  il  ne  pouvait  dépasser  ceci  : 

Je  donc  Je. 

Moi  donc  moi. 

Faisons  toucher  du  doigt  la  question. 

Le  tort  de  Descartes  a  été  de  vouloir  commencer  par  une  démonstration. 

Les  sciences  physiques  remontent  à  l'atome  et  partent  de  là.  Les  sciences 
psychiques  doivent  également  remonter  à  l'atome  et  partir  de  là. 

À  ce  prix  seulement,  les  sciences  sont  exactes. 

Or,  qu'est-ce  que  l'atome  ? 

C'est  l'indivisible. 

Pour  la  pensée,  qu'est-ce  que  l'indivisible  ? 

C'est  l'indémontrable. 

Démontrer,  c'est  diviser,  de  même  que  diviser,  c'est  voir.  Divideie  eHvidere, 

Donc  la  science  psychique  doit  remonter  à  l'indémontrable  et  partir  de  là. 

Qu'est-ce  que  l'indivisible  ? 

C'est  l'atome. 

Qu'est-ce  que  l'indémontrable  ^ 

C'est  l'axiome. 

L'axiome  est  l'atome  du  raisonnement. 

Donc,  comme  la  mathématique  part  de  l'atome,  la  philosophie  doit  partir 
de  l'axiome. 


PHILOSOPHIE.  587 

L'axiome,  c'est  l'élément.  L'axiome,  c'est  l'affirmation.  L'affirmation  est 
l'aïeule  nécessaire  de  toutes  les  démonstrations. 

La  grande  affirmation,  la  première  affirmation,  c'est  Je. 

Je,  donc  Je.  Voilà  l'axiome. 

E^o  ergo  ego. 

Mais  quoi,  partir  de  l'affirmation,  est-ce  possible  } 

Tout  ne  croulera-t-il  pas  porté  par  ce  pilier  }  Où  puise-t-on  le  droit  d'affir- 
mer "^  en  quoi  affirmer  engendre-t-il  démontrer  }  une  philosophie  qui  débute 
par  l'affirmation  peut-elle  être  rigoureuse  .'*  une  science  qui  débute  par 
l'axiome  peut-elle  être  exacte  ^ 

Demandez  à  l'algèbre. 

Demandez  à  la  géométrie. 

Mais,  diront  quelques-uns,  ce  n'est  pas  au  nihiliste,  ni  à  personne,  que 
Descartes  prétend  prouver,  c'est  à  lui-même. 

À  lui-même  } 

Mais  l'homme  qui  a  besoin  de  se  prouver  Je  suis,  a  encore  plus  besoin 
de  se  prouver  Je  pense.  Il  est  son  propre  négateur,  il  est  son  propre  nihiliste. 
Il  se  dit  à  lui-même  :  Je  suis  rien. 

Il  se  dit  également  :  Je  pense  rien. 

Ensuite,  Je  suis  est  antérieur  à  je  pense. 

On  se  sent  être  avant  de  se  voir  penser. 

Se  figure-t-on  un  fondateur  d'algèbre  ou  simplement  un  homme  qui 
compte  et  qui  au  lieu  de  commencer  par  i  commence  par  2. 

Un  et  un,  donc  deux,  dit  la  mathématique.  Et  c'est  son  premier  axiome. 

Se  la  figurerait-on  disant  :  deux,  donc  un. 

Or,  deux  donc  un,  c'est,  en  langue  algébrique,  la  traduction  de  :  Je 
pense,  donc  je  suis. 

Revenons. 

Le  point  de  départ,  c'est  l'axiome. 

Commencer  par  le  divisible,  ce  n'est  pas  commencer. 

Partir  d'une  démonstration,  ce  n'est  pas  partir.  On  ne  part  que  d'une  affir- 
mation. 

Pas  de  science  exacte  qui  ne  vous  demande  la  concession  du  point  de 
départ. 

L'algèbre  dit  :  Je  vous  affirme  ceci  :  i  et  i  font  2.  Me  crojcz-vous  sur 
parole  } 

La  géométrie  dit  :  Je  vous  affirme  ceci  :  —  entre  deux  points  donnés,  la 
ligne  droite  est  le  chemin  le  plus  court.  —  La  partie  est  moins  grande  que 
le  tout.  — ^  Me  croyez-vous  sur  parole  } 


588  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Vous  dites  non. 

—  Je  n'ai  rien  à  vous  dire,  dit  l'algèbre. 

—  Je  n'ai  rien  à  vous  dire,  dit  la  géométrie. 
Et  elles  vous  tournent  le  dos. 

Parce  que  aux  sciences  dont  la  spécialité  est  de  prouver,  vous  avez  dit  : 
prouvez-moi  toutj 

Parce  que  vous  n'avez  rien  voulu  concéder  j 

Parce  que  vous  avez  dit  :  tu  es  la  démonstration,  démontre-toi  d'abord j 

Parce  que  vous  avez  méconnu  la  vertu  fécondante  de  l'indivisible}  la  puis- 
sance démontrante  de  l'indémontrable  3 

Parce  que  vous  avez  voulu  être  plus  «exact»  que  l'exactitude ^ 

Parce  que  vous  avez  voulu  être  plus  «rigoureux»  que  la  rigueur 5 

Les  sciences  exactes  vous  tournent  le  dos. 

Les  sciences  rigoureuses  vous  ferment  la  porte  au  nez. 

Dans  toute  étude  et  dans  toute  science,  la  première  serrure  à  ouvrir  ne 
peut  être  ouverte  que  par  une  clef  qui  est  l'axiome. 
Acceptez-la. 

L'axiome  doit  être  simple.         .' 

Doit-il  être  clair  ?  pas  nécessairement. 

Simplicité  et  clarté,  c'est  deux. 

Il  y  a  des  axiomes  clairs  et  des  axiomes  obscurs. 

Je  donc  Je  est  un  axiome  obscur. 

Ce  qui  caractérise  essentiellement  l'axiome,  ce  n'est  pas  d'être  clair,  c'est 
d'être  fécond. 

Le  germe  est  obscur.  L'axiome  est  un  germe. 

Le  chêne  sort  du  gland,  la  science  sort  de  l'axiome. 

Toute  affirmation  n'est  pas  un  axiome. 

Quand  vous  tenez  un  grain  de  sable  dans  votre  main,  vous  tenez  un  grain 
de  sable.  Quand  vous  tenez  un  grain  de  blé,  vous  tenez  la  moisson  future, 
le  champ  couvert  d'épis  d'or,  l'immense  gerbe  blonde,  le  pain  qui  nourrit  le 
peuple. 

Le  créateur  c'est  la  perfection. 

Maintenant,  qu'est-ce  que  la  création  } 

La  perfection  étant  nécessairement  identique  à  elle-même,  si  la  perfection 
avait  créé  la  perfection,  elle  se  serait  créée  elle-même;  en  d'autres  termes, 
ce  qu'elle  aurait  créé  se  serait  confondu  avec  elle-même  j  toutes  ses  créations 


PHILOSOPHIE.  589 

seraient  rentrées  en  elle  ou  pour  mieux  dire  n'en  seraient  jamais  sorties.  Elle 
n'aurait  point  créé. 

Pour  créer  quelque  chose,  il  a  fallu  que  la  perfection  créât  ce  qui  n'était 
pas  elle. 

Or,  ce  qui  n'est  pas  la  perfection,  c'est  l'imperfection. 

Donc  la  création,  c'est  l'imperfection. 

Maintenant,  qu'est-ce  qui  distingue  la  création  du  créateur  ? 

Le  créateur,  étant  l'absolu,  est  l'esprit.  Pur  e^it,  comme  on  dit  quelque- 
fois sans  se  rendre  bien  compte  de  toute  la  portée  de  ce  mot. 

Ce  qui  distingue  la  création  du  créateur,  c'est  qu'elle  est  mélangée  de 
matière. 

Contenir  une  quantité  de  matière,  c'est  là  l'attribut  de  la  création.  C'est  là 
son  signe. 

Or  la  création,  c'est  l'imperfection. 

Donc  la  matière  est  le  signe  de  l'imperfection. 

À  l'origine.  Dieu  fit  la  création  aussi  peu  distante  de  lui  que  possible. 
L'imperfection  était  imperceptible.  Il  n'y  avait  presque  pas  de  matière.  Tous 
les  êtres  étaient  anges. 

Or  l'être  ne  suffit  pas  à  l'être. 

Tout  être  a  une  loi,  être,  et  une  fonction,  se  mouvoir. 

La  pierre  elle-même  se  meut  par  la  minéralisation. 

Or,  absolument,  se  mouvoir,  c'est  faire. 

Etre  et  faire,  c'est  le  double  aspect  de  l'être.  Il  suffit  d'être  pour  faire. 
En  d'autres  termes,  être,  c'est  faire. 
Or,  l'imperfection  étant,  a  fait. 
Qu'a-t-elle  fait } 

La  perfection,  c'est  l'absolu,  c'est  l'un.  La  perfection  n'a  pas  de  degrés. 
Elle  est.  Etant  absolument,  elle  est  le  seul  être  qui  ne  puisse  se  reproduire 
lui-même.  Nous  venons  de  le  démontrer. 

L'imperfection,  c'est  le  relatif.  C'est  le  multiple.  Le  relatif  a  des  degrés. 
Donc  l'imperfection,  qui  est  le  relatif,  peut  être  à  côté  de  l'imperfection,  sans 
se  confondre  avec  elle. 

Il  y  a  une  perfection  et  des  imperfections. 

L'imperfection  est  foule. 

Maintenant  revenons  à  la  question  :  L'imperfection  étant,  qu'a-t-elle  fait? 


590  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

A-t-elle  pu  faire  la  perfection?  non.  Le  relatif  ne  crée  pas  l'absolu.  La 
création  ne  crée  pas  le  créateur. 
Qu'a-t-elle  donc  fait  ? 
L'imperfection. 

Le  pouvait-elle,  sans  que  sa  création  se  confondît  avec  elle-mênae  ? 
Oui,  puisque  le  relatif  a  des  degrés. 
Donc  l'imperfection  a  créé  l'imperfection. 

Qu'est-ce  que  l'imperfection  faite  ?  C'est  l'imperfection  action.  Qu'est-ce 
que  l'imperfection  action  ?  C'est  la  faute. 
C'est  ce  que  nous  nommons  le  mal. 
Première  conclusion. 

Il  y  a  deux  imperfections  dont  la  première  engendre  la  seconde  : 
L'imperfection  être,  la  création. 
L'imperfection  action,  le  mal. 

Donc  le  mal  sort  de  la  création. 
L'imperfection  sort  de  l'imperfection. 

Or,  l'imperfection  ajoutée  à  la  création  première,  ce  sera  plus  d'imper- 
fection dans  la  création. 

Nous  venons  de  dire  que  la  matière  est  le  signe  de  l'imperfection. 

Donc  ce  sera  plus  de  matière.     .  .     - 

Ainsi  que  fait  le  mal  ? 

Il  fait  de  la  matière.  ,    •  '  ,     . 

Il  y  a  donc  une  première  création  :  celle  de  Dieu. 

Et  une  deuxième  création  :  celle  du  mal. 

Dieu  a  fait  la  création  aussi  peu  distante  de  lui  que  possible  en  y  mêlant 
une  imperceptible  quantité  de  matière. 

Le  mal  tend  à  éloigner  la  création  de  Dieu  en  augmentant  la  matière.  Le 
poids  de  la  matière  grossissante  fait  tomber  de  plus  en  plus  la  création  dans 
l'ombre,  dans  la  faute,  dans  le  mal. 

Les  premiers  êtres  étaient  impondérables.  Leur  matière  était  feu,  lumière, 
essence,  parfum.  Ils  flottaient  dans  la  clarté.  Ils  habitaient  ce  que  nous  appe- 
lons l'azur.  Ils  étaient  ce  que  nous  nommons  les  anges. 

La  première  faute  a  été  le  premier  poids. 

Le  pondérable,  c'est  le  mal. 

De  faute  en  faute  il  a  été  produit  des  êtres  de  plus  en  plus  mélangés  de 
pondérable. 


PHILOSOPHIE.  591 

Il  leur  a  fallu  des  supports. Le  pondérable  en  se  condensant  leur  en  a  donné. 

De  là  les  globes  semés  dans  l'espace. 

Ces  globes  sont  la  création  de  la  faute.  La  création  de  la  créature. 

Dieu  avait  fait  le  ciel. 
Le  mal  a  fait  la  terre. 

(Continuer.  Démontrer  que  la  loi,  c'est  de  remonter). 

Résumons. 

Le  mal  crée  de  la  matière. 

Mais  Dieu  aussi  en  a  créé' en  créant  l'imperfection. 

Quelle  matière  crée  Dieu  ? 

Quelle  matière  crée  le  mal  ? 

Dieu  a  créé  la  matière  impondérable.  Ce  que  les  anciennes  sciences  appe- 
laient la  matière  subtile.  La  matière  la  plus  voisine  de  l'esprit. 

Le  mal  crée  la  matière  pondérable,  la  matière  condensée,  la  matière  con- 
crète, la  matière  gravitante.  Ce  qu'on  pourrait  nommer  la  grosse  matière.  La 
matière  la  plus  voisine  du  non-esprit. 

Dieu,  essentiellement,  a  créé  la  matière  invisible.  Le  mal,  essentiel- 
lement, a  créé  la  matière  visible. 

Faire  le  bien,  c'est  éliminer  la  matière,  c'est  accroître  l'essence,  c'est 
remonter  vers  l'absolu  par  l'échelle  ascendante  du  relatif,  c'est  se  rapprocher 
de  Dieu,  c'est  rentrer  dans  la  lumière,  c'est  devenir  esprit,  c'est  devenir 
ange. 

Faire  le  mal,  c'est  accroître  la  matière,  c'est  s'éloigner  de  l'absolu,  c'est 
descendre  l'échelle  du  relatif  vers  les  ténèbres,  c'est  devenir  bête,  c'est  de- 
venir démon. 

Les  mondes  sont  des  êtres.  Un  monde  est  une  âme. 

Il  leur  est  donné  de  s'éloigner  ou  de  se  rapprocher  de  Dieu. 

Il  y  a  les  mondes  anges  :  les  paradis. 

11  y  a  les  mondes  démons  :  les  enfers. 

Les  mondes  de  récompense.  —  Les  mondes  d'expiation. 

Dans  les  premiers  presque  tout  est  esprit  et  lumière.  [Dans  les  autres 
presque  tout  est  matière  et  nuit. 

Il  y  a  les  mondes  intermédiaires j  les  mondes  de  purification,  ce  qu*on 

pourrait  appeler  les  mondes-hommes. 

La  terre  en  est  un. 

[1852-1854.] 


[L'INFINIMENT   PETIT.] 


Il  est  remarquable  que  l'infiniment  petit  est  peuplé  d'une  prodigieuse 
quantité  d'êtres  animés  et  que  l'infiniment  grand  ne  l'est  pas  j  de  telle  sorte 
qu'on  pourrait  dire,  en  n'employant  toutefois  ces  expressions  que  d'une 
manière  relative,  que  l'infiniment  petit  est  peuplé  et  que  l'infiniment  grand 
est  désert. 

Je  ne  prétends  pas  dire  qu'il  n'y  ait  pas  dans  l'espace  des  mondes,  des 
sphères,  des  globes,  probablement  habités,  ce  serait  nier  le  soleil,  mais  ce 
sont  d'autres  univers,  d'autres  créations,  d'autres  mystères,  lesquels,  en 
dehors  des  lois  générales  de  la  statique  divine,  n'ont  aucune  cohésion  et 
aucune  communication  avec  notre  création  à  nous,  notre  mystère  à  nous.  Je 
veux  dire  seulement  qu'il  n'y  a  pas  d'animaux  en  contact  avec  nous  plon- 
geant au-dessus  de  nous  dans  l'immensité.  Il  est  certain  que  nous  n'entendons 
pas  des  voix  énormes  rire  et  parler  à  quatre  ou  cinq  lieues  au-dessus  de  nos 
têtes,  que  nous  ne  voyons  pas  glisser  entre  deux  montagnes  des  serpents  dont 
un  seul  emplit  une  vallée,  que  nous  ne  voyons  pas  passer  le  soir,  parmi  les 
entassements  sombres  du  couchant,  des  éléphants  ailés  gros  comme  des 
cathédrales,  que  nous  ne  voyons  point  cheminer  sur  notre  terre,  broyant  nos 
forêts  et  écrasant  nos  villes  sans  même  le  savoir,  des  géants  dont  les  pieds 
sont  grands  comme  des  collines  et  dont  la  tête  est  invisible,  perdue  qu'elle 
est  bien  au  delà  des  nuées  j  spectacle  effrayant  et  mystérieux  qui  glacerait 
d'horreur  les  hommes  et  qui  ne  trouble  pas  les  fourmis.  Les  fourmis  voient 
ces  choses  chimériques  j  c'est  le  réel  pour  elles  j  les  scarabées  leur  sont  élé- 
phants et  elles  sont  éléphants  aux  infusoires.  Rien  de  pareil  pour  l'homme. 
Quelques  espèces,  qui  vont  s'éteignant,  nous  dépassent  à  peine  en  stature,  et 
la  différence  même  de  la  baleine  à  l'homme  n'est  rien  comparée  à  la  diffé- 
rence de  la  souris  au  puceron.  Nous  touchons  à  la  limite  où  s'évanouit  la 
série  prodigieuse  des  êtres  organisés.  La  nature  vivante  est  au-dessous  de 
nous. 

À  partir  des  animaux  de  la  taille  du  chien  jusqu'aux  dernières  profondeurs 
des  vibrions  et  des  volvoces,  pour  toutes  les  espèces  vivantes  qui  composent 
la  création  terrestre  et  dont  les  statures  décroissantes  forment  en  quelque 


L'INFINIMENT  PETIT.  593 

sorte  à  l'œil  de  Tesprit  autant  de  zones,  les  géants  existent.  Ces  espèces  sont, 
pour  ainsi  dire,  superposées  les  unes  aux  autres,  chacune  étant  géante  pour 
celles  qui  sont  plus  bas  qu'elles.  Une  seule  est  géante  pour  toutes  5  c'est 
l'espèce  qui  est  en  haut.  L'homme  est  de  celle-là.  Il  n'y  a  pas  de  géants  pour 
nous,  parce  que  rien  n'est  au  delà  de  nous.  C'est  nous  qui  sommes  les  géants. 

Rien,  dis-je,  si  l'on  considère  les  êtres  organisés  au  point  de  vue  de  la 
dimension  matérielle,  rien  n'est  au  delà  de  nous.  Pourquoi  ? 

11  y  a,  sans  nul  doute,  des  raisons  à  cette  énigme,  entre  autres  des  raisons 
dynamiques  faciles  à  entrevoir  et  qui  tiennent  à  l'équilibre  même  des  globes 
et  des  sphères  et  aux  lois  de  la  gravitation}  mais  le  fait  n'en  est  pas  moins 
évident  et  frappant. 

Notre  tête  plonge  dans  l'espace,  notre  esprit  plonge  dans  l'inconnu.  Nous 
sommes  situés,  au  physique  comme  au  moral,  sur  la  frontière  extrême  de  la 
création  terrestre,  avec  l'immensité  devant  nos  yeux,  avec  l'éternité  devant 
notre  âme. 

Je  continue  de  méditer  sur  ce  sujet. 

Prenez  la  fourmi,  ayant  au-dessous  d'elle  le  monde  microscopique  vivant 
pour  lequel  elle  est  colosse  et  qu'elle  voit  bien  plus  distinctement  que  nous, 
ayant  au-dessus  d'elle  tant  d'espèces  qui  la  dépassent,  depuis  le  hanneton 
qui  lui  fait  l'effet  que  nous  font  les  éléphants,  jusqu'au  lièvre  et  au  chien  qui 
lui  font  l'effet  que  nous  font  les  montagnes,  jusqu'au  cheval  et  au  bœuf  qui 
sont  sur  sa  tête  comme  de  monstrueux  nuages  vivants  d'où  tombent  des  voix 
bien  autrement  formidables  que  le  tonnerre;  prenez  la  fourmi,  dis-je,  et 
supposez-la  un  moment  douée  d'intelligence  et  par  conséquent  d'observation, 
il  est  certain  qu'elle  devra  s'estimer  placée  entre  deux  infinis  également 
peuplés,  l'un  dans  la  petitesse,  l'autre  dans  la  grandeur,  et  qu'elle  croira  à  la 
progression  indéfinie  des  colosses  comme  à  la  décroissance  indéfinie  des  infu- 
soires.  Cela  lui  semblerait  évident;  elle  se  tromperait  pourtant,  et  nous  le 
voyons,  nous.  La  progression  s'arrête.  Nous  sommes  en  présence  de  la  soli- 
tude et  de  l'abîme  et  face  à  face  avec  l'espace  dépeuplé. 

Cela  tient  à  ce  que  le  support  de  la  création  terrestre  est  un  globe,  néces- 
sairement limité  du  côté  de  l'infiniment  grand  par  sa  forme  sphérique, 
illimité  du  côté  de  l'infiniment  petit  par  la  divisibilité  indéfinie. 

Il  semble  que  les  premiers  naturalistes  et  les  premiers  philosophes  auraient 
dû  être  amenés  tout  de  suite  et  par  le  seul  raisonnement  à  découvrir  la  véri- 
table configuration  de  la  terre.  La  première  pensée  des  hommes  a  été  que  la 
terre  était  plate.  Pourtant,  sans  même  parler  du  soleil  qui  tous  les  jours 
trace  et  décrit  dans  le  ciel  la  forme  de  la  terre,  ils  eussent  pu  raisonner  ainsi  : 

Si  la  terre  est  un  plan,  comme  ce  plan  est  nécessairement  illimité  dans 

PHILOSOPHIE.  —   II.  38 


mrKiitEiit  tiiTio!<iii 


594  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

tous  les  sens,  la  place  ne  manque  pas  et  il  n'y  a  aucune  raison  pour  qu'au- 
dessus  de  l'espèce  humaine  il  n'y  ait  pas  une  autre  espèce  vivante,  les  pieds 
sur  le  même  sol,  la  tête  dans  d'autres  zones,  et  au-dessus  de  celle-là  une 
autre,  et  ainsi  de  suite,  de  sorte  que  l'infini  au  lieu  d'être  peuplé  de  mondes 
s'éloignant  toujours  serait  peuplé  de  géants  grandissant  toujours,  et  que 
l'espace  serait  pour  ainsi  dire  rempli  d'une  forêt  de  colosses.  Cela  n'est  pas  j 
donc  la  terre  est  limitée  $  donc  la  terre  n'est  pas  un  plan,  car  les  limites  d'un 
plan  sont  saisissables  j  donc  la  terre  est  une  sphère ,  car  la  sphère  est  le  seul 
corps  dont  les  limites  fuient.  En  d'autres  termes ,  il  n'y  a  pas  de  géants ,  donc 
la  terre  est  un  globe. 

Ce  raisonnement,  impossible  à  l'observateur  fourmi,  eût  été  possible  à 
l'observateur  homme.  Possible,  je  dis  plus,  naturel. 

Quand  on  approfondit  cette  matière,  on  voit  que  Dieu,  qui  peut  tout, 
ne  pouvait  pas  cependant  créer  le  monde  autrement  qu'il  ne  l'a  fait.  Il  avait 
à  peupler  l'infini.  Comment  peupler  l'infini.?*  Par  un  plan  illimité  couvert 
de  géants  de  grandeurs  indéfinies.  Et  que  faire  du  dessous  ?  Y  faire  aller  et 
venir  d'autres  géants  en  sens  inverse.  Mais  alors  imagine-t-on  ces  profondeurs 
sans  bornes  encombrées  de  monstres  vivants  mêlant  leurs  pieds  sur  le  même 
sol.?  Chocs,  luttes,  écrasements,  le  chaos.  Or,  le  monde,  c'est  l'harmonie. 

Otons  les  pieds  de  ces  monstres  de  dessus  le  sol,  donnons-leur  des  ailes  et 
laissons-les  voler  dans  l'espace.  Quoi.''  avec  la  vie,  c'est-à-dire  la  liberté,  le 
caprice,  la  passion  ?  alors  les  chocs  recommencent,  et  le  chaos.  Figurez-vous 
des  Sirius,  des  Uranus  et  des  Saturnes  ailés  qui  se  cherchent  et  se  heurtent 
dans  le  ciel. 

Dieu  n'a  pas  donné  pour  point  d'appui  à  la  création  un  plan,  mais  une 
loij  la  loi  de  gravitation.  Il  n'a  point  posé  sur  ce  point  d'appui  des  géants, 
mais  des  globes,  c'est-à-dire  des  mondes.  Il  a  donné  à  ces  mondes  de  marcher 
sans  pieds  et  de  voler  sans  ailes.  Seulement,  en  leur  laissant  le  mouvement, 
il  leur  a  ôté  la  liberté. 

En  continuant  de  creuser  ce  côté  des  questions  cosmogoniques,  on  arrive 
à  des  clartés  sur  la  nature  même  des  corps  célestes. 

Quelques  philosophes,  et  des  plus  grands,  ont  pensé  que  les  globes  étaient 
de  véritables  êtres,  des  êtres  vivants,  peut-être  même  pensants,  c'est-à-dire 
ayant  une  entité  et  un  moi  j  et  qu'il  serait  étrange  que  ce  don  de  l'intelli- 
gence appartînt  à  l'homme,  ce  grain  de  poussière,  et  n'appartînt  pas  à  un 
monde,  et  que  la  terre,  par  exemple,  n'eût  pas  un  cerveau. 

Examinons  ceci  : 

Dans  la  création,  telle  qu'elle  existe  pour  nous,  la  pensée  est  au  sommet  j 
au-dessous  de  la  pensée  est  la  vie;  au-dessous  de  la  vie,  l'organisme;  au- 
dessous  de  l'organisme,  la  minéralisation.  Le  propre  de  la  pensée,  c'est  l'ini- 


L'INFINIMENT  PETIT.  595 

tiative  ou  faculté  créatrice  -,  le  propre  de  la  vie,  c'est  la  locomotion  spontanée; 
le  propre  de  l'organisme ,  c'est  la  végétation  ou  la  croissance  j  le  propre  de  la 
minéralisation,  c'est  la  transformation  passive.  La  minéralisation  n'a  déjà  plus 
rien  de  commun  avec  la  vie,  car  elle  se  concilie  avec  la  mort. 

Les  globes  pensent-ils  ?  Où  est  leur  initiative  ?  ils  auraient  des  idées.  La 
terre  inventerait  tous  les  printemps  une  nouvelle  fleur. 

Vivent-ils  ?  Où  sont  leurs  caprices  ?  ils  auraient  des  lubies.  Ils  s'ennuie- 
raient de  leur  manège  ;  ils  en  sortiraient  j  ils  se  visiteraient  les  uns  les  autres. 
Ils  se  meuvent,  mais  fatalement;  ils  se  déplacent,  mais  aveuglément,  comme 
la  pierre  d'une  fronde  et  non  comme  l'oiseau.  Ils  n'ont  pas  le  mouvement 
spontané.  Donc  ils  n'ont  pas  la  vie. 

Végètent-t-ils  ?  ils  croîtraient.  Donc  ils  ne  sont  pas  organisés. 

Que  sont-ils  donc  ?  Des  masses  minérales  subissant  deux  lois  :  la  loi  de 
gravitation  qui  les  met  en  mouvement,  et  la  loi  de  transformation  passive  qui 
les  rend  habitables. 

Et  nous  voici  ramenés  à  l'un  de  nos  points  de  départ.  Les  globes  ne  sont 

pas  des  êtres,  ce  sont  des  supports. 

[184J-1847.] 


Ce  qui  s'éloigne  dans  l'espace  se  rapetisse  j  ce  qui  s'enfonce  dans  le  temps 
diminue  également.  Dans  la  création  primitive,  il  y  a  des  millions  de  siècles, 
les  êtres  monstrueux  étaient  énormes.  Aujourd'hui  les  monstres,  dragons, 
hydres,  chimères,  semblent  avoir  disparu.  Sont-ils  évanouis  en  effet.'*  Non, 
en  s'enfonçant  dans  le  temps,  en  vieillissant,  ces  races  hideuses  ont  décru. 
Elles  se  sont  réfugiées  dans  l'infiniment  petit;  on  dirait  qu'elles  s'y  sont 
enfuies.  Le  microscope  les  y  poursuit,  comme  le  télescope  court  après  ce  qui 
diminue  dans  l'espace.  Les  monstres  sont  aujourd'hui  des  infusoircs.  Typhon 
est  tombé  volvoce.  Léviathan  est  devenu  vibrion. 

[i8jo-i8j2.3 


38. 


LES   CHOSES   DE   L'INFINI. 


«  Les  âmes  passent  l'éternité  à  parcourir  l'immensité.  » 

Voilà  ce  que  disaient,  il  y  a  deux  mille  ans,  les  Druides.  Avaient-ils  déjà 
une  sorte  de  divination  de  la  pluralité  des  mondes  .f*  Ils  levaient  la  tête,  ils 
contemplaient  les  étoiles,  et  ils  faisaient  ce  prodigieux  rêve.  De  ces  étoiles 
cependant  ils  ne  connaissaient  alors  que  ce  que  voyaient  leurs  yeux.  Aujour- 
d'hui nous  avons  un  peu  plus  écarté  le  voile  d'Isis,  et  notre  imagination  peut 
entrevoir,  avec  un  peu  rnoins  d'obscurité  et  beaucoup  plus  d'épouvante,  ce 
que  serait,  à  travers  les  mondes,  le  vertigineux  voyage  sans  fin. 


A  deux  cents  millions  de  lieues  de  nous,  dans  cette  ombre,  il  y  a  un 
globe.  Ce  globe  est  quinze  cents  fois  plus  gros  que  la  Terre.  Quelle  est  la 
grosseur  de  la  Terre  ?  Pour  traîner  la  Terre ,  il  faudrait  dix  milliards  d'atte- 
lages de  dix  milliards  de  chevaux  chacun.  Ce  globe,  c'est  Jupiter.  Nous  le 
voyons,  il  ne  nous  voit  pas.  Notre  globe  est  trop  petit.  Jupiter  est  couvert 
de  nuages.  Notre  crépuscule  est  son  plein  midi.  Il  a  une  année  de  douze  ans, 
un  jour  de  cinq  heures,  une  nuit  de  cinq  heures,  une  seule  saison,  son  axe 
étant  à  peine  incliné,  et  quatre  satellites.  Ces  satellites  sont  toujours  tous  les 
quatre  sur  son  horizon  j  quand  l'un  est  croissant,  l'autre  est  pleine  lune.  La 
prodigieuse  vitesse  de  sa  rotation  use  rapidement  la  viej  évolution  trop  pré- 
cipitée des  organismes  sur  eux-mêmes,  répétition  trop  fréquente  des  actes 
vitaux,  frottement  fatigant  du  mécanisme,  sommeils  courts.  On  meurt  vite 
dans  Jupiter.  À  partir  de  Jupiter,  et  pour  toutes  les  régions  au  delà,  les 
étoiles  sont  visibles  le  jour. 

Cent  soixante  millions  de  lieues  plus  loin,  il  y  a  un  autre  être  énorme. 
Celui-là  est  seulement  huit  cents  fois  plus  grand  que  la  Terre.  Ce  vivant  des 


LES   CHOSES   DE   L'INFINI.  597 

ténèbres  est  au  carcan  dans  un  cercle  de  feu.  Le  cercle  est  double.  Le  pre- 
mier cercle,  le  grand,  a  soixante  et  onze  mille  lieues  de  diamètre j  le 
deuxième  cercle,  le  petit,  n'a  que  soixante  mille  lieues.  Ce  monstre  est  un 
monde.  Nous  l'appelons  Saturne.  Sa  vitesse  de  rotation  est  telle  qu'elle  a 
aplati  ses  pôles  d'im  dixième.  Pour  les  habitants  des  anneaux  de  Saturne 
l'année  dure  trente  années  et  est  alternativement  blanche  et  noire,  c'est-à- 
dire  qu'à  un  jour  de  trente  ans  succède  une  nuit  de  trente  ans.  L'être  qui, 
sur  l'anneau  de  Saturne,  a  vu  un  jour  et  une  nuit  serait  sur  la  Terre  un 
vieillard.  Saturne  a  huit  lunes.  Ici,  l'obscurité  va  s'épaississant.  Le  crépuscule 
de  Jupiter  est  le  plein  midi  de  Saturne.  Saturne,  dans  l'espace  livide  où  il 
roule,  encombre  de  son  globe,  de  ses  anneaux,  et  des  huit  orbites  de  ses 
huit  planètes,  deux  mille  six  cents  milliards  de  lieues  carrées. 

Quatre  cents  millions  de  lieues  plus  loin,  il  y  a  un  autre  globe.  Après  le 
monde  de  Saturne,  le  monde  d'Uranus.  Uranus,  comme  Saturne,  a  huit 
lunes.  Ces  huit  lunes,  au  rebours  de  toutes  les  planètes  connues,  se  meuvent 
d'orient  en  occident.  L'obscurité  grandit.  La  lumière,  vingt-deux  fois 
moindre  dans  Jupiter  que  sur  la  Terre,  est  dix-sept  fois  moindre  dans 
Uranus  que  dans  Jupiter.  Uranus  a  quatorze  mille  lieues  de  diamètre. 
Notre  siècle  est  son  année.     '  :  .    -    - 

Cinq  cents  millions  de  lieues  plus  loin,  il  y  a  un  autre  globe,  Oceanus.^ 
L'obscurité  devient  terrible.  Oceanus  a  treize  cents  fois  moins  de  lumière  et 
de  chaleur  que  la  Terre.  Impossible  de  se  figurer  cette  glace  et  cette  ombre^ 
Doublez  la  grosseur  de  l'étoile  du  soir,  vous  aurez  le  Soleil  vu  d'Oceanus. 
Oceanus  est  trente  fois  plus  loin  du  Soleil  que  nous.  Or  notre  distance  du 
Soleil  est  ceci  :  la  section  d'un  cheveu  représente  le  diamètre  de  la  Terre 
vue  du  centre  du  Soleil.  Oceanus  est  grand  cent  fois  cooime  la  Terre.  Il  a 
une  seule  lune.  Son  année  dure  cent  soixante-quatre  ansj  ses  saisons  durent 
quarante  ans.  Oceanus  fait  autour  de  l'étoile  que  nous  appelons  Soleil  un 
cercle  de  sept  milliards  de  lieues.  .  .    _ 

Est-ce  fini  ? 

Fini  !  quel  est  ce  mot  ? 

Améliorez  votre  télescope,  et  vous  verrez. 

Ces  effrayantes  planètes  obscures,  échelonnées,  au  delà  d'Oceanus,  les 
unes  derrière  les  autres,  dans  les  profondeurs  impossibles,  vous  les  rêvez  ? 
vous  les  constaterez. 

D'ailleurs  qu'importent  les  planètes  ?  Pourquoi  y  perdre  le  temps  ?  N'y 
a-t-il  pas  autre  chose  ?  À  côté  de  la  planète,  point  lumineux  mouvant,  n'y 
a-t-il  pas  un  point  lumineux  immobile  ?  C'est  l'étoile.  Allez-y. 


598  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 


Il 


Quelle  est  la  plus  proche  ? 

C'est  rétoile  Alpha  du  Centaure. 

Allez  à  celle-là. 

Si  l'ouragan  des  Indes,  qui  emporte  des  forêts  et  rase  des  villes,  doublait 
sa  vitesse,  laquelle  est  d'une  lieue  par  minute,  il  lui  faudrait  à  raison  de 
cent  vingt  lieues  à  l'heure,  trente  jours  pour  aller  de  la  terre  à  la  lune.  La 
lumière  vient  de  la  lune  en  une  seconde.  Il  faut  à  la  lumière,  qui  fait 
quatre  millions  deux  cent  mille  lieues  par  minute,  trois  ans  et  huit  mois 
pour  venir  de  l'étoile  Alpha  du  Centaure.  Il  lui  faut  vingt-deux  ans  pour 
venir  de  Sirius,  notre  autre  voisin. 

Tels  sont  ces  précipices  que  nous  appelons  l'espace. 

Qu'est-ce  qu'une  étoile  ?  C'est  une  tyrannie.  La  force  centripète,  quel 
despotisme  ! 

Autant  d'étoiles,  autant  d'aimants.  Ces  attractions  terribles  départagent 
l'abîme. 

Une  étoile  est  un  rendez-vous.  C'est  un  lieu  de  précipitation.  L'infini  y 
jette  sans  cesse  on  ne  sait  quel  combustible  inconnu.  La  matière  subtile 
tombe  de  toutes  parts  à  ce  foyer,  creuset  des  forces. 

Tout  centre  appelle.  Rien  ne  résiste.  Les  éléments  entrent  en  discipline. 
Résultante  :  la  vie. 

La  réduction  des  chaos  s'opère  peu  à  peu. 

Les  forces  connaissent  leur  devoir.  Pas  une  ne  désobéit. 

La  gravitation  est  la  conscience  de  la  matière. 

Une  étoile  fait  loi.  La  loi  d'une  étoile  finit  où  commence  la  loi  d'une 
autre  étoile. 

La  création  visible  et  invisible  subit  ces  voisinages.  Les  principes  vitaux 
en  suspens  oscillent  entre  ces  centres,  puis  font  leur  choix,  et  se  rendent  au 
plus  fort  ou  au  plus  proche.  De  vastes  courants  de  vie  se  déterminent  dans 
tous  les  sens  j  des  formations  colossales  se  mettent  en  équilibre  autour  de  ces 
astres.  Des  rotations  éperdues  soutiennent  ces  équilibres. 

Notre  terre,  qui  est  peu  de  chose,  fait  six  cent  vingt-quatre  mille  lieues 
par  jour. 

Les  astres  centres  tournent  sur  eux-mêmes. 


LES   CHOSES    DE   L'INFINI.  599 

Une  fois  saisis  par  ces  aimants,  les  mondes  restent  à  jamais  leurs  prison- 
niers. 

Notre  Soleil  a  pris  Mercure,  Vénus,  la  Terre,  Mars,  Jupiter,  Saturne, 
Uranus,  Oceanus... 

Le  Soleil  pèse  à  lui  seul  sept  cents  fois  plus  que  toutes  les  planètes  connues 
mises  ensemble  dans  le  plateau  d'une  balance. 

Mercure  a  la  densité  de  l'or,  Vénus  et  la  Terre  ont  la  densité  de  l'oxyde 
de  fer.  Mars  a  la  densité  du  rubis,  Jupiter  du  chêne,  Saturne  du  liège, 
Uranus  de  la  brique,  Oceanus  du  hêtre.  Oceanus,  Saturne  et  Jupiter  flotte- 
raient sur  l'eau. 

Quelques-uns  de  ces  mondes,  comme  Vesta,  n'ont  pas  d'atmosphère.  Pas 
d'atmosphère,  c'est  le  silence.  Ce  sont  des  univers  sourds-muets. 

Les  planètes  éclairent  splendidement  leurs  satellites.  Le  clair  de  terre  est 
treize  fois  plus  lumineux  que  le  clair  de  lune. 

Pour  les  habitants  de  la  lune ,  quelle  merveille  que  la  terre  !  l'année  de  la 
lune  est  d'un  mois  composé  d'un  jour  et  d'une  nuit  qui  durent  chacun  deux 
semaines.  La  lune  a  probablement  la  forme  ovoïde  ;  liquide  aux  premiers 
temps  de  sa  formation,  elle  a  dû  se  figer  en  ellipsoïde  allongée,  ce  qui 
explique  pourquoi  l'un  de  ses  hémisphères,  le  plus  pesant,  est  éternel- 
lement tourné  vers  nousj  la  lune  pend  sur  la  terre.  Ne  percevant  que  son 
petit  diamètre,  qui  offre  une  section  circulaire,  nous  la  voyons  ronde.  Une 
moitié  seulement  de  la  lune,  cet  hémisphère,  a  la  vision  de  la  terre.  Vision 
presque  effrayante,  à  la  fois  réelle  et  spectrale.  Les  habitants  de  l'arrière 
hémisphère  doivent  faire  ce  voyage  d'aller  voir  la  terre  de  l'autre  côté  de 
leur  monde.  De  ce  point-là,  que  voit-on  ?  Au  zénith,  un  vaste  globe  immo- 
bile, toujours  lumineux,  gros  trois  fois  comme  le  soleil.  Autour  de  ce  globe 
tourne  l'univers.  Cette  sphère  apparaît  comme  la  clef  de  voûte  du  ciel.  La 
création  est  un  tourbillon  autour  d'elle.  Elle  est  le  milieu  visible  du 
monde.  Elle  évolue,  mais  sur  elle-même,  majestueusement  centrale.  C'est 
l'illusion  fixée  au  sommet  de  la  réalité  et  déconcertant  à  jamais  la  science. 
Pour  les  hommes  de  la  lune  l'astronomie  vraie  est  fermée.  Du  haut  du  ciel 
étoile,  l'aberration  préside  au  calcul.  Comment  échapper  à  ce  globe  qui  ne 
se  déplace  jamais ,  et  sur  lequel  tout  gravite  ?  L'ordre  du  monde  roule  sur 
lui.  Toute  étude  cosmique  est  irrémédiablement  viciée  à  son  point  de 
départ.  Un  Galilée  lunaire  semble  impossible. 

S'imagine-t-on  des  fleuves  de  planètes  ?  Cela  existe.  Ces  fleuves  tournent 
autour  de  l'étoile  dite  Soleil.  Le  plus  remarquable,  dans  notre  système,  c'est 
le  grand  courant  d'astres  situé  à  moitié  chemin  entre  Mars  et  Jupiter.  Le 
premier  de  ces  astres,  Cérès,  fut  découvert  en  janvier  iSoij  le  dernier. 


6oo  POST-SCRIPTUM   DE  MA  VIE. 

Sapho,  en  février  1864.  Il  y  en  a  aujourd'hui  quatre  vingt.  Le  nombre  est 
probablement  illimité ''^. 

D'autres  fleuves  de  planètes  ne  peuvent  être  perçus  par  nos  instruments. 
Par  instants,  il  s'en  détache  une  goutte,  qui  est  un  monde.  Nous  nommons 
ces  mondes  bolides.  Ces  planètes  sont  les  animalcules  du  monde  télesco- 
pique.  De  temps  en  temps,  un  de  ces  infusoires,  univers  habité  comme  un 
autre  (pourquoi  pas  ?),  vient  se  heurter  à  notre  atmosphère,  et  le  frottement 
de  sa  vitesse  contre  sa  densité  l'enflamme.  Il  éclate,  c'est  une  étoile  filante; 
il  tombe  à  terre,  c'est  un  aérolithe.  Un  de  ces  torrents  de  petits  mondes 
passe  annuellement  sur  nos  têtes  vers  le  11  août. 

Nous  ramassons  ces  mondes.  Que  nous  apportent- ils  ?  Parfois  nos  propres 
éléments,  nos  métaux  à  nous,  le  cuivre,  le  cobalt,  le  nickel,  la  manganèse, 
le  fer  météorique,  le  fer  titane,  une  basalte  pareille  à  celle  des  escarpements 
colonnaires  de  Paterno,  un  feldspath  qui,  comme  celui  de  l'Etna,  est  "du 
labrador  et  non  de  l'orthosej  parfois  des  métaux  inconnus,  la  plessite,  la 
ténite,  le  kamacite. 

Ces  ruissellements  circulaires  de  mondes  télescopiques  sont  de  véritables 
anneaux,  entrant  peut-être  les  uns  dans  les  autres  et  faisant  dans  les  étendues 
on  ne  sait  quelle  surprenante  chaîne  cosmique. 

Une  autre  chaîne  se  composerait  des  gigantesques  orbites  elliptiques  des 
comètes. 

Veut-on  se  figurer  quelle  serait  cette  chaîne  ? 

La  comète  de  1680,  une  des  préoccupations  de  Newton,  ne  revient 
qu'au  bout  de  quatrevingt-huit  siècles;  elle  plonge  dans  l'espace  à  trente- 
deux  milliards  de  lieues. 

Cette  ellipse  longue  de  trente-deux  milliards  de  lieues  ne  serait  qu'un 
chaînon  de  la  chaîne  cométaire. 

Ces  prodigieux  fils  relieraient  dans  l'espace  incommensurable  les  créations. 

La  plupart  des  comètes  semblent  être  et  sont  probablement  des  nuages 
ignés  de  matière  cosmique.  Quelques-unes  pourtant  ont  évidemment  des 
noyaux  solides;  ainsi,  entre  autres,  la  comète  à  six  chevelures  de  1744, 
observée  par  Chezeau  ;  ainsi  la  comète  de  1680  ;  Newton  calcula  que  le 
globe  flamboyant,  noyau  de  cette  comète,  mettrait  cinq  cents  siècles  à  se 
refroidir. 

Pas  plus  que  la  science  d'hier,  la  science  d'aujourd'hui  n'a  dit  sur  les 
comètes  le  dernier  mot.  ,       - 

(''  La  quatrevingt-unième  vient  d'être  aper-  (Le   27   novembre   1864,  on   a   découvert 

çuc  le  30  septembre  1864,  au  moment  oii  la  quatre  vingt-deuxième,  Alcmène.)  [Notes 
nous  venions  d'écrire  ces  lignes.  du  matimcrit.l 


LES   CHOSES   DE    L'INFINI.  6oi 

La  science  dit  le  premier  mot  sur  tout,  le  dernier  mot  sur  rien. 

L'astronomie,  cette  micrographie  d'en  haut,  est  la  plus  magnifique  des 
sciences  parce  qu'elle  se  complique  d'une  certaine  quantité  de  divination. 
L'hypothèse  est  un  de  ses  devoirs. 

Nous  distinguons,  bien  entendu,  entre  hypothèse  et  hypothèse.  Quand 
Philolaûs  imagine  l'antichthone  et  la  fait  adopter  par  l'école  de  Pythagore, 
Philolaiis  est  le  visionnaire  du  faux  -,  quand  Swedenborg  dit  :  «  Les  habitants 
de  Saturne  adorent  la  Lueur  Nocturne  j  c'est  leur  Dieu;  la  Lueur  Nocturne 
vient  du  grand  anneau»,  Swedenborg  est  le  visionnaire  du  possible j  quand 
Hévélius  conjecture  la  libration  de  la  lune,  Hévélius  est  le  yisionnaire  du 
réel. 

Dans  toutes  les  sciences  il  y  a  le  coin  ténébreux  auprès  de  la  partie  éclai- 
rée. L'astronomie  seule  n'a  pas  d'ombre,  ou,  pour  mieux  dire,  l'ombre 
qu'elle  a  est  éblouissante.  Chez  elle  le  prouvé  est  évident,  le  conjectural  est 
splendide.  L'astronomie  a  son  côté  clair  et  son  côté  lumineux  j  par  le  côté 
clair  elle  trempe  dans  l'algèbre,  par  le  côté  lumineux  dans  la  poésie. 

Essayer  d'entrevoir  l'invisible,  d'exprimer  l'inexprimable  ?  quelle  tenta- 
tion !  quelle  chimère  ! 

Autour  de  l'homme  chétivement  limité  rayonnent,  nous  ne  disons  pas 
quatre  infinis,  —  l'infini  ne  se  scinde  pas,  —  mais  quatre  aspects  de  l'infini  : 
deux  dans  la  durée,  l'éternité  future  et  l'éternité  passée 5  deux  dans  l'espace, 
l'infiniment  grand  et  l'infiniment  petit. 

Mais  «l'éternité  passée»,  quel  mot!  L'absurde  et  l'évident,  l'impossible 
et  le  réel,  amalgamés  et  indivisiblement  mêlés  pour  composer  l'inconcevable! 

Et  sous  quelle  forme  l'imaginer,  ce  monstrueux  ensemble  universel.'* 

Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que  la  forme  sphérique  paraît  être  celle 
des  mondes  et  que  la  forme  sphérique  est,  en  effet,  celle  qui  n'a  ni  com- 
mencement ni  fin. 


III 


Nous  avons  parlé  d'étoiles  immobiles,  c'est  une  erreur.  L'immobilité 
n'est  pas. 

Toute  cette  profondeur  remue.  On  croit  y  voir  étinceler  la  fixité.  On  se 
trompe.  Cette  fixité  bouge.  Cette  immuabilité  change. 

Des  étoiles  s'enflamment  ou  pâlissent.  Sirius,  blanc  aujourd'hui,  était 
rouge  autrefois.  _  . 


6o2  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Arcturus,  Procyon,  Kéid,  ont  des  mouvements  propres,  constatés. 

Mira  avance  et  recule. 

Algol  avance  et  recule. 

Une  étoile  du  Bélier  recule,  une  du  Dragon  avance,  une  du  Cygne 
approche  et  s'éloigne,  la  neuvième  et  la  dixième  du  Taureau  s'en  sont  allées. 

D'autres  étoiles  ont  apparu  et  disparu.  Hipparque  en  a  vu  une,  Adrien 
en  a  vu  une,  Honorius  en  a  vu  une,  Abulmazar,  qui  écrivait  au  neuvième 
siècle  le  livre  De  la  Kévolution  des  A.nnées,  en  a  vu  unej  Charles  IX  a  eu  la 
sienne  en  1572^  Philippe  III  a  eu  la  sienne  en  1604.  Une  étoile  dans  le 
Renard  a  eu  plusieurs  allées  et  venues  et,  après  une  longue  hésitation,  est 
partie.  Le  Nord  lui-même  n'est  pas  imperturbable.  Il  change  de  flambeau. 
L'astre  régulateur  est  relevé  comme  un  soldat  de  garde.  L'étoile  polaire 
d'Homère  n'est  pas  la  nôtre. 

Il  existe  des  étoiles  doubles,  des  étoiles  triples,  des  étoiles  quadruples. 
Trois  soleils,  un  vert,  un  jaune  et  un  rouge,  tournant  l'un  sur  l'autre  et  se 
poursuivant  avec  une  vitesse  de  quatrevingts  millions  de  lieues  par  seconde, 
voilà  Aldebaran. 

Nous  voyons  éclater  la  meule  du  rémouleur.  Comment  font-ils  pour 
subsister,  ces  globes  animés  de  vitesses  désagrégeantes.? 

Quelle  est  leur  adhésion  moléculaire  }  Comment  une  telle  force  centrifuge 
peut-elle  être  vaincue  } 

La  lumière  est  lente  à  côté  de  ces  emportements  terribles. 

Ces  gigantesques  mouvements  d'astres  s'accomplissent  au  fond  d'un  tel 
abîme  et  sont  à  tel  point  annulés  pour  nous  par  la  distance  qu'ils  sont  mas- 
qués souvent  par  l'épaisseur  du  fil  de  platine  traversant  le  champ  de  la 
lunette,  fil  mille  fois  plus  fin  qu'un  fil  d'araignée. 

Il  y  a  une  étoile  double  sur  quarante. 


IV 


L'ombre  apparaît  comme  l'unité. 

Dans  cette  unité  qu'y  a-t-il } 

L'homme  a  sondé,  d'abord  avec  la  prunelle,  puis  avec  le  télescope,  puis 
avec  l'esprit. 

Cette  unité,  qu'est-ce .f* 

C'est  la  noirceur,  c'est  la  simplicité  épouvantable,  c'est  l'immanence 
morte  du  gouffre,  c'est  le  désert,  c'est  l'absence.  Non.  C'est  la  fourmilière 
des  prodiges.  C'est  la  Présence. 


LES   CHOSES   DE   L'INFINI.  603 

Chacune  des  trois  sondes  de  l'honcime  a  rapporte  quelque  chose. 

L'œil  a  vu  six  mille  étoiles,  le  télescope  a  vu  cent  millions  de  soleils, 
l'esprit  a  vu  Dieu. 

Qui,  Dieu.f* 

Dieu. 

Au  Dieu  Inconnu  de  saint-Paul,  l'Aréopage  opposait  le  Dieu  Inconnais- 
sable. 

Le  Dieu  inconnaissable  est  le  Dieu  incontestable. 

Les  puissances  occultes  de  la  création,  les  effluves  de  l'illimité  ont  une 
rencontre.  Ils  se  heurtent,  s'accostent,  s'amalgament,  s'entrecroisent, 
forgent  l'un  sur  l'autre,  créent.  L'étincelle  de  ce  choc  est  le  soleil. 

Les  effluves  étant  infinis,  l'étincelle  est  éternelle. 

Pas  de  raison  pour  que  la  rencontre  s'interrompe. 

Partout  où  vous  voyez  une  étoile,  il  y  a  une  de  ces  rencontres-là. 

L'immanence  infinie  produisant  le  renouvellement  indéfini  j  tel  est  le 
phénomène  de  la  vie  universelle. 

Essence  et  substance j  de  cet  androgyne  sort  le  monde. 

Dans  la  création,  telle  que  nous  la  voyons,  tout  est  combustion.  Vivre, 
c'est  brûler.  L'homme  brûle. 

Nous  voyons  une  création,  nous  en  devinons  une  autre. 

La  création  visible  peut  être  inextricablement  amalgamée  de  créations 
invisibles. 

Elle  doit  l'être.  L'infinitude  patente  implique  une  infinitude  latente. 

Par  création  invisible,  nous  n'entendons  pas  cette  portion  de  la  création 
matérielle,  prolongement  indéfini  du  monde  télescopique  et  du  monde 
microscopique,  qui  se  dérobe  à  notre  perception  par  l'éloignement  ou  par 
la  petitesse,  la  petitesse  étant  un  éloignement.  Par  création  invisible  nous 
entendons  une  création  mêlée  à  nous-mêmes  qui  nous  enveloppe  et  nous 
touche  mystérieusement,  inaccessible  à  nos  sens,  saisissable  seulement  à 
notre  esprit j  monde  inexprimable,  vie  profonde  et  inconnue,  d'où  l'on  sort 
par  le  berceau  et  où  l'on  rentre  par  la  tombe.  La  création  invisible  n'a  sur 
la  terre  pour  l'homme  que  ces  deux  ouvertures. 

Nous  étudions,  et  nous  constatons,  dans  la  mesure  de  notre  possible,  la 
loi  de  la  création  visible  j  la  loi  des  créations  invisibles  nous  échappe. 

Il  ne  nous  est  donné  que  d'affirmer  ceci  : 

Toutes  les  créations,  la  visible  comme  l'invisible,  sont  concentriques 
à  Dieu. 


6o4  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 


On  a  pu  mesurer  la  distance  de  quarante  étoiles  seulement  sur  cent 
millions  que  voit  le  télescope. 

Quels  que  soient  ces  univers,  éblouissants  ou  ténébreux,  glacés  ou  incen- 
diés, de  l'ensemble  de  leur  phénomène  une  forme  protozoïque  quelconque 
se  dégage.  Ébullition  et  congélation  vivent.  O  vie  !  ô  loi  ! 

La  vie  astrale  résulte  d'un  mystérieux  réseau  de  magnétismes. 

Elle  se  distribue  dans  toutes  les  sphères  du  possible  en  quantités  inconnues. 

Ici  le  principe  plutonien,  là  le  principe  neptunien.  Sombres  équilibres 
mêlés  de  chaos  et  de  déluges.  La  vie  surnage.  La  vie  s'échange. 

Qui  sait  s'il  n'y  a  point  un  pollen  des  étoiles.? 

La  solidarité  ne  peut  être  la  loi  des  âmes  sans  être  la  loi  des  mondes. 

Pourtant,  disons-le,  la  vie,  une  au  point  de  départ,  est  diverse  au  point 
d'arrivée.  .  . 

Nous  voyons  ces  mondes.  Ils  sontj  donc  ils  vivent.  Quelle  est  leur  faune.'* 
Quelle  est  leur  flore.''  Ont-ils,  comme  nous,  des  végétaux  dont  la  respiration, 
analogue  le  jour  à  la  respiration  de  l'homme,  devient  inverse  la  nuit.?  Leur 
milieu  ambiant  ressemble-t-il  au  nôtre.?  Leur  fluide  respiratoire  est-il  de 
l'air.?  Leur  liquide  potable  est-il  de  l'eau.?  Pas  de  réponse  à  ces  questions. 

Il  faut  pour  mûrir  l'orge  douze  cents  degrés  de  chaleur  accumulée,  pour 
le  blé  deux  mille,  pour  la  vigne  trois  mille.  Qu'est-ce  que  cela  prouve? 
Rien,  sinon  le  mode  de  vie  propre  à  la  terre. 

Chaque  globe  a  une  gamme  complète  de  climats.  Ses  climats  ne  sont 
bons  que  pour  lui. 

Les  données  de  la  vie  universelle  ont  toutes  les  combinaisons  des  loga- 
rithmes.    ;  X 

La  vie  de  chaque  monde,  son  aspect,  sa  surface,  toute  la  création  qui 
lui  est  propre,  résulte  d'un  coup  d'autorité  de  sa  nature  spécifique. 

Où  est-il  placé  dans  l'espace .?  cette  question  résout  toutes  les  autres.  Le 
lieu  fait  l'être. 

Aux  aflEînités  ajoutez  les  influences. 

Les  nutations  de  tous  les  axes  de  toutes  les  sphères,  obéissant  à  des  magné- 
tismes obscurs,  modifient  dans  l'étendue  la  vie  incommensurable. 

Dieu  seul  est  seul. 

Les  soleils  sont  ensemble.  Leur  lumière,  chimiquement  diverse,  va  de  tous, 
à  tous. 


LES    CHOSES    DE   L'INFINI.  605 

Chacun  a  droit  à  sa  part  du  fonds  commun,  l'Etre .  Nul  refus  n'est  possible. 

Une  succion  mystérieuse  des  effluves  de  l'un  par  les  lacunes  de  l'autre 
met  tous  les  mondes  en  communication. 

Les  irradiations  qui  s'entre-pénètrent,  font  une  plénitude. 

L'irradiation  est  équivalente  à  l'absorption. 

L'univers  ne  manque  nulle  part. 

Il  y  a,  au-dessus  des  créations  locales,  et  pour  les  relier,  un  univers 
collecteur. 

Les  petits  univers  rentrent  par  une  série  d'engrenages,  ceux-ci  télesco- 
piques,  ceux-là  microscopiques,  dans  le  mécanisme  du  grand. 

Dans  notre  univers  à  nous,  les  orbites  planétaires  pèsent  les  unes  sur  les 
autres,  et  leur  déplacement  incline  ou  relève  les  obliquités  de  toutes  les 
écliptiques.  Oscillation  prodigieuse. 

La  mort  n'est  pas.  Tout  est  la  vie.  La  vie  est  partout.  Quelle  vie-^*  La 
nôtre?  Oui  et  non.  Oui,  comme  principe.  Non,  comme  forme. 

Mercure,  pour  qui  le  Soleil  est  sept  fois  plus  grand  que  pour  nous,  a  une 
atmosphère  aussi  chaude  que  de  l'huile  bouillante j  Oceanus  est  plus  froid 
que  le  vif-argent  congelé.  Variantes  du  gouffre. 

Y  a-t-il,  çà  et  là,  des  raréfactions  de  la  vie.'*  Rien  ne  le  démontre.  Nous 
croyons  plutôt  à  des  transformations  qu'à  des  diminutions.  Des  éclipses,  oui. 
Des  noirceurs,  non. 

La  vraie  science  croit  et  affirme.  Tout  cône  de  ténèbres  vient  d'un 
obstacle  momentané.  Attendez,  l'obstacle  se  déplacera  et  le  cône  d'ombre 
passera.  La  certitude  reparaîtra. 

Quiconque  nie  est  la  dupe  d'une  occultation. 

Donc  croyons  à  la  Vie. 

Du  reste  tous  ces  mots,  glace,  chaleur,  lumière,  nuit,  n'ont  pas  de  sens 
dans  l'absolu.  La  vie  universelle  n'est  que  relation.  Un  vivant  n'est  pas  juge 
d'un  autre  vivant.  Tu  meurs  de  ce  dont  je  vis.  Chacun  est  selon  son  milieu. 
La  taupe  a  l'oeil  plus  petit  que  l'abeille.  Oceanus  n'a  pas  froid.  Mercure  n'a  pas 
chaud.  Pour  la  bête  du  feu  aux  écailles  de  bronze  rouge  qui ,  au  dire  de  Jean 
Tri  thème,  serpente,  heureuse,  dans  les  charbons  ardents,  et  qui,  tirée  de  la 
fournaise,  noircit  et  expire,  agonisant  hors  de  la  flamme  comme  le  poisson 
hors  de  l'eau,  pour  cette  salamandre  notre  terre  est  glace,  et  notre  printemps 
est  la  mort.  Un  lit  de  braises  est  son  paradis  j  nos  roses  lui  feraient  horreur. 

Tout  est  uuj  mais  rien  n'est  pareil  à  rien. 

Vénus,  qui  a  le  même  diamètre  que  la  Terre,  porte  des  montagnes  de  dix 
lieues  de  haut. 

Le  même  être,  placé  ailleurs,  sera  autre.  Le  temps  lui-même  n'a  pas 
d'identité.    Une   minute   de    Jupiter   équivaut   à    trois   de    nos   minutes. 


6o6  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

L'homme  terrestre,  tel  qu'il  est,  pèserait  quatre  cents  livres  dans  Jupiter  et 
quatre  mille  livres  dans  le  Soleil.  Sur  Pallas  il  pourrait,  sans  se  faire  de  mal, 
sauter  des  tours  de  Notre-Dame  (s'il  y  a  une  Notre-Dame  dans  Pallas). 
Dans  le  Soleil  une  chute  de  trois  pouces  de  haut  le  tuerait.  L'homme 
dans  le  Soleil  ne  pourrait  vivre  que  couché j  le  poids  de  sa  tête  écraserait  sa 
colonne  vertébrale. 

Sur  d'autres  planètes  que  la  Terre,  l'écliptique  moins  inclinée  fait  la  vie 
plus  longue  et  l'existence  moins  âpre.  Nous  le  supposons,  du  moins. 

Selon  notre  mode  de  concevoir  la  vie,  l'obliquité  du  rayon  solaire  est 
toute  la  question.  Suivant  ce  plus  ou  moins  d'obliquité,  on  subit  l'existence 
ou  on  la  savoure.  L'axe  d'une  sphère  incliné  ou  redressé  peut  changer  un 
paradis  en  enfer  et  un  enfer  en  paradis,  mais  qui  nous  dit  que  notre  possi- 
bilité de  vivre  est  l'unique.'*  Qui  nous  dit  que  l'être  se  limite  à  notre  façon 
de  le  comprendre?  Nous  voyons  les  choses  sous  un  certain  angle j  mettez  le 
point  d'observation  en  deçà  de  l'homme,  cet  angle  variera  évidemment. 

Autant  de  mondes,  autant  de  vies. 

De  tout  point  d'intersection  une  vie  jaillit. 

Les  mondes  sont  des  nœuds  de  forces. 


VI 

Nous  venons  de  raconter  quelques  prodiges. 

Continuons. 

Chaque  étoile  est  un  soleil 5  autour  de  chaque  soleil  il  y  a  une  création. 
Notre  monde  solaire,  avec  toutes  ses  planètes,  est  imperceptible  dans  le 
monde  stellaire.  Notre  Soleil,  treize  cent  soixante  mille  fois  plus  gros  que 
la  Terre,  n'est  qu'une  étoile  atome. 

Représentez-vous  des  millions  de  soleils  comme  le  notre  avec  toutes  leurs 
légions  de  planètes,  enfoncés  au-dessus  de  nos  têtes  à  une  distance  telle  que 
ce  n'est  plus  qu'une  vague  blancheur,  un  blêmissement  indistinct,  on  ne  sait 
quel  inexprimable  écrasement  d'étoilesj  nous  nommons  cela  la  Voie  Lactée. 

Nous,  et  tous  les  astres  que  nous  voyons,  et  toutes  les  constellations  du 
zodiaque,  et  tous  les  univers  du  zénith  et  du  nadir,  nous  faisons  partie  d'un 
prodigieux  disque  d'étoiles  tournant  probablement  sur  lui-même,  dont  la 
Voie  Lactée  est  le  bord.  Il  y  a  là  un  épaississe  ment  de  soleils  qui  fait  une 
grande  tache  livide  dans  l'infini. 

Et  après  la  planète,  et  après  l'étoile,  et  après  la  Voie  Lactée,  qu'y  a-t-il? 

Il  y  a  la  nébuleuse. 

Qu'est-ce  que  la  nébuleuse.? 


LES   CHOSES   DE   L'INFINI.  607 


VII 

On  voit  çà  et  là  dans  le  ciel  des  pâleurs,  des  macules  presque  insaisissables, 
quelque  chose  qui  est  de  la  lumière  sans  cesser  d'être  de  l'ombre,  d'indi- 
cibles apparences  où  il  y  a  de  l'aurore  et  où  il  y  a  du  spectre.  Ce  sont  les 
nébuleuses. 

Le  soleil,  c'est  nous,  les  planètes,  c'est  nous,  les  constellations,  c'est  nous, 
l'étoile  polaire  qui  est  à  soixante-seize  millions  de  millions  de  lieues,  c'est 
nous,  la  Voie  Lactée,  c'est  nous. 

La  nébuleuse,  ce  n'est  plus  nous. 

Telle  étoile,  dont  la  lumière  ne  nous  parvient  qu'en  cent  mille  années, 
est  notre  compatriote  céleste.  Elle  habite  le  même  firmament  que  nousj  elle 
est  mêlée  à  notre  disque  stellaircj  elle  est  de  la  maison. 

La  nébuleuse,  c'est  l'étrangère.  Nos  comètes  ne  vont  pas  là. 

Elles  seraient  inquiètes  à  cette  distance  et  craindraient  de  ne  plus  savoir 
où  retrouver  nos  soleils. 

Notre  lumière  y  vaj  car  la  lumière  sacrée,  c'est  le  lien  universel. 

Peut-être  aussi  y  a-t-il,  pour  faire  le  service  de  ces  monstrueux  espaces, 
des  relais  de  comètes  «transatlantiques»  ignorées. 

La  nébuleuse  est  un  autre  disque  stellaire,  composé,  lui  aussi,  de  ses 
milliards  de  soleils,  et  faisant  une  Voie  Lactée  dans  un  firmament  inconnu. 

Herschel  a  compté  plus  de  deux  mille  nébuleuses. 

Notre  Voie  Lactée  est  la  cabane  j  les  nébuleuses  sont  la  ville. 

Au  delà  du  monde  des  planètes,  il  y  a  le  monde  des  étoiles j  au  delà  du 
monde  des  étoiles,  il  y  a  le  monde  des  nébuleuses. 

Les  lunes  sont  les  satellites  d'une  planète;  les  planètes  sont  les  satellites 
d'une  étoile;  les  étoiles  sont  les  satellites  d'une  nébuleuse;  les  nébuleuses 
sont  les  satellites  du  Centre  Ignoré. 

Autant  la  distance  d'une  étoile  à  l'autre  surpasse  la  distance  des  planètes 
entre  elles,  autant  la  distance  d'une  nébuleuse  à  l'autre  dépasse  la  distance 
des  étoiles  entre  elles.  Pour  exprimer  en  chiffres  la  distance  des  planètes,  on 
prend  pour  unité  la  lieue  de  quatre  mille  mètres;  pour  exprimer  la  distance 
des  étoiles,  on  prend  pour  unité  notre  rayon  solaire  de  trente-huit  millions 
de  lieues  ;  pour  exprimer  la  distance  des  nébuleuses,  il  faut  prendre  pour 
unité  le  rayon  stellaire,  c'est-à-dire  au  minimum  (le  plus  court  rayon  stellaire 
d'Alpha  du  Centaure  à  notre  soleil)  sept  mille  milliards  de  lieues.  La  dis- 
tance du  soleil  à  la  nébuleuse  la  plus  voisine  est  à  la  distance  de  la  terre  au 
soleil  dans  la  proportion  de  sept  mille  milliards  de  lieues  à  une  lieue.  Plus 


6o8  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

d'angles  à  calculer  j  plus  de  parallaxe  à  rêver  j  ici  la  géométrie  arrive  à  l'épou- 
vante. 

On  sent  l'accablement  de  la  création  inconnue. 

Disons-le,  même  à  cette  profondeur,  le  télescope  a  pu  saisir  des  formes. 
Messier,  du  haut  de  la  logette  de  l'hôtel  de  Cluny,  a  constaté  dans  la  vingt- 
septième  nébuleuse  deux  cercles  lumineux  occupant  les  deux  foyers  d'une 
ellipse.  La  nébuleuse  d'Hercule  figure  une  éponge  dont  chaque  trou  serait 
une  étoile,  La  nébuleuse  du  Chien  de  chasse,  espèce  de  chevelure  de 
flamme,  tourne  en  spirale  autour  d'un  noyau  éblouissant.  L'éternité  d'un 
ouragan  semble  pouvoir  seule  expliquer  cette  torsion  effrayante. 

Qui  sait  où  l'observation  humaine  s'arrêtera?  De  Francœur  à  nous,  le 
télescope  a  monté  de  soixante-quinze  millions  d'étoiles  à  cent  millions. 

Parce  que  dans  la  Voie  Lactée  proprement  dite,  nous  n'avons  encore 
compté  que  dix-huit  millions  de  soleils,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  nous 
décourager. 

Le  jour  où  nos  lunettes  auraient  reçu  un  suprême  perfectionnement  qui 
n'a  rien  d'impossible,  la  profondeur  incommensurable  étant  partout  peuplée 
d'astres  à  des  éloignements  divers,  tous  ces  points  lumineux,  devant  le 
regard  du  télescope,  se  serreraient  sans  interstice  les  uns  contre  les  autres, 
boucheraient  tous  les  trous,  deviendraient  surface,  et  le  ciel  de  la  nuit  nous 
apparaîtrait  comme  un  immense  plafond  d'or. 


-^  VIII 

Le  ciel  offre  cet  effrayant  phénomène  :  toujours  la  lumière,  jamais  la 
certitude. 

Les  distances  démesurées  des  astres  font  que  le  ciel,  à  parler  rigoureuse- 
ment, est  toujours  à  l'état  d'illusion. 

Le  ciel  que  nous  voyons  n'est  pas  présentj  il  est  passé.  L' Aujourd'hui  du 
ciel  nous  est  inconnu  j  nous  n'avons  devant  les  yeux  qu'Hier,  et  un  Hier  qui 
pour  certains  astres  recule  à  des  milliers  d'années.  La  Chèvre  que  nous 
admirons  tous  les  soirs  était  peut-être  éteinte  sept  ans  avant  la  bataille  de 
Marengoj  les  étoiles  que  le  télescope  de  trois  mètres  aperçoit  maintenant 
n'existaient  peut-être  plus  au  temps  de  Charlemagne,  et  les  étoiles  que  le 
télescope  de  six  mètres  observe  en  ce  moment  étaient  peut-être  déjà 
évanouies  au  moment  de  la  guerre  de  Troie.  À  l'heure  où  nous  sommes, 
il  n'y  a  peut-être  plus  une  seule  étoile  dans  le  ciel. 

Les  dernières  étoiles  étant  situées  à  la  distance  infinie,  et  la  distance  infinie 
ne  s'épuisant  pas,  leur  lumière,  même  après  que  l'astre  aurait  disparu,  nous 


LES  CHOSES  DE  L'INFINI.  609 

arrivera  toujours,  et  s'il  advenait  que  toutes  les  étoiles  s'éteignissent  dans  le 
ciel,  nous  ne  le  saurions  jamais.  Nous  verrions  pendant  l'éternité  ces  pro- 
fondes étoiles  mortes. 

Le  seul  phénomène  apparent  et  qui,  pour  être  constaté,  voudrait  être 
observé  pendant  des  milliers  d'années,  serait  celui-ci  :  les  grandes  étoiles 
visibles  à  l'œil  nu  disparaîtraient  peu  à  peu  l'une  après  l'autre,  et  la  Voie 
Lactée,  devenue  informe,  envahirait  tout  le  ciel.  L'immensité  serait  une 
nébuleuse. 


IX 

Est-ce  tout.f*     ' 

Jamais. 

Quel  véhicule  voulez-vous? 

La  locomotive  fait  quinze  lieues  à  l'heure. 

L'ouragan  fait  soixante  lieues  à  l'heure. 

Le  boulet  de  canon  fait  sept  cents  lieues  à  l'heure. 

La  locomotive  se  traîne. 

L'ouragan  boite. 

Le  boulet  de  canon  est  une  tortue. 

Enfourchez  le  rayon  de  lumière. 

C'est  là  une  monture  quatre  mille  fois  plus  rapide  que  le  boulet  de  canon, 
quatre  millions  deux  cent  mille  fois  plus  rapide  que  l'ouragan  et  dix-sept 
millions  de  fois  plus  rapide  que  la  locomotive. 

Elle  fait,  vous  le  savez,  soixante-dix  mille  lieues  par  seconde. 

Partez. 

Allez  sur  le  rayon  de  lumière  en  huit  minutes  de  la  Terre  au  Soleil,  allez 
en  quatre  heures  du  Soleil  à  Oceanus,  allez  en  trois  ans  et  huit  mois 
d'Oceanus  au  Centaure,  allez  en  vingt-huit  ans  du  Centaure  à  l'Etoile 
Polaire,  allez  en  seize  mille  huit  cents  ans  de  l'Étoile  Polaire  à  la  Voie  Lactée, 
allez  en  cinq  millions  d'années  de  la  Voie  Lactée  à  la  nébuleuse  du  Chien 
de  chasse,  vous  n'aurez  point  encore  fait  un  pas. 

Les  apparitions  d'univers  recommenceront. 

L'insondable  restera  devant  vous,  tout  entier. 

Au  delà  du  visible  l'invisible,  au  delà  de  l'invisible  l'inconnu. 

Partout,  toujours,  au  zénith,  au  nadir,  en  avant,  en  arrière,  au-dessus, 
au-dessous,  en  haut,  en  bas,  le  formidable  Infini  noir. 

Et  tout  ceci  ne  serait  encore  qu'un  des  deux  aspects  de  la  vision  sublime. 
A  côté  de  l'infini  de  l'espace,  il  y  a  l'infini  de  la  durée. 

PHILOSOPHIE.  —  II.  39 

IHVUIUUI    KÀTIOaiUS. 


6lO  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Songe-t-on  qu'avec  des  existences  probables  de.  milliards  et  de  milliards 
de  siècles,  ces  myriades  d'étoiles  et  de  soleils,  soumises  pourtant  aux  lois 
universelles  de  la  naissance  et  de  la  mort,  ont  sans  doute  un  commencement 
et  une  fin,  mais  se  transforment,  se  remplacent  et  se  renouvellent  sans  cesse, 
sans  trêve,  sans  terme,  toujours,  toujours,  toujours... 

De  ces  prodigieuses  hauteurs,  oserons-nous  maintenant  faire  un  retour  sur 
nous-mêmes  ? 

Imperceptibles  sur  notre  imperceptible  globe  pendant  la  seconde  qui  est 

notre  vie,  ne  sommes-nous  pas,  en  présence  de  cet  écrasant  infini,   bien 

infimes  et  bien  misérables  ? 

Non,  puisque  nous  le  comprenons. 

[1864.] 


[CONTEMPLATION    SUPREME.] 


I 

Comme  l'antique  Jupiter  d'Egine  à  trois  yeux,  le  poëte  a  un  triple  regard, 
l'observation,  l'imagination,  l'intuition.  L'observation  s'applique  plus  spécia- 
lement à  l'humanité,  l'imagination  à  la  nature,  l'intuition  au  surnaturalisme. 
Par  l'observation,  le  poëte  est  philosophe,  et  peut  être  législateur 5  par  l'ima- 
gination, il  est  mage,  et  créateur  j  par  l'intuition,  il  est  prêtre,  et  peut  être 
révélateur.  Révélateur  de  faits,  il  est  prophète}  révélateur  d'idées,  il  est 
apôtre.  Dans  le  premier  cas,  Isaïej  dans  le  second  cas,  saint-Paul. 

Cette  triple  puissance  inhérente  au  génie,  c'est-à-dire  à  l'intelligence 
humaine  sublimée,  l'homme,  par  la  plus  naturelle  des  illusions  d'optique, 
l'a  transférée  à  Dieu.  De  là  la  trimourti,  qui  a  précédé  le  triagme,  qui  a 
précédé  la  triade,  qui  a  précédé  la  trinité.  De  là  l'immémorial  et  universel 
triangle  mystique  adoré  à  Delphes,  à  Saropta,  à  Teglath-Phalazar,  gravé  dans 
la  grande  syringe,  sculpté  il  y  a  quatre  mille  ans  au  fond  de  l'Inde  dans  ces 
effrayants  dedans  de  montagnes  creusés  en  pagodes,  et  qu'on  retrouve  à 
Palanquè  après  l'avoir  constaté  à  Bénarès.  Mais  les  fondateurs  de  religions 
ont  erré,  l'analogie  n'est  pas  toujours  la  logique,  le  génie  peut  être  trinité 
sans  que  Dieu  ait  à  subir  cette  limitation.  Bossuet  se  trompe,  l'homme  seul 
est  grand.  Dieu  n'est  pas  grand,  il  est  infini.  Le  grand  suppose  une  mesure 
possible.  Dieu  est  sans  mesure.  Trinité,  à  quel  propos.?  L'infini  n'est  pas 
trois.  Premier,  second,  troisième,  l'illimité  ne  connaît  pas  cela.  L'absolu 
n'est  pas  plus  borné  par  le  nombre  que  par  l'étendue.  Intelligence,  puis- 
sance, amour j  intuition,  imagination,  observation j  ce  n'est  pas  Dieu,  c'est 
l'homme.  Dieu  est  cela,  et  le  reste.  Dieu  a  une  quantité  infinie  de  facultés 
infinies.  Vous  êtes  étranges  de  compter  Dieu  sur  vos  doigts. 

Philosophiquement  et  scientifiquement,  on  peut  dire  que  qui  croit  à  la 
Trinité  ne  croit  pas  en  Dieu. 

Quelle  idée  pensez-vous  que  se  fasse  de  Dieu,  quelle  notion  voulez-vous 
que  puisse  avoir  de  Dieu  l'homme,  le  prêtre,  qui,  comme  le  jésuite  SoUier, 

39- 


6i2  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

par  exemple,  écrit  :  «  Il  n'y  a  au-dessus  d'Ignace  de  Loyola  que  les  papes 
comme  saint-Pierre,  les  impératrices  comme  Marie  mère  de  Jésus,  et 
quelques  monarques  comme  Dieu  le  Père  et  Dieu  le  Fils  !  » 

Chose  inouïe,  c'est  au  dedans  de  soi  qu'il  faut  regarder  le  dehors.  Le  pro- 
fond miroir  sombre  est  au  fond  de  l'homme.  Là  est  le  clair-obscur  terrible. 
La  chose  réfléchie  par  l'âme  est  plus  vertigineuse  que  vue  directement.  C'est 
plus  que  l'image,  c'est  le  simulacre,  et  dans  le  simulacre  il  y  a  du  spectre. 
Ce  reflet  compliqué  de  l'Ombre,  c'est  pour  le  réel  une  augmentation.  En 
nous  penchant  sur  ce  puits,  notre  esprit,  nous  y  apercevons  à  une  distance 
d'abîme,  dans  un  cercle  étroit,  le  monde  immense.  Le  monde  ainsi  vu  est 
surnaturel  en  même  temps  qu'humain,  vrai  en  même  temps  que  divin. 
Notre  conscience  semble  apostée  dans  cette  obscurité  pour  donner  l'explica- 
tion. 

C'est  là  ce  qu'on  nomme  l'intuition. 

Humanité,  Nature,  Surnaturalisme.  À  proprement  parler,  ces  trois  ordres 
de  faits  sont  trois  aspects  divers  du  même  phénomène.  L'humanité  dont 
nous  sommes,  la  nature  qui  nous  enveloppe,  le  surnaturalisme  qui  nous 
enferme  en  attendant  qu'il  nous  délivre,  sont  trois  sphères  concentriques 
ayant  la  même  âme.  Dieu. 

Ces  trois  sphères,  car  c'est  là  le  vaste  amalgame,  se  pénètrent  et  se 
confondent,  et  sont  l'unité.  Un  prodige  entre  dans  l'autre.  Une  de  ces 
sphères  n'a  pas  un  rayon  qui  ne  soit  la  tige  ou  le  prolongement  du  rayon 
de  l'autre  sphère.  Nous  les  distinguons  parce  que  notre  compréhension,  étant 
successive,  a  besoin  de  division.  Tout  à  la  fois  ne  nous  est  pas  possible.  L'in- 
commensurable synthèse  cosmique  nous  surcharge  et  nous  accable. 

Les  plus  hauts  génies,  les  intelligences  encyclopédiques  aussi  bien  que  les 
esprits  épiques,  Aristote  aussi  bien  qu'Homère,  Bacon  aussi  bien  que  Shake- 
speare, détaillent  l'ensemble  pour  le  faire  comprendre,  et  ont  recours  aux 
oppositions,  aux  contrastes  et  aux  antinomies.  Ceci  est  d'ailleurs  le  procédé 
même  de  la  nature,  qui  emploie  la  nuit  à  nous  faire  mieux  sentir  le  jour. 
Hobbes  disait  :  La  dissection  fait  le  chirurgien,  l'analyse  fait  le  philosophe  j 
l'antithèse  est  le  grand  organe  de  la  synthèse  j  c'est  l'antithèse  qui  fait  la 
lumière. 

De  là  notre  distinction  entre  humanité,  nature  et  surnaturalisme;  mais, 
en  réalité,  ce  sont  trois  identités,  et  ce  qui  est  de  l'une  est  de  l'autre.  Qu'est- 
ce  que  l'humanité  ?  C'est  la  partie  de  la  nature  insérée  dans  notre  organisme. 
Et  qu'est-ce  que  le  surnaturalisme  ?  C'est  la  partie  de  la  nature  qui  échappe 
à  nos  organes.  Le  surnaturalisme,  c'est  la  nature  trop  loin. 


CONTEMPLATION   SUPRÊME.  613 

Entre  l'observation  qui  regarde  l'homme  et  l'intuition  qui  regarde  le  sur- 
naturalisme, il  y  a  la  même  différence  qu'entre  scruter  et  sonder. 

Mais  expliquer  la  nature,  ce  n'est  point  la  limiter}  classification  et  néga- 
tion, c'est  deux.  Il  ne  feut  ni  trop  de  Oui  ni  trop  de  Non.  L'idolâtrie  est  la 
force  centripète  j  le  nihilisme  est  la  force  centrifuge.  L'équilibre  entre  ces 
deux  forces,  c'est  la  philosophie. 

Chose  bizarre,  l'idolâtrie  et  le  nihilisme  s'entendent  sur  un  point,  la 
limitation  de  la  nature. 

Les  religions,  à  l'époque  peu  avancée  du  genre  humain  où  nous  sommes, 
sont  encore  en  bas  âge.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  croire  est  une  science  en 
même  temps  qu'une  soif  On  croit  d'instinct,  puis  on  croit  de  logique.  Les 
religions  faisant  partie  de  la  civilisation,  il  y  a  pour  les  religions,  comme 
pour  tout  le  reste,  l'enfance  de  l'art.  Et  ce  mot  est  pris  ici  en  bonne  part. 
A  l'heure  où  nous  sommes,  les  religions  ignorent.  Ne  leur  apportez  pas  de 
lumière  nouvelle}  leur  Dieu  est  bâclé.  Elles  ont  créé  Dieu.  Elles  n'en 
veulent  pas  d'autre.  Toute  religion  est  l'abbé  Vertot.  C'est  trop  tard,  mon 
Dieu  est  fait.  De  là,  un  résultat  singulier.  Dans  les  religions,  ce  qui  fait 
défaut,  c'est  l'essence  même  de  la  foi,  c'est  le  sentiment  de  l'infini.  Ce  qui 
manque  aux  religions,  c'est  la  religion.  L'illimité  est  toute  la  religion.  La 
foi,  c'est  l'indéfini  dans  l'infini.  Or,  insistons-y,  dans  l'humanité  telle  qu'elle 
est  encore,  le  caractère  des  religions,  c'est  l'absence  d'infini.  EUes  parlent  du 
ciel,  mais  elles  en  font  un  temple,  un  palais,  une  cité.  Il  s'appelle  Olympe, 
il  s'appelle  Sion.  Le  ciel  a  des  tours,  le  ciel  a  des  dômes,  le  ciel  a  des  jardins, 
le  ciel  a  des  escaliers,  le  ciel  a  une  porte  et  un  portier.  Le  trousseau  de  clefs 
est  confié  par  Brâhma  à  Bhâwany,  par  Allah  à  Aboubekre,  et  par  Jéhovah  à 
saint-Pierre.  Démogorgon  prend  sur  les  volcans  Acrocéraunes  une  poignée 
de  boue  enflammée  et  la  jette  en  l'ait}  cela  fait  les  astres.  Le  ciel  est  une 
montagne}  le  ciel  est  en  cristal}  la  terre  est  le  centre  de  l'univers }  Josué 
arrête  le  soleil,  Circé  feit  reculer  la  lune}  la  Voie  Lactée  est  une  tache  de 
gouttes  de  lait }  les  étoiles  tomberont. 

Quant  à  cet  être,  l'Eternel,  l'Incréé,  le  Parfait,  le  Puissant,  l'Immanent, 
le  Permanent,  l'Absolu,  il  est  vieux  avec  une  barbe  blanche,  il  est  jeune 
avec  un  nimbe}  il  est  père,  il  est  fils,  il  est  homme,  il  est  animal}  bœuf 
chez  les  uns,  agneau  chez  les  autres,  ailleurs  colombe,  ailleurs  éléphant.  Il  a 
une  bouche,  des  yeux,  des  oreilles }  on  a  vu  sa  face.  Quant  aux  facultés,  on 
les  lui  concède  infinies,  mais,  comme  nous  venons  de  le  rappeler,  on  ne  lui 
en  donne  que  trois,  reprenant  dans  le  chiffre  l'infinitude  qu'on  accorde  dans 
l'étendue,  et  sans  s'apercevoir  que  si  l'être  absolu  a  un  nom,  ce  n'est  pas 
Trinité,  c'est  Infinité.  Cet  être  est  irritable,  il  est  passionné,  il  est  jaloux,  il 


6l4  POST-SCRIPTUM    DE    MA  VIE. 

se  venge,  il  se  fatigue,  il  se  repose,  il  lui  faut  son  dimanche,  il  habite  un 
lieu,  il  est  ici  et  non  là.  Il  est  le  Dieu  des  armées  j  il  est  le  Dieu  des  anglais, 
et  non  des  français  j  il  est  le  Dieu  des  français  et  non  des  autrichiens.  Il  a 
une  mère  5  il  existe  des  rois  qui  promettent  à  Notre-Dame  d'Embrun  une 
tiare  en  vermeil  de  peur  qu'elle  ne  soit  en  colère  de  la  robe  de  brocart  d'or 
qu'ils  ont  offerte  à  Notre-Dame  de  Tours.  Il  a  une  forme  ;  on  le  sculpte,  on 
le  peint,  on  le  dore,  on  l'enrichit  de  diamants.  On  l'avale  et  on  le  boit.  On 
l'entoure  d'une  frontière  de  dogmes.  Chaque  culte  le  met  dans  un  livre  j 
défense  à  lui  d'être  ailleurs.  Le  Talmud  est  sa  gaine,  le  Zend-Avesta  est  son 
étui,  le  Koran  est  son  fourreau,  la  Bible  est  sa  boîte.  Il  a  des  fermoirs.  Les 
prêtres  le  gardent  sous  enveloppe.  Ils  ont  seuls  droit  d'y  toucher.  De  temps 
en  temps,  ils  le  prennent  dans  leurs  mains  et  le  font  voir.  Voilà  où  en  est 
l'illimité.  Toutes  les  religions,  anciennes  ou  actuelles,  s'efforcent  de  finir 
Dieu. 

Pourquoi  ? 

C'est  qu'un  Dieu  fini,  c'est  un  Dieu  commode.  Le  rayonnant  en  tous 
sens  n'est  point  facile  à  manier.  Mettez  donc  le  soleil  dans  un  ostensoir. 

Dieu,  incompréhensible  au  savant,  est  inintelligible  à  l'ignorant.  L'infini 
ayant  un  moi,  voilà  qui  n'est  pas  peu  de  chose  à  imaginer.  11  y  a  dans  cette 
notion  métaphysique  excès  de  pesanteur  pour  l'intelligence  humaine.  Faci- 
liter la  foi,  c'est  le  travail  des  religions 3  cela  s'obtient  aux  dépens  de  l'idéal. 
Administrer  Dieu,  tel  est  le  problème  à  résoudre.  Le  paganisme  divise  Dieu 
en  déités,  le  christianisme  le  divise  en  sacrements.  Les  religions,  c'est  Dieu 
donné  à  l'homme  par  bouchées.  Rendre  Dieu  mangeable,  c'est  un  succès. 

L' Ame-Monde,  faites  donc  comprendre  cette  abstraction  prodigieuse  à  la 
grosse  foule  ignorante  et  ignorante  utilement  pour  vous.  Un  Jupiter  de 
marbre  ou  un  Sabaoth  de  bronze,  cela  se  voit.  Or,  on  ne  croit  que  ce  qu'on 
voit.  (Fausse  vérité  qui  est  à  la  fois  le  point  de  départ  de  l'idolâtrie  et  le 
point  de  départ  de  l'athéisme.)  Fabriquez  donc  une  statue  quelconque  j  une 
fois  la  statue  faite  idole,  une  fois  le  piédestal  fait  autel,  donnez  l'exemple, 
prosternez-vous  5  il  ne  vous  reste  plus  qu'un  travail  à  exécuter  et  qu'un  pro- 
grès à  accomplir,  c'est  de  persuader  à  cette  honnête  masse  d'hommes  que 
cette  pierre  ou  ce  cuivre,  c'est  l'Éternel  et  l'Infini.  Petite  affaire.  Pour  per- 
suader la  foule,  il  suffit  de  l'effarer  j  un  miracle  ou  deux  font  la  besogne. 

Rien  donc  hors  du  Veda,  rien  hors  du  Toldos-Jeschu ,  rien  hors  du 
Koran,  rien  hors  de  la  Genèse,  rien  hors  des  docteurs,  rien  hors  des  pro- 
phètes, rien  hors  des  évangélistes ;  et  si  Dieu  déborde,  on  le  rognera.  C'est 
au  nom  de  Moïse  que  Bellarmin  foudroyait  Galilée ,  et  ce  grand  vulgarisateur 
du  grand  chercheur  Copernic,  Galilée,  le  vieillard  de  la  vérité,  le  mage  du 
ciel,  était  réduit  à  répéter  à  genoux,  mot  à  mot,  après  l'inquisiteur,  cette 


CONTEMPLATION   SUPREME.  615 

formule  de  honte  :  «  Corde  sincero  et  fide  non  fi^a,  abjuro,  maledico  et  deteBor 
supradi^os  errores  ethœreses.))  Le  mensonge  mettait  à  la  science  le  bonnet  d'âne. 
Galilée  se  courba  devant  l'orthodoxie  ^  Campanella  non.  L'inquisition  mit 
Tomaso  Campanella  en  prison  pendant  vingt-sept  ans  et  l'appliqua  à  la  ques- 
tion sept  fois,  et  chaque  fois  la  torture  dura  vingt-quatre  heures.  Quel  était 
son  attentat  ?  Avoir  affirmé  que  le  nombre  des  étoiles  est  infini.  Ainsi  les 
religions  en  viennent  à  ceci  que,  devant  elles,  l'infini  est  un  crime. 

Aux  yeux  du  nihilisme,  l'infini  n'est  pas  criminel  5  il  est  ridicule.  On 
a  entendu  tout  récemment  en  pleine  Académie  savante,  cette  parole  carac- 
téristique :  «  Arrêtons-nous ,  car  nous  tomberions  dans  les  puérilités  de 
l'infini.»  Et  cette  autre  :  «Ceci  n'est  pas  sérieux,  c'est  de  la  religion.»  Et 
cette  autre  :  «Les  penseurs  rejettent  le  surnaturalisme.» 

Donc  voilà  la  science,  du  moins  une  certaine  science  académique  et  offi- 
cielle, aussi  myope  que  l'idolâtrie.  La  science  d'état  donne  la  réplique  à  la 
religion  d'état.  Elle  recule,  elle  aussi,  devant  l'infini.  Ces  rapetissements 
n'ont  rien  qui  déplaise  au  maître.  Là  où  il  y  a  des  sénats,  cette  science  en 
est.  Faire  l'univers  substance  et  bloc,  faire  du  grand  Tout  une  simple  agré- 
gation de  molécules  sans  mélange  d'aucun  ingrédient  moral,  et  par  consé- 
quent aboutir  à  ceci  que  la  force  est  le  droit,  ce  qui  entraîne  cette  autre 
conséquence  que  la  jouissance  est  le  devoir,  raccourcir  l'homme  à  la  bête, 
le  diminuer  de  toute  la  hauteur  de  l'âme  retranchée,  en  faire  une  chose 
comme  une  autre,  cela  supprime  net  bien  des  déclamations  sur  la  dignité 
humaine,  la  liberté  humaine,  l'inviolabilité  humaine,  l'esprit  humain,  etc., 
et  rend  tout  ce  tas  de  matière  plus  maniable.  L'autorité  d'en  bas,  la  fausse, 
gagne  tout  ce  que  perd  l'autorité  d'en  haut,  la  vraie.  Plus  d'infini,  par- 
tant plus  d'idéal}  plus  d'idéal,  partant  plus  de  progrès}  plus  de  progrès, 
partant  plus  de  mouvement.  Immobilité  donc.  Statu  quo,  étang  j  c'est  là 
l'ordre. 

Il  y  a  de  la  putréfaction  dans  cet  ordre-là. 

L'homme  veut  être  eau  courante.  Chose  merveilleuse,  la  liberté,  c'est  la 
santé.  Un  ruissellement,  un  murmure,  une  pente,  un  parcours,  un  but,  une 
volonté,  pas  de  vie  sans  cela.  Sinon  une  prompte  pourriture.  Vous  serez 
fétides,  et  vous  donnerez  aux  autres  votre  peste.  Le  despotisme  est  miasma- 
tique. Se  délivrer,  c'est  se  désinfecter.  Aller  en  avant  est  un  assainissement. 

Il  n'y  en  a  pas  moins  des  gens  qui  poussent  le  goût  de  la  tranquillité  jus- 
qu'à admirer  une  civilisation  à  surface  de  marais. 

L'âme  dans  l'homme  est  une  inquiétude  5  l'infini  hors  de  l'homme  est  un 
appel.  L'infini  s'ouvre,  l'âme  entre.  Entrer,  c'est  marcher}  entrer,  c'est  volerj 
entrer,  c'est  planer.  Qu'est  cela .?  C'est  du  désordre.  Demandez  à  la  cage  ce 
qu'elle  pense  de  l'aile.  La  cage  répondra  :  l'aile,  c'est  la  rébellion. 


6i6  POST-SCRIPTUM   DE  MA  VIE. 

Oter  l'âme,  c'est  couper  l'aile.  Oter  l'infini,  c'est  supprimer  le  champ.  La 
tranquillité  est  rétablie. 

S'il  n'y  a  pas  dans  l'homme  autre  chose  que  dans  la  bête,  prononcez  donc 
sans  rire  ces  mots  :  Droits  de  l'homme  et  du  citoyen.  Ces  mots  :  Droit  du 
bœuf,  droit  de  l'âne,  droit  de  l'huître,  rendront  le  même  son.  C'est  un  peu 
ce  que  souhaitent  les  despotes. 

La  science  académique,  la  science  d'état,  leur  rend  ce  service,  et  le  leur 
rend  de  bonne  foi,  nous  le  pensons.  Elle  ne  trompe  pas,  elle  se  trompe. 
C'est  bassesse  de  vue ,  non  de  cœur.  Aussi  essayons-nous  de  l'éclairer. 

Cette  science  prend  la  petitesse  pour  l'exactitude.  Elle  est  de  tempérament 
timide,  elle  a  l'effroi  facile,  elle  ne  va  pas  volontiers  à  la  découverte.  L'in- 
fini, quel  voyage  à  entreprendre!  Dès  que  le  8  se  renverse,  elle  s'arrête 
court.  Passe  pour  l'algèbre  j  mais  la  science  entière  n'est  pas  l'algèbre.  Toute 
question  veut  être  sondée.  Pourquoi  refuser  l'examen  ? 

Un  jour,  en  1827,  à  l'époque  où  l'on  parlait  beaucoup  de  «  l'homme 
fossile  de  la  forêt  de  Fontainebleau»,  étant  chez  Cuvier  au  Jardin  des 
plantes,  il  y  eut  entre  lui  et  moi  ce  dialogue  : 

—  Monsieur  Cuvier,  que  pensez-vous  de  l'homme  fossile  ? 

—  Qu'il  n'existe  pas. 

—  Etes-vous  allé  le  voir  ? 

—  Non. 

—  Irez-vous  ? 

—  Non. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  qu'il  n'existe  pas. 

—  Mais  si,  par  hasard,  il  existait  ? 

—  Il  ne  peut  exister. 

Ce  qu'on  appelait  en  1827  «l'homme  fossile»,  n'était  en  effet  qu'un  grès 
bizarrement  contourné  en  forme  humaine.  Cuvier  semblait  avoir  raison.  Il 
avait  tort.  L'homme  fossile  existe.  Trente-six  ans  après  ma  conversation  avec 
Cuvier,  en  1863,  dans  la  carrière  de  Moulin-Quignon,  près  Abbeville,  à 
trente  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  sur  un  plateau  qui  domine  la 
vallée  de  la  Somme,  de  l'épaisseur  d'un  banc  de  sable  noir  argileux  du  dilu- 
vium  inférieur,  reposant  immédiatement  sur  la  craie  blanche,  à  quatre  mètres 
trente-deux  centimètres  de  la  surface  du  sol,  tout  près  de  la  craie,  on  a  extrait 
un  os  fossile  de  mâchoire  humaine  portant  encore  une  dent,  obliquement 
implantée  d'avant  en  arrière,  ce  qui  caractérise  le  prognatisme  des  races  infé- 
rieures et  ce  qui  fait  à  la  Genèse  le  déplaisir  de  confirmer  l'hypothèse  de 
plusieurs  Adams.  L'homme  fossile  est  aujourd'hui  déposé  sur  le  bureau  de 
l'Académie  des  sciences.  Il  est  sorti  de  l'ombre,  quoique  cela  lui  fût  défendu 


CONTEMPLATION    SUPREME.  617 

par  l'autorité  compétente.  Le  déluge  a  eu  la  fantaisie  d'être  désagréable  à 
M.  Cuvier,  conseiller  d'Etat.  Je  plains  les  affirmateurs  contre  l'inconnu.  Il 
leur  arrive  de  ces  aventures. 

C'est  la  science  académique  et  officielle  qui,  pour  avoir  plus  tôt  fait,  pour 
rejeter  en  bloc  toute  la  partie  de  la  nature  qui  ne  tombe  pas  sous  nos  sens 
et  qui  par  conséquent  déconcerte  l'observation,  a  inventé  le  mot  surnatura- 
lisme. Ce  mot,  nous  l'adoptons,  il  est  utile  pour  distinguer,  nous  nous  en 
sommes  déjà  servi  et  nous  nous  en  servirons  encore,  mais,  à  proprement 
parler  et  dans  la  rigueur  du  langage,  disons-le  une  fois  pour  toutes,  ce  mot 
est  vide.  Il  n'y  a  pas  de  surnaturalisme.  Il  n'y  a  que  la  nature.  La  nature 
existe  seule  et  contient  tout.  Tout  Est.  Il  y  a  la  partie  de  la  nature  que 
nous  percevons,  et  il  y  a  la  partie  de  la  nature  que  nous  ne  percevons 
pas.  Pan  a  un  côté  visible  et  un  côté  invisible.  Parce  que  sur  ce  côté 
invisible,  vous  jetterez  dédaigneusement  ce  mot  surnaturalisme ,  cet  invisible 
existera-t-il  moins .?  X  reste  X.  L'Inconnu  est  à  l'épreuve  de  votre  voca- 
bulaire. Nier  n'est  pas  détruire.  Le  surnaturalisme  est  immanent.  Ce  que 
nous  apercevons  de  la  nature  est  infinitésimal.  Le  prodigieux  être  multiple 
se  dérobe  presque  tout  de  suite  au  court  regard  terrestre  j  mais  pourquoi  ne 
pas  le  poursuivre  un  peu.f*  Toutes  ces  choses,  spiritisme,  somnambulisme, 
catalepsie,  biologie,  convulsionnaires,  médiums,  seconde  vue,  tables  tour- 
nantes ou  parlantes,  invisibles  frappeurs,  enterrés  de  l'Inde,  mangeurs  de 
feu,  charmeurs  de  serpents,  etc.,  si  faciles  à  railler,  veulent  être  examinées 
au  point  de  vue  de  la  réalité.  Il  y  a  là  peut-être  une  certaine  quantité  de 
phénomène  entrevu.  Si  vous  abandonnez  ces  faits,  prenez  garde,  les  charla- 
tans s'y  logeront,  et  les  imbéciles  aussi.  Pas  de  milieu  :  la  science,  ou  l'igno- 
rance. Si  la  science  ne  veut  pas  de  ces  faits,  l'ignorance  les  prendra.  Vous 
avez  refusé  d'agrandir  l'esprit  humain,  vous  augmentez  la  bêtise  humaine. 
Où  Laplace  se  récuse,  Cagliostro  paraît.  De  quel  droit,  d'ailleurs,  dites- vous 
à  un  fait  :  Va-t'en.  De  quel  droit  chassez-vous  un  phénomène  .''  De  quel  droit 
dites- vous  à  l'inattendu  :  je  ne  t'examinerai  pas  }  De  quel  droit  raturez-vous 
une  des  données  du  problème  }  De  quel  droit  mettez-vous  la  nature  à  la 
porte  "^  Hue  usque  recurret.  La  science  peut  commettre  des  iniquités.  Fermer 
les  yeux,  c'est  une  mauvaise  action.  Le  télescope  a  une  fonction  ^  le  micro- 
scope a  des  devoirs.  La  cornue  doit  être  impartiale,  l'alambic  doit  être  intègre, 
le  creuset  chauffe  pour  tout  le  monde.  Il  faut  que  le  chiffre  soit  honnête 
homme.  Un  déni  d'expérimentation  est  un  déni  de  justice.  Et  savez-vous  ce 
qui  arrive?  L'absurde  se  greffe  sur  le  vraij  c'est  votre  faute;  vous  avez 
manque  à  vos  deux  lois,  bienveillance  et  surveillance;  vous  créez  l'empi^- 
risme.  Ce  qui  eût  été  astronomie  sera  astrologie  ;  ce  qui  eût  été  chimie  sera 


6l8  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

alchimie.  Sur  Lavoisier  qui  se  rapetisse,  Hermès  grandit.  Vous  riez  de  Cardan 
quand  il  dit  :  «  Une  comète  près  de  Saturne  annonce  la  peste,  près  de  Jupiter 
la  mort  du  pape,  près  de  Mars  la  guerre,  près  de  la  lune  l'inondation,  près 
de  Vénus  la  mort  du  roi.  »  Eh  bien,  c'est  vous  qui  avez  fait  Cardan  chimé- 
rique. Sans  les  persécutions  de  ce  Scaliger  que  David  Pareus  appelle  Eriticm 
superciliosissimm ,  sans  l'emprisonnement  de  Bologne,  Cardan,  qui  a  incontes- 
tablement créé  la  théorie  des  équations  du  troisième  degré.  Cardan  qui  a 
trouvé  la  loi  du  cube.  Cardan,  égal  au  moins  à  Tartaglia  et  dont  les  dix 
tomes  in-folio  sont  plus  gros  encore  de  vérité  que  d'illusion,  serait  peut-être 
le  plus  grand  des  astronomes  et  des  géomètres. 

Thaumaturgie,  pierre  philosophale,  transmutation,  or  potable,  baquet  de 
Mesmer,  toute  cette  fausse  science  ne  demandait  pas  mieux  peut-être  que 
d'être  la  vraie.  Vous  n'avez  pas  voulu  voir  le  visage  de  l'Inconnu  j  vous  verrez 
son  masque.  Magie  noire  et  blanche,  sorcellerie,  chiromancie,  cartomancie, 
nécromancie,  tout  cela  n'est  pas  autre  chose  que  de  la  science  dévoyée,  tom- 
bée en  chimère  par  défaut  de  responsabilité.  Ce  qu'on  rejette  injustement 
hors  de  la  pensée  se  réfugie  dans  le  rêve. 

De  ce  qu'un  fait  vous  semble  étrange,  vous  concluez  qu'il  n'est  pas.  C'est 
hardi.  Les  mandarins  seuls  ont  de  ces  vaillances -là.  Mais  toute  la  science 
commence  par  être  étrange.  La  science  est  successive.  Elle  va  d'une  merveille 
à  l'autre.  Elle  monte  à  l'échelle.  La  science  d'aujourd'hui  semblerait  extrava- 
gante à  la  science  d'autrefois.  Ptolémée  croirait  Newton  fou.  Je  me  figure  le 
micrographe  de  Delft,  venant  conter  au  philosophe  de  Stagyre  les  vingt- 
sept  mille  facettes  de  l'œil  de  la  mouche  j  voyez- vous  la  mine  qu'Aristote 
ferait  à  Leuwenhoëck. 

On  a  vite  fait  de  dire  :  c'est  puéril.  Ce  n'est  pas  sérieux.  Ce  qui  est  puéril, 
c'est  de  se  figurer  qu'en  se  bandant  les  yeux  devant  l'Inconnu,  on  supprime 
l'Inconnu.  Ce  qui  n'est  pas  sérieux,  c'est  la  science  ricanant  de  l'infini.  Le 
positivisme  en  est  venu  à  vouloir  tout  voir  et  tout  palper,  comme  l'idolâtrie  j 
nous  avons  déjà  noté  cette  coïncidence  singulière.  On  tient  pour  suspectes 
l'induction  et  l'intuition j  l'induction,  le  grand  organe  de  la  logique}  l'intui- 
tion, le  grand  organe  de  la  conscience.  N'admettre  que  le  palpable  et  le 
visible,  cela  se  qualifie  observation.  C'est  élimination,  et  rien  autre  chose. 
Et,  qui  sait  ?  élimination  du  réel  ? 

Peines  perdues  d'ailleurs.  Vous  avez  beau  épaissir  sur  la  science  possible 
l'ignorance  volontaire,  la  force  des  choses,  ce  travail  sublime  du  troisième 
dessous,  pousse  la  connaissance  humaine  en  avant.  Le  hasard,  ce  doigt  indi- 
cateur de  la  Providence,  s'en  mêle.  Une  pomme  tombe  devant  Newton, 


CONTEMPLATION   SUPRÊME.  619 

une  marmite  bout  devant  Papin,  une  feuille  de  papier  en  flamme  s'envole 
devant  Montgolfier.  Par  intervalles,  une  découverte  éclate,  comme  un  coup 
de  mine  dans  les  profondeurs  de  la  science,  et  tout  un  pan  de  préjugés  et 
d'illusions  s'écroule,  et  le  roc  vif  de  la  vérité  est  brusquement  mis  à  nu. 

Surnaturalisme  !  Et  l'on  croit  avoir  tout  dit.  Il  est  curieux  de  se  retourner 
et  de  jeter  un  regard  en  arrière.  L'électricité  a  longtemps  fait  partie  du  sur- 
naturalisme. Il  a  fallu  les  expériences  multipliées  de  Clairaut  pour  la  faire 
admettre  et  inscrire  sur  les  registres  de  l'état  civil  de  la  science  correcte. 
L'électricité  a  aujourd'hui  pignon  sur  rue  et  rente  des  professeurs.  Le  galva- 
nisme a  fait  le  même  stage  ;  il  a  été  tout  d'abord  bafoué  et  traité  ^enfantillage, 
comme  le  constatent  les  cinq  mémoires  adressés  par  Galvani  à  Spallanzani  j 
il  n'est  admis  que  depuis  peu.  La  pile  de  Volta  a  été  fort  raillée.  Elle  est 
admise  à  cette  heure.  Le  magnétisme  n'est  encore  qu'à  demi  entré  j  une 
moitié  est  dans  la  science  officielle,  et  l'autre  dans  le  surnaturalisme.  Le 
bateau  à  vapeur  était  «puéril»  en  1816.  Le  télégraphe  électrique  a  commencé 
par  n'être  pas  «sérieux». 

Disons-le,  car  nulle  faveur  dans  ces  pages  sincères,  et  nous  ne  sommes  au 
service  que  de  la  vérité,  —  de  nos  jours,  un  certain  esprit  scientifique  n'est 
pas  moins  étroit  que  l'esprit  religieux.  L'erreur  fait  peau  neuve,  mais  reste 
l'erreur}  elle  était  fétichisme,  elle  devient  idolâtriej  elle  était  athéisme,  elle 
devient  nihilisme.  Que  de  progrès  encore  à  accomplir!  Quel  tirage  !  Les  deux 
ornières,  l'ornière  erreur  et  l'ornière  imposture,  sont  d'accord  pour  faire 
verser  la  vérité. 

Haine  au  surnaturalisme,  c'est  le  cri  du  sceptique,  et  c'est  aussi  le  cri  du 
bigot.  La  nature,  voilà  le  danger.  On  se  barricade  contre  elle  des  deux  côtés. 
Pour  l'homme  d'ironie,  elle  est  trop  mystérieuse j  pour  l'homme  d'idolâtrie, 
elle  est  trop  mathématique. 

Somme  toute,  qu'on  le  sache,  science  et  religion  sont  deux  mots  iden- 
tiques j  les  savants  ne  s'en  doutent  pas,  les  religieux  non  plus.  Ces  deux 
mots  expriment  les  deux  versants  du  même  fait,  qui  est  l'infini.  La  Religion- 
Science,  c'est  l'avenir  de  l'âme  humaine. 

Une  des  routes  pour  y  arriver  est  l'intuition. 

Nous  ne  développons  pas.  Le  temps  nous  manque  dans  ces  pages  rapides. 
Notre  but  actuel  est  littéraire,  et  non  scientifique.  Passons. 

II 

Premier  degré,  deuxième  degré,  troisième  degré.  Observation,  imagina- 
tion, intuition.  Humanité,  nature,  surnaturalisme}  ce  sont  là  les  trois  hori- 
zons. L'un  complète  et  corrige  l'autre  j  leur  coordinadon  est  l'ensemble 


620  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

cosmique.  Qui  les  voit  tous  les  trois  est  au  sommet.  Il  est  l'esprit  cubique. 
Il  est  le  génie. 

L'observation  donne  Sedaine.  L'observation,  plus  l'imagination,  donne 
Molière.  L'observation,  plus  l'imagination,  plus  l'intuition,  donne  Shake- 
speare. Pour  monter  sur  la  plate-forme  d'Elseneur  et  pour  voir  le  fantôme, 
il  faut  l'intuition. 

Ces  trois  facultés  s'augmentent  en  se  combinant.  L'observation  de  Molière 
est  plus  profonde  que  l'observation  de  Sedaine,  parce  que  Molière  a,  de 
plus  que  Sedaine,  l'imagination.  L'observation  et  l'imagination  de  Shake- 
speare creusent  plus  avant  et  montent  plus  haut  que  l'observation  et  l'ima- 
gination de  Molière,  parce  que  Shakespeare  a,  de  plus  que  Molière,  l'intui- 
tion. 

Comparez  Shakespeare  et  Molière  parleurs  créations  analogues,  comparez 
Shylock  à  Harpagon  et  Richard  III  à  Tartuffe,  Timon  d'Athènes  même  à 
Alceste,  et  voyez  quelle  philosophie  plus  sagace  et  plus  vivante!  C'est  que 
Shakespeare  vit  la  vie  tout  entière.  Il  est  au  zénith.  Rien  n'échappe  à  cet 
œil  culminant.  Il  est  en  haut  par  la  prunelle  et  en  bas  par  le  regard.  Il  est 
tragédie  en  même  temps  que  comédie.  Ses  larmes  foudroient.  Son  rire 
saigne. 

Essayez  une  autre  confrontation  plus  saisissante  encore.  Mettez  la  statue 
du  commandeur  en  présence  du  spectre  de  Hamlet.  Molière  ne  croit  pas 
à  sa  statue,  Shakespeare  croit  à  son  spectre.  Shakespeare  a  l'intuition  qui 
manque  à  Molière.  La  statue  du  commandeur,  ce  chef-d'oeuvre  de  la  terreur 
espagnole,  est  une  création  bien  autrement  neuve  et  sinistre  que  le  fantôme 
d'Elseneur  i  elle  s'évanouit  dans  Molière.  Derrière  l'eifrayant  soupeur  de 
marbre,  on  voit  le  sourire  de  Poquelin  j  le  poëte,  ironique  à  son  prodige,  le 
vide  et  le  détruit;  c'était  un  spectre,  c'est  un  mannequin.  Une  des  plus 
formidables  inventions  tragiques  qui  soient  au  théâtre,  avorte,  et  il  y  a  à 
cette  table  du  Festin  de  Pierre  si  peu  d'horreur  et  si  peu  d'enfer  qu'on 
prendrait  volontiers  un  tabouret  entre  Don  Juan  et  la  statue.  Shakespeare, 
avec  moins,  fait  beaucoup  plus.  Pourquoi  .f*  parce  qu'il  ne  ment  pasj 
parce  qu'il  est  tout  le  premier  saisi  par  sa  création.  Il  est  son  propre  pri- 
sonnier. Il  frissonne  de  son  fantôme  et  il  vous  en  fait  frissonner.  Elle  existe, 
elle  est  vraie,  elle  est  incontestable,  cette  figure  noire  qui  est  là  debout 
avec  son  bâton  de  commandement.  Ce  spectre  est  de  chair  et  d'osj  chair 
de  nuit  et  os  de  sépulcre.  Toute  la  nature  est  convaincue,  est  terrible 
autour  de  lui.  La  lune,  face  pâle  à  demi  cachée  sous  l'horizon,  ose  à  peine 
le  regarder. 

Mettez  au  contraire  Shakespeare  à  côté  d'Eschyle,  l'approche  est  redou- 
table, même  pour  Shakespeare.  C'est  lion  contre  lion.  Vous  confrontez  deux 


CONTEMPLATION   SUPRÊME.  621 

égaux.  Oreste  n'a  pas  moins  de  vie  funèbre  que  Hamlet.  Et  si  Shakespeare 
essaye  de  terrifier  Eschyle  avec  les  sorcières,  Eschyle  lui  montre  du  doigt  les 
Euménides. 

Chose  admirable,  pour  que  le  génie  soit  complet,  il  faut  qu'il  soit  de 
bonne  foi.  Virgile  ne  croit  pas  un  mot  de  l'Enéide }  sa  Vénus  est  copiée  sur 
Livie,  son  Olympe  est  de  seconde  main,  il  est  dépaysé  dans  son  enfer 
machiné  par  un  autre  que  lui,  il  est  bien  plus  sûr  de  César  que  de  Jupiter; 
Auguste,  Mécène,  Marcellus,  voilà  les  vrais  et  solides  Apollons;  il  entend 
malice  aux  déifications  profitables;  sa  muse  s'appelle  Dix-mille-Sesterces. 
Aussi  Virgile  est-il  par  moments  tout  près  d'avoir  beaucoup  d'esprit  comme 
Ovide,  lequel  du  reste  n'en  est  pas  moins  chassé  de  la  cour. 

Homère,  lui,  est  naïf;  la  beauté  de  ses  poëmes,  c'est  la  certitude.  Ils  en 
sont  pleins;  ils  en  débordent.  Homère  croit  aux  héros,  aux  monstres,  à  la 
pomme,  aux  carquois  de  rayons  lançant  la  peste,  au  partage  des  dieux  à 
cause  de  Troie ,  à  Vénus  qui  est  pour,  à  Pallas  qui  est  contre  ;  tout  ce  fabu- 
leux Empyrée  qui  est  en  lui  le  fascine  et  le  subjugue.  Il  en  radote.  Il  en 
rabâche.  Cela  fait  sourire  Horace.  Bonm  Homerus.  Homère  est  dupe  de  Hliade. 
De  là  sa  grandeur. 

Cette  bonne  foi  sublime,  l'intuition  la  donne.  Intuition,  invention.  L'in- 
tuition ne  domine  pas  moins  le  géomètre  inventeur  que  le  poëte.  L'intuition 
c'est  la  puissance.  Elle  fait  l'homme  d'airain.  C'était  par  intuition,  et  non  par 
observation,  que  Campanella  affirmait  le  nombre  infini  des  étoiles.  L'église, 
qui  hait  les  astres,  gênants  pour  les  dogmes,  voulut  l'en  faire  démordre.  En 
vain.  Nous  l'avons  rappelé,  vingt-sept  années  de  cachot,  sept  fois  vingt- 
quatre  heures  de  brodequin  et  de  chevalet  n'ébranlèrent  point  Campanella. 
L'intuition  fut  plus  forte  que  la  torture. 

Aux  trois  facultés  signalées  plus  haut,  et  dont  nous  avons  indiqué  d'abord 
l'accouplement,  puis  le  groupe,  correspondent  trois  familles  d'esprit  :  les 
moralistes,  limités  à  l'homme;  les  philosophes,  qui  combinent  l'homme 
avec  le  monde  sensible;  les  génies,  qui  voient  tout. 

Pour  comprendre  ce  qui  manque  à  Molière,  il  faut  lire  Shakespeare.  Pour 
comprendre  ce  qui  manque  à  Sedaine,  à  l'abbé  Prévost,  à  Marivaux,  à 
Le  Sage,  à  La  Bruyère,  il  faut  lire  Molière. 

En  art  comme  en  toute  chose,  une  certaine  nuance  —  un  abîme  — 
sépare  l'excellence  de  la  grandeur.  A  la  Trippenhausen  d'Amsterdam,  vous 
voyez  en  entrant  un  vaste  tableau  d'un  maître  dont  le  nom  m'échappe,  c'est 
excellent.  Vous  applaudissez.  Tournez-vous,  voici  la  Ronde  de  nuit,  c'est  Rem- 
brandt. Vous  poussez  un  cri.  Le  grand  est  là.  L'excellent  s'évanouit.  Vous  ne 


I 


6n  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

pouvez  même  plus  regarder  l'autre  peinture.  Le  grand  dans  les  arts  ne  s'ob^ 
tient  qu'au  prix  d'une  certaine  aventure.  L'idéal  conquis  est  un  prix  d'audace. 
Qui  ne  risque  rien  n'a  rien.  Le  génie  est  un  héros. 

En  avant  !  c'était  le  mot  de  Jason  et  de  Colomb.  Jircana  natura  détela, 
c'était  le  cri  de  ce  profond  chercheur  Leuwenhoëck  accusé  par  ses  contem- 
porains de  manquer  de  goût  dans  ses  découvertes.  Leuwenhoëck  cherchait  le  germe 
dans  l'ordre  visible  comme  nous  cherchons  la  cause  dans  l'ordre  invisible.  Il 
allongeait  le  microscope  avec  l'hypothèse,  croyant  à  l'observation,  croyant 
aussi  à  l'intuition.  De  là  ses  trouvailles,  de  là  aussi  ses  ennemis.  La  supposi- 
tion, c'est-à-dire  l'ascension  à  l'étage  invisible,  tente  les  grands  esprits  calcu- 
lateurs comme  les  grands  esprits  lyriques.  Le  levier  de  la  conjecture  peut  seul 
remuer  cet  incommensurable  monde,  le  possible.  A  la  condition,  il  est  vrai, 
d'avoir  ce  point  d'appui,  le  fait.  Kepler  disait  :  l'hypothèse  eB  mon  bras  droit. 

Sans  l'intuition,  ni  haute  science,  ni  haute  poésie.  Uranie,  la  muse 
double,  voit  en  même  temps  l'exact  et  l'idéal.  Elle  a  une  main  sur  Archi- 
mède  et  l'autre  sur  Homère. 

Les  vues  partielles  n'ont  qu'une  exactitude  de  petitesse.  Le  microscope  est 
grand  parce  qu'il  cherche  le  germe.  Le  télescope  est  grand  parce  qu'il 
cherche  le  centre.  Tout  ce  qui  n'est  pas  cela  est  nomenclature,  curiosité 
vaine,  art  chétif,  science  naine,  poussière.  Tendons  toujours  à  la  synthèse. 

Pour  bien  voir  l'homme,  il  faut  regarder  la  nature 5  pour  bien  voir  la 
nature  et  l'homme,  il  faut  contempler  l'infini. 

Rien  n'est  le  détail,  tout  est  l'ensemble.  A  qui  n'interroge  pas  tout,  rien 
ne  se  révèle. 

III 

Précisons  encore  5  et  en  même  temps  donnons  aux  idées  esquissées  ici  leur 
extension  complète. 

L'idée  de  Nature  résume  tout.  Du  plus  ou  moins  de  densité  de  cette  idée 
démesurée  résulte  la  philosophie  entière.  Serrez  cette  idée  au  plus  près, 
faites-la  immédiate  et  palpable,  réduisez-la  au  moindre  volume  possible  en 
lui  conservant  d'ailleurs  tout  ce  qui  la  compose,  aménagez-la,  en  un  mot, 
à  l'état  concret,  vous  avezl'hommej  dilatez-la,  vous  percevez  Dieu.  L'huma- 
nité étant  un  microcosme,  on  conçoit  l'erreur  de  ceux  qui,  comme  Fichte, 
s'en  contentent,  et  qui  voient  le  monde  en  elle.  L'homme  est  Dieu  en  petit 
format. 

Mais  prendre  pour  Dieu  l'homme,  c'est  la  même  méprise  que  prendre 
pour  univers  la  terre.  Vous  mettez  le  grain  de  cendre  si  près  de  votre  prunelle 
qu'il  vous  éclipse  l'infini. 


CONTEMPLATION   SUPRÊME.  623 

Les  choses  sont  les  pores  par  où  sort  Dieu.  L'univers  le  transpire.  Toutes 
les  profondeurs  le  font  paraître  à  toutes  les  surfaces.  Quiconque  médite  voit 
le  créateur  perler  sur  la  création.  La  religion  est  la  mystérieuse  sueur  de  l'in- 
fini. La  nature  sécrète  la  notion  de  Dieu.  Contempler  est  une  révélation j 
souffrir  en  est  une  autre.  Dieu  tombe  goutte  à  goutte  du  ciel,  et  larme  à 
larme  de  nos  yeux.  À  quoi  bon  Tout,  s'il  n'était  pas  là  comme  un? 

Fin,  c'est-à-dire  but. 

On  croit  que  fin  signifie  mort.  Erreur.  Fin  signifie  vie. 

L'existence  terrestre  n'est  autre  chose  que  la  lente  croissance  de  l'être 
humain  vers  cet  épanouissement  de  l'âme  que  nous  appelons  la  mort.  C'est 
dans  le  sépulcre  que  la  fleur  de  la  vie  s'ouvre. 

La  destinée  est  une  résultante  évidente  de  la  nature.  Maintenant  comment 
cela  se  feit-il.?  par  quelle  combinaison .^^  par  quel  va-et-vient,  par  quelle 
décomposition  de  forces,  par  quel  mélange  d'effluves,  par  quelle  alchimie 
énorme .f*  Comment  l'événement  fuse-t-il  à  travers  l'élément.'^  Comment 
l'harmonie  universelle  peut-elle  avoir  des  contre-coups,  et  qu'est-ce  que  ce 
contre-coup,  le  sort.?  Une  providence  est  visible j  elle  a  pour  manifestation 
l'équilibre,  que  le  philosophe  appelle  d'un  plus  grand  nom  :  Équité.  Une 
fatalité  aussi  est  visible  j  elle  a  pour  manifestation  la  nécessité.  Equité  et 
Nécessité}  ce  sont  les  deux  mystérieux  visages  de  l'inconnu.  Mais  qu'est-ce 
que  cette  chose  qu'on  nomme  le  hasard?  Le  hasard  n'est  point  providence, 
car  il  semble  rompre  l'équilibre ^  il  n'est  point  fatalité,  car  il  n'est  pas 
empreint  de  nécessité.  Qu'est-il  donc.''  Est-il  l'une  et  l'autre?  est-il  le  remous 
de  l'une  et  de  l'autre?  Nul  ne  pourrait  le  dire.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il 
n'y  a  qu'une  loi.  La  nature  n'est  pas  une  chose  et  la  destinée  n'en  est  pas 
une  autre.  Il  n'y  a  pas  une  loi  extérieure  et  une  loi  intérieure.  Le  phéno- 
mène universel  se  réfracte  d'un  milieu  dans  l'autre  j  de  là  les  apparences 
diverses i  de  là  les  différents  systèmes  de  faits,  tous  concordants  dans  le 
relatif,  tous  identiques  dans  l'absolu.  L'unité  d'essence  entraîne  l'unité  de 
substance,  l'unité  de  substance  entraîne  l'unité  de  loi.  Voici  le  vrai  nom  de 
l'Etre  :  Tout  Un. 

Le  labyrinthe  de  l'immanence  universelle  a  un  réseau  double,  l'abstrait,  le 
concret  i  mais  ce  réseau  double  est  en  perpétuelle  transfusion  3  l'abstraction 
se  concrète,  la  réalité  s'abstrait,  le  palpable  devient  invisible,  l'invisible 
devient  palpable,  ce  qu'on  ne  peut  que  penser  naît  de  ce  qu'on  touche  et  de 
ce  qu'on  voit,  ce  qui  végète  se  complique  de  ce  qui  arrive,  l'incident  s'en- 
chevêtre au  permanent  J  il  y  a  de  la  destinée  dans  l'arbre,  il  y  a  de  la  sève 
dans  la  passion  J  il  est  probable  que  la  lumière  pense.  Le  monde  est  une 


624  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

pile  de  Volta  et  en  même  temps  est  un  esprit}  le  Nil  et  l'Ens  s'abordent  et 
s'accouplent j  de  l'immatériel  au  matériel  la  fécondation  est  possible}  ce  sont 
les  deux  sexes  de  l'infini}  il  n'y  a  pas  de  frontières}  tout  s'amalgame  et 
s'aime }  flux  et  reflux  du  prodige  dans  le  prodige }  mystère,  énormité,  vie. 

O  destinée!  ô  création! 

La  mère  pleure,  l'enfant  crie,  la  bête  fauve  gémit  ou  rugit,  ce  qui  est 
gémir,  l'arbre  frissonne,  l'herbe  frémit,  la  nuée  gronde,  le  mont  tressaille,  la 
forêt  murmure,  le  vent  se  lamente,  la  source  larmoie,  la  mer  sanglote, 
l'oiseau  chante.  On  naît,  c'est  pour  souflxir;  on  vit,  c'est  pour  soujflFrir}  on 
aime,  c'est  pour  souffrir}  on  travaille,  c'est  pour  souffrir}  on  est  beau,  c'est 
pour  souffrir}  on  est  juste,  c'est  pour  souffrir}  on  est  grand,  c'est  pour 
souffrir.  La  volonté  aboutit  à  un  ajournement,  l'utopie}  la  science  aboutit 
à  un  doute,  l'hypothèse.  On  gravit  ce  qu'on  ne  franchira  pas,  on  commence 
ce  qu'on  n'achèvera  pas,  on  croit  ce  qu'on  ne  prouvera  pas,  on  bâtit  ce 
qu'on  n'habitera  pas}  on  plante  de  l'ombrage  pour  autrui.  Le  progrès  est 
une  série  de  Chanaans  toujours  entrevus,  jamais  conquis,  par  qui  les  rêvC} 
ceux  qui  les  ont  niés  y  entrent.  De  jouissance  point,  et  pour  personne. 
La  tyrannie  est  lourde  aux  tyrans }  la  bonté  est  amère  aux  bons.  L'ingra- 
titude, quel  fond  de  calice!  Aucune  chose  ne  s'ajuste  à  nouS}  on  n'entre 
jamais  tout  à  fait  dans  la  place  où  l'on  est}  on  ne  reconnaît  son  moule 
dans  aucun  des  creux  de  la  viC}  on  a  toujours  du  trop  ou  du  moins }  toute 
patrie  est  un  exil,  tout  exil  est  une  patrie}  Ailleurs  semble  toujours  préfé- 
rable à  Ici}  nos  plus  grandes  plénitudes  sont  le  vide.  Une  seule  sérénité  est 
possible,  celle  de  la  conscience.  Il  y  a  du  nuage  sur  tout  le  reste.  Obscu- 
rité majestueuse!  Et  pourquoi  s'étonner  et  se  plaindre,  et  que  demandez- 
vous,  mourir  étant  dû  à  l'homme! 

Qu'est-ce  qu'il  vous  faut  donc  ? 

Ce  qui  est  certain,  —  et  quelle  espérance  qu'une  telle  certitude!  —  ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'un  phénomène  grandiose,  la  liberté,  commence  dans 
l'homme  sur  la  terre.  Pour  parler  le  langage  rigoureux  de  la  philosophie  et 
pour  réserver  les  possibilités  obscures,  disons  que  c'est  dans  l'homme  seule- 
ment que  ce  phénomène  commence  à  être  visible.  L'homme  seul  sur  la 
terre  apparaît  libre.  Tout  ce  qui  n'est  pas  l'homme,  que  ce  soit  la  chose  ou 
la  bête,  est  fatal.  Ceci  est  du  moins  l'apparence  incontestable.  Ouvrons  une 
parenthèse  : 

(La  pénétration  d'une  autre  loi,  située  plus  avant  dans  les  profondeurs  et 
expliquant  l'apparence  fatale  de  la  bête  et  de  la  chose,  n'est  donnée  qu'à 
l'intuition.  Cette  loi,  à  laquelle  du  reste  personnellement  nous  croyons,  est 
si  peu  entrevue  que  pas  un  de  ses  linéaments  n'est  scientifiquement  fixé.  Le 


CONTEMPLATION  SUPRÊME.  62^ 

nom  d'hypothèse  est  un  commencement  d'acceptation  que  la  science  ne 
consent  même  pas  à  lui  donner,  tant  cette  loi  est  encore  engagée  dans  la 
chimère.  Existe-t-elle  .f*  question.  Les  plus  hardis  se  bornent  à  dire  :  il  y  a 
quelque  chose  là.) 

Nous  fermons  la  parenthèse,  nous  ne  voulons  pas  que  notre  raisonnement 
perde  pied  un  seul  instant,  et  nous  déclarons  nous  en  tenir  aux  faits  percep- 
tibles à  tousi  nous  raisonnons  sur  le  palpable  et  le  visible}  nous  restons  dans 
les  données  de  l'expérimentation  philosophique  universellement  admise. 
Cela  posé,  qu'est-ce  que  l'homme  sur  la  terre  a  de  plus  que  les  autres  êtres.'* 
La  faculté  de  faire  le  bien  ou  le  mal. 

À  lui  commence  cette  faculté,  et,  par  conséquent,  cette  notion  :  le  bien 
et  le  mal. 

Le  bien  et  le  mal,  quelle  ouverture  sur  l'inconnu! 

Révélation  de  la  loi  morale. 

Pouvoir  faire  le  bien  ou  le  mal,  qu'est-ce.'^  C'est  la  liberté.  Et  qu'est-ce 
encore.''  C'est  la  responsabilité.  Liberté  ici,  responsabilité  ailleurs,  ô  décou- 
verte splendide!  La  liberté,  c'est  l'âme. 

Liberté  implique  résurrection}  car  résurrection,  c'est  responsabilité.  Pour 
accomplir  sa  loi,  c'est-à-dire  pour  devenir  de  liberté  responsabilité,  il  faut 
absolument  qu'après  la  vie  ce  phénomène,  qui  est  l'homme  même,  persiste. 
Donc,  et  irrésistiblement,  voilà  la  survivance  de  l'âme  au  corps  démontrée. 

Ce  sont  là  les  ténèbres  sacrées. 

La  loi  morale  est  le  fîl  trouvé  dans  le  labyrinthe.  Je  sens  de  la  chaleur, 
j'avance,  c'est  le  bienj  je  sens  du  froid,  je  recule,  c'est  le  mal.  L'affinité  de 
Dieu  avec  mon  âme  se  manifeste  par  une  ineffable  caresse  obscure  quand  je 
m'approche  de  lui.  Je  pense,  je  le  sens  près  de  moi;  je  crée,  je  le  sens  plus 
près;  j'aime,  je  le  sens  plus  près;  je  me  dévoue,  je  le  sens  plus  près  encore. 
Ceci  n'est  ni  de  l'observation,  car  je  ne  vois  ni  ne  touche  rien;  ni  de  l'ima- 
gination, car  la  vertu  serait  imaginaire  alors;  c'est  de  l'intuition. 

Toutes  les  racines  de  la  loi  morale  sont  dans  ce  qu'on  appelle  le  surnatu- 
ralisme. Nier  le  surnaturalisme,  ce  n'est  pas  seulement  fermer  les  yeux  à 
l'infini,  c'est  couper  toutes  les  vertus  de  l'homme  par  le  pied.  L'héroïsme 
est  une  affirmation  religieuse.  Quiconque  se  dévoue  prouve  l'éternité. 
Aucune  chose  finie  n'a  en  elle  l'explication  du  sacrifice. 

Celui  qui  écrit  ces  lignes  l'a  déjà  dit  quelque  part,  l'idéal  sur  la  terre, 
l'infini  hors  de  la  terre,  c'est  là  le  double  but  qui  est  en  même  temps  le  but 
unique,  car  l'un  mène  l'homme  au  progrès  et  l'autre  mène  l'âme  à  Dieu. 

On  peut,  à  coup  sûr,  être  un  esprit  ironique  et  tranquille,  ne  croire  à  rien, 
et  quitter  cette  vie  d'une  façon  fière.  Pétrone,  homme  de  plaisir,  fait  tout  ce 

PHILOSOPHIE.    —    II.  40 


626  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

qu'il  peut  pour  mourir  voluptueusement.  Il  se  met  dans  un  bain  tiède,  relit 
l'ordre  de  Néron,  récite  quelques  vers  d'amour,  puis  prend  un  couteau  et  se 
coupe  les  quatre  veines;  cela  fait,  il  regarde  son  sang  couler,  écarte  la  coupure 
d'une  veine  avec  ses  doigts,  puis  l'autre,  les  bouche,  les  rouvre,  tantôt  c'est 
le  bras  droit,  tantôt  c'est  le  bras  gauche,  et  il  dit  en  riant  à  ses  amis  :  Amant 
alterna  camana.  Certes,  c'est  là  une  attitude  superbe  devant  l'ombre;  mais 
c'est  plutôt  bien  faire  sa  sortie  que  bien  mourir.  Bien  mourir,  c'est  mourir 
comme  Léonidas  pour  la  patrie,  comme  Socrate  pour  la  raison,  comme 
Jésus  pour  la  fraternité.  Socrate  meurt  par  intelligence,  et  Jésus  par  amour; 
il  n'est  rien  de  plus  grand  et  de  plus  doux.  Heureux  entre  tous  ceux  dont 
la  mort  est  belle!  L'âme,  momentanément  arrêtée  ici-bas  dans  l'homme, 
mais  consciente  d'une  destinée  solidaire  avec  l'univers,  leur  doit  ce  conten- 
tement de  pouvoir  associer  l'idée  de  beauté  à  l'idée  de  mort,  vague  preuve 
d'avenir  qui  satisfait  l'âme  confusément. 

Que  ces  méditations-là  soient  abstruses,  qui  le  nie.^*  Mais  pas  de  noble 
esprit  qui  n'en  soit  tenté.  Ce  qu'il  y  a  d'abîme  en  nous  est  appelé  par  ce 
qu'il  y  a  d'abîme  hors  de  nous.  Ces  épaisseurs  plaisent  à  l'intelligence;  selon 
que  l'esprit  qui  songe  est  plus  ou  moins  grand,  le  rayon  visuel  de  la  pensée 
s'y  enfonce  à  des  profondeurs  diverses.  L'essai  de  comprendre,  c'est  là  toute 
la  philosophie.  La  création  est  un  palimpseste  à  travers  lequel  on  déchiffre 
Dieu.  Le  grand  obscur  se  dérobe,  mais  veut  être  poursuivi.  L'énigme,  cette 
Galatée  formidable,  fuit  sous  les  prodigieux  branchages  de  la  vie  universelle, 
mais  elle  vous  regarde  et  désire  être  vue.  Ce  sublime  désir  de  l'impénétrable, 
être  pénétré,  fait  éclore  en  vous  la  prière. 

Peu  à  peu  l'horizon  s'élève,  et  la  méditation  devient  contemplation; 
puis  il  se  trouble,  et  la  contemplation  devient  vision.  On  ne  sait  quel  tour- 
billon d'hypothétique  et  de  réel,  ce  qui  peut  être  compliquant  ce  qui  est, 
notre  invention  du  possible  nous  faisant  à  nous-même  illusion,  nos  propres 
conceptions  mêlées  à  l'obscurité,  nos  conjectures,  nos  rêves  et  nos  aspirations 
prenant  forme,  tout  cela  chimérique  sans  doute,  tout  cela  vrai  peut-être,  des 
apparitions  d'âmes  dans  des  éclairs,  des  passages  rapides  de  linceuls,  de  doux 
visages  aimés  s'ébauchant  dans  des  transparences  inexprimables,  de  fuyants 
sourires  dans  la  nuit,  le  prodigieux  songe  de  l'immanence  entrevue,  quel 
vertige  !  Les  apocalypses  viennent  de  là.  Vous  pouvez  retrancher  ceci  au  phi- 
losophe, mais  vous  ne  le  retrancherez  pas  au  poëte.  Depuis  Job  jusqu'à 
Voltaire,  tout  poëte  a  sa  part  de  vision.  Une  certaine  grandeur  sidérale  est 
attachée  à  cette  folie.  Dans  cette  démence  auguste,  il  y  a  de  la  révélation. 
Etre  ce  visionnaire  possible,  et  cependant  rester  le  sage,  c'est  à  cette  faculté 
surhumaine  qu'on  reconnaît  les  suprêmes  esprits. 

Nous  ne  sommes,  certes,  pas  de  ceux  qui  veulent  absolument  retrouver 


CONTEMPLATION  SUPREME.  627 

le  poëte  en  personne  dans  les  types  de  ses  drames  et  qui  le  rendent  respon- 
sable de  tout  ce  que  disent  ses  personnages,  ce  qui  serait  réduire  à  un  moi 
lyrique  et  monocorde  le  moi  multiple  et  indéfini  de  l'auteur  dramatique; 
mais  sans  faire  le  poëte  solidaire  de  ses  créations,  ivrogne  à  cause  de  Falstaff, 
hypocrite  à  cause  de  Tartuffe,  intrigant  à  cause  de  Figaro,  fratricide  à 
cause  de  Caïn,  sans  canoniser  Corneille  à  cause  de  Polyeucte,  sans  idéaliser 
Schiller  à  cause  de  Posa  et  sans  caricaturer  Homère  à  cause  de  Thersite,  tout 
en  rejetant  cette  façon  commode  et  puérile  de  prendre  un  homme  en 
flagrant  délit  dans  son  œuvre,  nous  pensons  qu'on  peut  parfois  voir,  par 
échappées,  dans  de  certaines  figures  préférées,  des  lueurs  de  l'âme  même  du 
poëte.  On  peut  à  de  certains  moments  dire  :  Ceci  est  une  étincelle  de  Plaute. 
Ceci  est  un  éclair  d'Eschyle,  L'auteur  s'incarne  un  peu  plus  dans  tel  person- 
nage que  dans  tous  les  autres.  Il  est  évident,  par  exemple,  que  Hamlet  est 
une  prédilection  pour  Shakespeare  de  même  qu'Alceste  est  une  prédilection 
pour  Molière;  et  l'on  peut  aiErmer  que  c'est  Shakespeare  qui  parle  quand 
Hamlet  dit  :  —  «  Horatio,  il  y  a  sur  la  terre  et  dans  le  ciel  plus  de  choses 
que  votre  philosophie  n'en  a  rêvé.  » 

La  vaste  anxiété  de  ce  qui  peut  être,  telle  est  la  perpétuelle  obsession  du 
poëte.  Ce  qui  peut  être  dans  la  nature,  ce  qui  peut  être  dans  la  destinée; 
prodigieuse  nuit.  Le  soir,  au  crépuscule,  du  haut  d'une  falaise,  à  l'approche 
refroidissante  de  la  marée  qui  monte,  l'oeil  égaré  dans  tous  ces  plis  de 
l'obéissance  au  vent,  en  bas  l'onde,  en  haut  la  nuée,  le  fouet  de  l'écume 
dans  le  visage,  pendant  que  les  goëlands  effarouchés  par  les  ouvertures  des 
vagues  battent  de  l'aile,  pendant  que  les  flots  accourent  pleins  du  hurlement 
étouffé  des  naufrages,  regarder  l'océan,  qu'est-ce  auprès  de  ceci  :  regarder  le 
possible  ! 

Je  pense  par  instants  avec  une  joie  profonde  qu'avant  douze  ou  quinze 
ans  d'ici,  au  plus  tard,  je  saurai  ce  que  c'est  que  cette  ombre,  le  tombeau,  et 
j'ai  une  sorte  de  certitude  que  mon  espoir  de  clarté  ne  sera  pas  trompé. 
O  vous  que  j'aime,  ne  vous  aflSigez  pas  de  ce  cri  que  je  pousse  vers  l'attente 
suprême,  ne  vous  attristez  pas  de  cette  impatience,  car  j'ai  la  foi  que  c'est 
dans  l'infini  qu'est  le  grand  rendez-vous.  Je  vous  y  retrouverai  sublimes  et 
vous  m'y  reverrez  meilleur.  Et  nous  nous  y  aimerons  comme  sur  la  terre  et 
en  même  temps  comme  au  ciel,  avec  le  redoublement  mystérieux  de  l'im- 
mensité. La  vie  n'est  qu'une  occasion  de  rencontre  ;  c'est  après  la  vie  qu'est 
la  jonction.  Les  corps  n'ont  que  l'embrassement,  les  âmes  ont  l'étreinte. 
Vous  figurez-vous,  ô  mes  bien-aimés,  ce  divin  baiser  de  l'azur  quand  il  n'y 
a  plus  dans  le  moi  que  de  la  lumière!  La  manière  dont  s'aiment  les  transfi- 
gurés fait  partie  de  ce  que  nous  appelons  ici  le  jour.  Leur  accouplement  est 

40. 


628  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

rayon.  Qui  sait  si  tous  nos  échauflFements  célestes  pour  le  devoir  et  la  vertu 
ne  nous  viennent  pas  ineffablement  de  leur  clarté,  s'ils  ne  nous  rendent  pas 
ce  service  de  nous  faire  bons  en  étant  heureux,  et  s'ils  n'ont  pas  pour  loi 
sublime  d'être  utiles  parce  qu'ils  sont  aimés? 

Tâchons  d'être  un  jour  parmi  eux.  Et  ici-bas,  jusqu'à  ce  que  la  grande 
heure  sonne,  vous  et  moi,  moi  surtout,  qui  suis  si  entravé  d'imperfections 
et  qui  ai  tant  à  faire  pour  arriver  à  la  bonté,  ne  nous  reposons  pas,  travaillons, 
veillons  sur  nous  et  sur  les  autres,  dépensons-nous  pour  la  probité,  prodiguons- 
nous  pour  la  justice,  ruinons-nous  pour  la  vérité,  sans  compter  ce  que  nous 
perdons,  car  ce  que  nous  perdons,  nous  le  gagnons.  Point  de  relâche.  Faisons 
selon  nos  forces,  et  au  delà  de  nos  forces.  Où  y  a-t-il  un  devoir.?  où  y  a-t-il 
une  lutte?  où  y  a-t-il  un  exil?  où  y  a-t-il  une  douleur?  Courons-y.  Aimer, 
c'est  donnerj  aimons.  Soyons  de  profondes  bonnes  volontés.  Songeons  à  cet 

immense  bien  qui  nous  attend,  la  mort. 

[1863-1864.] 


NOTES 
DE   CETTE  ÉDITION 


LE  MANUSCRIT 
DE  POST-SCRIPTUM  DE  MA  VIE. 


Le  manuscrit  de  VoH-Scr'tptum  de  ma  "vie  n'a  pas  été  constitué  par  Victor  Hugo.  Le 
titre  et  quelques  notes  qu'on  lira  plus  loin  ont  guidé  Paul  Meurice  dans  le  choix 
des  nombreux  inédits  qu'il  avait  à  sa  disposition;  aidé  par  ses  souvenirs,  par  les 
conversations  qu'il  avait  eues  avec  le  maître  disparu,  le  disciple  a  ordonné,  com- 
posé ce  volume  «  dans  l'esprit  et  la  pensée  qu'il  lui  connaissait  ))''\ 

Les  chapitres  sont  tous,  sauf  trois''',  écrits  en  même  temps  que  William  Shakji- 
.(peare  et  sur  le  même  papier  bleu  foncé.  Ce  sont  des  fragments  réservés,  mais  comme 
ils  ne  se  rapportent  pas  directement  à  telle  ou  telle  division  de  William  ShaJ^eipeare , 
nous  les  avons,  d'après  les  notes  mêmes  de  Victor  Hugo,  laissés  ou  intercalés  dans 
Foft-Scriptum  de  ma  vie. 

Pour  les  Tas  de  Pierres ,  le  manuscrit  se  compose  généralement  de  bouts  de  papier 
pris  au  hasard  par  Victor  Hugo  ;  il  jetait  là  les  pensées  de  toute  nature  qui  venaient 
sous  sa  plume.  Celles  que  nous  publions  ici  s'étagent  sur  une  période  de  cinquante- 
cinq  ans,  1825  à  1880.  Quelques-unes  sont  datées  sur  le  manuscrit;  pour  le  reste, 
nous  avons  donné  entre  crochets  des  dates  suggérées  soit  par  l'écriture,  soit  par  une 
indication  trouvée  au  verso  du  papier  employé.  Une  date  est  un  commentaire,  telle 
pensée  écrite  en  1830  aurait  une  autre  signification  en  1870  ;  elle  est  souvent  le  reflet 
de  la  vie  même  du  poète.  Il  ne  s'agit  pourtant  ici  que  d'un  classement  approximatif, 
car  il  est  fort  difficile  d'assigner  une  date  réelle,  une  plume  taillée  plus  ou  moins 
finement  modifiant  complètement  l'aspect  de  l'écriture. 

Chapitres  et  Tas  de  Pierres  sont  numérotés  de  i  à  396. 

Indépendamment  des  Tas  de  Pierres  non  reliés  alors ,  et  formant  des  dossiers ,  Paul 
Meurice  avait  pris  son  bien  où  il  l'avait  trouvé  :  Carnets,  Albums  de  voyage,  ce 
qui  amène  quelques  lacunes  dans  les  manuscrits  de  ces  pensées  ;  quand  nous  avons 
pu  en  identifier  quelques-unes,  nous  avons  mentionné  la  source  et  la  date. 

Quelquefois  aussi  deux  pensées  écrites  l'une  sous  l'autre  sur  le  même  feuillet  ne 
sont  pas  publiées  dans  la  même  division.  .  ■ 

Au  verso  du  titre  dont  on  a  vu  le  fac-similé  page  469,  on  lit  cet  autre  titre  : 
hes  Génies;  c'est  celui  du  Livre  II  de  William  Shak.elpeare. 

L'ESPRIT. 

TAS   DE  PIERRES.   —  I. 

Feuillet  3.  —  J'appartiens  à  Dieu  comme  eSprit...  —  Au  verso  d'un  morceau  de  fac- 
ture datée  12  du  2  ;  l'écriture  complète  la  date  :  1874. 

(')  Testament  littéraire.  AHes  et  Paroles.  —  '-)  Pbimopbie.  -  U infiniment  petit.  —  Les  Choses  de 
l'Infini.  ,  ..        .; 


632  POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 

Feuillet  4.  —  h'art  existe  de  plein  droit, . .  —  Au  verso  de  cette  invitation  imprimée  : 

Monsieur  Alexandre  Dumas  prie  Monsieur  Victor  Hugo  de  lui  faire  l'honneur  de 
venir  passer  la  soirée  chez  lui  le  samedi  3. . .  "'.  Le  travestissement  est  de  rigueur. 

Feuillet  9.  —  hes  idées  sont  les  épées  vivantes...  —  Au  verso  d'une  convocation  de 
la  Chambre  des  Pairs,  20  juillet  1847. 


UTILITE  DU  BEAU. 

Feuillet  20.  —  La  page  de  ce  titre  que  nous  donnons  en  fac-similé  page  653 ,  est 
remplie  d'annotations  j  nous  ne  reproduirons  ici  que  celle-ci,  peu  lisible  : 

Vour  servir  de  -préface  à  une  nouvelle  tradu£îion  de  ShaJ^ipeare. 

C'était  en  effet  la  première  version  de  la  préface  demandée  par  Lacroix  pour  la 
traduction  de  François-Victor'^'.  Quand  ce  chapitre  fut  remplacé  par  la  préface  défi- 
nitive, Victor  Hugo  lui  assigna  une  autre  destination  : 

Tréface  de  mes  œuvres  et  Vost-Scriptum  de  ma  vie. 

Feuillet  31.  —  Victor  Hugo  avait  laissé  dans  le  manuscrit  un  espace  libre  pour  y 
transcrire  les  vers  de  Virgile  ^'^^ 

Feuillets  39-40.  —  Ces  deux  dernières  pages  commençant  par  ces  mots  :  Il  y  a 
deux  sortes  de  beau ...  ne  font  pas  partie  du  chapitre  même  ;  c'est  un  développement 
inédit  du  sujet  traité  ;  il  nous  a  paru  intéressant  de  le  publier. 


TAS   DE  PIERRES.   —  II. 

Feuillet  45.  — U orgueil  e fi  lion. .,  Sous  cette  pensée  une  ébauche  rimée  : 

Un  jour  l'orgueil  lion,  et  la  vanité  chatte 
Causaient,  l'un  formidable  et  l'autre  délicate. 
Ils  disaient. . . 

Feuillet  53  bis.  —  Quand  vous  entre^r  dans  un  logis...  —  Cette  pensée  est  datée  par 
une  ligne  au  verso  : 

Mon  fils  est  en  prison  pour  n'avoir  point  assez  aimé  la  guillotine. 

Charles  Hugo  fut  condamné  pour  un  article  (sur  la  peine  de  mort)  paru  dans 
l'Evénement  du  16  mai  18  51. 

Feuillet  69.  —  Mon  fils  Charles...  —  Verso  d'une  couverture  de  livre  j  en  travers, 
ce  titre  :  Autres  choses  noires,  appartenant  à  l'Hiffoire  d'un  Crime,  écrite,  en  partie,  en 
1877. 

(''  Le  feuillet  est  coupé,  la  fin  de  la  date  manque,  mais  la  Kevue  des  Deux-Mondes  du  15  avril 
1833  rend  compte  du  bal.  —  W  Voir  page  408.  —  '^)  Voir  pages  482-483. 


LE -MANUSCRIT.  633 


[LA  CIVILISATION.] 

Feuillet  88.  —  En  marge,  le  récit  des  supplices  de  Jean  Châtel  et  de  Damiens  j  on 
en  trouve  la  fin  sur  un  bout  de  papier  colle  au  dos  du  feuillet  88. 

Feuillet  91.  —  Ajouté  en  marge,  allant  de  la  citation  de  Jean-Baptiste  Rousseau  à 
ces  mots  : 

Ces  fleurs  étalent  toutes  fraîches  ('). 


TAS   DE  PIERRES.   —  III. 

Feuillet  107.  —  La  nature  procède  par  contraîies.  —  Au  verso  d'une  invitation  de 
Victor  Joly  à  venir  entendre  Lachambeaudie  réciter  quelques-unes  de  ses  fables. 

Feuillet  118  Us.  —  Le  fiyle pour  le  langage  eff...  —  Au  verso  d'une  bande  du  Moni- 
teur universel  envoyé  à  M.  le  "Vicomte  Ui£lor  Hugo,  pair  de  France.  Donc,  entre  1845 
et  1848. 

Feuillet  121.  —  Génie  lyrique. . .  —  Sous  cette  pensée,  on  lit  ces  deux  lignes  reprises 
dans  YEtude  sur  Mirabeau,  en  1834  : 

Grands  hommes,  voulez-vous  avoir  raison  demain? 
Mourez  aujourd'hui. 

Au  verso  ce  texte  incomplet  : 

...d'élégances  de  détail;  et  plus  de  nature,  plus  de  vérité,  plus  de  sentiment,  plus 
de  passion.  Que  votre  drame  ait  un  cœur  humain,  des  entrailles  humaines.  Moins 
de  choses  extérieures,  plus  de  choses  profondes.  J'estime  plus  un  arbre  pour  les  racines 
qu'il  a  dans  la  terre  que  pour  les  feuilles  qu'il  a  dans  le  ciel.  Et  puis,  à  vrai  dire,  la 
beauté  du  feuillage  est  toujours  en  raison  directe  de  la  force  de  la  racine. 

Puis,  sans  transition,  cette  constatation  de  Tinsucccs  d'une  tragédie  : 

Egosille-toi,  pauvre  tragédie,  jouée  en  pleine  session,  et  obligée  de  lutter  de 
poumons  avec  les  Chambres  ! 

Feuillet  124.  —  he  drame  eB petit...  —  Copie  faite  par  M"*  Drouet;  l'original 
manque. 

Feuillets  125—126.  —  Il  n'y  a  pas  un  monologue...  —  Cette  pensée  est  répétée  sur 
deux  fragments  de  papier  à  deux  dates  différentes  ;  au  verso  de  l'un  on  trouve 
trois  pensées  publiées  soit  dans  le  texte,  soit  dans  le  Reliquat  de  Littérature  et  Philo- 

'■')  Voir  page  500. 


634  POST-SCRIPTUM  DE  MA  VIE. 

Sophie  mêlées;  au   verso  de  l'autre  cette  réflexion  datant  de  l'époque  où  Jules  Janin 
combattait  Victor  Hugo  : 

M.  J.  J.  écrit  des  deux  mains ,  de  la  gauche  dans  la  ^Quotidienne,  de  la  droite  dans 
le  Figaro. 

FalBaff 
Le  tout,  au  profit  du  ventre. 


[CRITIQUE.] 

Feuillet  137.  —  Bacon.  Descartes.  Kant.  —  Au  verso  d'un  prospectus  du  jour- 
nal belge ,  le  Bien-Éfre. 

Feuillet  138.  —  Descartes.  —  Spinosa.  —  Au  verso,  un  joli  croquis  représentant 
un  portail  d'église. 

Feuillet  139.  —  Saint-Simon.  —  Tout  le  texte  tient  sur  une  bande  du  Moniteur 
universel  portant  la  même  adresse  que  celle  du  feuillet  118  his. 

Feuillet  140.  —  La  Fontaine.  —  Avant  de  commencer  ce  charmant  portrait, 
Victor  Hugo  écrit  : 

Tacite  dit  de  Galba  :  minantihm  intrepidm. 

Feuillet  144.  —  Vdltaire.  —  Le  deuxième  fragment  est  au  verso  d'un  article 
anglais  annonçant  le  mariage  de  Charles  Hugo  en  1865. 


TAS   DE  PIERRES.   —  IV. 

Feuillet  170.   —  Il  y  a  des  gens  qui  veulent  bien...  —  Sous  cette  pensée,  deux 
lignes  : 

M.  A.  D.  (^)  a  dit  un  jour  à  Madame  Dorval  :     , 
Uom  n'êtes  pas  i)lm  fidèle  à  vos  amitiés  quà  vos  amours. 


[DU   GENIE.] 


euillet  191.  —  Au  dernier  alinéa,  Victor  Hugo  a  laissé  en  blanc  le  nom  de  celui 
lui  faisait  «  l'efFet  d'un  ami»  et  qui  lui  avait  annoncé  «la  cécité  complète  »^*^ 


qm  lui  taisait  «  1  ettet  d  un  ami  »  et  qu 
C'était  Gustave  Planche. 


(')  Alexandre  Dumas.  —  W  Voir  page  541. 


LE   MANUSCRIT.  635 


TAS  DE  PIERRES.   —  V. 

Feuillet  203.  —  Tout  le  monde  a  droit  de  vie...  —  Au  verso  d'une  convocation 
datée  août  1850. 

Feuillet  204.  —  Droit  de  l'homme  :  liberté ...  —  Titre  au  verso  :  Sei^ème  siècle. 
Renaissance.  Paganisme.  Le  Satyre^^K 

Feuillet  206.  —  Un  ahtme  efl  là...  —  Cette  réflexion  sur  la  politique  s'explique 
par  la  date  où  elle  a  été  écrite,  le  verso  est  une  enveloppe  timbrée  par  la  poste 
18  oêobre  i8jo. 

Feuillet  212.  —  Uoltaire,  c'eft  la  mine...  —  Au  dos,  Victor  Hugo  a  copié  un 
fragment  de  lettre  de  Diderot  à  M"'  Vjlland,  15  7*""  1760  : 

Il  faut  convenir  que  ces  maris-là  sont  de  gros  butors.  Aller  faire  un  enfant  à 
cette  petite  femme  qui  n'a  qu'un  souffle  de  vie.  Cette  aventure  ne  lui  serait  jamais 
arrivée  avec  un  amant. 


L'AME. 
TAS  DE  PIERRES.   —  VI. 

Feuillet  234.  —  Tromper  eB  mauvais...  —  Au  verso,  six  lignes  rayées  : 

U Angleterre  a,  elle  aussi,  une  muraille  de  la  Chine,  qui  là  garde.  Ce  mur,  point  visible, 
mais  d'autant  plus  solide,  bâti,  non  en  briques  et  en  pierres,  mais  en  droits  et  garanties,  et 
aussi  en  préjugés,  conserve  fA.ngleterre,  et  la  circonscrit  Elle  en  efl  plus  forte  et  moins  grande. 
Enceinte  utile  et  nuisible.  Le  progrès  pourtant  y  fait  brèche  çà  et  là. 

Feuillet  242.  —  Toutes  les  fois  qu'au  fond  de  sa  conscience...  —  On  lit  au  verso  le 
brouillon  d'une  lettre  à  Auguste  Vacquerie,  lettre  reproduite  dans  Aêies  et  Paroles 
[Procès  de  l'Evénement ,  18  septembre  1851). 

Feuillet  262.  —  Pas  d'injures  à  ces  malheureuses...  —  Au  verso,  cette  phrase  et  sa 
variante  : 

. . .  Ces  immenses  éboulements  de  terre  qui  formaient  les  gencives  du  rocher. 

la  dent  de  Morcle  sort 

. . .  Ces  énormes  éboulements  de  terre  d'où  le  rocher  sortait  comme  d'une  gencive. 

Feuillet  267.  — ■  Oh  J  les  femmes .. .  —  Au-dessous  et  au  verso,  deux  plans,  prose  et 
vers ,  qui  seront  publiés  ultérieurement  dans  le  dernier  volume  de  poésie.  . 

(•)  La  Légende  des  Siècles,  i"  série.  1859. 


636         ■  POST-SCRIPTUM   DE  MA   VIE. 


EXPLICATION  DE  LA  VIE  ET  DE  LA  MORT. 

Feuillets  2j6-ijj.  —  P//«  j'y  songe,  plm  cette  'vérité. . .  —  Ces  deux  feuillets  repré- 
sentent chacun  la  moitié  d'une  lettre  émanant  de  la  grande  chancellerie,  en  date  du 
5  juillet  1850,  et  déléguant  «Monsieur  le  Représentant  Victor  Hugo»  à  la  réception , 
comme  chevalier  de  la  Légion  d'Honneur,  du  statuaire  Villain. 

Feuillet  279.  —  L'âme  a  soif  de  l'absolu...  —  Au  verso  d'une  bande  du  Moniteur 
universel. 

Feuillet  293.  —  ha  vie,  c'eB  la  puissance  qu'a  le  corps...  —  Au  verso  du  faire-part 
de  la  mort  de  M™°  de  Witt,  née  Guizot. 

Feuillet  301.  —  Persiflance  du  moi.  —  Écrit  au  dos  d'une  invitation  à  une  soirée 
donnée  par  Arsène  Houssaye. 

Feuillet  302.  —  Une  idée  m'a  traversé  l'elprit...  —  La  comparaison  des  deux  vers 
écrits  par  Dante  a  été  reprise  et  mise  en  vers  dans  Religions  et  religion,  publié  en  1880. 

L'original  de  la  dernière  pensée  de  ce  chapitre  se  trouve  au  feuillet  232. 


[REVERIES   SUR  DIEU.] 

Feuillet  314.  —  Prouver  l'intelligence...  —  Au  verso  d'un  faire-part  daté  14  oc- 
tobre 1850. 

Feuillet  321.  —  Cette  pensée,  mise  ici  sous  forme  de  conversation  f'^,  a  été  reprise 
dans  les  Contemplations,  et  publiée  sous  le  titre  :  Keligio. 

Feuillet  334.  —  Autre  version  de  la  pensée  qu'on  a  lue  page  582  :  Toute  lumière 
direâe...  —  Ces  quelques  lignes  sont  de  1838  ou  1840  : 

Quelle  que  soit  la  forme  de  l'ouverture  par  où  elle  entre  dans  notre  esprit,  toute 
pensée  qui  vient  directement  de  Dieu  porte  à  son  extrémité  et  projette  dans  notre 
âme  la  figure  de  Dieu  comme  tout  rayon  qui  vient  du  soleil  porte  à  son  extrémité 
et  dessine  sur  la  terre  la  figure  du  soleil. 


PHILOSOPHIE. 

Feuillets  342-344.  —  Victor  Hugo  a  employé  pour  les  trois  dernières  pages  de  ce 
chapitre  des  épreuves  du  manifeste  :  Au  peuple,  daté  du  31  octobre  1852  et  signe  de 
lui  et  des  proscrits  Fombertaux  et  Philippe  Faure'*'. 

(!)  Voir  pages  579-580.  —  W  A^es  et  Paroles.  Pendant  l'exil. 


LE   MANUSCRIT.  637 

Une  note  en  marge  de  cette  ligne  : 

Ce  qui  diSi'tnme  la  création  du  créateur,  c'eB  quelle  eil  mélangée  de  matière. 
Dire  ce  qu'est  la  matière. 

Puis,  toujours  en  marge,  cette  pensée  : 

Hommes,  songez  à  la  nudité  terrible  de  vos  actions  devant  Dieu. 

Feuillet  345.  —  Après  la  dernière  page,  deux  lignes  : 

Le  Négateur.  (Il  démontre  le  néant  par  le  mal).  Grattez  Dieu,  vous  trouvez 
Satan. 


[L'INFINIMENT  PETIT.] 

Feuillet  349.  —  Différente  comme  écriture  et  comme  papier  du  reste  du  manu- 
scrit, cette  page  doit  dater  de  1850. 

Au  verso  du  dernier  alinéa,  deux  vers  : 

abîme 

Et  comme  un  vautour  vole  au-dessus  d'un  reptile. 
Le  monstre  Nuit  planait  sur  la  bête  Chaos. 


LES  CHOSES  DE  L'INFINI. 

Feuillet  357.  —  Dans  toutes  les  sciences  il  y  a  le  coin  ténébreux. . .  —  Cette  phrase,  qu'on 
peut  dater  1836  ou  1838,  est  très  antérieure  au  manuscrit  de  ce  chapitre,  et  semble 
une  pensée  détachée  d'un  Ta^  de  Pierres. 

Feuillet  363.  —  Tout  au  bas  de  la  page,  un  début  dont  on  ne  trouve  pas  la  suite  : 
Tout  à  côté  de  nous,  dans  notre  région... 

Feuillet  369.  —  En  regard  de  la  neuvième  division  cette  note  au  crayon  : 

Ici  le  résumé. 
Ainsi  après  les  planètes  les  étoiles. 
Après  les  étoiles  les  nébuleuses. 


[CONTEMPLATION   SUPREME.] 

Feuillet  370.  —  Avant  ce  chapitre,  une  petite  note  : 
Je  publierai  cela  sous  ce  titre  : 
Préface  de  mes  auvres  et  Poft-Scriptum  de  ma  vie. 
On  a  lu  déjà  ce  titre  au  feuillet  20. 


638  POST-SCRIPTUM  DE  MA  VIE. 

Feuillet  379.  —  En  regard  de  la  description  de  l'endroit  où  fut  trouvé  «  un  os 
fossile  de  mâchoire  humaine  »^'',  note  encerclée  d'un  trait  au  crayon  : 

Vérifier  encore  ce  fait. 

Feuillet  388.  —  En  face  de  cette  phrase  :  Les  choses  sont  les  pores  par  où  sort  Dieu, 
Victor  Hugo,  redoutant  une  coquille  possible,  écrit  : 

A 

O  correcteurs  et  protes,  je  dis  pores  et  non  portes. 
(')  Voir  page  616. 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


Notre  tâche  se  trouve  simplifiée,  car  Poff-Scriptum  de  ma  Uie  n'offre  pas  matière  à 
un  historique;  nous  n'en  trouvons  mention  ni  dans  les  Carnets,  ni  au  dos  des 
volumes  précédents,  ni  dans  la  Correspondance.  Seuls,  deux  titres  font  exception. 
Quand  Victor  Hugo,  avant  de  rentrer  en  France,  dressa,  le  14  août  1870,  la  liste 
de  ses  manuscrits,  il  y  inscrivit  hes  Choses  de  l'Infini  et  Explication  de  la  TJie  et  de  la 
Mort,  mais  sans  indication  pour  une  œuvre  déterminée. 

VoH-Scripturn  de  ma  Uie  serait  resté  à  l'état  de  projet  si  Paul  Meurice  n'en  avait 
constitué  le  manuscrit  avec  les  chapitres  réservés  et  détachés  de  W^illiam  ShakjiSpeare. 


I 


REVUE   DE   LA    CRITIQUE. 


Voft-Scriptum  de  ma  TJie  fut  généralement 
apprécié;  certain  critique  pourtant  jugea 
cette  publication  inopportune,  doutant 
que  «l'illustre  poète  l'eût  autorisée».  Ce 
critique  ne  connaissait  pas  la  volonté 
expresse  de  Victor  Hugo  :  tout  publier. 
Et,  cette  volonté  n'eût-elle  pas  été  net- 
tement formulée ,  comment  décréter  que 
telle  œuvre,  destinée  à  être  admirée  par 
les  uns,  critiquée  par  les  autres,  est 
digne  de  l'oubli  ou  de  la  louange  ? 

L^  Journal.  Jules  Claretie. 

13  novembre  1901. 

...  Ce  puissant  cerveau,  ce  maître  des  mots 
et  des  images,  était  aussi  un  esprit  ailé,  et 
ceux  qui  lui  refusent  ce  don  ne  l'ont  point 
connu.  Il  foudroyait  comme  Ruy  Bias  et 
plaisantait  comme  Don  César. 

...  Ce  «Tas  de  Pierres»  où  les  pépites  d'or 
sont  plus  nombreuses  que  les  silex,  ce  tas  de 
pierres  où  Victor  Hugo  a  entassé  en  effet  des 
réflexions  sur  toutes  sortes  de  sujets,  l'amour, 
l'histoire,  les  femmes,  la  politique.  Dieu, 
l'art,  l'humanité,  M.  Paul  Meurice  l'a  réuni, 
avec  d'autres  fragments  admirables,  sous  ce 
titre  qu'avait  choisi  le  poète  lui-même  :  Polt- 


Scriptttfn  (te  ma  Uie.  Victor  Hugo  sexagénaire 
croyait,  lorsqu'il  traçait  mélancoliquement 
ces  mots,  en  avoir  fini  avec  la  lutte.  Il  venait 
d'achever  Us  Misérables.  Il  se  croyait  touché 
par  une  maladie  mortelle.  Il  en  prenait  son 
parti. 

La  vie  devait  ajouter  à  ce  Poli-Scriptum  un 
quart  de  siècle  encore. 

. . .  Ces  fragments  de  Victor  Hugo  ajou- 
teront je  ne  sais  quelle  diversité  à  sa  gloire. 
Ce  tas  de  pierres  est,  à  dire  vrai,  extrait  d'une 
carrière  de  marbre.  Il  est  de  ces  éclats,  de  ces 
fragments  qui  sont  dignes  des  statues  im- 
mortelles. Ce  sont  les  songeries  du  plus 
grand  artiste  de  la  langue  française.  Il  n'est 
pas  interdit  à  qui  s'exalte  comme  un  pro- 
phète de  s'attendrir  comme  un  sage. 

...  Comme  exemple  de  son  esprit,  de  son 
tour  d'esprit,  on  ne  trouverait  pas  mieux, 
je  crois,  que  cette  note  datée  du  16  avril  1863 
et  prise  après  la  lecture  du  numéro  du  Cours 
de  Liitte'rattire  où  Lamartine  avait  analysé  et 
critiqué  le  roman  des  Misérables  : 

«Je  n'ai  lu  qu'aujourd'hui  le  travail  de 
Lamartine  sur  les  Misérables.  Cela  pourrait 
s'appeler  :  Essai  de  morsure  par  un  cygne.» 

. . .  Nul  n'a  plus  travaillé  que  ce  merveil- 
leux ouvrier  du  verbe,  que   ce   consolateur 


640 


POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 


des  âmes.  Il  fut  toute  sa  vie  le  Rêveur,  le 
Songeur,  mais  il  fut  aussi  le  Forgeron.  Et  ce 
rêve,  dont  il  fait  la  grande  vertu  du  poète, 
ne  l'empêcha  jamais  d'être  l'homme  de  l'ac- 
tion. «Je  n'écris  que  d'une  main,  mais  je 
combats  des  deux»,  dit  une  de  ses  pensées, 
datée  de  1852. 

Mais  c'est  par  les  degrés  que  le  génie  fran- 
chit dans  le  Rêve  et  par  le  Rêve  —  c'est  par 
l'ascension  dans  l'au-delà  qu'il  mesure  la  gran- 
deur du  poète.  Le  rêve  pour  lui,  c'est  la  cime. 
Lisez  dans  son  dernier  volume  le  morceau  inti- 
tulé Promotttorium  Somnii.  Son  idéal  est  là.  On 
n'est  grand  que  lorsqu'on  a  atteint  le  promon- 
toire du  Songe,  telles  les  Océanides  d'Eschyle, 
les  larves  du  Dante,  tels  les  démons  de  Milton , 
et  —  chose  inattendue  —  les  matassins  de 
Mohère. 

J'ai  été  heureux  de  cet  hommage  rendu 
par  Hugo  à  Molière.  Lorsque  je  demandai, 
pour  célébrer  Victor  Hugo,  un  à-propos 
(quel  vilain  mot  en  pareil  cas),  à  Ernest 
Renan,  dans  ce  dialogue  intitulé  1^02,  l'au- 
teur de  la  "Vie  de  Jésus  plaça  Voltaire,  Boileau, 
Corneille  devisant  du  futur  génie  de  l'enfant 
qui,  à  Besançon,  venait  de  naître.  Mais, 
volontairement,  parmi  ces  grands  hommes, 
Renan  omit  Molière  : 

Oui,  nous  disait-il,  parce  que  M.  Victor 
Hugo  ne  devait  pas  aimer  Molière,  et  que 
Molière  n'eût  pas  compris  M.  Victor  Hugo. 

Renan  ne  connaissait  pas  les  éblouissantes 
pages  consacrées  à  Molière  par  le  critique  du 
PoH-Scriptum  de  ma  Uie.  Rien  de  plus  éclatant, 
de  plus  imprévu,  que  cette  apothéose  molié- 
resque  par  la  fantaisie  des  apothicaires,  leBalaha 
Balachoum  des  mamamouchis,  le  débridé  du 
muphti,  les  satyres  dansants ,  les  médecins 
dansants,  les  avocats  dansants,  tout  ce  qui 
est  la  farce  homérique,  rabelaisienne,  surhu- 
maine —  pourquoi  chercher  des  comparai- 
sons ?  —  tout  ce  qui  est  le  quid  divinum  de 
Molière.  La  page  est  merveilleuse,  paradoxale 
parce  que  le  vers  de  Tartuffe  et  la  prose  de 
Don  Juan  sont  supérieurs  aux  courses  des 
matamores  et  des  dervis,  mais  étourdissante 
de  verve  et  illuminée  de  rayons. 

Comment  Victor  Hugo  n'eùt-il  pas  com- 
pris Molière  ?  Il  comprenait  tout  et  citait  avec 
plaisir  les  alexandrins  alertes  de  l'Étourdi.  On 
trouvera  de  ses  jugements  dans  les  pages  ré- 
unies par  M.  Meurice. 

...  «Je   pense  par  instants  avec  une   joie 


profonde,  écrivait-il  dans  sa  Contemplation  su- 
prême, qu'avant  douze  ou  quinze  ans  d'ici, 
au  plus  tard,  je  saurai  ce  que  c'est  que  cette 
ombre,  le  tombeau...»  Il  le  sait,  ou  plutôt 
il  sait  que  pour  certains  hommes,  qu'ils  soient 
endormis  au  Panthéon  ou  couchés  dans  la 
fosse  commune,  il  n'y  a  pas  d'ombre,  il  n'y 
a  pas  d'oubli;  —  il  n'y  a  que  la  lumière  et 
l'immortalité. 

l^e  Gaulois.  Edmond  Haraucourt. 

16  novembre  içoi. 

...  Le  Voïi-Scriptum  de  ma  Uie  résume  logi- 
quement ce  qu'était  Victor  Hugo  prosateur  : 
cet  album  de  notes  éparses  —  éléments  de 
travaux  projetés,  documents  de  soi-même, 
minutes  de  vie  épinglées,  germes  d'inspiration, 
idées  à  reprendre  —  constitue  un  ensemble 
où  l'homme  se  retrouve  en  son  entier.  Tout 
cela  aurait  pu  prendre  place  dans  les  œuvres 
déjà  connues,  et  y  ressemble  :  à  vrai  dire  nous 
n'apprenons  rien,  et  l'on  ne  saurait  affirmer 
que  ce  volume  ajoute  un  aspect  nouveau  à  la 
personnalité  du  colosse.  Pourrait-il  d'ailleurs 
en  être  autrement } 

Prodigue  à  force  d'être  riche,  et  diffus  par 
munificence,  ce  génie  se  manifestait  au  total 
dans  chacune  de  ses  œuvres,  et  sa  multiplicité 
fut  telle  que  nous  ne  pouvons  plus,  enfin, 
constater  que  sa  prodigieuse  force  d'expansion. 
Il  s'est  montré  à  nous  sous  toutes  les  attitudes 
de  la  pensée  et  du  sentiment.  Il  a  touché  à 
tout,  parlé  de  tout,  et  nous  a  dénoncé  son 
rapport  avec  toutes  choses.  Il  n'a  donc  plus 
rien  à  nous  faire  savoir,  ni  du  monde,  ni  de 
lui-même.  Qu,'il  nous  donnât  des  livres  pen- 
dant un  siècle  encore,  il  ne  nous  apprendrait 
même  pas  sa  fécondité  surhumaine,  puisque 
nous  la  connaissons;  et  si  quelqu'un  pouvait 
souhaiter,  d'un  nouveau  livre  de  lui,  un 
nouveau  renseignement  sur  lui,  c'est  qu'il 
ne  connaîtrait  pas  le  monstrueux  amoncelle- 
ment de  l'œuvre  accumulée. 

Qu'est  donc  ce  nouveau  livre  ?  A  la  ma- 
jeure partie  des  éléments  qui  le  composent, 
le  poète  avait  lui-même  donné  un  nom,  qui 
est  une  image  :  Tcxi  de  Pierres.  C'étaient  là 
des  matériaux  pour  lui,  de  quoi  bâtir  encore, 
bâtir  toujours  :  des  pensées. 

—  Mais,  nous  dit-on,  Hugo  ne  fut  pas 
un  penseur. 

—  Si  fait,  puisqu'il  fut  tout. 

Et  c'est  là  son  vice  en  même  temps  que  sa 


REVUE   DE   LA    CRITIQUE. 


641 


grandeur.  Par  là  il  s'clcve,  et  par  là  il  pèche. 
Car  on  peut  l'accuser  de  n'avoir  pas  pensé, 
précisément  parce  qu'il  pensa  trop.  Est-ce  un 
paradoxe.''  Je  vais  essayer  d'être  juste,  sans 
passion  contre  ceux  qui  nient,  sans  aveugle- 
ment dans  ma  vénération.  Oui,  Hugo  pensa 
trop,  et,  par  cela  même,  il  a  donné  raison  à 
ceux  qui  l'accusent  de  ne  penser  point.  Dans 
ce  cerveau  en  perpétuelle  ferveur,  dans  ce 
volcan,  tout  a  remué,  tout  a  grondé,  et,  de 
lui,  tout  s'est  élancé  en  formules.  Il  effraie 
par  la  quantité  de  choses  qu'il  remue,  et  qu'il 
jette.  Au  hasard,  ouvrez  son  œuvre  :  c'est  une 
Bible.  Tout  est  là  dedans.  Il  recèle  tout.  Avez- 
vous  quelque  grande  idée  qui  vous  passionne 
et  guide  votre  vie .''  Cherchez  dans  Hugo  : 
elle  y  est.  Venez-vous  d'entrevoir  une  concep- 
tion sublime  et  que  vous  croyez  vierge  ?  Elle 
vous  ennoblit  de  volonté  et  vous  exalte  vers 
l'effort ,  en  suscitant  chez  vous  le  viril  orgueil 
de  créer  ?  N'ouvrez  pas  Hugo  :  votre  con- 
ception est  là  toute  réalisée,  dans  une  for- 
mule violente  et  forte,  qui  vous  dégoûtera 
de  poursuivre  la  tâche!  Il  a  touché  à  tout, 
manié  tout,  et  n'a  rien  laissé  d'intact.  Tout  le 
passé,  il  l'a  repris;  tout  l'avenir,  il  l'accapare  : 
dès  qu'il  aperçoit,  il  prend.  Il  fait  tout  sien. 
Il  rédige  une  encyclopédie  de  la  pensée  hu- 
maine, et  pour  tout,  dans  l'emportement  des 
mots,  il  trouve  une  formule  de  pierre.  Son 
tas  de  pierres,  c'est  le  monde,  c'est  nous  tous! 
Il  nous  ruine  quand  il  parle,  et  nous  n'étions 
pas  nés  qu'il  avait  déjà  fait  notre  œuvre  ! 

Telle  est  sa  puissance;  mais  elle  comporte, 
par  son  excès  même,  une  faiblesse  mortelle. 

Comment,  pour  un  seul  homme,  être 
tant  d'âmes  à  la  fois,  ou  tour  à  tour?  Voilà 
le  vice  :  les  âmes  sont  en  lui  passagères,  et  ne 
peuvent  point  ne  pas  l'être.  Elles  glissent  en 
lui.  Parce  qu'il  a  montré,  tel  jour  votre 
pensée,  tel  autre  jour  la  mienne,  il  n'en  a 
donné  que  la  fîeur,  sans  nous  en  broyer  les 
racines.  La  grande  idée  qui  vous  fait  grand, 
il  l'a  connue  et  proférée,  mais  il  ne  l'a  connue 
que  durant  une  minute,  et  il  y  fallait  une 
vie!  Il  l'a  possédée,  c'est  vrai,  mais  elle  ne  l'a 
point  possédé.  Il  l'a  faite  sienne,  mais  ne  s'est 
pas  donné  à  elle.  Il  l'a  sentie,  et  non  vécue. 
Il  lui  faudrait  mille  existences,  et  dix  mille, 
puisqu'il  a  eu  l'idée  de  mille  ou  dix  mille 
hommes.  Hugo  n'a  vécu  que  cent  ans. 

...  Il  a  pressenti  ce  reproche  des  hommes, 
et  s'en  est  défendu  maintes  fois,  par  maint 

PHILOSOPHIE.    —   II. 


effort  de  démontrer  l'identification  de  la 
pensée  avec  la  forme.  Ici  encore,  dans  le  Polt- 
Scriptum  de  ma  Ute,  n'est-ce  pas  sa  propre 
cause  qu'il  plaide,  lorsqu'il  dit,  en  parlant  de 
Virgile  :  «Par  l'idée,  par  ce  que  vous  nom- 
mez le  fond,  j'étais  dans  le  petit,  et  par  le 
style,  par  ce  que  vous  nommez  la  forme,  me 
voilà  dans  l'immense.»  Et  plus  loin  :  «Idéal 
et  beauté  sont  identiques;  idéal  correspond  à 
idée  et  beauté  à  forme;  donc  idée  et  forme 
sont  congénères.» 

En  d'autres  livres,  il  a  déjà  professé  ce 
dogme,  à  propos  de  Shakespeare  et  de  Crom- 
well  qui  lui  servaient  à  parler  de  lui-même. 
La  thèse  lui  est  chère,  car  rien  n'importe  plus 
à  sa  gloire. 

...  Cependant,  à  ce  recueil  posthume  de 
pensées,  comparez  l'identique  recueil  des  ma- 
tériaux posthumes  qu'a  laissés  Baudelaire. 
Celui-ci  n'a  pas  embrassé  l'univers  et  ne  nous 
montre  qu'une  seule  âme,  la  sienne  :  mais 
elle  saigne.  Hugo  parle,  chante,  démontre, 
il  sait  tout  :  Baudelaire  ne  sait  que  lui,  et  se 
plaint.  Dans  Hugo,  toutes  les  forces,  toutes 
les  ivresses,  toutes  les  peines;  dans  Baude- 
laire, un  sanglot,  unique,  constant,  mono- 
tone :  la  douleur.  Et  quand  je  ferme  le  livre 
de  Hugo,  j'admire,  ébloui;  en  fermant  celui 
de  Baudelaire,  j'ai  mal,  je  pleure... 

Pourtant,  dans  Hugo ,  il  y  a  Baudelaire 
aussi,  comme  le  reste,  avec  tout  le  reste. 
C'est  vrai;  mais  je  n'y  avais  pas  pris  garde. 
Je  n'ai  pas  pleuré.  Je  n'ai  pas  eu  le  temps.  Il 
a  passé  trop  vite.  Hugo  n'avait  pas  le  temps. 
Il  ne  s'est  produit  que  de  1802  jusqu'à  1902, 
et  c'est  bien  peu  de  jours,  pour  dire  tant  de 
choses  ! 


Lf  Temps. 
17  novembre  1901. 


Gaston  Deschamps. 


...  Voici  un  nouveau  volume,  digne  d'être 
installé  dans  la  bibliothèque  des  gens  intelli- 
gents, auprès  des  Feuilles  d'Automne,  des 
Chants  du  Cre'pmcule  et  de  la  L,egende  des  Siècles. 

Entendons-nous  bien,  d'ailleurs,  sur  la 
définition  de  l'émoi  littéraire  que  nous  cause 
la  lecture  du  PoH-Scriptum  de  ma  "Vie. 

Quand  je  dis  que  les  admirateurs  de  Victor 
Hugo  n'ont  pas  le  droit  d'ignorer  ce  livre,  je 
ne  prétends  pas  égaler  ctPoSt-Smptum  aux  chefs- 
d'œuvre  par  lesquels  notre  Victor  Hugo  im- 
pose à  tous  les  étrangers  soucieux  d'être  des 


larUHEKlS    HATIOXUC. 


642 


POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 


hommes  une  raison  permanente  d'apprendre 
la  langue  française.  Je  parle,  ici,  à  une  élite, 
qui  connaît  l'éminente  dignité  de  tout  ce  qui 
peut  compléter  l'exégèse  d'un  grand  écrivain. 
Si  donc  j'engage  les  personnes  qui  savent  lire 
à  ne  point  négliger  ces  dissertations  sur  Shakf- 
Speare,  sur  L,a  Fontaine j  sur  UoltairCj  sur  Beau- 
marchais, qui  composent  principalement  ce 
recueil  de  morceaux  posthumes,  ce  n'est  point 
pour  les  dispenser  de  relire  ces  adorables  vers  : 
Puisque  nos  heures  sont  remplies. .  .<'' 

En  transcrivant  cette  élégie,  qui,  par  ses 
formes  flottantes  et  imprécises,  prête  à  la 
souffrance  humaine  le  charme  de  l'inconsis- 
tant et  de  l'inachevé,  je  sens  que  le  lecteur 
éprouvera  quelque  déception  en  ouvrant  le 
Polt-Scriptunij  à  voir  le  poète  écrire  en  prose. 
Cette  prose,  toutefois,  n'est  pas  celle  de  tout 
le  monde.  Elle  a  des  ailes.  On  est  entraîné 
par  l'élan  d'une  phrase  que  rien  n'arrête  sitôt 
qu'elle  est  déchaînée. 

...  J'ai  vu,  sur  les  affiches  de  la  Sorbonne, 
que  mon  savant  confrère  et  ami  M.  Gustave 
Larroumet  fera,  cette  année,  un  cours  sur 
UiHor  Hng}  prosateur.  Je  suis  sûr  qu'il  trouvera 
d'abondants  sujets  d'étude  dans  l'étonnante 
variété  de  gammes  et  d'arpèges  qui  bruissent 
au  Poft-Scriptum  de  Victor  Hugo. 

...  Victor  Hugo,  lorsqu'il  entreprend  la 
critique  des  autres,  ne  consent  à  parler  que 
des  hommes  de  génie,  ses  égaux.  Aussi, 
son  unique  procédé  de  critique,  c'est  l'extase. 
Le  champ  de  ses  admirations  est  très  vaste. 

. . .  L'auteur  du  Mariage  de  Figaro  a  sus- 
cité au  poète  une  page  qu'il  faut  dédier  à 
toutes  les  jeunes  filles  ou  jeunes  femmes  qui 
s'appellent  Suzanne,  Suzette  ou  Suzon. 

Le  critique  cite  presque  tout  le  mor- 
ceau et  conclut  : 

C'est  étourdissant.  Avez-vous  jamais  lu, 
chez  les  critiques  professionnels,  chez  Planche, 
chez  Saint-Marc  Girardin,  quelque  chose  qui 
approche  de  cela }  Et  c'est  tout  le  temps 
ainsi,  dans  ce  livre,  admirablement  décousu, 
ou  l'auteur  parle  successivement  du  Beau, 
de  l'Art,  de  la  Vie,  de  la  Mort,  de  la 
Femme,  de  Dieu. 

C'est  par  de  telles  récréations  que  Victor 
Hugo  exilé,  souffrant,  presque  âgé,  se  pré- 
parait à  écrire  la  Uginde  des  Sikles. 

>')  Les  Chants  du  Crépuscule. 


Les  Annales  Politiques  A.  Brisson. 

et  Littéraires. 
17  novembre  1901. 

. . .  Poft-Scriptum  de  ma  Uie  n'est  point  un 
ouvrage  négligeable.  On  y  trouve  quelques- 
unes  des  choses  les  plus  fortes  et  les  plus  pro- 
fondes qu'Hugo  ait  produites. 

...  Il  contient  cinq  ou  six  morceaux  assez 
étendus  :  un  chapitre  sur  l'utilité  du  beau, 
un  chapitre  sur  le  goût,  un  chapitre  sur  Dieu. 
Ces  fragments  sont  séparés  par  de  courts  pa- 
ragraphes que  l'auteur  désigne  lui-même  sous 
le  nom  de  Tas  de  Pierres,  et  qui,  en  effet, 
sont  posés  le  long  du  livre  comme  les  cailloux 
qui  s'amoncellent,  de  loin  en  loin,  sur  nos 
routes  nationales.  Hugo  faisait,  à  l'occasion, 
son  La  Rochefoucauld.  Il  jugeait  en  quelques 
mots  brefs  l'âme  et  le  cœur  humains.  De  ces 
pensées,  les  unes  sont  justes,  beaucoup  sont 
paradoxales.  Ainsi  l'on  ne  peut  qu'approuver 
les  lignes  suivantes,  où  une  vérité  très  fine  est 
si  gracieusement  exprimée  : 

«Voulez-vous  voir  d'un  seul  coup  d'œil ...»!') 

Mais  un  peu  plus  loin  Victor  Hugo,  conti- 
nuant, comme  c'était  son  devoir,  d'exalter 
l'art  et  les  lettres,  ajoute  : 

«...  Etre  sensible  à  l'art ,  c'est  être  incapable  de 
crime.» 

Moi,  je  veux  bien...  Pourtant,  cette  affir- 
mation aurait  besoin  d'être  corroborée  par  un 
raisonnement  plus  sérieux.  Ce  sont  là  des  bou- 
tades, des  fantaisies,  semées,  au  hasard,  sur  le 
papier.  Victor  Hugo  n'y  attachait  pas  d'impor- 
tance; il  était  sincère,  toujours  sincère,  sur  le 
moment.  Ce  qui  l'amusait,  c'était  moins  d'ex- 
traire de  son  cerveau  une  idée  neuve,  que 
d'imprimer  à  cette  idée  une  forme  saisissante. 
Il  y  a,  dans  tout  cela,  de  la  virtuosité. 

. . .  Quelquefois  il  développe.  L'immortalité 
de  l'âme  lui  est  un  thème  sur  lequel  il  ne  se 
lasse  pas  de  broder  d'éblouissantes  variations. 
Vous  savez  que  son  opinion,  à  ce  sujet,  n'a 
jamais  changé.  Il  était  spiritualiste  et  déiste. 
Et,  pour  établir  sa  conviction,  il  se  multiplie. 
Il  déploie  d'extraordinaires  ressources  verbales. 
Que  d'arguments  ingénieux,  que  de  beaux 
élans,  que  de  coups  d'aile,  que  d'ascensions 
vers  l'infini,  que  d'oracles  jetés  sur  les  simples 
créatures  avec  un  geste  sacerdotal  ! 

'■'  Voir  page  475. 


REVUE   DE   LA   CRITIQUE. 


643 


Après  la  citation  d'un  passage  extrait 
de  Education  de  la  vie  et  de  la  mort,  le 
critique  conclut  : 

Rhétorique,  direz-vous  ? . . .  En  tout  cas, 
admirable  rhétorique  et  qui  élève  l'esprit.  Je 
vous  recommande  dans  le  Polt-Scriptum  un 
récit  intitulé  l'Atb/e  (')  et  qm  se  rapporte  aux 
problèmes  dont  la  société,  à  l'heure  présente, 
est  si  cruellement  troublée;  et  un  parallèle 
sur  la  fin  de  Pétrone  et  de  Jésus.  C'est  su- 
perbe. Victor  Hugo  avait  tout  prévu,  — 
même  le  succès  de  ^^uo  Uadis  ? 

L'Intransigeant.  Non  sigiié. 

19  novembre  1901. 

Un  volume  de  Victor  Hugo  vient  de  pa- 
raître sous  ce  titre  :  Poit-Scriptum  de  ma  Uie. 

. . .  L'ensemble  donne  une  sorte  de  testa- 
ment de  la  pensée  du  poète,  la  somme  de  son 
expérience  et  de  sa  sagesse,  le  dernier  mot  de 
sa  critique  littéraire  et  de  sa  philosophie. 

Tout  n'est  pas  d'une  égale  valeur  dans  ce 
volume,  qui  fut  d'ailleurs  écrit  à  une  époque 
où  la  santé  de  Victor  Hugo  subissait  une 
crise  assez  grave.  Il  est  permis  de  douter  que 
l'illustre  poète  eût  autorisé  la  pubhcation  de 
toutes  les  pages  que  les  éditeurs  de  ses  Œuvres 
polîbumes  ont  cru  devoir  exhumer  des  tiroirs 
où  l'auteur  les  avait  soigneusement  enfouies. 
Victor  Hugo  était,  on  doit  l'admettre,  le 
meilleur  juge  de  ce  qui  pouvait  convenir  à  sa 
gloire  littéraire,  et  s'il  a  laissé  dans  l'ombre 
certaines  parties  de  son  œuvre  immense,  sans 
doute  il  a  eu  ses  raisons  pour  cela.  Les  inten- 
tions du  grand  écrivain  auraient  dû  être  res- 
pectées. 

Le  FoB-Scriptum  de  ma  Uie  n'en  renferme 
pas  moins  des  morceaux  de  premier  ordre  où 
se  révèle  une  face  nouvelle  de  ce  génie  mul- 
tiple et  puissant,  des  pensées  originales  et 
profondes,  de  larges  vues  sur  les  plus  hautes 
questions    dont    soit    tourmentée    l'âme    hu- 


ha  Revue  Bleue.  Ad.  Boschot. 

23  novembre  1901. 

...  Dans  ce  hvre,  nul  «bruit  vivant»  ne 
pénètre  plus.  Les  «cris  humains»,  les  cris  de 

'■'  Ce  récit  faisait  partie  de  la  Pre'/ace  philoso- 
phique des  Misérables,  on  l'y  trouvera  dans  cette 
c'dition.  (^Note  de  l'Éditeur.) 


souffrance  ou  de  haine  se  taisent.  Vraiment, 
le  poète  n'est  plus  «occupé  que  de  l'aurore 
éternelle».  Comme  il  est  grand  pour  oublier 
ainsi,  à  jamais,  les  misères  de  la  vie  écoulée. 
Si  l'on  peut  comparer  Hugo  à  de  simples 
hommes  de  lettres,  qu'on  se  rappelle  d'autres 
pubhcations  posthumes,  cahiers,  journal,  en 
qui  tel  ou  tel  a  enfermé,  comme  dans  un 
carquois  de  réserve,  ses  traits  les  plus  enve- 
nimés . . . ,  ceux  qu'il  n'osait  pas  décocher  de 
son  vivant,  de  peur  qu'ils  ne  fissent  ricochet 
contre  lui-même.  Le  PoM-Scriptum  d'Hugo 
n'a  pas  un  seul  mot  de  haine. 

...  On  aime  davantage  le  grand  aïeul,  et 
on  le  comprend  mieux  quand  on  médite  le 
PoB-Scriptum  de  ma  Uie. 

En  effet,  Hugo  montre  ici,  à  nu,  toute 
son  âme;  il  dit  ce  que  sont  pour  lui  la 
Nature,  l'Homme  et  Dieu;  il  laisse  voir  com- 
ment le  Mystère  se  reflète  en  lui  ;  il  fait  péné- 
trer jusqu'à  la  source  même  d'où  s'est  épanchée 
toute  son  œuvre. 

...  Et  ce  titan-poète  qui  pouvait  se  com- 
parer à  un  chêne,  cette  force  de  la  nature  et 
cette  voix  des  choses,  ce  grand  homme  sur- 
humain était  encore  la  bonté,  la  douceur,  et 
aussi  l'urbanité,  la  politesse  et  même  la  galan- 
terie. On  le  sent  de  nouveau  dans  ce  PoB- 
Scriptum  de  ma  Uie,  et  nous  nous  plaisons  à  le 
remarquer,  d'abord  parce  que  ces  qualités  nous 
plaisent  entre  toutes,  parce  qu'elles  nous  per- 
mettent d'aimer  Hugo  complètement  et  sans 
restriction,  et  puis  parce  qu'en  général  on  ne 
veut  pas  les  lui  accorder.  Il  est  si  grand ,  qu'on 
ne  veut  pas  qu'il  ait  été  aimable.  Il  a  tant  de 
force  qu'on  lui  refuse  la  délicatesse  et  la  grâce. 

Certes,  nous  connaissons  de  lui,  dans  son 
œuvre,  des  éclats  de  rire  qui  ressemblent  assez 
à  des  roulements  de  tonnerre  : 

Le  tonnerre  n'y  put  tenir  ;  il  éclata. 

{Le  Satyre.) 

C'est  trop  pour  un  salon.  Mais  Hugo  était 
de  taille  à  mettre,  quand  il  voulait,  une  sour- 
dine à  la  foudre.  La  gaîté  de  l'zgipan  pouvait 
devenir  un  «élégant  badinage»;  ni  Marivaux, 
ni  Beaumarchais,  ni  même  Voiture,  n'aurait 
pu  désavouer  quatrains,  compUments  et  caque- 
tages  où  l'on  croit  entendre  le  frisselis  d'un 
corsage  qu'on  chiffonne. 

Dans  le  Poli-Scriptum  il  y  a,  sur  les  femmes, 
des  pensées  si  johes,  si  coquettes,  si  amou- 
reuses et  si  peu  dupes,  qu'on  s'étonne  de  les 
voir  rangées  dans  un  chapitre  intitulé  :  aDe 


644 


POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 


l'Ame)).  Elles  mériteraient  un  petit  tiroir  à  res- 
sort dans  un  «bonheur  du  jour». 

. . .  C'est  ainsi  que  Victor  Hugo  nous  ap- 
paraît dans  ce  nouveau  livre.  Nous  trouvons 
ici,  comme  dans  toute  son  œuvre,  les  mêmes 
raisons  de  l'aimer;  mais  elles  descendent  encore 
plus  profondément  en  nous,  et  nous  envions 
presque  ceux  qui  purent  le  connaître  lui-même 
et  ceux  surtout  qui  aident  son  génie  à  revenir 
encore  au  jour,  tel  M.  Paul  Meurice,  qui 
nous  convie  pieusement  à  écouter  encore  la 
Grande  Voix. 

...  À  dire  vrai,  ce  livre  est  surtout  précieux 
pour  la  rêverie  qui  l'enveloppe;  à  chaque 
page,  il  semble,  comme  une  forêt  coupée  de 
clairières,  laisser  entrevoir  des  horizons  vapo- 
reux et  bleutés;  il  a  des  ouvertures  sur  toute 
chose,  car  à  chaque  instant  il  ouvre  des  per- 
spectives sur  l'œuvre  entière  de  Victor  Hugo; 
et  l'on  frémit,  en  rêvant  à  ces  pages  que  le 
grand  disparu  tend  jusqu'à  nous  du  fond  de 
la  tombe,  car  l'au-delà  les  pénètre  et  les  mots 
qui  vivent  en  elles  ont  je  ne  sais  quel  prolon- 
gement mystérieux  et  terrible. 

Bihliotheque  universelle.  Paul  Stapfer. 

Novembre  1902. 

Les  derniers  ouvrages  de  Victor  Hugo. 

La  supériorité  du  Poft-Scriptum  de  ma  "Vie 
sur  la  Dernière  Gerbe  consiste  en  ce  que  ce 
volume  de  prose  ne  nous  donne  point  l'im- 
pression, comme  l'autre,  de  morceaux  volon- 
tairement écartés  par  l'auteur  parce  qu'il  les 
jugeait  trop  au-dessous  du  contenu  des  anciens 
recueils;  la  plupart  ne  seraient  nullement  dé- 
placés dans  le  William  Shakespeare  ou  même 
compteraient  parmi  les  meilleures  pages  de 
hitte'rature  et  philosophie  mêlées, 

...  Un  testament  n'est  pas  toujours  le 
contemporain  d'une  fin  de  vie,  bien  que  le 
fait  soit  assez  habituel  pour  qu'on  le  présume 
d'abord.  Le  «Post-Scriptum»  peut  être  consi- 
déré comme  un  testament  philosophique,  qui 
se  divise  naturellement  en  trois  parties  :  litté- 
rature, morale,  religion. 

...  Grand  classique  et  bon  latiniste,  Victor 
Hugo  sentait  profondément  l'art  d'Horace  et 
la  poésie  de  Virgile.  Et  cette  sensibiUté  intel- 
ligente l'a  singulièrement  aidé  pour  éclaircir 
une  petite  ou  grosse  question  d'esthétique, 
moins  commode  à  débrouiller  qu'on  ne  croit. 

Comment,  d'une  matière  qui  souvent  se 
réduit   à  rien,  qui   peut  être   constituée   par 


l'idée  non  seulement  la  plus  mince,  mais 
quelquefois  la  plus  basse,  la  moins  digne 
d'occuper  la  pensée  d'un  homme,  les  grands 
écrivains  tirent-ils  les  merveilles  de  stjle  et  de 
poésie  qui  nous  ravissent  ? 

. . .  Une  belle  forme  ne  va  jamais  sans  un 
monde  d'idées  et  de  choses  exprimées  ou  sug- 
gérées. «Les  vers  de  Virgile,  dit  fort  bien 
Victor  Hugo,  ouvrent  au-dessus  de  moi  le 
prodigieux  ciel ...  je  vois  la  profondeur, 
l'azur...;  par  l'idée,  par  ce  que  vous  nommez 
le  fond,  j'étais  dans  le  petit,  et  par  le  style, 
par  ce  que  vous  nommez  la  forme,  me  voilà 
dans  l'immense.» 

Même  observation  à  faire  pour  Horace, 
poète  qui  n'était  rien  moins  qu'un  héros  et 
qui  n'est  pas  un  vrai  sage,  puisque  «toute  sa 
philosophie  se  borne  à  l'acceptation  bienveil- 
lante du  fait,  quel  qu'il  soit,»  mais  dont  le 
vers  «fin  et  fort»  est  toute  une  éducation  pour 
la  pensée. 

«La  forme,  conclut  Victor  Hugo  par  un 
paradoxe  profondément  juste,  c'est  le  fond... 
Elle  vient  des  entrailles  mêmes  de  l'idée.» 

Pour  qui  a  bien  saisi  tout  le  sens  de  cette 
ligne,  pour  qui  comprend  la  valeur  solide, 
suhltantielle ,  et  non  superficielle  seulement,  de 
la  forme,  combien  de  questions  en  littérature 
s'éclairent  d'un  jour  intéressant  et  nouveau  ! 
Le  reproche  qu'une  critique  pleine  de  vanité 
adresse  à  certains  écrivains  en  vers  ou  en  prose, 
et  précisément  aux  plus  grands,  d'avoir  déve- 
loppé des  lieux  communs,  est  convaincu 
d'impertinence,  puisqu'une  idée  neuve  ne 
vaut  pas  mieux  littérairement  qu'une  vieille  et 
que  tout  dépend  du  parti  que  l'écrivain  en 
tire.  C'est  un  pédantisme  et  c'est  une  sottise 
d'accuser  un  poète  comme  Victor  Hugo  et 
un  orateur  comme  Bossuet  d'avoir  manqué 
d'idées. 

. . .  Mon  ancienne  famiharité  avec  la  ques- 
tion m'autorise  peut-être  à  dire  que  les  pages 
de  l'auteur  du  Polt-Scriptum  de  ma  Uie  sur  le 
problème  du  fond  et  de  la  forme,  où  Horace 
et  Virgile  interviennent  comme  exemples, 
valent  ce  qui  a  été  écrit  de  meilleur  à  ce  sujet 
par  les  maîtres  de  l'esthétique,  et  sont  aussi 
neuves  qu'il  était  possible  en  pareille  matière. 
Pour  ma  part,  je  remercie  Victor  Hugo  de 
m'avoir  apporté  des  raisons  presque  nouvelles 
de  défendre  envers  et  contre  tous  la  cause 
sacrée  du  style,  aujourd'hui  que,  sous  pré- 
texte d'utiUté,  de  science,  de  sérieux,  et  parce 


REVUE   DE   LA   CRITIQUE. 


645 


qu'on  est  follement  pressé,  on  tend  de  plus 
en  plus  à  faire  bon  marché  de  l'art  d'écrire. 
Ce  n'est  pas  seulement  l'homme  de  goût, 
c'est  l'homme  de  pensée,  dont  l'intelhgence 
même  est  souvent  plus  satisfaite  par  la  pléni- 
tude de  sens  et  de  forme  qui  brille  dans  cer- 
taines vieilleries  classiques  que  par  les  à-peu- 
près  d'idées  que  l'on  noie  aujourd'hui  dans 
l'à-peu-près  de  l'expression. 

Et  notez  bien  que  le  grand  poète  n'aban- 
donne rien  de  ses  principes  sur  la  puissance 
civilisatrice  du  beau,  sur  la  mission  sociale  et 
humaine  de  l'écrivain  ;  il  ne  fait  aucune  con- 
cession aux  théoriciens  superficiels  de  «l'art 
pour  l'art 0,  qui,  par  cette  raison  que  la  forme 
est  tout,  n'attachent  point  d'importance  à  ce 
qu'elle  exprime. 

...  Le  chapitre  ((Choses  de  l'Infini)),  daté  de 
1864,  est  très  beau.  C'est  un  aperçu,  acca- 
blant pour  l'imagination  et  pour  la  raison, 
de  la  carte  du  ciel,  de  la  distance  prodigieuse 
des  astres  entre  eux  et  par  rapport  à  la  terre. 
Les  chiffres  donnés  par  le  poète  sont  certaine- 
ment vrais,  je  veux  dire  exempts  de  fantaisie 
et  conformes  aux  calculs  de  l'astronomie,  car 
il  n'était  point  étranger  aux  sciences  exactes 
ït  il  avait  eu  un  premier  prix  de  mathéma- 
tiques à  l'âge  où  l'Académie  des  Jeux  floraux 
lui  décernait  la  couronne  de  poésie. 

. . .  La  dernière  page  du  VoH-Si^iptum  de 
ma  Uie  est  d'un  charme  rare  par  sa  touchante 
simplicité  et  par  l'humilité,  unique  dans  toute 
l'œuvre  de  Victor  Hugo,  avec  laquelle  ce 
grand  pécheur  confesse  enfin  qu'il  a  pu  com- 
mettre des  fautes.  Il  dit  adieu  à  ceux  qu'il 
aime  et  leur  donne,  dans  une  autre  vie,  un 
très  prochain  rendez-vous.  Cet  au  revoir  est 
plein  de  tendresse,  d'espérance  et  de  foi.  Le 
poète  appelle  ceux  qui  sont  partis  «les  trans- 
figurés»; il  élève  vers  eux  ses  regards,  il  tend 
vers  eux  ses  mains,  et  il  termine  par  ces  lignes 
simples  et  graves,  la  plus  digne  conclusion 
qu'il  pût  donner  à  son  dernier  volume  et  à  son 
œuvre  entière  : 

«...  Songeons  à  cet  immense  bien   qui  nous 
attend,  la  mort.» 

La  nouvelle  Revue.  Gustave  Kahn. 

1"  décembre  1901. 

M.  Paul  Meurice  donne  le  Polt-Scriptum  ae 
ma  Uie,  de  Victor  Hugo;  des  notes,  des  notes 
sur  tout,  des  maximes,  des  grands  panneaux 
de  critique  ordonnés  comme  des  poèmes,  des 


sermons  à  son  papier,  des  afiErmadoas  d'amour 
de  l'art,  de  la  hberté.  «En  vérité,  je  vous  le 
dis,  écrit  Hugo,  il  n'j  a  pas  de  règles.»  Après 
que  le  Romantisme,  liberté,  essor  sotis  la 
main  d'Hugo  et  des  autres  Romantiques  du 
premier  âge,  s'est  codifié  avec  le  Parnasse,  son 
héritier  si  l'on  en  croit  ses  prétendons,  en  un 
arsenal  de  règles  inutiles,  en  une  grincheuse 
école  conservatrice,  ayant  l'horreur  du  nou- 
veau, il  est  utile  d'entendre  la  vraie  voix  du 
vieux  Romantique  qui,  plutôt  que  d'admettre 
des  règles  restrictives,  s'écria  :  Il  n'y  a  pas  de 
règles.  La  Forme  est  tout,  mais  la  Forme 
n'est  pas  distincte  du  fond,  elle  est  un  jaiUis- 
sement,  elle  est  la  pression  de  l'artiste,  dit 
Hugo;  et,  encore  là,  il  est  bon  d'entendre  le 
Père  qui  était  là-bas  dans  l'île  s'inscrire  en 
faux  contre  toute  la  tendance  de  ceux  qui  se 
réclament  de  lui.  L'homme  s'était  arrêté  de 
produire,  de  lire,  le  curieux  en  lui  s'était  en- 
dormi; l'homme  ne  change  pas,  il  parle  de 
hberté  comme  en  1830,  de  hberté  d'art.  Il 
s'insurge  contre  le  Goût,  il  se  demande  pour- 
quoi, toujours,  après  avoir  distingué  le  goût 
selon  Pindare  et  le  goût  selon  Bernis,  on  dé- 
clare que  celui  qui  relève  de  Pindare  est  le 
mauvais,  et  celui  qui  s'orne  de  Bernis,  le  bon; 
il  constate  que  ce  mouvement  est  éternel.  Il 
ne  fait  point  l'application  de  sa  théorie  à  ce 
qui  se  passe  du  temps  de  ses  vieux  jours;  sa 
pensée  est  ailleurs,  hors  du  présent.  Elle  est 
vers  le  passé,  son  glorieux  passé  de  liberté  qui 
s'agrège  aux  autres  belles  époques,  elle  va  vers 
l'avenir  contempler  l'issue  fatale,  chercher  à 
discerner  quelles  ombres  se  tiennent  sur  le 
tournant  de  la  route,  à  l'entrée  du  grand 
tunnel  sombre;  qu'importe  pour  tout  ce  qui 
s'est  passé  avant  que  son  esprit  ne  monte  dans 
le  soliloque  suprême,  où  l'on  se  prépare  pour 
le  dernier  voyage.  Hugo  indique  que  le  goût 
courant  et  des  experts,  c'est  chose  misérable 
et  sans  portée.  Il  termine  sur  des  paroles  de 
liberté,  son  devoir  est  fait.  Tant  pis  si  ses 
élèves ,  si  ses  derniers  visiteurs  n'ont  souci  que 
de  les  travestir  et  de  faire  croire  à  des  paroles 
d'autorité;  les  textes  sont  là. 

Le  Tenseur.  E.  Blémont. 

10  décembre  1901. 

. . .  L'importance  du  post-scriptum  dans 
une  lettre  est  devenue  proverbiale;  il  en  con- 
tient souvent  la  partie  essentielle,  le  vrai  sens; 
et  mainte  missive  n'est  écrite  que  pour  le  mot 


646 


POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 


détaché  qui  s'y  ajoute.  Certes,  il  serait  excessif 
d'imaginer  que,  venant  après  l'ensemble  des 
chefs-d'œuvre  adressés  par  le  poète  k  tout 
homme  qui  pense,  le  Polt-Scriptum  de  ma  Uie 
puisse  avoir  une  portée  relativement  aussi  consi- 
dérable. On  doit  reconnaître,  toutefois,  qu'il 
explique,  accentue,  résume  admirablement 
l'esthétique  et  la  philosophie  de  Victor  Hugo  : 
il  constitue,  en  quelque  sorte,  un  inventaire, 
un  exposé,  une  affirmation  définitive  et  quasi- 
testamentaire  de  ses  idées  capitales. 

...  Le  livre  s'est  naturellement  divisé  en 
deux  parties,  dont  la  première,  l'Esprit,  a 
pour  objet  l'art  et  le  rêve;  et  dont  la  se- 
conde, l'Ame,  traite  de  la  vie,  de  la  mort, 
de  la  divinité.  Dans  le  cycle  général  que 
constituent  les  travaux  du  maître,  il  forme 
ainsi,  à  part,  avec  hitt/ratiire  et  Philosophie 
mêlées  et  avec  William  Shakf^eare,  un  groupe 
spécial,  une  trilogie  de  haute  critique  et  de 
haute  spéculation  contemplative.  Il  tient  à 
ces  deux  premiers  ouvrages  par  des  attaches 
visibles. 

...  La  seconde  partie  du  livre  débute  par 
une  ligne  qui  est  un  vers  exquis  : 

Les  instincts  sont  les  yeux  mystérieux  de  l'âme. 

Plus  loin,  la  morale  du  bon  La  Fontaine 
est  rectifiée  par  un  autre  vers  : 

La  raison  du  meilleur  est  toujours  la  plus  forte. 

Victor  Hugo  excelle  dans  le  style  lapidaire 
qui  convient  aux  maximes.  Tout  jeune  il  avait 
déjà  ce  don.  Il  disait  :  «Je  demande  la  substi- 
tution des  questions  sociales  aux  questions 
politiques.  —  Il  faut  ramener  la  société  des 
passions  artificielles  aux  passions  naturelles.  — 
L'amour  est  la  plus  petite  chose  du  monde, 
s'il  n'en  est  la  plus  grande.  » 

Reprenons  le  PoB-Scriptum.  Au  milieu  du 
petit  traité  De  la  Uie  et  de  la  Mort,  il  nous 
offre,  en  prose,  cette  théorie  de  l'immortalité 
facultative,  ou  plutôt  sélective,  qu'ailleurs  le 
poète  a  rimée,  et  dans  laquelle  Dante,  sur 
deux  de  ses  vers  qu'il  relit,  biffe  celui  qui  se 
croit  destiné  à  mourir,  pour  garder  celui  qui 
se  croit  immortel. 

. . .  Les  feuillets  intitulés  Choses  de  l'Infini 
sont  plus  merveilleux  encore  que  le  Promon- 
torium  Somnii,  et  le  dépassent  de  toute  la  hau- 
teur dont  la  vérité  domine  le  rêve. 

Là,  comme  la  «Comète»  du  poète,  «nous 
allons  et  venons  dans  la  fosse  aux  soleils».  Là, 


nous  sommes  pris  d'un  vertige  astronomique, 
qui  laisse  bien  loin  celui  de  saint-Antoine 
dans  la  Tentation  de  Flaubert.  Le  volume  se 
ferme  sur  une  Contemplation  suprême,  qui  est 
un  suprême  acte  de  foi.  Pour  les  croyants, 
j'en  retiens  cette  ligne  :  «C'est  dans  le  sé- 
pulcre que  la  fleur  de  la  vie  s'ouvre.»  Et 
pour  les  autres,  cette  autre  ligne  :  «Heureux 
entre  tous,  ceux  dont  la  mort  est  belle!» 


laC  Monde  Moderne. 
\"  janvier  1902. 


Léo  Claretie. 


La  série  des  Œuvres  posthumes  de  Victor 
Hugo  n'est  pas  close.  Voici  un  nouveau  tome, 
Poît-Scriptum  de  ma  Uie. 

...  Si  ce  n'étaient  que  broutilles  et  ébau- 
ches, il  n'y  aurait  pas  lieu  de  se  féhciter  outre 
linesure  de  ces  publications  prolongées.  Elles 
n'ont  pas  la  vigueur  des  œuvres  fortes  et 
achevées;  mais  elles  portent  la  griffe,  et  leur 
apparition  est  encore  une  bonne  fortune  litté- 
raire. 

Le  PoSt-Scriptum  se  compose  de  deux  par- 
ties :  d'abord  un  lot  considérable  de  pensées, 
d'aphorismes,  formules,  remarques,  réflexions 
courtes,  jetés  sur  des  feuillets  volants,  comme 
le  furent  les  Pense'es  de  Pascal.  C'était  l'arsenal 
des  apophtegmes.  Le  poète  y  puisait,  mais  il 
ne  l'a  pas  épuisé.  Ce  recueil  nous  montre 
Hugo  notant,  le  calepin  à  la  main,  des  ex- 
pressions, des  sentences,  des  observations, 
pour  les  incruster  à  l'occasion  dans  le  métal 
sonore  de  son  œuvre.  Il  était  partout  et  tou- 
jours attentif  à  son  métier,  à  sa  fonction;  il 
travaillait  même  quand  il  n'écrivait  pas  et 
piquait  ensuite  d'un  coup  de  plume  le  mot, 
la  phrase  qui  avaient  surgi  à  l'improviste  dans 
son  esprit. 

La  seconde  partie  est  faite  d'un  lot  de 
développements  littéraires  et  moraux  assez 
étendus. 

...  La  dissertation,  ou  l'article  sur  la  non- 
relativité  du  Goût,  est  remarquable  et  pose  le 
problème  toujours  en  suspens  des  lois  impres- 
criptibles qui  font  ou  ne  font  pas  qu'une 
chose  est  belle  en  soi  et  par  soi.  Hugo  croit  à 
un  goût  supérieur,  qui  est  le  sien.  Ce  trait 
pourtant  est  juste  à  noter,  parce  qu'il  marque 
la  supériorité  de  l'inspiration  sur  la  sagesse 
laborieuse  en  art  : 

«Les  parfaits  ne  sont  pas  les  grands...  Les 


REVUE   DE   LA   CRITIQUE. 


647 


grands  ont  l'excès;  les  parfaits  ont  le  défaut 
(c'est-à-dire  le  manque,  le  moins).» 

. . .  L'article  sur  le  Génie  n'ajoute  rien  à 
ceux  du  Beau  et  du  Goût.  Voltaire,  Marmontel 
et  les  encyclopédistes  raffolaient  de  ce  genre 
de  développements  généraux,  dont  la  mode  a 
passé  faute  de  temps  pour  les  lire. 

Les  dissertations  morales  traitent  de  la  Vie 
et  de  la  Mort,  de  Dieu,  de  l'Athéisme,  de 
l'Infini;  ce  sont  de  beaux  sermons  laïques 
empreints  d'un  déisme  fervent.  Le  morceau 
intitulé  Promontorium  Somnii,  et  aussi  la  Contem- 
plation suprême  ont  une  élévation,  une  élo- 
quence puissante,  une  ardeur  sublime  qui 
font  passer  le  frisson  de  l'infini  et  des  espaces 
éternels;  ce  sont  des  méditations,  des  rêveries, 
des  coups  d'oeil  d'aigle  jetés  sur  les  temps  et 
les  âmes. 

Au  demeurant,  ce  livre  n'apporte  pas  des 
éléments  nouveaux  ou  insoupçonnés  en  ce 
qui  concerne  Hugo,  et  il  y  aurait  eu  quelque 
témérité  à  en  attendre  cela,  avec  un  génie 
qui  s'est  suffisamment  répandu  et  raconté 
pour  que  son  étude  n'offre  plus  de  surprise. 
Au  contraire,  c'est  bien  Hugo,  avec  son  style 
heurté,  ses  oppositions  qu'il  choque  comme 
des  cymbales,  sa  grandiloquence,  sa  personna- 
lité en  vue  toujours  et  ses  airs  de  grand  prêtre. 
Nous  le  reconnaissons,  et  nous  le  saluons.  Ce 
post-scriptum  n'est  pas  une  révélation,  c'est 
une  confirmation. 

Etude  sur  TJictor  Hugo.        Femand  Gregh. 

Les  œuvres  posthumes  de  Victor  Hugo 
(entre  autres  le  Théâtre  en  liberté ^  la  Fin  de 
Satan j  Choses  vueSj  Dieu)  eussent  suffi  à  fonder 
pour  toujours  la  gloire  d'un  autre  écrivain, 
lequel  écrivain,  avec  ces  seuls  quatre  livres, 
serait  un  grand  poète  et  un  grand  prosateur. 
Certes,  le  Polî-Scriptum  de  ma  Uie  n'a  pas  l'im- 
portance des  précédents  ouvrages;  mais  dans 
ce  volume  où  il  y  a  de  tout,  et  même  de 
l'exécrable,  il  y  a  de  l'excellent,  voire  du 
sublime.  Hugo  est  toujours  Hugo  par  quelque 
endroit. 

Le  plus  intéressant  de  cet  ouvrage,  c'est 
sans  doute  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  tenta- 
tives de  penser  qu'y  a  faites  çà  et  là  Hugo,  dans 
les  chapitres  De  la  Uie  et  de  la  Mort,  Kheries 
sur  Dieu,  Choses  de  l'Infini.  Et  ces  passages 
donnent  raison  à  M.  Renouvier  qui  a  salué  en 
Hugo  un  naïf  et  profond  philosophe,  profond 


d'être  naïf.  Entendons  bien  :  Hugo  n'est  pas 
une  de  ces  consciences  du  monde  comme 
Platon,  Spinosa,  Descartes,  Kant,  où  la 
pensée  qui  pénètre  l'univers,  et  qui  aujour- 
d'hui s'exprime  en  l'humanité,  dessine  sous 
la  fixité  du  regard  intérieur  les  premières  com- 
binaisons de  ses  linéaments  futurs;  Hugo  n'a 
pas  inventé  une  métaphysique.  Mais  à  force 
de  large  et  généreuse  banalité,  il  a  trouvé  en 
lui,  et  non  pas  apprises,  mais  repensées,  cer- 
taines idées  de  ces  grands  philosophes  :  et 
c'était  déjà  beaucoup  de  les  repenser. 

Pascal  est  admiré  d'avoir  refait  tout  seul  les 
trois  premiers  livres  de  la  Géométrie  Eucli- 
dienne. Or,  dans  le  chapitre  intitulé  Choses  de 
l'Infini,  Hugo  retrouve  à  son  tour  tout  Pascal  : 
l'infiniment  grand,  l'infiniment  petit,  l'homme 
dans  l'entre-deux,  écrasé  par  ces  deux  infinis, 
plus  grand  qu'eux,  de  le  comprendre.  Lisez 
ce  curieux  et  beau  passage  : 

Après  avoir  cité  la  fin  des  Choses  de 
l'Infini,  Femand  Gregh  en  tire  cette 
conclusion  : 

On  saisit  nettement  dans  cette  page  un 
phénomène  littéraire  très  intéressant  :  Yanti- 
thèse  verbale  de  Hugo  l'amenant  à  concevoir 
V antinomie  de  Pascal  et  de  Kant,  la  forme  le 
conduisant  à  la  pensée,  la  beauté  créant  l'idée. 
A  force  d'être  un  poète,  Hugo  y  devient  un 
penseur. 

VicroK  Hugo  jugé  pak  son  siècle. 

Tristan  Legay. 

Le  Polt-Scriptum  de  ma  Uie  met  encore  une 
fois  à  l'ordre  du  jour  la  vieille  question  :  Uictor 
Hugo  elt-il  ou  ti'elt-il  pas  un  penseur  ?  Contro- 
verse fameuse!  Hippocrate  dit  oui  et  Galien 
dit  non.  —  Oui  !  affirme  Pierre  Leroux.  — 
Non!  protestent  Nisard,  Veuillot,  Planche, 
Carrel  et  Pontmartin.  —  Ou,  du  moins,  si 
peu . . .  rectifient  MM.  Lemaître  et  Faguet.  — ■ 
. . .  Que  ce  n'est  pas  la  peine  d'en  parler,  con- 
clut M.  Brunetière. 

Mais  alors  survient  M.  Renouvier,  émtile 
en  philosophie  de  Pierre  Leroux  et  d'Ernest 
Renan.  —  Victor  Hugo,  déclare-t-il  après 
eux  à  messieurs  les  critiques,  est  un  très  grand 
penseur.  Et  si  vous  en  doutez  encore,  voici 
un  petit  volume  qui  vous  édifiera. 

Et  M.  Charles  Renouvier  publia  378  pages 


648 


POST-SCRIPTUM   DE   MA  VIE. 


sur  ce  sujet  :  "Victor  Hugo  :  —  Le  Philosophe. 
La  critique  s'avoua  vaincue. 

Ceci  se  passait  en  l'an  de  grâce  mil  neuf 
cent.  La  pensée  de  Victor  Hugo  avait  dû 
traverser  tout  le  dix-neuvième  siècle,  avant 
de  s'imposer  à  ses  contemporains. 

Mais  Victor  Hugo  n'avait  pas  prévu  le  se- 
cours volontaire  de  M.  Renouvier.  Aussi 
avait-il  confié  sa  cause  à  un  autre  avocat.  Le 
voici  qui  entre  en  scène.  La  parole  est  au 
Poff-Seriptum  de  ma  Uie. 

. . .  Logiquement  dénigré  par  certains  ad- 
versaires religieux,  systématiquement  nié  par 
les  habiles  théoriciens  de  l'école  naturahste, 
et  méconnu  par  la  presque  totalité  des  cri- 
tiques, le  penseur  Victor  Hugo  est  reconnu 
par  les  philosophes  et  salué  par  les  hommes 
de  science  C. 

Remarquez  qu'on  peut  faire  une  constata- 
tion analogue  pour,  le  poète.  Il  n'a  de  détrac- 
teurs que  chez  les  pitres  du  Parnasse  et  chez 
les  impuissants  de  la  littérature.  Mais  voyez 
ses  frères  en  art.  Tous  honorent  en  lui  le 
Maître,  et  Banville  a  pu  dire  avec  raison  :  «On 
est  poète  en  raison  directe  de  l'intensité  avec 
laquelle  on  admire  et  on  comprend  ses  œuvres 
titaniques.» 

'''  On  n'a  pas  oublié  les  hommages  rendus, 
notamment,  par  Renan,  Berthelot  et  Pasteur  à 
Victor  Hugo  lors  du  quatre-vingtième  anniver- 
saire de  la  naissance  de  celui-ci. 

(  Note  de  Tristan  Legay.  ) 


Les  ennemis  du  penseur  attaqueront  triom- 
phalement le  Poft-Scriptum  de  ma  Uie.  La  chose 
est  facile  pour  un  recueil  de  pensées  sans  liens 
volontaires,  formé  d'ailleurs  en  partie  de  pages 
éparseSj  datées  de  toutes  les  époques,  écrites 
sous  l'impression  des  événements,  plutôt  que 
dans  la  vision  nette  de  l'inspiration,  ou  sous 
les  rayons  mûrissants  de  la  réflexion.  Mais 
bien  des  pages  du  livre  défient  toutes  les  cri- 
tiques. Les  esprits  de  mauvaise  foi  pourront 
seuls  le  nier.  À  ceux-là  nous  rappellerons  ces 
paroles  de  M.  Charles  Renouvier  : 

«Quelqu'un  a  dit  et  beaucoup  d'autres  ont 
répété  :  «Victor  Hugo,  c'est  l'artiste,  un 
artiste  extraordinaire,  le  premier  peut-être  des 
artistes  de  la  parole.»  Par  ce  mot  artiite  on 
entendait  ouvrier,  et  c'était  une  manière  de 
dénier  au  poète  la  sincérité  du  sentiment  et  le 
sérieux  de  la  pensée;  c'était  dire  que  le  fond 
manquait  chez  ce  grand  modeleur  de  formes. 

«Ce  jugement  est  faux  absolument  et  en 
tout'''.» 

Victor  Hugo  a  fortement  senti  les  pro- 
blèmes supérieurs  de  la  vie  et  de  la  destinée, 
c'est  incontestable  :  fortement  et  mieux  ou 
plus  réellement  que  tels  philosophes  qui  se 
flattent  de  les  avoir  compris  et  résolus  '^). 


f"  Victor  Hugo 
le  Philosophe. 


Le  Poète.  —  '''  Victor  Hugo 


II 


NOTICE    BIBLIOGRAPHIQUE. 


PoSt-Scriptum  de  maUie.  —  Paris,  Calmann- 
Lévy,  éditeur,  rue  Auber,  n°  3  (imprimerie 
Motteroz),  9  novembre  1901,  in-S",  couver- 
ture imprimée.  Edition  originale,  publiée  à 
6  francs. 

Pofl-Scriptum  de  ma  Uie,  —  Édition  collec- 
tive. —  Paris,  Librairie  du  Victor  Hugo 
illustré,  rue  Thérèse,  n°  13  (imprimerie  P. 
Mouillot)  [s.  d.].  Prix  :  i  fr.  jo. 


PoH-Scriptum  de  ma  Uie.  —  Édition  à  25  cen- 
times; 3  volumes  in-32,  Jules  Rouff  et  C", 
Paris,  1902. 

. . .  Poft-Scriptum  de  ma  Uie.  —  Édition  de 
l'Imprimerie  nationale,  Paris,  Paul  OUen- 
dorfF.  —  Albin  Michel,  éditeur,  rue  Huy- 
ghens,  n"  22,  1936,  grand  in-8°. 


ILLUSTRATION   DES    ŒUVRES 


REPRODUCTIONS  ET  DOCUMENTS 


PHILOSOPHIE.    II.  42 

■  MPtlHCKIE     MATIOmiE 


i 


VICTOR    HUGO 


Post-scriptum 

de  ma  vie 


PARIS 

CALMANN    LÉVY,    ÉDITEUR 

3,     RUE    AUBER,     3 
190  I 


Couverture  de  l'Édition  originale. 


651 


V.  H. 


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Titre  du  chapitre  :    Utiuté  du  Beav. 
633 


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7  m—     £^  iy>  C^'-f^»^ 


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Une  page  des  T^j  de  Pierkes. 


6W 


TABLE. 


WILLIAM  SHAKESPEARE. 

Pages. 
DÉDICACE V 

Préface vu 


PREMIERE  PARTIE. 

Livre  I".    Shakespeare.  —  Sa  vie 3 

II.  Les   Génies.    —   Homère,    Job,    Eschyle,    Isaïe,    Ezechiel, 

Lucrèce,  Juvenal,  Tacite,  Saint- Jean,  Saint-Paul,  Dante, 

Rabelais,  Cervantes,  Shakespeare 19 

III.  L'Art  et  la  Science 53 

IV.  Shakespeare  l'ancien 67 

A 

V.  Les  Ames 93 

DEUXIÈME  PARTIE. 

Livre  I".    Shakespeare.  —  Son  Génie 105 

II.  Shakespeare.  —  Son  œuvre.  —  Les  points  culminants 121 

III.  ZoÏLE  AUSSI  Éternel  qu'Homère 137 

IV.  Critique i  ^  i 

V.  Les  Esprits  et  les  masses 163 

VI.  Le  Beau  serviteur  du  Vrai 173 

TROISIÈME  PARTIE.  —  CONCLUSION. 

Livre  I"".   Apres  la  mort.  —  Shakespeare.  —  L'Angleterre 191 

II.  Le  dix-neuviÈme  siècle 207 

III.  L'Histoire  réelle.  —  Chacun  remis  a  sa  place 215 


658  TABLE. 

Préface  pour  la  nouvelle  traduction  de  Shakespeare  par  François- 
Victor  Hugo 235 

Notes  de  cette  édition  : 
Reliquat  de  William  Shakespeare  : 

A  Reims 250 

Les  génies  appartenant  aux  peuples 259 

Sur  Homère 270 

Beethoven 280 

Le  Goût 282 

Vromontorium  Somnii 297 

■  Le  Tyran 327 

La  Bible.  —  LAngleterre 333 

Les  Traducteurs 337 

Notes  de  travail 356 

Le  manuscrit  de  William  Shal^fpeare 388 

Le  manuscrit  de  la  Pr/f ace  pour  la  nouvelle  traduêlion  de  Shakespeare 400 

Notes  de  l  Editeur  ; 

I.        Historique  de  William  ShaJ^^eare 401 

IL      Revue  de  la  Critique 438 

III.  Notice  bibliographique 450 

IV.  Notice  iconographique 450 

Illustration  des  Œuvres.  —  Reproductions  et  documents 45  3 

Couverture  de  l'édition  originale.  —  Portrait  de  Shakespeare.  —  La 
maison  natale  de  Shakespeare.  —  Deux  fac-similés  du  manuscrit.  — 
Fac-similé  d'une  épreuve  corrigée  par  Victor  Hugo. 


POST-SCKIPTUM  DE  MA  VIE. 

Avertissement  de  l'Éditeur  . 467 

L'ESPRIT. 

Tas  de  Pierres.  —  I .  473 

Utilité  du  Beau 478 

Tas  de  Pierres.  —  II .  488 

La  Civilisation 495 

Tas  de  Pierres.  —  III j  i  o 


TABLE.  659 

Critique • 5^7 

Tas  de  Pierres.  —  IV 5^5 

Du  GÉNIE 537 

Tas  de  Pierres.  —  V 54^ 


L'AME. 

Tas  de  Pierres.  —  VI 553 

Explication  de  la  Vie  et  de  la  Mort 563 

Rêveries  sur  Dieu 5  7^ 

Philosophie 5^5 

L'Infiniment  petit 592 

Les  Choses  de  l'Infini 5  9^ 

Contemplation  suprême 611 

Notes  de  cette  Édition  : 

Le  manuscrit  de  Poff-Scripfum  de  ma  Uie 631 

Notes  de  l  Editeur  : 

I.  Revue  de  la  Critique 639 

II.  Notice  bibliographique 648 

Illustration  des  Œuvres.  —  Reproductions  et  documents 649 

Couverture  de  l'édition  originale.  —  Fac-similé  du  titre  :    Utilité  du 
Beau.  —  Fac-similé  d'une  page  de  Tas  de  Pierres. 


ACHEVE    D'IMPRIMER 

PAR    L'IMPRIMERIE    NATIONALE 

POUR 

ALBIN    MICHEL,    EDITEUR 

22,    RUE    HUYGHENS,    22,    PARIS 

LE  31  MARS  1937 


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