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Full text of "Oeuvres complètes"

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VICTOR  HUGO 


ACTES  ET  PAROLES 


I 

AVANT    L'EXIL 

1841-1851 


ALBIN  MICHEL  -  PARIS 


IMPRIMÉ 

PAR 

L'IMPRIMERIE  NATIONALE 


ÉDITÉ 


PAS, 


LA  LIBRAIRIE  OLLENDORFF 


MDCCCCXXXVII 


ŒUVRES  COMPLETES  DE  VICTOR  HUGO 


ACTES  ET  PAROLES 


I 

AVANT    L'EXIL 

1841-1851 


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IL  A  ETE  TIRE  A  PART 

5  exemplaires  sur  papier  du  Japon,  numérotés  de  i  à  5 
5  exemplaires  sur  papier  de  Chine,  numérotés  de  6  à  10 
40  exemplaires  sur  papier  de  Hollande,  numérotés  de  11  à  50 
300  exemplaires  sur  papier  vélin  du  Marais,  numérotés  de  51  à  350 


Portrait  de  Victor  Hugo. 
Assemblée  nationale  1848.  —  Galerie  des  Représentants  du  peuple. 


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VICTOR   HUGO 


ACTES  ET  PAROLES 


I 

AVANT    L'EXIL 
1841-1851 


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ALBIN  MICHEL  -  PARIS 


IMPRIME 

PAR 

L'IMPRIMERIE  NATIONALE 


EDITE 

PAR 

LA  LIBRAIRIE  OLLENDORFF 


MDCCCCXXXVII 


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FAC-SIMILE   DU   TITRE   ECRIT   PAR   VICTOR   HUGO    EN   TETE   DU   MANUSCRIT   ORIGINAL 
DE   ACTES   ET  PAROLES. 


NOTE 

PLACÉE  EN  TÊTE  DE  L'ÉDITION  DE  1875-1876,  TOME  PREMIER. 

La  publication  intitulée  Aâes  et  Paroles  devait  finir  par  prendre  dans 
l'œuvre  de  Victor  Hugo  le  développement  qui  lui  appartient.  Elle  va 
paraître  en  trois  volumes  publiés  successivement.  Ces  trois  volumes 
seront  intitulés  :  Avant  l'exil,  Fendant  l'exil,  Depuis  l'exil  Le  premier, 
Avant  l'exil,  contient,  de  1841  à  185 1,  tous  les  discours  prononcés  par 
M.  Victor  Hugo,  et  indique  tous  les  actes  qui  se  rattachent  à  ces  dis- 
cours. Le  second,  Vendant  l'exil,  contient  tous  les  discours  et  tous  les  actes 
de  M.  Victor  Hugo,  depuis  le  2  décembre  1851  qui  le  fit  sortir  de 
France,  jusqu'au  4  septembre  1870  qui  l'y  fit  rentrer.  Le  troisième.  Depuis 
l'exil,  contient  toutes  ses  paroles  et  tous  ses  actes  à  partir  de  sa  rentrée  en 
France  jusqu'à  ce  jour.  Ces  trois  volumes,  pour  la  première  fois  coordonnés 
et  publiés  de  la  sorte,  donnent  entière  et  complète  la  vie  publique  de  Victor 
Hugo. 

Les  pages,  le  Droit  et  la  Loi,  sont  en  quelque  sorte  la  préface  de  cette  vie 
traversée  par  tant  d'événements,  et  servent  d'introduction  aux  trois  volumes 
Avant  l'exil,  Vendant  l'exil,  Depuis  l'exil. 


LE  DROIT  ET  LA  LOI. 


Toute  l'éloquence  humaine  dans  toutes  les  assemblées  de  tous  les  peuples 
et  de  tous  les  temps  peut  se  résumer  en  ceci  :  la  querelle  du  droit  contre 
la  loi. 

Cette  querelle,  et  c'est  là  tout  le  phénomène  du  progrès,  tend  de  plus 
en  plus  à  décroître.  Le  jour  où  elle  cessera,  la  civilisation  touchera  à  son 
apogée,  la  jonction  sera  faite  entre  ce  qui  doit  être  et  ce  qui  est,  la  tribune 
politique  se  transformera  en  tribune  scientifique;  fin  des  surprises,  fin  des 
calamités  et  des  catastrophes;  on  aura  doublé  le  cap  des  tempêtes;  il  n'y  aura 
pour  ainsi  dire  plus  d'événements;  la  société  se  développera  majestueusement 
selon  la  nature  j  la  quantité  d'éternité  possible  à  la  terre  se  mêlera  aux  faits 
humains  et  les  apaisera. 

Plus  de  disputes,  plus  de  fictions,  plus  de  parasitismes;  ce  sera  le  règne 
paisible  de  l'incontestable;  on  ne  fera  plus  les  lois,  on  les  constatera;  les  lois 
seront  des  axiomes;  on  ne  met  pas  aux  voix  deux  et  deux  font  quatre;  le 
binôme  de  Newton  ne  dépend  pas  d'une  majorité;  il  y  a  une  géométrie 
sociale;  on  sera  gouverné  par  l'évidence;  le  code  sera  honnête,  direct,  clair; 
ce  n'est  pas  pour  rien  qu'on  appelle  la  vertu  la  droiture.  Cette  rigidité  fait 
partie  de  la  liberté;  elle  n'exclut  en  rien  l'inspiration;  les  souffles  et  les  rayons 
sont  rectilignes.  L'humanité  a  deux  pôles,  le  vrai  et  le  beau;  elle  sera  régie, 
dans  l'un  par  l'exact,  dans  l'autre  par  l'idéal.  Grâce  à  l'instruction  substituée  à 
la  guerre,  le  suffrage  universel  arrivera  à  ce  degré  de  discernement  qu'il 
saura  choisir  les  esprits;  on  aura  pour  parlement  le  concile  permanent  des 
intelligences;  l'institut  sera  le  sénat.  La  Convention,  en  créant  l'institut, 
avait  la  vision,  confuse  mais  profonde,  de  l'avenir. 

Cette  société  de  l'avenir  sera  superbe  et  tranquille.  Aux  batailles  succé- 
deront les  découvertes;  les  peuples  ne  conquerront  plus,  ils  grandiront  et 
s'éclaireront;  on  ne  sera  plus  des  guerriers,  on  sera  des  travailleurs;  on  trou- 
vera, on  construira,  on  inventera;  exterminer  ne  sera  plus  une  gloire.  Ce 


10  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

sera  le  remplacement  des  tueurs  par  les  créateurs.  La  civilisation  qui  était 
toute  d'action  sera  toute  de  pensée  -,  la  vie  publique  se  composera  de  l'étude 
du  vrai  et  de  la  production  du  beauj  les  chefs-d'œuvre  seront  les  incidents j 
on  sera  plus  ému  d'une  Iliade  que  d'un  Austerlitz.  Les  frontières  s'effaceront 
sous  la  lumière  des  esprits.  La  Grèce  était  très  petite  j  notre  presqu'île  du 
Finistère,  superposée  à  la  Grèce,  la  couvrirait;  la  Grèce  était  immense  pour- 
tant, immense  par  Homère,  par  Hschyle,  par  Phidias  et  par  Socrate.  Ces 
quatre  hommes  sont  quatre  mondes.  La  Grèce  les  eut;  de  là  sa  grandeur. 
L'envergure  d'un  peuple  se  mesure  à  son  rayonnement.  La  Sibérie,  cette 
géante,  est  une  naine;  la  colossale  Afrique  existe  à  peine.  Une  ville,  Rome, 
a  été  l'égale  de  l'univers  ;  qui  lui  parlait  parlait  à  toute  la  terre.   Urhi  et  orbi. 

Cette  grandeur,  la  France  l'a,  et  l'aura  de  plus  en  plus.  La  France  a  cela 
d'admirable  qu'elle  est  destinée  à  mourir,  mais  à  mourir  comme  les  dieux, 
par  la  transfiguration.  La  France  deviendra  Europe.  Certains  peuples  finissent 
par  la  sublimation  comme  Hercule  ou  par  l'ascension  comme  Jésus-Christ. 
On  pourrait  dire  qu'à  un  moment  donné  un  peuple  entre  en  constellation; 
les  autres  peuples,  astres  de  deuxième  grandeur,  se  groupent  autour  de  lui, 
et  c'est  ainsi  qu'Athènes,  Rome  et  Paris  sont  pléiades.  Lois  immenses.  La 
Grèce  s'est  transfigurée,  et  est  devenue  le  monde  païen;  Rome  s'est  trans- 
figurée, et  est  devenue  le  monde  chrétien;  la  France  se  transfigurera,  et 
deviendra  le  monde  humain.  La  révolution  de  France  s'appellera  l'évolution 
des  peuples.  Pourquoi  ?  Parce  que  la  France  le  mérite;  parce  qu'elle  manque 
d'égoïsme,  parce  qu'elle  ne  travaille  pas  pour  elle  seule,  parce  qu'elle  est 
créatrice  d'espérances  universelles,  parce  qu'elle  représente  toute  la  bonne 
volonté  humaine,  parce  que  là  où  les  autres  nations  sont  seulement  des 
sœurs,  elle  est  mère.  Cette  maternité  de  la  généreuse  France  éclate  dans  tous 
les  phénomènes  sociaux  de  ce  temps;  les  autres  peuples  lui  font  ses  malheurs, 
elle  leur  fait  leurs  idées.  Sa  révolution  n'est  pas  locale,  elle  est  générale,  elle 
n'est  pas  limitée,  elle  est  indéfinie  et  infinie.  La  France  restaure  en  toute 
chose  la  notion  primitive,  la  notion  vraie.  Dans  la  philosophie  elle  réublit 
la  logique,  dans  l'art  elle  rétablit  la  nature,  dans  la  loi  elle  rétablit  le  droit. 

L'œuvre  est-elle  achevée  .f*  Non,  certes.  On  ne  fait  encore  qu'entrevoir  la 
plage  lumineuse  et  lointaine ,  l'arrivée ,  l'avenir. 

En  attendant  on  lutte. 

Lutte  laborieuse. 

D'un  côté  l'idéal,  de  l'autre  l'incomplet. 

Avant  d'aller  plus  loin,  plaçons  ici  un  mot,  qui  éclaire  tout  ce  que  nous 
allons  dire ,  et  qui  va  même  au  delà. 

La  vie  et  le  droit  sont  le  même  phénomène.  Leur  superposition  est 
étroite. 


LE  DROIT  ET  LA  LOI.  II 

Qu'on  jette  les  yeux  sur  les  êtres  créés,  la  quantité  de  droit  est  adéquate 
à  la  quantité  de  vie. 

De  là,  la  grandeur  de  toutes  les  questions  qui  se  rattachent  à  cette  notion, 
le  Droit. 


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Le  droit  et  la  loi,  telles  sont  les  deux  forces;  de  leur  accord  naît  l'ordre, 
de  leur  antagonisme  naissent  les  catastrophes.  Le  droit  parle  et  commande 
du  sommet  des  vérités,  la  loi  réplique  du  fond  des  réalités;  le  droit  se 
meut  dans  le  juste,  la  loi  se  meut  dans  le  possible;  le  droit  est  divin, 
la  loi  est  terrestre.  Ainsi,  la  liberté,  c'est  le  droit;  la  société,  c'est  la  loi. 
De  là  deux  tribunes  :  l'une  où  sont  les  hommes  de  l'idée,  l'autre  où  sont 
les  hommes  du  fait;  l'une  qui  est  l'absolu,  l'autre  qui  est  le  relatif. 
De  ces  deux  tribunes,  la  première  est  nécessaire,  la  seconde  est  utile.  De 
l'une  à  l'autre  il  y  a  la  fluctuation  des  consciences.  L'harmonie  n'est  pas 
faite  encore  entre  ces  deux  puissances,  l'une  immuable,  l'autre  variable, 
l'une  sereine,  l'autre  passionnée.  La  loi  découle  du  droit,  mais  comme 
le  fleuve  découle  de  la  source,  acceptant  toutes  les  torsions  et  toutes  les 
impuretés  des  rives.  Souvent  la  pratique  contredit  la  règle;  souvent  le 
corollaire  trahit  le  principe;  souvent  l'effet  désobéit  à  la  cause;  telle  est  la 
fatale  condition  humaine.  Le  droit  et  la  loi  contestent  sans  cesse;  et  de  leur 
débat,  fréquemment  orageux,  sortent,  tantôt  les  ténèbres,  tantôt  la  lumière. 
Dans  le  langage  parlementaire  moderne,  on  pourrait  dire  :  le  droit,  chambre 
haute;  la  loi,  chambre  basse. 

L'inviolabilité  de  la  vie  humaine,  la  liberté,  la  paixj  rien  d'indissoluble, 
rien  d'irrévocable,  rien  d'irréparable;  tel  est  le  droit. 

L'échafaud,  le  glaive  et  le  sceptre,  la  guerre,  toutes  les  variétés  de  joug, 
depuis  le  mariage  sans  le  divorce  dans  la  famille  jusqu'à  l'état  de  siège  dans 
la  cité,  telle  est  la  loi. 

Le  droit  :  aller  et  venir,  acheter,  vendre,  échanger. 

La  loi  :  douane,  octroi,  frontière. 

Le  droit  :  l'instruction  gratuite  et  obligatoire,  sans  empiétement  sur  la 
conscience  de  l'homme,  embryonnaire  dans  l'enfant,  c'est-à-dire  l'instruction 
laïque. 

La  loi  :  les  ignorantins. 

Le  droit  :  la  croyance  libre. 

La  loi  :  les  rehgions  d'état. 


12  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

Le  suffrage  universel,  le  jury  universel,  c'est  le  droits  le  suffrage  restreint, 
le  jury  trié,  c'est  la  loi. 

La  chose  jugée,  c'est  la  loij  la  justice,  c'est  le  droit. 

Mesurez  l'intervalle. 

La  loi  a  la  crue,  la  mobilité,  l'envahissement  et  l'anarchie  de  l'eau,  sou- 
vent trouble;  mais  le  droit  est  insubmersible. 

Pour  que  tout  soit  sauvé,  il  suffit  que  le  droit  surnage  dans  une  con- 
science. 

On  n'engloutit  pas  Dieu. 

La  persistance  du  droit  contre  l'obstination  de  la  loi;  toute  l'agitation 
sociale  vient  de  là. 

Le  hasard  a  voulu  (mais  le  hasard  existe-t-il r )  que  les  premières  paroles 
politiques  de  quelque  retentissement  prononcées  à  titre  officiel  par  celui  qui 
écrit  ces  lignes,  aient  été  d'abord,  à  l'institut,  pour  le  droit,  ensuite,  à  la 
chambre  des  pairs,  contre  la  loi. 

Le  3  juin  1841,  en  prenant  séance  à  l'académie  française,  il  glorifia  la 
résistance  à  l'empire;  le  t2  juin  1847,  il  demanda  à  la  Chambre  des  pairs (^) 
la  rentrée  en  France  de  la  famille  Bonaparte,  bannie. 

Ainsi,  dans  le  premier  cas,  il  plaidait  pour  la  liberté,  c'est-à-dire  pour  le 
droit;  et  dans  le  second  cas,  il  élevait  la  voix  contre  la  proscription,  c'est- 
à-dire  contre  la  loi. 

Dès  cette  époque  une  des  formules  de  sa  vie  publique  a  été  :  Vro  jure  contra 
legem. 

Sa  conscience  lui  a  imposé ,  dans  ses  fonctions  de  législateur,  une  confron- 
tation permanente  et  perpétuelle  de  la  loi  que  les  hommes  font  avec  le  droit 
qui  fait  les  hommes. 

Obéir  à  sa  conscience  est  sa  règle;  règle  qui  n'admet  pas  d'exception. 

La  fidélité  à  cette  règle,  c'est  là,  il  l'affirme,  ce  qu'on  trouvera  dans  ces 
trois  volumes  :  Avant  l'exil,  Vendant  l'exil,  Depuis  l'exil. 


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Pour  lui,  il  le  déclare,  car  tout  esprit  doit  loyalement  indiquer  son  point 
de  départ,  la  plus  haute  expression  du  droit,  c'est  la  liberté. 

La  formule  républicaine  a  su  admirablement  ce  qu'elle  disait  et  ce  qu'elle 
faisait;  la  gradation  de  l'axiome  social  est  irréprochable.  Liberté,  Egalité, 

(0  Et  obtint.  Voir  page  91  de  Avant  l'exil.  {Note  de  l'Édition  originale.) 


LE  DROIT  ET  LA  LOI.  13 

Fraternité.  Rien  à  ajouter,  rien  à  retrancher.  Ce  sont  les  trois  marches  du 
perron  suprême.  La  liberté,  c'est  le  droit,  l'égalité,  c'est  le  fait,  la  fraternité, 
c'est  le  devoir.  Tout  l'homme  est  là. 

Nous  sommes  frères  par  la  vie,  égaux  par  la  naissance  et  par  la  mort, 
libres  par  l'âme. 

Ôtez  l'âme,  plus  de  liberté. 

Le  matérialisme  est  auxiliaire  du  despotisme. 

Remarquons-le  en  passant,  à  quelques  esprits,  dont  plusieurs  sont  même 
élevés  et  généreux,  le  matérialisme  fait  l'effet  d'une  libération. 

Étrange  et  triste  contradiction,  propre  à  l'intelligence  humaine,  et  qui 
tient  à  un  vague  désir  d'élargissement  d'horizon.  Seulement,  parfois,  ce 
qu'on  prend  pour  élargissement,  c'est  rétrécissement. 

Constatons,  sans  les  blâmer,  ces  aberrations  sincères.  Lui-même,  qui  parle 
ici ,  n'a-t-il  pas  été ,  pendant  les  quarante  premières  années  de  sa  vie ,  en  proie 
à  une  de  ces  redoutables  luttes  d'idées  qui  ont  pour  dénouement,  tantôt 
l'ascension,  tantôt  la  chute.'' 

Il  a  essayé  de  monter.  S'il  a  un  mérite,  c'est  celui-là. 

De  là  les  épreuves  de  sa  vie.  En  toute  chose,  la  descente  est  douce  et  la 
montée  est  dure.  Il  est  plus  aisé  d'être  Sieyès  que  d'être  Condorcet.  La 
honte  est  facile,  ce  qui  la  rend  agréable  à  de  certaines  âmes. 

N'être  pas  de  ces  âmes-là,  voilà  l'unique  ambition  de  celui  qui  écrit  ces 
pages. 

Puisqu'il  est  amené  à  parler  de  la  sorte,  il  convient  peut-être  qu'avec  la 
sobriété  nécessaire  il  dise  un  mot  de  cette  partie  du  passé  à  laquelle  a  été 
mêlée  la  jeunesse  de  ceux  qui  sont  vieux  aujourd'hui.  Un  souvenir  peut 
être  un  éclaircissement.  Quelquefois  l'homme  qu'on  est  s'explique  par  l'en- 
fant qu'on  a  été. 


IV 


Au  commencement  de  ce  siècle,  un  enfant  habitait,  dans  le  quartier  le 
plus  désert  de  Paris,  une  grande  maison  qu'entourait  et  qu'isolait  un  grand 
jardin.  Cette  maison  s'était  appelée,  avant  la  révolution,  le  couvent  des 
Feuillantines.  Cet  enfant  vivait  là  seul,  avec  sa  mère  et  ses  deux  frères  et  un 
vieux  prêtre,  ancien  oratorien,  encore  tout  tremblant  de  93,  digne  vieillard 
persécuté  jadis  et  indulgent  maintenant,  qui  était  leur  clément  précepteur, 
et  qui  leur  enseignait  beaucoup  de  latin,  un  peu  de  grec  et  pas  du  tout 
d'histoire.  Au  fond  du  jardin,  il  y  avait  de  très  grands  arbres  qui  cachaient 
une  ancienne  chapelle  à  demi  ruinée.  Il  était  défendu  aux  enfants  d'aller 


14  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

jusqu'à  cette  chapelle.  Aujourd'hui  ces  arbres,  cette  chapelle  et  cette  maison 
ont  disparu.  Les  embellissements  qui  ont  sévi  sur  le  jardin  du  Luxembourg 
se  sont  prolongés  jusqu'au  Val-de-Grâce  et  ont  détruit  cette  humble  oasis. 
Une  grande  rue  assez  inutile  passe  là.  Il  ne  reste  plus  des  Feuillantines  qu'un 
peu  d'herbe  et  un  pan  de  rpur  décrépit  encore  visible  entre  deux  hautes 
bâtisses  neuves,  mais  cela  ne  vaut  plus  la  peine  d'être  regardé,  si  ce  n'est 
par  l'œil  profond  du  souvenir.  En  janvier  1871,  une  bombe  prussienne  a 
choisi  ce  coin  de  terre  pour  y  tomber,  continuation  des  embellissements,  et 
M.  de  Bismarck  a  achevé  ce  qu'avait  commencé  M.  Haussmann.  C'est  dans 
cette  maison  que  grandissaient  sous  le  premier  empire  les  trois  jeunes  frères. 
Ils  jouaient  et  travaillaient  ensemble,  ébauchant  la  vie,  ignorant  la  destinée, 
enfances  mêlées  aux  printemps,  attentifs  aux  livres,  aux  arbres,  aux  nuages, 
écoutant  le  vague  et  tumultueux  conseil  des  oiseaux,  surveillés  par  un  doux 
sourire.  Sois  bénie,  ô  ma  mère! 

On  voyait  sur  les  murs,  parmi  les  espaliers  vermoulus  et  décloués,  des 
vestiges  de  reposoirs ,  des  niches  de  madones ,  des  restes  de  croix ,  et  çà  et  là 
cette  inscription  :  Propriété  nationale. 

Le  digne  prêtre  précepteur  s'appelait  l'abbé  de  la  Rivière.  Que  son  nom 
soit  prononcé  ici  avec  respect. 

Avoir  été  enseigné  dans  sa  première  enfance  par  un  prêtre  est  un  fait  dont 
on  ne  doit  parler  qu'avec  calme  et  douceur;  ce  n'est  ni  la  faute  du  prêtre  ni 
la  vôtre.  C'est,  dans  des  conditions  que  ni  l'enfant  ni  le  prêtre  n'ont  choisies, 
une  rencontre  malsaine  de  deux  intelligences,  l'une  petite,  l'autre  rapetissée, 
l'une  qui  grandit,  l'autre  qui  vieillit.  La  sénilité  se  gagne.  Une  âme  d'en- 
fant peut  se  rider  de  toutes  les  erreurs  d'un  vieillard. 

En  dehors  de  la  religion,  qui  est  une,  toutes  les  religions  sont  des  à  peu 
prèsj  chaque  religion  a  son  prêtre  qui  enseigne  à  l'enfant  son  à  peu  près. 
Toutes  les  religions,  diverses  en  apparence,  ont  une  identité  vénérable;  elles 
sont  terrestres  par  la  surface,  qui  est  le  dogme,  et  célestes  par  le  fond,  qui 
est  Dieu.  De  là,  devant  les  religions,  la  grave  rêverie  du  philosophe  qui, 
sous  leur  chimère,  aperçoit  leur  réalité.  Cette  chimère,  qu'elles  appellent 
articles  de  foi  et  mystères,  les  religions  la  mêlent  à  Dieu,  et  l'enseignent. 
Peuvent-elles  faire  autrement  .f*  L'enseignement  de  la  mosquée  et  de  la  syna- 
gogue est  étrange;  mais  c'est  innocemment  qu'il  est  funeste;  le  prêtre,  nous 
parlons  du  prêtre  convaincu,  n'en  est  pas  coupable;  il  est  à  peine  respon- 
sable; il  a  été  lui-même  anciennement  le  patient  de  cet  enseignement  dont 
il  est  aujourd'hui  l'opérateur;  devenu  maître,  il  est  resté  esclave.  De  là  ses 
leçons  redoutables.  Quoi  de  plus  terrible  que  le  mensonge  sincère  ?  Le  prêtre 
enseigne  le  faux,  ignorant  le  vrai;  il  croit  bien  faire. 

Cet  enseignement  a  cela  de  lugubre  que  tout  ce  qu'il  fait  pour  l'enfant 


LE  DROIT  ET  LA  LOI.  15 

est  fait  contre  l'enfant j  il  donne  lentement  on  ne  sait  quelle  courbure  à  l'es- 
prit j  c'est  de  l'orthopédie  en  sens  inverse j  il  fait  torse  ce  que.  la  nature  a  fait 
droit}  il  lui  arrive,  affreux  chefs-d'œuvre,  de  fabriquer  des  âmes  difformes, 
ainsi  Torquemadaj  il  produit  des  intelligences  inintelligentes,  ainsi  Joseph 
de  Maistre;  ainsi  tant  d'autres,  qui  ont  été  les  victimes  de  cet  enseignement 
avant  d'en  être  les  bourreaux. 

Étroite  et  obscure  éducation  de  caste  et  de  clergé  qui  a  pesé  sur  nos  pères 
et  qui  menace  encore  nos  fîls  ! 

Cet  enseignement  inocule  aux  jeunes  intelligences  la  vieillesse  des  pré- 
jugésj  il  ôte  à  l'enfant  l'aube  et  lui  donne  la  nuit,  et  il  aboutit  à  une  telle 
plénitude  du  passé  cjue  l'âme  y  est  comme  noyée,  y  devient  on  ne  sait 
quelle  éponge  de  ténèbres ,  et  ne  peut  plus  admettre  l'avenir. 

Se  tirer  de  l'éducation  qu'on  a  reçue,  ce  n'est  pas  aisé.  Pourtant  l'instruc- 
tion cléricale  n'est  pas  toujours  irrémédiable.  Preuve,  Voltaire. 

Les  trois  écoliers  des  Feuillantines  étaient  soumis  à  ce  périlleux  enseigne- 
ment, tempéré,  il  est  vrai,  par  la  tendre  et  haute  raison  d'une  femme j  leur 
mère. 

Le  plus  jeune  des  trois  frères,  quoiqu'on  lui  fît  dès  lors  épeler  Virgile, 
était  encore  tout  à  fait  un  enfant. 

Cette  maison  des  Feuillantines  est  aujourd'hui  son  cher  et  religieux  sou- 
venir. Elle  lui  apparaît  couverte  d'une  sorte  d'ombre  sauvage.  C'est  là 
qu'au  milieu  des  rayons  et  des  roses  se  faisait  en  lui  la  mystérieuse  ouverture 
de  l'esprit.  Rien  de  plus  tranquille  que  cette  haute  masure  fleurie,  jadis 
couvent,  maintenant  solitude,  toujours  asile.  Le  tumulte  impérial  y  reten- 
tissait pourtant.  Par  intervalles,  dans  ces  vastes  chambres  d'abbaye,  dans  ces 
décombres  de  monastère,  sous  ces  voûtes  de  cloître  démantelé,  l'enfant 
voyait  aller  et  venir,  entre  deux  guerres  dont  il  entendait  le  bruit,  revenant 
de  l'armée  et  repartant  pour  l'armée,  un  jeune  général  qui  était  son  père  et 
un  jeune  colonel  qui  était  son  oncle  j  ce  charmant  fracas  paternel  l'éblouis- 
sait  un  moment}  puis,  à  un  coup  de  clairon,  ces  visions  de  plumets  et  de 
sabres  s'évanouissaient,  et  tout  redevenait  paix  et  silence  dans  cette  ruine  où 
il  y  avait  une  aurore. 

Ainsi  vivait,  déjà  sérieux,  il  y  a  soixante  ans,  cet  enfant,  qui  était  moi. 

Je  me  rappelle  toutes  ces  choses,  ému. 

C'était  le  temps  d'Eylau,  d'Ulm,  d'Auerstxdt  et  de  Friedland,  de  l'Elbe 
forcé,  de  Spandau,  d'Erfurt  et  de  Salzbourg  enlevés,  des  cinquante  et  un 
jours  de  tranchée  de  Dantzig,  des  neuf  cents  bouches  à  feu  vomissant  cette 
victoire  énorme,  Wagramj  c'était  le  temps  des  empereurs  sur  le  Niémen, 
et  du  czar  saluant  le  césar  j  c'était  le  temps  où  il  y  avait  un  département  du 
Tibre,  Paris  chef-lieu  de  Romcj  c'était  l'époque  du  pape  détruit  au  Vatican, 


I6  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

de  l'inquisition  détruite  en  Espagne,  du  moyen-âge  détruit  dans  l'agré- 
gation germanique,  des  sergents  faits  princes,  des  postillons  faits  rois,  des 
archiduchesses  épousant  des  aventuriers j  c'était  l'heure  extraordinaire 5  à 
Austerlitz  la  Russie  demandait  grâce,  à  léna  la  Prusse  s'écroulait,  à  Essling 
l'Autriche  s'agenouillait,  la  confédération  du  Rhin  annexait  l'Allemagne  à 
la  France,  le  décret  de  Berlin,  formidable,  faisait  presque  succéder  à  la 
déroute  de  la  Prusse  la  faillite  de  l'Angleterre,  la  fortune  à  Potsdam  livrait 
l'épée  de  Frédéric  à  Napoléon  qui  dédaignait  de  la  prendre,  disant  :  J'ai  la 
mienne.  Moi,  j'ignorais  tout  cela,  j'étais  petit. 

Je  vivais  dans  les  fleurs. 

Je  vivais  dans  ce  jardin  des  Feuillantines,  j'y  rôdais  comme  un  enfant,  j'y 
errais  comme  un  homme,  j'y  regardais  le  vol  des  papillons  et  des  abeilles, 
j'y  cueilhis  des  boutons  d'or  et  des  liserons,  et  je  n'y  voyais  jamais  personne 
que  ma  mère,  mes  "deux  frères,  et  le  bon  vieux  prêtre,  son  livre  sous  le  bras 

Parfois,  malgré  la  défense,  je  m'aventurais  jusqu'au  halUer  farouche  du 
fond  du  jardiuj  rien  n'y  remuait  que  le  vent,  rien  n'y  parlait  que  les  nids, 
rien  n'y  vivait  que  les  arbresj  et  je  considérais  à  travers  les  branches  la  vieille 
chapelle  dont  les  vitres  défoncées  laissaient  voir  la  muraille  intérieure  bizar- 
rement incrustée  de  coquillages  marins.  Les  oiseaux  entraient  et  sortaient 
par  les  fenêtres.  Ils  étaient  là  chez  eux.  Dieu  et  les  oiseaux,  cela  va  ensemble. 

Un  soir,  ce  devait  être  vers  1809,  mon  père  était  en  Espagne,  quelques 
visiteurs  étaient  venus  voir  ma  mère,  événement  rare  aux  Feuillantines.  On 
se  promenait  dans  le  jardin;  mes  frères  étaient  restés  à  l'écart.  Ces  visiteurs 
étaient  trois  camarades  de  mon  père;  ils  venaient  apporter  ou  demander  de 
ses  nouvelles;  ces  hommes  étaient  de  haute  taille;  je  les  suivais,  j'ai  toujours 
aimé  la  compagnie  des  grands;  c'est  ce  qui,  plus  tard,  m'a  rendu  facile  un 
long  tête-à-tête  avec  l'océan. 

Ma  mère  les  écoutait  parler,  je  marchais  derrière  ma  mère. 

Il  y  avait  fête  ce  jour-là,  une  de  ces  vastes  fêtes  du  premier  empire; 
quelle  fête.^*  je  l'ignorais.  Je  l'ignore  encore.  C'était  un  soir  d'été;  la  nuit 
tombait,  splendide.  Canon  des  Invalides,  feu  d'artifice,  lampions;  une 
rumeur  de  triomphe  arrivait  jusqu'à  notre  solitude;  la  grande  viUe  célébrait 
la  grande  armée  et  le  grand  chef;  la  cité  avait  une  auréole,  comme  si  les 
victoires  étaient  une  aurore;  le  ciel  bleu  devenait  lentement  rouge;  la  fête 
impériale  se  réverbérait  jusqu'au  zénith;  des  deux  dômes  qui  dominaient  le 
jardin  des  Feuillantines,  l'un,  tout  près,  le  Val-de-Grâce ,  masse  noire,  dres- 
sait une  flamme  à  son  sommet,  et  semblait  une  tiare  qui  s'achève  en  escar- 
bouck;  l'autre,  lointain,  le  Panthéon,  gigantesque  et  spectral,  avait  autour 
de  sa  rondeur  un  cercle  d'étoiles,  comme  si,  pour  fêter  un  génie,  il  se  faisait 
une  couronne  des  âmes  de  tous  les  grands  hommes  auxquels  il  est  dédié. 


LE  DROIT  ET  LA  LOL  1/ 

La  clarté  de  la  fête,  clarté  superbe,  vermeille,  vaguement  sanglante,  était 
telle  qu'il  faisait  presque  grand  jour  dans  le  jardin. 

Tout  en  se  promenant,  le  groupe  qui  marchait  devant  moi  était  parvenu, 
peut-être  un  peu  malgré  ma  mère,  qui  avait  des  velléités  de  s'arrêter  et  sem- 
blait ne  vouloir  pas  aller  si  loin,  jusqu'au  massif  d'arbres  où  était  la  chapelle. 

Ils  causaient,  les  arbres  étaient  silencieux,  au  loin  le  canon  de  la  solen- 
nité tirait  de  quart  d'heure  en  quart  d'heure.  Ce  que  je  vais  dire  est  pour 
moi  inoubliable. 

Comme  ils  allaient  entrer  sous  les  arbres,  un  des  trois  interlocuteurs 
s'arrêta,  et  regardant  le  ciel  nocturne  plein  de  lumière,  s'écria  : 

—  N'importe  !  cet  homme  est  grand. 
Une  voix  sortit  de  l'ombre  et  dit  : 

—  Bonjour,  Lucotte^*^,  bonjour,  Drouet^^',  bonjour,  Tilly^'l 

Et  un  homme,  de  haute  stature  lui  aussi,  apparut  dans  le  clair-obscur 
des  arbres. 

Les  trois  causeurs  levèrent  la  tête. 

—  Tiens  '  s'écria  l'un  d'eux. 

Et  il  parut  prêt  à  prononcer  un  nom. 

Ma  mère,  pâle,  mit  un  doigt  sur  sa  bouche. 

Ils  se  turent. 

Je  regardais,  étonné. 

L'apparition,  c'en  était  une  pour  moi,  reprit  : 

—  Lucotte,  c'est  toi  qui  parlais. 

—  Oui,  dit  Lucotte. 

—  Tu  disais  :  cet  homme  est  grand. 

—  Oui. 

—  Eh  bien,  quelqu'un  est  plus  grand  que  Napoléon. 

—  Qui? 

—  Bonaparte. 

Il  y  eut  un  silence.  Lucotte  le  rompit. 

—  Après  Marengo.? 
L'inconnu  répondit  : 

—  Avant  Brumaire. 

Le  général  Lucotte,  qui  était  jeune,  riche,  beau,  heureux,  tendit  la 
main  à  l'inconnu  et  dit  : 

—  Toi,  ici!  je  te  croyais  en  Angleterre. 


^'  Dcpms  comte  de  Sopetran. 

(*)  Depuis  comte  d'Erlon. 

W  Depiiis  gouverneur  de  Scgovic.  {Notes  de  t" édition  ori^nale.) 

ACTES   ET   PA&OLES.   —   I. 


IMPKIlCeUS    SATZOSâUI* 


l8  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

L'inconnu,  dont  je  remarquais  la  face  sévère,  l'œil  profond  et  les  cheveux 
grisonnants,  repartit  : 

—  Brumaire,  c'est  la  chute. 

—  De  la  République,  oui. 

—  Non,  de  Bonaparte. 

Ce  mot,  Bonaparte,  m'étonnait  beaucoup.  J'entendais  toujours  dire 
«l'empereur».  Depuis,  j'ai  compris  ces  familiarités  hautaines  de  la  vérité. 
Ce  jour-là,  j'entendais  pour  la  première  fois  le  grand  tutoiement  de 
l'histoire. 

Les  trois  hommes,  c'étaient  trois  généraux,  écoutaient,  stupéfaits  et 
sérieux. 

Lucotte  s'écria  : 

—  Tu  as  raison.  Pour  effacer  Brumaire,  je  ferais  tous  les  sacrifices.  La 
France  grande,  c'est  bienj  la  France  libre,  c'est  mieux. 

—  La  France  n'est  pas  grande  si  elle  n'est  pas  libre.  ■  ; 

—  C'est  encore  vrai.  Pour  revoir  la  France  libre,  je  donnerais  ma  for- 
tune. Et  toi  ?  ... 

—  Ma  vie,  dit  l'inconnu. 

Il  y  eut  encore  un  silence.  On  entendait  le  grand  bruit  de  Paris  joyeux, 
les  arbres  étaient  roses  j  le  reflet  de  la  fête  éclairait  les  visages  de  ces  hommes  j 
les  constellations  s'effaçaient  au-dessus  de  nos  têtes  dans  le  flamboiement  de 
Paris  illuminé  j  la  lueur  de  Napoléon  semblait  remplir  le  ciel. 

Tout  à  coup  l'homme  si  brusquement  apparu  se  tourna  vers  moi  qui 
avais  peur  et  me  cachais  un  peu,  me  regarda  fixement,  et  me  dit  : 

—  Enfant,  souviens-toi  de  ceci  :  avant  tout,  la  liberté. 

Et  il  posa  sa  main  sur  ma  petite  épaule,  tressaillement  que  je  garde 
encore. 

Puis  il  répéta  :  ■ 

—  Avant  tout  la  liberté. 

Et  il  rentra  lentement  sous  les  arbres,  d'où  il  venait  de  sortir. 

Qui  était  cet  homme? 

Un  proscrit.  ;  .    . 

Victor  Fanneau  de  Lahorie  était  un  gentilhomme  breton  rallié  à  la  Répu- 
blique. Il  était  l'ami  de  Moreau,  breton  aussi.  En  Vendée,  Lahorie  connut 
mon  père,  plus  jeune  que  lui  de  vingt-cinq  ans.  Plus  tard,  il  fut  son  ancien 
à  l'armée  du  Rhinj  il  se  noua  entre  eux  une  de  ces  fraternités  d'armes  qui 
font  qu'on  donne  sa  vie  l'un  pour  l'autre.  En  1801  Lahorie  fut  impliqué 
dans  la  conspiration  de  Moreau  contre  Bonaparte.  Il  fut  proscritj  sa  tête  fut 
mise  à  prixj  il  n'avait  pas  d'asile j  mon  père  lui  ouvrit  sa  maison;  la  vieille 
chapcUe  des  Feuillantines,  ruine,  éuit  bonne  à  protéger  cette  autre  ruine. 


LE  DROIT  ET  LA  LOI.  I9 

un  vaincu.  Lahorie  accepta  l'asile  comme  il  l'eût  offert,  simplcmcnti  et  il 
vécut  dans  cette  ombre ,  xaché. 

Mon  père  et  ma  mère  seuls  savaient  qu'il  était  là. 

Le  jour  où  il  parla  aux  trois  généraux,  peut-être  fit-il  une  imprudence. 

Son  apparition  nous  surprit  fort,  nous  les  enfants.  Quant  au  vieux  prêtre, 
il  avait  eu  dans  sa  vie  une  quantité  de  proscription  suffisante  pour  lui  ôter 
l'étonnement.  Quelqu'un  qui  était  caché,  c'était  pour  ce  bonhomme  quel- 
qu'un qui  savait  à  quel  temps  il  avait  affeircj  se  cacher,  c'était  comprendre. 

Ma  mère  nous  recommanda  le  silence,  que  les  enfants  gardent  si  religieu- 
sement. À  dater  de  ce  jour,  cet  inconnu  cessa  d'être  mystérieux  dans  la 
maison.  À  quoi  bon  la  continuation  du  mystère,  puisqu'il  s'était  montre? 
Il  mangeait  à  la  table  de  famille,  il  allait  et  venait  dans  le  jardin,  et  don- 
nait çà  et  là  des  coups  de  bêche,  côte  à  côte  avec  le  jardinier j  il  nous  con- 
seillait ^  il  ajoutait  ses  leçons  aux  leçons  du  prêtre }  il  avait  une  façon  de  me 
prendre  dans  ses  bras  qui  me  faisait  rire  et  qui  me  faisait  peurj  il  m' élevait 
en  l'air,  et  me  laissait  presque  retomber  jusqu'à  terre.  Une  certaine  sécurité, 
habituelle  à  tous  les  exils  prolongés,  lui  était  venue.  Pourtant  il  ne  sortait 
jamais.  Il  était  gai.  Ma  mère  était  un  peu  inquiète,  bien  que  nous  fussions 
entourés  de  fidélités  absolues. 

Lahorie  était  un  homme  simple,  doux,  austère,  vieilli  avant  l'âge,  savant, 
ayant  le  grave  héroïsme  propre  aux  lettrés.  Une  certaine  concision  dans  le 
courage  distingue  l'homme  qui  remplit  un  devoir  de  l'homme  qui  joue  un 
rôlej  le  premier  est  Phocion,  le  second  est  Murât.  Il  y  avait  du  Phocion 
dans  Lahorie. 

Nous  les  enfants,  nous  ne  savions  rien  de  lui,  sinon  qu'il  était  mon  par- 
rain. Il  m'avait  vu  naître  j  il  avait  dit  à  mon  père  :  H«g»  eB  un  mot  du  nord,  il 
faut  l'adoucir  par  un  mot  du  midi,  et  compléter  le  germain  par  le  romain.  Et  il  me 
donna  le  nom  de  Victor,  qui  du  reste  était  le  sien.  Quant  à  son  nom  histo- 
rique, je  l'ignorais.  Ma  mère  lui  àiszit  général,  je  l'appelais  mon  parrain.  Il 
habitait  toujours  la  masure  du  fond  du  jardin,  peu  soucieux  de  la  pluie  et 
de  la  neige  qui,  l'hiver,  entraient  par  les  croisées  sans  vitres j  il  continuait 
dans  cette  chapelle  son  bivouac.  Il  avait  derrière  l'autel  un  lit  de  camp,  avec 
ses  pistolets  dans  un  coin,  et  un  Tacite  qu'il  me  faisait  expliquer. 

J'aurai  toujours  présent  à  la  mémoire  le  jour  où  il  me  prit  sur  ses  genoux, 
ouvrit  ce  Tacite  qu'il  avait,  un  in-octavo  relié  en  parchemin,  édition  Her- 
han,  et  me  lut  cette  ligne  :  Urbem  Komam  a  primipio  reges  hahuere. 

Il  s'interrompit  et  murmura  à  demi-voix  : 

—  Si  Rome  eût  gardé  ses  rois,  elle  n'eût  pas  été  Rome. 
Et,  me  regardant  tendrement,  il  redit  cette  grande  parole  : 

—  Enfant,  avant  tout  la  Uberté.  ;   ..  '  - 


20  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

Un  jour  il  disparut  de  la  maison.  J'ignorais  alors  pourquoi  f*\  Des  événe- 
ments survinrent j  il  y  eut  Moscou,  la  Bérésina,  un  commencement  d'ombre 
terrible.  Nous  allâmes  rejoindre  mon  père  en  Espagne.  Puis  nous  revînmes 
aux  Feuillantines.  Un  soir  d'octobre  1812,  je  passais,  donnant  la  main  à  ma 
mère,  devant  l'église  Saint-Jaqques-du-Haut-Pas.  Une  grande  affiche  blanche 
était  placardée  sur  une  des  colonnes  du  portail j  celle  de  droite j  je  vais  quel- 
quefois revoir  cette  colonne.  Les  passants  regardaient  obliquement  cette 
affiche,  semblaient  en  avoir  un  peu  peur,  et,  après  l'avoir  entrevue,  dou- 
blaient le  pas.  Ma  mère  s'arrêta,  et  me  dit: Lis.  Je  lus.  Je  lus  ceci  :  «  — Em- 
pire français.  —  Par  sentence  du  premier  conseil  de  guerre,  ont  été  fusillés 
en  plaine  de  Grenelle,  pour  crime  de  conspiration  contre  l'empire  et  l'em- 
pereur, les  trois  ex-généraux  Malet,  Guidai  et  Lahorie.  » 

—  Lahorie,  me  dit  ma  mère.  Retiens  ce  nom. 
Et  elle  ajouta  : 

—  C'est  ton  parrain. 


Tel  est  le  fantôme  que  j'aperçois  dans  les  profondeurs  de  mon  enfance. 

Cette  figure  est  une  de  celles  qui  n'ont  jamais  disparu  de  mon  horizon. 

Le  temps,  loin  de  la  diminuer,  l'a  accrue. 

En  s'éloignant,  elle  s'est  augmentée,  d'autant  plus  haute  qu'elle  était  plus 
lointaine,  ce  qui  n'est  propre  qu'aux  grandeurs  morales. 

L'influence  sur  moi  a  été  ineffaçable. 

Ce  n'est  pas  vainement  que  j'ai  eu,  tout  petit,  de  l'ombre  de  proscrit  sur 
ma  tête,  et  que  j'ai  entendu  la  voix  de  celui  qui  devait  mourir  dire  ce  mot 
du  droit  et  du  devoir  :  Liberté. 

Un  mot  a  été  le  contre-poids  de  toute  une  éducation. 

L'homme  qui  publie  aujourd'hui  ce  recueil,  JiStes  et  Paroles,  et  qui  dans 
ces  volumes,  Avant  l'exil,  Vendant  l'exil,  Depuis  l'exil,  ouvre  à  deux  battants 
sa  vie  à  ses  contemporains,  cet  homme  a  traversé  beaucoup  d'erreurs  II 
compte,  si  Dieu  lui  en  accorde  le  temps,  en  raconter  les  péripéties  sous  ce 
titre  :  Hifloire  des  révolutions  intérieures  d'une  conscience  honnête.  Tout  homme  peut, 
s'il  est  sincère,  refaire  l'itinéraire,  variable  pour  chaque  esprit,  du  chemin 
de  Damas.  Lui,  comme  il  l'a  dit  quelque  part,  il  est  fils  d'une  vendéenne, 
amie  de  madame  de  la  Rochejaquelein,  et  d'un  soldat  de  la  révolution  et 
de  l'empire,  ami  de  Desaix,  de  Jourdan  et  de  Joseph  Bonaparte j  il  a  subi 

<*'  Voir  le  livre  UtHor  Hug)  raconté  par  un  témoin  d*  sa  vie.  (Note  du  manutcrit.) 


LE  DROIT  ET  LA  LOI.      "  21 

les  conséquences  d'une  éducation  solitaire  et  complexe  où  un  proscrit  répu- 
blicain donnait  la  réplique  à  un  proscrit  prêtre.  Il  y  a  toujours  eu  en  lui  le 
patriote  sous  le  vendéenj  il  a  été  ^napoléonien  en  1813,  bourbonien  en  1814; 
comme  presque  tous  les  hommes  du  commencement  de  ce  siècle,  il  a  été 
tout  ce  qu'a  été  le  siècle  $  illogique  et  probe,  légitimiste  et  voltairien,  chré- 
tien littéraire,  bonapartiste  libéral,  socialiste  à  tâtons  dans  la  royauté;  nuances 
bizarrement  réelles,  surprenantes  aujourd'hui;  il  a  été  de  bonne  foi  toujours; 
il  a  eu  pour  effort  de  rectifier  son  rayon  visuel  au  milieu  de  tous  ces  mi- 
rages; toutes  les  approximations  possibles  du  vrai  ont  tenté  tour  à  tour 
et  quelquefois  trompé  son  esprit;  ces  aberrations  successives,  où,  disons-le, 
il  n'y  a  jamais  eu  un  pas  en  arrière,  ont  laissé  trace  dans  ses  œuvres;  on  peut 
en  constater  çà  et  là  l'influence;  mais,  il  le  déclare  ici,  jamais,  dans  tout  ce 
qu'il  a  écrit,  même  dans  ses  livres  d'enfant  et  d'adolescent,  jamais  on  ne 
trouvera  une  ligne  contre  la  liberté.  Il  y  a  eu  lutte  dans  son  âme  entre  la 
royauté  que  lui  avait  imposée  le  prêtre  catholique  et  la  liberté  que  lui  avait 
recommandée  le  soldat  républicain;  la  liberté  a  vaincu. 

Là  est  l'unité  de  sa  vie. 

Il  cherche  à  faire  en  tout  prévaloir  la  liberté.  La  liberté,  cVst,  dans  là 
philosophie,  la  Raison,  dans  l'art,  l'Inspiration,  dans  la  politique,  le  Droit. 


VI 

En  1848,  son  parti  n'était  pas  pris  sur  la  forme  sociale  définitive.  Chose 
singulière,  on  pourrait  presque  dire  qu'à  cette  époque  la  liberté  lui  masqua 
la  république.  Sortant  d'une  série  de  monarchies  essayées  et  mises  au  rebut 
tour  à  tour,  monarchie  impériale,  monarchie  légitime,  monarchie  constitu- 
tionnelle, jeté  dans  des  faits  inattendus  qui  lui  semblaient  illogiques,  obligé 
de  constater  à  la  fois  dans  les  chefs  guerriers  qui  dirigeaient  l'état  l'hon- 
nêteté et  l'arbitraire,  ayant  malgré  lui  sa  part  de  l'immense  dictature  ano- 
nyme qui  est  le  danger  des  assemblées  uniques,  il  se  décida  à  observer,  sans 
adhésion,  ce  gouvernement  militaire  où  il  ne  pouvait  reconnaître  un  gou- 
vernement démocratique,  se  borna  à  protéger  les  principes  quand  ils  lui 
parurent  menacés  et  se  retrancha  dans  la  défense  du  droit  méconnu.  En 
1848,  il  y  eut  presque  un  dix-huit  fructidor;  les  dix-huit  fructidor  ont  cela 
de  funeste  qu'ils  donnent  le  modèle  et  le  prétexte  aux  dix-huit  brumaire ,  et 
qu'ils  font  faire  par  la  république  des  blessures  à  la  liberté;  ce  qui,  prolongé, 
serait  un  suicide.  L'insurrection  de  juin  fut  fatale,  fatale  par  ceux  qui  l'allu- 
mèrent, fatale  par  ceux  qui  l'éteignirent;  il  la  combattit;  il  fut  un  des  soixante 
représentants  envoyés  par  l'assemblée  aux  barricades.  Mais,  après  la  victoire. 


22  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

il  dut  se  séparer  des  vainqueurs.  Vaincre,  puis  tendre  la  main  aux  vaincus  $ 
telle  est  la  loi  de  sa  vie.  On  fit  le  contraire.  Il  y  a  bien  vaincre  et  mal 
vaincre.  L'insurrection  de  1848  fut  mal  vaincue.  Au  lieu  de  pacifier,  on 
envenima}  au  lieu  de  relever,  on  foudroya}  on  acheva  l'écrasement}  toute  la 
violence  soldatesque  se  déploya,  Cayenne,  Lambessa,  déportation  sans  juge- 
ment} il  s'indigna}  il  prit  fait  et  cause  pour  les  accablés }  il  éleva  la  voix  pour 
toutes  ces  pauvres  familles  désespérées}  il  repoussa  cette  fausse  république  de 
conseils  de  guerre  et  d'état  de  siège.  Un  jour,  à  l'Assemblée,  le  représentant 
Lagrange,  homme  vaillant,  l'aborda  et  lui  dit  :  «Avec  qui  êtes-vous  ici.?  il 
répondit  :  Avec  la  liberté.  —  Et  que  faites-vous.?  reprit  Lagrange }  il  répon- 
dit :  J'attends.» 

Après  juin  1848,  il  attendait}  mais,  après  juin  1849,  il  n'attendit  plus. 

L'éclair  qui  jaillit  des  événements  lui  entra  dans  l'esprit.  Ce  genre  d'éclair, 
une  fois  qu'il  a  brillé ,  ne  s'efface  pas.  Un  éclair  qui  reste ,  c'est  là  la  lumière 
du  vrai  dans  la  conscience. 

En  1849,  cette  clarté  définitive  se  fit  en  lui. 

Quand  il  vit  Rome  terrassée  au  nom  de  la  France,  quand  il  vit  la  majo- 
rité, jusqu'alors  hypocrite,  jeter  tout  à  coup  le  masque  par  la  bouche 
duquel,  le  4  mai  1848,  elle  avait  dix-sept  fois  crié  :  Vive  la  république! 
quand  il  vit,  après  le  13  juin,  le  triomphe  de  toutes  les  coalitions  ennemies 
du  progrès,  quand  il  vit  cette  joie  cynique,  il  fut  triste,  il  comprit,  et,  au 
moment  où  toutes  les  mains  des  vainqueurs  se  tendaient  vers  lui  pour  l'at- 
tirer dans  leurs  rangs,  il  sentit  dans  le  fond  de  son  âme  qu'il  était  un  vaincu. 
Une  morte  était  à  terre,  on  criait  :  c'est  la  république!  il  alla  à  cette  morte, 
et  reconnut  que  c'était  la  liberté.  Alors  il  se  pencha  vers  le  cadavre,  et  il 
l'épousa.  Il  vit  devant  lui  la  chute,  la  défaite,  la  ruine,  l'affront,  la  proscrip- 
tion, et  il  dit  :  C'est  bien. 

Tout  de  suite,  le  15  juin,  il  monta  à  la  tribune,  et  il  protesta.  À  partir 
de  ce  jour,  la  jonction  fut  faite  dans  son  âme  entre  la  république  et  la  liberté. 
À  partir  de  ce  jour,  sans  trêve,  sans  relâche,  presque  sans  reprise  d'haleine, 
opiniâtrement,  pied  à  pied,  il  lutta  pour  ces  deux  grandes  calomniées.  Enfin, 
le  2  décembre  185 1,  ce  qu'il  attendait,  il  l'eut}  vingt  ans  d'exil. 

Telle  est  l'histoire  de  ce  qu'on  a  appelé  son  apostasie. 


VII 

1849.  Grande  date  pour  lui. 

Alors  commencèrent  les  luttes  tragiques. 

Il  y  eut  de  mémorables  orageS}  l'avenir  attaquait,  le  passé  résistait. 


LE  DROIT  ET  LA  LOL  23 

À  cette  étrange  époque  le  passé  était  tout-puissant.  Il  était  omnipotent,  ce 
qui  ne  l'empêchait  pas  d'être  mort.  Effrayant  fantôme  combattant. 

Toutes  les  questions  se  présentèrent  :  indépendance  nationale,  liberté 
individuelle,  liberté  de  conscience,  liberté  de  pensée,  liberté  de  parole, 
liberté  de  tribune  et  de  presse,  question  du  mariage  dans  la  femme,  question 
de  l'éducation  dans  l'enfant,  droit  au  travail  à  propos  du  salaire,  droit  à  la 
patrie  à  propos  de  la  déportation,  droit  à  la  vie  à  propos  de  la  réforme  du 
code,  pénalité  décroissante  par  l'éducation  croissante,  séparation  de  l'église 
et  de  l'état,  la  propriété  des  monuments,  églises,  musées,  palais  dits  royaux, 
rendue  à  la  nation,  la  magistrature  restreinte,  le  jury  augmenté,  l'armée 
européenne  licenciée  par  la  fédération  continentale,  l'impôt  de  l'argent 
diminué,  l'impôt  du  sang  aboli,  les  soldats  retirés  au  champ  de  bataille  et 
restitués  au  sillon  comme  travailleurs,  les  douanes  supprimées,  les  frontières 
effacées,  les  isthmes  coupés,  toutes  les  ligatures  disparues,  aucune  entrave  à 
aucun  progrès,  les  idées  circulant  dans  la  civilisation  comme  le  sang  dans 
l'homme.  Tout  cela  fut  débattu,  proposé,  imposé  parfois.  On  trouvera  ces 
luttes  dans  ce  livre. 

L'homme  qui  esquisse  en  ce  moment  sa  vie  parlementaire,  entendant  un 
jour  les  membres  de  la  droite  exagérer  le  droit  du  père,  leur  jeta  ce  mot 
inattendu,  le  droit  de  îenfant.  Un  autre  jour,  sans  cesse  préoccupé  du  peuple 
et  du  pauvre,  il  les  stupéfia  par  cette  affirmation  :  On  peut  détruire  la 
misère. 

C'est  une  vie  violente  que  celle  des  orateurs.  Dans  les  assemblées  ivres  de 
leur  triomphe  et  de  leur  pouvoir,  les  minorités  étant  les  trouble-fêtes  sont 
les  souffre-douleurs.  C'est  dur  de  rouler  cet  inexorable  rocher  de  Sisyphe,  le 
droitj  on  le  monte,  il  retombe.  C'est  là  l'effort  des  minorités. 

La  beauté  du  devoir  s'impose;  une  fois  qu'on  l'a  comprise,  on  lui  obéit, 
plus  d'hésitation;  le  sombre  charme  du  dévouement  attire  les  consciences; 
et  l'on  accepte  les  épreuves  avec  une  joie  sévère.  L'approche  de  la  lumière 
a  cela  de  terrible  qu'elle  devient  flamme.  Elle  éclaire  d'abord,  réchauffe 
ensuite,  et  dévore  enfin.  N'importe,  on  s'y  précipite.  On  s'y  ajoute.  On 
augmente  cette  clarté  du  rayonnement  de  son  propre  sacrifice;  brûler,  c'est 
briller;  quiconque  souffre  pour  la  vérité  la  démontre. 

Huer  avant  de  proscrire,  c'est  le  procédé  ordinaire  des  majorités  furieuses; 
elles  préludent  à  la  persécution  matérielle  par  la  persécution  morale,  l'im- 
précation commence  ce  que  l'ostracisme  achèvera;  elles  parent  la  victime 
pour  l'immolation  avec  toute  la  rhétorique  de  l'injure;  et  elles  l'outragent, 
c'est  leur  façon  de  la  couronner. 

Celui  qui  parle  ici  traversa  ces  diverses  façons  d'agir,  et  n'eut  qu'un  mérite, 
le  dédain.  Il  fit  son  devoir,  et,  ayant  pour  salaire  l'affront,  il  s'en  contenta. 


24  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

Ce  qu'étaient  ces  affironts,  on  le  verra  en  lisant  ce  recueil  de  vérités 
insultées. 

En  veut-on  quelques  exemples? 

Un  jour,  le  17  juillet  185 1,  il  dénonça  à  la  tribune  la  conspiration  de 
Louis  Bonaparte  et  déclara  que  le  président  voulait  se  faire  empereur.  Une 
voix  lui  cria  : 

—  Vous  êtes  un  infâme  calomniateur! 

Cette  voix  a  depuis  prêté  serment  à  l'empire,  moyennant  trente  mille 
francs  par  an. 

Une  autre  fois,  comme  il  combattait  la  féroce  loi  de  déportation,  une 
voix  lui  jeta  cette  interruption  : 

—  Et  dire  que  ce  discours  coûtera  ving-cinq  francs  à  la  France  ! 
Cet  interrupteur-là  aussi  a  été  sénateur  de  l'empire. 

Une  autre  fois,  on  ne  sait  qui,  sénateur  également  plus  tard,  l'apostro- 
phait ainsi  : 

—  Vous  êtes  l'adorateur  du  soleil  levant! 
Du  soleil  levant  de  l'exil,  oui. 

Le  jour  où  il  dit  à  la  tribune  ce  mot  que  personne  encore  n'avait  pro- 
noncé :  les  Etats-Unis  d'Europe,  M.  Mole  fut  remarquable  II  leva  les  yeux 
au  ciel,  se  dressa  debout,  traversa  toute  la  salle,  fit  signe  aux  membres  de 
la  majorité  de  le  suivre,  et  sortit.  On  ne  le  suivit  pas,  il  rentra.  Indigné. 

Parfois  les  huées  et  les  éclats  de  rire  duraient  un  quart  d'heure.  L'orateur 
qui  parle  ici  en  profitait  pour  se  recueillir. 

Pendant  l'insulte ,  il  s'adossait  au  mur  de  la  tribune ,  et  méditait. 

Ce  même  17  juillet  185 1  fut  le  jour  où  il  prononça  le  mot  :  «Napoléon 
le  Petit».  Sur  ce  mot,  la  fureur  de  la  majorité  fut  telle  et  éclata  en  de  si 
menaçantes  rumeurs ,  que  cela  s'entendait  du  dehors  et  qu'il  y  avait  foule 
sur  le  pont  de  la  Concorde  pour  écouter  ce  bruit  d'orage. 

Ce  jour-là,  il  monta  à  la  tribune,  croyant  y  rester  vingt  minutes,  il  y 
resta  trois  heures. 

Pour  avoir  entrevu  et  annoncé  le  coup  d'état,  tout  le  futur  sénat  du 
futur  empire  le  déclara  «calomniateur».  Il  eut  contre  lui  tout  le  parti  de 
l'ordre  et  toutes  les  nuances  conservatrices,  depuis  M.  de  Falloux,  catholique, 
jusqu'à  M.  Vieillard,  athée. 

Etre  un  contre  tous,  cela  est  quelquefois  laborieux. 

Il  ripostait  dans  l'occasion,  tâchant  de  rendre  coup  pour  coup. 

Une  fois  à  propos  d'une  loi  d'éducation  cléricale  cachant  l'asservissement 
des  études  sous  cette  rubrique,  liberté  de  ï ensei^ement ,  il  lui  arriva  de  parler 
du  moyen  âge,  de  l'inquisition,  de  Savonarole,  de  Giordano  Bruno,  et  de 


LE  DROIT  ET  LA  LOL 


Campanella  appliqué  vingt-sept  fois  à  la  torture  pour  ses  opinions  philoso- 
phiques, les  hommes  de  la  droite  lui  crièrent  : 

—  À  la  question  ! 

Il  les  regarda  fixement,  et  leur  dit  : 

—  Vous  voudriez  bien  m'y  mettre. 
Cela  les  fit  taire. 

Un  autre  jour,  je  répliquais  à  je  ne  sais  quelle  attaque  d'un  Montalembert 
quelconque,  la  droite  entière  s'associa  à  l'attaque,  qui  était,  cela  va  sans 
dire,  un  mensonge,  quel  mensonge  ?  je  l'ai  oublié j  on  trouvera  cela  dans  ce 
livre j  les  cinq  cents  myopes  de  la  majorité  s'ajoutèrent  à  leur  orateur,  lequel 
n'était  pas  du  reste  sans  quelque  valeur,  et  avait  l'espèce  de  talent  possible  à 
une  âme  médiocrej  on  me  donna  l'assaut  à  la  tribune,  et  j'y  fus  quelque 
temps  comme  aboyé  par  toutes  les  vociférations  folles  et  pardonnables  de  la 
colère  inconsciente}  c'était  un  vacarme  de  meute  $  j'écoutais  ce  tumulte  avec 
indulgence,  attendant  que  le  bruit  cessât  pour  continuer  ce  que  j'avais  à 
direj  subitement,  il  y  eut  un  mouvement  au  banc  des  ministres}  c'était  le 
duc  de  Montebello ,  ministre  de  la  Marine,  qui  se  levait}  le  duc  quitta 
sa  place,  écarta  frénétiquement  les  huissiers,  s'avança  vers  moi  et  me  jeta 
une  phrase  qu'il  comprenait  peut-être  et  qui  avait  évidemment  la  volonté 
d'être  hostile}  c'était  quelque  chose  comme  :  ^om  êtes  un  empoisonneur 
public!  Ainsi  caractérisé  à  bout  portant  et  effleuré  par  cette  intention  de 
meurtrissure,  je  fis  un  signe  de  la  main,  les  clameurs  s'interrompirent,  on  est 
furieux  mais  curieux,  on  se  tut,  et,  dans  ce  silence  d'attente,  de  ma  voix  la 
plus  polie,  je  dis  : 

—  Je  ne  m'attendais  pas,  je  l'avoue,  à  recevoir  le  coup  de  pied  de. .. 
Le  silence  redoubla  et  j'ajoutai  : 

—  ...  monsieur  de  Montebello. 

Et  la  tempête  s'acheva  par  un  rire  qui,  cette  fois,  ne  fut  pas  contre  moi. 
Ces  choses-là  ne  sont  pas  toujours  au  Moniteur. 
Habituellement  la  droite  avait  beaucoup  de  verve. 

—  Vous  ne  parlez  pas  français  !  —  Portez  cela  à  la  Porte-Saint-Martin  ! 
—  Imposteur!  —  Corrupteur!  —  Apostat!  —  Renégat!  —  Buveur  de 
sang  !  —  Bête  féroce  !  —  Poëtc  ! 

Tel  était  le  crescendo. 

Injure,  ironie,  sarcasme,  et  çà  et  là  la  calomnie.  S'en  fâcher,  pourquoi? 
Washington,  traité  par  la  presse  hostile  à' escroc  et  àc  filou  (pick-pocket),  en 
rit  dans  ses  lettres.  Un  jour,  un  célèbre  ministre  anglais,  éclaboussé  à  la 
tribune  de  la  même  façon,  donna  une  chiquenaude  à  sa  manche,  et  dit  : 
Cela  se  brosse.  Il  avait  raison.  Les  haines,  les  noirceurs,  les  mensonges,  boue 
aujourd'hui,  poussière  demain. 


26  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

Ne  répondons  pas  à  la  colère  par  la  colère. 

Ne  soyons  pas  sévères  pour  des  cécités. 

«  Ils  ne  savent  ce  qu'ils  font  » ,  a  dit  quelqu'un  sur  le  Calvaire.  «  Ils  ne 
savent  ce  qu'ils  disent»,  n'est  pas  moins  mélancolique  ni  moins  vrai.  Le 
crieur  ignore  son  cri.  L'insulteur  est-il  responsable  de  l'insulte  ?  A  peine. 

Pour  être  responsable  il  faut  être  intelligent. 

Les  chefs  comprenaient  jusqu'à  un  certain  point  les  actions  qu'ils  com- 
mettaient} les  autres,  non.  La  main  est  responsable,  la  fronde  l'est  peu,  la 
pierre  ne  l'est  pas. 

Fureurs,  injustices,  calomnies,  soit. 

Oublions  ces  brouhaha. 


VIII 


Et  puis,  car  il  faut  tout  dire,  c'est  si  bon  la  bonne  foi,  dans  les  collisions 
d'assemblée  rappelées  ici,  l'orateur  n'a-t-il  rien  eu  à  se  reprocher?  Ne  lui 
est-il  jamais  arrivé  de  se  laisser  conduire  par  le  mouvement  de  la  parole  au 
delà  de  sa  pensée?  Avouons-le,  c'est  dans  la  parole  qu'il  y  a  du  hasard. 
On  ne  sait  quel  trépied  est  mêlé  à  la  tribune,  ce  lieu  sonore  est  un  lieu 
mystérieux,  on  y  sent  l'effluve  inconnu,  le  vaste  esprit  de  tout  un  peuple 
vous  enveloppe  et  s'infiltre  dans  votre  esprit,  la  colère  des  irrités  vous  gagne, 
l'injustice  des  injustes  vous  pénètre,  vous  sentez  monter  en  vous  la  grande 
indignation  sombre,  la  parole  va  et  vient  de  la  conviction  fixe  et  sereine  à  la 
révolte  plus  ou  moins  mesurée  contre  l'incident  inattendu}  de  là  des  oscil- 
lations redoutables.  On  se  laisse  entraîner,  ce  qui  est  un  danger,  et  emporter, 
ce  qui  est  un  tort.  On  fait  des  fautes  de  tribune.  L'orateur  qui  se  confesse 
ici  n'y  a  point  échappé. 

En  dehors  des  discours  purement  de  réplique  et  de  combat,  tous  les  dis- 
cours de  tribune  qu'on  trouvera  dans  ce  livre  ont  été  ce  qu'on  appelle  impro- 
visés. Expliquons-nous  sur  l'improvisation.  L'improvisation,  dans  les  graves 
questions  politiques,  implique  la  préméditation,  provùam  rem,  dit  Horace. 
La  préméditation  fait  que,  lorsqu'on  parle,  les  mots  ne  viennent  pas  maigre 
eux,  la  longue  incubation  de  l'idée  facilite  l'éclosion  immédiate  de  l'expres- 
sion. L'improvisation  n'est  pas  autre  chose  que  l'ouverture  subite  et  à  volonté 
de  ce  réservoir,  le  cerveau  j  mais  il  faut  que  le  réservoir  soit  plein.  De  la  plé- 
nitude de  la  pensée  résulte  l'abondance  de  la  parole.  Au  fond,  ce  que  vous 
improvisez  semble  nouveau  à  l'auditoire,  mais  est  ancien  chez  vous.  Celui-là 
parle  bien  qui  dépense  la  méditation  d'un  jour,  d'une  semaine,  d'un  mois. 


LE  DROIT  ET  LA  LOI.  IJ 

de  toute  sa  vie  parfois,  en  une  parole  d'une  heure.  Les  mots  arrivent  aisé- 
ment, surtout  à  l'orateur  qui  est  écrivain,  qui  a  l'habitude  de  leur  com- 
mander et  d'être  servi  par  eux,  et  qui,  lorsqu'il  les  sonne,  les  fait  venir. 
L'improvisation,  c'est  la  veine  piquée^  l'idée  jaillit.  Mais  cette  facilité 
même  est  un  péril.  Toute  rapidité  est  dangereuse.  Vous  avez  chance  et  vous 
courez  risque  de  mettre  la  main  sur  l'exagération  et  de  la  lancer  à  vos 
ennemis.  Le  premier  mot  venu  est  quelquefois  un  projectile.  De  là  l'excel- 
lence des  discours  écrits. 

Les  assemblées  y  reviendront  peut-être. 

Est-ce  qu'on  peut  être  orateur  avec  un  discours  écrit  r  On  a  fait  cette 
question.  Elle  est  étrange.  Tous  les  discours  de  Démosthène  et  de  Cicéron 
sont  des  discours  écrits.  Ce  discours  sent  l'huile,  disait  le  zoïle  quelconque  de 
Démosthène.  Royer-Collard,  ce  pédant  charmant,  ce  grand  esprit  étroit, 
était  un  orateur j  il  n'a  prononcé  que  des  discours  écrits j  il  arrivait,  et  posait 
son  cahier  sur  la  tribune.  Les  trois  quarts  des  harangues  de  Mirabeau 
sont  des  harangues  écrites,  qui  parfois  même,  et  nous  le  blâmons  de  ceci, 
ne  sont  pas  de  Mirabeau;  il  débitait  à  la  tribune,  comme  de  lui,  tel  discours 
qui  était  de  Talleyrand,  tel  discours  qui  était  de  Malouet,  tel  discours  qui 
était  de  je  ne  sais  plus  quel  suisse  dont  le  nom  nous  échappe.  Danton  écri- 
vait souvent  ses  discours;  on  en  a  retrouvé  des  pages,  toutes  de  sa  main, 
dans  son  logis  de  la  cour  du  Commerce.  Quant  à  Robespierre,  sur  dix 
harangues,  neuf  sont  écrites.  Dans  les  nuits  qui  précédaient  son  apparition  à 
la  tribune,  il  écrivait  ce  qu'il  devait  dire,  lentement,  correctement,  sur  sa 
petite  table  de  sapin,  avec  un  Racine  ouvert  sous  les  yeux. 

L'improvisation  a  un  avantage,  elle  saisit  l'auditoire;  elle  saisit  aussi  l'ora- 
teur; c'est  là  son  inconvénient.  Elle  le  pousse  à  ces  excès  de  polémique  ora- 
toire qui  sont  comme  le  pugilat  de  la  tribune.  Celui  qui  parle  ici,  réserve 
faite  de  la  méditation  préalable,  n'a  prononcé  dans  les  assemblées  que  des 
discours  improvisés.  De  là  des  violences  de  paroles,  de  là  des  fautes.  Il  s'en 
accuse. 


IX 


Ces  hommes  des  anciennes  majorités  ont  fait  tout  le  mal  qu'ils  ont  pu. 
Voulaient-ils  faire  le  mal.?  Non;  ils  trompaient,  mais  ils  se  trompaient;  c'est 
là  leur  circonstance  atténuante.  Ils  croyaient  avoir  la  vérité,  et  ils  mentaient 
au  service  de  la  vérité.  Leur  pitié  pour  la  société  était  impitoyable  pour  le 
peuple.  De  là  tant  de  lois  et  tant  d'actes  aveuglément  féroces.  Ces  hommes, 
plutôt  cohue  que  sénat,  assez  innocents  au  fond,  criaient  pêle-mêle  sur  leurs 


28  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

bancs,  ayant  des  ressorts  qui  les  faisaient  mouvoir,  huant  ou  applaudissant 
selon  le  fil  tiré,  proscrivant  au  besoin,  pantins  pouvant  mordre.  Ils  avaient 
pour  chefs  les  meilleurs  d'entre  eux,  c'est-à-dire  les  pires.  Celui-ci,  ancien 
libéral  rallié  aux  servitudes,  demandait  qu'il  n'y  eût  plus  qu'un  seul  journal, 
le  Moniteur,  ce  qui  faisait  dire  à  son  voisin  l'évêque  Parisis  :  Et  encore!  cet 
autre,  pédant  léger,  académicien  de  l'espèce  qui  parle  bien  et  écrit  malj  cet 
autre,  habit  noir,  cravate  blanche,  cordon  rouge,  gros  souliers,  président, 
procureur,  tout  ce  qu'on  veut,  qui  eût  pu  être  Cicéron  s'il  n'avait  été  Guy- 
Patin,  jadis  avocat  spirituel,  le  dernier  des  lâches j  cet  autre,  homme  de 
simarre  et  grand  juge  de  l'empire  à  trente  ans,  remarquable  maintenant  par 
son  chapeau  gris  et  son  pantalon  de  nankin,  sénile  dans  sa  jeunesse,  juvénile 
dans  sa  vieillesse,  ayant  commencé  comme  Lamoignon  et  finissant  comme 
Brummelj  cet  autre,  ancien  héros  déformé,  interrupteur  injurieux,  vaillant 
soldat  devenu  clérical  trembleur,  général  devant  Abd-el-Kader,  caporal  der- 
rière Nonotte  et  Patouillet,  se  donnant,  lui  si  brave,  la  peine  d'être  bravarhe, 
et  ridicule  par  où  il  eût  dû  être  admiré,  ayant  réussi  à  faire  de  sa  très  réelle 
renommée  militaire  un  épouvantail  postiche,  lion  qui  coupe  sa  crinière  et 
s'en  fait  une  perruque j  cet  autre,  faux  orateur,  ne  sachant  que  lapider  avec 
des  grossièretés,  et  n'ayant  de  ce  qui  était  dans  la  bouche  de  Démosthène 
que  les  cailloux j  celui-ci,  déjà  nommé,  d'où  était  sortie  l'odieuse  parole 
Expédition  de  Kome  à  F  intérieur,  vanité  du  premier  ordre,  parlant  du  nez  par 
élégance,  jargonnant,  le  lorgnon  à  l'œil,  une  petite  éloquence  impertinente, 
homme  de  bonne  compagnie  un  peu  poissard,  mêlant  la  halle  à  l'hôtel  de 
Rambouillet,  jésuite  longtemps  échappé  dans  la  démagogie,  abhorrant  le 
czar  en  Pologne  et  voulant  le  knout  à  Paris ,  poussant  le  peuple  à  l'église  et 
à  l'abattoir,  berger  de  l'espèce  bourreau  $  cet  autre,  insulteur  aussi,  et  non 
moins  zélé  serviteur  de  Rome,  intrigant  du  bon  Dieu,  chef  paisible  des 
choses  souterraines,  figure  sinistre  et  douce  avec  le  sourire  de  la  ragej  cet 
autre...  —  Mais  je  m'arrête.  À  quoi  bon  ce  dénombrement?  Et  cœtera,  dit 
l'histoire.  Tous  ces  masques  sont  déjà  des  inconnus.  Laissons  tranquille  l'oubli 
reprenant  ce  qui  est  à  lui.  Laissons  la  nuit  tomber  sur  les  hommes  de  nuit. 
Le  vent  du  soir  emporte  de  l'ombre  $  laissons-le  faire.  En  quoi  cela  nous 
regarde-t-il,  un  effacement  de  silhouette  à  l'horizon  ? 

Passons. 

Oui,  soyons  indulgents.  S'il  y  a  eu  pour  plusieurs  d'entre  nous  quelque 
labeur  et  quelque  épreuve,  une  tempête  plus  ou  moins  longue,  quelques 
jets  d'écume  sur  l'é  ueil,  un  peu  de  ruine,  un  peu  d'exil,  qu'importe  si  la 
fin  est  bonne  pour  toi,  France,  pour  toi,  peuple!  qu'importe  l'augmentation 
de  souffrance  de  quelques-uns  s'il  y  a  diminution  de  souffrance  pour  tous  ! 
La  proscription  est  dure,  la  calomnie  est  noire,  la  vie  loin  de  la  patrie  est 


LE  DROIT  ET  LA  LOI.  29 

une  insomnie  lugubre,  mais  qu'importe  si  l'humanité  grandit  et  se  délivre! 
qu'importe  nos  douleurs  si  les  questions  avancent,  si  les  problèmes  se  sim- 
plifient, si  les  solutions  mûrissent,  si  à  travers  la  claire-voie  des  impostures 
et  des  illusions  on  aperçoit  de  plus  en  plus  distinctement  la  vérité  !  qu'im- 
porte dix-neuf  ans  de  froide  bise  à  l'étranger,  qu'importe  l'absence  mal 
reçue  au  retour,  si  devant  l'ennemi  Paris  charmant  devient  Paris  sublime,  si 
la  majesté  de  la  grande  nation  s'accroît  par  le  malheur,  si  la  France  mutilée 
laisse  couler  par  ses  plaies  de  la  vie  pour  le  monde  entier!  qu'importe  si  les 
ongles  repoussent  à  cette  mutilée,  et  si  l'heure  de  la  restitution  arrive!  qu'im- 
porte si,  dans  un  prochain  avenir,  déjà  distinct  et  visible,  chaque  nationalité 
reprend  sa  figure  naturelle,  la  Russie  jusqu'à  l'Inde,  l'Allemagne  jusqu'au 
Danube,  l'Italie  jusqu'aux  Alpes,  la  France  jusqu'au  Rhin,  l'Espagne  ayant 
Gibraltar,  et  Cuba  ayant  Cubaj  rectifications  nécessaires  à  l'immense  amitié 
future  des  nations  !  C'est  tout  cela  que  nous  avons  voulu.  Nous  l'aurons 

Il  y  a  des  saisons  sociales,  il  y  a  pour  la  civilisation  des  traversées  clima- 
tériquesj  qu'importe  notre  fatigue  dans  l'ouragan!  et  qu'est-ce  que  cela  fait 
que  nous  ayons  été  malheureux  si  c'est  pour  le  bien,  si  décidément  le  genre 
humain  passe  de  son  décembre  à  son  avril,  si  l'hiver  des  despotismes  et  dos 
guerres  est  fini,  s'il  ne  nous  neige  plus  de  superstitions  et  de  préjugés  sur  la 
tête,  et  si,  après  toutes  les  nuées  évanouies,  féodalités,  monarchies,  empires, 
tyrannies,  batailles  et  carnages,  nous  voyons  enfin  poindre  à  l'horizon  rose 
cet  éblouissant  floréal  des  peuples,  la  paix  universelle  I 


X 


Dans  tout  ce  que  nous  disons  ici,  nous  n'avons  qu'une  prétention,  affir- 
mer l'avenir  dans  la  mesure  du  possible. 

Prévoir  ressemble  quelquefois  à  errerj  le  vrai  trop  lointain  fait  sourire. 

Dire  qu'un  œuf  a  des  ailes,  cela  semble  absurde  et  cela  est  pourtant  véri- 
table. 

L'effort  du  penseur,  c'est  de  méditer  utilement. 

Il  y  a  la  méditation  perdue  qui  est  rêverie,  et  la  méditation  féconde  qui 
est  incubation.  Le  vrai  penseur  couve. 

C'est  de  cette  incubation  que  sortent,  à  des  heures  voulues,  les  diverses 
formes  du  progrès  destinées  à  s'envoler  dans  le  grand  possible  humain,  dans 
la  réalité,  dans  la  vie. 

Arrivera-t-on  à  l'extrémité  du  progrès  ? 

Non. 


30  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

Il  ne  faut  pas  rendre  la  mort  inutile.  L'homme  ne  sera  complet  qu'après 
la  vie. 

Approcher  toujours,  n'arriver  jamais j  telle  est  la  loi.  La  civilisation  est 
une  asymptote. 

Toutes  les  formes  du  progrès  sont  la  Révolution. 

La  Révolution,  c'est  là  ce  que  nous  faisons,  c'est  là  ce  que  nous  pensons, 
c'est  là  ce  que  nous  parlons,  c'est  là  ce  que  nous  avons  dans  la  bouche,  dans 
la  poitrine,  dans  l'âme. 

La  Révolution,  c'est  la  respiration  nouvelle  de  l'humanité. 

La  Révolution,  c'est  hier,  c'est  aujourd'hui,  et  c'est  demain. 

De  là,  disons-le,  la  nécessité  et  l'impossibilité  d'en  faire  l'histoire. 

Pourquoi? 

Parce  qu'il  est  indispensable  de  raconter  Hier  et  parce  qu'il  est  impossible 
de  raconter  Demain. 

On  ne  peut  que  le  déduire  et  le  préparer.  C'est  ce  que  nous  tâchons  de 
faire. 

Insistons,  cela  n'est  jamais  inutile,  sur  cette  immensité  de  la  Révolution. 


XI 


La  Révolution  tente  tous  les  puissants  esprits  et  c'est  à  qui  s'en  approchera, 
les  uns,  comme  Lamartine,  pour  la  peindre,  les  autres,  comme  Michelet, 
pour  l'expliquer,  les  autres,  comme  Quinet,  pour  la  juger,  les  autres, 
comme  Louis  Blanc,  pour  la  féconder. 

Aucun  fait  humain  n'a  eu  de  plus  magnifiques  narrateurs,  et  pourtant 
cette  histoire  sera  toujours  offerte  aux  historiens  comme  à  faire. 

Pourquoi.?  Parce  que  toutes  les  histoires  sont  l'histoire  du  passé,  et  que, 
répétons-le,  l'histoire  de  la  Révolution  est  l'histoire  de  l'avenir.  La  Révolu- 
tion a  conquis  en  avant}  elle  a  découvert  et  annoncé  le  grand  Chanaan  de 
l'humanité  j  il  y  a  dans  ce  qu'elle  nous  a  apporté  encore  plus  de  terre  promise 
que  de  terrain  gagné  j  et  à  mesure  qu'une  de  ces  conquêtes  faites  d'avance 
entrera  dans  le  domaine  humain,  à  mesure  qu'une  de  ces  promesses  se  réalisera, 
un  nouvel  aspect  de  la  Révolution  se  révélera,  et  son  histoire  sera  renouvelée. 
Les  histoires  actuelles  n'en  seront  pas  moins  définitives,  chacune  à  son  point  de 
vuci  les  historiens  contemporains  domineront  même  l'historien  futur,  comme 
Moïse  domine  Cuvierj  mais  leurs  travaux  se  mettront  en  perspective  et 
feront  partie  de  l'ensemble  complet.  Quand  cet  ensemble  sera-t-il  complet? 
Quand  le  phénomène  sera  terminé,  c'est-à-dire   quand  la   révolution   de 


LE  DROIT  ET  LA  LOI.  3I 

France  sera  devenue,  comme  nous  l'avons  indique  dans  les  premières  pages 
de  cet  écrit,  d'abord  révolution  d'Europe,  puis  révolution  de  l'homme j 
quand  l'utopie  se  sera  consolidée  en  progrès,  quand  l'ébauche  aura  abouti 
au  chef-d'œuvre  i  quand  à  la  coalition  fratricide  des  rois  aura  succédé  la 
fédération  fraternelle  des  peuples,  et  à  la  guerre  contre  tous,  la  paix  pour 
tous.  Impossible,  à  moins  d'y  ajouter  le  rêve,  de  compléter  dès  aujourd'hui 
ce  qui  ne  se  complétera  que  demain,  et  d'achever  l'histoire  d'un  fait  ina- 
chevé, surtout  quand  ce  fait  contient  une  telle  végétation  d'événements 
futurs.  Entre  l'histoire  et  l'historien  la  disproportion  est  trop  grande. 

Rien  de  plus  colossal.  Le  total  échappe.  Regardez  ce  qui  est  déjà  derrière 
nous.  La  Terreur  est  un  cratère ,  la  Convention  est  un  sommet.  Tout  l'ave- 
nir est  en  fermentation  dans  ces  profondeurs.  Le  peintre  est  effaré  par  l'inat- 
tendu des  escarpements j  les  lignes  trop  vastes  dépassent  l'horizon.  Le  regard 
humain  a  des  limites,  le  procédé  divin  n'en  a  pas.  Dans  ce  tableau  à  faire 
vous  vous  borneriez  à  un  seul  personnage,  prenez  qui  vous  voudrez,  que 
vous  y  sentiriez  l'infini.  D'autres  horizons  sont  moins  démesurés.  Ainsi,  par 
exemple,  i  un  moment  donné  de  l'histoire,  il  y  a  d'un  côté  Tibère  et  de 
l'autre  Jésusj  mais  le  jour  où  Tibère  et  Jésus  font  leur  jonction  dans  un 
homme  et  s'amalgament  dans  un  être  formidable  ensanglantant  la  terre  et 
sauvant  le  monde,  l'historien  romain  lui-même  aurait  un  frisson,  et  Robes- 
pierre déconcerterait  Tacite.  Par  moments  on  craint  de  finir  par  être  forcé 
d'admettre  une  sorte  de  loi  morale  mixte  qui  semble  se  dégager  de  tout  cet 
inconnu.  Aucune  des  dimensions  du  phénomène  ne  s'ajuste  à  la  nôtre.  La 
hauteur  est  inouïe  et  se  dérobe  à  l'observation.  Si  grand  que  soit  l'historien, 
cette  énormité  le  déborde.  La  Révolution  française  racontée  par  un  homme, 
c'est  un  volcan  expliqué  par  une  fourmi. 


XII 


Que  conclure .'' Une  seule  chose.  En  présence  de  cet  ouragan  énorme, 
pas  encore  fini,  entr'aidons-nous  les  uns  les  autres. 

Nous  ne  sommes  pas  assez  hors  de  danger  pour  ne  point  nous  tendre  la 
main. 

0  mes  frères,  réconcilions-nous. 

Prenons  la  route  immense  de  l'apaisement.  On  s'est  assez  haï.  Trêve.  Oui, 
tendons-nous  tous  la  main.  Que  les  grands  aient  pitié  des  petits,  et  que  les 
petits  fassent  grâce  aux  grands.  Quand  donc  comprendra- 1- on  que  nous 
sommes  sur  le  même  navire,  et  que  le  naufrage  est  indivisible  ?  Cette  mer 


32  ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

qui  nous  menace  est  assez  grande  pour  tousj  il  y  a  de  l'abîme  pour  vous 
comme  pour  moi.  Je  l'ai  dit  déjà  ailleurs,  et  je  le  répète.  Sauver  les  autres, 
c'est  se  sauver  soi-même.  La  solidarité  est  terrible,  mais  la  fraternité  est 
douce  :  l'une  engendre  l'autre.  O  mes  frères,  soyons  frères! 

Voulons-nous  terminer  nQtre  malheur  .f*  renonçons  à  notre  colère.  Récon- 
cilions-nous. Vous  verrez  comme  ce  sourire  sera  beau. 

Envoyons  aux  exils  lointains  la  flotte  lumineuse  du  retour  5  restituons  les 
maris  aux  femmes,  les  travailleurs  aux  ateliers,  les  familles  aux  foyers j 
restituons-nous  à  nous-mêmes  ceux  qui  ont  été  nos  ennemis.  Est-ce  qu'il 
n'est  pas  enfin  temps  de  s'aimer?  Voulez-vous  qu'on  ne  recommence  pas.? 
finissez.  Finir,  c'est  absoudre.  En  sévissant,  on  perpétue.  Qui  tue  son  ennemi 
fait  vivre  la  haine.  Il  n'y  a  qu'une  façon  d'achever  les  vaincus,  leur  pardon- 
ner. Les  guerres  civiles  s'ouvrent  par  toutes  les  portes  et  se  ferment  par  une 
seule,  la  clémence.  La  plus  efficace  des  répressions,  c'est  l'amnistie.  O  femmes 
qui  pleurez,  je  voudrais  vous  rendre  vos  enfants. 

Ah  !  je  songe  aux  exilés.  J'ai  par  moments  le  cœur  serré.  Je  songe  au 
mal  du  pays.  J'en  ai  eu  ma  part  peut-être.  Sait-on  de  quelle  nuit  tombante 
se  compose  la  nostalgie  ?  Je  me  figure  la  sombre  âme  d'un  pauvre  enfant  de 
vingt  ans  qui  sait  à  peine  ce  que  la  société  lui  veut,  qui  subit  pour  on  ne 
sait  quoi,  pour  un  article  de  journal,  pour  une  page  fiévreuse  écrite  dans  la 
folie,  ce  supplice  démesuré,  l'exil  éternel,  et  qui,  après  une  journée  de 
bagne,  le  crépuscule  venu,  s'assied  sur  la  falaise  sévère,  accablé  sous  l'énor- 
mité  de  la  guerre  civile  et  sous  la  sérénité  des  étoiles  !  Chose  horrible ,  le 
soir  et  l'océan  à  cinq  mille  lieues  de  sa  mère  ! 

Ah  !  pardonnons  ! 

Ce  cri  de  nos  âmes  n'est  pas  seulement  tendre,  il  est  raisonnable.  La  douceur 
n'est  pas  seulement  la  douceur,  elle  est  l'habileté.  Pourquoi  condamner  l'avenir 
au  grossissement  des  vengeances  gonflées  de  pleurs  et  à  la  sinistre  répercussion 
des  rancunes.?  Allez  dans  les  bois,  écoutez  les  échos,  et  songez  aux  repré- 
sailles j  cette  voix  obscure  et  lointaine  qui  vous  répond,  c'est  votre  haine  qui 
revient  contre  vous.  Prenez  garde ,  l'avenir  est  bon  débiteur,  et  votre  colère , 
il  vous  la  rendra.  Regardez  les  berceaux  j  ne  leur  noircissez  pas  la  vie  qui  les 
attend.  Si  nous  n'avons  pas  pitié  des  enfants  des  autres,  ayons  pitié  de  nos 
enfants.  Apaisement!  apaisement!  Hélas!  nous  écoutera-t-on ? 

N'importe,  persistons,  nous  qui  voulons  qu'on  promette  et  non  qu'on 
menace,  nous  qui  voulons  qu'on  guérisse  et  non  qu'on  mutile,  nous  qui 
voulons  qu'on  vive  et  non  qu'on  meure.  Les  grandes  lois  d'en  haut  sont 
avec  nous.  Il  y  a  un  profond  parallélisme  entre  la  lumière  qui  nous  vient  du 
soleil  et  la  clémence  qui  nous  vient  de  Dieu.  Il  y  aura  une  heure  de  pleine 
fraternité,  comme  il  y  a  une  heure  de  plein  midi.  Ne  perds  pas  courage,  ô 


LE  DROIT  ET  LA  LOI.  33 

pitié  !  Quant  à  moi,  je  ne  me  lasserai  pas,  et  ce  que  j'ai  écrit  dans  tous  mes 
livres,  ce  que  j'ai  attesté  par  tous  mes  actes,  ce  que  j'ai  dit  à  tous  les  audi- 
toires, à  la  tribune  des  pairs  comme  dans  le  cimetière  des  proscrits,  à  l'as- 
semblée nationale  de  France  comme  à  la  fenêtre  lapidée  de  la  place  des 
Barricades  de  Bruxelles,  je  l'attesterai,  je  l'écrirai,  et  je  le  dirai  sans  cesse  : 
il  faut  s'aimer,  s'aimer,  s'aimer!  Les  heureux  doivent  avoir  pour  malheur 
les  malheureux5  l'égoïsme  social  est  un  commencement  de  sépulcre^  voulons- 
nous  vivre,  mêlons  nos  cœurs,  et  soyons  l'immense  genre  humain.  Marchons 
en  avant,  remorquons  en  arrière.  La  prospérité  matérielle  n'est  pas  la  félicité 
morale,  l'étourdissement  n'est  pas  la  guérison,  l'oubli  n'est  pas  le  payement. 
Aidons,  protégeons,  secourons,  avouons  la  faute  publique  et  réparons-la. 
Tout  ce  qui  souffre  accuse,  tout  ce  qui  pleure  dans  l'individu  saigne  dans 
la  société,  personne  n'est  tout  seul,  toutes  les  fibres  vivantes  tressaillent 
ensemble  et  se  confondent,  les  petits  doivent  être  sacrés  aux  grands,  et 
c'est  du  droit  de  tous  les  faibles  que  se  compose  le  devoir  de  tous  les  forts. 
J'ai  dit. 

Paris,  juin  1875. 


ACTES    ET    PAROLES.    —    I.  3 


txmiaUMX   VA«SOVALI. 


AVANT  L'EXIL 
1841-1851. 


Institut.  —  Chambre  des  Pairs. 

RÉUNIONS  ÉLECTORALES.  ENTERREMENTS.  CoUR  d' ASSISES. 

Conseils  de  guerre.  —  Congrès  de  la  Paix. 

Assemblée  constituante.  —  Assemblée  législative. 

Le  Deux  Décembre  1851. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE 

1841-1844. 


DISCOURS  DE  RECEPTION. 

3  JUIN  1841  ^^K 

Messieurs, 

Au  commencement  de  ce  siècle,  la  France  était  pour  les  nations  un 
magnifique  spectacle.  Un  homme  la  remplissait  alors  et  la  faisait  si  grande 
qu'elle  remplissait  l'Europe.  Cet  homme,  sorti  de  l'ombre,  fils  d'un  pauvre 
gentilhomme  corse,  produit  de  deux  républiques,  par  sa  famille  de  la  répu- 
blique de  Florence,  par  lui-même  de  la  république  française,  était  arrivé  en 
peu  d'années  à  la  plus  haute  rovauté  qui  jamais  peut-être  ait  étonné  l'histoire. 
Il  était  prince  par  le  génie,  par  la  destinée  et  par  les  actions.  Tout  en  lui 
indiquait  le  possesseur  légitime  d'un  pouvoir  providentiel.  Il  avait  eu  pour 
lui  les  trois  conditions  suprêmes,  l'événement,  l'acclamation  et  la  consécra- 
tion. Une  révolution  l'avait  enfanté,  un  peuple  l'avait  choisi,  un  pape  l'avait 
couronné.  Des  rois  et  des  généraux,  marqués  eux-mêmes  par  la  fatalité, 
avaient  reconnu  en  lui,  avec  l'instinct  que  leur  donnait  leur  sombre  et  mysté- 
rieux avenir,  l'élu  d  1  destin.  Il  était  l'homme  auquel  Alexandre  de  Russie, 
qui  devait  périr  à  Taganrog,  avait  dit  :  l^ous  êtes  prédeli'mé  du  ciel}  auquel 
Kléber,  qui  devait  mourir  en  Egypte,  avait  dit  :  Uous  êtes  grand  comme  le 
monde)  auquel  Desaix,  tombé  à  Marengo,  avait  dit  :  Je  suis  le  soldat  et  vom  êtes 
le  ^néral)  auquel  Valhubert,  expirant  à  Austerlitz,  avait  dit  :  Je  vais  mourir 
mais  vous  aUe'r  régner.  Sa  renommée  militaire  était  immense,  ses  conquêtes 
étaient  colossales. 

Chaque  année  il  reculait  les  frontières  de  son  empire  au  delà  même  des 
limites  majestueuses  et  nécessaires  que  Dieu  a  données  à  la  France.  Il  avait 
effacé  les  Alpes  comme  Charlemagne,  et  les  Pyrénées  comme  Louis  XIV5  il 
avait  passé  le  Rhin  comme  César,  et  il  avait  failli  franchir  la  Manche  comme 
Guillaume  le  Conquérant.   Sous  cet  homme,  la  France   avait  cent  trente 

W  M.Victor  Hugo  fut  nommé  membre  de  l'Académie  française,  par  i8  voix  contre  i6,  le 
7  janvier  1841.  Il  prit  séance  le  3  juin.  (Note  de  l'Edition  de  iSpj.) 


38       AVANT  L'EXIL.  —  ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

départements  j  d'un  côté  elle  touchait  aux  bouches  de  l'Elbe ,  de  l'autre  elle 
atteignait  le  Tibre.  Il  était  le  souverain  de  quarante-quatre  millions  de  fran- 
çais et  le  protecteur  de  cent  millions  d'européens.  Dans  la  composition  hardie 
de  ses  frontières,  il  avait  employé  comme  matériaux  deux  grands-duchés  sou- 
verains, la  Savoie  et  la  Toscarie,  et  cinq  anciennes  républiques,  Gênes,  les 
Etats  romains,  les  Etats  vénitiens,  le  Valais  et  les  Provinces-Unies.  Il  avait 
construit  son  état  au  centre  de  l'Europe  comme  une  citadelle,  lui  donnant 
pour  bastions  et  pour  ouvrages  avancés  dix  monarchies  qu'il  avait  fait  entrer 
à  la  fois  dans  son  empire  et  dans  sa  famille.  De  tous  les  enfants,  ses  cousins 
et  ses  frères,  qui  avaient  joué  avec  lui  dans  la  petite  cour  de  la  maison  natale 
d'Ajaccio,  il  avait  fait  des  têtes  couronnées.  Il  avait  marié  son  fils  adoptif  à 
une  princesse  de  Bavière  et  son  plus  jeune  frère  à  une  princesse  de  Wurtem- 
berg. Quant  à  lui,  après  avoir  ôté  à  l'Autriche  l'empire  d'Allemagne  qu'il 
s'était  à  peu  près  arrogé  sous  le  nom  de  Confédération  du  Rhin,  après  lui 
avoir  pris  le  Tyrol  pour  l'ajouter  à  la  Bavière  et  l'IUyrie  pour  la  réunir  à  la 
France,  il  avait  daigné  épouser  une  archiduchesse.  Tout  dans  cet  homme 
était  démesuré  et  splendide.  Il  était  au-dessus  de  l'Europe  comme  une  vision 
extraordinaire.  Une  fois  on  le  vit  au  milieu  de  quatorze  personnes  souve- 
raines, sacrées  et  couronnées,  assis  entre  le  césar  et  le  czar  sur  un  fauteuil 
plus  élevé  que  le  leur.  Un  jour  il  donna  à  Talma  le  spectacle  d'un  parterre 
de  rois.  N'étant  encore  qu'à  l'aube  de  sa  puissance,  il  lui  avait  pris  fantaisie 
de  toucher  au  nom  de  Bourbon  dans  un  coin  de  l'Italie  et  de  l'agrandir  à  sa 
manière  j  de  Louis,  duc  de  Parme,  il  avait  fait  un  roi  d'Étrurie.  À  la  même 
époque,  il  avait  profité  d'une  trêve,  puissamment  imposée  par  son  influence 
et  par  ses  armes,  pour  faire  quitter  aux  rois  de  la  Grande-Bretagne  ce  titre  de 
roi  de  France  qu'ils  avaient  usurpé  quatre  cents  ans,  et  qu'ils  n'ont  plus  osé 
reprendre  depuis,  tant  il  leur  fut  alors  bien  arraché.  La  révolution  avait  effacé 
les  fleurs  de  lys  de  l'écusson  de  France 5  lui  aussi,  il  les  avait  effacées,  mais 
du  blason  d'Angleterre  j  trouvant  ainsi  moyen  de  leur  faire  honneur  de  la 
même  manière  dont  on  leur  avait  fait  afliront.  Par  décret  impérial,  il  divisait  la 
Prusse  en  quatre  départements,  il  mettait  les  Iles  Britanniques  en  état  de 
blocus,  il  déclarait  Amsterdam  troisième  viUe  de  l'empire,  —  Rome  n'était 
que  la  seconde,  —  ou  bien  il  affirmait  au  monde  que  la  maison  de  Bragance 
avait  cessé  de  régner.  Quand  il  passait  le  Rhin,  les  électeurs  d'Allemagne, 
ces  hommes  qui  avaient  fait  des  empereurs,  venaient  au-devant  de  lui  jus- 
qu'à leurs  frontières  dans  l'espérance  qu'il  les  ferait  peut-être  rois.  L'antique 
royaume  de  Gustave  Wasa,  manquant  d'héritier  et  cherchant  un  maître,  lui 
demandait  pour  prince  un  de  ses  maréchaux.  Le  successeur  de  Charles-Quint, 
l'arrière-petit-fils  de  Louis  XIV,  le  roi  des  E^pagnes  et  des  Indes,  lui  deman- 
dait pour  femme  une  de  ses  sœurs.  Il  était  compris,  grondé  et  adoré  de  ses 


DISCOURS  DE  RÉCEPTION.  39 

soldats,  vieux  grenadiers  familiers  avec  leur  empereur  et  avec  la  mort.  Le 
lendemain  des  batailles,  il  avait  avec  eux  de  ces  grands  dialogues  qui  com- 
mentent superbement  les  grandes  actions  et  qui  transforment  l'histoire  en 
épopée.  Il  entrait  dans  sa  puissance  comme  dans  sa  majesté  quelque  chose  de 
simple,  de  brusque  et  de  formidable.  Il  n'avait  pas,  comme  les  empereurs 
d'Orient,  le  doge  de  Venise  pour  grand  échanson,  ou,  comme  les  empereurs 
d'Allemagne,  le  duc  de  Bavière  pour  grand  écuyerj  mais  il  lui  arrivait  par- 
fois de  mettre  aux  arrêts  le  roi  qui  commandait  sa  cavalerie.  Entre  deux 
guerres,  il  creusait  des  canaux,  il  perçait  des  routes,  il  dotait  des  théâtres,  il 
enrichissait  des  académies,  il  provoquait  des  découvertes,  il  fondait  des  monu- 
ments grandioses,  ou  bien  il  rédigeait  des  codes  dans  un  salon  des  Tuileries, 
et  il  querellait  ses  conseillers  d'état  jusqu'à  ce  qu'il  eût  réussi  à  substituer, 
dans  quelque  texte  de  loi,  aux  routines  de  la  procédure,  la  raison  suprême 
et  naïve  du  génie.  Enfin,  dernier  trait  qui  complète  à  mon  sens  la  configu- 
ration singulière  de  cette  grande  gloire,  il  était  entré  si  avant  dans  l'histoire 
par  ses  actions  qu'il  pouvait  dire  et  qu'il  disait  :  Mon  prédécesseur  l'empereur 
Charlemaffie }  et  il  s'était  par  ses  alliances  tellement  mêlé  à  la  monarchie,  qu'il 
pouvait  dire  et  qu'il  disait  :  Mon  oncle  le  roi  Louis  XVI. 

Cet  homme  était  prodigieux.  Sa  fortune,  messieurs,  avait  tout  surmonté. 
Comme  je  viens  de  vous  le  rappeler,  les  plus  illustres  princes  sollicitaient 
son  amitié,  les  plus  anciennes  races  royales  cherchaient  son  alliance,  les  plus 
vieux  gentilshommes  briguaient  son  service.  Il  n'y  avait  pas  une  tête,  si  haute 
ou  si  fière  qu'elle  fût,  qui  ne  saluât  ce  front  sur  lequel  la  main  de  Dieu,  pres- 
que visible,  avait  posé  deux  couronnes,  l'une  qui  est  faite  d'or  et  qu'on 
appelle  la  royauté,  l'autre  qui  est  faite  de  lumière  et  qu'on  appelle  le  génie. 
Tout  dans  le  continent  s'inclinait  devant  Napoléon,  tout,  —  excepté  six 
poètes,  messieurs,  —  permettez-moi  de  le  dire  et  d'en  être  fier  dans  cette 
enceinte,  —  excepté  six  penseurs  restés  seuls  debout  dans  l'univers  age- 
nouillé; et  ces  noms  glorieux,  j'ai  hâte  de  les  prononcer  devant  vous,  les 
voici  :  Ducis,  Delille,  M*"'  de  Staël,  Benjamin  Constant,  Chateau- 
briand, Lemercier. 

Que  signifiait  cette  résistance  ?  Au  milieu  de  cette  France  qui  avait  la 
victoire,  la  force,  la  puissance,  l'empire,  la  domination,  la  splendeur 5  au 
milieu  de  cette  Europe  émerveillée  et  vaincue  qui,  devenue  presque  fran- 
çaise, participait  elle-même  du  rayonnement  de  la  France,  que  représen- 
taient ces  six  esprits  révoltés  contre  un  génie,  ces  six  renommées  indignées 
contre  la  gloire,  ces  six  poètes  irrités  contre  un  héros  .f*  Messieurs,  ils  repré- 
sentaient en  Europe  la  seule  chose  qui  manquât  alors  à  l'Europe,  l'indépen- 
dance; ils  représentaient  en  France  la  seule  chose  qui  manquât  alors  à  la 
France,  la  liberté. 


40      AVANT  UEXIL.  —  ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

À  Dieu  ne  plaise  que  je  prétende  jeter  ici  le  blâme  sur  les  esprits  moins 
sévères  qui  entouraient  alors  le  maître  du  monde  de  leurs  acclamations  !  Cet 
homme,  après  avoir  été  l'étoile  d'une  nation,  en  était  devenu  le  soleil.  On 
pouvait  sans  crime  se  laisser  éblouir.  Il  était  plus  malaisé  peut-être  qu'on  ne 
pense,  pour  l'individu  que  Napoléon  voulait  gagner,  de  défendre  sa  fron- 
tière contre  cet  envahisseur  irrésistible  qui  savait  le  grand  art  de  subjuguer 
un  peuple  et  qui  savait  aussi  le  grand  art  de  séduire  un  homme.  Que  suis-je, 
d'ailleurs,  messieurs,  pour  m'arroger  ce  droit  de  critique  suprême  ?  Quel  est 
mon  titre  .f*  N'ai-je  pas  bien  plutôt  besoin  moi-même  de  bienveillance  et 
d'indulgence  à  l'heure  où  j'entre  dans  cette  compagnie,  ému  de  toutes  les 
émotions  ensemble,  fier  des  suffrages  qui  m'ont  appelé,  heureux  des  sym- 
pathies qui  m'accueillent,  troublé  par  cet  auditoire  si  imposant  et  si  char- 
mant, triste  de  la  grande  perte  que  vous  avez  f  ite  et  dont  il  ne  me  sera  pas 
donné  de  vous  consoler,  confus  enfin  d'être  si  peu  de  chose  dans  ce  lieu 
vénérable  que  remplissent  à  la  fois  de  leur  éclat  serein  et  fraternel  d'augustes 
morts  et  d'illustres  vivants.?  Et  puis,  pour  dire  toute  ma  pensée,  en  aucun 
cas  je  ne  reconnaîtrais  aux  générations  nouvelles  ce  droit  de  blâme  rigoureux 
envers  nos  anciens  et  nos  aînés.  Qui  n'a  pas  combattu  a-t-il  le  droit  de  juger  .f* 
Nous  devons  nous  souvenir  que  nous  étions  enfants  alors,  et  que  la  vie  était 
légère  et  insouciante  pour  nous  lorsqu'elle  était  si  grave  et  si  laborieuse  pour 
d'autres.  Nous  arrivons  après  nos  pères  j  ils  sont  fatigués,  soyons  respectueux. 
Nous  profitons  à  la  fois  des  grandes  idées  qui  ont  lutté  et  des  grandes  choses 
qui  ont  prévalu.  Soyons  justes  envers  tous,  envers  ceux  qui  ont  accepté 
l'empereur  pour  maître  comme  envers  ceux  qui  l'ont  accepté  pour  adversaire. 
Comprenons  l'enthousiasme  et  honorons  la  résistance.  L'un  et  l'autre  ont 
été  légitimes. 

Pourtant,  redisons-le,  messieurs,  la  résistance  n'était  pas  seulement  légi- 
time j  elle  était  glorieuse.  I-* 

Elle  affligeait  l'empereur.  L'homme  qui,  coTime  il  l'a  dit  plus  taiu  à 
Sainte-Hélène,  eût  fait  Pascal  sénateur  et  Corneille  ministre,  cet  homme-là,  mes- 
sieurs, avait  trop  de  grandeur  en  lui-même  pour  ne  pas  comprendre  la  gran- 
deur dans  autrui.  Un  esprit  vulgaire,  appuyé  sur  la  toute-puissance,  eût 
dédaigné  peut-être  cette  rébellion  du  ralenti  Napoléon  s*en  préoccupait.  Il  se 
savait  trop  historique  pour  ne  point  avoir  souci  de  l'histoire  j  il  se  sentait 
trop  poétique  pour  ne  pas  s'inquiéter  des  poètes.  Il  faut  le  reconnaître  haute- 
ment, c'était  un  vrai  prince  que  ce  sous-lieutenanr  d'artillerie  qui  avait  gagné 
sur  la  jeune  république  française  la  bataille  du  dix-huit  brumaire  et  sur  les 
vieilles  monarchies  européennes  la  bataille  d'Austerlitz.  C'éta  t  un  victorieux, 
et,  comme  tous  les  victorieux,  c'était  un  ami  des  lettres.  Napoléon  avai\.  tous 
les  goûts  et  tous  les  instincts  du  trône,  autrement  que  Louis  XIV  sans  doute. 


DISCOURS  DE  RECEPTION.  41 

mais  autant  que  lui.  Il  j  avait  du  grand  roi  dans  le  grand  empereur.  Rallier 
la  littérature  à  son  sceptre,  c'était  une  de  ses  premières  ambitions.  Il  ne  lui 
suffisait  pas  d'avoir  muselé  les  passions  populaires,  il  eût  voulu  soumettre 
Benjamin  Constant  j  il  ne  lui  suffisait  pas  d'avoir  vaincu  trente  armées,  il  eût 
voulu  vaincre  Lemercier  j  il  ne  lui  suffisait  pas  d'avoir  conquis  dix  royaumes, 
il  eût  voulu  conquérir  Chateaubriand. 

Ce  n'est  pas,  messieurs,  que  tout  en  jugeant  le  premier  consul  ou  l'em- 
pereur chacun  sous  l'influence  de  leurs  sympathies  particulières,  ces  hommes- 
là  contestassent  ce  qu'il  y  avait  de  généreux,  de  rare  et  d'illustre  dans  Napo- 
léon. Mais,  selon  eux,  le  politique  ternissait  le  victorieux,  le  héros  était 
doublé  d'un  tyran,  le  Scipion  se  compliquait  d'un  Cromwellj  une  moitié 
de  sa  vie  faisait  à  l'autre  moitié  des  répliques  amères  Bonaparte  avait  fait 
porter  aux  drapeaux  de  son  armée  le  deuil  de  Washington  j  mais  il  n'avait 
pas  imité  Washington.  Il  avait  nommé  La  Tour  d'Auvergne  premier  gre- 
nadier de  la  république;  mais  il  avait  aboli  la  république.  Il  avait  donné  le 
dôme  des  Invalides  pour  sépulcre  au  grand  Turenne  j  mais  il  avait  donné  le 
fossé  de  Vmcennes  pour  tombe  au  petit-fîls  du  grand  Condé. 

Malgré  leur  fière  et  chaste  attitude,  l'empereur  n'hésita  devant  aucune 
avance.  Les  ambassades,  les  dotations,  les  hauts  grades  de  la  Légion  d'hon- 
neur, le  sénat,  tout  fut  offert,  disons-le  à  la  gloire  de  l'empereur,  et,  disons- 
le  à  la  gloire  de  ces  nobles  réfractaires,  tout  fut  refusé. 

Après  les  caresses,  je  l'ajoute  à  regret,  vinrent  les  persécutions.  Aucun  ne 
céda.  Grâce  à  ces  six  talents,  grâce  à  ces  six  caractères,  sous  ce  règne  qui 
supprima  tant  de  libertés  et  qui  humilia  tant  de  couronnes,  la  dignité  royale 
de  la  pensée  libre  fut  maintenue. 

Il  n'y  eut  pas  que  cela,  messieurs,  il  y  eut  aussi  service  rendu  à  l'huma- 
nité.  Il  n'y  eut  pas  seulement  résistance  au  despotisme,  il  v  eut  aussi  résis- 
tance à  la  guerre.  Et  qu'on  ne  se  méprenne  pas  ici  sur  le  sens  et  sur  la  portée 
de  mes  paroles,  je  suis  de  ceux  qui  pensent  que  la  guerre  est  souvent  bonne. 
A  ce  point  de  vue  supérieur  d'où  l'on  voit  toute  l'histoire  comme  un  seul 
groupe  et  toute  la  philosophie  comme  une  seule  idée,  les  batailles  ne  sont 
pas  plus  des  plaies  faites  au  genre  humain  que  les  sillons  ne  sont  des  plaies 
faites  à  la  terre.  Depuis  cinq  miUe  ans,  toutes  les  moissons  s'ébauchent  par 
la  charrue  et  toutes  les  civilisations  par  la  guerre.  Mais  lorsque  la  guerre  tend 
à  dominer,  lorsqu'elle  devient  l'état  normal  d'une  nation,  lorsqu'elle  passe  à 
l'état  chronique,  pour  ainsi  dire,  quand  il  y  a,  par  exemple,  treize  grandes 
guerres  en  quatorze  ans,  alors,  messieurs,  quelque  magnifiques  que  soient 
les  résultats  ultérieurs,  il  vient  un  moment  où  l'humanité  souffre.  Le  côté 
délicat  des  mœurs  s'use  et  s'anoindrit  au  frotte  nent  des  idées  brutales;  le 
sabre  devient  le  seul  outil  de  la  société;  la  force  se  forge  un  droit  à  elle;  le 


42       AVANT  L'EXIL.  —  ACADEMIE  FRANÇAISE. 

rayonnement  divin  de  la  bonne  foi,  qui  doit  toujours  éclairer  la  face  des 
nations,  s'éclipse  à  chaque  instant  dans  l'ombre  où  s'élaborent  les  traités  et 
les  partages  de  royaumes  j  le  commerce,  l'industrie,  le  développement  radieux 
des  intelligences,  toute  l'activité  pacifique  disparaît  j  la  sociabilité  humaine 
est  en  péril.  Dans  ces  moments-là,  messieurs,  il  sied  qu'une  imposante  récla- 
mation s'élève  i  il  est  moral  que  l'intelligence  dise  hardiment  son  fait  à  la 
force  j  il  est  bon  qu'en  présence  même  de  leur  victoire  et  de  leur  puissance, 
les  penseurs  fassent  des  remontrances  aux  héros,  et  que  les  poètes,  ces  civili- 
sateurs  sereins,  patients  et  paisibles,  protestent  contre  les  conquérants,  ces 
civilisateurs  violents. 

Parmi  ces  illustres  protestants,  il  était  un  homme  que  Bonaparte  avait 
aimé,  et  auquel  il  aurait  pu  dire,  comme  un  autre  dictateur  à  un  autre  répu- 
blicain :  Tu  quoque!  Cet  homme,  messieurs,  c'était  M.  Lemercier.  Nature 
probe,  réservée  et  sobre j  intelligence  droite  et  logique;  imagination  exacte 
et,  pour  ainsi  dire,  algébrique  jusque  dans  ses  fantaisies;  né  gentilhomme, 
mais  ne  croyant  qu'à  l'aristocratie  du  talent;  né  riche,  mais  ayant  la  science 
d'être  noblement  pauvre;  modeste  d'une  sorte  de  modestie  hautaine;  doux, 
mais  ayant  dans  sa  douceur  je  ne  sais  quoi  d'obstiné,  de  silencieux  et  d'in- 
flexible; austère  dans  les  choses  publiques,  difficile  à  entraîner,  offusqué  de 
ce  qui  éblouit  les  autres,  M.  Lemercier,  détail  remarquable  dans  un  homme 
qui  avait  livré  tout  un  côté  de  sa  pensée  aux  théories,  M.  Lemercier  n'avait 
laissé  construire  son  opinion  politique  que  par  les  faits.  Et  encore  voyait-il 
les  faits  à  sa  manière.  C'était  un  de  ces  esprits  qui  donnent  plus  d'attention 
aux  causes  qu'aux  effets.,  et  qui  critiqueraient  volontiers  la  plante  sur  sa  racine 
et  le  fleuve  sur  sa  source.  Ombrageux  et  sans  cesse  prêt  à  se  cabrer,  plein 
d'une  haine  secrète  et  souvent  vaillante  contre  tout  ce  qui  tend  à  dominer, 
il  paraissait  avoir  mis  autant  d'amour-propre  à  se  tenir  toujours  de  plusieurs 
années  en  arrière  des  événements  que  d'autres  en  mettent  à  se  précipiter  en 
avant.  En  1789,  il  était  royaliste,  ou,  comme  on  parlait  alors,  monanhien  de 
1785  ;  en  93  il  devint,  comme  il  l'a  dit  lui-même,  libéral  de  89;  en  1804,  au 
moment  où  Bonaparte  se  trouva  mûr  pour  l'empire,  Lemercier  se  sentit  mûr 
pour  la  république. 

Comme  vous  le  voyez,  messieurs,  son  opinion  politique,  dédaigneuse  de  ce 
qui  lui  semblait  le  caprice  du  jour,  était  toujours  mise  à  la  mode  de  l'an  passe. 

Veuillez  me  permettre  ici  quelques  détails  sur  le  milieu  dans  lequel  s'écoula 
la  jeunesse  de  M.  Lemercier.  Ce  n'est  qu'en  explorant  les  commencements 
d'une  vie  qu'on  peut  étudier  la  formation  d'un  caractère.  Or,  quand  on  veut 
connaître  à  fond  ces  hommes  qui  répandent  de  la  lumière,  il  ne  faut  pas 
moins  s'éclairer  de  leur  caractère  que  de  leur  génie.  Le  génie,  c'est  le  flam- 
beau du  dehors;  le  caractère,  c'est  la  lampe  intérieure. 


DISCOURS  DE  RÉCEPTION.  43 

En  1793,  au  plus  fort  de  la  Terreur,  M.  Lemercier,  tout  jeune  homme 
alors,  suivait  avec  une  assiduité  remarquable  les  séances  de  la  Convention 
nationale.  C'était  là,  messieurs,  un  sujet  de  contemplation  sombre,  lugubre, 
efifrayant,  mais  sublime.  Soyons  justes,  nous  le  pouvons  sans  danger  aujour- 
d'hui, soyons  justes  envers  ces  choses  augustes  et  terribles  qui  ont  passé  sur 
la  civilisation  humaine  et  qui  ne  reviendront  plus!  C'est,  à  mon  sens,  une 
volonté  de  la  providence  que  la  France  ait  toujours  à  sa  tête  quelque  chose 
de  grand.  Sous  les  anciens  rois,  c'était  un  principe  j  sous  l'empire,  ce  fut  un 
homme i  pendant  la  révolution,  ce  fut  une  assemblée.  Assemblée  qui  a 
brisé  le  trône  et  qui  a  sauvé  le  pays,  qui  a  eu  un  duel  avec  la  royauté 
comme  Cromwell  et  un  duel  avec  l'univers  comme  Annibal,  qui  a  eu  à 
la  fois  du  génie  comme  tout  un  peuple  et  du  génie  comme  un  seul 
homme i  en  un  mot,  qui  a  commis  des  attentats  et  qui  a  fait  des  prodiges, 
que  nous  pouvons  détester,  que  nous  pouvons  maudire,  mais  que  nous  de- 
vons admirer  ! 

Reconnaissons-le  néanmoins,  il  se  fit  en  France,  dans  ce  temps-là,  une 
diminution  de  lumière  morale,  et  par  conséquent,  —  remarquons-le,  mes- 
sieurs, —  une  diminution  de  lumière  intellectuelle.  Cette  espèce  de  demi- 
jour  ou  de  demi-obscurité  qui  ressemble  à  la  tombée  de  la  nuit  et  qui  se 
répand  sur  de  certaines  époques,  est  nécessaire  pour  que  la  providence  puisse, 
dans  l'intérêt  ultérieur  du  genre  humain,  accomplir  sur  les  sociétés  vieillies 
ces  effrayantes  voies  de  fait  qui,  si  elles  étaient  commises  par  des  hommes, 
seraient  des  crimes,  et  qui,  venant  de  Dieu,  s'appellent  des  révolutions. 

Cette  ombre,  c'est  l'ombre  même  que  fait  la  main  du  Seigneur  quand  elle 
est  sur  un  peuple. 

Comme  je  l'indiquais  tout  à  l'heure,  93  n'est  pas  l'époque  de  ces  hautes 
individualités  que  leur  génie  isole.  Il  semble,  en  ce  moment-là,  que  la  pro- 
vidence trouve  l'homme  trop  petit  pour  ce  qu'elle  veut  faire,  qu'elle  le 
relègue  sur  le  second  plan,  et  qu'elle  entre  en  scène  elle-même.  En  effet, 
en  93,  des  trois  géants  qui  ont  fait  de  la  révolution  française,  le  premier,  un 
fait  social,  le  deuxième,  un  fait  géographique,  le  dernier,  un  fait  européen, 
l'un,  Mirabeau,  était  mortj  l'autre,  Sieyès,  avait  disparu  dans  l'éclipsé,  il 
rétmissait  à  vivre,  comme  ce  lâche  grand  homme  l'a  dit  plus  tard  j  le  troisième , 
Bonaparte,  n'était  pas  né  encore  à  la  vie  historique.  Sieyès  laissé  dans  l'ombre 
et  Danton  peut-être  excepté,  il  n'y  avait  donc  pas  d'hommes  du  premier 
ordre,  pas  d'intelligences  capitales  dans  la  Convention,  mais  il  y  avait  de 
grandes  passions,  de  grandes  luttes,  de  grands  éclairs,  de  grands  fantômes. 
Cela  suffisait,  certes,  pour  l'éblouissement  du  peuple,  redoutable  spectateur 
incliné  sur  la  fatale  assemblée.  Ajoutons  qu'à  cette  époque  où  chaque  jour 
était  une  journée,  les  choses  marchaient  si  vite,  l'Europe  et  la  France,  Paris 


44      AVANT  L'EXIL.  —  ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

et  la  frontière,  le  champ  de  bataille  et  la  place  publique  avaient  tant  d'aven- 
tures, tout  se  développait  si  rapidement,  qu'à  la  tribune  de  la  Convention 
nationale  l'événement  croissait  pour  ainsi  dire  sous  l'orateur  à  mesure  qu'il 
parlait,  et,  tout  en  lui  donnant  le  vertige,  lui  communiquait  sa  grandeur.  Et 
puis,  comme  Paris,  comme  la  France,  la  Convention  se  mouvait  dans  cette 
clarté  crépusculaire  de  la  fin  du  siècle  qui  attachait  des  ombres  immenses  aux 
plus  petits  hommes,  qui  prêtait  des  contours  indéfinis  et  gigantesques  aux 
plus  chétives  figures,  et  qui,  dans  l'histoire  même,  répand  sur  cette  formidable 
assemblée  je  ne  sais  quoi  de  sinistre  et  de  surnaturel. 

Ces  monstrueuses  réunions  d'hommes  ont  souvent  fasciné  les  poètes  comme 
l'hydre  fascine  l'oiseau.  Le  Long-Parlement  absorbait  Milton,  la  Convention 
attirait  Lemercier.  Tous  deux  plus  tard  ont  illuminé  l'intérieur  d'une  sombre 
épopée  avec  je  ne  sais  quelle  vague  réverbération  de  ces  deux  pandémo- 
niums.  On  sent  Cromwell  dans  le  Varadîs perdu,  et  93  dans  la  Vanhypocmiade, 
La  Convention,  pour  le  jeune  Lemercier,  c'était  la  révolution  faite  vision  et 
réunie  tout  entière  sous  son  regard.  Tous  les  jours  il  venait  voir  là,  comme 
il  l'a  dit  admirablement,  mettre  les  lois  hors  la  loi.  Chaque  matin  il  arrivait  à 
l'ouverture  de  la  séance  et  s'asseyait  à  la  tribune  publique  parmi  ces  femmes 
étranges  qui  mêlaient  je  ne  sais  quelle  besogne  domestique  aux  plus  terribles 
spectacles,  et  auxquelles  l'histoire  conservera  leur  hideux  surnom  de /r/Vi?/-!?/;»^;". 
Elles  le  connaissaient,  elles  l'attendaient  et  lui  gardaient  sa  place.  Seulement 
il  y  avait  dans  sa  jeunesse,  dans  le  désordre  de  ses  vêtements,  dans  son  atten- 
tion effarée,  dans  son  anxiété  pendant  les  discussions,  dans  la  fixité  profonde 
de  son  regard,  dans  les  paroles  entrecoupées  qui  lui  échappaient  par  moments, 
quelque  chose  de  si  singulier  pour  elles,  qu'elles  le  croyaient  privé  de  raison. 
Un  jour,  arrivant  plus  tard  qu'à  l'ordinaire,  il  entendit  une  de  ces  femmes 
dire  à  l'autre  :  Ne  te  mets  pas  là,  cS  la  place  de  f  idiot. 

Quatre  ans  plus  tard,  en  1797,  l'idiot  donnait  à  la  France  Agamemnon. 

Est-ce  que  par  hasard  cette  assemblée  aurait  fait  faire  au  poëte  cette  tra- 
gédie }  Qu'y  a-t-il  de  commun  entre  Egisthe  et  Danton,  entre  Argos  et  Paris, 
entre  la  barbarie  homérique  et  la  démoralisation  voltairienne  }  Quelle  étrange 
idée  de  donner  pour  miroir  aux  attentats  d'une  civilisation  décrépite  et  cor- 
rompue les  crimes  naïfs  et  simples  d'une  époque  primitive,  de  faire  errer, 
pour  ainsi  dire,  à  quelques  pas  des  échafauds  de  la  révolution  française,  les 
spectres  grandioses  de  la  tragédie  grecque,  et  de  confronter  au  régicide  mo- 
derne, tel  que  l'accomplissent  les  passions  populaires,  l'antique  régicide  tel 
que  le  font  les  passions  domestiques!  Je  l'avouerai,  messieurs,  en  songeant  à 
cette  remarquable  époque  du  talent  de  M.  Lemercier,  entre  les  discussions 
de  la  Convention  et  les  querelles  des  Atrides,  entre  ce  qu'il  voyait  et  ce  qu'il 
rêvait,  j'ai  souvent  cherché- un  rapport  j  je  n'ai  trouvé  tout  au  plus  qu'une 


DISCOURS  DE  RÉCEPTION.  45 

harmonie.  Pourquoi,  par  quelle  mystérieuse  transformation  de  la  pensée  dans 
le  cerveau,  A.gamemnon  est-il  né  ainsi.?  C'est  là  un  de  ces  sombres  caprices  de 
l'inspiration  dont  les  poètes  seuls  ont  le  secret.  Quoi  qu'il  en  soit,  Agamemmn 
est  une  œuvre,  une  des  plus  belles  tragédies  de  notre  théâtre,  sans  contredit, 
par  l'horreur  et  par  la  pitié  à  la  fois,  par  la  simplicité  de  l'élément  tragique, 
par  la  gravité  austère  du  style.  Ce  sévère  poëme  a  vraiment  le  profil  grec. 
On  sent,  en  le  considérant,  que  c'est  l'époque  où  David  donne  la  couleur 
aux  bas-reliefs  d'Athènes  et  où  Talma  leur  donne  la  parole  et  le  mouvement. 
On  Y  sent  plus  que  l'époque,  on  j  sent  l'homme.  On  devine  que  le  poëte  a 
souffert  en  l'écrivant.  En  effet,  une  mélancolie  profonde,  mêlée  à  je  ne  sais 
quelle  terreur  presque  révolutionnaire,  couvre  toute  cette  grande  œuvre. 
Examinez-la,  —  elle  le  mérite,  messieurs,  —  voyez  l'ensemble  et  les  dé- 
tails, Agamemnon  et  Strophus,  la  galère  qui  aborde  au  port,  les  acclama- 
tions du  peuple,  le  tutoiement  héroïque  des  rois.  Contemplez  surtout  Cly- 
temnestre,  la  pâle  et  sanglante  figure,  l'adultère  dévouée  au  parricide,  qui 
regarde  à  côté  d'elle  sans  les  comprendre  et,  chose  terrible!  sans  en  être 
épouvantée,  la  captive  Cassandre  et  le  petit  OrestCj  deux  êtres  faibles  en 
apparence,  en  réalité  formidables  !  L'avenir  parle  dans  l'un  et  vit  dans  l'autre. 
Cassandre,  c'est  la  menace  sous  la  forme  d'une  esclave}  Oreste,  c'est  le 
châtiment  sous  les  traits  d'un  enfant. 

Comme  je  viens  de  le  dire,  à  l'âge  où  l'on  ne  souffre  pas  encore  et  où 
l'on  rêve  à  peine,  M.  Lemercier  souffrit  et  créa.  Cherchant  à  composer  si 
pensée,  curieux  de  cette  curiosité  profonde  qui  attire  les  esprits  courageux 
aux  spectacles  effrayants,  il  s'approcha  le  plus  près  qu'il  put  de  la  Conven- 
tion, c'est-à-dire  de  la  révolution.  Il  se  pencha  sur  la  fournaise  pendant  que 
la  statue  de  l'avenir  y  bouillonnait  encore ,  et  il  y  vit  flamboyer  et  il  y  en- 
tendit rugir,  comme  la  lave  dans  le  cratère,  les  grands  principes  révolution- 
naires, ce  bronze  dont  sont  faites  aujourd'hui  toutes  les  bases  de  nos  idées, 
de  nos  libertés  et  de  nos  lois.  La  civilisation  future  était  alors  le  secret  de  la 
providence  j  M.  Lemercier  n'essaya  pas  de  le  deviner.  Il  se  borna  à  recevoir 
en  silence,  avec  une  résignation  stoïque,  son  contre-coup  de  toutes  les  cala- 
mités. Chose  digne  d'attention,  et  sur  laquelle  je  ne  puis  m'empêcher  d'in- 
sister, si  jeune,  si  obscur,  si  inaperçu  encore,  perdu  dans  cette  foule  qui, 
pendant  la  terreur,  regardait  les  événements  traverser  la  rue  conduits  par  le 
bourreau,  il  fut  frappé  dans  toutes  ses  affections  les  plus  intimes  par  les 
catastrophes  publiques.  Sujet  dévoué  et  presque  serviteur  personnel  de 
Louis  XVI,  il  vit  passer  le  fiacre  du  21  janvier  j  filleul  de  madame  de  Lam- 
balle,  il  vit  passer  la  pique  du  2  septembres  ami  d'André  Chénier,  il  vit 
passer  la  charrette  du  7  thermidor.  Ainsi,  à  vingt  ans,  il  avait  déjà  vu  déca- 
piter, dans  les  trois  êtres  les  plus  sacrés  pour  lui  après  son  père,  les  trois 


46       AVANT  L'EXIL.  —  ACADEMIE  FRANÇAISE. 

choses  de  ce  monde  les  plus  rayonnantes  après  Dieu,  la  royauté,  la  beauté  et 
le  génie  ! 

Quand  ils  ont  subi  de  pareilles  impressions,  les  esprits  tendres  et  faibles 
restent  tristes  toute  leur  vie,  les  esprits  élevés  et  fermes  demeurent  sérieux. 
M.  Lemercier  accepta  donc  la  vie  avec  gravité.  Le  9  thermidor  avait  ouvert 
pour  la  France  cette  ère  nouvelle  qui  est  la  seconde  phase  de  toute  révolution. 
Après  avoir  regardé  la  société  se  dissoudre,  M.  Lemercier  la  regarda  se  re- 
former. Il  mena  la  vie  mondaine  et  littéraire.  Il  étudia  et  partagea,  en  sou- 
riant parfois,  les  mœurs  de  cette  époque  du  directoire  qui  est  après  Robes- 
pierre ce  que  la  régence  est  après  Louis  XIV,  le  tumulte  joyeux  d'une  nation 
intelligente  échappée  à  Tennui  ou  à  la  peur,  l'esprit,  la  gaîté  et  la  licence 
protestant  par  une  orgie,  ici,  contre  la  tristesse  d'un  despotisme  dévot,  là, 
contre  l'abrutissement  d'une  tyrannie  puritaine.  M.  Lemercier,  célèbre  alors 
par  le  succès  à'Jigamemnon,  rechercha  tous  les  hommes  d'élite  de  ce  temps, 
et  en  fut  recherché.  Il  connut  Ecouchard-Lebrun  chez  Ducis,  comme  il  avait 
connu  André  Chénier  chez  madame  Pourat.  Lebrun  l'aima  tant,  qu'il  n'a 
pas  fait  une  seule  épigramme  contre  lui.  Le  duc  de  Fitz-James  et  le  prince 
de  Talleyrand,  madame  de  Lameth  et  M.  de  Florian,  la  duchesse  d'Aiguil- 
lon et  madame  TaUien,  Bernardin  de  Saint-Pierre  et  madame  de  Staël  lui 
firent  fête  et  l'accueillirent.  Beaumarchais  voulut  être  son  éditeur,  comme 
vingt  ans  plus  tard  Dupuytren  voulut  être  son  professeur.  Déjà  placé  trop 
haut  pour  descendre  aux  exclusions  de  partis,  de  plain-pied  avec  tout  ce  qui 
était  supérieur,  il  devint  en  même  temps  l'ami  de  David  qui  avait  jugé  le  roi 
et  de  DeliUe  qui  l'avait  pleuré.  C'est  ainsi  qu'en  ces  années-là,  de  cet  échange 
d'idées  avec  tant  de  natures  diverses,  de  la  contemplation  des  mœurs  et  de 
l'observation  des  individus,  naquirent  et  se  développèrent  dans  M.  Lemercier, 
pour  faire  face  à  toutes  les  rencontres  de  la  vie,  deux  hommes,  —  deux 
hommes  libres,  —  un  homme  politique  indépendant,  un  homme  littéraire 
original. 

Un  peu  avant  cette  époque,  il  avait  connu  l'officier  de  fortune  qui  devait 
succéder  plus  tard  au  directoire.  Leur  vie  se  côtoya  pendant  quelques  années. 
Tous  deux  étaient  obscurs.  L'un  était  ruiné,  l'autre  était  pauvre.  On  repro- 
chait à  l'un  sa  première  tragédie  qui  était  un  essai  d'écolier,  et  à  l'autre  sa 
première  action  qui  était  un  exploit  de  jacobin.  Leurs  deux  renommées  com- 
mencèrent en  même  temps  par  un  sobriquet.  On  disait  M  Mercier-Méléagre 
au  même  instant  où  l'on  disait  le  général  Uendémiaire,  Loi  étrange  qui  veut 
qu'en  France  le  ridicule  s'essaye  un  moment  à  tous  les  hommes  supérieurs  ! 
Quand  madame  de  Beauharnais  songea  à  épouser  le  protégé  de  Barras,  elle 
consulta  M.  Lemercier  sur  cette  mésalliance.  M.  Lemercier,  qui  portait  in- 
térêt au  jeune  artilleur  de  Toulon,  la  lui  conseilla.  Puis  tous  deux,  l'homme 


DISCOURS  DE  RÉCEPTION.  47 

de  lettres  et  Thomme  de  guerre,  grandirent" presque  parallèlement.  Ils  rem- 
portèrent presque  en  même  temps  leurs  premières  victoires.  M.  Lemercier 
fit  jouer  A.gamemnon  dans  l'année  d'Arcole  et  de  Lodi,  et  Vinto  dans  l'année 
de  Marengo.  Avant  Marengo,  leur  liaison  était  déjà  étroite.  Le  salon  de  la 
rue  Chantereine  avait  vu  M.  Lemercier  lire  sa  tragédie  égyptienne  à'Ophis 
au  général  en  chef  de  l'armée  d'Egypte  j  Kléber  et  Desaix  écoutaient  assis 
dans  un  coin.  Sous  le  consulat,  la  liaison  devint  de  l'amitié.  À  la  Malmaison,  le 
premier  consul,  avec  cette  gaîté  d'enfant  propre  aux  vrais  grands  hommes, 
entrait  brusquement  la  nuit  dans  la  chambre  où  veillait  le  poëte,  et  s'amu- 
sait à  lui  éteindre  sa  bougie ,  puis  il  s'échappait  en  riant  aux  éclats.  Joséphine 
avait  confié  à  M.  Lemercier  son  projet  de  mariage  j  le  premier  consul  lui 
confia  son  projet  d'empire.  Ce  jour-là,  M.  Lemercier  sentit  qu'il  perdait  un 
ami.  Il  ne  voulut  pas  d'un  maître.  On  ne  renonce  pas  aisément  à  l'égalité 
avec  un  pareil  homme.  Le  poëte  s'éloigna  fièrement.  On  pourrait  dire  que, 
le  dernier  en  France,  il  tutoya  Napoléon.  Le  14  floréal  an  XII,  le  jour  même 
où  le  sénat  donnait  pour  la  première  fois  à  l'élu  de  la  nation  le  titre  impérial  : 
Sire,  M.  Lemercier,  dans  une  lettre  mémorable,  l'appelait  encore  famihère- 
ment  de  ce  grand  nom  :  Bonaparte  ! 

Cette  amitié,  à  laquelle  la  lutte  dut  succéder,  les  honorait  l'un  et  l'autre. 
Le  poëte  n'était  pas  indigne  du  capitaine.  C'était  un  rare  et  beau  talent  que 
M.  Lemercier.  On  a  plus  de  raisons  que  jamais  de  le  dire  aujourd'hui  que 
son  monument  est  terminé,  aujourd'hui  que  l'édifice  construit  par  cet  esprit 
a  reçu  cette  fatale  dernière  pierre  que  la  main  de  Dieu  pose  toujours 
sur  tous  les  travaux  de  l'homme.  Vous  n'attendez  certes  pas  de  moi, 
messieurs,  que  j'examine  ici  page  à  page  cette  œuvre  immense  et  mul- 
tiple qui,  comme  celle  de  Voltaire,  embrasse  tout,  l'ode,  l'épître,  l'apo- 
logue, la  chanson,  la  parodie,  le  roman,  le  drame,  l'histoire  et  le  pamphlet, 
la  prose  et  le  vers,  la  traduction  et  l'invention,  l'enseignement  pohtique, 
l'enseignement  philosophique  et  l'enseignement  littéraire  j  vaste  amas  de 
volumes  et  de  brochures  que  couronnent  avec  quelque  majesté  dix  poèmes, 
douze  comédies  et  quatorze  tragédies}  riche  et  fantasque  architecture, 
parfois  ténébreuse,  parfois  vivement  éclairée,  sous  les  arceaux  de  laquelle 
apparaissent,  étrangement  mêlés  dans  un  clair-obscur  singulier,  tous  les 
fantômes  imposants  de  la  fable,  de  la  Bible  et  de  l'histoire,  Atride, 
Ismaël,  le  lévite  d'Ephraïm,  Lycurgue,  Camille,  Clovis,  Charlemagne, 
Baudouin,  saint  Louis,  Charles  VI,  Richard  III,  Richelieu,  Bonaparte, 
dominés  tous  par  ces  quatre  colosses  symbohques  sculptés  sur  le  fronton  de 
l'œuvre,  Moïse,  Alexandre,  Homère  et  Newton  j  c'est-à-dire  par  la  législa- 
tion, la  guerre,  la  poésie  et  la  science.  Ce  groupe  de  figures  et  d'idées  que  le 
poëte  avait  dans  l'esprit  et  qu'il  a  posé  largement  dans  notre  Uttérature^  ce 


48      AVANT  L'EXIL.  —  ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

groupe,  messieurs,  est  plein  de  grandeur.  Après  avoir  dégagé  la  ligne  prin- 
cipale de  l'œuvre,  permettez-moi  d'en  signaler  quelques  détails  saillants  et 
caractéristiques}  cette  comédie  de  la  révolution  portugaise,  si  vive,  si  spiri- 
tuelle, si  ironique  et  si  profonde  j  ce  Plaute,  qui  diffère  de  V Harpagon  de 
Molière  en  ce  que,  comme  le  dit  ingénieusement  l'auteur  lui-même,  le  sujet 
de  Molière,  ceH  un  avare  qui  perd  un  trésor  -,  mon  sujet  a  moi,  ceB  Plaute  qui  trouve 
un  avare  ;  ce  Christophe  Colomb,  où  l'unité  de  lieu  est  tout  à  la  fois  si  rigoureu- 
sement observée ,  car  l'action  se  passe  sur  le  pont  d'un  vaisseau ,  et  si  auda- 
cieusement  violée,  car  ce  vaisseau  —  j'ai  presque  dit  ce  drame  —  va  de 
l'ancien  monde  au  nouveau  3  cette  Frédégonde,  conçue  comme  un  rêve  de 
Crébillon,  exécutée  comme  une  pensée  de  Corneille  $  cette  Atlantiade,  que 
la  nature  pénètre  d'un  assez  vif  rayon,  quoiqu'elle  y  soit  plutôt  interprétée 
peut-être  selon  la  science  que  selon  la  poésie  j  enfin,  ce  dernier  poëme, 
l'homme  donné  par  Dieu  en  spectacle  aux  démons,  cette  Fanhypocrisiade  qui 
est  tout  ensemble  une  épopée,  une  comédie  et  une  satire,  sorte  de  chimère 
littéraire,  espèce  de  monstre  à  trois  têtes  qui  chante,  qui  rit  et  qui  aboie. 

Après  avoir  traversé  tous  ces  livres,  après  avoir  monté  et  descendu  la 
double  échelle,  construite  par  lui-même  pour  lui  seul  peut-être,  à  l'aide  de 
laquelle  ce  penseur  plongeait  dans  l'enfer  ou  pénétrait  dans  le  ciel,  il  est 
impossible,  messieurs,  de  ne  pas  se  sentir  au  cœur  une  sympathie  sincère 
pour  cette  noble  et  travailleuse  intelligence  qui ,  sans  se  rebuter,  a  courageu- 
sement essayé  tant  d'idées  à  ce  superbe  goût  français  si  difficile  à  satisfaire  $ 
philosophe  selon  Voltaire,  qui  a  été  parfois  un  poëte  selon  Shakespeare} 
écrivain  précurseur  qui  dédiait  des  épopées  à  Dante  à  l'époque  où  Dorât 
refleurissait  sous  le  nom  de  Demoustiet}  esprit  à  la  vaste  envergure,  qui  a 
tout  à  la  fois  une  aile  dans  la  tragédie  primitive  et  une  aile  dans  la  comédie 
révolutionnaire,  qui  touche  par  Agamemnon  au  poëte  de  Prométhée  et  par 
Finto  au  poëte  de  Figaro. 

Le  droit  de  critique,  messieurs,  paraît  au  premier  abord  découler  naturel- 
lement du  droit  d'apologie.  L'œil  humain  —  est-ce  perfection.'*  est-ce  infir- 
mité P  —  est  ainsi  fait  qu'il  cherche  toujours  le  côté  défectueux  de  tout. 
Boileau  n'a  pas  loué  Molière  sans  restriction.  Cela  est-il  à  l'honneur  de 
Boileau  }  Je  l'ignore ,  mais  cela  est.  Il  y  a  deux  cent  trente  ans  que  l'astro- 
nome Jean  Fabricius  a  trouvé  des  taches  dans  le  soleil }  il  y  a  deux  mille 
deux  cents  ans  que  le  grammairien  Zoïle  en  avait  trouvé  dans  Homère.  Il 
semble  donc  que  je  pourrais  ici,  sans  offenser  vos  usages  et  sans  manquer  à 
la  respectable  mémoire  qui  m'est  confiée,  mêler  quelques  reproches  à  mes 
louanges  et  prendre  de  certaines  précautions  conservatoires  dans  l'intérêt  de 
l'art.  Je  ne  le  ferai  pourtant  pas,  messieurs.  Et  vous-mêmes,  en  réfléchissant 
que  si,  par  hasard,  moi  qui  ne  peux  être  que  fidèle  à  des  convictions  haute- 


DISCOURS  DE  RECEPTION.  49 

ment  proclamées  toute  ma  vie,  j'articulais  une  restriction  au  sujet  de 
M.  Lemercier,  cette  restriction  porterait  peut-être  principalement  sur  un 
point  délicat  et  suprême,  sur  la  condition  qui,  selon  moi,  ouvre  ou  ferme 
aux  écrivains  les  portes  de  l'avenir,  c'est-à-dire  sur  le  style,  en  songeant  à  ceci, 
je  n'en  doute  pas,  messieurs,  vous  comprendrez  ma  réserve  et  vous  approu- 
verez mon  silence.  D'ailleurs,  et  ce  que  je  disais  en  commençant,  ne  dois-je 
pas  le  répéter  ici  surtout?  qui  suis-je  ?  qui  m'a  donné  qualité  pour  trancher 
des  questions  si  complexes  et  si  graves  ?  Pourquoi  la  certitude  que  je  crois 
sentir  en  moi  se  résoudrait-elle  en  autorité  pour  autrui  ?  La  postérité  seule  — 
et  c'est  là  encore  une  de  mes  convictions  —  a  le  droit  définitif  de  critique  et 
de  jugement  envers  les  ulents  supérieurs.  Elle  seule,  qui  voit  leur  œuvre  dans 
son  ensemble,  dans  sa  proportion  et  dans  sa  perspective,  peut  dire  où  ils  ont 
erré  et  décider  où  ils  ont  faiUi.  Pour  prendre  ici  devant  vous  le  rôle  auguste 
de  la  postérité,  pour  adresser  un  reproche  ou  un  blâme  à  un  grand  esprit,  il 
faudrait  au  moins  être  ou  se  croire  un  contemporain  éminent.  Je  n'ai  ni  le 
bonheur  de  ce  privilège,  ni  le  malheur  de  cette  prétention. 

Et  puis,  messieurs,  et  c'est  toujours  là  qu'il  en  faut  revenir  quand  on  parle 
de  M.  Lemercier,  quel  que  soit  son  éclat  littéraire,  son  caractère  était  peut- 
être  plus  complet  encore  que  son  talent. 

Du  jour  où  il  crut  de  son  devoir  de  lutter  contre  ce  qui  lui  semblait  l'in- 
justice faite  gouvernement,  il  immola  à  cette  lutte  sa  fortune,  qu'il  avait 
retrouvée  après  la  révolution  et  que  l'empire  lui  reprit,  son  loisir,  son  repos, 
cette  sécurité  extérieure  qui  est  comme  la  muraille  du  bonheur  domestique, 
et,  chose  admirable  dans  un  poëte,  jusqu'au  succès  de  ses  ouvrages.  Jamais 
poëte  n'a  fait  combattre  des  tragédies  et  des  comédies  avec  une  plus  héroïque 
bravoure.  Il  envoyait  ses  pièces  à  la  censure  comme  un  général  envoie  ses 
soldats  à  l'assaut.  Un  drame  supprimé  était  immédiatement  remplacé  par  un 
autre  qui  avait  le  même  sort.  J'ai  eu,  messieurs,  la  triste  curiosité  de  chercher 
et  d'évaluer  le  dommage  causé  par  cette  lutte  à  la  renommée  de  l'auteur 
èi  Agamemnon.  Voulez-vous  savoir  le  résultat  }  —  Sans  compter  le  Uvite 
d'Ephraïm  proscrit  par  le  comité  de  salut  public,  comme  dangereux  pour  la 
philosophie ,  le  Tartuffe  révolutionnaire  proscrit  par  la  Convention ,  comme  con- 
traire à  la  république ,  la  démence  de  Charles  VI  proscrite  par  la  restauration , 
comme  hostile  à  la  royauté  j  sans  m'arrêter  au  Corrupteur,  sifflé,  dit-on, 
en  1823,  par  les  gardes  du  corps  j  en  me  bornant  aux  actes  de  la  censure 
impériale,  voici  ce  que  j'ai  trouvé  :  Vinto,  joué  vingt  fois,  puis  défendu j 
Vlaute,  joué  sept  fois,  puis  défendu  j  Christophe  Colomb,  joué  onze  fois  militai- 
rement devant  les  bayonnettes,  puis  défendu  j  Charlema^e,  défendu  5  Camille, 
défendu.  Dans  cette  guerre,  honteuse  pour  le  pouvoir,  honorable  pour  le 
poëte,  M.  Lemercier  eut  en  dix  ans  cinq  grands  drames  tués  sous  lui. 

ACTES    ET    PAROLES.    —    I.  4 

,  IMFEliiBmll  lATloaus. 


50       AVANT  L'EXIL.  —  ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

Il  plaida  quelque  temps  pour  son.  droit  et  pour  sa  pensée  par  d'énergiques 
réclamations  directement  adressées  à  Bonaparte  lui-même.  Un  jour,  au 
milieu  d'une  discussion  délicate  et  presque  blessante,  le  maître,  s'interrom- 
pant,  lui  dit  brusquement  : ^ujtve^vom  donc ^  vous  devenez  tout  rouget  —  Et 
vous  tout  pale,  répliqua  fièrement  M.  Lemercier;  c'eB  notre  manière  a  tous  deux 
quand  quelque  chose  nom  irrite,  vous  ou  moi.  Je  rougk  et  vous  pdlisse%  Bientôt  il  cessa 
tout  à  fait  de  voir  l'empereur.  Une  fois  pourtant,  en  janvier  1812,  à  l'époque 
culminante  des  prospérités  de  Napoléon,  quelques  semaines  après  la  suppres- 
sion arbitraire  de  son  Camille,  dans  un  moment  où  il  désespérait  de  jamais 
faire  représenter  aucune  de  ses  pièces  tant  que  l'empire  durerait,  il  dut, 
comme  membre  de  l'institut,  se  rendre  aux  Tuileries.  Dès  que  Napoléon 
l'aperçut,  il  vint  droit  à  lui.  —  Eh  bien,  monsieur  Lemercier,  quand  nous  donner e^ 
vous  une  belle  tragédie  ?  M.  Lemercier  regarda  l'empereur  fixement  et  dit  ce 
seul  mot  :  Bientôt.  J'attends.  Mot  terrible  !  mot  de  prophète  plus  encore  que 
de  poëte  :  mot  qui,  prononcé  au  commencement  de  18 12,  contient  Moscou, 
Waterloo  et  Sainte-Hélène  ! 

Tout  sentiment  sympathique  pour  Bonaparte  n'était  cependant  pas  éteint 
dans  ce  cœur  silencieux  et  sévère.  Vers  ces  derniers  temps,  l'âge  avait  plutôt 
rallumé  qu'étouffé  l'étincelle.  L'an  passé,  presque  à  pareille  époque,  par  une 
belle  matinée  de  mai,  le  bruit  se  répandit  dans  Paris  que  l'Angleterre,  hon- 
teuse enfin  de  ce  qu'elle  a  fait  à  Sainte-Hélène ,  rendait  à  la  France  le  cercueil 
de  Napoléon.  M.  Lemercier,  déjà  souffrant  et  malade  depuis  près  d'un  mois, 
se  fit  apporter  le  journal.  Le  journal,  en  effet,  annonçait  qu'une  frégate  allait 
mettre  à  la  voile  pour  Sainte-Hélène.  Pâle  et  tremblant,  le  vieux  poëte  se 
leva,  une  larme  brilla  dans  son  oeil,  et  au  moment  où  on  lui  lut  que  «le 
général  Bertrand  irait  chercher  l'empereur  son  maître ...»  —  Et  moi,  s'écria- 
t-il,  si  j'allais  chercher  mon  ami  le  premier  consul  ? 

Huit  jours  après,  il  était  parti. 

He7as  !  me  disait  sa  respectable  veuve  en  me  racontant  ces  douloureux 
détails,  il  ne  l'eB  pas  allé  chercher,  il  a  fait  davantage,  il  l'eB  allé  rejoindre. 

Nous  venons  de  parcourir  du  regard  toute  cette  noble  vie  j  tirons-en  main- 
tenant l'enseignement  qu'elle  renferme. 

M.  Lemercier  est  un  de  ces  hommes  rares  qui  obligent  l'esprit  à  se  poser 
et  aident  la  pensée  à  résoudre  ce  grave  et  beau  problème  :  —  Quelle  doit 
être  l'attitude  de  la  littérature  vis-à-vis  de  la  société,  selon  les  époques,  selon 
les  peuples  et  selon  les  gouvernements  ? 

Aujourd'hui,  vieux  trône  de  Louis  XIV,  gouvernement  des  assemblées, 
despotisme  de  la  gloire,  monarchie  absolue,  république  tyrannique,  dictature 
militaire,  tout  cela  s'est  évanoui.  A  mesure  que  nous,  générations  nouvelles, 
nous  voguons  d'année  en  année  vers  l'inconnu,  les  trois  objets  immenses  que 


DISCOURS  DE  RECEPTION.  51 

M.  Lemercier  rencontra  sur  sa  route,  qu'il  aima,  contempla  et  combattit  tour 
à  tour,  immobiles  et  morts  désormais,  s'enfoncent  peu  à  peu  dans  la  brume 
épaisse  du  passé.  Les  rois  de  la  branche  aînée  ne  sont  plus  que  des  ombres,  la 
Convention  n'est  plus  qu'un  souvenir,  l'empereur  n'est  plus  qu'un  tombeau. 
Seulement,  les  idées  qu'ils  contenaient  leur  ont  survécu.  La  mort  et  l'écrou- 
lement ne  servent  qu'à  dégager  cette  valeur  intrinsèque  et  essentielle  des 
choses  qui  en  est  comme  l'âme.  Dieu  met  quelquefois  des  idées  dans  certains 
faits  et  dans  certains  hommes  comme  des  parfums  dans  des  vases.  Quand  le 
vase  tombe,  l'idée  se  répand. 

Messieurs,  la  race  aînée  contenait  la  tradition  historique,  la  Convention 
contenait  l'expansion  révolutionnaire.  Napoléon  contenait  l'unité  nationale. 
De  la  tradition  naît  la  stabilité,  de  l'expansion  naît  la  liberté,  de  l'unité  naît 
le  pouvoir.  Or  la  tradition,  l'unité  et  l'expansion,  en  d'autres  termes,  la  stabi- 
lité, le  pouvoir  et  la  liberté,  c'est  la  civilisation  même.  La  racine,  le  tronc  et 
le  feuillage,  c'est  tout  l'arbre. 

La  tradition,  messieurs,  importe  à  ce  pays.  La  France  n'est  pas  une  colonie 
violemment  faite  nation  j  la  France  n'est  pas  une  Amérique.  La  France  fait 
partie  intégrante  de  l'Europe.  EUe  ne  peut  pas  plus  briser  avec  le  passé  que 
rompre  avec  le  sol.  Aussi,  à  mon  sens,  c'est  avec  un  admirable  instinct  que 
notre  dernière  révolution,  si  grave,  si  forte,  si  intelligente,  a  compris  que, 
les  familles  couronnées  étant  faites  pour  les  nations  souveraines,  à  de  certains 
âges  des  races  royales,  il  fallait  substituer  à  l'hérédité  de  prince  à  prince 
l'hérédité  de  branche  à  branche  5  c'est  avec  un  profond  bon  sens  qu'elle  a 
choisi  pour  chef  constitutionnel  un  ancien  lieutenant  de  Dumouriez  et  de 
Kellermann  qui  était  petit-fils  de  Henri  IV  et  petit-neveu  de  Louis  XIV  j 
c'est  avec  une  haute  raison  qu'elle  a  transformé  en  jeune  dynastie  une  vieille 
famille,  monarchique  et  populaire  à  la  fois,  pleine  de  passé  par  son  histoire  et 
pleine  d'avenir  par  sa  mission. 

Mais  si  la  tradition  historique  importe  à  la  France,  l'expansion  libérale  ne 
lui  importe  pas  moins.  L'expansion  des  idées,  c'est  le  mouvement  qui  lui  est 
propre.  Elle  est  par  la  tradition  et  elle  vit  par  l'expansion,  À  Dieu  ne  plaise, 
messieurs,  qu'en  vous  rappelant  tout  à  l'heure  combien  la  France  éuit  puis- 
sante et  superbe  il -y  a  trente  ans,  j'aie  eu  un  seul  moment  l'intention  impie 
d'abaisser,  d'humilier  ou  de  décourager,  par  le  sous-entendu  d'un  prétendu 
contraste,  la  France  d'à  présent.  Nous  pouvons  le  dire  avec  calme,  et  nous 
n'avons  pas  besoin  de  hausser  la  voix  pour  une  chose  si  simple  et  si  vraie,  la 
France  est  aussi  grande  aujourd'hui  qu'elle  l'a  jamais  été.  Depuis  cinquante 
années  qu'en  commençant  sa  propre  transformation  elle  a  commencé  le  rajeu- 
nissement de  toutes  les  sociétés  vieillies,  la  France  semble  avoir  fait  deux 
parts  égales  de  sa  tâche  et  de  son  temps.  Pendant  vingt-cinq  ans  elle  a  imposé 


52       AVANT  L'EXIL.  —  ACADEMIE  FRANÇAISE. 

ses  armes  à  l'Europe  $  depuis  vingt-cinq  ans  elle  lui  impose  ses  idées.  Par  sa 
presse,  elle  gouverne  les  peuples  j  par  ses  livres,  elle  gouverne  les  esprits.  Si 
elle  n'a  plus  la  conquête,  cette  domination  par  la  guerre,  elle  a  l'initiative, 
cette  domination  par  la  paix.  C'est  elle  qui  rédige  l'ordre  du  jour  de  la  pensée 
universelle.  Ce  qu'elle  propose  est  1  l'instant  même  mis  en  discussion  par 
l'humanité  tout  entière  j  ce  qu'elle  conclut  fait  loi.  Son  esprit  s'introduit  peu 
à  peu  dans  les  gouvernements,  et  les  assainit.  C'est  d'elle  que  viennent  toutes 
les  palpitations  généreuses  des  autres  peuples,  tous  les  changements  insen- 
sibles du  mal  au  bien  qui  s'accomplissent  parmi  les  hommes  en  ce  moment 
et  qui  épargnent  aux  états  des  secousses  violentes.  Les  nations  prudentes  et 
qui  ont  souci  de  l'avenir  tâchent  de  faire  pénétrer  dans  leur  vieux  sang  l'utile 
fièvre  des  idées  françaises,  non  comme  une  maladie,  mais,  permettez-moi 
cette  expression,  comme  une  vaccine  qui  inocule  le  progrès  et  qui  préserve 
des  révolutions.  Peut-être  les  limites  matérielles  de  la  France  sont-elles  mo- 
mentanément restreintes,  non,  certes,  sur  la  mappemonde  éternelle  dont 
Dieu  a  marqué  les  compartiments  avec  des  fleuves,  des  océans  et  des  mon- 
tagnes, mais  sur  cette  carte  éphémère,  bariolée  de  rouge  et  de  bleu,  que  la 
victoire  ou  la  diplomatie  refont  tous  les  vingt  ans.  Qu'importe  !  Dans  un 
temps  donné,  l'avenir  remet  toujours  tout  dans  le  moule  de  Dieu.  La  forme 
de  la  France  est  fatale.  Et  puis,  si  les  coalitions,  les  réactions  et  les  congrès 
ont  bâti  une  France,  les  poètes  et  les  écrivains  en  ont  fait  une  autre.  Outre 
ses  frontières  visibles,  la  grande  nation  a  des  frontières  invisibles  qui  ne  s'ar- 
rêtent que  là  où  le  genre  humain  cesse  de  parler  sa  langue,  c'est-à-dire  aux 
bornes  mêmes  du  monde  civilisé. 

Encore  quelques  mots,  messieurs,  encore  quelques  instants  de  votre  bien- 
veillante attention,  et  j'ai  fini. 

Vous  le  voyez,  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  désespèrent.  Qu'on  me  pardonne 
cette  faiblesse,  j'admire  mon  pays  et  j'aime  mon  temps.  Quoi  qu'on  en 
puisse  dire,  je  ne  crois  pas  plus  à  l'affaiblissement  graduel  de  la  France  qu'à 
l'amoindrissement  progressif  de  la  race  humaine.  Il  me  semble  que  cela  ne 
peut  être  dans  les  desseins  du  Seigneur,  qui  successivement  a  fait  Rome  pour 
l'homme  ancien  et  Paris  pour  l'homme  nouveau.  Le  doigt  éternel,  visible, 
ce  me  semble,  en  toute  chose,  améliore  perpétuellement  l'univers  par 
l'exemple  des  nations  choisies  et  les  nations  choisies  par  le  travail  des  intel- 
ligences élues.  Oui,  messieurs,  n'en  déplaise  à  l'esprit  de  diatribe  et  de 
dénigrement,  cet  aveugle  qui  regarde,  je  crois  en  l'humanité  et  j'ai  foi  en 
mon  siècle 5  n'en  déplaise  à  l'esprit  de  doute  et  d'examen,  ce  sourd  qui 
écoute,  je  crois  en  Dieu  et  j'ai  foi  en  sa  providence. 

Rien  donc,  non,  rien  n'a  dégénéré  chez  nous.  La  France  tient  toujours  le 
flambeau  des  nations.  Cette  époque  est  grande,  je  le  pense,  —  moi  qui  ne 


DISCOURS  DE  RÉCEPTION.  53 

suis  rien,  j'ai  le  droit  de  le  dire  !  —  elle  est  grande  par  la  science,  grande 
par  l'industrie,  grande  par  l'éloquence,  grande  par  la  poésie  et  par  l'art.  Les 
hommes  des  nouvelles  générations,  que  cette  justice  tardive  leur  soit  du 
moins  rendue  par  le  moindre  et  le  dernier  d'entre  eux,  les  hommes  des  nou- 
velles générations  ont  pieusement  et  courageusement  continué  l'œuvre  de 
leurs  pères.  Depuis  la  mort  du  grand  Goethe,  la  pensée  allemande  est  rentrée 
dans  l'ombre  î  depuis  la  mort  de  Byron  et  de  Walter  Scott,  la  poésie  anglaise 
s'est  éteinte  -,  il  n'y  a  plus  à  cette  heure  dans  l'univers  qu'une  seule  httérature 
allumée  et  vivante,  c'est  la  littérature  française.  On  ne  lit  plus  que  des  livres 
français  de  Pétersbourg  à  Cadix,  de  Calcutta  à  New- York.  Le  monde  s'en 
inspire,  la  Belgique  en  vit.  Sur  toute  la  surface  des  trois  continents,  partout 
où  germe  une  idée  un  livre  français  a  été  semé.  Honneur  donc  aux  travaux 
des  jeunes  générations  !  Les  puissants  écrivains,  les  historiens  considérables, 
les  nobles  poètes,  les  maîtres  éminents  qui  sont  parmi  vous,  regardent  avec 
douceur  et  avec  joie  de  belles  renommées  surgir  de  toutes  parts  dans  le 
champ  éternel  de  la  pensée.  Oh  !  qu'elles  se  tournent  avec  confiance  vers 
cette  enceinte  !  Comme  vous  le  disait  il  y  a  onze  ans,  en  prenant  séance 
parmi  vous,  mon  illustre  ami  M.  de  Lamartine,  vous  n'en  laisser e^aucune sur 
le  seuil  ï 

Mais  que  ces  jeunes  renommées,  que  ces  beaux  talents,  que  ces  conti- 
nuateurs de  la  grande  tradition  littéraire  française  ne  l'oublient  pas  :  à  temps 
nouveaux,  devoirs  nouveaux.  La  tâche  de  l'écrivain  aujourd'hui  est  moins 
périlleuse  qu'autrefois,  mais  n'est  pas  moins  auguste.  Il  n'a  plus  la  royauté  à 
défendre  contre  l'échafaud  comme  en  93 ,  ou  la  liberté  à  sauver  du  bâillon 
comme  en  1810,  il  a  la  civilisation  à  propager.  Il  n'est  plus  nécessaire  qu'il 
donne  sa  tête,  comme  André  Chénier,  ni  qu'il  sacrifie  son  œuvre,  comme 
Lemercier,  il  suffît  qu'il  dévoue  sa  pensée. 

Dévouer  sa  pensée,  —  permettez-moi  de  répéter  ici  solennellement  ce 
que  j'ai  dit  toujours,  ce  que  j'ai  écrit  partout,  ce  qui,  dans  la  proportion 
restreinte  de  mes  efforts,  n'a  jamais  cessé  d'être  ma  règle,  ma  loi,  mon  prin- 
cipe et  mon  butj  —  dévouer  sa  pensée  au  développement  continu  de  la 
sociabilité  humaine  j  avoir  les  populaces  en  dédain  et  le  peuple  en  amour  5 
respecter  dans  les  partis,  tout  en  s'écartant  d'eux  quelquefois,  les  innom- 
brables formes  qu'a  le  droit  de  prendre  l'initiative  multiple  et  féconde  de  la 
liberté}  ménager  dans  le  pouvoir,  tout  en  lui  résistant  au  besoin,  le  point 
d'appui,  divin  selon  les  uns,  humain  selon  les  autres,  mystérieux  et  salu- 
taire selon  tous,  sans  lequel  toute  société  chancelle  $  confronter  de  temps  en 
temps  les  lois  humaines  avec  la  loi  chrétienne  et  la  pénalité  avec  l'évangile  j 
aider  la  presse  par  le  livre  toutes  les  fois  qu'elle  travaille  dans  le  vrai  sens  du 
siècle  i  répandre  largement  ses  encouragements  et  ses  sympathies  sur  ces  gène- 


54      AVANT  L'EXIL.  —  ACADEMIE  FRANÇAISE. 

rations  encore  couvertes  d'ombre  qui  languissent  faute  d'air  et  d'espace,  et 
que  nous  entendons  heurter  tumultueusement  de  leurs  passions,  de  leurs 
souffrances  et  de  leurs  idées  les  portes  profondes  de  l'avenir  j  verser  par  le 
théâtre  sur  la  foule,  à  travers  le  rire  et  les  pleurs,  à  travers  les  solennelles 
leçons  de  l'histoire,  à  travers  les  hautes  fantaisies  de  l'imagination,  cette 
émotion  tendre  et  poignante  qui  se  résout  dans  l'âme  des  spectateurs  en  pitié 
pour  la  femme  et  en  vénération  pour  le  vieillard  j  faire  pénétrer  la  nature 
dans  l'art  comme  la  sève  même  de  Dieuj  en  un  mot,  civiliser  les  hommes 
par  le  calme  rayonnement  de  la  pensée  sur  leurs  têtes,  voilà  aujourd'hui, 
messieurs,  la  mission,  la  fonction  et  la  gloire  du  poëte. 

Ce  que  je  dis  du  poëte  solitaire,  ce  que  je  dis  de  l'écrivain  isolé,  si  j'osais, 
je  le  dirais  de  vous-mêmes,  messieurs.  Vous  avez  sur  les  cœurs  et  sur  les 
âmes  une  influence  immense.  Vous  êtes  un  des  principaux  centres  de  ce  pou- 
voir spirituel  qui  s'est  déplacé  depuis  Luther  et  qui,  depuis  trois  siècles,  a 
cessé  d'appartenir  exclusivement  à  l'église.  Dans  la  civilisation  actuelle  deux 
domaines  relèvent  de  vous,  le  domaine  intellectuel  et  le  domaine  moral.  Vos 
prix  et  vos  couronnes  ne  s'arrêtent  pas  au  talent,  ils  atteignent  jusqu'à  la  vertu. 
L'académie  française  est  en  perpétuelle  communion  avec  les  esprits  spécu- 
latifs par  ses  philosophes,  avec  les  esprits  pratiques  par  ses  historiens,  avec  la 
jeunesse,  avec  les  penseurs  et  avec  les  femmes  par  ses  poètes,  avec  le  peuple 
par  la  langue  qu'il  fait  et  qu'elle  constate  en  la  rectifiant.  Vous  êtes  placés 
entre  les  grands  corps  de  l'état  et  à  leur  niveau  pour  compléter  leur  action, 
pour  rayonner  dans  toutes  les  ombres  sociales,  et  pour  faire  pénétrer  la  pensée, 
cette  puissance  subtile  et,  pour  ainsi  dire,  respirable,  là  où  ne  peut  pénétrer 
le  code,  ce  texte  rigide  et  matériel.  Les  autres  pouvoirs  assurent  et  règlent  la 
vie  extérieure  de  la  nation,  vous  gouvernez  la  vie  intérieure.  Ils  font  les  lois, 
vous  faites  les  mœurs. 

Cependant,  messieurs,  n'allons  pas  au  delà  du  possible.  Ni  dans  les  ques- 
tions religieuses,  ni  dans  les  questions  sociales,  ni  même  dans  les  questions 
politiques,  la  solution  définitive  n'est  donnée  à  personne.  Le  miroir  de  la 
vérité  s'est  brisé  au  milieu  des  sociétés  modernes.  Chaque  parti  en  a  ramassé 
un  morceau.  Le  penseur  cherche  à  rapprocher  ces  fragments,  rompus  la  plu- 
part selon  les  formes  les  plus  étranges,  quelques-uns  souillés  de  boue,  d'autres, 
hélas  !  tachés  de  sang.  Pour  les  rajuster  tant  bien  que  mal  et  y  retrouver,  à 
quelques  lacunes  près,  la  vérité  totale,  il  suffit  d'un  sagej  pour  les  souder 
ensemble  et  leur  rendre  l'unité,  il  faudrait  Dieu. 

Nul  n'a  plus  ressemblé  à  ce  sage,  —  soufirez,  messieurs, "que  je  prononce 
en  terminant  un  nom  vénérable  pour  lequel  j'ai  toujours  eu  une  piété  par- 
ticulière, —  nul  n'a  plus  ressemblé  à  ce  sage  que  ce  noble  Malesherbes  qui 
fut  tout  à  la  fois  un  grand  lettré,  un  grand  magistrat,  un  grand  ministre  et 


DISCOURS  DE  RECEPTION.  55 

un  grand  citoyen.  Seulement  il  est  venu  trop  tôt.  Il  était  plutôt  l'homme  qui 
ferme  les  révolutions  que  l'homme  qui  les  ouvre.  L'absorption  insensible  des 
commotions  de  l'avenir  par  les  progrès  du  présent,  l'adoucissement  des 
mœurs,  l'éducation  des  masses  par  les  écoles,  les  ateliers  et  les  bibliothèques, 
l'amélioration  graduelle  de  l'homme  par  la  loi  et  par  l'enseignement,  voilà 
le  but  sérieux  que  doit  se  proposer  tout  bon  gouvernement  et  tout  vrai  pen- 
seur j  voilà  la  tâche  que  s'était  donnée  Malesherbes  durant  ses  trop  courts 
ministères.  Dès  1776,  sentant  venir  la  tourmente  qui,  dix-sept  ans  plus  tard,  a 
tout  arraché,  il  s'était  hâté  de  rattacher  la  monarchie  chancelante  à  ce  fond 
solide.  Il  eût  ainsi  sauvé  l'état  et  le  roi  si  le  câble  n'avait  pas  cassé.  Mais  —  et 
que  ceci  encourage  quiconque  voudra  l'imiter  —  si  Malesherbes  lui-même  a 
péri,  son  souvenir  du  moins  est  resté  indestructible  dans  la  mémoire  orageuse 
de  ce  peuple  en  révolution  qui  oubliait  tout,  comme  reste  au  fond  de  l'océan, 
à  demi  enfouie  sous  le  sable,  la  vieille  ancre  de  fer  d'un  vaisseau  disparu  dans 
la  tempête  ! 


56       AVANT  L'EXIL.  —  ACADÉMIE  FRANÇAISE. 


REPONSE  DE  M.  VICTOR  HUGO 

DIRECTEUR  DE  l' ACADÉMIE  FRANÇAISE 
AU  DISCOURS  DE  M.  SAINT-MARC  GIRARDIN 
i6  janvier  1845. 

Monsieur, 

Votre  pensée  a  devancé  la  mienne.  Au  moment  où  j'élève  la  voix  dans 
cette  enceinte  pour  vous  répondre,  je  ne  puis  maîtriser  une  profonde  et  dou- 
loureuse émotion.  Vous  la  comprenez,  monsieur}  vous  comprenez  que  mon 
premier  mouvement  ne  saurait  se  porter  d'abord  vers  vous,  ni  même  vers  le 
confrère  honorable  et  regretté  auquel  vous  succédez.  En  cet  instant  où  je  parle 
au  nom  de  l'académie  entière,  comment  pourrais-je  voir  une  place  vide  dans 
ses  rangs  sans  songer  à  l'homme  éminent  et  rare  qui  devrait  y  être  assis  ^^\  à 
cet  intègre  serviteur  de  la  patrie  et  des  lettres,  épuisé  par  ses  travaux  mêmes, 
hier  en  butte  à  tant  de  haines,  aujourd'hui  entouré  de  cette  respectueuse  et 
universelle  sympathie,  qui  n'a  qu'un  tort,  c'est  de  toujours  attendre,  pour  se 
déclarer  en  faveur  des  hommes  illustres,  l'heure  suprême  du  malheur  .î* 
Laissez-moi,  monsieur,  vous  parler  de  lui  un  moment.  Ce  qu'il  est  dans 
l'estime  de  tous,  ce  qu'il  est  dans  cette  académie,  vous  le  savez,  le  maître  de 
la  critique  moderne,  l'écrivain  élevé,  éloquent,  gracieux  et  sévère,  le  juste  et 
sage  esprit  dévoué  à  la  ferme  et  droite  raison,  le  confrère  affectueux,  l'ami 
fidèle  et  sûr  j  et  il  m'est  impossible  de  le  sentir  absent  d'auprès  de  moi  aujour- 
d'hui sans  un  inexprimable  serrement  de  cœur.  Cette  absence,  n'en  doutons 
pas,  aura  un  terme}  il  nous  reviendra.  Confions-nous  à  Dieu,  qui  tient  dans 
sa  main  nos  intelligences  et  nos  destinées,  mais  qui  ne  crée  pas  de  pareils 
hommes  pour  qu'ils  laissent  leur  tâche  inachevée.  Homme  excellent  et  cher! 
il  partageait  sa  vie  noble  et  sérieuse  entre  les  plus  hautes  affaires  et  les  soins 
les  plus  touchants.  Il  avait  l'âme  aussi  inépuisable  que  l'esprit.  Son  éloge,  on 
pourra  le  faire  avec  un  mot.  Le  jour  où  cela  fut  nécessaire,  il  se  trouva  que 
dans  ce  grand  lettré,  dans  cet  homme  public,  dans  cet  orateur,  dans  ce  mi- 
nistre ,  il  y  avait  une  mère  ! 

Au  milieu  de  ces  regrets  unanimes  qui  se  tournent  vers  lui,  je  sens  plus 

(')  Villemain,  gravement  malade  à  cette  époque  {Noie  de  l'e'diteur). 


RÉPONSE  À  M.  SAINT-MARC  GIRARDIN.  57 

vivement  que  jamais  toute  sa  valeur  et  toute  mon  insuffisance.  Que  ne  me 
remplace-t-il  à  cette  heure  !  S'il  avait  pu  être  donné  à  l'académie,  s'il  avait  pu 
être  donné  à  cet  auditoire  si  illustre  et  si  charmant  qui  m'environne ,  de  l'en- 
tendre en  cette  occasion  parler  de  la  place  où  je  suis,  avec  quelle  sûreté  de 
goût,  avec  quelle  élévation  de  langage,  avec  quelle  autorité  de  bon  sens  il 
aurait  su  apprécier  vos  mérites,  monsieur,  et  rendre  hommage  au  talent  de 
M.  Campenon  ! 

M.  Campenon,  en  effet,  avait  une  de  ces  natures  d'esprit  qui  réclament  le 
coup  d'œil  du  critique  le  plus  exercé  et  le  plus  délicat.  Ce  travail  d'analyse 
intelligente  et  attentive,  vous  me  l'avez  rendu  facile,  monsieur,  en  le  faisant 
vous-même,  et,  après  votre  excellent  discours,  il  me  reste  peu  de  chose  à 
dire  de  l'auteur  de  l'Enfant  Prodige  et  de  la  Maison  des  Champs.  Étudier 
M.  Campenon  comme  je  l'ai  fait,  c'est  l'aimer  $  l'expliquer  comme  vous 
l'avez  fait,  c'est  le  faire  aimer.  Pour  le  bien  hre,  il  faut  le  bien  connaître. 
Chez  lui,  comme  dans  toutes  les  natures  franches  et  sincères,  l'écrivain  dérive 
du  philosophe,  le  poëte  dérive  de  l'homme,  simplement,  aisément,  sans 
déviation,  sans  effort.  De  son  caractère  on  peut  conclure  sa  poésie,  et  de  sa 
vie  ses  poëmes.  Ses  ouvrages  sont  tout  ce  qu'est  son  esprit.  II  était  doux, 
facile,  calme,  bienveillant,  plein  de  grâce  dans  sa  personne  et  d'aménité  dans 
sa  parole,  indulgent  à  tout  homme,  résigné  à  toute  chose  j  il  aimait  la 
famille,  la  maison,  le  foyer  domestique,  le  toit  paternel}  il  aimait  la  retraite, 
les  livres,  le  loisir  comme  un  poëte,  l'intimité  comme  un  sage  j  il  aimait  les 
champs,  mais  comme  il  faut  aimer  les  champs,  pour  eux-mêmes,  plutôt  pour 
les  fleurs  qu'il  y  trouvait  que  pour  les  vers  qu'il  y  faisait,  plutôt  en  bonhomme 
qu'en  académicien,  plutôt  comme  La  Fontaine  que  comme  Delille.  Rien  ne 
dépassait  l'excellence  de^son  esprit,  si  ce  n'est  l'excellence  de  son  cœur.  Il 
avait  le  goût  de  l'admiration  j  il  recherchait  les  grandes  amitiés  littéraires,  et 
s'y  plaisait.  Le  ciel  ne  lui  avait  pas  donné  sans  doute  la  splendeur  du  génie, 
mais  il  lui  avait  donné  ce  qui  l'accompagne  presque  toujours,  ce  qui  en  tient 
lieu  quelquefois,  la  dignité  de  l'âme.  M.  Campenon  était  sans  envie  devant 
les  grandes  inteUigences  comme  sans  ambition  devant  les  grandes  destinées. 
Il  était,  chose  admirable  et  rare,  du  petit  nombre  de  ces  hommes  du  second 
rang  qui  aiment  les  hommes  du  premier. 

Je  le  répète,  son  caractère  une  fois  connu,  on  connaît  son  talent,  et  en 
cela  il  participait  de  ce  noble  privilège  de  révélation  de  soi-même  qui  semble 
n'appartenir  qu'au  génie.  Chacune  de  ses  œuvres  est  comme  une  production 
nécessaire,  dont  on  trouve  la  racine  dans  quelque  coin  de  son  cœur.  Son 
amour  pour  la  famille  engendre  ce  doux  et  touchant  poëme  de  l'Enfant 
Prodigue,  son  goût  pour  la  campagne  fait  naître  la  Maison  des  Champs^  cette 
gracieuse  idylle  j  son  culte  pour  les  esprits  éminents  détermine  les  E^des  sur 


58       AVANT  L'EXIL.  —  ACADEMIE  FRANÇAISE. 

Ducis,  livre  curieux  et  intéressant  au  plus  haut  degré,  par  tout  ce  qu'il  fait 
voir  et  par  tout  ce  qu'il  laisse  entrevoir;  portrait  fidèle  et  soigneux  d'une 
figure  isolée,  peinture  involontaire  de  toute  une  époque. 

Vous  le  voyez,  le  lettré  reflétant  l'homme,  le  talent  miroir  de  l'âme,  le 
cœur  toujours  étroitement  mêlé  à  l'imagination,  tel  fut  M.  Campenon.  Il 
aima,  il  songea,  il  écrivit.  Il  fut  rêveur  dans  sa  jeunesse,  il  devint  pensif  dans 
ses  vieux  jours.  Maintenant,  à  ceux  qui  nous  demanderaient  s'il  fut  grand  et 
s'il  fut  illustre,  nous  répondrons  :  il  fut  bon  et  il  fut  heureux! 

Un  des  caractères  du  talent  de  M.  Campenon,  c'est  la  présence  de 
la  femme  dans  toutes  ses  œuvres.  En  1810,  il  écrivait  dans  une  lettre 
à  M.  Legouvé,  auteur  du  Mérite  des  femmes,  ces  paroles  remarquables  : 
—  «Quand  donc  les  gens  de  lettres  comprendront-ils  le  parti  qu'ils  pourraient 
«tirer  dans  leurs  vers  des  qualités  infinies  et  des  grâces  de  la  femme,  qui  a 
«tant  de  soucis  et  si  peu  de  véritable  bonheur  ici-bas .?•  Ce  serait  honorable 
«pour  nous,  littérateurs  et  philosophes,  de  chercher  dans  nos  ouvrages  à 
«éveiller  l'intérêt  en  faveur  des  femmes,  un  peu  déshéritées  par  les  hommes, 
«convenons-en,  dans  l'ordre  de  société  que  nous  avons  fait  pour  nous  plutôt 
«que  pour  elles.  Vous  avez  dédié  aux  femmes  tout  un  poëmej  je  leur  dé- 
«dierais  volontiers  toute  ma  poésie.»  Il  y  a,  dans  ce  peu  de  lignes,  une 
lumière  jetée  sur  cette  nature  tendre,  compatissante  et  affectueuse.  Toutes 
ses  compositions,  en  effet,  sont  pour  ainsi  dire  doucement  éclairées  par  une 
figure  de  femme,  belle  et  lumineuse,  penchée  comme  une  muse  sur  le 
front  souffrant  et  douloureux  du  poëte.  C'est  Éléonore  dans  son  poëme  du 
Tasse,  malheureusement  inachevé j  c'est,  dans  ses  élégies,  la  jeune  fille 
malade,  la  juive  de  Cambrai,  Marie  Stuart,  mademoiselle  de  la  VallièrC} 
ailleurs,  madame  de  Sévigné.  Toi,  Sévigné,  dit-il, 

Toi  qui  fus  mère  et  ne  fus  pas  auteur. 

C'est,  dans  la  parabole  àcl'Enfant  Vrodi^e,  cette  intervention  de  la  mère  que 
vous  lui  avez  d'ailleurs,  monsieur,  justement  reprochée;  anachronisme  d'un 
cœur  irréfléchi  et  bon ,  qui  se  montre  chrétien  et  moderne  là  où  il  faudrait 
être  juif  et  antique,  et  qui  reste  indulgent  dans  un  sujet  sévère;  faute  réelle, 
mais  charmante. 

Quant  à  moi,  je  ne  puis,  je  l'avoue,  lire  sans  un  certain  attendrissement 
ce  vœu  touchant  de  M.  Campenon  en  faveur  de  la  femme  (jui  a,  je  redis  ses 
propres  paroles,  tant  de  soucis  et  si  peu  de  bonheur  ici-bas.  Cet  appel  aux  écrivains 
vient,  on  le  sent,  du  plus  profond  de  son  âme.  Il  l'a  souvent  répété  çà  et  là, 
sous  des  formes  variées,  dans  tous  ses  ouvrages,  et  chaque  fois  qu'on  retrouve 
ce  sentiment,  il  plaît  et  il  émeut,  car  rien  ne  charme  comme  de  rencontrer 
dans  un  livre  des  choses  douces  qui  sont  en  même  temps  des  choses  justes. 


RÉPONSE  A  M.  SAINT-MARC  GIRARDIN.  59 

Oh  !  que  ce  vœu  soit  entendu  I  que  cet  appel  ne  soit  pas  fait  en  vain  !  Que 
le  poëte  et  le  penseur  achèvent  de  rendre  de  plus  en  plus  sainte  et  vénérable 
aux  yeux  de  la  foule,  trop  prompte  à  l'ironie  et  trop  disposée  à  l'insouciance, 
cette  pure  et  noble  compagne  de  l'homme,  si  forte  quelquefois,  souvent  si 
accablée,  toujours  si  résignée,  presque  égale  à  l'homme  par  la  pensée,  supé- 
rieure à  l'homme  par  tous  les  instincts  mystérieux  de  la  tendresse  et  du  sen- 
timent, n'ayant  pas  à  un  aussi  haut  degré,  si  l'on  veut,  la  faculté  virile  de 
créer  par  l'esprit,  mais  sachant  mieux  aimer,  moins  grande  intelligence  peut- 
être,  mais  à  coup  sûr  plus  grand  cœur.  Les  esprits  légers  la  blâment  et  la 
raillent  aisément 5  le  vulgaire  est  encore  païen  dans  tout  ce  qui  la  touche, 
même  dans  le  culte  grossier  qu'il  lui  rendj  les  lois  sociales  sont  rudes  et 
avares  pour  elle  5  pauvre,  elle  est  condamnée  au  labeur  j  riche,  à  la  contrainte; 
les  préjugés,  même  en  ce  qu'ils  ont  de  bon  et  d'utile,  pèsent  plus  durement 
sur  elle  que  sur  l'homme j  son  cœur  même,  si  élevé  et  si  sublime,  n'est  pas 
toujours  pour  elle  une  consolation  et  un  asile  j  comme  elle  aime  mieux,  elle 
souffre  davantage;  il  semble  que  Dieu  ait  voulu  lui  donner  en  ce  monde 
tous  les  martyres,  sans  doute  parce  qu'il  lui  réserve  ailleurs  toutes  les 
couronnes.  Mais  aussi  quel  rôle  elle  joue  dans  l'ensemble  des  faits  providen- 
tiels d'où  résulte  l'amélioration  continue  du  genre  humain  !  Comme  elle  est 
grande  dans  l'enthousiasme  sérieux  des  contemplateurs  et  des  poètes,  la 
femme  de  la  civilisation  chrétienne;  figure  angélique  et  sacrée,  belle  à  la 
fois  de  la  beauté  physique  et  de  la  beauté  morale,  car  la  beauté  extérieure 
n'est  que  la  révélation  et  le  rayonnement  de  la  beauté  intérieure  ;  toujours 
prête  à  développer,  selon  l'occasion,  ou  une  grâce  qui  nous  charme  ou  une 
perfection  qui  nous  conseille;  acceptant  tout  du  malheur,  excepté  le  fiel, 
devenant  plus  douce  à  mesure  qu'elle  devient  plus  triste;  sanctifiée  enfin,  à 
chaque  âge  de  la  vie,  jeune  fille,  par  l'innocence,  épouse,  par  le  devoir, 
mère,  par  le  dévouement! 

M.  Campenon  faisait  partie  de  l'université  ;  l'académie ,  pour  le  remplacer, 
a  cherché  ce  que  l'université  pouvait  lui  offrir  de  plus  distingué;  son  choix, 
monsieur,  s'est  naturellement  fixé  sur  vous.  Vos  travaux  littéraires  sur  l'Alle- 
magne, vos  recherches  sur  l'état  de  l'instruction  intermédiaire  dans  ce  grand 
pays,  vous  recommandaient  hautement  aux  suffrages  de  l'académie.  Déjà  un 
Tableau  de  la  littérature  française  au  sei^eme  siècle,  plein  d'aperçus  ingénieux,  un 
remarquable  Eloge  de  Bossuet,  écrit  d'un  style  vigoureux,  vous  avaient  mérité 
deux  de  ses  couronnes.  L'académie  vous  avait  compté  parmi  ses  lauréats  les 
plus  brillants  ;  aujourd'hui  elle  vous  admet  parmi  les  juges. 

Dans  cette  position  nouvelle,  votre  horizon,  monsieur,  s'agrandira.  Vous 
embrasserez  d'un  coup  d'œil  à  la  fois  plus  ferme  et  plus  étendu  de  plus 
vastes  espaces.  Les  esprits  comme  le  vôtre  se  fortifient  en  s'élevant.  À  mesure 


6o      AVANT  L'EXIL.  —  ACADEMIE  FRANÇAISE. 

que  leur  point  de  vue  se  hausse,  leur  pensée  monte.  De  nouvelles  perspec- 
tives, dont  peut-être  vous  serez  surpris  vous-même,  s'ouvriront  à  votre 
regard.  C'est  ici,  monsieur,  une  région  sereine.  En  entrant  dans  cette  com- 
pagnie séculaire  que  tant  de  grands  noms  ont  honorée,  où  il  y  a  tant  de 
gloire  et  par  conséquent  tant  de  calme-,  chacun  dépose  sa  passion  personnelle , 
et  prend  la  passion  de  tous,  la  vérité.  Soyez  le  bienvenu,  monsieur.  Vous  ne 
trouverez  pas  ici  l'écho  des  controverses  qui  émeuvent  les  esprits  au  dehors, 
et  dont  le  bruit  n'arrive  pas  jusqu'à  nous.  Les  membres  de  cette  académie 
habitent  la  sphère  des  idées  pures.  Qu'il  me  soit  permis  de  leur  rendre  cette 
justice,  à  moi,  l'un  des  derniers  d'entre  eux  par  le  mérite  et  par  l'âge.  Ils 
ignorent  tout  sentiment  qui  pourrait  troubler  la  paix  inaltérable  de  leur 
pensée.  Bientôt,  monsieur,  appelé  à  leurs  assemblées  intérieures,  vous  les 
connaîtrez,  vous  les  verrez  tels  qu'ils  sont,  affectueux,  bienveillants,  pai- 
sibles, tous  dévoués  aux  mêmes  travaux  et  aux  mêmes  goûts  ;  honorant  les 
lettrés,  cultivant  les  lettres,  les  uns  avec  plus  de  penchant  pour  le  passé,  les 
autres  avec  plus  de  foi  dans  l'avenir  5  ceux-ci  soigneux  surtout  de  pureté , 
d'ornement  et  de  correction,  préférant  Racine,  Boileau  et  Fénelonj  ceux-là, 
préoccupés  de  philosophie  et  d'histoire,  feuilletant  Descartes ,  Pascal,  Bossuet 
et  Voltaire î  ceux-là  encore,  épris  des  beautés  hardies  et  mâles  du  génie  libre, 
admirant  avant  tout  la  Bible,  Homère,  Eschyle,  Dante,  Shakespeare  et 
Molière  j  tous  d'accord,  quoique  divers;  mettant  en  commun  leurs  opinions 
avec  cordialité  et  bonne  foij  cherchant  le  parfait,  méditant  le  grand;  vivant 
ensemble  enfin,  frères  plus  encore  que  confrères,  dans  l'étade  des  livres  et 
de  la  nature,  dans  la  religion  du  beau  et  de  l'idéal,  dans  la  contemplation 
des  maîtres  éternels  ! 

Ce  sera  pour  vous-même,  monsieur,  un  enseignement  intérieur  qui  pro- 
fitera, n'en  doutez  pas,  à  votre  enseignement  du  dehors.  Même  votre  intel- 
ligence si  cultivée,  même  votre  parole  si  vive,  si  variée,  si  spirituelle  et  si 
justement  applaudie,  pourront  se  nourrir  et  se  fortifier  au  commerce  de  tant 
d'esprits  hauts  et  tranquilles,  et  en  particulier  de  ces  nobles  vieillards,  vos 
anciens  et  vos  maîtres ,  qui  sont  tout  à  la  fois  pleins  d'autorité  et  de  douceur, 
de  gravité  et  de  grâce,  qui  savent  le  vrai  et  qui  veulent  le  bien. 

Vous,  monsieur,  vous  apporterez  aux  délibérations  de  l'académie  vos 
lumières,  votre  érudition,  votre  esprit  ingénieux,  votre  riche  mémoire,  votre 
langage  élégant.  Vous  recevrez  et  vous  donnerez. 

Félicitez-vous  des  forces  nouvelles  que  vous  acquerrez  ainsi  près  de  vos 
vénérables  confrères  pour  votre  délicate  et  difficile  mission.  Quoi  de  plus 
efficace  et  de  plus  élevé  qu'un  enseignement  littéraire  pénétré  de  l'esprit  si 
impartial,  si  sympathique  et  si  bienveillant,  qui  anime  à  l'heure  où  nous 
sommes  cette  antique  et  illustre  compagnie!  Quoi  de  plus  utile  qu'un  ensei- 


RÉPONSE  À  M.  SAINT-MARC  GIRARDIN.  6l 

gnement  littéraire,  docte,  large,  désintéressé,  digne  d'un  grand  corps  comme 
l'institut  et  d'un  grand  peuple  comme  la  France,  sujet  d'étude  pour  les 
intelligences  neuves,  sujet  de  méditation  pour  les  talents  faits  et  les  esprits 
mûrs  !  Quoi  de  plus  fécond  que  des  leçons  pareilles  qui  seraient  composées 
de  sagesse  autant  que  de  science,  qui  apprendraient  tout  aux  jeunes  gens, 
et  quelque  chose  aux  vieillards  ! 

Ce  n'est  pas  une  médiocre  fonction,  monsieur,  que  de  porter  le  poids 
d'un  grand  enseignement  public  dans  cette  mémorable  et  illustre  époque, 
où  de  toutes  parts  l'esprit  humain  se  renouvelle.  A  une  génération  de  soldats 
ce  siècle  a  vu  succéder  une  génération  d'écrivains.  Il  a  commencé  par  les 
victoires  de  l'épée,  il  continue  par  les  victoires  de  la  pensée.  Grand  spec- 
tacle! À  tout  prendre,  en  jugeant  d'un  point  de  vue  élevé  l'immense  travail 
qui  s'opère  de  tous  côtés,  toutes  critiques  faites,  toutes  restrictions  admises, 
dans  le  temps  où  nous  sommes,  ce  qui  est  au  fond  des  intelligences  est  bon. 
Tous  font  leur  tâche  et  leur  devoir,  l'industriel  comme  le  lettré,  l'homme 
de  presse  comme  l'homme  de  tribune,  tous,  depuis  l'humble  ouvrier,  bien- 
veillant et  laborieux,  qui  se  lève  avant  le  jour  dans  sa  ceUule  obscure,  qui 
accepte  la  société  et  qui  la  sert,  quoique  placé  en  bas,  jusqu'au  roi,  sage 
couronné,  qui  du  haut  de  son  trône  laisse  tomber  sur  toutes  les  nations  les 
graves  et  saintes  paroles  de  la  concorde  universelle  ! 

A  une  époque  aussi  sérieuse,  il  faut  de  sérieux  conseils.  Quoiqu'il  soit 
presque  téméraire  d'entreprendre  une  pareille  tâche,  permettez-moi,  mon- 
sieur, à  moi  qui  n'ai  jamais  eu  le  bonheur  d'être  du  nombre  de  vos  audi- 
teurs, et  qui  le  regrette,  de  me  représenter,  tel  qu'il  doit  être,  tel  qu'il  est 
sans  nul  doute,  et  d'essayer  de  faire  parler  un  moment  en  votre  présence, 
ainsi  que  je  le  comprendrais,  du  moins  à  son  point  de  départ,  ce  haut  en- 
seignement de  l'état,  toujours  recueilli,  j'insiste  sur  ce  point,  comme  une 
leçon  par  la  foule  studieuse  et  par  les  jeunes  générations,  parfois  même 
méritant  l'insigne  honneur  d'être  accepté  comme  un  avertissement  par 
l'érudit,  par  le  savant,  par  le  publiciste,  par  le  talent  qui  fertilise  le  vieux 
sillon  littéraire,  même  par  ces  hommes  éminents  et  solitaires  qui  dominent 
toute  une  époque,  appuyés  à  la  fois  sur  l'idée  dont  Dieu  a  composé  leur 
siècle  et  sur  l'idée  dont  Dieu  a  composé  leur  esprit. 

Lettrés!  vous  êtes  l'élite  des  générations,  l'intelligence  des  multitudes 
résumées  en  quelques  hommes,  la  tête  même  de  la  nation.  Vous  êtes  les 
instruments  vivants,  les  chefs  visibles  d'un  pouvoir  spirituel  redoutable  et 
libre.  Pour  n'oublier  jamais  quelle  est  votre  responsabilité,  n'oubliez  jamais 
quelle  est  votre  influence.  Regardez  vos  aïeux,  et  ce  qu'ils  ont  faitj  car  vous 
avez  pour  ancêtres  tous  les  génies  qui  depuis  trois  mille  ans  ont  guidé  ou 
égaré,  éclairé  ou  troublé  le  genre  humain.  Ce  qui  se  dégage  de  tous  leurs 


62       AVANT  L'EXIL.  —  ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

travaux,  ce  qui  résulte  de  toutes  leurs  épreuves,  ce  qui  sort  de  toutes  leurs 
œuvres,  c'est  l'idée  de  leur  puissance.  Homère  a  fait  plus  qu'Achille,  il  a  fait 
Alexandre  j  Virgile  a  calmé  l'Italie  après  les  guerres  civiles  j  Dante  l'a  agitée  j 
Lucain  était  l'insomnie  de  Néron;  Tacite  a  fait  de  Caprée  le  pilori  de 
Tibère.  Au  moyen-âge,  qui  était,  après  Jésus-Christ,  la  loi  des  intelligences.'* 
Aristote.  Cervantes  a  détruit  la  chevalerie;  Molière  a  corrigé  la  noblesse  par 
la  bourgeoisie,  et  la  bourgeoisie  par  la  noblesse;  Corneille  a  versé  de  l'esprit 
romain  dans  l'esprit  français;  Racine,  qui  pourtant  est  mort  d'un  regard  de 
Louis  XIV,  a  fait  descendre  Louis  XIV  du  théâtre;  on  demandait  au  grand 
Frédéric  quel  roi  il  craignait  en  Europe,  il  répondit  :  Le  roi  IJoltaire.  Les 
lettrés  du  xvin'' siècle ,  Voltaire  en  tête,  ont  battu  en  brèche  et  jeté  bas  la 
société  ancienne;  les  lettrés  du  xix*  siècle  peuvent  consolider  ou  ébranler  la 
nouvelle.  Que  vous  dirai-je  enfin .?  le  premier  de  tous  les  livres  et  de  tous  les 
codes,  la  Bible,  est  un  poëme.  Partout  et  toujours  ces  grands  rêveurs  qu'on 
nomme  les  penseurs  et  les  poètes  se  mêlent  à  la  vie  universelle,  et,  pour 
ainsi  parler,  à  la  respiration  même  de  l'humanité.  La  pensée  n'est  qu'un 
souffle,  mais  ce  souffle  remue  le  monde. 

Que  les  écrivains  donc  se  prennent  au  sérieux.  Dans  leur  action  publique, 
qu'ils  soient  graves,  modérés,  indépendants  et  dignes.  Dans  leur  action  litté- 
raire, dans  les  libres  caprices  de  leur  inspiration,  qu'ils  respectent  toujours 
les  lois  radicales  de  la  langue  qui  est  l'expression  du  vrai,  et  du  style  qui  est 
la  forme  du  beau.  En  l'état  où  sont  aujourd'hui  les  esprits,  le  lettré  doit  sa 
sympathie  à  tous  les  malaises  individuels,  sa  pensée  à  tous  les  problèmes 
sociaux,  son  respect  à  toutes  les  énigmes  religieuses.  Il  appartient  à  ceux  qui 
souffrent,  à  ceux  qui  errent,  à  ceux  qui  cherchent.  Il  faut  qu'il  laisse  aux 
uns  un  conseil,  aux  autres  une  solution,  à  tous  une  parole.  S'il  est  fort,  qu'il 
pèse  et  qu'il  juge;  s'il  est  plus  fort  encore,  qu'il  examine  et  qu'il  enseigne; 
s'il  est  le  plus  grand  de  tous,  qu'il  console.  Selon  ce  que  vaut  l'écrivain,  la 
table  où  il  s'accoude,  et  d'où  il  parle  aux  intelligences,  est  quelquefois  un 
tribunal,  quelquefois  une  chaire.  Le  talent  est  une  magistrature;  le  génie 
est  un  sacerdoce. 

Écrivains  qui  voulez  être  dignes  de  ce  noble  titre  et  de  cette  fonction 
sévère,  augmentez  chaque  jour,  s'il  vous  est  possible,  la  gravité  de  votre 
raison;  descendez  dans  les  entrailles  de  toutes  les  grandes  questions  humaines; 
posez  sur  votre  pensée,  comme  des  fardeaux  sublimes,  l'art,  l'histoire,  la 
science,  la  philosophie.  C'est  beau,  c'est  louable,  et  c'est  utile.  En  devenant 
plus  grands,  vous  devenez  meilleurs.  Par  une  sorte  de  double  travail  divin 
et  mystérieux,  il  se  trouve  qu'en  améliorant  en  vous  ce  qui  pense,  vous 
améliorez  aussi  ce  qui  aime. 

La  hauteur  des  sentiments  est  en  raison  directe  de  la  profondeur  de  l'in- 


RÉPONSE  A  M.  SAINT-MARC  GIRARDIN.  63 

tclligence.  Le  cœur  et  l'esprit  sont  les  deux  plateaux  d'une  balance.  Plongez 
l'esprit  dans  l'étude,  vous  élevez  le  cœur  dans  les  cieux. 

Vivez  dans  la  méditation  du  beau  moral,  et,  par  la  secrète  puissance  de 
transformation  qui  est  dans  votre  cerveau,  faites-en,  pour  les  yeux  de  tous, 
le  beau  poétique  et  littéraire,  cette  chose  rayonnante  et  splendide.  N'en- 
tendez pas  ces  mots,  le  beau  moral,  dans  le  sens  étroit  et  petit,  comme  les 
interprète  la  pédanterie  scolastique  ou  la  pédanterie  dévote j  entendez-les 
grandement,  comme  les  entendaient  Shakespeare  et  Molière,  ces  génies  si 
libres  à  la  surface,  au  fond  si  austères. 

Encore  un  mot,  et  j'ai  fini. 

Soit  que  sur  le  théâtre  vous  rendiez  visible,  pour  l'enseignement  de  la 
foule,  la  triple  lutte,  tantôt  ridicule,  tantôt  terrible,  des  caractères,  des  pas- 
sions et  des  événements}  soit  que  dans  l'histoire  vous  cherchiez,  glaneur 
attentif  et  courbé,  quelle  est  l'idée  qui  germe  sous  chaque  fait}  soit  que, 
par  la  poésie  pure,  vous  répandiez  votre  âme  dans  toutes  les  âmes  pour 
sentir  ensuite  tous  les  cœurs  se  verser  dans  votre  cœur  j  quoi  que  vous  fassiez, 
quoi  que  vous  disiez,  rapportez  tout  à  Dieu.  Que  dans  votre  intelligence, 
ainsi  que  dans  la  création,  tout  commence  à  Dieu,  ab  Jove.  Croyez  en  lui 
comme  les  femmes  et  comme  les  enfants.  Faites  de  cette  grande  foi  toute 
simple  le  fond  et  comme  le  sol  de  toutes  vos  œuvres.  Qu'on  les  sente  marcher 
fermement  sur  ce  terrain  solide.  C'est  Dieu ,  Dieu  seul  !  qui  donne  au  génie 
ces  profondes  lueurs  du  vrai  qui  nous  éblouissent.  Sachez-le  bien,  penseurs! 
depuis  quatre  mille  ans  qu'elle  rêve,  la  sagesse  humaine  n'a  rien  trouvé  hors 
de  lui.  Parce  que,  dans  le  sombre  et  inextricable  réseau  des  philosophies 
inventées  par  l'homme,  vous  voyez  rayonner  çà  et  là  quelques  vérités  éter- 
nelles, gardez-vous  d'en  conclure  qu'elles  ont  même  origine,  et  que  ces 
vérités  sont  nées  de  ces  philosophies.  Ce  serait  l'erreur  de  gens  qui  aperce- 
vraient les  étoiles  à  travers  des  arbres,  et  qui  s'imagineraient  que  ce  sont  là 
les  fleurs  de  ces  noirs  rameaux. 


64      AVANT  L'EXIL.  —  ACADEMIE  FRANÇAISE. 


REPONSE   DE  M.    VICTOR  HUGO 

DIRECTEUR  DE  L* ACADÉMIE  FRANÇAISE 

AU   DISCOURS  DE  M.  SAINTE-BEUVE. 

27  février  1845. 

Monsieur, 

Vous  venez  de  rappeler  avec  de  dignes  paroles  un  jour  que  n'oubliera 
aucun  de  ceux  qui  l'ont  vu.  Jamais  regrets  publics  ne  furent  plus  vrais  et 
plus  unanimes  que  ceux  qui  accompagnèrent  jusqu'à  sa  dernière  demeure 
le  poëte  éminent  dont,  vous  venez  aujourd'hui  occuper  la  place.  Il  faut  avoir 
bien  vécu,  il  faut  avoir  bien  accompli  son  œuvre  et  bien  rempli  sa  tâche 
pour  être  pleuré  ainsi.  Ce  serait  une  chose  grande  et  morale  que  de  rendre 
à  jamais  présentes  à  tous  les  esprits  ces  graves  et  touchantes  funérailles.  Beau 
et  consolant  spectacle,  en  effet!  cette  foule  qui  encombrait  les  rues,  aussi 
nombreuse  qu'un  jour  de  calamité  publique}  l'affliction  royale  manifestée 
en  même  temps  que  l'attendrissement  populaire}  toutes  les  têtes  nues  sur  le 
passage  du  poëte,  malgré  le  ciel  pluvieux,  malgré  la  froide  journée  d'hiver } 
la  douleur  partout,  le  respect  partout}  le  nom  d'un  seul  homme  dans  toutes 
les  bouches,  le  deuil  d'une  seule  famille  dans  tous  les  cœurs! 

C'est  qu'il  nous  était  cher  à  tous  !  c'est  qu'il  y  avait  dans  son  talent  cette 
dignité  sérieuse,  c'est  qu'il  y  avait  dans  ses  œuvres  cette  empreinte  de  médi- 
tation sévère  qui  appelle  la  sympathie ,  et  qui  frappe  de  respect  quiconque  a 
une  conscience,  depuis  l'homme  du  peuple  jusqu'à  l'homme  de  lettres, 
depuis  l'ouvrier  jusqu'au  penseur,  cet  autre  ouvrier!  C'est  que  tous,  nous  qui 
étions  enfants  lorsque  M.  Delavigne  était  homme,  nous  qui  étions  obscurs 
lorsqu'il  était  célèbre,  nous  qui  luttions  lorsqu'on  le  couronnait,  quelle  que 
fût  l'école,  quel  que  fût  le  parti,  quel  que  fût  le  drapeau,  nous  l'estimions 
et  nous  l'aimions!  C'est  que,  depuis  ses  premiers  jours  jusqu'aux  derniers, 
sentant  qu'il  honorait  les  lettres,  nous  avions,  même  en  restant  fidèles*  à 
d'autres  idées  que  les  siennes,  applaudi  du  fond  du  cœur  à  tous  ses  pas  dans 
sa  radieuse  carrière,  et  que  nous  l'avions  suivi  de  triomphe  en  triomphe  avec 
cette  joie  profonde  qu'éprouve  toute  âme  élevée  et  honnête  à  voir  le  talent 
monter  au  succès  et  le  génie  monter  à  la  gloire  ! 


RÉPONSE  À  M.  SAINTE-BEUVE.  65 

Vdus  avez  apprécié ,  monsieur,  selon  la  variété  d'aperçus  et  l'excellent  tout 
d'esprit  qui  vous  est  propre,  cette  riche  nature,  ce  rare  et  beau  talent.  Per- 
mettez-moi de  le  glorifier  à  mon  tour,  quoiqu'il  soit  dangereux  d'en  parler 
après  vous. 

Dans  M.  Casimir  Delavigne  il  y  avait  deux  poètes,  le  poëte  lyrique  et  le 
poëte  dramatique.  Ces  deux  formes  du  même  esprit  se  complétaient  l'une 
par  l'autre.  Dans  tous  ses  poëmes,  dans  toutes  ses  messéniennes,  il  y  a  de 
petits  drames j  dans  ses  tragédies,  comme  chez  tous  les  grands  poètes  drama- 
tiques, on  sent  à  chaque  instant  passer  le  souffle  lyrique.  Disons-le  à  cette 
occasion,  ce  côté  par  lequel  le  drame  est  lyrique,  c'est  tout  simplement  le 
côté  par  lequel  il  est  humain.  C'est,  en  présence  des  fatalités  qui  viennent 
d'en  haut,  l'amour  qui  se  plaint,  la  terreur  qui  se  récrie,  la  haine  qui  blas- 
phème, la  pitié  qui  pleure,  l'ambition  qui  aspire,  la  virilité  qui  lutte,  la 
jeunesse  qui  rêve,  la  vieillesse  qui  se  résigne  $  c'est  le  moi  de  chaque  person- 
nage qui  parle.  Or,  je  le  répète,  c'est  là  le  côté  humain  du  drame.  Les  évé- 
nements sont  dans  la  main  de  Dieuj  les  sentiments  et  les  passions  sont  dans 
le  cœur  de  l'homme.  Dieu  frappe  le  coup,  l'homme  pousse  le  cri.  Au 
théâtre ,  c'est  le  cri  surtout  que  nous  voulons  entendre.  Cri  humain  et  profond 
qui  émeut  une  foule  comme  une  seule  âmej  douloureux  dans  Molière  quand 
il  se  fait  jour  à  travers  les  rires,  terrible  dans  Shakespeare  quand  il  sort  du 
milieu  des  catastrophes  ! 

Nul  ne  saurait  calculer  ce  que  peut,  sur  la  multitude  assemblée  et  palpi- 
tante, ce  cri  de  l'homme  qui  souffre  sous  la  destinée.  Extraire  une  leçon 
utile  de  cette  émotion  poignante ,  c'est  le  devoir  rigoureux  du  poëte.  Cette 
première  loi  de  la  scène,  M.  Casimir  Delavigne  l'avait  comprise  ou,  pour 
mieux  dire,  il  l'avait  trouvée  en  lui-même.  Nous  devenons  artistes  ou  poètes 
par  les  choses  que  nous  trouvons  en  nous.  M.  Delavigne  était  du  nombre 
de  ces  hommes  vrais  et  probes,  qui  savent  que  leur  pensée  peut  faire  le  mal 
ou  le  bien,  qui  sont  fiers  parce  qu'ils  se  sentent  libres,  et  sérieux  parce  qu'ils 
se  sentent  responsables.  Partout,  dans  les  treize  pièces  qu'il  a  données  au 
théâtre,  on  sent  le  respect  profond  de  son  art  et  le  sentiment  profond  de  sa 
mission.  Il  sait  que  tout  lecteur  commente,  et  que  tout  spectateur  interprète} 
il  sait  que,  lorsqu'un  poëte  est  universel,  illustre  et  populaire,  beaucoup 
d'hommes  en  portent  au  fond  de  leur  pensée  un  exemplaire  qu'ils  traduisent 
dans  les  conseils  de  leur  conscience  et  dans  les  actions  de  leur  vie.  Aussi  lui, 
le  poëte  intègre  et  attentif,  il  tire.de  chaque  chose  un  enseignement  et  une 
explication.  Il  donne  un  sens  philosophique  et  moral  à  la  fantaisie,  dans  la 
Princesse  Aurélie  et  le  Conseiller  rapporteur;  à  l'observation ,  dans  les  Comédiens; 
aux  récits  légendaires,  dans  h  Fille  du  Cid;  aux  faits  historiques,  dans  les 
IJêpres  siciliennes,  dans  Louis  XI,  dans  les  Ejifants  d'Edouard,  dans  Don  Juan 

ACTES   ET   PAS.OI.es.   —   I.  ) 

nmiaiBn  unauu. 


66      AVANT  L'EXIL.  —  ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

d'Autriche,  dans  la  Famille  au  temps  de  Luther.  Dans  le  Paria,  il  conseille  les 
castes  j  dans  la  Popularité,  il  conseille  le  peuple.  Frappé  de  tout  ce  que  l'âge 
peut  amener  de  disproportion  et  de  périls  dans  la  lutte  de  l'homme  avec  la 
vie,  de  l'âme  avec  les  passions,  préoccupé  un  jour  du  côté  ridicule  des 
choses  et  le  lendemain   de  leur  côté  terrible,  il  fit  deux  fois  l'École  des 

r 

UieiUards-,  la  première  fois  il  l'appela  l'Ecole  des  'ZJieillards,  la  seconde  fois  il 
l'intitula  Marina  Faliero. 

Je  n'analyse  pas  ces  compositions  excellentes,  je  les  cite.  À  quoi  bon  ana- 
lyser ce  que  tous  ont  lu  et  applaudi  r  Énumérer  simplement  ces  titres  glo- 
rieux, c'est  rappeler  à  tous  les  esprits  de  beaux  ouvrages  et  à  toutes  les 
mémoires  de  grands  triomphes. 

Quoique  la  faculté  du  beau  et  de  l'idéal  fut  développée  à  un  rare  degré 
chez  M.  Delavigne,  l'essor  de  la  grande  ambition  littéraire,  en  ce  qu'il  peut 
avoir  parfois  de  téméraire  et  de  suprême,  était  arrêté  en  lui  et  comme  limité 
par  une  sorte  de  réserve  naturelle,  qu'on  peut  louer  ou  blâmer,  selon  qu'on 
préfère  dans  les  productions  de  l'esprit  le  goût  qui  circonscrit  ou  le  génie  qui 
entreprend,  mais  qui  était  une  qualité  aimable  et  gracieuse,  et  qui  se  tradui- 
sait en  modestie  dans  son  caractère  et  en  prudence  dans  ses  ouvrages.  Son 
style  avait  toutes  les  perfections  de  son  esprit,  l'élévation,  la  précision,  la 
maturité,  la  dignité,  l'élégance  habituelle,  et,  par  instants,  la  grâce,  la  clarté 
continue,  et,  par  moments,  l'éclat.  Sa  vie  était  mieux  que  la  vie  d'un  philo- 
sophe, c'était  la  vie  d'un  sage.  Il  avait,  pour  ainsi  dire,  tracé  un  cercle 
autour  de  sa  destinée,  comme  il  en  avait  tracé  un  autour  de  son  inspiration. 
Il  vivait  comme  il  pensait,  abrité.  Il  aimait  son  champ,  son  jardin,  sa  mai- 
son, sa  retraite}  le  soleil  d'avril  sur  ses  roses,  le  soleil  d'août  sur  ses  treilles. 
Il  tenait  sans  cesse  près  de  son  cœur,  comme  pour  le  réchauffer,  sa  famiUe, 
son  enfant,  ses  frères,  quelques  amis.  Il  avait  ce  goût  charmant  de  l'obscurité 
qui  est  la  soif  de  ceux  qui  sont  célèbres.  Il  composait  dans  la  solitude  ces 
poëmes  qui  plus  tard  remuaient  la  foule.  Aussi  tous  ses  ouvrages,  tragédies, 
comédies,  messéniennes,  éclos  dans  tant  de  calme,  couronnés  de  tant  de 
succès,  conservent-ils  toujours,  pour  qui  les  lit  avec  attention,  je  ne  sais 
quelle  fraîcheur  d'ombre  et  de  silence  qui  les  suit  même  dans  la  lumière  et 
dans  le  bruit.  Appartenant  à  tous  et  se  réservant  pour  quelques-uns,  il  par- 
tageait son  existence  entre  son  pays ,  auquel  il  dédiait  toute  son  intelligence , 
et  sa  famille,  à  laquelle  il  donnait  toute  son  âme.  C'est  ainsi  qu'il  a  obtenu 
la  double  palme,  l'une  bien  éclatante,  l'autre  bien  douce j  comme  poète,  la 
renommée,  comme  homme,  le  bonheur. 

Cette  vie  pourtant,  si  sereine  au  dedans,  si  brillante  au  dehors,  ne  fut  ni 
sans  épreuves,  ni  sans  traverses.  Tout  jeune  encore,  M.  Casimir  Delavigne 
eut  à  lutter  par  le  travail  contre  la  gêne.  Ses  premières  années  furent  rudes 


RÉPONSE  À  M.  SAINTE-BEUVE.  67 

et  sévères.  Plus  tard  son  talent  lui  fit  des  amis,  son  succès  lui  fit  un  public, 
son  caractère  lui  fit  une  autorité.  Par  la  hauteur  de  son  esprit,  il  était,  dès  sa 
jeunesse  même,  au  niveau  des  plus  illustres  amitiés.  Deux  hommes  éminents, 
vous  l'avez  dit,  monsieur,  le  recherchèrent  et  eurent  la  joie,  qui  est  aujour- 
d'hui une  gloire,  de  l'aider  et  de  le  servir,  M.  Français  de  Nantes  sous  l'em- 
pire, M.  Pasquier  sous  la  restauration.  Il  put  ainsi  se  livrer  paisiblement  à  ses 
travaux,  sans  inquiétude,  sans  trop  de  souci  de  la  vie  matérielle,  heureux, 
admiré,  entouré  de  l'affection  publique,  et,  en  particulier,  de  l'affection 
populaire.  Un  jour  arriva  cependant  où  une  injuste  et  impolitique  défaveur 
vint  frapper  ce  poëte  dont  le  nom  européen  faisait  tant  d'honneur  à  la 
France  j  il  fut  alors  noblement  recueilli  et  soutenu  par  le  prince  dont  Napo- 
léon a  dit  :  L<f  Duc  d'Orléans  eH  toujours  reBè  national;  grand  et  juste  esprit  qui 
comprenait  dès  lors  comme  prince,  et  qui  depuis  a  reconnu  comme  roi,  que 
la  pensée  est  une  puissance  et  que  le  talent  est  une  liberté. 

Quand  la  méditation  se  fixe  sur  M.  Casimir  Delavigne,  quand  on  étudie 
attentivement  cette  heureuse  nature,  on  est  frappé  du  rapport  étroit  et 
intime  qui  existe  entre  la  qualité  propre  de  son  esprit,  qui  était  la  clarté,  et 
le  principal  trait  de  son  caractère,  qui  était  la  douceur.  La  douceur,  en  effet, 
est  une  clarté  de  l'âme  qui  se  répand  sur  les  actions  de  la  vie.  Chez  M.  Dela- 
vigne, cette  douceur  ne  s'est  jamais  démentie.  Il  était  doux  à  toute  chose,  à 
la  vie,  au  succès,  à  la  souffrance}  doux  à  ses  amis,  doux  à  ses  ennemis.  En 
butte,  surtout  dans  ses  dernières  années,  à  de  violentes  critiques,  à  un  aéni- 
grement  amer  et  passionné,  il  semblait,  c'est  son  frère  qui  nous  l'apprend 
dans  une  intéressante  biographie,  il  semblait  ne  pas  s'en  douter.  Sa  sérénité 
n'en  était  pas  altérée  un  instant.  Il  avait  toujours  le  même  calme,  la  même 
expansion,  la  même  bienveillance,  le  même  sourire.  Le  noble  poëte  avait 
cette  candide  ignorance  de  la  haine  qui  est  propre  aux  âmes  délicates  et 
fières.  Il  savait  d'ailleurs  que  tout  ce  qui  est  bon,  grand,  fécond,  élevé,  utile, 
est  nécessairement  attaqué}  et  il  se  souvenait  du  proverbe  arabe  :  On  ne  jette 
de  pierres  qu'aux  arbres  chargés  de  fruits  d'or. 

Tel  était,  monsieur,  l'homme  justement  admiré  que  vous  remplacez  dans 
cette  compagnie. 

Succéder  à  un  poëte  que  toute  une  nation  regrette  quand  cette  nation 
s'appelle  la  France  et  quand  ce  poëte  s'appelle  Casimir  Delavigne ,  c'est  plus 
qu'un  honneur  qu'on  accepte,  c'est  un  engagement  qu'on  prend.  Grave 
engagement  envers  la  littérature,  envers  la  renommée,  envers  le  pays! 
Cependant,  monsieur,  j'ai  hâte  de  rassurer  votre  modestie.  L'académie  peut 
le  proclamer  hautement,  et  je  suis  heureux  de  le  dire  en  son  nom,  et  le  sen- 
timent de  tous  sera  ici  pleinement  d'accord  avec  elle,  en  vous  appelant  dans 
son  sein,  elle  a  fait  un  utile  et  excellent  choix.  Peu  d'hommes  ont  donné 


68      AVANT  L'EXIL.  —  ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

plus  de  gages  que  vous  aux  lettres  et  aux  graves  labeurs  de  rintelligence. 
Poëte,  dans  ce  siècle  où  la  poésie  est  si  haute,  si  puissante  et  si  féconde, 
entre  la  messénienne  épique  et  l'élégie  lyrique,  entre  Casimir  Delavigne  qui 
est  si  noble  et  Lamartine  qui  est  si  grand,  vous  avez  su  dans  le  demi-jour 
découvrir  un  sentier  qui  est  le  vôtre  "et  créer  une  élégie  qui  est  vous-même. 
Vous  avez  donné  à  certains  épanchements  de  l'âme  un  accent  nouveau. 
Votre  vers,  presque  toujours  douloureux,  souvent  profond,  va  chercher  tous 
ceux  qui  souffrent,  quels  qu'ils  soient,  honorés  ou  déchus,  bons  ou  méchants. 
Pour  arriver  jusqu'à  eux,  votre  pensée  se  voile,  car  vous  ne  voulez  pas  trou- 
bler l'ombre  où  vous  allez  les  trouver.  Vous  savez,  vous  poëte,  que  ceux  qui 
souffrent  se  retirent  et  se  cachent  avec  je  ne  sais  quel  sentiment  farouche  et 
inquiet  qui  est  de  la  honte  dans  les  âmes  tombées  et  de  la  pudeur  dans  les 
âmes  pures.  Vous  le  savez,  et,  pour  être  un  des  leurs,  vous  vous  enveloppez 
comme  eux.  De  là,  une  poésie  pénétrante  et  timide  à  la  fois,  qui  touche 
discrètement  les  fibres  mystérieuses  du  cœur.  Comme  biographe,  vous  avez, 
dans  vos  Portraits  de  femmes,  mêlé  le  charme  à  l'érudition,  et  laissé  entrevoir 
un  moraliste  qui  égale  parfois  la  délicatesse  de  Vauvenargues  et  ne  rappelle 
jamais  la  cruauté  de  La  Rochefoucauld.  Comme  romancier,  vous  avez  sondé 
des  côtés  inconnus  de  la  vie  possible ,  et  dans  vos  analyses  patientes  et  neuves 
on  sent  toujours  cette  force  secrète  qui  se  cache  dans  la  grâce  de  votre  talent. 
Comme  philosophe  vous  avez  confronté  tous  les  systèmes j  comme  critique, 
vous  avez  étudié  toutes  les  littératures.  Un  jour  vous  compléterez  et  vous 
couronnerez  ces  derniers  travaux  qu'on  ne  peut  juger  aujourd'hui,  parce  que, 
dans  votre  esprit  même,  ils  sont  encore  inachevés,  vous  constaterez,  du  même 
coup  d'oeil,  comme  conclusion  définitive,  que,  s'il  y  a  toujours,  au  fond  de 
tous  les  systèmes  philosophiques,  quelque  chose  d'humain,  c'est-à-dire  de 
vague  et  d'indécis,  en  même  temps  il  y  a  toujours  dans  l'art,  quel  que 
soit  le  siècle,  quelle  que  soit  la  forme,  quelque  chose  de  divin,  c'est- 
à-dire  de  certain  et  d'absolu j  de  sorte  que,  tandis  que  l'étude  de  toutes  les 
philosophies  mène  au  doute,  l'étude  de  toutes  les  poésies  conduit  à  l'enthou- 
siasme. 

Par  vos  recherches  sur  la  langue ,  par  la  souplesse  et  la  variété  de  votre 
esprit,  par  la  vivacité  de  vos  idées  toujours  fines,  souvent  fécondes,  par  ce 
mélange  d'érudition  et  d'imagination  qui  fait  qu'en  vous  le  poëte  ne  dispa- 
ra t  jamais  tout  à  fait  sous  le  critique,  et  le  critique  ne  dépouille  jamais 
entièrement  le  poëte,  vous  rappelez  à  l'académie  un  de  ses  membres  les  plus 
regrettés,  ce  bon  et  charmant  Nodier,  qui  était  si  supérieur  et  si  doux.  Vous 
lui  ressemblez  par  le  côté  ingénieux,  comme  lui-même  ressemblait  à  d'autres 
grands  esprits  par  le  côté  insouciant.  Nodier  nous  rendait  quelque  chose  de 
La  Fontaine}  vous  nous  rendrez  quelque  chose  de  Nodier. 


RÉPONSE  À  M.  SAINTE-BEUVE.  69 

Il  était  impossible,  monsieur,  que,  par  la  nature  de  vos  travaux  et  la 
pente  de  votre  talent  enclin  surtout  à  la  curiosité  biographique  et  littéraire, 
vous  n'en  vinssiez  pas  à  arrêter  quelque  jour  vos  regards  sur  deux  groupes 
célèbres  de  grands  esprits  qui  donnent  au  dix-septième  siècle  ses  deux  aspects 
les  plus  originaux,  l'hôtel  de  Rambouillet  et  Port-Royal.  L'un  a  ouvert  le 
dix-septième  siècle,  l'autre  l'a  accompagné  et  fermé.  L'un  a  introduit  l'ima- 
gination dans  la  langue,  l'autre  y  a  introduit  l'austérité.  Tous  deux,  placés 
pour  ainsi  dire  aux  extrémités  opposées  de  la  pensée  humaine,  ont  répandu 
une  lumière  diverse.  Leurs  influences  se  sont  combattues  heureusement,  et 
combinées  plus  heureusement  encore  j  et  dans  certains  chefs-d'œuvre  de  notre 
littérature,  placés  en  quelque  sorte  à  égale  distance  de  l'un  et  de  l'autre,  dans 
quelques  ouvrages  immortels  qui  satisfont  tout  ensemble  l'esprit  dans  son 
besoin  d'imagination  et  l'âme  dans  son  besoin  de  gravité,  on  voit  se  mêler 
et  se  confondre  leur  double  rayonnement. 

De  ces  deux  grands  faits  qui  caractérisent  une  époque  illustre  et  qui  ont  si 
puissamment  agi  en  France  sur  les  lettres  et  sur  les  mœurs,  le  premier, 
l'hôtel  de  Rambouillet,  a  obtenu  de  vous,  çà  et  là,  quelques  coups  de  pin- 
ceau vifs  et  spirituels}  le  second,  Port-Royal,  a  éveillé  et  fixé  votre  attention. 
Vous  lui  avez  consacré  un  excellent  livre,  qui,  bien  que  non  terminé,  est 
sans  contredit  le  plus  important  de  vos  ouvrages.  Vous  avez  bien  fait,  mon- 
sieur. C'est  un  digne  sujet  de  méditation  et  d'étude  que  cette  grave  famille 
de  solitaires  qui  a  traversé  le  dix-septième  siècle,  persécutée  et  honorée, 
admirée  et  haïe,  recherchée  par  les  grands  et  poursuivie  par  les  puissants, 
trouvant  moyen  d'extraire  de  sa  faiblesse  et  de  son  isolement  même  je  ne 
sais  quelle  imposante  et  inexplicable  autorité,  et  faisant  servir  les  grandeurs 
de  l'intelligence  à  l'agrandissement  de  la  foi.  Nicole,  Lancelot,  Lemaistre, 
Sacy,  Tillemont,  les  Arnauld,  Pascal,  gloires  tranquilles,  noms  vénérables, 
parmi  lesquels  brillent  chastement  trois  femmes,  anges  austères,  qui  ont  dans 
la  sainteté  cette  majesté  que  les  femmes  romaines  avaient  dans  l'héroïsme  ! 
Belle  et  savante  école  qui  substituait,  comme  maître  et  docteur  de  l'intelli- 
gence, saint- Augustin  à  Aristote,  qui  conquit  la  duchesse  de  Longueville, 
qui  forma  le  président  de  Harlay,  qui  convertit  Turenne,  et  qui  avait  puisé 
tout  ensemble  dans  saint-François  de  Sales  l'extrême  douceur  et  dans  l'abbé 
de  Saint-Cyran  l'extrême  sévérité.  À  vrai  dire,  et  qui  le  sait  mieux  que 
vous,  monsieur  (car  dans  tout  ce  que  je  dis  en  ce  moment,  j'ai  votre  livre 
présent  à  l'esprit)  ?  l'œuvre  de  Port-Royal  ne  fut  littéraire  que  par  occasion, 
et  de  côté,  pour  ainsi  parler j  le  véritable  but  de  ces  penseurs  attristés  et 
rigides  était  purement  religieux.  Resserrer  le  lien  de  l'église  au  dedans  et  à 
l'extérieur  par  plus  de  discipline  chez  le  prêtre  et  plus  de  croyance  chez  le 
fidèle }  réformer  Rome  en  lui  obéissant}  faire  à  l'intérieur  et  avec  amour  ce 


JO      AVANT  L'EXIL.  —  ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

que  Luther  avait  tenté  au  dehors  et  avec  colère  5  créer  en  France,  entre  le  peuple 
souffrant  et  ignorant  et  la  noblesse  voluptueuse  et  corrompue,  une  classe  inter- 
médiaire, saine,  stoïque  et  forte,  une  haute  bourgeoisie  intelligente  et  chrétiennej 
fonder  une  église  modèle  dans  l'église,  une  nation  modèle  dans  la  nation,  telle 
était  l'ambition  secrète ,  tel  était  le  rêve  profond  de  ces  hommes  qui  étaient 
illustres  alors  par  la  tentative  religieuse  et  qui  sont  illustres  aujourd'hui  par  le 
résultat  littéraire.  Et  pour  arriver  à  ce  but,  pour  fonder  la  société  selon  la  foi,  entre 
les  vérités  nécessaires,  la  plus  nécessaire  à  leurs  yeux,  la  plus  lumineuse,  la 
plus  efficace,  celle  que  leur  démontraient  le  plus  invinciblement  leur  croyance 
et  leur  raison,  c'était  l'infirmité  de  l'homme  prouvée  par  la  tache  originelle, 
la  nécessité  d'un  Dieu  rédempteur,  la  divinité  du  Christ.  Tous  leurs  efforts 
se  tournaient  de  ce  côté,  comme  s'ils  devinaient  que  là  était  le  péril.  Ils 
entassaient  livres  sur  livres,  preuves  sur  preuves ,  démonstrations  sur  démons- 
trations. Merveilleux  instinct  de  prescience  qui  n'appartient  qu'aux  sérieux 
esprits!  Comment  ne  pas  insister  sur  ce  point .^^  Ils  bâtissaient  cette  grande 
forteresse  à  la  hâte  comme  s'ils  pressentaient  une  grande  attaque.  On  eût  dit 
que  ces  hommes  du  dix-septième  siècle  prévoyaient  les  hommes  du  dix- 
huitième.  On  eût  dit  que,  penchés  sur  l'avenir,  inquiets  et  attentifs,  sentant 
à  je  ne  sais  quel  ébranlement  sinistre  qu'une  légion  inconnue  était  en  marche 
dans  les  ténèbres,  ils  entendaient  de  loin  venir  dans  l'ombre  la  sombre  et 
tumultueuse  armée  de  l'Encyclopédie,  et  qu'au  milieu  de  cette  rumeur 
obscure  ils  distinguaient  déjà  confusément  la  parole  triste  et  fatale  de  Jean- 
Jacques  et  l'effrayant  éclat  de  rire  de  Voltaire  ! 

On  les  persécutait,  mais  ils  y  songeaient  à  peine.  Ils  étaient  plus  occupés 
des  périls  de  leur  foi  dans  l'avenir  que  des  douleurs  de  leur  communauté 
dans  le  présent.  Ils  ne  demandaient  rien,  ils  ne  voulaient  rien,  ils  n'ambi- 
tionnaient rieni  ils  travaillaient  et  ils  contemplaient.  Ils  vivaient  dans  l'ombre 
du  monde  et  dans  la  clarté  de  l'esprit.  Spectacle  auguste  et  qui  émeut  l'âme 
en  frappant  la  pensée  Tandis  que  Louis  XIV  domptait  l'Europe,  que 
Versailles  émerveillait  Paris,  que  la  cour  applaudissait  Racine,  que  la  ville 
applaudissait  Molière  j  tandis  que  le  siècle  retentissait  d'un  bruit  de  fête  et 
de  victoire;  tandis  que  tous  les  yeux  admiraient  le  grand  roi  et  tous  les 
esprits  le  grand  règne ,  eux ,  ces  rêveurs ,  ces  solitaires ,  promis  à  l'exil ,  à  la 
captivité ,  à  la  mort  obscure  et  lointaine ,  enfermés  dans  un  cloître  dévoué  à 
la  ruine  et  dont  la  charrue  devait  effacer  les  derniers  vestiges,  perdus  dans 
un  désert  à  quelques  pas  de  ce  Versailles,  de  ce  Paris,  de  ce  grand  règne,  de 
ce  grand  roi,  laboureurs  et  penseurs,  cultivant  la  terre,  étudiant  les  textes, 
ignorant  ce  que  faisaient  la  France  et  l'Europe,  cherchant  dans  l'écriture 
sainte  les  preuves  de  la  divinité  de  Jésus,  cherchant  dans  la  création  la  glori- 
fication du  créateur,  l'œil  fixé  uniquement  sur  Dieu,  méditaient  les  livres. 


RÉPONSE  A  M.  SAINTE-BEUVE.  /I 

sacrés  et  la  nature  étemelle,  la  Bible  ouverte  dans  l'église  et  le  soleil  épanoui 
dans  les  cieux  ! 

Leur  passage  n'a  pas  été  inutile.  Vous  l'avez  dit,  monsieur,  dans  le  livre 
remarquable  qu'ils  vous  ont  inspiré,  ils  ont  laissé  leur  trace  dans  la  théologie, 
dans  la  philosophie,  dans  la  langue,  dans  la  littérature,  et,  aujourd'hui 
encore,  Port-Royal  est,  pour  ainsi  dire,  la  lumière  intérieure  et  secrète  de 
quelques  grands  esprits.  Leur  maison  a  été  démolie,  leur  champ  a  été  ravagé, 
leurs  tombes  ont  été  violées,  mais  leur  mémoire  est  sainte,  mais  leurs  idées 
sont  debout,  mais  des  choses  qu'ils  ont  semées,  beaucoup  ont  germé  dans  les 
âmes,  quelques-unes  ont  germé  dans  les  cœurs.  Pourquoi  cette  victoire  à 
travers  ces  calamités r  Pourquoi  ce  triomphe  malgré  cette  persécution?  Ce 
n'est  pas  seulement  parce  qu'ils  étaient  supérieurs,  c'est  aussi,  c'est  surtout 
parce  qu'ils  étaient  sincères!  C'est  qu'ils  croyaient,  c'est  qu'ils  étaient  con- 
vaincus, c'est  qu'ils  allaient  à  leur  but  pleins  d'une  volonté  unique  et  d'une 
foi  profonde.  Après  avoir  lu  et  médité  leur  histoire,  on  serait  tenté  de 
s'écrier  :  —  Qui  que  vous  soyez,  voulez-vous  avoir  de  grandes  idées  et  faire 
de  grandes  choses  r  Croyez  !  ayez  une  foi  !  Ayez  une  foi  religieuse ,  une  foi 
patriotique,  une  foi  littéraire.  Croyez  à  l'humanité,  au  génie,  à  l'avenir,  à 
vous-mêmes.  Sachez  d'où  vous  venez  pour  savoir  où  vous  allez.  La  foi  est 
bonne  et  saine  à  l'esprit.  Il  ne  suffit  pas  de  penser,  il  faut  croire.  C'est  de  foi 
et  de  conviction  que  sont  faites  en  morale  les  actions  saintes  et  en  poésie  les 
idées  sublimes. 

Nous  ne  sommes  plus,  monsieur,  au  temps  de  ces  grands  dévouements 
à  une  pensée  purement  religieuse.  Ce  sont  là  de  ces  enthousiasmes  sur  les- 
quels Voltaire  et  l'ironie  ont  passé.  Mais,  disons -le  bien  haut,  et  ayons 
quelque  fierté  de  ce  qui  nous  reste,  il  y  a  place  encore  dans  nos  âmes  pour 
des  croyances  efficaces,  et  la  flamme  généreuse  n'est  pas  éteinte  en  nous.  Ce 
don,  une  conviction,  constitue  aujourd'hui  comme  autrefois  l'identité  même 
de  l'écrivain.  Le  penseur,  en  ce  siècle,  peut  avoir  aussi  sa  foi  sainte,  sa  foi  utile, 
et  croire,  je  le  répète,  à  la  patrie,  à  l'intelligence,  à  la  poésie,  à  la  liberté. 
Le  sentiment  national,  par  exemple,  n'est-il  pas  à  lui  seul  toute  une  religion .»* 
Telle  heure  peut  sonner  où  la  foi  au  pays,  le  sentiment  patriotique,  profon- 
dément exalté,  fait  tout  à  coup,  d'un  jeune  homme  qui  s'ignorait  lui-même, 
un  Tyrtée,  rallie  d'innombrables  âmes  avec  le  cri  d'une  seule,  et  donne  à  la 
parole  d'un  adolescent  l'étrange  puissance  d'émouvoir  tout  un  peuple. 

Et  à  ce  propos,  puisque  j'y  suis  naturellement  amené  par  mon  sujet, 
permettez-moi,  au  moment  de  terminer,  de  rappeler,  après  vous,  monsieur, 
un  souvenir. 

Il  est  une  époque ,  une  époque  fatale ,  que  n'ont  pu  effacer  de  nos  mé- 
moires quinze  ans  de  luttes  pour  la  liberté,  quinze  ans  de  luttes  pour  la  civi- 


-Jl       AVANT  L'EXIL.  —  ACADEMIE  FRANÇAISE. 

lisation ,  trente  années  d'une  paix  féconde.  C'est  le  moment  où  tomba  celui 
qui  était  si  grand  que  sa  chute  parut  être  la  chute  même  de  la  France.  La 
catastrophe  fut  décisive  et  complète.  En  un  jour  tout  fut  consommé.  La 
Rome  moderne  fut  livrée  aux  hommes  du  nord  comme  l'avait  été  la  Rome 
ancienne;  l'armée  de  l'Europe  entra- dans  la  capitale  du  monde j  les  drapeaux 
de  vingt  nations  flottèrent  déployés  au  milieu  des  fanfares  sur  nos  places 
publiques;  naguère  ils  venaient  aussi  chez  nous,  mais  ils  changeaient  de 
maître  en  route.  Les  chevaux  des  cosaques  broutèrent  l'herbe  des  Tuileries. 
Voilà  ce  que  nos  yeux  ont  vu  !  Ceux  d'entre  nous  qui  étaient  des  hommes 
se  souviennent  de  leur  indignation  profonde;  ceux  d'entre  nous  qui  étaient 
des  enfants  se  souviennent  de  leur  étonnement  douloureux. 

L'humiliation  était  poignante.  La  France  courbait  la  tête  dans  le  sombre 
silence  de  Niobé.  Elle  venait  de  voir  tomber,  à  quatre  journées  de  Paris,  sur 
le  dernier  champ  de  bataille  de  l'empire,  les  vétérans  jusque-là  invincibles 
qui  rappelaient  au  monde  ces  légions  romaines  qu'a  glorifiées  César  et  cette 
infanterie  espagnole  dont  Bossuet  a  parlé.  Ils  étaient  morts  d'une  mort 
sublime,  ces  vaincus  héroïques,  et  nul  n'osait  prononcer  leurs  noms.  Tout 
se  taisait;  pas  un  cri  de  regret;  pas  une  parole  de  consolation.  Il  semblait 
qu'on  eût  peur  du  courage  et  qu'on  eût  honte  de  la  gloire. 

Tout  à  coup,  au  milieu  de  ce  silence,  une  voix  s'éleva,  une  voix  inat- 
tendue, une  voix  inconnue,  parlant  à  toutes  les  âmes  avec  un  accent  sym- 
pathique, pleine  de  foi  pour  la  patrie  et  de  religion  pour  les  héros.  Cette 
voix  honorait  les  vaincus,  et  disait  : 

Parmi  des  tourbillons  de  flamme  et  de  famée , 
O  douleur!  quel  spectacle  à  mes  yeux  vient  s'offrir  ? 
Le  bataillon  sacré ,  seul  devant  une  armée , 
S'arrête  pour  mourir  ! 

Cette  voix  relevait  la  France  abattue,  et  disait  : 

Malheureux  de  ses  maux  et  fier  de  ses  victoires, 
Je  dépose  à  ses  pieds  ma  joie  et  mes  douleurs  j 

J'ai  des  chants  pour  toutes  ses  gloires, 

Des  larmes  pour  tous  ses  malheurs  ! 

Qui  pourrait  dire  l'inexprimable  effet  de  ces  douces  et  fières  paroles .?  Ce 
fut  dans  toutes  les  âmes  un  enthousiasme  électrique  et  puissant,  dans  toutes 
les  bouches  une  acclamation  frémissante  qui  saisit  ces  nobles  strophes  au 
passage  avec  je  ne  sais  quel  mélange  de  colère  et  d'amour,  et  qui  fit  en  un 
jour  d'un  jeune  homme  inconnu  un  poëte  national.  La  France  redressa  la 
tête,  et,  à  dater  de  ce  moment,  en  ce  pays  qui  fait  toujours  marcher  de  front 
sa  grandeur  militaire  et  sa  grandeur  littéraire,  la  renommée  du  poëte  se  rat- 
tacha dans  la  pensée  de  tous  à  la  catastrophe  même,  corrime  pour  la  voiler 


REPONSE  A  M.  SAINTE-BEUVE.  73 

et  l'amoindrir.  Disons-le,  parce  que  c'est  glorieux  à  dire,  le  lendemain  du 
jour  où  la  France  inscrivit  dans  son  histoire  ce  mot  nouveau  et  funèbre, 
Waterloo,  elle  grava  dans  ses  fastes  ce  nom  jeune  et  éclatant,  Casimir Delavi^e. 
Oh  !  que  c'est  là  un  beau  souvenir  pour  le  généreux  poëte ,  et  une  gloire 
digne  d'envie  Quel  homme  de  génie  ne  donnerait  sa  plus  belle  œuvre  pour 
cet  insigne  honneur  d'avoir  fait  battre  alors  d'un  mouvement  de  joie  et 
d'orgueil  le  cœur  de  la  France  accablée  et  désespérée  "^  Aujourd'hui  que  la 
belle  âme  du  poëte  a  disparu  derrière  l'horizon  d'où  elle  nous  envoie  encore 
tant  de  lumière ,  rappelons-nous  avec  attendrissement  son  aube  si  éblouissante 
et  si  pure.  Qu'une  pieuse  reconnaissance  s'attache  à  jamais  à  cette  noble 
poésie  qui  fut  une  noble  action  !  Qu'elle  suive  Casimir  Delavigne ,  et  qu'après 
avoir  fait  une  couronne  à  sa  vie,  elle  fasse  une  auréole  à  son  tombeau! 
Envions-le  et  aimons-le  !  Heureux  le  fils  dont  on  peut  dire  :  Il  a  consolé  sa 
mère  !  Heureux  le  poëte  dont  on  peut  dire  :  Il  a  consolé  la  patrie  ! 


CHAMBRE  DES  PAIRS 
1845-1848. 


I 

LA  POLOGNE(^). 

19  mars  1846. 


Messieurs, 


Je  dirai  très  peu  de  mots.  Je  cède  à  un  sentiment  irrésistible  qui  m'appelle 
à  cette  tribune. 

La  question  qui  se  débat  en  ce  moment  devant  cette  noble  assemblée 
n'est  pas  une  question  ordinaire,  elle  dépasse  la  portée  habituelle  des  ques- 
tions politiques  5  elle  réunit  dans  une  commune  et  universelle  adhésion  les 
dissidences  les  plus  déclarées,  les  opinions  les  plus  contraires j  et  l'on  peut 
dire,  sans  craindre  d'être  démenti,  que  personne  dans  cette  enceinte,  personne, 
n*est  étranger  à  ces  nobles  émotions,  à  ces  profondes  sympathies. 

D'où  vient  ce  sentiment  unanime.'*  Est-ce  que  vous  ne  sentez  pas  tous 
qu'il  y  a  une  certaine  grandeur  dans  la  question  qui  s'agite  P  C'est  la  civilisa- 
tion même  qui  est  compromise,  qui  est  offensée  par  certains  actes  que  nous 

('^  Dans  la  discussion  du  projet  de  loi  relatif  aux  dépenses  secrètes,  M.  de  Montalembert  vint 
plaider  la  cause  de  la  Pologne  et  adjurer  le  gouvernement  de  sortir  de  sa  politique  égoïste. 
M.  Guizot  répondit  que  le  gouvernement  du  roi  persistait  et  persisterait  dans  les  deux  règles  de 
conduite  qu'il  s'était  imposées  :  la  non-intervention  dans  les  affaires  de  Pologne;  les  secours, 
l'asile  oflFert  aux  malheureux  polonais.  «L'opposition,  disait  M.  Guizot,  peut  tenir  le  langage 
qui  lui  plaît;  elle  peut,  sans  rien  faire,  sans  rien  proposer,  donner  à  ses  reproches  toute  l'amer- 
tume, à  ses  espérances  toute  la  latitude  qui  lui  conviennent.  Il  y  a,  croyez-moi,  bien  autant, 
et  c'est  par  égard  que  je  ne  dis  pas  bien  plus,  de  moralité,  de  dignité,  de  vraie  charité  même 
envers  les  polonais,  à  ne  promettre  et  à  ne  dire  que  ce  qu'on  fait  réellement.»  —  En  somme, 
M.  Guizot  tenait  le  débat  engagé  pour  inutile  et  ne  pensait  pas  que  la  discussion  des  droits  de 
la  Pologne,  que  l'expression  du  jugement  de  la  France  pussent  produire  aucun  effet  heureux 
pour  la  reconstitution  de  la  nationalité  polonaise.  Le  gouvernement  français,  selon  M.  Guizot, 
devait  remplir  son  devoir  de  neutralité  en  contenant,  four  obéir  à  l'intérêt  légitime  de  son  pays,  les 
sentiments  qui  s'élevaient  aussi  dans  son  âme.  —  Apres  M.  le  prince  de  la  Moskowa  qui  répondit  k 
M.  Guizot,  M.  Victor  Hugo  monta  à  la  tribune. 

Ce  discours,  le  premier  discours  politique  qu'ait  prononcé  Victor  Hugo,  fut  très  froidement 
accueilli. 

(Note  de  l'Edition  de  lij^,  La  dernière  phrase  a  été  ajoutée  en  1875.) 


-je         AVANT  L'EXIL.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

avons  vu  s'accomplir  dans  un  coin  de  l'Europe.  Ces  actes,  messieurs,  je  ne 
veux  pas  les  qualifier,  je  n'envenimerai  pas  une  plaie  vive  et  saignante.  Cepen- 
dant je  le  dis,  et  je  le  dis  très  haut,  la  civilisation  européenne  recevrait  une 
sérieuse  atteinte,  si  aucune  protestation  ne  s'élevait  contre  le  procédé  du 
gouvernement  autrichien  envers  la  Galicie. 

Deux  nations  entre  toutes,  depuis  qua'-re  siècles,  ont  joué  dans  la  civili- 
sation européenne  un  rôle  désintéressé;  ces  deux  nations  sont  la  France  et  la 
Pologne.  Notez  ceci,  messieurs  :  la  France  dissipait  les  ténèbres,  la  Pologne 
repoussait  la  barbarie;  la  France  répandait  les  idées,  la  Pologne  couvrait  la 
frontière.  Le  peuple  français  a  été  le  missionnaire  de  la  civilisation  en 
Europe;  le  peuple  polonais  en  a  été  le  chevalier. 

Si  le  peuple  polonais  n'avait  pas  accompli  son  œuvre,  le  peuple  français 
n'aurait  pas  pu  accomplir  la  sienne.  À  un  certain  jour,  à  une  certaine  heure, 
devant  une  invasion  formidable  de  la  barbarie,  la  Pologne  a  eu  Sobieski 
comme  la  Grèce  avait  eu  Léonidas. 

Ce  sont  là,  messieurs,  des  faits  qui  ne  peuvent  s'effacer  de  la  mémoire  des 
nations.  Quand  un  peuple  a  travaillé  pour  les  autres  peuples,  il  est  comme 
un  homme  qui  a  travaillé  pour  les  autres  hommes  :  la  reconnaissance  de  tous 
l'entoure,  la  svmpathie  de  tous  lui  est  acquise;  il  est  glorifié  dans  sa  puissance, 
il  est  respecté  dans  son  malheur;  et  si,  par  la  dureté  des  temps,  ce  peuple, 
qui  n'a  jamais  eu  l'égoïsme  pour  loi,  qui  n'a  jamais  consulté  que  sa  géné- 
rosité, que  les  nobles  et  puissants  instincts  qui  le  portaient  à  défendre  la  civi- 
lisation, si  ce  peuple  devient  un  petit  peuple,  il  reste  une  grande  nation. 

C'est  là,  messieurs,  la  destinée  de  la  Pologne.  Mais  la  Pologne,  messieurs 
les  pairs,  est  grande  encore  parmi  vous;  elle  est  grande  dans  les  sympathies 
de  la  France  ;  elle  est  grande  dans  les  respects  de  l'Europe  !  Pourquoi  -*  C'est 
qu'elle  a  servi  la  communauté  européenne;  c'est  qu'à  certains  jours,  elle  a 
rendu  à  toute  l'Europe  de  ces  services  qui  ne  s'oublient  pas. 

Aussi,  lorsque,  il  y  a  quatrevingts  ans,  cette  nation  a  été  rayée  du 
nombre  des  nations,  un  sentiment  douloureux,  un  sentiment  de  profond 
regret  s'est  manifesté  dans  l'Europe  entière. 

En  1773,  la  Pologne  est  condamnée;  quatrevingts  ans  ont  passé,  et  per- 
sonne ne  pourrait  dire  que  ce  fait  soit  accompli.  Au  bout  de  quatrevingts  ans, 
ce  grave  fait  de  la  radiation  d'un  peuple,  non,  ce  n'est  point  un  fait  accom- 
pli! Avoir  démembré  la  Pologne,  c'était  le  remords  de  Frédéric  IIj  n'avoir 
pas  relevé  la  Pologne,  c'était  le  regret  de  Napoléon. 

Je  le  répète,  lorsqu'une  nation  a  rendu  au  groupe  des  autres  nations  de 
ces  services  éclatants,  elle  ne  peut  plus  disparaître;  elle  vit,  elle  vit  à  jamais! 
Opprimée  ou  heureuse,  elle  rencontre  la  sympathie;  elle  la  trouve  toutes  les 
fois  qu'elle  scjèvc. 


LA  POLOGNE.  -JJ 

Certes,  je  pourrais  presque  me  dispenser  de  le  dire,  je  ne  suis  pas  de  ceux 
qui  appellent  les  conflits  des  puissances  et  les  conflagrations  populaires.  Les 
écrivains,  les  artistes,  les  poètes,  les  philosophes,  sont  les  hommes  de 
la  paix.  La  paix  fait  fructifier  les  idées  en  même  temps  que  les  intérêts. 
C'est  un  magnifique  spectacle  depuis  trente  ans  que  cette  immense  paix 
européenne,  que  cette  union  profonde  des  nations  dans  le  travail  universel 
de  l'industrie,  de  la  science  et  de  la  pensée.  Ce  travail,  c'est  la  civilisation 
même. 

Je  suis  heureux  de  la  part  que  mon  pays  prend  à  cette  paix  féconde,  je 
suis  heureux  de  sa  situation  libre  et  prospère  sous  le  roi  illustre  qu'il  s'est 
donné  j  mais  je  suis  fier  aussi  des  frémissements  généreux  qui  l'agitent  quand 
l'humanité  est  violée,  quand  la  liberté  est  opprimée  sur  un  point  quelconque 
du  globe i  je  suis  fier  de  voir,  au  milieu  de  la  paix  de  l'Europe,  mon  pays 
prendre  et  garder  une  attitude  à  la  fois  sereine  et  redoutable  :  sereine  parce 
qu'il  espère,  redoutable  parce  qu'il  se  souvient. 

Ce  qui  fait  qu'aujourd'hui  j'élève  la  parole,  c'est  que  le  frémissement 
généreux  de  la  France,  je  le  sens  comme  vous  tous,  c'est  que  la  Pologne  ne 
doit  jamais  appeler  la  France  en  vain;  c'est  que  je  sens  la  civilisation  offensée 
par  les  actes  récents  du  gouvernement  autrichien  Dans  ce  qui  vient  de  se 
faire  en  Galicie,  les  paysans  n'ont  pas  été  payés,  on  le  nie  du  moins j  mais 
ils  ont  été  provoqués  et  encouragés,  cela  est  certain.  J'ajoute  que  cela  est 
fatal.  Quelle  imprudence  !  s'abriter  d'une  révolution  politique  dans  une  révo- 
lution sociale  !  Redouter  des  rebelles  et  créer  des  bandits  ! 

Que  faire  maintenant.?  Voilà  la  question  qui  naît  des  faits  eux-mêmes  et 
qu'on  s'adresse  de  toutes  parts.  Messieurs  les  pairs,  cette  tribune  a  un  devoir  : 
il  faut  qu'elle  le  remplisse.  Si  elle  se  taisait,  M.  le  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, ce  grand  esprit,  serait  le  premier,  je  n'en  doute  pas,  à  déplorer  son 
silence. 

Messieurs,  les  éléments  du  pouvoir  d'une  grande  nation  ne  se  composent 
pas  seulement  de  ses  flottes,  de  ses  armées,  de  la  sagesse  de  ses  lois,  de 
l'étendue  de  son  territoire.  Les  éléments  du  pouvoir  d'une  grande  nation 
sont,  outre  ce  que  je  viens  de  dire,  son  influence  morale,  l'autorité  de  sa 
raison  et  de  ses  lumières,  son  ascendant  parmi  les  nations  civilisatrices. 

Eh  bien!  messieurs,  ce  qu'on  vous  demande,  ce  n'est  pas  de  jeter  la 
France  dans  l'impossible  et  dans  l'inconnu  j  ce  qu'on  vous  demande  d'engager 
dans  cette  question,  ce  ne  sont  pas  les  armées  et  les  flottes  de  la  France,  ce 
n'est  pas  sa  puissance  continentale  et  militaire,  c'est  son  ascendant  moral, 
c'est  l'autorité  qu'elle  a  si  légitimement  parmi  les  peuples,  cette  grande 
nation  qui  fait  au  profit  du  monde  entier  depuis  trois  siècles  toutes  les  expé- 
riences de  la  civilisation  et  du  progrès. 


/S         AVANT  L'EXIL.  ~  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

Mais  qu'est-ce  que  c'est,  dira-t-on,  qu'une  intervention  morale.'*  Peut-elle 
avoir  des  résultats  matériels  et  positifs  ? 

Pour  toute  réponse,  un  exemple  : 

Au  commencement  du  dernier  siècle,  l'inquisition  espagnole  était  encore 
toute-puissante.  C'était  un  pouvoir  formidable  qui  dominait  la  royauté  elle- 
même,  et  qui,  des  lois,  avait  presque  passé  dans  les  mœurs.  Dans  la  première 
moitié  du  xviii"  siècle,  de  1700  à  1750,  le  saint-ofEce  n'a  pas  fait  moins  de 
douze  miUe  victimes,  dont  seize  cents  moururent  sur  le  bûcher.  Eh  bien, 
écoutez  ceci  :  dans  la  seconde  moitié  du  même  siècle,  cette  même  inqui- 
sition n'a  fait  que  quatrevingt-dix-sept  victimes.  Et,  sur  ce  nombre,  combien 
de  bûchers  a-t-elle  dressés.?  Pas  un  seul.  Pas  un  seul!  Entre  ces  deux  chiffres, 
douze  mille  et  quatrevingt-dix-sept,  seize  cents  bûchers  et  pas  un  seul,  qu'y 
a-t-il.?  Y  a-t-il  une  guerre .^^  y  a-t-il  intervention  directe  et  armée  d'une  nation.? 
y  a-t-il  effort  de  nos  flottes  et  de  nos  armées,  ou  même  simplement  de  notre 
diplomatie.?  Non,  messieurs,  il  n'y  a  eu  que  ceci  :  une  intervention  morale. 
Voltaire  et  la  France  ont  parlé,  l'inquisition  est  morte. 

Aujourd'hui  comme  alors  une  intervention  morale  peut  suffire.  Que  la 
presse  et  la  tribune  françaises  élèvent  la  voix,  que  la  France  parle,  et,  dans  un 
temps  donné,  la  Pologne  renaîtra. 

Que  la  France  parle,  et  les  actes  sauvages  que  nous  déplorons  seront 
impossibles,  et  l'Autriche  et  la  Russie  seront  contraintes  d'imiter  le  noble 
exemple  de  la  Prusse,  d'accepter  les  nobles  sympathies  de  l'Allemagne  pour 
la  Pologne. 

Messieurs,  je  ne  dis  plus  qu'un  mot.  L'unité  des  peuples  s'incarne  de  deux 
façons,  dans  les  dynasties  et  dans  les  nationalités.  C'est  de  cette  manière, 
sous  cette  double  forme,  que  s'accomplit  ce  difficile  labeur  de  la  civilisation, 
œuvre  commune  de  l'humanité  j  c'est  de  cette  manière  que  se  produisent  les 
rois  illustres  et  les  peuples  puissants.  C'est  en  se  faisant  nationalité  ou  dynastie 
que  le  passé  d'un  empire  devient  fécond  et  peut  produire  l'avenir.  Aussi  c'est 
une  chose  fatale  quand  les  peuples  brisent  des  dynasties  j  c'est  une  chose  plus 
fatale  encore  quand  les  princes  brisent  des  nationalités. 

Messieurs,  la  nationalité  polonaise  était  glorieuse  j  elle  eût  dû  être  res- 
pectée. Que  la  France  avertisse  les'p rinces,  qu'elle  mette  un  terme  et  qu'elle 
fasse  obstacle  aux  barbaries.  Quand  la  France  parle,  le  monde  écoute j  quand 
la  France  conseille,  il  se  fait  un  travail  mystérieux  dans  les  esprits,  et  les 
idées  de  droit  et  de  liberté,  d'humanité  et  de  raison,  germent  chez  tous  les 
peuples. 

Dans  tous  les  temps,  à  toutes  les  époques,  la  France  a  joué  dans  la  civili- 
sation ce  rôle  considérable,  et  ceci  n'est  que  du  pouvoir  spirituel j  c'est  le 
pouvoir  qu'exerçait  Rome  au  moyen-âge.  Rome  était  alors  un   état  de 


LA  POLOGNE.  79 

quatrième  rang,  mais  une  puissance  de  premier  ordre.  Pourquoi.?  C'est  que 
Rome  s'appuyait  sur  la  religion  des  peuples,  sur  une  chose  d'où  toutes  les 
civilisations  découlent. 

Voilà,  messieurs,  ce  qui  a  fait  Rome  catholique  puissante,  à  une  époque 
où  l'Europe  était  barbare. 

Aujourd'hui  la  France  a  hérité  d'une  partie  de  cette  puissance  spirituelle 
de  Romej  la  France  a,  dans  les  choses  de  la  civilisation,  l'autorité  que  Rome 
avait  et  a  encore  dans  les  choses  de  la  religion. 

Ne  vous  étonnez  pas,  messieurs,  de  m'entendre  mêler  ces  mots,  civili- 
sation et  religion j  la  civilisation,  c'est  la  religion  appliquée. 

La  France  a  été  et  est  encore  plus  que  jamais  la  nation  qui  préside  au 
développement  des  autres  peuples. 

Que  de  cette  discussion  il  résulte  au  moins  ceci  :  les  princes  qui  possèdent 
des  peuples  ne  les  possèdent  pas  comme  maîtres,  mais  comme  pères 5  le  seul 
maître,  le  vrai  maître  est  ailleurs j  la  souveraineté  n'est  pas  dans  les  dynasties, 
elle  n'est  pas  dans  les  princes,  elle  n'est  pas  dans  les  peuples  non  plus,  elle  est 
plus  haut}  la  souveraineté  est  dans  toutes  les  idées  d'ordre  et  de  justice,  la 
souveraineté  est  dans  la  vérité. 

Quand  un  peuple  est  opprimé,  la  justice  souffre,  la  vérité,  la  souveraineté 
du  droit,  est  off'enséej  quand  un  prince  est  injustement  outragé  ou  précipité 
du  trône,  la  justice  souffre  également,  la  civilisation  souffre  également.  Il  y 
a  une  éternelle  solidarité  entre  les  idées  de  justice  qui  font  le  droit  des 
peuples  et  les  idées  de  justice  qui  font  le  droit  des  princes.  Dites-le 
aujourd'hui  aux  têtes  couronnées  comme  vous  le  diriez  aux  peuples  dans 
l'occasion. 

Que  les  hommes  qui  gouvernent  les  autres  hommes  le  sachent,  le  pouvoir 
moral  de  la  France  est  immense.  Autrefois,  la  malédiction  de  Rome  pouvait 
placer  un  empire  en  dehors  du  monde  religieuxj  aujourd'hui  l'indignation 
de  la  France  peut  jeter  un  prince  en  dehors  du  monde  civilisé. 

Il  faut  donc,  il  faut  que  la  tribune  française,  à  cette  heure,  élève  en  faveur 
de  la  nation  polonaise  une  voix  désintéressée  et  indépendante}  qu'elle  pro- 
clame, en  cette  occasion,  comme  en  toutes,  les  éternelles  idées  d'ordre  et  de 
justice,  et  que  ce  soit  au  nom  des  idées  de  stabilité  et  de  civilisation  qu'elle 
défende  la  cause  de  la  Pologne  opprimée.  Après  toutes  nos  discordes  et  toutes 
nos  guerres,  les  deux  nations  dont  je  parlais  en  commençant,  cette  France 
qui  a  élevé  et  mûri  la  civilisation  de  l'Europe,  cette  Pologne  qui  l'a  défendue, 
ont  subi  des  destinées  diverses}  l'une  a  été  amoindrie,  mais  elle  est  restée 
grande}  l'autre  a  été  enchaînée,  mais  elle  est  restée  fière.  Ces  deux  nations 
aujourd'hui  doivent  s'entendre,  doivent  avoir  l'une  pour  l'autre  cette  sympa- 
thie profonde  de  deux  sœurs  qui  ont  lutté  ensemble.  Toutes  deux,  ]C  l'ai  dit 


8o         AVANT  L'EXIL.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

et  je  le  répète,  ont  beaucoup  fait  pour  l'Europe  :  l'une  s*est  prodiguée,  l'autre 
s'est  dévouée. 

Messieurs,  je  me  résume  et  je  finis  par  un  mot.  L'intervention  de  la 
France  dans  la  grande  question  qui  nous  occupe,  cette  intervention  ne  doit 
pas  être  une  intervention  matérielle,  directe,  militaire,  je  ne  le  pense  pas. 
Cette  intervention  doit  être  une  intervention  purement  morale  j  ce  doit  être 
l'adhésion  et  la  sympathie  hautement  exprimées  d'un  grand  peuple,  heureux 
et  prospère,  pour  un  autre  peuple  opprimé  et  abattu.  Rien  de  plus,  rien  de 
moins. 


n 

CONSOLIDATION  ET  DÉFENSE  DU  LITTORAL  (i). 

27  juin  et  i*'  juillet  1846. 

Messieurs, 

Je  me  réunis  aux  observations  présentées  par  M.  le  ministre  des  Travaux 
publics.  Les  dégradations  auxquelles  il  s'agit  d'obvier  marchent,  il  faut  le 
dire,  avec  une  effrayante  rapidité.  Il  y  a  pour  moi,  et  pour  ceux  qui  ont 
étudié  cette  matière,  il  y  a  urgence.  Dans  mon  esprit  même,  le  projet  de  loi 
a  une  portée  plus  grande  que  dans  la  pensée  de  ses  auteurs.  La  loi  qui  vous 
est  présentée  n'est  qu'une  parcelle  d'une  grande  loi,  d'une  grande  loi  pos- 
sible, d'une  grande  loi  nécessaire}  cette  loi,  je  la  provoque,  )e  déclare  que  je 
voudrais  la  voir  discuter  par  les  Chambres,  je  voudrais  la  voir  présenter  et 
soutenir  par  l'excellent  esprit  et  l'excellente  parole  de  l'honorable  ministre 
qui  tient  en  ce  moment  le  portefeuille  des  Travaux  publics. 

L'objet  de  cette  grande  loi  dont  je  déplore  l'absence,  le  voici  :  maintenir, 
consolider  et  améliorer  au  double  point  de  vue  militaire  et  commercial  la 
configuration  du  littoral  de  la  France.  {Mouvement  d'attention.) 

Messieurs,  si  on  venait  vous  dire  :  Une  de  vos  frontières  est  menacée j 
vous  avez  un  ennemi  qui,  à  toute  heure,  en  toute  saison,  nuit  et  jour, 
investit  et  assiège  une  de  vos  frontières,  qui  l'envahit  sans  cesse,  qui  empiète 
sans  relâche,  qui  aujourd'hui  vous  dérobe  une  langue  de  terre,  demain  une 
bourgade,  après-demain  une  ville  entière}  si  l'on  vous  disait  cela,  à  l'instant 
même  cette  Chambre  se  lèverait  et  trouverait  que  ce  n'est  pas  trop  de  toutes 
les  forces  du  pays  pour  défendre  un  pareil  intérêt,  pour  lutter  contre  un 
pareil  danger.  Eh  bien!  messieurs  les  pairs,  cette  frontière  menacée,  elle 
existe  :  c'est  votre  littoral}  cet  ennemi,  il  existe,  c'est  l'océan.  {Mouvement.) 

W  Dans  la  séance  du  27  juin,  un  incident  fut  soulevé  par  M.  de  Boissj,  sur  l'ordre  du 
jour.  La  Chambre  avait  à  discuter  deux  projets  de  loi  :  le  premier  était  relatif  à  des  travaux  à 
exécuter  dans  différents  ports  de  commerce,  le  second  décrétait  le  rachat  du  havre  de  Cour- 
seuUes.  M.  de  Boissy  voulait  que  la  discussion  du  premier  de  ces  projets,  qui  comportait 
13  millions  de  dépense,  fût  remise  après  le  vote  du  budget  des  recettes.  La  proposition  de 
M.  de  Boissy,  combattue  par  M.  Dumon,  le  ministre  des  Travaux  publics,  et  par  M.  Tupinier, 
rapporteur  de  la  commission  qtii  avait  examiné  les  projets  de  loi,  fut  rejetée  après  ce  discours 
de  M.  Victor  Hugo.  La  discussion  eut  lieu  dans  la  séance  du  29. 

(Note  de  l'Édition  de  iSj^.) 

ACTES    ET    PAROLES.    —    I.  6 


82  AVANT  L'EXIL.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

Je  ne  veux  rien  exagérer.  M.  le  ministre  des  Travaux  publics  sait  comme 
moi  que  les  dégradations  des  côtes  de  France  sont  nombreuses  et  rapides j  il 
sait,  par  exemple,  que  cette  immense  falaise,  qui  commence  à  l'embouchure 
de  la  Somme  et  qui  finit  à  l'embouchure  de  la  Seine,  est  dans  un  état  de 
démolition  perpétuelle.  Vous  n'ignorez  pas  que  la  mer  agit  incessamment 
sur  les  côtes i  de  même  que  l'action  de  l'atmosphère  use  les  montagnes, 
l'action  de  la  mer  use  les  côtes.  L'action  atmosphérique  se  complique  d'une 
multitude  de  phénomènes.  Je  demande  pardon  à  la  Chambre  si  j'entre  dans 
ces  détails,  mais  je  crois  qu'ils  sont  utiles  pour  démontrer  l'urgence  du  projet 
actuel  et  l'urgence  d'une  plus  grande  loi  sur  cette  matière.  {De  toutes  parts  : 
Park^!  parler  !) 

Messieurs,  je  viens  de  le  dire,  l'action  de  l'atmosphère  qui  agit  sur  les 
montagnes  se  complique  d'une  multitude  de  phénomènes^  il  faut  des  milliers 
d'années  à  l'action  atmosphérique  pour  démolir  une  muraiUe  comme  les 
Pyrénées,  pour  créer  une  ruine  comme  le  cirque  de  Gavarnie,  ruine  qui  est 
en  même  temps  le  plus  merveilleux  des  édifices.  Il  faut  très  peu  de  temps 
aux  flots  de  la  mer  pour  dégrader  une  côte;  un  siècle  ou  deux  suffisent, 
quelquefois  moins  de  cinquante  ans,  quelquefois  un  coup  d'équinoxe.  Il  y  a 
la  destruction  continue  et  la  destruction  brusque. 

Depuis  l'embouchure  de  la  Somme  jusqu'à  l'embouchure  de  la  Seine ,  si 
l'on  voulait  compter  toutes  les  dégradations  quotidiennes  qui  ont  lieu,  on 
serait  effiayé.  Etretat  s'écroule  sans  cesse  j  le  Bourg  d'Ault  avait  deux  villages 
il  y  a  un  siècle,  le  village  du  bord  de  la  mer,  et  le  village  du  haut  de  la 
côte;  le  premier  a  disparu,  il  n'existe  plus  aujourd'hui  que  le  village  du  haut 
de  la  côte.  Il  y  avait  une  église,  l'église  d'en  bas,  qu'on  voyait  encore  il  y  a 
trente  ans,  seule  et  debout  au  milieu  des  flots  comme  un  navire  échoué;  un 
jour  l'ouragan  a  soufflé,  un  coup  de  mer  est  venu,  l'église  a  sombré.  [Mouve- 
ment.) Il  ne  reste  rien  aujourd'hui  de  cette  population  de  pêcheurs,  de  ce 
petit  port  si  utile.  Messieurs,  vous  ne  l'ignorez  pas,  Dieppe  s'encombre  tous 
les  jours;  vous  savez  que  tous  nos  ports  de  la  Manche  sont  dans  un  état 
grave,  et  pour  ainsi  dire  atteints  d'une  maladie  sérieuse  et  profonde. 

Vous  parlerai- je  du  Havre,  dont  l'état  doit  vous  préoccuper  au  plus  haut 
degré  .f*  J'insiste  sur  ce  point;  je  sais  que  ce  port  n"a  pas  été  mis  dans  la  loi;  je 
voudrais  cependant  qu'il  fixât  l'attention  de  M.  le  ministre  des  Travaux 
publics.  Je  prie  la  Chambre  de  me  permettre  de  lui  indiquer  rapidement 
quels  sont  les  phénomènes  qui  amèneront,  dans  un  temps  assez  prochain,  la 
destruction  de  ce  grand  port,  qui  est  à  l'Océan  ce  que  Marseille  est  à  la 
Méditerranée.  (Park'^! par/e^!) 

Messieurs,  il  y  a  quelques  jours  on  discutait  devant  vous,  avec  un  rare 
talent  et  une  remarquable  lucidité  de  vues,  la  question  de  la  marine;  cette 


LA  DÉFENSE  DU  LITTORAL.  83 

question  a  été  traitée  dans  une  autre  enceinte  avec  une  égale  supériorité.  La 
puissance  maritime  d'une  nation  se  fonde  sur  quatre  éléments  :  les  vaisseaux, 
les  matelots,  les  colonies  et  les  ports ^  je  cite  celui-ci  le  dernier,  quoiqu'il  soit 
le  premier.  Eh  bien,  la  question  des  vaisseaux  et  des  matelots  a  été  appro- 
fondie, la  question  des  colonies  a  été  effleurée}  la  question  des  ports  na  pas 
été  traitée,  elle  n'a  pas  même  été  entrevue.  Elle  se  présente  aujourd'hui,  c'est 
le  moment  sinon  de  la  traiter  à  fond,  au  moins  de  l'effleurer  aussi.  [Oui! oui!) 

C'est  du  gouvernement  que  doivent  venir  les  grandes  impulsions  j  mais 
c'est  des  Chambres ,  c'est  de  cette  Chambre  en  particulier,  que  doivent  venir 
les  grandes  indications.  [Très  bien!) 

Messieurs,  je  touche  ici  à  un  des  plus  grands  intérêts  de  la  France j  je  prie 
la  Chambre  de  s'en  pénétrer.  Je  le  répète  et  j'y  insiste  :  maintenir,  consolider 
et  améliorer,  au  profit  de  notre  marine  militaire  et  marchande,  la  configu- 
ration de  notre  littoral,  voilà  le  but  qu'on  doit  se  proposer.  [Oui,  très  bien!) 
La  loi  actuelle  n'a  qu'un  défaut ,  ce  n'est  pas  de  manquer  d'urgence ,  c'est  de 
manquer  de  grandeur.  [Sensation.) 

Je  voudrais  que  la  loi  actuelle  fût  un  système,  qu'elle  fît  partie  d'un 
ensemble,  que  le  ministre  nous  l'eût  présentée  dans  un  grand  but  et  dans 
une  grande  vue,  et  qu'une  foule  de  travaux  importants,  sérieux,  considé- 
rables, fussent  entrepris  dans  ce  but  par  la  France.  C'est  là,  je  le  répète,  un 
immense  intérêt  national.  {JJ if  assentiment.) 

_  Voici,  puisque  la  chambre  semble  m'encourager,  ce  qui  me  paraît  devoir 
frapper  son  attention.  Le  courant  de  la  Manche . . . 

M.  LE  CHANCELffiR.  —  J'invite  l'orateur  à  se  renfermer  dans  le  projet  en 
discussion. 

M.  Victor  Hugo.  —  Voici  ce  que  j'aurai  l'honneur  de  faire  remarquer  à 
M.  le  chancelier.  Une  loi  contient  toujours  deux  points  de  vue  :  le  point  de 
vue  spécial  et  le  point  de  vue  général j  le  point  de  vue  spécial,  vous  venez 
de  l'entendre  traiter 5  le  point  de  vue  général,  je  l'aborde. 

Eh  bien!  lorsqu'une  loi  soulève  des  questions  aussi  graves,  vous  voudriez 
que  ces  questions  passassent  devant  la  chambre  sans  être  traitées,  sans  être 
examinées  par  elle!  (Bruit.) 

À  l'heure  qu'il  est,  la  question  d'urgence  se  discute  $  je  crois  qu'il  ne  s'agit 
que  de  cette  question,  et  c'est  elle  que  je  traite,  je  suis  donc  dans  la  question. 
{Plusieurs  voix  :  Oui!  oui!)  Je  crois  pouvoir  démontrer  à  cette  noble  chambre 
qu'il  y  a  urgence  pour  cette  loi,  parce  qu'il  y  a  urgence  pour  tout  le  littoral. 

Maintenant  si,  au  nombre  des  arguments  dont  je  dois  me  servir, se  présente 
le  fait  d'une  grande  imminence,  d'un  péril  démontré,  constaté,  évident 
pour  tous,  et  en  particulier  pour  M.  le  ministre  des  Travaux  publics,  il  me 
semble  que  je  puis,  que  je  dois  invoquer  cette  grande  urgence,  signaler  ce 

6. 


8^4         AVANT  L'EXIL.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

grand  péril,  et  que  si  je  puis  réussir  à  montrer  qu'il  y  a  là  un  sérieux  intérêt 
public,  je  n'aurai  pas  mal  employé  le  temps  que  la  Chambre  aura  bien  voulu 
m'accorder.  {Adhésion  sur plmieurs  bancs.) 

Si  la  question  d'ordre  du  jour  s'oppose  à  ce  que  je  continue  un  développe- 
ment que  je  croyais  utile,  je  prierai  la  Chambre  de  vouloir  bien  me  réserver 
la  parole  au  moment  de  la  discussion  de  cette  loi  [Sans  doute!  sans  doute!)  y  car 
je  crois  nécessaire  de  dire  à  la  Chambre  certaines  choses j  mais  dans  ce 
moment-ci  je  ne  parle  que  pour  soutenir  l'urgence  du  projet  de  loi.  J'approuve 
l'insistance  de  M.  le  ministre  des  Travaux  publicsj  je  l'appuie,  je  l'appuie 
énergiquement. 

(^)  Vous  nous  mettez  en  présence  d'une  petite  loij  je  la  vote,  je  la  vote 
avec  empressementj  mais  j'en  provoque  une  grande. 

Vous  nous  apportez  des  travaux  partiels,  je  les  approuve}  mais  je  voudrais 
des  travaux  d'ensemble. 

Un  mot  sur  l'importance  de  la  question. 

Messieurs,  toute  nation  à  la  fois  continentale  et  maritime  comme  la 
France  a  toujours  trois  questions  qui  dominent  toutes  les  autres,  et  d'où 
toutes  les  autres  découlent.  De  ces  trois  questions,  la  première,  la  voici  : 
améliorer  la  condition  de  la  population.  Voici  la  seconde  :  maintenir  et 
défendre  l'intégrité  du  territoire.  Voici  la  troisième  :  maintenir  et  consolider 
la  configuration  du  littoral. 

Maintenir  le  territoire,  c'est-à-dire  surveiller  l'étranger.  Consolider  le 
littoral,  c'est-à-dire  surveiller  l'océan. 

Ainsi,  trois  questions  de  premier  ordre  :  le  peuple,  le  territoire,  le  littoral. 
De  ces  trois  questions,  les  deux  premières  apparaissent  fréquemment  sous 
toutes  les  formes  dans  les  délibérations  des  assemblées.  Lorsque  l'impré- 
voyance des  hommes  les  retire  de  l'ordre  du  jour,  la  force  des  choses  les  y 
remet.  La  troisième  question,  le  littoral,  semble  préoccuper  moins  vivement 
les  corps  délibérants.  Est-elle  plus  obscure  que  les  deux  autres.?  Elle  se  com- 
plique, à  la  vérité,  d'un  élément  politique  et  d'un  élément  géologique,  elle 
exige  de  certaines  études  spéciales;  cependant  elle  est,  comme  les  deux 
autres,  un  sérieux  intérêt  public. 

Chaque  fois  que  cette  question  du  littoral,  du  littoral  de  la  France  en 
particulier,  se  présente  à  l'esprit ,  voici  ce  qu'elle  oflire  de  grave  et  d'inquié- 
tant :  la  dégradation  de  nos  dunes  et  de  nos  falaises,  la  ruine  des  populations 
riveraines,  l'encombrement  de  nos  ports,  l'ensablement  des  embouchures  de 
nos  fleuves,  la  création  des  barres  et  des  traverses,  qui  rendent  la  navigation 
si  difficile,  la  fréquence  des  sinistres,  la  diminution  de  la  marine  militaire  et 
de  la  marine  marchande;  enfin,  messieurs,  notre  côte  de  France,  nue  et 

C  Ici  commence  le  discours  du  i""  juillet.  {Note  de  l'Editeur.) 


LA  DÉFENSE  DU  LITTORAL.  85 

désarmée,  en  présence  de  la  côte  d'Angleterre,  armée,  gardée  et  formidable! 
[Émotion.) 

Vous  le  voyez,  messieurs,  vous  le  sentez,  et  ce  mouvement  de  la  Chambre 
me  le  prouve ,  cette  question  a  de  la  grandeur  :  elle  est  digne  d'occuper  au 
plus  haut  point  cette  noble  assemblée. 

Ce  n'est  pas  cependant  à  la  dernière  heure  d'une  session,  à  la  dernière 
heure  d'une  législature,  qu'un  pareil  sujet  peut  être  abordé  dans  tous  ses 
détails,  examiné  dans  toute  son  étendue.  On  n'explore  pas  au  dernier 
moment  un  si  vaste  hori7on,  qui  nous  apparaît  tout  à  coup.  Je  me  bornerai 
à  un  coup  d'oeil.  Je  me  bornerai  à  quelques  considérations  générales  pour 
fixer  l'attention  de  la  chambre,  l'attention  de  M.  le  ministre  des  Travaux 
publics,  l'attention  du  pays,  s'il  est  possible.  Notre  but,  aujourd'hui,  mon 
but  à  moi,  le  voici  en  deux  motsj  je  l'ai  dit  en  commençant  :  voter  une 
petite  loi,  et  en  ébaucher  une  grande. 

Messieurs  les  pairs,  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  l'état  du  littoral  de  la 
France  est  en  général  alarmant}  le  littoral  de  la  France  est  entamé  sur  un  très 
grand  nombre  de  points,  menacé  sur  presque  tous.  Je  pourrais  citer  des  faits 
nombreux,  je  me  bornerai  à  un  seul;  un  fait  sur  lequel  j'ai  commencé  à 
appeler  vos  regards  à  l'une  des  précédentes  séances;  un  fait  d'une  gravité 
considérable,  et  qui  fera  comprendre  par  un  seul  exemple  de  quelle  nature 
sont  les  phénomènes  qui  menacent  de  ruiner  une  partie  de  nos  ports  et  de 
déformer  la  configuration  des  côtes  de  France. 

Ici,  messieurs,  je  réclame  beaucoup  d'attention  et  un  peu  de  bienveil- 
lance, car  j'entreprends  une  chose  très  difficile;  j'entreprends  d'expliquer  à  la 
Chambre  en  peu  de  mots,  et  en  le  dépouillant  des  termes  techniques,  un 
phénomène  à  l'explication  duquel  la  science  dépense  des  volumes.  Je  serai 
court  et  je  tâcherai  d'être  clair. 

Vous  connaissez  tous  plus  ou  moins  vaguement  la  situation  grave  du 
Havre;  vous  rendez-vous  tous  bien  compte  du  phénomène  qui  produit  cette 
situation ,  et  de  ce  qu'est  cette  situation  }  Je  vais  tâcher  de  le  faire  comprendre 
à  la  Chambre. 

Les  courants  de  la  Manche  s'appuient  sur  la  grande  falaise  de  Normandie, 
la  battent,  la  minent,  la  dégradent  perpétuellement;  cette  colossale  démoli- 
tion tombe  dans  le  flot,  le  flot  s'en  empare  et  l'emporte;  le  courant  de 
l'Océan  longe  la  côte  en  charriant  cette  énorme  quantité  de  matières,  toute 
la  ruine  de  la  falaise;  chemin  faisant,  il  rencontre  le  Tréport,  Saint- Valery- 
en-Caux,  Fécamp,  Dieppe,  Etretat,  tous  vos  ports  de  la  Manche,  grands  et 
petits,  il  les  encombre  et  passe  outre.  Arrivé  au  cap  de  la  Hève,  le  courant 
rencontre,  quoi.^*  la  Seine  qui  débouche  dans  la  mer.  Voilà  deux  forces  en 
présence,  le  fleuve  qui  descend,  la  mer  qui  passe  et  qui  monte. 


86         AVANT  L'EXIL.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

Comment  ces  deux  forces  vont-elles  se  comporter.?  Une  lutte  s'engagej  la 
première  chose  que  font  ces  deux  courants  qui  luttent,  c'est  de  déposer  les 
fardeaux  qu'ils  apportent j  le  fleuve  dépose  ses  alluvions,  le  courant  dépose 
les  ruines  de  la  côte.  Ce  dépôt  se  fait,  où?  Précisément  à  l'endroit  où  la 
Providence  a  placé  le  Havre-de-Grâce. 

Ce  phénomène  a  depuis  longtemps  éveillé  la  sollicitude  des  divers  gouver- 
nements qui  se  sont  succédé  en  France.  En  1784  un  sondage  a  été  ordonné, 
et  exécuté  par  l'ingénieur  Degaule.  Cinquante  ans  plus  tard,  en  1834,  un 
autre  sondage  a  été  exécuté  par  les  ingénieurs  de  l'état.  Les  cartes  spéciales 
de  ces  deux  sondages  existent,  on  peut  les  confronter.  Voici  ce  que  ces  deux 
cartes  démontrent.  [Attention  marquée.) 

À  l'endroit  précis  où  les  deux  courants  se  rencontrent,  devant  le  Havre 
même,  sous  cette  mer  qui  ne  dit  rien  au  regard,  un  immense  édifice  se 
bâtit,  une  construction  invisible,  sous-marine,  une  sorte  de  cirque  gigan- 
tesque qui  s'accroît  tous  les  jours,  et  qui  enveloppe  et  enferme  silencieuse- 
ment le  port  du  Ha^re.  En  cinquante  ans,  cet  édifice  s'est  accru  d'une 
hauteur  déjà  considérable.  En  cinquante  ans!  Et  à  l'heure  où  nous  sommes, 
on  peut  entrevoir  le  jour  où  ce  cirque  sera  fermé,  où  il  apparaîtra  tout  entier 
à  la  surface  de  la  mer,  et  ce  jour-là,  messieurs,  le  plus  grand  port  commer- 
cial de  la  France,  le  port  du  Havre  n'existera  plus.  {Mouvement.) 

Note2  ceci;  dans  ce  même  lieu  quatre  ports  ont  existé  et  ont  disparu  : 
Graville ,  Sainte- Adresse ,  Harfleur,  et  un  quatrième ,  dont  le  nom  m'échappe 
en  ce  moment  ^^l 

Oui,  j'appelle  sur  ce  point  votre  attention,  je  dis  plus,  votre  inquiétude. 
Dans  un  temps  donné  le  Havre  est  perdu,  si  le  gouvernement,  si  la  science 
ne  trouvent  pas  un  moyen  d'arrêter  dans  leur  opération  redoutable  et  mysté- 
rieuse ces  deux  infatigables  ouvriers  qui  ne  dorment  pas,  qui  ne  se  reposent 
pas,  qui  travaillent  nuit  et  jour  :  le  fleuve  et  l'Océan! 

Messieurs,  ce  phénomène  alarmant  se  reproduit  dans  des  proportions  diffé- 
rentes sur  beaucoup  de  points  de  notre  littoral.  Je  pourrais  citer  d'autres 
exemples,  je  me  borne  à  celui-ci.  Que  pourrais-je  vous  citer  de  plus  frappant 
qu'un  si  grand  port  en  proie  à  un  si  grand  danger .^^ 

Lorsqu'on  examine  l'ensemble  des  causes  qui  amènent  la  dégradation  de 
notre  littoral ...  —  Je  demande  pardon  à  la  Chambre  d'introduire  ici  une 
parenthèse,  mais  j'ai  besoin  de  lui  dire  que  je  ne  suis  pas  absolument  étranger 
à  cette  matière.  J'ai  fait  dans  mon  enfance,  étant  destiné  à  l'école  poly- 
technique, les  études  préliminaires;  j'ai  depuis,  à  diverses  reprises,  passé 
beaucoup  de  temps  au  bord  de  la  merj  j'ai  de  plus,  pendant  plusieurs  années, 

O  Sans  doute  l'Heure.  {Note  de  l'Editeur.) 


LA  DÉFENSE  DU  LITTORAL.  87 

parcouru  tout  notre  littoral  de  l'Océan  et  de  la  Méditerranée,  en  étudiant, 
avec  le  profond  intérêt  qu'éveillent  en  moi  les  intérêts  de  la  France  et  les 
choses  de  la  nature,  la  question  qui  vous  est,  à  cette  heure,  partiellement 
soumise. 

Je  reprends  maintenant. 

Ce  phénomène,  que  je  viens  de  tâcher  d'expliquer  à  la  Chambre,  ce 
phénomène  qui  menace  le  port  du  Havre,  qui,  dans  un  temps  donné,  enlè- 
vera à  la  France  ce  grand  port,  son  principal  port  sur  la  Manche,  ce  phéno- 
mène se  produit  aussi,  je  le  répète,  sous  diverses  formes,  sur  divers  points  du 
littoral. 

Le  choc  de  la  vague!  au  milieu  de  tout  ce  désordre  de  causes  mêlées,  de 
toute  cette  complication,  voilà  un  fait  plein  d'unité,  un  fait  qu'on  peut 
saisit;  la  science  a  essayé  de  le  faire. 

Amortissez,  détruisez  le  choc  de  la  vague,  vous  sauvez  la  configuration  du 
littoral. 

C'est  là  un  vaste  problème  digne  de  rencontrer  une  magnifique  solution. 

Et  d'abord,  qu'est-ce  que  le  choc  de  la  vague .f*  Messieurs,  l'agitation  de  la 
vague  est  un  fait  superficiel;  la  cloche  à  plongeur  l'a  prouvé;  la  science  l'a 
reconnu.  Le  fond  de  la  mer  est  toujours  tranquille.  Dans  les  redoutables 
ouragans  de  Téquinoxe,  vous  avez  à  la  surface  la  plus  violente  tempête,  à 
trois  toises  au-dessous  du  flot  le  calme  le  plus  profond. 

Ensuite,  qu'est-ce  que  la  force  de  la  vague .f*  La  force  de  la  vague  se 
compose  de  sa  masse.  Divisez  la  masse,  vous  n'avez  plus  qu'une  immense 
pluie  :  la  force  s'évanouit. 

Partant  de  ces  deux  faits  capitaux,  l'agitation  superficielle,  la  force  dans  la 
masse,  un  anglais,  d'autres  disent  un  français,  a  pensé  qu'il  suffirait,  pour 
briser  le  choc  de  la  vague,  de  lui  opposer,  à  la  surface  de  la  mer,  un  obstacle 
à  claire- voie,  à  la  fois  fixe  et  flottant.  De  là  l'invention  du  brise-lame  du  capi- 
taine Taylor,  car,  dans  mon  impartialité,  je  crois  et  je  dois  le  dire,  que 
l'inventeur  est  anglais.  Ce  brise -lame  n'est  autre  chose  qu'une  carcasse  de 
navire,  une  sorte  de  corbeille  de  charpente  qui  flotte  à  la  surface  du  flot, 
retenue  au  fond  de  la  mer  par  un  ancrage  puissant.  La  vague  vient,  rencontre 
cet  appareil,  le  traverse,  s'y  divise,  et  la  force  se  disperse  avec  l'écume. 

Vous  le  voyez,  messieurs,  si  la  pratique  est  d'accord  avec  la  théorie,  le 
problème  est  bien  près  d'être  résolu.  Vous  pouvez  arrêter  la  dégradation  de 
vos  côtes.  Le  choc  de  la  vague  est  le  danger,  le  brise-lame  serait  le  remède. 

Messieurs  les  pairs,  je  n'ai  aucune  compétence  ni  aucune  prétention  pour 
décider  de  l'excellence  de  cette  invention;  mais  je  rends  ici  un  véritable,  un 
sincère  hommage  à  M.  le  ministre  des  Travaux  publics  qui  a  provoqué  dans 
un  port  de  France  une  expérience  considérable  du  brise-lame  flottant.  Cette 


88         AVANT  L'EXIL.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

expérience  a  eu  lieu  à  la  Ciotat.  M  le  ministre  des  Travaux  publics  a  auto- 
risé au  port  de  la  Ciotat,  port  ouvert  aux  vents  du  sud-est  qui  viennent  y 
briser  les  navires  jusque  sur  le  quai,  il  a  autorisé  dans  ce  port  la  construction 
d'un  brise-lame  flottant  à  huit  sections. 

L'expérience  paraît  avoir  réussi.  D'autres  essais  ont  été  faits  en  Angleterre , 
et,  sans  qu'on  puisse  rien  affirmer  encore  d'une  façon  décisive,  voici  ce  qui 
s'est  produit  jusqu'à  ce  jour.  Toutes  les  fois  qu'un  brise-lame  flottant  est 
installé  dans  un  port,  dans  une  localité  quelconque,  même  en  pleine  mer,  si 
l'on  examine  dans  les  gros  temps  de  quelle  façon  la  mer  se  comporte  auprès 
de  ce  brise-lame,  la  tempête  est  au  delà,  le  calme  est  en  deçà. 

Le  problème  du  choc  de  la  vague  est  donc  bien  près  d'être  résolu. 
Féconder  l'invention  du  brise-lame,  la  perfectionner,  voilà,  à  mon  sens,  un 
grand  intérêt  public  que  je  recommande  au  gouvernement. 

Je  ne  veux  pas  abuser  de  l'attention  si  bienveillante  de  l'assemblée,  je  ne 
veux  pas  entrer  dans  des  considérations  plus  étendues  encore  auxquelles 
donnerait  lieu  le  projet  de  loi.  Je  ferai  remarquer  seulement,  et  j'appelle  sur 
ce  point  encore  l'attention  de  M.  le  ministre  des  Travaux  publics,  qu'une 
grande  partie  de  notre  littoral  est  dépourvue  de  ports  de  refuge.  Vous  savez 
ce  que  c'est  que  le  golfe  de  Gascogne,  c'est  un  lieu  redoutable,  c'est  une 
sorte  de  fond  de  cuve  où  s'accumulent,  sous  la  pression  colossale  des  vagues, 
tous  les  sables  arrachés  depuis  le  pôle  au  littoral  européen.  Eh  bien,  le  golfe 
de  Gascogne  n'a  pas  un  seul  port  de  refuge.  La  côte  de  la  Méditerranée  n'en 
a  que  deux.  Bouc  et  Cette.  Le  port  de  Cette  a  perdu  une  grande  partie  de 
son  efficacité  par  l'établissement  d'un  brise-lame  en  maçonnerie  qui,  en 
rétrécissant  la  passe,  a  rendu  l'entrée  extrêmement  difficile.  M.  le  ministre 
des  Travaux  publics  le  sait  comme  moi  et  le  reconnaît.  Il  serait  possible 
d'établir  à  Agde  un  port  de  refuge  qui  semble  indiqué  par  la  nature  elle- 
même.  Ceci  est  d'autant  plus  important  que  les  sinistres  abondent  dans  ces 
parages.  De  1836  à  1844,  en  sept  ans,  quatrevingt-douze  navires  se  sont 
perdus  sur  cette  côte  :  un  port  de  refuge  les  eût  sauvés. 

Voilà  donc  les  divers  points  sur  lesquels  j'appelle  la  sollicitude  du  gouver- 
nement :  premièrement,  étudier  dans  son  ensemble  la  question  du  littoral 
que  je  n'ai  pu  qu'effleurer;  deuxièmement,  examiner  le  système  proposé  par 
M.  Bernard  Fortin,  ingénieur  de  l'état,  pour  l'embouchure  des  fleuves  et 
notamment  pour  le  Havre,  troisièmement,  étudier  et  généraliser  l'application 
du  brise-lame;  quatrièmement,  créer  des  ports  de  refuge. 

Je  voudrais  qu'un  bon  sens  ferme  et  ingénieux  comme  celui  de  l'hono- 
rable M.  Dumon  s'appliquât  à  l'étude  et  à  la  solution  de  ces  diverses  ques- 
tions. Je  voudrais  qu'il  nous  fût  présenté  à  la  session  prochaine  un  ensemble 
de  mesures  qui  régulariserait  toutes  celles  qu'on  a  prises  jusqu'à  ce  jour  et  à 


LA  DÉFENSE  DU  LITTORAL.  89 

l'efficacité  desquelles  je  m'associe  en  grande  partie  Je  suis  loin  de  mécon- 
naître tout  ce  qui  a  été  fait,  pourvu  qu'on  reconnaisse  tout  ce  qui  peut  être 
fait  encore i  et  pour  ma  part  j'appuie  le  projet  de  loi.  Une  somme  de  cent 
cinquante  millions  a  été  dépensée  depuis  dix  ans  dans  le  but  d'améliorer  les 
ports  i  cette  somme  aurait  pu  être  utilisée  dans  un  système  plus  grand  et  plus 
vaste  i  cependant  cette  dépense  a  été  localement  utile  et  a  obvié  à  de  grands 
inconvénients,  je  suis  loin  de  le  nier.  Mais  ce  que  je  demande  à  M.  le 
ministre  des  Travaux  publics,  c'est  l'examen  approfondi  de  toutes  ces  ques- 
tions. Mous  sommes  en  présence  de  deux  phénomènes  contraires  sur  notre 
double  littoral.  Sur  l'un,  nous  avons  l'Océan  qui  s'avance j  sur  l'autre,  la 
Méditerranée  qui  se  retire.  Deux  périls  également  graves.  Sur  la  côte  de 
l'Océan,  nos  ports  périssent  par  l'encombrement j  sur  la  côte  de  la  Médi- 
terranée ,  ils  périssent  par  l'atterrissement. 

Je  ne  dirai  plus  qu'un  mot,  messieurs.  La  nature  nous  a  fait  des  dons 
magnifiques  j  elle  nous  a  donné  ce  double  littoral  sur  l'Océan  et  sur  la  Médi- 
terranée. Elle  nous  a  donné  des  rades  nombreuses  sur  les  deux  mers,  des 
havres  de  commerce,  des  ports  de  guerre.  Eh  bien,  il  semble,  quand  on 
examine  certains  phénomènes,  qu'elle  veuille  nous  les  retirer.  C'est  à  nous  de 
nous  défendre,  c'est  à  nous  de  lutter.  Par  quels  moyens .f*  Par  tous  les  moyens 
que  l'art,  que  la  science,  que  la  pensée,  que  l'industrie  mettent  à  notre 
service.  Ces  moyens,  je  les  ignore,  ce  n'est  pas  moi  qui  peux  utilement  les 
indiquer  J  je  ne  peux  que  provoquer,  je  ne  peux  que  désirer  un  travail  sérieux 
sur  la  matière,  une  grande  impulsion  de  l'état.  Mais  ce  que  je  sais,  ce  que 
vous  savez  comme  moi,  ce  que  j'affirme,  c'est  que  ces  forces,  ces  marées  qui 
montent,  ces  fleuves  qui  descendent,  ces  forces  qui  détruisent,  peuvent  aussi 
créer,  réparer,  féconder j  elles  enfantent  le  désordre,  mais,  dans  les  vues  éter- 
nelles de  la  Providence ,  c'est  pour  l'ordre  qu'elles  sont  faites.  Secondons  ces 
grandes  vuesj  peuple,  chambres,  législateurs,  savants,  penseurs,  gouvernants, 
ayons  sans  cesse  présente  à  l'esprit  cette  haute  et  patriotique  idée,  fortifier, 
fortifier  dans  tous  les  sens  du  mot,  le  littoral  de  la  France,  le  fortifier  contre 
l'Angleterre,  le  fortifier  contre  l'Océan.  Dans  ce  grand  but,  stimulons  l'esprit 
de  découverte  et  de  nouveauté   qui  est  comme  l'âme  de  notre  époque.  C'est 
là  la  mission  d'un  peuple  comme  la  France 5  dans  ce  monde,  c'est  la  mission 
de  l'homme  lui-même,  Dieu  l'a  voulu  ainsi j  partout  où  il  y  a  une  force,  il 
taut  qu'il  y  ait  une  intelligence  pour  la  dompter.  La  lutte  de  l'intelligence 
humaine  avec  les  forces  aveugles  de  la  matière  est  le  plus  beau  spectacle  de  la 
nature;  c'est  par  là  que  la  création  se  subordonne  à  la  civilisation  et  que 
l'œuvre  complète  de  la  Providence  s'exécute 

Je  ^'Ote  donc  pour  le  projet  de  loij  mais  je  demande  à  M.  le  ministre  des 
Travaux  publics  un  examen  approfondi  de  toutes  le»  questions  qu'il  soulève. 


90         AVANT  L'EXIL.  ~  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

Je  demande  que  les  points  que  je  n'ai  pu  parcourir  que  très  rapidement,  j'en 
ai  indiqué  les  motifs  à  la  Chambre ,  soient  étudiés  avec  tous  les  moyens  dont 
le  gouvernement  dispose,  grâce  à  la  centralisation.  Je  demande  qu'à  l'une  des 
sessions  prochaines,  un  travail  général,  un  travail  d'ensemble,  soit  apporté 
aux  Chambres.  Je  demande  que  la  question  grave  du  littoral  soit  mise  désor- 
mais à  l'ordre  du  jour  pour  les  pouvoirs  comme  pour  les  esprits.  Ce  n'e^t  pas 
trop  de  toute  l'intelligence  de  la  France  pour  lutter  contre  toutes  les  forces 
de  la  mer.  {Jipprobation  sur  tous  les  bancs.  ) 


ni 

LA  FAMILLE  BONAPARTE  (i). 

14  juin  1847. 

Messieurs  les  pairs,  en  présence  d'une  pétition  comme  celle-ci,  je  le 
déclare  sans  hésiter,  je  suis  du  parti  des  exilés  et  des  proscrits.  Le  gouverne- 
ment de  mon  pays  peut  compter  sur  moi,  toujours,  partout,  pour  l'aider  et 
pour  le  servir  dans  toutes  les  occasions  graves  et  dans  toutes  les  causes  justes. 
Aujourd'hui  même,  dans  ce  moment,  je  le  sers,  je  crois  le  servir  du  moins, 
en  lui  conseillant  de  prendre  une  noble  initiative,  d'oser  faire  ce  qu'aucun 
gouvernement,  j'en  conviens,  n'aurait  fait  avant  l'époque  où  nous  sommes, 
d'oser,  en  un  mot,  être  magnanime  et  intelligent.  Je  lui  fais  cet  honneur  de 
le  croire  assez  fort  pour  cela. 

D'aiUeurs,  laisser  rentrer  en  France  des  princes  bannis,  ce  serait  de  la 
grandeur,  et  depuis  quand  cesse-t-on  d'être  fort  parce  qu'on  est  grand.'* 

Oui,  messieurs,  je  le  dis  hautement,  dût  la  candeur  de  mes  paroles  faire 
sourire  ceux  qui  ne  reconnaissent  dans  les  choses  humaines  que  ce  qu'ils 
appellent  la  nécessité  politique  et  la  raison  d'état,  à  mon  sens,  l'honneur  de 
notre  gouvernement  de  juillet,  le  triomphe  de  la  civilisation,  la  couronne 
de  nos  trente-deux  années  de  paix,  ce  serait  de  rappeler  purement  et  simple- 
ment dans  leur  pays,  qui  est  le  nôtre,  to.us  ces  innocents  illustres  dont  l'exil 
fait  des  prétendants  et  dont  l'air  de  la  patrie  ferait  des  citoyens.  {Très  bien! 
très  bien  !) 

Messieurs,  sans  même  invoquer  ici,  comme  l'a  fait  si  dignement  le  noble 
prince  de  la  Moskowa,  toutes  les  considérations  spéciales  qui  se  rattachent  au 
passé  militaire,  si  national  et  si  briUant,  du  noble  pétitionnaire,  le  frère  d'armes 


(')  Une  pétition  de  Jérôme-Napoléon  Bonaparte,  ancien  roi  de  ''^stphalie,  demandait  aux 
chambres  la  rentrée  de  sa  famille  en  France.  M.  Charles  Dupin  proposait  le  dépôt  de  cette 
pétition  au  bureau  des  renseignements;  il  disait  dans  son  rapport  :  «C'est  à  la  couronne  qu'il 
appartient  de  choisir  le  moment  pour  accorder,  suivant  le  caractère  et  les  mérites  des  personnes, 
les  faveurs  qu'une  tolérance  éclairée  peut  conseiller  ;  faveurs  accordées  plusieurs  fois  à  plusieurs 
membres  de  l'ancienne  famille  impériale,  et  toujours  avec  l'assentiment  de  la  générosité  natio- 
nale.» La  pétition  fut  renvoyée  au  bureau  des  renseignements. 

Le  soir  de  ce  même  jour,  14  juin,  le  roi  Louis-Philippe,  après  avoir  pris  connaissance  du 
discours  de  M.  Victor  Hugo,  déclara  au  maréchal  Soult,  président  du  conseil  des  ministres, 
qu'il  entendait  autoriser  la  famille  Bonaparte  \  rentrer  en  France.  {Note  de  l'Édition  de  iSj^.) 


92  AVANT  L'EXIL.  ~  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

de  beaucoup  d'entre  vous,  soldat  après  le  i8  brumaire,  général  à  Waterloo, 
roi  dans  l'intervalle;  sans  même  invoquer,  je  le  répète,  toutes  ces  considéra- 
tions pourtant  si  décisives,  ce  n'est  pas,  disons-le,  dans  un  temps  comme  le 
nôtre  qu'il  peut  être  bon  de  maintenir  les  proscriptions  et  d'associer  indéfini- 
ment la  loi  aux  violences  du  sort  et-aux  réactions  de  la  destinée. 

Ne  l'oublions  pas,  car  de  tels  événements  sont  de  hautes  leçons,  en  fait 
d'élévations  comme  en  fait  d'abaissements,  notre  époque  a  vu  tous  les  spec- 
tacles que  la  fortune  peut  donner  aux  hommes.  Tout  peut  arriver,  car  tout 
est  arrivé.  Il  semble,  permettez-moi  cette  figure,  que  la  destinée,  sans  être 
la  justice,  ait  une  balance  comme  elle  :  quand  un  plateau  monte,  l'autre 
descend.  Tandis  qu'un  sous-lieutenant  d'artillerie  devenait  empereur  des 
français ,  le  premier  prince  du  sang  de  France  devenait  professeur  de  mathé- 
matiques. Cet  auguste  professeur  est  aujourd'hui  le  plus  éminent  des  rois  de 
l'Europe,  {jidhésion.)  Messieurs,  au  moment  de  statuer  sur  cette  pétition, 
ayez  ces  profondes  oscillations  des  existences  royales  présentes  à  l'esprit. 

Non,  ce  n'est  pas  après  tant  de  révolutions,  ce  n'est  pas  après  tant  de  vicis- 
situdes qui  n'ont  épargné  aucune  tête,  qu'il  peut  être  impolitique  de  donner 
solennellement  l'exemple  du  saint  respect  de  l'adversité.  Heureuse  la  dynastie 
dont  on  pourra  dire  :  Elle  n'a  exilé  personne  !  elle  n'a  proscrit  personne  !  elle 
a  trouvé  les  portes  de  la  France  fermées  à  des  français,  elle  les  a  ouvertes  et 
elle  a  dit  :  entrez  ! 

J'ai  été  heureux,  je  l'avoue,  que  cette  pétition  fût  présentée.  Je  suis  de 
ceux  qui  aiment  l'ordre  d'idées  qu'elle  soulève  et  qu'elle  ramène.  Gardez- 
vous  de  croire,  messieurs,  que  de  pareilles  discussions  soient  inutiles!  eUes 
sont  utiles  entre  toutes.  Elles  font  reparaître  à  tous  les  yeux,  elles  éclairent 
d'une  vive  lumière  pour  tous  les  esprits  ce  côté  noble  et  pur  des  questions 
humaines  qui  ne  devrait  jamais  s'obscurcir  ni  s'effacer.  Depuis  quinze  ans,  on 
a  traité  avec  quelque  dédain  et  quelque  ironie  tout  cet  ordre  de  sentiments, 
on  a  ridiculisé  l'enthousiasme  :  Poésie  !  disait-on  j  on  a  raillé  ce  qu'on  a  appelé 
la  politique  sentimentale  et  chevaleresque;  on  a  diminué  ainsi  dans  les  cœurs 
la  notion,  l'éternelle  notion  du  vrai,  du  juste  et  du  beau,  et  l'on  a  fait  pré- 
valoir les  considérations  d'utilité  et  de  profit,  les  hommes  d'afïkires,  les  inté- 
rêts matériels.  Vous  savez,  messieurs,  où  cela  nous  a  conduits.  {Mouvement.) 

Quant  à  moi,  en  voyant  les  consciences  qui  se  dégradent,  l'argent  qui 
règne,  la  corruption  qui  s'étend,  les  positions  les  plus  hautes  envahies  par  les 
passions  les  plus  basses  {mouvement prolongé)^  en  voyant  les  misères  du  temps  • 
présent,  je  songe  aux  grandes  choses  du  temps  passé,  et  je  suis,  par  moments, 
tenté  de  dire  à  la  Chambre,  à  la  presse,  à  la  France  entière  :  Tenez,  parlons 
un  peu  de  l'empereur,  cela  nous  fera  du  bien  !  {Uive  et  profonde  adhésion.) 

Oui,  messieurs,  remettons  quelquefois  à  l'ordre  du  jour,  quand  l'occasion 


LA  FAMILLE  BONAPARTE.  93 

s'en  présente,  les  généreuses  idées  et  les  généreux  souvenirs.  Occupons-nous 
un  peu,  quand  nous  le  pouvons,  de  ce  qui  a  été  et  de  ce  qui  est  noble  et  pur, 
illustre,  fier,  héroïque,  désintéressé,  national,  ne  fût-ce  que  pour  nous  con- 
soler d'être  si  souvent  forcés  de  nous  occuper  d'autre  chose.  (Très  bien!) 

J'aborde  maintenant  le  côté  purement  politique  de  la  question.  Je  serai 
très  court  î  je  prie  la  Chambre  de  trouver  bon  que  je  l'effleure  rapidement  en 
quelques  mots. 

Tout  à  l'heure,  j'entendais  dire  à  côté  de  moi  :  Mais  prenez  garde  !  on  ne 
provoque  pas  légèrement  l'abrogation  d'une  loi  de  bannissement  politique  : 
il  y  a  danger}  il  peut  y  avoir  danger.  Danger!  quel  danger .f*  Quoi.?  Des 
menées  }  des  intrigues  .'*  des  complots  de  salon .?  la  générosité  payée  en  conspi- 
rations et  en  ingratitude.''  Y  a-t-il  là  un  sérieux  péril.?  Non,  messieurs.  Le 
danger,  aujourd'hui,  n'est  pas  du  côté  des  princes.  Nous  ne  sommes,  grâce 
à  Dieu,  ni  dans  le  siècle  ni  dans  le  pays  des  révolutions  de  caserne  et  de 
palais.  C'est  peu  de  chose  qu'un  prétendant  en  présence  d'une  nation  libre 
qui  travaille  et  qui  pense.  E^ppelez-vous  l'avortement  de  Strasbourg  suivi  de 
l'avortement  de  Boulogne. 

Le  danger  aujourd'hui,  messieurs,  permettez-moi  de  vous  le  dire  en  pas- 
sant, voulez-vous  savoir  où  il  est?  Tournez  vos  regards,  non  du  côté  des 
princes,  mais  du  côté  des  masses,  —  du  côté  de  ces  classes  nombreuses  et 
laborieuses,  où  il  y  a  tant  de  courage,  tant  d'intelligence,  tant  de  patrio- 
tisme, où  il  y  a  tant  de  germes  utiles  et  en  même  temps,  je  le  dis  avec  dou- 
leur, tant  de  ferments  redoutables.  C'est  au  gouvernement  que  j'adresse  cet 
avertissement  austère.  Il  ne  faut  pas  que  le  peuple  souffre  !  il  ne  faut  pas  que 
le  peuple  ait  faim  !  Là  est  la  question  sérieuse,  là  est  le  danger,  là  seulement, 
là,  messieurs,  et  point  ailleurs!  [Oui!)  Toutes  les  intrigues  de  tous  les  pré- 
tendants ne  feront  point  changer  de  cocarde  au  moindre  de  vos  soldats,  les 
coups  de  fourche  de  Buzançais  peuvent  ouvrir  brusquement  un  abîme  !  [Mou- 
vement. ) 

J'appelle  sur  ce  que  je  dis  en  ce  moment  les  méditations  de  cette  sage  et 
illustre  assemblée. 

Quant  aux  princes  bannis,  sur  lesquels  le  débat  s'engage,  voici  ce  que  je 
dirai  au  gouvernement}  j'insiste  sur  ceci,  qui  est  ma  conviction,  et  aussi,  je 
crois,  celle  de  beaucoup  de  bons  esprits  :  j'admets  que,  dans  des  circonstances 
données,  des  lois  de  bannissement  politique,  lois  de  leur  nature  toujours 
essentiellement  révolutionnaires,  peuvent  être  momentanément  nécessaires. 
Mais  cette  nécessité  cesse,  et,  du  jour  où  elles  ne  sont  plus  nécessaires,  elles 
ne  sont  pas  seulement  iUibérales  et  iniques,  elles  sont  maladroites. 

L'exil  est  une  désignation  à  la  couronne  :  les  exilés  sont  des  en-cas.  [Mou- 
vement.) Tout  au  contraire,  rendre  à  des  princes  bannis,  sur  leur  demande. 


94         AVANT  L'EXIL.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

leur  droit  de  cité,  c'est  leur  ôter  toute  importance,  c'est  leur  déclarer  qu'on 
ne  les  craint  pas,  c'est  leur  démontrer  par  le  fait  que  leur  temps  est  fini.  Pour 
me  servir  d'expressions  précises,  leur  restituer  leur  qualité  civique,  c'est  leur 
retirer  leur  signification  politique.  Cela  me  paraît  évident.  Replacez-les  donc 
dans  la  loi  commune j  laissez-les,  puisqu'ils  vous  le  demandent,  laissez-les 
rentrer  en  France  comme  de  simples  et  nobles  français  qu'ils  sont ,  et  vous  ne 
serez  pas  seulement  justes,  vous  serez  habiles. 

Je  ne  veux  remuer  ici,  cela  va  sans  dire,  aucune  passion.  J'ai  le  sentiment 
que  j'accomplis  un  devoir  en  montant  à  cette  tribune.  Quand  j'apporte  au 
roi  Jérôme-Napoléon,  exilé,  mon  faible  appui,  ce  ne  sont  pas  seulement 
toutes  les  convictions  de  mon  âme,  ce  sont  tous  les  souvenirs  de  mon  enfance 
qui  me  sollicitent.  Il  y  a,  pour  ainsi  dire,  oe  l'hérédité  dans  ce  devoir,  et  il 
me  semble  que  c'est  mon  père,  vieux  soldat  de  l'empire,  qui  m'ordonne  de 
me  lever  et  de  parler.  (Sensation.)  Aussi  je  vous  parle,  messieurs  les  pairs, 
comme  on  parle  quand  on  accomplit  un  devoir.  Je  ne  m'adresse,  remarquez- 
le,  qu'à  ce  qu'il  y  a  de  plus  calme,  de  plus  grave,  de  plus  religieux  dans  vos 
consciences.  Et  c'est  pour  cela  que  je  veux  vous  dire  et  que  je  vais  vous  dire, 
en  terminant,  ma  pensée  tout  entière  sur  l'odieuse  iniquité  de  cette  loi  dont 
je  provoque  l'abrogation.  (Marques  d'attention.) 

Messieurs  les  pairs,  cet  article  d'une  loi  française  qui  bannit  à  perpétuité 
du  sol  français  la  famille  de  Napoléon  me  fait  éprouver  je  ne  sais  quoi  d'inouï 
et  d'inexprimable.  Tenez,  pour  faire  comprendre  ma  pensée,  je  vais  faire 
une  supposition  presque  impossible.  Certes,  l'histoire  des  quinze  premières 
années  de  ce  siècle,  cette  histoire  que  vous  avez  faite,  vous,  généraux,  vété- 
rans vénérables  devant  qui  je  m'incline  et  qui  m'écoutez  dans  cette  enceinte.  .  . 
(mouvement) y  cette  histoire,  dis-je,  est  connue  du  monde  entier,  et  il  n'est 
peut-être  pas,  dans  les  pays  les  plus  lointains,  un  être  humain  qui  n'en  ait 
entendu  parler.  On  a  trouvé  en  Chine,  dans  une  pagode,  le  buste  de  Napo- 
léon parmi  les  figures  des  dieux  !  Eh  bien  !  je  suppose,  c'est  là  ma  supposition 
à  peu  près  impossible,  mais  vous  voulez  bien  me  l'accorder,  je  suppose  qu'il 
existe  dans  un  coin  quelconque  de  l'univers  un  homme  qui  ne  sache  rien  de 
cette  histoire,  et  qui  n'ait  jamais  entendu  prononcer  le  nom  de  l'empereur, 
je  suppose  que  cet  homme  vienne  en  France,  et  qu'il  lise  ce  texte  de  loi  qui 
dit  :  «La  famille  de  Napoléon  est  bannie  à  perpétuité  du  territoire  français.» 
Savez-vous  ce  qui  se  passerait  dans  l'esprit  de  cet  étranger  .f^  En  présence  d'une 
pénalité  si  terrible,  il  se  demanderait  ce  que  pouvait  être  ce  Napoléon,  il  se 
dirait  qu'à  coup  sûr  c'était  un  grand  criminel,  que  sans  doute  une  honte 
indélébile  s'attachait  à  son  nom,  que  probablement  il  avait  renié  ses  dieux, 
vendu  son  peuple,  trahi  son  pays,  que  sais-je.f*. ..  Il  se  demanderait,  cet 
étraoger,  avec  une  sorte  d'efïroi,  par  quels  crimes  monstrueux  ce  Napoléon 


LA  FAMILLE  BONAPARTE.  95 

avait  pu  mériter  d'être  ainsi  frappé  à  jamais  dans  toute  sa  race.  {Mouvement.) 
Messieurs,  ces  crimes,  les  voici j  c'est  la  religion  relevée;  c'est  le  Code 
civil  rédigé;  c'est  la  France  augmentée  au  delà  même  de  ses  frontières  natu- 
relles; c'est  Marengo,  léna,  Wagram,  Austerlitz;  c'est  la  plus  magnifique  dot 
de  puissance  et  de  gloire  qu'un  grand  homme  ait  jamais  apportée  à  une 
grande  nation  !  {l!rh  bien!  A.pprobation.) 

Messieurs  les  pairs,  le  frère  de  ce  grand  homme  vous  implore  à  cette 
heure.  C'est  un  vieillard,  c'est  un  ancien  roi  aujourd'hui  suppliant.  Rendez- 
lui  la  terre  de  la  patrie  !  Jérôme-Napoléon,  pendant  la  première  moitié  de  sa 
vie,  n'a  eu  qu'un  désir,  mourir  pour  la  France.  Pendant  la  dernière,  il  n'a 
eu  qu'une  pensée,  mourir  en  France.  Vous  ne  repousserez  pas  un  pareil  vœu. 
{Approbation prolonge  sur  tous  les  bancs.  ) 


96         AVANT  L'EXIL.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 


IV 


LE  PAPE  PIE  IX  (^). 

13  janvier  1848 


Messieurs, 


Les  années  1846  et  1847  ont  vu  se  produire  un  événement  considérable. 

Il  y  a,  à  l'heure  où  nous  parlons,  sur  le  trône  de  saint-Pierre  un  homme, 
un  pape,  qui  a  subitement  aboli  toutes  les  haines,  toutes  les  défiances,  je 
dirais  presque  toutes  les  hérésies  et  tous  les  schismes  -,  qui  s'est  fait  admirer  à 
la  fois,  j'adopte  sur  ce  point  pleinement  les  paroles  de  notre  noble  et  élo- 
quent collègue  M.  le  comte  de  Montalembert,  qui  s'est  fait  admirer  à  la  fois, 
non  seulement  des  populations  qui  vivent  dans  l'église  romaine,  mais  de 
l'Angleterre  non  catholique,  mais  de  la  Turquie  non  chrétienne;  qui  a  fait 
faire,  enfin,  en  un  jour,  pourrait-on  dire,  un  pas  à  la  civilisation  humaine. 

Et  cela  comment?  De  la  façon  la  plus  calme,  la  plus  simple  et  la  plus 
grande,  en  communiant  publiquement,  lui  pape,  avec  les  idées  des  peuples, 
avec  les  idées  d'émancipation  et  de  fraternité.  Contrat  auguste  j  utile  et 
admirable  alliance  de  l'autorité  et  de  la  liberté,  de  l'autorité  sans  laquelle 
il  n'y  a  pas  de  société,  de  la  liberté  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  nation. 
[Mouvement.) 

Messieurs  les  pairs,  ceci  est  digne  de  vos  méditations.  Approfondissez  cette 
grande  chose. 


(''  Ce  discours,  du  reste  assez  mal  accueilli,  fut  prononcé  dans  la  discussion  de  l'adresse  en 
réponse  au  discours  de  la  couronne,  à  propos  du  paragraphe  6  de  cette  adresse,  qui  était  ainsi 
conçu  : 

«Nous  croyons,  avec  votre  Majesté,  que  la  paix  du  monde  est  assurée.  Elle  est  essentielle  à 
tous  les  gouvernements  et  à  tous  les  peuples.  Cet  universel  besoin  est  la  garantie  des  bons  rap- 
ports qui  existent  entre  les  États.  Nos  vœux  accompagneront  les  progrès  que  chaque  pays  pourra 
accomplir,  dans  son  action  propre  et  indépendante.  Une  ère  nouvelle  de  civilisation  et  de  liberté 
s'ouvre  pour  les  Etats  italiens.  Nous  secondons  de  toute  notre  sympathie  et  de  toutes  nos  espé- 
rances le  pontife  magnanime  qui  l'inaugure  avec  autant  de  sagesse  que  de  courage,  et  les 
souverains  qui  suivent,  comme  lui,  cette  voie  de  réformes  pacifiques  oii  marchent  de  concert 
les  gouvernements  et  les  peuples.» 

Le  paragraphe  ainsi  rédigé  fut  adopté  à  l'unanimité. 

À  cette  époque,  l'Itahe  criait  :  Uiva  Pio  mm! Vie  IX  était  révolutionnaire.  On  peut  mesurer 
aujourd'hui  la  distance  qu'il  y  a  entre  le  pape  des  Droits  de  l'homme  et  le  pape  du  Syllabus. 
{Note  de  l'Edition  de  iSj^j  sauf  le  dernier  alinéa,  ajouté  en  187 j.) 


LE  PAPE  PIE  IX.  97 

Cet  homme  qui  tient  dans  ses  mains  les  clefs  de  la  pensée  de  tant  d'hom- 
mes, il  pouvait  fermer  les  intelligences,  il  les  a  ouvertes.  Il  a  posé  l'idée 
d'émancipation  et  de  liberté  sur  le  plus  haut  sommet  où  l'homme  puisse 
poser  une  lumière.  Ces  principes  éternels  que  rien  n'a  pu  souiller  et  que 
rien  ne  pourra  détruire,  qui  ont  fait  notre  révolution  et  lui  ont  survécu,  ces 
principes  de  droit,  d'égalité,  de  devoir  réciproque,  qui,  il  y  a  cinquante  ans, 
étaient  un  moment  apparus  au  monde,  toujours  grands  sans  doute,  mais 
farouches,  formidables  et  terribles  sous  le  bonnet  rouge,  Pie  IX  les  a  trans- 
figurés, il  vient  de  les  montrer  à  l'univers  rayonnants  de  mansuétude,  doux 
et  vénérables  sous  la  tiare.  C'est  que  c'est  là  leur  véritable  couronne  en  effet  ! 
Pie  IX  enseigne  la  route  bonne  et  sûre  aux  rois,  aux  peuples,  aux  hommes 
d'état,  aux  philosophes,  à  tous.  Grâces  lui  soient  rendues!  Il  s'est  fait  l'auxi- 
liaire évangélique,  l'auxiliaire  suprême  et  souverain,  de  ces  hautes  vérités 
sociales  que  le  continent,  à  notre  grand  et  sérieux  honneur,  appelle  les  idées 
françaises.  Lui,  le  maître  des  consciences,  il  s'est  fait  le  serviteur  de  la  raison. 
Il  est  venu,  révolutionnaire  rassurant,  faire  voir  aux  nations,  à  la  fois  éblouies 
et  effrayées  par  les  événements  tragiques,  les  conquêtes,  les  prodiges  mili- 
taires et  les  guerres  de  géants  qui  ont  rempli  la  fin  du  dernier  siècle  et  le 
commencement  de  celui-ci,  il  est  venu,  dis-je,  faire  voir  aux  nations  que, 
pour  féconder  le  sillon  où  germe  l'avenir  des  peuples  libres,  il  n'est  pas 
nécessaire  de  verser  le  sang,  il  suffit  de  répandre  les  idées  j  que  l'évangile 
contient  toutes  les  chartes  j  que  la  liberté  de  tous  les  peuples  comme  la  déli- 
vrance de  tous  les  esclaves  était  dans  le  cœur  du  Christ  et  doit  être  dans  le 
cœur  de  l'évêquej  que,  lorsqu'il  le  veut,  l'homme  de  paix  est  un  plus  grand 
conquérant  que  l'homme  de  guerre,  et  un  conquérant  meilleur  j  que  celui-là 
qui  a  dans  l'âme  la  vraie  charité  divine,  la  vraie  fraternité  humaine,  a  en 
même  temps  dans  l'intelligence  le  vrai  génie  politique,  et  qu'en  un  mot, 
pour  qui  gouverne  les  hommes,  c'est  la  même  chose  d'être  saint  et  d'être 
grand,  {jidhésion.) 

Messieurs,  je  ne  parlerai  jamais  de  l'ancienne  papauté,  de  l'antique  pa- 
pauté, qu'avec  vénération  et  respect}  mais  je  dis  cependant  que  l'apparition 
d'un  tel  pape  est  un  événement  immense.  (Interruption.) 

Oui,  j'y  insiste,  un  pape  qui  adopte  la  révolution  française  {bruit),  qui 
en  fait  la  révolution  chrétienne,  et  qui  la  mêle  à  cette  bénédiction  qu'il 
répand  du  haut  du  balcon  Quirinal  sur  Rome  et  sur  l'univers,  urbi  et  orbi,  un 
pape  qui  fait  cette  chose  extraordinaire  et  sublime,  n'est  pas  seulement  un 
homme,  il  est  un  événement. 

Evénement  social,  événement  politique.  Social,  car  il  en  sortira  toute  une 
phase  de  civilisation  nouvelle}  politique,  car  il  en  sortira  une  nouvelle 
Italie. 

ACTES    ET    PAROLES.    —    I.  7 


98         AVANT  L'EXIL.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

Ou  plutôt,  je  le  dis,  le  cœur  plein  de  reconnaissance  et  de  joie,  il  en 
sortira  la  vieille  Italie. 

Ceci  est  l'autre  aspect  de  ce  grand  fait  européen.  (Interruption.  Beaucoup  de 
pairs  protègent.  ) 

Oui,  messieurs,  je  suis  de  ceux -qui  tressaillent  en  songeant  que  Rome, 
cette  vieille  et  féconde  Rome,  cette  métropole  de  l'unité,  après  avoir  enfanté 
l'unité  de  la  foi,  l'unité  du  dogme,  l'unité  de  la  chrétienté,  entre  en  travail 
encore  une  fois,  et  va  enfanter  peut-être,  aux  acclamations  du  monde,  l'unité 
de  l'Italie.  {Mouvements  divers.) 

Ce  nom  merveilleux,  ce  mot  magique,  l'Italie,  qui  a  si  longtemps  ex- 
primé parmi  les  hommes  la  gloire  des  armes,  le  génie  conquérant  et  civili- 
sateur, la  grandeur  des  lettres,  la  splendeur  des  arts,  la  double  domination 
par  le  glaive  et  par  l'esprit,  va  reprendre,  avant  un  quart  de  siècle  peut-être, 
sa  signification  sublime,  et  redevenir,  avec  l'aide  de  Dieu  et  de  celui  qui 
n'aura  jamais  été  mieux  nommé  son  vicaire ,  non  seulement  le  résumé  d'une 
grande  histoire  morte,  mais  le  symbole  d'un  grand  peuple  vivant! 

Aidons  de  toutes  nos  forces  à  ce  désirable  résultat.  {Interruption,  hes  pro- 
teHations  redoublent.)  Et  puis,  en  outre,  comme  une  pensée  patriotique  est 
toujours  bonne,  ayons  ceci  présent  à  l'esprit,  que  nous,  les  mutilés  de  1815, 
nous  n'avons  rien  à  perdre  à  ces  remaniements  providentiels  de  l'Europe, 
qui  tendent  à  rendre  aux  nations  leur  forme  naturelle  et  nécessaire.  {Mouve- 
ment. ) 

Je  ne  veux  pas  faire  rentrer  la  Chambre  dans  le  détail  de  toutes  ces  ques- 
tions. Au  point  où  la  discussion  est  arrivée,  avec  la  fatigue  de  l'assemblée, 
ce  qu'on  aurait  pu  dire  hier  n'est  plus  possible  aujourd'hui  j  je  le  regrette,  et 
je  me  borne  à  indiquer  l'ensemble  de  la  question,  et  à  en  marquer  le  point 
culminant.  Il  importe  qu'il  parte  de  la  tribune  française  un  encouragement 
grave,  sérieux,  puissant,  à  ce  noble  pape,  et  à  cette  noble  nation!  un  en- 
couragement aux  princes  intelligents  qui  suivent  le  prêtre  inspiré,  un  décou- 
ragement aux  autres,  s'il  est  possible!  {Agitation.) 

Ne  l'oublions  pas,  ne  l'oublions  jamais,  la  civilisation  du  monde  a  une 
aïeule  qui  s'appelle  la  Grèce,  une  mère  qui  s'appelle  l'Italie,  et  une  fille 
aînée  qui  s'appelle  la  France.  Ceci  nous  indique,  à  nous  Chambres  françaises, 
notre  droit  qui  ressemble  beaucoup  à  notre  devoir. 

Messieurs  les  pairs,  en  d'autres  temps  nous  avons  tendu  la  main  à  la 
Grèce,  tendons  aujourd'hui  la  main  à  l'Italie.  {Mouvements  divers.  —  Aux 
voix!  aux  voix!) 


REUNIONS  ELECTORALES. 
1848-1849. 


I 

LETTRE  AUX  ÉLECTEURS. 

29  mars  1848. 

Des  électeurs  écrivent  à  M.  Victor  Hugo  pour  lui  proposer  la  candidature  à 
l'Assemblée  nationale  constituante.  Il  répond  : 

Messieurs, 

J'appartiens  à  mon  pays,  il  peut  disposer  de  moi. 

J'ai  un  respect,  exagéré  peut-être,  pour  la  liberté  du  choix j  trouvez  bon 
que  je  pousse  ce  respect  jusqu'à  ne  pas  m'offrir. 

J'ai  écrit  trente-deux  volumes,  j'ai  fait  jouer  huit  pièces  de  théâtre j  j'ai 
parlé  six  fois  à  la  chambre  des  pairs,  quatre  fois  en  1846,  le  14  février,  le 
19  mars,  le  i"  avril,  le  5  juillet,  une  fois  en  1847,  le  14  juin,  une  fois  en 
1848,  le  13  janvier.  Mes  discours  sont  au  Moniteur. 

Tout  cela  est  au  grand  jour.  Tout  cela  est  livré  à  tous.  Je  n'ai  rien  à  y 
retrancher,  rien  à  y  ajouter. 

Je  ne  me  présente  pas.  A  quoi  bon  }  Tout  homme  qui  a  écrit  une  page 
en  sa  vie  est  naturellement  présenté  par  cette  page  s'il  y  a  mis  sa  conscience 
et  son  cœur. 

Mon  nom  et  mes  travaux  ne  sont  peut-être  pas  absolument  inconnus  de 
mes  concitoyens.  Si  mes  concitoyens  jugent  à  propos,  dans  leur  liberté  et 
dans  leur  souveraineté,  de  m'appeler  à  siéger,  comme  leur  représentant, 
dans  l'assemblée  qui  va  tenir  en  ses  mains  les  destinées  de  la  France  et  de 
l'Europe,  j'accepterai  avec  recueillement  cet  austère  mandat.  Je  le  remplirai 
avec  tout  ce  que  j'ai  en  moi  de  dévouement,  de  désintéressement  et  de 
courage. 

S'ils  ne  me  désignent  pas,  je  remercierai  le  ciel,  comme  ce  Spartiate, 
qu'il  se  soit  trouvé  dans  ma  patrie  neuf  cents  citoyens  meilleurs  que  moi. 


lOO  AVANT  L'EXIL.  —  REUNIONS  ELECTORALES. 

En  ce  moment,  je  me  tais,  j'attends  et  j'admire  les  grandes  actions  que 
fait  la  providence. 

Je  suis  prêt,  —  si  mes  concitoyens  songent  à  moi  et  m'imposent  ce  grand 
devoir  public,  à  rentrer  dans  la  vie  politique}  —  sinon,  à  rester  dans  la  vie 
littéraire. 

Dans  les  deux  cas,  et  quel  que  soit  le  résultat,  je  continuerai  à  donner, 
comme  je  le  fais  depuis  vingt-cinq  ans,  mon  cœur,  ma  pensée,  ma  vie  et 
mon  âme  à  mon  pays. 

Recevez,  messieurs,  l'assurance  fraternelle  de  mon  dévouement  et  de  ma 
cordialité. 


II 

PLANTATION  DE  L'ARBRE  DE  LA  LIBERTÉ 

PLACE  DES  VOSGES  t^). 
2  mars  1848. 

C'est  avec  joie  que  je  me  rends  à  l'appel  de  mes  concitoyens  et  que  je 
viens  saluer  au  milieu  d'eux  les  espérances  d'émancipation,  d'ordre  et  de 
paix  qui  vont  germer,  mêlées  aux  racines  de  cet  arbre  de  la  liberté.  C'est 
un  beau  et  vrai  symbole  pour  la  liberté  qu'un  arbre  !  La  liberté  a  ses  racines 
dans  le  cœur  du  peuple,  comme  l'arbre  dans  le  cœur  de  la  terre j  comme 
l'arbre,  elle  élève  et  déploie  ses  rameaux  dans  le  cielj  comme  l'arbre,  elle 
grandit  sans  cesse  et  couvre  les  générations  de  son  ombre.  {A.cclamations.) 

Le  premier  arbre  de  la  liberté  a  été  planté,  il  y  a  dix-huit  cents  ans,  par 
Dieu  même  sur  le  Golgotha.  {A.cclamations.)  Le  premier  arbre  de  la  liberté, 
c'est  cette  croix  sur  laquelle  Jésus-Christ  s'est  offert  en  sacrifice  pour  la 
liberté,  l'égalité  et  la  fraternité  du  genre  humain.  {Bravos  et  longs  applaudisse- 
ments. ) 

La  signification  de  cet  arbre  n'a  point  changé  depuis  dix-huit  siècles; 
seulement,  ne  l'oublions  pas,  à  temps  nouveaux  devoirs  nouveaux;  la  révo- 
lution que  nos  pères  ont  faite  il  y  a  soixante  ans  a  été  grande  par  la  guerre  ; 
la  révolution  que  vous  faites  aujourd'hui  doit  être  grande  par  la  paix.  La 
première  a  détruit,  la  seconde  doit  organiser.  L'œuvre  d'organisation  est  le 
complément  nécessaire  de  l'œuvre  de  destruction;  c'est  là  ce  qui  rattache 
intimement  1848  à  1789.  Fonder,  créer,  produire,  pacifier;  satisfaire  à  tous 
les  droits,  développer  tous  les  grands  instincts  de  l'homme,  pourvoir  à  tous 
les  besoins  des  sociétés  ;  voilà  la  tâche  de  l'avenir.  Or,  dans  les  temps  où  nous 
sommes,  l'avenir  vient  vite.  {Applaudissements.^ 

On  pourrait  presque  dire  que  l'avenir  n'est  plus  demain ,  il  commence  dès 
aujourd'hui.  {Bravo l)  A  l'œuvre  donc,  à  l'œuvre,  travailleurs  par  le  bras, 

(^)  Un  journal  de  la  réaction  reprochait,  hier  encore,  à  M.  Victor  Hugo,  son  républicanisme 
r/ceat.  En  réponse  k  ce  journal,  et  à  tous  ceux  qui  affectent  de  croire  que  M.  Victor  Hugo  n'est 
devenu  républicain  qu'après  avoir  été  élu  par  le  parti  de  l'ordre,  nous  publions  la  pièce  suivante 
que  le  hasard  nous  fait  tomber  entre  les  mains. 

Ce  sont  des  paroles  prononcées  en  mars  1848,  à  l'occasion  de  la  plantation  de  l'arbre  de  la 
Liberté  de  la  place  des  Vosges.  {Note  de  l'Edition  de  i8j}.) 


I02      PLANTATION  DE  L'ARBRE  DE  LA  LIBERTÉ. 

travailleurs  par  l'intelligence,  vous  tous  qui  m'écoutez  et  qui  m'entourez! 
mettez  à  fin  cette  grande  œuvre  de  l'organisation  fraternelle  de  tous  les  peu- 
ples, conduits  au  même  but,  rattachés  à  la  même  idée,  et  vivant  du  même 
cœur.  Soyons  tous  des  hommes  de  bonne  volonté,  ne  ménageons  ni  notre 
peine  ni  nos  sueurs.  Répandons  sur  le  peuple  qui  nous  entoure,  et  de  là  sur 
le  monde  entier,  la  sympathie ,  la  charité  et  la  fraternité.  Depuis  trois  siècles , 
le  monde  imite  la  France.  Depuis  trois  siècles,  la  France  est  la  première  des 
nations.  Et  savez-vous  ce  que  veut  dire  ce  mot,  la  première  des  nations.?  Ce 
mot  veut  dire,  la  plus  grande 5  ce  mot  veut  dire  aussi,  la  meilleure.  {Accla- 
mations. ) 

Mes  amis,  mes  frères,  mes  concitoyens,  établissons  dans  le  monde  entier, 
parla  grandeur  de  nos  exemples,  l'empire  de  nos  idées!  Que  chaque  nation 
soit  heureuse  et  fière  de  ressembler  à  la  France  !  [Bravo!) 

Unissons-nous  dans  une  pensée  commune,  et  répétez  avec  moi  ce  cri  : 
Vive  la  liberté  universelle!  Vive  la  République  universelle!  {"Vive  la  Képu- 
hlicjue  !  IJive  TJictor  Hu^o  !  —  Longues  acclamations.  ) 


III 

RÉUNION  DES  AUTEURS  DRAMATIQUES. 

Je  suis  profondément  touché  des  sympathies  qui  m'environnent.  Des  voix 
aimées,  des  confrères  célèbres  m'ont  glorifié  bien  au  delà  du  peu  que  je 
vaux.  Permettez-moi  de  les  remercier  de  cette  cordiale  éloquence  à  laquelle 
je  dois  les  applaudissements  qui  ont  accueilli  mon  nomj  permettez-moi,  en 
même  temps,  de  m'abstenir  de  tout  ce  qui  pourrait  ressembler  à  une  solli- 
citation de  suffrages.  Puisque  la  nation  est  en  train  de  chercher  son  idéal, 
voici  quel  serait  le  mien  en  fait  d'élections.  Je  voudrais  les  élections  libres 
et  pures 5  libres,  en  ce  qui  touche  les  électeurs  j  pures,  en  ce  qui  touche  les 
candidats. 

Personnellement,  je  ne  me  présente  pas.  Mes  raisons,  vous  les  connaissez, 
je  les  ai  publiées  j  elles  sont  toutes  puisées  dans  mon  respect  pour  la  liberté 
électorale.  Je  dis  aux  électeurs  :  Choisissez  qui  vous  voudrez  et  comme  vous 
voudrez  j  quant  à  moi,  j'attends,  et  j'applaudirai  au  résultat  quel  qu'il  soit. 
Je  serai  fier  d'être  choisi,  satisfait  d'être  oublié.  {A.pprobation.) 

Ce  n'est  pas  que  je  n'aie  aussi,  moi,  mes  ambitions.  J'ai  une  ambition 
pour  mon  pays,  —  c'est  qu'il  soit  puissant,  heureux,  riche,  prospère,  glo- 
rieux, sous  cette  simple  formule  :  Liberté,  égalité,  fraternité;  c'est  qu'il  soit  le 
plus  grand  dans  la  paixj  comme  il  a  été  le  plus  grand  dans  la  guerre.  {Bravo! 
bravo!)  Et  puis,  j'ai  une  ambition  pour  moi,  c'est  de  rester  écrivain  libre  et 
simple  citoyen. 

Maintenant,  s'il  arrive  que  mon  pays,  connaissant  ma  pensée  et  ma 
conscience  qui  sont  publiques  depuis  vingt-cinq  ans,  m'appelle,  dans  sa 
confiance,  à  l'Assemblée  nationale  et  m'assigne  un  poste  où  il  faudra  veiller 
et  peut-être  combattre,  j'accepterai  son  vote  comme  un  ordre  et  j'irai  où  il 
m'enverra.  Je  suis  à  la  disposition  de  mes  concitoyens.  Je  suis  candidat  à 
l'Assemblée  nationale  comme  tout  soldat  est  candidat  au  champ  de  bataille. 
(déclamations.) 

Le  mandat  de  représentant  du  peuple  sera  à  la  fois  un  honneur  et  un 
danger  J  il  suffît  que  ce  soit  un  honneur  pour  que  je  ne  le  sollicite  pas,  il 
suffit  que  ce  soit  un  danger  pour  que  je  ne  le  refuse  pas.  (Longes  accla- 
mations. ) 

Vous  m'avez  compris.  Maintenant  je  vais  vous  parler  de  vous. 

Il  y  a,  en  ce  moment,  en  France,  à  Paris,  deux  classes  d'ouvriers  qui. 


104   AVANT  L'EXIL.  —  REUNIONS  ÉLECTORALES. 

toutes  deux,  ont  droit  à  être  représentées  dans  l'Assemblée  nationale.  L'une. . . 
à  Dieu  ne  plaise  que  je  parle  autrement  qu'avec  la  plus  cordiale  effusion  de 
ces  braves  ouvriers  qui  ont  fait  de  si  grandes  choses  et  qui  en  feront  de  plus 
grandes  encore  j  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  les  flattent,  mais  je  suis  de  ceux 
qui  les  aiment  j  ils  sauront  compléter  la  haute  idée  qu'ils  ont  donnée  au 
monde  de  leur  bon  sens  et  de  leur  vertu.  Ils  ont  montré  le  courage  pendant 
le  combat,  ils  montreront  la  patience  après  la  victoire.  Cette  classe  d'ou- 
vriers, dis-je,  a  fait  de  grandes  choses,  elle  sera  noblement  et  largement 
représentée  à  l'Assemblée  constituante,  et,  pour  ma  part,  je  réserve  aux 
ouvriers  de  Paris  dix  places  sur  mon  bulletin. 

Mais  je  veux,  je  veux  pour  l'honneur  de  la  France,  que  l'autre  classe 
d'ouvriers,  les  ouvriers  de  l'intelligence,  soit  aussi  noblement  et  largement 
représentée.  Le  jour  où  l'on  pourrait  dire  :  Les  écrivains,  les  poètes,  les 
artistes,  les  hommes  de  la  pensée,  sont  absents  de  la  représentation  nationale, 
ce  serait  une  sombre  et  fatale  éclipse,  et  l'on  verrait  diminuer  la  lumière  de 
la  France  !  (Bravo!) 

Il  faut  que  tous  les  ouvriers  aient  leurs  représentants  à  l'Assemblée  natio- 
nale, ceux  qui  font  la  richesse  du  pays  et  ceux  qui  font  sa  grandeur  j  ceux 
qui  remuent  les  pavés  et  ceux  qui  remuent  les  esprits!  (A.cclamations.) 

Certes,  c'est  quelque  chose  que  d'avoir  construit  les  barricades  de  Février 
sous  la  mousqueterie  et  la  fusillade,  mais  c'est  quelque  chose  aussi  que 
d'être  sans  cesse,  sans  trêve,  sans  relâche,  debout  sur  les  barricades  de  la 
pensée,  exposé  aux  haines  du  pouvoir  et  à  la  mitraille  des  partis,  {applau- 
dissements.) Les  ouvriers,  nos  frères,  ont  lutté  trois  jours  j  nous,  travailleurs 
de  l'intelligence,  nous  avons  lutté  vingt  ans. 

Avisez  donc  à  ce  grand  intérêt  !  Que  l'un  de  vous  parle  pour  vous  j  que 
votre  drapeau,  qui  est  le  drapeau  même  de  la  civilisation,  soit  tenu  au 
milieu  de  la  mêlée  par  une  main  ferme  et  illustre.  Faites  prévaloir  les  idées  ! 
Montrez  que  la  gloire  est  une  force!  {Bravo!)  Même  quand  les  révolutions 
ont  tout  renversé,  il  y  a  une  puissance  qui  reste  debout,  la  pensée.  Les  révo- 
lutions brisent  les  couronnes,  mais  n'éteignent  pas  les  auréoles,  {hon^  applau- 
dissements.) 

Un  des  auteurs  présents  ayant  demandé  à  M.  Victor  Hugo  ce  qu'il  ferait  si  un 
club  marchait  sur  l'Assemblée  constituante ,  M.  Victor  Hugo  réplique  : 

Je  prie  M.  Théodore  Muret  de  ne  point  oublier  que  je  ne  me  présente 
pasj  je  vais  lui  répondre  cependant,  mais  je  lui  répondrai  comme  électeur 
et  non  comme  candidat.  {Mouvement  d'attention.)  Dans  un  moment  où  le 
système  électoral  le  plus  large  et  le  plus  libéral  que  les  hommes  aient 
jamais  pu,  je  ne  dis  pas  réaliser,  mais  rêver,  appelle  tous  les  citoyens  à 


REUNION  DES  AUTEURS  DRAMATIQUES.        105 

déposer  leur  vote,  tous,  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier,  —  je  me 
trompe,  il  n'y  a  plus  maintenant  ni  premier,  ni  dernier,  —  tous,  veux-je 
dire,  depuis  ce  qu'on  appelait  autrefois  le  premier  jusqu'à  ce  qu'on  appelait 
autrefois  le  dernier  ^  dans  un  moment  où  de  tous  ces  votes  réunis  va  sortir 
l'assemblée  définitive,  l'assemblée  suprême  qui  sera,  pour  ainsi  dire,  la 
majesté  visible  de  la  France,  s'il  était  possible  qu'à  l'heure  où  ce  sénat 
prendra  possession  de  la  plénitude  légitime  de  son  autorité  souveraine,  il 
existât  dans  un  coin  quelconque  de  Paris  une  fraction,  une  coterie,  un 
groupe  d'hommes,  je  ne  dirai  pas  assez  coupables,  mais  assez  insensés,  pour 
oser,  dans  un  paroxysme  d'orgueil,  mettre  leur  petite  volonté  face  à  face 
et  de  front  avec  la  volonté  auguste  de  cette  assemblée  qui  sera  le  pays 
même,  je  me  précipiterais  au-devant  d'eux,  et  je  leur  crierais  :  Malheureux! 
arrêtez-vous,  vous  allez  devenir  de  mauvais  citoyens!  [Bravo!  bravo!)  Et  s'il 
ne  m'était  pas  donné  de  les  retenir,  s'ils  persistaient  dans  leur  tentative 
d'usurpation  impie,  oh!  alors  je  donnerais,  s'il  le  fallait,  tout  le  sang  que 
j'ai  dans  les  veines,  et  je  n'aurais  pas  assez  d'imprécations  dans  la  voix,  pas 
assez  d'indignation  dans  l'âme,  pas  assez  de  colère  dans  le  cœur,  pour 
écraser  l'insolence  des  dictatures  sous  la  souveraineté  de  la  nation  ! 
{Immenses  acclamations.) 


I06      AVANT  UEXIL.  —  RÉUNIONS  ÉLECTORALES. 


IV 

VICTOR  HUGO  À  SES  CONCITOYENS. 

26  mai  1848. 

Mes  concitoyens, 

Je  réponds  à  l'appel  des  soixante  mille  électeurs  qui  m'ont  spontanément 
honoré  de  leurs  suffrages  aux  élections  de  la  Seine.  Je  me  présente  à  votre 
libre  choix. 

Dans  la  situation  politique  telle  qu'elle  est,  on  me  demande  toute  ma 
pensée.  La  voici  : 

Deux  républiques  sont  possibles. 

L'une  abattra  le  drapeau  tricolore  sous  le  drapeau  rouge,  fera  des  gros 
sous  avec  la  colonne,  jettera  bas  la  statue  de  Napoléon  et  dressera  la  statue 
de  Marat,  détruira  l'institut,  l'école  polytechnique  et  la  légion  d'honneur, 
ajoutera  à  l'auguste  devise  :  hibertéj  Egalité,  Fraternité,  l'option  sinistre  :  ou  la 
Mort  ;  fera  banqueroute,  ruinera  les  riches  sans  enrichir  les  pauvres,  anéan- 
tira le  crédit,  qui  est  la  fortune  de  tous,  et  le  travail,  qui  est  le  pain  de 
chacun,  abolira  la  propriété  et  la  famille,  promènera  des  têtes  sur  des  piques, 
remplira  les  prisons  par  le  soupçon  et  les  videra  par  le  massacre,  mettra 
l'Europe  en  feu  et  la  civilisation  en  cendre,  fera  de  la  France  la  patrie 
des  ténèbres,  égorgera  la  liberté,  étouffera  les  arts,  décapitera  la  pensée, 
niera  Dieu  j  remettra  en  mouvement  ces  deux  machines  fatales  qui  ne  vont 
pas  l'une  sans  l'autre ,  la  planche  aux  assignats  et  la  bascule  de  la  guillotine  j 
en  un  mot,  fera  froidement  ce  que  les  hommes  de  93  ont  fait  ardemment, 
et  après  l'horrible  dans  le  grand  que  nos  pères  ont  vu,  nous  montrera  le 
monstrueux  dans  le  petit. 

L'autre  sera  la  sainte  communion  de  tous  les  français  dès  à  présent,  et  de 
tous  les  peuples  un  jour,  dans  le  principe  démocratique  j  fondera  une  liberté 
sans  usurpation  et  sans  violences,  une  égalité  qui  admettra  la  croissance 
naturelle  de  chacun,  une  fraternité,  non  de  moines  dans  un  couvent,  mais 
d'hommes  libres  5  donnera  à  tous  l'enseignement  comme  le  soleil  donne  la 
lumière,  gratuitement  j  introduira  la  clémence  dans  la  loi  pénale  et  la  con- 
ciliation dans  la  loi  civile  j  multipliera  les  chemins  de  fer,  reboisera  une 
partie  du  territoire,  en  défrichera  une  autre,  décuplera  la  valeur  du  solj 


VICTOR  HUGO  A  SES  CONCITOYENS.  107 

partira  de  ce  principe  qu'il  faut  que  tout  homme  commence  par  le  travail 
et  finisse  par  la  propriété,  assurera  en  conséquence  la  propriété  comme  la 
représentation  du  travail  accompli,  et  le  travail  comme  l'élément  de  la  pro- 
priété future  i  respectera  l'héritage ,  qui  n'est  autre  chose  que  la  main  du  père 
tendue  aux  enfants  à  travers  le  mur  du  tombeau  j  combinera  pacifiquement, 
pour  résoudre  le  glorieux  problème  du  bien-être  universel,  les  accroisse- 
ments continus  de  l'industrie,  de  la  science,  de  l'art  et  de  la  pensée  j  pour- 
suivra, sans  quitter  terre  pourtant  et  sans  sortir  du  possible  et  du  vrai,  la 
réalisation  sereine  de  tous  les  grands  rêves  des  sages  -,  bâtira  le  pouvoir  sur  la 
même  base  que  la  liberté,  c'est-à-dire  sur  le  droit}  subordonnera  la  force  à 
l'intelligence 5  dissoudra  l'émeute  et  la  guerre,  ces  deux  formes  de  la  bar- 
barie} fera  de  l'ordre  la  loi  des  citoyens,  et  de  la  paix  la  loi  des  nations } 
vivra  et  rayonnera}  grandira  la  France,  conquerra  le  monde}  sera,  en  un 
mot,  le  majestueux  embrassement  du  genre  humain  sous  le  regard  de  Dieu 
satisfait. 

De  ces  deux  républiques,  celle-ci  s'appelle  la  civilisation,  celle-là  s'appelle 
la  terreur.  Je  suis  prêt  à  dévouer  ma  vie  pour  établir  l'une  et  empêcher 
l'autre. 


Io8      AVANT  L'EXIL.  —  RÉUNIONS  ÉLECTORALES. 


V 

SEANCE  DES  CINQ^ASSGCIATIONS 

D'ART    ET   D'INDUSTRIE. 
29  mai  1848. 

M.  Victor  Hugo.  —  Il  y  a  un  mois,  j'avais  cru  devoir,  par  respect  pour 
l'initiative  électorale ,  m'abstenir  de  toute  candidature  personnelle  j  mais  en 
même  temps,  vous  vous  le  rappelez,  j'ai  déclaré  que,  le  jour  où  le  danger 
apparaîtrait  sur  l'Assemblée  nationale,  je  me  présenterais.  Le  danger  s'est 
montré,  je  me  présente.  (0/?  applaudit.) 

Il  y  a  un  mois,  l'un  de  vous  me  fit  cette  question  que  j'acceptai  avec 
douleur  :  —  S'il  arrivait  que  des  insensés  osassent  violer  l'Assemblée  natio- 
nale, que  pensez-vous  qu'il  faudrait  faire  }  J'acceptai,  je  le  répète,  la  question 
avec  douleur,  et  je  répondis  sans  hésiter,  sur-le-champ  :  Il  faudrait  se  lever 
tous  comme  un  seul  homme ,  et  —  ce  furent  mes  propres  paroles  —  écraser 
l'insolence  des  dictatures  sous  la  souveraineté  de  la  nation. 

Ce  que  je  demandais  il  y  a  un  mois,  trois  cent  mille  citoyens  armés  l'ont 
fait  il  y  a  quinze  jours. 

Avant  cet  événement,  qui  est  un  attentat  et  qui  est  une  catastrophe, 
s'offrir  à  la  candidature,  ce  n'était  qu'un  droit,  et  l'on  peut  toujours  s'abste- 
nir d'un  droit.  Aujourd'hui  c'est  un  devoir,  et  l'on  n'abdique  pas  le  devoir. 
Abdiquer  le  devoir,  c'est  déserter.  Vous  le  voyez,  je  ne  déserte  pas. 
i^A-dhésion?) 

Depuis  l'époque  dont  je  vous  parle,  en  quelques  semaines,  les  linéaments 
confus  des  questions  politiques  se  sont  éclaircis,  les  événements  ont  brus- 
quement éclairé  d'un  jour  providentiel  l'intérieur  de  toutes  les  pensées,  et, 
à  l'heure  qu'il  est,  la  situation  est  d'une  éclatante  simplicité.  Il  n'y  a  plus 
que  deux  questions  :  la  vie  ou  la  mort.  D'un  côté,  il  y  a  les  hommes  qui 
veulent  la  liberté,  l'ordre,  la  paix,  la  famille,  la  propriété,  le  travail,  le 
crédit,  la  sécurité  commerciale,  l'industrie  florissante,  le  bonheur  du  peuple, 
la  grandeur  de  la  patrie,  en  un  mot,  la  prospérité  de  tous  composée  du 
bien-être  de  chacun.  De  l'autre  côté,  il  y  aies  hommes  qui  veulent  l'abîme. 
Il  y  a  les  hommes  qui  ont  pour  rêve  et  pour  idéal  d'embarquer  la  France 


SÉANCE  DES  CINCLASSOCIATIONS.  109 

sur  une  espèce  de  radeau  de  la  Méduse  où  l'on  se  dévorerait  en  attendant  la 
tempête  et  la  nuit.  {Mouvement.') 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  je  ne  suis  pas  de  ces  hommes-là,  que 
je  n'en  serai  jamais  !  {Non!  non!  nom  le  savons !)  Je  lutterai  de  front  jusqu'à 
mon  dernier  souffle  contre  ces  mauvais  citoyens  qui  voudraient  imposer  la 
guerre  à  la  France  par  l'émeute,  et  la  dictature  au  peuple  par  la  terreur.  Ils 
me  trouveront  toujours  là,  debout,  devant  eux,  comme  citoyen  à  la 
tribune,  ou  comme  soldat  dans  la  rue.  {Très  bien!  très  bien!) 

Ce  que  je  veux,  vous  le  savez.  Je  l'ai  dit  il  y  a  peu  de  jours  j  je  l'ai  dit  à 
mon  pays  tout  entier  j  je  l'ai  dit  en  prenant  toutes  mes  convictions  dans  mon 
âme,  en  essayant  d'arracher  du  cœur  de  tous  les  honnêtes  gens  la  parole  que 
chacun  pense  et  que  personne  n'ose  dire.  Eh  bien,  cette  parole,  je  l'ai  dite  ! 
Mon  choix  est  faitj  vous  le  connaissez.  Je  veux  une  république  qui  fasse 
envie  à  tous  les  peuples ,  et  non  une  république  qui  leur  fasse  horreur  !  Je 
veux,  moi,  et  vous  aussi  vous  voulez  une  république  si  noble,  si  pure,  si 
honnête,  si  fraternelle,  si  pacifique  que  toutes  les  nations  soient  tentées  de 
l'imiter  et  de  l'adopter.  Je  veux  une  république  si  sainte  et  si  belle  que, 
lorsqu'on  la  comparera  à  toutes  les  autres  formes  de  gouvernement ,  elle  les 
fasse  évanouir  rien  que  par  la  comparaison.  Je  veux  une  république  telle  que 
toutes  les  nations  en  regardant  la  France  ne  disent  pas  seulement  :  Qu'elle 
est  grande  !  mais  disent  encore  :  Qu'elle  est  heureuse  !  {yipplaudissements.) 

Ne  vous  y  trompez  pas,  —  et  je  voudrais  que  mes  paroles  dépassassent 
cette  enceinte  étroite,  et  peut-être  la  dépasseront-elles,  • —  la  propagande  de 
la  république  est  toute  dans  la  beauté  de  son  développement  régulier,  et  la 
propagande  de  la  république,  c'est  sa  vie  même.  Pour  que  la  république 
s'établisse  à  jamais  en  France,  il  faut  qu'elle  s'établisse  hors  de  France,  et 
pour  qu'elle  s'établisse  hors  de  France ,  il  faut  qu'elle  se  fasse  accepter  par  la 
conscience  du  genre  humain.  {Bravo  !  bravo  !) 

Vous  connaissez  maintenant  le  fond  de  mon  cœur.  Toute  ma  pensée,  je 
pourrais  la  résumer  en  un  seul  motj  ce  mot,  le  voici  :  haine  vigoureuse  de 
l'anarchie,  tendre  et  profond  amour  du  peuple.  {TJive  et  unanime  adhésion^ 
J'ajoute  ceci,  et  tout  ce  que  )'ai  écrit,  et  tout  ce  que  j'ai  fait  dans  ma  vie 
publique  est  là  pour  le  prouver,  pas  une  page  n'est  sortie  de  ma  plume 
depuis  que  j'ai  l'âge  d'homme ,  pas  un  mot  n'est  sorti  de  ma  bouche  qui  ne 
soit  d'accord  avec  les  paroles  que  je  prononce  en  ce  moment.  {Oui!  oui! c'est 
vrai!)  Vous  le  savez  tous,  vous,  mes  amis,  mes  confrères,  mes  frères,  je  suis 
aujourd'hui  l'homme  que  j'étais  hier,  l'avocat  dévoué  de  cette  grande  famille 
populaire  qui  a  souffert  trop  longtemps}  le  penseur  ami  des  travailleurs,  le 
travailleur  ami  des  penseurs  j  l'écrivain  qui  veut  pour  l'ouvrier,  non  l'aumône 
qui  dégrade,  mais  le  travail  qui  honore.  {Très  bien!)  Je  suis  l'homme  qui. 


lio       AVANT  L'EXIL.  —  REUNIONS  ELECTORALES. 

hier,  défendait  le  peuple  au  milieu  des  riches,  et  qui,  demain,  défendrait, 
s'il  le  fallait,  les  riches  au  milieu  du  peuple.  [Nouvelle  adhésion.)  C'est  ainsi 
que  je  comprends,  avec  tous  les  devoirs  qu'il  contient,  ce  mot  sublime  qui 
m'apparaît  écrit  par  la  main  de  Dieu  même,  au-dessus  de  toutes  les  nations, 
dans  la  lumière  éternelle  des  cieux,  fraternité  !  {Acclamations.) 

M.  Paulin  regrette  que  le  citoyen  Victor  Hugo,  dont  il  admire  l'immense 
talent,  ait  cru  devoir  signaler  le  danger  de  l'anarchie  sans  parler  du  danger 
de  la  réaction.  Il  pense  que  la  révolution  de  février  n'est  pas  une  révolution 
politique,  mais  une  révolution  sociale.  Il  demande  au  citoyen  Victor  Hugo 
s'il  est  d'avis  que  le  prolétariat  doive  disparaître  de  la  société. 

M.  Victor  Hugo.  —  Disparaître,  comme  l'esclavage  a  disparu!  dispa- 
raître à  jamais  !  mais  non  en  ramenant,  sous  une  autre  forme,  le  servage  et 
la  mainmorte!  {Sensation.) 

Je  n'ai  pas  deux  paroles  j  je  disais  tout  à  l'heure  que  je  suis  aujourd'hui 
l'homme  que  j'étais  hier.  Mon  Dieu  !  bien  avant  de  faire  partie  d'un  corps 
politique,  il  y  a  quinze  ans,  je  disais  ceci  dans  un  livre  imprimé  :  «Si,  à  moi 
qui  ne  suis  rien  dans  l'état,  la  parole  m'était  donnée  sur  les  affaires  du  pays, 
je  la  demanderais  seulement  sur  l'ordre  du  jour,  et  je  sommerais  les  gouver- 
nements de  substituer  les  questions  sociales  aux  questions  politiques.  » 

Il  y  a  quinze  ans  que  j'imprimais  cela.  Quelques  années  après  la  publi- 
cation des  paroles  que  je  viens  de  rappeler,  j'ai  fait  partie  d'un  corps 
politique —  Je  m'interromps,  permettez-moi  d'être  sobre  d'apologies  rétro- 
spectives, je  ne  les  aime  pas.  Je  pense  d'ailleurs  que  lorsqu'un  homme, 
depuis  vingt-cinq  ans,  a  jeté  sur  douze  ou  quinze  cent  mille  feuilles  sa 
pensée  au  vent,  il  est  difficile  qu'il  ajoute  quelque  chose  à  cette  grande  pro- 
fession de  foi,  et  quand  je  rappelle  ce  que  j'ai  dit,  je  le  fais  avec  une  candeur 
entière,  avec  la  certitude  que  rien  dans  mon  passé  ne  peut  démentir  ce  que 
je  dis  à  présent.  Cela  bien  établi,  je  continue. 

Lorsque  je  faisais  partie  de  la  chambre  des  pairs,  il  arriva,  un  jour,  qu'à 
propos  des  falsifications  commerciales,  dans  un  bureau  où  je  siégeais,  plu- 
sieurs des  questions  qui  viennent  d'être  soulevées  furent  agitées.  Voici  ce 
que  je  dis  alors  j  je  cite  : 

«Qui  souffre  de  cet  état  de  choses  }  la  France  au  dehors,  le  peuple  au 
dedans  î  la  France  blessée  dans  sa  prospérité  et  dans  son  honneur,  le  peuple 
froissé  dans  son  existence  et  dans  son  travail.  En  ce  moment,  messieurs, 
j'emploie  ce  mot,  le  peuple,  dans  une  de  ses  acceptions  les  plus  restreintes  et 
les  plus  usitées,  pour  désigner  spécialement  la  classe  nombreuse  et  laborieuse 
qui  fait  la  base  même  de  la  société ,  cette  classe  si  digne  d'intérêt  parce  qu'elle 
travaille,  si  digne  de  respect  parce  qu'elle  souffre.  Je  ne  le  cache  pas, 
messieurs,  et  je  sais  bien  qu'en  vous  parlant  ainsi  je  ne  fais  qu'éveiller  vos 


SÉANCE  DES  CINQ^ASSOCIATIONS.  m 

plus  généreuses  sympathies,  j'éprouve  pour  l'homme  de  cette  classe  un 
sentiment  cordial  et  fraternel.  Ce  sentiment,  tout  esprit  qui  pense  le  partage. 
Tous,  à  des  degrés  divers,  nous  sommes  des  ouvriers  dans  la  grande  œuvre 
sociale.  Eh  bien  !  je  le  déclare,  ceux  qui  travaillent  avec  le  bras  et  avec  la 
main  sont  sous  la  garde  de  ceux  qui  travaillent  avec  la  pensée.» 
(  Applaudissements.) 

Voilà  de  quelle  manière  je  parlais  à  la  chambre  aristocratique  dont  j'avais 
l'honneur  de  faire  partie.  {Mouvements  en  sens  divers^  Ce  raoï.,  j'avais  l'honneur, 
ne  saurait  vous  choquer.  Vous  n'attendez  pas  de  moi  un  autre  langage  j 
lorsque  ce  pouvoir  était  debout,  j'ai  pu  le  combattre}  aujourd'hui  qu'il  est 
tombé,  )ç.  le  respecte.  [Très  bien  !  Frofonde  sensation.) 

Toutes  les  questions  qui  intéressent  le  bien-être  du  peuple,  la  dignité  du 
peuple,  l'éducation  due  au  peuple,  ont  occupé  ma  vie  entière.  Tenez,  entrez 
dans  le  premier  cabinet  de  lecture  venu,  lisez  quinze  pages  intitulées  Claude 
Gueux,  que  je  publiais  il  y  a  quatorze  ans,  en  1834,  et  vous  y  verrez  ce  que 
je  suis  pour  le  peuple,  et  ce  que  le  peuple  est  pour  moi. 

Oui,  le  prolétariat  doit  disparaître j  mais  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui 
pensent  que  la  propriété  disparaîtra.  Savez-vous,  si  la  propriété  était  frappée, 
ce  qui  serait  tué  ?  Ce  serait  le  travail. 

Car,  qu'est-ce  que  c'est  que  le  travail  }  C'est  l'élément  générateur  de  la 
propriété.  Et  qu'est-ce  que  c'est  que  la  propriété  .^  C'est  le  résultat  du 
travail.  (  Oui  !  oui  !)  Il  m'est  impossible  de  comprendre  la  manière  dont  cer- 
tains socialistes  ont  posé  cette  question.  Ce  que  je  veux,  ce  que  j'entends, 
c'est  que  l'accès  de  la  propriété  soit  rendu  facile  à  l'homme  qui  travaille, 
c'est  que  l'homme  qui  travaille  soit  sacré  pour  celui  qui  ne  travaille  plus.  Il 
vient  une  heure  où  l'on  se  repose.  Qu'à  l'heure  où  l'on  se  repose,  on  se  sou- 
vienne de  ce  qu'on  a  souffert  lorsqu'on  travaillait,  qu'on  s'en  souvienne  pour 
améliorer  sans  cesse  le  sort  des  travailleurs  !  Le  but  d'une  société  bien  faite, 
le  voici  :  élargir  et  adoucir  sans  cesse  la  montée,  autrefois  si  rude,  qui  con- 
duit du  travail  à  la  propriété ,  de  la  condition  pénible  à  la  condition  heureuse, 
du  prolétariat  à  l'émancipation ,  des  ténèbres  où  sont  les  esclaves  à  la  lumière 
où  sont  les  hommes  libres  !  Dans  la  civilisation  vraie,  la  marche  de  l'huma- 
nité est  une  ascension  continuelle  vers  la  lumière  et  la  liberté  !  {Accla- 
mations.) 

M.  Paulin  n'a  jamais  songé  à  attaquer  les  sentiments  de  M.  Victor  Hugo, 
mais  il  aurait  voulu  entendre  sortir  de  sa  bouche  le  grand  mot,  Association, 
le  mot  qui  sauvera  la  république  et  fera  des  hommes  une  famiUe  de  frères. 
(  On  applaudit.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Ici  encore,  à  beaucoup  d'égards,  nous  pouvons 
nous  entendre.  Je  n'attache  pas  aux  mots  autant  d'efficacité  que  vous.  Je  ne 


112       AVANT  L'EXIL.  —  REUNIONS  ELECTORALES. 

crois  pas  qu'il  soit  donné  à  un  mot  de  sauver  le  monde  j  cela  n'est  donné 
qu'aux  choses,  et,  entre  les  choses,  qu'aux  idées.  [C'est  vrai  !  très  bien  !) 

Je  prends  donc  l'association,  non  comme  un  mot,  mais  comme  une  idée, 
et  je  vais  vous  dire  ce  que  j'en  pense. 

J'en  pense  beaucoup  de  bienj  pas  tout  le  bien  qu'on  en  dit,  parce  qu'il 
n'est  pas  donné  à  l'homme,  je  le  répète,  de  rencontrer  ni  dans  le  monde 
physique,  ni  dans  le  monde  moral,  ni  dans  le  monde  politique,  une  panacée. 
Cela  serait  trop  vite  fini  si,  avec  une  idée  ou  le  mot  qui  la  représente,  on 
pouvait  résoudre  toutes  les  questions  et  dire  :  embrassons-nous.  Dieu  impose 
aux  hommes  un  plus  sévère  labeur.  Il  ne  suffit  pas  d'avoir  l'idée,  il  faut 
encore  en  extraire  le  fait.  C'est  là  le  grand  et  douloureux  enfantement.  Pen- 
dant qu'il  s'accomplit,  il  s'appelle  révolution  ;  quand  il  est  accompli,  l'enfan- 
tement de  la  société,  comme  l'enfantement  de  la  femme,  s'appelle  déli- 
vrance. {Sensation.)  En  ce  moment,  nous  sommes  dans  la  révolutions  mais, 
je  le  pense  comme  vous,  la  délivrance  viendra  !  {Bravo!) 

Maintenant,  entendons-nous. 

Remarquez  que,  si  je  n'ai  pas  prononcé  le  mot  association,  j'ai  souvent 
prononcé  le  mot  société.  Or,  au  fond  de  ces  deux  mots,  société,  association, 
qu'y  a-t-il .''  La  même  idée  :  fraternité. 

Je  veux  l'association  comme  vous,  vous  voulez  la  société  comme  moi. 
Nous  sommes  d'accord. 

Oui,  je  veux  que  l'esprit  d'association  pénètre  et  vivifie  toute  la  cité. 
C'est  là  mon  idéal  j  mais  il  y  a  deux  manières  de  comprendre  cet  idéal. 

Les  uns  veulent  faire  de  la  société  humaine  une  immense  famille. 

Les  autres  veulent  en  faire  un  immense  monastère. 

Je  suis  contre  le  monastère  et  pour  la  famille.  {Mouvement.  A.pplaudk- 
sements.) 

Il  ne  suffit  pas  que  les  hommes  soient  associés,  il  faut  encore  qu'ils  soient 
sociables. 

J'ai  lu  les  écrits  de  quelques  socialistes  célèbres,  et  j'ai  été  surpris  de  voir 
que  nous  avions,  au  dix-neuvième  siècle,  en  France,  tant  de  fondateurs  de 
couvents.  {On  rit.) 

Mais,  ce  que  je  n'aurais  jamais  cru  ni  rêvé,  c'est  que  ces  fondateurs  de 
couvents  eussent  la  prétention  d'être  populaires. 

Je  n'accorde  pas  que  ce  soit  un  progrès  pour  un  homme  de  devenir  un 
moine,  et  je  trouve  étrange  qu'après  un  demi-siècle  de  révolutions  faites 
contre  les  idées  monastiques  et  féodales,  nous  y  revenions  tout  doucement, 
avec  les  interprétations  êiM  raot  association.  {Très  bien!)  Oui,  l'association,  telle 
que  je  la  vois  expliquée  dans  les  écrits  accrédités  de  certains  socialistes,  — 
moi  écrivain   un  peu   bénédictin,  qui  ai   feuilleté  le   moyen-âge,  je  la 


SÉANCE  DES  CINCLASSOCIATIONS.  113 

connais  i  elle  existait  à  Cluny,  à  Citeaux,  elle  existe  à  la  Trappe.  Voulez- 
vous  en  venir  là?  Regardez-vous  comme  le  dernier  mot  des  sociétés 
humaines  le  monastère  de  l'abbé  de  Rancé  ?  Ah  !  c'est  un  spectacle  admi- 
rable !  Rien  au  monde  n'est  plus  beau  j  c'est  l'abnégation  à  la  plus  haute 
puissance,  ces  hommes  ne  faisant  rien  pour  eux-mêmes,  faisant  tout  pour  le 
prochain,  mieux  encore,  faisant  tout  pour  Dieu!  Je  ne  sache  rien  de  plus 
beau,  je  ne  sache  rien  de  moins  humain.  [Sensation.)  Si  vous  voulez  trancher 
de  cette  manière  héroïque  les  questions  humaines,  soyez  sûrs  que  vous 
n'atteindrez  pas  votre  but.  Quoique  cela  soit  beau,  je  crois  que  cela  est 
mauvais.  Oui,  une  chose  peut  à  la  fois  être  belle  et  mauvaise'  et  je  vous 
invite,  vous  tous  penseurs,  à  réfléchir  sur  ce  point  j  les  meilleurs  esprits,  les 
plus  sages  en  apparence,  peuvent  se  tromper,  et,  voyant  une  chose  belle, 
dire  :  elle  est  bonne.  Eh  bien  !  non,  le  couvent,  qui  est  beau,  n'est  pas  bon  ! 
non,  la  vie  monastique,  qui  est  sublime,  n'est  pas  applicable  !  Il  ne  faut 
pas  rêver  l'homme  autrement  que  Dieu  ne  l'a  fait.  Pour  lui  donner  des 
perfections  impossibles,  vous  lui  ôteriez  ses  qualités  naturelles.  [Bravo  !) 
Pensez-y  bien,  l'homme  devenu  un  moine,  perdant  son  nom,  sa  tradition 
de  famille,  tous  ses  liens  de  nature,  ne  comptant  plus  que  comme  un 
chiffre,  ce  n'est  plus  un  homme,  car  ce  n'est  plus  un  esprit,  car  ce  n'est  plus 
une  liberté  !  Vous  croyez  l'avoir  fait  monter  bien  haut,  regardez,  vous 
l'avez  fait  tomber  bien  bas.  Sans  doute,  il  faut  limiter  l'égoïsmej  mais,  dans 
la  vie  telle  que  la  providence  l'a  faite  à  notre  infirmité,  il  ne  faut  pas  exa- 
gérer l'oubli  de  soi-même.  L'oubli  de  soi-même,  bien  compris,  s'appelle 
abnégation;  mal  compris,  il  s'appelle  abrutissement.  Socialistes,  songez-y! 
les  révolutions  peuvent  changer  la  société,  mais  elles  ne  changent  pas  le 
cœur  humain.  Le  cœur  humain  est  à  la  fois  ce  qu'il  y  a  de  plus  tendre  et 
ce  qu'il  y  a  de  plus  résistant.  Prenez  garde  à  votre  étrange  progrès  !  il  va 
droit  contre  la  volonté  de  Dieu.  N'ôtez  pas  au  peuple  la  famille  pour  lui 
donner  le  monastère  !  {A.pplaudissements  prolongés.) 

M.  Taylor  fait  remarquer  que  M.  Victor  Hugo  sera,  sans  nul  doute, 
d'autant  plus  disposé  à  défendre  ce  fécond  principe  de  l'association ,  que  c'est 
l'association  qui  l'a  d'abord  choisi  pour  son  candidat,  qu'il  parlait  tout  à 
l'heure  devant  une  association  des  associations,  et  que  c'est,  en  réalité,  de 
l'association  qu'il  tiendra  le  mandat  que  les  artistes  et  les  ouvriers  veulent  lui 
confier,  au  nom  de  l'art  et  du  travail. 

M.  AuBRY.  —  Beaucoup  de  personnes  que  je  connais,  qui  sont  loin 
d'avoir  l'instruction  nécessaire  pour  juger  les  causes  et  les  effets,  m'ont 
demandé,  —  lorsque  je  proposais  le  grand  nom  de  M.  Victor  Hugo,  que 
je  verrais  avec  bonheur  à  la  Chambre, —  m'ont  demandé  pourquoi,  en  pro- 
mettant de  combattre  les  hommes  qui  veulent  être,  il  n'avait  pas  parlé  de 

ACTES    ET    PAROLES.    —   I.  8 

mmiMEUB 


114      AVANT  L'EXIL.  —  REUNIONS  ELECTORALES. 

combattre  les  hommes  qui  ont  été.  Dans  ce  moment,  la  classe  ouvrière 
craint  plus  les  individus  qui  se  cachent  que  les  individus  qui  se  sont 
montrés. . .  Les  républicains  qui  ont  attenté  à  l'assemblée  le  15  mai. . .  je  me 
trompe,  ce  ne  sont  pas  des  républicains  !  (Bravo  !  bravo!  ^Applaudissements)  les 
individus  qui  se  montrent,  on  les  écrase  sous  le  poids  du  mépris  pour  ceux 
qui  se  cachent,  nous  désirons  que  nos  représentants  viennent  dire  :  Nous  les 
combattrons.  {A.pprobation,) 

M.  Victor  Hugo.  —  J'ai  écouté  avec  attention,  et,  chose  remarquable, 
chez  un  orateur  si  jeune  qui  parle  avec  une  facilité  si  distinguée,  qui  dit  si 
clairement  sa  pensée,  je  n'ai  pu  la  saisir  tout  entière.  Je  vais  toutefois 
essayer  de  la  préciser.  Il  va  voir  avec  quelle  sincérité  j'aborde  toutes  les 
hypothèses. 

Il  m'a  semblé  qu'il  désignait  comme  dangereux,  j'emprunte  ses  propres 
expressions,  non  seulement  ceux  qui  veulent  être,  mais  ceux  qui  ont  été. 

Je  commence  par  lui  dire  :  Entendez-vous  parler  de  la  famille  qui  vient 
d'être  brisée  par  un  mouvement  populaire  }  Si  vous  dites  oui,  rien  ne  m'est 
plus  facile  que  de  répondre  j  remarquez  que  vous  ne  me  gênez  pas  du  tout 
en  disant  oui. 

M.  AuBRY.  —  En  parlant  ainsi,  je  n'ai  pas  voulu  parler  des  personnes, 
mais  des  systèmes 5  non  de  M.  Louis-Philippe,  ni  de  M.  Blanqui  [sourires), 
mais  du  système  de  Louis-Philippe  et  du  système  de  Blanqui. 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  me  mettez  trop  à  mon  aise.  S'il  ne  s'agit  que 
des  systèmes,  je  répondrai  par  des  faits. 

J'ai  été  trois  ans  pair  de  France  j  j'ai  parlé  six  fois  comme  pair  j  j'ai  donné, 
dans  une  lettre  que  les  journaux  ont  publiée,  les  dates  de  mes  discours. 
Pourquoi  ai-je  donné  ces  dates  ?  C'est  afin  que  "chacun  pût  recourir  au 
Moniteur.  Pourquoi  ai-je  donné  avec  une  tranquillité  profonde  ces  six  dates 
aux  millions  de  lecteurs  des  journaux  de  Paris  et  de  la  France  ?  C'est  que  je 
savais  que  pas  une  des  paroles  que  j'ai  prononcées  alors  ne  serait  hors  de 
propos  aujourd'hui  i  c'est  que  les  six  discours  que  j'ai  prononcés  devant  les 
pairs  de  France,  je  pourrais  les  redire  tous  demain  devant  l'Assemblée  natio- 
nale. Là  était  le  secret  de  ma  tranquillité. 

Voulez-vous  plus  de  détails  }  Voulez-vous  que  je  vous  dise  quels  ont  été 
les  sujets  de  ces  six  discours  ?  {De  toutes  parts  :  Oui  !  oui  !) 

Le  premier  discours,  prononcé  le  14  février  1846,  a  été  consacré  aux 
ouvriers,  au  peuple,  dont  nous  voyons  ici  une  honorable  et  grave  députation. 
Une  loi  avait  été  présentée  qui  tendait  à  nier  le  droit  que  l'artiste  industriel 
a  sur  son  oeuvre.  J'ai  combattu  la  disposition  mauvaise  que  cette  loi  con- 
tenait} je  l'ai  fait  rejeter. 

Le  second  discours  a  été  prononcé  le  20  mars  de  la  même  année,  les 


SÉANCE  DES  CINCLASSOCIATIONS.  II5 

journaux  l'ont  cité  il  y  a  quelques  jours  $  c'était  pour  la  Pologne.  Le  i"  avril 
suivant,  j'ai  parlé  pour  la  troisième  fois.  C'était  encore  pour  le  peuple  j  c'était 
sur  la  question  de  la  probité  commerciale,  sur  les  marques  de  fabrique.  Deux 
mois  après,  les  2  et  5  juillet,  j'ai  repris  la  parole;  c'était  pour  la  défense  et 
la  protection  de  notre  littoral  ;  je  signalais  aux  Chambres  ce  fait  grave  que  les 
côtes  d'Angleterre  sont  hérissées  de  canons,  et  que  les  côtes  de  France  sont 
désarmées. 

Le  cinquième  discours  date  du  14  juin  1847.  Ce  jour-là,  à  propos  de  la 
pétition  d'un  proscrit,  je  me  suis  levé  pour  dire  au  gouvernement  du  roi 
Louis-Philippe  ce  que  je  regrette  de  n'avoir  pu  dire  ces  jours  passés  au  gou- 
vernement de  la  république  :  que  c'est  une  chose  odieuse  de  bannir  et  de 
proscrire  ceux  que  la  destinée  a  frappés.  J'ai  demandé  hautement  —  il  n'y  a 
pas  encore  un  an  de  cela  —  que  la  famille  de  l'empereur  rentrât  en  France. 
La  Chambre  me  l'a  refusé,  la  providence  me  l'a  accordé.  {Mouvement 
prolongé.) 

Le  sixième  discours,  prononcé  le  13  janvier  dernier,  était  sur  l'Italie, 
sur  l'unité  de  l'Italie,  sur  la  révolution  française,  mère  de  la  révolution 
italienne.  Je  parlais  à  trois  heures  de  l'après-midi;  j'affirmais  qu'une  grande 
révolution  allait  s'accomplir  dans  la  péninsule  italienne.  La  Chambre  des 
pairs  disait  non,  et,  à  la  même  minute,  le  13  janvier,  à  trois  heures,  pendant 
que  je  parlais,  le  premier  tocsin  de  l'insurrection  sonnait  à  Palerme.  {Nou- 
veau mouvement.)  C'est  la  dernière  fois  que  j'ai  parlé. 

L'indépendance  de  ma  pensée  s'est  produite  sous  bien  d'autres  formes  . 
encore;  je  rappelle  un  souvenir  que  les  auteurs  dramatiques  n'ont  peut-être 
pas  oublié.  Dans  une  circonstance  mémorable  pour  moi,  c'était  la  première 
fois  que  je  recueillais  des  gages  de  la  sympathie  populaire,  dans  un  procès 
intenté  à  propos  du  drame  le  Koi  s'amuse,  dont  le  gouvernement  avait  sus- 
pendu les  représentations,  je  pris  la  parole.  Personne  n'a  attaqué  avec  plus 
d'énergie  et  de  résolution  le  gouvernement  d'alors  ;  vous  pouvez  relire  mon 
discours. 

Voilà  des  faits.  Passerons-nous  aux  personnes  ^  Vous  me  donnez  bien  de 
la  force.  Non,  je  n'attaquerai  pas  les  personnes;  non,  je  ne  ferai  pas  cette 
lâcheté  de  tourner  le  dos  à  ceux  qui  s'en  vont,  et  de  tourner  le  visage  à  ceux 
qui  arrivent;  jamais,  jamais!  personne  ne  me  verra  suivre,  comme  un  vil 
courtisan,  les  flatteurs  du  peuple,  moi  qui  n'ai  pas  suivi  les  flatteurs  des  rois! 
{Explosion  de  bravos.)  Flatteurs  de  rois,  flatteurs  du  peuple,  vous  êtes  les 
mêmes  hommes,  j'ai  pour  vous  un  mépris  profond. 

Je  voudrais  que  ma  voix  fût  entendue  sur  le  boulevard,  je  voudrais  que 
ma  parole  parvînt  aux  oreilles  de  tout  ce  loyal  peuple  répandu  en  ce  moment 
dans  les  carrefours,  qui  ne  veut  pas  de  proscription,  lui  qui  a  été  proscrit  si 


Il6       AVANT  L'EXIL.  —  REUNIONS  ELECTORALES. 

longtemps!  Depuis  un  mois,  il  y  a  deux  jours  où  j'ai  regretté  de  ne  pas  être 
de  l'Assemblée  nationale  j  le  15  mai,  pour  m'opposer  au  crime  de  lèse- 
majesté  populaire  commis  par  l'émeute,  à  la  violation  du  domicile  de  la 
nation i  et  le  25  mai,  pour  m'opposer  au  décret  de  bannissement.  Je  n'étais 
pas  là  lorsc[ue  cette  loi  inique  et  inutile  a  été  votée  par  les  hommes  mêmes 
qui  soutenaient  la  dynastie  il  y  a  quatre  mois  !  Si  j'y  avais  été,  vous  m'auriez 
vu  me  lever,  l'indignation  dans  l'âme  et  la  pâleur  au  front.  J'aurais  dit  : 
Vous  faites  une  loi  de  proscription  !  mais  votre  loi  est  invalide  !  mais  votre 
loi  est  nulle  !  Et,  tenez,  la  providence  met  là,  sous  vos  yeux,  la  preuve 
éclatante  de  la  misère  de  cette  espèce  de  lois.  Vous  avez  ici  deux  princes, 
—  je  dis  princes  à  dessein,  —  vous  avez  deux  princes  de  la  famille  Bona- 
parte ,  et  vous  êtes  forcés  de  les  appeler  à  voter  sur  cette  loi ,  eux  qui  sont 
sous  le  coup  d'une  loi  pareille  !  et,  en  votant  sur  la  loi  nouvelle,  ils  violent. 
Dieu  soit  loué ,  la  loi  ancienne  !  Et  ils  sont  là  au  milieu  de  vous  comme 
une  protestation  vivante  de  la  toute-puissance  divine  contre  cette  chose 
faible  et  violente  qu'on  appelle  la  toute-puissance  humaine  !  [y4.cclamation.) 

Voilà  ce  que  j'aurais  dit.  Je  regrette  de  n'avoir  pu  le  diie;  et,  soyez  tran- 
quilles, si  l'occasion  se  représente,  je  la  saisirai}  j'en  prends  à  la  face  du 
peuple  l'engagement.  Je  ne  permettrai  pas  qu'en  votre  nom  on  fasse  des 
actions  honteuses.  Je  flétrirai  les  actes  et  je  démasquerai  les  hommes. 
[Bravo  !)  Non,  je  n'attaquerai  jamais  les  personnes  d'aucun  parti  malheureux  ! 
Je  n'attaquerai  jamais  les  vaincus  !  J'ai  l'habitude  de  traiter  les  questions  par 
l'amour  et  non  par  la  haine.  [Sensation.)  J'ai  l'instinct  de  chercher  le  côté 
noble,  doux  et  conciliant,  et  non  le  côté  irritant  des  choses 5  je  n'ai  jamais 
manqué  à  cette  habitude  de  ma  vie  entière,  je  n'y  manquerai  pas  aujourd'hui. 
Et  pourquoi  y  manquerais-je  }  dans  quel  but  ^  Dans  un  but  de  candidature  ! 
Est-ce  que  vous  croyez  que  j'ai  l'ambition  d'être  député  à  l'Assemblée  natio- 
nale ^  J'ai  l'ambition  du  pompier  qui  voit  une  maison  qui  brûle,  et  qui  dit  : 
Donnez-moi  un  seau  d'eau  !  [Bravo!  bravo!) 

M.  AuBRY.  —  Ce  que  mes  amis  demandent,  c'est  précisément  de  voir 
stigmatiser  ces  mêmes  individus  qui  ont  voté  la  loi  de  proscription,  dont 
nous  ne  voulons  pas.  S'ils  ont  proscrit  la  famille  de  Louis-Philippe,  c'est 
qu'ils  craignent  de  la  voir  revenir,  eux  qui  lui  doivent  tout,  et  qui  se  sont 
montrés  si  ingrats.  Ces  hommes  devraient  être  marqués  d'un  fer  rouge  à 
l'épaule.  Nous  n'en  voulons  pas,  parce  qu'ils  ont  un  système  ténébreux.  Ils 
en  ont  donné  la  preuve  en  votant  cette  loi. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ferai  ce  que  j'ai  fait,  toujours  fait,  je  resterai 
indépendant,  dussé-je  rester  isolé.  Je  ne  suis  rien  qu'un  esprit  pensif,  solitaire 
et  sérieux.  L'homme  qui  aime  la  solitude  ne  craint  pas  l'isolement. 

Je  suis  résolu  à  toujours  agir  selon  cette  lumière  qui  est  dans  mon  âme. 


SEANCE  DES  CINCLASSOCIATIONS.  II7 

et  qui  me  montre  le  juste  et  le  vrai.  Soyez  tranquilles,  je  ne  serai  jamais  ni 
dupe  ni  complice  des  folies  d'aucun  parti.  J'ai  bien  assez,  nous  avons  tous 
bien  assez  des  fautes  personnelles  qui  tiennent  à  notre  humanité ,  sans  prendre 
encore  le  fardeau  et  la  responsabilité  des  fautes  d'autrui.  Ce  que  je  sais  de 
pire  au  monde,  c'est  la  faute  en  commun.  Vous  me  verrez  me  jeter  sans  le 
moindre  calcul  tantôt  au-devant  des  nouveaux  partis  qui  veulent  refaire  un 
mauvais  passé,  tantôt  au-devant  des  vieux  partis  qui  veulent,  eux  aussi, 
refaire  un  passé  pire  encore  !  {Émotion  et  adhésion.) 

Je  ne  veux  pas  plus  d'une  politique  qui  a  abaissé  la  France,  que  je  ne 
veux  d'une  politique  qui  l'a  ensanglantée.  Je  combattrai  l'intrigue  comme 
la  violence,  de  quelque  part  qu'elles  viennent j  et,  quant  à  ce  que  vous 
appelez  la  réaction,  je  repousse  la  réaction  comme  je  repousse  l'anarchie. 
(  Applaudissements.  ) 

En  ce  moment,  les  véritables  ennemis  de  la  chose  publique  sont  ceux  qui 
disent  :  Il  faut  entretenir  l'agitation  dans  la  rue,  faire  une  émeute  désarmée 
et  indéfinie,  que  le  marchand  ne  vende  plus,  que  l'acheteur  n'achète  plus, 
que  le  consommateur  ne  consomme  plus,  que  les  faillites  privées  amènent 
la  faillite  publique,  que  les  boutiques  se  ferment,  que  l'ouvrier  chôme,  que 
le  peuple  soit  sans  travail  et  sans  pain,  qu'il  mendie,  qu'il  traîne  sa  détresse 
sur  le  pavé  des  ruesj  alors  tout  s'écroulera!  —  Non,  ce  plan  affreux  ne 
réussira  pas!  non,  la  France  ne  périra  pas  de  misère!  un  tel  sort  n'est  pas 
fait  pour  elle  !  Non ,  la  grande  nation  qui  a  survécu  à  Waterloo  n'expirera 
pas  dans  une  banqueroute!  {Emotion  profonde.  Bravo  !  bravo  !) 

Un  membre.  —  Que  M.  Victor  Hugo  dise  :  Je  ne  suis  pas  un  républicain 
rouge,  ni  un  républicain  blanc,  mais  un  républicain  tricolore. 

M.  Victor  Hugo.  —  Ce  que  vous  me  dites,  je  l'ai  imprimé  il  y  a  trois 
jours. 

Il  me  semble  qu'il  est  impossible  d'être  plus  clair  et  plus  net  que  dans 
cette  publication.  Je  ne  voudrais  pas  qu'un  seul  de  vous  écrivît  mon  nom 
sur  son  bulletin  et  dît  le  lendemain  :  je  me  suis  trompé.  Savez-vous  pourquoi 
je  ne  crie  pas  bien  haut  :  je  suis  républicain  }  C'est  parce  que  beaucoup 
trop  de  gens  le  crient.  Savez-vous  pourquoi  j'ai  une  sorte  de  pudeur  et  de 
scrupule  à  faire  cet  étalage  de  républicanisme  }  C'est  que  je  vois  des  gens  qui 
ne  sont  rien  moins  que  républicains  faire  plus  de  bruit  que  vous  qui  êtes 
convaincus.  Il  y  a  une  chose  sur  laquelle  je  défie  qui  que  ce  soit,  c'est  le  sen- 
timent démocratique.  Il  y  a  vingt  ans  que  je  suis  démocrate.  Je  suis  un 
démocrate  de  la  veille.  Est-ce  que  vous  aimeriez  mieux  le  mot  que  la 
chose  }  Moi,  je  vous  donne  la  chose,  qui  vaut  mieux  que  le  mot!  {Applau- 
dissements^ 

M.  Marlet,  au  nom  des  artistes  peintres,  demande  l'appui  de  M.  Victor 


II 8       AVANT  L'EXIL.  —  RÉUNIONS  ÉLECTORALES. 

Hugo  dans  toutes  les  questions  qui  intéressent  l'élection,  le  concours,  les 
droits  des  artistes  et  les  franchises  de  l'art. 

M.  Victor  Hugo  déclare  qu'ici  encore  son  passé  répond  de  son  avenir, 
et  que  pour  défendre  les  libertés  et  les  droits  de  l'art  et  des  artistes,  depuis 
vingt  ans,  il  n'a  pas  attendu  qu'on  le  lui  demandât.  Il  continuera  d'être  ce 
qu'il  a  toujours  été,  le  défenseur  et  l'ami  des  artistes.  Ils  peuvent  compter 
sur  lui. 

L'assemblée  proclame,  à  l'unanimité,  Victor  Hugo  candidat  des  asso- 
ciations réunies. 


VI 

SÉANCE  DES  ASSOCIATIONS 

APRÈS  LE  MANDAT  ACCOMPLI  (". 

Mai  1849. 

Je  vous  rapporte  un  double  mandat,  le  mandat  de  président  de  l'asso- 
ciation que  vous  voulûtes  bien,  il  y  a  un  an,  me  confier  à  l'unanimité,  le 
mandat  de  représentant  que  vos  votes,  également  unanimes,  m'ont  conféré  à 
la  même  époque.  Je  rappelle  cette  unanimité  qui  est  pour  moi  un  cher  et 
glorieux  souvenir. 

Messieurs,  nous  venons  de  traverser  une  année  laborieuse  Grâce  à  la 
toute-puissante  volonté  de  la  nation,  nettement  signifiée  aux  partis  par  le 
suffrage  universel,  un  gouvernement  sérieux,  régulier,  normal,  fonctionnant 
selon  la  liberté  et  la  loi,  peut  désormais  tout  faire  refleurir  parmi  nous,  le 
travail,  la  paix,  le  commerce,  l'industrie,  l'art;  c'est  à-dire  remettre  la  France 
en  pleine  possession  de  tous  les  éléments  de  la  civilisation. 

C'est  là,  messieurs,  un  grand  pas  en  avant j  mais  ce  pas  ne  s'est  point 
accompli  sans  peine  et  sans  labeur.  Il  n'est  pas  un  bon  citoyen  qui  n'ait 
poussé  à  la  roue  dans  ce  retour  à  la  vie  sociale j  tous  l'ont  fait,  avec  des  forces 
inégales  sans  doute,  mais  avec  une  égale  bonne  volonté.  Quant  à  moi, 
l'humble  part  que  j'ai  prise  dans  les  grands  événements  survenus  depuis  un 
an,  je  ne  vous  la  dirai  pasj  vous  la  savez,  votre  bienveillance  même  se  l'exa- 
gère. Ce  sera  ma  gloire,  un  jour,  de  n'avoir  pas  été  étranger  à  ces  grands 
faits,  à  ces  grands  actes.  Toute  ma  conduite  politique  depuis  une  année  peut 
se  résumer  en  un  seul  mot  :  j'ai  défendu  énergiquement,  résolument,  de  ma 
poitrine  comme  de  ma  parole,  dans  les  douloureuses  batailles  de  la  rue 
comme  dans  les  luttes  amères  de  la  tribune,  j'ai  défendu  l'ordre  contre 
l'anarchie  et  la  liberté  contre  l'arbitraire.  {Oui!  oui!  c'e^  vrai!) 

(')  Dans  une  séance  de  l'Assemblée  générale  annuelle  des  auteurs  dramatiques  tenue  le 
6  mai  1849,  M.  Victor  Hugo  prononça,  en  remettant  à  l'Assemblée  son  titre  et  ses  pouvoirs  de 
président  de  l'Association,  un  discours  qui  fut  couvert  d'unanimes  et  enthousiastes  applaudis- 
sements. 

Voici  la  fin  du  discours  de  M.  Victor  Hugo,  qui  rendait  compte  de  la  façon  dont  il  avait 
rempli  son  mandat  à  l'Assemblée  nationale  {Note  de  l'Édition  de  i8j^). 


I20      AVANT  L'EXIL.  —  REUNIONS  ELECTORALES. 

Cette  double  loi,  qui,  pour  moi,  est  une  loi  unique,  cette  double  loi  de 
ma  conduite,  dont  je  n'ai  pas  dévié  un  seul  instant,  je  l'ai  puisée  dans  ma 
conscience,  et  il  me  semble  aussi,  messieurs,  que  je  l'ai  puisée  dans  la  vôtre! 
{Unanime  adhésion.)  Permettez-moi  de  dire  cela,  car  l'unanimité  de  vos  suf- 
frages il  y  a  un  an,  et  l'unanimité  de  vos  adhésions  en  ce  moment,  nous  fait 
en  quelque  sorte,  à  vous,  les  mandants,  et  à  moi,  le  mandataire,  une  âme 
commune.  (  Oui!  oui!)  Je  vous  rapporte  mon  mandat  rempli  loyalement.  J'ai 
fait  de  mon  mieux,  j'ai  fait,  non  tout  ce  que  j'ai  voulu,  mais  tout  ce  que  j'ai 
pu,  et  je  reviens  au  milieu  de  vous  avec  la  grave  et  austère  sérénité  du  devoir 
accompli.  {Jipplaudissements.) 


ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 

1848. 


ATELIERS  NATIONAUX  (^). 

20  juin  1848. 

Messieurs, 

Je  ne  monte  pas  à  cette  tribune  pour  ajouter  de  la  passion  aux  débats  qui 
vous  agitent,  ni  de  l'amertume  aux  contestations  qui  vous  divisent.  Dans  un 
moment  où  tout  est  difficulté,  où  tout  peut  être  danger,  je  rougirais 
d'apporter  volontairement  des  embarras  au  gouvernement  de  mon  pays 
Nous  assistons  à  une  solennelle  et  décisive  expérience  j  j'aurais  honte  de  moi 
s'il  pouvait  entrer  dans  ma  pensée  de  troubler  par  des  chicanes,  dans  l'heure 
si  difficile  de  son  établissement,  cette  majestueuse  forme  sociale,  la  Répu- 
blique, que  nos  pères  ont  vue  grande  et  terrible  dans  le  passé,  et  que  nous 
voulons  tous  voir  grande  et  bienfaisante  dans  l'avenir.  Je  tâcherai  donc,  dans 
le  peu  que  j'ai  à  dire  à  propos  des  ateliers  nationaux,  de  ne  point  perdre  de 
vue  cette  vérité,  qu'à  l'époque  délicate  et  grave  où  nous  sommes,  s'il  faut  de 
la  fermeté  dans  les  actes,  il  faut  de  la  conciliation  dans  les  paroles. 

La  question  des  ateliers  nationaux  a  déjà  été  traitée  à  diverses  reprises 
devant  vous  avec  une  remarquable  élévation  d'aperçus  et  d'idées.  Je  ne 
reviendrai  pas  sur  ce  qui  a  été  dit.  Je  m'abstiendrai  des  chiffires  que  vous 
connaissez  tous.  Dans  mon  opinion,  je  le  déclare  franchement,  la  création 

(*)  Ce  discours  fut  prononce  quatre  jours  avant  la  fatale  insurrection  du  24  juin.  Il  ouvrit  la 
discussion  sur  le  décret  suivant,  q\ii  fut  adopté  par  l'Assemblée. 

Art.  1".  L'allocation  de  3  millions  demandée  par  M.  le  ministre  des  Travaux  publics  pour 
les  ateliers  nationaux  lui  est  accordée  d'urgence. 

Art.  2.  Chaque  allocation  nouvelle  affectée  au  même  emploi  ne  pourra  excéder  le  chiffre  de 
I  milhon. 

Art.  3.  Les  pouvoirs  de  la  commission  chargée  de  l'examen  du  présent  décret  sont  continués 
jusqu'k  ce  qu'il  en  soit  autrement  ordonné  par  l'Assemblée.  {NoU  de  l'Édition  de  i8f^.) 


122     AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 

des  ateliers  nationaux  a  pu  être,  a  été  une  nécessité 5  mais  le  propre  des 
hommes  d'état  véritables,  c'est  de  tirer  bon  parti  des  nécessités,  et  de 
convertir  quelquefois  les  fatalités  mêmes  d'une  situation  en  moyens  de  gou- 
vernement. Je  suis  obligé  de  convenir  qu'on  n'a  pas  tiré  bon  parti  de  cette 
nécessité-ci. 

Ce  qui  me  frappe  au  premier  abord,  ce  qui  frappe  tout  homme  de  bon 
sens  dans  cette  institution  des  ateliers  nationaux,  telle  qu'on  l'a  faite,  c'est 
une  énorme  force  dépensée  en  pure  perte.  Je  sais  que  M.  le  ministre  des 
Travaux  publics  annonce  des  mesures 5  mais,  jusqu'à  ce  que  la  réalisation  de 
ces  mesures  ait  sérieusement  commencé,  nous  sommes  bien  obligés  de  parler 
de  ce  qui  est,  de  ce  qui  menace  d'être  peut-être  longtemps  encore j  et,  dans 
tous  les  cas,  notre  contrôle  a  le  droit  de  remonter  aux  fautes  faites,  afin 
d'empêcher,  s'il  se  peut,  les  fautes  à  faire. 

Je  dis  donc  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  jusqu'à  ce  jour  dans  les  ateliers 
nationaux,  c'est  une  énorme  force  dépensée  en  pure  perte 5  et  à  quel  moment.? 
au  moment  où  la  nation  épuisée  avait  besoin  de  toutes  ses  ressources,  de  la 
ressource  des  bras  autant  que  de  la  ressource  des  capitaux.  En  quatre  mois, 
qu'ont  produit  les  ateliers  nationaux.?  Rien. 

Je  ne  veux  pas  entrer  dans  la  nomenclature  des  travaux  qu'il  était  urgent 
d'entreprendre,  que  le  pays  réclamait,  qui  sont  présents  à  tous  vos  esprits j 
mais  examinez  ceci  :  d'un  côté  une  quantité  immense  de  travaux  possibles, 
de  l'autre  côté  une  quantité  immense  de  travailleurs  disponibles,  et  le 
résultat  ?  néant  !  (  Mouvement.  ) 

Néant,  je  me  trompe 5  le  résultat  n'a  pas  été  nul,  il  a  été  fâcheux,  fâcheux 
doublement,  fâcheux  au  point  de  vue  des  finances,  fâcheux  au  point  de  vue 
de  la  politique. 

Toutefois,  ma  sévérité  admet  des  tempéraments j  je  ne  vais  pas  jusqu'au 
point  où  vont  ceux  qui  disent  avec  une  rigueur  trop  voisine  peut-être  de  la 
colère  pour  être  tout  à  fait  la  justice  :  —  Les  ateliers  nationaux  sont  un  expé- 
dient fatal.  Vous  avez  abâtardi  les  vigoureux  enfants  du  travail,  vous  avez 
ôté  à  une  partie  du  peuple  le  goût  du  labeur,  goût  salutaire  qui  contient  la 
dignité,  la  fierté,  le  respect  de  soi-même  et  la  santé  de  la  conscience.  À  ceux 
qui  n'avaient  connu  jusqu'alors  que  la  force  généreuse  du  bras  qui  travaille, 
vous  avez  appris  la  honteuse  puissance  de  la  main  tendue  j  vous  avez  dés- 
habitué les  épaules  de  porter  le  poids  glorieux  du  travail  honnête,  et  vous 
avez  accoutumé  les  consciences  à  porter  le  fardeau  humiliant  de  l'aumône. 
Nous  connaissions  déjà  le  désœuvré  de  l'opulence,  vous  avez  créé  le  dés- 
œuvré de  la  misère,  cent  fois  plus  dangereux  pour  lui-même  et  pour  autrui. 
La  monarchie  avait  les  oisifs,  la  République  aura  les  fainéants.  —  {Assenti- 
ment marqué.  ) 


ATELIERS  NATIONAUX.  123 

Ce  langage  rude  et  chagrin,  je  ne  le  tiens  pas  précisément,  je  ne  vais  pas 
jusque-là.  Non,  le  glorieux  peuple  de  Juillet  et  de  Février  ne  s'abâtardira 
pas.  Cette  fainéantise  fatale  à  la  civilisation  est  possible  en  Turquie  j  en 
Turquie  et  non  pas  en  France.  Paris  ne  copiera  pas  Naplesj  jamais,  jamais 
Paris  ne  copiera  Constantinople 5  jamais,  le  voulût-on,  jamais  on  ne  par- 
viendra à  faire  de  nos  dignes  et  intelligents  ouvriers  qui  lisent  et  qui  pensent, 
qui  parlent  et  qui  écoutent,  des  lazzaroni  en  temps  de  paix  et  des  janissaires 
pour  le  combat.  Jamais!  [Sensation.) 

Ce  mot  le  voulut-on,  je  viens  de  le  prononcer;  il  m'est  échappé.  Je  ne  vou- 
drais pas  que  vous  y  vissiez  une  arrière-pensée ,  que  vous  y  vissiez  une  accu- 
sation par  insinuation.  Le  jour  où  je  croirai  devoir  accuser,  j'accuserai,  je 
n'insinuerai  pas.  Non,  je  ne  crois  pas,  je  ne  puis  croire,  et  je  le  dis  en  toute 
sincérité,  que  cette  pensée  monstrueuse  ait  pu  germer  dans  la  tête  de  qui 
que  ce  soit,  encore  moins  d'un  ou  de  plusieurs  de  nos  gouvernants,  de 
convertir  l'ouvrier  parisien  en  un  condottiere ,  et  de  créer  dans  la  ville  la  plus 
civilisée  du  monde,  avec  les  éléments  admirables  dont  se  compose  la  popu- 
lation ouvrière,  des  prétoriens  de  l'émeute  au  service  de  la  dictature.  {Mouve- 
ment prolongé.  ) 

Cette  pensée,  personne  ne  l'a  eue,  cette  pensée  serait  un  crime  de  lèse- 
majesté  populaire!  {CeB  vrai!)  Et  malheur  à  ceux  qui  la  concevraient 
jamais!  malheur  à  ceux  qui  seraient  tentés  de  la  mettre  à  exécution!  car  le 
peuple,  n'en  doutez  pas,  le  peuple,  qui  a  de  l'esprit,  s'en  apercevrait  bien 
vite,  et  ce  jour-là  il  se  lèverait  comme  un  seul  homme  contre  ces  tyrans 
masqués  en  flatteurs,  contre  ces  despotes  déguisés  en  courtisans,  et  il  ne  serait 
pas  seulement  sévère,  il  serait  terrible.  {Très  bienl  Très  bien!) 

Je  rejette  cet  ordre  d'idées,  et  je  me  borne  à  dire  qu'indépendamment  de 
la  funeste  perturbation  que  les  ateliers  nationaux  font  peser  sur  nos  finances, 
les  ateliers  nationaux  tels  qu'ils  sont,  tels  qu'ils  menacent  de  se  perpétuer, 
pourraient,  à  la  longue,  —  danger  qu'on  vous  a  déjà  signalé,  et  sur  lequel 
j'insiste,  —  altérer  gravement  le  caractère  de  l'ouvrier  parisien. 

Eh  bien,  je  suis  de  ceux  qui  ne  veulent  pas  qu'on  altère  le  caractère  de 
l'ouvrier  parisien;  je  suis  de  ceux  qui  veulent  que  cette  noble  race  d'hommes 
conserve  sa  pureté;  je  suis  de  ceux  qui  veulent  qu'elle  conserve  sa  dignité 
virile,  son  goût  du  travail,  son  courage  à  la  fois  plébéien  et  chevaleresque;  je 
suis  de  ceux  qui  veulent  que  cette  noble  race,  admirée  du  monde  entier, 
reste  admirable. 

Et  pourquoi  est-ce  que  je  le  veux.?  Je  ne  le  veux  pas  seulement  pour 
l'ouvrier  parisien,  je  le  veux  pour  nous;  je  le  veux  à  cause  du  rôle  que  Paris 
remplit  dans  l'œuvre  de  la  civilisation  universelle. 

Paris  est  la  capitale  actuelle  du  monde  civilisé . . . 


124    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

Une  voix.  —  C'est  connu  !  (  On  rit.  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  Sans  doute,  c'est  connu!  J'admire  l'interruption! 
il  serait  rare  et  curieux  que  Paris  fût  la  capitale  du  monde  et  que  le  monde 
n'en  sût  rien,  {très  bien!  —  On  rit.)  Je  poursuis.  Ce  que  Rome  était  autre- 
fois, Paris  l'est  aujourd'hui.  Ce  que  Paris  conseille,  l'Europe  le  médite 5  ce 
que  Paris  commence,  l'Europe  le  continue.  Paris  a  une  fonction  dominante 
parmi  les  nations.  Paris  a  le  privilège  d'établir  à  certaines  époques,  souve- 
rainement, brusquement  quelquefois,  de  grandes  choses  :  la  liberté  de  89,  la 
république  de  92,  Juillet  1830, Février  18485  et  ces  grandes  choses,  qui  est-ce 
qui  les  fait.^*  Les  penseurs  de  Paris  qui  les  préparent,  et  les  ouvriers  de  Paris 
qui  les  exécutent.  {Interruptions  diverses.) 

Voilà  pourquoi  je  veux  que  l'ouvrier  de  Paris  reste  ce  qu'il  est  :  un  noble 
et  courageux  travailleur,  soldat  de  l'idée  au  besoin,  de  l'idée  et  non  de 
l'émeute  {sensation)  ^  l'improvisateur  quelquefois  téméraire  des  révolutions, 
mais  l'initiateur  généreux,  sensé,  intelligent  et  désintéressé  des  peuples.  C'est 
là  le  grand  rôle  de  l'ouvrier  parisien.  J'écarte  donc  de  lui  avec  indignation 
tout  ce  qui  peut  le  corrompre. 

De  là  mon  opposition  aux  ateliers  nationaux. 

Il  est  nécessaire  que  les  ateliers  nationaux  se  transforment  promptement 
d'une  institution  nuisible  en  une  institution  utile. 

Quelques  voix.  —  Les  moyens } 

M.  Victor  Hugo.  —  Tout  à  l'heure,  en  commençant,  ces  moyens,  je 
vous  les  ai  indiqués 5  le  gouvernement  les  énumérait  hier,  je  vous  demande 
la  permission  de  ne  pas  vous  les  répéter. 

Plusieurs  membres.  —  Continuez  !  continuez  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Trop  de  temps  a  déjà  été  perdu  j  il  importe  que  les 
mesures  annoncées  soient  le  plus  tôt  possible  des  mesures  accomplies.  Voilà 
ce  qui  importe.  J'appelle  sur  ce  point  l'attention  de  l'Assemblée  et  de  ses 
délégués  au  pouvoir  exécutif. 

Je  voterai  le  crédit  sous  le  bénéfice  de  ces  observations. 

Que  demain  il  nous  soit  annoncé  que  les  mesures  dont  a  parlé  M.  le 
mi.nistre  des  Travaux  publics  sont  en  pleine  exécution,  que  cette  voie  soit 
largement  suivie,  et  mes  critiques  disparaissent.  Est-ce  que  vous  croyez  qu'il 
n'est  pas  de  la  plus  haute  importance  de  stimuler  le  gouvernement  lorsque  le 
temps  se  perd,  lorsque  les  forces  de  la  France  s'épuisent.? 

En  terminant,  messieurs,  permettez-moi  d'adresser  du  haut  de  cette 
tribune,  à  propos  des  ateliers  nationaux...  —  ceci  est  dans  le  sujet,  grand 
Dieu!  et  les  ateliers  nationaux  ne  sont  qu'un  triste  détail  d'un  triste 
ensemble...  —  permettez-moi  d'adresser  du  haut  de  cette  tribune  quelques 
paroles  à  cette  classe  de  penseurs  sévères  et  convaincus  qu'on  appelle  les 


ATELIERS  NATIONAUX.  125 

socialistes  [Oh!  oh! —  Ecoute^!  écoute'^!)  et  de  jeter  avec  eux  un  coup  d'oeil 
rapide  sur  la  question  générale  qui  trouble ,  à  cette  heure ,  tous  les  esprits  et 
qui  envenime  tous  les  événements,  c'est-à-dire  sur  le  fond  réel  de  la  situation 
actuelle. 

La  question,  à  mon  avis,  la  grande  question  fondamentale  qui  saisit  la 
France  en  ce  moment  et  qui  emplira  l'avenir,  cette  question  n'est  pas  dans 
un  mot,  elle  est  dans  un  fait.  On  aurait  tort  de  la  poser  dans  le  mot  répu- 
blique, elle  est  dans  le  fait  démocratie}  fait  considérable,  qui  doit  engendrer 
l'état  définitif  des  sociétés  modernes  et  dont  l'avènement  pacifique  est,  je  le 
déclare,  le  but  de  tout  esprit  sérieux. 

C'est  parce  que  la  question  est  dans  le  fait  démocratie  et  non  dans  le  mot 
république,  qu'on  a  eu  raison  de  dire  que  ce  qui  se  dresse  aujourd'hui  devant 
nous  avec  des  menaces  selon  les  uns,  avec  des  promesses  selon  les  autres,  ce 
n'est  pas  une  question  politique,  c'est  une  question  sociale. 

Représentants  du  peuple,  la  question  est  dans  le  peuple.  Je  le  disais  il  y  a 
un  an  à  peine  dans  une  autre  enceinte,  j'ai  bien  le  droit  de  le  redire  aujour- 
d'hui icii  la  question,  depuis  longues  années  déjà,  est  dans  les  détresses  du 
peuple,  dans  les  détresses  des  campagnes  qui  n'ont  point  assez  de  bras,  et  des 
villes  qui  en  ont  trop,  dans  l'ouvrier  qui  n'a  qu'une  chambre  où  il  manque 
d'air,  et  une  industrie  où  il  manque  de  travail,  dans  l'enfant  qui  va  pieds 
nus,  dans  la  malheureuse  jeune  fille  que  la  misère  ronge  et  que  la  prosti- 
tution dévore,  dans  le  vieillard  sans  asile,  à  qui  l'absence  de  la  providence 
sociale  fait  nier  la  providence  divine  j  la  question  est  dans  ceux  qui  souffrent, 
dans  ceux  qui  ont  froid  et  qui  ont  faim.  La  question  est  là.  [Oui!  oui!) 

Eh  bien,  —  socialiste  moi-même,  c'est  aux  socialistes  impatients  que  je 
m'adresse,  —  est-ce  que  vous  croyez  que  ces  souffrances  ne  nous  prennent 
pas  le  cœur.f*  est-ce  que  vous  croyez  qu'elles  nous  laissent  insensibles.'*  est-ce 
que  vous  croyez  qu'elles  n'éveillent  pas  en  nous  le  plus  tendre  respect,  le 
plus  tendre  amour,  la  plus  ardente  et  la  plus  poignante  sympathie .^^  Oh! 
comme  vous  vous  tromperiez!  [Sensation.)  Seulement,  en  ce  moment,  au 
moment  où  nous  sommes,  voici  ce  que  nous  vous  disons  : 

Depuis  le  grand  événement  de  Février,  par  suite  de  ces  ébranlements 
profonds  qui  ont  amené  des  écroulements  nécessaires,  il  n'y  a  plus  seulement 
la  détresse  de  cette  portion  de  la  population  qu'on  appelle  plus  spécialement 
le  peuple,  il  y  a  la  détresse  générale  de  tout  le  reste  de  la  nation.  Plus  de 
confiance,  plus  de  crédit,  plus  d'industrie,  plus  de  commerce j  la  demande  a 
cessé,  les  débouchés  se  ferment,  les  faillites  se  multiplient,  les  loyers  et 
les  fermages  ne  se  payent  plus,  tout  a  fléchi  à  la  foisj  les  familles  riches 
sont  gênées,  les  familles  aisées  sont  pauvres,  les  familles  pauvres  sont 
affamées  . 


126    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 

À  mon  sens,  le  pouvoir  révolutionnaire  s'est  mépris.  J'accuse  les  fausses 
mesures,  j'accuse  aussi  et  surtout  la  fatalité  des  circonstances. 

Le  problème  social  était  posé.  Quant  à  moi,  j'en  comprenais  ainsi  la  solu- 
tion :  n'effrayer  personne,  rassurer  tout  le  monde,  appeler  les  classes  jusqu'ici 
déshéritées,  comme  on  les  nomme,  aux  jouissances  sociales,  à  l'éducation, 
au  bien-être,  à  la  consommation  abondante,  à  la  vie  à  bon  marché,  à  la 
propriété  rendue  facile . . . 

Plusieurs  membres.  —  Très  bien! 

De  toutes  parts.  —  Nous  sommes  d'accord,  mais  par  quels  moyens.'' 

M.  Victor  Hugo.  —  En  un  mot,  faire  descendre  la  richesse.  On  a  fait  le 
contraire  i  on  a  fait  monter  la  misère. 

Qu'est-il  résulté  de  la.?  Une  situation  sombre  où  tout  ce  qui  n'est  pas  en 
perdition  est  en  péril,  où  tout  ce  qui  n'est  pas  en  péril  est  en  question j  une 
détresse  générale,  je  le  répète,  dans  laquelle  la  détresse  populaire  n'est 
plus  qu'une  circonstance  aggravante,  qu'un  épisode  déchirant  du  grand 
naufrage. 

Et  ce  qui  ajoute  encore  à  mon  inexprimable  douleur,  c'est  que  d'autres 
jouissent  et  profitent  de  nos  calamités.  Pendant  que  Paris  se  débat  dans  ce 
paroxysme,  que  nos  ennemis,  ils  se  trompent!  prennent  pour  l'agonie, 
Londres  est  dans  la  joie,  Londres  est  dans  les  fêtes j  le  commerce  y  a  triplé j 
le  luxe,  l'industrie,  la  richesse  s'y  sont  réfugiés.  Oh!  ceux  qui  agitent  la  rue, 
ceux  qui  jettent  le  peuple  sur  la  place  publique,  ceux  qui  poussent  au  dés- 
ordre et  à  l'insurrection,  ceux  qui  font  fuir  les  capitaux  et  fermer  les  bou- 
tiques, je  puis  bien  croire  que  ce  sont  de  mauvais  logiciens,  mais  je  ne  puis 
me  résigner  à  penser  que  ce  sont  décidément  de  mauvais  français,  et  je  leur 
dis,  et  je  leur  crie  :  En  agitant  Paris,  en  remuant  les  masses,  en  provoquant 
le  trouble  et  l'émeute,  savez-vous  ce  que  vous  faites.''  Vous  construisez  la 
force ,  la  grandeur,  la  richesse ,  la  puissance ,  la  prospérité  et  la  prépondérance 
de  l'Angleterre.  {Mouvement prolongé.) 

Oui,  l'Angleterre,  à  l'heure  où  nous  sommes,  s'assied  en  riant  au  bord  de 
l'abîme  où  la  France  tombe.  {Sensation.)  Oh!  certes,  les  misères  du  peuple 
noustouchentj  nous  sommes  de  ceux  qu'elles  émeuvent  le  plus  douloureuse- 
ment. Oui,  les  misères  du  peuple  nous  touchent,  mais  les  misères  de  la 
France  nous  touchent  aussi!  Nous  avons  une  pitié  profonde  pour  l'ouvrier 
avarement  et  durement  exploité,  pour  l'enfant  sans  pain,  pour  la  femme  sans 
travail  et  sans  appui,  pour  les  familles  prolétaires  depuis  si  longtemps  lamen- 
tables et  accablées  j  mais  nous  n'avons  pas  une  pitié  moins  grande  pour  la 
patrie  qui  saigne  sur  la  croix  des  révolutions,  pour  la  France,  pour  notre 
France  sacrée  qui,  si  cela  durait,  perdrait  sa  puissance,  sa  grandeur  et  sa 
lumière,  aux  yeux  de  l'univers.  {Très  bien!)  Il  ne  faut  pas  que  cette  agonie  se 


ATELIERS  NATIONAUX.  12/ 

prolonge  i  il  ne  faut  pas  que  la  ruine  et  le  désastre  saisissent  tour  à  tour  et 
renversent  toutes  les  existences  dans  ce  pays. 

Une  voix.  —  Le  moyen  ? 

M.  Victor  Hugo.  — ■  Le  moyen,  je  viens  de  le  dire,  le  calme  dans  la 
rue,  l'union  dans  la  cité,  la  force  dans  le  gouvernement,  la  bonne  volonté 
dans  le  travail,  la  bonne  foi  dans  tout.  (Oui!  c'ejj  vrai!) 

Il  ne  faut  pas,  dis-je,  que  cette  agonie  se  prolonge j  il  ne  faut  pas  que 
toutes  les  existences  soient  tour  à  tour  renversées.  Et  à  qui  cela  profiterait-il 
chez  nous  ?  Depuis  quand  la  misère  du  riche  est-elle  la  richesse  du  pauvre  ? 
Dans  un  tel  résultat  je  pourrais  bien  voir  la  vengeance  des  classes  longtemps 
souflFrantes,  je  n'y  verrais  pas  leur  bonheur.  (Très  bien!) 

Dans  cette  extrémité,  je  m'adresse  du  plus  profond  et  du  plus  sincère  de 
mon  cœur  aux  philosophes  initiateurs,  aux  penseurs  démocrates,  aux  socia- 
listes, et  je  leur  dis  :  Vous  comptez  parmi  vous  des  cœurs  généreux,  des 
esprits  puissants  et  bienveillants  5  vous  voulez  comme  nous  le  bien  de  la 
France  et  de  l'humanité.  Eh  bien,  aidez-nous!  aidez-nous!  Il  n'y  a  plus  seule- 
ment la  détresse  des  travailleurs,  il  y  a  la  détresse  de  tous.  N'irritez  pas  là  où 
il  faut  concilier,  n'armez  pas  une  misère  contre  une  misère,  n'ameutez  pas 
un  désespoir  contre  un  désespoir.  {Très  bien!) 

Prenez  garde!  deux  fléaux  sont  à  votre  porte,  deux  monstres  attendent  et 
rugissent  là,  dans  les  ténèbres,  derrière  nous  et  derrière  vous,  la  guerre  civile 
et  la  guerre  servile  {agitation),  c'est-à-dire  le  lion  et  le  tigre 3  ne  les  déchaînez 
pas!  Au  nom  du  ciel,  aidez-nous! 

Toutes  les  fois  que  vous  ne  mettez  pas  en  question  la  famille  et  la  pro- 
priété, ces  bases  saintes  sur  lesquelles  repose  toute  civilisation,  nous  admet- 
tons avec  vous  les  instincts  nouveaux  de  l'humanité  j  admettez  avec  nous  les 
nécessités  momentanées  des  sociétés.  (Mouvement.) 

M.  Flocon,  ministre  de  l'A.griculture  et  du  Commerce.  —  Dites  les  nécessités 
permanentes. 

Une  voix.  —  Les  nécessités  éternelles. 

M.  Victor  Hugo.  —  J'entends  dire  les  nécessités  éternelles.  Mon  opi- 
nion, ce  me  semble,  était  assez  claire  pour  être  comprise.  (Oui!  oui!)  Il  va 
sans  dire  que  l'homme  qui  vous  parle  n'est  pas  un  homme  qui  nie  et  met  en 
doute  les  nécessités  éternelles  des  sociétés.  J'invoque  la  nécessité  momentanée 
d'un  péril  immense  et  imminent,  et  j'appelle  autour  de  ce  grand  péril  tous 
les  bons  citoyens,  quelle  que  soit  leur  nuance,  quelle  que  soit  leur  couleur, 
tous  ceux  qui  veulent  le  bonheur  de  la  France  et  la  grandeur  du  pays,  et  je 
dis  à  ces  penseurs  auxquels  je  m'adressais  tout  à  l'heure  :  Puisque  le  peuple 
croit  en  vous,  puisque  vous  avez  ce  doux  et  cher  bonheur  d'être  aimés  et 
écoutés  de  lui,  oh!  je  vous  en  conjure,  dites-lui  de  ne  point  se  hâter  vers  la 


128    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

rupture  et  la  colère,  dites-lui  de  ne  rien  précipiter,  dites-lui  de  revenir  à 
l'ordre,  aux  idées  de  travail  et  de  paix,  car  l'avenir  est  pour  tous,  car  l'avenir 
est  pour  le  peuple!  Il  ne  faut  qu'un  peu  de  patience  et  de  fraternité}  et  il 
serait  horrible  que,  par  une  révolte  d'équipage,  la  France,  ce  premier  navire 
des  nations,  sombrât  en  vue  de  ce  port  magnifique  que  nous  apercevons  tous 
dans  la  lumière  et  qui  attend  le  genre  humain.  (Très  bien!  très  bien!) 


n 

POUR  LA  LIBERTÉ  DE  LA  PRESSE 

ET  CONTRE  L'ARRESTATION  DES  écRlVAINS^^l 

I"  août  1848. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  sens  que  l'Assemblée  est  impatiente  de  clore  le 
débat,  aussi  ne  dirai-je  q^ue  quelques  mots.  (Park'^! parle'7!) 

Je  suis  de  ceux  qui  pensent,  aujourd'hui  plus  que  jamais,  depuis  hier 
surtout,  que  le  devoir  d'un  bon  citoyen,  dans  les  circonstances  actuelles,  est 
de  s'abstenir  de  tout  ce  qui  peut  affaiblir  le  pouvoir  dont  l'ordre  social  a  un 
tel  besoin,  ÇTrh  bien!) 

Je  renonce  donc  à  entrer  dans  ce  que  cette  discussion  pourrait  avoir  d'irri- 
tant, et  ce  sacrifice  m'est  d'autant  plus  facile  que  j'ai  le  même  but  que  vous, 
le  même  but  que  le  pouvoir  exécutif j  ce  but  que  vous  comprenez,  il  peut  se 
résumer  en  deux  mots,  armer  l'ordre  social  et  désarmer  ses  ennemis. 
(^dMsion.) 

Ma  pensée  est,  vous  le  voyez,  parfaitement  claire,  et  je  demande  au  gou- 
vernement la  permission  de  lui  adresser  une  question}  car  il  est  résulté  un 
doute  dans  mon  esprit  des  paroles  de  M.  le  ministre  de  la  Justice. 

Sommes-nous  dans  l'état  de  siège,  où  sommes-nous  dans  la  dictature.'' 
C'est  là,  à  mon  sens,  la  question. 

Si  nous  sommes  dans  l'état  de  siège,  les  journaux  supprimés  ont  le  droit 
de  reparaître  en  se  conformant  aux  lois.  Si  nous  sommes  dans  la  dictature,  il 
en  est  autrement. 

M.  DÉMOSTHÈNE  Ollivier.  —  Qui  donc  aurait  donné  la  dictature.? 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  demande  au  chef  du  pouvoir  exécutif  de 
s'expliquer. 

t^)  M.  Crespel-Delatouche  avait  interpellé  le  gouvernement  sur  la  suppression  de  oa'^  jour- 
naux frappés  d'interdit  le  2j  juin,  sur  l'arrestation  et  la  détention  au  secret,  dix  jours  durant, 
du  directeur  de  l'un  des  journaux  supprimés,  M.Emile  de  Girardin,  etc.  Les  mesures  attaquées 
furent  défendues  par  M.  le  ministre  de  la  Justice;  elles  furent  combattues  par  les  représentants 
Vesin,  Valette,  Dupont  (de  Bussac),  Germain  Sarrut  et  Lenglet.  Le  général  Cavaignac,  après  le 
discours  de  Victor  Hugo,  déclara  qu'il  ne  voulait  entrer  dans  aucune  explication  et  qu'il  laissait 
à  l'Assemblée  le  soin  de  le  défendre  ou  de  l'accuser.  L'Assemblée  déclara  la  disctission  close  et 
passa  k  l'ordre  du  jour.  {Noie  de  l'Édition  de  i8j^,) 

ACTES    ET    PAROLES.    —    I.  Q 


I30    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

Quant  à  moi,  je  pense  que  la  dictature  a  duré  justement,  légitimement, 
par  l'impérieuse  nécessité  des  circonstances,  pendant  (Quatre  jours.  Ces  q^uatre 
jours  passés,  l'état  de  siège  suffisait. 

L'état  de  siège,  je  le  déclare,  est  nécessaire}  mais  l'état  de  siège  est  une 
situation  légale  et  définie,  et  il  me  paraît  impossible  de  concéder  au  pouvoir 
exécutif  la  dictature  indéfinie,  lorsque  vous  n'avez  prétendu  lui  donner  que 
l'état  de  siège. 

Maintenant,  si  le  pouvoir  exécutif  ne  croit  pas  l'autorité  dont  l'Assemblée 
l'a  investi  suffisante,  qu'il  s'explique  et  que  l'Assemblée  prononce.  Quant  à 
moi,  dans  une  occasion  où  il  s'agit  de  la  première  et  de  la  plus  essentielle  de 
nos  libertés,  je  ne  manquerai  pas  à  la  défense  de  cette  liberté.  Défendre 
aujourd'hui  la  société,  demain  la  liberté,  les  défendre  l'une  avec  l'autre,  les 
défendre  l'une  par  l'autre,  c'est  ainsi  que  je  comprends  mon  mandat  comme 
représentant,  mon  droit  comme  citoyen  et  mon  devoir  comme  écrivain. 
[Mouvement.) 

Si  le  pouvoir  donc  désire  être  investi  d'une  autorité  dictatoriale,  qu'il  le 
dise,  et  que  l'Assemblée  décide. 

Le  général  Cavaignac,  chef  du  pouvoir  exécutif,  président  du  conseil.  —  Ne 
craignez  rien,  monsieur,  je  n'ai  pas  besoin  de  tant  de  pouvoir j  j'en  ai  assez, 
j'en  ai  trop  de  pouvoir}  calmez  vos  craintes.  {Marques  d' approbation.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Dans  votre  intérêt  même,  permettez-moi  de  vous 
le  dire,  à  vous  homme  du  pouvoir,  moi  homme  de  la  pensée...  {Inter- 
ruption prolongée.  ) 

J 'ai  besoin  d'expliquer  une  expression  sur  laquelle  l'Assemblée  pourrait  se 
méprendre. 

Quand  je  dis  homme  de  la  pensée,  je  veux  dire  homme  de  la  presse,  vous 
l'avez  tous  compris.  (  Oui!  oui!) 

Eh  bien,  dans  l'intérêt  de  l'avenir  encore  plus  que  dans  l'intérêt  du  pré- 
sent, quoique  l'intérêt  du  présent  me  préoccupe  autant  qu'aucun  de  vous, 
croyez-le  bien,  je  dis  au  pouvoir  exécutif  :  Prenez  garde!  l'immense  autorité 
dont  vous  êtes  investi . . . 

Le  général  Cavaignac.  —  Mais  non! 

Un  membre  à  gauche.  —  Faites  une  proposition.  {Kumeurs  diverses.) 

M.  LE  présuent.  —  Il  est  impossible  de  continuer  à  discuter  si  l'on  se 
livre  à  des  interpellations  particulières. 

M.  Victor  Hugo  —  Que  le  pouvoir  me  permette  de  le  lui  dire,  —  je 
réponds  à  l'interruption  de  l'honorable  général  Cavaignac,  —  dans  les  cir- 
constances actuelles,  avec  la  puissance  considérable  dont  il  est  investi,  qu'il 
prenne  garde  à  la  liberté  de  la  presse,  qu'il  respecte  cette  liberté!  Que  le 
pouvoir  se  souvienne  que  la  liberté  de  la  presse  est  l'arme  de  cette  civilisation 


LA  LIBERTE  DE  LA  PRESSE.  131 

que  nous  défendons  ensemble.  La  liberté  de  la  presse  était  avant  vous,  elle 
sera  après  vous.  {A.^tatwn.) 

Voilà  ce  que  je  voulais  répondre  à  l'interruption  de  l'honorable  général 
Gavai  gnac. 

Maintenant  je  demande  au  pouvoir  de  se  prononcer  sur  la  manière  dont 
il  entend  user  de  l'autorité  que  nous  lui  avons  confiée.  Quant  à  moi,  je  crois 
que  les  lois  existantes,  énergiquement  appliquées,  suffisent.  Je  n'adopte  pas 
l'opinion  de  M.  le  ministre  de  la  Justice,  qui  semble  penser  que  nous  nous 
trouvons  dans  une  sorte  d'interrègne  légal,  et  qu'il  faut  attendre,  pour  user 
de  la  répression  judiciaire,  qu'une  nouvelle  loi  soit  faite  par  vous.  Si  ma 
mémoire  ne  me  trompe  pas,  le  24  juin,  l'honorable  procureur  général  près  la 
cour  d'appel  de  Paris  a  déclaré  obligatoire  la  loi  sur  la  presse  du  16  juillet  1828 
Remarquez  cette  contradiction.  Y  a-t-il  pour  la  presse  une  législation  en 
vigueur .f^  Le  procureur  général  dit  oui,  le  ministre  de  la  Justice  dit  non. 
{Mouvement.)  Je  suis  de  l'avis  du  procureur  général. 

La  presse,  à  l'heure  qu'il  est,  et  jusqu'au  vote  d'une  loi  nouvelle,  est  sous 
l'empire  de  la  législation  de  1828.  Dans  ma  pensée,  si  l'état  de  siège  seul 
existe,  si  nous  ne  sommes  pas  en  pleine  dictature,  les  journaux  supprimés 
ont  le  droit  de  reparaître  en  se  conformant  à  cette  législation.  [A^tation.)  .ie 
pose  la  question  ainsi  et  je  demande  qu'on  s'explique  sur  ce  point.  Je  répète 
que  c'est  une  question  de  liberté,  et  j'ajoute  que  les  questions  de  liberté 
doivent  être  dans  une  assemblée  nationale,  dans  une  assemblée  populaire 
comme  celle-ci,  traitées,  je  ne  dis  pas  avec  ménagement,  je  dis  avec  respect. 
{Adhésion.) 

Quant  aux  journaux  supprimés,  je  n'ai  pas  à  m'expliquer  sur  leur  compte, 
je  n'ai  pas  d'opinion  à  exprimer  sur  eux,  cette  opinion  serait  peut-être  pour 
la  plupart  d'entre  eux  très  sévère.  Vous  comprenez  que  plus  elle  est  sévère, 
plus  je  dois  la  taire  j  je  ne  veux  pas  prendre  la  parole  pour  les  attaquer  quand 
ils  n'ont  pas  la  parole  pour  se  défendre.  {Mouvement.)  Je  me  sers  à  regret  de 
ces  termes,  les  journaux  supprimés  )  l'expression  supprimés  ne  me  paraît  ni  juste, 
ni  politique  i  suspendus  était  le  véritable  mot  dont  le  pouvoir  exécutif  aurait 
dû  se  servir.  {Signe  d'assentiment  de  M.  le  ministre  de  la  Justice.)  Je  n'attaque  pas 
en  ce  moment  le  pouvoir  exécutif,  je  le  conseille  J'ai  voulu  et  je  veux  rester 
dans  les  limites  de  la  discussion  la  plus  modérée.  Les  discussions  modérées 
sont  les  discussions  utiles.  {Très  bien!) 

J'aurais  pu  dire,  remarquez-le,  que  le  pouvoir  avait  attenté  à  la  propriété, 
à  la  liberté  de  la  pensée,  à  la  liberté  de  la  personne  d'un  écrivain j  qu'il  avait 
tenu  cet  écrivain  neuf  jours  au  secret,  onze  jours  dans  un  état  de  détention 
qui  est  resté  inexpliqué.  {Mouvements  divers.) 

Je  n'ai  pas  voulu  entrer  et  je  n'entrerai  pas  dans  ce  côté  irritant,  je  le 


132    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

répète,  de  la  question.  Je  désire  simplement  obtenir  une  explication,  afin 
que  les  journaux  puissent  savoir,  à  l'issue  de  cette  séance,  ce  qu'ils  peuvent 
attendre  du  pouvoir  qui  gouverne  le  pays. 

Dans  ma  conviction,  les  laisser  reparaître  sous  l'empire  rigide  de  la  loi,  ce 
serait  à  la  fois  une  mesure  de  vraie  justice  et  une  mesure  de  bonne  politique  : 
de  justice,  cela  n'a  pas  besoin  d'être  démontré j  de  bonne  politique,  car  il  est 
évident  pour  moi  qu'en  présence  de  l'état  de  siège,  et  sous  la  pression  des 
circonstances  actuelles,  ces  journaux  modéreraient  d'eux-mêmes  la  première 
explosion  de  leur  liberté.  Or  c'est  cette  explosion  qu'il  serait  utile  d'amortir 
dans  l'intérêt  de  la  paix  publique.  L'ajourner,  ce  n'est  que  la  rendre  plus 
dangereuse  par  la  longueur  même  de  la  compression.  [Mouvement.)  Pesez 
ceci,  messieurs. 

Je  demande  formellement  à  l'honorable  général  Cavaignac  de  vouloir 
bien  nous  dire  s'il  entend  que  les  journaux  interdits  peuvent  reparaître  immé- 
diatement sous  l'empire  des  lois  existantes,  ou  s'ils  doivent,  en  attendant  une 
législation  nouvelle,  rester  dans  l'état  où  ils  sont,  ni  vivants  ni  morts,  non 
pas  seulement  entravés  par  l'état  de  siège,  mais  confisqués  par  la  dictature. 
{Mouvement  prolongé.  ) 


m 

L'ÉTAT  DE  SIÈGE  (0. 

2  septembre  1848. 

M.  Victor  Hugo.  —  Au  point  où  la  discussion  est  arrivée,  il  semblerait 
utile  de  remettre  la  continuation  de  la  discussion  à  lundi.  {Non! non!  Parle'/ ! 
park';^!)  Je  crois  que  l'Assemblée  ne  voudra  pas  fermer  la  discussion  avant 
qu'elle  soit  épuisée.  [Non!  non!) 

Je  ne  veux,  dis-je,  répondre  qu'un  mot  au  chef  du  pouvoir  exécutif,  mais 
il  me  paraît  impossible  de  ne  pas  replacer  la  question  sur  son  véritable 
terrain. 

Pour  que  la  Constitution  soit  sainement  discutée,  il  faut  deux  choses  : 
que  l'Assemblée  soit  libre,  et  que  la  presse  soit  libre.  {Interruption.) 

Ceci  est,  à  mon  avis,  le  véritable  point  de  la  questions  l'état  de  siège 
implique-t-il  la  suppression  de  la  liberté  de  la  presse  r  Le  pouvoir  exécutif 
dit  oui}  je  dis  non.  Qui  a  tort.^  Si  l'Assemblée  hésite  à  prononcer,  l'histoire 
et  l'avenir  jugeront. 

L'Assemblée  nationale  a  donné  au  pouvoir  exécutif  l'état  de  siège  pour 
comprimer  l'insurrection,  et  des  lois  pour  réprimer  la  presse.  Lorsque  le 
pouvoir  exécutif  confond  l'état  de  siège  avec  la  suspension  des  lois,  il  est 
dans  une  erreur  profonde,  et  il  importe  qu'il  soit  averti.  {A  gauche  :  Très 
bien!) 

Ce  que  nous  avons  à  dire  au  pouvoir  exécutif,  le  voici  : 

L'Assemblée  nationale  a  prétendu  empêcher  la  guerre  civile,  mais  non 
interdire  la  discussion}  elle  a  voulu  désarmer  les  bras,  mais  non  bâillonner 
les  consciences.  {Approbation  à  gauche.) 

('^  Le  représentant  Liechtcnberger  avait  fait  une  proposition  relative  à  la  levée  de  l'état  de 
siège  avant  la  discussion  sur  le  projet  de  constitution.  Le  comité  de  la  justice,  par  l'organe  de 
son  rapporteur,  disait  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  prendre  en  considération  la  proposition.  Le  repré- 
sentant Ledru-RoUin  la  défendit,  le  représentant  Saureau  la  défendit  également,  le  représentant 
Demanct  parla  dans  le  même  sens.  Le  général  Cavaignac,  président  du  conseil,  présenta  dans 
ce  débat  des  considérations  à  la  suite  desquelles  Victor  Hugo  demanda  la  parole.  La  discussion 
fut  close  après  son  discours.  La  proposition  du  représentant  Liechtcnberger  ne  fut  pas  adoptée. 
{Note  de  l'Édition  de  18 j^.) 


134    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

Pour  pacifier  la  rue,  vous  avez  l'état  de  siège j  pour  contenir  la  presse, 
vous  avez  les  tribunaux.  Mais  ne  vous  servez  pas  de  l'état  de  siège  contre  la 
presse 5  vous  vous  trompez  d'arme,  et;,  en  croyant  défendre  la  société,  vous 
blessez  la  liberté.  {Mouvement.) 

Vous  combattez  pour  des  principes  sacrés,  pour  l'ordre,  pour  la  famille, 
pour  la  propriété i  nous  vous  suivrons,  nous  vous  aiderons  dans  le  combat 5 
mais  nous  voulons  que  vous  combattiez  avec  les  lois. 

Une  voix.  —  Qui,  nous.? 

M.  Victor  Hugo.  —  Nous,  l'Assemblée  tout  entière  {A  gauche  :  Très 
bien  !  très  bien  !) 

Il  m'est  impossible  de  ne  pas  rappeler  que  la  distinction  a  été  faite  plu- 
sieurs fois  et  comprise  et  accueillie  par  vous  tous,  entre  l'état  de  siège  et  la 
suspension  des  lois. 

L'état  de  siège  est  un  état  défini  et  légal,  on  l'a  dit  déjàj  la  suspension  des 
lois  est  une  situation  monstrueuse  dans  laquelle  la  Chambre  ne  peut  pas  vou- 
loir placer  la  France  {mouvement),  dans  laquelle  une  grande  assemblée  ne 
voudra  jamais  placer  un  grand  peuple  !    Nouveau  mouvement.) 

Je  ne  puis  admettre  que  le  pouvoir  exécutif  comprenne  ainsi  son  mandat. 
Quant  à  moi,  je  le  déclare,  j'ai  prétendu  lui  donner  l'état  de  siège,  je  l'ai 
armé  de  toute  la  force  sociale  pour  la  défense  de  l'ordre j  je  lui  ai  donné 
toute  la  somme  de  pouvoir  que  mon  mandat  me  permettait  de  lui  conférer  j 
mais  je  ne  lui  ai  pas  donné  la  dictature,  mais  je  ne  lui  ai  pas  livré  la  liberté 
de  la  pensée,  mais  je  n'ai  pas  prétendu  lui  attribuer  la  censure  et  la  confis- 
cation {Approbation  sur  plusieurs  bancs.  Kéclamations  sur  d'autres.)  C'est  la  cen- 
sure et  la  confiscation  qui,  à  l'heure  qu'il  est,  pèsent  sur  les  organes  de  la 
pensée  publique.  {Oui!  très  bien!)  C'est  là  une  situation  incompatible  avec  la 
discussion  de  la  Constitution.  Il  importe,  je  le  répète,  que  la  presse  soit 
libre,  et  la  liberté  de  la  presse  n'importe  pas  moins  à  la  bonté  et  à  la  durée 
de  la  Constitution  que  la  liberté  de  l'Assemblée  elle-même. 

Pour  moi,  ces  deux  points  sont  indivisibles,  sont  inséparables,  et  je 
n'admettrais  pas  que  l'Assemblée  elle-même  fût  suffisamment  libre,  c'est-à- 
dire  suffisamment  éclairée  {exclamations)  si  la  presse  n'était  pas  libre  à  côté 
d'elle,  et  si  la  liberté  des  opinions  extérieures  ne  mêlait  pas  sa  lumière  à  la 
liberté  de  vos  délibérations. 

Je  demande  que  M.  le  président  du  conseil  vienne  nous  dire  de  quelle 
façon  il  entend  définitivement  l'état  de  siège  {Il l'a  dit!)-,  que  l'on  sache  si 
M.  le  président  du  conseil  entend  par  état  de  siège  la  suspension  des  lois. 
Quant  à  moi,  qui  crois  l'état  de  siège  nécessaire,  si  cependant  il  était 
défini  de  cette  façon,  je  voterais  à  l'instant  même  contre  son  maintien, 
car  je  crois  qu'à  la  place   d'un   péril  passager,  l'émeute,   nous  mettrions 


UETAT  DE  SIEGE.  135 

un  immense  malheur,  l'abaissement  de  la  nation.  {Mouvement,^  Que  l'état  de 
siège  soit  maintenu  et  que  la  loi  soit  respectée,  voilà  ce  que  je  demande, 
voilà  ce  que  veut  la  société  qui  entend  conserver  l'ordre,  voilà  ce  que 
veut  la  conscience  publique  qui  entend  conserver  la  liberté.  (^A.ux  voix! 
La  clôture!) 


136    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 


IV 

LA  PEINE  DE  MORTO. 

15  septembre  1848. 


Je  regrette  que  cette  question,  la  première  de  toutes  peut-être,  arrive  au 
milieu  de  vos  délibérations  presque  à  l'improviste,  et  surprenne  les  orateurs 
non  préparés.  Quant  à  moi,  je  dirai  peu  de  mots,  mais  ils  partiront  du  sen- 
timent d'une  conviction  profonde  et  ancienne. 

Vous  venez  de  consacrer  l'inviolabilité  du  domicile  j  nous  vous  demandons 
de  consacrer  une  inviolabilité  plus  haute  et  plus  sainte  encore  :  l'inviolabilité 
de  la  vie  humaine. 

Messieurs,  une  constitution,  et  surtout  une  constitution  faite  par  la  France 
et  pour  la  France,  est  nécessairement  un  pas  dans  la  civilisation.  Si  elle  n'est 
point  un  pas  dans  la  civilisation,  elle  n'est  rien.  (Très  bien!  très  bien!) 

Eh  bien  !  songez-y,  qu'est-ce  que  la  peine  de  mort  ?  La  peine  de  mort  est 
le  signe  spécial  et  éternel  de  la  barbarie.  [Mouvement.)  Partout  où  la  peine 
de  mort  est  prodiguée,  la  barbarie  domine j  partout  où  la  peine  de  mort  est 
rare,  la  civilisation  règne.  {Sensation.) 

Ce  sont  là  des  faits  incontestables .  L'adoucissement  de  la  pénalité  est  un 
grand  et  sérieux  progrès.  Le  dix-huitième  siècle,  c'est  là  une  partie  de  sa 
gloire,  a  aboli  la  torture  j  le  dix-neuvième  siècle  abolira  certainement  la  peine 
de  mort.  (  IJive  adhésion.  Oui!  oui  !) 

Vous  ne  l'abolirez  pas  peut-être  aujourd'hui j  mais,  n'en  doutez  pas, 
demain  vous  l'abolirez,  ou  vos  successeurs  l'aboliront.  {Nous  l'abolirons!  — 
jA^tation.  ) 

Vous  écrivez  en  tête  du  préambule  de  votre  constitution  :  «En  présence 


(')  Ce  discours  fut  prononcé  dans  îa  discussion  de  l'article  5  du  projet  de  Constitution. 

Cet  article  était  ainsi  conçu  :  La  peine  de  mort  eB  abolie  en  matihe  politique. 

Les  représentants  Coquerel,  Kocnig  et  Buvignier  proposaient  par  amendement  de  rédiger 
ainsi  cet  article  5  : 

L,a  peine  de  mort  eB  abolie. 

Dans  la  séance  du  18  septembre  cet  amendement  fut  repoussé  par  498  voix  contre  216.  {^Note 
de  l'Edition  de  iSjj.) 


LA  PEINE  DE  MORT.  137 

de  Dieu»,  et  vous  commenceriez  par  lui  dérober,  à  ce  Dieu,  ce  droit  qui 
n'appartient  qu'à  lui,  le  droit  de  vie  et  de  mort!  {Très  bien!  très  bien!) 

Messieurs,  il  y  a  trois  choses  qui  sont  à  Dieu  et  qui  n'appartiennent  pas  à 
l'homme  :  l'irrévocable,  l'irréparable,  l'indissoluble.  Malheur  à  l'homme  s'il 
les  introduit  dans  ses  lois'  {Mouvement.)  Tôt  ou  tard  elles  font  plier  la  société 
sous  leur  poids,  elles  dérangent  l'équilibre  nécessaire  des  lois  et  des  mœurs, 
elles  ôtent  à  la  justice  humaine  ses  propositions j  et  alors  il  arrive  ceci,  réflé- 
chissez-y, messieurs,  que  la  loi  épouvante  la  conscience.  {Sensation.) 

Je  suis  monté  à  cette  tribune  pour  vous  dire  un  seul  mot,  un  mot  décisif, 
selon  moi}  ce  mot,  le  voici.  {Ecoute'^!  écoute'^!) 

Après  Février,  le  peuple  eut  une  grande  pensée  :  le  lendemain  du  jour 
où  il  avait  brûlé  le  trône,  il  voulut  brûler  l'échafaud.  {Très  bien!  —  D'autres 
voix  :  Très  mal!) 

Ceux  qui  agissaient  sur  son  esprit  alors  ne  furent  pas,  je  le  regrette  pro- 
fondément, à  la  hauteur  de  son  grand  cœur.  {A  gauche  :  Très  bien!)  On 
l'empêcha  d'exécuter  cette  idée  sublime. 

Eh  bien!  dans  le  premier  article  de  la  constitution  que  vous  votez,  vous 
venez  de  consacrer  la  première  pensée  du  peuple  :  vous  avez  renversé  le 
trône.  Maintenant  consacrez  l'autre  :  renversez  l'échafaud!  {Applaudissements 
à  gauche.  FroteHations  a  droite.  ) 

Je  vote  l'abolition  pure,  simple  et  définitive  de  la  peine  de  mort. 


138    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 


POUR  LA  LIBERTE  DE  LA  PRESSE 

ET  CONTRE  L'ÉTAT  DE  SlèCE  ''>. 

II  octobre  1848. 

Si  je  monte  à  la  tribune,  malgré  l'heure  avancée,  malgré  les  signes  d'im- 
patience d'une  partie  de  l'Assemblée  {Non!  non!  Parkv!),  c'est  que  je  ne  puis 
croire  que,  dans  l'opinion  de  l'Assemblée,  la  question  soit  jugée.  {Non!  elle 
ne  l'eli  pas!)  En  outre,  l'Assemblée  considérera  le  petit  nombre  d'orateurs 
qui  soutiennent  en  ce  moment  la  liberté  de  la  presse,  et  je  ne  doute  pas  que 
ces  orateurs  ne  soient  protégés,  dans  cette  discussion,  par  ce  double  respect 
que  ne  peuvent  manquer  d'éveiller,  dans  une  assemblée  généreuse,  un  prin- 
cipe si  grand  et  une  minorité  si  faible    (  Très  bien  !) 

Je  rappellerai  à  l'honorable  ministre  de  la  justice  que  le  comité  de  légis- 
lation avait  émis  le  vœu  que  l'état  de  siège  fût  levé,  afin  que  la  presse  fût 
ce  que  j'appelle  mise  en  liberté. 

M.  Abbatucci.  —  Le  comité  n'a  pas  dit  cela. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  n'irai  pas  aussi  loin  que  votre  comité  de  légis- 
lation, et  je  dirai  à  M.  le  ministre  de  la  Justice  qu'il  serait,  à  mon  sens, 
d'une  bonne  politique  d'alléger  peu  à  peu  l'état  de  siège,  et  de  le  rendre  de 
jour  en  jour  moins  pesant,  afin  de  préparer  la  transition,  et  d'amener  par 
degrés  insensibles  l'heure  où  l'état  de  siège  pourrait  être  levé  sans  danger. 
{A.dhésion  sur  plusieurs  bancs.) 

Maintenant,  j'entre  dans  la  question  de  la  liberté  de  la  presse,  et  je  dirai 
à  M.  le  ministre  de  la  Justice  que,  depuis  la  dernière  discussion,  cette  ques- 
tion a  pris  des  aspects  nouveaux.  Pour  ma  part,  plus  nous  avançons  dans 
l'œuvre  de  la  Constitution,  plus  je  suis  frappé  de  l'inconvénient  de  discuter  la 
Constitution  en  l'absence  de  la  liberté  de  la  presse.  {Bruit  et  interruptions 
diverses.  ) 

Je  dis  dans  l'absence  de  la  liberté  de  la  presse,  et  je  ne  puis  caractériser 
autrement  une  situation  dans  laquelle  les  journaux  ne  sont  point  placés  et 

('^  L'état  de  siège  fut  levé  le  lendemain  de  ce  discours.  {Note  de  l'Edition  de  iSjf). 


L'ÉTAT  DE  SIÈGE  ET  LA  LIBERTÉ.  139 

maintenus  sous  la  surveillance  et  la  sauvegarde  des  lois,  mais  laissés  à  la  dis- 
crétion du  pouvoir  exécutif.  (  CeB  vrai!) 

Eh  bien,  messieurs,  je  crains  que,  dans  l'avenir,  la  Constitution  que  vous 
discutez  ne  soit  moralement  amoindrie.  {Dénégations.  Jidhésion  sur  plusieurs 
bancs.  ) 

M.  DupiN  (de  la  Nièvre).  —  Ce  ne  sera  pas  faute  d'amendements  et  de 
critiques. 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  avez  pris,  messieurs,  deux  résolutions  graves 
dans  ces  derniers  temps i  par  l'une,  à  laquelle  je  ne  me  suis  point  associé, 
vous  avez  soumis  la  République  à  cette  périlleuse  épreuve  d'une  assemblée 
unique 5  par  l'autre,  à  laquelle  je  m'honore  d'avoir  concouru,  vous  avez  con- 
sacré la  plénitude  de  la  souveraineté  du  peuple,  et  vous  avez  laissé  au  pays 
le  droit  et  le  soin  de  choisir  l'homme  qui  doit  signer  le  gouvernement  du 
pays.  {Rumeurs.)  Eh  bien,  messieurs,  il  importait  dans  ces  deux  occasions  que 
l'opinion  publique,  que  l'opinion  du  dehors  pût  prendre  la  parole,  la  prendre 
hautement  et  librement,  car  c'étaient  là,  à  coup  sûr,  des  questions  qui  lui 
appartenaient.  {Très  bien!)  L'avenir,  l'avenir  immédiat  de  votre  Constitution 
amène  d'autres  questions  graves.  Il  serait  malheureux  qu'on  pût  dire  que, 
tandis  que  tous  les  intérêts  du  pays  élèvent  la  voix  pour  réclamer  ou  pour  se 
plaindre,  la  presse  est  bâillonnée,  {agitation.) 

Messieurs,  je  dis  que  la  liberté  de  la  presse  importe  à  la  bonne  discussion 
de  votre  Constitution.  Je  vais  plus  loin  {Ecouteur!  écoute^!),  je  dis  que  la  liberté 
de  la  presse  importe  à  la  liberté  même  de  l'Assemblée.  {Très  bien!)  C'est  là 
une  vérité...  {Interruption.) 

Le  président.  —  Ecoutez,  messieurs,  la  question  est  des  plus  graves. 

M.  Victor  Huco.  —  Il  me  semble  que,  lorsque  je  cherche  à  démontrer 
à  l'Assemblée  que  sa  liberté,  que  sa  dignité  même  sont  intéressées  à  la  plé- 
nitude de  la  liberté  de  la  presse,  les  interrupteurs  pourraient  faire  silence. 
{Très  bien!) 

Je  dis  que  la  liberté  de  la  presse  importe  à  la  liberté  de  cette  Assemblée, 
et  je  vous  demande  la  permission  d'affirmer  cette  vérité  comme  on  affirme 
une  vérité  politique,  en  la  généralisant. 

Messieurs,  la  liberté  de  la  presse  est  la  garantie  de  la  liberté  des  assem- 
blées. {Oui!  oui!) 

Les  minorités  trouvent  dans  la  presse  libre  l'appui  qui  leur  est  souvent 
refusé  dans  les  délibérations  intérieures.  Pour  prouver  ce  que  j'avance,  les 
raisonnements  abondent,  les  faits  abondent  également.  {Bruit.) 

Voix  \  gauche.  —  Attendez  le  silence  '  C'est  un  parti  pris  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  dis  que  les  minorités  trouvent  dans  la  presse 
libre...  —  et,  messieurs,  permettez-moi  de  vous  rappeler  que  toute  majorité 


140  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

peut  devenir  minorité,  ainsi  respectons  les  minorités  {vive  adhésion) i,  —  les 
minorités  trouvent  dans  la  presse  libre  l'appui  qui  leur  manque  souvent  dans 
les  délibérations  intérieures.  Et  voulez-vous  un  fait  ?  Je  vais  vous  en  citer  un 
qui  est  certainement  dans  la  mémoire  de  beaucoup  d'entre  vous. 

Sous  la  restauration,  un  jour,  un  orateur  énergique  de  la  gauche,  Casimir 
Périer,  osa  jeter  à  la  Chambre  des  députés  cette  parole  hardie  :  Nous  sommes 
six  dans  cette  enceinte  et  trente  millions  au  dehors.  {Mouvement.) 

Messieurs,  ces  paroles  mémorables,  ces  paroles  qui  contenaient  l'avenir, 
furent  couvertes,  au  moment  où  l'orateur  les  prononça,  par  les  murmures 
de  la  Chambre  entière,  et  le  lendemain  par  les  acclamations  de  la  presse 
unanime.  (  Très  bien!  très  bien!  Mouvement  prolongé.  ) 

Eh  bien,  voulez- vous  savoir  ce  que  la  presse  libre  a  fait  pour  l'orateur 
libre?  {Ecoute'^!)  Ouvrez  les  lettres  politiques  de  Benjamin  Constant,  vous 
y  trouverez  ce  passage  remarquable  : 

«En  revenant  à  son  banc,  le  lendemain  du  jour  où  il  avait  parlé  ainsi, 
Casimir  Périer  me  dit  :  «Si  l'unanimité  de  la  presse  n'avait  pas  fait  contre- 
«poids  à  l'unanimité  de  la  Chambre,  j'aurais  peut-être  été  découragé.» 

Voilà  ce  que  peut  la  liberté  de  la  presse ,  voilà  l'appui  qu'elle  peut  donner  ! 
c'est  peut-être  à  la  liberté  de  la  presse  que  vous  avez  dû  cet  homme  cou- 
rageux qui,  le  jour  où  il  le  fallut,  sut  être  bon  serviteur  de  l'ordre  parce 
qu'il  avait  été  bon  serviteur  de  la  liberté.  {Très  bien!) 

Ne  souffrez  pas  les  empiétements  du  pouvoir}  ne  laissez  pas  se  faire 
autour  de  vous  cette  espèce  de  calme  faux  qui  n'est  pas  le  calme,  que  vous 
prenez  pour  l'ordre  et  qui  n'est  pas  l'ordre  j  faites  attention  à  cette  vérité  que 
Cromwell  n'ignorait  pas,  et  que  Bonaparte  savait  aussi  :  Le  silence  autour 
des  assemblées,  c'est  bientôt  le  silence  dans  les  assemblées.  {Mouvement.) 

Encore  un  mot. 

Quelle  était  la  situation  de  la  presse  à  l'époque  de  la  Terreur?...  {Inter- 
ruption. ) 

Il  faut  bien  que  je  vous  rappelle  des  analogies,  non  dans  les  époques, 
mais  dans  la  situation  de  la  presse.  La  presse  alors  était,  comme  aujourd'hui, 
libre  de  droit,  esclave  de  fait.  Alors,  pour  faire  taire  la  presse,  on  menaçait 
de  mort  les  journalistes  j  aujourd'hui  on  menace  de  mort  les  journaux.  {Mou- 
vement.) Le  moyen  est  moins  terrible,  mais  il  n'est  pas  moins  efficace. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  situation?  c'est  la  censure.  {A^tation.)  C'est 
la  censure,  c'est  la  pire,  c'est  la  plus  misérable  de  toutes  les  censures j  c'est 
celle  qui  attaque  l'écrivain  dans  ce  qu'il  a  de  plus  précieux  au  monde,  dans 
sa  dignité  mêmej  celle  qui  livre  l'écrivain  aux  tâtonnements,  sans  le  mettre 
à  l'abri  des  coups  d'état.  {A.^tation  croissante.)  Voilà  la  situation  dans  laquelle 
vous  placez  la  presse  aujourd'hui. 


L'ÉTAT  DE  SIÈGE  ET  LA  LIBERTÉ.  I4I 

M.  Flocon.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  Victor  Hugo.  —  Eh  quoi!  messieurs,  vous  raturez  la  censure  dans 
votre  Constitution  et  vous  la  maintenez  dans  votre  gouvernement  !  À  une 
époque  comme  celle  où  nous  sommes,  où  il  y  a  tant  d'indécision  dans  les 
esprits...  (Bruit.) 

Le  président.  —  Il  s'agit  d'une  des  libertés  les  plus  chères  au  paysj  je 
réclame  pour  l'orateur  le  silence  et  l'attention  de  l'Assemblée.  (Très  bien! 
très  bien  !) 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  fais  remarquer  aux  honorables  membres  qui 
m'interrompent  en  ce  moment  qu'ils  outragent  deux  libertés  à  la  fois,  la 
liberté  de  la  presse,  que  je  défends,  et  la  liberté  de  la  tribune,  que  j'invoque. 

Comment  !  il  n'est  pas  permis  de  vous  faire  remarquer  qu'au  moment  où 
vous  venez  de  déclarer  que  la  censure  était  abolie,  vous  la  maintenez:  (Bruit. 
Parler!  parleur!)  Il  n'est  pas  permis  de  vous  faire  remarquer  qu'au  moment 
où  le  peuple  attend  des  solutions ,  vous  lui  donnez  des  contradictions  !  Savez- 
vous  ce  que  c'est  que  les  contradictions  en  politique  }  Les  contradictions  sont 
la  source  des  malentendus,  et  les  malentendus  sont  la  source  des  catastrophes. 
{Mouvement.) 

Ce  qu'il  faut  en  ce  moment  aux  esprits  divisés,  incertains  de  tout,  inquiets 
de  tout,  ce  ne  sont  pas  des  hypocrisies,  des  mensonges,  de  faux  semblants 
politiques,  la  liberté  dans  les  théories,  la  censure  dans  la  pratique}  non,  ce 
qu'il  faut  à  tous  dans  ce  doute  et  dans  cette  ombre  où  sont  les  consciences, 
c'est  un  grand  exemple  en  haut,  c'est  dans  le  gouvernement,  dans  l'Assem- 
blée nationale,  la  grande  et  fière  pratique  de  la  justice  et  de  la  vérité!  {^^- 
tation  prolongée.  ) 

M.  le  ministre  de  la  Justice  invoquait  tout  à  l'heure  la  nécessité.  Je  prends 
la  liberté  de  lui  faire  observer  que  la  nécessité  est  l'argument  des  mauvaises 
politiques j  que,  dans  tous  les  temps,  sous  tous  les  régimes,  les  hommes 
d'état,  condamnés  par  une  insuffisance,  qui  ne  venait  pas  d'eux  quelquefois, 
qui  venait  des  circonstances  mêmes,  se  sont  appuyés  sur  cet  argument  de  la 
nécessité.  Nous  avons  entendu  déjà,  et  souvent,  sous  le  régime  antérieur, 
les  gouvernants  faire  appel  à  l'arbitraire,  au  despotisme,  aux  suspensions  de 
journaux,  aux  incarcérations  d'écrivains.  Messieurs,  prenez  garde!  vous  faites 
respirer  à  la  République  le  même  air  qu'à  la  monarchie.  Souvenez-vous  que 
la  monarchie  en  est  morte.  [Mouvement.) 

Messieurs,  je  ne  dirai  plus  qu'un  mot...  [Interruption.) 

L'Assemblée  me  rendra  cette  justice  que  des  interruptions  systématiques 
ne  m'ont  pas  empêché  de  protester  jusqu'au  bout  en  faveur  de  la  liberté  de 
la  presse.  [A.dhésion.) 

Messieurs,  des  temps  inconnus  s'approchent,  préparons-nous  à  les  recevoir 


I 


142    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

avec  toutes  les  ressources  réunies  de  l'état,  du  peuple,  de  l'intelligence,  de 
la  civilisation  française,  et  de  la  bonne  conscience  des  gouvernants.  Toutes 
les  libertés  sont  des  forces  j  ne  nous  laissons  pas  plus  dépouiller  de  nos  libertés 
que  nous  ne  nous  laisserions  dépouiller  de  nos  armes  la  veille  du  combat. 

Prenons  garde  aux  exemples  que  nous  donnons  !  Les  exemples  que  nous 
donnons  sont  inévitablement,  plus  tard,  nos  ennemis  ou  nos  auxiliaires j  au 
jour  du  danger,  ils  se  lèvent  et  ils  combattent  pour  nous  ou  contre  nous. 

Quant  à  moi,  si  le  secret  de  mes  votes  valait  la  peine  d'être  expliqué,  je 
vous  dirais  :  J'ai  voté  l'autre  jour  contre  la  peine  de  mortj  je  vote  aujourd'hui 
pour  la  liberté. 

Pourquoi.?  C'est  que  je  ne  veux  pas  revoir  93!  c'est  qu'en  93  il  y  avait 
réchafaud,  et  il  n'y  avait  pas  la  liberté!  [Mouvement.) 

J'ai  toujours  été,  sous  tous  les  régimes,  pour  la  liberté,  contre  la  compres- 
sion. Pourquoi  f  C'est  que  la  liberté  réglée  par  la  loi  produit  l'ordre,  et  que 
la  compression  produit  l'explosion.  Voilà  pourquoi  je  ne  veux  pas  de  la  com- 
pression et  je  veux  de  la  liberté.  {Mouvement.  Longue  agitation.  L'orateur  descend 
de  la  tribune). 


VI 

QUESTION  DES  ENCOURAGEMENTS 

AUX  LETTRES  ET  AUX   ARTS. 
lo  novembre  1848. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  L'ordic  du  jour  appelle  la  discussion  du  budget 
rectifié  de  1848. 

M.  Victor  Hugo.  —  Personne  plus  que  moi,  messieurs  {Vlus  haut! plm 
haut!),  n'est  pénétré  de  la  nécessité,  de  l'urgente  nécessité  d'alléger  le  budget  j 
seulement,  à  mon  avis,  le  remède  à  l'embarras  de  nos  finances  n'est  pas  dans 
quelques  économies  chétives  et  contestables j  ce  remède  serait,  selon  moi, 
plus  haut  et  ailleurs j  il  serait  dans  une  politique  intelligente  et  rassurante, 
qui  donnerait  confiance  à  la  France,  qui  ferait  renaître  l'ordre,  le  travail  et 
le  crédit...  {A.gitation.)  et  qui  permettrait  de  diminuer,  de  supprimer 
même  les  énormes  dépenses  spéciales  qui  résultent  des  embarras  de  la 
situation.  C'est  là,  messieurs,  la  véritable  surcharge  du  budget,  surcharge 
qui,  si  elle  se  prolongeait  et  s'aggravait  encore,  et  si  vous  n'y  preniez  garde, 
pourrait,  dans  un  temps  donné,  faire  crouler  l'édifice  social. 

Ces  réserves  faites,  je  partage,  sur  beaucoup  de  points,  l'avis  de  votre 
comité  des  finances. 

J'ai  déjà  voté,  et  je  continuerai  de  voter  la  plupart  des  réductions  pro- 
posées, à  l'exception  de  celles  qui  me  paraîtraient  tarir  les  sources  mêmes  de 
la  vie  publique,  et  de  celles  qui,  à  côté  d'une  amélioration  financière  dou- 
teuse, me  présenteraient  une  faute  politique  certaine. 

C'est  dans  cette  dernière  catégorie  que  je  range  les  réductions  proposées 
par  le  comité  des  finances  sur  ce  que  j'appellerai  le  budget  spécial  des  lettres, 
des  sciences  et  des  arts. 

Ce  budget  devrait,  pour  toutes  les  raisons  ensemble,  être  réuni  dans  une 
seule  administration  et  tenu  dans  une  seule  main.  C'est  un  vice  de  notre 
classification  administrative  que  ce  budget  soit  réparti  entre  deux  ministères, 
le  ministère  de  l'Instruction  publique  et  le  ministère  de  l'Intérieur. 

Ceci  m'obligera,  dans  le  peu  que  j'ai  à  dire,  d'effleurer  quelquefois  le 
ministère  de  l'Intérieur.  Je  pense  que  l'Assemblée  voudra  bien  me  le  per- 


144  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

mettre,  pour  la  clarté  même  de  la  démonstration.  Je  le  ferai,  du  reste,  avec 
une  extrême  réserve. 

Je  dis,  messieurs,  que  les  réductions  proposées  sur  le  budget  spécial  des 
sciences,  des  lettres  et  des  arts  sont  mauvaises  doublement  :  elles  sont  insigni- 
fiantes au  point  de  vue  financier,  et  nuisibles  à  tous  les  autres  points  de  vue. 

Insignifiantes  au  point  de  vue  financier.  Cela  est  d'une  telle  évidence, 
que  c'est  à  peine  si  j'ose  mettre  sous  les  yeux  de  l'Assemblée  le  résultat  d'un 
calcul  de  proportion  que  j'ai  fait.  Je  ne  voudrais  pas  éveiller  le  rire  de 
l'Assemblée  dans  une  question  sérieuse 5  cependant,  il  m'est  impossible  de  ne 
pas  lui  soumettre  une  comparaison  bien  triviale,  bien  vulgaire,  mais  qui  a 
le  mérite  d'éclairer  la  question  et  de  la  rendre  pour  ainsi  dire  visible  et 
palpable. 

Que  penseriez-vous ,  messieurs,  d'un  particulier  qui  aurait  1.500  francs  de 
revenu ,  qui  consacrerait  tous  les  ans  à  sa  culture  intellectuelle  par  les  sciences, 
les  lettres  et  les  arts,  une  somme  bien  modeste,  5  francs,  et  qui,  dans  un 
jour  de  réforme,  voudrait  économiser  sur  son  intelligence  six  sous!  (Rire 
approbatif.  ) 

Voilà,  messieurs,  la  mesure  exacte  de  l'économie  proposée.  {Nouveau  rire.) 
Eh  bien  !  ce  que  vous  ne  conseilleriez  pas  à  un  particulier,  au  dernier  des 
habitants  d'un  pays  civilisé,  on  ose  le  conseiller  à  la  France.  {Mouvement.) 

Je  viens  de  vous  montrer  à  quel  point  l'économie  serait  petite j  je  vais 
vous  montrer  maintenant  combien  le  ravage  serait  grand. 

Pour  vous  édifier  sur  ce  point,  je  ne  sache  rien  de  plus  éloquent  que  la 
simple  nomenclature  des  institutions,  des  établissements,  des  intérêts  que  les 
réductions    proposées  atteignent  dans  le  présent  et  menacent  dans  l'avenir. 

J'ai  dressé  cette  nomenclature j  je  demande  à  l'Assemblée  la  permission 
de  la  lui  lire,  cela  me  dispensera  de  beaucoup  de  développements.  Les 
réductions  proposées  atteignent  : 

Le  collège  de  France , 

Le  muséum. 

Les  bibliothèques. 

L'école  des  chartes, 

L'école  des  langues  orientales, 

La  conservation  des  archives  nationales, 

La  surveillance  de  la  librairie  à  l'étranger...  (Ruine  complète  de  notre 
librairie,  le  champ  livré  à  la  contrefaçon!) 

L'école  de  Rome, 

L'école  des  beaux-arts  de  Paris, 

L'école  de  dessin  de  Dijon, 

Le  conservatoire. 


ENCOURAGEMENTS  AUX  LETTRES.  145 

Les  succursales  de  province. 

Les  musées  des  Thermes  et  de  Cluny, 

Nos  musées  de  peinture  et  de  sculpture, 

La  conservation  des  monuments  historiques. 

Les  réformes  menacent  pour  Tannée  prochaine  : 

Les  facultés  des  sciences  et  des  lettres. 

Les  souscriptions  aux  livres. 

Les  subventions  aux  sociétés  savantes. 

Les  encouragements  aux  beaux-arts. 

En  outre,  —  ceci  touche  au  ministère  de  l'Intérieur,  mais  la  Chambre  me 
permettra  de  le  dire,  pour  que  le  tableau  soit  complet,  —  les  réductions 
atteignent  dès  à  présent  et  menacent  pour  l'an  prochain  les  théâtres.  Je  ne 
veux  en  dire  qu'un  mot  en  passant.  On  propose  la  suppression  d'un  com- 
missaire sur  deuxj  j'aimerais  mieux  la  suppression  d'un  censeur  et  même  de 
deux  censeurs.  (  On  rit.  ) 

Un  membre.  —  Il  n'y  a  plus  de  censure  ! 

Un  membre,  à  gauche.  —  Elle  sera  bientôt  rétablie! 

M.  Victor  Hugo.  —  Enfin  le  rapport  réserve  ses  plus  dures  paroles  et 
ses  menaces  les  plus  sérieuses  pour  les  indemnités  et  secours  littéraires.  Oh  I 
voilà  de  monstrueux  abus  !  Savez-vous,  messieurs,  ce  que  c'est  que  les  indem- 
nités et  les  secours  littéraires  r  C'est  l'existence  de  quelques  famiUes  pauvres 
entre  les  plus  pauvres,  honorables  entre  les  plus  honorables.  Si  vous  adoptiez 
les  réductions  proposées,  savez-vous  ce  qu'on  pourrait  dire.f*  On  pourrait 
dire  :  Un  artiste,  un  poëte,  un  écrivain  célèbre  travaille  toute  sa  vie,  il  tra- 
vaille sans  songer  à  s'enrichir,  il  meurt,  il  laisse  à  son  pays  beaucoup  de  gloire 
à  la  seule  condition  de  donner  à  sa  veuve  et  à  ses  enfants  un  peu  de  pain. 
Le  pays  garde  la  gloire  et  refuse  le  pain.  {Sensation.) 

Voilà  ce  qu'on  pourrait  dire,  et  voilà  ce  qu'on  ne  dira  pasj  car,  à  coup  sûr, 
vous  n'entrerez  pas  dans  ce  système  d'économies  qui  consternerait  l'intelli- 
gence et  qui  humilierait  la  nation.  {C'eB  vrai!) 

Vous  le  voyez,  ce  système,  comme  vous  le  disait  si  bien  notre  honorable 
collègue  M.  Charles  Dupin,  ce  système  attaque  tout}  ce  système  ne  respecte 
rien,  ni  les  institutions  anciennes,  ni  les  institutions  modernes 5  pas  plus  les 
fondations  libérales  de  François  I"  que  les  fondations  libérales  de  la  Conven- 
tion. Ce  système  d'économies  ébranle  d'un  seul  coup  tout  cet  ensemble  d'in- 
stitutions civilisatrices  qui  est,  pour  ainsi  dire,  la  base  du  développement  de 
la  pensée  française. 

Et  quel  moment  choisit-on.?  (c'est  ici,  à  mon  sens,  la  faute  politique  grave 
que  je  vous  signalais  en  commençant),  quel  moment  choisit-on  pour  mettre 
en  question  toutes  ces  institutions  à  la  fois  ?  Le  moment  où  elles  sont  plus 

ACTES   ET   PAJLOLES.    —    I.  lO 


146   AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

nécessaires  que  jamais,  le  moment  où,  loin  de  les  restreindre,  il  faudrait  les 
étendre  et  les  élargir. 

Eh!  quel  est,  en  effet,  j'en  appelle  à  vos  consciences,  j'en  appelle  à  vos 
sentiments  à  tous,  quel  est  le  grand  péril  de  la  situation  actuelle r  L'ignorance. 
L'ignorance  encore  plus  que  la  misère,  {A.dhmon)  l'ignorance  qui  nous 
déborde,  qui  nous  assiège,  qui  nous  investit  de  toutes  parts.  C'est  à  la  faveur 
de  l'ignorance  que  certaines  doctrines  fatales  passent  de  l'esprit  impitoyable 
des  théoriciens  dans  le  cerveau  confus  des  multitudes.  Le  communisme  n'est 
qu'une  forme  de  l'ignorance.  {Très  bien!)  Le  jour  où  l'ignorance  disparaîtrait, 
les  sophismes  s'évanouiraient.  Et  c'est  dans  un  pareil  moment,  devant  un 
pareil  danger,  qu'on  songerait  à  attaquer,  à  mutiler,  à  ébranler  toutes  ces 
institutions  qui  ont  pour  but  spécial  de  poursuivre,  de  combattre,  de  détruire 
l'ignorance  ! 

Sur  ce  point,  j'en  appelle,  je  le  répète,  au  sentiment  de  l'Assemblée. 
Quoi!  d'un  côte  la  barbarie  dans  la  rue,  et  de  l'autre  le  vandalisme  dans  le 
gouvernement!  {Mouvement.)  Messieurs,  il  n'y  a  pas  que  la  prudence  maté- 
rielle au  monde,  il  y  a  autre  chose  que  ce  que  j'appellerai  la  prudence  bru- 
tale. Les  précautions  grossières,  les  moyens  de  force,  les  moyens  de  police 
ne  sont  pas.  Dieu  merci,  le  dernier  mot  des  sociétés  civilisées. 

On  pourvoit  à  l'éclairage  des  villes,  on  allume  tous  les  soirs,  et  on  fait  très 
bien,  des  réverbères  dans  les  carrefours,  dans  les  places  publiques j  quand 
donc  comprendra- t-on  que  la  nuit  peut  se  faire  aussi  dans  le  monde  moral, 
et  qu'il  faut  allumer  des  flambeaux  pour  les  esprits.?  {A.pprohation  et  rires.) 

Puisque  l'Assemblée  m'a  interrompu,  elle  me  permettra  d'insister  sur  ma 
pensée. 

Oui,  messieurs,  j'y  insiste.  Un  mal  moral,  un  mal  moral  profond  nous 
travaille  et  nous  tourmente j  ce  mal  moral,  cela  est  étrange  à  dire,  n'est  autre 
chose  que  l'excès  des  tendances  matérielles.  Eh  bien,  comment  combattre  le 
développement  des  tendances  matérielles }  Par  le  développement  des  tendances 
intellectuelles.  Il  faut  ôter  au  corps  et  donner  à  l'âme.  {Oui!  oui!  Sensation.) 

Quand  je  dis  :  il  faut  ôter  au  corps  et  donner  à  l'âme,  vous  ne  vous  mé- 
prenez pas  sur  mon  sentiment.  {Non!  non!)  Vous  me  comprenez  tousj  je 
souhaite  passionnément,  comme  chacun  de  vous,  l'amélioration  du  sort 
matériel  des  classes  souffrantes j  c'est  là,  selon  moi,  le  grand,  l'excellent 
progrès  auquel  nous  devons  tous  tendre  de  tous  nos  vœux  comme  hommes 
et  de  tous  nos  efforts  comme  législateurs. 

Mais  si  ie  veux  ardemment,  passionnément,  le  pain  de  l'ouvrier,  le  pain 
du  travailleur,  qui  est  mon  frère,  à  côté  du  pain  de  la  vie  je  veux  le  pain  de 
la  pensée,  qui  est  aussi  le  pain  de  la  vie.  Je  veux  multiplier  le  pain  de  l'es- 
prit comme  le  pain  du  corps.  {Interruption  au  centre.) 


ENCOURAGEMENTS  AUX  LETTRES.  147 

Il  me  semble,  messieurs,  que  ce  sont  là  les  questions  que  soulève  natu- 
rellement ce  budget  de  l'Instruction  publique  que  nous  discutons  en  ce 
moment.  {Oui! oui!) 

Eh  bien,  la  grande  erreur  de  notre  temps,  c'a  été  de  pencher,  je  dis  plus, 
de  courber,  l'esprit  des  hommes  vers  la  recherche  du  bien-être  matériel,  et 
de  le  détourner  par  conséquent  du  bien-être  religieux  et  du  bien-être  intel- 
lectuel. {Cet vrai!)  La  faute  est  d'autant  plus  grande  que  le  bien-être  ma- 
tériel, quoi  qu'on  fasse,  quand  même  tous  les  progrès  qu'on  rêve,  et  que  je 
rêve  aussi,  moi,  seraient  réalisés,  le  bien-être  matériel  ne  peut  et  ne  pourra 
jamais  être  que  le  partage  de  quelques-uns,  tandis  que  le  bien-être  religieux, 
c'est-à-dire  la  croyance,  le  bien-être  intellectuel,  c'est-à-dire  l'éducation, 
peuvent  être  donnés  à  tous. 

D'ailleurs  le  bien-être  matériel  ne  pourrait  être  le  but  suprême  de 
l'homme  en  ce  monde  qu'autant  qu'il  n'y  aurait  pas  d'autre  vie,  et  c'est  là 
une  affirmation  désolante,  c'est  là  un  mensonge  affireux  qui  ne  doit  pas 
sortir  des  institutions  sociales.  [Très  bien!  —  Mouvement  prolongé.) 

Il  importe,  messieurs,  de  remédier  au  malj  il  faut  redresser,  pour  ainsi 
dire,  l'esprit  de  l'homme j  il  faut,  et  c'est  là  la  grande  mission,  la  mission 
spéciale  du  ministère  de  l'Instruction  publique,  il  faut  relever  l'esprit  de 
l'homme,  le  tourner  vers  Dieu,  vers  la  conscience,  vers  le  beau,  le  juste  et 
le  vrai,  vers  le  désintéressé  et  le  grand.  C'est  là,  et  seulement  là,  que  vous 
trouverez  la  paix  de  l'homme  avec  lui-même,  et  par  conséquent  la  paix  de 
l'homme  avec  la  société.  [Très  bien!) 

Pour  arriver  à  ce  but,  messieurs,  que  faudrait-il  faire.'*  Précisément  tout  le 
contraire  de  ce  qu'ont  fait  les  précédents  gouvernements}  précisément  tout 
le  contraire  de  ce  que  vous  propose  votre  comité  des  finances.  Outre  l'ensei- 
gnement religieux,  qui  tient  le  premier  rang  parmi  les  institutions  libérales, 
il  faudrait  multiplier  les  écoles,  les  chaires,  les  bibliothèques,  les  musées,  les 
théâtres,  les  librairies j  il  faudrait  multiplier  les  maisons  d'études  pour  les 
enfants,  les  maisons  de  lecture  pour  les  hommes,  tous  les  établissements, 
tous  les  asiles  où  l'on  médite,  où  l'on  s'instruit,  où  l'on  se  recueille,  où  l'on 
apprend  quelque  chose,  où  l'on  devient  meilleur}  en  un  mot,  il  faudrait 
faire  pénétrer  de  toutes  parts  la  lumière  dans  l'esprit  du  peuple }  car  c'est  par 
les  ténèbres  qu'on  le  perd.  [Très  bien!) 

Ce  résultat,  vous  l'aurez  quand  vous  voudrez.  Quand  vous  le  voudrez, 
vous  aurez  en  France  un  magnifique  mouvement  intellectuel}  ce  mouve- 
ment, vous  l'avez  déjà}  il  ne  s'agit  que  de  l'utiliser  et  de  le  diriger}  il  ne 
s'agit  que  de  bien  cultiver  le  sol. 

La  question  de  l'intelligence,  j'appeUe  sur  ce  point  l'attention  de  l'Assem- 


148   AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

blée,  la  question  de  l'intelligence  est  identiquement  la  même  que  la  ques- 
tion de  l'agriculture.  {Mouvement.^ 

L'époque  où  vous  êtes  est  une  époque  riche  et  féconde j  ce  ne  sont  pas, 
messieurs,  les  intelligences  qui  manquent,  ce  ne  sont  pas  les  talents,  ce  ne 
sont  pas  les  grandes  aptitudes}  ce  qui  manque,  c'est  l'impulsion  sympa- 
thique, c'est  l'encouragement  enthousiaste  d'un  grand  gouvernement.  (CV/? 
vrai!) 

Ce  gouvernement,  j'aurais  souhaité  que  la  monarchie  le  fût}  elle  n'a  pas 
su  l'être.  Eh  bien,  ce  conseil  affectueux  que  je  donnais  loyalement  à  la  mo- 
narchie (RJres),  je  le  donne  loyalement  à  la  République.  (Nouveaux  rires.) 

Je  voterai  contre  toutes  les  réductions  que  je  viens  de  vous  signaler,  et 
qui  amoindriraient  l'éclat  utile  des  lettres,  des  arts  et  des  sciences. 

Je  ne  dirai  plus  qu'un  mot  aux  honorables  auteurs  du  rapport.  Vous  êtes 
tombés  dans  une  méprise  regrettable}  vous  avez  cru  faire  une  économie 
d'argent,  c'est  une  économie  de  gloire  que  vous  faites.  (Mouvement.)  Je  la 
repousse  pour  la  dignité  de  la  France,  je  la  repousse  pour  l'honneur  de  la 
République.  (Tm  bienî  Très  bien!) 


VII 

LA  SÉPARATION  DE  UASSEMBLÉE  (0. 

29  janvier  1849. 

J'entre  immédiatement  dans  le  débat,  et  je  le  prends  au  point  où  le  der- 
nier orateur  Ta  laissé. 

L'heure  s'avance,  et  j'occuperai  peu  de  temps  cette  tribune. 

Je  ne  suivrai  pas  l'honorable  orateur  dans  les  considérations  politiques  de 
diverse  nature  qu'il  a  successivement  parcourues j  je  m'enfermerai  dans  la 
discussion  du  droit  de  cette  Assemblée  à  se  maintenir  ou  à  se  dissoudre.  Il  a 
cherché  à  passionner  le  débat,  je  chercherai  à  le  calmer.  {Chuchotements  a 
gauche.  ) 

Mais  si,  chemin  faisant,  je  rencontre  quelques-unes  des  questions  poli- 
tiques qui  touchent  à  celles  qu'il  a  soulevées,  l'honorable  et  éloquent  orateur 
peut  être  assuré  que  je  ne  les  éviterai  pas. 

N'en  déplaise  à  l'honorable  orateur,  je  suis  de  ceux  qui  pensent  que  cette 
Assemblée  a  reçu  un  mandat  tout  à  la  fois  illimité  et  limité.  {Exclamations.) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  J'invite  tous  les  membres  de  l'Assemblée  au  silence. 
On  doit  écouter  M.  Victor  Hugo  comme  on  a  écouté  M.  Jules  Favre. 

M.  Victor  Hugo.  —  Illimité  quant  à  la  souveraineté,  limité  quant  à 
l'œuvre  à  accomplir.  (  Très  bien  !  Mouvement.  )  Je  suis  de  ceux  qui  pensent  que 
l'achèvement  de  la  constitution  épuise  le  mandat,  et  que  le  premier  effet  de 
la  constitution  votée  doit  être,  dans  la  logique  politique,  de  dissoudre  la 
constituante. 

Et,  en  effet,  messieurs,  qu'est-ce  que  c'est  qu'une  assemblée  constituante '' 
c'est  une  révolution  agissant  et  délibérant  avec  un  horizon  indéfini  devant 
elle.  Et  qu'est-ce  que  c'est  qu'une  constitution  ?  C'est  une  révolution  accom- 
plie et  désormais  circonscrite.  Or  peut-on  se  figurer  une  telle  chose  :  une 
révolution  à  la  fois  terminée  par  le  vote  de  la  Constitution  et  continuant  par 

(^^  L'Assemblée  constituante  discutait  sur  les  propositions  relatives  soit  k  la  convocation  de 
l'Assemblée  législative,  soit  \  la  modification  du  décret  du  ij  décembre  concernant  les  lois 
organiques.  Jules  Favre  venait  de  prononcer  un  discours  très  éloquent,  très  véhément,  pour 
prouver  que  l'Assemblée  constituante  avait  droit  de  rester  réunie,  qiund  Victor  Hugo  monta 
a  la  tribune. 

La  dissolution  fut  votée.  {Note  de  l'Edition  de  iSjjj  sauf  la  dernière  liffie  ajoute'e  en  iSjj.) 


150    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

la  présence  de  la  constituante?  C'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  le  définitif 
proclamé  et  le  provisoire  maintenu 5  l'affirmation  et  la  négation  en  présence? 
Une  Constitution  qui  régit  la  nation  et  qui  ne  régit  pas  le  parlement!  Tout 
cela  se  heurte  et  s'exclut.  {Sensation.) 

Je  sais  qu'aux  termes  de  la  Constitution  vous  vous  êtes  attribué  la 
mission  de  voter  ce  qu'on  a  appelé  les  lois  organiques.  Je  ne  dirai  donc 
pas  qu'il  ne  faut  pas  les  faire  j  je  dirai  qu'il  faut  en  faire  le  moins  possible. 
Et  pourquoi  ?  Les  lois  organiques  font-elles  partie  de  la  Constitution  ?  parti- 
cipent-eUes  de  son  privilège  et  de  son  inviolabilité  ?  Oh  !  alors  votre  droit 
et  votre  devoir  est  de  les  faire  toutes.  Mais  les  lois  organiques  ne  sont 
que  des  lois  ordinaires  j  les  lois  organiques  ne  sont  que  des  lois  comme 
toutes  les  autres,  qui  peuvent  être  modifiées,  changées,  abrogées  sans  for- 
malités spéciales,  et  qui,  tandis  que  la  constitution,  armée  par  vous,  se 
défendra,  peuvent  tomber  au  premier  choc  de  la  première  assemblée  légis- 
lative. Cela  est  incontestable.  A  quoi  bon  les  multiplier,  alors,  et  les  faire 
toutes  dans  des  circonstances  où  il  est  à  peine  possible  de  les  faire  viables  ? 
Une  assemblée  constituante  ne  doit  rien  faire  qui  ne  porte  le  caractère  de  la 
nécessité.  Et,  ne  l'oublions  pas,  là  où  une  assemblée  comme  celle-ci  n'im- 
prime pas  le  sceau  de  sa  souveraineté,  elle  imprime  le  sceau  de  sa  faiblesse. 

Je  dis  donc  qu'il  faut  limiter  à  un  très  petit  nombre  les  lois  organiques 
que  la  constitution  vous  impose  le  devoir  de  faire. 

J'aborde,  pour  la  traverser  rapidement  (car,  dans  les  circonstances  où  nous 
sommes,  il  ne  faut  pas  irriter  un  tel  débat),  j'aborde  la  question  délicate  que 
j'appellerai  la  question  d'amour-propre,  c'est-à-dire  le  conflit  qu'on  cherche 
à  élever  entre  le  ministère  et  l'Assemblée  à  l'occasion  de  la  proposition 
Râteau.  Je  répète  que  je  traverse  cette  question  rapidement,  vous  en  com- 
prendrez tous  le  motif,  il  est  puisé  dans  mon  patriotisme  et  dans  le  vôtre. 
Je  dis  seulement,  et  je  me  borne  à  ceci,  que  cette  question  ainsi  posée,  que 
ce  conflit,  que  cette  susceptibilité,  que  tout  cela  est  au-dessous  de  vous. 
{Oui! oui!  —  Adhésion.)  Les  grandes  assemblées  comme  celle-ci  ne  compro- 
mettent pas  la  paix  du  pays  par  susceptibilité,  elles  se  meuvent  et  se  gou- 
vernent par  des  raisons  plus  hautes.  Les  grandes  assemblées,  messieurs, 
savent  envisager  l'heure  de  leur  abdication  politique  avec  dignité  et  liberté  j 
elles  n'obéissent  jamais,  soit  au  jour  de  leur  avènement,  soit  au  jour  de  leur 
retraite,  qu'à  une  seule  impulsion,  l'utilité  publique.  C'est  là  le  sentiment 
que  j'invoque  et  que  je  voudrais  éveiller  dans  vos  âmes.  {Très  bien!) 

J'écarte  donc  comme  renversés  par  les  discussions  antérieures  les  trois 
arguments  puisés,  l'un  dans  la  nature  de  notre  mandat,  l'autre  dans  la  néces- 
sité de  voter  les  lois  organiques,  et  le  troisième  dans  la  susceptibilité  de 
l'Assemblée  en  face  du  ministère. 


LA  SÉPARATION  DE  UASSEMBLÉE.  151 

J'arrive  à  une  dernière  objection  qui,  selon  moi,  est  encore  entière,  et 
qui  est  au  fond  du  discours  remarquable  que  vous  venez  d'entendre.  Cette 
objection,  la  voici  : 

Pour  dissoudre  l'Assemblée,  nous  invoquons  la  nécessité  politique.  Pour 
la  maintenir,  on  nous  oppose  la  nécessité  politique.  On  nous  dit  :  Il  faut  que 
l'Assemblée  constituante  reste  à  son  poste  j  il  faut  qu'elle  veille  sur  son 
œuvre;  il  importe  qu'elle  ne  livre  pas  la  démocratie  organisée  par  elle, 
qu'elle  ne  livre  pas  la  constitution  à  ce  courant  qui  emporte  les  esprits  vers 
un  avenir  inconnu. 

Et  là-dessus,  messieurs,  on  évoque  je  ne  sais  quel  fantôme  d'une  assemblée 
menaçante  pour  la  paix  publique;  on  suppose  que  la  prochaine  assemblée 
législative  (car  c'est  le  vrai  point  de  la  question,  j'y  insiste,  et  j'y  appelle 
votre  attention),  on  suppose  que  la  prochaine  assemblée  législative  appor- 
tera avec  elle  les  bouleversements  et  les  calamités,  qu'elle  perdra  la  France 
au  lieu  de  la  sauver. 

C'est  là  toute  la  question,  il  n'y  en  a  pas  d'autre;  car  si  vous  n'aviez  pas 
cette  crainte  et  cette  anxiété,  vous,  mes  collègues  de  la  majorité,  que  j'ho- 
nore et  auxquels  je  m'adresse,  si  vous  n'aviez  pas  cette  crainte  et  cette 
anxiété,  si  vous  étiez  tranquilles  sur  l'esprit  de  la  future  assemblée,  à  coup 
sûr  votre  patriotisme  vous  conseillerait  de  lui  céder  la  place. 

C'est  donc  là,  à  mon  sens,  le  point  véritable  de  la  question.  Eh  bien, 
messieurs,  j'aborde  cette  objection,  c'est  pour  la  combattre  que  je  suis  monté 
à  cette  tribune.  On  nous  dit  :  Savez-vous  ce  que  sera,  savez-vous  ce  que  fera 
la  prochaine  assemblée  législative  ?  Et  l'on  conclut,  des  inquiétudes  qu'on 
manifeste,  qu'il  faut  maintenir  l'Assemblée  constituante. 

Eh  bien,  messieurs,  mon  intention  est  de  vous  montrer  ce  que  valent  les 
arguments  comminatoires;  je  le  ferai  en  très  peu  de  paroles,  et  par  un 
simple  rapprochement,  qui  est  maintenant  de  l'histoire,  et  qui,  à  mon  sens, 
éclaire  singulièrement  tout  ce  côté  de  la  question.  (EcouU'z!  Écoute^!  — 
Projbnd  silence.  ) 

Messieurs,  il  y  a  moins  d'un  an,  en  mars  dernier,  une  partie  du  gouver- 
nement provisoire  semblait  croire  à  la  nécessité  de  se  perpétuer.  Des  publi- 
cations officielles,  placardées  au  coin  des  rues,  affirmaient  que  l'éducation 
politique  de  la  France  n'était  pas  faite,  qu'il  était  dangereux  de  livrer  au 
pays,  dans  l'état  des  choses,  l'exercice  de  sa  souveraineté,  et  qu'il  était  indis- 
pensable que  le  pouvoir  qui  était  alors  debout  prolongeât  sa  durée.  En 
même  temps,  un  parti  qui  se  disait  le  plus  avancé,  une  opinion  qui  se  pro- 
clamait exclusivement  républicaine,  qui  déclarait  avoir  fait  la  République, 
et  qui  semblait  penser  que  la  République  lui  appartenait,  cette  opinion  jetait 
le  cri  d'alarme,  demandait  hautement  l'ajournement  des  élections,  et  dénon- 


152     AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 

çait  aux  patriotes,  aux  républicains,  aux  bons  citoyens,  l'approche  d'un 
danger  immense  et  imminent.  Cet  immense  danger  qui  approchait,  mes- 
sieurs, —  c'était  vous.  {Très  bien!  très  bien!)  C'était  l'Assemblée  nationale  à 
laquelle  je  parle  en  ce  moment.  {NouveUe  approbation.) 

Ces  élections  fatales,  qu'il  fallait  ajourner  à  tout  prix  pour  le  salut  public, 
et  qu'on  a  ajournées,  ce  sont  les  élections  dont  vous  êtes  sortis.  (Profonde 
sensation.  ) 

Eh  bien,  messieurs,  ce  qu'on  disait,  il  y  a  dix  mois,  de  l'Assemblée 
constituante,  on  le  dit  aujourd'hui  de  l'Assemblée  législative. 

Je  laisse  vos  esprits  conclure,  je  vous  laisse  interroger  vos  consciences,  et 
vous  demander  à  vous-mêmes  ce  que  vous  avez  été,  et  ce  que  vous  avez 
fait.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  détailler  tous  vos  actes }  mais  ce  que  je  sais, 
c'est  que  la  civilisation,  sans  vous,  eût  été  perdue,  c'est  que  la  civilisation  a 
été  sauvée  par  vous.  Or  sauver  la  civilisation,  c'est  sauver  la  vie  à  un  peuple. 
Voilà  ce  que  vous  avez  fait,  voilà  comment  vous  avez  répondu  aux  prophé- 
ties sinistres  qui  voulaient  retarder  votre  avènement. 

Messieurs,  j'insiste.  Ce  qu'on  disait  alors  de  vous,  on  le  dit  aujourd'hui 
de  vos  successeurs j  aujourd'hui,  comme  alors,  on  fait  de  l'assemblée  future 
un  péril i  aujourd'hui,  comme  alors,  on  se  défie  de  la  France,  on  se  défie  du 
peuple,  on  se  défie  du  souverain.  D'après  ce  que  valaient  les  craintes  du 
passé,  jugez  ce  que  valent  les  craintes  du  présent.  [Mouvement.) 

On  peut  l'affirmer  hautement,  l'Assemblée  législative  répondra  aux  pré- 
visions mauvaises  comme  vous  y  avez  répondu  vous-mêmes,  par  son  dévoue- 
ment au  bien  public. 

Messieurs,  dans  les  faits  que  je  viens  de  citer,  dans  le  rapprochement  que 
je  viens  de  faire,  dans  beaucoup  d'autres  actes  que  je  ne  veux  pas  rappeler, 
car  j'apporte  à  cette  discussion  une  modération  profonde  [C'e^  vrai!)  dans 
beaucoup  d'autres  actes,  qui  sont  dans  toutes  les  mémoires,  il  n'y  a  pas  seule- 
ment la  réfutation  d'un  argument,  il  y  a  une  évidence,  il  y  a  un  enseigne- 
ment. Cette  évidence,  cet  enseignement,  les  voici  :  c'est  que  depuis  onze 
mois,  chaque  fois  qu'il  s'agit  de  consulter  le  pays,  on  hésite,  on  recule,  on 
cherche  des  faux-fiiyants.  [Oui! oui! non! non!) 

M.  DE  Larochejaquelein.  —  On  insulte  constamment  au  suffrage  uni- 
versel. 

Un  membre.  —  Mais  on  a  avancé  l'époque  de  l'élection  du  président. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  suis  certain  qu'en  ce  moment  je  parle  à  la 
conscience  de  l'Assemblée. 

Et  savez-vous  ce  qu'il  y  a  au  fond  de  ces  hésitations?  Je  le  dirai.  {Rumeurs. 
—  Parle^! park'^!)  Mon  Dieu,  messieurs,  ces  murmures  ne  m'étonnent  ni 
ne  m'intimident.  {Exclamations.) 


LA  SÉPARATION  DE  L'ASSEMBLÉE.  153 

Ceux  qui  sont  à  cette  tribune  y  sont  pour  entendre  des  murmures,  de 
même  que  ceux  qui  sont  sur  ces  bancs  y  sont  pour  entendre  des  vérités. 

Nous  avons  écouté  vos  vérités,  écoutez  les  nôtres.  {Rumeurs  diverses.) 

Eh  bien,  je  dirai  ce  qu  il  y  avait  au  fond  de  ces  hésitations,  et  je  le  dirai 
hautement,  car  la  liberté  de  la  tribune  n'est  rien  sans  la  franchise  de  l'ora- 
teur. Ce  qu'il  y  a  au  fond  de  tout  cela,  de  tous  ces  actes  que  je  rappelle,  ce 
qu'il  y  a,  c'est  une  crainte  secrète  du  suffrage  universel. 

Et,  je  vous  le  dis,  à  vous  qui  avez  fondé  le  gouvernement  républicain  sur 
le  suffrage  universel,  à  vous  qui  avez  été  longtemps  le  pouvoir  tout  entier, 
je  vous  le  dis  :  il  n'y  a  rien  de  plus  grave  en  politique  qu'un  gouvernement 
qui  tient  en  défiance  son  principe.  {Frojbnde sensation.) 

Il  vous  appartient  et  il  est  temps  de  faire  cesser  cet  état  de  choses  j  le  pays 
veut  être  consulté j  montrez  de  la  confiance  au  pays,  le  pays  vous  rendra  de 
la  confiance.  C'est  par  ces  mots  de  conciliation  que  je  veux  finir.  Je  puise 
dans  mon  mandat  le  droit  et  la  force  de  vous  conjurer,  au  nom  de  la  France 
qui  attend  et  s'inquiète...  {exclamations  diverses) ^  au  nom  de  ce  noble  et 
généreux  peuple  de  Paris,  qu'on  entraîne  de  nouveau  aux  agitations  poli- 
tiques. . . 

Une  voix.  —  C'est  le  gouvernement  qui  l'agite  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Au  nom  de  ce  bon  et  généreux  peuple  de  Paris, 
qui  a  tant  souffert  et  qui  souffre  encore,  je  vous  conjure  de  ne  pas  prolonger 
une  situation  qui  est  l'agonie  du  crédit,  du  commerce,  de  l'industrie  et  du 
travail.  {C'eB  vrai!)  Je  vous  conjure  de  fermer  vous-mêmes,  en  vous  retirant, 
la  phase  révolutionnaire,  et  d'ouvrir  la  période  légale.  Je  vous  conjure  de 
convoquer  avec  empressement,  avec  confiance,  vos  successeurs.  Ne  tombez 
pas  dans  la  faute  du  gouvernement  provisoire.  L'injure  que  les  partis  pas- 
sionnés vous  ont  faite  avant  votre  arrivée,  ne  la  faites  pas,  vous  législateurs, 
à  l'Assemblée  législative  !  Ne  soupçonnez  pas,  vous  qui  avez  été  soupçonnés  j 
n'ajournez  pas,  vous  qui  avez  été  ajournés!  {Mouvements  divers.) 

La  majorité  comprendra,  je  n'en  doute  pas,  que  le  moment  est  enfin 
venu  où  la  souveraineté  de  cette  Assemblée  doit  rentrer  et  s'évanouir  dans 
la  souveraineté  de  la  nation. 

S'il  en  était  autrement,  messieurs,  s'il  était  possible,  ce  que  dans  mon 
respect  pour  l'Assemblée  je  suis  loin  de  conjecturer,  s'il  était  possible  que 
cette  Assemblée  se  décidât  à  prolonger  indéfiniment  son  mandat...  {rumeurs 
et  dénégations) ;  s'il  était  possible,  dis-je,  que  l'Assemblée  prolongeât  —  vous 
ne  voulez  pas  indéfiniment,  soit!  —  prolongeât  un  mandat  désormais  dis- 
cuté j  s'il  était  possible  qu'elle  ne  fixât  pas  de  date  et  de  terme  à  ses  travaux  $ 
s'il  était  possible  qu'elle  se  maintînt  dans  la  situation  où  elle  est  aujourd'hui 


h 


154    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

vis-à-vis  du  pays,  —  il  est  temps  encore  de  vous  le  dire,  l'esprit  de  la 
France,  qui  anime  et  vivifie  cette  Assemblée,  se  retirerait  d'elle.  {Réclama- 
tions.) Cette  Assemblée  ne  sentirait  pjus  battre  dans  son  sein  le  coeur  de  la 
nation.  Il  pourrait  lui  être  encore  donné  de  durer,  mais  non  de  vivre.  (Kires 
ironiques.)  La  vie  politique  ne  se  décrète  pas.  {Mouvement prolongé.) 


VIII 

LA  LIBERTÉ  DU  THEATRE  (i) 
3  avril  1849. 


Je  regrette  que  cette  grave  question,  qui  divise  les  meilleurs  esprits,  sur- 
gisse d'une  manière  si  inopinée.  Pour  ma  part,  je  l'avoue  franchement,  je  ne 
suis  pas  prêt  à  la  traiter  et  à  l'approfondir  comme  elle  devrait  être  appro- 
fondie j  mais  je  croirais  manquer  à  un  de  mes  plus  sérieux  devoirs,  si  je 
n'apportais  ici  ce  qui  me  paraît  être  la  vérité  et  le  principe. 

Je  n'étonnerai  personne  dans  cette  enceinte  en  déclarant  que  je  suis  parti- 
san de  la  liberté  du  théâtre. 

Et  d'abord,  messieurs,  expliquons-nous  sur  ce  mot.  Qu'entendons-nous 
par  là  ?  Qu'est-ce  que  c'est  que  la  liberté  du  théâtre  ? 

Messieurs,  à  proprement  parler,  le  théâtre  n'est  pas  et  ne  peut  jamais  être 
libre.  Il  n'échappe  à  une  censure  que  pour  retomber  sous  une  autre,  car 
c'est  là  le  véritable  nœud  de  la  question,  c'est  sur  ce  point  que  j'appelle 
spécialement  l'attention  de  M.  le  ministre  de  l'Intérieur.  Il  existe  deux  sortes 
de  censures  :  l'une,  qui  est  ce  que  je  connais  au  monde  de  plus  respectable 
et  de  plus  efficace ,  c'est  la  censure  exercée  au  nom  des  idées  éternelles  d'hon- 
neur, de  décence  et  d'honnêteté,  au  nom  de  ce  respect  qu'une  grande  nation 
a  toujours  pour  elle-même,  c'est  la  censure  exercée  par  les  mœurs  publi- 
ques. [Mouvements  en  sens  divers.  Agitation.) 

L'autre  censure,  qui  est,  je  ne  veux  pas  me  servir  d'expressions  trop 
sévères,  qui  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  malheureux  et  de  plus  maladroit,  c'est 
la  censure  exercée  par  le  pouvoir. 

Eh  bien  !  quand  vous  détruisez  la  liberté  du  théâtre,  savez-vous  ce  que 
vous  faites  .f*  Vous  enlevez  le  théâtre  à  la  première  de  ces  deux  censures,  pour 
le  donner  à  la  seconde. 

Croyez-vous  y  avoir  gagné  ? 

Au  lieu  de  la  censure  du  public,  de  la  censure  grave,  austère,  redoutée, 

(''  Ce  discours  fut  prononcé  dans  la  discussion  du  budget,  après  un  discours  dans  lequel  le 
représentant  Jules  Favre  demanda  pour  les  théâtres  l'abolition  de  toute  censure. 

{Note  de  l'Edition  de  18 jj.) 


156    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

obéie,  vous  avez  la  censure  du  pouvoir,  la  censure  déconsidérée  et  bravée. 
Ajoutez-y  le  pouvoir  compromis.  Grave  inconvénient. 

Et  savez-vous  ce  qui  arrive  encore.''  C'est  que,  par  une  réaction  toute 
naturelle,  l'opinion  publique,  qui  serait  si  sévère  pour  le  théâtre  libre,  de- 
vient très  indulgente  pour  le  théâtre  censuré.  Le  théâtre  censuré  lui  fait 
l'effet  d'un  opprimé.  (  CeB  vrai  !  c'eiî  vrai  !) 

Il  ne  faut  pas  se  dissimuler  qu'en  France,  et  je  le  dis  à  l'honneur  de  la 
générosité  de  ce  pays,  l'opinion  publique  finit  toujours,  tôt  ou  tard,  par 
prendre  parti  pour  ce  qui  lui  paraît  être  une  liberté  en  souffrance. 

Eh  bien,  je  ne  dis  pas  seulement  :  il  n'est  pas  moral,  je  dis  :  il  n'est  pas 
adroit,  il  n'est  pas  habile,  il  n'est  pas  politique  de  mettre  le  public  du  côté 
des  licences  théâtrales j  le  public,  mon  Dieu!  il  a  toujours  dans  l'esprit  un 
fond  d'opposition,  l'allusion  lui  plaît,  l'épigramme  l'amuse j  le  public  se 
met  en  riant  de  moitié  dans  les  licences  du  théâtre. 

Voilà  ce  que  vous  obtenez  avec  la  censure.  La  censure,  en  retirant  au 
public  sa  juridiction  naturelle  sur  le  théâtre,  lui  retire  en  même  temps  le 
sentiment  de  son  autorité  et  de  sa  responsabilité  j  du  moment  où  il  cesse 
d'être  juge,  il  devient  complice. 

Je  vous  invite,  messieurs,  à  réfléchir  sur  les  inconvénients  de  la  censure 
ainsi  considérée.  Il  arrive  que  le  public  finit  très  promptement  par  ne  plus 
voir  dans  les  excès  du  théâtre  que  des  malices  presque  innocentes,  soit  contre 
l'autorité,  soit  contre  la  censure  elle-même  5  il  finit  par  adopter  ce  qu'il  aurait 
réprouvé,  et  par  protéger  ce  qu'il  aurait  condamné.  {C'eHvrai!) 

J'ajoute  ceci  :  la  répression  pénale  n'est  plus  possible,  la  société  est  désar- 
mée, son  droit  est  épuisé,  elle  ne  peut  plus  rien  contre  les  délits  qui  peuvent 
se  commettre  pour  ainsi  dire  à  travers  la  censure.  Il  n'y  a  plus,  je  le  répète, 
de  répression  pénale.  Le  propre  de  la  censure ,  et  ce  n'est  pas  là  son  moindre 
inconvénient,  c'est  de  briser  la  loi  en  s'y  substituant.  Le  manuscrit  une  fois 
censuré,  tout  est  dit,  tout  est  fini.  Le  magistrat  n'a  rien  à  faire  où  le  censeur 
a  travaillé.  La  loi  ne  passe  pas  où  la  police  a  passé. 

Quant  à  moi,  ce  que  je  veux,  pour  le  théâtre  comme  pour  la  presse,  c'est 
la  liberté,  c'est  la  légalité. 

Je  résume  mon  opinion  en  un  mot  que  j'adresse  aux  gouvernants  et  aux 
législateurs  :  par  la  liberté,  vous  placez  les  licences  et  les  excès  du  théâtre 
sous  la  censure  du  public j  par  la  censure,  vous  les  mettez  sous  sa  protection. 
Choisissez.  {Agitation.) 


ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 
1849-1831. 


I 

LA  MISEREZ). 

9  juillet  1849. 

Messieurs,  je  viens  appuyer  la  proposition  de  l'honorable  M.  de  Melun. 
Je  commence  par  déclarer  qu'une  proposition  qui  embrasserait  l'article  13 
de  la  Constitution  tout  entier  serait  une  œuvre  immense  sous  laquelle  suc- 
comberait la  commission  qui  voudrait  l'entreprendre j  mais  ici,  il  ne  s'agit 
que  de  préparer  une  législation  qui  organise  la  prévoyance  et  l'assistance 
publique.  C'est  ainsi  que  l'honorable  rapporteur  a  entendu  la  proposition, 
c'est  ainsi  que  je  la  comprends  moi-même,  et  c'est  à  ce  titre  que  je  viens 
l'appuyer. 

Qu'on  veuille  bien  me  permettre,  à  propos  des  questions  politiques  que 
soulève  cette  proposition,  quelques  mots  d'éclaircissement. 

Messieurs,  j'entends  dire  à  tout  instant,  et  j'ai  entendu  dire  encore  tout  à 
l'heure  autour  de  moi,  au  moment  où  j'allais  monter  à  cette  tribune,  qu'il 
n'y  a  pas  deux  manières  de  rétablir  l'ordre.  On  disait  que  dans  les  temps 
d'anarchie  il  n'y  a  de  remède  souverain  que  la  force,  qu'en  dehors  de  la 

{*)  M.  de  Melun  avait  proposa  à  l'Assemblée  législative,  au  début  de  ses  travaux,  de  «nommer 
dans  les  bureaux  une  commission  de  trente  membres,  pour  préparer  et  examiner  les  lois  rela- 
tives à  la  prévoyance  et  à  l'assistance  publiques».  Le  rapport  sur  cette  proposition  fut  déposé  à 
la  séance  du  23  juin  1849.  La  discussion  s'ouvrit  le  9  juillet  suivant. 

Victor  Hugo  prit  le  premier  la  parole.  Il  parla  en  faveur  de  la  proposition,  et  demanda  que 
la  pensée  en  fût  élargie  et  étendue. 

Ce  débat  fut  caractérisé  par  un  incident  utile  k  rappeler.  Victor  Hugo  avait  dit  :  a  Je  suis 
de  ceux  qui  pensent  et  qui  affirment  qu'on  peut  détruire  la  misère.»  Son  assertion  souleva  de 
nombreuses  dénégations  sur  les  bancs  du  côté  droit.  M.  Poujoulat  interrompit  l'orateur:  «C'est 
une  erreur  profonde  !  »  s'écria-t-il.  Et  M.  Benoît  d'Azy  soutint,  aux  applaudissements  de  la 
droite  et  du  centre,  qu'il  était  impossible  de  faire  disparaître  la  misère. 

La  proposition  de  M,  de  Melun  fut  votée  à  l'unanimité. 

{NoU  de  l'Édition  de  18 j^.)    -  - 


158  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

force  tout  est  vain  et  stérile,  et  que  la  proposition  de  l'honorable  M.  de  Me- 
lun  et  toutes  autres  propositions  analogues  doivent  être  tenues  à  l'écart, 
parce  qu'elles  ne  sont,  je  répète  le  mot  dont  on  se  servait,  que  du  socialisme 
déguisé.  {Interruption  à  droite.) 

Messieurs,  je  crois  que  des  paroles  de  cette  nature  sont  moins  dangereuses 
dites  en  public,  à  cette  tribune,  que  murmurées  sourdement j  et  si  je  cite 
ces  conversations,  c'est  que  j'espère  amener  à  la  tribune,  pour  s'expliquer, 
ceux  qui  ont  exprimé  les  idées  que  je  viens  de  rapporter.  Alors,  messieurs, 
nous  pourrons  les  combattre  au  grand  jour.  {Murmures  adroite.) 

J'ajouterai,  messieurs,  qu'on  allait  encore  plus  loin.  {Interruption.) 

Voix  A.  droite.  —  Qui .?  qui  ^  Nommez  qui  a  dit  cela  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Que  ceux  qui  ont  ainsi  parlé  se  nomment  eux- 
mêmes,  c'est  leur  affaire.  Qu'ils  aient  à  la  tribune  le  courage  de  leurs  opi- 
nions de  couloirs  et  de  commissions.  Quant  à  moi,  ce  n'est  pas  mon  rôle  de 
révéler  des  noms  qui  se  cachent.  Les  idées  se  montrent,  je  combats  les  idées  j 
quand  les  hommes  se  montreront,  je  combattrai  les  hommes.  {Agitation.) 
Messieurs,  vous  le  savez,  les  choses  qu'on  ne  dit  pas  tout  haut  sont  souvent 
celles  qui  font  le  plus  de  mal.  Ici  les  paroles  publiques  sont  pour  la 
foule,  les  paroles  secrètes  sont  pour  le  vote.  Eh  bien!  je  ne  veux  pas,  moi, 
de  paroles  secrètes  quand  il  s'agit  de  l'avenir  du  peuple  et  des  lois  de  mon 
pays.  Les  paroles  secrètes,  je  les  dévoile  j  les  influences  cachées,  je  les  dé- 
masque :  c'est  mon  devoir.  {Ua^tation  redouble.)  Je  continue  donc.  Ceux  qui 
parlaient  ainsi  ajoutaient  que  «faire  espérer  au  peuple  un  surcroît  de  bien- 
être  et  une  diminution  de  malaise ,  c'est  promettre  l'impossible  $  qu'il  n'y  a 
,  rien  à  faire,  en  un  mot,  que  ce  qui  a  déjà  été  fait  par  tous  les  gouvernements 
dans  toutes  les  circonstances  semblables  j  que  tout  le  reste  est  déclamation 
et  chimère,  et  que  la  répression  suffit  pour  le  présent  et  la  compression  pour 
l'avenir».  {Uiolents  murmures.  —  De  nombreuses  interpellations  sont  adressées  à 
l'orateur  par  des  membres  de  la  droite  et  du  centre.  ) 

Je  suis  heureux,  messieurs,  que  mes  paroles  aient  fait  éclater  une  telle 
unanimité  de  protestations. 

M.  LE  président  Dupin.  —  L'Assemblée  a  en  effet  manifesté  son  senti- 
ment. Le  président  n'a  rien  à  ajouter.  {Très  bien!  très  bien!) 

M.  Victor  Hugo.  —  Ce  n'est  pas  là  ma  manière  de  comprendre  le 
rétablissement  de  l'ordre. . .  {Interruption  à  droite.) 

Une  voix.  —  Ce  n'est  la  manière  de  personne. 

M.  Noël  Parfait.  —  On  l'a  dit  dans  mon  bureau.  (  Cris  à  droite.  ) 

M.  Dufournel,  à  M.  Parfait  —  Citez!  dites  qui  a  parlé  ainsi! 

M.  DE  Montalembert.  —  Avec  la  permission  de  l'honorable  M.  Victor 
Hugo,  je  prends  la  hberté  de  déclarer. . .  {Interruption.) 


LA  MISERE.  159 

Voix  nombreuses.  —  A  la  tribune  !  à  la  tribune  ! 

M.  DE  MoNTALEMBERT ,  à  la  tùbune.  —  Je  prends  la  liberté  de  déclarer 
que  l'assertion  de  l'honorable  M.  Victor  Hugo  est  d'autant  plus  mal  fondée 
que  la  commission  a  été  unanime  pour  approuver  la  proposition  de  M.  de 
Melun,  et  la  meilleure  preuve  que  j'en  puisse  donner,  c'est  qu'elle  a  choisi 
pour  rapporteur  l'auteur  même  de  la  proposition.  Çtrh  bien î  très  bien  1) 

M.  Victor  Hugo.  —  L'honorable  M.  de  Montalembert  répond  à  ce  que 
je  n'ai  pas  dit.  Je  n'ai  pas  dit  que  la  commission  n'eût  pas  été  unanime  pour 
adopter  la  proposition  ^  j'ai  seulement  dit,  et  je  le  maintiens,  que  j'avais 
entendu  souvent,  et  notamment  au  moment  où  j'allais  monter  à  la  tribune, 
les  paroles  auxquelles  j'ai  fait  allusion,  et  que,  comme  pour  moi  les  objec- 
tions occultes  sont  les  plus  dangereuses,  j'avais  le  droit  et  le  devoir  d'en 
faire  des  objections  publiques,  fût-ce  en  dépit  d'elles-mêmes,  afin  de  pou- 
voir les  mettre  à  néant.  Vous  voyez  que  j'ai  eu  raison,  car  dès  le  premier 
mot,  la  honte  les  prend  et  elles  s'évanouissent.  {Bruyantes  réclamations  a  droite. 
Plusieurs  membres  interpellent  vivement  l'orateur  au  milieu  du  bruit.  ) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  L'otateut  n'a  nommé  personne  en  particulier,  mais 
ses  paroles  ont  quelque  chose  de  personnel  pour  tout  le  monde,  et  je  ne 
puis  voir  dans  l'interruption  qui  se  produit  qu'un  démenti  universel  de  cette 
Assemblée.  Je  vous  engage  à  rentrer  dans  la  question  même. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  n'accepterai  le  démenti  de  l'Assemblée  que 
lorsqu'il  me  sera  donné  par  les  actes  et  non  par  les  paroles.  Nous  verrons  si 
l'avenir  me  donne  tort  j  nous  verrons  si  l'on  fera  autre  chose  que  de  la  com- 
pression et  de  la  répression  -,  nous  verrons  si  la  pensée  qu'on  désavoue  aujour- 
d'hui ne  sera  pas  la  politique  qu'on  arborera  demain.  En  attendant,  et  dans 
tous  les  cas,  il  me  semble  que  l'unanimité  même  que  je  viens  de  provoquer 
dans  cette  Assemblée  est  une  chose  excellente. . .  {Bruit.  —  Interruption.) 

Eh  bien!  messieurs,  transportons  cette  nature  d'objections  au  dehors  de 
cette  enceinte,  et  désintéressons  les  membres  de  cette  Assemblée.  Et  main- 
tenant, ceci  posé,  il  me  sera  peut-être  permis  de  dire  que,  quant  à  moi,  je 
ne  crois  pas  que  le  système  qui  combine  la  répression  avec  la  compression , 
et  qui  s'en  tient  là,  soit  l'unique  manière,  soit  la  bonne  manière  de  rétablir 
l'ordre.  {Nouveaux  murmures.) 

J'ai  dit  que  je  désintéresse  complètement  les  membres  de  l'Assemblée. . . 
{Bruit.) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  L' Assemblée  est  désintéressée  j  c'est  une  objection 
que  l'orateur  se  fait  à  lui-même  et  qu'il  va  réfuter.  {Kir es.  —  Rumeurs.) 

M.  Victor  Hugo.  —  M.  le  président  se  trompe.  Sur  ce  point  encore  j'en 
appelle  à  l'avenir.  Nous  verrons.  Du  reste,  comme  ce  n'est  pas  là  le  moins 
du  monde  une  objection  que  je  me  fais  à  moi-même,  il  me  suffit  d'avoir 


l6o  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 

provoqué  la  manifestation  unanime  de  l'Assemblée ,  en  espérant  que  l'Assem- 
blée s'en  souviendra,  et  je  passe  à  un  autre  ordre  d'idées. 

J'entends  dire  également  tous  les  jours...  {Interruption.)  Ah!  messieurs, 
sur  ce  côté  de  la  question,  je  ne  crains  aucune  interruption,  car  vous  recon- 
naîtrez vous-mêmes  que  c'est  là  aujourd'hui  le  grand  mot  de  la  situation  j 
j'entends  dire  de  toutes  parts  que  la  société  vient  encore  une  fois  de  vaincre, 
—  et  qu'il  faut  profiter  de  la  victoire.  {Mouvement.)  Messieurs,  je  ne  sur- 
prendrai personne  dans  cette  enceinte  en  disant  que  c'est  aussi  là  mon 
sentiment. 

Avant  le  13  juin,  une  sorte  de  tourmente  agitait  cette  Assemblée}  votre 
temps  si  précieux  se  perdait  en  de  stériles  et  dangereuses  luttes  de  paroles  j 
toutes  les  questions,  les  plus  sérieuses,  les  plus  fécondes,  disparaissaient  de- 
vant la  bataille  à  chaque  instant  livrée  à  la  tribune  et  offerte  dans  la  rue. 
{C'eBvrai !)  Aujourd'hui  le  calme  s'est  fait,  le  terrorisme  s'est  évanoui,  la 
victoire  est  complète.  Il  faut  en  profiter.  Oui,  il  faut  en  profiter!  Mais  savez- 
vous  comment } 

Il  faut  profiter  du  silence  imposé  aux  passions  anarchiques  pour  donner  la 
parole  aux  intérêts  populaires.  {Sensation.)  Il  faut  profiter  de  l'ordre  reconquis 
pour  relever  le  travail,  pour  créer  sur  une  vaste  échelle  la  prévoyance  sociale, 
pour  substituer  à  l'aumône  qui  dégrade  {dénégations  a  droite)  l'assistance  qui 
fortifie,  pour  fonder  de  toutes  parts,  et  sous  toutes  les  formes,  des  établisse- 
ments de  toute  nature  qui  rassurent  le  malheureux  et  qui  encouragent  le 
travailleur,  pour  donner  cordialement,  en  améliorations  de  toutes  sortes, 
aux  classes  souffrantes,  plus,  cent  fois  plus  que  leurs  faux  amis  ne  leur  ont 
jamais  promis  !  Voilà  comment  il  faut  profiter  de  la  victoire.  {Oui!  oui!  Mouve- 
ment prolongé.  ) 

Il  faut  profiter  de  la  disparition  de  l'esprit  de  révolution  pour  faire  repa- 
raître l'esprit  de  progrès!  Il  faut  profiter  du  calme  pour  rétablir  la  paix,  non 
pas  seulement  la  paix  dans  les  rues,  mais  la  paix  véritable,  la  paix  définitive, 
la  paix  faite  dans  les  esprits  et  dans  les  cœurs  !  Il  faut,  en  un  mot,  que  la  dé- 
faite de  la  démagogie  soit  la  victoire  du  peuple  !  {'ZJive  adhésion.) 

Voilà  ce  qu'il  faut  faire  de  la  victoire,  et  voilà  comment  il  faut  en  profiter. 
{Très  bien!  très  bien!) 

Et,  messieurs,  considérez  le  moment  où  vous  êtes.  Depuis  dix-huit  mois, 
on  a  vu  le  néant  de  bien  des  rêves.  Les  chimères  qui  étaient  dans  l'ombre 
en  sont  sorties,  et  le  grand  jour  les  a  éclairées  j  les  fausses  théories  ont  été 
sommées  de  s'expliquer,  les  faux  systèmes  ont  été  mis  au  pied  du  murj 
qu'ont-ils  produit.?  Rien.  Beaucoup  d'illusions  se  sont  évanouies  dans  les 
masses,  et,  en  s'évanouissant,  ont  fait  crouler  les  popularités  sans  base  et  les 
haines  sans  motif.  L'éclaircissement  vient  peu  à  peuj  le  peuple,  messieurs. 


LA  MISERE.  l6l 

a  l'instinct  du  vrai  comme  il  a  l'instinct  du  juste,  et,  dès  qu'il  s'apaise,  le 
peuple  est  le  bon  sens  même  j  la  lumière  pénètre  dans  son  esprit  j  en  même 
temps  la  fraternité  pratique,  la  fraternité  qu'on  ne  décrète  pas,  la  fraternité 
qu'on  n'écrit  pas  sur  les  murs,  la  fraternité  qui  naît  du  fond  des  choses  et  de 
l'identité  réelle  des  destinées  humaines,  commence  à  germer  dans  toutes  les 
âmes,  dans  l'âme  du  riche  comme  dans  l'âme  du  pauvre  j  partout,  en  haut, 
en  bas,  on  se  penche  les  uns  vers  les  autres  avec  cette  inexprimable  soif  de 
concorde  qui  marque  la  fin  des  dissensions  civiles.  {Oui!  oui!)  La  société 
veut  se  remettre  en  marche  après  cette  halte  au  bord  d'un  abîme.  Eh  bien  ! 
messieurs,  jamais,  jamais  moment  ne  fut  plus  propice,  mieux  choisi,  plus 
clairement  indiqué  par  la  Providence  pour  accomplir,  après  unt  de  colères 
et  de  malentendus,  la  grande  œuvre  qui  est  votre  mission,  et  qui  peut,  tout 
entière,  s'exprimer  dans  un  seul  mot  :  Réconciliation.  [Sensation prolonge.) 

Messieurs,  la  proposition  de  M.  de  Melun  va  droit  à  ce  but. 

Voilà,  selon  moi,  le  sens  vrai  et  complet  de  cette  proposition,  qui  peut, 
du  reste,  être  modifiée  en  bien  et  perfectionnée  : 

Donner  à  cette  Assemblée  pour  objet  principal  l'étude  du  sort  des  classes 
souffrantes,  c'est-à-dire  le  grand  et  obscur  problème  posé  par  Février}  envi- 
ronner cette  étude  de  solennité,  tirer  de  cette  étude  approfondie  toutes  les 
améliorations  pratiques  et  possibles  j  substituer  une  grande  et  unique  com- 
mission de  l'assistance  et  de  la  prévoyance  publiques  à  toutes  les  commissions 
secondaires,  qui  ne  voient  que  le  détail,  et  auxquelles  l'ensemble  échappe  j 
placer  cette  commission  très  haut,  de  manière  à  ce  qu'on  l'aperçoive  du  pays 
entier  {mouvement) ^  réunir  les  lumières  éparses,  les  expériences  disséminées, 
les  efforts  divergents,  les  dévouements,  les  documents,  les  recherches  par- 
tielles, les  enquêtes  locales,  toutes  les  bonnes  volontés  en  travail,  et  leur  créer 
ici  un  centre,  un  centre  où  aboutiront  toutes  les  idées  et  d'où  rayonneront 
toutes  les  solutions}  faire  sortir  pièce  à  pièce,  loi  à  loi,  mais  avec  ensemble, 
avec  maturité,  des  travaux  de  la  législature  actuelle  le  code  coordonné  et 
complet,  le  grand  code  chrétien  de  la  prévoyance  et  de  l'assistance  publiques} 
en  un  mot,  étouffer  les  chimères  du  socialisme  sous  les  réalités  de  l'évan- 
gile {vive  approbation);  voilà  quel  est  le  véritable  sens  de  la  proposition  de 
M.  de  Melun }  voilà  pourquoi  je  m'y  associe  énergiquement.  (M.  de  Melun 
fait  un  signe  d'adhésion  à  l'orateur.  ) 

Je  viens  de  dire  :  les  chimères  du  socialisme,  et  je  ne  veux  rien  retirer 
de  cette  expression,  qui  n'est  pas  même  sévère,  qui  n'est  que  juste.  Enten- 
dons-nous cependant.  Est-ce  à  dire  que,  dans  cet  amas  de  notions  confuses, 
d'aspirations  obscures,  d'illusions  inouïes,  d'instincts  irréfléchis,  de  formules 
incorrectes,  qu'on  désigne  sous  le  nom  vague  et  lui-même  fort  mal  compris 
àc  socialisme,  il  n'y  ait  rien  de  vrai,  absolument  rien  de  vrai  ? 

ACTES  ET  tAROLES.   —   I.  II 

iNtSIHEBIt    lATIOBAbS. 


l62  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 

Messieurs,  s'il  n'y  avait  rien  de  vrai,  il  n'y  aurait  aucun  danger.  La  société 
pourrait  dédaigner  et  attendre.  Pour  que  l'imposture  ou  l'erreur  soient  dan- 
gereuses, pour  qu'elles  pénètrent  dans  l'esprit  des  masses,  pour  qu'elles  puis- 
sent percer  jusqu'au  cœur  même  de  la  société,  il  faut  qu'elles  se  fassent  une 
arme  d'une  partie  quelconque  de  la  réalité.  La  vérité  ajustée  aux  erreurs, 
voilà  le  péril.  En  pareille  matière,  la  quantité  de  danger  se  mesure  à  la 
quantité  de  vérité  contenue  dans  les  chimères.  {^Mouvement.) 

Eh  bien,  disons-le  précisément  pour  trouver  le  remède,  il  y  a  au  fond  du 
socialisme  une  partie  des  réalités  douloureuses  de  notre  temps  et  de  tous  les 
temps  (^chuchotements)',  il  y  a  le  malaise  éternel  propre  à  l'infirmité  humaine 5 
il  y  a  l'aspiration  à  un  sort  meilleur,  qui  n'est  pas  moins  naturelle  à  l'homme, 
mais  qui  se  trompe  souvent  de  route  en  cherchant  dans  ce  monde  ce  qui  ne 
peut  être  trouvé  que  dans  l'autre.  {%J'we  et  unanime  adhésion.  )  H  y  a  des  détresses 
très  grandes,  très  vives,  très  vraies,  très  poignantes,  très  guérissables.  Il  y 
a  enfin,  et  ceci  est  tout  à  fait  propre  à  notre  époque,  il  y  a  cette  attitude 
nouvelle  donnée  à  l'homme  par  nos  révolutions,  qui  l'ont  placé  si  haut  et 
constaté  si  hautement  la  dignité  humaine  et  la  souveraineté  populaires  de 
telle  sorte  qu'aujourd'hui  l'homme  du  peuple  souffre  avec  le  sentiment 
double  et  contradictoire  de  sa  misère  résultant  du  fait,  et  de  sa  grandeur 
résultant  du  droit.  (Profonde  sensation.) 

C'est  tout  cela,  messieurs,  qui  est  dans  le  socialisme,  c'est  tout  cela  qui 
s'y  mêle  à  des  erreurs  et  à  des  passions  mauvaises,  c'est  tout  cela  qui  en  fait 
la  force ,  c'est  tout  cela  qu'il  faut  en  ôter. 

Voix  nombreuses.  —  Comment .? 

M.  Victor  Hugo.  —  En  éclairant  ce  qui  est  faux,  en  satisfaisant  ce  qui 
est  juste.  {CeH vrai !)  Une  fois  cette  opération  faite,  faite  consciencieuse- 
ment, loyalement,  honnêtement,  le  socialisme  disparaît.  En  lui  retirant  ce 
qu'il  peut  avoir  de  vrai,  vous  lui  retirez  ce  qu'il  a  de  dangereux.  Ce  n'est 
plus  qu'un  informe  nuage  d'erreurs  que  le  premier  souffle  emportera. 

Trouvez  bon,  messieurs,  que  je  complète  ma  pensée.  Je  vois  à  l'agitation 
de  l'Assemblée  que  je  ne  suis  pas  pleinement  compris.  La  question  qui  vous 
est  soumise  est  grave.  C'est  la  plus  grave  de  toutes  celles  qui  peuvent  être 
traitées  devant  vous. 

Je  ne  suis  pas,  messieurs,  de  ceux  qui  croient  qu*on  peut  supprimer  la 
souffrance  en  ce  monde  j  la  souffrance  est  une  loi  divine  j  mais  je  suis  de 
ceux  qui  pensent  et  qui  affirment  qu'on  peut  détruire  la  misère.  {Mouvements 
divers.  ) 

Remarquez-le  bien,  messieurs,  je  ne  dis  pas  diminuer,  amoindrir,  limiter, 
circonscrire,  je  dis  détruire.  {Nouveaux  murmures  à  droite.)  La  misère  est  une 
maladie  du  corps  social  comme  la  lèpre  était  une  maladie  du  corps  humain  j 


LA  MISÈRE.  163 

la  misère  peut  disparaître  comme  la  lèpre  a  disparu.  (  Oui  !  oui  !  à  gauche.  ) 
Détruire  la  misère!  oui,  cela  est  possible.  {Mouvement.  — ^^uelques  voix:  Com- 
ment? Comment?)  Les  législateurs  et  les  gouvernants  doivent  j  songer  sans 
cesse î  car,  en  pareille  matière,  tant  que  le  possible  n*est  pas  fait,  le  devoir 
n'est  pas  rempli.  {Très  bien! très  bien!) 

La  misère,  messieurs,  j'aborde  ici  le  vif  de  la  question,  voulez-vous  savoir 
où  elle  en  est,  la  misère  .^^  Voulez-vous  savoir  jusqu'où  elle  peut  aller,  jus- 
qu'où elle  va,  je  ne  dis  pas  en  Irlande,  je  ne  dis  pas  au  moyen-âge,  je 
dis  en  France,  je  dis  à  Paris,  et  au  temps  où  nous  vivons.?  Voulez-vous  des 
faits .? 

Il  y  a  dans  Paris. . .  {L'orateur  s'interrompt.) 

Mon  Dieu,  je  n'hésite  pas  à  les  citer,  ces  faits.  Ils  sont  tristes,  mais  néces- 
saires à  révéler  j  et  tenez,  s'il  faut  dire  toute  ma  pensée,  je  voudrais  qu'il 
sortît  de  cette  Assemblée,  et  au  besoin  j'en  ferai  la  proposition  formelle, 
une  grande  et  solennelle  enquête  sur  la  situation  vraie  des  classes  laborieuses 
et  souffrantes  en  France.  (Tm  bien!)  Je  voudrais  que  tous  les  faits  éclatassent 
au  grand  jour.  Comment  veut-on  guérir  le  mal  si  l'on  ne  sonde  pas  les  plaies  } 
{ Très  bien  !  très  bien  !) 

Voici  donc  ces  faits. 

Il  y  a  dans  Paris,  dans  ces  faubourgs  de  Paris  que  le  vent  de  l'émeute 
soulevait  naguère  si  aisément,  il  y  a  des  rues,  des  maisons,  des  cloaques,  où 
des  familles,  des  familles  entières,  vivent  pêle-mêle,  hommes,  femmes, 
jeunes  filles,  enfants,  n'ayant  pour  lits,  n'ayant  pour  couvertures,  j'ai  presque 
dit  pour  vêtements,  que  des  monceaux  infects  de  chiffons  en  fermentation, 
ramassés  dans  la  fange  du  coin  des  bornes,  espèce  de  fumier  des  villes,  où 
des  créatures  humaines  s'enfouissent  toutes  vivantes  pour  échapper  au  froid 
de  l'hiver.  {Mouvement.) 

Voilà  un  fait.  En  voulez-vous  d'autres.?  Ces  jours-ci,  un  homme,  mon 
Dieu ,  un  malheureux  homme  de  lettres ,  car  la  misère  n'épargne  pas  plus  les 
professions  libérales  que  les  professions  manuelles,  un  malheureux  homme 
est  mort  de  faim,  mort  de  faim  à  la  lettre,  et  l'on  a  constaté,  après  sa  mort, 
qu'il  n'avait  pas  mangé  depuis  six  jours.  {Lon^e  interruption.)  Voulez-vous 
quelque  chose  de  plus  douloureux  encore?  Le  mois  passé,  pendant  la  recru- 
descence du  choléra,  on  a  trouvé  une  mère  et  ses  quatre  enfants  qui  cher- 
chaient leur  nourriture  dans  les  débris  immondes  et  pestilentiels  des  charniers 
de  Montfaucon  !  {Sensation.) 

Eh  bien,  messieurs,  je  dis  que  ce  sont  là  des  choses  qui  ne  doivent 
pas  être}  je  dis  que  la  société  doit  dépenser  toute  sa  force,  toute  sa  solli- 
citude, toute  son  intelligence,  toute  sa  volonté,  pour  que  de  telles  choses 
ne  soient  pas!  Je  dis  que  de  tels  faits,  dans  un  pays  civilisé,  engagent  la 


l64  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

conscience  de  la  société  tout  entière}  que  je  m'en  sens,  moi  qui  parle, 
complice  et  solidaire  {mouvement)^  et  que  de  tels  faits  ne  sont  pas  seule- 
ment des  torts  envers  l'homme,  que  ce  sont  des  crimes  envers  Dieu!  [Sensa- 
tion prolongée.) 

Voilà  pourquoi  je  suis  pénétré,  voilà  pourquoi  je  voudrais  pénétrer  tous 
ceux  qui  m'écoutent  de  la  haute  importance  de  la  proposition  qui  vous  est 
soumise.  Ce  n'est  qu'un  premier  pas,  mais  il  est  décisif.  Je  voudrais  que 
cette  Assemblée,  majorité  et  minorité,  n'importe,  je  ne  connais  pas,  moi, 
de  majorité  et  de  minorité  en  de  telles  questions }  je  voudrais  que  cette 
Assemblée  n'eût  qu'une  seule  âme  pour  marcher  à  ce  grand  but,  à  ce  but 
magnifique,  à  ce  but  sublime,  l'abolition  de  la  misère!  {Bravo!  —  Jipplau- 
dissements.  ) 

Et,  messieurs,  je  ne  m'adresse  pas  seulement  à  votre  générosité,  je 
m'adresse  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  sérieux  dans  le  sentiment  politique  d'une 
assemblée  de  législateurs.  Et,  à  ce  sujet,  un  dernier  mot  :  je  terminerai 
par  là. 

Messieurs,  comme  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure,  vous  venez,  avec  le 
concours  de  la  garde  nationale,  de  l'armée  et  de  toutes  les  forces  vives  du 
pays,  vous  venez  de  raffermir  l'état  ébranlé  encore  une  fois.  Vous  n'avez 
reculé  devant  aucun  péril,  vous  n'avez  hésité  devant  aucun  devoir.  Vous  avez 
sauvé  la  société  régulière,  le  gouvernement  légal,  les  institutions,  la  paix 
publique,  la  civilisation  même.  Vous  avez  fait  une  chose  considérable. . .  Eh 
bien!  vous  n'avez  rien  fait!  {Mouvement.) 

Vous  n'avez  rien  fait,  j'insiste  sur  ce  point,  tant  que  l'ordre  matériel 
raffermi  n'a  point  pour  base  l'ordre  moral  consolidé!  {Très  bien!  très  bien!  — 
Uive  et  unanime  adhésion.  )  Vous  n'avez  rien  fait  tant  que  le  peuple  souffre  ! 
{Bravos  a  gauche.)  Vous  n'avez  rien  fait  tant  qu'il  y  a  au-dessous  de  vous  une 
partie  du  peuple  qui  désespère!  Vous  n'avez  rien  fait,  tant  que  ceux  qui  sont 
dans  la  force  de  l'âge  et  qui  travaillent  peuvent  être  sans  pain!  tant  que 
ceux  qui  sont  vieux  et  qui  ne  peuvent  plus  travailler  sont  sans  asile  !  tant 
que  l'usure  dévore  nos  campagnes,  tant  qu'on  meurt  de  faim  dans  nos  villes 
{mouvement  prolongé)^  tant  qu'il  n'y  a  pas  des  lois  fraternelles,  des  lois  évan- 
géliques  qui  viennent  de  toutes  parts  en  aide  aux  pauvres  familles  honnêtes, 
aux  bons  paysans,  aux  bons  ouvriers,  aux  gens  de  cœur!  {acclamation.)  Vous 
n'avez  rien  fait,  tant  que  l'esprit  de  révolution  a  pour  auxiliaire  la  souffrance 
publique!  Vous  n'avez  rien  fait,  rien  fait,  tant  que,  dans  cette  œuvre  de 
destruction  et  de  ténèbres,  qui  se  continue  souterrainement,  l'homme  mé- 
chant a  pour  collaborateur  fatal  l'homme  malheureux  ! 

Vous  le  voyez,  messieurs,  je  le  répète  en  terminant,  ce  n'est  pas  seule- 
ment à  votre  générosité  que  je  m'adresse,  c'est  à  votre  sagesse,  et  je  vous 


LA  MISÈRE.  165 

conjure  d'y  réfléchir.  Messieurs,  songez-y,  c'est  l'anarchie  qui  ouvre  les 
abîmes,  mais  c'est  la  misère  qui  les  creuse.  {C'dîvrai!  c'dî  vrai!)  Vous  avez 
fait  des  lois  contre  l'anarchie,  faites  maintenant  des  lois  contre  la  misère! 
[Mouvement  prolon^  sur  tous  les  bancs.  —  L'orateur  descend  de  la  tribune  et  reçoit  les 
félicitations  de  ses  collèges.  ) 


l66  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 


II 

L'EXPÉDITION  DE  ROME(^). 

19  octobre  1849. 

M.  Victor  Hugo.  {Profond  silence.)  —  Messieurs,  j'entre  tout  de  suite 
dans  la  question. 

Une  parole  de  M.  le  ministre  des  Affaires  étrangères  qui  interprétait,  en 
dehors  de  la  réalité,  selon  moi,  le  vote  de  l'Assemblée  constituante,  m'im- 
pose le  devoir,  à  moi  qui  ai  voté  l'expédition  romaine,  de  rétablir  d'abord 
les  faits.  Aucune  ombre  ne  doit  être  laissée  par  nous,  volontairement  du 
moins,  sur  ce  vote  qui  a  entraîné  et  qui  entraînera  encore  tant  d'événements. 
Il  importe  d'ailleurs,  dans  une  affaire  aussi  grave,  et  je  pense  en  cela  comme 
l'honorable  rapporteur  de  la  commission,  de  bien  préciser  le  point  d'où  nous 
sommes  partis,  pour  faire  mieux  juger  le  point  où  nous  sommes  arrivés. 

Messieurs,  après  la  bataille  de  Novare,  le  projet  de  l'expédition  de  Rome 

(')  Le  triste  épisode  de  l'expédition  contre  Rome  est  trop  connu  pour  qu'il  soit  nécessaire  de 
donner  un  long  sommaire  \  ce  discours.  Tout  le  monde  se  rappelle  que  l'Assemblée  consti- 
tuante avait  voté  un  crédit  de  1.200.000  francs  pour  les  premières  dépenses  d'un  corps  expédi- 
tionnaire en  destination  de  l'Italie,  sur  la  déclaration  expresse  du  pouvoir  exécutif  que  cette 
force  devait  protéger  la  péninsule  contre  les  envahissements  de  l'Autriche.  On  se  rappelle  aussi 
qu'en  apprenant  l'attaque  de  Rome  par  les  troupes  françaises  sous  les  ordres  du  général 
Oudinot,  l'Assemblée  constituante  vota  un  ordre  du  jour  qui  prescrivait  au  pouvoir  exécutif  de 
ramener  à  sa  pensée  primitive  l'expédition  détournée  de  son  but. 

Dès  que  l'Assemblée  législative,  dont  la  majorité  était  sympathique  à  la  destruction  de  la 
république  romaine,  fut  réunie,  ordre  fut  donné  au  général  Oudinot  d'attaquer  Rome  et  de 
l'enlever  coule  que  coûte.  —  La  ville  fut  prise,  et  le  pape  restauré. 

Le  président  de  la  République  française  écrivit  à  son  aide  de  camp,  M.  Edgar  Ney,  une 
lettre,  qui  fut  rendue  publique,  où  il  manifestait  son  désir  d'obtenir  du  pape  des  institutions  en 
faveur  de  la  population  des  Etats  romains. 

Le  pape  ne  tint  aucun  compte  de  la  recommandation  de  son  restaurateur,  et  publia  une 
bulle  qui  consacrait  le  despotisme  le  plus  absolu  du  gouvernement  clérical  dans  son  domaine 
temporel. 

La  question  romaine,  déjà  débattue  plusieurs  fois  dans  le  sein  de  l'Assemblée  législative,  y 
fat  agitée  de  nouveau,  à  propos  d'une  demande  de  crédits  supplémentaires,  dans  les  séances  du 
18  et  du  19  octobre  1849. 

C'est  dans  cette  discussion  que  M.  Thuriot  de  la  Rosière  soutint  que  Rome  et  la  papauté 
étaient  h  propri/ie  mdivfse  de  la  catholicité. 

Victor  Hugo  soutint,  au  contraire,  la  thèse  «si  chère  à  l'Italie,  dit-il,  de  la  sécularisation  et 
de  la  nationalité».  (  Note  de  l'Edition  de  1853.) 


r 


L'EXPÉDITION  DE  ROME.  167 

fut  apporte  à  l'Assemblée  constituante.  M.  le  général  de  Lamoricière  monta 
à  cette  tribune,  et  nous  dit  :  L'Italie  vient  de  perdre  sa  bataille  de  Waterloo, 
—  je  cite  ici  en  substance  des  paroles  que  tous  vous  pouvez  retrouver  dans 
le  Moniteur,  —  l'Italie  vient  de  perdre  sa  bataille  de  Waterloo,  l'Autriche  est 
maîtresse  de  l'Italie,  maîtresse  de  la  situation}  l'Autriche  va  marcher  sur 
Rome  comme  elle  a  marché  sur  Milan,  elle  va  faire  à  Rome  ce  qu'elle  a  fait 
à  Milan,  ce  qu'elle  a  fait  partout,  proscrire,  emprisonner,  fusiller,  exécuter. 
Voulez-vous  que  la  France  assiste  les  bras  croisés  à  ce  spectacle?  Si  vous  ne  le 
voulez  pas,  devancez  l'Autriche,  allez  à  Rome.  —  M.  le  président  du 
conseil  s'écria  :  La  France  doit  aller  à  Rome  pour  y  sauvegarder  la  liberté  et 
l'humanité.  —  M.  le  général  de  Lamoricière  ajouta  :  Si  nous  ne  pouvons  y 
sauver  la  République,  sauvons-y  du  moins  la  liberté.  —  L'expédition 
romaine  fut  votée. 

L'Assemblée  constituante  n'hésita  pas,  messieurs.  Elle  vota  l'expédition 
de  Rome  dans  ce  double  but  d'humanité  et  de  liberté  que  lui  montrait  M.  le 
président  du  conseil  j  elle  vota  l'expédition  romaine  afin  de  faire  contre-poids 
à  la  bataille  de  Novarej  elle  vota  l'expédition  romaine  afin  de  mettre  l'épée 
de  la  France  là  où  allait  tomber  le  sabre  de  l'Autriche  {mouvement)-^  elle  vota 
l'expédition  romaine...  —  j'insiste  sur  ce  point,  pas  une  autre  explication  ne 
fut  donnée,  pas  un  mot  de  plus  ne  fut  ditj  s'il  y  eut  des  votes  avec  restriction 
mentale,  je  les  ignore  (o«  r//)}  —  ...  l'Assemblée  constituante  vota,  nous 
votâmes  l'expédition  romaine,  afin  qu'il  ne  fût  pas  dit  que  la  France  était 
absente,  quand,  d'une  part,  l'intérêt  de  l'humanité,  et,  d'autre  part,  l'intérêt 
de  sa  grandeur  l'appelaient j  afin  d'abriter,  contre  l'Autriche,  Rome  et  les 
hommes  engagés  dans  la  république  romaine,  contre  l'Autriche  qui,  dans 
cette  guerre  qu'elle  fait  aux  révolutions,  a  l'habitude  de  déshonorer  toutes 
ses  victoires,  si  cela  peut  s'appeler  des  victoires,  par  d'inqualifiables  indi- 
gnités {A.cclamations  a  gauche.) 

Puisque  cette  occasion  m'est  o£Ferte,  j'en  use.  La  tribune  anglaise  a  flétri 
ces  indignités  aux  applaudissements  de  tous  les  partis,  et  il  ne  sera  pas  dit 
que  la  tribune  de  France  sera  muette  quand  la  tribune  d'Angleterre  a  parlé. 
{A.  gauche  :  Très  bien!)  Oui,  je  le  déclare,  et  je  voudrais  que  ma  parole,  en 
ce  moment,  empruntât  à  cette  tribune  un  retentissement  européen j  les  exac- 
tions, les  extorsions  d'argent,  les  spoliations,  les  fusillades,  les  exécutions  en 
masse,  la  potence  dressée  pour  des  hommes  héroïques,  la  bastonnade  donnée 
à  des  femmes,  toutes  ces  infamies  mettent  le  gouvernement  autrichien  au 
pilori  de  l'Europe  !  (  Tonnerre  d'applaudissements.  ) 

Quant  à  moi,  soldat  obscur,  mais  dévoué,  de  l'ordre  et  de  la  civilisation, 
je  repousse  de  toutes' les  forces  de  mon  cœur  indigné  ces  sauvages  auxiliaires, 
CCS  Radetzki,  ces  Haynau  [vifs  applaudissements  à  gauche)  ^  qui  prétendent,  eux 


l68  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LÉGISLATIVE. 

aussi,  servir  cette  grande,  cette  sainte  cause,  et  qui  font  à  la  civilisation  cette 
abominable  injure  de  la  défendre  par  les  moyens  de  la  barbarie!  {Nouvelles 
acclamations.  ) 

J*ai  dû,  messieurs,  vous  rappeler  dans  quel  sens  l'expédition  de  Rome  fut 
votée.  Je  le  répète,  c'est  un  devoir  que  j'ai  rempli.  L'Assemblée  constituante 
n'existe  plus,  elle  n'est  plus  là  pour  se  défendre j  son  vote  est  en  vos  mains, 
à  votre  discrétion  j  vous  pouvez  attacher  à  ce  vote  telles  conséquences  qu'il 
vous  plaira,  et  s'il  arrivait,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  que  ces  conséquences 
fussent  décidément  fatales  à  l'honneur  de  mon  pays,  j'aurais  du  moins 
rétabli,  autant  qu'il  était  en  moi,  l'intention  purement  humaine  et  libérale 
de  l'Assemblée  constituante,  et  la  pensée  de  l'expédition  protestera  contre  le 
résultat  de  l'expédition.  {Bravos.) 

Maintenant,  comment  l'expédition  a  dévié  de  son  but,  vous  le  savez 
tous;  je  n'y  insiste  pas,  je  traverse  rapidement  des  faits  accomplis  que  je 
déplore,  et  j'arrive  à  la  situation  actuelle. 

Cette  situation,  la  voici  : 

Le  2  juillet,  l'armée  française  est  entrée  dans  Rome.  Le  pape  a  été  restauré 
purement  et  simplement;  il  faut  bien  que  je  le  dise.  Le  gouvernement 
clérical,  que  pour  ma  part  je  distingue  profondément  du  gouvernement 
pontifical  tel  que  les  esprits  élevés  le  comprennent,  et  tel  que  Pie  IX,  un 
moment,  avait  semblé  le  comprendre,  le  gouvernement  clérical  a  ressaisi 
Rome.  Un  triumvirat  en  a  remplacé  un  autre.  Les  actes  de  ce  gouvernement 
clérical,  les  actes  de  cette  commission  des  trois  cardinaux,  vous  les  connaissez, 
je  ne  crois  pas  devoir  les  détailler  ici;  il  me  serait  difficile  de  les  énumérer 
sans  les  caractériser,  et  je  ne  veux  pas  irriter  cette  discussion.  {Kires  ironiques 
a  droite.  ) 

Il  me  suffira  de  dire  que  dès  ses  premiers  pas  l'autorité  cléricale,  acharnée 
aux  réactions,  animée  du  plus  aveugle,  du  plus  funeste  et  du  plus  ingrat 
esprit,  blessa  les  cœurs  généreux  et  les  hommes  sages,  et  alarma  tous  les  amis 
intelligents  du  pape  et  de  la  papauté.  Parmi  nous  le  sentiment  national  s'est 
ému.  Chacun  des  actes  de  cette  autorité  fanatique,  violente,  hostile  à  nous- 
mêmes,  froissa  dans  Rome  l'armée  et  en  France  la  nation.  On  se  demanda  si 
c'était  pour  cela  que  nous  étions  allés  à  Rome,  si  la  France  jouait  là  un  rôle 
digne  d'elle,  et  les  regards  irrités  de  l'opinion  commencèrent  à  se  tourner 
vers  notre  gouvernement.  {Sensation.) 

C'est  dans  ce  moment-là  qu'une  lettre  parut,  lettre  écrite  par  le  président 
de  la  République  à  l'un  de  ses  officiers  d'ordonnance  envoyé  par  lui  à  Rome 
en  mission. 

M.  Desmousseaux  de  Givré.  —  Je  demande  la  parole.  (  On  rit.  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  vais,  je  crois,  satisfaire  l'honorable  M.  de  Givré. 


L'EXPÉDITION  DE  ROME.  169 

Messieurs,  pour  dire  ma  pensée  tout  entière,  j'aurais  préféré  à  cette  lettre  un 
acte  de  gouvernement  délibéré  en  conseil. 

M.  Desmousseaux  de  Givré.  —  Non  pas!  non  pas!  Ce  n'est  pas  là  ma 
pensée  !  {Nouveaux  rires  prolongés.  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  Eh  bien!  je  dis  ma  pensée  et  non  la  vôtre.  J'aurais 
donc  préféré  à  cette  lettre  un  acte  du  gouvernement.  —  Quant  à  la  lettre  en 
elle-même,  je  l'aurais  voulue  plus  mûrie  et  plus  méditée,  chaque  mot  devait 
y  être  peséj  la  moindre  trace  de  légèreté  dans  un  acte  grave  crée  un  embarras  5 
mais,  telle  qu'elle  est,  cette  lettre,  je  le  constate,  fut  un  fait  décisif  et  consi- 
dérable. Pourquoi.?  Parce  que  cette  lettre  n'était  autre  chose  qu'une  traduc- 
tion de  l'opinion,  parce  qu'elle  donnait  une  issue  au  sentiment  national, 
parce  qu'elle  rendait  à  tout  le  monde  le  service  de  dire  très  haut  ce  que 
chacun  pensait}  parce  qu'enfin  cette  lettre,  même  dans  sa  forme  incomplète, 
contenait  toute  une  politique.  Elle  donnait  une  base  aux  négociations  pen- 
dantes} eUe  donnait  au  saint-père,  dans  son  intérêt,  d'utiles  conseils  et  des 
indications  généreuses}  elle  demandait  les  réformes  et  l'amnistie}  elle  traçait 
au  pape,  auquel  nous  avons  rendu  le  service,  un  peu  trop  grand  peut-être, 
de  le  restaurer  sans  attendre  l'acclamation  de  son  peuple...  [sensation prolongée) 
eUe  traçait  au  pape  le  programme  sérieux  d'un  gouvernement  de  liberté.  Je 
dis  gouvernement  de  liberté,  car,  moi,  je  ne  sais  pas  traduire  autrement  ces 
mots  '.gouvernement  libéral  Enfin,  et  j'insiste  sur  ce  point,  elle  exprimait  le 
sentiment  du  pays. 

Quelques  jours  après  cette  lettre,  le  gouvernement  clérical,  ce  gouverne- 
ment que  nous  avons  rappelé}  rétabli,  relevé,  que  nous  protégeons  et  que 
nous  gardons  à  l'heure  qu'il  est,  qui  nous  doit  d'être  en  ce  moment,  le  gou- 
vernement clérical  publiait  sa  réponse. 

Cette  réponse,  c'est  le  Motu  proprio,  avec  l'amnistie  pour  post-scriptum. 

Maintenant,  qu'est-ce  que  c'est  que  le  Motu proprio^  (Profond  silence.) 

Messieurs,  je  ne  parlerai,  en  aucun  cas,  du  chef  de  la  chrétienté  autre- 
ment qu'avec  un  respect  profond}  je  n'oublie  pas  que,  dans  une  autre 
enceinte,  j'ai  glorifié  son  avènement}  je  suis  de  ceux  qui  ont  cru  voir  en  lui, 
à  cette  époque,  le  don  le  plus  magnifique  que  la  Providence  puisse  faire  aux 
nations,  un  grand  homme  dans  un  pape.  J'ajoute  que  maintenant  la  pitié  se 
joint  au  respect.  Dans  ma  conviction.  Pie  IX  est  restauré,  mais  il  n'est  pas 
libre.  Je  ne  lui  impute  pas  l'acte  inqualifiable  émané  de  sa  chancellerie,  et 
c'est  ce  qui  me  donne  le  courage  de  dire  à  cette  tribune,  sur  le  Motu  proprio, 
toute  ma  pensée.  {Jipprobation  à  gauche.  Lé^e  rumeur  à  droite.)  Je  le  ferai  en 
deux  mots. 

L'acte  de  la  chancellerie  romaine  a  deux  faces  :  le  côté  politique  qui  règle 
les  questions  de  liberté,  et  ce  que  j'appellerai  le  côté  charitable,  le  côté  chré- 


I/o  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

tien,  qui  règle  la  question  de  clémence.  En  fait  de  liberté  politique,  le  saint- 
siège  n'accorde  rien.  En  fait  de  clémence,  il  accorde  moins  encore.  {Kires 
approbatip  a  gauche,  )  Il  octroie  une  proscription  en  masse.  Seulement  il  a  la 
bonté  de  donner  à  cette  proscription  le  nom  d'amnistie.  {Kires  et  longs  applau- 
dissements. ) 

Voilà,  messieurs,  la  réponse  faite  par  le  gouvernement  clérical  à  la  lettre 
du  président  de  la  République. 

Un  grand  évêque  a  dit,  dans  un  livre  fameux,  que  le  pape  a  ses  deux 
mains  toujours  ouvertes,  et  que  de  l'une  découle  incessamment  sur  le  monde 
la  liberté,  et  de  l'autre  la  miséricorde.  Vous  le  voyez,  le  pape  a  fermé  ses 
deux  mains.  [Sensation prolongée.) 

Telle  est,  messieurs,  la  situation}  elle  est  toute  dans  ces  deux  faits  :  la 
lettre  du  président  et  le  Motu  proprio,  c'est-à-dire  la  demande  de  la  France  et 
la  réponse  du  saint-siège. 

C'est  entre  ces  deux  faits  que  vous  allez  prononcer.  Quoi  qu'on  fasse ,  quoi 
qu'on  dise,  pour  atténuer  la  lettre  du  président,  pour  élargir  le  Motu 
proprioj  un  intervalle  immense  les  sépare.  L'une  dit  oui,  l'autre  dit  non. 
{Bravo!  bravo!  —  On  rit.)  Il  est  impossible  de  sortir  du  dilemme  posé  par  la 
force  des  choses j  il  faut  absolument  donner  tort  à  quelqu'un.  Si  vous  sanc- 
tionnez la  lettre ,  vous  réprouvez  le  Motu  proprioj  si  vous  acceptez  le  Motu 
proprio,  vous  désavouez  la  lettre.  {C'elî  cela!)  Vous  avez  devant  vous,  d'un 
côté,  le  président  de  la  République  réclamant  la  liberté  du  peuple  romain  au 
nom  de  la  grande  nation  qui,  depuis  trois  siècles,  répand  à  flots  la  lumière  et 
la  pensée  sur  le  monde  civilisé}  vous  avez,  de  l'autre,  le  cardinal  Antonelli 
refusant  au  nom  du  gouvernement  clérical.  Choisissez  ! 

Selon  le  choix  que  vous  ferez,  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  l'opinion  de  la 
France  se  séparera  de  vous  ou  vous  suivra.  {Mouvement.)  Quant  à  moi,  je  ne 
puis  croire  que  votre  choix  soit  douteux.  Quelle  que  soit  l'attitude  du 
cabinet,  quoi  que  dise  le  rapport  de  la  commission,  quoi  que  semblent 
penser  du  Motu proprio  quelques  membres  influents  de  la  majorité,  il  est  bon 
d'avoir  présent  à  l'esprit  que  le  Motu  proprio  a  paru  peu  libéral  au  cabinet 
autrichien  lui-même,  et  il  faut  craindre  de  se  montrer  plus  satisfait  que  le 
prince  de  Schwartzenberg.  {Long^  éclats  de  rire.)  Vous  êtes  ici,  messieurs, 
pour  résumer  et  traduire  en  actes  et  en  lois  le  haut  bon  sens  de  la  nations 
vous  ne  voudrez  pas  attacher  un  avenir  mauvais  à  cette  grave  et  obscure 
question  d'Italie}  vous  ne  voudrez  pas  que  l'expédition  de  Rome  soit,  pour 
le  gouvernement  actuel,  ce  que  l'expédition  d'Espagne  a  été  pour  la  restau- 
ration, c'est-à-dire  le  grief  permanent  et  profond  de  la  nation. 

Vous  vous  souviendrez  que,  de  toutes  les  humiliations,  celles  que  la 
France  supporte  le  plus  malaisément,  ce  sont  celles  qui  lui  arrivent  à  travers 


L'EXPÉDITION  DE  ROME.  171 

la  gloire  de  notre  armée.  {Uive  émotion.)  Dans  tous  les  cas,  je  conjure  la 
majorité  d'y  réfléchir,  c'est  une  occasion  décisive  pour  elle  et  pour  le  pays, 
elle  assumera  par  son  vote  une  haute  responsabilité  politique. 

J'entre  plus  avant  dans  la  question,  messieurs.  Réconcilier  Rome  avec  la 
papauté}  faire  rentrer,  avec  l'adhésion  populaire,  la  papauté  dans  Rome, 
rendre  cette  grande  âme  à  ce  grand  corps,  ce  doit  être  là  désormais,  dans 
l'état  où  les  faits  accomplis  ont  amené  la  question,  l'œuvre  de  notre  gouver- 
nement, œuvre  difficile,  sans  nul  doute,  à  cause  des  irritations  et  des  malen- 
tendus, mais  possible,  et  utile  à  la  paix  du  monde.  Mais  pour  cela,  il  faut 
que  la  papauté,  de  son  côté,  nous  aide  et  s'aide  elle-même.  Voilà  trop  long- 
temps déjà  qu'elle  s'isole  de  la  marche  de  l'esprit  humain  et  de  tous  les 
progrès  du  continent.  Il  faut  qu'elle  comprenne  son  peuple  et  son  siècle . . . 
{Explosion  de  murmures  à  droite.  —  hon^e  et  violente  interruption.  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  V)us  murmurez  !  vous  m'interrompez . . . 

A  DROITE.  —  Oui  !  Nous  nions  ce  que  vous  dites. 

M.  Victor  Hugo.  —  Eh  bien!  je  vais  dire  ce  que  je  voulais  taire!  À 
vous  la  faute!  À  l'heure  qu'il  est,  dans  cette  Rome  qui  a  si  longtemps  guidé 
les  peuples  lumineusement,  savez-vous  où  en  est  la  civilisation.'^  Pas  de  légis- 
lation, ou,  pour  mieux  dire,  pour  toute  législation,  je  ne  sais  quel  chaos  de 
lois  féodales  et  monacales,  qui  produisent  fatalement  la  barbarie  des  juges 
criminels  et  la  vénalité  des  juges  civils.  Pour  Rome  seulement,  quatorze 
tribunaux  d'exception.  {Applaudissements.  —  Farle'^!  park'^!)  Devant  ces 
tribunaux,  aucune  garantie  d'aucun  genre  pour  qui  que  ce  soit!  les  débats 
sont  secrets,  la  défense  orale  est  interdite.  Des  juges  ecclésiastiques  jugent  les 
causes  laïques  et  les  personnes  laïques.  {Mouvement prolongé.) 

Je  continue  : 

La  haine  du  progrès  en  toute  chose.  Pie  VII  avait  créé  une  commission 
de  vaccine,  Léon  XII  l'a  abolie.  Que  vous  dirai-je.'*  La  confiscation  loi  de 
l'état,  le  droit  d'asile  en  vigueur,  les  juifs  parqués  et  enfermés  tous  les  soirs 
comme  au  xv*  siècle ,  une  confusion  inouïe ,  le  clergé  mêlé  à  tout  !  Les  curés 
font  des  rapports  de  police.  Les  comptables  des  deniers  publics,  c'est  leur 
règle,  ne  doivent  pas  de  compte  au  trésor,  mais  à  Dieu  seul.  {Lon^  éclats  de 
rire.)  Je  continue.  {'Park'}^! parle'^!) 

Deux  censures  pèsent  sur  la  pensée,  la  censure  politique  et  la  censure 
cléricale}  l'une  garrotte  l'opinion,  l'autre  bâillonne  la  conscience.  {Profinde 
sensation.)  On  vient  de  rétablir  l'inquisition.  {Rumeurs  à  droite.)  Je  sais  bien 
qu'on  me  dira  que  l'inquisition  n'est  plus  qu'un  nom}  mais  c'est  un  nom 
horrible,  et  je  m'en  défie,  car  à  l'ombre  d'un  mauvais  nom  il  ne  peut  y 
avoir  que  de  mauvaises  choses!  {Marques  d'approbation  à  gauche.)  Voilà  la  situa- 


172  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 

tion  de  Rome.  Est-ce  que  ce  n'est  pas  là  un  état  de  choses  monstrueux.? 
(  Oui!  oui!  oui!) 

Messieurs,  si  vous  voulez  que  la  réconciliation  si  désirable  de  Rome  avec 
la  papauté  se  fasse,  il  faut  que  cet  état  de  choses  finisse j  il  faut  que  le  ponti- 
ficat, je  le  répète,  comprenne  son  peuple,  comprenne  son  siècle j  il  faut  que 
l'esprit  vivant  de  l'évangile  pénètre  et  brise  la  lettre  morte  de  toutes  ces  insti- 
tutions devenues  barbares.  Il  faut  que  la  papauté  arbore  ce  double  drapeau 
cher  à  l'Italie  :  Sécularisation  et  nationalité! 

Il  faut  que  la  papauté,  je  ne  dis  pas  prépare  dès  à  présent,  mais  du  moins 
ne  se  comporte  pas  de  façon  à  repousser  à  jamais  les  hautes  destinées  qui 
l'attendent  le  jour,  le  jour  inévitable  de  l'affranchissement  et  de  l'unité  de 
l'Italie.  {Explosion  de  bravos.)  Il  faut  enfin  qu'elle  se  garde  de  son  pire 
ennemi i  or,  son  pire  ennemi,  ce  n'est  pas  l'esprit  révolutionnaire,  c'est 
l'esprit  clérical.  L'esprit  révolutionnaire  ne  peut  que  la  rudoyer,  l'esprit 
clérical  peut  la  tuer.  [Rumeurs  à  droite.  —  Bravos  à  gauche.  ) 

V)ilà,  selon  moi,  messieurs,  dans  quel  sens  le  gouvernement  français  doit 
influer  sur  les  déterminations  du  gouvernement  romain.  Voilà  dans  quel  sens 
je  souhaiterais  une  éclatante  manifestation  de  l'Assemblée,  qui,  repoussant  le 
Motu proprio  et  adoptant  la  lettre  du  président,  donnerait  à  notre  gouverne- 
ment, à  notre  politique,  à  nos  négociations,  un  inébranlable  point  d'appui. 
Après  ce  qu'elle  a  fait  pour  le  saint-siège ,  la  France  a  quelque  droit  d'inspirer 
ses  idées.  Certes,  on  aurait  à  moins  le  droit  de  les  imposer.  {VroteBation  a 
droite.  —  TJoix  diverses  :  Imposer  vos  idées!  Jih!  ah!  essaye'^!) 

Ici  l'on  m'arrête  encore.  Imposer  les  idées  de  la  France!  me  dit-on j  y 
pensez- vous.?  Vous  voulez  donc  contraindre  le  pape?  Est-ce  qu'on  peut 
contraindre  le  pape.?  Comment  vous  y  prendrez-vous  pour  contraindre  le 
pape .? 

Messieurs,  si  nous  voulions  contraindre  et  violenter  le  pape  en  effet, 
l'enfermer  au  château  Saint- Ange  ou  l'amener  à  Fontainebleau...  {longue 
interruption  J  chuchotements)...  l'objection  serait  sérieuse  et  la  difficulté  consi- 
dérable. 

Oui,  j'en  conviens  sans  nulle  hésitation,  la  contrainte  est  malaisée  vis-à-vis 
d'un  tel  adversaire}  la  force  matérielle  échoue  et  avorte  en  présence  de  la 
puissance  spirituelle  Les  bataillons  ne  peuvent  rien  contre  les  dogmes  j  je  dis 
ceci  pour  un  côté  de  l'Assemblée,  et  j'ajoute,  pour  l'autre  côté,  qu'ils  ne 
peuvent  rien  non  plus  contre  les  idées.  {A  gauche  :  Très  bien!)  Il  y  a  deux 
chimères  également  absurdes,  c'est  l'oppression  d'un  pape  et  la  compression 
d'un  peuple.  {Mouvement.) 

Certes,  je  ne  veux  pas  que  nous  essayions  la  première  de  ces  chimères j 
mais  n'y  a-t-il  pas  moyen  d'empêcher  le  pape  de  tenter  la  seconde  ? 


L'EXPEDITION  DE  ROME.  173 

Quoi!  Messieurs,  le  pape  livre  Rome  au  bras  séculier!  L'homme  qui  dis- 
pose de  l'amour  et  de  la  foi  a  recours  à  la  force  brutale,  comme  s'il  n'était 
qu'un  malheureux  prince  temporel.  Lui,  l'homme  de  lumière,  il  veut 
replonger  son  peuple  dans  la  nuit!  Ne  pouvez-vous  l'avertir?  On  pousse  le 
pape  dans  une  voie  fatale  j  on  le  conseille  aveuglément  pour  le  malj  ne  pou- 
vons-nous le  conseiller  énergiquement  pour  le  bien.?  [C'elîvrai!) 

Il  y  a  des  occasions,  et  celle-ci  en  est  une,  où  un  grand  gouvernement 
doit  parler  haut.  Sérieusement,  est-ce  là  contraindre  le  pape.?  est-ce  là  le 
violenter.?  {Non!  non!  à  gauche.  —  Si!  si!  à  droite.  ) 

Mais  vous-mêmes,  vous  qui  nous  faites  l'objection,  vous  n'êtes  contents 
qu'à  demi,  le  rapport  de  la  commission  en  convient,  il  vous  reste  beaucoup 
de  choses  à  demander  au  saint  père.  Les  plus  satisfaits  d'entre  vous  veulent 
une  autre  amnistie.  S'il  refuse,  comment  vous  j  prendrez-vous .?  Exigerez- 
vous  cette  amnistie.?  l'imposerez-vous,  oui  ou  non?  [Sensation.) 

Une  voix  A.  droite.  —  Non  ! 

M.  Victor  Hugo.  — Alors  vous  laisserez  les  gibets  se  dresser  dans  Rome, 
vous  présents,  à  l'ombre  du  drapeau  tricolore!  {Frémissement  sur  tous  les  bancs. 
—  A,  la  droite.)  Eh  bien!  je  le  dis  à  votre  honneur,  vous  ne  le  ferez  pas! 
Cette  parole  imprudente,  je  ne  l'accepte  pasj  elle  n'est  pas  sortie  de  vos 
cœurs.  {TJiolent  tumulte  à  droite.) 

La  même  voix.  —  Le  pape  fera  ce  qu'il  voudra,  nous  ne  le  contraindrons 
pas! 

M.  Victor  Hugo.  —  Eh  bien!  alors,  nous  le  contraindrons,  nous!  Et  s'il 
refuse  l'amnistie,  nous  la  lui  imposerons.  {Longs  applaudissements  à  gauche.) 

Permettez-moi,  messieurs,  de  terminer  par  une  considération  qui  vous 
touchera,  je  l'espère,  car  elle  est  puisée  uniquement  dans  l'intérêt  français. 
Indépendamment  du  soin  de  notre  honneur,  indépendamment  du  bien  que 
nous  voulons  faire,  selon  le  parti  où  nous  inclinons,  soit  au  peuple  romain, 
soit  à  la  papauté,  nous  avons  un  intérêt  à  Rome,  un  intérêt  sérieux,  pres- 
sant, sur  lequel  nous  serons  tous  d'accord,  et  cet  intérêt,  le  voici  :  c'est  de 
sortir  de  Rome  le  plus  tôt  possible.  {Plusieurs  voix  :  IJous  ave'r  raison.) 

Nous  avons  un  intérêt  immense  à  ce  que  Rome  ne  devienne  pas  pour  la 
France  une  espèce  d'Algérie  {Mouvement.  —  A.  droite  :  Bah.'),  avec  tous  les 
inconvénients  de  l'Algérie  sans  la  compensation  d'être  une  conquête  et  un 
empire  à  nousj  une  espèce  d'Algérie,  dis-je,  où  nous  enverrions  indéfiniment 
nos  soldats  et  nos  millions  :  nos  soldats,  que  nos  frontières  peuvent  réclamer j 
nos  millions,  dont  nos  misères  ont  besoin  {Bravo!  à  gauche.  —  Murmures  a 
droite),  et  où  nous  serions  forcés  de  bivouaquer,  jusques  à  quand.?  Dieu  le 
sait!  toujours  en  éveil,  toujours  en  alerte,  et  à  demi  paralysés  au  milieu  des 
complications  européennes.  Notre  intérêt,  je  le  répète,  sitôt  que  l'Autriche 


174  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

aura  quitté  Bologne,  est  de  nous  en  aller  de  Rome  le  plus  tôt  possible.  {CeB 
vrai!  ceB  vrai!  à  gauche.  —  Dénégations  a  droite.  ) 

Eh  bien!  pour  pouvoir  évacuer  Rome,  quelle  est  la  première  condition.'* 
C'est  d'être  sûrs  que  nous  n'y  laissons  pas  une  révolution  derrière  nous.  Qu'y 
a-t-il  donc  à  faire  pour  ne  pas  laisser  la  révolution  derrière  nous.'*  C'est  de  la 
terminer  pendant  que  nous  y  sommes.  Or  comment  termine-t-on  une  révo- 
lution.'* Je  vous  l'ai  déjà  dit  une  fois  et  je  vous  le  répète,  c'est  en  l'acceptant 
dans  ce  qu'elle  a  de  vrai,  en  la  satisfaisant  dans  ce  qu'elle  a  de  juste. 
[Mouvement.) 

Notre  gouvernement  l'a  pensé,  et  je  l'en  loue,  et  c'est  dans  ce  sens  qu'il  a 
pesé  sur  le  gouvernement  du  pape.  De  là  la  lettre  du  président.  Le  saint- 
siège  pense  le  contraire}  il  veut,  lui  aussi,  terminer  la  révolution,  mais  par 
un  autre  moyen  :  par  la  compression,  et  il  a  donné  le  Motu  proprio.  Or 
qu'est-il  arrivé .?  Le  Motu  proprio  et  l'amnistie ,  ces  calmants  si  efficaces ,  ont 
soulevé  l'indignation  du  peuple  romain j  à  l'heure  qu'il  est,  une  agitation 
profonde  trouble  Rome,  et,  M.  le  ministre  des  Afïaires  étrangères  ne  me 
démentira  pas,  demain,  si  nous  quittions  Rome,  sitôt  la  porte  refermée  der- 
rière le  dernier  de  nos  soldats,  savez-vous  ce  qui  arriverait.'*  Une  révolution 
éclaterait,  plus  terrible  que  la  première,  et  tout  serait  à  recommencer.  [Oui! 
oui!  à  gauche.  —  Non!  non!  à  droite.) 

Voilà,  messieurs,  la  situation  que  le  gouvernement  clérical  s'est  faite  et 
nous  a  faite. 

Vraiment!  est-ce  que  nous  n'avons  pas  le  droit  d'intervenir,  et  d'intervenir 
énergiquement,  encore  un  coup,  dans  une  situation  qui  est  la  nôtre  après 
tout.'*  Vous  voyez  que  le  moyen  employé  par  le  gouvernement  clérical  pour 
terminer  les  révolutions  est  mauvais j  prenez-en  un  meilleur,  prenez  le  seul 
bon,  celui  que  l'opinion  publique  et  le  sentiment  national  vous  conseillent. 
C'est  à  vous  de  voir  si  vous  êtes  d'humeur  et  si  vous  vous  sentez  de  force  à 
avoir  hors  de  chez  vous,  indéfiniment,  un  état  de  siège  sur  les  bras!  C'est  à 
vous  de  voir  s'il  vous  convient  que  la  France  soit  au  Capitole  pour  y  recevoir 
la  consigne  du  parti  prêtre. 

Quant  à  moi,  je  ne  le  veux  pas,  je  ne  veux  ni  de  cette  humiliation  pour 
nos  soldats,  ni  de  cette  ruine  pour  nos  finances,  ni  de  cet  abaissement  pour 
notre  politique.  {Ji  gauche  :  Très  bien!  très  bien!) 

Messieurs,  deux  systèmes  sont  en  présence  :  le  système  des  transactions 
libérales,  qui  peut  terminer  la  révolution  et  qui  vous  permet  de  quitter 
Rome 5  le  système  de  compression,  qui  éternise  la  révolution  et  qui  vous 
condamne  à  y  rester.  Lequel  préférez-vous } 

Un  dernier  mot,  messieurs.  Songez-y,  l'expédition  de  Rome,  irrépro- 
chable à  son  point  de  départ,  je  crois  l'avoir  démontré,  peut  devenir  cou- 


L'EXPÉDITION  DE  ROME.  175 

pable  par  le  résultat.  Vous  n'avez  qu'une  manière  de  prouver  que  la  Consti- 
tution n'est  pas  violée,  c'est  de  maintenir,  c'est  de  sauvegarder  la  liberté  du 
peuple  romain.  {Mouvement prolongé,') 

Et,  sur  ce  mot  liberté,  pas  d'équivoque.  Nous  devons  laisser  dans  Rome, 
en  nous  retirant,  non  pas  telles  ou  telles  chétives  franchises  municipales, 
c'est-à-dire  ce  que  presque  toutes  les  villes  d'Italie  avaient  au  moyen-âge,  le 
beau  progrès  vraiment!  {On  rit.  —  Bravo!)  mais  la  liberté  vraie,  la  liberté 
sérieuse,  la  liberté  propre  au  xix*  siècle,  la  seule  qui  puisse  être  dignement 
garantie  par  ceux  qui  s'appellent  le  peuple  français  à  ceux  qui  s'appellent  le 
peuple  romain,  cette  liberté  qui  grandit  les  peuples  debout  et  qui  relève  les 
peuples  tombés,  c'est-à-dire  la  liberté  politique.  (Très  bien!) 

Et  qu'on  ne  nous  dise  pas,  en  se  bornant  à  des  affirmations  et  sans  donner 
de  preuves,  que  ces  transactions  libérales,  que  ce  système  de  concessions 
sages,  que  cette  liberté  fonctionnant  en  présence  du  pontificat,  souverain 
dans  l'ordre  spirituel,  limité  dans  l'ordre  temporel,  que  tout  cela  n'est  pas 
possible  ! 

Car  alors  je  répondrai  :  messieurs,  ce  qui  n'est  pas  possible,  ce  n'est  pas 
cela!  ce  qui  n'est  pas  possible,  je  vais  vous  le  dire.  Ce  qui  n'est  pas  possible, 
c'est  qu'une  expédition  entreprise,  nous  disait-on,  dans  un  but  d'humanité  et 
de  liberté,  aboutisse  au  rétablissement  du  saint-office!  Ce  qui  n'est  pas 
possible,  c'est  que  nous  n'ayons  pas  même  secoué  sur  Rome  ces  idées  géné- 
reuses et  libérales  que  la  France  porte  partout  avec  elle  dans  les  plis  de  son 
drapeau!  Ce  qui  n'est  pas  possible,  c'est  qu'il  ne  sorte  de  notre  sang  versé  ni 
un  droit  ni  un  pardon!  c'est  que  la  France  soit  allée  à  Rome,  et  qu'aux 
gibets  près,  ce  soit  comme  si  l'Autriche  y  avait  passé!  Ce  qui  n'est  pas 
possible,  c'est  d'accepter  le  Motu proprio  et  l'amnistie  du  triumvirat  des  cardi- 
naux, c'est  de  subir  cette  ingratitude,  cet  avortement,  cet  affront!  c'est  de 
laisser  souffleter  la  France  par  la  main  qui  devait  la  bénir!  {Lonp  applau- 
dissements. ) 

Ce  qui  n'est  pas  possible,  c'est  que  cette  France  ait  engagé  une  des  choses 
les  plus  grandes  et  les  plus  sacrées  qu'il  y  ait  dans  le  monde,  son  drapeau j 
c'est  qu'elle  ait  engagé  ce  qui  n'est  pas  moins  grand  ni  moins  sacré,  sa  respon- 
sabilité morale  devant  les  nations j  c'est  qu'elle  ait  prodigué  son  argent, 
l'argent  du  peuple  qui  souffre j  c'est  qu'elle  ait  versé,  je  le  répète,  le  glorieux 
sang  de  ses  soldats j  c'est  qu'elle  ait  fait  tout  cela  pour  rien  ...  Je  me  trompe, 
pour  de  la  honte  ! 

Voilà  ce  qui  n'est  pas  possible  ! 

{Explosion  de  bravos  et  d'applaudissements.  L'orateur  descend  de  la  tribune  et  reçoit 
les  félicitations  d'une  foule  de  représentants.  La  séance  eH  suspendue  vin^  minutes.) 


1/6  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 


III 

RÉPONSE  A  M.  DE  MONTALEMBERT 

20  octobre  1849. 

M.  Victor  Hugo.  {Un profond  silence  s'établit.)  —  Messieurs,  hier,  dans 
un  moment  où  j'étais  absent,  l'honorable  M.  de  Montalembert  a  dit  que  les 
applaudissements  d'une  partie  de  cette  Assemblée,  des  applaudissements 
sortis  de  cœurs  émus  par  les  souffrances  d'un  noble  et  malheureux  peuple, 
que  ces  applaudissements  étaient  mon  châtiment.  Ce  châtiment,  je  l'accepte 
{sensation),  et  je  m'en  honore.  {Longs  applaudissements  a  gauche.) 

Il  est  d'autres  applaudissements  que  je  laisse  à  qui  veut  les  prendre. 
{Mouvement  à  droite.)  Ce  sont  ceux  des  bourreaux  de  la  Hongrie  et  des 
oppresseurs  de  l'Italie.  {Bravo!  bravo  !  à  gauche.) 

Il  fut  un  temps,  que  M.  de  Montalembert  me  permette  de  le  lui  dire 
avec  un  profond  regret  pour  lui-même,  il  fut  un  temps  où  il  employait 
mieux  son  beau  talent.  {Dénégations  a  droite.)  Il  défendait  la  Pologne  comme 
je  défends  l'Italie.  J'étais  avec  lui  alors  j  il  est  contre  moi  aujourd'hui.  Cela 
tient  à  une  raison  bien  simple  :  c'est  qu'il  a  passé  du  côté  de  ceux  qui 
oppriment,  et  que,  moi,  je  reste  du  côté  de  ceux  qui  sont  opprimés.  {"Vifi 
applaudissements  agauche.) 


IV 

LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT  (i) 

ij  janvier  1850. 

Messieurs,  quand  une  discussion  est  ouverte  qui  touche  à  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sérieux  dans  les  destinées  du  pays,  il  faut  aller  tout  de  suite,  et  sans 
hésiter,  au  fond  de  la  question.  Je  commence  par  dire  ce  que  je  voudrais,  je 
dirai  tout  à  l'heure  ce  que  je  ne  veux  pas. 

Messieurs,  à  mon  sens,  le  but,  difficile  à  atteindre  et  lointain  sans  doute, 
mais  auquel  il  faut  tendre  dans  cette  grave  question  de  l'enseignement,  le 
voici.  (Plus  haut! plus  haut!) 

Messieurs,  toute  question  a  son  idéal.  Pour  moi,  l'idéal  de  cette  question 
de  l'enseignement,  le  voici  :  L'instruction  gratuite  et  obligatoire.  Obligatoire 
au  premier  degré  seulement,  gratuite  à  tous  les  degrés.  [Murmures  a  droite. 
—  A.pplaudmements  a  gauche?)  L'enseignement  primaire  obligatoire,  c'est  le 
droit  de  l'enfant  [mouvement'),  qui,  ne  vous  y  trompez  pas,  est  plus  sacré 
encore  que  le  droit  du  père ,  et  qui  se  confond  avec  le  droit  de  l'état. 

Je  reprends.  Voici  donc,  selon  moi,  l'idéal  de  la  question  :  l'instruction 
gratuite  et  obligatoire  dans  la  mesure  que  je  viens  de  marquer.  Un  grandiose 
enseignement  public,  donné  et  réglé  par  l'état,  partant  de  l'école  de  village 

(i)  Le  parti  catholique,  en  France,  avait  obtenu  de  M.  Louis  Bonaparte  que  le  ministère  de 
l'instruction  publique  fut  confié  k  M.  de  Falloux. 

L'Assemblée  législative,  où  le  parti  du  passé  arrivait  en  majorité,  était  k  peine  réunie  que 
M.  de  Falloux  présentait  un  projet  de  loi  sur  l'enseignement.  Ce  projet,  sous  prétexte  d'orga- 
niser la  liberté  d'enseigner,  établissait,  en  réalité,  le  monopole  de  l'instruction  publique  en 
faveur  du  clergé.  Il  avait  été  préparé  par  une  commission  extra-parlementaire  choisie  par  le 
gouvernement,  et  où  dominait  l'élément  catholique.  Une  commission  de  l'Assemblée,  inspirée 
du  même  esprit,  avait  combiné  les  innovations  de  la  loi  de  telle  façon  que  l'enseignement 
laïque  disparaissait  devant  l'enseignement  catholique. 

L'artifice  des  dispositions  cauteleuses  du  projet  de  M.  de  Falloux  et  des  deux  commissions 
n'échappa  point  k  la  sagacité  des  représentants  de  la  gauche. 

La  discussion  sur  le  principe  général  de  la  loi  s'ouvrit  le  14  janvier  i8jo.  —  Toute  la  pre- 
mière séance  et  la  moitié  de  la  seconde  journée  du  débat  furent  occupées  par  un  très  habile 
discours  de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire.  Après  lui,  M.  Parisis,  évêque  de  Langres,  vint  k  la 
tribune  donner  son  assentiment  k  la  loi  proposée,  sous  quelques  réserves  toutefois,  et  avec 
certaines  restrictions. 

M.  Victor  Hugo,  dans  cette  même  séance,  répondit  au  représentant  du  parti  catholique. 

C'est  dans  ce  discours  que  le  mot  droit  de  l'enfant  a  été  prononcé  pour  la  première  fois.  {J>\ote 
de  l'Edition  de  i8j^  sauf  le  dernier  alinéa,  ajouté  en  iSjj.) 

ACTES    ET    PAS.OLES.    —    I.  72 


1/8  AVANT  CEXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

et  montant  de  degré  en  degré  jusq^u'au  Collège  de  France,  plus  haut  encore, 
jusqu'à  l'Institut  de  France.  Les  portes  de  la  science  toutes  grandes  ouvertes 
à  toutes  les  intelligences.  Partout  où  il  y  a  un  champ,  partout  où  il  y  a  un 
esprit,  qu'il  y  ait  un  livre.  Pas  une  commune  sans  une  école,  pas  une  ville 
sans  un  collège,  pas  un  chef-lieu  sans  une  faculté.  Un  vaste  ensemble,  ou, 
pour  mieux  dire,  un  vaste  réseau  d'ateliers  intellectuels,  lycées,  gymnases, 
collèges,  chaires,  bibliothèques,  mêlant  leur  rayonnement  sur  la  surface  du 
pays,  éveillant  partout  les  aptitudes  et  échauffant  partout  les  vocations.  En 
un  mot,  l'échelle  de  la  connaissance  humaine  dressée  fermement  par  la  main 
de  l'état,  posée  dans  l'ombre  des  masses  les  plus  profondes  et  les  plus 
obscures,  et  aboutissant  à  la  lumière.  Aucune  solution  de  continuité  :  le 
cœur  du  peuple  mis  en  communication  avec  le  cerveau  de  la  France.  {Lonp 
applaudissements.  ) 

Voilà  comme  je  comprendrais  l'éducation  publique  nationale.  Messieurs, 
à  côté  de  cette  magnifique  instruction  gratuite,  sollicitant  les  esprits  de  tout 
ordre,  offerte  par  l'état,  donnant  à  tous,  pour  rien,  les  meilleurs  maîtres  et 
les  meilleures  méthodes,  modèle  de  science  et  de  discipline,  normale,  fran- 
çaise, chrétienne,  libérale,  qui  élèverait,  sans  nul  doute,  le  génie  national  à 
sa  plus  haute  somme  d'intensité,  je  placerais  sans  hésiter  la  liberté  d'ensei- 
gnement, la  liberté  d'enseignement  pour  les  instituteurs  privés,  la  liberté 
d'enseignement  pour  les  corporations  religieuses,  la  liberté  d'enseignement 
pleine,  entière,  absolue,  soumise  aux  lois  générales  comme  toutes  les  autres 
libertés,  et  je  n'aurais  pas  besoin  de  lui  donner  le  pouvoir  inquiet  de  l'état 
pour  surveillant,  parce  que  je  lui  donnerais  l'enseignement  gratuit  de  l'état 
pour  contre-poids.  {Bravo  !  à  gauche.  —  Murmures  à  droite.) 

Ceci,  messieurs,  je  le  répète,  est  l'idéal  de  la  question.  Ne  vous  en  trou- 
blez pas,  nous  ne  sommes  pas  près  d'y  atteindre,  car  la  solution  du  problème 
contient  une  question  financière  considérable,  comme  tous  les  problèmes 
sociaux  du  temps  présent. 

Messieurs,  cet  idéal,  il  était  nécessaire  de  l'indiquer,  car  il  faut  toujours 
dire  où  l'on  tendj  il  offre  d'innombrables  points  de  vue,  mais  l'heure  n'est 
pas  venue  de  le  développer.  Je  ménage  les  instants  de  l'Assemblée,  et 
j'aborde  immédiatement  la  question  dans  sa  réalité  positive  actuelle.  Je  la 
prends  où  elle  en  est  aujourd'hui,  au  point  relatif  de  maturité  où  les 
événements  d'une  part,  et  d'autre  part  la  raison  publique,  l'ont  amenée. 

À  ce  point  de  vue  restreint,  mais  pratique,  de  la  situation  actuelle,  je 
veux,  je  le  déclare,  la  liberté  de  renseignement}  mais  je  veux  la  surveillance 
de  l'état,  et  comme  je  veux  cette  surveillance  effective,  je  veux  l'état  laïque, 
purement  laïque,  exclusivement  laïque.  L'honorable  M.  Guizot  l'a  dit  avant 
moi,  en  matière  d'enseignement,  l'état  n'est  pas  et  ne  peut  pas  être  autre 


LA  LIBERTE  DE  L'ENSEIGNEMENT.  179 

chose  que  laïque.  Je  veux  donc  la  liberté  de  l'enseignement  sous  la  surveil- 
lance de  l'état,  et  je  n'admets,  pour  personnifier  l'état  dans  cette  surveillance 
si  délicate  et  si  difficile,  qui  exige  le  concours  de  toutes  les  forces  vives  du 
pays,  que  des  hommes  appartenant  sans  doute  aux  carrières  les  plus  graves, 
mais  n'ayant  aucun  intérêt,  soit  de  conscience,  soit  de  politique,  distinct  de 
l'unité  nationale.  C'est  vous  dire  que  je  n'introduis,  soit  dans  le  conseil 
supérieur  de  surveillance,  soit  dans  les  conseils  secondaires,  ni  évêques,  ni 
délégués  d'évêques.  J'entends  maintenir,  quant  à  moi,  et  au  besoin  faire 
plus  profonde  que  jamais,  cette  antique  et  salutaire  séparation  de  l'église  et 
de  l'état,  qui  était  l'utopie  de  nos  pères,  et  cela  dans  l'intérêt  de  l'église 
comme  dans  l'intérêt  de  l'état.  {A.cclamation  à  gauche.  —  Frotdîatton  à  droite.) 

Je  viens  de  vous  dire  ce  que  je  voudrais.  Maintenant,  voici  ce  que  je  ne 
veux  pas  : 

Je  ne  veux  pas  de  la  loi  qu'on  vous  apporte. 

Pourquoi  ? 

Messieurs,  cette  loi  est  une  arme.  Une  arme  n'est  rien  par  elle-même j 
elle  n'existe  que  par  la  main  qui  la  saisit. 

Or,  quelle  est  la  main  qui  se  saisira  de  cette  loi  }  Là  est  toute  la  question. 

Messieurs,  c'est  la  main  du  parti  clérical.  {Mouvements  à  droite.  — 
Ji  gauche  :  Uoila  la  vérité.) 

Messieurs,  je  redoute  cette  mainj  je  veux  briser  cette  arme,  je  repousse 
ce  projet. 

Cela  dit,  j'entre  dans  la  discussion. 

J'aborde  tout  de  suite,  et  de  front,  une  objection  qu'on  fait  aux  oppo- 
sants placés  à  mon  point  de  vue,  la  seule  objection  qui  ait  une  apparence 
de  gravité. 

On  nous  dit  :  Vous  excluez  le  clergé  du  conseil  de  surveillance  de  l'état  j 
vous  voulez  donc  proscrire  l'enseignement  religieux  ? 

Messieurs,  je  m'explique.  Jamais  on  ne  se  méprendra,  par  ma  faute,  ni 
sur  ce  que  je  dis,  ni  sur  ce  que  je  pense. 

Loin  que  je  veuille  proscrire  l'enseignement  religieux,  entendez-vous 
bien  }  il  est,  selon  moi,  plus  nécessaire  aujourd'hui  que  jamais.  {Marques 
d'approbation  à  droite.)  Plus  l'homme  grandit,  plus  il  doit  croire.  Plus  il 
approche  de  Dieu,  mieux  il  doit  voir  Dieu.  {Mouvement.) 

Il  y  a  un  malheur  dans  notre  temps,  je  dirais  presque  il  n'y  a  qu'un 
malheur,  c'est  une  certaine  tendance  à  tout  mettre  dans  cette  vie.  {A.ppro- 
bation  générale.)  À  qui  la  faute  }  Chacun  se  la  rejette.  Je  ne  récrimine  pas.  En 
donnant  à  l'homme  pour  fin  et  pour  but  la  vie  terrestre  et  matérielle,  on 
aggrave  toutes  les  misères  par  la  négation  qui  est  au  boutj  on  ajoute  à 
l'accablement  des  malheureux  le  poids  insupportable  du  néant  ;  et  de  ce  qui 


l8o  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

n'était  que  la  souffrance,  c'est-à-dire  la  loi  de  Dieu,  on  fait  le  désespoir. 
{Uoix  diverses  :  Ceii  très  beau  et  très  vrai  l)  De  là  de  profondes  convulsions 
sociales. 

Certes  je  suis  de  ceux  qui  veulent,  et  personne  n'en  doute  dans  cette 
enceinte,  je  suis  de  ceux  qui  veulent,  je  ne  dis  pas  avec  sincérité,  le  mot  est 
trop  faible,  je  veux  avec  une  inexprimable  ardeur,  et  par  tous  les  moyens 
possibles,  améliorer  dans  cette  vie  le  sort  matériel  de  ceux  qui  souffrent} 
mais  la  première  des  améliorations,  c'est  de  leur  donner  l'espérance.  {Marques 
générales  d'assentiment.)  Combien  s'amoindrissent  nos  misères  finies  quand  il 
s'y  mêle  une  espérance  infinie  ! 

Notre  devoir  à  tous,  qui  que  nous  soyons,  les  législateurs  comme  les 
évêques,  les  prêtres  comme  les  écrivains,  publicistes  ou  philosophes,  c'est 
de  répandre,  c'est  de  dépenser,  c'est  de  prodiguer,  sous  toutes  les  formes, 
toute  l'énergie  sociale  pour  combattre  et  détruire  la  misère,  et  en  même 
temps  de  faire  lever  toutes  les  têtes  vers  le  ciel.  {TJives  et  nombreuses  marques 
d'approbation.)  C'est  de  diriger  toutes  les  âmes,  de  tourner  toutes  les  attentes 
vers  une  vie  ultérieure  où  justice  sera  faite  et  où  justice  sera  rendue.  {Nouvelles 
marques  d'approbation.) 

Disons-le  bien  haut,  personne  n'aura  injustement  ni  inutilement  souffert. 
La  mort  est  une  restitution.  La  loi  du  monde  matériel,  c'est  l'équilibre  3  la 
loi  du  monde  nioral,  c'est  l'équité.  {Très  bien  !)  Dieu  se  retrouve  à  la  fin  de 
tout.  Ne  l'oublions  pas,  et  enseignons-le  à  tous  j  il  n'y  aurait  aucune  dignité 
à  vivre,  et  cela  n'en  vaudrait  pas  la  peine,  si  nous  devions  mourir  tout 
entiers.  Ce  qui  allège  le  labeur,  ce  qui  sanctifie  le  travail,  ce  qui  rend 
l'homme  fort,  bon,  sage,  patient,  bienveillant,  juste,  à  la  fois  humble  et 
grand ,  digne  de  l'intelligence ,  digne  de  la  liberté ,  c'est  d'avoir  devant  soi  la 
perpétuelle  vision  d'un  monde  meilleur  rayonnant  à  travers  les  ténèbres  de 
cette  vie.  {IJive  et  unanime  approbation) 

Quant  à  moi ,  puisque  le  hasard  veut  que  ce  soit  moi  qui  parle  en  ce  mo- 
ment et  met  de  si  graves  paroles  dans  une  bouche  de  peu  d'autorité,  qu'il 
me  soit  permis  de  le  dire  ici  et  de  le  déclarer,  je  le  proclame  du  haut  de 
cette  tribune,  j'y  crois  profondément  à  ce  monde  meilleur j  il  est  pour  moi 
bien  plus  réel  que  cette  misérable  chimère  que  nous  dévorons  et  que 
nous  appelons  la  vicj  il  est  sans  cesse  devant  mes  yeuxj  j'y  crois  de 
toutes  les  puissances  de  ma  conviction,  et,  après  bien  des  luttes,  bien 
des  études  et  bien  des  épreuves,  il  est  la  suprême  certitude  de  ma  raison, 
comme  il  est  la  suprême  consolation  de  mon  âme.  {Marques  nombreuses  d'as- 
sentiment) 

Je  veux  donc,  je  veux  sincèrement,  fermement,  ardemment,  l'enseigne- 
ment religieux.  Mais  je  veux  l'enseignement  religieux  de  l'église  et  non 


LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT.  l8l 

•renseignement  religieux  d'un  parti.  Je  le  veux  sincère  et  non  hypocrite. 
(Bravo  !  bravo  !)  Je  le  veux  ayant  pour  but  le  ciel  et  non  la  terre.  [Mouvement.) 
Je  ne  veux  pas  qu'une  chaire  envahisse  l'autre,  je  ne  veux  pas  mêler  le 
prêtre  au  professeur.  Ou,  si  je  consens  à  ce  mélange,  moi  législateur,  je  le 
surveille,  j'ouvre  sur  les  séminaires  et  sur  les  congrégations  enseignantes 
l'œil  de  l'état,  et,  j'y  insiste,  de  l'état  laïque,  jaloux  uniquement  de  sa  gran- 
deur et  de  son  unité. 

Jusqu'au  jour,  que  j'appelle  de  tous  mes  voeux,  où  la  liberté  complète 
de  l'enseignement  pourra  être  proclamée,  et  en  commençant  je  vous  ai  dit 
à  quelles  conditions,  jusqu'à  ce  jour-là,  je  veux  l'enseignement  de  l'église  au 
dedans  de  l'église  et  non  au  dehors.  Surtout  je  considère  comme  une  déri- 
sion de  faire  surveiller,  au  nom  de  l'état,  par  le  clergé,  l'enseignement  du 
clergé.  En  un  mot,  je  veux,  je  le  répète,  ce  que  voulaient  nos  pères  : 
l'église  chez  elle  et  l'état  chez  lui.  (  Oui  !  oui  !) 

L'Assemblée  voit  déjà  clairement  pourquoi  je  repousse  le  projet  de  loij 
mais  j'achève  de  m'expliquer. 

Messieurs,  comme  je  vous  l'indiquais  tout  à  l'heure,  ce  projet  est  quelque 
chose  de  plus,  de  pire,  si  vous  voulez,  qu'une  loi  politique,  c'est  une  loi 
stratégique.  {Bruits  divers.) 

Je  m'adresse,  non,  certes,  au  vénérable  évêque  de  Langres,  non  à  quelque 
personne  que  ce  soit  dans  cette  Assemblée,  mais  au  parti  qui  a,  sinon 
rédigé,  du  moins  inspiré  le  projet  de  loi,  à  ce  parti  à  la  fois  éteint  et  ardent, 
au  parti  clérical.  Je  ne  sais  pas  s'il  est  dans  le  gouvernement,  je  ne  sais  pas 
s'il  est  dans  l'Assemblée  [mouvement);,  mais  je  le  sens  un  peu  partout.  [Kire 
général.)  Il  a  l'oreille  fine,  il  m'entendra.  [Nouveaux  rires.)  Je  m'adresse  donc 
au  parti  clérical,  et  je  lui  dis  :  Cette  loi  est  votre  loi.  Tenez,  franchement, 
je  me  défie  de  vous.  Instruire,  c'est  construire.  [Sensation.)  Je  me  défie  de 
ce  que  vous  construisez.  (  Très  bien  !  très  bien  !) 

Je  ne  veux  pas  vous  confier  l'enseignement  de  la  jeunesse,  l'âme  des 
enfants,  le  développement  des  intelligences  neuves  qui  s'ouvrent  à  la  vie, 
l'esprit  des  générations  nouvelles,  c'est-à-dire  l'avenir  de  la  France.  Je  ne 
veux  pas  vous  confier  l'avenir  de  la  France,  parce  que  vous  le  confier,  ce 
serait  vous  le  livrer.  [Mouvement.) 

Il  ne  me  suffit  pas  que  les  générations  nouvelles  nous  succèdent,  j'entends 
qu'elles  nous  continuent.  Voilà  pourquoi  je  ne  veux  ni  de  votre  main,  ni  de 
votre  souffle  sur  elles.  Je  ne  veux  pas  que  ce  qui  a  été  fait  par  nos  pères  soit 
défait  par  vous.  Après  cette  gloire,  je  ne  veux  pas  de  cette  honte.  [TJive 
approbation  à  gauche.  —  Ji  droite  :  oh  !  oh  !) 

Votre  loi  est  une  loi  qui  a  un  masque.  Elle  dit  une  chose  et  elle  en  ferait 
une  autre.  C'est  une  pensée  d'asservissement  qui  prend  les  allures  de  la 


l82  AVANT  L'EXIL.  ~  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

liberté.  C'est  une  confiscation  intitulée  donation.  Je  n'en  veux  pas.  [Applau-* 
dissements  a  gauche^ 

C'est  votre  habitude.  Quand  vous  forgez  une  chaîne,  vous  dites  :  Voici 
une  liberté.  Quand  vous  faites  une  proscription,  vous  criez  :  Voilà  une 
amnistie  !  [Nouveaux  applaudissements.) 

Ah  !  je  ne  vous  confonds  pas,  vous  parti  clérical,  avec  l'église,  pas  plus 
que  je  ne  confonds  le  gui  avec  le  chêne.  Vous  êtes  les  parasites  de  l'église, 
vous  êtes  la  maladie  de  l'église.  {Mouvements  en  sens  divers^  Ignace  est  l'ennemi 
de  Jésus.  {IJive  approbation  a  gauche^  Vous  êtes,  non  les  croyants,  mais  les 
sectaires  d'une  religion  que  vous  ne  comprenez  pas.  Vous  êtes  les  metteurs 
en  scène  de  la  sainteté.  Ne  mêlez  pas  l'église  à  vos  affaires,  à  vos  combi- 
naisons, à  vos  stratégies,  à  vos  doctrines,  à  vos  ambitions.  Ne  l'appelez  pas 
votre  mère  pour  en  faire  votre  servante.  (Profonde  sensation.)  Ne  la  tourmentez 
pas  sous  le  prétexte  de  lui  apprendre  la  politique.  Surtout  ne  l'identifiez  pas 
avec  vous.  Voyez  le  tort  que  vous  lui  faites.  M.  l'évêque  de  Langres  vous 
l'a  signalé.  {On  rit.) 

Voyez  comme  elle  dépérit  depuis  qu'elle  vous  a  !  Vous  vous  faites  si  peu 
aimer  que  vous  finiriez  par  la  faire  haïr!  En  vérité,  je  vous  le  dis,  elle  se 
passera  fort  bien  de  vous.  Laissez-la  en  repos.  Quand  vous  n'y  serez  plus, 
on  y  reviendra.  Laissez-la,  cette  vénérable  église,  cette  vénérable  mère, 
dans  sa  solitude,  dans  son  abnégation,  dans  son  humilité.  Tout  cela  compose 
sa  grandeur  I  Sa  solitude  lui  attirera  la  foule  j  son  abnégation  est  sa  puissance, 
son  humilité  est  sa  majesté. 

Vous  parlez  d'enseignement  religieux  !  Savez-vous  quel  est  le  véritable 
enseignement  religieux,  celui  devant  lequel  il  faut  se  prosterner,  celui  qu'il 
ne  faut  pas  troubler  ?  C'est  la  sœur  de  charité  au  chevet  du  mourant.  C'est 
le  frère  de  la  Merci  rachetant  l'esclave.  C'est  Vincent  de  Paul  ramassant 
l'enfant  trouvé.  C'est  l'évêque  de  Marseille  au  milieu  des  pestiférés.  C'est 
l'archevêque  de  Paris  affrontant  avec  un  sourire  ce  formidable  faubourg 
Saint- Antoine,  levant  son  crucifix  au-dessus  de  la  guerre  civile,  et  s'inquié- 
tant  peu  de  recevoir  la  mort,  pourvu  qu'il  apporte  la  paix.  {Bravo  !)  Voilà  le 
véritable  enseignement  religieux,  l'enseignement  religieux  réel,  profond, 
efficace  et  populaire,  celui  qui,  heureusement  pour  la  religion  et  l'humanité, 
fait  encore  plus  de  chrétiens  que  vous  n'en  défaites!  {Longs  applaudissements 
a  gauche). 

Ah  !  nous  vous  connaissons  !  nous  connaissons  le  parti  clérical.  C'est  un 
vieux  parti  qui  a  des  états  de  service.  {On  rit.)  C'est  lui  qui  monte  la  garde  à 
la  porte  de  l'orthodoxie.  {On  rit.)  C'est  lui  qui  a  trouvé  pour  la  vérité  ces 
deux  étais  merveilleux,  l'ignorance  et  l'erreur.  C'est  lui  qui  fait  défense  à  la 
science  et  au  génie  d'aller  au  delà  du  missel  et  qui  veut  cloîtrer  la  pensée 


LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT.  183 

dans  le  dogme.  Tous  les  pas  qu'a  faits  l'intelligence  de  l'Europe,  elle  les  a 
faits  sans  lui  et  malgré  lui.  Son  histoire  est  écrite  dans  l'histoire  du  progrès 
humain,  mais  elle  est  écrite  au  verso.  [Sensation.)  Il  s'est  opposé  à  tout. 
{Murmures.) 

C'est  lui  qui  a  fait  battre  de  verges  Prinelli  pour  avoir  dit  que  les  étoiles 
ne  tomberaient  pas.  C'est  lui  qui  a  fait  appliquer  Campanella  vingt-sept  fois 
à  la  question  pour  avoir  affirmé  que  le  nombre  des  mondes  était  infini  et 
entrevu  le  secret  de  la  création.  C'est  lui  qui  a  persécuté  Harvey  pour  avoir 
prouvé  que  le  sang  circulait.  De  par  Josué,  il  a  enfermé  Galilée  j  de  par 
saint-Paul,  il  a  emprisonné  Christophe  CDlomb.  [Sensation.)  Découvrir  la  loi 
du  ciel,  c'était  une  impiété  j  trouver  un  monde,  c'était  une  hérésie.  C'est 
lui  qui  a  anathématisé  Pascal  au  nom  de  la  religion ,  Montaigne  au  nom  de 
la  morale,  Molière  au  nom  de  la  morale  et  de  la  religion.  Oh  !  oui,  certes, 
qui  que  vous  soyez,  qui  vous  appelez  le  parti  catholique  et  qui  êtes  le  parti 
clérical,  nous  vous  connaissons.  Voilà  longtemps  déjà  que  la  conscience 
humaine  se  révolte  contre  vous  et  vous  demande  :  Qu'est-ce  que  vous  me 
voulez }  Voilà  longtemps  déjà  que  vous  essayez  de  mettre  un  bâillon  à 
l'esprit  humain.  [Acclamations  a  gauche.) 

Et  vous  voulez  être  les  maîtres  de  l'enseignement  '  Et  il  n'y  a  pas  un 
poëte,  pas  un  écrivain,  pas  un  philosophé,  pas  un  penseur,  que  vous 
acceptiez  Et  tout  ce  qui  a  été  écrit,  trouvé,  rêvé,  déduit,  illuminé,  imaginé, 
inventé  par  les  génies,  le  trésor  de  la  civilisation,  l'héritage  séculaire  des 
générations,  le  patrimoine  commun  des  intelligences,  vous  le  rejetez!  Si  le 
cerveau  de  l'humanité  était  là  devant  vos  yeux,  à  votre  discrétion,  ouvert 
comme  la  page  d'un  livre,  vous  y  feriez  des  ratures  !  (  Oui! oui!)  Convenez-en  ! 
(  Mouvement  prolongé.  ) 

Enfin,  il  y  a  un  livre,  un  livre  qui  semble  d'un  bout  à  l'autre  une  éma- 
nation supérieure,  un  livre  qui  est  pour  l'univers  ce  que  le  koran  est  pour 
l'islamisme,  ce  que  les  védas  sont  pour  l'Inde,  un  livre  qui  contient  toute  la 
sagesse  humaine  éclairée  par  toute  la  sagesse  divine,  un  livre  que  la  véné- 
ration des  peuples  appelle  le  Livre,  la  Bible!  Eh  bien!  votre  censure  a 
monté  jusque-là  !  Chose  inouïe  !  des  papes  ont  proscrit  la  Bible  :  Quel  éton- 
nement  pour  les  esprits  sages,  quelle  épouvante  pour  les  cœurs  simples,  de 
voir  l'index  de  Rome  posé  sur  le  livre  de  Dieu  !  [Uive  adhésion  a  gauche.) 

Et  vous  réclamez  la  liberté  d'enseigner  !  Tenez,  soyons  sincères,  enten- 
dons-nous sur  la  liberté  que  vous  réclamez  :  c'est  la  liberté  de  ne  pas 
enseigner.  [Applaudissements  a. gauche.  —  Uives  réclamations  a  droite) 

Ah  !  vous  voulez  qu'on  vous  donne  des  peuples  à  instruire  !  Fort  bien.  — 
Voyons  vos  élèves.  Voyons  vos  produits.  Qu'est-ce  que  vous  avez  fait  de 
l'Italie  }  Qu'est-ce  que  vous  avez  fait  de  l'Espagne  ?  Depuis  des  siècles  vous 


184  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

tenez  dans  vos  mains,  à  votre  discrétion,  à  votre  école,  sous  votre  férule, 
ces  deux  grandes  nations,  illustres  parmi  les  plus  illustres,  qu'en  avez-vous 
fait?  Je  vais  vous  le  dire.  Grâce  à  vous,  l'Italie,  dont  aucun  homme  qui 
pense  ne  peut  plus  prononcer  le  nom  qu'avec  une  inexprimable  douleur 
filiale,  l'Italie,  cette  mère  des  génies  et  des  nations,  qui  a  répandu  sur 
l'univers  toutes  les  plus  éblouissantes  merveilles  de  la  poésie  et  des  arts, 
l'Italie,  qui  a  appris  à  lire  au  genre  humain,  l'Italie  aujourd'hui  ne  sait  pas 
lire!  {Jipprobation  a  gauche.) 

Oui,  l'Italie  est  de  tous  les  états  de  l'Europe  celui  où  il  y  a  le  moins  de 
natifs  sachant  lire  !  {Kéclamations  à  droite.  —  Cris  violents.) 

L'Espagne,  magnifiquement  dotée,  l'Espagne  qui  avait  reçu  des  romains 
sa  première  civilisation,  des  arabes  sa  seconde  civilisation,  de  la  Providence, 
et  malgré  vous,  un  monde,  l'Amérique  j  l'Espagne  a  perdu,  grâce  à  vous, 
grâce  à  votre  joug  d'abrutissement,  qui  est  un  joug  de  dégradation  et 
d'amoindrissement  [applaudissements  à  gauche),  TEspagne  a  perdu  ce  secret  de 
la  puissance  qu'elle  tenait  des  romains,  ce  génie  des  arts  qu'elle  tenait  des 
arabes,  ce  monde  qu'elle  tenait  de  Dieu,  et,  en  échange  de  tout  ce  que 
vous  lui  avez  fait  perdre,  elle  a  reçu  de  vous  l'inquisition.  {Mouvement.) 

L'inquisition,  que  certains  hommes  du  parti  essayent  aujourd'hui  de 
réhabiliter  avec  une  timidité  pudique  dont  je  les  honore.  {Longue  hilarité  à 
gauche.)  L'inquisition,  qui  a  brûlé  sur  le  bûcher  ou  étouffé  dans  les  cachots 
cinq  millions  d'hommes  !  {Dénégations  à  droite.)  Lisez  l'histoire  !  L'inquisition, 
qui  exhumait  les  morts  pour  les  brûler  comme  hérétiques  (  C'eB  vrai  !) 
témoin  Urgel  et  Arnault,  comte  de  Forcalquier.  L'inquisition,  qui  déclarait 
les  enfants  des  hérétiques,  jusqu'à  la  deuxième  génération,  infâmes  et  inca- 
pables d'aucuns  honneurs  publics,  en  exceptant  seulement,  ce  sont  les 
propres  termes  des  arrêts,  ceux  qui  auraient  dénoncé  leur  père!  {Long  mouvement.) 
L'inquisition,  qui,  à  l'heure  où  je  parle,  tient  encore  dans  la  bibliothèque 
vaticane  les  manuscrits  de  Galilée  clos  et  scellés  sous  le  scellé  de  l'index  ! 
{Agitation.)  Il  est  vrai  que,  pour  consoler  l'Espagne  de  ce  que  vous  lui  étiez 
et  de  ce  que  vous  lui  donniez,  vous  l'avez  surnommée  la  Catholique  1 
{Rumeurs  a  droite.) 

Ah  !  savez-vous }  vous  avez  arraché  à  l'un  de  ses  plus  grands  hommes  ce 
cri  douloureux  qui  vous  accuse  :  «J'aime  mieux  qu'elle  soit  la  Grande  que 
la  Catholique  !  »  (  Cris  à  droite.  Longue  interruption.  Plusieurs  membres  interpellent 
violemment  l'orateur.) 

Voilà  vos  chefs-d'œuvre  !  Ce  foyer  qu'on  appelait  l'Italie ,  vous  l'avez 
éteint.  Ce  colosse  qu'on  appelait  l'Espagne,  vous  l'avez  miné.  L'une  est  en 
cendres,  l'autre  est  en  ruine.  Voilà  ce  que  vous  avez  fait  de  deux  grands 
peuples.  Qu'est-ce  que  vous  voulez  faire  de  la  France?  {Mouvement prolongé.) 


LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT.  185 

Tenez,  vous  venez  de  Rome  ;  je  vous  fais  compliment.  Vous  avez  eu  là 
un  beau  succès  !  (RJres  et  bravos  à  gauche.)  Vous  venez  de  bâillonner  le  peuple 
romain  i  maintenant  vous  voulez  bâillonner  le  peuple  français.  Je  comprends  : 
cela  est  encore  plus  beau,  cela  tente  j  seulement,  prenez  garde  !  c'est  malaisé  : 
celui-ci  est  un  lion  tout  à  fait  vivant.  {Agitation.) 

À  qui  en  voulez-vous  donc  }  Je  vais  vous  le  dire.  Vous  en  voulez  à  la 
raison  humaine.  Pourquoi  ?  Parce  qu'elle  fait  le  jour.  [Oui!  oui  !  non  !  non  !) 

Oui,  voulez-vous  que  je  vous  dise  ce  qui  vous  importune  }  C'est  cette 
énorme  quantité  de  lumière  libre  que  la  France  dégage  depuis  trois  siècles, 
lumière  toute  faite  de  raison,  lumière  aujourd'hui  plus  éclatante  que  jamais, 
lumière  qui  fait  de  la  nation  française  la  nation  éclairante,  de  telle  sorte 
qu'on  aperçoit  la  clarté  de  la  France  sur  la  face  de  tous  les  peuples  de 
Tunivers.  [Sensation.)  Eh  bien,  cette  clarté  de  la  France,  cette  lumière  libre, 
cette  lumière  directe,  cette  lumière  qui  ne  vient  pas  de  Rome,  qui  vient  de 
Dieu,  voilà  ce  que  vous  voulez  éteindre,  voilà  ce  que  nous  voulons 
conserver  !  {/acclamations  à  gauche.  —  Kires  ironiques  à  droite.  ) 

Je  repousse  votre  loi.  Je  la  repousse  parce  qu'elle  confisque  l'enseigne- 
ment primaire,  parce  qu'elle  dégrade  l'enseignement  secondaire,  parce  qu'elle 
abaisse  le  niveau  de  la  science,  parce  qu'elle  diminue  mon  pays.  {Sensation.) 

Je  la  repousse,  parce  que  je  suis  de  ceux  qui  ont  un  serrement  de  cœur 
et  la  rougeur  au  front  toutes  les  fois  que  la  France  subit,  par  une  cause  quel- 
conque, une  diminution,  que  ce  soit  une  diminution  de  territoire,  comme 
par  les  traités  de  18 15,  ou  une  diminution  de  grandeur  intellectuelle,  comme 
par  votre  loi  !  {"^ijs  applaudissements  à  gauche.) 

Messieurs,  avant  de  terminer,  permettez-moi  d'adresser  ici,  du  haut  de 
la  tribune,  au  parti  clérical,  au  parti  qui  nous  envahit  {Ecoute'^!  écoute^!) , 
un  conseil  sérieux.  {Rumeurs  à  droite.) 

Ce  n'est  pas  l'habileté  qui  lui  manque.  Quand  les  circonstances  l'aident, 
il  est  fort,  très  fort,  trop  fort!  {Mouvement.)  Il  sait  l'art  de  maintenir  une 
nation  dans  un  état  mixte  et  lamentable,  qui  n'est  pas  la  mort,  mais  qui 
n'est  plus  la  vie.  Il  appelle  cela  gouverner.  C'est  le  gouvernement  par  la 
léthargie.  {A.  gauche  :  CeB  cela  !  ceB  vrai  !) 

Mais  qu'il  j  prenne  garde,  rien  de  pareil  ne  convient  à  la  France.  C'est 
un  jeu  redoutable  que  de  lui  laisser  entrevoir,  seulement  entrevoir,  à  cette 
France,  l'idéal  que  voici  :  la  sacristie  souveraine,  la  liberté  trahie,  l'intelli- 
gence vaincue  et  liée,  les  livres  déchirés,  le  prône  remplaçant  la  presse,  la 
nuit  faite  dans  les  esprits  par  l'ombre  des  soutanes,  et  les  génies  matés  par  les 
bedeaux!  {Acclamations  à  gauche.  —  Dénégations  furieuses  à  droite.) 

C'est  vrai,  le  parti  clérical  est  habile  j  mais  cela  ne  l'empêche  pas  d'être 
naïf.  {Hilarité.)  Quoi  !  il  redoute  le  socialisme  !  Quoi  !  il  voit  monter  le  flot. 


l86  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

à  ce  qu'il  dit,  et  il  lui  oppose,  à  ce  flot  qui  monte,  je  ne  sais  quel  obstacle 
à  claire-voie  '  Il  voit  monter  le  flot,  et  il  s'imagine  que  la  société  sera  sauvée 
parce  qu'il  aura  combiné,  pour  la  défendre,  les  hypocrisies  sociales  avec  les 
résistances  matérielles,  et  qu'il  aura  mis  un  jésuite  partout  où  il  n'y  a  pas  un 
gendarme!  {Kir es  et  applaudissements.)  Quelle  pitié  ! 

Je  le  répète,  qu'il  y  prenne  garde,  le  dix-neuvième  siècle  lui  est  contraire  j 
qu'il  ne  s'obstine  pas,  qu'il  renonce  à  maîtriser  cette  grande  époque  pleine 
d'instincts  profonds  et  nouveaux,  sinon  il  ne  réussira  qu'à  la  courroucer,  il 
développera  imprudemment  le  côté  redoutable  de  notre  temps,  et  il  fera 
surgir  des  éventualités  terribles.  Oui,  avec  ce  système  qui  fait  sortir,  j'y 
insiste,  l'éducation  de  la  sacristie  et  le  gouvernement  du  confessionnal. . . . 
{Lon^e  interruption.  Cris  :  Jl  l'ordre  !  Plusieurs  membres  de  la  droite  se  revent. 
M.  le  président  et  M.  Uictor  Hugo  échangent  un  colloque  qui  ne  parvient  pas  jusqu'à 
nous.  TJiolent  tumulte.  L! orateur  reprend,  en  se  tournant  vers  la  droite  .•) 

Messieurs,  vous  voulez  beaucoup,  dites-vous,  la  liberté  de  l'enseignement} 
tâchez  de  vouloir  un  peu  la  liberté  de  la  tribune.  {On  rit.  Le  bruit  s'apaise.) 

Avec  ces  doctrines  qu'une  logique  inflexible  et  fatale  entraîne  malgré  les 
hommes  eux-mêmes  et  féconde  pour  le  mal,  avec  ces  doctrines  qui  font 

horreur  quand  on  les  regarde  dans  l'histoire {Nouveaux  cris  :  A.  l'ordre. 

U orateur  s' interrompant  .•) 

Messieurs,  le  parti  clérical,  je  vous  l'ai  dit,  nous  envahit.  Je  le  combats, 
et  au  moment  où  ce  parti  se  présente  une  loi  à  la  main ,  c'est  mon  droit  de 
législateur  d'examiner  cette  loi  et  d'examiner  ce  parti.  Vous  ne  m'empêcherez 
pas  de  le  faire.  (Tm  bienl)  Je  continue  : 

Oui,  avec  ce  système-là,  cette  doctrine-là  et  cette  histoire-là,  que  le  parti 
clérical  le  sache,  partout  où  il  sera,  il  engendrera  des  révolutions;  partout, 
pour  éviter  Torquemada,  on  se  jettera  dans  Robespierre.  {Sensation.)  Voilà 
ce  qui  fait  du  parti  qui  s'intitule  parti  catholique  un  sérieux  danger  public. 
Et  ceux  qui,  comme  moi,  redoutent  également  pour  les  nations  le  boule- 
versement anarchique  et  l'assoupissement  sacerdotal,  jettent  le  cri  d'alarme. 
Pendant  qu'il  en  est  temps  encore,  qu'on  y  songe  bien!  {Clameurs  à  droite) 

Vous  m'interrompez.  Les  cris  et  les  murmures  couvrent  ma  voix. 
Messieurs,  je  vous  parle,  non  en  agitateur,  mais  en  honnête  homme! 
{Ecoute'^!  écoute^!)  Ah  çà,  messieurs,  est-ce  que  je  vous  serais  suspect,  par 
hasard  } 

Cris  À  droite.  —  Oui  !  oui  ! 

M.  Victor.  Hugo.  —  Quoi  !  je  vous  suis  suspect!  Vous  le  dites  ? 

Cris  X  droite.  —  Oui  !  oui  ! 
c^  (  Tumulte  inexprimable.  Une  partie  de  la  droite  se  lève  et  interpelle  l'orateur  impas- 

sible à  la  tribune.) 


LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT.  187 

Eh  bien  !  sur  ce  point,  il  faut  s'expliquer.  {Le  silence  se  rétablit.)  C'est  en 
quelque  sorte  un  fait  personnel.  Vous  écouterez,  je  le  pense,  une  explication 
que  vous  avez  provoquée  vous-mêmes.  Ah!  je  vous  suis  suspect!  Et  de 
quoi }  Je  vous  suis  suspect  :  Mais  l'an  dernier,  je  défendais  l'ordre  en  péril 
comme  je  défends  aujourd'hui  la  liberté  menacée  !  comme  je  défendrai 
l'ordre  demain,  si  le  danger  revient  de  ce  côté-là.  {Mouvement.) 

Je  vous  suis  suspect .  Mais  vous  étais-je  suspect  quand  j'accomplissais 
mon  mandat  de  représentant  de  Paris,  en  prévenant  l'effusion  du  sang  dans 
les  barricades  de  juin.?  {Bravos  à  gauche.  Nouveaux  cris  a  droite.  Le  tumulte 
recommence.) 

Eh  bien  !  vous  ne  voulez  pas  même  entendre  une  voix  qui  défend  réso- 
lument la  liberté  !  Si  je  vous  suis  suspect,  vous  me  l'êtes  aussi.  Entre  nous 
le  pays  jugera.  {Très  bien  !  très  bien!) 

Messieurs,  un  dernier  mot.  Je  suis  peut-être  un  de  ceux  qui  ont  eu  le 
bonheur  de  rendre  à  la  cause  de  l'ordre,  dans  les  temps  difficiles,  dans  un 
passé  récent,  quelques  services  obscurs.  Ces  services,  on  a  pu  les  oublier,  je 
ne  les  rappelle  pas.  Mais  au  moment  où  je  parle,  j'ai  le  droit  de  m'y 
appuyer   {Non  !  non  !  —  Si  !  si .') 

Eh  bien  !  appuyé  sur  ce  passé,  je  le  déclare,  dans  ma  conviction,  ce  qu'il 
faut  à  la  France,  c'est  l'ordre,  mais  l'ordre  vivant,  qui  est  le  progrès  j  c'est 
l'ordre  tel  qu'il  résulte  de  la  croissance  normale,  paisible,  naturelle  du 
peuple }  c'est  l'œuvre  se  faisant  à  la  fois  dans  les  faits  et  dans  les  idées  par  le 
plein  rayonnement  de  l'intelligence  nationale.  C'est  tout  le  contraire  de 
votre  loi  !  {IJive  adhésion  à  gauche.) 

Je  suis  de  ceux  qui  veulent  pour  ce  noble  pays  la  liberté  et  non  la  com- 
pression, la  croissance  continue  et  non  l'amoindrissement,  la  puissance  et 
non  la  servitude,  la  grandeur  et  non  le  néant  !  {Bravo  !  à  gauche.)  Quoi  !  voilà 
les  lois  que  vous  nous  apportez!  Quoi!  vous  gouvernants,  vous  législateurs, 
vous  voulez  vous  arrêter  !  vous  voulez  arrêter  la  France  I  Vous  voulez  pétri- 
fier la  pensée  humaine,  étouffer  le  flambeau  divin,  matérialiser  l'esprit! 
(  Oui  !  oui  !  Non  !  non  !)  Mais  vous  ne  voyez  donc  pas  les  éléments  mêmes  du 
temps  où  vous  êtes.  Mais  vous  êtes  donc  dans  votre  siècle  comme  des 
étrangers  ! 

Quoi!  c'est  dans  ce  siècle,  dans  ce  grand  siècle  des  nouveautés,  des 
événements,  des  découvertes,  des  conquêtes,  que  vous  rêvez  l'immobilité! 
(  Très  bien .')  C'est  dans  le  siècle  de  l'espérance  que  vous  proclamez  le  déses- 
poir! {Bravo!)  Quoi!  vous  jetez  à  terre,  comme  des  hommes  de  peine 
fatigués,  la  gloire,  la  pensée,  l'intelligence,  le  progrès,  l'avenir,  et  vous 
dites  :  C'est  assez  !  n'allons  pas  plus  loin  j  arrêtons-nous  !  {Dénégations  à  droite.) 
Mais  vous  ne  voyez  donc   pas  que  tout  va,  vient,  se  meut,  s'accroît,  se 


l88  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

transforme  et  se  renouvelle  autour  de  vous,  au-dessus  de  vous,  au-dessous 
de  vous  !  [Mouvement.) 

Ah  !  vous  voulez  vous  arrêter  !  Eh  bien  !  je  vous  le  répète  avec  une  pro- 
fonde douleur,  moi  qui  hais  les  catastrophes  et  les  écroulements,  je  vous 
avertis  la  mort  dans  l'âme  [on  rit  a  droite),  vous  ne  voulez  pas  du  .progrès  ? 
vous  aurez  les  révolutions  !  (  Profonde  agitation.  )  Aux  hommes  assez  insensés 
pour  dire  :  L'humanité  ne  marchera  plus.  Dieu  répond  par  la  terre  qui 
tremble  ! 

(Longs  applaudissements  a  gauche.  U orateur,  descendant  de  la  tribune,  eH  entouré 
par  une  foule  de  membres  qui  le  félicitent.  L'jissemblée  Se  sépare  en  proie  à  une  vive 
émotion^ 


LA  DEPORTATION  (1) 

5  avril  1850. 

Messieurs,  parmi  les  journées  de  février,  journées  qu'on  ne  peut  com- 
parer à  rien  dans  l'histoire,  il  y  eut  un  jour  admirable  :  ce  fut  celui  où  cette 
voix  souveraine  du  peuple  qui,  à  travers  les  rumeurs  confuses  de  la  place 
publique,  dictait  les  décrets  du  gouvernement  provisoire,  prononça  cette 
grande  parole  :  La  peine  de  mort  est  abolie  en  matière  politique  !  Ce  jour- 
là,  tous  les  cœurs  généreux,  tous  les  esprits  sérieux  tressaillirent.  Et  en  effet, 
voir  le  progrès  sortir  immédiatement,  sortir  calme  et  majestueux  d'une  révo- 
lution toute  frémissante  i  voir  surgir  au-dessus  des  masses  émues  le  Christ 
vivant  et  couronné;  voir  du  milieu  de  cet  immense  écroulement  de  lois 
humaines  se  dégager  dans  toute  sa  splendeur  la  loi  divine  [Bravo!)-,  voir  la 
multitude  se  comporter  comme  un  sage  3  voir  toutes  ces  passions ,  toutes  ces 
intelligences,  toutes  ces  âmes,  la  veille  encore  pleines  de  colère,  toutes  ces 
bouches  qui  venaient  de  déchirer  des  cartouches,  s'unir  et  se  confondre 
dans  un  seul  cri,  le  plus  beau  qui  puisse  être  poussé  par  la  voix  humaine  : 

(^)JPar  soa  message  du  31  octobre  1849,  M.  Louis  Bonaparte  avait  congédié  un  ministère 
indépendant  et  chargé  un  ministère  subalterne  de  l'exécution  de  sa  pensée. 

Quelques  jours  après,  M.  Rouher,  ministre  de  la  justice,  présenta  un  projet  de  loi  sur  la 
déportation.  Sous  le  prétexte  hypocrite  de  mettre  le  système  pénal  en  harmonie  avec  l'article  5 
de  la  Constitution  républicaine  qui  abolissait  la  peine  de  mort  en  matière  politique,  le  projet  de 
M.  Rouher  rétablissait  en  réalité  cet  atroce  châtiment.  Il  contenait  deux  dispositions  principales, 
la  déportation  simple  dans  l'île  de  Pamanzi  et  les  Marquises,  et  la  déportation  compliquée  de 
la  détention  dans  une  enceinte  fortifiée  :  la  citadelle  de  Zaoudzi,  près  l'île  Mayotte. 

La  commission  nommée  par  l'Assemblée  adopta  la  pensée  du  projet,  l'emprisonnement  dans 
l'exil.  Elle  l'aggrava'même  en  ce  sens  qu'elle  autorisait  l'application  rétroactive  de  la  loi  aux 
condamnés  antérieurement  à  sa  promulgation.  Elle  substitua  l'île  de  Noukahiva  à  l'île  de 
Pamanzi,  et  la  forteresse  de  Vaïthau,  îles  Marquises,  à  la  citadelle  de  Zaoudzi. 

C'était  bien  là  ce  que  le  déporté  Tronçon-Ducoudray  avait  qualifié  la  guillotine  sèche, 

M.  Victor  Hugo  pritla  parole  contre  cette  loi  dans  la  séance  du  j  avril  1850. 

{NoU  de  l'Édition  de  iSj^.) 

Le  lendemain  du  jour  oîi  ce  discours  fut  prononcé,  une  souscription  fut  faite  pour  le  répandre 
dans  toute  la  France.  M.  Emile  de  Girardin  demanda  qu'une  médaille  fût  frappée  à  l'effigie 
de  l'orateur,  et  portât  pour  inscription  la  date,  /  avril  iSjOj  et  ces  paroles  extraites  du  discours  : 

«Quand  les  hommes  mettent  dans  une  loi  l'injustice.  Dieu  y  met  la  justice,  et  il  frappe  avec 
cette  loi  ceux  qui  l'ont  faite.» 

Le  gouvernement  permit  la  médaille,  mais  défendit  l'inscription. 

{Note  de  l'Édition  de  iSjj.) 


190  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Clémence  !  ce  fut  là,  messieurs,  pour  le  philosophe,  pour  le  publiciste,  pour 
l'homme  chrétien,  pour  l'homme  politique,  ce  fut  pour  la  France  et  pour 
l'Europe  un  magnifique  spectacle.  Ceux  mêmes  que  les  événements  de  février 
froissaient  dans  leurs  intérêts,  dans  leurs  sentiments,  dans  leurs  affections, 
ceux  mêmes  qui  gémissaient,  ceux  mêmes  qui  tremblaient,  applaudirent  et 
reconnurent  que  les  révolutions  peuvent  mêler  le  bien  à  leurs  explosions 
les  plus  violentes,  et  qu'elles  ont  cela  de  merveilleux  qu'il  leur  suffit  d'une 
heure  sublime  pour  effacer  toutes  les  heures  terribles.  {Exclamations  a  droite. 
—  A.pprohations  a  gauche.  ) 

Du  reste,  messieurs,  ce  triomphe  subit  et  éblouissant,  quoique  partiel,  du 
dogme  qui  prescrit  l'inviolabilité  de  la  vie  humaine,  n'étonna  pas  ceux  qui 
connaissent  la  puissance  des  idées.  Dans  les  temps  ordinaires,  dans  ce  qu'on 
est  convenu  d'appeler  les  temps  calmes,  faute  d'apercevoir  le  mouvement 
profond  qui  se  fait  sous  l'immobilité  apparente  de  la  surface,  dans  les  épo- 
ques dites  époques  paisibles,  on  dédaigne  volontiers  les  idées  j  il  est  de  bon 
goût  de  les  railler.  Rêve,  déclamation,  utopie!  s'écrie-t-on.  On  ne  tient 
compte  que  des  faits,  et  plus  ils  sont  matériels,  plus  ils  sont  estimés.  On  ne 
fait  cas  que  des  gens  d'affaires,  des  esprits  pratiques,  comme  on  dit  dans  un 
certain  jargon  [Très  bien!),  et  de  ces  hommes  positifs,  qui  ne  sont,  après 
tout,  que  des  hommes  négatifs.  {C'eBvrai!) 

Mais  qu'une  révolution  éclate,  les  hommes  d'affaires,  les  gens  habiles, 
qui  semblaient  des  colosses,  ne  sont  plus  que  des  nains j  toutes  les  réalités 
qui  n'ont  plus  la  proportion  des  événements  nouveaux  s'écroulent  et  s'éva- 
nouissent j  les  faits  matériels  tombent,  et  les  idées  grandissent  jusqu'au  ciel. 
[Mouvement.) 

C'est  ainsi,  par  cette  soudaine  force  d'expansion  que  les  idées  acquièrent 
en  temps  de  révolution,  que  s'est  faite  cette  grande  chose,  l'abolition  de  la 
peine  de  mort  en  matière  politique. 

Messieurs,  cette  grande  chose,  ce  décret  fécond  qui  contient  en  germe 
tout  un  code,  ce  progrès,  qui  était  plus  qu'un  progrès,  qui  était  un  principe, 
l'Assemblée  constituante  l'a  adopté  et  consacré.  Elle  l'a  placé,  je  dirais  pres- 
que au  sommet  de  la  Constitution ,  comme  une  magnifique  avance  faite  par 
l'esprit  de  la  révolution  à  l'esprit  de  la  civilisation 5  comme  une  conquête, 
mais  surtout  comme  une  promesse  -,  comme  une  sorte  de  porte  ouverte  qui 
laisse  pénétrer,  au  milieu  des  progrès  obscurs  et  incomplets  du  présent,  la 
lumière  sereine  de  l'avenir. 

Et  en  effet,  dans  un  temps  donné,  l'abolition  de  la  peine  capitale  en 
matière  politique  doit  amener  et  amènera  nécessairement,  par  la  toute-puis- 
sance de  la  logique,  l'abolition  pure  et  simple  de  la  peine  de  mort!  [Oui! 
oui!) 


LA  DÉPORTATION.  I9I 

Eh  bien!  messieurs,  cette  promesse,  il  s'agit  aujourd'hui  de  la  retirer! 
cette  conquête,  il  s'agit  d'y  renoncer  j  ce  principe,  c'est-à-dire  la  chose  qui 
ne  recule  pas,  il  s'agit  de  le  briser 5  cette  journée  mémorable  de  février, 
marquée  par  l'enthousiasme  d'un  grand  peuple  et  par  l'enfantement  d'un 
grand  progrès,  il  s'agit  de  la  rayer  de  l'histoire.  Sous  le  titre  modeste  de  loi 
sur  la  déportation,  le  gouvernement  nous  apporte  et  votre  commission  vous 
propose  d'adopter  un  projet  de  loi  que  le  sentiment  public,  qui  ne  se  trompe 
pas,  a  déjà  traduit  et  résumé  en  une  seule  ligne,  que  voici  :  La  peine  de  mort 
eB  rétablie  en  matière  politique.  (  Bravos  à  gauche.  —  Dénégations  à  droite.  —  Il 
neB pas  quefîion  de  cela!  —  On  comble  une  lacune  du  code!  voilà  tout.  —  C'eB  pour 
remplacer  la  peine  capitale!) 

Vous  l'entendez,  messieurs,  les  auteurs  du  projet,  les  membres  de  la  com- 
mission, les  honorables  chefs  de  la  majorité  se  récrient  et  disent  :  —  Il  n'est 
pas  question  de  cela  le  moins  du  monde.  Il  y  a  une  lacune  dans  le  code 
pénal,  on  veut  la  remplir,  rien  de  plusj  on  veut  simplement  remplacer  la 
peine  de  mort.  —  N'est-ce  pas .?  C'est  bien  là  ce  qu'on  a  dit  ?  On  veut  donc 
simplement  remplacer  la  peine  de  mort,  et  comment  s'y  prend-on  .^^  On 
combine  le  climat. . .  Oui,  quoi  que  vous  fassiez,  messieurs,  vous  aurez  beau 
chercher,  choisir,  explorer,  aller  des  Marquises  à  Madagascar,  et  revenir  de 
Madagascar  aux  Marquises,  aux  Marquises,  que  M.  l'amiral  Bruat  appelle 
le  tombeau  des  européens,  le  climat  du  lieu  de  déportation  sera  toujours,  comparé 
à  la  France,  un  climat  meurtrier,  et  l'acclimatement,  déjà  très  difficile  pour 
des  personnes  libres,  satisfaites,  placées  dans  les  meilleures  conditions  d'acti- 
vité et  d'hygiène ,  sera  impossible ,  entendez-vous  bien  }  absolument  impos- 
sible pour  de  malheureux  détenus.  (  C'ell  vrai!) 

Je  reprends.  On  veut  donc  simplement  remplacer  la  peine  de  mort.  Et 
que  fait-on.?  On  combine  le  climat,  l'exil  et  la  prison  :  le  climat  donne  sa 
malignité,  l'exil  son  accablement,  la  prison  son  désespoir}  au  lieu  d'un  bour- 
reau on  en  a  trois.  La  peine  de  mort  est  remplacée.  {Profonde sensation.)  Ah! 
quittez  ces  précautions  de  paroles,  quittez  cette  phraséologie  hypocrite j 
soyez  du  moins  sincères,  et  dites  avec  nous  :  La  peine  de  mort  est  rétablie! 
(  Bravo  !  à  gauche.  ) 

Oui,  rétablie 5  oui,  c'est  la  peine  de  mort!  et,  je  vais  vous  le  prouver 
tout  à  l'heure,  moins  terrible  en  apparence,  plus  horrible  en  réalité!  {C'eH 
vrai!  c'eB  cela.  ) 

Mais,  voyons,  discutons  froidement.  Apparemment  vous  ne  voulez  pas 
faire  seulement  une  loi  sévère,  vous  voulez  faire  aussi  une  loi  exécutable,  une 
loi  qui  ne  tombe  pas  en  désuétude  le  lendemain  de  sa  promulgation.?  Eh 
bien  !  pesez  ceci  : 

Quand  vous  déposez  un  excès  de  sévérité  dans  la  loi,  vous  y  déposez  l'im- 


192  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LÉGISLATIVE. 

puissance.  {Oui!  oui!  c'elîvrai!)  Vouloir  faire  rendre  trop  à  la  sévérité  de  la 
loi ,  c'est  le  plus  sûr  moyen  de  ne  lui  faire  rendre  rien.  Savez-vous  pourquoi } 
C'est  parce  que  la  peine  juste  a,  au  fond  de  toutes  les  consciences,  de  cer- 
taines limites  qu'il  n'est  pas  au  pouvoir  du  législateur  de  déplacer.  Le  jour 
où ,  par  votre  ordre ,  la  loi  veut  transgresser  cette  limite ,  cette  limite  sacrée , 
cette  limite  tracée  dans  l'équité  de  l'homme  par  le  doigt  même  de  Dieu,  la 
loi  rencontre  la  conscience  qui  lui  défend  de  passer  outre.  D'accord  avec 
l'opinion,  avec  l'état  des  esprits,  avec  le  sentiment  public,  avec  les  mœurs, 
la  loi  peut  tout.  En  lutte  avec  ces  forces  vives  de  la  société  et  de  la  civilisa- 
tion, elle  ne  peut  rien.  Les  tribunaux  hésitent,  les  jurys  acquittent,  les  textes 
défaillent  et  meurent  sous  l'œil  stupéfait  des  juges.  [Mouvement.)  Songez-y, 
messieurs,  tout  ce  que  la  pénalité  construit  en  dehors  de  la  justice  s'écroule 
promptement,  et,  je  le  dis  pour  tous  les  partis,  eussiez- vous  bâti  vos  iniquités 
en  granit,  à  chaux  et  à  ciment,  il  suffira  pour  les  jeter  à  terre  d'un  souffle 
[Oui!  oui!) y  de  ce  souffle  qui  sort  de  toutes  les  bouches  et  qu'on  appelle 
l'opinion.  [Sensation.)  Je  le  répète,  et  voici  la  formule  du  vrai  dans  cette 
matière  :  Toute  loi  pénale  a  de  moins  en  puissance  ce  qu'elle  a  de  trop  en 
sévérité.  [C'elî vrai!) 

Mais  je  suppose  que  je  me  trompe  dans  mon  raisonnement,  raisonnement, 
remarquez-le  bien,  que  je  pourrais  appuyer  d'une  foule  de  preuves.  J'admets 
que  je  me  trompe  3  je  suppose  que  cette  nouveauté  pénale  ne  tombera  pas 
immédiatement  en  désuétude.  Je  vous  accorde  qu'après  avoir  voté  une 
pareille  loi,  vous  aurez  ce  grand  malheur  de  la  voir  exécutée.  C'est  bien. 
Maintenant,  permettez-moi  deux  questions  :  Où  est  l'opportunité  d'une  telle 
loi }  où  en  est  la  nécessité  } 

L'opportunité.?  nous  dit-on.  Oubliez-vous  les  attentats  d'hier,  de  tous  les 
jours,  le  15  mai,  le  23  juin,  le  13  juin.?  La  nécessité .?  Mais  est-ce  qu'il  n'est 
pas  nécessaire  d'opposer  à  ces  attentats,  toujours  possibles,  toujours  flagrants, 
une  répression  énorme,  une  immense  intimidation.?  La  révolution  de  février 
nous  a  ôté  la  guillotine.  Nous  faisons  comme  nous  pouvons  pour  la  rem- 
placer 5  nous  faisons  de  notre  mieux.  (  Bruit  a  droite.  ) 

Je  m'en  aperçois.  (  On  rit.  ) 

Avant  d'aller  plus  loin,  un  mot  d'explication. 

Messieurs,  autant  que  qui  que  ce  soit,  et  j'ai  le  droit  de  le  dire,  et  je 
crois  l'avoir  prouvé,  autant  que  qui  que  ce  soit,  je  repousse  et  je  condamne, 
sous  un  régime  de  suffrage  universel,  les  actes  de  rébellion  et  de  désordre, 
les  recours  à  la  force  brutale.  Ce  qui  convient  à  un  grand  peuple  souverain 
de  lui-même,  à  un  grand  peuple  intelligent,  ce  n'est  pas  l'appel  aux  armes, 
c'est  l'appel  aux  idées.  [Sensation.)  Pour  moi,  et  ce  doit  être,  du  reste, 
l'axiome  de  la  démocratie,  le  droit  de  suffrage  abolit  le  droit  d'insurrection. 


LA  DÉPORTATION.  I93 

C'est  en  cela  que  le  suffrage  universel  résout  et  dissout  les  révolutions. 
(  Applaudissements.  ) 

Voilà  le  principe,  principe  incontestable  et  absolu 5  j'y  insiste.  Pourtant, 
je  dois  le  dire,  dans  l'application  pénale,  les  incertitudes  naissent.  Quand  de 
funestes  et  déplorables  violations  de  la  paix  publique  donnent  lieu  à  des 
poursuites  juridiques,  rien  n'est  plus  difficile  que  de  préciser  les  faits  et  de 
proportionner  la  peine  au  délit.  Tous  nos  procès  politiques  l'ont  prouvé. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  société  doit  se  défendre.  Je  suis  sur  ce  point  pleine- 
ment d'accord  avec  vous.  La  société  doit  se  défendre,  et  vous  devez  la 
protéger.  Ces  troubles,  ces  émeutes,  ces  insurrections,  ces  complots,  ces 
attenuts,  vous  voulez  les  empêcher,  les  prévenir,  les  réprimer,  Soitj  je  le 
veux  comme  vous. 

Mais  est-ce  que  vous  avez  besoin  d'une  pénalité  nouvelle  pour  cela  }  Lisez 
le  code.  Voyez-y  la  définition  de  la  déportation.  Quel  immense  pouvoir 
pour  l'intimidation  et  pour  le  châtiment  ! 

Tournez-vous  donc  vers  la  pénalité  actuelle  !  remarquez  tout  ce  qu'elle 
remet  de  terrible  entre  vos  mains  ! 

Quoi  !  voilà  un  homme ,  un  homme  que  le  tribunal  spécial  a  condamné  ! 
un  homme  frappé  pour  le  plus  incertain  de  tous  les  délits ,  un  délit  politique , 
par  la  plus  incertaine  de  toutes  les  justices,  la  justice  politique  ! . . .  {Rumeurs 
à  droite.  —  hon^e  interruption.  ) 

Messieurs,  je  m'étonne  de  cette  interruption.  Je  respecte  toutes  les  juri- 
dictions légales  et  constitutionnelles;  mais  quand  je  qualifie  la  justice  poli- 
tique en  général  comme  je  viens  de  le  faire,  je  ne  fais  que  répéter  ce  qu'a 
dit  dans  tous  les  siècles  la  philosophie  de  tous  les  peuples,  et  je  ne  suis  que 
l'écho  de  l'histoire. 

Je  poursuis. 

Voilà  un  homme  que  le  tribunal  spécial  a  condamné. 

Cet  homme,  un  arrêt  de  déportation  vous  le  livre;  remarquez  ce  que 
vous  pouvez  en  faire,  remarquez  le  pouvoir  que  la  loi  vous  donne!  Je  dis 
le  code  pénal  actuel,  la  loi  actuelle,  avec  sa  définition  de  la  déportation. 

Cet  homme,  ce  condamné,  ce  criminel  selon  les  uns,  ce  héros  selon  les 
autres,  car  c'est  là  le  malheur  des  temps.. .  {Explosion  de  murmures  à  droite.) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Quand  la  justice  a  prononcé,  le  criminel  est  criminel 
pour  tout  le  monde,  et  ne  peut  être  un  héros  que  pour  ses  complices.  {Bravos 
à  droite.  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ferai  remarquer  ceci  à  monsieur  le  président 
Dupin  :  le  maréchal  Ney,  jugé  en  1815,  a  été  déclaré  criminel  par  la  justice. 
Il  est  un  héros  pour  moi,  et  je  ne  suis  pas  son  complice,  {honp  applaudisse- 
ments à  gauche,  ) 

ACTES   ET   PAB.OLES.    —   I.  I3 


194  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Je  reprends.  Ce  condamné,  ce  criminel  selon  les  uns,  ce  héros  selon  les 
autres,  vous  le  saisissez;  vous  le  saisissez  au  milieu  de  sa  renommée,  de  son 
influence,  de  sa  popularité;  vous  l'arrachez  à  tout,  à  sa  femme,  à  ses  enfants, 
à  ses  amis,  à  sa  famille,  à  sa  patrie;  vous  le  déracinez  violemment  de  tous 
ses  intérêts  et  de  toutes  ses  affections  ;  vous  le  saisissez  encore  tout  plein  du 
bruit  qu'il  faisait  et  de  la  clarté  qu'il  répandait,  et  vous  le  jetez  dans  les 
ténèbres,  dans  le  silence,  à  on  ne  sait  quelle  distance  effrayante  du  sol  natal. 
{Sensation.)  Vous  le  tenez  là,  seul,  en  proie  à  lui-même,  à  ses  regrets,  s'il 
croit  avoir  été  un  homme  nécessaire  à  son  pays;  à  ses  remords,  s'il  reconnaît 
avoir  été  un  homme  fatal.  Vous  le  tenez  là,  libre,  mais  gardé,  nul  moyen 
d'évasion,  gardé  par  une  garnison  qui  occupe  l'île,  gardé  par  un  stationnaire 
qui  surveille  la  côte,  gardé  par  l'océan,  qui  ouvre  entre  cet  homme  et  la 
patrie  un  gouffre  de  quatre  mille  lieues.  Vous  tenez  cet  homme  là,  incapable 
de  nuire,  sans  échos  autour  de  lui,  rongé  par  l'isolement,  par  l'impuissance 
et  par  l'oubli,  découronné,  désarmé,  brisé,  anéanti! 

Et  cela  ne  vous  suffit  pas!  {Mouvement.) 

Ce  vaincu,  ce  proscrit,  ce  condamné  de  la  fortune,  cet  homme  politique 
détruit,  cet  homme  populaire  terrassé,  vous  voulez  l'enfermer!  Vous  voulez 
faire  cette  chose  sans  nom  qu'aucune  législation  n'a  encore  faite,  joindre  aux 
tortures  de  l'exil  les  tortures  de  la  prison  !  multiplier  une  rigueur  par  une 
cruauté!  {C'eB'vrai !)  Il  ne  vous  suffit  pas  d'avoir  mis  sur  cette  tête  la  voûte 
du  ciel  tropical,  vous  voulez  y  ajouter  encore  le  plafond  du  cabanon!  Cet 
homme,  ce  malheureux  homme,  vous  voulez  le  murer  vivant  dans  une 
forteresse  qui,  à  cette  distance,  nous  apparaît  avec  un  aspect  si  funèbre,  que 
vous  qui  la  construisez,  oui,  je  vous  le  dis,  vous  n'êtes  pas  sûrs  de  ce  que 
vous  bâtissez  là,  et  que  vous  ne  savez  pas  vous-mêmes  si  c'est  un  cachot  ou 
si  c'est  un  tombeau!  {A.pprohations  a  gauche.) 

Vous  voulez  que  lentement,  jour  par  jour,  heure  par  heure,  à  petit  feu, 
cette  âme,  cette  intelligence,  cette  activité,  —  cette  ambition,  soit!  — 
ensevelie  toute  vivante,  toute  vivante,  je  le  répète,  à  quatre  mille  lieues  de 
la  patrie,  sous  ce  soleil  étouffant,  sous  l'horrible  pression  de  cette  prison- 
sépulcre,  se  torde,  se  creuse,  se  dévore,  désespère,  demande  grâce,  appelle 
la  France,  implore  l'air,  la  vie,  la  liberté,  et  agonise  et  expire  misérable- 
ment! Ah!  c'est  monstrueux!  {Profonde  sensation.)  Ah!  je  proteste  d'avance 
au  nom  de  l'humanité  !  Ah  !  vous  êtes  sans  pitié  et  sans  cœur  !  Ce  que  vous 
appelez  une  expiation,  je  l'appelle  un  martyre;  et  ce  que  vous  appelez  une 
justice,  je  l'appelle  un  assassinat!  {JLcdamations  a  gauche.) 

Mais  levez-vous  donc,  catholiques,  prêtres,  évêques,  hommes  de  la  reli- 
gion qui  siégez  dans  cette  Assemblée  et  que  je  vois  au  milieu  de  nous! 
levez-vous,  c'est  votre  rôle!  Qu'est-ce  que  vous  faites  sur  vos  bancs?  Montez 


LA  DEPORTATION.  I95 

à  cette  tribune,  et  venez,  avec  l'autorité  de  vos  saintes  croyances,  avec  l'au- 
torité de  vos  saintes  traditions,  venez  dire  à  ces  inspirateurs  de  mesures 
cruelles,  à  ces  applaudisseurs  de  lois  barbares,  à  ceux  qui  poussent  la  majorité 
dans  cette  voie  funeste,  dites-leur  que  ce  qu'ils  font  là  est  mauvais,  que  ce 
qu'ils  font  là  est  détestable,  que  ce  qu'ils  font  là  est  impie!  {Oui!  oui!) 
Rappelez-leur  que  c'est  une  loi  de  mansuétude  que  le  Christ  est  venu 
apporter  au  monde,  et  non  une  loi  de  cruauté j  dites-leur  que  le  jour  où 
l'Homme-Dieu  a  subi  la  peine  de  mort,  il  l'a  abolie  {Bravo  !  à  gauche) -^  car  il 
a  montré  que  la  folle  justice  humaine  pouvait  frapper  plus  qu'une  tête  inno- 
cente, qu'elle  pouvait  frapper  une  tête  divine  !  {Sensation.  ) 

Dites  aux  auteurs,  dites  aux  défenseurs  de  ce  projet,  dites  à  ces  grands 
politiques  que  ce  n'est  pas  en  faisant  agoniser  des  misérables  dans  une  ceUule, 
à  quatre  mille  lieues  de  leur  pays,  qu'ils  apaiseront  la  place  publique;  que, 
bien  au  contraire,  ils  créent  un  danger,  le  danger  d'exaspérer  la  pitié  du 
peuple  et  de  la  changer  en  colère.  {Oui!  oui!)  Dites  à  ces  hommes  d'être 
humains;  ordonnez-leur  de  redevenir  chrétiens;  enseignez-leur  que  ce  n'est 
pas  avec  des  lois  impitoyables  qu'on  défend  les  gouvernements  et  qu'on 
sauve  les  sociétés  ;  que  ce  qu'il  faut  aux  temps  douloureux  que  nous  traver- 
sons, aux  cœurs  et  aux  esprits  malades,  ce  qu'il  faut  pour  résoudre  une 
situation  qui  résuite  surtout  de  beaucoup  de  malentendus  et  de  beaucoup  de 
définitions  mal  faites,  ce  ne  sont  pas  des  mesures  de  représailles,  de  réaction, 
de  rancune  et  d'acharnement,  mais  des  lois  généreuses,  des  lois  cordiales, 
des  lois  de  concorde  et  de  sagesse,  et  que  le  dernier  mot  de  la  crise  sociale 
où  nous  sommes,  je  ne  me  lasserai  pas  de  le  répéter,  non!  ce  n'est  pas  la 
compression,  c'est  la  fraternité;  car  la  fraternité,  avant  d'être  la  pensée  du 
peuple,  était  la  pensée  de  Dieu!  Nouvelles  acclamations.) 

Vous  vous  taisez  !  —  Eh  bien  !  je  continue.  Je  m'adresse  à  vous,  messieurs 
les  ministres,  je  m'adresse  à  vous,  messieurs  les  membres  de  la  commission. 
Je  presse  de  plus  près  encore  l'idée  de  votre  citadelle,  ou  de  votre  forte- 
resse, puisqu'on  choque  votre  sensibiUté  en  appelant  cela  une  citadelle. 
(  On  rit.  ) 

Quand  vous  aurez  institué  ce  pénitentiaire  des  déportés,  quand  vous 
aurez  créé  ce  cimetière ,  avez-vous  essayé  de  vous  imaginer  ce  qui  arriverait 
là-bas }  Avez-vous  la  moindre  idée  de  ce  qui  s'y  passera  }  Vous  êtes-vous  dit 
que  vous  livriez  les  hommes  frappés  par  la  justice  politique  à  l'inconnu  et  à 
ce  qu'il  y  a  de  plus  horrible  dans  l'inconnu?  Etes-vous  entrés  avec  vous- 
mêmes  dans  le  détail  de  tout  ce  que  renferme  d'abominable  cette  idée,  cette 
affreuse  idée,  de  la  réclusion  dans  la  déportation.''  {Murmures  à  droite.) 

Tenez,  en  commençant,  j'ai  essayé  de  vous  indiquer  et  de  caractériser 
d'un  mot  ce  que  serait  ce  climat,  ce  que  serait  cet  exil,  ce  que  serait  ce 


196  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

cabanon.  Je  vous  ai  dit  que  ce  seraient  trois  bourreaux.  Il  y  en  a  un  qua- 
trième que  j'oubliais,  c'est  le  directeur  du  pénitencier.  Vous  êtes- vous  rappelé 
Jeannet,  le  bourreau  de  Sinnamary  .f*  Vous  êtes-vous  rendu  compte  de  ce  que 
serait,  je  dirais  presque  nécessairement,  l'homme  quelconque  qui  acceptera, 
à  la  face  du  monde  civilisé,  la  charge  morale  de  cet  odieux  établissement 
des  îles  Marquises,  l'homme  qui  consentira  à  être  le  fossoyeur  de  cette  prison 
et  le  geôlier  de  cette  tombe  ?  {Lang  mouvement.  ) 

Vous  êtes-vous  figuré,  si  loin  de  tout  contrôle  et  de  tout  redressement, 
dans  cette  irresponsabilité  complète,  avec  une  autorité  sans  limite  et  des 
victimes  sans  défense,  la  tyrannie  possible  d'une  âme  méchante  et  basse.? 
Messieurs,  les  Sainte-Hélène  produisent  les  Hudson  Lowe.  (Brapo!)  Eh 
bien!  vous  êtes-vous  représenté  toutes  les  tortures,  tous  les  raffinements,  tous 
les  désespoirs  qu'un  homme  qui  aurait  le  tempérament  de  Hudson  Lowe 
pourrait  inventer  pour  des  hommes  qui  n'auraient  pas  l'auréole  de  Napo- 
léon ? 

Ici,  du  moins,  en  France,  à  DouUens,  au  Mont-Saint-Michel...  (L'ora- 
teur s'interrompt.  Mouvement  d'attention.  ) 

Et  puisque  ce  nom  m'est  venu  à  la  bouche,  je  saisis  cette  occasion  pour 
annoncer  à  M.  le  ministre  de  l'Intérieur  que  je  compte  prochainement  lui 
adresser  une  question  sur  des  faits  monstrueux  qui  se  seraient  accomplis  dans 
cette  prison  du  Mont-Saint-Michel.  (  Chuchotements.  —  A.  gauche  :  Très  bien  ! 
—  L'orateur  reprend.)  Dans  nos  prisons  de  France,  à  DouUens,  au  Mont- 
Saint-Michel,  qu'un  abus  se  produise,  qu'une  iniquité  se  tente,  les  journaux 
s'inquiètent,  l'Assemblée  s'émeut,  et  le  cri  du  prisonnier  parvient  au  gou- 
vernement et  au  peuple,  répercuté  par  le  double  écho  de  la  presse  et  de  la 
tribune.  Mais  dans  votre  citadelle  des  îles  Marquises,  le  patient  sera  réduit  à 
soupirer  douloureusement  :  Ah!  si  le  peuple  le  savait!  {Très  bien!)  Oui,  là, 
là-bas,  à  cette  épouvantable  distance,  dans  ce  silence,  dans  cette  solitude 
murée,  où  n'arrivera  et  d'où  ne  sortira  aucune  voix  humaine,  à  qui  se 
plaindra  le  misérable  prisonnier  }  qui  l'entendra  }  Il  y  aura  entre  sa  plainte  et 
vous  le  bruit  de  toutes  les  vagues  de  l'océan.  [Sensation profonde.) 

Messieurs,  l'ombre  et  le  silence  de  la  mort  pèseront  sur  cet  efhroyable 
bagne  politique. 

Rien  n'en  transpirera,  rien  n'en  arrivera  jusqu'à  vous,  rien  ! ...  si  ce  n'est 
de  temps  en  temps,  par  intervalles,  une  nouvelle  lugubre  qui  traversera  les 
mers,  qui  viendra  frapper  en  France  et  en  Europe,  comme  un  glas  funèbre, 
sur  le  timbre  vivant  et  douloureux  de  l'opinion,  et  qui  vous  dira  :  Tel 
condamné  est  mort!  {A-gitation.) 

Ce  condamné,  ce  sera,  car  à  cette  heure  suprême  on  ne  voit  plus  que  le 
mérite  d'un  homme,  ce  sera  un  publiciste  célèbre,  un  historien  renommé, 


LA  DÉPORTATION.  197 

un  écrivain  illustre,  un  orateur  fameux.  Vous  prêterez  l'oreille  à  ce  bruit 
sinistre,  vous  calculerez  le  petit  nombre  de  mois  écoulés,  et  vous  frisson- 
nerez! [Murmures  a  droite.  —  TJive  approbation  a  gauche.) 

Ah  !  vous  le  voyez  bien  !  c'est  la  peine  de  mort  !  la  peine  de  mort  déses- 
pérée !  c'est  quelque  chose  de  pire  que  l'échafaud  !  c'est  la  peine  de  mort  sans 
le  dernier  regard  au  ciel  de  la  patrie  !  (  Bravos  répétés  à  gauche.  ) 

Vous  ne  le  voudrez  pas!  vous  rejetterez  la  loi!  {Mouvement.)  Ce  grand 
principe,  l'abolition  de  la  peine  de  mort  en  matière  politique,  ce  généreux 
principe  tombé  de  la  large  main  du  peuple,  vous  ne  voudrez  pas  le  ressaisir! 
Vous  ne  voudrez  pas  le  reprendre  furtivement  à  la  France,  qui,  loin  d'en 
attendre  de  vous  l'abolition,  en  attend  de  vous  le  complément!  Vous  ne 
voudrez  pas  raturer  ce  décret,  l'honneur  de  la  révolution  de  Février!  Vous 
ne  voudrez  pas  donner  un  démenti  à  ce  qui  était  plus  même  que  le  cri  de  la 
conscience  populaire,  à  ce  qui  était  le  cri  de  la  conscience  humaine!  {Uive 
adhésion  a  gauche.  —  Murmures  a  droite,  ) 

Je  sais,  messieurs,  que  toutes  les  fois  que  nous  tirons  de  ce  mot,  la  con- 
science, tout  ce  qu'on  en  doit  tirer,  selon  nous,  nous  avons  le  malheur  de 
faire  sourire  de  bien  grands  politiques.  (^  droite  :  C'eHvrai!  —  A.  gauche  :  Ils 
en  conviennent!)  Dans  le  premier  moment,  ces  grands  politiques  ne  nous 
croient  pas  incurables,  ils  prennent  pitié  de  nous,  ils  consentent  à  traiter 
cette  infirmité  dont  nous  sommes  atteints,  la  conscience,  et  ils  nous  oppo- 
sent avec  bonté  la  raison  d'état.  Si  nous  persistons,  oh!  alors  ils  se  fâchent, 
ils  nous  déclarent  que  nous  n'entendons  rien  aux  affaires,  que  nous  n'avons 
pas  le  sens  politique,  que  nous  ne  sommes  pas  des  hommes  sérieux,  et... 
comment  vous  dirai-je  cela.?  ma  foi!  ils  nous  disent  un  gros  mot,  la  plus 
grosse  injure  qu'ils  puissent  trouver,  ils  nous  appellent  poètes!  {On  rit.) 

Ils  nous  affirment  que  tout  ce  que  nous  croyons  trouver  dans  notre 
conscience,  la  foi  au  progrès,  l'adoucissement  des  lois  et  des  mœurs,  l'accep- 
tation des  principes  dégagés  par  les  révolutions,  l'amour  du  peuple,  le 
dévouement  à  la  liberté,  le  fanatisme  de  la  grandeur  nationale,  que  tout 
cela,  bon  en  soi  sans  doute,  mène,  dans  l'application,  droit  aux  déceptions 
et  aux  chimères,  et  que,  sur  toutes  ces  choses,  il  faut  s'en  rapporter,  selon 
l'occasion  et  la  conjoncture,  à  ce  que  conseille  la  raison  d'état.  La  raison 
d'état!  ah  !  c'est  là  le  grand  mot!  et  tout  à  l'heure  je  le  distinguais  au  milieu 
d'une  interruption. 

Messieurs,  j'examine  la  raison  d'état  ;  je  me  rappelle  tous  les  mauvais 
conseils  qu'elle  a  déjà  donnés.  J'ouvre  l'histoire,  je  vois  dans  tous  les  temps 
toutes  les  bassesses,  toutes  les  indignités,  toutes  les  turpitudes,  toutes  les 
lâchetés,  toutes  les  cruautés  que  la  raison  d'état  a  autorisées  ou  qu'elle  a 
faites.  Marat  l'invoquait  aussi  bien  que  Louis  XI  j  elle  a  fait  le  Deux  sep 


198  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

tcmbre  après  avoir  fait  la  Saint-Barthélémy  j  elle  a  laissé  sa  trace  dans  les 
Cévennes,  et  elle  l'a  laissée  à  Sinnamaryj  c'est  elle  qui  a  dressé  les  guillotines 
de  Robespierre,  et  c'est  elle  qui  dresse  les  potences  de  Haynau  !  {Mouvement.) 
Ah  !  mon  cœur  se  soulève  !  Ah  !  je  ne  veux,  je  ne  veux,  moi,  ni  de  la  poli- 
tique de  la  guillotine,  ni  de  la  politique  de  la  potence,  ni  de  Marat,  ni  de 
Haynau ,  ni  de  votre  loi  de  déportation  !  (  Bravos  prolongés.  )  Et  quoi  qu'on 
fasse ,  quoi  qu'il  arrive ,  toutes  les  fois  qu'il  s'agira  de  chercher  une  inspiration 
ou  un  conseil,  je  suis  de  ceux  qui  n'hésiteront  jamais  entre  cette  vierge  qu'on 
appelle  la  conscience  et  cette  prostituée  qu'on  appelle  la  raison  d'état. 
[Immense  acclamation  à  gauche.  ) 

Je  ne  suis  qu'un  poëte,  je  le  vois  bien! 

Messieurs,  s'il  était  possible,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  ce  que  j'éloigne  pour 
ma  part  de  toutes  mes  forces,  s'il  était  possible  que  cette  Assemblée  adoptât 
la  loi  qu'on  lui  propose,  il  y  aurait,  je  le  dis  à  regret,  il  y  aurait  un  spectacle 
douloureux  à  mettre  en  regard  de  la  mémorable  journée  que  je  vous  rappe- 
lais en  commençant  j  ce  serait  une  époque  de  calme  défaisant  à  loisir  ce  qu'a 
fait  de  grand  et  de  bon ,  dans  une  sorte  d'improvisation  sublime ,  une  époque 
de  tempête.  {Très  bien!)  Ce  serait  la  violence  dans  le  sénat,  contrastant  avec 
la  sagesse  dans  la  place  publique.  {Bravo  à  gauche.)  Ce  serait  les  hommes 
d'état  se  montrant  aveugles  et  passionnés  là  où  les  hommes  du  peuple  se 
sont  montrés  intelligents  et  justes!  {Murmures  à  droite.)  Oui,  intelligents  et 
justes!  Messieurs,  savez-vous  ce  que  faisait  le  peuple  de  Février  en  procla- 
mant la  clémence  }  Il  fermait  la  porte  des  révolutions.  Et  savez-vous  ce  que 
vous  faites  en  décrétant  les  vengeances.'^  Vous  la  rouvrez.  {Mouvement pro- 
lon^.) 

Messieurs,  cette  loi,  dit-on,  n'aura  pas  d'effet  rétroacJf  et  est  destinée  à 
ne  régir  que  l'avenir.  Ah!  puisque  vous  prononcez  ce  mot,  l'avenir,  c'est 
précisément  sur  ce  mot  et  sur  ce  qu'il  contient  que  je  vous  engage  à  réflé- 
chir. Voyons,  pour  qui  faites-vous  cette  loi.^^  Le  savez-vous .^^  {Afftation  sur 
tous  les  bancs.  ) 

Messieurs  de  la  majorité,  vous  êtes  victorieux  en  ce  moment,  vous  êtes 
les  plus  forts,  mais  êtes-vous  sûrs  de  l'être  toujours.?  {Longue  rumeur  à  droite.) 

Ne  l'oubliez  pas,  le  glaive  de  la  pénalité  politique  n'appartient  pas  à  la 
justice,  il  appartient  au  hasard.  {L'agitation  redouble.)  Il  passe  au  vainqueur 
avec  la  fortune.  Il  fait  partie  de  ce  mobilier  révolutionnaire  que  tout  coup 
d'état  heureux,  que  toute  émeute  triomphante  trouve  dans  la  rue  et  ramasse 
le  lendemain  de  la  victoire,  et  il  a  cela  de  fatal,  ce  terrible  glaive,  que  cha- 
que parti  est  destiné  tour  à  tour  à  le  tenir  dans  sa  main  et  à  le  sentir  sur  sa 
tête.  {Sensation générale.) 

Ah!  quand  vous  combinez  une  de  cçs  lois  de  vengeance  {Non!  non!  a 


LA  DÉPORTATION.  I99 

droite)  y  que  les  partis  vainqueurs  appellent  lois  de  justice  dans  la  bonne  foi 
de  leur  fanatisme,  vous  êtes  bien  imprudents  d'aggraver  les  peines  et  de 
multiplier  les  rigueurs.  Quant  à  moi,  je  ne  sais  pas  moi-même,  dans  cette 
époque  de  trouble,  l'avenir  qui  m'est  réservé  j  je  plains  d'une  pitié  fraternelle 
toutes  les  victimes  actuelles,  toutes  les  victimes  possibles  de  nos  temps 
révolutionnaires.  Je  hais  et  je  voudrais  briser  tout  ce  qui  peut  servir  d'arme 
aux  violences.  Or  cette  loi  que  vous  faites  est  une  loi  redoutable  qui  peut 
avoir  d'étranges  contre-coups,  c'est  une  loi  perfide  dont  les  retours  sont 
inconnus.  Et  peut-être,  au  moment  où  je  vous  parle,  savez-vous  qui  je 
défends  contre  vous  }  C'est  vous  !  {Fropnde  sensation.  ) 

Oui,  j'y  insiste,  vous  ne  savez  pas  vous-mêmes  ce  qu'à  un  jour  donné,  ce 
que,  dans  des  circonstances  possibles,  votre  propre  loi  fera  de  vous!  {Ji^ta- 
tion  inexprimable.  Les  interruptions  se  croisent.  ) 

Vous  vous  récriez  de  ce  côté,  vous  ne  croyez  pas  à  mes  paroles.  {A.  droite  : 
Non!  non!)  Voyons.  Vous  pouvez  fermer  les  yeux  à  l'avenir  j  mais  les  fer- 
merez-vous  au  passé  }  L'avenir  se  conteste,  le  passé  ne  se  récuse  pas.  Eh  bien  ! 
tournez  la  tête,  regardez  à  quelques  années  en  arrière.  Supposez  que  les 
deux  révolutions  survenues  depuis  vingt  ans  aient  été  vaincues  par  la  royauté, 
supposez  que  votre  loi  de  déportation  eût  existé  alors,  Charles  X  aurait  pu 
l'appliquer  à  M.  Thiers,  et  Louis-Philippe  à  M.  Odilon  Barrot.  {uApplaudis- 
sements  a  gauche.  ) 

M.  Odilon  Barrot,  se  levant.  —  Je  demande  à  l'orateur  la  permission 
de  l'interrompre. 

M.  Victor  Hugo.  —  Volontiers. 

M.  Odilon  Barrot.  —  Je  n'ai  jamais  conspiré  j  j'ai  soutenu  le  dernier 
la  monarchie i  je  ne  conspirerai  jamais,  et  aucune  justice  ne  pourra  pas  plus 
m'atteindre  dans  l'avenir  qu'elle  n'aurait  pu  m'atteindre  dans  le  passé.  (  Trh 
bien  !  a  droite.  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  M.  Odilon  Barrot,  dont  j'honore  le  noble  carac- 
tère, s'est  mépris  sur  le  sens  de  mes  paroles.  Il  a  oublié  qu'au  moment  où  je 
parlais,  je  ne  parlais  pas  de  la  justice  juste,  mais  de  la  justice  injuste,  de  la 
justice  politique,  de  la  justice  des  partis.  Or  la  justice  injuste  frappe  l'homme 
juste,  et  pouvait  et  peut  encore  frapper  M.  Odilon  Barrot.  C'est  ce  que  j'ai 
dit,  et  c'est  ce  que  je  maintiens.  {Kéclamations à  droite.) 

Quand  je  vous  parle  des  revanches  de  la  destinée  et  de  tout  ce  qu'une 
pareille  loi  peut  contenir  de  contre-coups,  vous  murmurez.  Eh  bien!  j'in- 
siste encore!  et  je  vous  préviens  seulement  que,  si  vous  murmurez  main- 
tenant, vous  murmurerez  contre  l'histoire.  {Le  silence  se  rétablit.  —  Ecoute^!) 

De  tous  les  hommes  qui  ont  dirigé  le  gouvernement  ou  dominé  l'opinion 
depuis  soixante  ans,  il  n'en  est  pas  un,  pas  un,  entendez-vous  bien.''  qui  n'ait 


200  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 

été  précipité,  soit  avant,  soit  après.  Tous  les  noms  qui  rappellent  des 
triomphes  rappellent  aussi  des  catastrophes  5  l'histoire  les  désigne  par  'des 
synonymes  où  sont  empreintes  leurs  disgrâces ,  tous ,  depuis  le  captif  d'Ol- 
mutz,  qui  avait  été  La  Fayette,  jusqu'au  déporté  de  Sainte-Hélène,  qui  avait 
été  Napoléon.  {^Mouvement.) 

Voyez  et  réfléchissez.  Qui  a  repris  le  trône  de  France  en  1814.'^  L'exilé  de 
Hartwell.  Qui  a  régné  après  1830.?  Le  proscrit  de  Reichenau,  redevenu 
aujourd'hui  le  banni  de  Claremont.  Qui  gouverne  en  ce  moment .f*  Le  pri- 
sonnier de  Ham.  [Profonde  sensation.)  Faites  des  lois  de  proscription  main- 
tenant !  (  Bravo  !  a  gauche.  ) 

Ah  !  que  ceci  vous  instruise  !  Que  la  leçon  des  uns  ne  soit  pas  perdue  pour 
l'orgueil  des  autres  ! 

L'avenir  est  un  édifice  mystérieux  que  nous  bâtissons  nous-mêmes  de  nos 
propres  mains  dans  l'obscurité,  et  qui  doit  plus  tard  nous  servir  à  tous  de 
demeure.  Un  jour  vient  où  il  se  referme  sur  ceux  qui  l'ont  bâti.  Ah  !  puisque 
nous  le  construisons  aujourd'hui  pour  l'habiter  demain,  puisqu'il  nous  attend, 
puisqu'il  nous  saisira  sans  nul  doute,  composons-le  donc,  cet  avenir,  avec  ce 
que  nous  avons  de  meilleur  dans  l'âme,  et  non  avec  ce  que  nous  avons  de 
pirej  avec  l'amour,  et  non  avec  la  colère  ! 

Faisons-le  rayonnant  et  non  ténébreux  !  faisons-en  un  palais  et  non  une 
prison  ! 

Messieurs,  la  loi  qu'on  vous  propose  est  mauvaise,  barbare,  inique.  Vous 
la  repousserez.  J'ai  foi  dans  votre  sagesse  et  dans  votre  humanité.  Songez-y 
au  moment  du  vote.  Quand  les  hommes  mettent  dans  une  loi  l'injustice. 
Dieu  y  met  la  justice,  et  il  frappe  avec  cette  loi  ceux  qui  l'ont  faite.  {Mouve- 
ment général  et  prolongé.  ) 

Un  dernier  mot,  ou,  pour  mieux  dire,  une  dernière  prière,  une  dernière 
supplication. 

Ah!  croyez-moi,  je  m'adresse  à  vous  tous,  hommes  de  tous  les  partis  qui 
siégez  dans  cette  enceinte ,  et  parmi  lesquels  il  y  a  sur  tous  ces  bancs  tant  de 
cœurs  élevés  et  tant  d'intelligences  généreuses,  croyez-moi,  je  vous  parle 
avec  une  profonde  conviction  et  une  profonde  douleur,  ce  n'est  pas  un  bon 
emploi  de  notre  temps  que  de  faire  des  lois  comme  celle-ci  !  {Très  bien!  ceB 
vrai!)  Ce  n'est  pas  un  bon  emploi  de  notre  temps  que  de  nous  tendre  les 
uns  aux  autres  des  embûches  dans  une  pénalité  terrible  et  obscure,  et  de 
creuser  pour  nos  adversaires  des  abîmes  de  misère  et  de  souffrance  où  nous 
tomberons  peut-être  nous-mêmes!  {Agitation.) 

Mon  Dieu  !  quand  donc  cesserons-nous  de  nous  menacer  et  de  nous  dé- 
chirer ?  Nous  avons  pourtant  autre  chose  à  faire  !  Nous  avons  autour  de  nous 
les  travailleurs  qui  demandent  des  ateliers,  les  enfants  qui  demandent  des 


LA  DEPORTATION.  201 

écoles,  les  vieillards  qui  demandent  des  asiles,  le  peuple  qui  demande  du 
pain,  la  France  qui  demande  de  la  gloire  !  [Mouvements  divers.  ) 

Nous  avons  une  société  nouvelle  à  faire  sortir  des  entrailles  de  la  société 
ancienne,  et,  quant  à  moi,  je  suis  de  ceux  qui  ne  veulent  sacrifier  ni  l'enfant 
ni  la  mère.  {Mouvement)  Ah!  nous  n'avons  pas  le  temps  de  nous  haïr! 
[Nouveau  mouvement.  ) 

La  haine  dépense  de  la  force,  et,  de  toutes  les  manières  de  dépenser  de 
la  force,  c'est  la  plus  mauvaise.  (  Tm  ^/V» .' ^^z^o .')  Réunissons  fraternellement 
tous  nos  efforts,  au  contraire,  dans  un  but  commun,  le  bien  du  pays.  Au 
lieu  d'échafauder  péniblement  des  lois  d'irritation  et  d'animosité,  des  lois 
qui  calomnient  ceux  qui  les  font,  cherchons  ensemble,  et  cordialement,  la 
solution  du  redoutable  problème  de  civilisation  qui  nous  est  posé,  et  qui 
contient,  selon  ce  que  nous  en  saurons  faire,  les  catastrophes  les  plus  fatales 
ou  le  plus  magnifique  avenir.  [Bravo!  à  gauche.  ) 

Nous  sommes  une  génération  prédestinée,  nous  touchons  à  une  crise 
décisive,  et  nous  avons  de  bien  plus  grands  et  de  bien  plus  effrayants  devoirs 
que  nos  pères.  Nos  pères  n'avaient  que  la  France  à  servir  j  nous,  nous  avons 
la  France  à  sauver.  Non,  nous  n'avons  pas  le  temps  de  nous  haïr!  [Mouvement 
prolongé.  )  Je  vote  contre  le  projet  de  loi  !  [^Acclamations  a  gauche  et  longs  applau- 
dissements. —  ha  séance  eli  suspendue,  pendant  que  tout  le  coté  gauche  en  masse  descend 
et  vient  féliciter  l'orateur  au  pied  de  la  tribune.  ) 


202  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 


VI 
LE  SUFFRAGE  UNIVERSELS. 

21  mai  1850. 

Messieurs,  la  révolution  de  Février,  et,  pour  ma  part,  puisqu'elle  semble 
vaincue,  puisqu'elle  est  calomniée,  je  chercherai  toutes  les  occasions  de  la 
glorifier  dans  ce  qu'elle  a  fait  de  magnanime  et  de  beau  (Très  bien  !  très  bien  !) , 
la  révolution  de  Février  avait  eu  deux  magnifiques  pensées,  La  première,  je 
vous  le  rappelais  l'autre  jour,  ce  fut  de  monter  jusqu'aux  sommets  de  l'ordre 
politique  et  d'en  arracher  la  peine  de  mortj  la  seconde,  ce  fut  d'élever  subite- 
ment les  plus  humbles  régions  de  l'ordre  social  au  niveau  des  plus  hautes  et 
d'y  installer  la  souveraineté. 

Double  et  pacifique  victoire  du  progrès  qui,  d'une  part,  relevait  l'huma- 
nité, qui,  d'autre  part,  constituait  le  peuple,  qui  emplissait  de  lumière  en 
même  temps  le  monde  politique  et  le  monde  social ,  et  qui  les  régénérait  et 
les  consolidait  tous  deux  à  la  fois  :  l'un  par  la  clémence,  l'autre  par  l'égalité. 
{Bravo!  à  gauche.) 

Messieurs,  le  grand  acte,  tout  ensemble  politique  et  chrétien,  par  lequel 
la  révolution  de  Février  fit  pénétrer  son  principe  jusque  dans  les  racines 
mêmes  de  l'ordre  social ,  fut  l'établissement  du  suffrage  universel  :  fait  capital , 
fait  immense,  événement  considérable  qui  introduisit  dans  l'état  un  élément 
nouveau,  irrévocable,  définitif.  Remarquez-en,  messieurs,  toute  la  portée. 
Certes,  ce  fut  une  grande  chose  de  reconnaître  le  droit  de  tous,  de  composer 
l'autorité  universelle  de  la  somme  des  libertés  individuelles,  de  dissoudre  ce 
qui  restait  des  castes  dans  l'unité  auguste  d'une  souveraineté  commune,  et 
d'emplir  du  même  peuple  tous  les  compartiments  du  vieux  monde  social  j 
certes,  cela  fut  grand 5  mais,  messieurs,  c'est  surtout  dans  son  action  sur  les 
classes  qualifiées  jusqu'alors  classes  inférieures  qu'éclate  la  beauté  du  suffrage 
universel.  (RJres  ironiques  à  droite.) 

Messieurs,  vos  rires  me  contraignent  d'y  insister.  Oui,  le  merveilleux  côté 

(^)  Ce  discours  fut  prononcé  durant  la  discussion  du  projet  qui  devint  la  funeste  loi  du 
31  mai  1850.  {Note  de  l'Édition  de  i8j^.) 

Ce  projet  avait  été  préparé,  de  complicité  avec  M.  Louis  Bonaparte,  par  une  commission 
spéciale  de  dix-sept  membres.  (Phrase  ajoutée  en  iSjj.) 


LE  SUFFRAGE  UNIVERSEL.  205 

du  suffrage  universel,  le  côté  efficace,  le  côté  politique,  le  côté  profond,  ce 
ne  fut  pas  de  lever  le  bizarre  interdit  électoral  qui  pesait,  sans  qu'on  pût 
deviner  pourquoi ,  — -  mais  c'était  la  sagesse  des  grands  hommes  d'état  de  ce 
temps-là  —  qui  sont  les  mêmes  que  ceux  de  ce  temps-ci...  —  (Rires  appro- 
batip  à  gauche);  ce  ne  fut  pas,  dis-je,  de  lever  le  bizarre  interdit  électoral  qui 
pesait  sur  une  partie  de  ce  qu'on  nommait  la  classe  moyenne ,  et  même  de 
ce  qu'on  nommait  la  classe  élevée  j  ce  ne  fut  pas  de  restituer  son  droit  à 
l'homme  qui  était  avocat,  médecin,  lettré,  administrateur,  officier,  profes- 
seur, prêtre,  magistrat,  et  qui  n'était  pas  électeur j  à  l'homme  qui  était  juré, 
et  qui  n'était  pas  électeur j  à  l'homme  qui  était  membre  de  l'institut,  et  qui 
n'était  pas  électeur j  à  l'homme  qui  était  pair  de  France,  et  qui  n'était  pas 
électeur  :  non,  le  côté  merveilleux,  je  le  répète,  le  côté  profond,  efficace, 
politique,  du  suffi-age  universel,  ce  fut  d'aller  chercher  dans  les  régions  dou- 
loureuses de  la  société,  dans  les  bas-fonds,  comme  vous  dites,  l'être  courbé 
sous  le  poids  des  négations  sociales,  l'être  froissé  qui,  jusqu'alors,  n'avait  eu 
d'autre  espoir  que  la  révolte,  et  de  lui  apporter  l'espérance  sous  une  autre 
forme  [Très  bien!),  et  de  lui  dire  :  Vote!  ne  te  bats  plus.  Ce  fut  de  rendre  sa 
part  de  souveraineté  à  celui  qui  jusque-là  n'avait  eu  que  sa  part  de  souf- 
france !  Ce  fut  d'aborder  dans  ses  ténèbres  matérielles  et  morales  l'infortuné 
qui,  dans  les  extrémités  de  sa  détresse,  n'avait  d'autre  arme,  d'autre  défense, 
d'autre  ressource  que  la  violence,  et  de  lui  retirer  la  violence,  et  de  lui 
remettre  dans  les  mains,  à  la  place  de  la  violence,  le  droit!  {Bravos prolongés.) 

Oui,  la  grande  sagesse  de  cette  révolution  de  Février  qui,  prenant  pour 
base  de  la  politique  l'évangile  {à  droite  :  Quelle  impiété!),  institua  le  suffrage 
universel,  sa  grande  sagesse,  et  en  même  temps  sa  grande  justice,  ce  ne  fut 
pas  seulement  de  confondre  et  de  dignifier  dans  l'exercice  du  même  pouvoir 
souverain  le  bourgeois  et  le  prolétaire  j  ce  fut  d'aller  chercher  dans  l'accable- 
ment, dans  le  délaissement,  dans  l'abandon,  dans  cet  abaissement  qui  con- 
seille si  mal,  l'homme  de  désespoir,  et  de  lui  dire  :  Espère!  l'homme  de 
colère,  et  de  lui  dire  :  Raisonne!  le  mendiant,  comme  on  l'appelle,  le  vaga- 
bond, comme  on  l'appelle,  le  pauvre,  l'indigent,  le  déshérité,  le  malheu- 
reux, le  misérable,  comme  on  l'appelle,  et  de  le  sacrer  citoyen!  {Acclamation 
a  gauche.) 

Voyez,  messieurs,  comme  ce  qui  est  profondément  juste  est  toujours  en 
même  temps  profondément  politique  :  le  suffiage  universel,  en  donnant  un 
bulletin  à  ceux  qui  souffient,  leur  ôte  le  fusil.  En  leur  donnant  la  puissance, 
il  leur  donne  le  calme.  Tout  ce  qui  grandit  l'homme  l'apaise. 

Le  suffiage  universel  dit  à  tous,  et  je  ne  connais  pas  de  plus  admirable 
formule  de  la  paix  publique  :  Soyez  tranquilles,  vous  êtes  souverains. 
{Sensation.) 


204  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Il  ajoute  :  Vous  souffrez?  eh  bien!  n'aggravez  pas  vos  souffrances,  n'aggravez 
pas  les  détresses  publiques  par  la  révolte.  Vous  souffrez.?  eh  bien!  vous  allez 
travailler  vous-mêmes,  dès  à  présent,  au  grand  œuvre  de  la  destruction  de  la 
misère,  par  des  hommes  qui  seront  à  vous,  par  des  hommes  en  qui  vous 
mettrez  votre  âme,  et  qui  seront,  en  quelque  sorte,  votre  main.  Soyez 
tranquilles. 

Puis,  pour  ceux  qui  seraient  tentés  d'être  récalcitrants,  il  dit  : 

—  Avez-vous  voté.f^  Oui.  Vous  avez  épuisé  votre  droit,  tout  est  dit. 
Quand  le  vote  a  parlé,  la  souveraineté  a  prononcé.  Il  n'appartient  pas  à  une 
fraction  de  défaire  ni  de  refaire  l'œuvre  collective.  Vous  êtes  citoyens,  vous 
êtes  libres,  votre  heure  reviendra,  sachez  l'attendre.  En  attendant,  parlez, 
écrivez,  discutez,  contestez,  enseignez,  éclairez j  éclairez-vous,  éclairez  les 
autres.  Vous  avez  à  vous,  aujourd'hui,  la  vérité,  demain  la  souveraineté, 
vous  êtes  forts.  Quoi!  deux  modes  d'action  sont  à  votre  disposition,  le  droit 
du  souverain  et  le  rôle  du  rebelle,  vous  choisiriez  le  rôle  du  rebelle!  ce  serait 
une  sottise  et  ce  serait  un  crime.  {^A.pplaudissements  a  gauche,^ 

Voilà  les  conseils  que  donne  aux  classes  souffrantes  le  suffrage  universel. 
[Ouil  oui!  à  gauche.  —  Kires  a  droite.)  Messieurs,  dissoudre  les  animosités, 
désarmer  les  haines,  faire  tomber  la  cartouche  des  mains  de  la  misère,  relever 
l'homme  injustement  abaissé  et  assainir  l'esprit  malade  par  ce  qu'il  y  a  de 
plus  pur  au  monde,  le  sentiment  du  droit  librement  exercé j  reprendre  à 
chacun  le  droit  de  force,  qui  est  le  fait  naturel,  et  lui  rendre  en  échange  la 
part  de  souveraineté,  qui  est  le  fait  social j  montrer  aux  souffrances  une  issue 
vers  la  lumière  et  le  bien-être  j  éloigner  les  échéances  révolutionnaires  et 
donner  à  la  société,  avertie,  le  temps  de  s'y  préparer j  inspirer  aux  masses 
cette  patience  forte  qui  fait  les  grands  peuples  :  voilà  l'œuvre  du  suffrage 
universel  {sensation  profonde) ,  œuvre  éminemment  sociale  au  point  de  vue  de 
l'état,  éminemment  morale  au  point  de  vue  de  l'individu. 

Méditez  ceci,  en  effet  :  sur  cette  terre  d'égalité  et  de  liberté,  tous  les 
hommes  respirent  le  même  air  et  le  même  droit.  (Mouvement.)  Il  y  a  dans 
l'année  un  jour  où  celui  qui  vous  obéit  se  voit  votre  pareil,  où  celui  qui 
vous  sert  se  voit  votre  égal,  où  chaque  citoyen,  entrant  dans  la  balance  uni- 
verselle, sent  et  constate  la  pesanteur  spécifique  du  droit  de  cité,  et  où  le 
plus  petit  fait  équilibre  au  plus  grand.  {Bravo  !  à  gauche.  —  On  rit  à  droite.)  Il 
y  a  un  jour  dans  l'année  où  le  gagne-pain,  le  journalier,  le  manœuvre, 
l'homme  qui  porte  des  fardeaux,  l'homme  qui  casse  des  pierres  au  bord  des 
routes,  juge  le  sénat,  prend  dans  sa  mam,  durcie  par  le  travail,  les  ministres, 
les  représentants,  le  président  de  la  République,  et  dit  :  La  puissance,  c'est 
moi!  Il  y  a  un  jour  dans  l'année  où  le  plus  imperceptible  citoyen,  où  l'atome 
social  participe  à  la  vie  immense  du  pays  tout  entier,  où  la  plus  étroite  poi- 


LE  SUFFRAGE  UNIVERSEL.  205 

trine  se  dilate  à  l'air  vaste  des  affaires  publiques j  un  jour  où  le  plus  faible 
sent  en  lui  la  grandeur  de  la  souveraineté  nationale,  où  le  plus  humble  sent 
en  lui  l'âme  de  la  patrie!  {applaudissements  à  gauche.  —  Kjres  et  bruit  à  droite.) 
Quel  accroissement  de  dignité  pour  l'individu,  et  par  conséquent  de  mora- 
lité! Quelle  satisfaction,  et  par  conséquent  quel  apaisement!  Regardez 
l'ouvrier  qui  va  au  scrutin.  Il  y  entre,  avec  le  front  triste  du  prolétaire 
accablé,  il  en  sort  avec  le  regard  d'un  souverain.  {A.cclamations  à  gauche.  — 
Kires  à  droite.  ) 

Or  qu'est-ce  que  tout  cela,  messieurs.?  C'est  la  fin  de  la  violence,  c'est  la 
fin  de  la  force  brutale,  c'est  la  fin  de  l'émeute,  c'est  la  fin  du  fait  matériel,  et 
c'est  le  commencement  du  fait  moral.  {Mouvement.)  C'est,  si  vous  permettez 
que  je  rappelle  mes  propres  paroles,  le  droit  d'insurrection  aboli  par  le  droit 
de  suffTa.gc.  {^approbation  à  gauche.) 

Eh  bien  !  vous ,  législateurs  chargés  par  la  Providence  de  fermer  les  abîmes 
et  non  de  les  ouvrir,  vous  qui  êtes  venus  pour  consolider  et  non  pour 
ébranler,  vous,  représentants  de  ce  grand  peuple  de  l'initiative  et  du  pro- 
grès, vous,  hommes  de  sagesse  et  de  raison,  qui  comprenez  toute  la  sainteté 
de  votre  mission,  et  qui,  certes,  n'y  faillirez  pas,  savez-vous  ce  que  vient 
faire  aujourd'hui  cette  loi  fatale,  cette  loi  aveugle  qu'on  ose  si  imprudem- 
ment vous  présenter.?  {Projbnd  silence.  ) 

Elle  vient,  je  le  dis  avec  un  frémissement  d'angoisse,  je  le  dis  avec 
l'anxiété  douloureuse  du  bon  citoyen  épouvanté  des  aventures  où  l'on  préci- 
pite la  patrie,  elle  vient  proposer  à  l'Assemblée  l'abolition  du  droit  de 
suffrage  pour  les  classes  souffrantes,  et,  par  conséquent,  je  ne  sais  quel  réta- 
blissement abominable  et  impie  du  droit  d'insurrection.  {Mouvement prolongé.) 
Voilà  toute  la  situation  en  deux  mots.  (  Nouveau  mouvement.  ) 
Oui,  messieurs,  ce  projet,  qui  est  toute  une  politique,  fait  deux  choses  : 
il  fait  une  loi,  et  il  crée  une  situation. 

Une  situation  grave,  inattendue,  nouvelle,  menaçante,  compliquée, 
terrible. 

Allons  au  plus  pressé.  Le  tour  de  la  loi,  considérée  en  elle-même,  viendra. 
Examinons  d'abord  la  situation. 

Quoi!  après  deux  années  d'agitation  et  d'épreuves,  inséparables,  il  faut 
bien  le  dire,  de  toute  grande  commotion  sociale,  le  but  était  atteint! 

Quoi!  la  paix  était  faite!  Quoi!  le  plus  difficile  de  la  solution,  le  procédé, 
était  trouvé,  et,  avec  le  procédé,  la  certitude.  Quoi!  le  mode  de  création 
pacifique  du  progrès  était  substitué  au  mode  violent  j  les  impatiences  et  les 
colères  avaient  désarmé  j  l'échange  du  droit  de  révolte  contre  le  droit  de 
suffrage  était  consommé j  l'homme  des  classes  souffrantes  avait  accepté,  il 
avait  doucement  et  noblement  accepté.  Nulle  agitation,  nulle  turbulence. 


206  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Le  malheureux  s'était  senti  rehaussé  par  la  confiance  sociale.  Ce  nouveau 
citoyen,  ce  souverain  restauré,  était  entré  dans  la  cité  avec  une  dignité 
sereine.  {A.pplaudissements  à  gauche.  —  Depuis  quelques  inBants,  un  bruit  presque 
continuel,  venant  de  certains  bancs  de  la  droite,  se  mêle  a  la  voix  de  l'orateur.  M.  'Uictor 
Hugo  s'interrompt  et  se  tourne  vers  la  droite.  ) 

Messieurs,  je  sais  bien  que  ces  interruptions  calculées  et  systématiques 
{dénégations  à  droite.  —  Oui!  oui!  à  gauche)  ont  pour  but  de  déconcerter  la 
pensée  de  l'orateur  [C'eli  vrai!)  et  de  lui  ôter  la  liberté  d'esprit,  ce  qui  est 
une  manière  de  lui  ôter  la  liberté  de  la  parole.  {Très  bien!)  Mais  c'est  là  vrai- 
ment un  triste  jeu,  et  peu  digne  d'une  grande  assemblée.  {Dénégations  à 
droite.)  Quant  à  moi,  je  mets  le  droit  de  l'orateur  sous  la  sauvegarde  de  la 
majorité  vraie,  c'est-à-dire  de  tous  les  esprits  généreux  et  justes  qui  siègent 
sur  tous  les  bancs  et  qui  sont  toujours  les  plus  nombreux  parmi  les  élus  d'un 
grand  peuple.  (  Très  bien!  à  gauche.  ) 

Je  reprends  :  La  vie  publique  avait  saisi  le  prolétaire  sans  l'étonner  ni 
l'enivrer.  Les  jours  d'élection  étaient  pour  le  pays  mieux  que  des  jours  de 
fête,  c'étaient  des  jours  de  calme.  {C'elivrai!)  En  présence  de  ce  calme,  le 
mouvement  des  affaires,  des  transactions,  du  commerce,  de  l'industrie,  du 
luxe,  des  arts,  avait  repris 5  les  pulsations  de  la  vie  régulière  revenaient.  Un 
admirable  résultat  était  obtenu.  Un  imposant  traité  de  paix  était  signé  entre 
ce  qu'on  appelle  encore  le  haut  et  le  bas  de  la  société.  (  Oui!  oui!) 

Et  c'est  là  le  moment  que  vous  choisissez  pour  tout  remettre  en  question  ! 
Et  ce  traité  signé,  vous  le  déchirez!  {Mouvement.)  Et  c'est  précisément  cet 
homme,  le  dernier  sur  l'échelle  de  vie,  qui,  maintenant,  espérait  remonter 
peu  à  peu  et  tranquillement,  c'est  ce  pauvre,  c'est  ce  malheureux,  naguère 
redoutable,  maintenant  réconcilié,  apaisé,  confiant,  fraternel,  c'est  lui  que 
votre  loi  va  chercher!  Pourquoi?  Pour  faire  une  chose  insensée,  indigne, 
odieuse,  anarchique,  abominable!  pour  lui  reprendre  son  droit  de  suffrage! 
pour  l'arracher  aux  idées  de  paix,  de  conciliation,  d'espérance,  de  justice,  de 
concorde,  et,  par  conséquent,  pour  le  rendre  aux  idées  de  violence!  Mais 
quels  hommes  de  désordre  ctes-vous  donc!  {Nouveau  mouvement.) 

Quoi!  le  port  était  trouvé,  et  c'est  vous  qui  recommencez  les  aventures! 
Quoi!  le  pacte  était  conclu,  et  c'est  vous  qui  le  violez! 

Et  pourquoi  cette  violation  du  pacte  ?  pourquoi  cette  agression  en  pleine 
paix.?  pourquoi  ces  emportements?  pourquoi  cet  attentat?  pourquoi  cette 
folie?  Pourquoi?  je  vais  vous  le  dire  :  c'est  parce  qu'il  a  plu  au  peuple,  après 
avoir  nommé  qui  vous  vouliez,  ce  que  vous  avez  trouvé  fort  bon,  de 
nommer  qui  vous  ne  vouliez  pas,  ce  que  vous  trouvez  mauvais.  C'est  parce 
qu'il  a  jugé  dignes  de  son  choix  des  hommes  que  vous  jugiez  dignes  de  vos 
insultes.  C'est  parce  qu'il  est  présumable  qu'il  a  la  hardiesse  de  changer  d'avis 


LE  SUFFRAGE  UNIVERSEL.  207 

sur  votre  compte  depuis  que  vous  êtes  le  pouvoir,  et  qu'il  peut  comparer  les 
actes  aux  programmes,  et  ce  qu'on  avait  promis  avec  ce  qu'on  a  tenu.  {C'dl 
celai)  C'est  parce  qu'il  est  probable  qu'il  ne  trouve  pas  votre  gouvernement 
complètement  sublime.  {Très  bien!  —  On  rit.)  C'est  parce  qu'il  semble  se 
permettre  de  ne  pas  vous  admirer  comme  il  convient.  (  Très  bien!  très  bien!  — 
Mouvement.)  C'est  parce  qu'il  ose  user  de  son  vote  à  sa  fantaisie,  ce  peuple, 
parce  qu'il  paraît  avoir  cette  audace  inouïe  de  s'imaginer  qu'il  est  libre,  et 
que,  selon  toute  apparence,  il  lui  passe  par  la  tête  cette  autre  idée  étrange 
qu'il  est  souverain  {Très  bien!);  c'est,  enfin,  parce  qu'il  a  l'insolence  de  vous 
donner  un  avis  sous  cette  forme  pacifique  du  scrutin  et  de  ne  pas  se  prosterner 
purement  et  simplement  à  vos  pieds.  (  Mouvement.  )  Alors  vous  vous  indignez , 
vous  vous  mettez  en  colère,  vous  déclarez  la  société  en  danger,  vous  vous 
écriez  :  Nous  allons  te  châtier,  peuple!  nous  allons  te  punir,  peuple!  tu  vas 
avoir  aflfaire  à  nous,  peuple!  —  Et  comme  ce  maniaque  de  l'histoire,  vous 
battez  de  verges  l'océan  !  (  acclamation  à  gauche.  ) 

Que  l'Assemblée  me  permette  ici  une  observation  qui,  selon  moi,  éclaire 
jusqu'au  fond,  et  d'un  jour  vrai  et  rassurant,  cette  grande  question  du  suffrage 
universel. 

Quoi!  le  gouvernement  veut  restreindre,  amoindrir,  émonder,  mutiler  le 
suffrage  universel!  Mais  y  a-t-il  bien  réfléchi.?  Mais  voyons,  vous,  ministres, 
hommes  sérieux,  hommes  politiques,  vous  rendez-vous  bien  compte  de  ce 
que  c'est  que  le  suffrage  universel .?  le  suffrage  universel  vrai ,  le  suffrage  uni- 
versel sans  restrictions,  sans  exclusions,  sans  défiances,  comme  la  révolution 
de  Février  l'a  établi ,  comme  le  comprennent  et  le  veulent  les  hommes  de 
progrès.?  {A.u  banc  des  ministres  :  C'eH  de  l'anarchie.  Nous  ne  voulons  pas  de  ça!) 

Je  vous  entends,  vous  me  répondez  :  —  Nous  n'en  voulons  pas!  c'est  le 
mode  de  création  de  l'anarchie  !  —  (  Oui!  oui!  à  droite.  )  Eh  bien  !  c'est  précisé- 
ment tout  le  contraire.  C'est  le  mode  de  création  du  pouvoir.  {Bravo!  a 
gamhe.)  Oui,  il  faut  le  dire  et  le  dire  bien  haut,  et  j'y  insiste,  ceci,  selon 
moi ,  devrait  éclairer  toute  cette  discussion  :  ce  qui  sort  du  suffrage  universel , 
c'est  la  liberté,  sans  nul  doute,  mais  c'est  encore  plus  le  pouvoir  que  la 
liberté! 

Le  suffrage  universel,  au  milieu  de  toutes  nos  oscillations  orageuses,  crée 
un  point  fixe.  Ce  point  fixe,  c'est  la  volonté  nationale  légalement  mani- 
festée, la  volonté  nationale,  robuste  amarre  de  l'état,  ancre  d'airain  qui  ne 
casse  pas  et  que  viennent  battre  vainement  tour  à  tour  le  flux  des  révolutions 
et  le  reflux  des  réactions!  {Profonde sensation.) 

Et,  pour  que  le  suffrage  universel  puisse  créer  ce  point  fixe,  pour  qu'il 
puisse  dégager  la  volonté  nationale  dans  toute  sa  plénitude  souveraine ,  il  faut 
qu'il  n'ait  rien  de  contestable  {C'eB  vrai!  c'eH  cela!)-.,  il  faut  qu'il  soir  bien 


II 


2o8  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

réellement  le  suffrage  universel,  c'est-à-dire  qu'il  ne  laisse  personne,  absolu- 
ment personne  en  dehors  du  votej  qu'il  fasse  de  la  cité  la  chose  de  tous,  sans 
exception;  car,  en  pareille  matière,  faire  une  exception,  c'est  commettre  une 
usurpation  {Bravo  !  à  gauche) -,  il  faut,  en  un  mot,  qu'il  ne  laisse  à  qui  que  ce 
soit  le  droit  redoutable  de  dire  à  la  société  :  Je  ne  te  connais  pas  ! 

A  ces  conditions,  le  suffrage  universel  produit  le  pouvoir,  un  pouvoir 
colossal,  un  pouvoir  supérieur  à  tous  les  assauts,  même  les  plus  terribles j  un 
pouvoir  qui  pourra  être  attaqué,  mais  qui  ne  pourra  être  renversé,  témoin  le 
15  mai,  témoin  le  23  juin  [C eH vrai! c'eH vrai!)-,  un  pouvoir  invincible  parce 
qu'il  pose  sur  le  peuple,  comme  Antée  parce  qu'il  pose  sur  la  terre!  {Mouve- 
ments divers.)  Oui,  grâce  au  suffrage  universel,  vous  créez  et  vous  mettez  au 
service  de  l'ordre  un  pouvoir  où  se  condense  toute  la  force  de  la  nation  j  un 
pouvoir  pour  lequel  il  n'y  a  qu'une  chose  qui  soit  impossible,  c'est  de 
détruire  son  principe,  c'est  de  tuer  ce  qui  l'a  engendré.  {Nouveaux applaudisse- 
ments à  gauche.) 

Grâce  au  suffrage  universel,  dans  notre  époque  où  flottent  et  s'écroulent 
toutes  les  fictions,  vous  trouvez  le  fond  solide  de  la  société.  Ah!  vous  êtes 
embarrassés  du  suffrage  universel,  hommes  d'état!  ah!  vous  ne  savez  que 
faire  du  suffrage  universel  !  Grand  Dieu  !  c'est  le  point  d'appui ,  l'inébranlable 
point  d'appui  qui  suffirait  à  un  Archimède  politique  pour  soulever  le  monde! 
{Lon^e  acclamation  a  gauche.  —  R/m  ironiques  a  droite.  ) 

Ministres,  hommes  qui  nous  gouvernez,  en  détruisant  le  caractère  inté- 
gral du  suffrage  universel,  vous  attentez  au  principe  même  du  pouvoir,  du 
seul  pouvoir  possible  aujourd'hui!  Comment  ne  voyez-vous  pas  cela.f* 

Tenez,  voulez-vous  que  je  vous  le  dise.^^  Vous  ne  savez  pas  vous-mêmes  ce 
que  vous  êtes  ni  ce  que  vous  faites.  Je  n'accuse  pas  vos  intentions,  j'accuse 
votre  aveuglement.  Vous  vous  croyez,  de  bonne  foi,  des  conservateurs,  des 
reconstructeurs  de  la  société,  des  organisateurs.''  Eh  bien!  je  suis  fâché  de 
détruire  votre  illusion;  à  votre  insu,  candidement,  innocemment,  vous  êtes 
des  révolutionnaires  !  {Longue  et  universelle  sensation.  ) 

Oui  !  et  des  révolutionnaires  de  la  plus  dangereuse  espèce ,  des  révolution- 
naires de  l'espèce  naïve!  {Hilarité  générale.)  Vous  avez,  et  plusieurs  d'entre 
vous  l'ont  déjà  prouvé,  ce  talent  merveilleux  de  faire  des  révolutions  sans  le 
voir,  sans  le  vouloir  et  sans  le  savoir,  en  voulant  faire  autre  chose  !  (  On  rit.  — 
Très  bien!  très  bien!)  Vous  nous  dites  :  Soyez  tranquilles!  Vous  saisissez  dans 
vos  mains,  sans  vous  douter  de  ce  que  cela  pèse,  la  France,  la  société,  le  pré- 
sent, l'avenir,  la  civilisation,  et  vous  les  laissez  tomber  sur  le  pavé  par  mal- 
adresse! Vous  faites  la  guerre  à  l'abîme  en  vous  y  jetant  tête  baissée!  {Long 
mouvement.  —  M.  d'Hautpoul  rit.) 

Eh  bien!  l'abîme  ne  s'ouvrira  pas!  {Sensation.)  Le  peuple  ne  sortira  pas  de 


LE  SUFFRAGE  UNIVERSEL.  •  209 

son  calme!  Le  peuple  calme,  c'est  l'avenir  sauvé.  {A.pplaudissements  à  gauche. 
—  Kumeurs  à  droite.  ) 

L'intelligente  et  généreuse  population  parisienne  sait  cela,  voyez-vous,  et, 
je  le  dis  sans  comprendre  que  de  telles  paroles  puissent  éveiller  des  mur- 
mures, Paris  offrira  ce  grand  et  instructif  spectacle  que  si  le  gouvernement 
est  révolutionnaire,  le  peuple  sera  conservateur.  {Bravo!  bravo!  —  Kires  à 
droite.  ) 

Il  a  à  conserver,  en  effet,  ce  peuple,  non  seulement  l'avenir  de  la  France, 
mais  l'avenir  de  toutes  les  nations  !  il  a  à  conserver  le  progrès  humain  dont  la 
France  est  l'âme,  la  démocratie  dont  la  France  est  le  foyer,  et  ce  travail 
magnifique  que  la  France  fait  et  qui,  des  hauteurs  de  la  France,  se  répand 
sur  le  monde,  la  civilisation  par  la  liberté!  {Explosion  de  bravos.)  Oui,  le 
peuple  sait  cela,  et  quoi  qu'on  fasse,  je  le  répète,  il  ne  remuera  pas.  Lui  qui 
a  la  souveraineté,  il  saura  aussi  avoir  la  majesté.  {Mouvement.)  Il  attendra, 
impassible,  que  son  jour,  que  le  jour  infaillible,  que  le  jour  légal  se  lève! 
Comme  il  le  fait  déjà  depuis  huit  mois,  aux  provocations  quelles  qu'elles 
soient,  aux  agressions  quelles  qu'elles  soient,  il  opposera  la  formidable  tran- 
quillité de  la  force,  et  il  regardera,  avec  le  sourire  indigné  et  froid  du 
dédain,  vos  pauvres  petites  lois,  si  furieuses  et  si  faibles,  défier  l'esprit  du 
siècle,  défier  le  bon  sens  public,  défier  la  démocratie,  et  enfoncer  leurs  mal- 
heureux petits  ongles  dans  le  granit  du  suffrage  universel!  {A.cclamation pro- 
longée a  gauche.) 

Messieurs,  un  dernier  mot.  J'ai  essayé  de  caractériser  la  situation.  Avant 
de  descendre  de  cette  tribune,  permettez-moi  de  caractériser  la  loi. 

Cette  loi,  comme  brandon  révolutionnaire,  les  hommes  du  progrès  pour- 
raient la  redouter  j  comme  moyen  électoral,  ils  la  dédaignent. 

Ce  n'est  pas  qu'elle  soit  mal  faite,  au  contraire.  Tout  inefficace  qu'elle  est 
et  qu'elle  sera,  c'est  une  loi  savante,  c'est  une  loi  construite  dans  toutes  les 
règles  de  l'art.  Je  lui  rends  justice.  Tenez,  voyez,  chaque  détail  est  une 
habileté.  Passons,  s'il  vous  plaît,  ce'tte  revue  instructive.  {Nouveaux  rires.  — 
Très  bien!) 

A  la  simple  résidence  décrétée  par  la  Constituante,  elle  substitue  sournoi- 
sement le  domicile.  Au  lieu  de  six  mois,  elle  écrit  trois  ans,  et  elle  dit  :  C'est 
la  même  chose.  {Dénégations  à  droite.)  À  la  place  du  principe  de  la  perma- 
nence des  listes,  nécessaire  à  la  sincérité  de  l'élection,  elle  met,  sans  avoir 
l'air  d'y  toucher  {on  rit),  le  principe  de  la  permanence  du  domicile,  attenta- 
toire au  droit  de  l'électeur.  Sans  en  dire  un  mot,  elle  biffe  l'article  104  du 
code  civil,  qui  n'exige  pour  la  constatation  du  domicile  qu'une  simple  décla- 
ration, et  elle  remplace  cet  article  104  par  le  cens  indirectement  rétabli,  et,  à 
défaut  du  cens,  par  une  sorte  d'assujettissement  électoral  mal  déguisé  de 

ACTES   BT   PAXOLES.   —   I.  I4 

lurKiMcmi 


210  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

l'ouvrier  au  patron,  du  serviteur  au  maître,  du  fils  au  père.  Elle  crée  ainsi, 
imprudence  mêlée  à  tant  d'habiletés,  une  sourde  guerre  entre  le  patron  et 
l'ouvrier,  entre  le  domestique  et  le  maître,  et,  chose  coupable,  entre  le  père 
et  le  fils.  {Mouvement.  —  Ceffvrai!) 

Ce  droit  de  suffrage,  qui,  je  crois  l'avoir  démontré,  fait  partie  de  l'entité 
du  citoyen,  ce  droit  de  suffrage  sans  lequel  le  citoyen  n'est  pas,  ce  droit  qui 
fait  plus  que  le  suivre ,  qui  s'incorpore  à  lui ,  qui  respire  dans  sa  poitrine ,  qui 
coule  dans  ses  veines  avec  son  sang,  qui  va,  vient  et  se  meut  avec  lui,  qui  est 
libre  avec  lui ,  qui  naît  avec  lui  pour  ne  mourir  qu'avec  lui ,  ce  droit  imper- 
dable, essentiel,  personnel,  vivant,  sacré  {on  rit  à  droite),  ce  droit,  qui  est  le 
souffle,  la  chair  et  l'âme  d'un  homme,  votre  loi  le  prend  à  l'homme  et  le 
transporte  à  quoi?  A  la  c]iose  inanimée,  au  logis,  au  tas  de  pierres,  au 
numéro  de  la  maison!  Elle  attache  l'électeur  à  la  glèbe!  {Bravos  à  gauche,  — 
Murmures  à  droite,  ) 

Je  continue  : 

Elle  entreprend,  elle  accomplit,  comme  la  chose  la  plus  simple  du 
monde,  cette  énormité,  de  faire  supprimer  par  le  mandataire  le  titre  du 
mandant.  {Mouvement.)  Quoi  encore.?  Elle  chasse  de  la  cité  légale  des  classes 
entières  de  citoyens,  elle  proscrit  en  masse  de  certaines  professions  libérales, 
les  artistes  dramatiques,  par  exemple,  que  l'exercice  de  leur  art  contraint  à 
changer  de  résidence  à  peu  près  tous  les  ans. 

À  DROITE.  —  Les  comédiens  dehors!  Eh  bien!  tant  mieux. 

M,  Victor  Hugo.  — -  Je  constate,  et  le  Moniteur  constatera  que,  lorsque 
j'ai  déploré  l'exclusion  d'une  classe  de  citoyens  digne  entre  toutes  d'estime  et 
d'intérêt,  de  ce  côté  on  a  ri  et  on  a  dit  :  Tant  mieux! 

A  DROITE.  — -  Oui!  oui! 

M.  Th.  Bac.  —  C'est  l'excommunication  qui  revient.  Vos  pères  jeuient 
les  comédiens  hors  de  l'église,  vous  faites  mieux,  vous  les  jetez  hors  de  la 
société.  (  Très  bien!  a  gauche,  ) 

A  DROITE.  — '  Oui  !  oui  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Passons.  Je  continue  l'examen  de  votre  loi.  Elle 
assimile,  elle  identifie  l'homme  condamné  pour  délit  commun  et  l'écrivain 
frappé  pour  délit  de  presse.  {A  droite  ;  EUe  fait  bien!)  Elle  les  confond  dans  la 
même  indignité  et  dans  la  même  exclusion.  {A  droite  :  Elle  a  raison!)  De  telle 
sorte  que  si  Voltaire  vivait,  comme  le  présent  système,  qui  cache  sous  un 
masque  d'austérité  transparente  son  intolérance  religieuse  et  son  intolérance 
politique  {mouvement)  .y  ferait  certainement  condamner  Voltaire  pour  offense  à 
la  morale  publique  et  religieuse ,..  {A  droite  :  Oui!  oui!  et  l'en  ferait  très  bien!. , . 
■ —  M.  Thiers  et  M.  de  Montalembert  s'agitent  sur  leur  banc.  ) 

M.  Th.  Bac.  —  Et  Béranger!  il  serait  indigne) 


LE  SUFFRAGE  UNIVERSEL.  211 

Autres  voix.  —  Et  M.  Michel  Chevalier! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  n'ai  voulu  citer  aucun  vivant.  J'ai  pris  un  des 
plus  grands  et  des  plus  illustres  noms  qui  soient  parmi  les  peuples,  un  nom 
qui  est  une  gloire  de  la  France,  et  je  vous  dis  :  Voltaire  tomberait  sous  votre 
loi,  et  vous  auriez  sur  la  liste  des  exclusions  et  des  indignités  le  repris  de 
justice  Voltaire.  [Long mouvement.) 

À  droite.  —  Et  ce  serait  très  bien!  {Inexprimable  a^tation  sur  tous  les 
bancs.  ) 

M.  Victor  Hugo  reprend  :  —  Ce  serait  très  bien,  n'est-ce  pas.^*  Oui,  vous 
auriez  sur  vos  listes  d'exclus  et  d'indignes  le  repris  de  justice  Voltaire  {nouveau 
mouvement).,  ce  qui  ferait  grand  plaisir  à  Loyola!  {A.pplaudmements  a  gauche  et 
lon^  éclats  de  rire.  ) 

Que  vous  dirai-je.'^  Cette  loi  construit,  avec  une  adresse  funeste,  tout  un 
système  de  formalités  et  de  délais  qui  entraînent  des  déchéances.  Elle  est 
pleine  de  pièges  et  de  trappes  où  se  perdra  le  droit  de  trois  millions 
d'hommes!  [IJive  sensation.)  Messieurs,  cette  loi  viole,  ceci  résume  tout,  ce 
qui  est  antérieur  et  supérieur  à  la  Constitution,  la  souveraineté  de  la  nation. 
[Bravos  à  gauche.  ) 

Contrairement  au  texte  formel  de  l'article  25  de  cette  Constitution,  elle 
attribue  à  une  fraction  du  peuple  l'exercice  de  la  souveraineté  qui  n'appar- 
tient qu'à  l'universalité  des  citoyens,  et  elle  fait  gouverner  féodalement  trois 
millions  d'exclus  par  six  millions  de  privilégiés.  Elle  institue  des  ilotes  [mou- 
vement)., fait  monstrueux!  Enfin,  par  une  hypocrisie  qui  est  en  même  temps 
une  suprênie  ironie,  et  qui,  du  reste,  complète  admirablement  l'ensemble 
des  sincérités  régnantes,  lesquelles  appellent  les  proscriptions  romaines  amnis- 
ties, et  la  servitude  de  l'enseignement  liberté  [Bravo.'),  cette  loi  continue  de 
donner  à  ce  suffrage  restreint,  à  ce  suffrage  mutilé,  à  ce  suffrage  privilégié, 
à  ce  suffrage  des  domiciliés,  le  norn  de  suffrage  universel!  Ainsi,  ce  que 
nous  discutons  en  ce  moment,  ce  que  je  discute,  moi,  à  cette  tribune,  c'est 
la  loi  du  suffrage  universel!  Messieurs,  cette  loi,  je  ne  dirai  pas,  à  Dieu  ne 
plaise!  que  c'est  Tartuffe  qui  l'a  faite,  mais  j'affirme  que  c'est  Escobar  qui  l'a 
baptisée,  ['^ifi  applaudissements  et  hilarité  sur  tous  les  bancs.  ) 

Eh  bien!  j'y  insiste  :  avec  toute  cette  complication  de  finesses,  avec  tout 
cet  enchevêtrement  de  pièges,  avec  tout  cet  entassement  de  ruses,  avec  tout 
cet  échafaudage  de  combinaisons  et  d'expédients,  savez-vous  si,  par  impos- 
sible, elle  est  jamais  appliquée,  quel  sera  le  résultat  de  cette  loi.''  Néant. 
[Sensation.) 

Néant  pour  vous  qui  la  faites.  [Ji  droite  :  C'dl  notre  affaire!) 

C'est  que,  comme  je  vous  le  disais  tput  à  l'heure,  votre  projet  de  loi  est 


212   AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 

téméraire,  violent,  monstrueux,  mais  il  est  chétif.  Rien  n'égale  son  audace, 
si  ce  n'est  son  impuissance.  (  Oui!  c'eB  vrai!) 

Ah!  s'il  ne  faisait  pas  courir  à  la  paix  publique  l'immense  risque  que  je 
viens  de  signaler  à  cette  grande  Assemblée,  je  vous  dirais  :  Mon  Dieu!  qu'on 
le  vote  !  il  ne  pourra  rien  et  il  ne  fera  rien.  Les  électeurs  maintenus  venge- 
ront les  électeurs  supprimés.  La  réaction  aura  recruté  pour  l'opposition. 
Comptez-y.  Le  souverain  mutilé  sera  un  souverain  indigné.  (  IJive  approbation 
à  gauche.) 

Allez,  faites!  retranchez  trois  millions  d'électeurs,  retranchez-en  quatre, 
retranchez-en  huit  millions  sur  neuf.  Fort  bien!  Le  résultat  sera  le  même 
pour  vous,  sinon  pire.  {Oui!  oui!)  Ce  que  vous  ne  retrancherez  pas,  ce  sont 
vos  fautes  {mouvement) -^  ce  sont  tous  les  contre-sens  de  votre  politique  de 
compressions  c'est  votre  incapacité  fatale  {rires  au  banc  des  ministres)-,  c'est 
votre  ignorance  du  pays  actuel j  c'est  l'antipathie  qu'il  vous  inspire  et  l'anti- 
pathie que  vous  lui  inspirez.  {Nouveau  mouvement.)  Ce  que  vous  ne  retran- 
cherez pas,  c'est  le  temps  qui  marche,  c'est  l'heure  qui  sonne,  c'est  la  terre 
qui  tourne,  c'est  le  mouvement  ascendant  des  idées,  c'est  la  progression 
décroissante  des  préjugés,  c'est  l'écartement  de  plus  en  plus  pro/ond  entre  le 
siècle  et  vous,  entre  les  jeunes  générations  et  vous,  entre  l'esprit  de  liberté  et 
vous,  entre  l'esprit  de  philosophie  et  vous.  {Très  bien!  très  bien!) 

Ce  que  vous  ne  retrancherez  pas,  c'est  ce  fait  invincible,  que,  pendant 
que  vous  allez  d'un  côté,  la  nation  va  de  l'autre,  que  ce  qui  est  pour  vous 
l'orient  est  pour  elle  le  couchant,  et  que  vous  tournez  le  dos  à  l'avenir,  tandis 
que  ce  grand  peuple  de  France,  la  face  tout  inondée  de  lumière  par  l'aube 
de  l'humanité  nouvelle  qui  se  lève,  tourne  le  dos  au  passé!  {Explosion  de 
bravos  à  gauche.  —  Kires  à  droite.  ) 

Tenez,  faites-en  votre  sacrifice!  que  cela  vous  plaise  ou  non,  le  passé  est 
le  passé.  {Bravos.)  Essayez  de  raccommoder  ses  vieux  essieux  et  ses  vieilles 
roues,  attelez-y  dix-sept  hommes  d'état  si  vous  voulez.  {Kire universel.)  Dix- 
sept  hommes  d'état  de  renfort!  {Nouveaux  rires  prolongés.)  Traînez-le  au  grand 
jour  du  temps  présent,  eh  bien!  quoi!  ce  sera  toujours  le  passé!  On  verra 
mieux  sa  décrépitude,  voilà  tout.  {Kires  et  applaudissements  à  gauche.  —  Mur- 
mures à  droite.  ) 

Je  me  résume  et  je  finis  : 

Messieurs,  cette  loi  est  invalide,  cette  loi  est  nulle,  cette  loi  est  morte 
même  avant  d'être  née.  Et  savez-vous  ce  qui  la  tue.'*  C'est  qu'elle  ment! 
{Profonde  sensation.)  C'est  qu'elle  est  hypocrite  dans  le  pays  de  la  franchise, 
c'est  qu'elle  est  déloyale  dans  le  pays  de  l'honnêteté  !  C'est  qu'elle  n'est  pas 
juste,  c'est  qu'elle  n'est  pas  vraie,  c'est  qu'elle  cherche  en  vain  à  créer  une 
fausse  justice  et  une  fausse  vérité  sociales!  Il  n'y  a  pas  deux  justices  et  deux 


LE  SUFFRAGE  UNIVERSEL.  213 

vérités  :  il  n'y  a  qu'une  justice,  celle  qui  sort  de  la  conscience,  et  il  n'y  a 
qu'une  vérité,  celle  qui  vient  de  Dieu!  Hommes  qui  nous  gouvernez,  savez- 
vous  ce  qui  tue  votre  loi?  C'est  qu'au  moment  où  elle  vient  furtivement 
dérober  le  bulletin,  voler  la  souveraineté  dans  la  poche  du  faible  et  du 
pauvre,  elle  rencontre  le  regard  sévère,  le  regard  terrible  de  la  probité  natio- 
nale !  lumière  foudroyante  sous  laquelle  votre  œuvre  de  ténèbres  s'évanouit. 
(  Mouvement  prolongé.  ) 

Tenez,  prenez-en  votre  parti.  Au  fond  de  la  conscience  de  tout  citoyen, 
du  plus  humble  comme  du  plus  grand,  au  fond  de  l'âme  —  j'accepte  vos 
expressions  —  du  dernier  mendiant,  du  dernier  vagabond,  il  y  a  un  senti- 
ment sublime,  sacré,  indestructible,  incorruptible,  éternel,  le  droit!  {sensa- 
tion) ce  sentiment,  qui  est  l'élément  de  la  raison  de  l'homme j  ce  sentiment, 
qui  est  le  granit  de  la  conscience  humaine,  le  droit,  voilà  le  rocher  sur  lequel 
viennent  échouer  et  se  briser  les  iniquités,  les  hypocrisies,  les  mauvais  des- 
seins, les  mauvaises  lois,  les  mauvais  gouvernements!  Voilà  l'obstacle  caché, 
invisible,  obscurément  perdu  au  plus  profond  des  esprits,  mais  incessamment 
présent  et  debout,  auquel  vous  vous  heurterez  toujours,  et  que  vous  n'userez 
jamais,  quoi  que  vous  fassiez!  [Non! non!)  Je  vous  le  dis,  vous  perdez  vos 
peines.  Vous  ne  le  déracinerez  pas!  vous  ne  l'ébranlerez  pas!  Vous  arracheriez 
plutôt  recueil  du  fond  de  la  mer  que  le  droit  du  cœur  du  peuple!  {acclama- 
tions à  gauche.) 

Je  vote  contre  le  projet  de  loi.  {La  séance  eB  suspendue  au  milieu  d'une  inexpri- 
mable agitation.  ) 


214  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 


VII 
RÉPLIQUE  A  M.  DE  MONTALEMBERT. 

23  mai  1850. 

M.  Victor  Hugo.  — ■  Je  demande  la  parole  pour  un  fait  personnel. 
{Mouvement^ 

M.  LE  p>\ÉsiDENT.  —  M.  Victor  Hugo  a  la  parole. 

M.  ViCTOK.  Hugo,  a  la  tribune.  {Profond  silence.) 

—  Messieurs,  dans  des  circonstances  graves  comme  celles  que  nous  tra- 
versons, les  questions  personnelles  ne  sont  bonnes,  selon  moi,  qu'à  faire 
perdre  du  temps  aux  assemblées,  et  si  trois  honorables  orateurs,  M.  Jules  de 
Lasteyrie,  un  deuxième  dont  le  nom  m'échappe  {on  rit  à  gauche  ;  tous  les 
regards  se  portent  sur  M.  Béchard),  et  M.  de  Montalembert,  n'avaient  pas  tous 
les  trois ,  l'un  après  l'autre ,  dirigé  contre  moi ,  avec  une  persistance  singulière, 
la  même  étrange  allégation,  je  ne  serais  certes  pas  monté  à  cette  tribune. 

J'y  monte  en  ce  moment  pour  n'y  dire  qu'un  mot.  Je  laisse  de  côté  les 
attaques  passionnées  qui  m'ont  fait  sourire.  L'honorable  général  Cavaignac 
a  dit  noblement  hier  qu'il  dédaignait  de  certains  éloges  ;  je  dédaigne,  moi, 
de  certaines  injures  {sensation),  et  je  vais  purement  et  simplement  au  fait. 

L'honorable  M.  de  Lasteyrie  a  dit,  et  les  deux  honorables  orateurs  ont 
répété  après  lui,  avec  des  formes  variées,  que  j'avais  glorifié  plus  d'un  pou- 
voir, et  que  par  conséquent  mes  opinions  étaient  mobiles,  et  que  j'étais 
aujourd'hui  en  contradiction  avec  moi-même. 

Si  mes  honorables  adversaires  entendent  faire  allusion  par  là  aux  vers 
royalistes,  inspirés  du  reste  par  le  sentiment  le  plus  candide  et  le  plus  pur, 
que  j'ai  faits  dans  mon  adolescence,  dans  mon  enfance  même,  quelques-uns 
avant  l'âge  de  quinze  ans,  ce  n'est  qu'une  puérilité,  et  je  n'y  réponds  pas. 
{Mouvement.)  Mais  si  c'est  aux  opinions  de  l'homme  qu'ils  s'adressent,  et  non 
à  celles  de  l'enfant  (  Très  bien  !  à  gauche.  —  Rires  à  droite) ,  voici  ma  réponse 
{Ecouteur  !  écoute'/ !)  : 

Je  vous  livre  à  tous,  à  tous  mes  adversaires,  soit  dans  cette  Assemblée, 
soit  hors  de  cette  Assemblée,  je  vous  livre,  depuis  l'année  1827,  époque  où 
j'ai  eu  l'âge  d'homme,  je  vous  livre  tout  ce  que  j'ai  écrit,  vers  ou  prose  j 
je  vous  livre  tout  ce  que  j'ai  dit  à  toutes  les  tribunes,  non  seulement  à 


RÉPLIQUE  À  M.  DE  MONTALEMBERT.  215 

rAssemblée  législative,  mais  à  l'Assemblée  constituante,  mais  aux  réunions 
électorales,  mais  à  la  tribune  de  l'institut,  mais  à  la  tribune  de  la  Chambre 
des  pairs.  {Mouvement.) 

Je  vous  livre,  depuis  cette  époque,  tout  ce  que  j'ai  écrit  partout  où  j*ai 
écrit,  tout  ce  que  j'ai  dit  partout  où  j'ai  parlé,  je  vous  livre  tout,  sans  rien 
retrancher,  sans  rien  réserver,  et  je  vous  porte  à  tous,  du  haut  de  cette 
tribune,  le  défi  de  trouver  dans  tout  cela,  dans  ces  vingt-trois  années  de 
l'âme,  de  la  vie  et  de  la  conscience  d'un  homme,  toutes  grandes  ouvertes 
devant  vous,  une  page,  une  ligne,  un  mot,  qui,  sur  quelque  question  de 
principes  que  ce  soit,  me  mette  en  contradiction  avec  ce  que  je  dis  et  avec 
ce  que  je  suis  aujourd'hui  !  {Bravo  !  bravo  !  —  Mouvement  prolonge.) 

Explorez,  fouillez,  cherchez,  je  vous  ouvre  tout,  je  vous  livre  tout; 
imprimez  mes  anciennes  opinions  en  regard  de  mes  nouvelles,  je  vous  en 
défie.  {Nouveau  mouvement.) 

Si  ce  défi  n'est  pas  relevé,  si  vous  reculez  devant  ce  défi,  je  le  dis  et  je  le 
déclare  une  fois  pour  toutes,  je  ne  répondrai  plus  à  cette  nature  d'attaques 
que  par  un  profond  dédain,  et  je  les  livrerai  à  la  conscience  publique,  qui 
est  mon  juge  et  le  vôtre!  {Acclamations  à  gauche.) 

M.  de  Montalembert  a  dit,  —  en  vérité  j'éprouve  quelque  pudeur  à 
répéter  de  telles  paroles,  —  il  a  dit  que  j'avais  flatté  toutes  les  causes  et  que  je 
les  avais  toutes  reniées.  Je  le  somme  de  venir  dire  ici  quelles  sont  les  causes 
que  j'ai  flattées  et  quelles  sont  les  causes  que  j'ai  reniées. 

Est-ce  Charles  X  dont  j'ai  honoré  l'exil  au  moment  de  sa  chute,  en  1830, 
et  dont  j'ai  honoré  la  tombe  après  sa  mort,  en  1836  ?  {Sensation.) 

Voix  X  droite.  —  Antithèse  ! 

M.  Victor.  Hugo.  —  Est-ce  madame  la  duchesse  de  Berry,  dont  j'ai 
flétri  le  vendeur  et  condamné  l'acheteur  }  { Triple  salve  d'applaudissements  à 
gauche.  Tous  les  jeux  se  tournent  vêts  M.  Thiers.) 

M.  LB  PRÉSIDENT,  s' adressant  à  la  gauche.  — Maintenant  vous  êtes  satisfaits} 
faites  silence.  {Exclamations  a  gauche.) 

M.  Victor  Hugo.  —  M.  Dupin,  vous  n'avez  pas  dit  cela  à  la  droite 
hier,  quand  elle  applaudissait. 

M.  LE  président.  —  Vous  trouvez  mauvais  quand  on  rit,  mais  vous 
trouvez  bon  quand  on  applaudit.  L'un  et  l'autre  sont  conttaires  au  règlement. 
{Les  applaudissements  de  la  gauche  redoublent.) 

M.  DE  LA  MosKOWA.  —  Monsieur  le  président,  rappelez-vous  le  principe 
de  la  libre  défense  des  accusés. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  continue  l'examen  des  causes  que  j'ai  flattées  et 
que  j'ai  reniées. 

Est-ce  Napoléon,  pour  la  famille  duquel  j'ai  demandé  la  rentrée  sur  le 


2l6  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 

sol  de  la  patrie,  au  sein  de  la  Chambre  des  pairs,  contre  des  amis  actuels  de 
M.  de  Montalembert,  que  je  ne  veux  pas  nommer,  et  qui,  tout  couverts 
des  bienfaits  de  l'empereur,  levaient  la  main  contre  le  nom  de  l'empereur  ? 
(Tous  les  regards  cherchent  M.  de  Montebello.) 

Est-ce,  enfin,  madame  la  duchesse  d'Orléans  dont  j'ai,  l'un  des  derniers, 
le  dernier  peut-être,  sur  la  place  de  la  Bastille,  le  24  février,  à  deux  heures 
de  l'après-midi,  en  présence  de  trente  mille  hommes  du  peuple  armés,  pro- 
clamé la  régence,  parce  que  je  me  souvenais  de  mon  serment  de  pair  de 
France  ?  {Mouvement.)  Messieurs,  je  suis  en  effet  un  homme  étrange,  je  n'ai 
prêté  dans  ma  vie  qu'un  serment,  et  je  l'ai  tenu  !  [Très  bien!  très  bien!) 

Il  est  vrai  que  depuis  que  la  République  est  établie,  je  n'ai  pas  conspiré 
contre  la  République  :  est-ce  là  ce  qu'on  me  reproche?  {Applaudissements  à 
gauche.) 

Messieurs,  je  dirai  à  l'honorable  M.  de  Montalembert  :  Dites  donc  quelles 
sont  les  causes  que  j'ai  reniées  j  et,  quant  à  vous,  je  ne  dirai  pas  quelles  sont 
les  causes  que  vous  avez  flattées  et  que  vous  avez  reniées,  parce  que  je  ne 
me  sers  pas  légèrement  de  ces  mots-là.  Mais  je  vous  dirai  quels  sont  les  dra- 
peaux que  vous  avez,  tristement  pour  vous,  abandonnés.  Il  y  en  a  deux  : 
le  drapeau  de  la  Pologne  et  le  drapeau  de  la  liberté,  {ji  gauche  :  Très  bien  ! 
très  bien  !) 

M.  Jules  de  Lasteyrie.  —  Le  drapeau  de  la  Pologne,  nous  l'avons  aban- 
donné le  15  mai. 

M.  Victor  Hugo.  —  Un  dernier  mot. 

L'honorable  M.  de  Montalembert  m'a  reproché  hier  amèrement  le  crime 
d'absence.  Je  lui  réponds  :  —  Oui,  quand  je  serai  épuisé  de  fatigue  par  une 
heure  et  demie  de  luttes  contre  MM.  les  interrupteurs  ordinaires  de  la  majo- 
rité {cris  à  droite),  qui  recommencent,  comme  vous  voyez!  {Rires  à  gauche.) 
Quand  j'aurai  la  voix  éteinte  et  brisée,  quand  je  ne  pourrai  plus  pro- 
noncer une  parole,  et  vous  voyez  que  c'est  à  peine  si  je  puis  parler  aujourd'hui 
{la  voix  de  l'orateur  eB,  en  effet ,  visiblement  altérée)  j  quand  je  jugerai  que  ma 
présence  muette  n'est  pas  nécessaire  à  l'Assemblée}  surtout  quand  il  ne 
s'agira  que  de  luttes  personnelles ,  quand  il  ne  s'agira  que  de  vous  et  de  moi , 
oui,  monsieur  de  Montalembert,  je  pourrai  vous  laisser  la  satisfaction  de 
me  foudroyer  à  votre  aise,  moi  absent,  et  je  me  reposerai  pendant  ce 
temps-là.  {Longs  éclats  de  rire  à  gauche  et  applaudissements.)  Oui,  je  pourrai 
n'être  pas  présent  !  Mais  attaquez,  par  votre  politique,  vous  et  le  parti  clérical 
{mouvement),  attaquez  les  nationalités  opprimées,  la  Hongrie  suppliciée, 
l'Italie  garrottée,  Rome  crucifiée  {profonde  sensation);  attaquez  le  génie  de  la 
France  par  votre  loi  d'enseignement}  attaquez  le  progrès  humain  par  votre 
loi  de  déportation }  attaquez  le  suffrage  universel  par  votre  loi  de  mutilation } 


RÉPLIQUE  À  M.  DE  MONTALEMBERT.  21/ 

attaquez  la  souveraineté   du  peuple,  attaquez  la  démocratie,   attaquez   la 
liberté,  et  vous  verrez,  ces  jours-là,  si  je  suis  absent! 

{Explosion  de  bravos.  —  U orateur,  en  descendant  de  la  tribune,  eH  entouré  d'une 
foule  de  membres  qui  le  félicitent,  et  regagne  sa  place,  suivi  par  les  applaudissements  de 
toute  la  gauche.  —  La  séance  eH  un  moment  suspendue.) 


2l8   AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 


VIII 

LA  LIBERTÉ  DE  LA  PRESSE  (0. 

9  juillet  1850. 

Messieurs,  quoique  les  vérités  fondamentales,  qui  sont  la  base  de  toute 
démocratie,  et  en  particulier  de  la  grande  démocratie  française,  aient  reçu 
le  31  mai  dernier  une  grave  atteinte,  comme  l'avenir  n'est  jamais  fermé,  il 
est  toujours  temps  de  les  rappeler  à  une  assemblée  législative.  Ces  vérités, 
selon  moi ,  les  voici  : 

La  souveraineté  du  peuple,  le  suffrage  universel,  la  liberté  de  la  presse, 
sont  trois  choses  identiques,  ou,  pour  mieux  dire,  c'est  la  même  chose  sous 
trois  noms  différents.  A  elles  trois,  elles  constituent  notre  droit  public  tout 
entier  j  la  première  en  est  le  principe,  la  seconde  en  est  le  mode,  la  troisième 
en  est  le  verbe.  La  souveraineté  du  peuple,  c'est  la  nation  à  l'état  abstrait, 
c'est  l'âme  du  pays.  Elle  se  manifeste  sous  deux  formes  :  d'une  main,  elle 
écrit,  c'est  la  liberté  de  la  presse j  de  l'autre,  elle  vote,  c'est  le  suffrage 
universel. 

Ces  trois  choses,  ces  trois  faits,  ces  trois  principes,  liés  d'une  solidarité 
essentielle,  faisant  chacun  leur  fonction,  la  souveraineté  du  peuple  vivifiant, 
le  suffrage  universel  gouvernant,  la  presse  éclairant,  se  confondent  dans  une 
étroite  et  indissoluble  unité,  et  cette  unité,  c'est  la  République. 

Et  voyez  comme  toutes  les  vérités  se  retrouvent  et  se  rencontrent,  parce 
qu'ayant  le  même  point  de  départ  elles  ont  nécessairement  le  même  point 
d'arrivée!  La  souveraineté  du  peuple  crée  la  liberté,  le  suffrage  universel 
crée  l'égalité,  la  presse,  qui  fait  le  jour  dans  les  esprits,  crée  la  fraternité. 

Partout  où  ces  trois  principes,  souveraineté  du  peuple,  suffrage  universel, 

'''  Depuis  le  24  février  1848,  les  journaux  étaient  affranchis  de  l'impôt  du  timbre. 

Dans  l'espoir  de  tuer,  sous  une  loi  d'impôt,  la  presse  républicaine,  M.  Louis  Bonaparte  fit 
présenter  à  l'Assemblée  une  loi  fiscale,  qui  rétablissait  le  timbre  sur  les  feuilles  périodiques. 

Une  entente  cordiale,  scellée  par  la  loi  du  31  mai,  régnait  alors  entre  le  président  de  la  répu- 
blique et  la  majorité  de  la  Législative.  La  commission  nommée  par  la  droite  donna  un  assen- 
timent complet  à  la  loi  proposée. 

Sous  l'apparence  d'une  simple  disposition  fiscale,  le  projet  soulevait  la  grande  question  de  la 
liberté  de  la  presse. 

Il  appartenait  au  penseur,  à  l'écrivain,  au  pobtc  de  prendre  la  parole  dans  cette  discussion,  de 
la  dégager  de  ce  qu'elle  paraissait  avoir  d'exclusivement  fiscal,  pour  porter  le  débat  sur  son 
véritable  terrain,  le  droit  qui  appartient  à  tout  citoyen  d'émettre  librement  ses  idées. 

C'est  l'époque  où  M.  Rouher  disait  :  la  catastrophe  de  février.  (Note  de  l'Editioft  de  i8j^,  sauf  la 
dernière  ligne  ajoutée  en  iSjj.) 


LA  LIBERTÉ  DE  LA  PRESSE.  219 

liberté  de  la  presse,  existent  dans  leur  puissance  et  dans  leur  plénitude,  la 
république  existe ,  même  sous  le  mot  monarchie.  Là  où  ces  trois  principes  sont 
amoindris  dans  leur  développement,  opprimés  dans  leur  action,  méconnus 
dans  leur  solidarité,  contestés  dans  leur  majesté,  il  y  a  monarchie  ou 
oligarchie,  même  sous  le  mot  république. 

Et  c'est  alors,  comme  rien  n'est  plus  dans  l'ordre,  qu'on  peut  voir  ce 
phénomène  monstrueux  d'un  gouvernement  renié  par  ses  propres  fonction- 
naires. Or,  d'être  renié  à  être  trahi  il  n'y  a  qu'un  pas. 

Et  c'est  alors  que  les  plus  fermes  cœurs  se  prennent  à  douter  des  révo- 
lutions, ces  grands  événements  maladroits  qui  font  sortir  de  l'ombre  en 
même  temps  de  si  hautes  idées  et  de  si  petits  hommes  !  [applaudissements)  des 
révolutions,  que  nous  proclamons  des  bienfaits  quand  nous  voyons  leurs 
principes,  mais  qu'on  peut,  certes,  appeler  des  catastrophes  quand  on  voit 
leurs  ministres  !  (acclamations.) 

Je  reviens,  messieurs,  à  ce  que  je  disais. 

Prenons-y  garde  et  ne  l'oublions  jamais,  nous  législateurs,  ces  trois  prin- 
cipes, peuple  souverain,  suffrage  universel,  presse  libre,  vivent  d'une  vie 
commune.  Aussi  voyez  comme  ils  se  défendent  réciproquement  !  La  liberté 
de  la  presse  est-elle  en  péril,  le  suffrage  universel  se  lève  et  la  protège.  Le 
suffrage  universel  est-il  menacé,  la  presse  accourt  et  le  défend.  Messieurs, 
toute  atteinte  à  la  liberté  de  la  presse,  toute  atteinte  au  suffrage  universel  est 
un  attentat  contre  la  souveraineté  nationale.  La  liberté  mutilée,  c'est  la  sou- 
veraineté paralysée.  La  souveraineté  du  peuple  n'est  pas,  si  elle  ne  peut  agir 
et  si  elle  ne  peut  parler.  Or,  entraver  le  suffrage  universel,  c'est  lui  ôter 
l'action  ;  entraver  la  liberté  de  la  presse,  c'est  lui  ôter  la  parole. 

Eh  bien,  messieurs,  la  première  moitié  de  cette  entreprise  redoutable  a 
été  faite  le  31  mai  dernier.  On  veut  aujourd'hui  faire  la  seconde.  Tel  est  le 
but  de  la  loi  proposée.  C'est  le  procès  de  la  souveraineté  du  peuple  qui 
s'instruit,  qui  se  poursuit  et  qu'on  veut  mènera  fin.  (Oui!  oui!  ceHcela!)  Il 
m'est  impossible,  pour  ma  part,  de  ne  pas  avertir  l'Assemblée. 

Messieurs,  je  l'avouerai,  j'ai  cru  un  moment  que  le  cabinet  renoncerait  à 
cette  loi. 

Il  me  semblait,  en  effet,  que  la  liberté  de  la  presse  était  déjà  toute  livrée 
au  gouvernement.  La  jurisprudence  aidant,  on  avait  contre  la  pensée  tout 
un  arsenal  d'armes  parfaitement  inconstitutionnelles,  c'est  vrai,  mais  parfai- 
tement légales.  Que  pouvait-on  désirer  de  plus  et  de  mieux  ?  La  liberté  de 
la  presse  n'était-elle  pas  saisie  au  collet  par  des  sergents  de  ville  dans  la  per- 
sonne du  colporteur  }  traquée  dans  la  personne  du  crieur  et  de  l'afficheur  } 
mise  à  l'amende  dans  la  personne  du  vendeur  ?  persécutée  dans  la  personne 
du  libraire  .?  destituée  dans  la  personne  de  l'imprimeur .?  emprisonnée  dans 


220  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

la  personne  du  gérant  ?  Il  ne  lui  manquait  qu'une  chose ,  malheureusement 
notre  siècle  incroyant  se  refuse  à  ce  genre  de  spectacles  utiles,  c'était  d'être 
brûlée  vive  en  place  publique,  sur  un  bon  bûcher  orthodoxe,  dans  la  per- 
sonne de  l'écrivain.  [Exclamations  à  droite.  —  IJive  approbation  à  gauche). 

Mais  cela  pouvait  venir.  (Kire  approbatif  à  gauche.) 

Voyez,  messieurs,  où  nous  en  étions,  et  comme  c'était  bien  arrangé!  De 
la  loi  des  brevets  d'imprimerie,  sainement  comprise,  on  faisait  une  muraille 
entre  le  journaliste  et  l'imprimeur.  Écrivez  votre  journal,  soitj  on  ne  l'im- 
primera pas.  De  la  loi  sur  le  colportage,  dûment  interprétée,  on  faisait  une 
muraille  entre  le  journal  et  le  public.  Imprimez  votre  journal,  soitj  on  ne 
le  distribuera  pas.  (  Très  bien  !) 

Entre  ces  deux  murailles,  double  enceinte  construite  autour  de  la  pensée, 
on  disait  à  la  presse  :  Tu  es  libre  !  {On  rit.)  Ce  qui  ajoutait  aux  satisfactions 
de  l'arbitraire  les  joies  de  l'ironie.  [Nouveaux  rires.) 

Quelle  admirable  loi  en  particulier  que  cette  loi  des  brevets  d'imprimeur  ! 
Les  hommes  opiniâtres  qui  veulent  absolument  que  les  constitutions  aient 
un  sens,  qu'elles  portent  un  fruit,  et  qu'elles  contiennent  une  logique  quel- 
conque, ces  hommes-là  se  figuraient  que  cette  loi  de  1814  était  virtuellement 
abolie  par  l'article  8  de  la  Constitution,  qui  proclame  ou  qui  a  l'air  de  pro- 
clamer la  liberté  de  la  presse.  Ils  se  disaient,  avec  Benjamin  Constant,  avec 
M.  Eusèbe  Salverte,  avec  M.  Firmin  Didot,  avec  l'honorable  M.  de  Tracy, 
que  cette  loi  des  brevets  était  désormais  un  non-sens 5  que  la  liberté  d'écrire, 
c'était  la  liberté  d'imprimer,  ou  ce  n'était  rien  j  qu'en  affranchissant  la  pensée, 
l'esprit  de  progrès  avait  nécessairement  affranchi  du  même  coup  tous  les  pro- 
cédés matériels  dont  elle  se  sert,  l'encrier  dans  le  cabinet  de  l'écrivain,  la 
mécanique  dans  l'atelier  de  l'imprimeur  $  que,  sans  cela,  ce  prétendu  affran- 
chissement de  la  pensée  serait  une  dérision.  Ils  se  disaient  que  toutes  les 
manières  de  mettre  l'encre  en  contact  avec  le  papier  appartiennent  à  la 
liberté}  que  l'écritoire  et  la  presse,  c'est  la  même  chose }  que  la  presse,  après 
tout,  n'est  que  l'écritoire  élevée  à  sa  plus  haute  puissance}  ils  se  disaient  que 
la  pensée  a  été  créée  par  Dieu  pour  s'envoler  libre  en  sortant  du  cerveau  de 
l'homme,  et  que  les  presses  ne  font  que  lui  donner  ce  million  d'ailes  dont 
parle  l'Écriture.  Dieu  l'a  faite  aigle,  et  Gutenberg  l'a  faite  légion.  [Applaudis- 
sements.) Que  si  cela  est  un  malheur,  il  faut  s'y  résigner}  car,  au  dix-neuvième 
siècle,  il  n'y  a  plus  pour  les  sociétés  humaines  d'autre  air  respirable  que  la 
liberté.  Ils  se  disaient  enfin,  ces  hommes  obstinés,  que,  dans  un  temps  qui 
doit  être  une  époque  d'enseignement  universel,  que,  pour  le  citoyen  d'un 
pays  vraiment  libre,  —  à  la  seule  condition  de  mettre  à  son  œuvre  la  marque 
d'origine,  —  avoir  une  idée  dans  son  cerveau,  avoir  une  écritoire  sur  sa  table, 
avoir  une  presse  dans  sa  maison,  c'étaient  là  trois  droits  identiques}  que  nier 


LA  LIBERTE  DE  LA  PRESSE.  221 

l'un ,  c'était  nier  les  deux  autres  j  que  sans  doute  tous  les  droits  s'exercent  sous 
la  réserve  de  se  conformer  aux  lois,  mais  que  les  lois  doivent  être  les  tutrices 
et  non  les  geôlières  de  la  liberté.  {Uive  approbation  à  gauche.) 

Voilà  ce  que  se  disaient  les  hommes  qui  ont  cette  infirmité  de  s'entêter 
aux  principes,  et  qui  exigent  que  les  institutions  d'un  pays  soient  logiques  et 
vraies.  Mais,  si  j'en  crois  les  lois  que  vous  votez,  j'ai  bien  peur  que  la  vérité 
ne  soit  une  démagogue,  que  la  logique  ne  soit  une  rouge  {rires),  et  que  ce 
ne  soient  là  des  opinions  et  un  langage  d'anarchistes  et  de  factieux. 

Voyez  en  regard  le  système  contraire  !  Comme  tout  s'y  enchaîne  et  s'y 
tient  !  Quelle  bonne  loi,  j'y  insiste,  que  cette  loi  des  brevets  d'imprimeur, 
entendue  comme  on  l'entend,  et  pratiquée  comme  on  la  pratique  !  Quelle 
excellente  chose  que  de  proclamer  en  même  temps  la  liberté  de  l'ouvrier  et 
la  servitude  de  l'outil,  de  dire  :  La  plume  est  à  l'écrivain,  mais  l'écritoire  est 
à  la  police  5  la  presse  est  libre,  mais  l'imprimerie  est  esclave  ! 

Et,  dans  l'application,  quels  beaux  résultats  !  quels  phénomènes  d'équité  ! 
Jugez-en.  Voici  un  exemple  : 

Il  y  a  un  an,  le  13  juin,  une  imprimerie  est  saccagée.  {Mouvement  d'atten- 
tion.) Par  qui .?  Je  ne  l'examine  pas  en  ce  moment,  je  cherche  plutôt  à  atté- 
nuer le  fait  qu'à  l'aggraver  j  il  y  a  eu  deux  imprimeries  visitées  de  cette  façon  j 
mais  pour  l'instant  je  me  borne  à  une  seule.  Une  imprimerie  donc  est  mise 
à  sac,  dévastée,  ravagée  de  fond  en  comble. 

Une  commission,  nommée  par  le  gouvernement,  commission  dont 
l'homme  qui  vous  parle  était  membre,  vérifie  les  faits,  entend  des  rapports 
d'experts,  déclare  qu'il  y  a  lieu  à  indemnité,  et  propose,  si  je  ne  me  trompe, 
pour  cette  imprimerie  spécialement,  un  chiffre  de  75.000  francs.  La  décision 
réparatrice  se  fait  attendre.  Au  bout  d'un  an,  l'imprimeur  victime  du  désastre 
reçoit  enfin  une  lettre  du  ministre.  Que  lui  apporte  cette  lettre  }  L'allocation 
de  son  indemnité  .f*  Non,  le  retrait  de  son  brevet. 

Admirez  ceci,  messieurs  !  Des  furieux  dévastent  une  imprimerie.  Com- 
pensation :  le  gouvernement  ruine  l'imprimeur.  {Nouveau  mouvement.  —  £« 
ce  moment  ï orateur  s'interrompt.  Il  eH  très  pale  et  semble  souffrant.  On  lui  crie  de 
toutes  parts  :  repose^r-vom  !  M.  de  Larochejaquelein  lui  passe  un  flacon.  Il  le  retire j 
et  reprend  au  bout  de  quelques  inHants.) 

Est-ce  que  tout  cela  n'était  pas  merveilleux  ?  Est-ce  qu'il  ne  se  dégageait 
pas,  de  l'ensemble  de  tous  ces  moyens  d'action  placés  dans  la  main  du  pou- 
voir, toute  l'intimidation  possible  }  Est-ce  que  tout  n'était  pas  épuisé  là  en 
fait  d'arbitraire  et  de  tyrannie,  et  y  avait-il  quelque  chose  au  delà  ,? 

Oui,  il  y  avait  cette  loi. 

Messieurs,  je  l'avoue,  il  m'est  difficile  de  parler  avec  sang-froid  de  ce 
projet  de  loi.  Je  ne  suis  rien,  moi,  qu'un  homme  accoutumé,  depuis  qu'il 


111   AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

existe,  à  tout  devoir  à  cette  sainte  et  laborieuse  liberté  de  la  pensée,  et, 
quand  je  lis  cet  inqualifiable  projet  de  loi,  il  me  semble  que  je  vois  frapper 
ma  mère.  {Mouvement) 

Je  vais  essayer  pourtant  d'analyser  cette  loi  froidement. 

Ce  projet,  messieurs,  c'est  là  son  caractère,  cherche  à  faire  obstacle  de 
toutes  parts  à  la  pensée.  Il  fait  peser  sur  la  presse  politique,  outre  le  caution- 
nement ordinaire,  un  cautionnement  d'un  nouveau  genre,  le  cautionnement 
éventuel,  le  cautionnement  discrétionnaire,  le  cautionnement  de  bon  plaisir 
{rires  et  bravos),  lequel,  à  la  fantaisie  du  ministère  public,  pourra  brusque- 
ment s'élever  à  des  sommes  monstrueuses,  exigibles  dans  les  trois  jours.  Au 
rebours  de  toutes  les  règles  du  droit  criminel,  qui  présume  toujours  l'inno- 
cence, ce  projet  présume  la  culpabilité,  et  il  condamne  d'avance  à  la  ruine 
un  journal  qui  n'est  pas  encore  jugé.  Au  moment  où  la  feuille  incriminée 
franchit  le  passage  de  la  chambre  d'accusation  à  la  salle  des  assises,  le  cau- 
tionnement éventuel  est  là  comme  une  sorte  de  muet  aposté  qui  l'étrangle 
entre  les  deux  portes.  {Sensation profonde.)  Puis,  quand  le  journal  est  mort,  il 
le  jette  aux  jurés,  et  leur  dit  :  Jugez-le  !  {Très  bien!) 

Ce  projet  favorise  une  presse  aux  dépens  de  l'autre,  et  met  cyniquement 
deux  poids  et  deux  mesures  dans  la  main  de  la  loi. 

En  dehors  de  la  politique,  ce  projet  fait  ce  qu'il  peut  pour  diminuer  la 
gloire  et  la  lumière  de  la  France.  Il  ajoute  des  impossibilités  matérielles,  des 
impossibilités  d'argent,  aux  difficultés  innombrables  déjà  qui  gênent  en 
France  la  production  et  l'avènement  des  talents.  Si  Pascal,  si  La  Fontaine,  si 
Montesquieu,  si  Voltaire,  si  Diderot,  si  Jean-Jacques,  sont  vivants,  il  les 
assujettit  au  timbre.  Il  n'est  pas  une  page  illustre  qu'il  ne  fasse  salir  par  le 
timbre.  Messieurs,  ce  projet,  quelle  honte  !  pose  la  griffe  malpropre  du  fisc 
sur  la  littérature  !  sur  les  beaux  livres  I  sur  les  chefs-d'œuvre  !  Ah  !  ces  beaux 
livres,  au  siècle  dernier,  le  bourreau  les  brûlait,  mais  il  ne  les  tachait  pas.  Ce 
n'était  plus  que  de  la  cendre  j  mais  cette  cendre  immortelle,  le  vent  venait 
la  chercher  sur  les  marches  du  palais  de  justice,  et  il  l'emportait,  et  il  la  jetait 
dans  toutes  les  âmes,  comme  une  semence  de  vie  et  de  liberté  1  {Mouvement 
prolongé.) 

Désormais  les  livres  ne  seront  plus  brûlés,  mais  marqués.  Passons. 

Sous  peine  d'amendes  folles,  d'amendes  dont  le  chiffre,  calculé  par  le 
Journal  des  Débats  lui-même,  peut  varier  de  2.500.000  francs  à  10  millions 
pour  une  seule  contravention  {violentes  dénégations  au  banc  de  la  commission  et  au 
banc  des  ministres);  je  vous  répète  que  ce  sont  les  calculs  mêmes  du  Journal  des 
Débats,  que  vous  pouvez  les  retrouver  dans  la  pétition  des  libraires,  et  que  ces 
calculs,  les  voici.  {U orateur  montre  un  papier  qu'il  tient  à  la  main.)  Cela  n'est 
pas  croyable ,  mais  cela  est  !  —  Sous  la  menace  de  ces  amendes  extravagantes 


LA  LIBERTE  DE  LA  PRESSE.  223 

{nouvelles  dénégations  au  banc  de  la  commission  :  —  IJous  calomnie'^  la  loi),  ce 
projet  condamne  au  timbre  toute  édition  publiée  par  livraisons,  quelle 
qu'elle  soit,  de  quelque  ouvrage  que  ce  soit,  de  quelque  auteur  que  ce  soit, 
mort  ou  vivant;  en  d'autres  termes,  il  tue  la  librairie.  Entendons-nous,  ce 
n'est  que  la  librairie  française  qu'il  tue,  car,  du  contre-coup,  il  enrichit  la 
librairie  belge.  Il  met  sur  le  pavé  notre  imprimerie,  notre  librairie,  notre 
fonderie,  notre  papeterie,  il  détruit  nos  ateliers,  nos  manufactures,  nos 
usines j  mais  il  fait  les  affaires  de  la  contrefaçon;  il  ôte  à  nos  ouvriers  leur 
pain  et  il  le  jette  aux  ouvriers  étrangers.  {Sensation profonde.) 

Je  continue. 

Ce  projet,  tout  empreint  de  certaines  rancunes,  timbre  toutes  les  pièces 
de  théâtre  sans  exception.  Corneille  aussi  bien  que  Molière.  Il  se  venge  du 
Tartuffe  sur  PolyeuBe.  { Kires  et  applaudissements,  ) 

Oui,  remarquez-le  bien,  j'y  insiste,  il  n'est  pas  moins  hostile  à  la  produc- 
tion littéraire  qu'à  la  polémique  politique,  et  c'est  là  ce  qui  lui  donne  son 
cachet  de  loi  cléricale.  Il  poursuit  le  théâtre  autant  que  le  journal,  et  il  vou- 
drait briser  dans  la  main  de  Beaumarchais  le  miroir  où  Basile  s'est  reconnu. 
{Bravos  à  gauche.) 

Je  poursuis. 

Il  n'est  pas  moins  maladroit  que  malfaisant.  Il  supprime  d'un  coup,  à 
Paris  seulement,  environ  trois  cents  recueils  spéciaux,  inoifensifs  et  utiles, 
qui  poussaient  les  esprits  vers  les  études  sereines  et  calmantes.  {Oeuvrai ! 
c'eH  vrai  !) 

Enfin,  ce  qui  complète  et  couronne  tous  ces  actes  de  lèse-civilisation,  il 
rend  impossible  cette  presse  populaire  des  petits  livres,  qui  est  le  pain  à  bon 
marché  des  intelligences.  {Bravo !  à  gauche.  —  ^  droite  :  Plus  de  petits  livres  l 
tant  mieux!  tant  mieux!) 

En  revanche,  il  crée  un  privilège  de  circulation  au  profit  de  cette  misé- 
rable coterie  ultramontaine  à  laquelle  est  livrée  désormais  l'instruction 
publique.  {Oui!  oui!)  Montesquieu  sera  entravé,  mais  le  père  Loriquet 
sera  libre. 

Messieurs,  la  haine  pour  l'intelligence,  c'est  là  le  fond  de  ce  projet.  Il  se 
crispe,  comme  une  main  d'enfant  en  colère,  sur  quoi.''  Sur  la  pensée  du 
publiciste,  sur  la  pensée  du  philosophe,  sur  la  pensée  du  pocte,  sur  le  génie 
de  la  France,  {Bravo!  bravo î) 

Ainsi,  la  pensée  et  la  presse  opprimées  sous  toutes  les  formes,  le  journal 
traqué,  le  livre  persécuté,  le  théâtre  suspect,  la  littérature  suspecte,  les 
talents  suspects,  la  plume  brisée  entre  les  doigts  de  l'écrivain,  la  librairie 
tuée ,  dix  ou  douze  grandes  industries  nationales  détruites ,  la  France  sacrifiée 
à  l'étranger,  la  contrefaçon  belge  protégée,  le  pain  ôté  aux  ouvriers,  le  livre 


224  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 

ôté  aux  intelligences,  le  privilège  de  lire  vendu  aux  riches  et  retiré  aux 
pauvres  {mouvement)^  l'éteignoir  posé  sur  tous  les  flambeaux  du  peuple,  les 
masses  arrêtées,  chose  impie  !  dans  leur  ascension  vers  la  lumière,  toute  jus- 
tice violée,  le  jury  destitué  et  remplacé  par  les  chambres  d'accusation,  la 
confiscation  rétablie  par  l'énormité  des  amendes,  la  condamnation  et  l'exé- 
cution avant  le  jugement,  voilà  ce  projet  !  [Longue  acclamation.) 

Je  ne  le  qualifie  pas,  je  le  raconte.  Si  j'avais  à  le  caractériser,  je  le  ferais 
d'un  mot  :  c'est  tout  le  bûcher  possible  aujourd'hui.  {Mouvement  —  Protes- 
tations a  droite.) 

Messieurs,  après  trente-cinq  années  d'éducation  du  pays  par  la  liberté  de 
la  presse;  alors  qu'il  est  démontré  par  l'éclatant  exemple  des  États-Unis,  de 
l'Angleterre  et  de  la  Belgique,  que  la  presse  libre  est  tout  à  la  fois  le  plus 
évident  symptôme  et  l'élément  le  plus  certain  de  la  paix  publique  j  après 
trente-cinq  années,  dis-je,  de  possession  de  la  liberté  de  la  presse;  après  trois 
siècles  de  toute-puissance  intellectuelle  et  littéraire,  c'est  là  que  nous  en 
sommes!  Les  expressions  me  manquent,  toutes  les  inventions  de  la  restau- 
ration sont  dépassées;  en  présence  d'un  projet  pareil,  les  lois  de  censure  sont 
de  la  clémence,  la  loi  de  jmtice  et  d'amour  est  un  bienfait  :  je  demande  qu'on 
élève  une  statue  à  M.  de  Peyronnet  !  {Kires  et  bravos  à  gauche.  —  Murmures  à 
droite.) 

Ne  vous  méprenez  pas!  ceci  n'est  pas  une  injure,  c'est  un  hommage. 
M.  de  Peyronnet  a  été  laissé  en  arrière  de  bien  loin  par  ceux  qui  ont  signé 
sa  condamnation,  de  même  que  M.  Guizot  a  été  bien  dépassé  par  ceux  qui 
l'ont  mis  en  accusation.  {Ouij  c'eftvrai  !  à  gauche.)  M.  de  Peyronnet,  dans  cette 
enceinte,  je  lui  rends  cette  justice,  et  je  n'en  doute  pas,  voterait  contre  cette 
loi  avec  indignation,  et,  quant  à  M.  Guizot,  dont  le  grand  talent  honorerait 
toutes  les  assemblées,  si  jamais  il  fait  partie  de  celle-ci,  ce  sera  lui,  je  l'espère, 
qui  déposera  sur  cette  tribune  l'acte  d'accusation  de  M.  Baroche.  {A.cclamation 
prolongée^ 

Je  reprends. 

Voilà  donc  ce  projet,  messieurs,  et  vous  appelez  cela  une  loi!  Non!  ce 
n'est  pas  là  une  loi  !  Non  !  et  j'en  prends  à  témoin  l'honnêteté  des  con- 
sciences qui  m'écoutent,  ce  ne  sera  jamais  là  une  loi  de  mon  pays  !  C'est  trop, 
c'est  décidément  trop  de  choses  mauvaises  et  trop  de  choses  funestes  !  Non  ! 
non!  cette  robe  de  jésuite  jetée  sur  tant  d'iniquités,  vous  ne  nous  la  ferez 
pas  prendre  pour  la  robe  de  la  loi  !  (Bravos.) 

Voulez-vous  que  je  vous  dise  ce  que  c'est  que  cela,  messieurs.'*  c'est  une 
protestation  de  notre  gouvernement  contre  nous-mêmes,  protestation  qui  est 
dans  le  cœur  de  la  loi,  et  que  vous  avez  entendue  hier  sortir  du  cœur  du 
ministre  !  {Sensation.)  Une  protestation  du  ministère  et  de  ses  conseillers  contre 


LA  LIBERTÉ  DE  LA  PRESSE.  225 

l'esprit  de  notre  siècle  et  l'instinct  de  notre  pays  $  c*est-à-dire"une  protestation 
du  fait  contre  l'idée ,  de  ce  qui  n'est  que  la  matière  du  gouvernement  contre 
ce  qui  est  la  vie,  de  ce  qui  n'est  que  le  pouvoir  contre  ce  qui  est  la  puissance, 
de  ce  qui  doit  passer  contre  ce  qui  doit  rester}  une  protestation  de  quelques 
hommes  chétifs,  qui  n'ont  pas  même  à  eux  la  minute  qui  s'écoule,  contre  la 
grande  nation  et  contre  l'immense  avenir!  {Jipplaudmements.) 

Encore  si  cette  protestation  n'était  que  puérile,  mais  c'est  qu'elle  est 
fatale  !  Vous  ne  vous  y  associerez  pas,  messieurs,  vous  en  comprendrez  le 
danger,  vous  rejetterez  cette  loi  ! 

Je  veux  l'espérer,  quanta  moij  les  clairvoyants  de  la  majorité,  —  et,  le 
jour  où  ils  voudront  se  compter  sérieusement,  ils  s'apercevront  qu'ils  sont  les 
plus  nombreux,  —  les  clairvoyants  de  la  majorité  finiront  par  l'emporter  sur 
les  aveugles,  ils  retiendront  à  temps  un  pouvoir  qui  se  perd  j  et,  tôt  ou  tard, 
de  cette  grande  assemblée,  destinée  à  se  retrouver  un  jour  face  à  face  avec  la 
nation ,  on  verra  sortir  le  vrai  gouvernement  du  pays. 

Le  vrai  gouvernement  du  pays,  ce  n'est  pas  celui  qui  nous  propose  de 
telles  lois.  {Non  !  non  !  —  A.  droite  :  Si!  si  !) 

Messieurs,  dans  un  siècle  comme  le  nôtre,  pour  une  nation  comme  la 
France,  après  trois  révolutions  qui  ont  fait  surgir  une  foule  de  questions 
capitales  de  civilisation  dans  un  ordre  inattendu,  le  vrai  gouvernement,  le 
bon  gouvernement  est  celui  qui  accepte  toutes  les  conditions  du  développe- 
ment social,  qui  observe,  étudie,  explore,  expérimente,  qui  accueille  l'intel- 
ligence comme  un  auxiliaire  et  non  comme  une  ennemie,  qui  aide  la  vérité  à 
sortir  de  la  mêlée  des  systèmes,  qui  fait  servir  toutes  les  libertés  à  féconder 
toutes  les  forces,  qui  aborde  de  bonne  foi  le  problème  de  l'éducation  pour 
l'enfant  et  du  travail  pour  l'homme  !  Le  vrai  gouvernement  est  celui  auquel 
la  lumière  qui  s'accroît  ne  fait  pas  mal,  et  auquel  le  peuple  qui  grandit  ne 
fait  pas  peur  !  {acclamation  a  gauche^ 

Le  vrai  gouvernement  est  celui  qui  met  loyalement  à  Tordre  du  jour,  pour 
les  approfondir  et  pour  les  résoudre  sympathiquement,  toutes  ces  questions 
si  pressantes  et  si  graves  de  crédit,  de  salaire,  de  chômage,  de  circulation,  de 
production  et  de  consommation,  de  colonisation,  de  désarmement,  de  ma- 
laise et  de  bien-être,  de  richesse  et  de  misère,  toutes  les  promesses  de  la 
Constitution,  la  grande  question  du  peuple,  en  un  mot  ! 

Le  vrai  gouvernement  est  celui  qui  organise,  et  non  celui  qui  comprime  ! 
celui  qui  se  met  à  la  tête  de  toutes  les  idées,  et  non  celui  qui  se  met  à  la 
suite  de  toutes  les  rancunes  !  Le  vrai  gouvernement  de  la  France  au  dix- 
neuvième  siècle,  non,  ce  n'est  pas,  ce  ne  sera  jamais  celui  qui  va  en  arrière  ! 
{Sensation.) 

Messieurs,  en  des  temps  comme  ceux-ci,  prenez  garde  aux  pas  en  arrière  ! 

ACTBS   ET  PAKOLBS.   —   I.  IJ 


■ATIOP&U. 


226  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

On  vous  parle  beaucoup  de  l'abîme,  de  l'abîme  qui  est  là,  béant,  ouvert, 
terrible,  de  l'abîme  où  la  société  peut  tomber. 

Messieurs,  il  y  a  un  abîme,  en  effet  j  seulement  il  n'est  pas  devant  vous, 
il  est  derrière  vous. 

Vous  n'y  marchez  pas,  vous  y  reculez.  {Applaudissements  à  gauche.) 

L'avenir  où  une  réaction  insensée  nous  conduit  est  assez  prochain  et  assez 
visible  pour  qu'on  puisse  en  indiquer  dès  à  présent  les  redoutables  linéa- 
ments. Ecoutez  !  il  est  temps  encore  de  s'arrêter.  En  1829,  on  pouvait 
éviter  1830.  En  1847,  on  pouvait  éviter  1848.  Il  suffisait  d'écouter  ceux  qui 
disaient  aux  deux  monarchies  entraînées  :  Voilà  le  gouffre  ! 

Messieurs,  j'ai  le  droit  de  parler  ainsi.  Dans  mon  obscurité,  j'ai  été  de 
ceux  qui  ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu,  j'ai  été  de  ceux  qui  ont  averti  les  deux 
monarchies,  qui  l'ont  fait  loyalement,  qui  l'ont  fait  inutilement,  mais  qui 
l'ont  fait  avec  le  plus  ardent  et  le  plus  sincère  désir  de  les  sauver.  (  Clameurs  et 
dénégations  a  droite.) 

Vous  le  niez  !  Eh  bien  !  je  vais  vous  citer  une  date.  Lisez  mon  discours  du 
14  juin  1847  à  la  Chambre  des  pairs j  M.  de  Montebello,  lui,  doit  s'en 
souvenir. 

{M.  de  MontebeUo  baisse  la  tête  et  garde  le  silence.  Le  calme  se  rétablit.  ) 

C'est  la  troisième  fois  que  j'avertis  j  sera-ce  la  troisième  fois  que  j'échouerai  ? 
Hélas  !  je  le  crains. 

Hommes  qui  nous  gouvernez,  ministres!  —  et  en  parlant  ainsi  je 
m'adresse  non  seulement  aux  ministres  publics  que  je  vois  là  sur  ce  banc, 
mais  aux  ministres  anonymes ,  car  en  ce  moment  il  y  a  deux  sortes  de  gou- 
vernants, ceux  qui  se  montrent  et  ceux  qui  se  cachent  {rires  et  bravos),  et  nous 
savons  tous  que  M.  le  président  de  la  république  est  un  Numa  qui  a  dix-sept 
Egéries  (^l  {Explosion  de  rires.)  —  Ministres  1  ce  qu  evous  faites,  le  savez-vous  ? 
Où  vous  allez,  le  voyez-vous .?  Non  ! 

Je  vais  vous  le  dire. 

Ces  lois  que  vous  nous  demandez,  ces  lois  que  vous  arrachez  à  la  majorité, 
avant  trois  mois,  vous  vous  apercevrez  d'une  chose,  c'est  qu'elles  sont  ineffi- 
caces, que  dis-je  inefficaces  ?  aggravantes  pour  la  situation. 

La  première  élection  que  vous  tenterez,  la  première  épreuve  que  vous 
ferez  de  votre  suffrage  remanié,  tournera,  on  peut  vous  le  prédire,  et  de 
quelque  façon  que  vous  vous  y  preniez,  à  la  confusion  de  la  réaction.  Voilà 
pour  la  question  électorale. 

Quant  à  la  presse,  quelques  journaux  ruinés  ou  morts  enrichiront  de  leurs 

W  La  commission  qui  proposait  la  loi,  de  connivence  avec  le  président,  se  composait  de 
diX'Sept  membres.  {Note  de  f Édition  d$  z8jf.) 


LA  LIBERTÉ  DE  LA  PRESSE.  llj 

dépouilles  ceux  qui  survivront.  Vous  trouvez  les  journaux  trop  irrités  et  trop 
forts.  Admirable  effet  de  votre  loi!  dans  trois  mois,  vous  aurez  doublé  leur 
force.  Il  est  vrai  que  vous  aurez  doublé  aussi  leur  colère.  O  hommes  d'état  ! 
{On  rit) 

Voilà  pour  les  journaux. 

Quant  au  droit  de  réunion,  fort  bien!  les  assemblées  populaires  seront 
résorbées  par  les  sociétés  secrètes.  Vous  ferez  rentrer  ce  qui  veut  sortir.  Réper- 
cussion inéviuble.  Au  lieu  de  la  salle  Martel  et  de  la  salle  Valentino,  où  vous 
êtes  présents  dans  la  personne  de  votre  commissaire  de  police,  au  lieu  de  ces 
réunions  en  plein  air  où  tout  s'évapore,  vous  aurez  partout  de  mystérieux 
foyers  de  propagande  où  tout  s'aigrira,  où  ce  qui  n'était  qu'une  idée  deviendra 
une  passion ,  où  ce  qui  n'était  que  de  la  colère  deviendra  de  la  haine. 

Voilà  pour  le  droit  de  réunion. 

Ainsi,  vous  vous  serez  frappés  avec  vos  propres  lois,  vous  vous  serez 
blessés  avec  vos  propres  armes  ! 

Les  principes  se  dresseront  de  toutes  parts  contre  vous  j  persécutés,  ce  qui 
les  fera  forts  j  indignés,  ce  qui  les  fera  terribles  ! 

Vous  direz  :  Le  péril  s'aggrave.  Vous  direz  :  Nous  avons  frappé  le  suffrage 
universel ,  cela  n'a  rien  fait.  Nous  avons  frappé  le  droit  de  réunion ,  cela  n'a 
rien  fait.  Nous  avons  frappé  la  liberté  de  la  presse ,  cela  n'a  rien  fait.  Il  faut 
extirper  le  mal  dans  sa  racine. 

Et  alors,  poussés  irrésistiblement,  comme  de  malheureux  hommes  possé- 
dés, subjugués,  traînés  par  la  plus  implacable  de  toutes  les  logiques,  la 
logique  des  fautes  qu'on  a  faites  {Bravo ,'),  sous  la  pression  de  cette  voix  fatale 
qui  vous  criera  :  Marchez  !  marchez  toujours  !  —  que  ferez-vous  ? 

Je  m'arrête.  Je  suis  de  ceux  qui  avertissent,  mais  je  m'impose  silence 
quand  l'avertissement  peut  sembler  une  injure.  Je  ne  parle  en  ce  moment 
que  par  devoir  et  avec  affliction.  Je  ne  veux  pas  sonder  un  avenir  qui  n'est 
peut-être  que  trop  prochain.  {Sensation.)  Je  ne  veux  pas  presser  douloureu- 
sement et  jusqu'à  l'épuisement  des  conjectures  les  conséquences  de  toutes 
vos  fautes  commencées.  Je  m'arrête.  Mais  je  dis  que  c'est  une  épouvante 
pour  les  bons  citoyens  de  voir  le  gouvernement  s'engager  sur  une  pente 
connue,  au  bas  de  laquelle  il  y  a  le  précipice. 

Je  dis  qu'on  a  déjà  vu  plus  d'un  gouvernement  descendre  cette  pente, 
mais  qu'on  n'en  a  vu  aucun  la  remonter.  Je  dis  que  nous  en  avons  assez,  nous 
qui  ne  sommes  pas  le  gouvernement,  qui  ne  sommes  que  la  nation,  des 
imprudences,  des  provocations,  des  réactions,  des  maladresses  qu'on  fait  par 
excès  d'habileté  et  des  folies  qu'on  fait  par  excès  de  sagesse  !  Nous  en  avons 
assez  des  gens  qui  nous  perdent  sous  prétexte  qu'ils  sont  des  sauveurs  !  Je  dis 
que  nous  ne  voulons  plus  de  révolutions  nouvelles.  Je  dis  que,  de  même 


228  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

que  tout  le  monde  a  tout  à  gagner  au  progrès,  personne  n'a  plus  rien  à 
gagner  aux  révolutions,  {^ive  et  profonde  adhésion.) 

Ah  !  il  faut  que  ceci  soit  clair  pour  tous  les  esprits  !  il  est  temps  d'en  finir 
avec  ces  éternelles  déclamations  qui  servent  de  prétexte  à  toutes  les  entre- 
prises contre  nos  droits,  contre  le  suffrage  universel,  contre  la  liberté  de  la 
presse,  et  même,  témoin  certaines  applications  du  règlement,  contre  la 
liberté  de  la  tribune.  Quant  à  moi,  je  ne  me  lasserai  jamais  de  le  répéter,  et 
j'en  saisirai  toutes  les  occasions,  dans  l'état  où  est  aujourd'hui  la  question 
politique,  s'il  j  a  des  révolutionnaires  dans  l'Assemblée,  ce  n'est  pas  de  ce 
côté.  {L'orateur  montre  la  gauche.) 

Il  est  des  vérités  sur  lesquelles  il  faut  toujours  insister  et  qu'on  ne  saurait 
remettre  trop  souvent  sous  les  yeux  du  pays  :  à  l'heure  où  nous  sommes ,  les 
anarchistes,  ce  sont  les  absolutistes  j  les  révolutionnaires,  ce  sont  les  réaction- 
naires !  {Oui!  oui!  à  gauche.  —  Une  inexprimable  agitation  règne  dans  l' Assemblée.) 

Quant  à  nos  adversaires  jésuites,  quant  à  ces  zélateurs  de  l'inquisition, 
quant  à  ces  terroristes  de  l'église  {applaudissements),  qui  ont  pour  tout  argu- 
ment d'objecter  93  aux  hommes  de  1850,  voici  ce  que  j'ai  à  leur  dire  : 

Cessez  de  nous  jeter  à  la  tête  la  Terreur  et  ces  temps  où  l'on  disait  :  Divin 
cœur  de  Marat  !  divin  cœur  de  Jésus  !  Nous  ne  confondons  pas  plus  Jésus 
avec  Marat  que  nous  ne  le  confondons  avec  vous  !  Nous  ne  confondons  pas 
plus  la  Liberté  avec  la  Terreur  que  nous  ne  confondons  le  christianisme  avec 
la  société  de  Loyola  $  que  nous  ne  confondons  la  croix  du  Dieu-agneau  et  du 
Dieu-colombe  avec  la  sinistre  bannière  de  saint-Dominique  j  que  nous  ne 
confondons  le  divin  supplicié  du  Golgotha  avec  les  bourreaux  des  Cévennes 
et  de  la  Saint-Barthélémy,  avec  les  dresseurs  de  gibets  de  la  Hongrie,  de  la 
Sicile  et  de  la  Lombardie  {a^tation);  que  nous  ne  confondons  la  rehgion, 
notre  religion  de  paix  et  d'amour,  avec  cette  abominable  secte,  partout 
déguisée  et  partout  dévoilée,  qui,  après  avoir  prêché  le  meurtre  des  rois, 
prêche  l'oppression  des  nations  {Bravo  !  bravo  !) -,  qui  assortit  ses  infamies  aux 
époques  qu'elle  traverse,  faisant  aujourd'hui  par  la  calomnie  ce  qu'elle  ne 
peut  plus  faire  par  le  bûcher,  assassinant  les  renommées  parce  qu'elle  ne  peut 
plus  brûler  les  hommes,  diffamant  le  siècle  parce  qu'elle  ne  peut  plus  déci- 
mer le  peuple,  odieuse  école  de  despotisme,  de  sacrilège  et  d'hypocrisie, 
qui  dit  béatement  des  choses  horribles,  qui  mêle  des  maximes  de  mort  à 
l'évangile  et  qui  empoisonne  le  bénitier  !  (  Mouvement  prolongé.  —  Une  voix 
à  droite  :  Envoyé'^  l'orateur  à  Bicétre  !) 

Messieurs,  réfléchissez  dans  votre  patriotisme,  réfléchissez  dans  votre 
raison.  Je  m'adresse  en  ce  moment  à  cette  majorité  vraie,  qui  s'est  plus  d'une 
fois  fait  jour  sous  la  fausse  majorité,  à  cette  majorité  qui  n'a  pas  voulu  de  la 
citadelle  ni  de  la  rétroactivité  dans  la  loi  de  déportation,  à  cette  majorité  qui 


LA  LIBERTÉ  DE  LA  PRESSE.  229 

vient  de  mettre  à  néant  la  loi  des  maires.  C'est  à  cette  majorité  qui  peut 
sauver  le  pays  que  je  parle.  Je  ne  cherche  pas  à  convaincre  ici  ces  théori- 
ciens du  pouvoir  qui  l'exagèrent,  et  qui,  en  l'exagérant,  le  compromettent, 
qui  font  de  la  provocation  en  artistes,  pour  avoir  le  plaisir  de  faire  ensuite  de 
la  compression  {rires  et  bravos),  et  qui,  parce  qu'ils  ont  arraché  quelques  peu- 
pliers du  pavé  de  Paris,  s'imaginent  être  de  force  à  déraciner  la  presse  du 
cœur  du  peuple  !  {Bravo!  bravai) 

Je  ne  cherche  pas  à  convaincre  ces  hommes  d'état  du  passé,  infiltrés 
depuis  trente  ans  de  tous  les  vieux  virus  de  la  politique,  ni  ces  personnages 
fervents  qui  excommunient  la  presse  en  masse,  qui  ne  daignent  même  pas 
distinguer  la  bonne  de  la  mauvaise  et  qui  affirment  que  le  meilleur  des 
journaux  ne  vaut  pas  le  pire  des  prédicateurs.  (R/m.) 

Non,  je  me  détourne  de  ces  esprits  extrêmes  et  fermés.  C'est  vous  que 
j'adjure,  vous  législateurs  nés  du  suffrage  universel,  et  qui,  malgré  la  funeste 
loi  récemment  votée,  sentez  la  majesté  de  votre  origine,  et  je  vous  conjure 
de  reconnaître  et  de  proclamer  par  un  vote  solennel ,  par  un  vote  qui  sera  un 
arrêt,  la  puissance  et  la  sainteté  de  la  pensée.  Dans  cette  tentative  contre  la 
presse,  tout  le  péril  est  pour  la  société.  {Oui l  oui!)  Quel  coup  prétend-on 
porter  aux  idées  avec  une  telle  loi,  et  que  leur  veut-on.?  Les  comprimer.? 
Elles  sont  incompressibles.  Les  circonscrire .?  Elles  sont  infinies.  Les  étouffer .? 
Elles  sont  immortelles.  {Longue  sensation.)  Oui!  elles  sont  immortelles!  Un 
orateur  de  ce  côté  l'a  nié  un  jour,  vous  vous  en  souvenez,  dans  un  discours 
où  il  me  répondait;  il  s'est  écrié  que  ce  n'étaient  pas  les  idées  qui  étaient 
immortelles,  que  c'étaient  les  dogmes,  parce  que  les  idées  sont  humaines, 
disait-il,  et  que  les  dogmes  sont  divins.  Ah!  les  idées  aussi  sont  divines!  et, 
n'en  déplaise  à  l'orateur  clérical...  {IJioknte  interruption  à  droite.  —  M.  de 
Montalembert  s'agite.) 

À  DROITE.  —  À  l'ordre  !  c'est  intolérable.  (  Cris.) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  E^t-cc  que  VOUS  prétendez  que  M.  de  Montalembert 
n'est  pas  représentant  au  même  titre  que  vous.?  {Bruit.)  Les  personnalités 
sont  défendues. 

Une  voix  X  gauche.  —  M.  le  président  s'est  réveillé. 

M.  Charras.  —  Il  ne  dort  que  lorsqu'on  attaque  la  révolution. 

Une  voix  à.  gauche.  —  Vous  laissez  insulter  la  République  ! 

M.  le  président.  —  La  République  ne  souffre  pas  et  ne  se  plaint  pas. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  n'ai  pas  supposé  un  instant,  messieurs,  que  cette 
qualification  pût  sembler  une  injure  à  l'honorable  orateur  auquel  je  l'adres- 
sais. Si  eUe  lui  semble  une  injure ,  je  m'empresse  de  la  retirer. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Elle  m'a  paru  inconvenante. 

(  M.  de  Montalembert  se  lève  pour  répondre.  ) 


230  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Voix  à  droite.  —  Parlez  !  parlez  ! 

A  GAUCHE.  —  Ne  vous  laisscz  pas  interrompre,  monsieur  Victor  Hugo. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Monsieur  de  Montalembert,  laissez  achever  le  dis- 
cours j  n'interrompez  pas.  Vous  parlerez  après. 

Voix  X  DROITE.  —  Parlez  !  parlez  ! 

Voix  k  gauche.  —  Non  !  non  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT,  à  M.  "Victof  Hugo.  —  Consentcz-vous  à  laisser  parler 
M.  de  Montalembert  } 

M.  Victor.  Hugo.  —  J'y  consens. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  M.  Victot  Hugo  J  conscnt. 

M.  Charras,  et  autres  membres.  —  À  la  tribune  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Il  cst  en  face  de  vous. 

M.  DE  Montalembert,  de  sa  place.  —  J'accepte  pour  moi,  monsieur  le 
président,  ce  que  vous  disiez  tout  à  l'heure  de  la  République.  À  travers  tout 
ce  discours,  dirigé  surtout  contre  moi,  je  ne  souffre  de  rien  et  ne  me  plains 
de  rien.  {A.pprobation  a  droite.  —  Kéclamations  à  gauche.) 

M.  Victor  Hugo.  —  L'honorable  M.  de  Montalembert  se  trompe 
quand  il  suppose  que  c'est  à  lui  que  s'adresse  ce  discours.  Ce  n'est  pas  à  lui 
personnellement  que  je  m'adresse  5  mais,  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  c'est  à  son 
parti  5  et  quant  à  son  parti,  puisqu'il  me  provoque  lui-même  à  cette  expli- 
cation, il  faut  bien  que  je  le  lui  dise. . .  (Rires  bruyants  à  droite.  ) 

M.  PiSC\TORY.  —  Il  n'a  pas  provoqué. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Il  n'a  pas  provoqué  du  tout. 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  ne  voulez  donc  pas  que  je  réponde }. . . 
{^gauche  :  Non  !  ils  ne  veulent  pas!  c'eH  leur  ta£îique.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Combien  avez-vous  de  poids  et  de  mesures  ^ 
Voulez-vous,  oui  ou  non,  que  je  réponde  .f*  (Parle^!)  Eh!  bien,  alors, 
écoutez  ! 

Voix  diverses  à.  droite.  —  On  ne  vous  a  rien  dit,  et  nous  ne  voulons  pas 
que  vous  disiez  qu'on  vous  a  provoqué. 

A  gauche.  —  Si  !  si  !  parlez,  monsieur  Victor  Hugo  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Non,  je  n'aperçois  pas  M.  de  Montalembert  au 
milieu  des  dangers  de  ma  patrie,  j'aperçois  son  parti  tout  au  plusj  et,  quant 
à  son  parti,  puisqu'il  veut  que  je  le  lui  dise,  il  faut  bien  qu'il  sache... 
(Interruption  à  droite.) 

Quelques  voix  X  droite.  —  Il  ne  vous  l'a  pas  demandé. 

M.  Victor  Hugo.  —  Puisqu'il  veut  que  je  le  lui  dise,  il  faut  bien  qu'il 
sache. . .  (Nouvelle  interruption.) 

M.  le  président.  —  M.  de  Montalembert  n'a  rien  demandé,  vous  n'avez 
donc  rien  à  répondre  ! 


LA  LIBERTÉ  DE  LA  PRESSE.  231 

À  GAUCHE.  —  Les  voilà  qui  reculent  maintenant  !  ils  ont  peur  que  vous 
répondiez.  Parlez  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Comment  !  je  consens  à  être  interrompu,  et  vous 
ne  me  laissez  pas  répondre  ?  Mais  c'est  un  abus  de  majorité,  et  rien  de  plus. 

Que  m'a  dit  M.  de  Montalembert  ?  Que  c'était  contre  lui  que  je  parlais. 
{Interruption  à  droite.) 

Eh  bien!  je  lui  réponds,  j'ai  le  droit  de  lui  répondre,  et  vous,  vous  avez 
le  devoir  de  m'écouter. 

Voix  X  droite.  —  Comment  donc  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Sans  aucun  doute,  c'est  votre  devoir.  {Marques 
d'oésentiment  de  tous  les  cotés.) 

J'ai  le  droit  de  lui  répondre  que  ce  n'est  pas  à  lui  que  je  m'adressais,  mais 
à  son  parti  j  et,  quant  à  son  parti,  il  faut  bien  qu'il  le  sache,  les  temps  où  il 
pouvait  être  un  danger  public  sont  passés. 

Voix  à  droite.  —  Eh  bien  !  alors,  laissez-le  tranquille. 

M.  LE  PRÉSIDENT,  à  l'orateuT.  —  Vous  n'êtes  plus  du  tout  dans  la  discussion 
de  la  loi. 

Un  membre  X  l'extrême  gauche.  —  Le  président  trouble  l'orateur. 

M.  le  PRÉSIDENT.  —  Le  président  fait  ce  qu'il  peut  pour  ramener  l'ora- 
teur à  la  question.  {Uives  dénégations  à  gauche.) 

M.  Victor  Hugo.  —  C'est  une  oppression  !  La  majorité  m'a  invité  à 
répondres  veut-elle,  oui  ou  non,  que  je  réponde.»*  {Par/e^donc!)  Ce  serait 
déjà  fait. 

Il  m'est  impossible  d'accepter  la  question  posée  ainsi.  Que  j'aie  fait  un 
discours  contre  M.  de  Montalembert,  non.  Je  veux  et  je  dois  expliquer  que 
ce  n'est  pas  contre  M.  de  Montalembert  que  j'ai  parlé,  mais  contre  son  parti. 

Maintenant,  je  dois  dire,  puisque  j'y  suis  provoqué. . . 

À  DROITE.  —  Non  !  non  !  —  À  gauche.  —  Si  !  si  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  dois  dire,  puisque  j'y  suis  provoqué. . . 

À  DROITE.  —  Non  !  non  !  —  A  gauche.  —  Si  !  si  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT,  s' adressant  à  la  droite.  —  Ça  ne  finira  pas  !  Il  est  évident 
que  c'est  vous  qui  êtes  dans  ce  moment-ci  les  indisciplinables  de  l'Assemblée. 
Vous  êtes  intolérables  de  ce  côté-ci  maintenant. 

Plusieurs  membres  À.  droite.  —  Non  !  non  ! 

M.  Victor  Hugo,  s' adressant  a  la  droite.  —  Exigez-vous,  oui  ou  non,  que 
je  reste  sous  le  coup  d'une  inculpation  de  M.  de  Montalembert  ^ 

À  droite.  —  Il  n'a  rien  dit  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  répète  pour  la  troisième,  pour  la  quatrième 
fois  que  je  ne  veux  pas  accepter  cette  situation  que  M.  de  Montalembert 
veut  me  faire.  Si  vous  voulez  m'empêcher,  de  force,  de  répondre,  il  le 


232  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

faudra  bierij  je  subirai  la  violence  et  je  descendrai  de  cette  tribune  j  mais 
autrement,  vous  devez  me  laisser  m' expliquer,  et  ce  n'est  pas  une  minute  de 
plus  ou  de  moins  qui  importe. 

Eh  bien!  j'ai  dit  à  M.  de  Montalembert  que  ce  n'était  pas  à  lui  que  je 
m'adressais,  mais  à  son  parti.  Et  quant  à  ce  parti...  {Nouvelle  interruption  à 
droite.)  —  Vous  tairez- vous  ? 

(  Le  silence  se  rétablit.  L'orateur  reprend  :  ) 

Et  quant  au  parti  jésuite,  puisque  je  suis  provoqué  à  m' expliquer  sur  son 
compte  (h-uit  à  droite);  quanta  ce  parti  qui,  à  l'insu  même  de  la  réaction, 
est  aujourd'hui  l'âme  de  la  réaction  j  à  ce  parti  aux  yeux  duquel  la  pensée 
est  une  contravention,  la  lecture  un  délit,  l'écriture  un  crime,  l'imprimerie 
un  attentat!  {bruit)  quant  à  ce  parti  qui  ne  comprend  rien  à  ce  siècle,  dont 
il  n'est  pasj  qui  appelle  aujourd'hui  la  fiscalité  sur  notre  presse,  la  censure 
sur  nos  théâtres,  l'anathème  sur  nos  livres,  la  réprobation  sur  nos  idées,  la 
répression  sur  nos  progrès,  et  qui,  en  d'autres  temps,  eût  appelé  la  proscrip- 
tion sur  nos  têtes  {C'efi  cela!  bravo!),  à  ce  parti  d'absolutisme,  d'immobilité, 
d'imbécillité,  de  silence,  de  ténèbres,  d'abrutissement  monacal  j  à  ce  parti  qui 
rêve  pour  la  France,  non  l'avenir  de  la  France,  mais  le  passé  de  l'Espagne  j 
il  a  beau  rappeler  complaisamment  ses  titres  historiques  à  l'exécration  des 
hommes  j  il  a  beau  remettre  à  neuf  ses  vieilles  doctrines  rouillées  de  sang 
humain }  il  a  beau  être  parfaitement  capable  de  tous  les  guet-apens  sur  tout 
ce  qui  est  la  justice  et  le  droit  j  il  a  beau  être  le  parti  qui  a  toujours  fait  les 
besognes  souterraines  et  qui  a  toujours  accepté  dans  tous  les  temps  et  sur 
tous  les  échafauds  la  fonction  de  bourreau  masqué  j  il  a  beau  se  glisser  traî- 
treusement dans  notre  gouvernement,  dans  notre  diplomatie,  dans  nos  écoles, 
dans  notre  urne  électorale,  dans  nos  lois,  dans  toutes  nos  lois,  et  en  parti- 
culier dans  celle  qui  nous  occupe  j  il  a  beau  être  tout  cela  et  faire  tout  cela, 
qu'il  le  sache  bien,  et  je  m'étonne  d'avoir  pu  moi-même  croire  un  moment 
le  contraire,  oui,  qu'il  le  sache  bien,  les  temps  où  il  pouvait  être  un  danger 
public  sont  passés!  {Oui! oui!) 

Oui,  énervé  comme  il  l'est,  réduit  à  la  ressource  des  petits  hommes  et  à 
la  misère  des  petits  moyens,  obligé  d'user  pour  nous  attaquer  de  cette  liberté 
de  la  presse  qu'il  voudrait  tuer,  et  qui  le  tue  {applaudissements !)  hérétique  lui- 
même  dans  les  moyens  qu'il  emploie,  [condamné  à  s'appuyer,  dans  la  poli- 
tique, sur  des  voltairiens  qui  le  raillent,  et  dans  la  banque  sur  des  juifs  qu'il 
brûlerait  de  si  bon  cœur  {explosion  de  rires  et  d'applaudissements)  !  balbutiant  en 
plein  dix-neuvième  siècle  son  infâme  éloge  de  l'inquisition,  au  milieu  des 
haussements  d'épaules  et  des  éclats  de  rire,  le  parti  jésuite  ne  peut  plus  être 
parmi  nous  qu'un  objet  d'étonnement,  un  accident,  un  phénomène,  une 
curiosité  {rires) y  un  miracle,  si  c'est  là  le  mot  qui  lui  plaît  {rire  universel) y 


LA  LIBERTE  DE  LA  PRESSE.  233 

quelque  chose  d'étrange  et  de  hideux  comme  une  orfraie  qui  volerait  en 
plein  midi  {vive  sensation) ^  rien  de  plus.  Il  fait  horreur,  soitj  mais  il  ne  fait 
pas  peur!  Qu'il  sache  cela,  et  qu'il  soit  modeste!  Non,  il  ne  fait  pas  peur! 
Non,  nous  ne  le  craignons  pas  !  Non,  le  parti  jésuite  n'égorgera  pas  la  liberté, 
il  fait  trop  grand  jour  pour  cela  !  [Lon^  applaudissements.) 

Ce  que  nous  craignons,  ce  dont  nous  tremblons,  ce  qui  nous  fait  peur, 
c'est  le  jeu  redoutable  que  joue  le  gouvernement,  qui  n'a  pas  les  mêmes 
intérêts  que  ce  parti  et  qui  le  sert,  et  qui  emploie  contre  les  tendances  de  la 
société  toutes  les  forces  de  la  société. 

Messieurs,  au  moment  de  voter  sur  ce  projet  insensé,  considérez  ceci  : 

Tout,  aujourd'hui,  les  arts,  les  sciences,  les  lettres,  la  philosophie,  la 
politique,  les  royaumes  qui  se  font  républiques,  les  nations  qui  tendent  à 
se  changer  en  familles,  les  hommes  d'instinct,  les  hommes  de  foi,  les 
hommes  de  génie,  les  masses,  tout  aujourd'hui  va  dans  le  même  sens,  au 
même  but,  par  la  même  route,  avec  une  vitesse  sans  cesse  accrue,  avec  une 
sorte  d'harmonie  terrible  qui  révèle  l'impulsion  directe  de  Dieu.  [Sensation.) 

Le  mouvement  au  dix-neuvième  siècle,  dans  ce  grand  dix-neuvième 
siècle,  n'est  pas  seulement  le  mouvement  d'un  peuple,  c'est  le  mouvement 
de  tous  les  peuples.  La  France  va  devant,  et  les  nations  la  suivent.  La  Provi- 
dence nous  dit  :  Allez  !  et  sait  où  nous  allons. 

Nous  passons  du  vieux  monde  au  monde  nouveau.  Ah  !  nos  gouvernants, 
ah  !  ceux  qui  rêvent  d'arrêter  l'humanité  dans  sa  marche  et  de  barrer  le  che- 
min à  la  civilisation,  ont-ils  bien  réfléchi  à  ce  qu'ils  font  !  Se  sont-ils  rendu 
compte  de  la  catastrophe  qu'ils  peuvent  amener,  de  l'effroyable  Fampoux  ^^^ 
social  qu'ils  préparent,  quand,  au  milieu  du  plus  prodigieux  mouvement 
d'idées  qui  ait  encore  emporté  le  genre  humain,  au  moment  où  l'immense 
et  majestueux  convoi  passe  à  toute  vapeur,  ils  viennent  furtivement,  chéti- 
vement,  misérablement,  mettre  de  pareilles  lois  dans  les  roues  de  la  presse, 
cette  formidable  locomotive  de  la  pensée  universelle  !  [Profonde  émotion.) 

Messieurs,  croyez-moi,  ne  nous  donnez  pas  le  spectacle  de  la  lutte  des  lois 
contre  les  idées.  [Bravo  !  à  gauche.  —  Une  voix  à  droite  :  Et  ce  discours  coûtera 
zj  francs  a  la  France  !) 

Et,  à  ce  propos,  comme  il  faut  que  vous  connaissiez  pleinement  quelle 
est  la  force  à  laquelle  s'attaque  et  se  heurte  le  projet  de  loi,  comme  il  faut 
que  vous  puissiez  juger  des  chances  de  succès  que  peut  avoir,  dans  ses  entre- 
prises contre  la  liberté,  le  parti  de  la  peur,  —  car  il  y  a  en  France  et  en 
Europe  un  parti  de  la  peur  [sensation),  c'est  lui  qui  inspire  la  politique  de 
compression  i  et,  quanta  moi,  je  ne  demande  pas  mieux  que  de  n'avoir  pas 

t'^  On  se  rappelle  la  catastrophe  de  chemin  de  fer  à  Fampoux.  i^Note  de  l'Edition  de  i8yj.) 


234  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

à  le  confondre  avec  le  parti  de  l'ordre,  —  comme  il  faut  que  vous  sachiez 
où  l'on  vous  mène,  à  quel  duel  impossible  on  vous  entraîne,  et  contre  quel 
adversaire,  permettez-moi  un  dernier  mot. 

Messieurs,  dans  la  crise  que  nous  traversons,  crise  salutaire,  après  tout, 
et  qui  se  dénouera  bien,  c'est  ma  conviction,  on  s'écrie  de  tous  les  côtés  :  Le 
désordre  moral  est  immense,  le  péril  social  est  imminent. 

On  cherche  autour  de  soi  avec  anxiété,  on  se  regarde,  et  l'on  se  demande  : 
Qui  est-ce  qui  fait  tout  ce  ravage  ?  Qui  est-ce  qui  fait  tout  le  mal  ?,.quel  est  le 
coupable  ?  qui  faut-il  punir  ?  qui  faut-il  frapper  ? 

Le  parti  de  la  peur,  en  Europe,  dit  :  C'est  la  France.  En  France,  il  dit  : 
c'est  Paris.  À  Paris,  il  dit  :  C'est  la  presse.  L'homme  froid  qui  observe  et  qui 
pense  dit  :  Le  coupable,  ce  n'est  pas  la  presse,  ce  n'est  pas  Paris,  ce  n'est 
pas  la  France  j  le  coupable ,  c'est  l'esprit  humain  !  (  Mouvements  en  sens  divers.  ) 

C'est  l'esprit  humain.  L'esprit  humain  qui  a  fait  les  nations  ce  qu'elles 
sont;  qui,  depuis  l'origine  des  choses,  scrute,  examine ,  discute ,  débat,  doute, 
contredit,  approfondit,  affirme  et  poursuit  sans  relâche  la  solution  du  pro- 
blème éternellement  posé  à  la  créature  par  le  créateur.  C'est  l'esprit  humain 
qui,  sans  cesse  persécuté,  combattu,  comprimé,  refoulé,  ne  disparaît  que 
pour  reparaître,  et,  passant  d'une  besogne  à  l'autre,  prend  successivement  de 
siècle  en  siècle  la  figure  de  tous  les  grands  agitateurs  !  C'est  l'esprit  humain 
qui  s'est  nommé  Jean  Huss,  et  qui  n'est  pas  mort  sur  le  bûcher  de  Constance 
[Bravo);  qui  s'est  nommé  Luther,  et  qui  a  ébranlé  l'orthodoxie j  qui  s'est 
nommé  Voltaire ,  et  qui  a  ébranlé  la  foi  j  qui  s'est  nommé  Mirabeau ,  et  qui 
a  ébranlé  la  royauté!  {Longue sensation.)  C'est  l'esprit  humain  qui,  depuis  que 
l'histoire  existe,  a  transformé  les  sociétés  et  les  gouvernements  selon  une  loi 
de  plus  en  plus  acceptable  par  la  raison,  qui  a  été  la  théocratie,  l'aristocratie, 
la  monarchie,  et  qui  est  aujourd'hui  la  démocratie.  {A.pplaudissements.)  C'est 
l'esprit  humain  qui  a  été  Babylone,  Tyr,  Jérusalem,  Athènes,  Rome,  et  qui 
est  aujourd'hui  Paris }  qui  a  été  tour  à  tour,  et  quelquefois  tout  ensemble, 
erreur,  illusion,  hérésie,  schisme,  protestation,  vérité;  c'est  l'esprit  humain 
qui  est  le  grand  pasteur  des  générations,  et  qui,  en  somme,  a  toujours  mar- 
ché vers  le  juste,  le  beau  et  le  vrai,  éclairant  les  multitudes,  agrandissant  les 
âmes,  dressant  de  plus  en  plus  la  tête  du  peuple  vers  le  droit  et  la  tête  de 
l'homme  vers  Dieu.  {Explosion  de  bravos.) 

Eh  bien!  je  m'adresse  au  parti  de  la  peur,  non  dans  cette  Chambre,  mais 
partout  où  il  est  en  Europe,  et  je  lui  dis  :  Regardez  bien  ce  que  vous  voulez 
faire;  réfléchissez  à  l'œuvre  que  vous  entreprenez,  et,  avant  de  la  tenter, 
mesurez-la.  Je  suppose  que  vous  réussissiez.  Quand  vous  aurez  détruit  la 
presse,  il  vous  restera  quelque  chose  à  détruire,  Paris.  Quand  vous  aurez 
détruit  Paris,  il  vous  restera  quelque  chose  à  détruire,  la  France.  Quand  vous 


LA  LIBERTÉ  DE  LA  PRESSE.  235 

aurez  détruit  la  France,  il  vous  restera  quelque  chose  à  tuer  :  l'esprit  humain. 
(  Mouvement  proton^.  ) 

Oui,  je  le  dis,  que  le  grand  parti  européen  de  la  peur  mesure  l'immen- 
sité de  la  tâche  que,  dans  son  héroïsme,  il  veut  se  donner.  (Kires  et  bravos.) 
Il  aurait  anéanti  la  presse  jusqu'au  dernier  journal,  Paris  jusqu'au  dernier 
pavé,  la  France  jusqu'au  dernier  hameau,  il  n'aurait  rien  fait.  {Mouvement.)  Il 
lui  resterait  encore  à  détruire  quelque  chose  qui  est  toujours  debout,  au- 
dessus  des  générations  et  en  quelque  sorte  entre  l'homme  et  Dieu ,  quelque 
chose  qui  a  écrit  tous  les  livres,  inventé  tous  les  arts,  découvert  tous  les 
mondes,  fondé  toutes  les  civilisations;  quelque  chose  qui  reprend  toujours, 
sous  la  forme  révolution,  ce  qu'on  lui  refuse  sous  la  forme  progrès  ;  quelque 
chose  qui  est  insaisissable  comme  la  lumière  et  inaccessible  comme  le  soleil, 
et  qui  s'appelle  l'esprit  humain  !  [Acclamations prolongées.) 

(  Un  ffand  nombre  de  membres  de  la  gauche  (Quittent  leurs  places  et  viennent  féliciter 
l'orateur.  La  séance  eH suspendue.) 


236  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 


IX 

REVISION  DE  LA  CONSTITUTIONS. 

17  juillet  1851. 

M.  Victor  Hugo  {profond  silence).  —  Messieurs,  avant  d'accepter  ce 
débat,  il  m'est  impossible  de  ne  pas  renouveler  les  réserves  déjà  faites  par 
d'autres  orateurs.  Dans  la  situation  actuelle,  la  loi  du  31  mai  étant  debout, 
plus  de  quatre  millions  d'électeurs  étant  rayés,  —  résultat  que  je  ne  veux 
pas  qualifier  à  cette  tribune,  car  tout  ce  que  je  dirais  serait  trop  faible  pour 
moi  et  trop  fort  pour  vous,  mais  qui  finira,  nous  l'espérons,  par  inquiéter, 
par  éclairer  votre  sagesse,  —  le  suffrage  universel,  toujours  vivant  de  droit, 
étant  supprimé  de  fait,  nous  ne  pouvons  que  dire  aux  auteurs  des  diverses 
propositions  qui  investissent  en  ce  moment  la  tribune  : 

Que  nous  voulez-vous }  Quelle  est  la  question  ?  Que  demandez-vous  î  La 
revision  de  la  Constitution  !  Par  qui }  Par  le  souverain  !  Où  est-il  ^ 

Qu'en  a-t-on  fait.?  {Mouvement.) 

Quoi  !  une  Constitution  a  été  faite  par  le  suffrage  universel,  et  vous  voulez 
la  faire  défaire  par  le  suffrage  restreint  !  Quoi  !  ce  qui  a  été  édifié  par  la 
nation  souveraine,  vous  voulez  le  faire  renverser  par  une  fraction  privilégiée! 
Quoi  !  cette  fiction  d'un  pays  légal,  témérairement  posée  en  face  de  la  majes- 
tueuse réalité  du  peuple  souverain,  cette  fiction  chétive,  cette  fiction  fatale, 
vous  voulez  la  rétablir,  vous  voulez  la  restaurer,  vous  voulez  vous  y  confier 
de  nouveau  ! 

Un  pays  légal,  avant  1848,  c'était  imprudent.  Après  1848,  c'est  insensé! 
{A gauche  :  Très  bien!  très  bien!) 

('^  M.  Louis  Bonaparte,  voulant  se  perpétuer,  proposait  la  revision  de  la  constitution. 
M.  Victor  Hugo  la  combattit. 

Ce  discours  fut  prononcé  après  la  belle  harangue  de  M.  Michel  (de  Bourges)  sur  la  même 
question. 

Les  débats  semblaient  épuisés  par  le  discours  du  représentant  du  Cher;  M.  Victor  Hugo  les 
ranima  en  imprimant  un  nouveau  tour  à  la  discussion.  M.  Michel  (de  Bourges)  avait  usé  de 
ménagements  infinis;  il  avait  été  écouté  avec  calme.  M.  Victor  Hugo,  laissant  de  côté  les  pré- 
cautions oratoires,  entra  dans  le  vif  de  la  question.  Il  attaqua  la  réaction  de  face.  Après  Ivii,  la 
discussion,  détournée  de  son  terrain  par  M.  Baroche,  fut  close. 

La  proposition  de  revision  fut  rejetéc. 

(Note  de  l'Édition  de  iSfj.) 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  237 

Et  puis,  un  mot. 

Quel  peut  être,  dans  la  situation  présente,  tant  que  la  loi  du  31  mai  n'est 
pas  abrogée,  purement  et  simplement  abrogée,  entendez-vous  bien,  ainsi 
que  toutes  les  autres  lois  de  même  nature  et  de  même  portée  qui  lui  font 
cortège  et  qui  lui  prêtent  main-forte  :  loi  du  colportage,  loi  contre  le  droit 
de  réunion,  loi  contre  la  liberté  de  la  presse,  —  quel  peut  être  le  succès  de 
vos  propositions  ?  Qu'en  attendez-vous  ?  Qu'en  espérez-vous  ? 

Quoi  !  c'est  avec  la  certitude  d'échouer  devant  le  chiffre  immuable  de  la 
minorité,  gardienne  inflexible  de  la  souveraineté  du  peuple,  de  la  minorité, 
cette  fois  constitutionnellement  souveraine  et  investie  de  tous  les  droits  de  la 
majorité,  de  la  minorité,  pour  mieux  dire,  devenue  elle-même  majorité! 
quoi  !  c'est  sans  aucun  but  réalisable  devant  les  yeux,  car  personne  ne  suppose 
la  violation  de  l'article  m,  personne  ne  suppose  le  crime...  {^mouvements 
divers)  quoi!  c'est  sans  aucun  résultat  parlementaire  possible  que  vous,  qui 
vous  dites  des  hommes  pratiques,  des  hommes  positifs,  des  hommes  sérieux, 
qui  faites  à  votre  modestie  cette  violence  de  vous  décerner  à  vous-mêmes,  et 
à  vous  seuls,  le  titre  d'hommes  d'état  j  c'est  sans  aucun  résultat  parlementaire 
possible,  je  le  répète,  que  vous  vous  obstinez  à  un  débat  si  orageux  et  si 
redoutable!  Pourquoi .f*  pour  les  orages  du  débat!  {Bravo!  bravo!)  Pour  agiter 
la  France,  pour  faire  bouillonner  les  masses,  pour  réveiller  les  colères,  pour 
paralyser  les  affaires ,  pour  multiplier  les  faillites ,  pour  tuer  le  commerce  et 
l'industrie!  Pour  le  plaisir!  [Uive  approbation  à  gauche.) 

Fort  bien  !  le  parti  de  l'ordre  a  la  fantaisie  de  faire  du  désordre ,  c'est  un 
caprice  qu'il  se  passe.  Il  est  le  gouvernement,  il  a  la  majorité  dans  l'Assemblée, 
il  lui  plaît  de  troubler  le  pays,  il  veut  quereller,  il  veut  discuter,  il  est  le 
maître  ! 

Soit!  Nous  protestons.  C'est  du  temps  perdu,  un  temps  précieux j  c'est  la 
paix  publique  gravement  troublée.  Mais  puisque  cela  vous  plaît,  puisque 
vous  le  voulez,  que  la  faute  retombe  sur  qui  s'obstine  à  la  commettre.  Soit, 
discutons. 

J'entre  immédiatement  dans  le  débat.  {Rumeur  à  droite.  Crû  :  La  clôture! 
M.  Mole,  assis  au  fond  de  la  salle ,  se  lève,  traverse  tout  l'hémicycle,  fait  signe  à  la 
droite,  et  sort.  On  ne  le  suit  pas.  Il  rentre.  On  rit  à  gauche.  L'orateur  continue.) 

Messieurs,  je  commence  par  le  déclarer,  quelles  que  soient  les  protestations 
de  l'honorable  M.  de  Falloux,  les  protestations  de  l'honorable  M.  Berryer, 
quelles  que  soient  ces  protestations  tardives,  qui  ne  peuvent  effacer  tout  ce 
qui  a  été  dit,  écrit  et  fait  depuis  deux  ansj  —  je  le  déclare,  à  mes  yeux,  et, 
je  le  dis  sans  crainte  d'être  démenti,  aux  yeux  de  la  plupart  des  membres 
qui  siègent  de  ce  côté  {l'orateur  désigne  la  gauche),  votre  attaque  contre  la 
République  française  est  une  attaque  contre  la  Révolution  française  ! 


238  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Contre  la  Révolution  française  tout  entière,  entendez-vous  bien 5  depuis 
la  première  heure  qui  a  sonné  en  1789  jusqu'à  l'heure  où  nous  sommes! 
(  A.  gauche  :  Oui  !  oui  !  ceH  cela  !) 

Nous  ne  distinguons  pas,  nousj  à  moins  qu'il  n'y  ait  pas  de  logique  au 
monde,  la  Révolution  et  la  République  sont  indivisibles.  L'une  est  la  mère, 
l'autre  est  la  fille.  L'une  est  le  mouvement  humain  qui  se  manifeste,  l'autre 
est  le  mouvement  humain  qui  se  fixe.  La  République,  c'est  la  Révolution 
fondée.  {"Vive approbation.) 

Vous  vous  débattez  vainement  contre  ces  réalités  j  on  ne  sépare  pas  89  de 
la  République,  on  ne  sépare  pas  l'aube  du  soleil.  {Interruption  à  droite.  — 
Bravos  a  gauche.  )  Nous  n'acceptons  donc  pas  vos  protestations.  Votre  attaque 
contre  la  République ,  nous  la  tenons  pour  une  attaque  contre  la  Révolution , 
et  c'est  ainsi,  quant  à  moi,  que  j'entends  la  qualifier  à  la  face  du  pays.  Non, 
nous  ne  prendrons  pas  le  change  !  Je  ne  sais  pas  si,  comme  on  l'a  dit,  il  y  a 
des  masques  dans  cette  enceinte  ^^^,  mais  j'affirme  qu'il  n'y  aura  pas  de  dupes! 
(  Kumeurs  a  droite.  ) 

Cela  dit,  j'aborde  la  question. 

Messieurs,  en  admettant  que  les  choses,  depuis  1848,  eussent  suivi  un 
cours  naturel  et  régulier  dans  le  sens  vrai  et  pacifique  de  la  démocratie  s'élar- 
gissant  de  jour  en  jour  et  du  progrès,  après  trois  années  d'essai  loyal  de  la 
Constitution,  j'aurais  compris  qu'on  dît  : 

—  La  Constitution  est  incomplète.  Elle  fait  timidement  ce  qu'il  fallait 
faire  résolument.  Elle  est  pleine  de  restrictions  et  de  définitions  obscures. 
Elle  ne  déclare  aucune  liberté  entière,  elle  n'a  fait  faire,  en  matière  pénale, 
de  progrès  qu'à  la  pénalité  politique,  elle  n'a  aboli  qu'une  moitié  de  la  peine 
de  mort.  Elle  contient  en  germe  les  empiétements  du  pouvoir  exécutif,  la 
censure  pour  certains  travaux  de  l'esprit,  la  police  entravant  la  pensée  et 
gênant  le  citoyen.  Elle  ne  dégage  pas  nettement  la  liberté  individuelle.  Elle 
ne  dégage  pas  nettement  la  liberté  de  l'industrie.  [A. gauche  :  CeH  celai  — 
Murmures  a  droite.  ) 

Elle  a  maintenu  la  magistrature  inamovible  et  nommée  par  le  pouvoir 
exécutif,  c'est-à-dire  la  justice  sans  racines  dans  le  peuple.  {Kumeurs  à  droite.) 

Que  signifient  ces  murmures }  Comment  !  vous  discutez  la  République ,  et 
nous  ne  pourrions  pas  discuter  la  magistrature  !  Vous  discutez  le  peuple ,  vous 
discutez  le  supérieur,  et  nous  ne  pourrions  pas  discuter  l'inférieur!  vous  dis- 
cutez le  souverain,  nous  ne  pourrions  pas  discuter  le  juge  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Je  fais  remarquer  que  ce  qui  est  permis  cette  semaine 

(')  Mot  de  M.  de  Mornay. 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  239 

ne  le  sera  pas  la  semaine  prochaine  j  mais  c'est  la  semaine  de  la  tolérance. 
(K/res  d'approbation  à  droite.) 

M.  DE  Panât.  —  C'est  la  semaine  des  saturnales  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Monsieur  le  président,  ce  que  vous  venez  de  dire 
n'est  pas  sérieux.  {uA gauche  :  très  bien!) 

Je  reprends,  et  j'insiste. 

J'aurais  donc  compris  qu'on  dît  :  La  Constitution  a  des  fautes  et  des 
lacunes  j  eUe  maintient  la  magistrature  inamovible  et  nommée  par  le  pouvoir 
exécutif,  c'est-à-dire,  je  le  répète,  la  justice  sans  racines  dans  le  peuple.  Or  il 
est  de  principe  que  toute  justice  émane  du  souverain. 

En  monarchie,  la  justice  émane  du  roi 5  en  République,  la  justice  doit 
émaner  du  peuple.  (Sensation.) 

Par  quel  procédé  .^^  Par  le  suffrage  universel  choisissant  librement  les 
magistrats  parmi  les  licenciés  en  droit.  J'ajoute  qu'en  République  il  est  aussi 
impossible  d'admettre  le  juge  inamovible  que  le  législateur  inamovible. 
(  Mouvement  prolongé.  ) 

J'aurais  compris  qu'on  dît  :  La  Constitution  s'est  bornée  à  affirmer  la 
démocratie  5  il  faut  la  fortifier.  Il  faut  que  la  République  soit  en  sûreté  dans 
la  Constitution,  comme  dans  une  citadelle.  Il  faut  donner  au  suffrage  uni- 
versel des  extensions  et  des  applications  nouvelles.  Ainsi,  par  exemple,  la 
Constitution  crée  l'omnipotence  d'une  Assemblée  unique,  c'est-à-dire  d'une 
majorité,  et  nous  en  voyons  aujourd'hui  le  redoutable  inconvénient,  sans 
donner  pour  contre-poids  à  cette  omnipotence  la  faculté  laissée  à  la  minorité 
de  déférer,  dans  de  certains  cas  graves  et  selon  des  formes  faciles  à  régler 
d'avance,  une  sorte  d'arbitrage  décisoire  entre  elle  et  la  majorité  au  suffrage 
universel  directement  invoqué,  directement  consulté}  mode  d'appel  au 
peuple  beaucoup  moins  violent  et  beaucoup  plus  parfait  que  l'ancien  procédé 
monarchique  constitutionnel,  qui  consistait  à  briser  le  parlement. 

J'aurais  compris  qu'on  dît. . .  {Interruption  et  rumeurs  a  droite.) 

Messieurs,  il  m'est  impossible  de  ne  pas  faire  une  remarque  que  je  sou- 
mets à  la  conscience  de  tous.  Votre  attitude,  en  ce  moment,  contraste  étran- 
gement avec  l'attitude  calme  et  digne  de  ce  côté  de  l'Assemblée  {la gauche). 
{IJives  réclamations  sur  les  bancs  de  la  majorité.  —  A.Uons  donc!  A.llons  donc!  — 
La  clôture!  la  clôture!  —  Le  silence  se  rétablit.  —  L'orateur  reprend  :) 

J'aurais  compris  qu'on  dît  :  Il  faut  "proclamer  plus  complètement  et  déve- 
lopper plus  logiquement  que  ne  le  fait  la  Constitution  les  quatre  droits 
essentiels  du  peuple  :  Le  droit  à  la  vie  matérielle,  c'est-à-dire,  dans  l'ordre 
économique,  le  travail  assuré. . . 

M.  Greslan.  —  C'est  le  droit  au  travail  ! 


240  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

M.  Victor  Hugo  continuant,  —  ...  L'assistance  organisée,  et,  dans  l'ordre 
pénal,  la  peine  de  mort  abolie. 

Le  droit  à  la  vie  intellectuelle  et  morale,  c'est-à-dire  l'enseignement 
gratuit,  la  conscience  libre,  la  presse  libre,  la  parole  libre,  l'art  et  la  science 
libres. 

Le  droit  à  la  liberté ,  c'est-à-dire  l'abolition  de  tout  ce  qui  est  entrave  au 
mouvement  et  au  développement  moral,  intellectuel,  physiq^ue  et  industriel 
de  l'homme. 

Enfin,  le  droit  à  la  souveraineté,  c'est-à-dire  le  suffrage  universel  dans 
toute  sa  plénitude,  la  loi  faite  et  l'impôt  voté  par  des  législateurs  élus  et 
temporaires,  la  justice  rendue  par  des  juges  élus  et  temporaires. . .  {Exclama- 
tions à  droite.  ) 

A  GAUCHE.  —  Ecoutez  !  écoutez  ! 

Plusieurs  membres  X  droite.  —  Parlez  !  parlez  ! 

M.  Victor  Hugo  reprenant.  —  ...  La  commune  administrée  par  des 
magistrats  élus  et  temporaires j  le  jury  progressivement  étendu,  élargi  et 
développé}  le  vote  direct  du  peuple  entier,  par  oui  ou  par  non,  dans  de 
certaines  grandes  questions  politiques  ou  sociales,  et  cela  après  discussion 
préalable  et  approfondie  de  chaque  question  au  sein  de  l'Assemblée  natio- 
nale plaidant  alternativement,  par  la  voix  de  la  majorité  et  par  la  voix  de  la 
minorité,  le  oui  et  le  non  devant  le  peuple,  juge  souverain.  [Kumeurs à  droite. 
—  Longue  et  vive  approbation  a  gauche.  ) 

Messieurs,  en  supposant  que  la  nation  et  son  gouvernement  fussent  vis-à- 
vis  l'un  de  l'autre  dans  les  conditions  correctes  et  normales  que  j'indiquais 
tout  à  l'heure,  j'aurais  compris  qu'on  dît  cela,  et  qu'on  ajoutât  :  la  Constitu- 
tion de  la  République  française  doit  être  la  charte  même  du  progrès  humain 
au  dix-neuvième  siècle,  le  testament  immortel  de  la  civilisation,  la  Bible 
politique  des  peuples.  Elle  doit  approcher  aussi  près  que  possible  de  la  vérité 
sociale  absolue.  Il  faut  reviser  la  Constitution. 

Oui,  cela,  je  l'aurais  compris. 

Mais  qu'en  plein  dix-neuvième  siècle,  mais  qu'en  face  des  nations  civi- 
lisées, mais  qu'en  présence  de  cet  immense  regard  du  genre  humain,  qui 
est  fixé  de  toutes  parts  sur  la  France,  parce  que  la  France  porte  le  flambeau, 
on  vienne  dire  :  Ce  flambeau  que  la  France  porte  et  qui  éclaire  le  monde, 
nous  allons  l'éteindre  ! . . .  (  Dénégations  à  droite.  ) 

Qu'on  vienne  dire  :  Le  premier  peuple  du  monde  a  fait  trois  révolutions 
comme  les  dieux  d'Homère  faisaient  trois  pas.  Ces  trois  révolutions  qui  n'en 
font  qu'une,  ce  n'est  pas  une  révolution  locale,  c'est  la  révolution  humaine  j 
ce  n'est  pas  le  cri  égoïste  d'un  peuple,  c'est  la  revendication  de  la  sainte 
équité  universelle ,  c'est  la  liquidation  des  griefs  généraux  de  l'humanité  de- 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION^ ,  241 

puis  que  l'histoire  existe  {IJive  approbation  a  gauche.  —  Kires  a  droite)-,  c'est, 
après  les  siècles  de  l'esclavage,  du  servage,  de  la  théocratie,  de  la  féodalité, 
de  l'inquisition,  de  la  monarchie  absolue,  du  despotisme  sous  tous  les  noms, 
du  supplice  humain  sous  toutes  les  formes,  la  proclamation  auguste  des  droits 
de  l'homme!  {A.cclamation.) 

Après  de  longues  épreuves,  cette  révolution  a  enfanté  en  France  la  Répu- 
blique j  en  d'autres  termes,  le  peuple  français,  en  pleine  possession  de  lui- 
même  et  dans  le  majestueux  exercice  de  sa  toute-puissance,  a  fait  passer  de 
la  région  des  abstractions  dans  la  région  des  faits,  a  constitué  et  institué,  et 
définitivement  et  absolument  établi  la  forme  de  gouvernement  la  plus  logi- 
que et  la  plus  parfaite,  la  République,  qui  est  pour  le  peuple  une  sorte  de 
droit  naturel  comme  la  liberté  pour  l'homme.  {Murmures  à  droite.  —  appro- 
bation à  gauche.  )  Le  peuple  français  a  taillé  dans  un  granit  indestructible  et 
posé  au  milieu  même  du  vieux  continent  monarchique  la  première  assise 
de  cet  immense  édifice  de  l'avenir,  qui  s'appellera  un  jour  les  Etats-Unis 
d'Europe  !  [Mouvement.  Long  éclat  de  rire  à  droite^^-.) 

Cette  révolution,  inouïe  dans  l'histoire,  c'est  l'idéal  des  grands  philosophes 
réalisé  par  un  grand  peuple ,  c'est  l'éducation  des  nations  par  l'exemple  de  la 
France.  Son  but,  son  but  sacré,  c'est  le  bien  universel,  c'est  une  sorte  de 
rédemption  humaine.  C'est  l'ère  entrevue  par  Socrate,  et  pour  laquelle  il  a 
bu  la  ciguë  i  c'est  l'œuvre  faite  par  Jésus-Christ,  et  pour  laquelle  il  a  été  mis 
en  croix!  {IJives  réclamations  a  droite.  —  Cris  :  A.  l'ordre!  —  Applaudissements 
répétés  a  gauche.  Lon^e  et  générale  agitation.  ) 

M.  DE  Fontaine  et  plusieurs  autres.  —  C'est  un  blasphème  ! 

M.  DE  Heeckeren  ^^^.  —  On  devrait  avoir  le  droit  de  sifHer,  si  on  applau- 
dit des  choses  comme  celles-là  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  qu'on  dise  ce  que  je  viens  de  dire  ou  du 
moins  qu'on  le  voie,  —  car  il  est  impossible  de  ne  pas  le  voir,  la  Révolution 
française,  la  République  française,  Bonaparte  l'a  dit,  c'est  le  soleil  !  —  qu'on 
le  voie  donc  et  qu'on  ajoute  :  Eh  bien!  nous  allons  détruire  tout  cela,  nous 
allons  supprimer  cette  Révolution,  nous  allons  jeter  bas  cette  République, 


(')  Ce  mot,  les  États-Unis  d'Europe,  fit  un  eflFet  d'étoanement.  Il  était  nouveau.  C'est  dans  ce 
discours  qu'il  a  été  prononcé  pour  la  première  fois.  Il  indigna  la  droite,  et  surtout  l'égaya.  Il  y 
eut  une  explosion  de  rires,  auxquels  se  mêlaient  des  apostrophes  de  toutes  sortes.  Le  représentant 
Bancel  en  saisit  au  passage  quelques-unes,  et  les  nota.  Les  voici  : 

M.  de  Montalembert.  —  Les  États-Unis  d'Europe  !  C'est  trop  fort.  Hugo  est  fou. 

M.  Mole.  —  Les  États-Unis  d'Europe  !  Voilk  une  idée  !  Quelle  extravagance  ! 

M.  J^ueatitt-Baucbart.  —  Ces  poètes  ! 

{NoU  de  rÈditioa  de  iSjj.) 

(*)  Plus  tard  sénateur  de  l'empire,  \  30.000  francs  par  an. 

(NoU  de  l'Édition  de  1SJ3.) 

ACTES   ET   PAROLES.    —   I.  l6 


mnia&MB  iatioiui. 


24?  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

nous  allons  arracher  des  mains  de  ce  peuple  le  livre  du  progrès  et  y  raturer  ces 
trois  dates  :  1792,  1830,  1848}  nous  allons  barrer  le  passage  à  cette  grande 
insensée,  qui  fait  toutes  ces  choses  sans  nous  demander  conseil,  et  qui  s'appelle 
la  Providence.  Nous  allons  faire^ reculer  la  liberté,  la  philosophie,  l'intelli- 
gence, les  générations  j  nous  allons  faire  reculer  la  France,  le  siècle,  l'huma- 
nité en  marche  j  nous  allons  faire  reculer  Dieu  !  {Profonde  sensation.)  Messieurs, 
qu'on  dise  cela,  qu'on  rêve  cela,  qu'on  s'imagine  cela,  voilà  ce  que  j'admire 
jusqu'à  la  stupeur,  voilà  ce  que  je  ne  comprends  pas  !  {A  gauche  :  Très  bien! 
très  bien  !  —  Nouveaux  rires  à  droite.  ) 

Et  qui  êtes-vous  pour  faire  de  tels  rêves  ?  Qui  êtes-vous  pour  tenter  de 
telles  entreprises.?  Qui  êtes-vous  pour  livrer  de  telles  batailles.?  Comment 
vous  nommez-vous .?  Qui  êtes  vous  ? 

Je  vais  vous  le  dire. 

Vous  vous  appelez  la  monarchie,  et  vous  êtes  le  passé. 

La  monarchie  !  Quelle  monarchie .?  {Rires  et  bruit  à  droite.  ) 

M.  Emile  de  Girardin,  au  pied  de  la  tribune.  —  Écoutez  donc,  messieurs  ! 
nous  vous  avons  écoutés  hier. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  me  voici  dans  la  réalité  ardente  du 
débat. 

Ce  débat, "ce  n'est  pas  nous  qui  l'avons  voulu,  c'est  vous.  Vous  devez, 
dans  votre  loyauté,  le  vouloir  entier,  complet,  sincère.  La  question  Répu- 
blique ou  Monarchie  est  posée.  Personne  n'a  plus  le  pouvoir,  personne  n'a 
plus  le  droit  de  l'éluder.  Depuis  plus  de  deux  ans,  cette  question,  sourdement 
et  audacieusement  agitée,  fatigue  la  République j  elle  pèse  sur  le  présent, 
elle  obscurcit  l'avenir.  Le  moment  est  venu  de  s'en  délivrer.  Oui,  le  moment 
est  venu  de  la  regarder  en  face,  le  moment  est  venu  de  voir  ce  qu'elle 
contient.  Cartes  sur  table!  Disons  tout.  {Ecoute'^!  écoute'r!  —  Profond  silence.) 

Deux  monarchies  sont  en  présence.  Je  laisse  de  côté  tout  ce  qui,  aux  yeux 
mêmes  de  ceux  qui  le  proposent  ou  le  sous-entendent,  ne  serait  que  transition 
et  expédient.  La  fusion  a  simplifié  la  question.  Deux  monarchies  sont  en  pré- 
sence. —  Deux  monarchies  seulement  se  croient  en  posture  de  demander 
la  re vision  à  leur  bénéfice,  et  d'escamoter  à  leur  profit  la  souveraineté  du 
peuple. 

Ces  deux  monarchies  sont  :  la  monarchie  de  principe,  c'est-à-dire  la  légiti- 
mité j  et  la  monarchie  de  gloire,  comme  parlent  certains  journaux  privilégiés 
{rires  et  chuchotements) y  c'est-à-dire  l'empire. 

Commençons  par  la  monarchie  de  principe  j  à  l'ancienneté  d'abord. 

Messieurs,  avant  d'aller  plus  loin,  je  le  dis  une  fois  pour  toutes,  quand  je 
prononce ,  dans  cette  discussion,  ce  mot  monarchie,  je  mets  à  part  et  hors  du 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  243 

débat  les  personnes,  les  princes,  les  exilés,  pour  lesquels  je  n'ai  au  fond  du 
cœur  que  la  sympathie  qu'on  doit  à  des  français  et  le  respect  qu'on  doit  à  des 
proscrits  j  sympathie  et  respect  qui  seraient  bien  plus  profonds  encore,  je  le 
déclare,  si  ces  exilés  n'étaient  pas  un  peu  proscrits  par  leurs  amis.  {Très  bien! 
très  bien!) 

Je  reprends.  Dans  cette  discussion,  donc,  c'est  uniquement  de  la  monar- 
chie principe,  de  la  monarchie  dogme,  que  je  parle  j  et  une  fois  les  personnes 
mises  à  part,  n'ayant  plus  en  face  de  moi  que  le  dogme  royauté,  j'entends  le 
qualifier,  moi  législateur,  avec  toute  la  lioerté  de  la  philosophie  et  toute  la 
sévérité  de  l'histoire. 

Et  d'abord,  entendons-nous  sur  ces  mots,  dogme  et  principe.  Je  nie  que  la 
monarchie  soit  ni  puisse  être  un  principe  ni  un  dogme.  Jamais  la  monarchie 
n'a  été  qu'un  fait.  [Rumeurs  sur  plusieurs  bancs.) 

Oui,  je  le  répète  en  dépit  des  murmures,  jamais  la  possession  d'un  peuple 
par  un  homme  ou  par  une  famille  n'a  été  et  n'a  pu  être  autre  chose  qu'un 
fait.  {Nouvelles  rumeurs.) 

Jamais,  —  et,  puisque  les  murmures  persistent,  j'insiste,  —  jamais  ce  soi- 
disant  dogme  en  vertu  duquel,  —  et  ce  n'est  pas  l'histoire  du  moyen-âge  que 
je  vous  cite,  c'est  l'histoire  presque  contemporaine,  celle  sur  laquelle  un 
siècle  n'a  pas  encore  passé,  —  jamais  ce  soi-disant  dogme  en  vertu  duquel  il 
n'y  a  pas  quatrevingts  ans  de  cela,  un  électeur  de  Hesse  vendait  des  hommes 
tant  par  tête  au  roi  d'Angleterre  pour  les  faire  tuer  dans  la  guerre  d'Amé- 
ritjue  {dénégations  rritées),  les  lettres  existent,  les  preuves  existent,  on  vous  les 
montrera  quand  vous  voudrez...  {le  silence  se  rétablit)  jamais,  dis-je,  ce  pré- 
tendu dogme  n'a  pu  être  autre  chose  qu'un  fait,  presque  toujours  violent, 
souvent  monstrueux.  {A  gauche  :  CeB  vrai!  celî  vrai!) 

Je  le  déclare  donc,  et  je  l'affirme  au  nom  de  l'éternelle  moralité  humaine, 
la  monarchie  est  un  fait,  rien  de  plus.  Or,  quand  le  fait  n'est  plus,  il  n'en 
survit  rien,  et  tout  est  dit.  Il  en  est  autrement  du  droit.  Le  droit,  même 
quand  il  ne  s'appuie  plus  sur  le  fait,  même  quand  il  n'a  plus  l'autorité  maté- 
rielle, conserve  l'autorité  morale,  et  il  est  toujours  le  droit.  C'est  ce  qui  fait 
que  d'une  République  étouffée  comme  la  république  romaine  il  reste  un 
droit,  tandis  que  d'une  monarchie  écroulée  il  ne  reste  qu'une  ruine.  {Applau- 
dissements. ) 

Cessez  donc,  vous  légitimistes,  de  nous  adjurer  au  point  de  vue  du  droit. 
Vis-à-vis  du  droit  du  peuple,  qui  est  la  souveraineté,  il  n'y  a  pas  d'autre 
droit  que  le  droit  de  l'homme,  qui  est  la  liberté.  {Très  bien!)  Hors  de  là, 
tout  est  chimère.  Dire  le  droit  du  roi,  dans  le  grand  siècle  où  nous  sommes,  et 
à  cette  grande  tribune  où  nous  parlons,  c'est  prononcer  un  mot  vide  de  sens. 
(  Applaudissements  à  gauche.  ) 

16. 


244  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Mais,  si  vous  ne  pouvez  parler  au  nom  du  droit,  parlerez-vous  au  nom 
du  fait?  Invoquerez-vous  l'utilité?  C'est  beaucoup  moins  superbe,  c'est 
quitter  le  langage  du  maître  pour  le  langage  du  serviteur  5  c'est  se  faire  bien 
petit.  Mais  soit!  Examinons.  Direz-vous  que  la  stabilité  politique  naît  de 
l'hérédité  royale?  Direz-vous  que  la  démocratie  est  mauvaise  pour  un  état, 
et  que  la  royauté  est  meilleure?  Voyons,  je  ne  vais  pas  me  mettre  à  feuilleter 
ici  l'histoire,  la  tribune  n'est  pas  un  pupitre  à  in-folio j  —  je  reste  dans  les 
faits  vivants,  actuels,  présents  à  toutes  les  mémoires.  Parlez,  quels  sont  vos 
griefs  contre  la  République  de  1848 ?  Les  émeutes?  Mais  la  monarchie  avait 
les  siennes.  L'état  des  finances?  Mon  Dieu  !  je  n'examine  pas,  ce  n'est  pas  le 
moment,  si  depuis  trois  ans  les  finances  de  la  République  ont  été  conduites 
par  des  républicains. . . 

A  DROITE.  —  Non  !  fort  heureusement  pour  elles  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  Mais  la  monarchie  constitutionnelle  coûtait 
fort  chetî  mais  les  gros  budgets,  c'est  la  monarchie  constitutionnelle  qui  les 
a  inventés.  Je  dis  plus,  car  il  faut  tout  dire,  la  monarchie  proprement  dite, 
la  monarchie  de  principe,  la  monarchie  légitime,  qui  se  croit  ou  se  prétend 
synonyme  de  stabilité,  de  sécurité,  de  prospérité,  de  propriété,  la  vieille 
monarchie  historique  de  quatorze  siècles,  messieurs,  faisait  quelquefois, 
faisait  volontiers  banqueroute!  {Kires  et  applaudissements.) 

Sous  Louis  XIV,  je  vous  cite  la  belle  époque,  le  grand  siècle,  le  grand 
règne,  sous  Louis  XIV,  on  voit  de  temps  en  tcm^s pa/ir,  c'est  Boileau  qui  le 
dit,  le  rentier 

A  l'aspect  d'un  arrêt  qui  retranche  un  quartier. 

Or,  quels  que  soient  les  euphémismes  d'un  écrivain  satirique  qui  flatte 
un  roi,  un  arrêt  qui  retranche  un  quartier  aux  rentiers,  messieurs,  c'est  la 
banqueroute.  {A.  gauche  :  Très  bien!  —  Rumeurs  à  droite.  —  Et  les  assignats?) 

Sous  le  régent,  la  monarchie  empoche,  ce  n'est  pas  le  mot  noble,  c'est  le 
mot  vrai  {on  rit),  empoche  trois  cent  cinquante  millions  par  l'altération  des 
monnaies  j  c'était  le  temps  où  on  pendait  une  servante  pour  cinq  sous.  Sous 
Louis  XV,  neuf  banqueroutes  en  soixante  ans. 

Une  voix  au  fond  X  droite.  —  Et  les  pensions  des  poètes  ! 

M.  IJictor  Huzp  s'arrête. 

À  GAUCHE.  —  Méprisez  cela  !  Dédaignez  !  Ne  répondez  pas  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  répondrai  à  l'honorable  interrupteur  que,  trompé 
par  certains  journaux,  il  fait  allusion  à  une  pension  qui  m'a  été  offerte  par  le 
roi  Charles  X,  et  que  j'ai  refusée. 

M.  de  Falloux.  —  Je  vous  demande  pardon,  vous  l'aviez  sur  la  cassette 
du  roi.  [Rumeurs  à  gauche.) 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  245 

M.  Bac.  —  Méprisez  ces  injures  ! 

M.  DE  Falloux.  —  Permettez-moi  de  dire  un  mot, 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  voulez  que  je  raconte  le  fait?  il  m'honore } 
je  le  veux  bien. 

M.  DE  Falloux.  —  Je  vous  demande  pardon...  {^gauche  :  C'est  de  la 
personnalité!  —  On  cherche  le  scandale!  —  Laisse^  parler!  —  N' interrompe';^  pas  ! 
■ —  yi  l'ordre!  à  l'ordre!) 

M.  DE  Falloux.  —  L'Assemblée  a  pu  observer  que  je  n'ai  pas  cessé, 
depuis  le  commencement  de  la  séance,  de  garder  moi-même  le  plus  profond 
silence,  et  même,  de  temps  en  temps,  d'engager  mes  amis  à  le  garder 
comme  moi.  Je  demande  seulement  la  permission  de  rectifier  un  fait  matériel. 

M.  Victor  Hugo.  —  Parlez  ! 

M.  DE  Falloux.  —  L'honorable  M.  Victor  Hugo  a  dit  :  «Je  n'ai  jamais 
touché  de  pension  de  la  monarchie. . .» 

M.  Victor  Hugo.  —  Non,  je  n'ai  pas  dit  cela.  {TJives  réclamations  a  droite, 
mêlées  d'applaudissements  et  de  rires  ironiques.  ) 

Plusieurs  membres  À  gauche,  a  M.  Uictor  Hugo.  —  Ne  répondez  pas! 

M.  S0UBIES,  à  la  droite.  —  Attendez  les  explications,  au  moins j  vos 
applaudissements  sont  indécents! 

M.  Frichon,  à  M.  de  Falloux.  —  Ancien  ministre  de  la  République,  vous 
la  trahissez. 

M.  Lamarque.  —  C'est  le  venin  des  jésuites  ! 

M.  Victor  Hugo,  /adressant  à  M.  de  Falloux,  au  milieu  du  bruit  :  —  Je 
prie  M.  de  Falloux  d'obtenir  de  ses  amis  qu'ils  veuillent  bien  permettre 
qu'on  lui  réponde.  {Bruits  confus.) 

M.  DE  Falloux.  —  Je  fais  ce  que  je  puis. 

À  l'extrême  gauche.  —  Faites  donc  faire  silence  à  droite,  monsieur  le 
président  !  '  ^ 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  On  fait  du  bruit  des  deux  côtés.  {A  ^orateur.)  Vous 
voulez  toujours  tirer  parti,  à  votre  avantage,  des  interruptions}  je  les  con- 
damne, mais  je  constate  qu'il  y  a  autant  de  bruit  à  gauche  qu'à  droite. 
(  Uiol entes  réclamations  et  protelîations  à  l'extrême  gauche.  —  hes  membres  assis  sur 
les  bancs  inférieurs  de  la  gauche  font  des  efforts  pour  ramener  le  silence.  ) 

Un  membre  à  gauche.  —  Vous  n'avez  d'oreilles  que  pour  notre  côté. 

M.  le  président.  —  On  interrompt  des  deux  côtés.  [Non!  non!  —  Si! si!) 
Je  vois,  je  constate...  {Nouvelles  exclamations  bruyantes  sur  les  mêmes  bancs  à 
gauche.  ) 

Je  constate  que,  depuis  cinq  minutes,  M.  Schœlcher  et  M.  Grévy  récla- 
ment le  silence.  {Réclamations  et proteBations  nouvelles  a  gauche,  —  M.  Schœlcher 
prononce  (quelques  mots  que  le  bruit  mus  empêche  de  saisir.  ) 


246  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Je  constate  que  vous-mêmes  réclamez  le  silence  depuis  plusieurs  minutes, 
monsieur  Schœlcher  et  monsieur  Grévy,  je  vous  rends  cette  justice. 

M.  ScHOFLCHER.  —  Nous  le  réclamons,  parce  que  nous  nous  sommes 
promis  de  tout  entendre. 

Un  membre  à  l'extrême  gauche.  —  Le  Moniteur  répondra  à  M.  le  pré- 
sident. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  On  pcut  nict  un  fait  qui  se  passe  dans  un  bureau, 
mais  on  ne  peut  pas  nier  un  fait  qui  se  passe  à  la  face  de  l'Assemblée.  {De 
vives  apolkophes  sont  adressées  de  la  gauche  a  M.  le  piisident.  ) 

Il  vous  tarde  de  prendre  vos  allures  accoutumées!  [Exclamations à  l'extrême 
gauche.  ) 

Un  membre.  —  C'est  à  vous  qu'il  tarde  de  reprendre  les  vôtres. . . 

D'autres  membres.  —  Ce  sont  des  provocations. 

M.  le  président.  —  Je  demande  le  silence  des  deux  côtés. 

M.  Arnaud  (de  l'Ariège.)  —  Ce  sont  des  personnalités. 

M,  Savatier-Laroche.  —  Ce  sont  des  provocations  qu'on  cherche  à 
rendre  injurieuses. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Voulez-vous  faire  silence  et  écouter  l'orateur.?  {Le 
silence  se  rétablit.  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  remercie  l'honorable  M.  de  Falloux.  Je  ne  cher- 
chais pas  l'occasion  de  parler  de  moi.  Il  me  la  donne  à  propos  d'un  fait  qui 
m'honore.  {A.  la  droite.)  Écoutez  ce  que  j'ai  à  vous  dire.  Vous  avez  ri  les 
premiers i  vous  êtes  loyaux,  je  le  pense,  et  je  vous  prédis  que  vous  ne  rirez 
pas  les  derniers,  {Sensation.) 

Un  membre  à  l'extrême  droite.  —  Si  ! 

M.  Victor  Hugo,  à  l'interrupteur.  —  En  ce  cas  vous  ne  serez  pas  loyal. 
{Bravos  à  gauche.  —  Un  profond  silence  s'établit.  ) 

J'avais  dix-neuf  ans. . . 

Un  membre  1  droite.  —  Ah!  bon,  j'étais  si  jeune!  {Longs  murmures  a 
gauche.  —  Cm  ;  CeB  indécent l) 

M.  Victor  Wugo  ^  se  tournant  vers  l'interrupteur.  —  L'homme  capable  d'une 
si  inqualifiable  interruption  doit  avoir  le  courage  de  se  nommer.  Je  le  somme 
de  se  nommer.  {Applaudissements  à  gauche.  —  Silence  à  droite.  —  Personne  ne  se 
nomme.  ) 

Il  se  tait.  Je  le  constate. 

{Les  applaudissements  de  la  gauche  redoublent.  ) 

M.  Victor  Hugo,  reprenant.  —  J'avais  dix-neuf  ans  j  je  publiai  un  volume 
de  vers.  Louis  XVIII,  qui  était  un  roi  lettré,  vous  le  savez,  le  lut  et  m'en- 
voya une  pension  de  deux  mille  francs.  Cet  acte  fut  spontané  de  la  part  du 
roi,  je  le  dis  à  son  honneur  et  au^mienj  je  reçus  cette  pension  sans  l'avoir 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  247 

demandée.  La  lettre  que  vous  avez  dans  les  mains,  monsieur  de  Falloux,  le 
prouve.  (M.  de  Falloux  fait  un  si^e  d'assentiment  —  Mouvement  à  droite.  ) 

M.  DE  Larochejaquelein.  —  C'est  très  bien,  monsieur  Victor  Hugo! 
M.  Victor  Hugo.  —  Plus  tard,  quelques  années  après,  Charles  X  régnait, 
je  fis  une  pièce  de  théâtre,  Marion  de  Lorme;  la  censure  interdit  la  pièce  $ 
j'allai  trouver  le  roi^  je  lui  demandai  de  laisser  jouer  ma  pièce,  il  me  reçut 
avec  bonté,  mais  refusa  de  lever  l'interdit.  Le  lendemain,  rentré  chez  moi, 
je  reçus  de  la  part  du  roi  l'avis  que,  pour  me  dédommager  de  cet  interdit, 
ma  pension  était  élevée  de  deux  mille  francs  à  six  mille.  Je  refusai.  (Lon^ 
mouvement.)  J'écrivis  au  ministre  que  je  ne  voulais  rien  que  ma  liberté  de 
poëte  et  mon  indépendance  d'écrivain.  {AppLudùsements  prolonges  à  gauche.  — 
Sensation  même  à  droite.  ) 

C'est  là  la  lettre  que  vous  tenez  entre  les  mains.  {Bravo!  bravo!)  Je  dis 
dans  cette  lettre  que  je  n'offenserai  jamais  le  roi  Charles  X.  J'ai  tenu  parole, 
vous  le  savez.  [Profonde sensation.) 

M.  DE  Larochejaquelein.  —  C'est  vrai  !  dans  de  bien  admirables  vers  ! 

M.  Victor  Hugo,  à  h  droite.  —  Vous  voyez,  messieurs,  que  vous  ne 
riez  plus  et  que  j'avais  raison  de  remercier  M.  de  Falloux.  {Oui  !  Oui  !  Long 
mouvement.  —  Un  membre  rit  au  fond  de  h  salie.  ) 

A  gauche.  —  Allons  donc  !  c'est  indécent  ! 

Plusieurs  membres  de  la  droite,  à  M.  Uictor  Hug).  —  Vous  avez  bien 
fait. 

M.  SouBiES.  —  Celui  qui  a  ri  aurait  accepté  le  tout. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  disais  donc  que  la  monarchie  faisait  quelquefois 
banqueroute.  Je  rappelais  que,  sous  le  régent,  la  monarchie  avait  empoché 
trois  cent  cinquante  millions  par  l'altération  des  monnaies.  Je  continue.  Sous 
Louis  XV,  neuf  banqueroutes. 

Voulez-vous  que  je  vous  rappelle  celles  qui  me  viennent  à  l'esprit  .î*  Les 
deux  banqueroutes  Desmaretz,  les  deux  banqueroutes  des  frères  Paris,  la 
banqueroute  du  Visa  et  la  banqueroute  du  Système. . .  Est-ce  assez  de  ban- 
queroutes comme  cela.'*  Vous  en  faut-il  encore .f*  {Longue  hilanté a gmche.) 

En  voici  d'autres  du  même  règne  :  la  banqueroute  du  cardinal  Fleury,  la 
banqueroute  du  contrôleur  général  Silhouette,  la  banqueroute  de  l'abbé 
Terray  !  Je  nomme  ces  banqueroutes  de  la  monarchie  du  nom  des  ministres 
qu'elles  déshonorent  dans  l'histoire.  Messieurs,  le  cardinal  Dubois  définissait 
la  monarchie  :  U/;  gouvernement  fort,  parce  qu'il  fait  banqueroute  quand  il  veut. 
{Nouveaux  rires.  ) 

Eh  bien!  la  République  de  1848,  elle,  a-t-elle  fait  banqueroute.'^  Non 
quoique,  du  côté  de  ce  que  je  suis  bien  forcé  d'appeler  la  monarchie,  on  le 
lui  ait  peut-être  un  peu  conseillé.  (  On  rit  encore  à  gauche,  et  même  à  droite.  ) 


248  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Messieurs,  la  République,  qui  n'a  pas  fait  banqueroute,  et  qui,  on  peut 
l'affirmer,  si  on  la  laisse  dans  sa  franche  et  droite  voie  de  probité  populaire, 
ne  fera  pas,  ne  fera  jamais  banqueroute  {A. gauche  :  Non!  non!)  la  République 
de  1848  a-t-elle  fait  la  guerre  européenne?  Pas  davantage. 

Son  attitude  a  peut-être  été  même  un  peu  trop  pacifique,  et,  je  le  dis 
dans  l'intérêt  même  de  la  paix,  son  épée  à  demi  tirée  eût  suffi  pour  faire 
rengainer  bien  des  grands  sabres. 

Que  lui  reprochez-vous  donc,  messieurs  les  chefs  des  partis  monarchiques, 
qui  n'avez  pas  encore  réussi,  qui  ne  réussirez  jamais  à  laver  notre  histoire 
contemporaine  tout  éclaboussée  de  sang  par  1815.^  {Mouvement.)  On  a  parlé 
de  1793,  j'ai  le  droit  de  parler  de  181 5  !  [TJive  approbation  à  gauche.) 

Que  lui  reprochez-vous  donc,  à  la  République  de  1848.'*  Mon  Dieu!  il  y 
a  des  accusations  banales  qui  traînent  dans  tous  vos  journaux,  et  qui  ne  sont 
pas  encore  usées,  à  ce  qu'il  paraît,  et  que  je  retrouvais  ce  matin  même  dans 
une  circulaire  pour  la  revision  totale,  «les  commissaires  de  M.  Ledru-Rollin  ! 
les  quarante-cinq  centimes!  les  conférences  socialistes  du  Luxembourg!...» 
—  Le  Luxembourg  !  ah  !  oui,  le  Luxembourg  !  voilà  le  grand  grief!  Tenez, 
prenez  garde  au  Luxembourg j  n'allez  pas  trop  de  ce  côté-là,  vous  finiriez 
par  j  rencontrer  le  spectre  du  maréchal  Ney  !  {Sensation.  —  Jipplaudissements 
prolongés  a  gauche.  ) 

M.  DE  Rességuier.  —  Vous  y  trouveriez  votre  fauteuil  de  pair  de  France  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Vous  u'avez  pas  la  parole,  monsieur  de  Rességuier. 

Un  membre  à.  droite.  —  La  Convention  a  guillotiné  vingt-cinq  géné- 
raux ! 

M.  DE  Rességuier.  —  Votre  fauteuil  de  pair  de  France!  {Bruit.) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  N'interrompez  pas. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  crois.  Dieu  me  pardonne,  que  M.  de  Ressé- 
guier me  reproche  d'avoir  siégé  parmi  les  juges  du  maréchal  Ney!  {Excla- 
mations a  droite.  —  Kires  ironiques  et  approbatifs  à  gauche.  ) 

M.  DE  Rességuier.  —  Vous  vous  méprenez. . . 

M.  LE  président.  —  Veuillez  vous  asseoir  j  gardez  le  silence  :  vous  n'avez 
pas  la  parole. 

M.  de  Rességuier,  s  adressant  a  l'orateur.  —  Vous  vous  méprenez  formel- 
lement. . . 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Mousieut  de  Rességuier,  je  vous  rappelle  à  l'ordre 
formellement. 

M.  DE  B^ssÉGuiER.  —  Vous  VOUS  méprenez  avec  intention. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Je  VOUS  rappellerai  à  l'ordre  avec  inscription  au 
procès-verbal ,  si  vous  méprisez  tous  mes  avertissements. 

M.  Victor  Hugo.  —  Hommes  des  anciens  partis,  je  ne  triomphe  pas  de 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  249 

ce  qui  est  votre  malheur,  et,  je  vous  le  dis  sans  amertume,  vous  ne  jugez 
pas  votre  temps  et  votre  pays  avec  une  vue  juste,  bienveillante  et  saine.  Vous 
vous  méprenez  aux  phénomènes  contemporains.  Vous  criez  à  la  décadence. 
Il  y  a  une  décadence  en  effet,  mais,  je  suis  bien  forcé  de  vous  l'avouer,  c'est 
la  vôtre.  {Rires  a  gauche,  —  Murmures  a  droite.') 

Parce  que  la  monarchie  s'en  va,  vous  dites  :  La  France  s'en  va!  C'est  une 
illusion  d'optique.  France  et  monarchie,  c'est  deux.  La  France  demeure,  la 
France  grandit ,  sachez  cela  !  (  Très  bien  !  —  Kires  à  droite.  ) 

Jamais  la  France  n'a  été  plus  grande  que  de  nos  jours  j  les  étrangers  le 
savent,  et,  chose  triste  à  dire  et  que  vos  rires  confirment,  vous  l'ignorez! 

Le  peuple  français  a  l'âge  de  raison,  et  c'est  précisément  le  moment  que 
vous  choisissez  pour  taxer  ses  actes  de  folie.  Vous  reniez  ce  siècle  tout  entier, 
son  industrie  vous  semble  matérialiste,  sa  philosophie  vous  semble  immorale, 
sa  littérature  vous  semble  anarchique.  {Kires  ironiques  à  droite.  —  Oui!  oui!) 
Vous  voyez,  vous  continuez  de  confirmer  mes  paroles.  Sa  littérature  vous 
semble  anarchique,  et  sa  science  vous  paraît  impie.  Sa  démocratie,  vous  la 
nommez  démagogie.  (  Oui!  oui!  à  droite.  ) 

Dans  vos  jours  d'orgueil,  vous  déclarez  que  notre  temps  est  mauvais,  et 
que,  quant  à  vous,  vous  n'en  êtes  pas.  Vous  n'êtes  pas  de  ce  siècle.  Tout  est 
là.  Vous  en  tirez  vanité.  Nous  en  prenons  acte. 

Vous  n'êtes  pas  de  ce  siècle,  vous  n'êtes  plus  de  ce  monde,  vous  êtes 
morts  !  C'est  bien  !  je  vous  l'accorde  !  {Kires  et  bravos.  ) 

Mais,  puisque  vous  êtes  morts,  ne  revenez  pas,  laissez  tranquilles  les 
vivants.  {Kire général.) 

M.  DE  TiNGUY,  à  l'orateur.  —  Vous  nous  supposez  morts,  monsieur  le 
vicomte  } 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Vous  tessuscitcz,  VOUS,  monsieur  de  Tinguy! 

M.  DE  Tinguy.  —  Je  ressuscite  le  vicomte  ! 

M.  Victor  Hugo,  croisant  les  bras  et  regardant  la  droite  en  face.  —  Quoi! 
vous  voulez  reparaître  !  {Nouvelle  explosion  d'hilarité  et  de  bravos.) 

Quoi  !  vous  voulez  recommencer  !  Quoi  !  ces  expériences  redoutables  qui 
dévorent  les  rois,  les  princes,  le  faible  comme  Louis  XVI,  l'habile  et  le  fort 
comme  Louis-Philippe,  ces  expériences  lamentables  qui  dévorent  les  familles 
nées  sur  le  trône,  des  femmes  augustes,  des  veuves  saintes,  des  enfants  inno- 
cents, vous  n'en  avez  pas  assez!  il  vous  en  faut  encore.  {Sensation.) 

Mais  vous  êtes  donc  sans  pitié  et  sans  mémoire!  Mais,  royalistes,  nous 
vous  demandons  grâce  pour  ces  infortunées  familles  royales  ! 

Quoi!  vous  voulez  rentrer  dans  cette  série  de  faits  nécessaires,  dont  toutes 
les  phases  sont  prévues  et  pour  ainsi  dire  marquées  d'avance  comme  des 
étapes  inévitables  !  Vous  voulez  rentrer  dans  ces  engrenages  formidables  de  la 


250  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

destinée!  [Mouvement)  Vous  voulez  rentrer  dans  ce  cycle  terrible,  toujours 
le  même,  plein  d'écueils,  d'orages  et  de  catastrophes,  qui  commence  par  des 
réconciliations  plâtrées  de  peuple  à  roi,  par  des  restaurations,  par  les  Tuileries 
rouvertes,  par  des  lampions  allumés,  par  des  harangues  et  des  fanfares,  par 
des  sacres  et  des  fêtes  j  qui  se  continue  par  des  empiétements  du  trône  sur  le 
parlement,  du  pouvoir  sur  le  droit,  de  la  royauté  sur  la  nation,  par  des  luttes 
dans  les  Chambres,  par  des  résistances  dans  la  presse,  par  des  murmures  dans 
l'opinion,  par  des  procès  où  le  zèle  emphatique  et  maladroit  des  magistrats 
qui  veulent  plaire  avorte  devant  l'énergie  des  écrivains  {vifs  applaudissements 
a  gauche)  t,  qui  se  continue  par  des  violations  de  chartes  où  trempent  les 
majorités  complices  [Très  bien!),  par  des  lois  de  compression,  par  des  mesures 
d'exception,  par  des  exactions  de  police  d'une  part,  par  des  sociétés  secrètes 
et  des  conspirations  de  l'autre,  —  et  qui  finit. . .  —  Mon  Dieu  1  cette  place 
que  vous  traversez  tous  les  jours  pour  venir  à  ce  palais  ne  vous  dit  donc  rien  } 
{Interruption.  —  A.  l'ordre!  à  l'ordre!)  Mais  frappez  du  pied  ce  pavé  qui  est  à 
deux  pas  de  ces  funestes  Tuileries  que  vous  convoitez  encore;  frappez  du 
pied  ce  pavé  fatal,  et  vous  en  ferez  sortir,  à  votre  choix,  l'échafaud  qui  pré- 
cipite la  vieille  monarchie  dans  la  tombe,  ou  le  fiacre  qui  emporte  la  royauté 
nouvelle  dans  l'exil!  {Applaudissements  prolongés  à  gauche.  —  Murmures.  Excla- 
mations. ) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Mais  qui  menacez-vous  donc  là.?  Est-ce  que  vous 
menacez  quelqu'un  }  Ecartez  cela  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  C'est  un  avertissement. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  C'cst  un  avertissement  sanglant,  monsieur;  vous 
passez  toutes  les  bornes,  et  vous  oubliez  la  question  de  la  revision.  C'est  une 
diatribe,  ce  n'est  pas  un  discours. 

M.  Victor  Hugo.  —  Comment!  il  ne  me  sera  pas  permis  d'invoquer 
l'histoire  ! 

Une  voix  À  gauche,  s' adressant  au  président.  —  On  met  la  Constitution  et 
la  République  en  question,  et  vous  ne  laissez  pas  parler! 

M.  LE  président.  —  Vous  tuez  les  vivants  et  vous  évoquez  les  morts j 
ce  n'est  pas  de  la  discussion.  {Interruption  prolongée.  —  Kires  app-obatifs  à 
droite.  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  Comment,  messieurs,  après  avoir  fait  appel,  dans 
les  termes  les  plus  respectueux,  à  vos  souvenirs;  après  vous  avoir  parlé  de 
femmes  augustes,  de  veuves  saintes,  d'enfants  innocents;  après  avoir  fait 
appel  à  votre  mémoire,  il  ne  me  sera  pas  permis,  dans  cette  enceinte,  après 
ce  qui  a  été  entendu  ces  jours  passés,  il  ne  me  sera  pas  permis  d'invoquer 
l'histoire  comme  un  avertissement,  entendez-le  bien,  mais  non  comme  une 
menace  ?  il  ne  me  sera  pas  permis  de  dire  que  les  restaurations  commencent 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  251 

d'une  manière  qui  semble  triomphante  et  finissent  d'une  manière  fetale?  Il 
ne  me  sera  pas  permis  de  vous  dire  que  les  restaurations  commencent  par 
l'éblouissement  d'elles-mêmes,  et  finissent  par  ce  qu'on  a  appelé  des  cata- 
strophes, et  d'ajouter  que  si  vous  frappez  du  pied  ce  pavé  fatal  qui  est  à  deux 
pas  de  vous,  à  deux  pas  de  ces  funestes  Tuileries  que  vous  convoitez  encore, 
vous  en  ferez  sortir,  à  votre  choix,  l'échafaud  qui  précipite  la  vieille  mo- 
narchie dans  la  tombe,  ou  le  fiacre  qui  emporte  la  royauté  nouvelle  dans 
l'exil!  {Bj4meursa  droite.  — Bravos  à  gauche.)  Il  ne  me  sera  pas  permis  de  dire 
cela  !  Et  on  appelle  cela  une  discussion  libre  !  (  Uive  approbation  et  applaudisse- 
ments à  gauche.  ) 

M.  Emile  deGirardin.  —  Elle  l'était  hier! 

M.  Victor  Hugo.  —  Ah!  je  proteste!  Vous  voulez  étouffer  ma  voixj 
mais  on  l'entendra  cependant. . .  {Kéclamations  à  droite.)  On  l'entendra. 

Les  hommes  habiles  qui  sont  parmi  vous,  et  il  y  en  a,  je  ne  fais  nulle 
difficulté  d'en  convenir. . . 

Une  voix  à  droite.  —  Vous  êtes  bien  bon  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Les  hommes  habiles  qui  sont  parmi  vous  se  croient 
forts  en  ce  moment,  parce  qu'ils  s'appuient  sur  une  coalition  des  intérêts 
effrayés.  Etrange  point  d'appui  que  la  peur!  mais,  pour  faire  le  mal,  c'en 
est  un.  —  Messieurs,  voici  ce  que  j'ai  à  dire  à  ces  hommes  habiles  :  Avant 
peu,  et  quoi  que  vous  fassiez,  les  intérêts  se  rassureront;  et,  à  mesure  qu'ils 
reprendront  confiance ,  vous  la  perdrez. 

Oui,  avant  peu,  les  intérêts  comprendront  qu'à  l'heure  qu'il  est,  qu'au 
dix-neuvième  siècle,  après  l'échafaud  de  Louis  XVI. . . 

M.  DE  MoNTEBELLO.  —  Encore  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  Après  l'écroulement  de  Napoléon,  après  l'exil 
de  Charles  X,  après  la  chute  de  Louis-Philippe,  après  la  Révolution  fran- 
çaise, en  un  mot,  c'est-à-dire  après  le  renouvellement  complet,  absolu, 
prodigieux,  des  principes,  des  croyances,  des  opinions,  des  situations,  des 
influences  et  des  faits,  c'est  la  République  qui  est  la  terre  ferme,  et  c'est  la 
monarchie  qui  est  l'aventure.  {Applaudissements.) 

Mais  l'honorable  M.  Berryer  nous  disait  hier  :  Jamais  la  France  ne  s'accom- 
modera de  la  démocratie  ! 

À  DROITE.  —  Il  n'a  pas  dit  cela  ! 

Une  VOIX  X  droite.  —  Il  a  dit  de  la  République. 

M.  DE  MoNTEBELLO.  —  C'est  autre  chose. 

M.  Mathieu  Bourdon.  —  C'est  tout  différent. 

M.  Victor  Hugo.  —  Cela  m'est  égal  !  j'accepte  votre  version.  M.  Berryer 
nous  a  dit  :  Jamais  la  France  ne  s'accommodera  de  la  République. 

Messieurs,  il  y  a  trente-sept  ans,  lors  de  l'octroi  de  la  charte  de  Louis  XVIII, 


252    AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LEGISLATIVE. 

tous  les  contemporains  l'attestent,  les  partisans  de  la  monarchie  pure,  les 
mêmes  qui  traitaient  Louis  XVIII  de  révolutionnaire  et  Chateaubriand  de 
jacobin  {hilarité),  les  partisans  de  la  monarchie  pure  s'épouvantaient  de  la 
monarchie  représentative,  absolument  comme  les  partisans  de  la  monarchie 
représentative  s'épouvantent  aujourd'hui  de  la  République. 

On  disait  alors  :  C'est  bon  pour  l'Angleterre  !  exactement  comme  M.  Ber- 
ryer  dit  aujourd'hui  :  C'est  bon  pour  l'Amérique  !  {Très  bien! très  bien!) 

On  disait  :  La  liberté  de  la  presse,  les  discussions  de  la  tribune,  des 
orateurs  d'opposition,  des  journalistes,  tout  cela,  c'est  du  désordre  j  jamais  la 
France  ne  s'y  fera  !  Eh  bien  !  elle  s'y  est  faite  ! 

M.  DE  TiNGUY.  —  Et  défaite. 

M.  Victor  Hugo.  —  La  France  s'est  faite  au  régime  parlementaire,  elle 
se  fera  de  même  au  régime  démocratique.  C'est  un  pas  en  avant.  Voilà  tout. 
{Mouvement.) 

Après  la  royauté  représentative,  on  s'habituera  au  surcroît  de  mouvement 
des  mœurs  démocratiques,  de  même  qu'après  la  royauté  absolue  on  avait  fini 
par  s'habituer  au  surcroît  d'excitation  des  mœurs  libérales,  et  la  prospérité 
publique  se  dégagera  à  travers  les  agitations  républicaines,  comme  elle  se 
dégageait  à  travers  les  agitations  constitutionnelles;  elle  se  dégagera  agrandie 
et  affermie.  Les  aspirations  populaires  se  régleront  comme  les  passions  bour- 
geoises se  sont  réglées.  Une  grande  nation  comme  la  France  finit  toujours 
par  retrouver  son  équilibre  Sa  masse  est  l'élément  de  sa  stabilité. 

Et  puis,  il  faut  bien  vous  le  dire,  cette  presse  libre,  cette  tribune  souve- 
raine, ces  comices  populaires,  ces  multitudes  taisant  cercle  autour  d'une  idée, 
ce  peuple,  auditoire  tumultueux  et  tribunal  patient,  ces  légions  de  votes 
gagnant  des  batailles  là  où  l'émeute  en  perdait,  ces  tourbillons  de  bulletins 
qui  couvrent  la  France  à  un  jour  donné,  tout  ce  mouvement  qui  vous  effraye 
n'est  autre  chose  que  la  fermentation  même  du  progrès  {Très  bien!),  fermen- 
tation utile,  nécessaire,  saine,  féconde,  excellente!  Vous  prenez  cela  pour  la 
fièvre  }  C'est  la  vie  !  {Longs  applaudissements.  ) 

Voilà  ce  que  j'ai  à  répondre  à  M.  Berryer. 

Vous  le  voyez,  messieurs,  ni  l'utilité,  ni  la  stabilité  politique,  ni  la  sécu- 
rité financière,  ni  la  prospérité  publique,  ni  le  droit,  ni  le  fait,  ne  sont  du 
côté  de  la  monarchie  dans  ce  débat. 

Maintenant,  car  il  faut  bien  en  venir  là,  quelle  est  la  moralité  de  cette 
agression  contre  la  Constitution,  qui  masque  une  agression  contre  la  Répu- 
blique } 

Messieurs,  j'adresse  ceci  en  particulier  aux  anciens,  aux  chefs  vieillis, 
mais  toujours  prépondérants,  du  parti  monarchique  actuel,  à  ces  chefs  qui 
ont  fait,  comme  nous,  partie  de  l'Assemblée  constituante,  à  ces  chefs  avec 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  253 

lesquels  je  ne  confonds  pas,  je  le  déclare,  la  portion  jeune  et  généreuse  de 
leur  parti,  qui  ne  les  suit  qu'à  regret. 

Du  reste,  je  ne  veux  certes  offenser  personne,  j'honore  tous  les  membres 
de  cette  Assemblée ,  et  s'il  m'échappait  quelque  parole  qui  pût  froisser  qui 
que  ce  soit  parmi  mes  collègues,  je  la  retire  d'avance.  Mais  enfin,  pourtant, 
il  faut  bien  que  je  le  dise,  il  y  a  eu  des  royalistes  autrefois . . . 

M.  Callet.  —  Vous  en  savez  quelque  chose.  {Exclamations  à  gauche.  — 
N'interrompe^  pas!) 

M.  Charras,  a  M.  Uictor  Hugo.  —  Descendez  de  la  tribune. 

M,  Victor  Hugo.  —  C'est  évident  !  il  n'y  a  plus  de  liberté  de  tribune  ! 
(Kéc/amations  à  droite.  ) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Demandez  à  M.  Michel  (de  Bourges)  si  la  liberté  de 
la  tribune  est  supprimée. 

M.  SouBiES.  —  Elle  doit  exister  pour  tous,  et  non  pour  un  seul. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Monsicur,  l'Assemblée  est  la  mêmej  les  orateurs 
changent.  C'est  à  l'orateur  à  faire  l'auditeur,  on  vous  l'a  dit  avant-hier  j  c'est 
M.  Michel  (de  Bourges)  qui  vous  l'a  dit. 

M.  Lamarque.  —  11  a  dit  le  contraire. 

M.  le  président.  —  C'est  ma  variante. 

M.  Michel  (de  Bourges),  de  sa  place.  —  Monsieur  le  président,  voulez- 
vous  me  permettre  un  mot  ^  (Si^e  d'assentiment  de  M.  le  président.  ) 

Vous  avez  changé  les  termes  de  ce  que  j'ai  dit  hier.  Ce  que  j'ai  dit  ne  vient 
pas  de  mois  '^'cst  le  plus  grand  orateur  du  dix-septième  siècle  qui  l'a  dit, 
c'est  Bossuet.  Il  n'a  pas  dit  que  l'orateur  faisait  l'auditeur  j  il  a  dit  que  c'était 
l'auditeur  qui  faisait  l'orateur.  {A. gauche  :  Très  bien! très  bien!) 

M.  LE  président.  —  En  renversant  les  termes  de  la  proposition,  il  y  a 
une  vérité  qui  est  la  mêmej  c'est  qu'il  y  a  une  réaction  nécessaire  de  l'ora- 
teur sur  l'Assemblée  et  de  l'Assemblée  sur  l'orateur.  C'est  Royer-Collard 
lui-même  qui,  désespérant  de  faire  écouter  ceruines  choses,  disait  aux 
orateurs  :  Faites  qu'on  vous  écoute. 

Je  déclare  qu'il  m'est  impossible  de  procurer  le  même  silence  à  tous  les 
orateurs,  quand  ils  sont  aussi  dissemblables.  {Hilarité  bruyante  sur  les  bancs  de  la 
majorité  —  Kumeurs  et  interpellations  diverses  à  gauche.  ) 

M.  Emile  de  Girardin.  —  Est-ce  que  l'injure  est  permise  } 

M.  Charras.  —  C'est  une  impertinence. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  à  la  citation  de  Royer-Collard  que  vient 
de  me  faire  notre  honorable  président,  je  répondrai  par  une  citation  de 
Sheridan,  qui  disait  :  — ■  Quand  le  président  cesse  de  protéger  l'orateur, 
c'est  que  la  liberté  de  la  tribune  n'existe  plus.  {Applaudissements  répétés  à 
gauche.  ) 


254  AVANT  L'EXIL.  ~  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

M.  Arnaud  (de  l'Ariège).  —  Jamais  on  n'a  vu  une  pareille  partialité. 

M.  Victor  Hugo.  —  Eh  bien!  messieurs,  que  vous  disais-je.f'  Je  vous 
disais,  —  et  je  rattache  cela  à  l'agression  dirigée  aujourd'hui  contre  la  Répu- 
blique, et  je  prétends  tirer  la  moralité  de  cette  agression  —  je  vous  disais  : 
Il  y  a  eu  des  royalistes  autrefois.  Ces  royalistes-là,  dont  des  hasards  de  famille 
ont  pu  mêler  des  traditions  à  l'enfance  de  plusieurs  d'entre  nous,  à  la  mienne 
en  particulier,  puisqu'on  me  le  rappelle  sans  cesse  5  ces  royalistes-là,  nos 
pères  les  ont  connus,  nos  pères  les  ont  combattus.  Eh  bien!  ces  royalistes-là, 
quand  ils  confessaient  leurs  principes,  c'était  le  jour  du  danger,  non  le  lende- 
main !  (  J{  gauche.  —  Très  bien  !  très  bien  !) 

Ce  n'étaient  pas  des  citoyens,  mais  c'étaient  des  chevaliers.  Ils  faisaient 
une  chose  odieuse,  insensée,  abominable,  impie  :  la  guerre  civile}  mais  ils 
la  faisaient,  ils  ne  la  provoquaient  pas  !  [IJive  approbation  à  gauche.)  Ils  avaient 
devant  eux,  debout,  toute  jeune,  toute  terrible,  toute  frémissante,  cette 
grande  et  magnifique  et  formidable  Révolution  française  qui  envoyait  contre 
eux  les  grenadiers  de  Mayence,  et  qui  trouvait  plus  facile  d'avoir  raison  de 
l'Europe  que  de  la  Vendée. 

M.  DE  LA  RocHEJAQUELEiN.  —  C'est  vtai  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Ils  l'avaient  devant  eux,  et  ils  lui  tenaient  tête.  Ils 
ne  rusaient  pas  avec  elle,  ils  ne  se  faisaient  pas  renards  devant  le  lion! 
[A.pplaudissements  à  gauche.  —  M.  de  la  Kochejaquelein  fait  un  signe  d'assentiment.) 

M.  Victor  Hugo,  à  M.  de  la  Kochejaquelein.  —  Ceci  s'adresse  à  vous  et  à 
votre  nomj  c'est  un  hommage  que  je  rends  aux  vôtres. 

Ils  ne  venaient  pas  lui  dérober,  à  cette  Révolution,  l'un  après  l'autre,  et 
pour  s'en  servir  contre  elle,  ses  principes,  ses  conquêtes,  ses  armes!  ils  cher- 
chaient à  la  tuer,  non  à  la  voler  !  {Bravos  à  gauche.  ) 

Ils  jouaient  franc  jeu,  en  hommes  hardis,  en  hommes  convaincus,  en 
hommes  sincères  qu'ils  étaient  j  et  ils  ne  venaient  pas  en  plein  midi,  en  plein 
soleil,  ils  ne  venaient  pas  en  pleine  Assemblée  de  la  nation,  balbutier  : 
Vive  le  roi  !  après  avoir  crié  vingt-sept  fois  dans  un  seul  jour  :  Vive  la  Répu- 
blique !  {A.cclamations  à  gauche.  —  Bravos  prolongés.) 

M.  Emile  de  Girardin.  —  Ils  n'envoyaient  pas  d'argent  pour  les  blessés 
de  Février. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  je  résume  d'un  mot  tout  ce  que  je  viens 
de  dire.  La  monarchie  de  principe,  la  légitimité,  est  morte  en  France.  C'est 
un  fait  qui  a  été  et  qui  n'est  plus. 

La  légitimité  restaurée,  ce  serait  la  révolution  à  l'état  chronique,  le  mou- 
vement social  remplacé  par  les  commotions  périodiques.  La  République,  au 
contraire,  c'est  le  progrès  fait  gouvernement,  {^approbation.) 

Finissons  de  ce  côté. 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  255 

M.  LÉO  DE  Laborde.  — Je  demande  la  parole.  {Mouvement proîon^.) 

M.  Mathieu  Bourdon.  —  La  légitimité  se  réveille. 

(  M.  de  Falloux  se  lève.  ) 

À  GAUCHE.  —  Non  !  non  !  n'interrompez  pas  !  n'interrompez  pas  I 

{M.  de  FaJloux s'approche  de  h  tribune.  —  A.^itation  bruyante.  ) 

À  GAUCHE,  à  l'orateur.  — Ne  laissez  pas  parler!  ne  laissez  pas  parler! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ne  permets  pas  l'interruption. 

(  Af.  de  Falloux  monte  au  bureau  auprès  du  président,  et  échange  avec  lui  quelques 
paroles.  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  L'honorable  M.  de  Falloux  oublie  tellement  les 
droits  de  l'orateur,  que  ce  n'est  plus  à  l'orateur  qu'il  demande  la  permission 
de  l'interrompre,  c'est  au  président. 

M.  DE  Falloux,  revenant  au  pied  de  la  tribune.  —  Je  vous  demande  la 
permission  de  vous  interrompre. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ne  vous  la  donne  pas. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Vous  avcz  la  parole,  monsieur  Victor  Hugo. 

M.  Victor  Hugo.  —  Mais  des  publicistes  d'une  autre  couleur,  des  jour- 
naux d'une  autre  nuance,  qui  expriment  bien  incontestablement  la  pensée 
du  gouvernement,  car  ils  sont  vendus  dans  les  rues  avec  privilège  et  à  l'ex- 
clusion de  tous  les  autres,  ces  journaux  nous  crient  :  —  Vous  avez  raison  j  la 
légitimité  est  impossible,  la  monarchie  de  droit  divin  et  de  principe  est 
morte;  mais  l'autre,  la  monarchie  de  gloire,  l'empire,  celle-là  est  non  seule- 
ment possible,  mais  nécessaire.  Voilà  le  langage  qu'on  nous  tient. 

Ceci  est  l'autre  côté  de  la  question  monarchie.  Examinons. 

Et  d'abord,  la  monarchie  de  gloire,  dites-vous!  Tiens!  vous  avez  de  la 
gloire .f*  Montrez-nou-la !  [Hilarité.)  Je  serais  curieux  de  voir  de  la  gloire 
sous  ce  gouvernement-ci  !  (Kires  et  applaudissements  à  gauche.  ) 

Voyons!  votre  gloire,  où  est-elle.'^  Je  la  cherche.  Je  regarde  autour  de 
moi.  De  quoi  se  compose-t-elle .? 

M.  Lepic.  —  Demandez  à  votre  père  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Quels  en  sont  les  éléments.?  Qu'est-ce  que  j'ai 
devant  moi }  Qu'est-ce  que  nous  avons  devant  les  yeux  }  Toutes  nos  libertés 
prises  au  piège  l'une  après  l'autre  et  garrottées  j  le  suffrage  universel  trahi, 
livré,  mutilé;  les  programmes  socialistes  aboutissant  à  une  politique  jésuite; 
pour  gouvernement  une  immense  intrigue  {mouvement),  l'histoire  dira  peut- 
être  un  complot...  {vive  sensation)  je  ne  sais  quel  sous-entendu  inouï  qui 
donne  à  la  République  l'empire  pour  but,  et  qui  fait  de  cinq  cent  mille 
fonctionnaires  une  sorte  de  franc-maçonnerie  bonapartiste  au  milieu  de  la 
nation!  toute  réforme  ajournée  ou  bafouée;  les  impôts  improportionnels 
et  onéreux  au  peuple  maintenus  ou  rétablis  j  l'état  de  siège  pesant  sur  cinq 


2^6  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

départements}  Paris  et  Lyon  mis  en  surveillance}  l'amnistie  refusée}  îa 
transportation  aggravée,  la  déportation  votée}  des  gémissements  à  la  kasbah 
de  Bone,  des  tortures  à  Belle-Isle,  des  casemates  où  l'on  ne  veut  pas  laisser 
pourrir  des  matelas,  mais  où  on  laisse  pourrir  des  hommes!...  {A.  gauche  : 
Très  bien!  très  bien!)  la  presse  traquée,  le  jury  trié}  pas  assez  de  justice  et 
beaucoup  trop  de  police}  la  misère  en  bas,  l'anarchie  en  haut}  l'arbitraire, 
la  compression ,  l'iniquité }  au  dehors ,  le  cadavre  de  la  République  romaine  ! 
[Bravos  a  gauche.) 

Voix  À  droite.  —  C'est  le  bilan  de  la  République, 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Laissez  donC}  n'interrompez  pas.  Cela  constate  que 
la  tribune  est  libre.  Continuez.  [Très  bien  !  très  bien  !  à  gauche.) 

M.  Charras.  —  Libre  malgré  vous. 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  La  potence,  c'est-à-dire  l'Autriche  {mouvement) ^ 
debout  sur  la  Hongrie,  sur  la  Lombardie,  sur  Milan,  sur  Venise}  la  Sicile 
livrée  aux  fusillades }  l'espoir  des  nationalités  dans  la  France  détruit }  le  lien 
intime  des  peuples  rompu }  partout  le  droit  foulé  aux  pieds }  au  nord  comme 
au  midi,  à  Cassel  comme  à  Palerme,  une  coalition  de  rois  latente  et  qui 
n'attend  que  l'occasion}  notre  diplomatie  muette,  je  ne  veux  pas  dire  com- 
plice} quelqu'un  qui  est  toujours  lâche  devant  quelqu'un  qui  est  toujours 
insolent}  la  Turquie  laissée  sans  appui  contre  le  czar  et  forcée  d'abandonner 
les  proscrits}  Kossuth,  le  glorieux  Kossuth,  agonisant  dans  un  cachot  de 
l'Asie  Mineure}  voilà  où  nous  en  sommes!  La  France  baisse  la  tête.  Napo- 
léon tressaille  de  honte  dans  sa  tombe,  et  cinq  ou  six  mille  coquins  crient  : 
IJive  l'empereur  !  Est-ce  tout  cela  que  vous  appelez  votre  gloire,  par  hasard  .f* 
{Profonde  agitation.  ) 

M.  DE  Ladevansaye.  —  C'est  la  République  qui  nous  a  donné  tout  cela  ! 

M.  LE  président.  —  C'est  aussi  au  gouvernement  de  la  République 
qu'on  reproche  tout  cela  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Maintenant,  votre  empire,  causons-en,  je  le  veux 
bien.  {Kires  à  gauche.) 

M.  Vieillard  ^^l  —  Personne  n'y  songe,  vous  le  savez  bien. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  des  murmures  tant  que  vous  voudrez, 
mais  pas  d'équivoques.  On  me  crie  :  Personne  ne  songe  à  l'empire.  J'ai  pour 
habitude  d'arracher  les  masques.  Personne  ne  songe  à  l'empire,  dites-vous? 
Que  signifient  donc  ces  cris  payés  de  :  Vive  l'empereur.?  Une  simple  question  : 
Qui  les  paye.?  Personne  ne  songe  à  l'empire,  vous  venez  de  l'entendre! 
Que  signifient  donc  ces  paroles  du  général  Changarnier,  ces  allusions  aux 

(*J  Aujourd'hui  sénateur,  k  30.000  francs  par  an.  {Note  de  l'Édition  de  i8jj.) 


REVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  257 

prétoriens  en  débauche  applaudies  par  vous?  Que  signifient  ces  paroles  de 
M.  Thiers,  également  applaudies  par  vous  :  L'empire  est  fait? 

Que  signifie  ce  pétitionnement  ridicule  et  mendié  pour  la  prolongation 
des  pouvoirs?  {Kumeurs  à  droite.)  Qu'est-ce  que  la  prolongation,  s'il  vous 
plaît  ?  C'est  le  consulat  à  vie.  Où  mène  le  consulat  à  vie  ?  À  l'empire  ! 

Messieurs,  il  y  a  là  une  intrigue!  Une  intrigue,  vous  dis-je!  J'ai  le  droit 
de  la  fouiller.  Je  la  fouille.  Allons  !  le  grand  jour  sur  tout  cela  !  Il  ne  faut 
pas  que  la  France  soit  prise  par  surprise  et  se  trouve,  un  beau  matin,  avoir 
un  empereur  sans  savoir  pourquoi  !  (  A.pplaudmements.  ) 

Un  empereur  !  Discutons  un  peu  la  prétention. 

Quoi  !  parce  qu'il  y  a  eu  un  homme  qui  a  gagné  la  bataille  de  Marengo, 
et  qui  a  régné ,  vous  voulez  régner,  vous  qui  n'avez  gagné  que  la  bataille  de 
Satory!  (Kires.) 

A  GAUCHE.  —  Très  bien  !  très  bien  !  —  Bravo  ! 

M.  Emile  de  Girardin.  —  Il  l'a  perdue. 

M.  Ferdinand  Barrot  ^^\  —  Il  y  a  trois  ans  qu'il  gagne  une  bataille  :  celle 
de  l'ordre  contre  l'anarchie. 

M.  Victor  Hugo.  —  Quoi  !  parce  que,  il  y  a  dix  siècles  de  cela,  Charle- 
magne,  après  quarante  années  de  gloire,  a  laissé  tomber  sur  la  face  du  globe 
un  sceptre  et  une  épée  tellement  démesurés  que  personne  ensuite  n'a  pu  et 
n'a  osé  y  toucher,  —  et  pourtant  il  y  a  eu  dans  l'intervalle  des  hommes  qui 
se  sont  appelés  Philippe- Auguste ,  François  ?',  Henri  IV,  Louis  XIV  !  Quoi  ! 
parce  que,  mille  ans  après,  car  il  ne  faut  pas  moins  d'une  gestation  de  mille 
années  à  l'humanité  pour  reproduire  de  pareils  hommes  j  parce  que ,  mille  ans 
après,  un  autre  génie  est  venu,  qui  a  ramassé  ce  glaive  et  ce  sceptre,  et  qui 
s'est  dressé  debout  sur  le  continent,  qui  a  fait  l'histoire  gigantesque  dont 
Téblouissement  dure  encore,  qui  a  enchaîné  la  révolution  en  France  et  qui 
l'a  déchaînée  en  Europe,  qui  a  donné  à  son  nom  pour  synonymes  éclatants 
Rivoli,  léna,  Essling,  Friedland,  Montmirail!  Quoi!  parce  que,  après 
dix  ans  d'une  gloire  immense,  d'une  gloire  presque  fabuleuse  à  force  de 
grandeur,  il  a,  à  son  tour,  laissé  tomber  d'épuisement  ce  sceptre  et  ce  glaive 
qui  avaient  accompli  tant  de  choses  colossales,  vous  venez,  vous,  vous  voulez, 
vous,  les  ramasser  après  lui,  comme  il  les  a  ramassés,  lui.  Napoléon,  après 
Charlemagne,  et  prendre  dans  vos  petites  mains  ce  sceptre  des  titans,  cette 
épée  des  géants!  Pour  quoi  faire?  (Longs  applaudissements.)  Quoi!  après 
Auguste,  Augustule!  Quoi!  parce  que  nous  avons  eu  Napoléon-le-Grand, 
il  faut  que  nous  ayons  Napoléon-le-Petit  !  {La  gauche  applaudit,  la  droite  crie. 
La  séance  eH  interrompue  pendant  plusieurs  minutes,  tumulte  inexprimable.  ) 

'''  Aujourd'hïii  sénateur,  sous  rempirc,  k  30.000  francs  par  an.  {îioU  de  ^Édition  ae  iSj}.) 

ACTES   BT   PAROLBS.    —    I.  17 


258  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

A  GAUCHE.  —  Monsieur  le  président,  nous  avons  écouté  M.  Berryerj  la 
droite  doit  écouter  M.  Victor  Hugo.  Faites  taire  la  majorité. 

M.  Savatier-Laroche.  - —  On  doit  le  respect  aux  grands  orateurs. 
{^gauche  :  Trh  bien  !) 

M.  DE  LA  MosKOWA^^l  —  M.  le  président  devrait  faire  respecter  le 
gouvernement  de  la  République  dans  la  personne  du  président  de  la  Répu- 
blique. 

M.  Lepic  '-1  —  On  déshonore  la  République  ! 

M.  DE  LA  MosKOWA.  —  Ces  messieurs  crient  :  Uipe  la  République,  et 
insultent  le  président. 

M.  Ernest  de  Girardin.  —  Napoléon  Bonaparte  a  eu  six  millions  de 
suffrages  j  vous  insultez  Télu  du  peuple  !  (  TJive  agitation  au  hanc  des  miniBres. 
—  M.  le  président  essaye  en  vain  de  se  faire  entendre  au  milieu  du  bruit.) 

M.  de  LA  MosKOWA.  —  Et,  sur  les  bancs  des  ministres,  pas  un  mot  d'in- 
dignation n'éclate  à  de  pareilles  paroles  ! 

M.  Baroche,  miniBre  des  affaires  étranges ''^\  —  Discutez,  mais  n'in- 
sultez pas. 

M.  LE  président.  —  Vous  avez  le  droit  de  contester  l'abrogation  de 
l'article  45  en  termes  de  droit,  mais  vous  n'avez  pas  le  droit  d'insulter  !  [Les 
applaudissements  de  l'extrême  gauche  redoublent  et  couvrent  la  voix  de  M.  le  président.) 

M.  LE  MINISTRE  DES  AFFAIRES   ÉTRANGÈRES.  VoUS   disCUteZ   des   projets 

qu'on  n'a  pas,  et  vous  insultez!  {Les  applaudissements  de  l'extrême  gauche  con- 
tinuent.) 

Un  MEMBRE  DE  l'extrÊme  GAUCHE.  —  Il  fallait  défendre  la  République 
hier  quand  on  l'attaquait  ! 

M,  LE  PRÉSIDENT.  - —  L'opposition  a  affecté  de  couvrir  d'applaudissements 
et  mon  observation  et  celle  de  M.  le  ministre,  que  la  mienne  avait  précédée. 

Je  disais  à  M.  Victor  Hugo  qu'il  a  parfaitement  le  droit  de  contester  la 
convenance  de  demander  la  revision  de  l'article  45  en  termes  de  droit,  mais 
qu'il  n'a  pas  Iç  droit  de  discuter,  sous  une  forme  insultante ,  une  candidature 
personnelle  qui  n'est  pas  en  jeu. 

Voix  à  l'extrême  gauche.  —  Mais  si,  elle  est  en  jeu. 

M.  Charras.  —  Vous  l'avez  vue  vous-même  à  Dijon,  face  à  face. 

M.  LP  PRÉSIDENT.  —  Je  vous  rappelle  à  l'ordre  ici,  parce  que  je  suis 
président  5  à  Dijon,  je  respectais  les  convenances,  et  je  me  suis  tu. 

M,  Charras.  —  On  ne  les  a  pas  respectées  envers  vous. 

(''  Aujourd'hui  sénateur,  à  50.000  francs  par  an. 
^')  Aujourd'hui  aide  de  camp  de  l'empereur. 

'•')  Aujourd'hui,  président  du  conseil  d'état  de  l'empire,  à  150.000  francs  par  an.  {Noies  ae 
Edition  de  jSj^.) 


RÉVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  259 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  réponds  à  M.  le  ministre  et  à  M.  le  président, 
qui  m'accusent  d'offenser  M.  le  président  de  la  République,  qu'ayant  le 
droit  constitutionnel  d'accuser  M.  le  président  de  la  République,  j'en  userai 
le  jour  où  je  le  jugerai  convenable,  et  je  ne  perdrai  pas  mon  temps  à  l'of- 
fenser j  mais  ce  n'est  pas  l'offenser  que  de  dire  qu'il  n'est  pas  un  grand  homme. 
ÇUives  réclamations  sur  quelques  bancs  de  la  droite.) 

M.  Briffaut.  — ■  Vos  insultes  ne  peuvent  aller  jusqu'à  lui. 

M.  DE  Caulaincourt.  —  Il  y  a  des  injures  qui  ne  peuvent  l'atteindre, 
sachez-le  bien  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Si  VOUS  Continuez  après  mon  avertissement,  je  vous 
rappellerai  à  l'ordre. 

M.  Victor  Hugo.  —  Voici  ce  que  j'ai  à  dire,  et  M.  le  président  ne 
m'empêchera  pas  de  compléter  mon  explication.  [Uive  agitation.) 

Ce  que  nous  demandons  à  M.  le  président  responsable  de  la  République, 
ce  que  nous  attendons  de  lui,  ce  que  nous  avons  le  droit  d'attendre  ferme- 
ment de  lui,  ce  n'est  pas  qu'il  tienne  le  pouvoir  en  grand  homme,  c'est  qu'il 
le  quitte  en  honnête  homme. 

A  GAUCHE.  —  Très  bien  !  très  bien  ! 

M.  Clary^^I  —  Ne  le  calomniez  pas,  en  attendant. 

M.  Victor  Hugo.  —  Ceux  qui  l'offensent,  ce  sont  ceux  de  ses  amis  qui 
laissent  entendre  que  le  deuxième  dimanche  de  mai  il  ne  quittera  pas  le 
pouvoir  purement  et  simplement,  comme  il  le  doit,  à  moins  d'être  un 
séditieux. 

Voix  X  gauche.  —  Et  un  parjure  ! 

M.  Vieillard.  —  Ce  sont  là  des  calomnies  j  M.  Victor  Hugo  le  sait  bien. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs  de  la  majorité,  vous  avez  supprimé  la 
liberté  de  la  presse  j  voulez-vous  supprimer  la  liberté  de  la  tribune  ^  [Mouve- 
ment.) Je  ne  viens  pas  demander  de  la  faveur,  je  viens  demander  de  la  fran- 
chise. Le  soldat  qu'on  empêche  de  faire  son  devoir  brise  son  épéej  si  la 
liberté  de  la  tribune  est  morte,  dites-le-moi,  afin  que  je  brise  mon  mandat. 
Le  jour  où  la  tribune  ne  sera  plus  libre,  j'en  descendrai  pour  n'y  plus 
remonter.  {A.  droite  :  Le  beau  malheur!)  La  tribune  sans  liberté  n'est  accep- 
table que  pour  l'orateur  sans  dignité.  [Frofonde  sensation.) 

Eh  bien  !  si  la  tribune  est  respectée,  je  vais  voir.  Je  continue. 

Non  !  après  Napoléon-le-Grand,  je  neveux  pas  de  Napoléon-le-Petit  ! 

Allons  !  respectez  les  grandes  choses.  Trêve  aux  parodies  !  Pour  qu'on 
puisse  mettre  un  aigle  sur  les  drapeaux ,  il  faut  d'abord  avoir  un  aigle  aux 
Tuileries!  Où  est  l'aigle  }  [Longs  applaudissements.) 

^')  Aujourd'hui  sénateur,  à  30.000  francs  par  an.  {Note  de  l'Edition  de  i8fj.) 


26o  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

M.  LÉON  Faucher.  —  L'orateur  insulte  le  président  de  la  République. 
[Oui  !  oui  !  à  droite.) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Vous  offensez  le  président  de  la  République.  {Oui! 
oui!  a  droite.  —  M.  A.bbattucci^^'i gefticule  vivement.) 

M  Victor  Hugo.  —  Je  reprends. 

Messieurs,  comme  tout  le  monde,  comme  vous  tous,  j'ai  tenu  dans 
mes  mains  ces  journaux,  ces  brochures,  ces  pamphlets  impérialistes  ou  césa- 
ristes,  comme  on  dit  aujourd'hui.  Une  idée  me  frappe,  et  il  m'est  impos- 
sible de  ne  pas  la  communiquer  à  l'Assemblée.  {A.gitation.  U orateur  poursuit  :) 
Oui,  il  m'est  impossible  de  ne  pas  la  laisser  déborder  devant  cette  Assemblée. 
Que  dirait  ce  soldat,  ce  grand  soldat  de  la  France,  qui  est  couché  là,  aux 
Invalides,  et  à  l'ombre  duquel  on  s'abrite,  et  dont  on  invoque  si  souvent  et 
si  étrangement  le  nom 5  que  dirait  ce  Napoléon  qui,  parmi  tant  de  combats 
prodigieux,  est  allé,  à  huit  cents  lieues  de  Paris,  provoquer  la  vieille  barbarie 
moscovite  à  ce  grand  duel  de  1812  .?  que  dirait  ce  sublime  esprit  qui  n'entre- 
voyait qu'avec  horreur  la  possibilité  d'une  Europe  cosaque,  et  qui,  certes, 
quels  que  fussent  ses  instincts  d'autorité ,  lui  préférait  l'Europe  républicaine  5 
que  dirait-il,  lui!  si,  du  fond  de  son  tombeau,  il  pouvait  voir  que  son  em- 
pire, son  glorieux  et  belliqueux  empire,  a  aujourd'hui  pour  panégyristes, 
pour  apologistes,  pour  théoriciens  et  pour  reconstructeurs,  qui  ?  des  hommes 
qui,  dans  notre  époque  rayonnante  et  libre,  se  tournent  vers  le  nord  avec 
un  désespoir  qui  serait  risible,  s'il  n'était  monstrueux!  des  hommes  qui, 
chaque  fois  qu'ils  nous  entendent  prononcer  les  mots  démocratie,  liberté, 
humanité,  progrès,  se  couchent  à  plat  ventre  avec  terreur  et  se  collent l'oreiUe 
contre  terre  pour  écouter  s'ils  n'entendront  pas  enfin  venir  le  canon  russe  I 

(  Longs  applaudissements  a  gauche.  Clameurs  a  droite.  —  Toute  la  droite  se  levé  et 
couvre  de  ses  cris  les  dernières  paroles  de  l'orateur.  —  ^  l'ordre  !  a  l'ordre  !  à  l'ordre!) 

Plusieurs  ministres  se  lèvent  sur  leurs  bancs  et  proteltent  avec  vivacité  contre  les 
paroles  de  l'orateur.  Le  tumulte  va  croissant.  Des  apoHrophes  violentes  sont  lancées  à 
l'orateur  par  un  grand  nombre  de  membres.  MM.  Bineau  '^'^\  le  général  Gourgaud  et 
plusieurs  autres  représentants  siégeant  sur  les  premiers  bancs  de  la  droite  se  font  remar- 
quer par  leur  animation?) 

M.  LE  MINISTRE  DES  AFFAIRES  ÉTRANGÈRES  '^l  —  Vous  savez  bien  que  cela 
n'est  pas  vrai!  Au  nom  de  la  France,  nous  protestons! 

M.  DE  Rangé  ^'*'.  —  Nous  demandons  le  rappel  à  l'ordre. 

O  Aujourd'hui  ministre  de  la  justice  de  l'empire,  120.000  francs  par  an. 

W  Aujourd'hui  sénateur,  30.000  francs,  et  ministre  des  finances  de  l'empire,  120.000  francs  ; 
total,  1 50.000  francs  par  an. 

(')  Le  même  Baroche.  ^ 

W  Aujourd'hui  commissaire  général  de  police,  à  40.000  francs  par  an.  {Notes  de  l'Edition  de 
i8f3.) 


RÉVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  261 

M.  DE  Crouseilhes,  miniBre  de  l'inBruction  publique^'^\  —  Faites  une  appli- 
cation personnelle  de  vos  paroles  !  À  qui  les  appliquez-vous  ?  Nommez  ! 
nommez  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Je  VOUS  rappelle  à  l'ordre,  monsieur  Victor  Hugo, 
parce  que,  malgré  mes  avertissements,  vous  ne  cessez  pas  d'insulter. 

Quelques  voix  X  droite.  —  C'est  un  insulteur  à  gages  ! 

M.  Chapot.  —  Que  l'orateur  nous  dise  à  qui  il  s'adresse. 

M.  DE  Staplande.  — -  Nommez  ceux  que  vous  accusez,  si  vous  en  avez 
le  courage  !  {A.^tation  tumultueuse.  ) 

Voix  diverses  À.  droite.  —  Vous  êtes  un  infâme  calomniateur.  —  C'est 
une  lâcheté  et  une  insolence.  {^A.  l'ordre:  a  l'ordre:  La  censure!) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Avec  le  bruit  que  vous  faites,  vous  avez  empêché 
d'entendre  le  rappel  à  l'ordre  que  j'ai  prononcé. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  demande  à  m'expliquer.  (Murmures  bruyants  et 
prolongés.  ) 

M.  DE  Heeckeren^^I  —  Laissez,  laissez-le  jouer  sa  pièce  ! 

M.  LÉON  Faucher,  miniBre  de  l'intérieur.  —  L'orateur. . .  {Interruption  a 
çiuche.)  L'orateur. . . 

A  gauche.  —  Vous  n'avez  pas  la  parole  ! 

M.  LE  président.  —  Laissez  M.  Victor  Hugo  s'expliquer.  Il  est  rappelé  à 
l'ordre. 

M.  LE  ministre  de  l'intérieur.  —  Comment!  messieurs,  un  orateur 
pourra  insulter  ici  le  président  de  la  République. . .  {Bruyante  interruption  à 
gauche.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Laissez-moi  m'expliquer!  je  ne  vous  cède  pas  la 
parole. 

M.  LE  président.  —  Vous  n'avez  pas  la  parole.  Ce  n'est  pas  à  vous  à  faire 
la  police  de  l'Assemblée.  M.  Victor  Hugo  est  rappelé  à  l'ordre  j  il  demande 
à  s'expliquer  j  je  lui  donne  la  parole,  et  vous  rendrez  la  police  impossible  si 
vous  voulez  usurper  mes  fonctions. 

M,  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  vous  allez  voir  le  danger  des  interrup 
tions  précipitées.  {Plus  haut!  plus  haut!)  J'ai  été  rappelé  à  l'ordre,  et  un 
honorable  membre  que  je  n'ai  pas  l'honneur  de  connaître. . . 

Un  membre  sort  des  bancs  de  la  droite,  vient  jusqu'au  pied  de  la  tribune  et  dit  .• 
—  C'est  moi. 

M.  Victor  Hugo.  —  Qui,  vous.f* 

L'interrupteur.  —  Moi  ! 


(''  Aujourd'hui  sénateur,  k  30.000  francs  par  an. 
W  Sénateur.  {Notes  de  l'Edition  de  i8jj,) 


262  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

M.  Victor  Hugo.  —  Soit.  Taisez-vous. 

L'interrupteur.  —  Nous  n'en  voulons  pas  entendre  davantage.  La  mau- 
vaise littérature  fait  la  mauvaise  politique.  Nous  protestons  au  nom  de  la 
langue  française  et  de  la  tribune  française.  Portez  tout  ça  à  la  Porte-Saint- 
Martin,  monsieur  Victor  Hugo. 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  savez  mon  nom,  à  ce  qu'il  paraît,  et  moi  je 
ne  sais  pas  le  vôtre.  Comment  vous  appelez-vous  ? 

L'interrupteur.  —  Bourbousson. 

M.  Victor  Hugo.  —  C'est  plus  que  je  n'espérais.  [Long  éclat  de  rire  sur  tous 
les  bancs.  L'interrupteur  régale  sa  place.) 

M.  Victor  Hugo,  reprenant. . .  — -  Donc,  monsieur  Bourbousson  dit  qu'il 
faudrait  m'appliquer  la  censure. 

Voix  1  droite.  —  Oui  !  oui  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Pourquoi .?  Pour  avoir  qualifié  comme  c'est  mon 
droit. . .  [dénégations  a  droite)  pour  avoir  qualifié  les  auteurs  des  pamphlets 
césaristes. . .  (Kéclamations  a  droite.  —  M..  Uictor  Hugo  se  penche  vers  le  Sténo- 
graphe du  Moniteur  et  lui  demande  communication  immédiate  de  la  phrase  de  son  dis- 
cours qui  a  provoqué  l'émotion  de  l'assemblée.) 

Voix  À.  droite.  - —  M.  Victor  Hugo  n'a  pas  le  droit  de  faire  changer  la 
phrase  au  Moniteur. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  L' Assemblée  s'est  soulevée  contre  les  paroles  qui 
ont  dû  être  recueillies  par  le  sténographe  du  Moniteur.  Le  rappel  à  l'ordre 
s'applique  à  ces  paroles,  telles  que  vous  les  avez  prononcées,  et  qu'elles  reste- 
ront certainement.  Maintenant,  en  vous  expliquant,  si  vous  les  changez, 
l'Assemblée  sera  juge. 

M.  Victor  Hugo.  —  Comme  le  sténographe  du  Moniteur  les  a  recueillies 
de  ma  bouche. . .  {Interruptions  diverses.) 

Plusieurs  membres.  —  Vous  les  avez  changées  !  — ■  Vous  avez  parlé  au 
sténographe  !  {Bruit  confus.) 

M.  DE  Panât,  queHeur,  et  autres  membres.  —  Vous  n'avez  rien  à  craindre. 
Les  paroles  paraîtront  au  Moniteur  comme  elles  sont  sorties  de  la  bouche  de 
l'orateur. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  demain,  quand  vous  lirez  le  Moniteur... 
{rumeurs  a  droite)  quand  vous  j  lirez  cette  phrase  que  vous  avez  interrompue 
et  que  vous  n'avez  pas  entendue,  cette  phrase  dans  laquelle  je  dis  que 
Napoléon  s'étonnerait,  s'indignerait  de  voir  que  son  empire,  son  glorieux 
empire,  a  aujourd'hui  pour  théoriciens  et  pour  reconstructcurs,  qui.?  des 
hommes  qui,  chaque  fois  que  nous  prononçons  les  mots  démocratie,  liberté, 
humanité ,  progrès ,  se  couchent  à  plat  ventre  avec  terreur,  et  se  collent  l'oreille 
contre  terre  pour  écouter  s'ils  n'entendront  pas  enfin  venir  le  canon  russe. . . 


RÉVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  263 

Voix  à  droite.  —  A  qui  appliquez-vous  cela  ? 

M.  Victor  Hugo.  — -  J'ai  été  rappelé  à  l'ordre  pour  cela  ! 

M.  DE  TaévENEUC.  —  À  quel  parti  vous  adressez-vous  ? 

Voix  à.  gauche.  —  A  Romieu  !  au  Spe^e  rouge  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT,  à  M.  Uïctor  Hu^.  —  Vous  nc  pouvez  pas  isoler  une 
phrase  de  votre  discours  entier.  Et  tout  cela  est  venu  à  la  suite  d'une  com- 
paraison insultante  entre  l'empereur  qui  n'est  plus  et  le  président  de  la  Répu- 
blique qui  existe,  [ji^tation  prolongée.  —  Un  grand  nombre  de  membres  descendent 
dans  l'hémicycle;  ce  n'est  qu'avec  peine  que,  sur  l'ordre  de  M.  le  président,  les  huissiers 
font  reprendre  les  places  et  ramènent  un  peu  de  silence.) 

M.  Victor  Hugo.  ■ — -  Vous  reconnaîtrez  demain  la  vérité  de  mes  paroles. 

Voix  à.  droite.  —  Vous  avez  dit  :  IJous. 

M.  Victor  Hugo.  —  Jamais,  et  je  le  dis  du  haut  de  cette  tribune, 
jamais  il  n'est  entré  dans  mon  esprit  un  seul  instant  de  s'adresser  à  qui  que  ce 
soit  dans  l'Assemblée.  (Réclamations  et  rires  bruyants  à  droite.) 

M.  LE  président.  —  Alors  l'insulte  reste  tout  entière  pour  M.  le  prési- 
dent de  la  République. 

M.  DE  Heeckeren.  —  S'il  ne  s'agit  pas  de  nous,  pourquoi  nous  le  dire, 
et  ne  pas  réserver  la  chose  pour  l'Evénement  ? 

M.  Victor  Hugo,  se  tournant  vers  M.  le  président.  —  Vous  voyez  bien 
que  la  majorité  se  prétend  insultée.  Ce  n'est  pas  du  président  de  la  Répu- 
blique qu'il  s'agit  maintenant  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Vous  l'avez  traîné  aussi  bas  que  possible. . . 

M.  Victor  Hugo.  —  Ce  n'est  pas  là  la  question  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Ditcs  quc  VOUS  n'avez  pas  voulu  insulter  M.  le  prési- 
dent de  la  République  dans  votre  parallèle,  à  la  bonne  heure!  {L'agitation 
continue  j  des  apostrophes  d'une  extrême  violence  sont  adressées  à  l'orateur  et  échangées 
entre  plusieurs  membres  de  droite  et  de  gauche.  M.  Lefebvre-Durujlé ,  s' approchant  de 
h  tribune,  remet  à  l'orateur  une  feuille  de  papier  qu'il  le  prie  de  lire.) 

M.  Victor  Hugo,  après  avoir  lu.  —  On  me  transmet  l'observation  que 
voici,  et  à  laquelle  je  vais  donner  immédiatement  satisfaction.  Voici  : 

«Ce  qui  a  révolté  l'Assemblée,  c'est  que  vous  avez  dit  vous,  et  que  vous 
n'avez  pas  parle  indirectement.  » 

L'auteur  de  cette  observation  reconnaîtra  demain,  en  lisant  le  Moniteur, 
que  je  n'ai  pas  dit  vous,  que  j'ai  parlé  indirectement,  que  je  ne  me  suis 
adressé  à  personne  directement  dans  l'Assemblée.  Et  je  répète  que  je  nc 
m'adresse  à  personne. 

Faisons  cesser  ce  malentendu.  _    ;  ' 

Voix  X  droite.  —  Bien!  bien!  Passez  outre.  -         * 


264  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Faites  sortir  rAssemblée  de  l'état  où  vous  l'avez 
mise.  Messieurs ,  veuillez  faire  silence. 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  lirez  demain  le  Moniteur  qui  a  recueilli  mes 
paroles,  et  vous  regretterez  votre  précipitation.  Jamais  je  n'ai  songé  un  seul 
instant  à  un  seul  membre  de  cette  Assemblée,  je  le  déclare,  et  je  laisse  mon 
rappel  à  l'ordre  sur  la  conscience  de  M.  le  président.  {Mouvement.  —  Très 
bien  !  très  bien  !) 

Encore  un  instant,  et  je  descends  de  la  tribune. 

{L£  silence  se  rétablit  sur  tous  les  bancs.  L'orateur  se  tourne  vers  la  droite.  ) 

Monarchie  légitime,  monarchie  impériale!  qu'est-ce  que  vous  nous 
voulez.?  Nous  sommes  les  hommes  d'un  autre  âge.  Pour  nous,  il  n'y  a  de 
fleurs  de  lys  qu'à  Fontenoy,  et  il  n'y  a  d'aigles  qu'à  Eylau  et  à  Wagram. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit,  vous  êtes  le  passé.  De  quel  droit  mettez-vous  le  pré- 
sent en  question  }  qu'y  a-t-il  de  commun  entre  vous  et  lui  ^  Contre  qui  et 
pour  qui  vous  coalisez-vous }  Et  puis ,  que  signifie  cette  coalition  ?  Qu'est-ce 
que  c'est  que  cette  alliance  ?  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  main  de  l'empire 
que  je  vois  dans  la  main  de  la  légitimité.''  Légitimistes,  l'empire  a  tué  le 
duc  d'Enghien  !  Impérialistes,  la  légitimité  a  fusillé  Murât  !  {IJive  impression.) 

Vous  vous  touchez  les  mains j  prenez  garde,  vous  mêlez  des  taches  de 
sang!  {Sensation.) 

Et  puis  qu'espérez-vous  ^  détruire  la  République  }  Vous  entreprenez  là 
une  besogne  rude.  Y  avez-vous  bien  songé  ?  Quand  un  ouvrier  a  travaillé 
dix-huit  heures,  quand  un  peuple  a  travaillé  dix-huit  siècles,  et  qu'ils  ont 
enfin  l'un  et  l'autre  reçu  leur  payement,  allez  donc  essayer  d'arracher  à  cet 
ouvrier  son  salaire  et  à  ce  peuple  sa  République  ! 

Savez-vous  ce  qui  fait  la  République  forte  ?  savez-vous  ce  qui  la  fait  invin- 
cible }  savez-vous  ce  qui  la  fait  indestructible  .f*  Je  vous  l'ai  dit  en  com- 
mençant, et  en  terminant  je  vous  le  répète,  c'est  qu'elle  est  la  somme  du 
labeur  des  générations,  c'est  qu'elle  est  le  produit  accumulé  des  efforts  anté- 
rieurs, c'est  qu'elle  est  un  résultat  historique  autant  qu'un  fait  politique, 
c'est  qu'elle  fait  pour  ainsi  dire  partie  du  climat  actuel  de  la  civilisation ,  c'est 
qu'elle  est  la  forme  absolue,  suprême,  nécessaire,  du  temps  où  nous  vivons, 
c'est  qu'elle  est  l'air  que  nous  respirons,  et  qu'une  fois  que  les  nations  ont 
respiré  cet  air-là,  prenez-en  votre  parti,  elles  ne  peuvent  plus  en  respirer 
d'autre!  Oui,  savez-vous  ce  qui  fait  que  la  République  est  impérissable  .f' 
C'est  qu'elle  s'identifie  d'un  côté  avec  le  siècle ,  et  de  l'autre  avec  le  peuple  ! 
elle  est  l'idée  de  l'un  et  la  couronne  de  l'autre  ! 

Messieurs  les  révisionnistes,  je  vous  ai  demandé  ce  que  vous  vouliez.  Ce 
que  je  veux,  moi,  je  vais  vous  le  dire.  Toute  ma  politique,  la  voici  en  deux 
mots  :  il  faut  supprimer  dans  l'ordre  social  un  certain  degré  de  misère,  et 


RÉVISION  DE  LA  CONSTITUTION.  265 

dans  Tordre  politique  une  certaine  nature  d'ambition.  Plus  de  paupérisme  et 
plus  de  monarchisme.  La  France  ne  sera  tranquille  que  lorsque,  parla  puis- 
sance des  institutions  qui  donneront  du  travail  et  du  pain  aux  uns  et  qui 
ôteront  l'espérance  aux  autres,  nous  aurons  vu  disparaître  du  milieu  de  nous 
tous  ceux  qui  tendent  la  main,  depuis  les  mendiants  jusqu'aux  prétendants. 
{Explosion  d'applaudissements.  —  Cris  et  murmures  a  droite.) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Laisscz  donc  finir,  pour  l'amour  de  Dieu  !  {On  rit.) 

M.  Belin.  —  Pour  l'amour  du  dîner. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Allons  !  de  grâce  !  de  grâce  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  il  y  a  deux  sortes  de  questions,  les 
questions  fausses  et  les  questions  vraies. 

L'assistance,  le  salaire,  le  crédit,  l'impôt,  le  sort  des  classes  laborieuses... 
—  eh  !  mon  Dieu  !  ce  sont  là  des  questions  toujours  négligées,  toujours 
ajournées  !  Souffrez  qu'on  vous  en  parle  de  temps  en  temps  !  Il  s'agit  du 
peuple,  messieurs!  Je  continue.  —  Les  souffrances  des  faibles,  du  pauvre, 
de  la  femme,  de  l'enfant,  l'éducation,  la  pénalité,  la  production,  la  consom- 
mation, la  circulation,  le  travail,  qui  contient  le  pain  de  tous,  le  suffrage 
universel,  qui  contient  le  droit  de  tous,  la  solidarité  entre  hommes  et  entre 
peuples,  l'aide  aux  nationalités  opprimées,  la  fraternité  française  produisant 
par  son  rayonnement  la  fraternité  européenne  :  voilà  les  questions  vraies. 

La  légitimité,  l'empire,  la  fusion,  l'excellence  de  la  monarchie  sur  la 
République,  les  thèses  philosophiques  qui  sont  grosses  de  barricades,  le  choix 
entre  les  prétendants  :  voilà  les  fausses  questions. 

Eh  bien  !  il  faut  bien  vous  le  dire ,  vous  quittez  les  questions  vraies  pour 
les  fausses  questions  5  vous  quittez  les  questions  vivantes  pour  les  questions 
mortes.  Quoi  !  c'est  là  votre  intelligence  politique  !  Quoi  !  c'est  là  le  spec- 
tacle que  vous  nous  donnez!  Le  législatif  et  l'exécutif  se  querellent,  les  pou- 
voirs se  prennent  au  collet j  rien  ne  se  fait,  rien  ne  va 5  de  vaines  et 
pitoyables  disputes  j  les  partis  tiraillent  la  Constitution  dans  l'espoir  de  déchi- 
rer la  République}  les  hommes  se  démentent,  l'un  oublie  ce  qu'il  a  juré, 
les  autres  oublient  ce  qu'ils  ont  crié}  et  pendant  ces  agitations  misérables,  le 
temps ,  c'est-à-dire  la  vie ,  se  perd  1 

Quoi  I  c'est  là  la  situation  que  vous  nous  faites  !  la  neutralisation  de  toute 
autorité  par  la  lutte,  l'abaissement,  et,  par  conséquent,  l'effacement  du  pou- 
voir, la  stagnation,  la  torpeur,  quelque  chose  de  pareil  à  la  mort  !  Nulle 
grandeur,  nulle  force,  nulle  impulsion.  Des  tracasseries,  des  taquineries,  des 
conflits,  des  chocs.  Pas  de  gouvernement  ! 

Et  cela,  dans  quel  moment  .^^ 

Au  moment  où,  plus  que  jamais,  une  puissante  initiative  démocratique 
est  nécessaire  !  au  moment  où  la  civilisation,  à  la  veille  de  subir  une  solen- 


266  AVANT  L'EXIL.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

nelle  épreuve,  a,  plus  que  jamais,  besoin  de  pouvoirs  actifs,  intelligents, 
féconds,  réformateurs,  sympathiques  aux  souffrances  du  peuple,  pleins 
d'amour  et,  par  conséquent,  pleins  de  force  !  au  moment  où  les  jours  trou- 
blés arrivent  !  au  moment  où  tous  les  intérêts  semblent  prêts  à  entrer  en 
lutte  contre  tous  les  principes  !  au  moment  où  les  problèmes  les  plus  for- 
midables se  dressent  devant  la  société  et  l'attendent  avec  des  sommations  à 
jour  fixe  !  au  moment  où  1852  s'approche,  masqué,  effrayant,  les  mains 
pleines  de  questions  redoutables!  au  moment  où  les  philosophes,  les  publi- 
cistes,  les  observateurs  sérieux,  ces  hommes  qui  ne  sont  pas  des  hommes 
d'état,  qui  ne  sont  que  des  hommes  sages,  attentifs,  inquiets,  penchés  sur 
l'avenir,  penchés  sur  l'inconnu ,  l'œil  fixé  sur  toutes  ces  obscurités  accumulées, 
croient  entendre  distinctement  le  bruit  monstrueux  de  la  porte  des  révo- 
lutions qui  se  rouvre  dans  les  ténèbres.  {IJive  et  universelle  émotion,  ,Quelcjues 
rires  a  droite.) 

Messieurs,  je  termine.  Ne  nous  le  dissimulons  pas,  cette  discussion,  si 
orageuse  qu'elle  soit,  si  profondément  qu'elle  remue  les  masses,  n'est  qu'un 
prélude. 

Je  le  répète,  l'année  1852  approche.  L'instant  arrive  où  vont  reparaître, 
réveillées  et  encouragées  par  la  loi  fatale  du  31  mai,  armées  par  elle  pour 
leur  dernier  combat  contre  le  suffrage  universel  garrotté,  toutes  ces  préten- 
tions dont  je  vous  ai  parlé,  toutes  ces  légitimités  antiques  qui  ne  sont  que 
d'antiques  usurpations  !  L'instant  arrive  où  une  mêlée  terrible  se  fera  de 
toutes  les  formes  déchues,  impérialisme,  légitimisme,  droit  de  la  force, 
droit  divin,  livrant  ensemble  l'assaut  au  grand  droit  démocratique,  au  droit 
humain  !  Ce  jour-là,  tout  sera,  en  apparence,  remis  en  question.  Grâce  aux 
revendications  opiniâtres  du  passé,  l'ombre  couvrira  de  nouveau  ce  grand  et 
illustre  champ  de  bataille  des  idées  et  du  progrès  qu'on  appelle  la  France.  Je 
ne  sais  pas  ce  que  durera  cette  éclipse,  je  ne  sais  pas  ce  que  durera  ce  combat  j 
mais  ce  que  je  sais,  ce  qui  est  certain,  ce  que  je  prédis,  ce  que  j'affirme, 
c'est  que  le  droit  ne  périra  pas!  c'est  que,  quand  le  jour  reparaîtra,  on  ne 
retrouvera  debout  que  deux  combattants  :  le  peuple  et  Dieu  !  {Immense  accla- 
mation. —  Tom  ks  membres  de  la  gauche  reçoivent  l'orateur  au  pied  de  la  tribune  et 
tui  serrent  la  matn.) 


CONGRES   DE   LA   PAIX 
A  PARIS. 

I 

DISCOURS  D'OUVERTURE. 

21  août  1849. 

M.  Victor  Hugo  est  élu  président.  M.  Cobden  est  élu  vice-président. 
M.  Victor  Hugo  se  l^ve  et  dit  : 

Messieurs,  beaucoup  d'entre  vous  viennent  des  points  du  globe  les  plus 
éloignés,  le  cœur  plein  d'une  pensée  religieuse  et  sainte  j  vous  comptez  dans 
vos  rangs  des  publicistes,  des  philosophes,  des  ministres  des  cultes  chrétiens, 
des  écrivains  éminents,  plusieurs  de  ces  hommes  considérables,  de  ces 
hommes  pubhcs  et  populaires  qui  sont  les  lumières  de  leur  nation.  Vous  avez 
voulu  dater  de  Paris  les  déclarations  de  cette  réunion  d'esprits  convaincus  et 
graves,  qui  ne  veulent  pas  seulement  le  bien  d'un  peuple,  mais  qui  veulent 
le  bien  de  tous  les  peuples.  {A.pplaudissements.)  Vous  venez  ajouter  aux  prin- 
cipes qui  dirigent  aujourd'hui  les  hommes  d'état,  les  gouvernants,  les  légis- 
lateurs, un  principe  supérieur.  Vous  venez  tourner  en  quelque  sorte  le  der- 
nier et  le  plus  auguste  feuillet  de  l'évangile,  celui  qui  impose  la  paix  aux 
enfants  du  même  Dieu,  et,  dans  cette  ville  qui  n'a  encore  décrété  que  la 
fraternité  des  citoyens,  vous  venez  proclamer  la  fraternité  des  hommes. 

Soyez  les  bienvenus  !  [Long mouvement.) 

En  présence  d'une  telle  pensée  et  d'un  tel  acte,  il  ne  peut  y  avoir  place 
pour  un  remerciement  personnel.  Permettez-moi  donc,  dans  les  premières 
paroles  que  je  prononce  devant  vous,  d'élever  mes  regards  plus  haut  que 
moi-même,  et  d'oubher,  en  quelque  sorte,  le  grand  honneur  que  vous  venez 
de  me  conférer,  pour  ne  songer  qu'à  la  grande  chose  que  vous  voulez  faire. 

Messieurs,  cette  pensée  religieuse,  la  paix  universelle,  toutes  les  nations 
liées  entre  elles  d'un  lien  commun,  l'évangile  pour  loi  suprême,  la  média- 
tion substituée  à  la  guerre,  cette  pensée  religieuse  est-elle  une  pensée  pra- 


268      AVANT  L'EXIL.  —  CONGRÈS  DE  LA  PAIX. 

tique?  cette  idée  sainte  est-elle  une  idée  réalisable?  Beaucoup  d'esprits 
positifs,  comme  on  parle  aujourd'hui,  beaucoup  d'hommes  politiques 
vieillis,  comme  on  dit,  dans  le  maniement  des  affaires,  répondent  :  Non. 
Moi,  je  réponds  avec  vous,  je  réponds  sans  hésiter,  je  réponds  :  Oui! 
[applaudissements)  et  je  vais  essayer  de  le  prouver  tout  à  l'heure. 

Je  vais  plus  loin 5  je  ne  dis  pas  seulement  :  C'est  un  but  réalisable,  je  dis  : 
C'est  un  but  inévitable  i  on  peut  en  retarder  ou  en  hâter  l'avènement,  voilà 
tout. 

La  loi  du  monde  n'est  pas  et  ne  peut  pas  être  distincte  de  la  loi  de  Dieu. 
Or,  la  loi  de  Dieu,  ce  n'est  pas  la  guerre,  c'est  la  paix,  {applaudissements.) 
Les  hommes  ont  commencé  par  la  lutte,  comme  la  création  par  le  chaos. 
{Bravo!  bravo!)  D'où  viennent-ils?  De  la  guerre j  cela  est  évident.  Mais  où 
vont-ils  ?  A  la  paix  j  cela  n'est  pas  moins  évident. 

Quand  vous  affirmez  ces  hautes  vérités,  il  est  tout  simple  que  votre  affir- 
mation rencontre  la  négation  j  il  est  tout  simple  que  votre  foi  rencontre 
l'incrédulité  j  il  est  tout  simple  que,  dans  cette  heure  de  nos  troubles  et  de 
nos  déchirements,  l'idée  de  la  paix  universelle  surprenne  et  choque  presque 
comme  l'apparition  de  l'impossible  et  de  l'idéal  j  il  est  tout  simple  que  l'on 
crie  à  l'utopie  j  et,  quant  à  moi,  humble  et  obscur  ouvrier  dans  cette  grande 
œuvre  du  dix-neuvième  siècle,  j'accepte  cette  résistance  des  esprits  sans 
qu'elle  m'étonne  ni  me  décourage.  Est-il  possible  que  vous  ne  fassiez  pas 
détourner  les  têtes  et  fermer  les  yeux  dans  une  sorte  d'éblouissement,  quand, 
au  milieu  des  ténèbres  qui  pèsent  encore  sur  nous,  vous  ouvrez  brusquement 
la  porte  rayonnante  de  l'avenir  ?  (  Applaudissements.) 

Messieurs,  si  quelqu'un,  il  y  a  quatre  siècles,  à  l'époque  où  la  guerre 
existait  de  commune  à  commune,  de  ville  à  ville,  de  province  à  province,  si 
quelqu'un  eût  dit  à  la  Lorraine,  à  la  Picardie,  à  la  Normandie,  à  la  Bretagne, 
à  l'Auvergne,  à  la  Provence,  au  Dauphiné,  à  la  Bourgogne  :  Un  jour  viendra 
où  vous  ne  vous  ferez  plus  la  guerre,  un  jour  viendra  où  vous  ne  lèverez 
plus  d'hommes  d'armes  les  uns  contre  les  autres,  un  jour  viendra  où  l'on  ne 
dira  plus  :  —  Les  normands  ont  attaqué  les  picards,  les  lorrains  ont  repoussé 
les  bourguignons.  Vous  aurez  bien  encore  des  différends  à  régler,  des  intérêts 
à  débattre,  des  contestations  à  résoudre,  mais  savez-vous  ce  que  vous  mettrez 
à  la  place  des  hommes  d'armes  ?  savez-vous  ce  que  vous  mettrez  à  la  place 
des  gens  de  pied  et  de  cheval,  des  canons,  des  fauconneaux,  des  lances,  des 
piques,  des  épées?  Vous  mettrez  une  petite  boîte  de  sapin  que  vous 
appellerez  l'urne  du  scrutin,  et  de  cette  boîte  il  sortira,  quoi  ?  une  assemblée  ! 
une  assemblée  en  laquelle  vous  vous  sentirez  tous  vivre,  une  assemblée 
qui  sera  comme  votre  âme  à  tous,  un  concile  souverain  et  populaire  qui 
décidera,  qui  jugera,  qui  résoudra  tout  en  loi,  qui  fera  tomber  le  glaive 


DISCOURS  D'OUVERTURE.  269 

de  toutes  les  mains  et  surgir  la  justice  dans  tous  les  cœurs,  qui  dira  à 
chacun  :  Là  finit  ton  droit,  ici  commence  ton  devoir.  Bas  les  armes  !  vivez 
en  paix!  {Appiaudksements.)  Et  ce  jour-là,  vous  vous  sentirez  une  pensée 
commune,  des  intérêts  communs,  une  destinée  commune}  vous  vous  em- 
brasserez, vous  vous  reconnaîtrez  fils  du  même  sang  et  de  la  même  racej  ce 
jour-là,  vous  ne  serez  plus  des  peuplades  ennemies,  vous  serez  un  peuple } 
vous  ne  serez  plus  la  Bourgogne,  la  Normandie,  la  Bretagne,  la  Provence, 
vous  serez  la  France.  Vous  ne  vous  appellerez  plus  la  guerre,  vous  vous 
appellerez  la  civilisation  ! 

Si  quelqu'un  eût  dit  cela  à  cette  époque,  messieurs,  tous  les  hommes 
positifs,  tous  les  gens  sérieux,  tous  les  grands  politiques  d'alors  se  fussent 
écriés  :  —  Oh  !  le  songeur  !  Oh  !  le  rêve-creux  !  Comme  cet  homme  connaît 
peu  l'humanité  !  Que  voilà  une  étrange  folie  et  une  absurde  chimère  !  — 
Messieurs,  le  temps  a  marché,  et  cette  chimère,  c'est  la  réalité.  {Mouvement.) 

Et,  j'insiste  sur  ceci,  l'homme  qui  eût  fait  cette  prophétie  sublime  eût  été 
déclaré  fou  par  les  sages,  pour  avoir  entrevu  les  desseins  de  Dieu  !  {Nouveau 
mouvement.) 

Eh  bien  !  vous  dites  aujourd'hui,  et  je  suis  de  ceux  qui  disent  avec  vous, 
tous,  nous  qui  sommes  ici,  nous  disons  à  la  France,  à  l'Angleterre,  à  la 
Prusse,  à  l'Autriche,  à  l'Espagne,  à  l'ItaUe,  à  la  Russie,  nous  leur  disons  : 

Un  jour  viendra  où  les  armes  vous  tomberont  des  mains,  à  vous  aussi  !  Un 
jour  viendra  où  la  guerre  paraîtra  aussi  absurde  et  sera  aussi  impossible  entre 
Paris  et  Londres,  entre  Pétersbourg  et  Berlin,  entre  Vienne  et  Turin,  qu'elle 
serait  impossible  et  qu'elle  paraîtrait  absurde  aujourd'hui  entre  Rouen  et 
Amiens,  entre  Boston  et  Philadelphie.  Un  jour  viendra  où  vous  France, 
vous  Russie,  vous  Italie,  vous  Angleterre,  vous  Allemagne,  vous  toutes, 
nations  du  continent,  sans  perdre  vos  qualités  distinctes  et  votre  glorieuse 
individualité,  vous  vous  fondrez  étroitement  dans  une  unité  supérieure,  et 
vous  constituerez  la  fraternité  européenne ,  absolument  comme  la  Normandie, 
la  Bretagne,  la  Bourgogne,  la  Lorraine,  l'Alsace,  toutes  nos  provinces,  se 
sont  fondues  dans  la  France.  Un  jour  viendra  où  il  n'y  aura  plus  d'autres 
champs  de  bataille  que  les  marchés  s'ouvrant  au  commerce  et  les  esprits  s'ou- 
vrant  aux  idées.  Un  jour  viendra  où  les  boulets  et  les  bombes  seront  rem- 
placés par  les  votes,  par  le  suffrage  universel  des  peuples,  par  le  vénérable 
arbitrage  d'un  grand  sénat  souverain  qui  sera  à  l'Europe  ce  que  le  parlement 
est  à  l'Angleterre,  ce  que  la  diète  est  à  l'Allemagne,  ce  que  l'Assemblée 
législative  est  à  la  France  !  {A.pplaudissements.)  Un  jour  viendra  où  l'on  mon- 
trera un  canon  dans  les  musées  comme  on  y  montre  aujourd'hui  un  instru- 
ment de  torture,  en  s'étonnant  que  cela  ait  pu  être  !  {RJres  et  bravos.)  Un  jour 
viendra  où  l'on  verra  ces  deux  groupes  immenses,  les  Etats-Unis  d'Amérique, 


270      AVANT  L'EXIL.  —  CONGRÈS  DE  LA  PAIX. 

les  États-Unis  d'Europe  {applaudissements),  placés  en  face  l'un  de  l'autre,  se 
tendant  la  main  par-dessus  les  mers,  échangeant  leurs  produits,  leur  com- 
merce, leur  industrie,  leurs  arts,  leurs  génies,  défrichant  le  globe,  colonisant 
les  déserts,  améliorant  la  création  sous  le  regard  du  Créateur,  et  combinant 
ensemble,  pour  en  tirer  le  bien-être  de  tous,  ces  deux  forces  infinies,  la  fra- 
ternité des  hommes  et  la  puissance  de  Dieu  !  {Longs  applaudissements,) 

Et  ce  jour-là,  il  ne  faudra  pas  quatre  cents  ans  pour  l'amener,  car  nous 
vivons  dans  un  temps  rapide,  nous  vivons  dans  le  courant  d'événements  et 
d'idées  le  plus  impétueux  qui  ait  encore  entraîné  les  peuples,  et,  à  l'époque 
où  nous  sommes,  une  année  fait  parfois  l'ouvrage  d'un  siècle. 

Et  français,  anglais,  belges,  allemands,  russes,  slaves,  européens,  améri- 
cains, qu'avons-nous  à  faire  pour  arriver  le  plus  tôt  possible  à  ce  grand  jour? 
Nous  aimer,  (  Immenses  applaudissements.  ) 

Nous  aimer  !  Dans  cette  œuvre  immense  de  la  pacification,  c'est  la  meil- 
leure manière  d'aider  Dieu  ! 

Car  Dieu  le  veut,  ce  but  sublime!  Et  voyez,  pour  y  atteindre,  ce  qu'il 
fait  de  toutes  parts  !  Voyez  que  de  découvertes  il  fait  sortir  du  génie  humain , 
qui  toutes  vont  à  ce  but,  la  paix!  Que  de  progrès,  que  de  simplifications  ! 
Comme  la  nature  se  laisse  de  plus  en  plus  dompter  par  l'homme  !  comme  la 
matière  devient  de  plus  en  plus  l'esclave  de  l'intelligence  et  la  servante  de  la 
civilisation  !  comme  les  causes  de  guerre  s'évanouissent  avec  les  causes  de 
souffrance  !  comme  les»  peuples  lointains  se  touchent  !  comme  les  distances  se 
rapprochent!  Et  le  rapprochement,  c'est  le  commencement  de  la  fraternité. 

Grâce  aux  chemins  de  fer,  l'Europe  bientôt  ne  sera  pas  plus  grande  que 
ne  l'était  la  France  au  moyen-âge  !  Grâce  aux  navires  à  vapeur,  on  traverse 
aujourd'hui  l'Océan  plus  aisément  qu'on  ne  traversait  autrefois  la  Méditer- 
ranée !  Avant  peu,  l'homme  parcourra  la  terre  comme  les  dieux  d'Homère 
parcouraient  le  ciel,  en  trois  pas.  Encore  quelques  années,  et  le  fil  électrique 
de  la  concorde  entourera  le  globe  et  étreindra  le  monde.  {Jipplaudissements,) 

Ici,  messieurs,  quand  j'approfondis  ce  vaste  ensemble,  ce  vaste  concours 
d'efforts  et  d'événements,  tous  marqués  du  doigt  de  Dieuj  quand  je  songe  à 
ce  but  magnifique ,  le  bien-être  des  hommes,  la  paix  5  quand  je  considère  ce 
que  la  Providence  fait  pour  et  ce  que  la  politique  fait  contre ,  une  réflexion 
douloureuse  s'offre  à  mon  esprit. 

Il  résulte  des  statistiques  et  des  budgets  comparés  que  les  nations  euro- 
péennes dépensent  tous  les  ans,  pour  l'entretien  de  leurs  armées,  une  somme 
qui  n'est  pas  moindre  de  deux  milliards,  et  qui,  si  l'on  y  ajoute  l'entretien 
du  matériel  des  établissements  de  guerre,  s'élève  à  trois  milliards.  Ajoutez-y 
encore  le  produit  perdu  des  journées  de  travail  de  plus  de  deux  millions 
d'hommes,  les  plus  sains,  les  plus  vigoureux,  les  plus  jeunes,  l'élite  des  popu- 


DISCOURS  D'OUVERTURE.  271 

lations ,  produit  que  vous  ne  pouvez  pas  évaluer  à  moins  d'un  milliard ,  et 
vous  arrivez  à  ceci  que  les  armées  permanentes  coûtent  annuellement  à 
l'Europe  quatre  milliards.  Messieurs,  la  paix  vient  de  durer  trente-deux  ans , 
et  en  trente-deux  ans  la  somme  monstrueuse  de  cent  vingt-huit  milliards  a 
été  dépensée  pendant  la  paix  pour  la  guerre  !  {Sensation.)  Supposez  que  les 
peuples  d'Europe,  au  lieu  de  se  défier  les  uns  des  autres,  de  se  jalouser,  de 
se  haïr,  se  fussent  aimés  $  supposez  qu'ils  se  fussent  dit  qu'avant  même  d'être 
français,  ou  anglais,  ou  allemand,  on  est  homme,  et  que,  si  les  nations  sont 
des  patries,  l'humanité  est  une  famille  j  et  maintenant,  cette  somme  de  cent 
vingt-huit  milliards,  si  follement  et  si  vainement  dépensée  par  la  défiance, 
faites-la  dépenser  par  la  confiance  !  ces  cent  vingt-huit  milliards  donnés  à  la 
haine ,  donnez-les  à  l'harmonie  !  ces  cent  vingt-huit  milliards  donnés  à  la 
guerre,  donnez-les  à  la  paix  !  [Jipplaudissements.)  donnez-les  au  travail,  à  l'in- 
telligence, à  l'industrie,  au  commerce,  à  la  navigation,  à  l'agriculture,  aux 
sciences,  aux  arts,  et  représentez-vous  le  résultat.  Si,  depuis  trente-deux  ans, 
cette  gigantesque  somme  de  cent  vingt-huit  milliards  avait  été  dépensée  de 
cette  façon,  l'Amérique,  de  son  côté,  aidant  l'Europe,  savez-vous  ce  qui 
serait  arrivé  ?  La  face  du  monde  serait  changée  !  les  isthmes  seraient  coupés, 
les  fleuves  creusés,  les  montagnes  percées,  les  chemins  de  fer  couvriraient  les 
deux  continents,  la  marine  marchande  du  globe  aurait  centuplé,  et  il  n'y 
aurait  plus  nulle  part  ni  landes,  ni  jachères,  ni  marais  j  on  bâtirait  des  villes 
là  où  il  n'y  a  encore  que  des  solitudes  5  on  creuserait  des  ports  là  où  il  n'y  a 
encore  que  des  écueilsj  l'Asie  serait  rendue  à  la  civilisation,  l'Afrique  serait 
rendue  à  l'homme  j  la  richesse  jaillirait  de  toutes  parts  de  toutes  les  veines  du 
globe  sous  le  travail  de  tous  les  hommes,  et  la  misère  s'évanouirait!  Et 
savez-vous  ce  qui  s'évanouirait  avec  la  misère  .f*  Les  révolutions.  {Bravos pro- 
longés.) Oui,  la  face  du  monde  serait  changée  !  Au  lieu  de  se  déchirer  entre 
soi ,  on  se  répandrait  pacifiquement  sur  l'univers  !  Au  lieu  de  faire  des  révo- 
lutions ,  on  ferait  des  colonies  !  Au  lieu  d'apporter  la  barbarie  à  la  civilisation, 
on  apporterait  la  civilisation  à  la  barbarie  !  {Nouveaux  applaudissements.) 

Voyez,  messieurs,  dans  quel  aveuglement  la  préoccupation  de  la  guerre 
jette  les  nations  et  les  gouvernants  j  si  les  cent  vingt-huit  milliards  qui  ont  été 
donnés  par  l'Europe  depuis  trente-deux  ans  à  la  guerre  qui  n'existait  pas 
avaient  été  donnés  à  la  paix  qui  existait,  disons-le,  et  disons-le  bien  haut,  on 
n'aurait  rien  vu  en  Europe  de  ce  qu'on  y  voit  en  ce  moment  j  le  continent, 
au  lieu  d'être  un  champ  de  bataille,  serait  un  atelier,  et,  au  lieu  de  ce  spec- 
tacle douloureux  et  terrible,  le  Piémont  abattu,  Rome,  la  ville  éternelle, 
livrée  aux  oscillations  misérables  de  la  politique  humaine,  la  Hongrie  et 
Venise  qui  se  débattent  héroïquement,  la  France  inquiète,  appauvrie  et 
sombre  J  la  misère,  le  deuil,  la  guerre  civile,  l'obscurité  sur  l'avenir  j  au  lieu 


2/2       AVANT  L'EXIL.  —  CONGRÈS  DE  LA  PAIX. 

de  ce  spectacle  sinistre,  nous  aurions  sous  les  yeux  l'espérance,  la  joie,  la 
bienveillance,  l'effort  de  tous  vers  le  bien-être  commun,  et  nous  verrions 
partout  se  dégager  de  la  civilisation  en  travail  le  majestueux  rayonnement  de 
la  concorde  universelle.  (Bravo  !  bravo!  -—  A-pplaudùsements.) 

Chose  digne  de  méditation  !  ce  sont  nos  précautions  contre  la  guerre  qui 
ont  amené  les  révolutions.  On  a  tout  fait,  on  a  tout  dépensé  contre  le  péril 
imaginaire  !  On  a  aggravé  ainsi  la  misère ,  qui  était  le  péril  réel  !  On  s'est 
fortifié  contre  un  danger  chimérique  j  on  a  tourné  ses  regards  du  côté  où 
n'était  pas  le  point  noirj  on  a  vu  les  guerres  qui  ne  venaient  pas,  et  l'on  n'a 
pas  vu  les  révolutions  qui  arrivaient.  [Longs  applaudissements.) 

Messieurs,  ne  désespérons  pas  pourtant.  Au  contraire,  espérons  plus  que 
jamais!  Ne  nous  laissons  pas  effrayer  par  des  commotions  momentanées, 
secousses  nécessaires  peut-être  des  grands  enfantements.  Ne  soyons  pas 
injustes  pour  les  temps  où  nous  vivons,  ne  voyons  pas  notre  époque  autre- 
ment qu'elle  n'est.  C'est  une  prodigieuse  et  admirable  époque  après  tout,  et 
le  dix-neuvième  siècle  sera,  disons-le  hautement,  la  plus  grande  page  de 
l'histoire.  Comme  je  vous  le  rappelais  tout  à  l'heure,  tous  les  progrès  s'y 
révèlent  et  s'y  manifestent  à  la  fois,  les  uns  amenant  les  autres  :  chute  des 
animosités  internationales ,  effacement  des  frontières  sur  la  carte  et  des  pré- 
jugés dans  les  cœurs,  tendance  à  l'unité,  adoucissement  des  mœurs,  élévation 
du  niveau  de  l'enseignement  et  abaissement  du  niveau  des  pénalités,  domi- 
nation des  langues  les  plus  littéraires ,  c'est-à-dire  les  plus  humaines  $  tout  se 
meut  en  même  temps,  économie  politique,  science,  industrie,  philosophie, 
législation,  et  ccjnverge  au  même  but,  la  création  du  bien-être  et  de  la  bien- 
veillance, c'est-à-dire,  et  c'est  là  pour  ma  part  le  but  auquel  je  tendrai  tou- 
jours, extinction  de  la  misère  au  dedans,  extinction  de  la  guerre  au  dehors. 
(  A.pplaudissements.  ) 

Oui,  je  le  dis  en  terminant,  l'ère  des  révolutions  se  ferme,  l'ère  des  amé- 
liorations commence.  Le  perfectionnement  des  peuples  quitte  la  forme  vio- 
lente pour  prendre  la  forme  paisible.  Le  temps  est  venu  où  la  Providence 
va  substituer  à  l'action  désordonnée  des  agitateurs  l'action  religieuse  et  calme 
des  pacificateurs.  [Oui!  oui!) 

Désormais,  le  but  de  la  politique  grande,  de  la  politique  vraie,  le  voici  : 
faire  reconnaître  toutes  les  nationalités,  restaurer  l'unité  historique  des  peuples 
et  rallier  cette  unité  à  la  civilisation  par  la  paix,  élargir  sans  cesse  le  groupe 
civilisé,  donner  le  bon  exemple  aux  peuples  encore  barbares,  substituer  les 
arbitrages  aux  batailles  j  enfin,  et  ceci  résume  tout,  faire  prononcer  par  la 
justice  le  dernier  mot  que  l'ancien  monde  faisait  prononcer  par  la  force. 
{Profonde  sensation.) 

Messieurs,  je  le  dis  en  terminant,  et  que  cette  pensée  nous  encourage,  ce 


DISCOURS  D'OUVERTURE.  273 

n'est  pas  d'aujourd'hui  que  le  genre  humain  est  en  marche  dans  cette  voie 
providentielle.  Dans  notre  vieille  Europe,  l'Angleterre  a  fait  le  premier  pas, 
et  par  son  exemple  séculaire  elle  a  dit  aux  peuples  :  Vous  êtes  libres.  La 
France  a  fait  le  second  pas,  et  elle  a  dit  aux  peuples  :  Vous  êtes  souverains. 
Maintenant  faisons  le  troisième  pas,  et  tous  ensemble,  France,  Angleterre, 
Belgique ,  Allemagne ,  Italie ,  Europe ,  Amérique ,  disons  aux  peuples  :  Vous 
êtes  frères  !  {Immense  acclamation.  —  L'orateur  se  rassied  au  milieu  des  applaudis- 
sements.) 


ACTES   ET   PAROLES.   —  I,  l8 

laruMmis  batioialb. 


274      AVANT  L'EXIL.  —  CONGRES  DE  LA  PAIX. 


II 
CLÔTURE  DU  CONGRÈS  DE  LA  PAIX. 

24  août  1849. 

Messieurs,  vous  m'avez  permis  de  vous  adresser  quelques  paroles  de  bien- 
venue j  permettez-moi  de  vous  adresser  quelques  paroles  d'adieu. 

Je  serai  très  court,  l'heure  est  avancée,  j'ai  présent  à  l'esprit  l'article  3  du 
règlement,  et,  soyez  tranquilles,  je  ne  m'exposerai  pas  à  me  faire  rappeler  à 
l'ordre  par  le  président.  (  On  rit.  ) 

Nous  allons  nous  séparer,  mais  nous  resterons  unis  de  cœur.  [Oui !  oui!) 
Nous  avons  désormais  une  pensée  commune,  messieurs,  et  une  commune 
pensée,  c'est,  en  quelque  sorte,  une  commune  patrie.  [Sensation.)  Oui,  à 
dater  de  ce  jour,  nous  tous  qui  sommes  ici,  nous  sommes  compatriotes! 
[Oui!  oui  !) 

Vous  avez  pendant  trois  jours  délibéré,  discuté,  approfondi,  avec  sagesse 
et  dignité ,  de  graves  questions ,  et  à  propos  de  ces  questions ,  les  plus  hautes 
que  puisse  agiter  l'humanité,  vous  avez  pratiqué  noblement  les  grandes 
mœurs  des  peuples  libres. 

Vous  avez  donné  aux  gouvernements  des  conseils,  des  conseils  amis  qu'ils 
entendront,  n'en  doutez  pas!  [Oui! oui!)  Des  voix  éloquentes  se  sont  élevées 
parmi  vous,  de  généreux  appels  ont  été  faits  à  tous  les  sentiments  magna- 
nimes de  l'homme  et  du  peuple 5  vous  avez  déposé  dans  les  esprits,  en  dépit 
des  préjugés  et  des  inimitiés  internationales,  le  germe  impérissable  de  la 
paix  universelle. 

Savez-vous  ce  que  nous  voyons,  savez-vous  ce  que  nous  avons  sous  les 
yeux  depuis  trois  jours.?  C'est  l'Angleterre  serrant  la  main  de  la  France, 
c'est  l'Amérique  serrant  la  main  de  l'Europe,  et  quant  à  moi,  je  ne  sache 
rien  de  plus  grand  et  de  plus  beau  !  (  Explosion  d'applaudissements.  ) 

Retournez  maintenant  dans  vos  foyers,  rentrez  dans  vos  pays  le  cœur 
plein  de  joie,  dites-y  que  vous  venez  de  chez  vos  compatriotes  de  France. 
[Mouvement.  — Longue  acclamation.)  Dites  que  vous  y  avez  jeté  les  bases  de  la 
paix  du  monde,  répandez  partout  cette  bonne  nouvelle,  et  semez  partout 
cette  grande  pensée  ! 

Après  les  voix  considérables  qui  se  sont  fait  entendre,  je  ne  rentrerai  pas 


DISCOURS  DE  CLOTURE.  275 

dans  ce  qui  vous  a  été  expliqué  et  démontré,  mais  permettez-moi  de  répéter, 
pour  clore  ce  congrès  solennel,  les  paroles  que  je  prononçais  en  l'inaugurant. 
Ayez  bon  espoir  !  ayez  bon  courage  !  L'immense  progrès  définitif  qu'on  dit 
que  vous  rêvez,  et  que  je  dis  que  vous  enfantez,  se  réalisera.  (Bravo!  bravo!) 
Songez  à  tous  les  pas  qu'a  déjà  faits  le  genre  humain!  Méditez  le  passé,  car 
le  passé  souvent  éclaire  l'avenir.  Ouvrez  l'histoire  et  puisez-y  des  forces  pour 
votre  foi. 

Oui,  le  passé  et  l'histoire,  voilà  nos  points  d'appui.  Tenez,  ce  matin,  à 
l'ouverture  de  cette  séance,  au  moment  où  un  respectable  orateur  chrétien (^^ 
tenait  vos  âmes  palpitantes  sous  la  grande  et  pénétrante  éloquence  de 
l'homme  cordial  et  du  prêtre  fraternel,  en  ce  moment-là,  un  membre  de 
cette  assemblée,  dont  j'ignore  le  nom,  lui  a  rappelé  que  le  jour  où  nous 
sommes,  le  24  août,  est  l'anniversaire  de  la  Saint-Barthélémy.  Le  prêtre 
catholique  a  détourné  sa  tête  vénérable  et  a  repoussé  ce  lamentable  souvenir. 
Eh  bien!  ce  souvenir,  je  l'accepte,  moi!  {Vrofonde  et  universelle  impression.) 
Oui,  je  l'accepte!  {Mouvement prolongé.) 

Oui,  cela  est  vrai,  il  y  a  de  cela  deux  cent  soixante  et  dix-sept  années,  à 
pareil  jour,  Paris,  ce  Paris  où  vous  êtes,  s'éveillait  épouvanté  au  milieu  de  la 
nuit.  Une  cloche,  qu'on  appelait  la  cloche  d'argent,  tintait  au  palais  de 
justice,  les  catholiques  couraient  aux  armes,  les  protestants  étaient  surpris 
dans  leur  sommeil,  et  un  guet-apens,  un  massacre,  un  crime  où  étaient  mêlées 
toutes  les  haines,  haines  religieuses,  haines  civiles,  haines  politiques,  un 
crime  abominable  s'accomplissait.  Eh  bien  !  aujourd'hui,  dans  ce  même  jour, 
dans  cette  même  ville.  Dieu  donne  rendez-vous  à  toutes  ces  haines  et  leur 
ordonne  de  se  convertir  en  amour.  (  Tonnerre  d'applaudissements.  )  Dieu  retire  à 
ce  funèbre  anniversaire  sa  signification  sinistre  :  où  il  y  avait  une  tache  de 
sang,  il  met  un  rayon  de  lumière  {long  mouvement)  ;  à  la  place  de  l'idée  de 
vengeance,  de  fanatisme  et  de  guerre,  il  met  l'idée  de  réconciliation,  de 
tolérance  et  de  paixj  et,  grâce  à  lui,  par  sa  volonté,  grâce  aux  progrès  qu'il 
amène  et  qu'il  commande ,  précisément  à  cette  date  fatale  du  24  août,  et 
pour  ainsi  dire  presque  à  l'ombre  de  cette  tour  encore  debout  qui  a  sonné  la 
Saint-Barthélémy,  non  seulement  anglais  et  français,  italiens  et  allemands, 
européens  et  américains,  mais  ceux  qu'on  nommait  les  papistes  et  ceux  qu'on 
nommait  les  huguenots  se  reconnaissent  frères  {mouvement prolongé)  et  s'unis- 
sent dans  un  étroit  et  désormais  indissoluble  embrassement.  {Explosion  de 
bravos  et  d'applaudissements.  — -  M.  l'abbé  De^erry  et  M.  le  paHeur  Coquerel  s'em- 
brassent devant  le  fauteuil  du  président.  —  Les  acclamations  redoublent  dans  l'assemblée 
et  dans  les  tribunes  publiques.  —  M.  TJi^or  Hugo  reprend.  ) 

(')  M.  l'abbé  Dcgucrry,  curé  de  la  Madeleine.  (No/^  de  l'Edition  de  i8r^.  ) 

18- 


rj6      AVANT  L'EXIL.  —  CONGRÈS  DE  LA  PAIX. 

Osez  maintenant  nier  le  progrès  !  [Nouveaux applaudmements.)  Mais,  sachez- 
le  bien,  celui  qui  nie  le  progrès  est  un  impie,  celui  qui  nie  le  progrès  nie  la 
Providence,  car  Providence  et  progrès  c'est  la  même  chose,  et  le  progrès 
n'est  qu'un  des  noms  humains  du  Dieu  éternel  !  [Frofonde  et  universelle  sensation. 
—  Bravo  !  bravo  !) 

Frères,  j'accepte  ces  acclamations,  et  je  les  offre  aux  générations  futures. 
{ JLpplaudissements  répétés.)  Oui,  que  ce  jour  soit  un  jour  mémorable,  qu'il 
marque  la  fin  de  l'effusion  du  sang  humain ,  qu'il  marque  la  fin  des  massacres 
et  des  guerres ,  qu'il  inaugure  le  commencement  de  la  concorde  et  de  la  paix 
du  monde,  et  qu'on  dise  :  —  Le  24  août  1572  s'efface  et  disparaît  sous  le 
24  août  1849!  {LiOn^e  et  unanime  acclamation.  —  U émotion  eBa  son  comble-,  les 
bravos  éclatent  de  toutes  parts  ;  les  anglais  et  les  américains  se  lèvent  en  agitant  leurs 
mouchoirs  et  leurs  chapeaux  vers  l'orateur,  et,  sur  un  signe  de  M.  Cobden,  ils  poussent 
sept  hourras.  ) 


COUR  D'ASSISES. 
1831. 


I 

POUR  CHARLES  HUGO(»). 

LA  PEINE  DE  MORT. 

COUR  d'assises  de  la  seine  (Procès  de  Œvenement). 

II  juin  i8ji. 

Messieurs  les  jurés,  aux  premières  paroles  que  M.  l'avocat  général  a  pro- 
noncées, j'ai  cru  un  moment  qu'il  allait  abandonner  l'accusation.  Cette 
illusion  n'a  pas  longtemps  duré.  Après  avoir  fait  de  vains  eflPorts  pour  circon- 
scrire et  amoindrir  le  débat,  le  ministère  public  a  été  entraîné,  par  la  nature 
même  du  sujet,  à  des  développements  qui  ont  rouvert  tous  les  aspects  de  la 
question,  et,  malgré  lui,  la  question  a  repris  toute  sa  grandeur.  Je  ne  m'en 
plains  pas. 

J'aborde  immédiatement  l'accusation j  mais,  auparavant,  commençons 
par  bien  nous  entendre  sur  un  mot.  Les  bonnes  définitions  font  les  bonnes 
discussions.  Ce  mot  «respect  dû  aux  lois»,  qui  sert  de  base  à  l'accusation, 
quelle  portée  a-t-il.?  que  signifie-t-il .''  quel  est  son  vrai  sens.?  Evidemment, 
et  le  ministère  public  lui-même  me  paraît  résigné  à  ne  point  soutenir  le 
contraire,  ce  mot  ne  peut  signifier  suppression,  sous  prétexte  de  respect,  de 
la  critique  des  lois.  Ce  mot  signifie  tout  simplement  respect  de  l'exécution 
des  lois.  Pas  autre  chose.  Il  permet  la  critique,  il  permet  le  blâme,  même 
sévère,  nous  en  voyons  des  exemples  tous  les  jours,  et  même  à  l'endroit  de 

'*'  Un  braconnier  de  la  Nièvre,  Montcharmont,  condamné  \  mort,  fut  conduit,  pour  y  être 
exécuté,  dans  le  petit  village  où  avait  été  commis  le  crime. 

Le  patient  était  doué  d'une  grande  force  physique  ;  le  bourreau  et  ses  aides  ne  purent  l'arracher 
de  la  charrette.  L'exécution  fut  suspendue;  il  fallut  attendre  du  renfort.  Quand  les  exécuteurs 
furent  en  nombre,  le  patient  fut  ramené  devant  l'échafaud,  enlevé  du  tombereau,  porté  sur  la 
bascule,  et  poussé  sous  le  couteau. 

M.  Charles  Hugo,  dans  VEvhtemenij  raconta  ce  fait  avec  horreur.  Il  fut  traduit  devant  la  cour 
d'assises  de  la  Seine,  sous  l'inculpation  d'avoir  manqué  au  respect  dû  à  la  loi. 

Il  fut  défendu  par  son  père.  Il  fut  condamné.  {Note  de  PEdition  de  iSjj.) 


2/8  AVANT  L'EXIL.  —  COUR  D'ASSISES. 

la  Constitution,  qui  est  supérieure  aux  loisj  ce  mot  permet  l'invocation  au 
pouvoir  législatif  pour  abolir  une  loi  dangereuse  j  il  permet  enfin  qu'on 
oppose  à  la  loi  un  obstacle  moral,  mais  il  ne  permet  pas  qu'on  lui  oppose  un 
obstacle  matériel.  Laissez  exécuter  une  loi,  même  mauvaise,  même  injuste, 
même  barbare,  dénoncez-la  à  l'opinion,  dénoncez-la  au  législateur,  mais 
laissez-la  exécuter ^  dites  qu'elle  est  mauvaise,  dites  qu'elle  est  injuste,  dites 
qu'elle  est  barbare,  mais  laissez-la  exécuter.  La  critique,  ouij  la  révolte,  non. 
Voilà  le  vrai  sens,  le  sens  unique  de  ce  mot  :  respect  des  lois. 

Autrement ,  messieurs ,  pesez  ceci.  Dans  cette  grave  opération  de  l'élabo- 
ration des  lois,  opération  qui  comprend  deux  fonctions  :  la  fonction  de  la 
presse ,  qui  critique ,  qui  conseille ,  qui  éclaire ,  et  la  fonction  du  législateur, 
qui  décide,  —  dans  cette  grave  opération,  dis-je,  la  première  fonction,  la 
critique,  serait  paralysée,  et  par  contre-coup  la  seconde.  Les  lois  ne  seraient 
jamais  critiquées,  et,  par  conséquent,  il  n'y  aurait  pas  de  raison  pour  qu'elles 
fussent  jamais  améliorées,  jamais  réformées,  l'Assemblée  nationale  législative 
serait  parfaitement  inutile.  Il  n'y  aurait  plus  qu'à  la  fermer.  Ce  n'est  pas  là  ce 
qu'on  veut,  je  suppose.  (  On  rit.  ) 

Ce  point  éclairci ,  toute  équivoque  dissipée  sur  le  vrai  sens  du  mot  «  respect 
dû  aux  lois»,  j'entre  dans  le  vif  de  la  question. 

Messieurs  les  jurés,  il  y  a,  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  vieux  code 
européen,  une  loi  que,  depuis  plus  d'un  siècle,  tous  les  philosophes,  tous  les 
penseurs,  tous  les  vrais  hommes  d'état,  veulent  effacer  du  livre  vénérable  de 
la  législation  universelle  5  une  loi  que  Beccaria  a  déclarée  impie  et  que 
Franklin  a  déclarée  abominable,  sans  qu'on  ait  fait  de  procès  à  Beccaria  ni  à 
Franklin  -,  une  loi  qui ,  pesant  particulièrement  sur  cette  portion  du  peuple 
qu'accablent  encore  l'ignorance  et  la  misère,  est  odieuse  à  la  démocratie, 
mais  qui  n'est  pas  moins  repoussée  par  les  conservateurs  intelligents  ;  une  loi 
dont  le  roi  Louis-Philippe,  que  je  ne  nommerai  jamais  qu'avec  le  respect  dû 
à  la  vieillesse,  au  malheur  et  à  un  tombeau  dans  l'exil,  une  loi  dont  le  roi 
Louis-Philippe  disait  :  Je  l'ai  dételée  toute  ma  viej  une  loi  contre  laquelle 
M.  de  Broglie  a  écrit,  contre  laquelle  M.  Guizot  a  écrit 5  une  loi  dont  la 
Chambre  des  députés  réclamait  par  acclamation  l'abrogation,  il  y  a  vingt  ans, 
au  mois  d'octobre  1830,  et  qu'à  la  même  époque  le  parlement  demi-sauvage 
d'Otahiti  rayait  de  ses  codes  ;  une  loi  que  l'Assemblée  de  Francfort  abolissait 
il  y  a  trois  ans,  et  que  l'Assemblée  constituante  de  la  République  romaine, 
il  y  a  deux  ans,  presque  à  pareil  jour,  a  déclarée  abolie  a  jamais,  sur  la  pro- 
position du  député  Charles  Bonaparte  5  une  loi  que  notre  Constituante  de  1848 
n'a  maintenue  qu'avec  la  plus  douloureuse  indécision  et  la  plus  poignante 
répugnance i  une  loi  qui,  à  l'heure  où  je  parle,  est  placée  sous  le  coup  de 
deux  propositions  d'abolition,  déposées  sur  la  tribune  législative}  une  loi 


POUR  CHARLES  HUGO.  279 

enfin  dont  la  Toscane  ne  veut  plus,  dont  la  Russie  ne  veut  plus,  et  dont  il 
est  temps  que  la  France  ne  veuille  plus.  Cette  loi  devant  laquelle  la  conscience 
humaine  recule  avec  une  anxiété  chaque  jour  plus  profonde,  c'est  la  peine 
de  mort. 

Eh  bien  !  messieurs,  c'est  cette  loi  qui  fait  aujourd'hui  ce  procès  j  c'est  elle 
qui  est  notre  adversaire.  J'en  suis  fâché  pour  M.  l'avocat  général,  mais  je 
l'aperçois  derrière  lui!  {Lang mouvement.) 

Je  l'avouerai,  depuis  une  vingtaine  d'années,  je  croyais,  et  moi  qui  parle 
j'en  avais  fait  la  remarque  dans  des  pages  que  je  pourrais  vous  lire,  je  croyais, 
—  mon  Dieu  !  avec  M.  Léon  Faucher,  qui,  en  1836,  écrivait  dans  un  recueil, 
la  Kevue  deFaris,  ceci  (je  cite)  : 

«L'échafaud  n'apparaît  plus  sur  nos  places  publiques  qu'à  de  rares  inter- 
valles, et  comme  un  spectacle  que  la  justice  a  honte  de  donner.»  {Mouve- 
ment. ) 

Je  croyais,  dis-je,  que  la  guillotine,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom, 
commençait  à  se  rendre  justice  à  elle-même,  qu'elle  se  sentait  réprouvée,  et 
qu'elle  en  prenait  son  parti.  Elle  avait  renoncé  à  la  place  de  Grève ,  au  plein 
soleil,  à  la  foule,  elle  ne  se  faisait  plus  crier  dans  les  mes,  elle  ne  se  faisait 
plus  annoncer  comme  un  spectacle.  Elle  s'était  mise  à  faire  ses  exemples  le 
plus  obscurément  possible,  au  petit  jour,  barrière  Saint-Jacques,  dans  un  lieu 
désert,  devant  personne.  Il  me  semblait  qu'elle  commençait  à  se  cacher,  et  je 
l'avais  félicitée  de  cette  pudeur.  [Nouveau  mouvement.) 

Eh  bien!  messieurs,  je  me  trompais,  M.  Léon  Faucher  se  trompait.  Elle 
est  revenue  de  cette  fausse  honte.  La  guillotine  sent  qu'elle  est  une  institution 
sociale,  comme  on  parle  aujourd'hui.  Et  qui  szn}  peut-être  même  rêve-t-elle, 
elle  aussi,  sa  restauration.  {On  rit.) 

La  barrière  Saint-Jacques,  c'est  la  déchéance.  Peut-être  allons-nous  la  voir 
un  de  ces  jours  reparaître  place  de  Grève,  en  plein  midi,  en  pleine  foule, 
avec  son  cortège  de  bourreaux,  de  gendarmes  et  de  crieurs  publics,  sous  les 
fenêtres  mêmes  de  l'hôtel  de  ville,  du  haut  desquelles  on  a  eu  un  jour,  le 
24  février,  l'insolence  de  la  flétrir  et  de  la  mutiler  ! 

En  attendant,  elle  se  redresse.  Elle  sent  que  la  société  ébranlée  a  besoin, 
pour  se  raffermir,  comme  on  dit  encore,  de  revenir  à  toutes  les  anciennes 
traditions,  et  elle  est  une  ancienne  tradition.  Elle  proteste  contre  ces  décla- 
mateurs  démagogues  qui  s'appellent  Beccaria,  Vico,  Filangieri,  Montes- 
quieu, Turgot,  Franklin i  qui  s'appellent  Louis-Philippe,  qui  s'appellent 
Broglie  et  Guizot,  et  qui  osent  croire  et  dire  qu'une  machine  à  couper  des 
têtes  est  de  trop  dans  une  société  qui  a  pour  livre  l'évangile  !  {Sensation.  ) 

Elle  s'indigne  contre  ces  utopistes  anarchiques,  et,  le  lendemain  de  ses 
journées  les  plus  funèbres  et  les  plus  sanglantes,  elle  veut  qu'on  l'admire! 


28o  AVANT  L'EXIL.  —  COUR  D'ASSISES. 

Elle  exige  qu'on  lui  rende  des  respects!  Ou,  sinon,  elle  se  déclare  insultée, 
elle  se  porte  partie  civile,  et  elle  réclame  des  dommages-intérêts!  {Hilarité 
générale  et  prolongée.  ) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Toute  marque  d'approbation  est  interdite ,  comme 
toute  marque  d'improbation.  Ces  rires  sont  inconvenants  dans  une  telle  ques- 
tion. 

M.  Victor  Hugo,  reprenant.  —  Elle  a  eu  du  sang,  ce  n'est  pas  assez,  elle 
n'est  pas  contente ,  elle  veut  encore  de  l'amende  et  de  la  prison  ! 

Messieurs  les  jurés,  le  jour  où  l'on  a  apporté  chez  moi  pour  mon  fils  ce 
papier  timbré,  cette  assignation  pour  cet  inqualifiable  procès,  —  nous 
voyons  des  choses  bien  étranges  dans  ce  temps-ci,  et  l'on  devrait  y  être 
accoutumé,  —  eh  bien!  vous  l'avouerai-je,  j'ai  été  frappé  de  stupeur,  je  me 
suis  dit  : 

Quoi  !  est-ce  donc  là  que  nous  en  sommes.'' 

Quoi  !  à  force  d'empiétements  sur  le  bon  sens,  sur  la  raison,  sur  la  liberté 
de  pensée,  sur  le  droit  naturel,  nous  en  serions  là,  qu'on  viendrait  nous 
demander,  non  pas  seulement  le  respect  matériel,  celui-là  n'est  pas  contesté, 
nous  le  devons,  nous  l'accordons,  mais  le  respect  moral,  pour  ces  pénalités 
qui  ouvrent  des  abîmes  dans  les  consciences,  qui  font  pâlir  quiconque  pense, 
que  la  religion  abhorre ,  ahhorret  a  san^ine-,  pour  ces  pénalités  qui  osent  être 
irréparables,  sachant  qu'elles  peuvent  être  aveugles j  pour  ces  pénalités  qui 
trempent  leur  doigt  dans  le  sang  humain  pour  écrire  ce  commandement  : 
«Tu  ne  tueras  pas!»  pour  ces  pénalités  impies  qui  font  douter  de  l'humanité 
quand  elles  frappent  le  coupable,  et  qui  font  douter  de  Dieu  quand  elles 
frappent  l'innocent  !  Non  !  non  !  non  !  nous  n'en  sommes  pas  là!  non  !  {'Uive 
et  univei'selle  sensation.  ) 

Car,  et  puisque  j'y  suis  amené,  il  faut  bien  vous  le  dire,  messieurs  les 
jurés,  et  vous  allez  comprendre  combien  devait  être  profonde  mon  émotion, 
le  vrai  coupable  dans  cette  affaire,  s'il  y  a  un  coupable,  ce  n'est  pas  mon  fils, 
c'est  moi.  {Mouvement prolongé.) 

Le  vrai  coupable,  j'y  insiste,  c'est  moi,  moi  qui,  depuis  vingt-cinq  ans, 
ai  combattu  sous  toutes  les  formes  les  pénalités  irréparables  !  moi  qui ,  de- 
puis vingt-cinq  ans,  ai  défendu  en  toute  occasion  l'inviolabilité  de  la  vie 
humaine  ! 

Ce  crime,  défendre  l'inviolabilité  de  la  vie  humaine,  je  l'ai  commis  bien 
avant  mon  fils,  bien  plus  que  mon  fils.  Je  me  dénonce,  monsieur  l'avocat 
général!  Je  l'ai  commis  avec  toutes  les  circonstances  aggravantes,  avec  pré- 
méditation, avec  ténacité,  avec  récidive!  {Nouveau mouvement.') 

Oui,  je  le  déclare,  ce  reste  des  pénalités  sauvages,  cette  vieille  et  inintelli- 
gente loi  du  talion,  cette  loi  du  sang  pour  le  sang,  je  l'ai  combattue  toute 


POUR  CHARLES  HUGO.  281 

ma  vie,  —  toute  ma  vie,  messieurs  les  jures!  —  et,  tant  qu'il  me  restera 
un  soufHe  dans  la  poitrine,  je  la  combattrai  de  tous  mes  efforts  comme  écri- 
vain, de  tous  mes  actes  et  de  tous  mes  votes  comme  législateur,  je  le  déclare 
(M  TJictor  Hugo  étend  le  bras  et  montre  le  christ  qui  est  au  fond  de  la  salle j  au-dessus 
du  tribunal)  devant  cette  victime  de  la  peine  de  mort  qui  est  là,  qui  nous 
regarde  et  qui  nous  entend  !  Je  le  jure  devant  ce  gibet  où,  il  y  a  deux  mille 
ans,  pour  l'éternel  enseignement  des  générations,  la  loi  humaine  a  cloué  la 
loi  divine  !  [Profonde  et  inexprimable  émotion.  ) 

Ce  que  mon  fils  a  écrit,  il  l'a  écrit,  je  le  répète,  parce  que  je  le  lui  ai 
inspiré  dès  l'enfance,  parce  qu'en  même  temps  qu'il  est  mon  fils  selon  le 
sang,  il  est  mon  fils  selon  l'esprit,  parce  qu'il  veut  continuer  la  tradition  de 
son  père.  Continuer  la  tradition  de  son  père  !  Voilà  un  étrange  délit,  et  pour 
lequel  j'admire  qu'on  soit  poursuivi  !  Il  était  réservé  aux  défenseurs  exclusifs 
de  la  famille  de  nous  faire  voir  cette  nouveauté  !  (  On  rit.  ) 

Messieurs,  j'avoue  que  l'accusation  en  présence  de  laquelle  nous  sommes 
me  confond. 

Comment!  une  loi  serait  funeste,  elle  donnerait  à  la  foule  des  spectacles 
immoraux,  dangereux,  dégradants,  féroces  j  elle  tendrait  à  rendre  le  peuple 
cruel,  à  de  certains  jours  elle  aurait  des  effets  horribles,  et  les  effets  horribles 
que  produirait  cette  loi ,  il  serait  interdit  de  les  signaler  !  et  cela  s'appellerait 
lui  manquer  de  respect  !  et  l'on  en  serait  comptable  devant  la  justice  !  et  il  y 
aurait  tant  d'amende  et  tant  de  prison  !  Mais  alors ,  c'est  bien  !  fermons  la 
Chambre,  fermons  les  écoles,  il  n'y  a  plus  de  progrès  possible,  appelons-nous 
le  Mogol  ou  le  Thibet,  nous  ne  sommes  plus  une  nation  civilisée  !  Oui,  ce 
sera  plus  tôt  fait,  dites-nous  que  nous  sommes  en  Asie,  qu'il  y  a  eu  autrefois 
un  pays  qu'on  appelait  la  France,  mais  que  ce  pays-là  n'existe  plus,  et  que 
vous  l'avez  remplacé  par  quelque  chose  qui  n'est  plus  la  monarchie,  j'en 
conviens,  mais  qui  n'est  certes  pas  la  République  !  {Nouveaux  rires.  ) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Je  renouvelle  mon  observation.  Je  rappelle  l'audi- 
toire au  silence  i  autrement,  je  serai  forcé  de  faire  évacuer  la  salle. 

M.  Victor  Hugo,  poursuivant.  —  Mais  voyons,  appliquons  aux  faits, 
rapprochons  des  réalités  la  phraséologie  de  l'accusation. 

Messieurs  les  jurés,  en  Espagne,  l'inquisition  a  été  la  loi.  Eh  bien  !  il  faut 
bien  le  dire,  on  a  manqué  de  respect  à  l'inquisition.  En  France,  la  torture  a 
été  la  loi.  Eh  bien  !  il  faut  bien  vous  le  dire  encore,  on  a  manqué  de  respect 
à  la  torture.  Le  poing  coupé  a  été  la  loi.  On  a  manqué. . .  —  j'ai  manqué  de 
respect  au  couperet  !  Le  fer  rouge  a  été  la  loi.  On  a  manqué  de  respect  au  fer 
rouge  !  La  guillotine  est  la  loi.  Eh  bien  I  c'est  vrai,  j'en  conviens,  on  manque 
de  respect  à  la  guillotine  !  {Mouvement.  ) 

Savez-vous  pourquoi,  monsieur  l'avocat  général.?  Je  vais  vous  le  dire. 


282  AVANT  L'EXIL.   —  COUR  D'ASSISES. 

C'est  parce  qu'on  veut  jeter  la  guillotine  dans  ce  gouftre  d'exécration  où  sont 
déjà  tombés,  aux  applaudissements  du  genre  humain,  le  fer  rouge,  le  poing 
coupé ,  la  torture  et  l'inquisition  !  C'est  parce  qu'on  veut  faire  disparaître  de 
l'auguste  et  lumineux  sanctuaire  de  la  justice  cette  figure  sinistre  qui  suffit 
pour  le  remplir  d'horreur  et  d'ombre,  le  bourreau!  {Profonde sensation.) 

Ah!  et  parce  que  nous  voulons  cela,  nous  ébranlons  la  société!  Ah!  oui, 
c'est  vrai  !  nous  sommes  des  hommes  très  dangereux,  nous  voulons  supprimer 
la  guillotine  !  C'est  monstrueux  ! 

Messieurs  les  jurés,  vous  êtes  les  citoyens  souverains  d'une  nation  libre, 
et,  sans  dénaturer  ce  débat,  on  peut,  on  doit  vous  parler  comme  à  des 
hommes  politiques.  Eh  bien  !  songez-y,  et,  puisque  nous  traversons  un  temps 
de  révolutions,  tirez  les  conséquences  de  ce  que  je  vais  vous  dire.  Si  Louis  XVI 
eût  aboli  la  peine  de  mort,  comme  il  avait  aboli  la  torture,  sa  tête  ne  serait 
pas  tombée.  93  eût  été  désarmé  du  couperet.  Il  y  aurait  une  page  sanglante 
de  moins  dans  l'histoire,  la  date  funèbre  du  21  janvier  n'existerait  pas.  Qui 
donc,  en  présence  de  la  conscience  publique,  à  la  face  de  la  France,  à  la  face 
du  monde  civilisé,  qui  donc  eût  osé  relever  l'échafaud  pour  le  roi,  pour 
l'homme  dont  on  aurait  pu  dire  :  C'est  lui  qui  l'a  renversé!  [Mouvement 
prolongé.  ) 

On  accuse  le  rédacteur  de  l'Evénement  d'avoir  manqué  de  respect  aux  lois  ! 
d'avoir  manqué  de  respect  à  la  peine  de  mort!  Messieurs,  élevons-nous  un 
peu  plus  haut  qu'un  texte  controversable ,  élevons-nous  jusqu'à  ce  qui  fait  le 
fond  même  de  toute  législation,  jusqu'au  for  intérieur  de  l'homme.  Quand 
Servan,  qui  était  avocat  général  cependant,  —  quand  Servan  imprimait  aux 
lois  criminelles  de  son  temps  cette  flétrissure  mémorable  :  «Nos  lois  pénales 
ouvrent  toutes  les  issues  à  l'accusation,  et  les  ferment  presque  toutes  à 
l'accusé»  }  quand  Voltaire  qualifiait  ainsi  les  juges  de  Calas  :  A.h!  ne  me park'^ 
pas  de  ces  juges,  moitié  singes  et  moitié  tigres!  [on  rit),  quand  Chateaubriand,  dans 
le  Conservateur,  appelait  la  loi  du  double  vote  loi  sotte  et  coupable;  quand  Royer- 
Collard,  en  pleine  Chambre  des  députés,  à  propos  de  je  ne  sais  plus  quelle 
loi  de  censure,  jetait  ce  cri  célèbre  :  Si  vous  faites  cette  loi,  je  jure  de  lui  désobéir; 
quand  ces  législateurs,  quand  ces  magistrats,  quand  ces  philosophes,  quand 
ces  grands  esprits,  quand  ces  hommes,  les  uns  illustres,  les  autres  vénérables, 
parlaient  ainsi,  que  faisaient-ils.?  Manquaient-ils  de  respect  à  la  loi,  à  la  loi 
locale  et  momentanée.?  c'est  possible,  M.  l'avocat  général  le  dit,  je  l'ignore j 
mais  ce  que  je  sais,  c'est  qu'ils  étaient  les  religieux  échos  de  la  loi  des  lois, 
de  la  conscience  universelle!  Offensaient-ils  la  justice,  la  justice  de  leur 
temps,  la  justice  transitoire  et  faillible?  je  n'en  sais  rien;  mais  ce  que  je  sais, 
c'est  qu'ils  proclamaient  la  justice  éternelle.  [Mouvement gênerai  d'adhésion.) 

Il  est  vrai  qu'aujourd'hui,  on  nous  a  fait  la  grâce  de  nous  le  dire  au  sein 


POUR  CHARLES  HUGO.  283 

mcmc  de  rAsscmblée  nationale,  on  traduirait  en  justice  l'athée  Voltaire, 
rimmoral  Molière,  l'obscène  La  Fontaine,  le  démagogue  Jean-Jacques 
Rousseau!  {On  rit.)  Voilà  ce  qu'on  pense,  voilà  ce  qu'on  avoue,  voilà  où  on 
en  est!  Vous  apprécierez,  messieurs  les  jurés! 

Messieurs  les  jurés,  ce  droit  de  critiquer  la  loi,  de  la  critiquer  sévèrement, 
et  en  particulier  et  surtout  la  loi  pénale,  qui  peut  si  facilement  empreindre 
les  mœurs  de  barbarie,  ce  droit  de  critiquer,  qui  est  placé  à  côté  du  devoir 
d'améliorer,  comme  le  flambeau  à  côté  de  l'ouvrage  à  faire,  ce  droit  de 
l'écrivain,  non  moins  sacré  que  le  droit  du  législateur,  ce  droit  nécessaire, 
ce  droit  imprescriptible,  vous  le  reconnaîtrez  par  votre  verdict,  vous  acquit- 
terez les  accusés. 

Mais  le  ministère  public,  c'est  là  son  second  argument,  prétend  que  la 
critique  de  l'Éa/ènement  a  été  trop  loin,  a  été  trop  vive.  Ah!  vraiment,  mes- 
sieurs les  jurés,  le  fait  qui  a  amené  ce  prétendu  délit  qu'on  a  le  courage  de 
reprocher  au  rédacteur  de  l'Evhement,  ce  fait  eâProyable,  approchez-vous-en, 
regardez-le  de  près. 

Quoi!  un  homme,  un  condamné,  un  misérable  homme,  est  traîné  un 
matin  sur  une  de  nos  places  publiques 5  là,  il  trouve  l'échafaud.  Il  se  révolte, 
il  se  débat,  il  refuse  de  mourir  :  il  est  tout  jeune  encore,  il  a  vingt-neuf  ans 
à  peine. . .  —  Mon  Dieu  !  je  sais  bien  qu'on  va  me  dire  :  C'est  un  assassin  ! 
Mais  écoutez!...  —  Deux  exécuteurs  le  saisissent,  il  a  les  mains  liées,  les 
pieds  liés,  il  repousse  les  deux  exécuteurs.  Une  lutte  affreuse  s'engage.  Le 
condamné  embarrasse  ses  pieds  garrottés  dans  l'échelle  patibulaire,  il  se  sert 
de  l'échafaud  contre  l'échafaud.  La  lutte  se  prolonge,  l'horreur  parcourt  la 
foule.  Les  exécuteurs,  la  sueur  et  la  honte  au  front,  pâles,  haletants,  terrifiés, 
désespérés,  —  désespérés  de  je  ne  sais  quel  horrible  désespoir,  —  courbés 
sous  cette  réprobation  publique  qui  devrait  se  borner  à  condamner  la  peine 
de  mort  et  qui  a  tort  d'écraser  l'instrument  passif,  le  bourreau  [mouvement), 
les  exécuteurs  font  des  efforts  sauvages.  Il  faut  que  force  reste  à  la  loi,  c'est  la 
maxime.  L'homme  se  cramponne  à  l'échafaud  et  demande  grâce  -,  ses  vête- 
ments sont  arrachés ,  ses  épaules  nues  sont  en  sangj  il  résiste  toujours.  Enfin, 
après  trois  quarts  d'heure,  trois  quarts  d'heure!...  {Mouvement.  M.  l'avocat 
^néral  fait  un  si^e  de  dénégation.  M.  Uictor  Hugo  reprend.)  —  On  nous  chicane 
sur  les  minutes  :  trente-cinq  minutes,  si  vous  voulez  !  —  de  cet  effort  mon- 
strueux, de  ce  spectacle  sans  nom,  de  cette  agonie,  agonie  pour  tout  le 
monde,  entendez-vous  bien?  agonie  pour  le  peuple  qui  est  là  autant  que 
pour  le  condamné,  après  ce  siècle  d'angoisse,  messieurs  les  jurés,  on  ramène 
le  misérable  à  la  prison.  Le  peuple  respire.  Le  peuple,  qui  a  des  préjugés  de 
vieille  humanité,  et  qui  est  clément  parce  qu'il  se  sent  souverain,  le  peuple 
croit  l'homme  épargné.  Point.  La  guillotine  est  vaincue,  mais  elle  reste 


284  AVANT  L'EXIL.  —  COUR  D'ASSISES. 

debout,  elle  reste  debout  tout  le  jour,  au  milieu  d'une  population  consternée. 
Et,  le  soir,  on  prend  un  renfort  de  bourreaux,  on  garrotte  l'homme  de  telle 
sorte  qu'il  ne  soit  plus  qu'une  chose  inerte,  et,  à  la  nuit  tombante,  on  le 
rapporte  sur  la  place  publique,  pleurant,  hurlant,  hagard,  tout  ensanglanté, 
demandant  la  vie,  appelant  Dieu,  appelant  son  père  et  sa  mère,  car  devant 
la  mort  cet  homme  était  redevenu  un  enfant.  {Sensation.)  On  le  hisse  sur 
l'échafaud,  et  sa  tête  tombe  !  —  Et  alors  un  frémissement  sort  de  toutes  les 
consciences.  Jamais  le  meurtre  légal  n'avait  apparu  avec  plus  de  cynisme  et 
d'abominations  chacun  se  sent,  pour  ainsi  dire,  solidaire  de  cette  chose 
lugubre  qui  vient  de  s'accomplir,  chacun  sent  au  fond  de  soi  ce  qu'on  éprou- 
verait si  l'on  voyait  en  pleine  France,  en  plein  soleil,  la  civilisation  insultée 
par  la  barbarie.  C'est  dans  ce  moment-là  qu'un  cri  échappe  à  la  poitrine  d'un 
jeune  homme,  à  ses  entrailles,  à  son  coeur,  à  son  âme,  un  cri  de  pitié,  un 
cri  d'angoisse,  un  cri  d'horreur,  un  cri  d'humanité 5  et  ce  cri,  vous  le 
puniriez  !  Et,  en  présence  des  épouvantables  faits  que  je  viens  de  remettre 
sous  vos  yeux,  vous  diriez  à  la  guillotine  :  Tu  as  raison  !  et  vous  diriez  à  la 
pitié ,  à  la  sainte  pitié  :  Tu  as  tort  ! 

Cela  n'est  pas  possible,  messieurs  les  jurés.  {Frémissement  d'émotion  dans 
l'auditoire.  ) 

Tenez,  monsieur  l'avocat  général,  je  vous  le  dis  sans  amertume,  vous  ne 
défendez  pas  une  bonne  cause.  Vous  avez  beau  faire,  vous  engagez  une  lutte 
inégale  avec  l'esprit  de  civilisation,  avec  les  mœurs  adoucies,  avec  le  progrès. 
Vous  avez  contre  vous  l'intime  résistance  du  cœur  de  l'homme  j  vous  avez 
contre  vous  tous  les  principes  à  l'ombre  desquels,  depuis  soixante  ans,  la 
France  marche  et  fait  marcher  le  monde  :  l'inviolabilité  de  la  vie  humaine, 
la  fraternité  pour  les  classes  ignorantes ,  le  dogme  de  l'amélioration ,  qui  rem- 
place le  dogme  de  la  vengeance  !  Vous  avez  contre  vous  tout  ce  qui  éclaire 
la  raison,  tout  ce  qui  vibre  dans  les  âmes,  la  philosophie  comme  la  religion, 
d'un  côté  Voltaire,  de  l'autre  Jésus-Christ!  Vous  avez  beau  faire,  cet 
effroyable  service  que  l'échafaud  a  la  prétention  de  rendre  à  la  société,  la 
société,  au  fond,  en  a  horreur  et  n'en  veut  pas!  Vous  avez  beau  faire,  les 
partisans  de  la  peine  de  mort  ont  beau  faire,  et  vous  voyez  que  nous  ne 
confondons  pas  la  société  avec  eux,  les  partisans  de  la  peine  de  mort  ont 
beau  faire ,  ils  n'innocenteront  pas  la  vieille  pénalité  du  talion  !  ils  ne  lave- 
ront pas  ces  textes  hideux  sur  lesquels  ruisselle  depuis  tant  de  siècles  le  sang 
des  têtes  coupées  !  (  Mouvement  général.  ) 

Messieurs,  j'ai  fini. 

Mon  fils,  tu  reçois  aujourd'hui  un  grand  honneur,  tu  as  été  jugé  digne  de 
combattre,  de  souffrir  peut-être,  pour  la  sainte  cause  de  la  vérité.  A  dater 
d'aujourd'hui,  tu  entres  dans  la  véritable  vie  virile  de  notre  temps,  c'est-à 


POUR  CHARLES  HUGO.  285 

dire  dans  la  lutte  pour  le  juste  et  pour  le  vrai.  Sois  fier,  toi  qui  n'es  qu'un 
simple  soldat  de  l'idée  humaine  et  démocratique,  tu  es  assis  sur  ce  banc  où 
s'est  assis  Béranger,  où  s'est  assis  La  Mènnais  !  [Sensation.) 

Sois  inébranlable  dans  tes  convictions,  et,  que  ce  soit  là  ma  dernière 
parole,  si  tu  avais  besoin  d'une  pensée  pour  t'afFermir  dans  ta  foi  au  progrès, 
dans  ta  croyance  à  l'avenir,  dans  ta  religion  pour  l'humanité,  dans  ton  exé-. 
cration  pour  l'échafaud,  dans  ton  horreur  des  peines  irrévocables  et  irré- 
parables, songe  que  tu  es  assis  sur  ce  banc  où  s'est  assis  Lesurques!  [Sensation 
profonde  et  prolongée.  U audience  eff  comme  suspendue  par  le  mouvement  de  l'auditoire.  ) 


286  AVANT  L'EXIL.  —  COUR  D'ASSISES. 


II 

LES  PROCÈS  DE  UÉVÈNEMENT. 


Charles  Hugo  alla  en  prison.  Son  frère,  François- Victor,  alla  en  prison.  Erdan 
alla  en  prison.  Paul  Meurice  alla  en  prison.  Restait  Vacquerie.  UB^vènement  fut  sup- 
prime. C'était  la  justice  dans  ce  temps-là.  UÉvenement  disparu  reparut  sous  ce  titre  : 
1^ Avènement.  Victor  Hugo  adressa  à  Vacquerie  la  lettre  qu'on  va  lire. 

Cette  lettre  fut  poursuivie  et  condamnée.  Elle  valut  six  mois  de  prison,  à  qui.f* 
A  celui  qui  l'avait  écrite.?  Non,  à  celui  qui  l'avait  reçue.  Vacquerie  alla  à  la  Concier- 
gerie rejoindre  Charles  Hugo,  François- Victor  Hugo,  Erdan  et  Paul  Meurice. 

Victor  Hugo  était  inviolable. 

Cette  inviolabilité  dura  jusqu'en  décembre. 

En  décembre,  Victor  Hugo  eut  l'exil. 


A  M.  AUGUSTE  VACQUERIE, 

REDACTEUR  EN   CHEF   DE  l! AvENEMENT  DU  PEUPLE, 

Mon  cher  ami, 

L'Evénement  est  mort,  mort  de  mort  violente,  mort  criblé  d'amendes  et 
de  mois  de  prison  au  milieu  du  plus  éclatant  succès  qu'aucun  journal  du  soir 
ait  jamais  obtenu.  Le  journal  est  mort,  mais  le  drapeau  n'est  pas  à  terre  j 
vous  relevez  le  drapeau,  je  vous  tends  la  main. 

Vous  reparaissez,  vous,  sur  cette  brèche  où  vos  quatre  compagnons  de 
combat  sont  tombés  l'un  après  l'autre  j  vous  y  remontez  tout  de  suite,  sans 
reprendre  haleine,  intrépidement 5  pour  barrer  le  passage  à  la  réaction  du 
passé  contre  le  présent,  à  la  conspiration  de  la  monarchie  contre  la  république} 
pour  défendre  tout  ce  que  nous  voulons,  tout  ce  que  nous  aimons,  le 
peuple,  la  France,  l'humanité,  la  pensée  chrétienne,  la  civilisation  univer- 
selle, vous  donnez  tout,  vous  livrez  tout,  vous  exposez  tout,  votre  talent, 
votre  jeunesse,  votre  fortune,  votre  personne,  votre  liberté.  C'est  bien.  Je 
vous  crie  :  courage  !  et  le  peuple  vous  criera  :  bravo  ! 

Il  j  avait  quatre  ans  tout  à  l'heure  que  vous  aviez  fondé  l'Evénement,  vous, 
Paul  Meurice,  notre  cher  et  généreux  Paul  Meurice,  mes  deux  fils,  deux  ou 
trois  jeunes  et  fermes  auxiliaires.  Dans  nos  temps  de  trouble,  d'irritation  et 


LES  PROCÈS  DE  L'EVENEMENT.  287 

de  malentendus,  vous  n'aviez  qu'une  pensée  :  calmer,  consoler,  expliquer, 
éclairer,  réconcilier.  Vous  tendiez  une  main  aux  riches,  une  main  aux  pauvres, 
le  cœur  un  peu  plus  près  de  ceux-ci.  C'était  là  la  mission  sainte  que  vous 
aviez  rêvée.  Une  réaction  implacable  n'a  rien  voulu  entendre,  elle  a  rejeté  la 
réconciliation  et  voulu  le  combat  1  vous  avez  combattu.  Vous  avez  combattu 
à  regret,  mais  résolument.  —  E' Evénement  ne  s'est  pas  épargné,  amis  et 
ennemis  lui  rendent  cette  justice,  mais  il  a  combattu  sans  se  dénaturer. 
Aucun  journal  n'a  été  plus  ardent  dans  la  lutte,  aucun  n'est  resté  plus  calme 
par  le  fond  des  idées.  E' Evénement,  de  médiateur  devenu  combattant,  a 
continué  de  vouloir  ce  qu'il  voulait  :  la  fraternité  civique  et  humaine,  la 
paix  universelle,  l'inviolabilité  du  droit,  l'inviolabilité  de  la  vie,  l'instruction 
gratuite,  l'adoucissement  des  mœurs  et  l'agrandissement  des  intelligences  par 
l'éducation  libérale  et  l'enseignement  libre ,  la  destruction  de  la  misère ,  le 
bien-être  du  peuple,  la  fin  des  révolutions,  la  démocratie  reine,  le  progrès 
par  le  progrès.  L'Événement  a  demandé  de  toutes  parts  et  à  tous  les  partis 
politiques  comme  à  tous  les  systèmes  sociaux  l'amnistie,  le  pardon,  la  clé- 
mence. Il  est  resté  fidèle  à  toutes  les  pages  de  l'évangile.  Il  a  eu  deux  grandes 
condamnations,  la  première  pour  avoir  attaqué  l'échafaud,  la  seconde  pour 
avoir  défendu  le  droit  d'asile.  Il  semblait  aux  écrivains  de  l'Evénement  que  ce 
droit  d'asile,  que  le  chrétien  autrefois  réclamait  pour  l'église,  ils  avaient  le 
devoir,  eux,  français,  de  le  réclamer  pour  la  France.  La  terre  de  France  est 
sacrée  comme  le  pavé  d'un  temple.  Ils  ont  pensé  cela  et  ils  l'ont  dit.  Devant 
les  jurys  qui  ont  décidé  de  leur  sort  et  que  couvre  l'inviolable  respect  dû  à 
la  chose  jugée,  ils  se  sont  défendus  sans  concessions  et  ils  ont  accepté  les 
condamnations  sans  amertume.  Ils  ont  prouvé  que  les  hommes  de  douceur 
sont  en  même  temps  des  hommes  d'énergie. 

Voilà  deux  mille  ans  bientôt  que  cette  vérité  éclate ,  et  nous  ne  sommes 
rien,  nous  autres,  auprès  des  confesseurs  augustes  qui  l'ont  manifestée  pour 
la  première  fois  au  genre  humain.  Les  premiers  chrétiens  souffiraient  pour 
leur  foi ,  et  la  fondaient  en  souffrant  pour  elle ,  et  ne  fléchissaient  pas.  Quand 
le  supplice  de  l'un  avait  fini,  un  autre  était  prêt  pour  recommencer.  Il  y  a 
quelque  chose  de  plus  héroïque  qu'un  héros ,  c'est  un  martyr. 

Grâce  à  Dieu,  grâce  à  l'évangile,  grâce  à  la  France,  le  martyre  de  nos 
jours  n'a  pas  ces  proportions  terribles,  ce  n'est  guère  que  de  la  petite  persé- 
cution ou  de  la  grande  taquinerie  j  mais,  tel  qu'il  est,  il  impose  toujours  des 
souffrances  et  il  veut  toujours  du  courage.  Courage  donc!  marchez.  Vous 
qui  êtes  resté  debout,  en  avant!  Quand  vos  compagnons  seront  libres,  ils 
viendront  vous  rejoindre.  L'Eâ/ènement  n'est  plus,  l' A.venement  du  peuple  le  rem- 
placera dans  les  sympathies  démocratiques.  C'est  un  autre  journal,  mais  c'est 
la  même  pensée. 


288  AVANT  L'EXIL.  —  COUR  D'ASSISES. 

Je  vous  le  dis  à  vous,  et  je  le  dis  à  tous  ceux  qui  acceptent,  comme  vous, 
vaillamment,  la  sainte  lutte  du  progrès.  Allez,  nobles  esprits  que  vous  êtes 
tous!  ayez  foi!  Vous  êtes  forts.  Vous  avez  pour  vous  le  temps,  l'avenir, 
l'heure  qui  passe  et  l'heure  qui  vient,  la  nécessité,  l'évidence,  la  raison  d'ici- 
bas,  la  justice  de  là-haut.  On  vous  persécutera,  c'est  possible.  Après  ? 

Que  pourriez-vous  craindre  et  comment  pourriez-vous  douter  ?  Toutes  les 
réalités  sont  avec  vous. 

On  vient  à  bout  d'un  homme,  de  deux  hommes,  d'un  million  d'hommes  j 
on  ne  vient  pas  à  bout  d'une  vérité.  Les  anciens  parlements,  —  j'espère  que 
nous  ne  verrons  jamais  rien  de  pareil  dans  ce  temps-ci,  —  ont  quelquefois 
essayé  de  supprimer  la  vérité  par  arrêt  j  le  greffier  n'avait  pas  achevé  de  signer 
la  sentence,  que  la  vérité  reparaissait  debout  et  rayonnante  au-dessus  du  tri- 
bunal. Ceci  est  de  l'histoire.  Ce  qui  est  subsiste.  On  ne  peut  rien  contre  ce 
qui  est.  Il  y  aura  toujours  quelque  chose  qui  tournera  sous  les  pieds  de  l'in- 
quisiteur. Ah  !  tu  veux  l'immobilité,  inquisiteur  !  J'en  suis  fâché.  Dieu  a  fait 
le  mouvement.  Galilée  le  sait,  le  voit  et  le  dit.  Punis  Galilée,  tu  n'atteindras 
pas  Dieu  ! 

Marchez  donc,  et,  je  vous  le  répète,  ayez  confiance  !  Les  choses  pour  les- 
quelles et  avec  lesquelles  vous  luttez  sont  de  celles  que  la  violence  même  du 
combat  fait  resplendir.  Quand  on  frappe  sur  un  homme,  on  en  fait  jaillir  du 
sang  j  quand  on  frappe  sur  la  vérité,  on  en  fait  jaillir  de  la  lumière. 

Vous  dites  que  le  peuple  aime  mon  nom,  et  vous  me  demandez  ce  que 
vous  voulez  bien  appeler  mon  appui.  Vous  me  demandez  de  vous  serrer  la 
main  en  public.  Je  le  fais,  et  avec  effusion.  Je  ne  suis  rien  qu'un  homme  de 
bonne  volonté.  Ce  qui  fait  que  le  peuple,  comme  vous  dites,  m'aime  peut- 
être  un  peu,  c'est  qu'on  me  hait  beaucoup  d'un  certain  côté.  Pourquoi.'*  je 
ne  me  l'explique  pas. 

Vraiment,  je  ne  m'explique  pas  pourquoi  les  hommes,  aveuglés  la  plu- 
part et  dignes  de  pitié,  qui  composent  le  parti  du  passé,  me  font  à  moi  et 
aux  miens  l'honneur  d'une  sorte  d'acharnement  spécial.  Il  semble,  à  de  cer- 
uins  moments,  que  la  liberté  de  la  tribune  n'existe  pas  pour  moi,  et  que  la 
liberté  de  la  presse  n'existe  pas  pour  mes  fils.  Quand  je  parle,  à  l'Assemblée, 
les  clameurs  font  effort  pour  couvrir  ma  voixj  quand  mes  fils  écrivent,  c'est 
l'amende  et  la  prison.  Qu'importe  !  Ce  sont  là  les  incidents  du  combat.  Nos 
blessures  ne  sont  qu'un  détail.  Pardonnons  nos  griefs  personnels.  Qui  que 
nous  soyons,  fussions-nous  condamnés,  nos  juges  eux-mêmes  sont  nos  frères. 
Ils  nous  ont  frappés  d'une  sentence,  ne  les  frappons  pas  même  d'une  rancune. 
A  quoi  bon  perdre  vingt-quatre  heures  à  maudire  ses  juges  quand  on  a  toute 
sa  vie  pour  les  plaindre  ?  Et  puis  maudire  quelqu'un  !  à  quoi  bon  ?  Nous 
n'avons  pas  le  temps  de  songer  à  cela,  nous  avons  autre  chose  à  faire.  Fixons 


LES  PROCÈS  DE  UÉvÈNEMENT.  289 

les  yeux  sur  le  but,  voyons  le  bien  du  peuple,  voyons  l'avenir  !  On  peut  être 
frappé  au  cœur  et  sourire. 

Savez-vous  ?  J'irai  tout  cet  hiver  dîner  chaque  jour  à  la  Conciergerie  avec 
mes  enfants.  Dans  le  temps  où  nous  sommes,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  s'habituer 
à  manger  un  peu  de  pain  de  prison. 

Oui,  pardonnons  nos  griefs  personnels,  pardonnons  le  mal  qu'on  nous  fait 
ou  qu'on  veut  nous  faire.  —  Pour  ce  qui  est  des  autres  griefs,  pour  ce  qui 
est  du  mal  qu'on  fait  à  la  République ,  pour  ce  qui  est  du  mal  qu'on  fait  au 
peuple,  oh  !  cela,  c'est  différent  j  je  ne  me  sens  pas  le  droit  de  le  pardonner. 
Je  souhaite,  sans  l'espérer,  que  personne  n'ait  de  compte  à  rendre,  que  per- 
sonne n'ait  de  châtiment  à  subir  dans  un  avenir  prochain. 

Pourtant,  mes  amis,  quel  bonheur,  si,  par  un  de  ces  dénouements  inat- 
tendus qui  sont  toujours  dans  les  mains  de  la  Providence  et  qui  désarment 
subitement  les  passions  coupables  des  uns  et  les  légitimes  colères  des  autres  j 
quel  bonheur,  si,  par  un  de  ces  dénouements  possibles,  après  tout,  que 
l'abrogation  de  la  loi  du  3 1  mai  permettrait  d'entrevoir,  nous  pouvions  arriver 
sûrement,  doucement,  tranquillement,  sans  secousse,  sans  convulsion,  sans 
commotion,  sans  représailles,  sans  violences  d'aucun  côté,  à  ce  magnifique 
avenir  de  paix  et  de  concorde  qui  est  là  devant  nous,  à  cet  avenir  inévitable 
où  la  patrie  sera  grande,  où  le  peuple  sera  heureux,  où  la  République  fran- 
çaise créera  par  son  seul  exemple  la  République  européenne,  où  nous  serons 
tous,  sur  cette  bien-aimée  terre  de  France,  libres  comme  en  Angleterre, 
égaux  comme  en  Amérique,  frères  comme  au  ciel  I 

Victor  Hugo. 
18  septembre  1851. 


ACTES   ET   PAROLES.    —    I.  19 


ENTERREMENTS. 
1843-1850. 


I 

FUNÉRAILLES  DE  CASIMIR  DELAVIGNE. 

20  décembre  1843. 

Celui  qui  a  l'honneur  de  présider  en  ce  moment  l'académie  française  ne 
peut,  dans  quelque  situation  qu'il  se  trouve  lui-même,  être  absent  un  pareil 
jour  ni  muet  devant  un  pareil  cercueil. 

Il  s'arrache  à  un  deuil  personnel  pour  entrer  dans  le  deuil  général  j  il  fait 
taire  un  instant,  pour  s'associer  aux  regrets  de  tous,  le  douloureux  égoïsme 
de  son  propre  malheur.  Acceptons,  hélas!  avec  une  obéissance  grave  et 
résignée  les  mystérieuses  volontés  de  la  Providence  qui  multiplient  autour 
de  nous  les  mères  et  les  veuves  désolées,  qui  imposent  à  la  douleur  des 
devoirs  envers  la  douleur,  et  qui,  dans  leur  toute-puissance  impénétrable, 
font  consoler  l'enfant  qui  a  perdu  son  père  par  le  père  qui  a  perdu  son 
enfant. 

Consoler  !  Oui ,  c'est  le  mot.  Que  l'enfant  qui  nous  écoute  prenne  pour 
suprême  consolation,  en  effet,  le  souvenir  de  ce  qu'a  été  son  père  !  Que  cette 
belle  vie,  si  pleine  d'œuvres  excellentes,  apparaisse  maintenant  tout  entière 
à  son  jeune  esprit,  avec  ce  je  ne  sais  quoi  de  grand,  d'achevé  et  de  véné- 
rable que  la  mort  donne  à  la  vie  !  Le  jour  viendra  où  nous  dirons,  dans  un 
autre  lieu,  tout  ce  que  les  lettres  pleurent  ici.  L'académie  française  honorera, 
par  un  public  éloge,  cette  âme  élevée  et  sereine,  ce  cœur  doux  et  bon,  cet 
esprit  consciencieux,  ce  grand  talent!  Mais,  disons-le  dès  à  présent,  dussions- 
nous  être  exposé  à  le  redire ,  peu  d'écrivains  ont  mieux  accompli  leur  mission 
que  M.  Casimir  Delavignej  peu  d'existences  ont  été  aussi  bien  occupées 
malgré  les  souffrances  du  corps,  aussi  bien  remplies  malgré  la  brièveté  des 
jours.  Deux  fois  poëte,  doué  tout  ensemble  de  la  puissance  lyrique  et  de  la 

19. 


292  AVANT  L'EXIL.  —  ENTERREMENTS. 

puissance  dramatique,  il  avait  tout  connu,  tout  obtenu,  tout  éprouvé,  tout 
traversé,  la  popularité,  les  applaudissements,  l'acclamation  de  la  foule,  les 
triomphes  du  théâtre,  toujours  si  éclatants,  toujours  si  contestés.  Comme 
toutes  les  intelligences  supérieures,  il  avait  l'œil  constamment  fixé  sur  un  but 
sérieux i  il  avait  senti  cette  vérité,  que  le  talent  est  un  devoir j  il  comprenait 
profondément,  et  avec  le  sentiment  de  sa  responsabilité,  la  haute  fonction 
que  la  pensée  exerce  parmi  les  hommes,  que  le  poëte  remplit  parmi  les 
esprits.  La  fibre  populaire  vibrait  en  lui  5  il  aimait  le  peuple  dont  il  était,  et 
il  avait  tous  les  instincts  de  ce  magnifique  avenir  de  travail  et  de  concorde 
qui  attend  l'humanité.  Jeune  homme,  son  enthousiasme  avait  salué  ces 
règnes  éblouissants  et  illustres  qui  agrandissent  les  nations  par  la  guerre  j 
homme  fait,  son  adhésion  éclairée  s'attachait  à  ces  gouvernements  intelligents 
et  sages  qui  civilisent  le  monde  par  la  paix. 

Il  a  bien  travaillé.  Qu'il  repose  maintenant  !  Que  les  petites  haines  qui 
poursuivent  les  grandes  renommées,  que  les  divisions  d'écoles,  que  les 
rumeurs  de  partis,  que  les  passions  et  les  ingratitudes  littéraires  fassent 
silence  autour  du  noble  poëte  endormi  !  Injustices,  clameurs,  luttes,  souf- 
frances, tout  ce  qui  trouble  et  agite  la  vie  des  hommes  éminents  s'évanouit 
à  l'heure  sacrée  où  nous  sommes,  La  mort,  c'est  l'avènement  du  vrai.  Devant 
la  mort,  il  ne  reste  du  poëte  que  la  gloire,  de  l'homme  que  l'âme,  de  ce 
monde  que  Dieu. 


II 

FUNÉRAILLES  DE  FREDERIC  SOULIÉ. 

27  septembre  1847. 

Les  auteurs  dramatiques  ont  bien  voulu  souhaiter  que  j'eusse  dans  ce  jour 
de  deuil  l'honneur  de  les  représenter  et  de  dire  en  leur  nom  l'adieu  suprême 
à  ce  noble  cœur,  à  cette  âme  généreuse,  à  cet  esprit  grave,  à  ce  beau  et  loyal 
talent  qui  se  nommait  Frédéric  Soulié.  Devoir  austère  qui  veut  être  accompli 
avec  une  tristesse  virile,  digne  de  l'homme  ferme  et  rare  que  vous  pleurez. 
Hélas  !  la  mort  est  prompte.  Elle  a  ses  préférences  mystérieuses.  Elle  n'attend 
pas  qu'une  tête  soit  blanchie  pour  la  choisir.  Chose  triste  et  fatale,  les 
ouvriers  de  l'intelligence  sont  emportés  avant  que  leur  journée  soit  faite.  Il  y 
a  quatre  ans  à  peine,  tous,  presque  les  mêmes  qui  sommes  ici,  nous  nous 
penchions  sur  la  tombe  de  Casimir  Delavigne,  aujourd'hui  nous  nous  incli- 
nons devant  le  cercueil  de  Frédéric  Soulié. 

Vous  n'attendez  pas  de  moi,  messieurs,  la  longue  nomenclature  des 
œuvres,  constamment  applaudies,  de  Frédéric  Soulié.  Permettez  seulement 
que  j'essaye  de  dégager  à  vos  yeux,  en  peu  de  paroles,  et  d'évoquer,  pour 
ainsi  dire,  de  ce  cercueil  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  figure  morale  de  ce 
remarquable  écrivain. 

Dans  ses  drames,  dans  ses  romans,  dans  ses  poëmes,  Frédéric  Soulié  a 
toujours  été  l'esprit  sérieux  qui  tend  vers  une  idée  et  qui  s'est  donné  une 
mission.  En  cette  grande  époque  littéraire  où  le  génie,  chose  qu'on  n'avait 
point  vue  encore,  disons-le  à  l'honneur  de  notre  temps,  ne  se  sépare  jamais 
de  l'indépendance,  Frédéric  Soulié  éuit  de  ceux  qui  ne  se  courbent  que 
pour  prêter  l'oreille  à  leur  conscience  et  qui  honorent  le  ulent  par  la  dignité. 
Il  était  de  ces  hommes  qui  ne  veulent  rien  devoir  qu'à  leur  travail,  qui  font 
de  la  pensée  un  instrument  d'honnêteté  et  du  théâtre  un  lieu  d'enseignement, 
qui  respectent  la  poésie  et  le  peuple  en  même  temps,  qui  pourtant  ont  de 
l'audace,  mais  qui  acceptent  pleinement  la  responsabilité  de  leur  audace, 
car  ils  n'oublient  jamais  qu'il  y  a  du  magistrat  dans  l'écrivain  et  du  prêtre 
dans  le  poëte. 

Voulant  travailler  beaucoup,  il  travaillait  vite,  comme  s'il  senuit  qu'il 
devait  s'en  aller  de  bonne  heure.  Son  talent,  c'était  son  âme,  toujours  pleine 


294  AVANT  L'EXIL.  —  ENTERREMENTS. 

de  la  meilleure  et  de  la  plus  saine  énergie.  De  là  lui  venait  cette  force  qui  se 
résolvait  en  vigueur  pour  les  penseurs  et  en  puissance  pour  la  foule.  Il  vivait 
par  le  cœur  5  c'est  par  là  aussi  qu'il  est  mort.  Mais  ne  le  plaignons  pas  j  il  a 
été  récompensé,  récompensé  par  vingt  triomphes,  récompensé  par  une  grande 
et  aimable  renommée  qui  n'irritait  personne  et  qui  plaisait  à  tous.  Cher  à 
ceux  qui  le  voyaient  tous  les  jours  et  à  ceux  qui  ne  l'avaient  jamais  vu,  il 
était  aimé,  et  il  était  populaire,  ce  qui  est  encore  une  des  plus  douces  ma- 
nières d'être  aimé.  Cette  popularité,  il  la  méritait  j  car  il  avait  toujours  présent 
à  l'esprit  ce  double  but  qui  contient  tout  ce  qu'il  y  a  de  noble  dans 
l'égoïsme  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  le  dévouement  :  être  libre  et 
être  utile. 

Il  est  mort  comme  un  sage  qui  croit  parce  qu'il  pense  5  il  est  mort  douce- 
ment, dignement,  avec  le  candide  sourire  d'un  jeune  homme,  avec  la  gra- 
vité bienveillante  d'un  vieillard.  Sans  doute  il  a  dû  regretter  d'être  contraint 
de  quitter  l'œuvre  de  civilisation  que  les  écrivains  de  ce  siècle  font  tous 
ensemble,  et  de  partir  avant  l'heure  solennelle  et  prochaine  peut-être  qui 
appellera  toutes  les  probités  et  toutes  les  intelligences  au  saint  travail  de 
l'avenir.  Certes,  il  était  propre  à  ce  glorieux  travail,  lui  qui  avait  dans  le 
cœur  tant  de  compassion  et  tant  d'enthousiasme,  et  qui  se  tournait  sans  cesse 
vers  le  peuple,  parce  que  là  sont  toutes  les  misères,  parce  que  là  aussi  sont 
toutes  les  grandeurs.  Ses  amis  le  savent,  ses  ouvrages  l'attestent,  ses  succès  le 
prouvent,  toute  sa  vie  Frédéric  Soulié  a  eu  les  yeux  fixés  dans  une  étude 
sévère  sur  les  clartés  de  l'intelligence,  sur  les  grandes  vérités  politiques,  sur 
les  grands  mystères  sociaux.  Il  vient  d'interrompre  sa  contemplation ,  il  est 
allé  la  reprendre  ailleurs  j  il  est  allé  trouver  d'autres  clartés,  d'autres  vérités, 
d'autres  mystères,  dans  l'ombre  profonde  de  la  mort. 

Un  dernier  mot,  messieurs.  Que  cette  foule  qui  nous  entoure  et  qui  veut 
bien  m'écouter  avec  tant  de  religieuse  attention}  que  ce  peuple  généreux, 
laborieux  et  pensif,  qui  ne  fait  défaut  à  aucune  de  ces  solennités  doulou- 
reuses et  qui  suit  les  funérailles  de  ses  écrivains  comme  on  suit  le  convoi 
d'un  ami}  que  ce  peuple  si  intelligent  et  si  sérieux  le  sache  bien,  quand  les 
philosophes,  quand  les  écrivains,  quand  les  poètes  viennent  apporter  ici,  à 
ce  commun  abîme  de  tous  les  hommes,  un  des  leurs,  ils  viennent  sans 
trouble,  sans  ombre,  sans  inquiétude,  pleins  d'une  foi  inexprimable  dans 
cette  autre  vie  sans  laquelle  celle-ci  ne  serait  digne  ni  de  Dieu  qui  la  donne, 
ni  de  l'homme  qui  la  reçoit.  Les  penseurs  ne  se  défient  pas  de  Dieu  I  Ils 
regardent  avec  tranquillité,  avec  sérénité,  quelques-uns  avec  joie,  cette  fosse 
qui  n'a  pas  de  fond}  ils  savent  que  le  corps  y  trouve  une  prison,  mais  que 
l'âme  y  trouve  des  ailes. 

Oh!  les  nobles  âmes  de  nos  morts  regrettés,  ces  âmes  qui,  comme  celle 


FUNERAILLES  DE  FREDERIC  SOULIE.  295 

dont  nous  pleurons  en  ce  moment  le  départ,  n'ont  cherché  dans  ce  monde 
qu'un  but,  n'ont  eu  qu'une  inspiration,  n'ont  voulu  qu'une  récompense  à 
leurs  travaux ,  la  lumière  et  la  liberté ,  non  !  elles  ne  tombent  pas  ici  dans  un 
piège  !  Non  !  la  mort  n'est  pas  un  mensonge  !  Non  !  elles  ne  rencontrent  pas 
dans  ces  ténèbres  cette  captivité  effroyable,  cette  affreuse  chaîne  qu'on 
appelle  le  néant  !  Elles  y  continuent,  dans  un  rayonnement  plus  magnifique, 
leur  vol  sublime  et  leur  destinée  immortelle.  Elles  étaient  libres  dans  la 
poésie,  dans  l'art,  dans  l'intelligence,  dans  la  pensée  j  elles  sont  libres  dans 
le  tombeau  ! 


296  AVANT  L'EXIL.  —  ENTERREMENTS. 


m 

FUNÉRAILLES  DE  BALZAC. 

21  août  i8jo. 

Messieurs, 

L'homme  qui  vient  de  descendre  dans  cette  tombe  était  de  ceux  auxquels 
la  douleur  publique  fait  cortège.  Dans  les  temps  où  nous  sommes,  toutes  les 
fictions  sont  évanouies.  Les  regards  se  fixent  désormais  non  sur  les  têtes  qui 
régnent,  mais  sur  les  têtes  qui  pensent,  et  le  pays  tout  entier  tressaille 
lorsqu'une  de  ces  têtes  disparaît.  Aujourd'hui,  le  deuil  populaire,  c'est  la 
mort  de  l'homme  de  talent  j  le  deuil  national,  c'est  la  mort  de  l'homme  de 
génie. 

Messieurs,  le  nom  de  Balzac  se  mêlera  à  la  trace  lumineuse  que  notre 
époque  laissera  dans  l'avenir. 

M.  de  Balzac  faisait  partie  de  cette  puissante  génération  des  écrivains  du 
dix-neuvième  siècle  qui  est  venue  après  Napoléon,  de  même  que  l'illustre 
pléiade  du  dix-septième  est  venue  après  Richelieu,  —  comme  si,  dans  le 
développement  de  la  civilisation,  il  y  avait  une  loi  qui  fît  succéder  aux 
dominateurs  par  le  glaive  les  dominateurs  par  l'esprit. 

M.  de  Balzac  était  un  des  premiers  parmi  les  plus  grands,  un  des  plus 
hauts  parmi  les  meilleurs.  Ce  n'est  pas  le  lieu  de  dire  ici  tout  ce  qu'était 
cette  splendide  et  souveraine  intelligence.  Tous  ses  livres  ne  forment  qu'un 
livre,  livre  vivant,  lumineux,  profond,  où  l'on  voit  aller  et  venir  et  marcher 
et  se  mouvoir,  avec  je  ne  sais  quoi  d'effaré  et  de  terrible  mêlé  au  réel,  toute 
notre  civilisation  contemporaine  j  livre  merveilleux  que  le  poëte  a  intitulé 
comédie  et  qu'il  aurait  pu  intituler  histoire,  qui  prend  toutes  les  formes  et 
tous  les  styles,  qui  dépasse  Tacite  et  qui  va  jusqu'à  Suétone,  qui  traverse 
Beaumarchais  et  qui  va  jusqu'à  Rabelais  j  livre  qui  est  l'observation  et  qui  est 
l'imagination  J  qui  prodigue  le  vrai,  l'intime,  le  bourgeois,  le  trivial,  le 
matériel,  et  qui  par  moments,  à  travers  toutes  les  réalités  brusquement  et 
largement  déchirées,  laisse  tout  à  coup  entrevoir  le  plus  sombre  et  le  plus 
tragique  idéal. 

A  son  insu,  qu'il  le  veuille  ou  non,  qu'il  y  consente  ou  non,  l'auteur  de 
cette  œuvre  immense  et  étrange  est  de  la  forte  race  des  écrivains  révolution- 
naires. Balzac  va  droit  au  but.  Il  saisit  corps  à  corps  la  société  moderne.  Il 
arrache  à  tous  quelque  chose,  aux  uns  l'illusion,  aux  autres  l'espérance,  à 


FUNÉRAILLES  DE  BALZAC.  297 

ceux-ci  un  cri,  à  ceux-là  un  masque.  Il  fouille  le  vice,  il  dissèque  la  passion. 
Il  creuse  et  sonde  l'homme,  l'âme,  le  cœur,  les  entrailles,  le  cerveau, 
l'abîme  que  chacun  a  en  soi.  Et,  par  un  don  de  sa  libre  et  vigoureuse  nature, 
par  un  privilège  des  intelligences  de  notre  temps  qui,  ayant  vu  de  près  les 
révolutions,  aperçoivent  mieux  la  fin  de  l'humanité  et  comprennent  mieux 
la  providence,  Balzac  se  dégage  souriant  et  serein  de  ces  redoutables  études 
qui  produisaient  la  mélancolie  chez  Molière  et  la  misanthropie  chez 
Rousseau. 

Voilà  ce  qu'il  a  fait  parmi  nous.  Voilà  l'œuvre  qu'il  nous  laisse,  œuvre 
haute  et  solide,  robuste  entassement  d'assises  de  granit,  monument!  œuvre 
du  haut  de  laquelle  resplendira  désormais  sa  renommée.  Les  grands  hommes 
font  leur  propre  piédestal  j  l'avenir  se  charge  de  la  statue. 

Sa  mort  a  frappé  Paris  de  stupeur.  Depuis  quelques  mois,  il  était  rentré 
en  France.  Se  sentant  mourir,  il  avait  voulu  revoir  la  patrie,  comme  la  veille 
d'un  grand  voyage  on  vient  embrasser  sa  mère. 

Sa  vie  a  été  courte,  mais  pleine  j  plus  remplie  d'œuvres  que  de  jours. 

Hélas!  ce  travailleur  puissant  et  jamais  fatigué,  ce  philosophe,  ce  penseur, 
ce  poëte,  ce  génie,  a  vécu  parmi  nous  de  cette  vie  d'orages,  de  luttes,  de 
querelles,  de  combats,  commune  dans  tous  les  temps  à  tous  les  grands 
hommes.  Aujourd'hui,  le  voici  en  paix.  Il  sort  des  contestations  et  des  haines. 
Il  entre,  le  même  jour,  dans  la  gloire  et  dans  le  tombeau.  Il  va  briller  désor- 
mais, au-dessus  de  toutes  ces  nuées  qui  sont  sur  nos  têtes,  parmi  les  étoiles 
de  la  patrie  ! 

Vous  tous  qui  êtes  ici ,  est-ce  que  vous  n'êtes  pas  tentés  de  l'envier  ? 

Messieurs,  quelle  que  soit  notre  douleur  en  présence  d'une  telle  perte, 
résignons-nous  à  ces  catastrophes.  Acceptons-les  dans  ce  qu'elles  ont  de  poi- 
gnant et  de  sévère.  Il  est  bon  peut-être,  il  est  nécessaire  peut-être,  dans 
une  époque  comme  la  nôtre,  que  de  temps  en  temps  une  grande  mort 
communique  aux  esprits  dévorés  de  doute  et  de  scepticisme  un  ébranlement 
religieux.  La  providence  sait  ce  qu'elle  fait  lorsqu'elle  met  ainsi  le  peuple 
face  à  face  avec  le  mystère  suprême ,  et  quand  elle  lui  donne  à  méditer  la 
mort,  qui  est  la  grande  égalité  et  qui  est  aussi  la  grande  liberté. 

La  providence  sait  ce  qu'elle  fait,  car  c'est  là  le  plus  haut  de  tous  les 
enseignements.  Il  ne  peut  y  avoir  que  d'austères  et  sérieuses  pensées  dans 
tous  les  cœurs  quand  un  sublime  esprit  fait  majestueusement  son  entrée 
dans  l'autre  vie,  quand  un  de  ces  êtres  qui  ont  plané  longtemps  au-dessus  de 
la  foule  avec  les  ailes  visibles  du  génie ,  déployant  tout  à  coup  ces  autres  ailes 
qu'on  ne  voit  pas,  s'enfonce  brusquement  dans  l'inconnu. 

Non,  ce  n'est  pas  l'inconnu  !  Non,  je  l'ai  déjà  dit  dans  une  autre  occasion 
douloureuse,  et  je  ne  me  lasserai  pas  de  le  répéter,  non,  ce  n'est  pas  la  nuit. 


298  AVANT  L'EXIL.  —  ENTERREMENTS. 

c'est  la  lumière  !  Ce  n'est  pas  la  fin,  c'est  le  commencement  !  Ce  n'est  pas  le 
néant,  c'est  l'éternité  !  N'est-il  pas  vrai,  vous  tous  qui  m'écoutez  ?  De  pareils 
cercueils  démontrent  l'immortalité  j  en  présence  de  certains  morts  illustres, 
on  sent  plus  distinctement  les  destinées  divines  de  cette  intelligence  qui 
traverse  la  terre  pour  souffrir  et  pour  se  purifier  et  qu'on  appelle  l'homme, 
et  l'on  se  dit  qu'il  est  impossible  que  ceux  qui  ont  été  des  génies  pendant 
leur  vie  ne  soient  pas  des  âmes  après  leur  mort  ! 


LE  2  DECEMBRE  1851. 


Un  vaillant  proscrit  de  décembre,  M.  Hippoljte  Magen,  a  publié  pendant  son 
exil,  à  Londres,  en  1852  (chez  JeflFs,  Burlington  Arcade),  un  remarquable  récit  des 
faits  dont  il  avait  été  témoin.  Nous  extrayons  de  ce  récit  les  pages  qu'on  va  lire,  en 
faisant  seulement  quelques  suppressions  dans  les  éloges  adressés  par  M.  H.  Magen 
à  M.  Viaor  Hugo. 

«Le  2  décembre,  k  dix  heures  du  matin,  des  représentants  du  peuple  étaient  réunis  dans  une 
maison  de  la  rue  Blanche. 

«Deux  opinions  se  combattaient.  La  première,  émise  et  soutenue  par  Victor  Hugo,  voulait 
qu'on  fit  immédiatement  un  appel  aux  armes;  la  population  était  oscillante,  il  fallait,  par  une 
impulsion  révolutionnaire,  la  jeter  du  côté  de  l'assemblée. 

«Exciter  lentement  les  colères,  entretenir  longtemps  l'agitation,  tel  était  le  moyen  que 
Michel  (de  Bourges)  trouvait  le  meilleur;  pour  le  soutenir  il  s'appuyait  sur  le  passé.  En  1830, 
on  avait  d'abord  crié,  puis  lancé  des  pierres  aux  gardes  royaux,  enfin  on  s'était  jeté  dans  la 
bataille,  avec  des  passions  déjk  fermentées;  en  février  1848,  l'agitation  de  la  rue  avait  aussi 
précédé  le  combat. 

«La  situation  actuelle  n'offrait  pas  la  moindre  analogie  avec  ces  deux  époques. 

«Malheureusement  le  système  de  la  temporisation  l'emporta;  il  fut  décidé  qu'on  emploierait 
les  vieux  moyens,  et  qu'en  attendant,  il  serait  fait  un  appel  aux  légions  de  la  garde  nationale 
sur  lesquelles  on  avait  le  droit  de  compter.  Victor  Hugo,  Charamaule  et  Forestier  acceptèrent 
la  responsabilité  de  ces  démarches,  et  rendez-vous  fut  pris  à  deux  heures,  sur  le  boulevard  du 
Temple,  chez  Bonvalet,  pour  l'exécution  des  mesures  arrêtées. 

«Tandis  que  Charamaule  et  Victor  Hugo  remplissaient  le  mandat  qu'ils  avaient  reçu,  un 
incident  prouva  que,  suivant  l'opinion  repoussée  dans  la  rue  Blanche,  le  peuple  attendait  une 
impulsion  vigoureuse  et  révolutionnaire.  À  la  hauteur  de  la  rue  Meslay,  Charamaule  s'aperçut 
que  la  foule  reconnaissait  Hugo  et  s'épaississait  autour  d'eux  :  —  «Vous  êtes  reconnu,  dit-il  à 
son  collègue.»  —  Au  même  instant,  quelques  jeunes  gens  crièrent  :  Uive  Uilior  Hugo  ! 

«Un  d'eux  lui  demanda  :  «Citoyen  que  faut-il  faire.?» 

«Victor  Hugo  répondit  :  «Déchirez  les  affiches  factieuses  du  coup  d'état  et  criez  :  Uive  la 
liconliitution  ! 

« —  Et  si  l'on  tire  sur  nous.''  lui  dit  un  jeune  ouvrier. 

« —  Vous  courrez  aux  armes»,  répliqua  Victor  Hugo. 

«Il  ajouta  :  —  Louis  Bonaparte  est  un  rebelle;  il  se  couvre  aujourd'hui  de  tous  les  crimes. 
«Nous,  représentants  du  peuple,  nous  le  mettons  hors  la  loi;  mais,  sans  même  qu'il  soit  besoin 
«de  notre  déclaration,  il  est  hors  la  loi  par  le  seul  fait  de  sa  trahison.  Citoyens!  vous  avez  deux 
«mains,  prenez  dans  l'une  votre  droit,  dans  l'autre  votre  fusil,  et  courez  sur  Bonaparte!» 

«La  foule  poussa  une  acclamation. 

«Un  bourgeois  qui  fermait  sa  boutique  dit  à  l'orateur  :  «Parlez  moins  haut,  si  l'on  vous 
«entendait  parler  comme  cela,  on  vous  fusillerait. 

« —  Eh  bien!  répondit  Hugo,  vous  promèneriez  mon  cadavre,  et  ce  serait  une  bonne  chose 
«que  ma  mort  si  la  justice  de  Dieu  en  sortait!» 

«Tous  crièrent  :  Vive  Vidor  Hugo  !  —  Criez  :  Vive  la  constitution!  leur  dit-il.  Un  cri  formidable 
de  Vive  la  conlîitution  !  Vive  la  république  !  sortit  de  toutes  les  poitrines. 

«L'enthousiasme,  l'indignation,  la  colère  mêlaient  leurs  éclairs  dans  tous  les  regards.  C'était 


300  AVANT  L'EXIL. 

là,  peut-être,  une  minute  suprême.  Victor  Hugo  fut  tenté  d'enlever  toute  cette  foule  et  de 
commencer  le  combat. 

«Charamaule  le  retint  et  lui  dit  tout  bas  :  —  «Vous  causerez  une  mitraillade  inutile;  tout  ce 
«monde  est  désarmé.  L'infanterie  est  à  deux  pas  de  nous,  et  voici  l'artillerie  qui  arrive.» 

«En  effet,  plusieurs  pièces  de  canon,  attelées,  débouchaient  par  la  rue  de  Bondy,  derrière  le 
Château-d'Eau.  Saisir  un  tel  moment,  ce  pouvait  être  la  victoire,  mais  ce  pouvait  être  aussi  un 
massacre. 

«Le  conseil  de  s'abstenir,  donné  par  un  homme  aussi  intrépide  que  l'a  été  Charamaule 
pendant  ces  tristes  jours,  ne  pouvait  être  suspect;  en  outre  Victor  Hugo,  quel  que  fût  son 
entraînement  intérieur,  se  sentait  lié  par  la  délibération  de  la  gauche.  Il  recula  devant  la  respon- 
sabihté  qu'il  aurait  encourue;  depuis,  nous  l'avons  entendu  souvent  répéter  lui-même  :  «Ai-je 
eu  raison?  Ai-je  eu  tort?  » 

«Un  cabriolet  passait;  Victor  Hugo  et  Charamaule  s'y  jetèrent.  La  foule  suivit  quelque  temps 
la  voiture  en  criant  :  Uive  la  république  !  "Vive  Ui^or  Hu^  ! 

«Les  deux  représentants  se  dirigèrent  vers  la  rue  Blanche,  où  ils  rendirent  compte  de  la  scène 
du  Château-d'Eau;  ils  essayèrent  encore  de  décider  leurs  collègues  à  une  action  révolutionnaire, 
mais  la  décision  du  matin  fut  maintenue. 

«Alors  Victor  Hugo  dicta  au  courageux  Baudin  la  proclamation  suivante  : 

«Louis-Napoléon  est  un  traître. 

«Il  a  violé  la  Constitution. 

«Il  s'est  mis  hors  la  loi. 

«Les  représentants  républicains  rappellent  au  peuple  et  à  l'armée  l'ar- 
ticle 68  et  l'article  no  ainsi  conçus  :  «L'Assemblée  constituante  confie  la 
«défense  de  la  présente  Constitution  et  des  droits  qu'elle  consacre  à  la  garde 
«et  au  patriotisme  de  tous  les  français.» 

«Le  peuple  est  à  jamais  en  possession  du  suffrage  universel,  n'a  besoin 
d'aucun  prince  pour  le  lui  rendre,  et  châtiera  le  rebelle. 

«Que  le  peuple  fasse  son  devoir. 

«Les  représentants  républicains  marcheront  à  sa  tête. 

«Aux  armes!  Vive  la  république!  » 

«Michel  (de  Bourges),  Schœlcher,  le  général  Leydet,  Joigneaux,  Jules  Favre,  De  Flotte, 
Eugène  Sue,  Brives,  Chauffour,  Madier  de  Montjau,  Cassai,  Breymand,  Lamarque,  Baudin  et 
quelques  autres  se  hâtèrent  de  mettre  sur  cette  proclamation  leurs  noms  à  côté  de  celui  de 
Victor  Hugo. 

«A  six  heures  du  soir,  les  membres  du  conciliabule  de  la  rue  Blanche,  chassés  de  la  rue  de  la 
Cerisaie  par  un  avis  que  la  police  marchait  sur  eux,  se  retrouvaient  au  quai  de  Jemmapes, 
chez  le  représentant  Lafon;  à  eux  s'étaient  joints  quelques  journahstes  et  plusieurs  citoyens 
dévoués  k  la  république. 

«Au  milieu  d'une  vive  animation,  un  comité  de  résistance  fut  nommé;  il  se  composait  des 
citoyens  : 

Victor  Hugo, 

Carnot, 

Michel  (de  Bourges), 

Madier  de  Montjau, 

Jules  Favre, 

De  Flotte, 

Faure  (du  Rhône). 


LE  2  DÉCEMBRE  1851.  301 

«On  attendait  impatiemment  trois  proclamations  que  Xavier  Durrieu  avait  remises  à  des 
compositeurs  de  son  journal.  L'une  d'elles  sera  recueillie  par  l'histoire;  elle  s'échappa  de  l'âme 
de  Victor  Hugo.  La  voici  : 

PROCLAMATION 

X   L'AflMÉE. 

Soldats  !  • 

JJn  homme  vient  de  briser  la  Constitution ,  il  déchire  le  serment  qu'il 
avait  prêté  au  peuple,  supprime  la  loi,  étouffe  le  droit,  ensanglante  Paris, 
garrotte  la  France,  trahit  la  République. 

Soldats,  cet  homme  vous  engage  dans  le  crime. 

Il  y  a  deux  choses  saintes  :  le  drapeau  qui  représente  l'honneur  militaire, 
et  la  loi  qui  représente  le  droit  national.  Soldats!  le  plus  grand  des  attentats, 
c'est  le  drapeau  levé  contre  la  loi. 

Ne  suivez  pas  plus  longtemps  le  malheureux  qui  vous  égare.  Pour  un  tel 
crime,  les  soldats  français  sont  des  vengeurs,  non  des  complices. 

Livrez  à  la  loi  ce  criminel.  Soldats!  c'est  un  faux  Napoléon.  Un  vrai 
Napoléon  vous  ferait  recommencer  Marengoj  lui,  il  vous  fait  recommencer 
Transnonain. 

Tournez  vos  yeux  sur  la  vraie  fonction  de  l'armée  française.  Protéger  la 
patrie,  propager  la  révolution,  délivrer  les  peuples,  soutenir  les  nationalités, 
afiranchir  le  continent,  briser  les  chaînes  partout,  défendre  partout  le  droit, 
voilà  votre  rôle  parmi  les  armées  d'Europe  j  vous  êtes  dignes  des  grands 
champs  de  bataille. 

Soldats  !  l'armée  française  est  l'avant-garde  de  l'humanité. 

Rentrez  en  vous-mêmes,  réfléchissez,  reconnaissez -vous,  relevez- vous. 
Songez  à  vos  généraux  arrêtés,  pris  au  collet  par  des  argousins  et  jetés,  me- 
nottes aux  mains,  dans  la  cellule  des  voleurs.  Le  scélérat  qui  est  à  l'Elysée 
croit  que  l'armée  de  la  France  est  une  bande  du  bas-empire ,  qu'on  la  paie 
et  qu'on  l'enivre,  et  qu'elle  obéit.  Il  vous  fait  faire  une  besogne  infâme j  il 
vous  fait  égorger,  en  plein  dix-neuvième  siècle  et  dans  Paris  même,  la  liberté, 
le  progrès,  la  civilisation j  il  vous  fait  détruire,  à  vous  enfants  de  la  France, 
ce  que  la  France  a  si  glorieusement  et  si  péniblement  construit  en  trois 
siècles  de  lumière  et  en  soixante  ans  de  révolution!  Soldats,  si  vous  êtes  la 
grande  armée,  respectez  la  grande  nation. 

Nous,  citoyens,  nous  représentants  du  peuple  et  vos  représentants,  — 
nous,  vos  amis,  vos  frères,  nous  qui  sommes  la  loi  et  le  droit,  nous  qui  nous 
dressons  devant  vous  en  vous  tendant  les  bras  et  que  vous  frappez  aveuglé- 
ment de  vos  épées,  savez-vous  ce  qui  nous  désespère.''  ce  n'est  pas  de  voir 
notre  sang  qui  coule,  c'est  de  voir  votre  honneur  qui  s'en  va. 


302  AVANT  L'EXIL. 

Soldats!  un  pas  de  plus  dans  l'attentat,  un  jour  de  plus  avec  Louis  Bona- 
parte, et  vous  êtes  perdus  devant  la  conscience  universelle.  Les  hommes  qui 
vous  commandent  sont  hors  la  loij  ce  ne  sont  pas  des  généraux,  ce  sont  des 
malfaiteurs 5  la  casaque  des  bagnes  les  attend.  Vous  soldats,  il  en  est  temps 
encore,  revenez  à  la  patrie,  revenez  à  la  République.  Si  vous  persistiez, 
savez-vous  ce  que  l'histoire  dirait  de  vous.'*  Elle  dirait  :  «Ils  ont  foulé  aux 
pieds  de  leurs  chevaux  et  écrasé  sous  les  roues  de  leurs  canons  toutes  les  lois 
de  leur  paysj  eux,  des  soldats  français,  ils  ont  déshonoré  l'anniversaire  d'Au- 
sterlitzj  et,  par  leur  faute,  par  leur  crime,  il  dégoutte  aujourd'hui  du  nom 
de  Napoléon  sur  la  France  autant  de  honte  qu'il  en  a  autrefois  découlé  de 
gloire.» 

Soldats  français ,  cessez  de  prêter  main-forte  au  crime  ! 

Four  les  représentants  du  pmple  reSiés  libres,  le  représentant  membre  du  comité  de 
résiBance, 

Victor  Hugo. 

Paris,  3  décembre. 

«Cette  proclamation...  où  brillent  toutes  les  qualités  du  génie  et  du  patriotisme,  fut,  à  l'aide 
d'un  papier  bleu  qui  multipliait  les  copies,  reproduite  cinquante  fois;  le  lendemain  elle  était 
affichée  dans  les  rues  Chariot,  de  l'Homme-Armé,  Rambuteau,  et  sur  le  boulevard  du 
Temple. 

«Cependant  on  est  encore  averti  que  la  police  a  pris  l'éveil;  k  travers  une  nuit  obscure,  on  se 
dirige  vers  la  rue  Popincourt,  où  les  ateliers  de  Frédéric  Cournet  ouvriront  un  asile  sûr. 

«...  Nos  amis  remplissent  une  salle  vaste  et  nue  ;  il  y  a  deux  tabourets  seulement  ;  Victor 
Hugo,  qui  va  présider  la  réunion,  en  prend  un,  —  l'autre  est  donné  k  Baudin,  qui  servira  de 
secrétaire.  Dans  cette  assemblée,  on  remarquait  Guiter,  Gindriez,  Lamarque,  Charamaule, 
Sartin,  Arnaud  de  l'Ariège,  Schœlcher,  Xavier  Durrieu  et  Kesler  son  collaborateur,  etc.,  etc. 

«Après  un  instant  de  confusion,  qu'en  pareille  circonstance  il  est  aisé  de  concevoir,  plusieurs 
résolutions  furent  prises.  On  avait  vu  successivement  arriver  Michel  (de  Bourges),  Esquiros, 
Aubry  (du  Nord),  Bancel,  Duputz,  Madier  de  Montjau  et  Mathieu  (de  la  Drôme);  ce  dernier 
ne  fit  qu'une  courte  apparition. 

«Victor  Hugo  avait  pris  la  parole  et  résumait  les  périls  de  la  situation,  les  moyens  de 
résistance  et  de  combat. 

«  Tout  \  coup ,  un  homme  en  blouse  se  présente  effaré. 

« —  Nous  sommes  perdus,  s'écria-t-il;  du  point  d'observation  où  l'on  m'a  placé,  j'ai  vu  se 
«diriger  vers  nous  une  troupe  nombreuse  de  soldats. 

« —  Qu'importe!  a  répondu  Cournet,  en  montrant  des  armes,  la  porte  de  ma  maison  est 
«étroite;  dans  le  corridor  deux  hommes  ne  marcheraient  pas  de  front;  nous  sommes  ici  soixante 
«résolus  à  mourir;  délibérez  en  paix.» 

«À  ce  terrible  épisode  Victor  Hugo  emprunte  un  mouvement  sublime.  Les  paroles  de 
Victor  Hugo  ont  été  sténographiées,  sur  place,  par  un  des  assistants,  et  je  pviis  les  donner 
telles  qu'il  les  prononça.  Il  s'écrie  : 

((Ecoutez,  rendez-vous  bien  compte  de  ce  que  vous  faites. 
«D'un  côté,  cent   mille  hommes,  dix-sept  batteries  attelées,  six  mille 
bouches  à  feu  dans  les  forts,  des  magasins,  des  arsenaux,  des  munitions  de 


LE  2  DÉCEMBRE  1851.  303 

quoi  faire  la  campagne  de  Russie j  —  de  l'autre,  cent  vingt  représentants, 
mille  ou  douze  cents  patriotes,  six  cents  fusils,  deux  cartouches  par  homme, 
pas  un  tambour  pour  battre  le  rappel,  pas  une  cloche  pour  sonner  le  tocsin, 
pas  une  imprimerie  pour  imprimer  une  proclamation}  à  peine,  çà  et  là,  une 
presse  lithographique,  une  cave  où  l'on  imprimera,  en  hâte  et  furtivement, 
un  placard  à  la  brosse j  peine  de  mort  contre  qui  remuera  un  pavé,  peine  de 
mort  contre  qui  s'attroupera,  peine  de  mort  contre  qui  sera  trouvé  en  conci- 
liabule, peine  de  mort  contre  qui  placardera  un  appel  aux  armes  j  si  vous 
êtes  pris  pendant  le  combat,  la  mortj  si  vous  êtes  pris  après  le  combat,  la 
déportation  et  l'exil.  —  D'un  côté,  une  armée  et  le  crime j  —  de  l'autre, 
une  poignée  d'hommes  et  le  droit.  Voilà  cette  lutte,  l'acceptez-vous?» 

«Ce  fut  un  moment  admirable;  cette  parole  énergique  et  puissante  avait  remué  toutes  les 
fibres  du  patriotisme;  un  cri  subit,  unanime,  répondit  :  aOui   oui   aous  l'acceptons hy 
«Et  la  délibération  recommença  grave  et  silencieuse.» 


NOTES  DE  L'EDITION  DE  1853  :  ŒUVRES  ORATOIRES. 


NOTE  DE  L'EDITEUR  (*). 

Ce  n'est  pas  à  nous  qu'il  appartient  d'analyser  et  d'apprécier  le  génie  oratoire  de 
Victor  Hugo.  La  grande  trace  qu'il  a  laissée  donne  à  ce  recueil  le  plus  sérieux  in- 
térêt, et  en  le  publiant  nous  répondons  à  un  vœu  depuis  longtemps  et  universelle- 
ment exprimé.  Plusieurs  des  discours  de  Victor  Hugo,  dans  ces  dernières  années 
particulièrement,  ont  été  des  événements,  et  tel  mot  tombé  de  la  bouche  du  grand 
orateur  au  milieu  des  rudes  combats  de  la  tribune,  est  resté  ineffaçable  dans  la 
mémoire  des  peuples.  Le  génie  de  Victor  Hugo  a  un  triple  aspect,  poésie,  prose, 
parole;  grâce  aux  deux  volumes  que  nous  publions,  l'œuvre  de  l'orateur  s'ajoute  à 
l'œuvre  de  l'écrivain  et  à  l'œuvre  du  poète;  et  les  bibliothèques  pourront  désormais 
posséder  Victor  Hugo  complet. 

Le  recueil  des  quatorze  discours  de  Victor  Hugo,  tiré,  on  le  sait,  à  plus  de 
cent  mille  exemplaires,  ne  donnait  pas  le  grand  orateur  tout  entier.  Nous  avons 
pensé  que  Victor  Hugo  pouvait  et  devait  affronter  cette  épreuve  de  la  publication 
totale  dont  si  peu  d'orateurs  et  si  peu  d'hommes  politiques  sortiraient  triomphants. 
On  trouvera  dans  ces  deux  volumes,  classées  méthodiquement,  toutes  ces  paroles 
prononcées  publiquement  par  Victor  Hugo  depuis  douze  ans,  à  commencer  par  les 
solennités  paisibles  de  l'Académie  et  à  finir  par  les  ardentes  mêlées  de  l'Assemblée 
législative. 

Ainsi,  l'Institut,  la  Chambre  des  pairs,  l'Assemblée  constituante,  l'Assemblée 
législative,  la  place  publique  et  le  sénat,  tout  se  trouve  dans  ce  recueil,  à  son  année 
et  en  son  lieu  ;  et  pour  savoir  le  rôle  que  Victor  Hugo  j  a  joué  et  la  place  qu'il  y  a 
tenue,  il  suffira  de  chercher  une  date  dans  la  table. 

Au  point  de  vue  purement  littéraire,  ce  recueil  ofïre  un  vif  intérêt.  Quelques- 
unes  des  pièces  qu'il  contient  sont  des  discours  écrits  :  ce  sont  les  discours  que 
l'illustre  écrivain  a  prononcés,  tantôt  aux  funérailles  de  divers  hommes  littéraires  ou 
politiques,  tantôt  du  haut  du  fauteuil  académique,  soit  comme  récipiendaire,  soit 
comme  président  de  l'Institut.  Tous  les  autres,  éclos  dans  le  tumulte  des  assemblées 
politiques,  sont  improvisés;  et  l'on  j  peut  étudier  cette  puissance  de  coordination 
et  d'ensemble,  cet  admirable  mélange  de  préméditation  et  d'inattendu,  de  sang- 
froid,  d'à-propos  et  de  réparties,  cette  autorité  dans  le  mouvement,  cette  lutte  corps 
à  corps  avec  l'incident  et  l'imprévu ,  cette  dignité  tout  étincelante  du  choc  des  inter- 
ruptions et  même,  parfois,  des  injures,  cette  facilité  inouïe  à  trouver  l'expression 

'^)  Cet  avertissement  précède,  dans  l'édition  de  1853^,  les  discours  de  Victor  Hugo,  et  toutes 
les  notes  sont  groupées  à  la  fin  du  tome  2.  {Note  de  l'Editeur.) 

ACTES    ET    PAKOLES.    —    I.  20 


3o6  NOTES.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

et  à  dégager  l'idée,  qui  constituent  la  parole  des  grands  orateurs.  Rien  n'est  plus 
intéressant  que  d'observer,  pour  ainsi  dire  sur  le  vif,  et  de  prendre  en  quelque  sorte 
sur  le  fait,  la  génération  de  la  pensée  chez  un  homme  tel  que  Victor  Hugo. 

Au  point  de  vue  politique,  l'intérêt  de  ces  deux  volumes  nous  semble  plus 
considérable  encore.  C'est  la  génération  de  l'opinion  dans  un  homme  désintéressé  et 
juste,  c'est  le  développement  d'une  grande  conscience  qu'on  y  étudie,  nous  serions 
tenté  d'ajouter  «avec  respect».  A  chaque  page  qu'on  lit  dans  ce  recueil,  on  sent 
l'esprit  honnête  et  droit  de  Victor  Hugo  s'avancer  de  plus  en  plus  vers  la  révolution 
et  la  démocratie.  Victor  Hugo,  il  l'a  dit  lui-même,  est  par  dessus  tout  l'homme  de 
la  liberté  j  il  était  tout  simple  qu'il  devînt  l'homme  de  la  république.  A  nos  yeux  et 
aux  yeux  de  tout  esprit  sérieux,  il  y  a  une  profonde  unité  dans  ces  transformations 
généreuses  ;  et  l'auteur  du  Journal  d'un  révolutionnaire  de  iSjOj  l'auteur  de  Y  Etude  sut 
Mirabeau,  l'homme  politique  de  la  conclusion  du  ^J)in,  l'écrivain  socialiste  du  T>er- 
nier  jour  d'un  condamné  et  de  Claude  Gueux,  le  créateur  dramatique  de  Marion  de 
Liortne,  de  Lucrèce  Borgia  et  de  Ruy  Bios,  le  pair  de  France  libéral  qui  défendait  l'Italie 
et  la  Pologne,  devait  tout  naturellement  se  dresser  quelque  jour,  grand  orateur 
républicain,  dans  nos  assemblées  nationales.  La  proscription  a  couronné  ces  grandes 
luttes. 


CHAMBRE  DES  PAIRS. 

1846. 


NOTE 


14  février  1846. 

Un  projet  de  loi  sur  les  dessins  et  modèles  de  fabrique  était  proposé  par  le  gouvernement; 
une  longue  discussion  s'engagea,  au  sein  de  la  Chambre  des  pairs,  sur  la  question  de  savoir 
quelle  serait  la  durée  de  la  propriété  de  ces  dessins  et  de  ces  modèles.  Le  projet  du  gouverne- 
ment décrétait  une  durée  de  quinze  années.  La  commission  qui  avait  fait  un  rapport  sur  le  projet 
de  loi  proposait  d'étendre  le  droit  exclusif  d'exploitation  d'un  modèle  k  trente  ans.  Quelques 
membres  de  la  Chambre  voulaient  le  maintien  pur  et  simple  de  la  législation  de  1793  qui 
attribue  à  l'auteur  d'un  dessin  ou  d'un  modèle  artistique  destiné  k  l'industrie  les  mêmes  droits 
qu'à  l'auteur  d'une  statue  ou  d'un  tableau.  Victor  Hugo  demanda  la  parole. 

Messieurs, 

Je  n'aurai  qu'une  simple  observation  à  faire  sur  la  question  la  plus  importante, 
à  mes  yeux  du  moins,  la  question  de  durée;  et  j'appuierai  la  proposition  de  la 
commission,  en  regrettant,  je  l'avoue,  même  l'ancienne  législation.  Je  n'ai  que 
très  peu  de  mots  à  dire,  et  je  n'abuserai  pas  de  l'attention  de  la  Chambre. 

Messieurs,  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  c'est  un  art  véritable  qui  est  en 


LA  PROPRIETE  DES  ŒUVRES  D'ART.  307 

question  ici.  Je  ne  prétends  pas  mettre  cet  art,  dans  lequel  l'industrie  entre  pour 
une  certaine  portion,  sur  le  rang  des  créations  poétiques  ou  littéraires,  créations 
purement  spontanées,  qui  ne  relèvent  que  de  l'artiste,  de  l'écrivain,  du  penseur. 
Cependant,  il  est  incontestable  qu'il  j  a  ici  dans  la  question  un  art  tout  entier. 

Et  si  la  Chambre  me  permettait  de  citer  quelques-uns  des  grands  noms  qui  se 
rattachent  à  cet  art,  elle  reconnaîtrait  elle-même  qu'il  y  a  là  des  génies  créateurs, 
des  hommes  d'imagination,  des  hommes  dont  la  propriété  doit  être  protégée  par  la 
loi.  Bernard  Palissv  était  un  potier;  Benvenuto  Cellini  était  un  orfèvre.  Un  pape 
a  désiré  un  modèle  de  chandeliers  d'église  :  Michel-Ange  et  Raphaël  ont  concouru 
pour  ce  modèle,  et  les  deux  flambeaux  ont  été  exécutés.  Oserait-on  dire  que  ce  ne 
sont  pas  là  des  objets  d'art.? 

Il  j  a  donc  ici,  permettez-moi  d'insister,  un  art  véritable  dans  la  question,  et 
c'est  ce  qui  me  fait  prendre  la  parole. 

Jusqu'à  présent  cette  matière  a  été  régie  en  France  par  une  législation  vague, 
obscure,  incomplète,  plutôt  formée  de  jurisprudences  et  d'extensions  que  composée 
de  textes  directs  émanés  du  législateur.  Cette  législation  a  beaucoup  de  défauts, 
mais  elle  a  une  qualité  qui,  à  mes  yeux,  compense  tous  les  défauts  :  elle  est 
généreuse. 

Cette  législation,  que  donnait-elle  à  l'art  qui  est  ici  en  question.?  Elle  lui  donnait 
la  durée;  et  n'oubliez  pas  ceci  :  toutes  les  fois  que  vous  voulez  que  de  grands 
artistes  fassent  de  grandes  œuvres,  donnez-leur  le  temps,  donnez-leur  la  durée, 
assurez-leur  le  respect  de  leur  pensée  et  de  leur  propriété;  si  vous  voulez  que  la 
France  reste  à  ce  point  où  elle  est  placée,  d'imposer  à  toutes  les  nations  la  loi  de 
sa  mode,  de  son  goût,  de  son  imagination;  si  vous  voulez  que  la  France  reste  la 
maîtresse  de  ce  que  le  monde  appelle  l'ornement,  le  luxe,  la  fantaisie,  ce  qui  sera 
toujours  et  ce  qui  est  une  richesse  publique  et  nationale;  si  vous  voulez  donner  à 
cet  art  tous  les  moyens  de  prospérer,  ne  touchez  pas  légèrement  à  la  législation 
sous  laquelle  il  s'est  développé  avec  tant  d'éclat. 

Notez  que  depuis  que  cette  législation,  incomplète,  je  le  répète,  mais  généreuse, 
existe,  l'ascendant  de  la  France,  dans  toutes  les  matières  d'arts  et  d'industries 
mêlées  à  l'art,  n'a  cessé  de  s'accroître. 

Que  demandez-vous  donc  à  une  législation?  qu'elle  produise  de  bons  effets, 
qu'elle  donne  de  bons  résultats?  Que  reprochez-vous  à  celle-ci?  Sous  son  empire, 
l'art  français  est  devenu  le  maître  et  le  modèle  de  l'art  chez  tous  les  peuples  qui 
composent  le  monde  civilisé.  Pourquoi  donc  toucher  légèrement  à  un  état  de  choses 
dont  vous  avez  à  vous  applaudir? 

J'ajouterai  en  terminant  que  j'ai  lu  avec  une  grande  attention  l'exposé  des 
motifs;  )j  ai  cherché  la  raison  pour  laquelle  il  était  innové  à  un  état  aussi  excellent, 
je  n'en  ai  trouvé  qu'une  qui  ne  me  paraît  pas  suflGisante,  c'est  un  désir  de  mettre 
la  législation  qui  régit  cette  matière  en  harmonie  avec  la  législation  qui  régit  d'autres 
matières  qu'on  suppose  à  tort  analogues.  C'est  là,  messieurs,  une  pure  question 
de  symétrie.  Cela  ne  me  paraît  pas  sujB&sant  pour  innover,  j'ose  dire,  aussi  témé- 
rairement. 


3o8  NOTES.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

J'ai  pour  M.  le  ministre  du  Commerce,  en  particulier,  la  plus  profonde  et  la 
plus  sincère  estime j  c'est  un  homme  des  plus  distingués,  et  je  reconnais  avec 
empressement  sa  haute  compétence  sur  toutes  les  matières  qui  sont  soumises  à  son 
administration.  Cependant  je  ne  me  suis  pas  expliqué  comment  il  se  faisait  qu'en 
présence  d'un  beau,  noble  et  magnifique  résultat,  on  venait  innover  dans  la  loi  qui 
a,  en  partie  du  moins,  produit  cet  effet. 

Je  le  répète,  je  demande  de  la  durée 5  je  suis  convaincu  qu'un  pas  sera  fait  en 
arrière  le  jour  où  vous  diminuerez  la  durée  de  cette  propriété.  Je  ne  l'assimile  pas 
d'ailleurs,  je  l'ai  déjà  dit  en  commençant,  à  la  propriété  littéraire  proprement  dite. 
Elle  est  au-dessous  de  la  propriété  littéraire;  mais  elle  n'en  est  pas  moins  respectable, 
nationale  et  utile.  Le  jour,  dis-je,  où  vous  aurez  diminué  la  durée  de  cette 
propriété,  vous  aurez  diminué  l'intérêt  des  fabricants  à  produire  des  ouvrages 
d'industrie  de  plus  en  plus  voisins  de  l'art;  vous  aurez  diminué  l'intérêt  des  grands 
artistes  à  pénétrer  de  plus  en  plus  dans  cette  région  où  l'industrie  se  relève  par  son 
contact  avec  l'art. 

Aujourd'hui,  à  l'heure  où  nous  parlons,  des  sculpteurs  de  premier  ordre,  j'en 
citerai  un,  homme  d'un  merveilleux  talent,  M.  Pradier,  n'hésitent  pas  à  accorder 
leur  concours  à  ces  productions  qui  ne  sont  pour  l'industrie  que  des  consoles,  des 
pendules,  des  flambeaux,  et  qui  sont,  pour  les  connaisseurs,  des  chefs-d'œuvre. 

Un  jour  viendra,  n'en  doutez  pas,  où  beaucoup  de  ces  œuvres  que  vous  traitez 
aujourd'hui  de  simples  produits  de  l'industrie,  et  que  vous  réglementez  comme  de 
simples  produits  de  l'industrie,  un  jour  viendra  où  beaucoup  de  ces  œuvres  pren- 
dront place  dans  les  musées.  N'oubliez  pas  que  vous  avez  ici,  en  France,  à  Paris, 
un  musée  composé  précisément  des  débris  de  cet  art  mixte  qui  est  en  ce  moment 
en  question.  La  collection  des  vases  étrusques,  qu'est-ce  autre  chose.? 

Si  vous  voulez  maintenir  cet  art  au  niveau  déjà  élevé  où  il  est  parvenu  en  France, 
si  vous  voulez  augmenter  encore  ce  bel  essor  qu'il  a  pris  et  qu'il  prend  tous  les 
jours,  donnez-lui  du  temps. 

Voilà  tout  ce  que  je  voulais  dire. 

Je  voterai  pour  tout  ce  qui  tendra  à  augmenter  la  durée  accordée  aux  propriétaires 
de  cette  sorte  d'œuvres,  et  je  déclare,  en  finissant,  que  je  ne  puis  m'empêcher  de 
regretter  l'ancienne  législation.  {Très  bien!  très  bien!) 


NOTE  2. 

LA  MARQUE  DE  FABRIQUE. 


i"  avril  1846. 


Dans  la  discussion  du  projet  de  loi  relatif  aux  marques  de  fabrique,  deux  systèmes  étaient  en 
présence,  celui  de  la  marque  facultative  et  celui  de  la  marque  obligatoire.  Analyser  cette 
discussion  nous  conduirait  trop  loin;  nous  pouvons  d'ailleurs  citer,  sans  autre  commentaire,  les 
deux  discours  que  Victor  Hugo  prononça  dans  ce  but. 


LA  MARQUE  DE  FABRIQUE.  309 

Messieurs, 

Je  viens  défendre  une  opinion  qui,  je  le  crains,  maigre  les  excellentes  observa- 
tions qui  ont  été  faites,  a  peu  de  faveur  dans  la  Chambre.  J'ose  cependant  appeler 
sur  cette  opinion  l'attention  de  la  noble  assemblée.  Le  projet  de  loi  sur  les  dessins 
de  fabrique  soulevait  une  question  d'art;  le  projet  de  loi  sur  les  marques  de  fabrique 
soulève  une  question  d'honneur,  et  toutes  les  fois  que  la  loi  touche  à  une  question 
d'honneur,  il  n'est  personne  qui  ne  se  sente  et  qui  ne  soit  compétent. 

Il  j  a  deux  sortes  de  commerce  :  le  bon  et  le  mauvais  commerce.  Le  commerce 
honnête  et  loyal;  le  commerce  déloyal  et  frauduleux.  Le  commerce  honnête,  c'est 
celui  qui  ne  fraude  pas;  c'est  celui  qui  livre  aux  consommateurs  des  produits  sincères, 
c'est  celui  qui  cherche  avant  tout,  avant  même  les  bénéfices  d'argent,  le  plus  sûr,  le 
meilleur,  le  plus  fécond  des  bénéfices,  la  bonne  renommée.  La  bonne  renommée, 
messieurs,  est  aussi  un  capital.  Le  mauvais  commerce,  le  commerce  frauduleux,  est 
celui  qui  a  la  fièvre  des  fortunes  rapides,  qui  jette  sur  tous  les  marchés  du  monde  des 
produits  falsifiés,  c'est  celui,  enfin,  qui  préfère  les  profits  à  l'estime,  l'argent  à  la 
renommée. 

Eh  bien,  de  ces  deux  commerces  que  la  loi  actuelle  met  en  présence,  lequel 
voulez- vous  protéger?  Il  me  semble  que  vous  devez  protection  à  l'un,  et  la  proteaion 
de  l'un  c'est  la  répression  de  l'autre.  J'ai  cherché  dans  le  projet  de  loi,  dans  l'exposé 
des  motifs  et  dans  le  rapport  de  M.  le  baron  Charles  Dupin,  s'il  pouvait  y  avoir 
quelque  mode  de  répression  préférable  au  seul  mode  de  répression  qui  se  soit  présenté 
à  mon  esprit,  et  j'avoue,  à  regret,  n'en  avoir  pas  trouvé.  A  mon  avis,  que  je 
soumets  à  la  Chambre,  il  n'y  a  d'autre  mode  de  répression  pour  le  mauvais  commerce, 
d'autre  mode  de  protection  pour  le  commerce  loyal  et  honnête,  que  la  marque 
obligatoire. 

Mais  on  dira  :  La  marque  obligatoire  est  contraire  à  la  Kberté.  Permettez  que  je 
m'explique  sur  ce  point,  car  il  est  délicat  et  grave. 

J'aime  la  liberté,  je  sais  qu'elle  est  bonne;  je  ne  me  borne  pas  à  dire  qu'elle  est 
bonne,  je  le  crois,  je  le  sais;  je  suis  prêt  à  me  dévouer  pour  cette  conviction.  La 
liberté  a  ses  abus  et  ses  périls.  Mais  à  côté  des  abus  elle  a  ses  bienfaits,  à  côté  des 
périls  elle  a  la  gloire.  J'aime  donc  la  liberté,  je  la  crois  bonne  en  toute  occasion.  Je 
veux  la  liberté  du  bon  commerce;  j'admettrais  même,  s'il  en  était  besoin,  la  liberté 
du  mauvais  commerce,  quoique  ce  soit,  à  mon  avis,  la  liberté  de  la  ronce  et  de 
l'ivraie.  Mais,  messieurs,  je  ne  pense  pas  que,  dans  la  question  de  la  marque  obli- 
gatoire, la  liberté  soit  le  moins  du  monde  compromise. 

Il  existe  un  commerce,  il  existe  une  industrie  qui  est  soumise  à  la  marque  obli- 
gatoire; ce  commerce,  je  vais  le  nommer  tout  de  suite  :  c'est  la  presse,  c'est  la 
librairie.  Il  n'existe  pas  un  papier  imprimé,  quel  qu'il  soit,  dans  quelque  but  que  ce 
soit,  sous  quelque  dénomination  que  ce  soit,  si  insignifiant  qu'il  puisse  être,  il 
n'existe  pas  un  papier  imprimé  qui  ne  doive,  aux  termes  des  lois  qui  nous  régissent, 
porterie  nom  de  l'imprimeur  et  son  adresse.  Qu'est-ce  que  cela?  C'est  la  marque 
obligatoire.  Avez-vous  entendu  dire  que  la  marque  obligatoire  ait  supprimé  la  liberté 
de  la  presse?  {Mouvement 


3IO  NOTES.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

Je  ne  sache  pas  d'argument  plus  fort  que  celui-ci  ;  car  voici  une  liberté  publique 
la  plus  importante  de  toutes,  la  plus  vitale,  qui  fonctionne  parmi  nous  sous  l'empire 
de  la  marque  obligatoire,  c'est-à-dire  de  cet  obstacle  qu'on  objecte  comme  devant 
ruiner  une  autre  liberté  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  essentiel  et  de  meilleur.  Il  est 
donc  évident  que  puisque  la  marque  obligatoire  ne  gène  dans  aucun  de  ses  déve- 
loppements la  plus  précieuse  de  nos  libertés,  elle  n'aura  aucun  effet  funeste,  ni 
même  aucun  effet  fâcheux  sur  la  liberté  commerciale.  J'ajoute  qu'à  mon  avis  liberté 
implique  responsabilité.  La  marque  obligatoire,  c'est  la  signature,  la  marque  obli- 
gatoire, c'est  la  responsabilité.  Eh  bien,  messieurs  les  pairs,  je  suis  de  ceux  qui  ne 
veulent  pas  qu'on  jouisse  de  la  liberté  sans  subir  la  responsabilité.  (Mouvement:) 

Je  voterai  pour  la  marque  obligatoire. 


Je  vois  la  Chambre  fatiguée  t^^,  je  ne  crois  pas  au  succès  de  l'amendement,  et 
cependant  je  crois  devoir  insister.  Messieurs,  c'est  que  ma  conviction  est  profonde. 

La  marque  facultative  peut-elle  avoir  ce  rare  résultat  de  séparer  en  deux  parts  le 
bon  et  le  mauvais  commerce,  le  commerce  loyal  et  le  commerce  frauduleux?  Si  je 
le  pensais,  je  n'hésiterais  pas  à  me  rallier  au  système  du  gouvernement  et  de  la 
commission.  Mais  je  ne  le  pense  pas. 

Dans  mon  opinion,  la  marque  facultative  est  une  précaution  illusoire.  Pourquoi.'* 
Messieurs  les  pairs,  c'est  que  l'industrie  n'est  pas  libre;  non,  l'industrie  n'est  pas 
libre  devant  le  commerce.  Notez  ceci  :  l'industrie  a  un  intérêt,  le  commerce  croit 
souvent  en  avoir  un  autre.  Quel  est  l'intérêt  de  l'industrie.?  Donner  d'abord  de  bons 
produits,  et,  s'il  se  peut,  des  produits  excellents,  et,  s'il  se  peut,  dans  les  cas  où 
l'industrie  touche  à  l'art,  des  produits  admirables.  Ceci  est  l'intérêt  de  l'industrie, 
ceci  est  aussi  l'intérêt  de  la  nation.  Quel  est  l'intérêt  du  commerce  ?  \^ndre ,  vendre 
vite,  vendre  souvent  au  hasard,  souvent  à  bon  marché  et  à  vil  prix.  A  vil  prix!  c'est 
fort  cher.  Pour  cela,  que  faut-il  au  commerce,  je  dis  au  commerce  frauduleux  que 
je  voudrais  détruire?  Il  lui  faut  des  produits  frelatés,  falsifiés,  chétifs,  misérables, 
coûtant  peu  et  pouvant,  erreur  fatale  du  reste,  rapporter  beaucoup.  Que  fait  le 
commerce  déloyal?  il  impose  sa  loi  à  l'industrie.  Il  commande,  l'industrie  obéit.  Il  le 
faut  bien.  L'industrie  n'est  jamais  face  à  face  avec  le  consommateur.  Entre  elle  et 
le  consommateur  il  y  a  un  intermédiaire,  le  marchand;  ce  que  le  marchand  veut, 
le  fabricant  est  contraint  de  le  vouloir.  Messieurs,  prenez  garde!  Le  commerce 
frauduleux,  qui  n'a  malheureusement  que  trop  d'extension,  ne  voudra  pas  de  la 
marque  facultative.  Il  ne  voudra  aucune  marque.  L'industrie  gémira  et  cédera.  La 
marque  obligatoire  serait  une  arme.  Donnez  cette  arme,  donnez  cette  défense  à 
l'industrie  loyale  contre  le  commerce  déloyal.  Je  vous  le  dis,  messieurs  les  pair»,  je 
vous  le  dis  en  présence  des  faits  déplorables  que  vous  ont  cites  plusieurs  nobles 
membres  de  cette  Chambre,  en  présence  des  débouchés  qui  se  ferment,  en  présence 

^^)  Victor  Hugo,  dans  la  même  séance,  reprit  la  parole  quand  on  en  vint  à  la  discussion  des 
articles.  {Note  de  l'Editeur.) 


LA  MARQUE  DE  FABRIQUE.  311 

des  marches  étrangers  qui  ne  s'ouvrent  plus,  en  présence  de  la  diminution  du  salaire 
qui  frappe  l'ouvrier,  et  de  la  falsification  des  denrées  qui  frappe  le  consommateur, 
je  vous  le  dis  avec  une  conviction  croissante,  devant  la  concurrence  .intérieure, 
devant  la  concurrence  extérieure  surtout,  messieurs  les  pairs,  fondez  la  sincérité 
commerciale!  {Mouvement.) 

Mettez  la  marque  obligatoire  dans  la  loi. 

L'industrie  française  est  une  richesse  nationale.  Le  commerce  lojal  tend  à  élever 
l'industrie;  le  commerce  frauduleux  tend  à  l'avilir  et  à  la  dégrader.  Protégez  le 
commerce  lojal,  frappez  le  commerce  déloyal. 


ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 

1848-1849  i^\ 


NOTE  3. 

SECOURS  AUX  THEATRES. 
17  juillet  1848. 

A  la  suite  des  fatales  journées  de  juin  1848,  les  théâtres  de  Paris  furent  fermés.  Cette  clôture, 
qui  semblait  devoir  se  prolonger  indéfiniment,  était  une  calamité  de  plus  ajoutée  aux  autres 
calamités  publiques.  La  ruine  des  théâtres  était  imminente.  M.  Victor  Hugo  sentit  l'urgence  de 
leur  situation  et  leur  vint  en  aide.  Il  convoqua  une  réunion  spéciale  des  représentants  de  Paris 
dans  le  1"  bureau,  leur  demanda  d'appuyer  un  projet  de  décret  qu'il  se  chargeait  de  présenter 
et  qui  allouait  une  subvention  d'un  million  aux  théâtres,  pour  les  mettre  à  même  de  rouvrir. 
La  proposition  fut  vivement  débattue.  Un  membre  accusa  l'auteur  du  projet  de  décret  de 
vouloir  faire  du  bruit,  M.  Victor  Hugo  s'écria  : 

Ce  que  je  veux,  ce  n'est  pas  du  bruit,  comme  vous  dites,  c'est  du  pain!  du  pain 
pour  les  artistes,  du  pain  pour  les  ouvriers,  du  pain  pour  les  vingt  mille  familles  que 
les  théâtres  alimentent!  Ce  que  je  veux,  c'est  le  commerce,  c'est  l'industrie,  c'est  le 
travail,  vivifiés  par  ces  ruisseaux  de  sève  qui  jaillissent  des  théâtres  de  Paris,  c'est  la 
paix  publique,  c'est  la  sérénité  publique,  c'est  la  splendeur  de  la  ville  de  Paris,  c'est 
l'éclat  des  lettres  et  des  arts,  c'est  la  venue  des  étrangers,  c'est  la  circulation  de 
l'argent,  c'est  tout  ce  que  répandent  d'activité,  de  joie,  de  santé,  de  richesse,  de 
civilisation,  de  prospérité,  les  théâtres  de  Paris  ouverts.  Ce  que  je  ne  veux  pas,  c'est 
le  deuil,  c'est  la  détresse,  c'est  l'agitation,  c'est  l'idée  de  révolution  et  d'épouvante 
que  contiennent  ces  mots  lugubres  :  Les  théâtres  de  Paris  sont  fermés!  Je  l'ai  dit  à 
une  autre  époque  et  dans  une  occasion  pareille,  et  permettez-moi  de  le  redire  :  Les 
théâtres  fermés,  c'est  le  drapeau  noir  déployé. 

Eh  bien,  je  voudrais  que  vous,  vous  les  représentants  de  Paris,  vous  vinssiez  dire 
à  cette  portion  de  la  majorité  qui  vous  inquiète  :  Osez  déployer  ce  drapeau  noir!  osez 
abandonner  les  théâtres!  Mais,  sachez-le  bien,  qui  laisse  fermer  les  théâtres  fait 
fermer  les  boutiques!  Sachez-le  bien,  qui  laisse  fermer  les  théâtres  de  Paris  fait  une 
chose  que  nos  plus  redoutables  années  n'ont  pas  faite,  que  l'invasion  n'a  pas  faite, 
que  93  n'a  pas  faite  !  Qui  ferme  les  théâtres  de  Paris  éteint  le  feu  qui  éclaire ,  pour 
ne  plus  laisser  resplendir  que  le  teu  qui  incendie!  Osez  prendre  cette  responsabilité! 

Messieurs,  cette  question  des  théâtres  est  maintenant  un  côté,  un  côté  bien  dou- 
loureux, de  la  grande  question  des  détresses  publiques.  Ce  que  nous  invoquons  ici, 
c'est  encore  le  principe  de  l'assistance.  Il  j  a  là,  autour  de  nous,  je  vous  le  repète, 

f'  En  tête  des  notes  :  Assembl/e  ConBituante ,  l'édition  de  1853  donnait  le  discours  du  préfet 
de  police  Caussidière  sur  les  Atehers  nationaux.  Il  nous  a  paru  inutile  de  le  reproduire  ici. 

(Note  de  l'Editeur.) 


SECOURS  AUX  THÉÂTRES.  313 

vingt  mille  Êimillcs  qui  nous  demandent  de  ne  pas  leur  ôter  leur  pain!  Le  plus 
déplorable  témoignage  de  la  dureté  des  temps  que  nous  traversons,  c'est  que  les 
théâtres,  qui  n'avaient  jamais  fait  partie  que  de  notre  gloire,  font  aujourd'hui  partie 
de  notre  misère. 

Je  vous  en  conjure,  réfléchissez-y.  Ne  désertez  pas  ce  grand  intérêt.  Faites  de  moi 
ce  que  vous  voudrez j  je  suis  prêt  à  monter  à  la  tribune,  je  suis  prêt  à  combattre, 
à  la  poupe,  à  la  proue,  oh  l'on  voudra,  n'importe;  mais  ne  reculons  pas!  Sans  vous,  je 
ne  suis  rienj  avec  vous,  je  ne  crains  rien!  Je  vous  supplie  de  ne  pas  repousser  la 
proposition. 

La  proposition,  appuyée  par  la  presque  unanimité  des  représentants  de  la  Seine  et  adoptée 
par  le  comité  de  l'Intérieur,  fut  acceptée  par  le  gouvernement,  qui  réduisit  à  six  cent  mille  francs 
la  subvention  proposée.  M.  Victor  Hugo,  nommé  président  et  rapporteur  d'une  commission 
spéciale  chargée  d'examiner  le  projet  de  décret,  et  composée  de  MM.  Léon  de  Maleville,  Bixio 
et  Évariste  Bavoux,  déposa  au  nom  du  comité  de  l'Intérieur  et  lut  en  séance  publique,  le 
17  juillet,  le  rapport  suivant  : 

Citoyens  représentants. 

Dans  les  graves  conjonctures  où  nous  sommes,  en  examinant  le  projet  de  sub- 
vention aux  théâtres  de  Paris,  votre  comité  de  l'Intérieur  et  la  commission  qu'il  a 
nommée  ont  eu  le  courage  d'écarter  toutes  les  hautes  considérations  d'art,  de  litté- 
rature, de  gloire  nationale,  qui  viendraient  si  naturellement  en  aide  au  projet,  que 
nous  conservons  du  reste,  et  que  nous  ferons  certainement  valoir  à  l'occasion  dans 
des  temps  meilleurs^  le  comité,  dis-je,  a  eu  le  courage  d'écarter  toutes  ces  considé- 
rations pour  ne  se  préoccuper  de  la  mesure  proposée  qu'au  point  de  vue  de  l'utilité 
politique. 

C'est  à  ce  point  de  vue  unique  d'une  grande  et  évidente  utilité  politique  et 
immédiate,  que  nous  avons  l'honneur  de  vous  proposer  l'adoption  de  la  mesure. 

Les  théâtres  de  Paris  sont  peut-être  les  rouages  principaux  de  ce  mécanisme 
compliqué  qui  met  en  mouvement  le  luxe  de  la  capitale  et  les  innombrables 
industries  que  ce  luxe  engendre  et  alimente  5  mécanisme  immense  et  délicat,  que 
les  bons  gouvernements  entretiennent  avec  soin,  qui  ne  s'arrête  jamais  sans  que  la 
misère  naisse  à  l'instant  même,  et  qui,  s'il  venait  jamais  à  se  briser,  marquerait 
l'heure  fatale  où  les  révolutions  sociales  succèdent  aux  révolutions  politiques. 

Les  théâtres  de  Paris,  messieurs,  donnent  une  notable  impulsion  à  l'industrie 
parisienne,  qui,  à  son  tour,  communique  la  vie  à  l'industrie  des  départements. 
Toutes  les  branches  du  commerce  reçoivent  quelque  chose  du  théâtre.  Les  théâtres 
de  Paris  font  vivre  directement  dix  mille  familles,  trente  ou  quarante  métiers  divers, 
occupant  chacun  des  centaines  d'ouvriers,  et  versent  annuellement  dans  la  circulation 
une  somme  qui,  d'après  des  chif&es  incontestables,  ne  peut  guère  être  évaluée  à 
moins  de  vingt  ou  trente  millions.  * 

La  clôture  des  théâtres  de  Paris  est  donc  une  véritable  catastrophe  commerciale 
qui  a  toutes  les  proportions  d'une  calamité  publique.  Les  feire  vivre,  c'est  vivifier 
toute  la  capitale.  "Vbus  avez  accordé,  il  y  a  peu  de  jours,  cinq  millions  à  l'industrie 
du  bâtiment  j  accorder  aujourd'hui  un  subside  aux  théâtres,  c'est  appliquer  le  même 


314        NOTES.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

principe,  c'est  pourvoir  aux  mêmes  nécessités  politiques.  Si  vous  refusiez  aujourd'hui 
ces  six  cent  mille  francs  à  une  industrie  utile,  vous  auriez  dans  un  mois  plusieurs 
millions  à  ajouter  à  vos  aumônes. 

D'autres  considérations  font  encore  ressortir  l'importance  politique  de  la  mesure 
qui  rouvrirait  nos  théâtres.  A  une  époque  comme  la  nôtre,  où  les  esprits  se  laissent 
entraîner,  dans  cette  espèce  de  lassitude  et  de  désœuvrement  qui  suit  les  révolutions, 
à  toutes  les  émotions,  et  quelquefois  à  toutes  les  violences  de  la  fièvre  politique, 
les  représentations  dramatiques  sont  une  distraction  souhaitable,  et  peuvent  être 
une  heureuse  et  puissante  diversion.  L'expérience  a  prouvé  que,  pour  le  peuple 
parisien  en  particulier,  il  faut  le  dire  à  la  louange  de  ce  peuple  si  intelligent,  le 
théâtre  est  un  calmant  efficace  et  souverain. 

Ce  peuple,  pareil  à  tant  d'égards  au  peuple  athénien,  se  tourne  toujours  volon- 
tiers, même  dans  les  jours  d'agitation,  vers  les  joies  de  l'intelligence  et  de  l'esprit. 
Peu  d'attroupements  résistent  à  un  théâtre  ouvert j  aucun  attroupement  ne  résis- 
terait à  un  spectacle  gratis. 

L'utilité  politique  de  la  mesure  de  la  subvention  aux  théâtres  est  donc  démon- 
trée. Il  importe  que  les  théâtres  de  Paris  rouvrent  et  se  soutiennent,  et  l'état 
consulte  un  grand  intérêt  public  en  leur  accordant  un  subside  qui  leur  permettra 
de  vivre  jusqu'à  la  saison  d'hiver,  où  leur  prospérité  renaîtra,  nous  l'espérons,  et 
sera  à  la  fois  un  témoignage  et  un  élément  de  la  prospérité  générale. 

Cela  posé,  ce  grand  intérêt  politique  une  fois  constaté,  votre  comité  a  du 
rechercher  les  moyens  d'arriver  sûrement  à  ce  but  :  faire  vivre  les  théâtres  jusqu'à 
l'hiver.  Pour  cela,  il  fallait  avant  tout  qu'aucune  partie  de  la  somme  votée  par  vous 
ne  pût  être  détournée  de  sa  destination,  et  consacrée,  par  exemple,  à  payer  les 
dettes  que  les  théâtres  ont  contractées  depuis  cinq  mois  qu'ils  luttent  avec  le  plus 
honorable  courage  contre  les  difficultés  de  la  situation.  Cet  argent  est  destine  à 
l'avenir  et  non  au  passé.  Il  ne  pourra  être  revendiqué  par  aucun  créancier.  \^tre 
comité  vous  propose  de  déclarer  les  sommes  allouées  aux  théâtres  par  le  décret 
incessibles  et  insaisissables. 

Les  sommes  ne  seraient  versées  aux  directeurs  des  théâtres  que  sous  des  condi- 
tions acceptées  par  eux,  ayant  toutes  pour  objet  la  meilleure  exploitation  de  chaque 
théâtre  en  particulier,  et  que  les  directeurs  seraient  tenus  d'observer  sous  peine  de 
perdre  leur  droit  à  l'allocation. 

Quant  aux  sommes  en  elles-mêmes,  votre  comité  en  a  examiné  soigneusement 
la  répartition.  Cette  répartition  a  été  modifiée  pour  quelques  théâtres,  d'accord  avec 
M.  le  Ministre  de  l'Intérieur,  et  toujours  dans  le  but  d'utilité  positive  qui  a  pré- 
occupé votre  comité. 

L'allocation  de  170.000  francs  a  été  conservée  à  l'Opéra  dont  la  prospérité  se  lie 
si  étroitement  à  la  paix  de  la  capitale.  La  part  du  "Vaudeville  a  ete  portée  à 
24.000  francs,  sous  la  condition  que  les  directeurs  ne  négligeront  rien  pour  rendre 
à  ce  théâtre  son  ancienne  prospérité,  et  pour  y  ramener  la  troupe  excellente  que 
tout  Paris  y  applaudissait  dans  ces  derniers  temps. 

Un  théâtre  oublié  a  été  rctabfi  dans  la  nomenclature,  c'est  le  théâtre  Beaumar- 


/     A 


SECOURS  AUX  THEATRES.  315 

chais,  c'cst-à-dirc  le  théâtre  spécial  du  8"  arrondissement  et  du  faubourg  Saint- 
Antoine  (^'.  L'Assemblée  s'associera  à  la  pensée  qui  a  voulu  favoriser  la  réouverture 
de  ce  théâtre. 

\bici  cette  répartition,  telle  qu'elle  est  indiquée  et  arrêtée  dans  l'exposé  des 
motifs  qui  vous  a  été  distribué  ce  matin  : 

Pour  l'Opéra,  Théâtre  de  la  Nation 170.000  fr. 

Pour  le  Théâtre  de  la  République 105.000 

Pour  l'Opéra-Comique 80.000 

Pour  l'Odéon 45.000 

Pour  le  Gjmnase 30.000 

Pour  la  Porte-Saint-Martin 35.000 

Pour  le  Vaudeville 24.000 

Pour  les  Variétés 24.000 

Pour  le  Théâtre  Montansier  ^-^ 15.000 

Pour  l'Ambigu-Comique 25.000 

Pour  la  Gaîté 25.000 

Pour  le  Théâtre-Historique 27.000 

Pour  le  Cirque 4.000 

Pour  les  Folies-Dramatiques 11.000 

Pour  les  Délassements-Comiques 11.000 

Pour  le  Théâtre  Beaumarchais 10.000 

Pour  le  Théâtre  Lazarj 4.000 

Pour  le  Théâtre  des  Funambules 5.000 

Pour  le  Théâtre  du  Luxembourg 5.000 

Pour  les  théâtres  de  la  banlieue 10.000 

Pour  l'Hippodrome 5.000 

Pour  éventualités 10.000 

Total 680.000  fr. 

Le  comité  a  cru  nécessaire  d'ajouter  aux  subventions  réparties  une  somme  de 
10.000  francs  destinée  à  des  allocations  éventuelles  qu'il  est  impossible  de  ne  pas 
prévoir  en  pareille  matière. 

Afin  de  multiplier  les  précautions  et  de  rendre  tout  abus  impossible,  votre 
comité,  d'accord  avec  le  ministre,  vous  propose  d'ordonner,  par  l'article  2  du  décret, 
que  la  distribution  de  la  somme  afférente  à  chaque  théâtre  sera  faite  de  quinzaine 
en  quinzaine,  par  cinquièmes,  jusqu'au  i*"  octobre.  Les  deux  tiers  au  moins  de  la 
somme  seront  affectés  au  payement  des  artistes,  employés  et  gagistes  des  théâtres. 
Enfin,  le  ministre  rendra  compte  de  mois  en  mois  de  l'exécution  du  décret  à  votre 
comité  de  l'Intérieur. 

^'^  L'ancien  8"  arrondissement  comprenait  alors  les  quartiers:  Marais,  Popincourt,  faubourg 
Saint-Antoine,  Quinze- Vingts.  —  (^)  En  1848,  le  théâtre  Montansier  était  situé  rue  Montpensier, 
où  est  actuellement  le  théâtre  du  Palais-Royal.  {Notes  de  l'Éditeur). 


3i6        NOTES.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

Un  décret  spécial  avait  été  présenté  pour  le  Théâtre  de  la  Nation;  le  comité, 
ne  voyant  aucun  motif  à  ce  double  emploi,  a  fondu  les  deux  décrets  en  un  seul. 

Le  crédit  total  alloué  par  les  deux  décrets  ainsi  réunis  s'élève  à  680.000  francs. 

Par  toutes  les  considérations  que  nous  venons  d'exposer  devant  vous,  nous 
espérons,  messieurs,  que  vous  voudrez  bien  voter  ce  décret  dont  vous  avez  déjà 
reconnu  et  déclaré  l'urgence.  Il  faut  que  tous  les  symptômes  de  la  confiance  et  de 
la  sécurité  reparaissent 3  il  faut  que  les  théâtres  rouvrent;  il  faut  que  la  population 
reprenne  sa  sérénité  en  retrouvant  ses  plaisirs.  Ce  qui  distrait  les  esprits  les  apaise. 
Il  est  temps  de  remettre  en  mouvement  tous  les  moteurs  du  luxe,  du  commerce, 
de  l'industrie,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  produit  le  travail,  tout  ce  qui  détruit  la 
misère  !  les  théâtres  sont  un  de  ces  moteurs. 

Que  les  étrangers  se  sentent  rappelés  à  Paris  par  le  calme  rétabli;  qu'on  voie  des 
passants  dans  les  rues  la  nuit,  des  voitures  qui  roulent,  des  boutiques  ouvertes,  des 
cafés  éclairés;  qu'on  puisse  rentrer  tard  chez  soi;  les  théâtres  vous  restitueront  toutes 
ces  libertés  de  la  vie  parisienne,  qui  sont  les  indices  mêmes  de  la  tranquillité 
publique.  Il  est  temps  de  rendre  sa  physionomie  vivante,  animée,  paisible,  à  cette 
grande  ville  de  Paris,  qui  porte  avec  accablement,  depuis  un  mois  bientôt,  le  plus 
douloureux  de  tous  les  deuils,  le  deuil  de  la  guerre  civile! 

Et  permettez  au  rapporteur  de  vous  le  dire  en  terminant,  messieurs,  ce  que 
vous  ferez  en  ce  moment  sera  utile  pour  le  présent  et  fécond  pour  l'avenir.  Ce  ne 
sera  pas  un  bienfait  perdu;  venez  en  aide  au  théâtre,  le  théâtre  vous  le  rendra. 
\btre  encouragement  sera  pour  lui  un  engagement.  Aujourd'hui,  la  société  secourt 
le  théâtre,  demain  le  théâtre  secourra  la  société.  Le  théâtre,  c'est  là  sa  fonction  et 
son  devoir,  moralise  les  masses  en  même  temps  qu'il  enrichit  la  cité.  Il  peut 
beaucoup  sur  les  imaginations;  et,  dans  des  temps  sérieux  comme  ceux  où  nous 
sommes,  les  auteurs  dramatiques,  libres  désormais,  comprendront  plus  que  jamais, 
n'en  doutez  pas,  que  faire  du  théâtre  une  chaire  de  vérité  et  une  tribune  d'honnê- 
teté, pousser  les  cœurs  vers  la  fraternité,  élever  les  esprits  aux  sentiments  généreux 
par  le  spectacle  des  grandes  choses,  infiltrer  dans  le  peuple  la  vertu  et  dans  la  foule 
la  raison,  enseigner,  apaiser,  éclairer,  consoler,  c'est  la  plus  pure  source  de  la 
renommée,  c'est  la  plus  belle  forme  de  la  gloire! 

La  subvention  aux  théâtres  hit  votée.  Les  théâtres  rouvrirent. 


NOTE  4. 

SECOURS  AUX  TRANSPORTES. 
13  août  1848. 

Immédiatement  après  les  journées  de  juin,  M.  Victor  Hugo  se  préoccupa  du  sort  fait  aux 
transportés.  Il  appela  tous  les  hommes  de  bonne  volonté,  dans  toutes  les  nuances  de  l'Assemblée, 
à  leur  venir  en  aide.  Il  organisa  dans  ce  but  une  réunion  spéciale  en  dehors  de  tous  les  partis. 

Voici  en  quels  termes  le  fait  est  raconté  dans  la  Presse  du  14  août  1848  : 

«Tous  les  hommes  politiques  ne  sont  pas  en  déclin,  heureusement!  Au  premier 


SECOURS  AUX  TRANSPORTÉS.  317 

rang  de  ceux  qu'on  a  vus  grandir  par  le  courage  qu'ils  ont  déployé  sous  la  grclc 
des  balles  dans  les  tristes  journées  de  juin,  par  la  fermeté  conciliante  qu'ils  ont 
apportée  à  la  tribune,  et  enfin  par  l'élan  d'une  fraternité  sincère  telle  que  nous  la 
concevons,  telle  que  nous  la  ressentons,  nous  aimons  à  signaler  un  de  nos  illustres 
amis,  Victor  Hugo,  devant  lequel  plus  d'une  barricade  s'est  abaissée,  et  que  la 
liberté  de  la  presse  a  trouvé  debout  à  la  tribune  au  jour  des  interpellations  adressées 
à  M.  le  général  Cavaignac. 

«M.  Victor  Hugo  vient  encore  de  prendre  une  noble  initiative  dont  nous  ne 
saurions  trop  le  féliciter.  Il  s'agit  de  visiter  les  détenus  de  juin.  Cette  proposition  a 
motivé  la  réunion  spontanée  d'un  certain  nombre  de  représentants  dans  l'un  des 
bureaux  de  l'Assemblée  nationale  j  nous  en  empruntons  les  détails  au  journal 
Œvénement. 

«La  réunion  se  composait  déjà  de  MM.  Victor  Hugo,  Lagrange,  Tévéque  de 
Langres,  Montalembert,  David  (d'Angers),  Galj-Cazalat,  Félix  Pyat,  Edgar 
Quinet,  La  Roche jaquelein,  Demesmaj,  Mauvais,  de  V)gûé,  Crémieux,  de  Falloux, 
Xavier  Durrieu,  Considérant,  le  général  Lajdet,  Vivien,  Portails,  ChoUet,  Jules 
Favrc,  "Wblowski,  Babaud-Laribière ,  Anton j  Thouret. 

«M.  Victor  Hugo  a  exposé  l'objet  de  la  réunion.  Il  a  dit  : 
«Qu'au  milieu  des  réunions  qui  se  sont  produites  au  sein  de  l'Assemblée,  et  qui 
«s'occupent  toutes  avec  un  zèle  louable,  et  selon  leur  opinion  consciencieuse,  des 
«grands  intérêts  politiques  du  pays,  il  serait  utile  qu'une  réunion  se  formât  qui 
«n'eut  aucune  couleur  politique,  qui  résumât  toute  sa  pensée  dans  le  seul  mot 
iifraternité,  et  qui  eût  pour  but  unique  l'apaisement  des  haines  et  le  soulagement 
«des  misères  nées  de  la  guerre  civile. 

«Cette  réunion  se  composerait  d'hommes  de  toutes  les  nuances,  qui  oubheraient, 
«en  j  entrant,  à  quel  parti  ils  appartiennent,  pour  ne  se  souvenir  que  des  souffrances 
«du  peuple  et  des  plaies  de  la  France.  Elle  aurait,  sans  le  vouloir  et  sans  le  chercher, 
«un  but  politique  de  l'ordre  le  plus  élevé 5  car  soulager  les  malheurs  de  la  guerre 
«civile  dans  le  présent,  c'est  éteindre  les  fureurs  de  la  guerre  civile  dans  l'avenir. 
«L'Assemblée  nationale  est  animée  des  intentions  les  plus  patriotiques  j  elle  veut 
«punir  les  vrais  coupables  et  amender  les  égarés,  mais  elle  ne  veut  rien  au  delà  de 
«la  sévérité  strictement  nécessaire,  et,  certainement,  à  côté  de  sa  sévérité,  elle 
«cherchera  toujours  les  occasions  de  faire  sentir  sa  paternité.  La  réunion  projetée 
«provoquerait,  selon  les  faits  connus  et  les  besoins  qui  se  manifesteraient,  la  bonne 
«volonté  généreuse  de  l'Assemblée. 

«Cette  réunion  ne  se  compose  encore  que  de  membres  qui  se  sont  spontanément 
«rapprochés  et  qui  appartiennent  à  toutes  les  opinions  représentées  dans  l'Assemblée; 
«mais  elle  admettrait  avec  empressement  tous  les  membres  qui  auraient  du  temps 
«à  donner  aux  travaux  de  fraternité  qu'elle  s'impose.  Son  premier  soin  serait  de 
«visiter  les  forts,  en  ayant  soin  de  ne  s'immiscer  dans  aucune  des  attributions  du 
«pouvoir  judiciaire  ou  du  pouvoir  administratif.  Elle  se  préoccuperait  de  tout  ce  qui 
«peut,  sans  désarmer,  bien  entendu,  ni  énerver  l'action  de  la  loi,  adoucir  la  situation 
«des  prisonniers  et  le  sort  de  leurs  familles. 


3l8        NOTES.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

«En  ce  qui  touche  ces  malheureuses  familles,  la  réunion  rechercherait  les  moyens 
«d'assurer  l'exécution  du  décret  qui  leur  réserve  le  droit  de  suivre  les  transportés, 
«et  qui,  évidemment,  n'a  pas  voulu  que  ce  droit  fût  illusoire  ou  onéreux  pour  les 
«familles  pauvres.  Le  général  Cavaignac,  consulté  par  M.  Victor  Hugo,  a  pleine- 
«ment  approuvé  cette  pensée,  a  compris  que  la  prudence  s'y  concilierait  avec 
«l'intention  fraternelle  et  l'unité  politique,  et  a  promis  de  faciliter,  par  tous  les 
«moyens  en  son  pouvoir,  l'accès  et  la  visite  des  prisons  aux  membres  de  la  réunion; 
«ce  sera  pour  eux  une  occupation  fatigante  et  pénible,  mais  que  le  sentiment  du 
«bien  qu'ils  pourront  faire  leur  rendra  douce. 

«En  terminant,  M.  Victor  Hugo  a  exprimé  le  vœu  que  la  réunion  mît  à  sa  tête 
«et  choisît  pour  son  président  l'homme  vénérable  qu'elle  compte  parmi  ses  membres, 
«et  qui  joint  au  caractère  sacré  de  représentant  le  caractère  sacré  d'évéque,  M.  Parisis, 
«évêque  de  Langres.  Ainsi  le  double  but  évangélique  et  populaire  sera  admirable- 
«ment  exprimé  par  la  personne  même  de  son  président.  La  fraternité  est  le  premier 
«mot  de  l'évangile  et  le  dernier  mot  de  la  démocratie.» 

«La  réunion  a  complètement  adhéré  à  ces  généreuses  paroles.  Elle  a  aussitôt 
constitué  son  bureau,  qui  est  ainsi  composé  : 

«Président,  M.  Parisis,  évêque  de  Langres  ;  vice-président,  M.  Victor  Hugoj 
secrétaire,  M.  Xavier  Durrieu. 

«La  réunion  s'est  séparée,  après  avoir  chargé  MM.  Parisis,  Victor  Hugo  et 
Xavier  Durrieu  de  demander  au  général  Cavaignac,  pour  les  membres  de  la  reunion, 
l'autorisation  de  se  rendre  dans  les  forts  et  les  prisons  de  Paris.  » 


NOTE  5. 

ACHEVEMENT  DU  LOUVRE. 
Février  1849. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  suis  favorable  au  projet.  J'y  vois  deux  choses,  l'intérêt 
de  l'état,  l'intérêt  de  la  ville  de  Paris. 

Certes,  créer  dans  la  capitale  une  sorte  d'édifice  métropolitain  de  l'intelligence, 
installer  la  pensée  là  où  était  la  royauté,  remplacer  une  puissance  par  une  puissance, 
où  était  la  splendeur  du  trône  mettre  le  rayonnement  du  génie ,  faire  succéder  à  la 
grandeur  du  passé  ce  qui  fait  la  grandeur  du  présent  et  ce  qui  fera  la  beauté  de 
l'avenir,  conserver  à  cette  métropole  de  la  pensée  ce  nom  de  Louvre ,  qui  veut  dire 
souveraineté  et  gloire;  c'est  là,  messieurs,  une  idée  haute  et  belle.  Maintenant, 
est-ce  une  idée  utile  ? 

Je  n'hésite  pas;  je  réponds  :  Oui. 

Qupil  vivifier  Paris,  embellir  Paris,  ajouter  encore  à  la  haute  idée  de  civilisation 
que  Paris  représente,  donner  d'immenses  travaux  sous  toutes  les  formes  à  toutes  les 
classes  d'ouvriers,  depuis  l'artisan  jusqu'à  l'artiste,  donner  du  pain  aux  uns,  de  la 


ACHÈVEMENT  DU  LOUVRE.  319 

gloire  aux  autres,  occuper  et  nourrir  le  peuple  avec  une  idée,  lorsque  les  ennemis 
de  la  paix  publique  cherchent  à  l'occuper,  je  ne  dis  pas  à  le  nourrir,  avec  des 
passions,  est-ce  que  ce  n'est  pas  là  une  pensée  utile? 

Mais  l'argent?  cela  coûtera  fort  cher.  Messieurs,  entendons-nous,  j'aime  la  gloire 
du  pays,  mais  sa  bourse  me  touche.  Non  seulement  je  ne  veux  pas  grever  le 
budget,  mais  je  veux,  à  tout  prix,  l'alléger.  Si  le  projet,  quoiqu'il  me  semble  beau 
et  utile,  devait  entraîner  une  charge  pour  les  contribuables,  je  serais  le  premier  à 
le  repousser.  Mais,  l'exposé  des  motifs  vous  le  dit,  on  peut  faire  face  à  la  dépense 
par  des  aliénations  peu  regrettables  d'une  portion  du  domaine  de  l'état  qui  coûte 
plus  qu'elle  ne  rapporte. 

J'ajoute  ceci.  Cet  été,  vous  votiez  des  sommes  considérables  pour  des  résultats 
nuls,  uniquement  dans  l'intention  de  faire  travailler  le  peuple.  "Vbus  compreniez  si 
bien  la  haute  importance  morale  et  politique  du  travail,  que  la  seule  pensée  d'en 
donner  vous  suflSsait.  Quoi!  vous  accordiez  des  travaux  stériles,  et  aujourd'hui  vous 
refuseriez  des  travaux  utiles? 

Le  projet  peut  être  amélioré.  Ainsi,  il  faudrait  conserver  toutes  les  menuiseries 
de  la  bibliothèque  actuelle,  qui  sont  fort  belles  et  fort  précieuses.  Ce  sont  là  des 
détails.  Je  signale  une  lacune  plus  importante.  Selon  moi,  il  faudrait  compléter  la 
pensée  du  projet  en  installant  l'Institut  dans  le  Louvre,  c'est-à-dire  en  faisant  siéger 
le  sénat  des  intelligences  au  milieu  des  produits  de  l'esprit  humain.  Représentez- 
vous  ce  que  serait  le  Louvre  alors  !  D'un  côté  une  galerie  de  peinture  comparable 
à  la  galerie  du  "N^tican,  de  l'autre  une  bibliothèque  comparable  à  la  bibliothèque 
d'Alexandrie j  tout  près  cette  grande  nouveauté  des  temps  modernes,  le  palais  de 
l'Industrie  j  toute  connaissance  humaine  réunie  et  rayonnant  dans  un  monument 
unique;  au  centre  l'Institut,  comme  le  cerveau  de  ce  grand  corps. 

Les  visiteurs  de  toutes  les  parties  du  monde  accourraient  à  ce  monument  comme 
à  une  Mecque  de  l'intelligence.  \bus  auriez  ainsi  transformé  le  Louvre.  Je  dis 
plus,  vous  n'auriez  pas  seulement  agrandi  le  palais,  vous  auriez  agrandi  l'idée 
qu'il  contenait. 

Cette  création,  où  l'on  trouvera  tous  les  magnifiques  progrès  de  l'art  contem- 
porain, dotera,  sans  qu'il  en  coûte  un  sou  aux  contribuables,  d'une  richesse  de  plus 
la  ville  de  Paris,  et  la  France  d'une  gloire  de  plus.  J'appuie  le  projet. 


NOTE  6. 


SECOURS  AUX  ARTISTES. 
3  avril  1849. 

Le  discours  sur  les  encouragements  dus  aux  arts,  prononcé  par  M.  Victor  Hugo,  le  lO  no- 
vembre 1848,  hit  combattu,  notamment  par  l'honorable  M.  Charlemagne,  comme  exagérant 
les  besoins  et  les  misères  des  artistes  et  des  lettrés.  Peu  de  mois  s'écoulèrent,  la  question  des  arts 


320        NOTES.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

revint  devant  l'Assemblée  le  3  avril  1849,  et  M.  Victor  Hugo,  appelé  à  la  tribune  par  quelques 
mots  de  M.  Guichard,  fut  amené  à  dire  : 

Les  besoins  des  artistes  n'ont  jamais  été  plus  impérieux,  ni  plus  urgents.  Et, 
messieurs,  puisque  je  suis  monté  à  cette  tribune,  —  c'est  l'occasion  que  M.  Guichard 
m'a  offerte  qui  m'j  a  fait  monter,  —  je  ne  voudrais  pas  en  descendre  sans  vous 
rappeler  un  souvenir  qui  aura  peut-être  quelque  influence  sur  vos  votes  dans  la 
portion  de  cette  discussion  qui  touche  plus  particulièrement  aux  intérêts  des  lettres 
et  des  arts. 

Il  y  a  quelques  mois,  lorsque  je  discutais  à  cette  même  place  et  que  je  combattais 
certaines  réductions  spéciales  qui  portaient  sur  le  budget  des  arts  et  des  lettres,  je 
vous  disais  que  ces  réductions,  dans  certains  cas,  pouvaient  être  funestes,  qu'elles 
pouvaient  entraîner  bien  des  détresses,  qu'elles  pouvaient  amener  même  des 
catastrophes.  On  trouva  à  cette  époque  qu'il  y  avait  quelque  exagération  dans  mes 
paroles. 

Eh  bien,  messieurs,  il  m'est  impossible  de  ne  pas  penser  en  ce  moment,  et 
c'est  ici  le  lieu  de  le  dire,  à  ce  rare  et  célèbre  artiste  qui  vient  de  disparaître  si 
fatalement,  qu'un  secours  donné  à  propos,  qu'un  travail  commandé  à  temps  aurait 
pu  sauver. 

Plusieurs  membres.  —  Nommez-le  I 

M.  \^CTOR  Hugo.  —  Antonin  Moine. 

M.  LÉON  Faucher.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  \îcTOR  Hugo. —  Oui,  messieurs,  j'insiste,  j'appelle  votre  attention  sur  ce 
point.  Ceci  mérite  votre  attention.  Ce  grand  artiste,  je  le  dis  avec  une  amère  et 
profonde  douleur,  a  trouvé  plus  facile  de  renoncer  à  la  vie  que  de  lutter  contre  la 
misère.  [Mouvements  divers.) 

Eh  bien!  que  ce  soit  là  un  grave  et  douloureux  enseignement.  Je  le  dépose 
dans  vos  consciences.  Je  m'adresse  à  la  générosité  connue  et  prouvée  de  cette 
Assemblée.  Je  l'ai  déjà  trouvée,  nous  l'avons  tous  trouvée  sympathique  et  bienveil- 
lante pour  les  artistes.  En  ce  moment,  ce  n'est  pas  un  reproche  que  je  fais  à 
personne,  c'est  un  fait  que  je  constate.  Je  dis  que  ce  fait  doit  rester  dans  vos  esprits, 
et  que,  dans  la  suite  de  la  discussion,  quand  vous  aurez  à  voter,  soit  à  propos  du 
budget  de  l'Intérieur,  soit  à  propos  du  budget  de  l'Instruction  publique,  sur  certaines 
réductions  que  je  ne  qualifie  pas  d'avance,  mais  qui  peuvent  être  mal  entendues,  qui 
peuvent  être  déplorables,  vous  vous  souviendrez  que  des  réductions  fatales  peuvent, 
pour  faire  gagner  quelques  écus  au  trésor  public,  faire  perdre  à  la  France  de  grands 
artistes.  [Sensation.) 


(CONSEILS  DE  GUERRE. 


NOTE  7. 

L'État  de  siège. 

28  septembre  1848. 

Tant  que  dura  l'état  de  siège,  et  à  quelque  époque  que  ce  fut,  M.  Victor  Hugo  regarda 
comme  de  son  devoir  de  lui  résister  sous  quelque  forme  qu'il  se  présentât.  Un  jour,  le  28  sep- 
tembre 1848,  il  reçut  en  pleine  séance  de  l'Assemblée  constituante  un  ordre  de  comparution 
comme  témoin  devant  un  conseil  de  guerre,  conçu  en  ces  termes  : 

«  Cedule, 
«La  présente  devra  être  apportée  en  venant  déposer. 

«RÉPUBLIQUE  Française, 
nhiberté.  Egalité,  Fraternité. 

«Greffe  du  2*  conseil  de  guerre  permanent  de  la  x"  division  militaire,  séant  à  Paris, 
37,  rue  du  Cherche-Midi. 

«Nous,  de  Beurmann,  capitaine-rapporteur  près  le  2*  conseil  de  guerre  de  la  1"  division 
militaire,  [requérons  le  sieur  Hugo,  Victor,  représentant  du  peuple,  rue  d'Isly,  j,  à  Paris,  de 
comparaître  à^ l'audience  du_2'  conseille  guerre  permanent,  le  28  du  courant  1848,  à  midi, 
pour  y  déposer  en  personne  sur  les  faits  relatifs  aux  nommés  Turmel  et  Long,  insurgés.  Le 
témoin  est  prévenu  que,  faute  par  lui  de  se  conformer  à  la  présente  assignation,  il  y  sera 
contraint  par  les  voies  de  droit. 

«Donné  à  Paris,  le  26  du  mois  de  septembre,  an  1848. 

«.he  rapporteur, 

DE    BEURMANN.» 

La  forme  impérativc  de  cette  réquisition  et  les  dernières  lignes  contenant  la  menace  à^une 
contrainte  par  les  voies  de  droit,  adressée  k  un  représentant  inviolable,  dictaient  \  M.  Victor  Hugo 
son  devoir.  C'était,  comme  il  le  dit  quelques  jours  après  au  ministre  de  la  Guerre  en  lui  repro- 
chant le  fait,  l'état  de  siège  pénétrant  jusque  dans  l'Assemblée.  M.  Victor  Hugo  refusa  d'obéir  à  ce 
qu'il  appela,  le  lendemain  même,  en  présence  du  conseil,  cette  étrangi  intimation.  Il  savait,  en 
outre,  que  sa  déposition  ne  pouvait  malheureusement  être  d'aucune  utilité  aux  accusés.  Deux 
heures  plus  tard,  nouvelle  injonction  de  comparaître  apportée  par  un  gendarme  dans  l'enceinte 
même  de  l'Assemblée.  Nouveau  refus  de  M.  Victor  Hugo.  Dans  la  soirée,  une  prière  de  venir 
déposer  comme  témoin  lui  est  transmise  de  la  part  des  accusés  e\ix-mêmes.  Après  avoir  constaté 
son  refus  au  tribunal  militaire,  M.  Victor  Hugo  se  rendit  au  désir  des  accusés,  et  comparut, 
le  lendemain,  devant  le  conseil;  mais  'il  commença  par  protester  contre  l'empiétement  que 
l'état  de  siège  s'était  permis  sur  l'inviolabilité  du  représentant. 

ACTES   ET   PAROLES.    —   I.  21 


322  NOTES.  —  CONSEILS  DE  GUERRE. 

Voici  en  quels  termes  la  Qu'eue  des  Tribunaux  rend  compte  de  cette  audience 

2'  CONSEIL  DE  GUERRE  DE  PARIS. 
Présidence  de  M.  Destaing,  colonel  du  6i'  régiment  de  ligne. 

Audience  au  2^  septembre, 

INSURRECTION    DE   JUIN.   —    AFFAIRE   DU    CAPITAINE    TURMEL    ET    DU   LIEUTENANT    LONG, 
DE    LA    7°    LEGION.   —    DEPOSITION    DE    M.    VICTOR    HUGO.  —    INCIDENT. 

Un  public  plus  nombreux  qu'hier  attend  l'ouverture  de  la  salle  d'audience,  appelé  non 
seulement  par  l'intérêt  qu'inspire  l'aflFaire  soumise  au  conseil,  mais  plus  encore  par  l'incident 
soulevé  à  la  fin  de  la  dernière  audience  au  sujet  de  la  déposition  de  M.  Victor  Hugo,  qui  doit 
comparaître  aujourd'hui  comme  témoin. 

L'audience  a  été  ouverte  à  onze  heures  et  quelques  minutes.  Après  avoir  ordonné  l'intro- 
duction des  deux  accusés  Turmel  et  Long,  M.  le  président  demande  k  l'huissier  d'appeler 
M.  Victor  Hugo,  représentant  du  peuple.  L'huissier  annonce  que  M.  Victor  Hugo  ne  s'est  pa* 
encore  présenté. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  M.  Victor  Hugo  m'a  fait  prévenir  qu'il  se  présenterait  à  l'ouverture 
de  l'audience;  il  viendra  vraisemblablement.  En  attendant,  Monsieur  le  commissaire  du  gou- 
vernement, vous  avez  la  parole. 

M.  d'Hennezel,  substitut  du  commissaire  du  gouvernement,  expose  les  faits  qui  résultent 
des  débats;  et  à  peine  a-t-il  prononcé  quelques  phrases  que  l'huissier  annonce  l'arrivée  de 
M.  Victor  Hugo.  M.  Hugo  s'approche. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Veuillez  nous  dire  vos  nom,  prénoms,  profession  et  domicile. 

M.  "VîcTOR  Hugo  {Marques  ^attention).  —  Avant  de  vous  répondre,  Monsieur  le 
président,  j'ai  à  dire  un  mot.  En  venant  déposer  devant  le  conseil,  je  suis  convenu 
avec  M.  le  président  de  l'Assemblée  nationale  que  j'expliquerais  sous  quelles  réserves 
je  me  présente.  Je  dois  cette  explication  à  l'Assemblée  nationale,  dont  j'ai  l'honneur 
d'être  membre,  et  au  mandat  de  représentant,  dont  le  respect  doit  être  imposé  aux 
autorités  constituées  plus  encore,  s'il  est  possible,  qu'aux  simples  citoyens.  Que  le 
conseil,  du  reste,  ne  voie  pas  dans  mes  paroles  autre  chose  que  l'accomplissement 
d'un  devoir.  Personne  plus  que  moi  n'honore  la  glorieuse  épaulette  que  vous  portez, 
et  je  ne  cherche  pas,  certes,  à  vous  rendre  plus  difficile  la  pénible  mission  que  vous 
accomplissez. 

Hier,  en  pleine  séance,  au  milieu  de  l'Assemblée,  au  moment  d'un  scrutin,  j'ai 
reçu  par  estafette  l'injonction  de  me  rendre  immédiatement  devant  le  conseil.  Je  n'ai 
tenu  aucun  compte  de  cette  étrange  intimation.  Je  ne  devais  pas  le  faire,  car  il  va 
sans  dire  que  personne  n'a  le  droit  d'enlever  le  représentant  du  peuple  à  ses  travaux. 
L'exercice  des  fonctions  de  représentant  est  sacré;  il  constitue  comme  il  impose  un 
droit,  un  devoir  inviolable.  Je  n'ai  donc  pas  tenu  compte  de  l'injonction  qui  m'était 
faite. 

"Vers  la  fin  de  la  séance  de  l'Assemblée,  qui  s'était  prolongée  au  delà  de  celle  du 
conseil  de  guerre,  j'ai  reçu,  toujours  dans  l'Assemblée,  une  nouvelle  sommation  non 
moins  irrégulière  que  la  première.  Je  pouvais  n'j  pas  répondre,  car,  au  moment 
même  où  je  parle,  les  comités  de  l'Assemblée  nationale  sont  réunis,  et  c'est  là  qu'est 
ma  place,  et  non  ici. 

Je  me  présente  cependant,  parce  que  la  prière  m'en  a  été  faite.  Je  dis  la  prière,  en 


L'ÉTAT  DE  SIÈGE.  323 

ce  qui  concerne  les  défenseurs,  dont  l'intervention  m'a  décidé,  parce  que  jamais  je 
ne  ferai  défaut  à  la  prière  que  l'on  m'adressera  au  nom  de  malheureux  accusés.  Je 
dois  le  dire,  cependant,  je  ne  sais  pas  pourquoi  la  défense  insiste  pour  mon  audition. 
Ma  déposition  est  absolument  sans  importance,  et  ne  peut  pas  plus  être  utile  à  la 
défense  qu'à  l'accusation. 

M.  LE  COMMISSAIRE  DU  GOUVERNEMENT.  —  C'cst  Ic  ministère  publie  aussi,  qui,  comme  la 
défense,  a  insisté;  le  ministère  public,  qui  demandera  k  M.  le  président  la  permission  de  vous 
répondre. 

M.  "VICTOR  Hugo.  —  Rien  n'était  plus  facile  que  de  concilier  les  droits  de  la 
représentation  nationale  et  les  exigences  de  la  justice,  c'était  de  demander  l'autorisa- 
tion de  M.  le  président  de  l'Assemblée ,  et  de  s'entendre  sur  l'heure. 

M.  LE  COMMISSAIRE  DU  GOUVERNEMENT.  —  Pcrmettcz-moi  de  dire  un  mot  au  nom  de  la  loi 
dont  je  suis  l'organe  et  au-dessus  de  laquelle  personne  ne  peut  se  placer.  L'article  80  du  code 
d'instruction  criminelle  est  formel,  absolu,  personne  ne  peut  s'y  soustraire,  et  tout  individu  cité 
régulièrement  est  obligé  de  se  présenter,  sous  peine  d'amende  et  même  de  contrainte  par  corps. 
L'Assemblée,  qui  fait  des  lois,  doit  assurément  obéissance  aux  lois  existantes.  M.  Galj-Cazalat, 
qui  avait  des  devoirs  à  remplir  non  moins  importants  que  ceux  de  l'illustre  poète  que  nous 
citions  comme  témoin,  s'est  rendu  ici  sans  arguer  d'empêchements.  Nous  le  répétons  donc,  la 
loi  est  une;  elle  doit  être  égale  pour  tout  le  monde  dans  ses  exigences,  comme  elle  l'est  dans  sa 
protection. 

M.  Victor  Hugo.  —  Les  paroles  de  M.  le  commissaire  du  gouvernement 
m'obligent  à  une  courte  réponse.  La  loi,  si  elle  a  des  exigences,  a  aussi  des  excep- 
tions. Sur  beaucoup  de  points,  le  représentant  du  peuple  se  trouve  protégé  par  des 
exceptions  nombreuses,  et  cela  dans  l'unique  intérêt  du  peuple  dont  il  résume  la 
souveraineté.  Je  maintiens  donc  qu'aucun  pouvoir  ne  peut  arracher  le  représentant 
de  son  siège  au  moment  où  il  délibère  et  où  le  sort  du  pays  peut  dépendre  du  vote 
qu'il  va  déposer  dans  l'urne. 

Le  DEFENSEUR  DES  PREVENUS.  —  Puisque  c'est  moi  qui,  en  insistant  hier  pour  que  le  témoin 
fût  appelé  devant  vous,  ai  provoqué  l'incident  qu'il  plaît  à  M.  Victor  Hugo  de  prolonger,  je 
demande,  à  mon  tour,  au  conseil,  à  dire  quelques  mots  pour  revendiquer  la  responsabilité  de  ce 
qui  a  été  fait  k  ma  prière  par  le  ministère  public,  et  rappeler  les  véritables  droits  de  chacun  ici. 

M.  Victor  Hugo  proteste,  en  son  nom  et  au  nom  de  l'Assemblée  nationale,  contre  cet  appel 
de  votre  justice,  qu'il  considère  comme  une  violation  de  son  droit  de  représentant. 

La  question,  dit-il,  a  été  déjà  jugée.  C'est  une  erreur;  elle  ne  l'a  jamais  été,  parce  que  dans 
des  circonstances  pareilles  elle  n'a  jamais  été  soulevée.  Ce  qui  a  été  jugé,  le  voici  :  c'est  que 
lorsqu'un  représentant  ou  un  député  est  appelé  pendant  le  cours  de  la  session  d'une  assemblée 
législative  à  rempUr  d'autres  fonctions  qui,  pendant  un  long  temps,  l'enlèveraient  à  ses  devoirs 
de  législateur,  il  doit  être  dispensé  de  ces  fonctions.  Ainsi  pour  le  jury,  ainsi  pour  les  devoirs 
d'un  magistrat  qui  est  appelé  à  choisir  entre  la  Chambre  et  le  palais.  Mais  lorsqu'un  accusé 
réclame  un  témoignage  d'où  dépend  sa  liberté,  ou  son  honneur  peut-être;  lorsque  ce  témoi- 
gnage peut  être  donné  dans  l'intervalle  qui  sépare  le  commencement  d'un  scrutin  de  sa  fin; 
lorsque,  au  pire,  il  retardera  d'une  heure  un  discours,  important  sans  doute,  mais  qui  peut 
attendre,  que,  de  par  la  qualité  de  représentant,  en  opposant  pour  tout  titre  quatre  lignes  de 
M.  le  président  de  l'Assemblée  nationale,  on  puisse  refuser  ce  témoignage,  c'est  ce  que  personne 
n'aurait  soutenu,  c'est  ce  que  je  m'étonne  que  M.  Victor  Hugo  ait  soutenu  le  premier. 

M.  Victor  Hugo,  continue  l'honorable  défenseur,  proteste,  au  nom  de  l'Assemblée  nationale; 


324  NOTES.  —  CONSEILS  DE  GUERRE. 

moi,  comme  défenseur  contribuant  k  l'administration  de  la  justice,  je  proteste  au  nom  de  la 
justice  même.  Jamais  je  n'admettrai  qu'en  venant  ici  M.  le  représentant  Victor  Hugo  fasse  un 
acte  de  complaisance.  Nous  n'acceptons  pas  l'aumône  de  son  témoignage,  la  justice  commande 
et  ne  sollicite  pas. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ne  refuse  point  de  venir  ici,  mais  je  soutiens  que  per- 
sonne n'a  le  droit  d'arracher  un  représentant  à  ses  fonctions  législatives;  je  n'admets 
point  que  l'on  puisse  violer  ainsi  la  souveraineté  du  peuple.  Je  n'entends  point  en- 
gager ici  une  discussion  sur  cette  grave  question,  elle  trouvera  sa  place  dans  une 
autre  enceinte.  Je  suis  le  premier  à  reconnaître  l'élévation  des  sentiments  du  défen- 
seur, mais  ce  que  je  veux  maintenant,  c'est  mon  droit  de  représentant.  Pour  le  mo- 
ment, ce  n'est  pas  un  refus,  ce  n'est  qu'une  question  d'heure  choisie.  Je  suis  prêt, 
monsieur  le  président,  à  répondre  à  vos  questions. 

Le  défenseur.  —  M.  Victor  Hugo  a  écrit  sur  les  derniers  jours  d'un  condamné  à  mort  des 
pages  qui  resteront  comme  l'une  des  œuvres  les  plus  belles  qui  soient  sorties  de  l'esprit  humain. 
Les  angoisses  des  accusés  Turmel  et  Long  ne  sont  pas  aussi  terribles  que  celles  du  condamné, 
mais  elles  demandent  aussi  k  n'être  pas  prolongées.  Eh  bien!  si  M.  Victor  Hugo,  qui  le  pouvait 
comme  M.  Galy-Cazalat,  était  venu  hier  ici,  les  accusés  auraient  été  jugés  hier,  et  votre  tribunal 
n'eût  pas  été  dans  la  nécessité  de  s'assembler  une  seconde  fois.  Les  accusés  n'auraient  pas  passé 
une  nuit  cruelle  sous  le  poids  d'une  accusation  qui  peut  entraîner  la  peine  des  travaux  forcés. 

M.  Victor  Hugo.  —  J'ai  dit  en  commençant,  et  je  regrette  que  le  défenseur 
paraisse  l'oublier,  que  jamais  un  accusé  ne  me  trouverait  sourd  à  son  appel.  Je  devais 
maintenir,  vis-à-vis  de  quelque  autorité  que  ce  soit,  l'inviolabilité  des  délibérations 
de  l'Assemblée,  qui  tient  en  ses  mains  les  destinées  de  la  France.  Maintenant, 
j'ajoute  que,  si  j'avais  pu  penser  que  ma  déposition  servît  la  cause  des  malheureux 
accusés,  je  n'aurais  pas  attendu  la  citation,  j'aurais  demandé  moi-même,  et  comme 
un  droit  alors,  que  le  conseil  m'entendît.  Mais  ma  déposition  n'est  d'aucune  impor- 
tance, comme  ont  pu  en  juger  les  défenseurs  eux-mêmes,  qui  ont  lu  ma  déclaration 
écrite.  Je  n'avais  donc  point  à  hésiter.  Je  devais  préférer  à  une  comparution  absolu- 
ment inutile  à  l'accusé  l'accomplissement  du  plus  sérieux  de  tous  les  devoirs  dans  la 
plus  grave  de  toutes  les  conjonctures;  je  devais  en  outre  résister  à  l'acte  inqualifiable 
qu'avait  osé,  vis-à-vis  d'un  représentant,  se  permettre  la  justice  d'exception  sous 
laquelle  Paris  est  placé  en  ce  moment. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Permettez-moi  de  vous  adresser  la   question  :  Quels  sont  vos  nom   et 
prénoms  ? 

M.  Victor  Hugo.  —  Victor  Hugo. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Votrc  profcssion  ? 

M.  Victor  Hugo.  —  Homme  de  lettres  et  représentant  du  peuple. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Votrc  licu  de  naissance  ? 

M.  Victor  Hugo.  —  Besançon. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Votre  domicile  actuel  ? 

M.  Victor  Hugo.  —  Rue  d'Isly,  j. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Votre  domicile  précédent  ? 

M.  Victor  Hugo.  —  Place  Royale,  6. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Quc  savez-vous  sur  l'accusé  Turmel  ? 


L'ÉTAT  DE  SIÈGE.  325 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  pourrais  dire  que  je  ne  sais  rien.  Ma  déposition  devant 
M.  le  juge  d'instruction  a  été  faite  dans  un  moment  où  mes  souvenirs  étaient  moins 
confus,  et  elle  serait  plus  utile  que  mes  paroles  actuelles  à  la  manifestation  de  la 
vérité.  Cependant,  voilà  ce  que  je  crois  me  rappeler. 

Nous  venions  d'attaquer  une  barricade  de  la  rue  Saint-Louis,  d'où  partait  depuis 
le  matin  une  fusillade  assez  vive  qui  nous  avait  coûté  beaucoup  de  braves  gens; 
cette  barricade  enlevée  et  détruite,  je  suis  allé  seul  vers  une  autre  barricade  placée 
en  travers  de  la  rue  Vieille-du-Temple,  et  très  forte.  Voulant  avant  tout  éviter  l'ef- 
fusion du  sang,  j'ai  abordé  les  insurgés;  je  les  ai  suppliés,  puis  sommés,  au  nom  de 
l'Assemblée  nationale  dont  mes  collègues  et  moi  avions  reçu  un  mandat,  de  mettre 
bas  les  armes;  ils  s'y  sont  refusés. 

M.  Villain  de  Saint-Hilaire,  adjoint  au  maire,  qui  a  montré  en  cette  occasion  un 
rare  courage,  vint  me  rejoindre  à  cette  barricade,  accompagné  d'un  garde  national, 
homme  de  cœur  et  de  résolution,  et  dont  je  regrette  de  ne  pas  savoir  le  nom,  pour 
m'engager  à  ne  pas  prolonger  des  pourparlers  désormais  inutiles,  et  dont  ils  crai- 
gnaient quelque  résultat  funeste.  "Vbjant  que  mes  efforts  ne  réussissaient  pas,  je 
cédai  à  leurs  prières. 

Nous  nous  retirâmes  à  quelque  distance  pour  délibérer  sur  les  mesures  que  nous 
avions  à  prendre.  Nous  étions  derrière  l'angle  d'une  maison.  Un  groupe  de  gardes 
nationaux  amena  un  prisonnier.  Comme,  depuis  quelque  temps,  j'avais  vu  beau- 
coup de  prisonniers,  je  ne  pourrais  me  rappeler  si  j'ai  vu  celui-ci. 

M.  LE  PRESIDENT  au  témoin.  —  Regardez  l'accusé,  le  reconnaissez-vous  ? 
(h,es  deux  accusés  Turmel  et  Long  se  lèvent  et  se  tournent  'vers  Uidor  Hugo.) 

M.  Victor  Hugo,  montrant  Long.  —  Je  n'ai  pas  l'honneur  de  connaître  mon- 
sieur. Quant  à  l'autre  accusé,  je  crois  le  reconnaître,  il  était  amené  par  un  groupe 
de  gardes  nationaux.  Il  vit  à  mon  insigne  que  j'étais  représentant.  —  Citoyen  repré- 
sentant, s'écria-t-il ,  je  suis  innocent,  faites-moi  mettre  en  liberté.  —  Mais  tous 
furent  unanimes  à  me  dire  que  c'était  un  homme  très  dangereux,  et  qu'il  comman- 
dait une  des  barricades  qui  nous  faisaient  face.  Ce  que  voyant,  je  laissai  la  justice 
suivre  son  cours,  et  on  l'emmena. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Vos  souvcnirs  sont  parfaitement  fidèles.  Maintenant  vous  pouvez  retourner 
k  vos  travaux  législatifs.  Quant  à  nous,  nous  avons  fait  notre  devoir,  la  loi  est  satisfaite,  personne 
n'a  le  droit  de  se  mettre  au-dessus  d'elle. 

M.  Victor  Hugo.  —  Il  y  a  eu  confusion  dans  l'esprit  de  la  défense  et  du  mi- 
nistère public,  et  je  regretterais  de  voir  cette  confusion  s'introduire  dans  l'esprit  du 
conseil.  J'ai  toujours  été  prêt,  et  je  l'ai  prouvé  surabondamment,  à  venir  éclairer  la 
justice.  C'était  simplement,  s'il  faut  que  je  le  dise  encore,  une  question  d'heure  à 
choisir.  Mais  j'ai  toujours  nié,  et  je  nierai  toujours,  que  quelque  autorité  que  ce 
puisse  être,  autorité  nécessairement  inférieure  à  l'Assemblée  nationale,  puisse  péné- 
trer jusqu'au  représentant  inviolable,  le  saisir  dans  l'enceinte  de  l'Assemblée,  l'arracher 
aux  délibérations,  et  lui  imposer  un  prétendu  devoir  autre  que  son  devoir  de  législa- 
teur. Le  jour  où  cette  monstrueuse  usurpation  serait  tolérée,  il  n'y  aurait  plus  de 


326  NOTES.  —  CONSEILS  DE  GUERRE. 

souveraineté  du  peuple,  il  n'j  aurait  plus  rien!  rien  cjue  l'arbitraire  et  le  despotisme 
et  l'abaissement  de  tout  dans  le  pays.  Quant  à  moi,  je  ne  verrai  jamais  ce  jour-là. 
(^Mouvement) 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Notrc  dcvoif  cst  de  faire  exécuter  les  lois,  q^uelque  élevé  que  soit  le 
caractère  des  personnes  appelées  devant  la  justice. 

M.  Victor  Hugo.  —  Ce  ne  serait  point  là  exécuter  les  lois,  ce  serait  les  violer 
toutes  à  la  fois.  Je  persiste  dans  ma  protestation. 

{M,  Uidor  Hugo  se  retire  au  milieu  d'un  mouvement  de  curiosité' ^ui  V accompagne  au  dehors  de  la  salle 
d  audience.  ) 

M.  LE  PRESIDENT  au  commùsaire  du  gouvernement.  —  Vous  avez  la  parole. 

M.  d'Hennezel  soutient  l'accusation  contre  les  deux  accusés. 

M"  Madier  de  Montjau  et  Briquet  défendent  les  deux  accusés. 

Le  conseil  entre  dans  la  salle  des  délibérations,  et,  après  une  heure  écoulée,  M.  le  président 
prononce  un  jugement  qui  déclare  Turmel  et  Long  non  coupables  sur  la  question  d'attentat, 
mais  coupables  d'avoir  pris  part  k  un  mouvement  insurrectionnel,  étant  porteurs  d'armes  appa- 
rentes. 

En  conséquence,  Turmel  est  condamné  k  deux  années  de  prison,  et  Long  à  une  année  de  la 
même  peine,  en  vertu  de  l'article  j  de  la  loi  du  24  mai  1834,  modifié  par  l'article  463  du  Code 
pénal. 

—  La  grave  question  soulevée  par  l'honorable  M.  Victor  Hugo  devant  le  conseil  de  guerre 
a  été,  à  son  retour  dans  le  sein  de  l'Assemblée,  l'objet  de  discussions  assez  animées  qui  se  sont 
engagées  dans  la  salle  des  conférences.  Les  principes  posés  par  M.  Victor  Hugo  ont  été  vive- 
ment soutenus  par  les  membres  les  plus  compétents  de  l'Assemblée.  On  annonçait  que  cet  inci- 
dent ferait  l'objet  d'une  lettre  que  le  président  de  l'Assemblée  devait  adresser  au  président  du 
conseil  de  guerre. 


CONSEIL  D'ETAT 
1849. 


NOTE  8. 

LA    LIBERTE    DU    THEATRE. 

En  1849,  la  commission  du  conseil  d'état,  formée  pour  préparer  la  loi  sur  les  théâtres,  fit 
appel  à  l'eipérience  des  personnes  que  leurs  études  ou  leur  profession  intéressent  particidière- 
ment  à  la  prospérité  et  à  la  dignité  de  l'art  théâtral.  Six  séances  furent  consacrées  à  entendre 
trente  et  une  personnes,  parmi  lesquelles  onze  auteurs  dramatiques  ou  compositeurs,  trois  cri- 
tiques, sept  directeurs,  huit  comédiens.  M.  Victor  Hugo  fut  entendu  dans  les  deux  séances  du 
17  et  du  30  septembre.  Nous  donnons  ici  ces  deux  séances  recueillies  par  la  sténographie  et 
pubhées  par  les  soins  du  conseil  d'état. 

Séance  au  ly  septembre.  —  Présidence  de  M.  Vivien. 

M.  Victor  Hugo.  —  Mon  opinion  sur  la  matière  qui  se  discute  maintenant 
devant  la  commission  est  ancienne  et  connue}  je  l'ai  même  en  partie  publiée.  J'y 
persiste  plus  que  jamais.  Le  temps  où  elle  prévaudra  n'est  pas  encore  venu.  Cepen- 
dant, comme,  dans  ma  conviction  profonde,  le  principe  de  la  liberté  doit  finir  par 
triompher  sur  tous  les  points,  j'attache  de  l'importance  à  la  manière  sérieuse  dont  la 
commission  du  conseil  d'état  étudie  les  questions  qui  lui  sont  soumises;  ce  travail 
préparatoire  est  utile,  et  je  m'y  associe  volontiers.  Je  ne  laisserai  échapper,  pour  ma 
part,  aucune  occasion  de  semer  des  germes  de  liberté.  Faisons  notre  devoir,  qui  est 
de  semer  les  idées,  le  temps  fera  le  sien,  qui  est  de  les  féconder. 

Je  commencerai  par  dire  à  la  commission  que,  dans  la  question  des  théâtres, 
question  très  grande  et  très  sérieuse,  il  n'y  a  que  deux  intérêts  qui  me  préoccupent. 
A  la  vérité,  ils  embrassent  tout.  L'un  est  le  progrès  de  l'art,  l'autre  est  l'amélioration 
du  peuple. 

J'ai  dans  le  cœur  une  certaine  indiflFérence  pour  les  formes  politiques,  et  une 
inexprin^ble  passion  pour  la  liberté.  Je  viens  de  vous  le  dire,  la  liberté  est  mon  prin- 
cipe, et,  partout  où  elle  m'apparaît,  je  plaide  ou  je  lutte  pour  elle. 

Cependant  si,  dans  la  question  théâtrale,  vous  trouvez  un  moyen  qui  ne  soit  pas 
la  liberté,  mais  qui  me  donne  le  progrès  de  l'art  et  l'amélioration  du  peuple,  j'irai 
jusqu'à  vous  sacrifier  le  grand  principe  pour  lequel  j'ai  toujours  combattu,  je  m'in- 
cUnerai  et  je  me  tairai.  Maintenant,  pouvez-vous  arriver  à  ces  résultats  autrement 
que  par  la  liberté } 

Vous  touchez,  dans  la  matière  spéciale  qui  vous  occupe,  à  la  grande,  à  l'éternelle 
question  qui  reparaît  sans  cesse,  et  sous  toutes  les  formes,  dans  la  vie  de  l'humanité. 
Les  deux  grands  principes  qui  la  dominent  dans  leur  lutte  perpétuelle,  la  liberté. 


328  NOTES.  —  CONSEIL  D'ÉTAT. 

l'autorité^  sont  en  présence  dans  cette  question-ci  comme  dans  toutes  les  autres.  Entre 
ces  deux  principes,  il  vous  faudra  choisir,  sauf  ensuite  à  faire  d'utiles  accommode- 
ments entre  celui  que  vous  choisirez  et  celui  que  vous  ne  choisirez  pas.  Il  vous 
faudra  choisir  5  lequel  prendrez-vous  ?  Examinons. 

Dans  la  question  des  théâtres,  le  principe  de  l'autorité  a  ceci  pour  lui  et  contre  lui 
qu'il  a  déjà  été  expérimenté.  Depuis  que  le  théâtre  existe  en  France,  le  principe 
de  l'autorité  le  possède.  Si  l'on  a  constaté  ses  inconvénients,  on  a  aussi  constaté  ses 
avantages,  on  les  connaît.  Le  principe  de  liberté  n'a  pas  encore  été  mis  à  l'épreuve. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Il  a  été  mis  à  l'épreuve  de  1791  à  1806. 

M.  Victor  Hugo.  —  Il  fut  proclamé  en  1791,  mais  non  réalisé}  on  était  en  pré- 
sence de  la  guillotine.  La  liberté  germait  alors,  elle  ne  régnait  pas.  Il  ne  faut  point 
juger  des  effets  de  la  liberté  des  théâtres  par  ce  qu'elle  a  pu  produire  pendant  la  pre- 
mière révolution. 

Le  principe  de  l'autorité  a  pu,  lui,  au  contraire,  produire  tous  ses  fruits j  il  a  eu 
sa  réalisation  la  plus  complète  dans  un  système  où  pas  un  détail  n'a  été  omis.  Dans 
ce  système,  aucun  spectacle  ne  pouvait  s'ouvrir  sans  autorisation  On  avait  été  jus- 
qu'à spécifier  le  nombre  de  personnages  qui  pouvaient  paraître  en  scène  dans  chaque 
théâtre,  jusqu'à  interdire  aux  uns  de  chanter,  aux  autres  de  parler;  jusqu'à  régler,  en 
de  certains  cas,  le  costume  et  même  le  geste;  jusqu'à  introduire  dans  les  fantaisies 
de  la  scène  je  ne  sais  quelle  rigueur  hiérarchique. 

Le  principe  de  l'autorité,  réalisé  si  complètement,  qu'a-t-il  produit?  On  va  me 
parler  de  Louis  XIV  et  de  son  grand  règne.  Louis  XIV  a  porté  le  principe  de  l'auto- 
rité, sous  toutes  ses  formes,  à  son  plus  haut  degré  de  splendeur.  Je  n'ai  à  parler  ici 
que  du  théâtre.  Eh  bien  !  le  théâtre  du  dix-septième  siècle  eût  été  plus  grand  sans  la 
pression  du  principe  d'autorité.  Ce  principe  a  arrêté  l'essor  de  Corneille  et  froissé 
son  robuste  génie.  Molière  s'y  est  souvent  soustrait,  parce  qu'il  vivait  dans  la  fami- 
liarité du  grand  roi  dont  il  avait  les  sympathies  personnelles.  Molière  n'a  été  si  favo- 
risé que  parce  qu'il  était  valet  de  chambre  tapissier  de  Louis  XIV;  il  n'eût  point  fait 
sans  cela  le  quart  de  ses  chefs-d'œuvre.  Le  sourire  du  maître  lui  permettait  l'audace. 
Chose  bizarre  à  dire,  c'est  sa  domesticité  qui  a  fait  son  indépendance;  si  Molière 
n'eût  pas  été  valet,  il  n'eût  pas  été  libre. 

Vous  savez  qu'un  des  miracles  de  l'esprit  humain  avait  été  déclare  immoral  par 
les  contemporains;  il  fallut  un  ordre  formel  de  Louis  XIV  pour  qu'on  jouât  Tartuffe. 
"Vbilà  ce  qu'a  fait  le  principe  de  l'autorité  dans  son  plus  beau  siècle.  Je  passerai  sur 
Louis  XV  et  sur  son  temps;  c'est  une  époque  de  complète  dégradation  pour  l'art 
dramatique.  Je  range  les  tragédies  de  V)ltaire  parmi  les  œuvres  les  plus  informes  que 
l'esprit  humain  ait  jamais  produites.  Si  Voltaire  n'était  pas,  à  côté  de  cela,  un  des 
plus  beaux  génies  de  l'humanité,  s'il  n'avait  pas  produit,  entre  autres  grands  résul- 
tats, ce  résultat  admirable  de  l'adoucissement  des  mœurs,  il  serait  au  niveau  de 
Campistron. 

Je  ne  triomphe  donc  pas  du  dix-huitième  siècle;  je  le  pourrais,  mais  je  m'abstiens. 
Remarquez  seulement  que  le  chef-d'œuvre  dramatique  qui  marque  la  fin  de  ce  siècle. 


LA  LIBERTÉ  DU  THÉÂTRE.  329 

le  Maria^  de  Figaro,  est  dû  à  la  rupture  du  principe  d'autorité.  J'arrive  à  l'empire. 
Alors  l'autorité  avait  été  restaurée  dans  toute  sa  splendeur,  elle  avait  quelque  chose 
de  plus  éclatant  encore  que  l'autorité  de  Louis  XIV,  il  y  avait  alors  un  maître  qui 
ne  se  contentait  pas  d'être  le  plus  grand  capitaine,  le  plus  grand  législateur,  le  plus 
grand  politique,  le  plus  grand  prince  de  son  temps,  mais  qui  voulait  être  le  plus 
grand  organisateur  de  toutes  choses.  La  littérature,  l'art,  la  pensée  ne  pouvaient 
échapper  à  sa  domination,  pas  plus  que  tout  le  reste.  H  a  eu,  et  je  l'en  loue,  la 
volonté  d'organiser  l'art.  Pour  cela  il  n'a  rien  épargné,  il  atout  prodigué.  De  Moscou 
il  organisait  le  Théâtre-Français.  Dans  le  moment  même  où  la  fortune  tournait  et 
où  il  pouvait  voir  l'abîme  s'ouvrir,  il  s'occupait  de  réglementer  les  soubrettes  et  les 
crispins. 

Eh  bien,  malgré  tant  de  soins  et  tant  de  volonté,  cet  homme,  qui  pouvait  gagner 
la  bataille  de  Marengo  et  la  bataille  d'Austerlitz,  n'a  pu  faire  faire  un  chef- 
d'œuvre.  Il  aurait  donné  des  millions  pour  que  ce  chef-d'œuvre  naquît  j  il  aurait  fait 
prince  celui  qui  en  aurait  honoré  son  règne.  Un  jour,  il  passait  une  revue.  H  j  avait 
là  dans  les  rangs  un  auteur  assez  médiocre  qui  s'appelait  ^Barjaud.  Personne  ne 
connaît  plus  ce  nom.  On  dit  à  l'empereur  :  —  Sire,  M.  Barjaud  est  là.  —  Mon- 
sieur Barjaud,  dit-il  aussitôt,  sortez  des  rangs.  —  Et  il  lui  demanda  ce  qu'il  pouvait 
faire  pour  lui. 

M.  ScKjBE.  —  M.  Barjaud  demanda  une  sous-lieutenancc,  ce  qui  ne  prouve  pas  qu'il  eût  la 
vocation  des  lettres.  Il  fat  tué  peu  de  temps  après,  ce  qui  aurait  empêché  son  talent  (s'il  avait 
eu  du  talent)  d'illustrer  le  règne  impérial. 

M.  Victor  Hugo.  —  V)us  abondez  dans  mon  sens.  D'après  ce  que  l'empereur 
faisait  pour  des  médiocrités,  jugez  de  ce  qu'il  eût  fait  pour  des  talents,  jugez  de  ce 
qu'il  eût  fait  pour  des  génies  !  Une  de  ses  passions  eût  été  de  faire  naître  une  grande 
littérature.  Son  goût  littéraire  était  supérieur,  le  Mémorial  de  Sainte-Hélène  le  prouve. 

Quand  l'empereur  prend  un  livre,  il  ouvre  Corneille.  Eh  bien  !  cette  littérature 
qu'il  souhaitait  si  ardemment  pour  en  couronner  son  règne,  lui  ce  grand  créateur, 
il  n'a  pu  la  créer.  Qu'ont  produit,  dans  le  domaine  de  l'art,  tant  d'efforts,  tant  de 
persévérance,  tant  de  magnificence,  tant  de  volonté  .f"  Qu'a  produit  ce  principe  de 
l'autorité,  si  puissamment  appUqué  par  l'homme  qui  le  faisait  en  quelque  sorte 
vivant?  Rien. 

M.  Scribe.  —  Vous  oubliez  les  Templiers  de  M.  Raynouard. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ne  les  oublie  pas.  Il  y  a  dans  cette  pièce  un  beau  vers. 

V)ilà  au  point  de  vue  de  l'art  sous  l'empire,  ce  que  l'autorité  a  produit,  c'est-à- 
dire  rien  de  grand,  rien  de  beau. 

J'en  suis  venu  à  me  dire,  pour  ma  part,  en  voyant  ces  résultats,  que  l'autorité 
pourrait  bien  ne  pas  être  le  meilleur  moyen  de  faire  fructifier  l'art  j  qu'il  fallait  peut- 
être  songer  à  quelque  autre  chose.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  à  quoi. 

Le  point  de  vue  de  l'art  épuisé,  passons  à  l'autre,  au  point  de  vue  de  la  moralisa- 
tion  et  de  l'instruction  du  peuple.  C'est  un  côté  de  la  question  qui  me  touche 
infiniment. 


330  NOTES.  —  CONSEIL  D'ÉTAT. 

Qu'a  fait  le  principe  d'autorité  à  ce  point  de  vue?  et  que  vaut-il?  Je  me  borne 
toujours  au  théâtre.  Le  principe  d'autorité  voulait  et  devait  vouloir  que  le  théâtre 
contribuât,  pour  sa  part,  à  enseigner  au  peuple  tous  les  respects,  les  devoirs  moraux, 
la  religion,  le  principe  monarchique  qui  dominait  alors,  et  dont  je  suis  loin  de  mé- 
connaître la  puissance  civilisatrice.  Eh  bien,  je  prends  le  théâtre  tel  qu'il  a  été  au 
siècle  par  excellence  de  l'autorité,  je  le  prends  dans  sa  personnification  française  la 
plus  illustre,  dans  l'homme  que  tous  les  siècles  et  tous  les  temps  nous  envieront, 
dans  Molière.  J'observe;  que  vois-je?  Je  vois  le  théâtre  échapper  complètement  à  la 
direction  que  lui  donne  l'autorité.  Molière  prêche,  d'un  bout  à  l'autre  de  ses  œuvres, 
la  lutte  du  valet  contre  le  maître,  du  fils  contre  le  père,  de  la  femme  contre  le  mari, 
du  jeune  homme  contre  le  vieillard,  de  la  liberté  contre  la  religion. 

Nous  disons,  nous  :  Dans  Tartuffe,  Molière  n'a  attaqué  que  l'hypocrisie.  Tous 
ses  contemporains  le  comprirent  autrement. 

Le  but  de  l'autorité  était-il  atteint?  Jugez  vous-mêmes.  Il  était  complètement 
tourné;  elle  avait  été  radicalement  impuissante.  J'en  conclus  qu'elle  n'a  pas  en  elle  la 
force  nécessaire  pour  donner  au  peuple,  au  moins  par  l'intermédiaire  du  théâtre,  l'en- 
seignement le  meilleur  selon  elle. 

"Vbjez,  en  effet.  L'autorité  veut  que  le  théâtre  exhorte  toutes  les  désobéissances. 
Sous  la  pression  des  idées  religieuses,  et  même  dévotes,  toute  la  comédie  qui  sort 
de  Molière  est  sceptique;  sous  la  pression  des  idées  monarchiques,  toute  la  tragédie 
qui  sort  de  Corneille  est  républicaine.  Tous  deux.  Corneille  et  Molière,  sont  décla- 
rés, de  leur  vivant,  immoraux,  l'un  par  l'académie,  l'autre  par  le  parlement. 

Et  voyez  comme  le  jour  se  fait,  voyez  comme  la  lumière  vient!  Corneille  et 
Molière,  qui  ont  fait  le  contraire  de  ce  que  voulait  leur  imposer  le  principe  d'autorité 
sous  la  double  pression  religieuse  et  monarchique,  sont-ils  immoraux  vraiment? 
L'académie  dit  oui,  le  parlement  dit  oui,  la  postérité  dit  non.  Ces  deux  grands  poètes 
ont  été  deux  grands  philosophes.  Ils  n'ont  pas  produit  au  théâtre  la  vulgaire  morale 
de  l'autorité,  mais  la  haute  morale  de  l'humanité.  C'est  cette  morale,  cette  morale 
supérieure  et  splendide,  qui  est  faite  pour  l'avenir  et  que  la  courte  vue  des  contem- 
porains qualifie  toujours  d'immoralité. 

Aucun  génie  n'échappe  à  cette  loi,  aucun  sage,  aucun  juste!  L'accusation 
d'immoralité  a  successivement  atteint  et  quelquefois  martyrisé  tous  les  fondateurs  de 
la  sagesse  humaine,  tous  les  révélateurs  de  la  sagesse  divine.  C'est  au  nom  de  la 
morale  qu'on  a  fait  boire  la  ciguë  à  Socrate  et  qu'on  a  cloué  Jésus  au  gibet. 

Je  reprends,  et  je  résume  ce  que  je  viens  de  dire. 

Le  principe  d'autorité,  seul  et  livré  à  lui-même,  a-t-il  su  faire  fructifier  l'art?  Non. 
A-t-il  su  imprimer  au  théâtre  une  direction  utile  dans  son  sens  à  l'amélioration  du 
peuple?  Non. 

Qu'a-t-il  fait  donc?  Rien,  ou,  pour  mieux  dire,  il  a  comprimé  les  génies,  il  a 
gêné  les  chefs-d'œuvre. 

Maintenant,  voulez- vous  que  je  descende  de  cette  région  élevée,  où  je  voudrais 
que  les  esprits  se  maintinssent  toujours,  pour  traiter  au  point  de  vue  purement 
industriel  la  question  que  vous  étudiez?  Ce  point  de  vue  est  pour  mol  peu  consi- 


LA  LIBERTE  DU  THEATRE.  331 

dérablc,  et  je  déclare  que  le  nombre  des  faillites  n'est  rien  pour  moi  à  côté  d'un 
chef-d'œuvre  créé  ou  d'un  progrès  intellectuel  ou  moral  du  peuple  obtenu.  Cepen- 
dant, je  ne  veux  point  négliger  complètement  ce  côté  de  la  question,  et  je  deman- 
derai si  le  principe  de  l'autorité  a  été  du  moins  bon  pour  faire  prospérer  les  entreprises 
dramatiques?  Non.  Il  n'a  pas  même  obtenu  ce  mince  résultat.  Je  n'en  veux  pour 
preuve  que  les  dix-huit  années  du  dernier  règne.  Pendant  ces  dix-huit  années, 
l'autorité  a  tenu  dans  ses  mains  les  théâtres  par  le  privilège  et  par  la  distinction  des 
genres.  Quel  a  été  le  résultat? 

L'empereur  avait  jugé  qu'il  y  avait  beaucoup  trop  de  théâtres  dans  Paris;  qu'il  y 
en  avait  plus  que  la  population  de  la  ville  n'en  pouvait  porter.  Par  un  acte  d'autorité 
despotique,  il  supprima  une  partie  de  ces  théâtres,  il  émonda  en  bas  et  conserva  en 
haut.  "Vbilà  ce  que  fit  un  homme  de  génie.  La  dernière  administration  des  beaux-arts 
a  retranché  en  haut  et  multiplié  en  bas.  Cela  seul  suffit  pour  faire  juger  qu'au  grand 
esprit  de  gouvernement  avait  succédé  le  petit  esprit.  Qu'avez-vous  vu  pendant  les 
dix-huit  années  de  la  déplorable  administration  qui  s'est  continuée,  en  dépit  des  chocs 
de  la  politique,  sous  tous  les  ministres  de  l'Intérieur?  Vous  avez  vu  périr  successive- 
ment ou  s'amoindrir  toutes  les  scènes  vraiment  littéraires. 

Chaque  fois  qu'un  théâtre  montrait  quelques  velléités  de  littérature,  l'administra- 
tion faisait  des  efforts  inouïs  pour  le  laire  rentrer  dans  des  genres  misérables.  Je 
caractérise  cette  administration  d'un  mot  :  point  de  débouchés  à  la  pensée  élevée, 
multiplication  des  spectacles  grossiers;  les  issues  fermées  en  haut,  ouvertes  en  bas. 
Il  suffisait  de  demander  à  exploiter  un  spectacle-concert,  un  spectacle  de  marionnettes, 
de  danseurs  de  corde,  pour  obtenir  la  permission  d'attirer  et  de  dépraver  le  public. 
Les  gens  de  lettres,  au  nom  de  l'art  et  de  la  littérature,  avaient  demandé  un  second 
Théâtre-Français;  on  leur  a  répondu  par  une  dérision,  on  leur  a  donné  l'Odéon! 

"Vbilà  comment  l'administration  comprenait  son  devoir;  voilà  comment  le  principe 
de  l'autorité  a  fonctionné  depuis  vingt  ans.  D'une  part,  il  a  comprimé  l'essor  de  la 
pensée;  de  l'autre,  il  a  développé  l'essor,  soit  des  parties  infimes  de  l'intelligence,  soit 
des  intérêts  purement  matériels.  Il  a  fondé  la  situation  actuelle,  dans  laquelle  nous 
avons  vu  un  nombre  de  théâtres  hors  de  toute  proportion  avec  la  population 
parisienne,  et  créés  par  des  fantaisies  sans  motifs.  Je  n'épuise  pas  les  griefs.  On  a  dit 
beaucoup  de  choses  sur  la  manière  dont  on  trafiquait  des  privilèges.  J'ai  peu  de  goût 
à  ce  genre  de  recherches.  Ce  que  je  constate,  c'est  qu'on  a  développé  outre  mesure 
l'industrie  misérable  pour  refouler  le  développement  de  l'art. 

Maintenant  qu'une  révolution  est  survenue,  qu'arrive-t-il ?  C'est  que,  du  moment 
qu'elle  a  éclaté,  tous  ces  théâtres  factices  sortis  du  caprice  d'un  commis,  de  pis  encore 
quelquefois,  sont  tombés  sur  les  bras  du  gouvernement.  Il  faut,  ou  les  laisser  mourir, 
ce  qui  est  une  calamité  pour  une  multitude  de  malheureux  qu'ils  nourrissent,  ou  les 
entretenir  à  grands  frais,  ce  qui  est  une  calamité  pour  le  budget.  "Vbilà  les  fi"uits  des 
systèmes  fondés  sur  le  principe  de  l'autorité.  Ces  résultats,  je  les  ai  énumérés  longue- 
ment. Ils  ne  me  satisfont  guère.  Je  sens  la  nécessité  d'en  venir  à  un  système  fondé 
sur  autre  chose  que  le  principe  d'autorité. 

Or,  ici,  il  n'y  a  pas  deux  solutions.  Du  moment  où  vous  renoncez  au  principe 
d'autorité,  vous  êtes  contraints  de  vous  tourner  vers  le  principe  de  liberté. 


332  NOTES.  —  CONSEIL  D'ÉTAT. 

Examinons  maintenant  la  question  des  théâtres  au  point  de  vue  de  la  liberté. 

Je  veux  pour  le  théâtre  deux  libertés  qui  sont  toutes  deux  dans  l'air  de  ce  siècle, 
liberté  d'industrie,  liberté  de  pensée. 

Liberté  d'industrie,  c'est-à-dire  point  de  privilèges j  liberté  de  pensée,  c'est-à-dire 
point  de  censure. 

Commençons  par  la  liberté  d'industrie  j  nous  examinerons  l'autre  question  une 
autre  fois.  Le  temps  nous  manque  aujourd'hui. 

"Vbyons  comment  nous  pourrions  organiser  le  système  de  la  liberté.  Ici,  je  dois 
supposer  un  peuj  rien  n'existe. 

Je  suis  obligé  de  revenir  à  mon  point  de  départ,  car  il  ne  faut  pas  le  perdre  de  vue 
un  seul  instant.  La  grande  pensée  de  ce  siècle,  celle  qui  doit  survivre  à  toutes  les 
autres,  à  toutes  les  formes  politiques,  quelles  qu'elles  soient,  celle  qui  sera  le  fonde- 
ment de  toutes  les  institutions  de  l'avenir,  c'est  la  liberté.  Je  suppose  donc  que  la 
liberté  pénètre  dans  l'industrie  théâtrale,  comme  elle  a  pénétré  dans  toutes  les  autres 
industries,  puis  je  me  demande  si  elle  satisfera  au  progrès  de  l'art,  si  elle  produira  la 
rénovation  du  peuple,  \bici  d'abord  comment  je  comprendrais  que  la  liberté  de 
l'industrie  théâtrale  fût  proclamée. 

Dans  la  situation  où  sont  encore  les  esprits  et  les  questions  politiques,  aucune 
liberté  ne  peut  exister  sans  que  le  gouvernement  y  ait  pris  sa  part  de  surveillance  et 
d'influence.  La  liberté  d'enseignement  ne  peut,  à  mon  sens,  exister  qu'à  cette 
condition  j  il  en  est  de  même  de  la  liberté  théâtrale.  L'état  doit  d'autant  mieux 
intervenir  dans  ces  deux  questions,  qu'il  n'y  a  pas  là  seulement  un  intérêt  matériel, 
mais  un  intérêt  moral  de  la  plus  haute  importance. 

Quiconque  voudra  ouvrir  un  théâtre  le  pourra  en  se  soumettant  aux  conditions 
de  police  que  voici . . .  aux  conditions  de  cautionnement  que  voici . . .  aux  garanties 
de  diverses  natures  que  voici . . .  Ce  sera  le  cahier  des  charges  de  la  liberté. 

Ces  mesures  ne  suffisent  pas.  Je  rapprochais  tout  à  l'heure  la  liberté  des  théâtres 
de  la  liberté  de  l'enseignement;  c'est  que  le  théâtre  est  une  des  branches  de  l'ensei- 
gnement populaire.  Responsable  de  la  moralité  et  de  l'instruction  du  peuple,  l'état 
ne  doit  point  se  résigner  à  un  rôle  négatif,  et,  après  avoir  pris  quelques  précautions, 
regarder,  laisser  aller.  L'état  doit  installer,  à  côté  des  théâtres  libres,  des  théâtres  qu'il 
gouvernera,  et  où  la  pensée  sociale  se  fera  jour. 

Je  voudrais  qu'il  y  eût  un  théâtre  digne  de  la  France  pour  les  célèbres  poètes 
morts  qui  l'ont  honorée;  puis  un  théâtre  pour  les  auteurs  vivants.  Il  faudrait 
encore  un  théâtre  pour  le  grand  opéra,  un  autre  pour  l'opéra-comique.  Je  subven- 
tionnerais magnifiquement  ces  quatre  théâtres. 

Les  théâtres  livrés  à  l'industrie  personnelle  sont  toujours  forcés  à  une  certaine 
parcimonie.  Une  pièce  coûte  loo.ooo  francs  à  monter,  ils  reculeront;  vous,  vous  ne 
reculerez  pas.  Un  grand  acteur  met  à  haut  prix  ses  prétentions,  un  théâtre  libre 
pourrait  marchander  et  le  laisser  échapper;  vous,  vous  ne  marchanderez  pas.  Un 
écrivain  de  talent  travaille  pour  un  théâtre  libre,  il  reçoit  tel  droit  d'auteur;  vous  lui 
donnez  le  double,  il  travaillera  pour  vous.  Vous  aurez  ainsi  dans  les  théâtres  de 
l'état,  dans  les  théâtres  nationaux,  les  meilleures  pièces,  les  meilleurs  comédiens,  les 
plus  beaux  spectacles.  En  même  temps,  vous,  l'état,  qui  ne  spéculez  pas,  et  qui,  à 


LA  LIBERTE  DU  THEATRE.  333 

la  rigueur,  en  présence  d'un  grand  but  de  gloire  et  d'utilité  à  atteindre,  n'êtes  pas 
forcé  de  gagner  de  l'argent,  vous  ofiFrirez  au  peuple  ces  magnifiques  spectacles  au 
meilleur  marché  possible. 

Je  voudrais  que  l'homme  du  peuple,  pour  dix  sous,  fôt  aussi  bien  assis  au 
parterre,  dans  une  stalle  de  velours,  que  l'homme  du  monde  à  l'orchestre,  pour 
dix  francs.  De  même  que  je  voudrais  le  théâtre  grand  pour  l'idée,  je  voudrais  la 
salle  vaste  pour  la  foule.  De  cette  façon  vous  auriez,  dans  Paris,  quatre  magnifiques 
lieux  de  rendez-vous,  où  le  riche  et  le  pauvre,  l'heureux  et  le  malheureux,  le 
parisien  et  le  provincial,  le  français  et  l'étranger,  se  rencontreraient  tous  les  soirs, 
mêleraient  fraternellement  leur  âme,  et  communieraient,  pour  ainsi  dire,  dans  la 
contemplation  des  grandes  œuvres  de  l'esprit  humain.  Que  sortirait-il  de  là?  L'amé- 
lioration populaire  et  la  moralisation  universelle. 

Voilà  ce  que  feraient  les  théâtres  nationaux.  Maintenant,  que  feraient  les  théâtres 
libres.'*  Vous  allez  me  dire  qu'ils  seraient  écrasés  par  une  telle  concurrence.  Messieurs, 
je  respecte  la  liberté,  mais  je  gouverne  et  je  tiens  le  niveau  élevé.  C'est  à  la  liberté 
de  s'en  arranger. 

Les  dépenses  des  théâtres  nationaux  vous  ef&ajent  peut-être  ;  c'est  à  tort.  Fussent- 
elles  énormes,  j'en  réponds,  bien  que  mon  but  ne  soit  pas  de  créer  une  spéculation 
en  faveur  de  l'état,  le  résultat  financier  ne  lui  sera  pas  désavantageux.  Les  hommes 
spéciaux  vous  diraient  que  l'état  fera  avec  ces  établissements  de  bonnes  affeires.  Il 
arrivera  alors  ce  résultat  singulier  et  heureux  qu'avec  un  chef-d'œuvre  un  poëte 
pourra  gagner  presque  autant  d'argent  qu'un  agent  de  change  par  un  coup  de 
bourse. 

Surtout,  ne  l'oubliez  pas,  aux  hommes  de  talent  et  de  génie  qui  viendront  à 
moi,  je  dirai  :  —  Je  n'ai  pas  seulement  pour  but  de  faire  votre  fortune  et  d'encou- 
rager l'art  en  vous  protégeant j  j'ai  un  but  plus  élevé  encore.  Je  veux  que  vous 
fassiez  des  chefs-d'œuvre,  s'il  est  possible,  mais  je  veux  surtout  que  vous  amélioriez 
le  peuple  de  toutes  les  classes.  Versez  dans  la  population  des  idées  saines  j  faites  que 
vos  ouvrages  ne  sortent  pas  d'une  certaine  ligne  que  voici,  et  qui  me  paraît  la 
meilleure.  —  C'est  là  un  langage  que  tout  le  monde  comprendra;  tout  esprit 
consciencieux,  toute  âme  honnête  sentira  l'importance  de  la  mission.  Vous  aurez  un 
théâtre  qui  attirera  la  foule  et  qui  répandra  les  idées  civilisatrices,  l'héroïsme,  le 
dévouement,  l'abnégation,  le  devoir,  l'amour  du  pays  par  la  reproduaion  vraie, 
animée  ou  même  patriotiquement  exaltée,  des  grands  faits  de  notre  histoire. 

Et  savez- vous  ce  qui  arrivera?  Vous  n'attirerez  pas  seulement  le  peuple  à  vos 
théâtres,  vous  j  attirerez  l'étranger.  Pas  un  homme  riche  en  Europe  qui  ne  soit 
tenu  de  venir  à  vos  théâtres  compléter  son  éducation  française  et  littéraire.  Ce  sera 
là  une  source  de  richesse  pour  la  France  et  pour  Paris.  "Vos  magnifiques  subventions, 
savez-vous  qui  les  payera?  l'Europe.  L'argent  de  l'étranger  affluera  chez  vousj  vous 
ferez  à  la  gloire  nationale  une  avance  que  l'admiration  européenne  vous  rem- 
boursera. 

Messieurs,  au  moment  où  nous  sommes,  il  n'y  a  qu'une  seule  nation  qui  soit 
en  état  de  donner  des  produits  littéraires  au  monde  entier,  et  cette  nation,  c'est  la 
nation  française.  Vous  avez  donc  là  un  monopole  immense,  un  monopole  que 


334  NOTES.  —  CONSEIL  D'ÉTAT. 

l'univers  civilisé  subit  depuis  dix-huit  ans.  Les  ministres  qui  nous  ont  gouvernes 
n'ont  eu  qu'une  seule  pensée  :  comprimer  la  littérature  française  à  l'intérieur,  la 
sacrifier  au  dehors,  la  laisser  systématiquement  spolier  dans  un  royaume  voisin  par 
la  contrefaçon.  Je  favoriserais,  au  contraire,  cet  admirable  monopole  sous  toutes  ses 
formes,  et  je  le  répandrais  sur  le  monde  entier 5  je  créerais  à  Paris  des  foyers  lumi- 
neux qui  éclaireraient  toutes  les  nations,  et  vers  lesquels  toutes  les  nations  se 
tourneraient. 

Ce  n'est  pas  tout.  Pour  achever  l'œuvre,  je  voudrais  des  théâtres  spéciaux  pour  le 
peuple;  ces  théâtres,  je  les  mettrais  à  la  charge,  non  de  l'état,  mais  de  la  ville  de 
Paris.  Ce  seraient  des  théâtres  créés  à  ses  frais  et  bien  choisis  par  son  administration 
municipale  parmi  les  théâtres  déjà  existants,  et  dès  lors  subventionnés  par  elle.  Je  les 
appellerais  théâtres  municipaux. 

La  ville  de  Paris  est  intéressée,  sous  tous  les  rapports,  à  l'existence  de  ces  théâtres. 
Ils  développeraient  les  sentiments  moraux  et  l'instruction  dans  les  classes  inférieures; 
ils  contribueraient  à  faire  régner  le  calme  dans  cette  partie  de  la  population,  d'où 
sortent  parfois  des  commotions  si  fatales  à  la  ville. 

Je  l'ai  dit  plus  haut  d'une  manière  générale  en  me  faisant  le  plagiaire  de  l'em- 
pereur Napoléon,  je  le  répète  ici  en  appliquant  surtout  mon  assertion  aux  classes 
inférieures  de  la  population  parisienne  :  le  peuple  français,  la  population  parisienne 
principalement,  ont  beaucoup  du  peuple  athénien;  il  faut  quelque  chose  pour 
occuper  leur  imagination.  Les  théâtres  municipaux  seront  des  espèces  de  dérivatifs, 
qui  neutraliseront  les  bouillonnements  populaires.  Avec  eux,  le  peuple  parisien  lira 
moins  de  mauvais  pamphlets,  boira  moins  de  mauvais  vins,  hantera  moins  de 
mauvais  lieux,  fera  moins  de  révolutions  violentes. 

L'intérêt  de  la  ville  est  patent;  il  est  naturel  qu'elle  fasse  les  frais  de  ces  fondations. 
Elle  ferait  appel  à  des  auteurs  sages  et  distingués ,  qui  produiraient  sur  la  scène  des 
pièces  élémentaires,  tirées  surtout  de  notre  histoire  nationale.  Vous  avez  vu  une 
partie  de  cette  pensée  réalisée  par  le  Cirque;  on  a  eu  tort  de  le  laisser  fermer. 

Les  théâtres  municipaux  seraient  répartis  entre  les  différents  quartiers  de  la 
capitale,  et  placés  surtout  dans  les  quartiers  les  moins  riches,  dans  les  faubourgs. 

Ainsi,  à  la  charge  de  l'état,  quatre  théâtres  nationaux  pour  la  France  et  pour 
l'Europe;  à  la  charge  de  la  ville,  quatre  théâtres  municipaux  pour  le  peuple  des 
faubourgs;  à  côté  de  ce  haut  enseignement  de  l'état,  les  théâtres  libres;  voilà  mon 
système. 

Selon  moi,  de  ce  système,  qui  est  la  liberté,  sortiraient  la  grandeur  de  l'art  et 
l'amélioration  du  peuple,  qui  sont  mes  deux  buts.  \bus  avez  vu  ce  qu'avait  produit, 
pour  ces  deux  grands  buts,  le  système  basé  sur  l'autorité,  c'est-à-dire  le  privilège  et 
la  censure.  Comparez  et  choisissez. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Vous  admettez  le  régime  de  la  liberté,  mais  vous  faites  aux  théâtres 
libres  une  condition  bien  difficile.  Ils  seront  écrasés  par  ceux  de  l'état. 

M.  Victor  Hugo.  —  Le  rôle  des  théâtres  libres  est  loin  d'être  nul  à  côté  des 
théâtres  de  l'état.  Ces  théâtres  lutteront  avec  les  vôtres.  Quoique  vous  soyez  le  gou- 
vernement, vous  vous  trompez  quelquefois.  Il  vous  arrive  de  repousser  des  œuvres 


/      A 


LA  LIBERTE  DU  THEATRE.  335 

remarquables  ;  les  théâtres  libres  accueilleront  ces  oeuvres-là.  Ils  profiteront  des  erreurs 
que  vous  aurez  commises,  et  les  applaudissements  du  public  que  vous  entendrez 
dans  les  salles  seront  pour  vous  des  reproches  et  vous  stimuleront. 

On  va  me  dire  :  Les  théâtres  libres,  qui  auront  peine  à  faire  concurrence  au 
gouvernement,  chercheront,  pour  réussir,  les  moyens  les  plus  fâcheux j  ils  feront 
appel  au  dévergondage  de  l'imagination  ou  aux  passions  populaires  ;  pour  attirer  le 
public,  ils  spéculeront  sur  le  scandale j  ils  feront  de  l'immoralité  et  ils  feront  de  la 
politique 5  ils  joueront  des  pièces  extravagantes,  excentriques,  obscènes,  et  des 
comédies  aristophanesques.  —  S'il  y  a  dans  tout  cela  quelque  chose  de  criminel,  on 
pourra  le  réprimer  par  les  moyens  légaux;  sinon,  ne  vous  en  inquiétez  pas.  Je  suis 
un  de  ceux  qui  ont  eu  l'inconvénient  ou  l'honneur,  depuis  Février,  d'être  quelquefois 
mis  sur  le  théâtre.  Que  m'importe!  J'aime  mieux  ces  plaisanteries,  inofiFensives  après 
tout,  que  telles  calomnies  répandues  contre  moi  par  un  journal  dans  ses  cinquante 
mille  exemplaires. 

Quand  on  me  met  sur  la  scène,  j'ai  tout  le  monde  pour  moi;  quand  on  me 
travestit  dans  un  journal,  j'ai  contre  moi  les  trois  quarts  des  lecteurs.  Et  cependant 
je  ne  m'inquiète  pas  de  la  liberté  de  la  presse,  je  ne  fais  point  de  procès  aux  journaux 
qui  me  travestissent,  je  ne  leur  écris  pas  même  de  lettres  avec  un  huissier  pour 
facteur.  Sachez  donc  accepter  et  comprendre  la  liberté  de  la  pensée  sous  toutes  ses 
formes,  la  liberté  du  théâtre  comme  la  liberté  de  la  presse;  c'est  l'air  même  que 
vous  respirez.  Contentez-vous,  quand  les  théâtres  libres  ne  dépassent  point  certaines 
bornes  que  la  loi  peut  préciser,  de  leur  faire  une  noble  et  puissante  guerre  avec  vos 
théâtres  rutionaux  et  municipaux;  la  victoire  vous  restera. 

M.  Scribe.  —  Les  généreuses  idées  que  vient  d'émettre  M.  Victor  Hugo  sont  en  partie  les 
miennes;  mais  il  me  semble  qu'elles  gagneraient  à  être  réalisées  dans  un  système  moins  com- 
pliqué. Le  système  de  M.  Victor  Hugo  est  double,  et  ses  deux  parties  semblent  se  contredire. 
Dans  ce  système,  où  la  moitié  des  théâtres  serait  privilégiée  et  l'autre  moitié  libre,  il  y  aurait 
deux  choses  à  craindre  :  ou  bien  les  théâtres  du  gouvernement  et  de  la  ville  ne  donneraient 
que  des  pièces  officielles  où  personne  n'irait,  ou  bien  ils  pourraient  à  leur  gré  user  des 
ressources  immenses  de  leurs  subventions;  dans  ce  cas,  les  théâtres  libres  seraient  évidemment 
écrasés. 

Pourquoi,  alors,  permettre  à  ceux-ci  de  soutenir  une  lutte  inégale,  qui  doit  fatalement  se 
terminer  par  leur  ruine.?  Si  le  principe  de  liberté  n'est  pas  bon  en  haut,  pourquoi  serait-il  bon 
en  bas?  Je  voudrais,  et  sans  invoquer  d'autres  motifs  que  ceux  que  vient  de  me  fournir 
M.  Hugo,  que  tous  les  théâtres  fussent  placés  entre  les  mains  du  gouvernement. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ne  prétends  nullement  établir  des  théâtres  privilégiés  ; 
dans  ma  pensée,  le  privilège  disparaît.  Le  privilège  ne  crée  que  des  théâtres  factices. 
La  liberté  vaudra  mieux;  elle  fonctionnera  pour  l'industrie  théâtrale  comme  pour 
toutes  les  autres.  La  demande  réglera  la  production.  La  liberté  est  la  base  de  tout 
mon  système,  il  est  franc  et  complet;  mais  je  veux  la  liberté  pour  tout  le  monde, 
aussi  bien  pour  l'état  que  pour  les  particuliers.  Dans  mon  système,  l'état  a  tous  les 
droits  de  l'individu;  il  peut  fonder  un  théâtre  comme  il  peut  créer  un  journal. 
Seulement  il  a  plus  de  devoirs  encore.  J'ai  indiqué  comment  l'état,  pour  remplir  ses 
devoirs,  devait  user  de  la  liberté  commune;  voilà  tout. 


336  NOTES.  —  CONSEIL  D'ÉTAT. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Voulcz-vous  mc  permettre  de  vous  questionner  sur  un  détail?  Admcttriez- 
vous  dans  votre  système  le  principe  du  cautionnement? 

M.  Victor  Hugo,  —  J'en  ai  déjà  dit  un  mot  tout  à  l'heure  ;  je  l'admettrais,  et 
voici  pourquoi.  Je  ne  veux  compromettre  les  intérêts  de  personne,  principalement 
des  pauvres  et  des  faibles,  et  les  comédiens,  en  général,  sont  faibles  et  pauvres.  Avec 
le  système  de  la  liberté  industrielle  il  se  présentera  plus  d'un  aventurier  qui  dira  : 
—  Je  vais  louer  un  local,  engager  des  acteurs;  si  je  réussis,  je  payerai j  si  je  ne 
réussis  pas,  je  ne  payerai  personne.  —  Or  c'est  ce  que  je  ne  veux  point.  Le  cau- 
tionnement répondra.  Il  aura  un  autre  usage,  le  payement  des  amendes  qui  pourront 
être  infligées  aux  directeurs.  A  mon  avis,  la  liberté  implique  la  responsabilité;  c'est 
pourquoi  je  veux  le  cautionnement. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  On  a  ptoposé  devant  la  commission  d'établir,  dans  l'hypothèse  oh.  la 
liberté  industrielle  serait  proclamée,  des  conditions  qui  empêcheraient  d'établir,  sous  le  nom  de 
théâtres,  de  véritables  échoppes,  conditions  de  construction,  conditions  de  dimension,  etc. 

M.  Victor  Hugo.  —  Ces  conditions  sont  de  celles  que  je  mettrais  à  l'établisse- 
ment des  théâtres. 

M.  Scribe.  —  Elles  me  paraissent  parfaitement  sages, 

M.  LE  PRESIDENT.  —  On  avait  proposé  aussi  d'interdire  le  mélange  des  représentations  théâ- 
trales avec  d'autres  industries,  par  exemple  les  cafés-spectacles. 

M.  Alexandre  Dumas.  —  C'est  une  affaire  de  police. 

M.  LE  conseiller  Dufresne.  —  Comment  seront  administrés,  dans  le  système  de  M.  Hugo, 
les  théâtres  subventionnés? 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  me  demandez  comment  je  ferais  administrer,  dans 
mon  système,  les  théâtres  subventionnés,  c'est-à-dire  les  théâtres  nationaux  et  les 
théâtres  municipaux. 

Je  commence  par  vous  dire  que,  quoi  que  l'on  fasse,  le  résultat  d'un  système 
est  toujours  au-dessous  de  ce  que  l'on  en  attend.  Je  ne  vous  promets  donc  pas  la 
perfection,  mais  une  amélioration  immense.  Pour  la  réaliser,  il  est  nécessaire  de 
choisir  avec  un  soin  extrême  les  hommes  qui  voudront  diriger  ce  que  j'appellerais 
volontiers  les  théâtres-écoles.  Avec  de  mauvais  choix  l'institution  ne  vaudrait  pas 
grand'chose.  Il  arrivera  peut-être  quelquefois  qu'on  se  trompera;  le  ministère,  au 
lieu  de  prendre  Corneille,  pourra  prendre  M.  Campistron;  quand  il  choisira  mal,  ce 
seront  les  théâtres  libres  qui  corrigeront  le  mal,  et  alors  vous  aurez  le  Théâtre- 
Français  ailleurs  qu'au  Théâtre-Français.  Mais  cela  ne  durera  pas  longtemps. 

Je  voudrais,  à  la  tête  des  théâtres  du  gouvernement,  des  directeurs  indépendants 
les  uns  des  autres,  subordonnés  tous  quatre  au  directeur,  ou,  pour  mieux  dire,  au 
ministre  des  arts,  et  se  faisant,  pour  ainsi  dire,  concurrence  entre  eux.  Ils  seraient 
rétribués  par  le  gouvernement  et  auraient  un  certain  intérêt  dans  les  bénéfices  de 
leurs  théâtres. 

M.  MÉlesville.  —  Qui  est-ce  qui  nommera  et  qui  est-ce  qui  destituera  les  directeurs? 


LA  LIBERTE  DU  THEATRE.  337 

M.  Victor  Hugo.  —  Le  ministre  compétent  les  nommera,  et  ce  sera  lui  aussi 
qui  les  destituera.  Il  en  sera  pour  eux  comme  pour  les  préfets. 

M.  MéLESViLLE.  —  Vous  Icuf  faites  Ik  une  position  singulière.  Supposez  un  homme  hono- 
rable, distingué,  qiii  aura  administré  avec  succès  la  Comédie-Française;  un  ministre  l\xi  a 
demandé  une  pièce  d'une  certaine  couleur  politique,  le  ministre  suivant  sera  défavorable  k  cette 
couleur  politique.  Le  directeur,  malgré  tout  son  mérite  et  son  service,  sera  immédiatement 
destitué. 

M.  Alexandre  Dumas.  —  C'est  un  danger  commun  k  tous  les  fonctionnaires. 


Séance  du  p  septembre,  —  Présidence  de  M.  Vivien. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Un  seul  système  répressif  paraît  possible  avec  le  régime  légal  actuel, 
c'est  celui  qui  confie  la  répression  aux  tribunaux  ordinaires.  On  a  déjà  signalé  les  dangers  de  ce 
système;  les  juges  ne  peuvent  souvent  saisir  le  délit,  parce  que,  pour  l'apprécier  en  pleine 
connaissance  de  cause,  il  faudrait  avoir  assisté  à  la  représentation;  puis,  quand  viendrait  la 
répression,  souvent  il  serait  trop  tard;  représentée  devant  douze  à  quinze  cents  personnes  réunies 
ensemble,  une  pièce  dangereuse  peut  avoir  produit  un  mal  irréparable,  et  le  procès  ne  ferait 
souvent  qu'aggraver  et  propager  le  scandale.  Il  paraît  impossible  d'organiser  la  censure  répressive. 
Aussi,  en  Angleterre,  oh.  la  liberté  existe  sous  toutes  les  formes,  la  censure  préventive  est 
admise  et  exercée  avec  une  grande  sévérité  et  un  arbitraire  absolu. 

M.  Victor  Hugo.  —  Nulle  comparaison  à  faire,  selon  moi,  entre  la  question 
du  théâtre  en  Angleterre  et  la  question  du  théâtre  en  France. 

En  Angleterre,  le  théâtre,  à  l'heure  qu'il  est,  n'existe  plus,  pour  ainsi  dire. 
Tout  le  théâtre  anglais  est  dans  Shakespeare,  comme  toute  la  poésie  espagnole  est 
dans  le  Romancero.  Depuis  Shakespeare,  rien.  Deux  théâtres  défrayent  Londres, 
qui  est  deux  fois  plus  grand  que  Paris.  De  là  le  peu  de  souci  des  anglais  pour  leur 
théâtre.  Ils  l'ont  abandonné  à  cette  espèce  de  pruderie  publique,  qui  est  si  puissante 
en  Angleterre,  qui  j  gène  tant  de  libertés,  et  qu'on  appelle  le  cant. 

Or,  où  Londres  a  deux  théâtres,  Paris  en  a  vingt;  où  l'Angleterre  n'a  que 
Shakespeare  (pardon  d'employer  ce  diminutif  pour  un  si  grand  homme!),  nous 
avons  Molière,  Corneille,  Rotrou,  Racine,  Voltaire,  Le  Sage,  Regnard,  Marivaux, 
Diderot,  Beaumarchais  et  vingt  autres.  Cette  liberté  théâtrale,  qui  peut  n'être  pour 
les  anglais  qu'une  aflaire  de  pruderie,  doit  être  pour  nous  une  afïaire  de  gloire. 
C'est  bien  différent. 

Je  laisse  donc  l'Angleterre,  et  je  reviens  à  la  France. 

Les  esprits  sérieux  sont  assez  d'accord  maintenant  pour  convenir  qu'il  faut  livrer 
les  théâtres  à  une  exploitation  libre,  moyennant  certaines  restrictions  imposées  par 
la  loi  en  vue  de  l'intérêt  public  j  mais  ils  sont  assez  d'accord  aussi  pour  demander  le 
maintien  de  la  censure  préventive  en  l'améliorant  autant  que  possible. 

J'espère  qu'ils  arriveront  bientôt  à  cette  solution  plus  large  et  plus  vraie ,  la  liberté 
littéraire  des  théâtres  à  côté  de  la  liberté  industrielle. 

Pour  résumer  en  deux  mots  l'état  de  la  législation  littéraire,  je  dirai  que  c'est 
désordre  et  arbitraire.  Je  voudrais  artiver  à  pouvoir  la  résumer  dans  ces  deux  mots 

ACTES    ET    PAROLES.    —    I.  22 


uirua«miB  lATioiAtA. 


33B  NOTES.  —  CONSEIL  D'ÉTAT. 

organisation  et  liberté.  Pour  en  venir  là,  il  faudrait  faire  autrement  qu'on  n'a  fait 
jusqu'ici.  Tout  ce  qui,  dans  notre  législation,  se  rattache  à  la  littérature,  a  été 
étrangement  compris  jusqu'à  ce  jour,  ^bus  avez  entendu  des  hommes  qui  se  croient 
sérieux  dire  pendant  trente  ans,  dans  nos  assemblées  politiques,  que  c'étaient  là  des 
questions  frivoles. 

A  mon  avis,  il  n'j  a  pas  de  questions  plus  graves,  et  je  voudrais  qu'on  les 
coordonnât  dans  un  ensemble  complet,  qu'on  fît  un  code  spécial  pour  les  choses  de 
l'intelligence  et  de  la  pensée. 

Ce  code  réglerait  d'abord  la  propriété  littéraire,  car  c'est  une  chose  inouïe  de 
penser  que,  seuls  en  France,  les  lettrés  sont  en  dehors  du  droit  commun 5  que  la 
propriété  de  leurs  œuvres  leur  est  déniée  par  la  société  dans  un  temps  donné  et 
confisquée  sur  leurs  enfants. 

Vous  sentez  l'importance  et  la  nécessité  de  défendre  la  propriété  aujourd'hui.  Eh 
bien,  commencez  donc  par  reconnaître  la  première  et  la  plus  sacrée  de  toutes,  celle 
qui  n'est  ni  une  transmission,  ni  une  acquisition,  mais  une  création,  la  propriété 
littéraire. 

Cessez  de  traiter  l'écrivain  comme  un  paria,  renoncez  à  ce  vieux  communisme 
que  vous  appelez  le  domaine  public,  cessez  de  voler  les  poètes  et  les  artistes  au  nom 
de  l'état,  reconciliez-les  avec  la  société  par  la  propriété. 
Cela  fait,  organisez. 

Il  vous  sera  désormais  facile,  à  vous,  l'état,  de  donner  à  la  classe  des  gens  de 
lettres,  je  ne  dirai  pas  une  certaine  direction,  mais  une  certaine  impulsion. 

Favorisez  en  elle  le  développement  de  cet  excellent  esprit  d'association,  qui,  à 
l'heure  qu'il  est,  se  manifeste  partout,  et  qui  a  déjà  commencé  à  unir  les  gens  de 
lettres,  et,  en  particulier,  les  auteurs  dramatiques.  L'esprit  d'association  est  l'esprit 
de  notre  temps;  il  crée  des  sociétés  dans  la  société.  Si  ces  sociétés  sont  excentriques 
à  la  société,  elles  l'ébranlent  et  lui  nuisent;  si  elles  lui  sont  concentriques,  elles  la 
servent  et  la  soutiennent. 

Le  dernier  gouvernement  n'a  point  compris  ces  questions.  Pendant  vingt  années, 
il  a  fait  tous  ses  efforts  pour  dissoudre  les  associations  précieuses  qui  avaient  com- 
mencé à  se  former.  Il  aurait  dû,  au  contraire,  faire  tous  ses  efforts  pour  en  tirer 
l'élément  de  prospérité  et  de  sagesse  qu'elles  renferment.  Lorsque  vous  aurez  reconnu 
et  organisé  ces  associations,  les  délits  spéciaux,  les  délits  de  profession  qui  échappent 
à  la  société  trouveront  en  elles  une  répression  rapide  et  très  efficace. 

Le  système  actuel,  le  voici;  il  est  détestable.  En  principe,  c'est  l'état  qui  fégit  la 
liberté  littéraire  des  théâtres;  mais  l'état  est  un  être  de  raison,  le  gouvernement 
l'incarne  et  le  représente;  mais  le  gouvernement  a  autre  chose  à  faire  que  de 
s'occuper  des  théâtres,  il  s'en  repose  sur  le  ministre  de  l'Intérieur.  Le  ministre  de 
l'Intérieur  est  un  personnage  bien  occupé;  il  se  fait  remplacer  par  le  directeur  des 
beaux-arts.  La  besogne  déplaît  au  directeur  des  beaux-arts,  qui  la  passe  au  bureau 
de  censure. 

Admirez  ce  système  qui  commence  par  l'état  et  qui  finit  par  un  commis!  Si  bien 
que  cette  espèce  de  balayeur  d'ordures  dramatiques,  qu'on  appelle  un  censeur,  peut 
dire,  comme  Louis  XIV  :  L'état,  c'est  moi! 


LA  LIBERTÉ  DU  THEATRE.  339 

La  liberté  de  la  pensée  dans  un  journal,  vous  la  respectez  en  la  surveillant j  vous 
la  confiez  au  iurj.  La  liberté  de  la  pensée  sur  le  théâtre,  vous  l'insultez  en  la  répri- 
mant j  vous  la  livrez  à  la  censure. 

Y  a-t-il  au  moins  un  grand  intérêt  qui  excuse  cela.?  Point. 

Quel  bien  la  censure  appliquée  au  théâtre  a-t-elle  produit  depuis  trente  ans? 
A-t-elle  empêché  une  allusion  politique  de  se  faire  jour?  Jamais.  En  général,  elle  a 
plutôt  éveillé  qu'endormi  l'instinct  qui  pousse  le  public  à  faire,  au  théâtre,  de  l'oppo- 
sition en  riant. 

Au  point  de  vue  politique,  elle  ne  vous  a  donc  rendu  aucun  service.  En  a-t-cUe 
rendu  au  point  de  vue  moral?  Pas  davantage. 

Rappelez  vos  souvenirs.  A-t-elle  empêché  des  théâtres  de  s'établir  uniquement 
pour  l'exploitation  d'un  certain  côté  des  appétits  les  moins  nobles  de  la  foule?  Non. 
Au  point  de  vue  moral,  la  censure  n'a  été  bonne  à  rienj  au  point  de  vue  politique, 
bonne  à  rien.  Pourquoi  donc  j  tenez-vous? 

Il  j  a  plus.  Comme  la  censure  est  réputée  veiller  aux  mœurs  publiques,  le  peuple 
abdique  sa  propre  autorité,  sa  propre  surveillance,  il  fait  volontiers  cause  commune 
avec  les  licences  du  théâtre  contre  les  persécutions  de  la  censure.  Ainsi  que  je  l'ai  dit 
un  jour  à  l'Assemblée  nationale,  de  juge  il  se  fait  complice. 

La  difficulté  même  de  créer  des  censeurs  montre  combien  la  censure  est  un 
labeur  impossible.  Ces  fonctions  si  difficiles,  si  délicates,  sur  lesquelles  pèse  une 
responsabilité  si  énorme,  elles  devraient  logiquement  être  exercées  par  les  hommes 
les  plus  éminents  en  littérature.  En  trouverait-on  parmi  eux  qui  les  accepteraient? 
Ils  rougiraient  seulement  de  se  les  entendre  proposer.  Vous  n'aurez  donc  jamais  pour 
les  remplir  que  des  hommes  sans  valeur  personnelle,  et  j'ajouterai,  des  hommes  qui 
s'estiment  peu;  et  ce  sont  ces  hommes  que  vous  faites  arbitres,  de  quoi?  De  la  litté- 
rature! Au  nom  de  quoi?  De  la  morale! 

Les  partisans  de  la  censure  nous  disent  :  —  Oui,  elle  a  été  mal  exercée  jusqu'ici, 
mais  on  peut  l'améliorer.  —  Comment  l'améliorer?  On  n'indique  guère  qu'un 
mojen,  faire  exercer  la  censure  par  des  personnages  considérables,  des  membres  de 
l'Institut,  de  l'Assemblée  nationale,  et  autres,  qui  fonctionneront,  au  nom  du  gou- 
vernement, avec  une  certaine  indépendance,  dit-on,  une  certaine  autorité,  et,  à 
coup  sûr,  une  grande  honorabilité.  Il  n'j  a  à  cela  qu'une  petite  objection,  c'est  que 
c'est  impossible. 

Tenez,  nous  avons  vu  pendant  dix-huit  ans  un  corps  de  l'état,  très  haut  placé, 
remplir  des  fonctions  beaucoup  moins  choquantes  pour  la  susceptibilité  des  esprits, 
l'Institut  de  France  jugeant  d'une  manière  préalable,  et  à  un  simple  point  de  vue 
de  convenance  locale ,  les  ouvrages  qui  devaient  être  présentés  à  l'exposition  annuelle 
de  peinture. 

Cette  réunion  d'hommes  distingués,  éminents,  illustres,  a  échoué  à  la  tâche;  elle 
n'avait  aucune  autorité,  elle  était  bafouée  chaque  année,  et  elle  a  remercié  la  révolu- 
tion de  Février,  qui  lui  a  rendu  le  service  de  la  destituer  de  cet  emploi.  Croyez-moi, 
n'accouplez  jamais  ce  mot,  qui  est  si  noble,  l'Institut  de  France,  avec  ce  mot  qui 
l'est  si  peu,  la  censure. 

Dans  votre  comité  de  censure  mettrez- vous  des  membres  de  l'Assemblée  nationale 


340  NOTES.  —  CONSEIL  D'ÉTAT. 

élus  par  cette  Assemblée?  Mais  d'abord  j'espère  que  l'Assemblée  refuserait  tout  nctj  et 
puis,  si  elle  j  consentait,  en  quoi  elle  aurait  grand  tort,  la  majorité  vous  enverrait 
des  hommes  de  parti  qui  vous  feraient  de  belle  besogne. 

Pour  commission  de  censure,  vous  bornerez-vous  à  prendre  la  commission  des 
théâtres.'*  Il  j  a  un  élément  qui  y  serait  nécessaire.  Eh  bien!  cet  élément  n'j  sera 
pas.  Je  veux  parler  des  auteurs  dramatiques.  Tous  refuseront,  comptez-j.  Que  sera 
alors  votre  commission  de  censure.?  Ce  que  serait  une  commission  de  marine  sans 
marins. 

Difficultés  sur  difficultés.  Mais  je  suppose  votre  commission  composée,  soitj 
fonctionnera-t-elle?  Point.  Vous  figurez-vous  un  représentant  du  peuple,  un  conseiller 
d'état,  un  conseiller  à  la  cour  de  cassation,  allant  dans  les  théâtres  et  s'occupant  de 
savoir  si  telle  pièce  n'est  pas  faite  plutôt  pour  éveiller  des  appétits  sensuels  que  des 
idées  élevées  ?  Vous  les  figurez-vous  assistant  aux  répétitions  et  faisant  allonger  les 
jupes  des  danseuses?  Pour  ne  parler  que  de  la  censure  du  manuscrit,  vous  les 
figurez-vous  marchandant  avec  l'auteur  la  suppression  d'un  coq-à-l'âne  ou  d'un 
calembour? 

\bus  me  direz  :  Cette  commission  ne  jugera  qu'en  appel.  De  deux  choses  l'une  : 
ou  elle  jugera  en  appel  sur  tous  les  détails  qui  feront  difficulté  entre  l'auteur  et  les 
censeurs  inférieurs,  et  l'auteur  ne  s'entendra  jamais  avec  les  censeurs  inférieurs, 
autant,  alors,  ne  faire  qu'un  degré j  ou  bien  elle  se  bornera,  sans  entrer  dans  les 
détails,  à  accorder  ou  à  refuser  l'autorisation.  Alors  la  tyrannie  sera  plus  grande 
qu'elle  n'a  jamais  été. 

Tenez,  renonçons  à  la  censure  et  acceptons  résolument  la  liberté.  C'est  le  plus 
simple,  le  plus  digne  et  le  plus  sûr. 

En  dépit  de  tout  sophisme  contraire,  j'avoue  qu'en  présence  de  la  liberté  de  la 
presse,  je  ne  puis  redouter  la  liberté  des  théâtres.  La  liberté  de  la  presse  présente,  à 
mon  avis,  dans  une  mesure  beaucoup  plus  considérable,  tous  les  inconvénients  de  la 
liberté  du  théâtre. 

Mais  liberté  implique  responsabilité.  A  tout  abus  il  faut  la  répression.  Pour  la 
presse,  je  viens  de  le  rappeler,  vous  avez  le  jury;  pour  le  théâtre,  qu'aurez- vous? 
La  cour  d'assises?  Les  tribunaux  ordinaires?  Impossible. 

Les  délits  que  l'on  peut  commettre  par  la  voie  du  théâtre  sont  de  toutes  sortes.  Il 
y  a  ceux  que  peut  commettre  volontairement  un  auteur  en  écrivant  dans  une  pièce 
des  choses  contraires  aux  mœurs  ;  il  y  a  ensuite  les  délits  de  l'acteur,  ceux  qu'il  peut 
commettre  en  ajoutant  aux  paroles  par  des  gestes  ou  des  inflexions  de  voix  un  sens 
répréhensible  qui  n'est  pas  celui  de  l'auteur. 

Il  y  a  les  délits  du  directeur;  par  exemple,  des  exhibitions  de  nudités  sur  la 
scène;  puis  les  délits  du  décorateur,  de  certains  emblèmes  dangereux  ou  séditieux 
mêlés  à  une  décoration;  puis  ceux  du  costumier,  puis  ceux  du  coiffeur,  oui,  du 
coiffeur!  un  toupet  peut  être  factieux,  une  paire  de  favoris  a  fait  défendre  Uautrin. 
Enfin,  il  y  a  les  délits  du  public;  un  applaudissement  qui  accentue  un  vers,  un 
sifflet  qui  va  plus  haut  que  l'acteur  et  plus  loin  que  l'auteur. 

Comment  votre  jury,  composé  de  bons  bourgeois,  se  tirera-t-il  de  là? 
Comment  démclera-t-il  ce  qui  est  à  celui-ci  et  ce  qui  est  à  celui-là?  le  fait  de 


LA  LIBERTE  DU  THEATRE.  341 

l'auteur,  le  fait  du  comédien  et  le  fait  du  public?  Quelquefois  le  délit  sera  un  sourire, 
une  grimace,  un  geste.  Transporterez-vous  les  jurés  au  théâtre,  pour  en  juger? 
Ferez- vous  siéger  la  cour  d'assises  au  parterre? 

Supposez- vous,  ce  qui,  du  reste,  ne  sera  pas,  que  les  jurys  en  général,  se  défiant 
de  toutes  ces  difficultés,  et  voulant  arriver  à  une  répression  efficace,  justement  parce 
qu'ils  n'entendent  pas  grand'chose  aux  délits  de  théâtre,  suivront  aveuglément  les 
indications  du  ministère  public  et  condamneront  sans  broncher  sur  ouï-dire?  Alors 
savez-vous  ce  que  vous  aurez  fait?  Vous  aurez  créé  la  pire  des  censures,  la  censure  de 
la  peur.  Les  directeurs,  tremblant  devant  des  arrêts  qui  seraient  leur  ruine,  muti- 
leront la  pensée  et  supprimeront  la  liberté. 

Vous  êtes  placés  entre  deux  systèmes  impossibles  :  la  censure  préventive,  que  je 
vous  défie  d'organiser  convenablement 5  la  censure  répressive,  la  seule  admissible 
maintenant,  mais  qui  échappe  aux  moyens  du  droit  commun. 
Je  ne  vois  qu'une  mani  re  de  sortir  de  cette  double  impossibilité. 
Pour  arriver  à  la  solution,  reprenons  le  système  théâtral  tel  que  je  vous  l'ai 
indique.  Vous  avez  un  certain  nombre  de  théâtres  subventionnés,  tous  les  autres  sont 
livrés  à  l'industrie  privée 5  à  Paris,  il  y  a  quatre  théâtres  subventionnés  par  le  gouver- 
nement et  quatre  par  la  ville. 

L'état  normal  de  Paris  ne  comporte  pas  plus  de  seize  théâtres.  Sur  ces  seize 
théâtres,  la  moitié  sera  donc  sous  l'influence  directe  du  gouvernement  ou  de  la 
ville,  l'autre  moitié  fonctionnera  sous  l'empire  des  restrictions  de  police  et  autres, 
que  dans  votre  loi  vous  imposerez  à  l'industrie  théâtrale. 

Pour  alimenter  tous  ces  théâtres  et  ceux  de  la  province,  dont  la  position  sera 
analogue,  vous  aurez  la  corporation  des  auteurs  dramatiques,  corporation  composée 
d'environ  trois  cents  personnes  et  ayant  un  syndicat. 

Cette  corporation  a  le  plus  sérieux  intérêt  à  maintenir  le  théâtre  dans  la  limite  où 
il  doit  rester  pour  ne  point  troubler  la  paix  de  l'état  et  l'honnêteté  publique.  Cette 
corporation,  par  la  nature  même  des  choses,  a  sur  ses  membres  un  ascendant  disci- 
plinaire considérable.  Je  suppose  que  l'état  reconnaît  cette  corporation,  et  qu'il  en 
fait  son  instrument.  Chaque  année  elle  nomme  dans  son  sein  un  conseil  de 
prud'hommes,  un  jury.  Ce  jury,  élu  au  suffiage  universel,  se  composera  de  huit  ou 
dix  membres.  Ce  seront  toujours,  soyons-en  sûrs,  les  personnages  les  plus  consi- 
dérés et  les  plus  considérables  de  l'association.  Ce  jury,  que  vous  appellerez y«ry  de 
blâme  ou  de  tout  autre  nom  que  vous  voudrez,  sera  saisi,  soit  sur  la  plainte  de  l'auto- 
rité publique,  soit  sur  celle  de  la  commission  dramatique  elle-même,  de  tous  les 
délits  de  théâtre  commis  par  les  auteurs,  les  directeurs,  les  comédiens.  Composé 
d'hommes  spéciaux,  investi  d'une  sorte  de  magistrature  de  famille,  il  aura  la  plus 
grande  autorité,  il  comprendra  parfaitement  la  matière,  il  sera  sévère  dans  la  répres- 
sion, et  il  saura  superposer  la  peine  au  délit. 

Le  jury  dramatique  juge  les  délits.  S'il  les  reconnaît,  il  les  blâmej  s'il  blâme  deux 
fois,  il  y  a  lieu  à  la  suspension  de  la  pièce  et  à  une  amende  considérable,  qui  peut, 
si  cUe  est  infligée  à  un  auteur,  être  prélevée  sur  les  droits  d'auteur  recueillis  par  les 
agents  de  la  société. 

Si  un  auteur  est  blâmé  trois  fois,  il  y  a  lieu  à  le  rayer  de  la  liste  des  associés. 


342  NOTES.  —  CONSEIL  D'ÉTAT. 

Cette  radiation  est  une  peine  très  grave  ;  elle  n'atteint  pas  seulement  l'auteur  dans 
son  honneur,  elle  l'atteint  dans  sa  fortune,  elle  implique  pour  lui  la  privation  à  peu 
près  complète  de  ses  droits  de  province. 

Maintenant,  crojez-vous  qu'un  auteur  aille  trois  fois  devant  le  jury  dramatique? 
Pour  moi,  je  ne  le  crois  pas.  Tout  auteur  traduit  devant  le  jury  se  défendra;  s'il  est 
blâmé,  il  sera  profondément  affecté  par  ce  blâme,  et,  sojez  tranquilles,  je  connais 
l'esprit  de  cette  excellente  et  utile  association,  vous  n'aurez  pas  de  récidives. 

Vous  aurez  donc  ainsi,  dans  le  sein  de  l'association  dramatique  elle-même,  les 
gardiens  les  plus  vigilants  de  l'intérêt  public. 

C'est  la  seule  manière  possible  d'organiser  la  censure  répressive.  De  cette  manière 
vous  conciliez  les  deux  choses  qui  font  tout  le  problème,  l'intérêt  de  la  société  et 
l'intérêt  de  la  liberté. 

M.  LE  CONSEILLER  BÉhic.  —  Mais  il  y  a  des  auteurs  qui  ne  font  pas  partie  de  l'association  ? 

M.  "VîcTOR  Hugo.  —  H  y  en  a,  tout  au  plus,  douze  ou  quinze j  si  l'association 
était  reconnue  et  patronnée  par  l'état,  il  n'y  en  aurait  plus. 

M.  LE  CONSEILLER  BÉhic.  —  Mais  si,  par  impossible,  un  auteur  persistait  à  se  tenir  en  dehors 
de  la  société,  ou  si  un  auteur  blâmé  trois  fois,  et,  par  conséquent,  exclu  de  la  société,  conti- 
nuait à  écrire  pour  le  théâtre,  votre  système  répressif  ne  pourrait  s'appliquer.  Faudrait-il  empêcher 
ces  hommes  de  faire  jouer  leurs  pièces? 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  n'irais  pas  jusque-là,  mais  dans  ces  cas  qui  seront  bien 
rares,  je  laisserais  la  répression  aux  tribunaux  ordinaires,  à  la  cour  d'assises.  Dura 
leXj  sed  lex.  Tant  pis  pour  les  réfractaires. 

M.  LE  PRiêsiDENT.  —  Comment  entendez-vous  l'organisation  de  votre  société? 

M.  Victor  Hugo.  —  On  est  reçu  avocat  après  avoir  rempli  certaines  condi- 
tions. Une  fois  avocat,  on  peut  commettre  des  délits  professionnels  assez  graves,  on 
peut  se  rendre,  par  exemple,  coupable  de  diffamation  dans  une  plaidoirie,  cela 
n'arrive  même  que  trop  souvent.  Pour  les  délits  professionnels,  un  avocat  n'est  justi- 
ciable que  du  conseil  de  l'ordre.  Pourquoi  n'établirait-on  pas  quelque  chose  d'ana- 
logue pour  les  auteurs  dramatiques?  Pour  faire  partie  de  leur  association,  il  faudrait 
évidemment  avoir  commencé  à  écrire  j  il  faudrait  avoir  produit  un  ou  deux  ouvrages. 
On  maintiendrait  quelque  chose  d'analogue  à  ce  qui  existe  maintenant.  Une  fois 
admis,  l'auteur,  comme  l'avocat,  ne  serait  justiciable  que  du  syndicat  de  son  ordre 
pour  ses  délits  professionnels. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Je  ferai  remarquer  k  M.  Victor  Hugo  que,  lorsqu'un  avocat  s'écarte  des 
convenances   dans  sa  plaidoirie,   il  y  a,   en  dehors  du  conseil  de  l'ordre,  le  juge  qui  peut  le 
éprimander  et  même  le  suspendre. 

M.  Victor  Hugo.  —  En  dehors  du  syndicat  de  l'ordre  des  auteurs  dramatiques, 
il  y  aura  aussi  un  juge  qui  veillera  à  la  police  de  ï audience,  à  la  dignité  de  la  repré- 
sentation; ce  juge  ce  sera  le  public.  Sa  puissance  est  grande  et  sérieuse,  elle  sera 


LA  LIBERTÉ  DU  THÉÂTRE.  343 

plus  sérieuse  encore  quand  il  se  sentira  réellement  investi  d'une  sorte  de  magistrature 
par  la  liberté  même.  Ce  juge  a  puissance  de  vie  et  de  mort;  il  peut  faire  tomber  la 
toile,  et  alors  tout  est  dit. 

M.  LE  CONSEILLER  BÉhic.  —  L'organisation  de  la  censure  répressive,  telle  que  la  propose 
M.  Victor  Hugo,  présente  une  difficulté  dont  je  le  rends  juge.  On  ne  peut  maintenant  faire 
partie  de  l'association  des  auteurs  dramatiques  qu'après  avoir  fait  jouer  une  pièce,  M.  Victor 
Hugo  propose  de  maintenir  des  conditions  analogues  d'incorporation.  Quel  système  répressif 
appliqucra-t-il  alors  à  la  première  pièce  d'un  auteur? 

M.  Victor  Hugo.  —  Le  système  de  droit  commun,  comme  aux  pièces  de  tous 
les  auteurs  qui  ne  feront  pas  partie  de  la  société,  la  répression  du  jury. 

M.  LE  CONSEILLER  BÉhic.  —  J'ai  Une  autre  critique  plus  grave  à  faire  au  système  de  M.  Victor 
Hugo.  Toute  personne  qui  remplit  des  conditions  déterminées  a  droit  de  se  faire  inscrire  dans 
l'ordre  des  avocats.  De  plus,  les  avocats  peuvent  seuls  plaider.  Si  un  certain  esprit  littéraire  pré- 
dominait dans  votre  association,  ne  serait-il  pas  à  craindre  qu'elle  repoussât  de  son  sein  les 
auteurs  dévoués  à  des  idées  contraires,  ou  même  que  ceux-ci  ne  refusassent  de  se  soumettre  à  un 
tribunal  évidemment  hostile,  et  aimassent  mieux  se  tenir  en  dehors?  Ne  risque-t-on  pas  de  voir 
alors,  en  dehors  de  la  corporation  des  auteurs  dramatiques,  un  si  grand  nombre  d'auteurs  que 
son  syndicat  deviendrait  impuissant  à  réaliser  la  mission  que  lui  attribue  M.  Victor  Hugo? 

M.  Scribe.  —  Je  demande  la  permission  d'appuyer  cette  objecrion  par  quelques  mots.  Il  y  a 
des  esprits  indépendants  qui  refuseront  d'entrer  dans  notre  association,  précisément  parce  qu'ils 
craindront  une  justice  disciplinaire,  à  laquelle  il  n'y  aura  pas  chance  d'échapper,  et  ceux-là 
seront  sans  doute  les  plus  dangereux. 

Du  reste,  il  y  a  dans  le  système  de  M.  Victor  Hugo  des  idées  larges  et  vraies,  qu'il  me  semble 
bon  de  conserver  dans  le  système  préventif,  le  seul  qui,  selon  moi,  puisse  être  établi  avec  quelque 
chance  de  succès.  Ne  pourrait-on  pas  composer  la  commission  d'appel  de  personnes  considé- 
rables de  professions  diverses,  parmi  lesquelles  se  trouveraient,  en  certain  nombre,  des  auteurs 
dramatiques  élus  par  le  suffrage  de  leurs  confrères? 

Si  ces  auteurs  étaient  désignés  par  le  ministre,  par  le  directeur  des  beaux-arts,  ils  n'accepte- 
raient sans  doute  pas;  mais,  nommés  par  leurs  confrères,  ils  accepteront.  J'avais  soutenu  le 
contraire  en  combattant  le  principe  de  M.  Souvestre  ;  les  paroles  de  M.  Victor  Hugo  m'ont  fait 
changer  d'opinion.  Celui  de  nous  qui  serait  élu  ainsi  ne  verrait  pas  de  honte  à  exercer  les  fonc- 
tions de  censeur. 

M.  Victor  Hugo.  —  Personne  n'accepterait.  Les  auteurs  dramatiques  consen- 
tiront à  exercer  la  censure  répressive,  parce  que  c'est  une  magistrature;  ils  refuseront 
d'exercer  la  censure  préventive,  parce  quc-c'cst  une  police. 

J'ai  dit  les  motifs  qui,  à  tous  les  points  de  vue,  me  font  repousser  la  censure 
préventive;  je  n'y  reviens  pas. 

Maintenant,  j'arrive  à  cette  objection,  que  m'a  faite  M.  Béhic  et  qu'a  appuyée 
M.  Scribe.  On  m'a  dit  qu'un  grand  nombre  d'auteurs  dramatiques  pourraient  se 
tenir,  pour  des  motifs  divers,  en  dehors  de  la  corporation,  et  qu'alors  mon  but  serait 
manqué. 

Cette  difficulté  est  grave.  Je  n'essayerai  point  de  la  tourner;  je  l'aborderai  franche- 
ment, en  disant  ma  pensée  tout  entière.  Pour  réaliser  la  réforme,  il  faut  agir  vigou- 
reusement, et  mêler  à  l'esprit  de  liberté  l'esprit  de  gouvernement.  Pourquoi  voulez- 
vous  que  l'état,  au  moment  de  donner  une  liberté  considérable,  n'impose  pas  des 
conditions  aux  hommes  appelés  à  jouir  de  cette  liberté?  L'état  dira  :  —  Tout 


344  NOTES.  —  CONSEIL  D'ÉTAT. 

individu  qui  voudra  faire  représenter  une  pièce  sur  un  théâtre  du  territoire  français 
pourra  la  faire  représenter  sans  la  soumettre  à  la  censure;  mais  il  devra  être  membre 
de  la  société  des  auteurs  dramatiques.  —  Personne,  de  cette  manière,  ne  restera  en 
dehors  de  la  société;  personne,  pas  même  les  nouveaux  auteurs,  car  on  pourrait 
exiger  pour  l'entrée  dans  la  société  la  composition  et  non  la  représentation  d'une  ou 
plusieurs  pièces. 

Le  temps  me  manque  ici  pour  dire  ma  pensée  dans  toute  son  étendue;  je  la 
compléterai  ailleurs  et  dans  quelque  autre  occasion.  Je  voudrais  qu'on  organisât  une 
corporation,  non  pas  seulement  de  tous  les  auteurs  dramatiques,  mais  encore  de  tous 
les  lettrés.  Tous  les  délits  de  presse  auraient  leur  répression  dans  les  jugements  des 
tribunaux  d'honneur  de  la  corporation.  Ne  sent-on  pas  tous  les  jours  l'inefficacité  de 
la  répression  par  les  cours  d'assises.? 

Tout  homme  qui  écrirait  et  ferait  publier  quelque  chose  serait  nécessairement 
compris  dans  la  corporation  des  gens  de  lettres.  À  la  place  de  l'anarchie  qui  existe 
maintenant  parmi  nous,  vous  auriez  une  autorité;  cette  autorité  servirait  puissam- 
ment à  la  gloire  et  à  la  tranquillité  du  pays. 

Aucune  tjrannie  dans  ce  système;  l'organisation.  A  chacun  la  liberté  entière  de 
la  manifestation  de  la  pensée,  sauf  à  l'astreindre  à  une  condition  préalable  de  garantie 
qu'il  serait  possible  à  tous  de  remplir. 

Les  idées  que  je  viens  d'exprimer,  j'y  crois  de  toute  la  force  de  mon  âmc;  mais  je 
pense  en  même  temps  qu'elles  ne  sont  pas  encore  mûres.  Leur  jour  viendra,  je  le 
hâterai  pour  ma  part.  Je  prévois  les  lenteurs.  Je  suis  de  ceux  qui  acceptent  sans 
impatience  la  collaboration  du  temps. 

M.  LE  CONSEILLER  Defresne.  —  Ce  quc  M.  Victor  Hugo  et  M.  Souvestre  demandent,  c'est 
tout  bonnement  l'établissement  d'une  jurande  ou  maîtrise  littéraire.  Je  ne  dis  pas  cela  pour  les 
blâmer.  L'institution  qu'ils  demandent  serait  une  grande  et  utile  institution;  mais  comme  eux, 
je  pense  qu'il  n'y  faut  songer  que  pour  un  temps  plus  ou  moins  éloigné, 

M.  Victor  Hugo.  —  Les  associations  de  l'avenir  ne  seront  point  celles  qu'ont 
vues  nos  pères.  Les  associations  du  passé  étaient  basées  sur  le  principe  de  l'autorité  et 
faites  pour  le  soutenir  et  l'organiser;  les  associations  de  l'avenir  organiseront  et  déve- 
lopperont la  liberté. 

Je  voudrais  voir  désormais  la  loi  organiser  des  groupes  d'individualités,  pour 
aider,  par  ces  associations,  au  progrès  véritable  de  la  liberté.  La  liberté  jaillirait  de 
ces  associations  et  rayonnerait  sur  tout  le  pays.  Il  y  aurait  liberté  d'enseignement 
avec  des  conditions  fortes  imposées  à  ceux  qui  voudraient  enseigner.  Je  n'entends 
pas  la  liberté  d'enseignement  comme  ce  qu'on  appelle  le  parti  catholique.  Liberté  de 
la  parole  avec  des  conditions  imposées  à  ceux  qui  en  usent,  liberté  du  théâtre  avec 
des  conditions  analogues;  voilà  comme  j'entends  la  solution  du  problème. 

J'ajoute  un  détail  qui  complète  les  idées  que  j'ai  émises  sur  l'organisation  de  la 
liberté  théâtrale.  Cette  organisation,  on  ne  pourra  guère  la  commencer  sérieusement 
que  quand  une  réforme  dans  la  haute  administration  aura  réuni  dans  une  même 
main  tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  protection  que  l'état  doit  aux  arts,  aux  créations  de 
l'intelligence;  et  cette  main,  je  ne  veux  pas  que  ce  soit  celle  d'un  directeur,  mais 


LA  LIBERTÉ  DU  THEATRE.  345 

celle  d'un  ministre.  Le  pilote  de  l'intelligence  ne  saurait  être  trop  haut  plac(^.  Vojez, 
à  l'heure  qu'il  est,  quel  chaos! 

Le  ministre  de  la  Justice  a  l'imprimerie  nationale;  le  ministre  de  l'Intérieur,  les 
théâtres,  les  musées;  le  ministre  de  l'Instruction  publique,  les  sociétés  savantes;  le 
ministre  des  Cultes,  les  églises;  le  ministre  des  Travaux  publics,  les  grandes  construc- 
tions nationales.  Tout  cela  devrait  être  réuni. 

Un  même  esprit  devrait  coordonner  dans  un  vaste  système  tout  cet  ensemble  et 
le  féconder.  Que  peuvent  maintenant  toutes  ces  pensées  divergentes,  qui  tirent 
chacune  de  leur  côté.?  Rien,  qu'empêcher  tout  progrès  réel. 

Ce  ne  sont  point  là  des  utopies,  des  rêves.  Il  faut  organiser.  L'autorité  avait  orga- 
nisé autrefois  assez  mal,  car  rien  de  véritablement  bon  ne  peut  sortir  d'elle  seule.  La 
liberté  l'a  débordée  et  l'a  vaincue  à  jamais.  La  liberté  est  un  principe  fécond;  mais, 
pour  qu'elle  produise  ce  qu'elle  peut  et  doit  produire,  il  faut  l'organiser. 

Organisez  donc  dans  le  sens  de  la  liberté,  et  non  pas  dans  le  sens  de  l'autorité.  La 
liberté,  elle  est  maintenant  nécessaire.  Pourquoi,  d'ailleurs,  s'en  eflErajer.?  Nous 
avons  la  liberté  du  théâtre  depuis  dix-huit  mois;  quel  grand  danger  a-t-ellc  fait 
courir  à  la  France.'* 

Et  cependant  elle  existe  maintenant  sans  être  entourée  d'aucune  des  garanties  que 
je  voudrais  établir.  Il  j  a  eu  de  ces  pièces  qu'on  appelle  réactionnaires;  savez- vous  ce 
qui  en  est  résulté.?  C'est  que  beaucoup  de  gens  qui  n'étaient  pas  républicains  avant 
ces  pièces  le  sont  devenus  après.  Beaucoup  des  amis  de  la  liberté  ne  voulaient  pas  de 
la  république,  parce  qu'ils  croyaient  que  l'intolérance  était  dans  la  nature  de  ce 
gouvernement;  ces  hommes-là  se  sont  réconciliés  avec  la  république  le  jour  où  ils 
ont  vu  qu'elle  donnait  un  libre  cours  à  l'expression  des  opinions,  et  qu'on  pouvait 
se  pioquer  d'elle,  qu'elle  était  bonne  princesse,  en  un  mot.  Tel  a  été  l'efiFet  des 
pièces  réactionnaires.  La  république  s'est  fait  honneur  en  les  supportant. 

Voyez  maintenant  ce  qui  arrive  !  La  réaaion  contre  la  réaction  commence.  Der- 
nièrement, on  a  représenté  une  pièce  ultra-réactionnaire;  elle  a  été  sifflée.  Et  c'est 
dans  ce  moment  que  vous  songeriez  à  vous  donner  tort  en  rétablissant  la  censure  ! 
Vous  relèveriez  à  l'instant  même  l'esprit  d'opposition  qui  est  au  fond  du  caractère 
national  ! 

Ce  qui  s'est  passé  pour  la  politique  s'est  passé  aussi  pour  la  morale.  En  réalité,  il 
s'est  joué  depuis  dix-huit  mois  moins  de  pièces  décolletées  qu'il  ne  s'en  jouait 
d'ordinaire  sous  l'empire  de  la  censure.  Le  public  sait  que  le  théâtre  est  libre;  il  est 
plus  difficile.  Voilà  la  situation  d'esprit  où  est  le  public.  Pourquoi  donc  vouloir  faire 
mal  ce  que  la  foule  fait  bien  ? 

Laissez-là  la  censure,  organisez;  mais,  je  vous  le  répète,  organisez  la  liberté. 


ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 
1849-1851. 


NOTE  9. 


PROPOSITION  MELUN.   ENQUETE  SUR  LA  MISERE. 

Bureaux.  —  Juin  1849. 

M.  Victor  Hugo.  —  J'appuie  énergiqucment  la  proposition. 

Messieurs,  il  est  certain  qu'à  l'heure  où  nous  sommes,  la  misère  pèse  sur  le  peuple. 
Quelles  sont  les  causes  de  cette  misère.?  Les  longues  agitations  politiques,  les  lacunes 
de  la  prévoyance  sociale,  l'imperfection  des  lois,  les  faux  systèmes,  les  chimères 
poursuivies  et  les  réalités  délaissées,  la  faute  des  hommes,  la  force  des  choses.  Voilà, 
messieurs,  de  quelles  causes  est  sortie  la  misère.  Cette  misère,  cette  immense  souf- 
france publique,  est  aujourd'hui  toute  la  question  sociale,  toute  la  question  poli- 
tique. Elle  engendre  à  la  fois  le  malaise  matériel  et  la  dégradation  intellectuelle  j  elle 
torture  le  peuple  par  la  faim  et  elle  l'abrutit  par  l'ignorance. 

Cette  misère,  je  le  répète,  est  aujourd'hui  la  question  d'état.  Il  faut  la  combattre, 
il  faut  la  dissoudre,  il  faut  la  détruire,  non  seulement  parce  que  cela  est  humain, 
mais  encore  parce  que  cela  est  sage.  La  meilleure  habileté  aujourd'hui,  c'est  la  fra- 
ternité. Le  grand  homme  politique  d'à  présent  serait  un  grand  homme  chrétien. 

Réfléchissez,  en  effet,  messieurs. 

Cette  misère  est  là,  sur  la  place  publique.  L'esprit  d'anarchie  passe  et  s'en  empare. 
Les  partis  violents,  les  hommes  chimériques,  le  communisme,  le  terrorisme  sur- 
viennent, trouvent  la  misère  publique  à  leur  disposition,  la  saisissent  et  la  précipitent 
contre  la  société.  Avec  de  la  souffrance,  on  a  sitôt  fait  de  la  haine!  De  là  ces  coups 
de  main  redoutables  ou  ces  effrayantes  insurrections,  le  15  mai,  le  24  juin.  De  là  ces 
révolutions  inconnues  et  formidables  qui  arrivent,  portant  dans  leurs  flancs  le  mystère 
de  la  misère. 

Que  faire  donc  en  présence  de  ce  danger?  Je  viens  de  vous  le  dire.  Otcr  la  misère 
de  la  question.  La  combattre,  la  dissoudre,  la  détruire. 

V)ule2-vous  que  les  partis  ne  puissent  pas  s'emparer  de  la  misère  publique? 
Emparez-vous-en.  Ils  s'en  emparent  pour  faire  le  mal,  emparez-vous-en  pour  faire 
le  bien.  Il  faut  détruire  le  faux  socialisme  par  le  vrai.  C'est  là  votre  mission. 

Oui,  il  faut  que  l'Assemblée  nationale  saisisse  immédiatement  la  grande  question 
des  souffrances  du  peuple.  Il  faut  qu'elle  cherche  le  remède,  je  dis  plus,  qu'elle  le 
trouve.  Il  y  a  là  une  foule  de  problèmes  qui  veulent  être  mûris  et  médités.  Il  im- 


LA  LOI  SUR  L'ENSEIGNEMENT.  347 

porte,  à  mon  sens,  que  l'Assemblée  nomme  une  grande  commission  centrale,  per- 
manente, métropolitaine,  à  laquelle  viendront  aboutir  toutes  les  recherches,  toutes 
les  enquêtes,  tous  les  documents,  toutes  les  solutions.  Toutes  les  spécialités  écono- 
miques, toutes  les  opinions  même,  devront  être  représentées  dans  cette  commission 
qui  fera  les  travaux  préparatoires;  et,  à  mesure  qu'une  idée  praticable  se  dégagera  de 
ses  travaux,  l'idée  sera  portée  à  l'Assemblée  qui  en  fera  une  loi.  Le  code  de  l'assistance 
et  de  la  prévoyance  sociale  se  construira  ainsi  pièce  à  pièce  avec  des  solutions  diverses, 
mais  avec  une  pensée  unique.  Il  ne  faut  pas  disperser  les  études;  tout  ce  grand 
ensemble  veut  être  coordonné.  Il  ne  faut  pas  surtout  séparer  l'assistance  de  la  pré- 
voyance. Il  ne  faut  pas  étudier  à  part  les  questions  d'hospices,  d'hôpitaux,  de 
refuges,  etc.  Il  faut  mêler  le  travail  à  l'assistance,  ne  rien  laisser  dégénérer  en  aumône. 
Il  y  a  aujourd'hui  dans  les  masses  de  la  souffrance;  mais  il  y  a  aussi  de  la  dignité. 
Et  c'est  un  bien.  Le  travailleur  veut  être  traité,  non  comme  un  pauvre,  mais  comme 
un  citoyen.  Secourez-les  en  les  élevant. 

C'est  là,  messieurs,  le  sens  de  la  proposition  de  M.  de  Melun,  et  je  m'y  associe 
avec  empressement. 

Un  dernier  mot.  \bus  venez  de  vaincre  ;  maintenant  savez-vous  ce  qu'il  faut  que 
vous  fassiez?  Il  faut,  vous  majorité,  vous  Assemblée,  montrer  votre  cœur  à  la  nation, 
venir  en  aide  aux  classes  souffrantes  par  toutes  les  lois  possibles,  sous  toutes  les 
formes,  de  toutes  les  façons,  ouvrir  les  ateliers  et  les  écoles,  répandre  la  lumière  et  le 
bien-être,  multiplier  les  améliorations  matérielles  et  morales,  diminuer  les  charges 
du  pauvre,  marquer  chacune  de  vos  journées  par  une  mesure  utile  et  populaire;  en 
un  mot,  dire  à  tous  ces  malheureux  égarés  qui  ne  vous  connaissaient  pas  et  qui  vous 
jugeaient  mal  :  —  Nous  ne  sommes  pas  vos  vainqueurs,  nous  sommes  vos  frères. 


NOTE  10. 

LA  LOI  SUR  l'enseignement. 
Bureaux.  —  Juin  1849. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  parle  sur  la  loi.  Je  l'approuve  en  ce  qu'elle  contient  un 
progrès.  Je  la  surveille  en  ce  qu'elle  peut  contenir  un  péril. 

Le  progrès,  le  voici.  Le  projet  installe  dans  l'enseignement  deux  choses  qui  y  sont 
nouvelles  et  qui  sont  bonnes,  l'autorité  de  l'état  et  la  Uberté  du  père  de  famille.  Ce 
sont  là  deux  sources  vives  et  fécondes  d'impulsions  utiles. 

Le  péril,  je  l'indiquerai  tout  à  l'heure. 

Messieurs,  deux  corporations  considérables,  le  clergé  jusqu'à  notre  révolution, 
depuis  notre  révolution,  l'université,  ont  successivement  dominé  l'instruction  pu- 
blique dans  notre  pays,  je  dirais  presque  ont  fait  l'éducation  de  la  France. 

Université  et  clergé  ont  rendu  d'immenses  services,  mais,  à  côté  de  ces  grands 
services,  il  y  a  eu  de  grandes  lacunes.  Le  clergé,  dans  sa  vive  et  louable  ardeur  pour 


348  NOTES.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

l'unité  de  la  foi,  avait  fini  par  se  méprendre,  et  en  était  venu,  —  ce  fut  là  son  tort  du 
temps  de  nos  pères,  —  à  contrarier  la  marche  de  l'intelligence  humaine  et  à  vouloir 
éteindre  l'esprit  de  progrès  qui  est  le  flambeau  même  de  la  France.  L'université, 
excellente  par  ses  méthodes,  illustre  par  ses  services,  mais  enfermée  peut-être  dans  des 
traditions  trop  étroites,  n'a  pas  en  elle-même  cette  largeur  d'idées  qui  convient  aux 
grandes  époques  que  nous  traversons,  et  n'a  pas  toujours  fait  pénétrer  dans  l'ensei- 
gnement toute  la  lumière  possible.  Elle  a  fini  par  devenir,  elle  aussi,  un  clergé. 

Les  dernières  années  de  la  monarchie  disparue  ont  vu  une  lutte  acharnée  entre 
ces  deux  puissances,  l'université  et  l'église,  qui  se  disputaient  l'esprit  des  générations 
nouvelles. 

Messieurs,  il  est  temps  que  cette  guerre  finisse  et  se  change  en  émulation.  C'est 
là  le  sens,  c'est  là  le  but  du  projet  actuel.  Il  maintient  l'université  dans  l'enseigne- 
ment, et  il  introduit  l'église  par  la  meilleure  de  toutes  les  portes,  par  la  porte  de  la 
liberté.  Comment  ces  deux  puissances  vont-elles  se  comporter?  Se  réconcilieront- 
elles?  De  quelle  façon  vont-elles  combiner  leurs  influences?  Comment  vont-elles 
comprendre  l'enseignement,  c'est-à-dire  l'avenir?  C'est  là,  messieurs,  la  question. 
Chacun  de  ces  deux  clergés  a  ses  tendances,  tendances  auxquelles  il  faut  marquer 
une  limite.  Les  esprits  ombrageux,  et  en  matière  d'enseignement  je  suis  du 
nombre,  pourraient  craindre  qu'avec  l'université  seule  l'instruction  ne  fût  pas  assez 
religieuse,  et  qu'avec  l'église  seule  l'instruction  ne  fût  pas  assez  nationale.  Or  reli- 
gion et  nationalité,  ce  sont  là  les  deux  grands  instincts  des  hommes,  ce  sont  là  les 
deux  grands  besoins  de  l'avenir.  Il  faut  donc,  je  parle  en  laïque  et  en  homme  poli- 
tique, il  faut  au-dessus  de  l'église  et  de  l'université  quelqu'un  pour  les  dominer, 
pour  les  conseiller,  pour  les  encourager,  pour  les  retenir,  pour  les  départager.  Qui? 
l'état. 

L'état,  messieurs,  c'est  l'unité  politique  du  pays,  c'est  la  tradition  française,  c'est 
la  communauté  historique  et  souveraine  de  tous  les  citoyens,  c'est  la  plus  grande 
voix  qui  puisse  parler  en  France,  c'est  le  pouvoir  suprême,  qui  a  le  droit  d'imposer 
à  l'université  l'enseignement  religieux,  et  à  l'église  l'esprit  national. 

Le  projet  actuel  installe  l'état  au  sommet  de  la  loi.  Le  conseil  supérieur  d'ensei- 
gnement, tel  que  le  projet  le  compose,  n'est  pas  autre  chose.  C'est  en  cela  qu'il  me 
convient. 

Je  regrette  diverses  lacunes  dans  le  projet,  l'enseignement  supérieur  dont  il  n'est 
pas  question,  l'enseignement  professionnel,  qui  est  destiné  à  reclasser  les  masses 
aujourd'hui  déclassées.  Nous  reviendrons  sur  ces  graves  questions. 

Somme  toute,  tel  qu'il  est,  en  maintenant  l'université,  en  acceptant  le  clergé,  le 
projet  fait  l'enseignement  Hbre  et  fait  l'état  juge.  Je  me  réserve  de  l'examiner 
encore. 

M  de  Melun,  qui  soutint  la  prédominance  de  l'église  dans  l'enseignement,  fut  nommé 
commissaire  par  20  voix  contre  18  à  M.  Victor  Hugo. 


DEMANDE  EN  AUTORISATION  DE  POURSUITES.    349 


NOTE  n. 

DEMANDE  EN  AUTORISATION  DE  POURSUITES 
CONTRE  LES  REPRESENTANTS  SOMMIER  ET  RICHARDET. 

Bureaux.  —  31  juillet  1849. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  on  invoque  les  idées  d'ordre,  le  respect  de 
l'autorité  qu'il  faut  rafiFermir,  la  protection  que  l'Assemblée  doit  au  pouvoir,  pour 
appuyer  la  demande  en  autorisation  de  poursuites.  J'invoque  les  mêmes  idées  pour 
la  combattre. 

Et  en  effet,  messieurs,  quelle  est  la  question?  La  voici  : 

Un  délit  de  presse  aurait  été  commis,  il  j  a  quatre  mois,  dans  un  département 
éloigné,  dans  une  commune  obscure,  par  un  journal  ignoré.  Depuis  cette  époque, 
les  auteurs  présumés  de  ce  délit  ont  été  nommés  représentants  du  peuple.  Aujourd'hui 
on  vous  demande  de  les  traduire  en  justice. 

De  deux  choses  l'une  :  ou  vous  accordere2  l'autorisation,  ou  vous  la  refuserez. 
Examinons  les  deux  cas. 

Si  vous  accordez  l'autorisation,  de  ce  fait  inconnu  de  la  France,  oublié  de  la 
localité  même  où  il  s'est  produit,  vous  faites  un  événement.  Le  fait  était  mort,  vous 
le  ressuscitez 5  bien  plus,  vous  le  grossissez  du  retentissement  d'un  procès,  de  l'éclat 
d'un  débat  passionné,  de  la  plaidoirie  des  avocats,  des  commentaires  de  l'opposition 
et  de  la  presse.  Ce  délit,  commis  dans  le  champ  de  foire  d'un  village,  vous  le  jetez 
sur  toutes  les  places  publiques  de  France.  Vous  donnez  au  petit  journal  de  province 
tous  les  grands  journaux  de  Paris  pour  porte-voix.  Cet  outrage  au  président  de  la 
république,  cet  article  que  vous  jugez  venimeux,  vous  le  multipliez,  vous  le  versez 
dans  tous  les  esprits,  vous  tirez  l'offense  à  huit  cent  mille  exemplaires. 

Le  tout  pour  le  plus  grand  avantage  de  l'ordre,  pour  le  plus  grand  respect  du 
pouvoir  et  de  l'autorité. 

Si  vous  refusez  l'autorisation,  tout  s'évanouit,  tout  s'éteint.  Le  fait  est  mort,  vous 
l'ensevelissez,  voilà  tout. 

Eh  bien!  messieurs,  je  vous  le  demande,  qui  est-ce  qui  comprend  mieux  les 
intérêts  de  l'ordre  et  de  l'autorité  et  le  raffermissement  du  pouvoir,  de  nos  adver- 
saires qui  accordent  l'autorisation,  ou  de  nous  qui  la  refusons? 

Cette  question  d'intérêt  social  vidée  et  écartée,  permettez-moi  de  m'élever  à  des 
considérations  d'une  autre  nature. 

Dans  quelle  situation  êtes-vous? 

Vous  êtes  une  majorité  immense,  compacte,  triomphante,  en  présence  d'une 
minorité  vaincue  et  décimée.  Je  constate  la  situation  et  je  la  livre  à  votre  apprécia- 
tion politique.  Le  13  juin  a  créé  pour  nous  ce  que  vous  appelez  des  nécessités;  en 
tout  cas,  ce  sont  des  nécessités  bien  fatales  et  bien  douloureuses.  Le  13  juin  est  un 
fait  considérable,  terrible,  mystérieux,  au  tond  duquel  il  vous  importe,  dites-vous, 
que  la  justice  pénètre,  que  le  jour  se  tasse.  Il  faut,  en  eâet,  que  le  pays  connaisse 
dans  toute  sa  protondeur  cet  événement  d'où  a  failli  sortir  une  révolution.  \ous  avez 


350  NOTES.  —  ASSEMBLEE  LÉGISLATIVE. 

pu  aider  la  justice.  Ce  qu'elle  vous  a  demandé  en  fait  de  poursuites,  vous  avez  pu 
le  lui  accorder.  \bus  avez  été  prodigues ,  c'est  mon  sentiment. 

Mais  enfin,  de  ce  côté,  tout  est  fini.  Trente-huit  représentants,  c'est  assez!  c'est 
trop!  Est-ce  que  le  moment  n'est  pas  venu  d'être  généreux?  Est-ce  qu'ici  la  géné- 
rosité n'est  pas  de  la  sagesse?  Quoi!  livrer  encore  deux  représentants,  non  plus  pour 
les  nécessités  de  l'instruction  de  juin,  mais  pour  un  fait  ignoré,  prescrit,  oublié! 
Messieurs,  je  vous  en  conjure,  moi  qui  ai  toujours  défendu  l'ordre,  gardez- vous  de 
tout  ce  qui  semblerait  violence,  réaction,  rancune,  parti-pris,  coup  de  majorité!  Il 
faut  savoir  se  refuser  à  soi-même  les  dernières  satisfactions  de  la  victoire.  C'est  à  ce 
prix  que,  de  la  situation  de  vainqueurs,  on  passe  à  la  condition  de  gouvernants.  Ne 
soyez  pas  seulement  une  majorité  nombreuse,  sojez  une  majorité  grande! 

Tenez,  voulez-vous  rassurer  pleinement  le  pays?  prouvez-lui  votre  force.  Et  savez- 
vous  quelle  est  la  meilleure  preuve  de  la  force?  c'est  la  mesure.  Le  jour  où  l'opi- 
nion publique  dira  :  Ils  sont  vraiment  modérés,  la  conscience  des  partis  répondra  : 
C'est  qu'ils  sont  vraiment  forts  ! 

Je  refuse  l'autorisation  de  poursuites. 

M.  Amable  Dubois  combattit  M.  Victor  Hugo.  M.  Amable  Dubois  fut  nommé  rappor- 
teur par  14  voix  contre  11  données  à  M.  Victor  Hugo. 


NOTE  12. 

DOTATION  DE  M.  BONAPARTE. 
Bureaux.  —  6  février  1851. 

En  janvier  1851,  immédiatement  après  le  vote  de  défiance,  M.  Louis  Bonaparte  tendit  la 
main  à  cette  Assemblée  qui  venait  de  le  frapper,  et  lui  demanda  trois  millions.  C'était  une 
véritable  dotation  princière.  L'Assemblée  débattit  cette  prétention,  d'abord  dans  les  bureaux, 
puis  en  séance  publique.  La  discussion  publique  ne  dura  qu'un  jour  et  fut  peu  remarquable. 
La  discussion  préalable  des  bureaux,  qui  eut  lieu  le  6  février,  avait  vivement  excité  l'attention 
publique,  et,  quand  la  question  arriva  au  grand  jour,  elle  avait  été  comme  épuisée  par  ce 
débat  préliminaire. 

Dans  le  12°  bureau  particulièrement,  le  débat  fut  vif  et  prolongé.  A  deux  heures  et  demie, 
malgré  la  séance  commencée,  la  discussion  durait  encore.  Une  grande  partie  des  membres  de 
l'Assemblée,  groupés  derrière  les  larges  portes  vitrées  du  12'  bureau,  assistaient  du  dehors  k 
cette  lutte  oti  furent  successivement  entendus  MM.  Léon  Faucher,  Sainte-Beuve,  auteur  de  la 
rédaction  de  défiance,  Michel  (de  Bourges)  et  Victor  Hugo. 

M.  Combarel  de  Leyval  prit  la  parole  le  premier;  M.  Léon  Faucher  et  après  lui  M.  Bineau, 
tous  deux  anciens  ministres  de  Bonaparte,  soutinrent  vivement  le  projet  de  dotation.  Le  dis- 
cours passionné  de  M.  Léon  Faucher  amena  dans  le  débat  M.  Victor  Hugo. 

M.  Victor  Hugo.  —  Ce  que  dit  M.  Léon  Faucher  m'obHge  à  prendre  la 
parole.  Je  ne  dirai  qu'un  mot.  Je  ne  désire  pas  être  nommé  commissaire j  ie  suis 
trop  souffrant  encore  pour  pouvoir  aborder  la  tribune,  et  mon  intention  n'était  pas 
de  parler,  même  ici. 

Selon  moi,  l'Assemblée,  en  votant  la  dotation  il  y  a  dix  mois,  a  commis  une 


DOTATION  DE  M.  BONAPARTE.  351 

première  faute;  en  la  votant  de  nouveau  aujourd'hui,  elle  commettrait  une  seconde 
faute,  plus  grave  encore. 

Je  n'invoque  pas  seulement  ici  l'intérêt  du  pays,  les  détresses  publiques,  la  néces- 
sité d'alléger  le  budget  et  non  de  l'aggraver,  j'invoque  l'intérêt  bien  entendu  de 
l'Assemblée,  j'invoque  l'intérêt  même  du  pouvoir  exécutif,  et  je  dis  qu'à  tous  ces 
points  de  vue,  aux  points  de  vue  les  plus  restreints  comme  aux  points  de  vue  les 
plus  généraux,  voter  ce  qu'on  vous  demande  serait  une  faute  considérable. 

Et  en  efiFet,  messieurs,  depuis  le  vote  de  la  première  dotation,  la  situation 
respective  des  deux  pouvoirs  a  pris  un  aspect  inattendu.  On  était  en  paix,  on  est  en 
guerre.  Un  sérieux  conflit  a  éclaté. 

Ce  conflit,  au  dire  de  ceux-là  mêmes  qui  soutiennent  le  plus  énergiquement  le 
pouvoir  exécutif,  ce  conflit  est  une  cause  de  désordre,  de  trouble,  d'agitation  dont 
souflfrent  tous  les  intérêts  j  ce  conflit  a  presque  les  proportions  d'une  calamité 
publique. 

Or,  messieurs,  sondez  ce  conflit.  Qu'y  a-t-il  au  fond.''  La  dotation. 

Oui,  sans  la  dotation,  vous  n'auriez  pas  eu  les  voyages,  les  harangues,  les 
revues,  les  banquets  de  sous-ofEciers  mêlés  aux  généraux,  Satory,  la  place  du  Havre, 
la  société  du  Dix-Décembre,  les  cris  de  vive  l'E/upereur!  et  les  coups  de  poing.  \bus 
n'auriez  pas  eu  ces  tentatives  prétoriennes  qui  tendaient  à  donner  à  la  république 
l'empire  pour  lendemain.  Point  d'argent,  point  d'empire. 

Vous  n'auriez  pas  eu  tous  ces  faits  étranges  qui  ont  si  profondément  inquiété  le 
pays,  et  qui  ont  dû  irrésistiblement  éveiller  le  pouvoir  législatif  et  amener  le  vote 
de  ce  qu'on  a  appelé  la  coalition,  coalition  qui  n'est  au  fond  qu'une  juxtaposition. 

Rappelez- vous  ce  vote,  messieurs;  les  faits  ont  été  apportés  devant  vous,  vous 
les  avez  jugés  dans  votre  conscience,  et  vous  avez  solennellement  déclaré  votre 
défiance. 

La  défiance  du  pouvoir  législatif  contre  le  pouvoir  exécutif! 

Or,  comment  le  pouvoir  exécutif,  votre  subordonné  après  tout,  a-t-il  reçu  cet 
avertissement  de  l'assemblée  souveraine? 

Il  n'en  a  tenu  aucun  compte.  Il  a  mis  à  néant  votre  vote.  Il  a  déclaré  excellent 
ce  cabinet  que  vous  aviez  déclaré  suspect.  Résistance  qui  a  aggravé  le  conflit  et  qui 
a  augmenté  votre  défiance. 

Et  aujourd'hui  que  fait-il.? 

Il  se  tourne  vers  vous,  et  il  vous  demande  les  moyens  d'achever  quoi?  Ce  qu'il 
avait  commencé.  Il  vous  dit  :  —  \bus  vous  défiez  de  moi.  Soit!  payez  toujours, 
je  vais  continuer. 

Messieurs,  en  vous  faisant  de  telles  demandes,  dans  un  tel  moment,  le  pouvoir 
exécutif  écoute  peu  sa  dignité.  Vous  écouterez  la  vôtre  et  vous  refuserez. 

Ce  qu'a  dit  M.  Faucher  des  intérêts  du  pays,  lorsqu'il  a  nommé  M.  Bonaparte, 
est-il  vrai?  Moi  qui  vous  parle,  j'ai  voté  pour  M.  Bonaparte.  J'ai,  dans  la  sphère  de 
mon  action,  favorisé  son  élection.  J'ai  donc  le  droit  de  dire  quelques  mots  des 
sentiments  de  ceux  qui  ont  fait  comme  moi,  et  des  miens  propres.  Eh  bien!  non, 
nous  n'avons  pas  voté  pour  Napoléon,  en  tant  que  Napoléon;  nous  avons  voté 
pour  l'homme  qui,  mûri  par  la  prison  politique,  avait  écrit,  en  faveur  des  classes 


352  NOTES.  —  ASSEMBLEE  LÉGISLATIVE. 

pauvres,  des  livres  remarquables.  Nous  avons  voté  pour  lui,  enfin,  parce  qu'en 
face  de  tant  de  prétentions  monarchiques  nous  trouvions  utile  qu'un  prince  abdiquât 
ses  titres  en  recevant  du  pajs  les  fonctions  de  président  de  la  république. 

Et  puis,  remarquez  encore  ceci  :  ce  prince,  puisqu'on  attache  tant  d'importance 
à  rappeler  ce  titre,  était  un  prince  révolutionnaire,  un  membre  d'une  dynastie 
parvenue,  un  prince  sorti  de  la  révolution,  et  qui,  loin  d'être  la  négation  de  cette 
révolution,  en  était  l'affirmation.  Voilà  pourquoi  nous  l'avions  nommé.  Dans  ce 
condamne  politique,  il  j  avait  une  intelligence j  dans  ce  prince,  il  j  avait  un 
démocrate.  Nous  avons  espéré  en  lui. 

Nous  avons  été  trompés  dans  nos  espérances.  Ce  que  nous  attendions  de  l'homme, 
nous  l'avons  attendu  en  vain;  tout  ce  que  le  prince  pouvait  faire,  il  l'a  fait,  et  il 
continue  en  demandant  la  dotation.  Tout  autre,  à  sa  place,  ne  le  pourrait  pas,  ne 
le  voudrait  pas,  ne  l'oserait  pas.  Je  suppose  le  général  Changarnier  au  pouvoir.  Il 
suivrait  probablement  la  même  politique  que  M.  Bonaparte,  mais  il  ne  songerait 
pas  à  venir  vous  demander  2  millions  à  ajouter  à  1.200.000  francs,  par  cette  raison 
fort  simple  qu'il  ne  saurait  réellement,  lui,  simple  particulier  avant  son  élection,  que 
faire  d'une  pareille  liste  civile.  M.  Changarnier  n'aurait  pas  besoin  de  faire  crier 
vive  l'Empereur!  autour  de  lui.  C'est  donc  le  prince,  le  prince  seul,  qui  a  besoin  de 
2  millions.  Le  premier  Napoléon  lui-même,  dans  une  position  analogue,  se  contenta 
de  500.000  francs,  et,  loin  de  faire  des  dettes,  il  pajait  très  noblement,  avec  cette 
somme,  celles  de  ses  généraux. 

Arrêtons  ces  déplorables  tendances  ;  disons  par  notre  vote  :  Assez  !  assez  ! 

Qui  a  rouvert  ce  débat?  Est-ce  vous?  Est-ce  nous?  Si  ranimer  cette  discussion, 
c'est  faire  acte  de  mauvais  citoyen,  comme  on  vient  de  le  dire,  est-ce  à  nous  qu'on 
peut  adresser  ce  reproche?  Non,  non!  Le  mauvais  citoyen,  s'il  y  en  a  un,  est 
ailleurs  que  dans  l'Assemblée. 

Je  termine  ici  ces  quelques  observations.  Quand  la  majorité  a  voté  la  dotation  la 
première  fois,  elle  ne  savait  pas  ce  qui  était  derrière. 

Aujourd'hui  vous  le  savez.  La  voter  alors,  c'était  de  l'imprudence;  la  voter 
aujourd'hui,  ce  serait  de  la  complicité. 

Tenez,  messieurs  du  parti  de  l'ordre,  voulez-vous  faire  de  l'ordre?  acceptez  la 
republique.  Acceptez-la,  acceptons-la  tous  purement,  simplement,  loyalement.  Plus 
de  princes,  plus  de  dynasties,  plus  d'ambitions  extra-constitutionnelles  ;  je  ne  veux 
pas  dire  :  plus  de  complots,  mais  je  dirai  plus  de  rêves.  Quand  personne  ne  rêvera 
plus,  tout  le  monde  se  calmera.  Croyez- vous  que  ce  soit  un  bon  moyen  de  rassurer 
les  intérêts  et  d'apaiser  les  esprits  que  de  dire  sans  cesse  tout  haut  :  —  Cela  ne  peut 
durer;  et  tout  bas  :  —  Préparons  autre  chose!  —  Messieurs,  finissons-en.  Toutes  ces 
allures  princières,  ces  dotations  tristement  demandées  et  fâcheusement  dépensées,  ces 
espérances  qui  vont  on  ne  sait  où,  ces  aspirations  à  un  lendemain  dictatorial  et  par 
conséquent  révolutionnaire,  c'est  de  l'agitation,  c'est  du  désordre.  Acceptons  la 
répubhque.  L'ordre,  c'est  le  définitif. 

On  sait  que  l'Assemblée  refusa  la  dotation. 


LE  MINISTRE  BAROCHE  ET  VICTOR  HUGO.         353 

NOTE  13. 

LE  MINISTRE  BAROCHE  ET  VICTOR  HUGO  (^'. 
Séance  du  i8  jtiillet  i8ji. 

Après  le  discours  du  17  juillet,  Louis  Bonaparte,  stigmatisé  par  Victor  Hugo  d'un  nom  que 
la  postérité  lui  conservera.  Napoléon  le  Petit j  sentit  le  besoin  de  répondre.  Son  ministre, 
M.  Baroche,  se  chargea  de  la  réponse.  Il  ne  trouva  rien  de  mieux  k  opposer  à  Victor  Hugo 
qu'une  citation  falsifiée.  Victor  Hugo  monta  à  la  tribune  pour  répliquer  au  ministre  et  rétablir 
les  faits  et  les  textes.  La  droite,  encore  tout  écumante  de  ses  rages  de  la  veille  et  redoutant  un 
nouveau  discours,  lui  coupa  la  parole  et  ne  lui  permit  pas  d'achever.  On  ne  croirait  pas  à  de 
tels  faits,  si  nous  ne  mettions  sous  les  yeux  du  lecteur  l'extrait  de  la  séance  même  du  i8  juillet. 
Le  voici  : 

M.  Baroche,  minktre  des  affaires  étran^res.  —  Je  voudrais  ne  pas  entrer  dans  cette  partie  de 
la  discussion  qui  vous  a  été  présentée  hier  par  l'honorable  M.  Victor  Hugo.  Et  cependant  cette 
attaque  a  été  si  agressive,  si  injurieuse  pour  un  homme  dont  je  m'honore  d'être  le  ministre, 
que  je  me  reprocherais  de  ne  pas  la  repousser,  (yrh  bien!  très  bien!  a  droite.) 

Et  d'abord,  une  observation.  La  séance  d'hier  a  offert  un  douloureux  contraste  avec  les 
séances  précédentes.  Jusque-là,  tous  les  orateurs,  l'honorable  général  Cavaignac,  M.  Michel 
(de  Bourges)  et  même  M.  Pascal  Duprat,  malgré  la  vivacité  de  son  langage,  s'étaient  efforcés 
de  donner  à  la  discussion  un  caractère  de  calme  et  de  dignité  qu'elle  n'aurait  jamais  dû  perdre. 

C'est  hier  seulement  qu'un  langage  tout  nouveau,  tout  personnel... 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  demande  la  parole.  [Mouvement) 

M.  Baroche.  —  ...est  venu  jeter  l'irritation.  Eh  bien!  puisque  l'on  nous  attaque,  il  faut 
bien  que  nous  examinions  la  valeur  de  celui  qui  nous  attaque. 

C'est  le  même  homme  qui  a  conquis  les  suffrages  des  électeurs  de  la  Seine  par  des  circulaires 
de  ce  genre. 

{M.  le  ministre  déroule  une  feuille  de  papier  et  lit  :) 

«Deux  républiques  sont  possibles  : 

«L'une  abattra  le  drapeau  tricolore  sous  le  drapeau  rouge,  fera  des  gros  sous  avec  la  colonne, 
jettera  bas  la  statue  de  Napoléon  et  dressera  la  statue  de  Marat;  détruira  l'Insritut,  l'école 
polytechnique  et  la  légion  d'honneur;  ajoutera  à  l'auguste  devise  :  Labertéj  Egalité,  Fraternité 
l'option  sinistre  :  ou  la  mort!  fera  banqueroute,  ruinera  les  riches  sans  enrichir  les  pauvres, 
anéantira  le  crédit,  qui  est  la  fortune  de  tous,  et  le  travail,  qui  est  le  pain  de  chacun;  abolira 
la  propriété  et  la  famille,  promènera  des  têtes  sur  des  piques,  remplira  les  prisons  par  le  soupçon 
et  les  videra  par  le  massacre,  mettra  l'Europe  en  feu  et  la  civilisation  en  cendres,  fera  de  la 
France  la  patrie  des  ténèbres,  égorgera  la  liberté,  étouffera  les  arts,  décapitera  la  pensée,  niera 
Dieu;  remettra  en  mouvement  ces  deux  machines  fatales,  qui  ne  vont  pas  l'une  sans  l'autre,  la 
planche  aux  assignats  et  la  bascule  de  la  guillotine;  en  un  mot,  fera  froidement  ce  que  les 
hommes  de  93  ont  fait  ardemment,  et,  après  l'horrible  dans  le  grand,  que  nos  pères  ont  vu, 
no\is  montrera  le  monstrueux  dans  le  périt ...» 

M.  Victor  Hugo,  se  levant.  —  Lisez  tout! 

'*)  Cette  note   contient,  dans  l'édition   de  1853,  des  développements  que   nous  n'avons  pas 
reproduits  intégralement,  car  ils  répétaient  le  compte  rendu  que  nous  donnons  pages  j8j  à  588 
d'après  le  Moniteur.  { Note  de  l'Editeur.  ) 

ACTES    ET    PAROLES.    —    L  23 


354  NOTES.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

M.  Baroche  reprend.  —  Voilà,  Messieurs,  un  langage  qui  contraste  singulièrement  avec  celui 
que  vous  avez  entendu  hier . . . 

M.  Victor  Hugo.  —  Mais  lisez  donc  tout! 

M.  Baroche,  continuant.  —  Voilà  l'homme  qui  reprochait  à  cette  majorité  de  ruser  comme 
le  renard,  pour  combattre  le  lion  révolutionnaire.  Voilà  l'homme  qui,  dans  des  paroles  qu'il  a 
vainement  cherché  à  rétracter,  accusait  la  majorité,  une  partie  du  moins  de  cette  majorité,  de 
se  mettre  à  plat  ventre  et  d'écouter  si  elle  n'entendait  pas  venir  le  canon  russe. 


M.  Victor  Hugo,  h  la  tribune.  —  Je  déclare  que  M.  Baroche  n'a  articulé  que 
d'infâmes  calomnies j  qu'il  a,  malgré  mes  sommations  de  tout  lire,  tronqué  honteu- 
sement une  citation.  J'ai  le  droit  de  lui  répondre.  {A.  gauche  :  Oui,  oui!  —  A.  droite  : 
Non!  non!) 

À  GAUCHE.  —  Parlez!  parlez!  {Bruif  prolonge.) 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Qijand  un  orateur  n'est  pas  mêlé  au  débat,  et  qu'un  autre  implique  sa 
personne  dans  la  discussion,  il  peut  demander  la  parole  et  dire  :  Pourquoi  vous  adressez- vous  à 
moi?  Mais  quand  un  orateur  inscrit  a  parlé  à  son  tour  pendant  trois  heures  et  demie,  et  qu'on 
prononce  son  nom  en  lui  répondant,  il  n'y  a  pas  là  de  fait  personnel,  il  ne  peut  exiger  la  parole 
sur  cela.  {Kumeurs  nombreuses.) 

M.  Jules  Favre.  —  Je  demande  la  parole. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  La  parolc  appartient  à  M.  Dufaure,  je  ne  puis  vous  la  donner. 

M.  Jules  Favre.  —  J'ai  demandé  la  parole  pour  un  rappel  au  règlement.  Je  n'ai  à  faire 
qu'une  simple  observation  {Parle'r! parle^.),  j'ai  le  droit  d'être  entendu. 

L'art.  45  du  règlement,  qui  accorde  la  parole  pour  un  fait  personnel,  est  un  article  absolu 
qui  protège  l'honneur  de  tous  les  membres  de  l'Assemblée.  Il  n'admet  pas  la  distinction  qu'a 
voulu  établir  M.  le  président;  je  soutiens  que  M.  Victor  Hugo  a  le  droit  d'être  entendu. 

Voix  nombreuses,  à  "Victor  Hugo.  —  Parlez!  parlez! 

M.  Victor  Hugo.  —  La  réponse  que  j'ai  à  faire  à  M.  Baroche  porte  sur  deux 
points. 

Le  premier  point  porte  sur  un  document  qui  n'a  été  lu  qu'en  partie  j  l'autre  est 
relatif  à  un  fait  qui  s'est  passé  hier  dans  l'Assemblée. 

L'Assemblée  doit  remarquer  que  ce  n'a  été  que  lorsqu'une  agression  personnelle 
m'a  été  adressée  pour  la  troisième  fois  que  j'ai  enfin  exigé,  comme  j'en  ai  le  droit, 
la  parole.  {À.  gauche  :  Oui!  oui!) 

Messieurs,  entre  le  15  mai  et  le  23  juin,  dans  un  moment  où  une  sorte  d'effroi 
bien  justifié  saisissait  les  cœurs  les  plus  profondément  dévoués  à  la  cause  populaire, 
j'ai  adressé  à  mes  concitoyens  la  déclaration  que  je  vais  vous  lire. 

Rappelez-vous  que  des  tentatives  anarchiques  avaient  été  faites  contre  le  suffrage 
universel,  siégeant  ici  dans  toute  sa  majesté;  j'ai  toujours  combattu  toutes  les 
tentatives  contre  le  suffrage  universel,  et,  à  l'heure  qu'il  est,  je  les  repousse  encore 
en  combattant  cette  fatale  loi  du  31  mai.  {"^ifs  applaudissements  à  gauche.) 

Entre  le  ij  mai  et  le  23  juin  donc,  je  fis  afficher  sur  les  murailles  de  Paris  la 
déclaration  suivante  adressée  aux  électeurs,  déclaration  dont  M.  Baroche  a  lu  la 
première  partie,  et  dont,  malgré  mon  insistance,  il  n'a  pas  voulu  lire  la  seconde;  je 
vais  la  lire. . .  {Interruption  à  dtoite.) 


LE  MINISTRE  BAROCHE  ET  VICTOR  HUGO.         355 

Voix  nombreuses  à  droite.  —  Lisez  tout!  tout!  Lisez-là  tout  entière! 
Un  membre  à  droite,  avec  insistance.  —  Tout  ou  rien!  tout  ou  rien! 

M.  Victor  Hugo.  —  \bus  avez  déjà  entendu  la  première  partie,  elle  est  présente 
à  tous  vos  esprits.  Du  reste  rien  n'est  plus  simple  j  je  veux  bien  relire  ce  qui  a  cte  lu. 
Ce  n'est  que  du  temps  perdu. 

M.  Lebeuf.  —  Nous  exigeons  tout  !  tout  ou  rien  ! 

M.  Victor  Hugo,  à  M.  heheuf.  —  Ah!  vous  prétendez  me  dicter  ce  que  je  dois 
être  et  ce  que  je  dois  faire  à  cette  tribune!  En  ce  cas,  c'est  différent.  Puisque  vous 
exigez,  je  refuse.  {A.  gauche  :  Très  htenl  vous  ave^  raison.)  Je  lirai  seulement  ce  que 
M.  Baroche  a  eu  l'indignité  de  ne  pas  lire.  {Trh  hien!  trh  bien!) 

(  Un  long  désordre  règne  dans  fAssembUe;  la  séance  relfe  interrompue  pendant  quelques  initants.  ) 

M.  Victor  Hugo. —  Je  lis  donc  :  «Deux  républiques  sont  possibles...»  — 
M.  Baroche  a  lu  ce  qui  était  relatif  à  la  première  de  ces  républiques  j  dans  ma 
pensée,  c'est  la  république  qu'on  pouvait  redouter  à  cette  époque  du  15  mai  et  du 
23  juin...  [Interruption.)  Je  reprends  la  lecture  où  M.  Baroche  l'a  laissée... 
{Interruption.) 

A  DROITE.  —  Non!  non!  tout! 

M.  LE  PRESIDENT.  —  La  gauche  est  silencieuse;  faites  comme  elle,  écoutez! 

M.  Victor  Hugo.  —  Ecoutez  donc,  messieurs,  un  homme  qui,  visiblement, 
et  grâce  à  vos  violences  d'hier  {À.  gauche  :  Trh  btenl  très  èien!),  peut  à  peine  parler. 
{La  voix  de  l'orateur  elt,  en  effet,  profondément  altérée  par  la  fati^e.  —  Kires  à  droite.  — 
U orateur  reprend) 

Le  silence  serait  seulement  de  la  pudeur.  {Murmures  à  droite.) 

M.  Mortimer-Ternaux.  —  C'est  le  mot  de  Marat  à  la  Convention. 

M.  LE  PRESIDENT,  a  la  droite.  —  C'est  vous  qui  avez  donné  la  parole  à  l'orateur,  écoutez-le. 

Voix  nombreuses.  —  Parlez  !  parlez  ! 

M.  Victor  Hugo,  lisant.  —  ...  «L'autre  sera  la  sainte  communion  de  tous  les 
français  dès  à  présent  et  de  tous  les  peuples  un  jour  dans  le  principe  démocratique  5 
fondera  la  liberté  sans  usurpations  et  sans  violences,  une  égalité  qui  admettra  la 
croissance  naturelle  de  chacun,  une  fraternité  non  de  moines  dans  un  couvent,  mais 
d'hommes  libres;  donnera  à  tous  l'enseignement,  comme  le  soleil  donne  la  lumière, 
gratuitement;  introduira  la  clémence  dans  la  loi  pénale  et  la  conciliation  dans  la  loi 
civile;  multipliera  les  chemins  de  fer,  reboisera  une  partie  du  territoire,  en  défrichera 
une  autre;  décuplera  la  valeur  du  sol;  partira  de  ce  principe  qu'il  faut  que  tout 
homme  commence  par  le  travail  et  finisse  par  la  propriété;  assurera,  en  conséquence, 
la  propriété  comme  la  représentation  du  travail  accompli  et  le  travail  comme 
l'élément  de  la  propriété  future,  respectera  l'héritage,  qui  n'est  autre  chose  que  la 
main  du  père  tendue  aux  enfants  à  travers  le  mur  du  tombeau;  combinera  pacifi- 
quement, pour  résoudre  le  glorieux  problème  du  bien-être  universel,  les  accroisse- 


356  NOTES.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

ments  continus  de  l'industrie,  de  la  science,  de  l'art  et  de  la  pensée j  poursuivra,  sans 
quitter  terre  pourtant  et  sans  sortir  du  possible  et  du  vrai,  la  réalisation  sérieuse  de 
tous  les  grands  rêves  des  sages j  bâtira  le  pouvoir  sur  la  même  base  que  la  liberté, 
c'est-à-dire  sur  le  droit;  subordonnera  la  force  à  l'intelligence;  dissoudra  l'émeute  et 
la  guerre,  ces  deux  formes  de  la  barbarie;  fera  de  l'ordre  la  loi  du  citoyen  et  de  la 
paix  la  loi  des  nations;  vivra  et  rayonnera;  grandira  la  France,  conquerra  le  monde; 
sera,  en  un  mot,  le  majestueux  embrassement  du  genre  humain  sous  le  regard  de 
Dieu  satisfait. 

«  De  ces  deux  républiques ,  celle-ci  s'appelle  la  civilisation ,  celle-là  s'appelle  la 
terreur.  Je  suis  prêt  à  dévouer  ma  vie  pour  établir  l'une  et  empêcher  l'autre. 

a  26  mai  1848. 

«Victor  Hugo.» 

À  GAUCHE  EN  MASSE.  —  Bravo  !  bravo  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  "Vbilà  ma  profession  de  foi  électorale,  et  c'est  à  cause  de 
cette  profession  de  foi  —  je  n'en  ai  pas  fait  d'autre  —  que  j'ai  été  nommé. 

M.  A.  DE  Kerdrel  aîné.  —  Tous  les  démocrates  ont  voté  contre  vous.  (Bruit.) 

Un  membre.  —  Qu'en  savez-vous  ? 

M.  Brives.  —  Il  y  a  bien  eu  des  démocrates  qui  ont  voté  pour  M.  Baroche.  (Hilarité.) 

M.  Victor  Hugo.  —  C'est  à  cause  de  cette  profession  de  foi  que  j'ai  été  nommé 
représentant. 

Cette  profession  de  foi,  c'est  ma  vie  entière,  c'est  tout  ce  que  j'ai  dit,  écrit  et  fait 
depuis  vingt-cinq  ans. 

Je  défie  qui  que  ce  soit  de  prouver  que  j'ai  manqué  à  une  seule  des  promesses  de 
ce  programme.  Et  voulez-vous  que  je  vous  dise  qui  aurait  le  droit  de  m'accuser.?... 
(Interruption  à  droite.) 

Si  j'avais  accepté  l'expédition  romaine; 

Si  j'avais  accepté  la  loi  qui  confisque  l'enseignement  et  qui  Ta  donne  aux 
jésuites; 

Si  j'avais  accepté  la  loi  de  déportation  qui  rétablit  la  peine  de  mort  en  matière 
politique; 

Si  j'avais  accepté  la  loi  contre  le  suffrage  universel,  la  loi  contre  la  liberté  de  la 
pr.;sse  ; 

Savez-vous  qui  aurait  eu  le  droit  de  me  dire  :  \x)us  êtes  un  apostat?  {Montrant  la 
droite.)  Ce  n'est  pas  ce  côté-ci  [montrant  la  gauche);  c'est  celui-là.  [Sensation.  —  [Très 
bienl  trh  hienl) 

J'ai  été  fidèle  à  mon  mandat.  {Interruption.) 

A  DROITE.  —  Monsieur  le  président,  c'est  un  nouveau  discours.  Ne  laissez  pas  continuer 
l'orateur. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Votre  explication  est  complète. 

M.  Victor  Hugo.  —  Non  !  j'ai  à  répondre  aux  calomnies  de  M.  Baroche. 


LE  RAPPEL  DE  LA  LOI  DU  31  MAI.  357 

Cris  X  droite.  —  L'ordre  du  jour!  Assez!  ne  le  laissez  pas  achever! 
A  GAUCHE.  —  C'est  indigne!  Parlez! 

M.  Victor  Hugo.  —  Quoi!  hier  la  violence  morale,  aujourd'hui  la  violence 
matérielle!  {Tumulte.) 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Jc  consulte  l'Assembléc  :ur  l'ordre  du  jour,  {ha  droite  se  lève  en  masse.) 
A  GAUCHE.  —  Nous  protestons!  c'est  un  scandale  odieux! 
L'ordre  du  jour  est  adopté. 

M.  Victor  Hugo.  —  On  accuse  et  on  interdit  la  défense.  Je  dénonce  à  l'indi- 
gnation publique  la  conduite  de  la  majorité.  Il  n'y  a  plus  de  tribune.  Je  proteste. 

{U orateur  quitte  la  tribune.  —  A.^tation  prolongée.  —  Proteflation  a  gauche.) 


NOTE  14. 

LE  RAPPEL  DE  LA  LOI  DU  3I   MAI. 
Réunion  Lemardelay.  —  11  novembre  i8ji. 

Les  membres  de  toutes  les  nuances  de  l'opposition  républicaine  s'étaient  réunis,  au  nombre 
de  plus  de  deux  cents,  dans  les  salons  Lemardelay,  pour  délibérer  sur  la  conduite  à  tenir  à  propos 
de  la  proposition  du  rappel  de  la  loi  du  31  mai. 

Le  bureau  était  occupé  par  MM.  Michel  (de  Bourges),  Victor  Hugo  et  Rigal. 

MM.  Schoelcher,  Laurent  (de  l'Ardèche),  Bac,  Mathieu  (de  la  Drôme),  Madier  de  Montjau, 
Emile  de  Girardin  ont  parlé  les  premiers. 

La  question  était  celle-ci  :  De  quelle  façon  la  gauche,  unanime  sur  le  fond,  devait-elle 
gouverner  cette  grave  discussion?  Convenait-il  de  procéder,  pour  le  rappel  de  la  loi  du  31  mai, 
comme  on  avait  procédé  pour  la  revision  de  la  Constitution?  les  orateurs  devaient-ils  avoir  le 
champ  libre?  ou  valait-il  mieux  que  l'opposition,  gardant  dans  son  ensemble  le  silence  de  la 
force,  déférât  la  parole  à  un  seul  de  ses  orateurs,  pour  protester  simplement  et  solennellement, 
au  nom  du  droit  et  au  nom  du  peuple? 

La  question  de  liberté  devait-elle  primer  la  question  de  conduite? 

Oui,  dit  M.  Charras  avec  chaleur,  oui,  la  liberté,  la  liberté  tout  entière.  Laissons  le  champ 
libre  à  la  discussion.  Savez-vous  ce  qui  est  advenu  du  libre  et  franc-parler  sur  la  revision?  Les 
discours  de  Michel  (de  Bourges)  et  de  Victor  Hugo  ont  porté  partout  la  lumière.  Une  question 
dont  les  habitants  des  campagnes,  les  paysans,  n'auraient  jamais  connu  l'énoncé,  est  désormais 
claire,  nette,  simple  pour  eux.  Liberté  de  discussion;  en  conséquence,  liberté  illimitée.  J'en 
appelle  à  M.  Victor  Hugo  lui-même  ;  ne  vaut-elle  pas  mieux  que  toute  précaution  ?  Ne  l'a-t-il 
pas  recommandée  quand  il  s'est  agi  de  la  revision  de  la  loi  fondamentale  ? 

M.  Dupont  (de  Bussac)  soutient  un  avis  différent  :  —  Agir!  n'est-ce  pas  le  mot  même  de  la 
situation?  Est-ce  que  la  discussion  n'est  point  épuisée?  Ne  faisons  pas  de  discours,  faisons  un 
acte.  Pas  de  menace  à  la  droite;  à  quoi  bon?  Dans  de  telles  conjonctures,  la  vraie  menace  c'est 
le  silence.  Que  l'opposition  en  masse  se  taise;  mais  qu'elle  fasse  expliquer  son  silence  par  une 
voix,  par  un  orateur,  et  que  cet  orateur  fasse  entendre  contre  la  loi  du  31  mai,  en  peu  de  mots 
dignes,  sévères,  contenus,  non  pas  la  critique  d'un  seul,  mais  la  protestation  de  tous.  La  situation 
est  solennelle;  l'attitude  de  la  gauche  doit  être  solennelle.  En  présence  de  ce  calme,  le  peuple 
applaudira  et  la  majorité  réfléchira. 

Après  MM.  Jules  Favre  et  Mathieu  (de  la  Drôme),  M.  Victor  Hugo  prend  la  parole. 

Il  déclare  qu'il  se  lève  pour  appuyer  la  proposition  de  M.  Dupont  (de  Bussac).  Il  ajoute  : 

«La  responsabilité  des  orateurs  dans  une  telle  situation  est  immense j  tout  peut 


358  NOTES.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

être  compromis  par  un  mot,  par  un  incident  de  séance;  il  importe  de  tout  dire  et  de 
ne  rien  hasarder.  D'un  côté,  il  y  a  le  peuple  qu'il  faut  défendre,  et  de  l'autre 
l'Assemblée  qu'il  ne  faut  pas  brusquer. 

M.  Victor  Hugo  peint  à  grands  traits  la  situation  faite  à  l'avenir  par  la  loi  du  31  mai,  et  il  la 
résume  d'un  mot,  qui  a  fait  tressaillir  l'auditoire. 

Depuis  que  l'histoire  existe,  dit-il,  ceH  la  premihe  fois  que  la  loi  donne  rendez-vous  à  la 
merre  civile. 

Puis  il  reprend  : 

Que  devons-nous  faire.?  Dans  un  discours,  dans  un  seul,  résumer  tout  ce  que  le 
silence,  tout  ce  que  l'abstention  du  peuple  présagent,  annoncent  de  déterminé,  de 
résolu,  d'inévitable. 

Montrer  du  doigt  le  spectre  de  18^2,  sans  menaces. 

Il  ne  faut  pas  que  la  majorité  puisse  dire  :  on  nous  menace. 

Il  ne  faut  pas  que  le  peuple  puisse  dire  :  On  me  déserte. 

M.  Victor  Hugo  termine  ainsi  : 

Je  me  résume. 

Je  pense  qu'il  est  sage,  qu'il  est  politique,  qu'il  est  nécessaire  qu'un  orateur  seule- 
ment parle  en  notre  nom  à  tous.  Comme  l'a  fort  bien  dit  M.  Dupont  (de  Bussac), 
pas  de  discours,  un  acte! 

Maintenant,  quel  est  l'orateur  qui  parlera.?  Prenez  qui  vous  voudrez.  Choisissez. 
Je  n'en  exclus  qu'un  seul,  c'est  moi.  Pourquoi.?  Je  vais  vous  le  dire. 

La  droite,  par  ses  violences,  m'a  contraint  plus  d'une  fois  à  des  représailles  à  la 
tribune  qui,  dans  cette  occasion,  feraient  de  moi  pour  elle  un  orateur  irritant.  Or, 
ce  qu'il  faut  aujourd'hui,  ce  n'est  pas  l'orateur  qui  passionne,  c'est  l'orateur  qui 
concilie.  Eh  bien!  je  le  déclare  en  présence  de  la  loi  du  31  mai,  je  ne  répondrais  pas 
de  moi. 

Oui,  en  voyant  reparaître  devant  nous  cette  loi  que,  pour  ma  part,  j'ai  déjà 
hautement  flétrie  à  la  tribune,  en  voyant,  si  l'abrogation  est  refusée,  se  dresser  dans 
un  prochain  avenir  l'inévitable  conflit  entre  la  souveraineté  du  peuple  et  l'autorité 
du  parlement,  en  voyant  s'entêter  dans  leur  oeuvre  les  hommes  funestes  qui  ont 
aveuglément  préparé  pour  1852  je  ne  sais  quelle  rencontre  à  main  armée  du  pays 
légal  et  du  suflFragc  universel,  je  ne  sais  quel  duel  de  la  loi,  forme  périssable,  contre 
le  droit,  principe  éternel!  oui!  en  présence  de  la  guerre  civile  possible,  en  présence 
du  sang  prêt  à  couler. . .  je  ne  répondrais  pas  de  me  contenir,  je  ne  répondrais  pas  de 
ne  point  éclater  en  cris  d'indignation  et  de  douleur;  je  ne  répondrais  pas  de  ne  point 
fouler  aux  pieds  toute  cette  politique  coupable,  qui  se  résume  dans  la  date  sinistre 
du  31  mai;  je  ne  répondrais  pas  de  rester  calme.  Je  m'exclus. 

La  réunion  adopte  à  la  presque  unanimité  la  proposition  de  M.  Dupont  (de  Bussac),  appuyée 
par  M.  Victor  Hugo. 

M.  Michel  (de  Bourges)  est  désigné  pour  parler  au  nom  de  la  gauche. 


NOTES  DE  L'EDITION  DE  1875. 

Cette  édition  a  repioduit  les  notes  de  l'Edition  de  1853  et  y  a  ajoute  les  deux 
notes  suivantes  : 

LA  QUESTION  DE  DISSOLUTION. 

En  janvier  1849,  la  question  de  dissolution  se  posa.  L'Assemblée  constituante  discuta  la 
proposition  Râteau.  Dans  la  discussion  préalable  des  bureaux,  M.  Victor  Hugo  prononça,  le 
ij  janvier,  un  discours  que  la  sténographie  a  conservé.  Le  voici  : 

M.  Victor  Hugo.  —  Posons  la  question. 

Deux  souverainetés  sont  en  présence. 

Il  j  a  d'un  côté  l'Assemblée,  de  l'autre  le  pays. 

D'un  côté  l'Assemblée.  Une  Assemblée  qui  a  rendu  à  Paris,  à  la  France,  à 
l'Europe,  au  monde  entier,  un  service,  un  seul,  mais  il  est  considérable j  en  juin, 
elle  a  fait  face  à  l'émeute,  elle  a  sauvé  la  démocratie.  Car  une  portion  du  peuple 
n'a  pas  le  droit  de  révolte  contre  le  peuple  tout  entier.  C'est  là  le  titre  de  cette 
Assemblée.  Ce  titre  serait  plus  beau  si  la  victoire  eût  été  moins  dure.  Les  meilleurs 
vainqueurs  sont  les  vainqueurs  cléments.  Pour  ma  part,  j'ai  combattu  l'insurrection 
anarchique  et  j'ai  blâmé  la  répression  soldatesque.  Du  reste,  cette  Assemblée,  disons- 
le,  a  plutôt  essayé  de  grandes  choses  qu'elle  n'en  a  fait;  elle  a  eu  ses  fautes  et  ses 
torts,  ce  qui  est  l'histoire  des  assemblées  et  ce  qui  est  aussi  l'histoire  des  hommes. 
Un  peu  de  bon,  pas  mal  de  médiocre,  beaucoup  de  mauvais.  Quant  à  moi,  je  ne 
veux  me  rappeler  qu'une  chose,  la  conduite  vaillante  de  l'Assemblée  en  juin,  son 
courage,  le  service  rendu.  Elle  a  bien  fait  son  entrée j  il  faut  maintenant  qu'elle  fasse 
bien  sa  sortie. 

De  l'autre  côté,  dans  l'autre  plateau  de  la  balance,  il  y  a  le  pays.  Qui  doit 
l'emporter?  {Réclamations.^  Oui,  messieurs,  permettez-moi  de  le  dire  dans  ma 
conviction  profonde,  c'est  le  pays  qui  demande  votre  abdication.  Je  suis  net,  je  ne 
cherche  pas  à  être  nommé  commissaire,  je  cherche  à  dire  la  vérité.  Je  sais  que 
chaque  parti  a  une  pente  à  s'intituler  le  pays.  Tous,  tant  que  nous  sommes,  nous 
nous  enivrons  bien  vite  de  nous-mêmes  et  nous  avons  bientôt  fait  de  crier  :  je  suis 
la  France!  C'est  un  tort  quand  on  est  fort,  c'est  un  ridicule  quand  on  est  petit.  Je 
tâcherai  de  ne  point  donner  dans  ce  travers,  j'userai  fort  peu  des  grands  mots;  mais, 
dans  ma  conviction  loyale,  voici  ce  que  je  pense  :  l'an  dernier,  à  pareille  époque,  qui 
est-ce  qui  voulait  la  réforme?  Le  pays.  Cette  année,  qui  est-ce  qui  veut  la  dissolution 
de  la  Chambre?  Le  pays.  Oui,  messieurs,  le  pays  nous  dit  :  retirez-vous.  Il  s'agit  de 
savoir  si  l'Assemblée  répondra  :  je  reste. 

Je  dis  qu'elle  ne  le  peut  pas,  et  j'ajoute  qu'elle  ne  le  doit  pas. 


36o       NOTES.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

J'ajoute  encore  ceci  :  le  pays  doit  du  respect  à  l'Assemblée,  mais  l'Assemblée  doit 
du  respect  au  pajs. 

Messieurs,  ce  mot,  le  pays,  est  un  formidable  argument j  mais  il  n'est  pas  dans 
ma  nature  d'abuser  d'aucun  argument.  \^us  allez  voir  que  je  n'abuse  pas  de  celui-ci. 

Suffit-il  que  la  nation  dise  brusquement,  inopinément,  à  une  assemblée,  à  un 
chef  d'état,  à  un  pouvoir  :  va- t'en!  pour  que  ce  pouvoir  doive  s'en  aller.? 

Je  réponds  :  non! 

Il  ne  suffit  pas  que  la  nation  ait  pour  elle  la  souveraineté,  il  faut  qu'elle  ait  la 
raison. 

Voyons  si  elle  a  la  raison. 

Il  y  a  en  République  deux  cas,  seulement  deux  cas  où  le  pays  peut  dire  à  une 
assemblée  de  se  dissoudre.  C'est  lorsqu'il  a  devant  lui  une  Assemblée  législative  dont 
le  terme  est  arrivé,  ou  une  Assemblée  constituante  dont  le  mandat  est  épuisé. 

Hors  de  là,  le  pays,  le  pays  lui-même  peut  avoir  la  force,  il  n'a  pas  le  droit. 

L'Assemblée  législative  dont  la  durée  constitutionnelle  n'est  pas  achevée, 
l'Assemblée  constituante  dont  le  mandat  n'est  pas  accompli  ont  le  droit,  ont  le  devoir 
de  répondre  au  pays  lui-même  :  non!  et  de  continuer,  l'une  sa  fonction,  l'autre  son 
œuvre. 

Toute  la  question  est  donc  là.  Je  la  précise,  vous  voyez.  La  Constituante  de  1848 
a-t-eUe  épuisé  son  mandat?  a-t-elle  terminé  son  œuvre?  Je  crois  que  oui,  vous  croyez 
que  non. 

Une  voix.  —  L'Assemblée  n'a  point  épuisé  son  mandat. 

M.  Victor  Hugo.  —  Si  ceux  qui  veulent  maintenir  l'Assemblée  parviennent  à 
me  prouver  qu'elle  n'a  point  fait  ce  qu'elle  avait  à  faire,  et  que  son  mandat  n'est 
point  accompli,  je  passe  de  leur  bord  à  l'instant  même. 

Examinons. 

Qu'est-ce  que  la  Constituante  avait  à  faire?  Une  Constitution. 

La  Constitution  est  faite. 

Le  MEME  MEMBRE.  —  Mais,  apfès  la  Constitution,  il  faut  que  l'Assemblée  fasse  les  lois 
organiques. 

M.  Victor  Hugo.  —  Voici  le  grand  argument,  faire  les  lois  organiques! 

Entendons-nous. 

Est-ce' une  nécessité  ou  une  convenance? 

Si  les  lois  organiques  participent  du  privilège  de  la  Constitution,  si,  comme  la 
Constitution,  qui  n'est  sujette  qu'à  une  seule  réserve,  la  sanction  du  peuple  et  le 
droit  de  revision,  si  comme  la  Constitution,  dis-je,  les  lois  organiques  sont  souve- 
raines, inviolables,  au-dessus  des  assemblées  législatives,  au-dessus  des  codes, 
placées  à  la  fois  à  la  base  et  au  faîte,  oh!  alors,  il  n'y  a  pas  de  question,  il  n'y  a 
rien  à  dire,  il  faut  les  faire,  il  y  a  nécessité.  Vous  devez  répondre  au  pays  qui  vous 
presse  :  attendez!  nous  n'avons  pas  fini!  les  lois  organiques  ont  besoin  de  recevoir 
de  nous  le  sceau  du  pouvoir  constituant.  Et  alors,  si  cela  est,  si  nos  adversaires  ont 


LA  QUESTION  DE  DISSOLUTION.  361 

raison,  savez-vous  ce  que  vous  avez  fait  vendredi  en  repoussant  la  proposition 
Râteau?  vous  avez  manqué  à  votre  devoir! 

Mais  si  les  lois  organiques,  par  hasard,  ne  sont  que  des  lois  comme  les  autres, 
des  lois  modifiables  et  révocables,  des  lois  que  la  prochaine  assemblée  législative 
pourra  citer  à  sa  barre,  juger  et  condamner,  comme  le  gouvernement  provisoire  a 
condamné  les  lois  de  la  monarchie,  comme  vous  avez  condamné  les  décrets  du 
gouvernement  provisoire,  si  cela  est,  où  est  la  nécessité  de  les  faire?  à  quoi  bon 
dévorer  le  temps  de  la  France  pour  jeter  quelques  lois  de  plus  à  cet  appétit  de 
révocation  qui  caractérise  les  nouvelles  assemblées? 

Ce  n'est  donc  plus  qu'une  question  de  convenance.  Mon  Dieu!  je  suis  de  bonne 
composition,  si  nous  vivions  dans  un  temps  calme,  et  si  cela  vous  était  bien 
agréable,  cela  me  serait  égal.  Oui,  vous  trouvez  convenable  que  les  rédacteurs  du 
texte  soient  aussi  les  rédacteurs  du  commentaire,  que  ceux  qui  ont  fait  le  livre 
fassent  aussi  les  notes,  que  ceux  qui  ont  bâti  l'édifice  pavent  aussi  les  rues  à  l'entour, 
que  le  théorème  constitutionnel  fasse  pénétrer  son  unité  dans  tous  ses  corollaires  j 
après  avoir  été  législateurs  constituants,  il  vous  plaît  d'être  législateurs  organiques j 
cela  est  bien  arrangé,  cela  est  plus  régulier,  cela  va  mieux  ainsi.  En  un  mot,  vous 
voulez  faire  les  lois  organiques;  pourquoi?  pour  la  symétrie. 

Ah!  ici,  messieurs,  je  vous  arrête.  Pour  une  Assemblée  constituante,  où  il  n'y 
a  plus  de  nécessité,  il  n'y  a  plus  de  droit.  Car  du  moment  où  votre  droit  s'écHpse, 
le  droit  du  pays  reparaît. 

Et  ne  dites  pas  que  si  l'on  admet  le  droit  de  la  nation  en  ce  moment,  il  faudra 
l'admettre  toujours,  à  chaque  instant  et  dans  tous  les  cas,  que  dans  six  mois  elle 
dira  au  président  de  se  démettre  et  que  dans  un  an  elle  criera  à  la  Législative  de  se 
dissoudre.  Non!  la  Constitution,  une  fois  sanctionnée  par  le  peuple,  protégera  le 
président  et  la  Législative.  Réfléchissez.  Voyez  l'abîme  qui  sépare  les  deux  situa- 
tions. Savez-vous  ce  qu'il  faut  en  ce  moment  pour  dissoudre  l'Assemblée  consti- 
tuante ?  Un  vote ,  une  boule  dans  la  boîte  du  scrutin.  Et  savez-vous  ce  qu'il  faudrait 
pour  dissoudre  l'Assemblée  législative?  Une  révolution. 

Tenez,  je  vais  me  faire  mieux  comprendre  encore,  faites  une  hypothèse,  reculez 
de  quelques  mois  en  arrière,  reportez-vous  à  l'époque  où  vous  étiez  en  plein 
travail  de  constitution,  et  supposez  qu'en  ce  moment-là,  au  milieu  de  l'œuvre 
ébauchée,  le  pays,  impatient  ou  égaré,  vous  eût  crié  :  Assez!  le  mandant  brise  le 
mandat;  retirez-vous! 

Savez-vous,  moi  qui  vous  parle  en  ce  moment,  ce  que  je  vous  eusse  dit 
alors  ? 

Je  vous  eusse  dit  :  Résistez! 

Résister!  à  qui?  à  la  France? 

Sans  doute. 

Notre  devoir  eût  été  de  dire  au  peuple  :  —  Tu  nous  as  donné  un  mandat,  nous 
ne  te  le  rapporterons  pas  avant  de  l'avoir  rempli.  Ton  droit  n'est  plus  en  toi,  mais 
en  nous.  Tu  te  révoltes  contre  toi-même,  car  nous,  c'est  toi.  Tu  es  souverain,  mais 
tu  es  factieux.  Ah!  tu  veux  refaire  une  révolution?  tu  veux  courir  de  nouveau  les 
chances  anarchiques  et  monarchiques?  Eh  bien!  puisque  tu  es  à  la  fois  le  plus  fort 


362       NOTES.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

et  le  plus  aveugle,  rouvre  le  gouffre,  si  tu  l'oses,  nous  y  tomberons,  mais  tu  y 
tomberas  après  nous. 

Voilà  ce  que  vous  eussiez  dit,  et  vous  ne  vous  fussiez  pas  sépares. 

Oui,  messieurs,  il  faut  savoir  dans  l'occasion  résister  à  tous  les  souverains,  aux 
peuples  aussi  bien  qu'aux  rois.  Le  respect  de  l'histoire  est  à  ce  prix. 

Eh  bien!  moi,  qui  il  y  a  trois  mois  vous  eusse  dit  :  résistez!  aujourd'hui  je  vous 
dit  :  cédez! 

Pourquoi  ? 

Je  viens  de  vous  l'expliquer. 

Parce  qu'il  j  a  trois  mois  le  droit  était  de  votre  côté,  et  qu'aujourd'hui  il  est  du 
côté  du  pays. 

Et  ces  dix  ou  onze  lois  organiques  que  vous  voulez  faire,  savez-vous?  vous  ne 
les  ferez  même  pas,  vous  les  bâclerez.  Où  trouverez-vous  le  calme,  la  réflexion, 
l'attention,  le  temps  pour  examiner  les  questions,  le  temps  pour  les  laisser  mûrir.? 
Mais  telle  de  ces  lois  est  un  code  !  mais  c'est  la  société  tout  entière  à  refaire  !  Onze 
lois  organiques,  mais  il  y  en  a  pour  onze  mois!  Vous  aurez  vécu  presque  un  an. 
Un  an,  dans  des  temps  comme  ceux-ci,  c'est  un  siècle,  c'est  là  une  fort  belle 
longévité  révolutionnaire.  Contentez-vous-en. 

Mais  on  insiste,  on  s'irrite,  on  fait  appel  à  nos  fiertés.  Quoi!  nous  nous  retirons 
parce  qu'un  flot  d'injures  monte  jusqu'à  nous!  nous  cédons  à  un  quinze  mai  moral! 
l'Assemblée  nationale  se  laisse  chasser!  Messieurs,  l'Assemblée  chassée!  Comment? 
par  qui.?  Non,  j'en  appelle  à  la  dignité  de  vos  consciences,  vous  ne  vous  sentez 
pas  chassés!  Vous  n'avez  pas  donné  les  mains  à  votre  honte!  \bus  vous  retirez,  non 
devant  les  voies  de  fait  des  partis,  non  devant  les  violences  des  factions,  mais 
devant  la  souveraineté  de  la  nation.  L'Assemblée  se  laisser  chasser!  Ah!  ce  degré 
d'abaissement  rendrait  sa  condamnation  légitime,  elle  la  mériterait  pour  y  avoir 
consenti!  il  n'en  est  rien,  messieurs,  et  la  preuve,  c'est  qu'elle  s'en  irait  méprisée, 
et  qu'elle  s'en  ira  respectée  ! 

Messieurs,  je  crois  avoir  ruiné  les  objections  les  unes  après  les  autres.  Me  voici 
revenu  à  mon  point  de  départ,  le  pays  a  pour  lui  le  droit,  et  il  a  pour  lui  la  raison. 
Considérez  qu'il  souffre,  qu'il  est,  depuis  un  an  bientôt,  étendu  sur  le  ht  de 
douleur  d'une  révolution;  il  veut  changer  de  position,  passez-moi  cette  comparaison 
vulgaire,  c'est  un  malade  qui  veut  se  retourner  du  côté  droit  sur  le  côté  gauche. 

Un  membre  royaliste.  —  Non,  du  côté  gauche  sur  le  côté  droit.  {Sourires.) 

M.  VcTOR  Hugo.  —  C'est  vous  qui  le  dites,  ce  n'est  pas  moi.  {On  rit.)  Je  ne 
veux,  moi,  ni  anarchie  ni  monarchie.  Messieurs,  soyons  des  hommes  politiques  et 
considérons  la  situation.  Elle  nous  dicte  notre  conduite.  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui 
ont  fait  la  République,  je  ne  l'ai  pas  choisie,  mais  je  ne  l'ai  pas  trahie.  J'ai  la 
confiance  que  dans  toutes  mes  paroles  vous  sentez  l'honnête  homme.  "Vbtre  attention 
me  prouve  que  vous  voyez  bien  que  c'est  une  conscience  qui  vous  parle,  je  me 
sens  le  droit  de  m'adresser  à  votre  cœur  de  bons  citoyens,  \bici  ce  que  je  vous 
dirai  :  \bus  avez  sauvé  le  présent,  maintenant  ne  compromettez  pas  l'avenir! 
Savez-vous  quel  est  le  mal  du  pays  en  ce  moment?   C'est  l'inquiétude,  c'est 


PILLAGE  DES  IMPRIMERIES.  363 

l'anxiétc,  c'est  le  doute  du  lendemain.  Eh  bien,  vous  les  chefs  du  pays,  ses  chefs 
momentanés,  mais  réels,  donnez-lui  le  bon  exemple,  montrez  de  la  confiance, 
dites-lui  que  vous  croyez  au  lendemain,  et  prouvez-le-lui!  Quoi!  vous  aussi,  vous 
auriez  peur!  Quoi!  vous  aussi,  vous  diriez  :  que  va-t-il  arriver .f*  \bus  craindriez  vos 
successeurs!  la  Constituante  redouterait  la  Législative.'*  Non,  votre  heure  est  fixée 
et  la  sienne  est  venue,  les  temps  qui  approchent  ne  vous  appartiennent  pas.  Sachez 
le  comprendre  noblement.  Déférez  au  vœu  de  la  France.  Ne  passez  pas  de  la 
souveraineté  à  l'usurpation.  Je  le  répète,  donnons  le  bon  exemple,  retirons-nous  à 
temps  et  à  propos,  et  croyons  tous  au  lendemain!  Ne  disons  pas,  comme  je  l'ai 
entendu  déclarer,  que  notre  disparition  sera  une  révolution.  Comment!  républicains, 
vous  n'auriez  pas  foi  dans  la  République?  Eh  bien,  moi  patriote,  j'ai  foi  dans  la 
patrie  !  Je  voterai  pour  que  l'Assemblée  se  sépare  au  terme  le  plus  prochain. 


PILLAGE  DES  IMPRIMERIES. 

Aux  journées  de  juin  1848,  Victor  Hugo,  après  avoir  contribué  à  la  victoire,  était  venu  au 
secours  des  vaincus.  Après  le  13  juin  1849,  il  accepta  le  même  devoir.  La  majorité  était  enivrée 
par  la  colère,  et  voulait  fermer  les  yeux  sur  les  violences  de  son  triomphe,  notamment  sur  les 
imprimeries  saccagées  et  pillées.  Victor  Hugo  monta  le  ij  juin  à  la  tribune.  L'incident  fut  bref, 
mais  significatif.  Le  voici  tel  qu'il  est  au  Moniteur. 

Permanence.  —  Séance  du  ij  juin  1849. 

INTERPELLATION . 
La  parole  est  à  M.  Victor  Hugo. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  je  demande  à  l'Assemblée  la  permission 
d'adresser  une  question  à  MM.  les  membres  du  cabinet. 

Cette  Assemblée,  dans  sa  modération  et  dans  sa  sagesse,  voudra  certainement 
que  tous  les  actes  de  désordre  soient  réprimés,  de  quelque  part  qu'ils  viennent.  S'il 
faut  en  croire  les  détails  publiés,  des  actes  de  violence  regrettables  auraient  été  com- 
mis dans  diverses  imprimeries.  Ces  actes  constitueraient  de  véritables  attentats  contre 
la  légalité,  la  liberté  et  la  propriété. 

Je  demande  à  M.  le  ministre  de  la  Justice,  ou,  en  son  absence,  à  MM.  les 
membres  du  cabinet  présents,  si  des  poursuites  ont  été  ordonnées,  si  des  informations 
sont  commencées.  {Très  bien!  très  hien!) 

Plusieurs  membres.  —  Contre  qui  ? 

M.  DuFA.uRE,  ministre  de  Vlntérieur.  —  Messieurs,  nous  regrettons  aussi  amèrement  que  l'hono- 
rable orateur  qui  descend  de  la  tribune  les  actes  à  propos  desquels  il  nous  interpelle.  Ils  ont  eu 
lieu,  j'ose  l'affirmer,  spontanément,  au  milieu  des  émotions  de  la  journée  du  13  juin...  (Inter- 
ruptions a  gauche.  ) 

Je  dis  qu'ils  ont  eu  lieu  sponunément,  c'est  à  ce  sujet  que  j'ai  été  interrompu.  Rien  n'avait 


364       NOTES.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

prévenu  l'autorité  des  actes  de  violence  qui  devaient  être  commis  dans  les  bureaux  de  quelques 
presses  de  Paris;  je  veux  expliquer  seulement  comment  l'autorité  n'était  pas,  n'a  pas  pu  être 
prévenue,  comment  l'autorité  n'a  pas  pu  les  empêcher. 

On  a  dit  dans  des  journaux  qu'un  aide  de  camp  du  général  Changarnier  avait  présidé  à  cette 
dévastation.  Je  le  nie  hautement.  Un  aide  de  camp  du  général  Changarnier  a  paru  sur  les  lieux 
pour  réprimer  cet  acte  audacieux;  il  n'a  pu  le  faire,  tout  ayant  été  consommé;  d'ailleurs,  on  ne 
l'écoutait  pas.  J'ajoute  qu'aussitôt  que  nous  avons  été  prévenus  de  ces  faits,  ordre  a  été  donné 
de  faire  deux  choses,  de  constater  les  dégâts  et  d'en  rechercher  les  auteurs.  On  les  recherche  en 
ce  moment,  et  je  puis  assurer  k  l'Assemblée  qu'aussitôt  qu'ils  seront  découverts,  le  droit  com- 
mun aura  son  empire,  la  loi  recevra  son  exécution.  {Très  bien!  très  bien!) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  L'incidcnt  est  réservé. 


À  propos  de  cet  incident,  on  lit  dans  le  Siècle  du  17  juin  1849  : 

M.  Victor  Hugo  était  très  vivement  blâmé  aujourd'hui  par  un  grand  nombre  de  ses  collègues 
pour  la  généreuse  initiative  qu'il  a  prise  hier  en  flétrissant  du  haut  de  la  tribune  les  actes  con- 
damnables commis  contre  plusieurs  imprimeries  de  journaux.  —  Ce  n'était  pas  le  moment,  lui 
disait-on,  de  parler  de  cela,  et  dans  tous  les  cas  ce  n'était  pas  à  nous  à  appeler  sur  ces  actes 
l'attention  publique;  il  fallait  laisser  ce  soin  à  un  membre  de  l'autre  côté,  et  la  chose  n'eut  pas 
eu  le  retentissement  que  votre  parole  lui  a  donné. 

Nous  étions  loin  de  nous  attendre  à  ce  que  l'honnête  indignation  exprimée  par  M.  Victor 
Hugo,  et  la  loyale  réponse  de  M.  le  ministre  de  l'Intérieur  pussent  être  l'objet  d'un  blâme  même 
indirect  d'une  partie  quelconque  de  l'Assemblée.  Nous  pensions  que  le  sentiment  du  juste,  le 
respect  de  la  propriété  devaient  être  au-dessus  de  toutes  les  misérables  agitations  de  parti.  Nous 
nous  trompions. 

M.  Victor  Hugo  racontait  lui-même  aujourd'hui  dans  l'un  des  groupes  qui  se  formaient  çà  et 
là  dans  les  couloirs  une  réponse  qu'il  aurait  été  amené  à  faire  à  l'un  de  ces  modérés  excessifs.  — 
Si  je  rencontrais  un  tel  dans  la  rue,  je  lui  brûlerais  la  cervelle,  dit  celui-là.  —  Vous  vous  calom- 
niez vous-même,  répondit  M.  Victor  Hugo,  vous  vouliez  dire  que  vous  feriez  usage  de  votre 
arme  contre  lui,  si  vous  l'aperceviez  sur  une  barricade.  —  Non,  non!  disait  l'autre  en  insistant, 
dans  la  rue,  ici  même.  —  Monsieur,  dit  le  poëte  indigné,  vous  êtes  le  même  homme  qui  a  tué 
le  général  Bréa!  —  Il  est  difficile  de  dire  l'impression  profonde  que  ce  mot  a  causée  à  tous  les 
assistants,  à  l'exception  de  celui  qui  venait  de  provoquer  cette  réponse  foudroyante. 


NOTES 

DE  CETTE  ÉDITION 


RELIQUAT 
D'AVANT   L'EXIL. 


Ce  qui  feit  la  richesse  de  ce  Reliquat,  c'est  le  nombre  de  discours  inédits  rédigés 
ou  ébauchés;  quelques-uns  paraissent  d'actualité.  Tel  développement,  sur  le  désar- 
mement proportionnel  par  exemple,  semble  écrit  d'hier. 

Dans  l'Introduction  placée  en  tête  du  premier  volume,  Victor  Hugo  dit  :  «Tous 
les  discours  qu'on  trouvera  dans  ce  livre  ont  été  improvisés.  »  Mais  il  ajoute  :  «  L'im- 
provisation, dans  les  graves  questions  politiques,  implique  la  préméditation.» 

Cette  préméditation  chez  lui,  écrivain  avant  tout,  se  traduisait  tantôt  en  larges 
périodes  coulées  d'un  seul  jet,  tantôt  en  notes  brèves,  en  plans;  en  considérant  ces 
lettres  à  peine  formées,  ces  lignes  serrées  et  hâtives,  on  croit  voir  la  plume  courir 
après  la  pensée.  Il  prononçait  rarement  le  discours  préparé;  il  prévoyait  —  et  les 
séances  agitées  de  la  Chambre  prouvent  qu'il  prévoyait  juste  —  les  interruptions, 
les  murmures,  les  rires  même,  et  il  y  répondait  d'avance;  mais  si  la  question  déviait, 
telle  attaque ,  tel  incident  inattendus  le  trouvaient  aussitôt  prêt  et  souvent  ses  ré- 
pliques sont  plus  éloquentes  et  plus  vibrantes  que  ses  discours  prémédités. 

On  a  trouvé  chez  Mirabeau,  après  sa  mort,  des  discours  écrits;  on  ne  peut  cepen- 
dant lai  contester  l'improvisation. 

Dans  la  seconde  partie  du  Reliquat,  on  saisit  bien  mieux  encore  que  dans  les 
discours  achevés,  la  pensée  intime  du  poète;  cette  époque  de  1848  à  1851,  si  féconde 
en  événements ,  revit  là  toute  palpitante ,  provoquant  au  jour  le  jour  tel  cri  de  révolte, 
de  douleur  ou  d'enthousiasme.  Un  jugement  jeté  en  deux  lignes  à  peine  lisibles  au 
dos  d'une  circulaire  révèle  une  orientation  nouvelle  dans  l'esprit  de  Victor  Hugo ,  et, 
page  à  page ,  on  assiste  à  son  évolution  politique ,  on  en  démêle  les  causes  et  l'on  en 
peut  apprécier  la  sincérité. 

Ce  Reliquat  est  composé  de  plusieurs  éléments.  Dans  la  première  partie,  nous 
avons  placé  les  passages  inédits  des  discours  prononcés  à  l'Académie ,  passages  soigneu- 
sement marqués  par  Victor  Hugo  d'une  accolade  sur  le  manuscrit  même;  puis, 
par  ordre  chronologique ,  nous  donnons  les  discours  non  publiés  pour  plusieurs  raisons, 
soit  que,  comme  pour  celui  visant  la  loi  sur  les  prisons,  la  discussion  de  cette  loi 
ait  été  interrompue  par  la  dissolution  de  la  Chambre  des  pairs ,  ou  que  Iç  coup  d'état 
ait  empêché  Victor  Hugo  d'exprimer  son  opinion  sur  l'affaire  des  caves  de  Lille,  soit 
enfin  que  certaines  questions  déjà  traitées  lui  eussent  paru  faire  double  emploi.  (La 
peine  de  mort,  la  liberté  de  la  presse,  etc.)  Cette  première  partie,  exception  faite 
des  passages  inédits  des  discours  académiques ,  est  extraite  du  manuscrit  :  Keliquat, 
Avant  l'exil. 

La  seconde  partie,  composée  de  discours  préparés,  inachevés,  de  variantes,  de 
reflexions  sur  les  faits  et  les  hommes,  est  empruntée  d'une  part  au  manuscrit  Avant 
l'exil  dans  lequel  ces  ébauches  et  ces  notes  sont  reliées  après  le  texte  publié ,  d'autre 
part  au  volume  Reliquat,  Avant  l'exil  où  l'on  compte  plus  de  six  cents  feuillets  de 


368  RELIQUAT  D'AVANT  L'EXIL. 

toutes  dimensions  et  dont  quelques-uns  seulement  sont  datés.  Nous  les  avons  pour- 
tant classés  par  ordre  chronologique  d'après  les  événements  qu'ils  relataient  ou 
d'après  leur  analogie  avec  les  passages  publiés  j  nous  nous  excusons  d'avance  des 
erreurs  qui  auront  pu  se  glisser  dans  ce  classement,  nous  n'avons  eu  le  plus  souvent 
pour  nous  guider  qu'un  nom,  ou  quelques  mots  rappelant  un  fait  important  alors, 
oublié  aujourd'hui  et  dont  nous  avons  cherché  la  trace  dans  les  journaux  du  temps; 
les  dates  présumées  sont  indiquées  entre  crochets. 

Nous  avons  en  outre  relevé  dans  la  collection  de  M.  Louis  Barthou,  cette  admi- 
rable collection  qu'il  mettait  si  généreusement  à  notre  disposition  et  que  l'amabilité 
de  ses  exécuteurs  testamentaires  nous  a  permis  de  feuilleter  à  nouveau,  des  notes,  des 
documents  intéressants.  Enfin,  nous  terminons  cette  deuxième  partie  par  un  certain 
nombre  de  fragments  sans  date  qu'il  nous  a  été  impossible  de  classer.  La  provenance 
de  chaque  fragment  est  indiquée  en  note ,  sauf  pour  ceux  appartenant  à  la  famille  de 
Victor  Hugo  ou  ayant  été  copiés  autrefois  chez  Paul  Meurice. 

Nous  donnons ,  en  appendice ,  les  séances  de  la  Chambre  des  pairs  et  des  Assem- 
blées Constituante  et  Législative  rétablies  d'après  le  Moniteur. 


I. 


ACADEMIE. 


DISCOURS  DE  RECEPTION. 

[début  d'une  PREMIERE  VERSION  DATEE  DU   I9  MARS  184I.] 

Messieurs, 

Il  j  a  vingt-huit  ans,  le  25  août  18 17,  dans  ce  même  palais,  dans  cette  même 
enceinte,  en  présence  d'un  auditoire  tout  à  la  fois  imposant  et  charmant  comme 
celui  que  j'ai  à  cette  heure  sous  les  jeux,  un  corps  illustre,  le  même  qui  me  prête 
attention  aujourd'hui,  l'Académie  française,  décernait  le  plus  beau  et  le  plus 
envié  de  ses  prix,  le  prix  de  poésie.  Cette  cérémonie  était  une  fête.  Le  sujet  de 
concours  était  heureux,  le  concours  avait  été  beau.  L'Académie  annonçait  cette 
bonne  nouvelle  au  public.  Le  secrétaire  perpétuel,  vieillard  à  cheveux  blancs,  —  véné- 
rable vieillard  que  je  cherche  en  vain  parmi  vous,  et  auquel  vous  me  permettrez 
de  donner  en  passant  un  regret,  quoique  son  successeur  soit  de  ceux  qui  ne  laissent 
regretter  personne,  —  M.  Raynouard,  dis-je,  avait  proclamé  les  noms  des 
lauréats.  Parmi  ces  noms  brillaient  au  premier  rang,  —  permettez-moi  de  le  dire  aussi 
en  passant,  —  deux  poètes  couverts  d'applaudissements  dès  lors  comme  ils  l'ont 
toujours  été  depuis,  et  aujourd'hui  vos  éminents  confrères,  MM.  Casimir  Delavigne 
et  Lebrun.  Tout  à  coup,  en  écoutant  le  rapport  du  savant  secrétaire  perpétuel, 
une  émotion,  qui  s'adressait  plutôt  au  cœur  qu'à  l'esprit,  s'empara  de  l'assemblée. 
Un  enfant,  un  rhétoricien  de  quatorze  ans,  avait  osé  se  mêler,  visière  baissée,  à  ce 
brillant  pas  d'armes  littéraire.  Ce  concurrent  n'avait  pas  envoyé  son  nom  avec  son 
poëme,  car  il  n'avait  rien  espéré  du  concours.  En  cela  il  avait  bien  jugé  la  médio- 
crité de  ses  vers,  mais  il  n'avait  pas  jugé  l'indulgence  de  l'Académie.  L'Académie  en 
eflFet  s'était  émue  à  un  vers  quelconque  qui  disait  l'âge  du  poëte,  et  elle  décernait 
solennellement  une  mention  honorable  au  n°  15.  Ne  pouvant  nommer  l'auteur, 
M.  Raynouard  le  cita.  Avec  la  bonté  propre  aux  grands  talents,  il  choisit,  dans 
cette  œuvre  de  commençant,  quelques  vers,  les  moins  faibles,  il  les  entoura  de  mille 
précautions  bienveillantes  et  les  dit  avec  tant  de  charme  et  de  grâce  qu'il  entraîna 
dans  un  mouvement  sympathique  le  public  et  l'Académie.  Les  vieillards  et  les 
femmes  applaudirent,  les  vieillards  toujours  si  doux  pour  la  jeunesse,  les  femmes 
toujours  si  bonnes  pour  les  enfants.  Quelques  minutes  après,  ce  vif  rayon  de  gloire, 
si  inattendu,  si  pur  et  si  charmant,  alla  éblouir  dans  son  obscurité  le  naïf  lauréat, 
qui,  à  cet  instant  même,  jouait  dans  je  ne  sais  plus  quelle  arrière-cour  de  collège  à 
je  ne  sais  plus  quel  jeu  d'écolier. 

ACTES    ET    PAROLES.    —   I,  24 


370  RELIQUAT.  —  I.  —  ACADEMIE. 

Cet  enfant,  messieurs,  dont  personne  alors  ne  sut  le  nom,  a  traversé  depuis  cette 
époque  toutes  les  phases  d'une  laborieuse  jeunesse,  il  touche  aujourd'hui  à  l'âge  grave 
et  sévère,  et  c'est  lui  qui  vous  parle  en  ce  moment. 

Vous  le  voyez,  messieurs,  je  ne  vous  suis  pas  étranger.  Les  chants  informes  que 
dans  mon  plus  jeune  âge  je  bégayais  dans  l'ombre  ont  trouvé  un  écho  sonore. 

Sous  cette  voûte  lumineuse,  et  à  une  époque  où  aucune  bouche  encore,  hors  du 
foyer  domestique,  n'avait  prononcé  mon  nom,  les  nobles  et  radieuses  statues  qui 
m'entourent 
semblent  m'écouter  en  ce  moment  ont  souri  à  mes  premiers  vers.  Je  suis  sorti  de 

cette  enceinte  il  y  a  vingt- trois  ans,  et  j'y  rentre  aujourd'hui. 

J'y  rentre  ému  de  toutes  les  émotions  ensemble,  fier  de  vos  suffrages,  heureux  de 
vos  sympathies,  triste  de  la  grande  perte  que  vous  avez  faite  et  dont  il  ne  me  sera  pas 
donné  de  vous  consoler,  confus  enfin  et  troublé  d'être  si  peu  de  chose  dans  ce  lieu 

réverbération  sereine 

auguste  que  remplissent  à  la  fois  de  leur  rayonnement  serein  et  fraternel  la  gloire  des 
morts  et  la  renommée  des  vivants.  Sentant  mon  insuffisance ,  je  cherche  un  appui 
dans  un  souvenir,  et  il  me  semble  que  le  choix  illustre  dont  vous  venez  d'honorer 
l'homme  me  donne  le  droit  et  m'impose  presque  le  devoir  de  vous  rappeler  votre 
gracieuse  indulgence  pour  l'enfant. 

Ainsi,  messieurs,  —  et  je  n'en  suis  moi-même  que  le  moindre  exemple,  —  depuis 
plus  de  deux  siècles  que  cette  compagnie  immortelle  assiste  et  participe  à  la  gloire 
de  la  France,  personne  ne  peut  dire  que  l'Académie  française  ait  failli  un  seul  jour  à 
laborieuse 

sa  grande  et  noble  mission.  Cette  fille  de  la  vieille  littérature  est  en  même  temps  la 
mère  des  jeunes  lettrés.  Même  perdue  dans  la  cendre,  pas  une  étincelle  que  son 
souffle  n'ait  excitée,  pas  un  début  qu'elle  n'ait  encouragé,  pas  un  essai  qu'elle  n'ait 
accueilli,  pas  un  jeune  essor  de  poëte  qu'elle  n'ait  réchauffé  sous  ses  ailes,  pas  une 
aurore,  si  pâle  qu'elle  fût,  à  laquelle  elle  n'ait  mêlé  son  majestueux  rayonnement. 

Je  me  trompe.  Cette  longue  série  de  services  rendus  aux  lettres  s'est  interrompue 
un  jour,  un  jour  seulement.  Ce  jour-là,  l'Académie  avait  disparu.  C'était  en  1793, 
époque  fatale  dont  le  sujet  que  j'ai  à  traiter  devant  vous  m'oblige  à  vous  entretenir. 

Il  semble,  messieurs,  que  le  dix-huitième  siècle  ait  eu  pour  tâche  de  détruire 
l'œuvre  du  dix-septième.  Le  grand  siècle  royal,  qui  a  eu  pour  lendemain  le  grand 
siècle  révolutionnaire,  s'était  traduit  dans  la  civilisation  française  en  institutions 
politiques  et  en  institutions  littéraires.  93  creusa  un  abîme  où  l'Académie  de  Richelieu 
tomba  avec  la  monarchie  de  Louis  XIV.  Toutes  deux,  hâtons-nous  de  le  dire, 
tombèrent  pour  renaître  quelques  années  plus  tard,  modifiées  par  l'esprit  du  temps j 
et  elles  ne  pouvaient  périr,  car  l'une  tenait  au  cœur  de  l'Europe  par  toute  son 
histoire,  l'autre  tenait  au  fond  même  de  la  pensée  humaine  par  tous  ses  travaux. 

Dans  cette  même  année  1793,  au  plus  fort  de  la  Terreur,  un  jeune  homme... (^) 


t')  Lk  s'arrête  ce  début  dont  nous  n'avons  qu'une  copie.  {Note  de  l'Éditeur.) 


DISCOURS  DE  RECEPTION.  371 

PASSAGES  INEDITS  MARQyÉs  À  L'ENCRE  ROUGE  SUR  LK  MANUSCRIT  ORIGINAL  ^^l 

Sa  renommée  militaire  était  immense^'^X 

Permettez-moi  ici  quelques  chiffres,  messieurs,  il  y  a  des  cas  où  les  chiflEres 

quinze 

rayonnent  comme  de  la  gloire.  —  À  ne  compter  que  les  quatorze  premières 
années  de  sa  vie  historique,  comme  général  ou  comme  empereur,  il  avait  entrepris 
et  mené  à  fin  treize  grandes  guerres.  Dans  ces  guerres  où  il  n'avait  pas  essuyé  encore 
personnellement  une  seule  défaite,  il  avait  gagné  trente -trois  batailles  rangées,  sans 
compter  les  combats,  passé  de  vive  force  dix-neuf  fleuves,  sans  compter  les  rivières, 
enlevé  d'assaut  soixante-quatorze  villes,  occupe  triomphalement  vingt-six  capitales j 
dans  ces  treize  campagnes,  il  avait  pris  à  l'ennemi  quatre  mille  quatre  cent  quatre 
vingt-six  pièces  de  canon  et  quatre  cent  dix-huit  drapeaux,  y  compris  tous  les 
étendards  de  la  garde  impériale  russe  conquis  en  un  seul  jour  j  enfin  il  avait  feit  sur 
toutes  les  armées  du  monde  six  cent  trente-six  mille  prisonniers.  Ce  géant  de  la 
guerre  avait  quatre  bras,  l'armée  d'Italie,  l'armée  d'Espagne,  la  grande  armée  et  la 
garde  impériale,  cette  autre  grande  armée. 


Il  avait  daimé  épouser  une  archiduchesse 


(3). 


Comme  un  admirable  poëte  qui  publie  tous  les  ans  un  chef-d'œuvre ,  il  semblait 

haute  pensée 
avoir  voulu  doter  de  quelque  grande  action  ou  de  quelque  illustre  victoire  chacune 

des  années  de  son  règne.  A  1800,  il  avait  donné  Marengo;  à  1801,  le  concordatj 
à  1802,  la  Légion  d'honneurj  à  1803,  la  conquête  du  Hanovrej  à  1804,  le  cou- 
ronnementj  à  1805,  Austerlitz^  à  1806,  léna  et  Eylauj  à  1807,  Friedlandj  à  1808, 
la  colonne  de  la  place  Vendôme 5  à  1809,  Eckmûlh,  Essling  et  Wagram;  à  i8io,la 
réunion  de  la  Hollande  à  la  France.  En  1811,  la  providence  lui  avait  donne  un  fils, 
et  il  avait  fiancé  cet  enfant  aux  destinées  de  Rome. 

£/  puis,  messieurs,  et  ceB  toujours  là  t^u'il  en  faut  revenir  quand  on  parle  de  M.  Remercier, 
quel  que  soit  son  éclat  littéraire,  son  caractère  était  peut-être  plus  complet  encore  que  son 
talent  (*). 

En  disant  ceci,  c'est  sa  propre  pensée  que  je  traduis  et  sa  noble  orpheline  me 
récrivait  il  y  a  quelques  jours  à  peine,  il  attachait  plus  d'importance  et  donnait  plus, 
de  valeur  à  sa  vie  civique  qu'à  sa  vie  littéraire.  Là,  il  se  sentait  inattaquable. 

Il  était  de  ces  rares  penseurs  qui  ont  mis  autant  de  leur  âme  et  de  leur  volonté 
dans  leur  conduite  publique  que  dans  leurs  livres. 

Car  on  se  tromperait  singuUèrement,  messieurs,  on  aurait  bien  peu  compris  toutes 
les  paroles  que  je  viens  de  prononcer  ici  et  l'on  aurait  bien  peu  étudié  les  hommes 


(')  Nous  faisons  précéder  chaque   passage  inédit  d'une  citation   du  texte  publié.  —  (')  Voir 
P'^g^  37-  —  '''  Voir  page  38.  —  (*'  A  partir  d'ici  jusqu'à  la  fin  le  texte  est  entouré. 

{Note  de  V Editeur.) 


*4« 


372  RELIQUAT.  —  I.  —  ACADÉMIE. 

comme  M.  Lemercier  si  l'on  croyait  que  l'habitude  de  la  méditation  et  de  la  rêverie 
ôte  à  l'homme  la  faculté  de  se  traduire  aux  yeux  de  tous  par  des  faits  énergiques  et 
persistants,  (^uanà  un  homme  eH  vraiment  supérieur,  il  y  a  un  lien  intime  et  profond  entre 
ce  au  il  pense  et  ce  qu'il  fatt^^\  Eschyle  avait  un  frère  qui  s'appelait  Cynégirej  la 
pensée  a  une  sœur  qui  s'appelle  l'action. 

(^    Cette  phrase  imprimée  en  italiques  est  rayée  sur  le  manuscrit. 


REPONSE  A  M.  SAINT-MARC  GIRARDIN. 

[passages  INEDITS.] 

Faute  réeUe,  mais  charmante^^X 

Au  reste,  hâtons-nous  de  le  dire,  ce  culte  littéraire  de  la  femme  n'est  pas  un  carac- 
tère qui  soit  propre  à  l'esprit  de  M.  Campenon  et  qui  n'appartienne  qu'à  lui.  Cette 
introduaion  de  la  femme  dans  les  œuvres  de  la  poésie  et  de  la  pensée  est  un  grand 
fait  et  une  grande  chose.  C'est  depuis  longtemps  déjà  un  des  caractères  principaux 
des  littératures  modernes j  c'est  aujourd'hui,  disons-le  à  l'honneur  du  temps,  le 
caractère  principal  de  la  littérature  contemporaine. 

L'antiquité,  on  l'a  remarqué  avant  moi,  l'antiquité  hébraïque  comme  l'antiquité 
pajenne,  avait,  pour  ainsi  dire,  presque  oublié  la  femme  dans  la  création.  Toute 
l'observation  se  concentrait  sur  l'homme;  toute  la  contemplation  allait  à  la  nature. 
Chose  étrange,  les  poètes  regardaient  les  fleurs,  ils  regardaient  les  étoiles;  ils  ne 
regardaient  pas  les  femmes.  À  peine  çà  et  là,  dans  Homère  et  dans  Virgile,  l'un 
le  plus  naïf  et  le  plus  grand,  l'autre  le  plus  doux  et  le  plus  mélancolique  des 
poètes   anciens,  trouve-t-on   quelque  lueur  de  ce  sentiment  respectueux,  délicat 

idéal 
et    chevaleresque   qui    fait    une   religion   de   l'amour,   qui   semble  bien   naturel  à 

l'homme  et  qui  pourtant  lui  a  manqué  si  longtemps.  La  femme  alors  ne  comptait 
pas.  C'était  la  chair,  la  forme,  la  beauté  matérielle,  Vénus,  rien  de  plus.  Les 
philosophes  lui  refusaient  une  âme;  les  législateurs  lui  refusaient  un  droit.  Même 

mère 

épouse,  elle  était  esclave;  même  reine,  elle  était  servante. 

L'humanité  a  ses  âges  et  ses  initiations  successives.  L'évangile,  cette  grande 
explication  universelle,  ce  code  de  rédemption,  de  réhabilitation  et  de  charité,  est 
venu  agrandir  l'esprit  humain,  fortifier  le  faible,  doter  le  pauvre,  délivrer  l'esclave 
et  relever  la  femme.  On  pourrait  dire  que  le  Jehovah  de  la  Genèse  avait  donné  la 
femme  à  l'homme  et  que  le  Jésus  de  l'Evangile  la  lui  a  révélée. 

En  modifiant  le  fond  même  de  l'inteUigence  humaine,  le  christianisme  a  dû 
changer  et  il  a  changé  en  effet  la  face  des  législations,  des  philosophies  et  des 
littératures.  Autrefois  l'homme,  c'était  l'homme;  aujourd'hui  l'homme,  c'est  l'homme 
et  la  femme.  Pas  immense. 

Puisque  ce  coup  d'oeil  sur  les  œuvres  d'un  tendre  et  gracieux  écrivain  m'y  a 
naturellement  amené,  pourquoi  n'insisterais-je  pas  en  passant,  si  mon  vénérable  et 
charmant  auditoire  me  le  permet,  sur  ce  qu'il  y  a  de  fécond  pour  l'âme  et  d'utile 
pour  le  progrès  moral  dans  ce  grand  fait  tout  moderne  et  tout  chrétien,  l'apparition 
de  la  femme  dans  la  poésie.?  apparition  rayonnante!  avènement  d'abord  timide, 

(*'  Voir  page  49. 


374  RELIQUAT.  —  I.  —  ACADEMIE. 

aujourd'hui  triomphant,  demain  souverain!  Douce  révolution  de  l'art  dont  les 
conséquences,  déjà  si  visibles  et  si  glorieuses,  se  feront  mieux  sentir  de  jour  en 
jour  ! 

Mère  par  le  dévouement!  '^^ 

Là  même  quand  elle  fléchit  sous  le  fardeau,  quand  la  force  lui  manque,  quand  il 
lui  arrive  de  faillir,  qui  de  nous  oserait,  après  Jésus,  lui  jeter  la  première  pierre? 

la  pure  région  des  âmes 

Ange  intermédiaire  entre  le  ciel  et  nous,  elle  tient  des  deux  natures,  de  la  nature 
d'en  haut  et  de  la  nature  d'en  bas;  emportée  par  son  âme  vers  le  ciel,  attirée  par  son 
cœur  vers  la  chute,  quand  clic  tombe,  c'est  qu'elle  a  voulu  descendre  jusqu'à  nous. 
De  quel  droit  l'accablcrions-nous  dans  cet  abaissement  douloureux  et  touchant?  N'en 
sommes-nous  pas  la  cause?  quoi?  si  indulgents  pour  nous  et  si  sévères  pour  elle? 
Non,  respectons-la,  même  tombée,  et  n'accusons  que  nous.  Nous  avons  mis  en 
elle  ce  qui  est  mauvais  ;  nous  n'y  avons  pas  mis  ce  qui  est  pur  et  grand.  Toutes  ses 
fautes  lui  viennent  de  l'homme  ;  toutes  ses  vertus  lui  viennent  de  Dieu. 

Inspirer  aux  hommes  le  respca  de  la  femme,  développer  la  compassion,  la  sym- 
pathie et  la  vénération  pour  tant  de  faiblesse  unie  à  tant  de  vertu ,  montrer  dans  tous 
ses  torts  notre  égoïsme,  et  dans  toutes  ses  chutes  notre  orgueil,  mettre  en  lumière 
le  sentiment  désintéressé  et  noble  qui  rachète  presque  toujours  ses  fautes  et  qui  ne 
meurt  jamais  en  elle,  retirer  des  mœurs  ce  qu'elles  contiennent  de  préjugés  et  des 
lois  ce  qu'elles  contiennent  d'injustices  envers  elle,  continuer  enfin  l'œuvre  de  Christ 
et  donner  la  pensée  pour  auxiliaire  à  la  charité,  c'est  là,  ne  le  croyez-vous  pas, 
monsieur?  la  plus  utile  peut-être,  la  plus  généreuse  à  coup  sûr,  de  toutes  les  idées 
morales  qui  doivent  dominer  notre  littérature,  et  en  partlcuUer  le  haut  enseignement 
littéraire  auquel  vous  appartenez. 

Il  y  a  toujours  eu  dans  la  société  chrétienne  un  homme  qui  s'est  mis  au  service 
de  la  femme.  Autrefois  c'était  le  chevalier.  Qu'aujourd'hui  ce  soit  l'écrivain! 

Comme  je  viens  de  le  faire  entendre,  l'enseignement  littéraire  supérieur,  dont 
vous  êtes  un  des  guides,  monsieur,  peut  gagner  beaucoup  d'efficacité  et  de  gran- 
deur à  la  propagation  de  ces  idées  qui  étaient  comme  le  fond  même  de  l'esprit  et  du 
talent  de  votre  honorable  prédécesseur. 


Ce  sera  pour  vom-même,  monsieur,  un  enseignement  intérieur  c^ui  profitera,  n'en  doutv^  pas, 
à  votre  enseignement  du  dehors  ^^\ 

Dans  ce  commerce  avec  tant  d'esprits  excellents  et  tranquilles,  avec  tous  ces 
nobles  vieillards,  vos  anciens  et  vos  maîtres,  votre  parole  si  vive,  si  animée,  si 
spirituelle,  si  justement  applaudie,  gagnera  cette  autorité  que  donne  la  raison  calme, 
cette  gravité  et  cette  mesure  qui  résultent  des  études  approfondies ,  cet  ascendant  que 
conquièrent  toujours  les  convictions  mûries  et  méditées,  ce  charme  qui  s'attache  aux 

'^  Voir  page  j8   —  (^)  Voir  page  59. 


RÉPONSE  À  M.  SAINT-MARC  GIRARDIN.         375 

inspirations  du  goût  agrandi  et  conseillé  par  l'imagination.  Reconnaissant  et  joyeux 
de  tout  ce  que  vous  recueillerez  parmi  tant  d'hommes  vénérables  qui  savent  le  vrai 
et  qui  veulent  le  bien,  vous  recevrez  ici  des  leçons  que  vous  reporterez  ailleurs. 


jQr/o/  de  plus  fécond  que  des  leçons  pareilles  qui  seraient  composées  de  sagesse  autant  que  de 
science,  qui  apprendraient  tout  aux  jeunes  gens,  et  quelque  chose  aux  vieillards!  ^'' 

Car  tout  entre  dans  ce  cadre  magnifique  :  les  grands  siècles,  les  grands  peuples, 
les  grands  esprits,  le  passé  qui  pour  les  lettres  est  toujours  le  présent;  la  comparaison 
des  époques  et  des  génies  ;  les  libertés  de  l'art  aussi  anciennes  et  aussi  vénérables  que 
ses  chefs-d'œuvre;  les  grandes  vues  morales  qui  éclairent  les  profondeurs  de  la 
passion  et  de  la  souffrance;  les  formes  et  les  âges  des  langues;  les  aspects  de  la  vérité 
immuable  qui  changent  à  mesure  que  le  genre  humain  marche  et  se  déplace;  les 
systèmes  construits  par  les  philosophes,  les  lueurs  jetées  par  les  poètes  sur  la  destinée, 
fantôme  au  double  masque,  tantôt  fatalité,  tantôt  providence. 


•  •  •  -Qj^  ''^  ^°'^^  ^^  ^^^  fleurs  de  ces  noirs  rameaux  (^'. 

Lettrés!  c'est  un  des  vôtres  qui  vous  parle;  une  voix  obscure,  mais  amie.  Vous  êtes 
hommes,  et  par  conséquent  faillibles;  et  ce  côté  humain  qui  est  en  vous,  dont 
s'applaudissait  Tcrence,  dont  se  réjouissait  Montaigne,  dont  s'effrayait  Pascal,  dont 
Molière  s'attristait,  ce  côté  humain,  fécond  tout  à  la  fois  en  souffrances  pour  votre 
cœur  et  en  inspirations  pour  votre  génie,  peut  être  une  source  de  faiblesses  dans 
votre  vie  et  de  chefs-d'œuvre  dans  vos  travaux.  Mais  en  dehors  de  ces  procédés 

impénétrables 

mystérieux  dont  se  sert  la  providence  pour  créer  les  grandes  œuvres  par  les  grandes 

passions 

émotions,  en  dehors  de  cette  sensibilité  qui  est  la  vie  même  de  votre  imagination, 
songez  que,  pour  tout  ce  qui  est  extérieur  et  public,  les  yeux  sont  fixés  sur  vous  et 
qu'à  de  certaines  époques  vous  devez  de  certains  exemples.  Après  Satan,  l'argent  est 
le  plus  ancien  des  tentateiirs.  Dès  le  temps  d'Hésiode  et  de  Salomon,  l'argent  régnait; 
il  règne  encore.  Méprisez  l'argent,  ce  que  fait  tout  le  monde;  dédaignez-le,  ce  que 
personne  ne  fait.  Oui,  de  ce  côté  surtout,  soyez  sévères.  L'argent  entraîne  où  l'on 
ne  voudrait  pas  aller.  Bornez  vos  désirs,  bornez  vos  besoins.  Dans  un  siècle  intelligent 
comme  le  nôtre,  on  n'est  jamais  esclave  que  de  ses  fautes.  Rester  pur,  c'est  rester 
libre.  Ne  relevez  que  de  votre  conscience  et  de  Dieu.  Vous  n'avez  besoin  que  d'une 
conduire  ceux  qui  pensent 

k  foule  la 

plume  pour  mener  les  esprits  et  d'une  parole  pour  les  captiver.  Que  vous  importe  la 

richesse  et  le  luxe!  Votre  richesse,  c'est  le  talent;  votre  luxe,  c'est  la  renommée. 
Respectez  en  vous  tous  les  premiers  ce  talent  et  cette  renommée.  Prenez  garde. 


(''  Voir  page  6i.  —  (*J  Voir  page  63  . 


3/6  RELIQUAT.  —  I.  —  ACADÉMIE. 

les  multitudes  écoutent,  les  esprits  attendent,  les  imaginations  s'allument,  les  âmes 
sont  ouvertes  autour  de  vous.  Prenez  garde  à  ce  que  vous  j  laissez  tomberj  tout 
germera,  ce  que  vous  j  aurez  jeté  dans  les  heures  de  hâte  et  d'insouciance  comme  ce 
que  vous  j  aurez  soigneusement  déposé  dans  les  heures  de  recueillement  et  de 
méditation.  Songez  que  tout  l'avenir  se  fait  de  tout  ce  qui  ensemence  le  présent. 
Prenez  garde  à  ce  que  vous  mettez  dans  vos  livres  et  dans  vos  discours.  Prenez  garde 
surtout  à  ce  que  vous  semez  dans  ces  innombrables  journaux,  sombre  tourbillon  de 
feuilles  volantes  que  le  vent  des  révolutions  qui  s'approchent  peut-être  emporte 
chaque  matin  et  disperse  aux  extrémités  du  monde  ! 

Encore  un  mot,  et  j'ai  fini.  Encore  un  mot 5  car  je  ne  voudrais  pas  qu'on  se 
méprît  au  sens  de  mes  paroles  et  qu'on  y  pût  voir  un  blâme,  même  indirect  et  voilé, 
jeté  sur  cette  presse  si  infatigable  et  si  utile  qui  met  tant  de  puissance  au  service  de 
tant  d'idées  et  de  tant  d'intérêts,  ni  un  reproche  adressé  à  tous  ces  beaux  talents,  à 
tous  ces  écrivains  justement  célèbres,  que  le  public  applaudit,  que  le  succès  désigne 
et  que  l'Académie  adoptera.  Assez  de  voix  chagrines  s'élèvent  autour  d'eux  5  les 
objections  dures  ne  leur  manqueront  pasj  assez  de  censeurs  amers,  ceux  que  le 
succès  importune  ou  qui  préfèrent  de  bonne  foi  les  idées  mortes  aux  idées  vivantes, 
s'efforceront  de  contester  leurs  mérites,  exagérant  ce  qui  est  ombre  en  eux  et  niant 
ce  qui  est  lumière. 

Oh!  qu'il  ne  tombe  jamais  de  ma  bouche,  qu'il  ne  sorte  jamais  de  cette  enceinte 
une  parole  de  doute  et  de  découragement  !  Ce  que  nous  devons  tous  dans  ce  siècle 
à  ceux  qui  pensent,  à  ceux  qui  luttent,  à  ceux  qui  enfantent  et  qui  produisent,  ce 
n'est  pas  le  dénigrement  ni  l'injure,  c'est  la  bienveillance,  c'est  la  cordialité,  c'est 
l'acclamation  quelquefois  —  c'est  la  sympathie  toujours,  c'est  la  joie  profonde  avec 
laquelle  toute  âme  élevée  voit  le  talent  monter  au  succès  et  le  génie  monter  à  la 
gloire!  Soyons  tous  fiers,  quelque  part  d'initiative  et  de  responsabilité  qui  nous 
revienne,  si  nous  avons  toujours  satisfait  notre  conscience  et  si  nous  sentons  en 
nous,  bien  droite  et  bien  entière,  notre  dignité  intérieure,  soyons  tous  fiers  d'appar- 
tenir à  cette  grande  époque  où  de  toutes  parts  l'esprit  humain  se  renouvelle  !  ^^^ 


. , ,  Les  graves  et  saintes  paroles  de  la  concorde  universelle  ^^1 1 

Auguste  exhortation!  prière  majestueuse  adressée  à  notre  jeune  civilisation  révo- 
lutionnaire par  la  royauté  en  cheveux  blancs! 

Courage  donc!  Courage  à  tous  ceux  qui  travaillent!  Reconnaissance  à  tous  ceux 
qui  espèrent!  Excitons  de  la  voix  et  du  geste,  entraînons  vers  le  grand,  vers  le  noble 
et  vers  l'utile  ces  générations  toutes  neuves  qui  nous  arrivent,  pleines  de  loyauté  et 
de  candeur,  qui  se  développent  et  s'épanouissent  en  foule  autour  de  nous,  et  qui, 
comme  les  jeunes  feuillages  au  vent  du  printemps,  frissonnent  joyeusement  au 
souffle  des  idées  nouvelles!  Disons-leur  toutes  les  vérités  fécondes  :  Que  tous  les 
génies  ne  font  qu'une  lumière;  que  tous  les  peuples  ne  font  qu'un  peuple;  que 

(')  Ici  le  texte  se  relie  au  passage  publié  page  61.  —  (*'  Voir  page  61. 


REPONSE  A  M.  SAINT-MARC  GIRARDIN.        377 

rhumanitc  n'a  pas  de  frontières  j  que  les  nations  ne  doivent  pas  avoir  de  haines. 
Enseignons-leur  la  sage  alliance  des  idées  de  liberté  et  des  idées  d'autorité,  l'amour 
de  la  tradition  et  de  la  grande  forme  historique  et  séculaire  sous  laquelle  la  France 
est  devenue  France,  l'apaisement  des  passions  étroites  et  exclusives,  l'oubli  de  ce  qui 
est  inutilement  injuste  et  amer,  la  générosité  envers  les  adversaires,  la  modération, 
la  gravité,  afin  que  cette  jeunesse  précieuse  et  chère  ait  de  hautes  idées,  et  qu'elle 
nous  remplace  un  jour,  et  qu'elle  s'eflForce  à  son  tour  comme  nous  de  réaliser  le  juste 
dans  les  lois,  le  bien  dans  les  mœurs,  le  vrai  dans  la  science,  le  beau  dans  les  arts! 
Agissons  de  telle  sorte  qu'en  nous  voyant  faire  elle  nous  estime!  Le  travail!  c'est 
tout  à  la  fois  le  conseil  et  l'exemple  que  nous  lui  devons.  Le  travail  des  bras  et 
des  intelligences,  c'est  le  repos  des  ambitions  et  des  âmes.  Pour  nos  fils  comme  pour 
nous,  pour  les  temps  où  nous  ne  serons  plus  comme  pour  l'époque  où  nous 
vivons,  glorifions  donc  le  travail,  loi  générale  et  loi  domestique,  loi  de  la  maison 
et  de  la  patrie,  loi  saine  et  profonde  sur  laquelle  s'appuient  et  se  fondent  ces  deux 
grandes  choses  :  la  paix  du  foyer,  qui  donne  le  bonheur  à  l'homme;  la  paix  du 
monde,  qui  donne  la  civiHsation  au  genre  humain! 

13  janvier  1845. 


3/8  RELIQUAT.  —  I.  —  ACADÉMIE. 


REPONSE  A  M.  SAINTE-BEUVE. 

PASSAGES  INEDITS. 

...le  deuil  d'une  seule  famiUe  dans  tous  les  cœurs  ^^\ 

Rien  ne  fit  défaut  à  ce  concours  funèbre,  rien  ne  manqua  à  ce  dernier  hommage, 
ni  la  sympathie  royale,  ni  l'attendrissement  du  peuple,  et  en  présence  d'une  telle 
perte  et  d'une  telle  affliction,  celui  qui  en  ce  jour  mémorable  et  funèbre  avait 
l'honneur  de  représenter  l'Académie,  le  même  qui  vous  parle  en  ce  moment,  se 
fut  senti  bien  au-dessous  de  la  solennité  de  sa  mission  si,  par  une  cruelle  et  fatale 
rencontre,  il  ne  se  fût  trouvé,  lui  aussi,  en  ce  moment-là  même,  dans  une  de  ces 
situations  d'âme  qui  sont  au  niveau  de  tous  les  deuils  et  s'il  n'eût  été  un  de  ces 
hommes  tristement  choisis  auxquels  Dieu,  à  défaut  des  grandes  pensées,  a  envoyé 
les  grandes  douleurs  (^l 


Ce  cri  de  f  homme  qui  souffre  sous  la  deBinée  '^l 

"Véritablement  et  sans  hyperbole,  l'auteur  dramatique  a  la  foule  dans  sa  main. 
Cette  grande  puissance,  ne  nous  lassons  pas  de  le  répéter,  contient  un  grand  devoir. 
Toutes  les  fois  que  beaucoup  d'âmes  écoutent  un  seul  esprit,  il  ne  doit  parler  que 
pour  dire  des  choses  efficaces,  fécondes  et  utiles.  L'émotion  dramatique  ne  doit  être 
pour  lui  qu'un  moyen  de  faire  germer  dans  tous  les  cœurs  la  pitié  pour  l'opprimé, 
la  bienveillance  pour  le  faible,  le  pardon,  le  dévouement,  le  désintéressement,  le 
goût  des  hautes  vertus,  le  respect  des  grandes  infortunes,  tous  les  sentiments  doux 
qui  améliorent,  tous  les  sentiments  vrais  qui  civilisent.  L'auteur  dramatique  qui 
userait  de  sa  puissance  pour  pervertir  serait  un  empoisonneur  public.  Au  théâtre 
surtout,  malheur  au  grand  homme  qui  ne  contient  pas  un  honnête  homme! 


..  et  à  toutes  les  mémoires  de  grands  triomphes 


(4). 


Et  remarquez-] e,  monsieur,  l'œil  ne  peut  parcourir  ce  groupe  d'œuvres  excel- 
lentes, sans  en  voir  se  dégager  une  certaine  idée  de  puissance  et  de  grandeur.  Tous 
ces  poëmes,  écrits  d'un  style  si  pur,  si  énergique  et  si  brillant,  divers  en  apparence 
mais  au  fond  secrètement  rattachés  l'un  à  l'autre  par  le  lien  commun  d'une  même 
pensée  philosophique,  tragédies,  comédies,  drames,  Messéniennes,  élégies,  épîtres, 
ne  font,  pour  ainsi  dire,  qu'un  seul  vaste  poème  où  le  noble  esprit  de  M.  Delavigne 

O  Voir  page  64.  —  (^'  Victor  Hugo  venait  de  perdre  sa  fille  aînée,  le  4  septembre  1843, 
quand  il  prononça,  le  20  décembre,  son  discours  sur  la  tombe  de  Casimir  Delavigne.  {Note  de 
l'Ediieut.)  —  (^'  Voir  page  65.  —  '''  Voir  page  66. 


RÉPONSE  À  M.  SAINTE-BEUVE.  379 

apparaît  tout  entier  avec  ses  sympathies  généreuses  et  populaires,  avec  son  impar- 
tialité sévère  et  douce,  avec  sa  bienveillance  clémente  et  humaine.  Tout  entre  à  la 
fois  dans  cette  oeuvre  ainsi  considérée,  tout  y  a  sa  place,  l'Italie  et  la  Grèce,  Rome 
et  Paris,  l'orient  et  l'occident,  la  Sicile  qui  massacra  ses  conquérants,  la  Venise 
qui  décapita  ses  doges,  les  nations  avec  leurs  tyrans,  la  France  de  Louis  XI, 

l'Angleterre   de  Richard  III,  l'Espagne  de  Philippe  II,  le  Cid  qui  est  la  foi,  et 

le  doute, 
Luther  qui  est  la  pensée,  le  temps  passé  et  le  temps  présent,  le  despote  et  le  tribun, 
le  paria  et  le  comédien,  les  larmes  et  le  rire,  tout  en  un  mot,  la  vie  et  l'histoire, 
l'histoire  des  hommes,  cette  chose  mystérieuse  et  profonde  qui  n'a  au-dessus  d'elle 
qu'une  autre  chose  plus  profonde  et  plus  mystérieuse  encore,  la  vie  de  l'homme! 
N'est-il  pas  vrai,  monsieur,  qu'il  y  a  de  la  puissance  dans  cette  hauteur  de  vues, 
dans  cette  variété  féconde  que  domine  une  lumineuse  unité?  Et  trouvez  bon, 
monsieur,  que  j'insiste  sur  ce  point,  en  enfermant  tant  de  choses  dans  sa  pensée, 
en  soumettant  tant  d'objets  à  son  inspiration,  en  donnant  à  son  œuvre  de  si  vastes 
frontières,  M.  Casimir  Delavigne  obéissait  à  une  loi  profonde  de  l'art  et  faisait, 
dans  la  mesure  des  forces  que  Dieu  lui  avait  données,  ce  qu'ont  fait  en  tout  temps 
tous  les  génies.  Les  grands  esprits  ont  de  grandes  ambitions  et  aiment  les  grands 
sujets.  Ils  ont  de  larges  ailes  et  de  longs  regards.  Us  volent  haut  et  ils  voient  loin. 
Il  faut  à  leur  inspiration  tout  l'espace  d'une  grande  idée.  Il  faut  à  Homère  la  chute  de 
Troie,  c'est-à-dire  de  l'Asie;  à  Virgile  la  naissance  de  Rome,  c'est-à-dire  de  l'Europe. 
Lucrèce  prend  la  nature,  c'est-à-dire  toute  la  création  visible,  Dante  prend  l'enfer, 
Milton  le  paradis.  Camoëns  se  précipite  à  travers  les  mers  inconnues  et  y  trouve 
un  poëme  comme  Colomb  y  avait  trouvé  un  monde.  D'autres,  qui  s'appellent 
Eschyle,  Aristophane,  Shakespeare,  Molière,  Corneille,  ont  peint  sous  tous  ses 
aspects,  dans  des  ouvrages  de  moins  longue  haleine,  ce  magnifique  et  inépuisable 
sujet  qui  après  avoir  lassé  les  poètes  du  passé  reste  encore  tout  entier  aux  poètes  de 
l'avenir,  l'âme  humaine.  Leurs  compositions  sont  courtes,  mais  elles  sont  substan- 
tielles, nombreuses,  puissantes,  multipliées,  mais  chacune  d'elles  sort  d'une  vaste 
idée,  mais  l'ensemble  de  leur  œuvre  est  immense.  Je  le  répète,  quoi  que  fasse  le 
poëte,  épopée  ou  drame,  il  faut  qu'il  sente  en  lui  une  grande  pensée  première. 
Une  pensée  première,  qui  est  à  la  fois  étendue  et  profonde,  a  dans  sa  plénitude 
même  une  multitude  de  forces  cachées  et  un  certain  sublime  d'où  l'idéal  se  dégage 
plus  aisément.  Ce  n'est  pas  trop  de  l'océan  pour  produire  Vénus.  Le  grand 
engendre  le  beau. 


...la  ff-âce,  la  clarté  continue,  et,  par  moments,  ï éclat  ^^^. 

Son  vers  n'est  pas  le  vers  de  Régnier,  de  Molière,  de  La  Fontaine  ou  d'André 
Chénier.  C'est  l'alexandrin  de  cette  belle  école  de  Malherbe,  que  les  uns  appellent 


'•'  Voir  page  66. 


380  RELIQUAT.  —  L  —  ACADEMIE. 

sage,  que  les  autres  appellent  timide,  que  nous  appelons  noble.  C'est  ce  vers  que 
trois  siècles  illustres  ont  successivement  adopté,  perfectionné  et  modifié,  que  Racine 
avait  fait  si  harmonieux.  Voltaire  si  libre,  Delille  si  souple,  et  que  M.  Delavigne 
rappelant  Racine  dans  les  chœurs  du  Paria,  égalant  Voltaire  dans  ses  étttres, 
dépassant  Delille  dans  certaines  parties  des  Messéniennes ,  savait  faire  correct,  souple, 
libre  et  harmonieux  tout  ensemble. 


Fragment  retrouvé  parmi  les  brouillons  et  qui  forme  variante  au  passage  publié 
page  71  : 

Pourquoi  ne  vous  dirais-je  pas,  monsieur,  toute  ma  pensée?  Ce  qui  manque 
peut-être  à  cet  ensemble  d'œuvres  si  remarquables,  c'est  une  conviction  définitive 
et  fondamentale,  indiquée  çà  et  là  aux  endroits  utiles,  c'est  un  point  de  départ  fixe, 
arrêté  et  certain,  c'est  la  foi  en  une  chose  ou  en  une  idée.  Cette  lacune,  ce  manque, 
comme  dirait  Pascal,  n'empêche  pas  l'ensemble  de  vos  œuvres  de  frapper  l'esprit, 
tantôt  vivement,  tantôt  profondément,  grâce  à  la  souplesse  et  à  la  variété  de  votre 
pensée,  mais  c'est  là  une  preuve  du  charme  qui  est  dans  votre  esprit,  et  rien  de  plus. 
En  général,  à  tout  écrivain  qui  ne  se  serait  pas  comme  vous  mis  au-dessus  de  tout 
conseil  par  le  double  droit  du  talent  et  du  succès,  on  pourrait  dire  :  Uom  ave^  eu 
de  ffanàes  idées  et  fait  de  ^andes  choses,  aye^  une  conviBion,  aye^  une  foi! 


ADRESSE  AU  ROI. 

Le  21  juillet  1842,  à  l'occasion  de  la  mort  du  Prince  royal,  l'Institut  royal  de 
France  ayant  été  reçu  en  corps  par  le  Roi,  l'adresse  suivante  a  été  présentée  à  Sa 
Majesté  par  M.  Victor  Hugo,  président  de  l'Institut '^^ 

Sire, 

L'Institut  de  France  dépose  au  pied  du  trône  l'expression  de  sa  profonde 
douleur. 

Votre  royal  fils  est  mort.  C'est  une  perte  pour  la  France  et  pour  l'Europe  ;  c'est 
un  vide  parmi  les  intelligences.  La  nation  pleure  le  prince  j  l'armée  pleure  le  soldat  j 
l'Institut  regrette  le  penseur. 

Le  duc  d'Orléans  avait  compris  en  eflFet  que,  dans  le  siècle  laborieux  et  mémo- 
rable où  nous  sommes,  être  l'héritier  du  trône  de  France,  ce  n'est  pas  seulement 
occuper  une  haute  position,  c'est  aussi  exercer  une  grande  fonction.  Ce  que  le  Roi 
fait  pour  le  présent,  le  Prince  royal  doit  le  faire  pour  l'avenir j  tandis  que  le  père, 
chargé  des  destinées  actuelles  de  la  patrie ,  auguste  et  infatigable  gardien  de  la  natio- 
nalité et  de  la  civilisation,  fait  tête  aux  événements,  le  fils,  prince  des  générations 
nouvelles  et  roi  des  générations  futures,  doit  ouvrir  son  âme  aux  idées.  L'action  est 
le  partage  du  Roi,  l'étude  est  le  partage  du  Prince  royal.  En  attendant  l'heure  de 
régner,  il  faut  qu'il  médite  sans  cesse  l'histoire  de  ses  aïeux,  la  tradition  de  son 
père,  les  besoins  nouveaux  de  son  pays.  C'est  ce  que  le  duc  d'Orléans  avait  admi- 
rablement senti.  Ame  haute,  calme,  sereine,  ferme  et  douce j  noble  intelligence  au 
niveau  de  tous  les  talents j  fils  de  Henri  IV  par  le  sang,  par  la  bravoure,  par 

l'amour   de 

l'aménité  cordiale  et  charmante  de  sa  personne,  fils  de  la  Révolution  par  le  respect 

tout  progrès 

de  tout  droit  et  l'amour  de  toute  liberté  j   entraîné  vers  la  gloire  militaire   par 

conquêtes 

l'instina  de  sa  race,  ramené  vers  les  travaux  de  la  paix  par  les  besoins  de  son 
esprit j  capable  et  avide  de  grandes  choses j  populaire  au  dedans,  rutional  au 
dehors,  rien  ne  lui  a  manqué,  excepté  le  temps 5  et  l'on  peut  dire  que  tous  les 
germes  d'un  grand  Roi  se  manifestaient  déjà  dans  ce  Prince,  mort  si  jeune,  hélas! 
qui  aimait  les  arts  comme  François  I""",  les  lettres  comme  Louis  XIV,  la  patrie 
comme  vous-même. 

Sire,  votre  sang  est  le  sang  même  du  pays;  votre  famille  et  la  France  ont  le 
même  cœur.  Ce  qui  frappe  l'une  blesse  l'autre.  C'est  avec  une  inexprimable  sym- 
pathie que  le  peuple  français  fixe  en  ce  moment  ses  regards  sur  votre  famille,  sur 
vous.  Sire,  qui  vivrez  longtemps  encore,  car  Dieu  et  la  France  ont  besoin  de 
VOUS;  sur  cette  Reine,  mère  auguste  et  éprouvée  entre  toutes  les  mères  ;  sur  cette 


(i) 


L/  Moniteur   22  juillet  1842. 


382  RELIQUAT.  —  I.  —  ACADEMIE. 

Princesse  enfin,  si  française  par  son  cœur  et  par  notre  adoption,  qui  a  donné  à  la 
patrie  deux  Français,  à  la  dynastie  deux  princes,  à  l'avenir  deux  espérances. 

Que  du  moins  cette  affliction  universelle  soit  pour  "Vbtre  Majesté  une  sorte  de 
consolation!  Sire,  c'est  aussi  là  une  acclamation.  La  mort  fatale  du  Prince  a  pu 
ébranler  le  trône,  ce  deuil  public  et  national  consolide  la  dynastie.  La  France  qui 
vous  consacrait,  il  y  a  douze  ans,  par  l'unanimité  de  son  adhésion,  vous  consacre 
aujourd'hui  une  seconde  fois  par  l'unanimité  de  sa  douleur. 


CHAMBRE  DES  PAIRS. 


[SUR  LE  PROCES  DU  MARECHAL  NEY](^). 

19  juin  1846. 

En  rentrant  de  la  séance  où  a  parlé  le  prince  de  la  Moskowa  sur  le  procès  de  son 
père,  j'ai  cru  utile  de  fixer  à  la  hâte  cjuelc[ues-uncs  des  idées  qui  me  traversaient 
l'esprit,  et  que  j'eusse  dites  si  un  débat  m'eût  forcé  de  parler. 

Ici  se  présente  une  grave  question. 

Une  Chambre  peut-elle  juger  comme  Chambre  politique  ce  qu'elle  a  fait  comme 
cour  de  justice.? 

Réfléchissons. 

Ce  qui  domine  dans  une  Chambre,  c'est  l'opinion.  Ce  qui  domine  dans  une 
cour,  c'est  la  conscience. 

L'opinion,  c'est  la  place  publique j  la  conscience,  c'est  le  for  intérieur. 

Eh  bien!  une  Chambre  peut-elle  juger  un  tribunal?  L'opinion  peut-elle  juger  la 
conscience? 

Je  n'hésite  plus,  je  réponds  :  Non,  messieurs. 

Mais  il  ne  s'agit  pas  de  juger  ce  qu'a  fait  la  cour  des  pairs  en  18 15. 

La  conscience  est  un  sanctuaire  j  c'est  aussi  un  asile. 

Vous  n'avez  pas  le  droit  de  violenter  notre  conscience  au  nom  de  la  vôtre. 

Je  m'oppose  à  l'ordre  du  jour. 

Messieurs,  la  pairie  anglaise  est  accoutumée,  je  dirais  presque  aguerrie,  à  ce  qui 
se  passe  en  ce  moment  au  sein  de  la  pairie  française.  Pour  ne  citer  qu'un  fait,  un 
exemple  contemporain,  le  procès  de  la  reine  d'Angleterre  a  été  vingt  fois  reproché  à 
la  Chambre  des  lords  dans  la  Chambre  des  lords.  Il  y  a  eu  chaque  fois  sur  cette 
question,  comme  sur  toute  autre,  une  majorité  et  une  minorité 5  mais  jamais  le 
droit  de  débat  n'a  été  contesté.  Et  rien  de  plus  simple.  Ceci  est  l'essence  même  des 
corps  perpétuels.  Un  jurj  momentané,  qui  sort  de  la  foule  et  qui  rentre  dans  la 
foule,  peut  réclamer  ce  droit  de  silence  et  d'oubli,  cela  se  conçoit  jusqu'à  un  certain 
point;  mais  les  corps  perpétuels  sont  dans  une  situation  qui  a  plus  de  grandeur  et 
par  conséquent  plus  de  responsabilité.  C'est  votre  perpétuité  même  qui  vous  rend 
saisissables  à  l'histoire.  Cette  perpétuité  est  bonne,  sage,  profitable,  excellente  pour 

<*'  Le  chancelier  avait,  dans  une  séance  précédente,  prononcé  des  paroles  fort  sévères  sur  le 
maréchal  Ney  et  rendu  la  Chambre  de  1846  solidaire  de  l'arrêt  prononcé  en  1815. 

Nous  donnons  entre  crochets  les  titres  qui  ne  figurent  pas  au  manuscrit.   {Note  de  l'Ediieur.) 


384      RELIQUAT.  —  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

l'état,  pour  le  peuple,  pour  le  pajs.  C'est  le  privilège  dont  vous  êtes  utilement 
investis  j  c'est  aussi  l'inconvénient  que  vous  subissez. 

Les  corps  perpétuels  sont  toujours  présents  devant  l'histoire  et  devant  la  discussion 
de  la  postérité  pour  tous  leurs  actes  et  en  particulier  pour  ceux  de  leurs  actes  judi- 
ciaires qui  ont  été  aussi  des  aaes  politiques.  On  a  le  droit  de  déplorer  ce  que  la 
Chambre  des  pairs  a  fait  en  18 15,  parce  qu'on  a  le  droit  d'admirer  ce  qu'elle  a  fait 
en  1830. 

Cette  perpétuité  dont  vous  jouissez  pour  le  bien  de  l'État  et  du  pays,  est  un 
grand  privilège}  comme  tous  les  grands  privilèges,  c'est  aussi  quelquefois  un  grand 
inconvénient. 

La  perpétuité,  je  me  hâte  de  le  dire,  n'entraîne  en  aucune  façon  la  solidarité. 
Dans  la  Chambre  des  pairs,  en  Angleterre,  les  fils  succèdent  aux  pères.  En  France, 
les  générations  succèdent  aux  générations.  Qui  ne  voit  que  dans  ce  mouvement 
qui  maintient  l'institution  en  renouvelant  les  individus,  la  perpétuité  se  consacre  et 
la  solidarité  disparaît.? 

Nous  ne  sommes  donc  pas  solidaires,  nous  autres,  non,  nous  ne  sommes  pas 
solidaires  de  ce  grand  acte,  de  cet  acte  fatal  de  18 15.  Un  sang  glorieux  a  coulé  à 
celte  époque  en  violation  du  droit  des  gens  et  d'une  capitulation  solennelle.  Un 
maréchal  de  France  a  été  fusillé  sous  le  mur  du  Luxembourg  par  douze  vétérans 
français,  l'Autriche,  l'Angleterre,  la  Prusse  et  la  Russie  faisant  le  carré.  Le  maré- 
chal Nej  a  été  jugé  malgré  le  droit,  condamné  malgré  la  gloire,  exécuté  à  la  honte 
du  prince  qui  régnait  alors.  Nous  autres,  nous  sommes  purs  de  ce  sang  qu'on  a 
versé.  Nous  étions  enfants  alors,  nous  sommes  hommes  aujourd'hui,  et  pairs  de 
France  à  notre  tour,  nous  nous  opposons  à  ce  qu'on  étouffe  la  réclamation  qui 
s'élève  en  ce  moment,  parce  que  c'est  un  fils  qui  réclame  pour  son  père,  parce  que 
ce  père  est  peut-être  le  plus  illustre  soldat  de  l'Empire,  et  à  coup  sûr  la  plus  illustre 
victime  de  la  Restauration  ! 

Je  m'oppose  à  l'ordre  du  jour. 


À  Dieu  ne  plaise  qu'une  parole  sorte  de  ma  bouche  qui  puisse  afïaiblir  le  respect 
profond  du  à  ce  grand  tribunal!  Mais  si  haut  placée  que  soit  cette  Chambre,  supé- 
rieure à  tout  et  à  tous  dans  l'État,  elle  a  au-dessus  d'elle  la  philosophie  et  l'histoire, 
c'est-à-dire  la  raison  jugeant  les  idées  et  la  raison  jugeant  les  faits. 

...Ce  que  la  France  pensait  alors,  l'histoire  le  dit  aujourd'hui.  Ce  qui  n'était 
que  l'instinct  des  contemporains  est  devenu  aujourd'hui  la  justice  de  la  postérité.  Et 
que  ceci  soit  l'objet  des  méditations  continuelles  de  ce  tribunal  omnipotent.  Oui, 
messieurs,  ne  l'oubliez  jamais.  Là,  devant  l'histoire,  devant  la  postérité,  se 
vident  les  appels  de  cette  cour  sans  appel.  L'histoire  juge  toujours  ceux  qui  ont 
jugé  et  condamne  souvent  ceux  qui  ont  condamné. 


SUR  LE  PROCÈS  DU  MARÉCHAL  NEY.  385 

Les  Chambres  sont  occupées  aujourd'hui  des  vastes  enfantements  de  l'industrie 
et  de  la  pensée,  mais  nous  serions  des  cœurs  chétits  et  des  cerveaux  misérables  si 
nos  aspirations  vers  l'avenir  nous  rendaient  indifférents  aux  grandes  fautes,  aux 
grandes  gloires,  aux  grandes  douleurs  du  passé.  Tournons  nos  yeux  vers  les  grands 
destins  inconnus,  mais  restons  bons  fils!  Fondons  la  France  de  la  paix,  mais  ne 
soyons  point  injustes  envers  la  France  de  la  guerre  ! 


ACTES   ET   PAS.OLES.   —  l. 


*5 

«!■    IIATlOliLa 


386       RELIQUAT.  —  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 


UNIVERSITE. 


Et  d'abord  ce  n'est  pas  un  médiocre  bienfait  que  l'enseignement  en  commun. 
Permettez-moi  d'insister  sur  ce  point. 

Disons-le  hautement,  c'est  un  noble  spectacle  pour  le  monde  entier  que  nos 
collèges  français  tels  que  l'esprit  nouveau  de  nos  institutions  les  a  faits.  C'est  mieux 
qu'un  spectacle,  c'est  un  enseignement.  Dans  les  universités  d'Allemagne  et 
d'Angleterre,  si  illustres  et  si  savantes  d'ailleurs,  les  distinctions  de  naissance  sont 
consacrées,  les  distances  qui  séparent  les  pères  dans  l'état  sont  maintenues  entre  les 
enfants  dans  l'école.  Le  gentilhomme  reste  gentilhomme,  le  pajsan  reste  pajsan.  A 
l'heure  où  je  parle,  Oxford  a  probablement  encore  ces  fameux  gazons  où  les  fils  de 
lords  ont  seuls  le  droit  de  marcher,  privilège  qui  irritait  si  profondément  l'écolier 
Cromwell  et  qui  féconda  peut-être  dans  ce  sombre  enfant  tous  les  germes  de 
l'homme  fatal.  Chez  nous  rien  de  pareil.  Dans  les  universités  d'Angleterre  et 
d'Allemagne,  la  jeunesse  garde  ses  rangs j  chez  nous,  elle  les  rompt.  Ou  pour, mieux 
dire,  dans  nos  collèges,  il  n'y  a  pas  de  rangs,  il  n'j  a  que  des  bancs. 

On  dit  que  nos  collèges  font  tout  pour  l'instruction,  et  rien  pour  l'éducation. 
Mais  on  n'y  songe  pas!  Messieurs,  c'est  déjà  toute  une  éducation  que  cette  confu- 
sion intelligente,  saine  et  féconde  de  toutes  les  conditions,  de  toutes  les  familles,  de 
toutes  les  fortunes,  de  tous  les  avenirs.  C'est  toute  une  éducation  que  cet  air  libre 
et  vigoureux  qu'on  fait  respirer  dès  les  premiers  pas  aux  jeunes  poumons  de  l'en- 
fance. Ce  qu'elle  respire  là,  ce  qui  pénètre  en  elle  par  tous  les  pores,  c'est  la  vie 
même,  c'est  le  monde,  c'est  la  société  française,  grande,  mêlée  et  libre,  telle  qu'elle 
est  pour  nous,  telle  qu'elle  sera  pour  nos  fils.  Cette  atmosphère  salubre,  particuliè- 
rement excellente  pour  les  générations  nouvelles,  se  compose  de  tout  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  dans  les  principes  que  nos  révolutions  ont  dégagés,  liberté,  émulation, 
concours,  droit  de  l'intelligence,  droit  du  travail.  Je  le  répète,  point  de  rangs,  des 
bancs.  Le  fils  du  pauvre  coudoie  le  fils  du  riche,  le  noble  lutte  avec  le  plébéien,  le 
nom  historique  qui  deviendra  peut-être  obscur  rencontre  le  nom  obscur  qui 
deviendra  peut-être  historique. 

Généreux  combats!  où  les  écoliers  se  sentent  frères.  L'état  les  fera  un  jour  tous 
de  la  même  citéj  le  collège  les  fait  tous  de  la  même  famille;  et  si  par  hasard,  dans 
les  caprices  et  les  saillies  de  l'âge,  quelqu'un  d'entre  eux  manque  aux  lois  de  cette 
fraternité,  tous  la  lui  rappellent,  vivement,  énergiquement,  avec  cette  grâce  de 
l'enfance  qui  peut  devenir  de  la  rudesse  sans  cesser  d'être  de  la  grâce.  Au-dessus  de 
cette  foule  naïve  et  ardente  où  fermentent,  mêlées  à  des  rires  d'enfants  et  à  de? 
rêves  d'écoliers,  les  destinées  futures  de  la  nation,  au-dessus  de  ces  jeunes  esprits 
qui  commencent,  resplendissent,  dans  le  majestueux  rayonnement  du  génie,  les 
grands  hommes,  objet  éternel  d'étude  et  de  contemplation,  les  poètes,  les  philo- 
sophes, les  historiens,  Homère,  Eschyle,  Platon,  Virgile,  Tacite,  astres  qui  font  le 


UNIVERSITÉ.  3S7 

jour  dans  le  cerveau   même  du  genre  humain.  Réfléchissons-j,  messieurs.  Il  est 
bon,  il  est  efficace  que  les  choses  soient  ainsi.  Le  collège  tel  qu'il  est  prépare  saine 
ment  la  jeunesse;  en  attendant  que  la  vie  publique  saisisse  ces  écoliers  et  en  fasse 
des  citoyens ,  le  collège  crée  pour  eux  quelque  chose  de  plus  grand  encore  et  de  plus 
fécond  que  l'égalité  devant  la  loi,  l'égalité  devant  la  pensée! 

Égalité  réelle,  égalité  profitable  d'où  se  dégage  librement  dès  l'enfance,  dans  la 
diversité  des  intelligences,  des  aptitudes  et  des  vocations,  d'où  se  dégagera  un  jour 
plus  puissamment  encore,  pour  le  service  de  la  patrie,  pour  les  besoins  de  la  civili- 
sation, la  grande,  la  sainte,  l'utile  inégalité  de  la  nature! 


388      RELIQUAT.  -—  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 


[LOI  SUR  LES  PRISONS.] 

Sur  une  page  du  manuscrit  des  Misères  ''^  on  lit  cette  note  :  Interrompu  le  i8  avril 
[1847]  par  la  loi  sur  les  prisons.  Du  18  avril  au  3  mai  Victor  Hugo  prend  des  notes'*' 
pour  un  discours  destiné  à  la  Chambre  des  Pairs;  le  3  mai  il  ébauche  un  début,  mais 
le  lendemain  même  il  en  écrit  un  nouveau  et  continue  jusqu'au  10  mai;  une  note  du 
manuscrit  mentionne  que  ce  n'est  que  le  21  janvier  1848  qu'il  a  été  repris;  puis  la 
révolution  de  Février  ayant  aboli  la  pairie,  ce  discours  est  resté  inédit. 

3  mai  [1847]. 
Messieurs, 

La  matière  qui  occupe  la  Chambre  en  ce  moment  est  si  délicate,  si  difficile,  et 
demande,  sous  quelque  aspect  qu'on  la  traite,  une  telle  circonspection,  qu'ayant 
peu  d'habitude  de  la  tribune  encore,  je  n'ai  pas  osé  me  livrer  au  hasard  de  la 
parole.  Il  m'a  semblé  que,  dans  un  si  grave  sujet  et  devant  un  si  grave  auditoire,  il 
pourrait  y  avoir  inconvénient,  soit  à  dire  un  mot  de  trop,  soit  même  à  ne  pas  dire 
un  mot  nécessaire,  et  que  c'était  là  une  de  ces  questions  pleines  de  responsabilité  où 
l'on  ne  doit  improviser  ni  les  actes,  ni  les  discours. 

J'ai  donc  écrit  ce  que  je  voulais  dire  à  la  Chambre. 

"Vous  connaissez,  messieurs  les  pairs,  les  travaux  des  écrivains  sur  cette  matière 
et  sur  les  nombreuses  questions  qu'elle  soulève.  Le  souvenir  de  ces  travaux  a  été 
honorablement  rappelé  dans  le  remarquable  rapport  qui  vous  a  été  distribué.  Les 
idées  qui  inspiraient  Beccaria  et  Bentham,  idées  auxquelles  j'appartiens,  ne  sont 
plus  guères  en  faveur,  je  le  sais,  et  n'ont  que  bien  peu  d'échos  dans  cette 
illustre  assemblée;  mais  c'est  pour  le  devoir  et  non  pour  le  succès  que  je  monte  à 
cette  tribune,  et  si  la  noble  Chambre  m'accueille  sans  trop  de  froideur,  je  m'esti- 
merai heureux.  D'ailleurs  je  connais  le  haut  esprit  de  la  Chambre  des  pairs,  sa 
raison,  son  bon  vouloir,  sa  gravité  attentive,  l'idée  élevée  qu'elle  a  de  sa  mission, 
et  j'ai  confiance;  confiance  dans  la  sincérité  que  je  sens  en  moi,  confiance  dans 
l'impartialité  que  je  vois  autour  de  moi. 

De  tout  ceci,  messieurs,  vous  pouvez  déjà  conclure  que  je  ne  viens  pas  préci- 
sément défendre  le  projet,  je  viens  simplement  l'approuver,  et  j'ai  peur,  je  le  dis 
à  regret,  que  mon  appui  ne  lui  soit  plutôt  dangereux  qu'utile. 

Maintenant  j'entre  en  matière. 

Messieurs,  il  faut  commencer  par  convenir  d'un  fait;,  les  adversaires  du  projet 
de  loi  vous  l'ont  déjà  dit,  et  je  vous  le  dirai  comme  eux.  Le  projet  de  loi  touche 
au  code  pénal,  et  en  frappe  de  caducité  certaines  parties  essentielles(^). 

Eh  bien!  je  le  dis  tout  de  suite,  parmi  les  changements  qu'il  faut  prévoir,  et 

'*'  Titre  primitif  des  Misérables.  —  '*'  Voir  pages  404-408.  —  (''  Nous  passons  une  partie  de 
cette  première  version;  elle  est  recopiée  dans  le  texte  définitif.  {Note  de  l'Editeur.) 


LOI  SUR  LES  PRISONS.  389 

dont  quelques-uns  vous  ont  été  déjà  savamment  signalés  et  éncrgiquement 
dénoncés,  il  en  est  un  qui  passe  presque  inaperçu,  et  qui  suffirait  à  lui  seul  pour 
me  déterminer  en  faveur  du  projet.  Messieurs,  ce  qui  me  convient  dans  la  loi 
proposée,  le  voici  :  c'est  que  tout  en  maintenant  l'expiation,  tout  en  maintenant 
l'intimidation,  en  l'augmentant  peut-être,  elle  tend  à  modifier  profondément  le 
régime  des  peines  irrévocables  ^^l 


4  mai  [1847], 
Messieurs, 

Je  commencerai  comme  les  adversaires  du  projet. 

Quand  on  vote  une  loi,  et  une  loi  de  cette  nature  et  de  cette  gravité,  il  importe 
de  savoir  précisément  ce  qu'on  fait  et  où  l'on  va.  Vous  introduisez  une  réforme  dans 
les  prisons?  Messieurs,  je  le  dis  avec  approbation  comme  les  adversaires  du  projet  le 
disent  avec  blâme,  vous  introduisez  une  réforme  dans  le  code  pénal. 

Et  plus  d'une  fois,  dans  le  cours  de  cette  discussion,  tout  en  blâmant  peut-être  ce 
qu'approuvent  les  adversaires  du  projet,  tout  en  approuvant  quelquefois  ce  qu'ils 
blâment,  je  serai  d'accord  avec  eux  sur  ce  point  unique  et  fondamental.  Je  constaterai 
le  même  résultat,  à  la  vérité  pour  en  tirer  d'autres  conséquences.  Je  ne  recule  en 
aucune  façon,  messieurs,  ni  devant  le  fait,  ni  devant  l'aveu.  Le  code  pénal  français, 
composé  harmonieux  de  tout  ce  que  les  législations  antérieures  avaient  laissé  de 
praticable,  est,  à  beaucoup  d'égards,  un  beau  et  noble  monument.  Pourtant  il  faut 
bien  qu'il  subisse,  lui  aussi,  comme  tout  ce  qui  est  dans  ce  monde,  la  transfor- 
mation lente,  mais  inévitable,  des  temps,  des  mœurs  et  des  idées. 

Messieurs,  qu'on  le  veuille  ou  non,  qu'on  se  l'avoue  ou  non,  les  reformes 
dans  un  ordre  entraînent  toujours,  dans  un  temps  donné,  des  réformes  dans  un 
autre  ordre.  À  proprement  parler,  dans  l'état  de  société,  il  n'j  a  pas  de  change- 
ments matériels  j  tous  les  changements  sont  des  changements  moraux.  Vous  con- 
struisez des  chemins  de  fer  et  vous  dites  :  je  me  borne  à  poser  deux  barres  de  fer 
sur  le  sol.  Non.  Vous  modifiez  tout  votre  système  de  relations  et  d'échanges,  vous 
modifiez  la  sociabilité  humaine  elle-même.  Vous  bâtissez  une  prison  cellulaire  et 
vous  dites  :  je  me  borne  à  isoler  le  condamné.  Non.  Vous  modifiez  tout  votre  sys- 
tème pénal. 

Vous  le  modifiez  en  aggravant  sous  un  certain  rapport  la  pénalité,  en  l'allégeant 
sous  un  autre  rapport;  vous  le  modifiez  en  substituant  un  mode  de  châtiment 
uniforme  aux  divers  procédés  employés  jusqu'à  ce  moment;  vous  le  modifiez  enfin, 
et  bien  plus  profondément  encore,  par  la  transformation  que  votre  innovation  fera 
nécessairement  subir  aux  peines  irrévocables. 

C'est  sur  ce  dernier  point  que  je  désire  appeler  spécialement  l'attention  de  la 
Chambre;  c'est  là,  à  mon  sens,  le  grand  côté,  le  côté  fécond  de  la  loi. 

Je  m'cxpUque. 

Jusqu'à  nos  jours,  messieurs,  votre  savant  rapporteur  vous  l'a  dit,  en  France  et 
partout,  chez  tous  les  peuples  sans  exception,  la  loi  pénale  n'avait  qu'un  but,  un 

'''  Ici  s'arrête  le  premier  début.  (Note  de  l'Editeur.) 


390       RELIQUAT.  -  -  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

but  unique,  un  but  exclusif,  protéger  la  société.  C'était  là  toute  la  théorie  des 
criminalistes.  Pour  arriver  à  ce  but,  si  désirable  en  effet,  tout  leur  était  bon.  Aussi  la 
pénalité  ne  se  composait- elle  alors  que  de  deux  choses,  l'expiation  et  l'intimidation; 
l'expiation,  d'où  résulte  l'intimidation j  l'intimidation,  d'où  résulte  la  sécurité 
publique.  Faire  des  exemples,  tout  était  là.  La  bonté  d'un  châtiment  se  mesurait  à 
la  quantité  d'intimidation  qu'il  produisait;  le  plus  effroyable  était  le  meilleur;  le 
terrible  se  dégageait  de  l'horrible.  Cela  était  clair,  simple  et  logique. 

Dès  qu'un  individu  avait  failli  d'une  façon  que  les  criminalistes  jugeaient  grave, 
la  loi  le  saisissait.  C'en  était  fait.  Il  n'appartenait  plus  ni  à  la  cité,  ni  à  la  famille,  ni 
à  quoi  que  ce  fût  de  social  et  d'humain;  il  appartenait  à  l'exemple.  La  pénalité 
s'épuisait  sur  lui.  Elle  ne  connaissait  aucun  tempérament,  aucune  limite,  votre 
rapporteur  vous  l'a  rappelé.  Le  condamné  n'était  plus  qu'une  chose  passive  dont  il 
n'y  avait  qu'un  parti  à  tirer,  l'intimidation.  La  loi  pénale  l'enveloppait  tout  entier; 
elle  ne  lui  laissait  rien;  elle  le  torturait  physiquement,  elle  le  dégradait  moralement. 
Il  n'y  avait  pas  d'échafaud  assez  ignominieux,  pas  de  chaîne  assez  lourde,  pas  de 
prison  assez  affreuse.  Il  fallait  que  le  condamné  devînt  un  être  effrayant;  qu'enchaîné 
il  fît  peur,  que  libre  il  fît  horreur.  Le  forçat,  par  exemple,  était  une  sorte  de  démon 
fait  par  la  loi. 

A  ce  point  de  vue,  que  devaient  être  alors  et  qu'étaient  en  effet  les  éléments  de  la 
pénalité.?  c'était  l'irréparable,  quant  à  la  personne;  l'irrévocable,  quant  à  l'honneur; 
d'une  part  les  mutilations,  la  flétrissure  au  fer  rouge,  la  mort;  d'autre  part,  l'infamie. 
—  Et  je  le  répète,  tout  cela  était  logique  '^). 

L'histoire,  messieurs,  est  pleine  des  résultats  de  cette  théorie  pénale,  si  longtemps 
et  si  universellement  pratiquée.  Les  archives  de  vos  maisons  de  justice  en  sont 
encombrées.  Ces  résultats  sont  tristes.  Je  me  sers  d'un  mot  très  doux.  En  appliquant 
ces  théories,  on  n'avait  pas  songé  que,  même  en  se  tenant  à  ce  point  de  vue  unique 
du  châtiment  pour  l'exemple,  les  divers  procédés  employés  pour  produire  l'intimi- 
dation chez  le  peuple,  produisaient  en  même  temps  l'exaspération  chez  le  condamné, 
s'il  survivait,  et  réussissaient  surtout  à  faire  de  tous  les  coupables  des  scélérats  et  de 
tous  les  scélérats  des  monstres.  Le  crime  renaissait  du  crime  avec  mille  têtes.  De  là 
une  inquiétante  progression  dans  la  criminalité.  Sans  compter  bien  d'autres  inconvé- 
nients et  bien  d'autres  périls.  Dès  le  dernier  siècle,  Montesquieu,  Voltaire,  puis 
Beccaria,  puis  Howard  et  Bentham  élevèrent  la  voix.  Les  criminalistes  furent  forcés 
de  reconnaître,  d'abord  que  la  société  n'était  pas  protégée,  que  le  but  n'était  pas 
atteint;  ensuite,  que,  même  la  société  fût-elle  protégée  et  garantie,  tout  n'était  pas 
dit,  qu'il  restait  un  devoir  à  remplir,  et  qu'enfin  dans  ce  condamné,  dans  cette  chair 
vile,  dans  ce  sujet  du  châtiment  et  du  supplice,  dans  cette  matière  à  expériences 
pénales,  il  y  avait  un  homme. 

C'  En  marge,  ces  quelques  lignes   encerclées,   précédées   de   cette  note  :  Pont    l'interruption. 
Je  n'exagère  rien ,  bien  au  contraire,  j'adoucis  le  tableau,  mais  il  serait  surprenant, 
messieurs,  que  de  pareilles  choses  eussent  pu  être  faites,  et  qu'elles  ne  puissent  pas 
être  dites.  D'ailleurs  je  ne  fais  que  rappeler  le  propre  langage  de  votre  rapporteur. 
Je  continue. 


LOI  SUR  LES  PRISONS.  39I 

Un  homme,  c'est-à-dire  une  créature  douée  de  raison,  de  sensibilité,  de  volonté; 
une  créature  ayant,  non  pas  seulement  un  instinct  comme  la  brute,  mais  une 
intelligence,  et  par  conséquent  une  destinée;  une  créature  digne  d'attention,  même 
dans  son  abaissement,  parce  qu'elle  a  en  elle  l'étincelle  céleste  qui  ne  s'éteint  pas, 
parce  que  rien  de  définitif  ne  s'accomplit  dans  ce  monde,  même  pour  le  condamné 
le  plus  misérable;  parce  qu'enfin,  si  mutilé  et  si  anéanti  qu'il  soit  dans  la  vie 
présente,  ce  condamné  contient  encore,  dans  toute  sa  sainteté  redoutable,  le  mystère 
d'une  autre  vie. 

La  loi  a  reconnu  cela  et  a  eu  raison  de  le  reconnaître.  Oui,  le  condamné  est  un 
homme.  Cet  homme  n'est  point  à  jamais  perdu.  Il  n'appartient  pas  à  la  loi,  comme 
on  disait  dans  l'ancien  langage;  tout  condamné  qu'il  est,  il  appartient  à  lui-même, 
c'est-à-dire  à  Dieu.  Quel  qu'il  soit,  il  a  comme  nous  tous,  et  autant  que  nous  tous, 
il  conserve  sous  toutes  les  inflictions  légales,  au  fond  de  la  plus  douloureuse 
abjection,  même  après  avoir  perdu  justement  son  nom,  son  bien,  sa  place  dans  la 
famille,  son  inviolabilité  comme  citoyen,  sa  liberté  comme  homme,  il  conserve  le 
droit  qu'aucune  loi  ne  peut  entamer,  qu'aucune  sentence  ne  peut  retrancher,  le 
droit  qu'on  ne  peut  jamais  perdre,  le  droit  de  devenir  meilleur. 

Voilà  ce  que  la  loi  a  reconnu;  elle  sait  en  outre  maintenant  et  désormais  elle 
n'oubliera  plus  que,  dans  un  homme  déchu,  même  quand  on  ne  respecte  plus 
l'homme,  on  doit  encore  respecter  l'humanité. 

Ceci,  messieurs,  a  été  un  pas  immense.  Reconnaître  une  vérité,  c'est  s'élever  à 
un  sommet.  Une  fois  cette  vérité  reconnue,  l'horizon  de  la  loi  s'est  agrandi.  A  dater 
de  ce  moment,  la  pitié,  la  grande  pitié  chrétienne,  entre  dans  la  loi.  Un  nouvel 
élément  s'introduit  dans  la  question  pénale.  Jusque-là,  vous  vous  le  rappelez,  elle 
n'avait  que  deux  termes,  l'expiation  et  l'intimidation.  À  ces  deux  termes  il  vient 
s'en  loindre  un  troisième,  l'amendement  du  coupable.  Or,  vous  le  savez,  messieurs, 
les  problèmes  sociaux  sont  comme  les  problèmes  algébriques.  Y  ajouter  un  terme, 
c'est  les  modifier  de  fond  en  comble.  La  question  pénale  a  donc  changé  de  face. 

J'aborde  sur  le  champ  ce  nouveau  point  de  vue,  et  je  vais  essayer  de  le  caracté- 
riser en  quelques  mots,  en  demandant  d'avance  pardon  et  attention  à  la  Chambre 
pour  les  idées  un  peu  métaphysiques  et  pour  les  généralités  inséparables  du  sujet. 
Je  promets  d'y  insister  le  moins  possible. 

Vous  le  savez,  messieurs,  l'homme  social  pour  la  loi  n'a  que  trois  aspcas  :  il  naît 
et  se  développe,  puis  il  existe  dans  la  plénitude  de  ses  facultés,  puis  il  peut  déchoir 
et  faillir;  en  d'autres  termes,  il  est  enfant,  il  est  homme,  enfin  il  peut  être 
coupable. 

Voilà  un  enfimt,  qu'en  ferez-vous .f*  Voilà  un  homme,  qu'en  ferez-vous?  Voici  un 
coupable,  qu'en  ferez-vous .? 

Vous  devez  à  l'enfant  l'enseignement,  à  l'homme  l'occupation,  au  coupable  le 
châtiment. 

De  là  les  trois  grands  problèmes,  je  dirais  presque  les  seuls,  qui  embrassent  la 
société  tout  entière  :  l'éducation,  le  travail,  la  pénalité. 

L'éducation,  l'organisation  du  travail,  la  pénaHté,  trois  grands  principes  d'où 
découlent  trois  législations  qu'il  faut  sans  cesse  retoucher,  constamment  perfectionner. 


392       RELIQUAT.  —  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

toujours  refaire,  et  qui  se  tiennent  et  se  pénètrent  si  intimement,  que  la  dernière, 
la  législation  pénale,  ne  fait  que  combler  les  lacunes  et  compléter  l'œuvre  des  deux 
premières;  d'où  il  suit  qu'elle  n'est  bonne,  cette  législation  pénale,  qu'autant  qu'elle 
les  résume  et  les  contient  toutes  les  deux;  en  d'autres  termes,  que  la  pénalité  doit  se 
composer  d'éducation  et  de  travail. 

Ces  trois  choses  que  la  prévoyance  sociale  doit  au  peuple,  doit  à  tous,  —  car 
lorsque  je  dis  le  peuple  je  dis  tout  le  monde,  —  sont  trois  bienfaits.  Certes,  personne 
ne  le  conteste,  l'éducation  est  un  bienfait;  le  travail  assuré  et  réglé  est  un  bienfait; 
mais,  j'appuie  sur  ce  point,  car,  selon  moi,  ceci  éclaire  toute  la  loi  que  vous  discutez 
et  en  donne  le  vrai  sens,  la  pénalité  aussi  doit  être  un  bienfait;  un  bienfait  sévère, 
mais  un  bienfait. 

Bienfait  pour  la  société  qu'elle  doit  protéger,  bienfait  pour  le  coupable  qu'elle  doit 
améliorer. 

Voilà,  messieurs,  sous  son  double  aspect,  quel  est  l'état  complet,  l'état  moderne 
de  la  question. 

Améliorer  le  coupable.?  Cela  est-il  possible?  Cela  est-il  utile  à  la  société?  Si  cela 
est  possible,  si  cela  est  utile,  comment  j  arriver?  par  quels  moyens?  par  des  moyens 
doux?  Mais  alors  on  diminue  l'intimidation  qui  doit  s'attacher  à  la  peine,  et  la 
société  n'est  plus  protégée.  Par  des  moyens  rudes?  Quels  sont-ils?  Et  en  ce  cas, 
comment  conciHer  la  douceur  paternelle  du  but  avec  la  dureté  du  moyen? 

Telles  sont,  messieurs  les  pairs,  les  principales  difficultés  que  le  projet  de  loi 
soulève.  Je  vais  les  examiner  rapidement,  et  j'espère  vous  faire  voir  qu'elles  abou- 
tissent toutes  à  la  grande  modification  pénale  qu'elles  rendent  imminente  et  que 
j'indiquais  en  commençant. 

Premièrement,  est-il  possible  d'amender  le  coupable?  sur  ce  point  pas  d'objections 
sérieuses.  Pour  dire  non,  il  faudrait  nier  l'évangile,  le  christianisme,  la  civilisation, 
l'humanité  même. 

Deuxièmement,  est-il  utile  d'amender  le  coupable?  ici  encore  point  d'objection. 
L'utilité  est  flagrante.  A  ne  se  placer  qu'au  point  de  vue  de  l'exemple,  point  de  vue 
sans  doute  incomplet,  mais  du  reste  excellent,  certes,  c'est  un  bon  exemple  qu'un 
coupable  puni  ;  il  y  en  a  pourtant  un  meilleur,  c'est  un  coupable  repentant. 

Reste  le  moyen.  Comment  arriver  à  l'amendement  du  condamné? 

Il  est  évident  que  l'amendement  doit  sortir  du  châtiment,  et  que  le  moyen 
d'amélioration  doit  être  contenu  dans  le  mode  de  punition.  Tout  homme  coupable 
est  une  éducation  manquée  qu'il  faut  refaire.  La  prison  doit  être  une  école.  J'ajoute 
ceci  :  quoi  que  vous  fassiez,  messieurs,  la  prison  est  nécessairement  et  sera  toujours 
une  école.  La  captivité  ne  peut  être  un  état  neutre  et  inerte.  L'esprit  d'un  homme 
ne  saurait  entrer  dans  une  prison  pour  n'y  rien  faire.  Il  faut  qu'il  y  travaille.  Seule- 
ment si  vous  ne  voulez  pas  que  ce  soit  une  école  pour  le  bien,  ce  sera  une  école 
pour  le  mal. 

C'est  là  en  effet  ce  qu'était  la  prison  sous  ce  que  j'appellerai  l'ancien  régime  pénal. 
Alors,  comme  le  point  de  vue  était  tout  autre,  comme  la  loi  voulait,  avant  tout  et 
à  tout  prix,  l'exemple  uniquement,  l'exemple  dans  toute  sa  terreur,  système  que 
pour  ma  part  je  déclare  franchement  détestable,  comme  le  but  de  la  pénalité. 


LOI  SUR  LES  PRISONS.  393 

aujourd'hui  complexe,  était  simple,  tout  concourait  logiquement  à  la  dégradation 
du  condamné.  On  eût  dit  que  la  loi  ne  voulait  pas  en  avoir  le  démenti;  dès  qu'elle 
avait  déclaré  un  homme  infâme,  s'il  ne  l'était  pas  encore,  il  fallait  qu'il  le  devînt.  La 
perversité  du  coupable  était,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  précieuse  à  la  loi  et  faisait  partie 
de  l'exemple.  Un  homme  commettait  une  faute;  la  pénalité  s'emparait  de  lui.  On 
serait  presque  tenté  de  dire  qu'elle  l'examinait,  et  que,  lui  ayant  reconnu  des  dispo- 
sitions, elle  le  plaçait  dans  une  maison  d'éducation.  Messieurs  les  pairs,  ces  maisons 
d'éducation  existent  encore;  ce  sont  les  prisons  actuelles,  les  prisons  dites  prisons-en- 
commun.  Représentez-vous  un  moment,  cela  importe  au  parti  que  prendront  vos 
consciences  dans  cette  discussion,  représentez- vous  ce  que  sont  ces  prisons  dont  je 
parle.  Là,  chaque  spécialité,  permettez-moi  ce  langage,  car  il  exprime  clairement  la 
chose,  chaque  spécialité,  dis-je,  a  ses  professeurs  qui  font  des  cours  de  crime  supé- 
rieur, qui  expliquent  les  maîtres  et  les  modèles,  et  qui  enseignent  aux  petits  coupables 
le  respect  et  l'admiration  des  grands  criminels  ^^î.  Là  chaque  misérable  trouve  un 
guide  pour  le  mener  plus  avant.  Le  banqueroutier  trouve  le  voleur,  le  voleur  trouve 
le  meurtrier.  C'est  tout  un  système  complet  d'enseignement  auquel  rien  ne  manque , 
et  qui  se  complique  de  la  promiscuité  des  âges,  et  qui  admettait  même,  il  n'y  a  pas 
bien  longtemps  encore,  la  promiscuité  des  sexes.  Si  vous  doutez,  si  le  tableau  vous 
semble  trop  noir  pour  être  vrai,  vous  pouvez  vous  convaincre,  faites  un  pas,  n'allez 
pas  plus  loin  qu'une  des  barrières  de  Paris,  et  entrez  dans  cette  prison  qu'on  appelle 
le  dépôt  des  condamnés.  Vous  trouverez  là  pêle-mêle,  dans  la  même  salle,  dans  le 
même  dortoir,  le  filou  et  le  faussaire,  le  vagabond  et  l'assassin,  l'enfant  de  seize  ans 
et  demi  condamné  à  treize  mois  de  prison  pour  le  vol  d'un  mouchoir,  et  le  forçat 
rompu  à  tous  les  crimes  qui  retourne  au  bagne  avec  des  cheveux  blancs.  Vous  verrez 
là  faisant  le  même  travail,  assis  sur  le  même  banc,  côte  à  côte,  riant  ensemble  et 
chuchotant  tout  bas  des  paroles  affreuses,  des  malheureux  qui  vous  épouvanteront, 
les  uns  par  leur  vieillesse,  les  autres  par  leur  jeunesse. 

Oui,  messieurs,  vous  les  verrez  se  parler  bas  et  rire  ensemble.  Que  peut-il  y 
avoir  dans  un  pareil  rire.f* 

Ce  sont  ces  maisons-là  qui  vous  font  la  criminalité  que  vous  avez. 

Ces  prisons  ne  sont  autre  chose  que  des  cuves  où  se  combine  et  fermente  toute  la 
lie  sociale;  véritables  foyers  d'infection  morale,  disséminés  sur  la  face  du  pays,  entre- 
tenus à  grands  frais  par  l'état,  d'où  se  répandent  dans  la  population  entière  tous  les 
miasmes  de  l'ignominie  et  toutes  les  contagions  du  crime. 

Maintenant,  messieurs,  voulez- vous  savoir  ce  qu'on  vous  propose  pour  remplacer 
ces  vieilles  prisons,  ces  hideux  collèges  de  honte  et  de  dépravation.?  Le  voulez- vous 
voir?  Rien  de  plus  facile.  Sortez  du  dépôt  des  condamnés  que  j'ai  essayé  de  vous 
peindre,  traversez  la  rue,  frappez  à  la  porte  qui  est  en  face.  Il  y  a  là  une  prison 
cellulaire.  Les  deux  systèmes  sont  en  présence  et  se  regardent.  Entrez.  Faites-vous 
ouvrir  successivement  une,  deux,  trois,  dix  cellules  au  hasard.  Qu.'y  trouvez- vous.? 
Un  prisonnier  calme  et  sérieux,  qui  a  tout  à  la  fois  l'air  puni  et  l'air  grave.  Il  sait 

(')  Victor  Hugo  fait  démontrer  l'application  de  ces  cours  de  crtme  supérieur  par  Glapieu,  le  héros 
du  drame  :  Mille  francs  de  récompense    édition  de  l'Imprimerie  nationale.  {Note  de  V Éditeur.) 


394      RELIQUAT.  —  L  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

qu'il  a  des  compagnons  de  captivité,  mais  il  n'en  a  jamais  vu  un  seul.  Personne  ne 
sait  son  nom  dans  la  maison,  excepté  le  directeur.  Enfermez-vous  avec  lui.  Ques- 
tionnez-le. Vous  lui  demandez  s'il  s'ennuie,  il  vous  répond  qu'il  travaille j  que 
d'ailleurs  il  voit  ses  parents  une  fois  par  mois,  le  médecin  une  fois  par  semaine, 
l'instituteur  une  fois  par  semaine,  des  visiteurs  charitables  de  temps  en  temps,  le 
contremaître  tous  les  jours,  le  gardien  à  chaque  instant,  l'aumônier  chaque  fois  qu'il 
le  veut.  Il  ne  savait  pas  lire  en  entrant  dans  la  prison;  il  vous  montre  son  écriture 
et  ses  livres.  Il  ignorait  le  travail;  maintenant  il  sait  un  métier  et  il  a  un  état  qui  le 
fera  vivre.  Il  n'avait  jamais  songé  à  Dieu;  maintenant  il  prie  tous  les  jours,  et  il  a 
dans  l'âme  tout  ce  que  la  prière  j  met.  Il  est  captif,  mais  il  savoure  soir  et  matin  la 
prière  comme  une  liberté;  il  est  seul,  mais  il  sent  distinctement  la  compagnie  de 
Dieu.  Aucun  désespoir,  aucune  exaspération,  aucun  mauvais  projet.  Il  a  connu 
peut-être  d'autres  prisons,  demandez-lui  quelle  est  celle  qu'il  préfère,  il  vous 
répondra  :  —  Celle-ci.  —  Pourquoi.?  La  plupart  diront  :  Pane  ^ue  Jj  suis  seul.  — 
Un  jour  un  prisonnier  m'a  fait  cette  réponse  remarquable  :  —  Parce  que  rien  ne  me 
dérange.  Un  autre  m'a  remis  un  mémoire  écrit  que  j'ai  entre  les  mains  et  qui  se 
termine  par  la  conclusion  que  voici  :  «Ce  n'est  qu'à  l'aide  du  système  cellulaire,  qu'à 
l'aide  de  deux  retraites  générales  tous  les  ans  pendant  trois  jours  dans  la  chapelle, 
qu'on  parviendra  à  faire  de  véritables  bons  sujets.»  Un  autre  auquel  je  posais  cette 
question  :  si  vous  aviez  un  jeune  frère  qui  fît  une  faute,  où  le  mettriez-vous .?  m'a 
répondu  :  —  Ah!  ici!  —  Enfin  entrez  à  l'infirmerie,  il  j  a  cinq  cents  détenus, 
vous  trouvez  deux  ou  trois  malades. 

Messieurs  les  pairs,  vous  avez  vu  tout  à  l'heure  l'ancien  système,  vous  voyez 
maintenant  le  nouveau.  Comparez,  et  choisissez. 

Mais,  dira-t-on,  ceci  est  la  Roquette,  et  il  n'y  a  là  que  des  enfants.  Allez  à  Tours, 
à  Bordeaux;  ce  sont  des  pénitenciers  d'hommes;  vous  constaterez  les  mêmes 
résultats. 

Messieurs,  j'ai  lu  comme  vous  les  statistiques,  je  connais  les  chiffres.  Je  ne  les 
discuterai  pas.  Il  paraît  que  rien  n'est  facile  à  se  procurer  comme  des  chiffres.  Il  y  en 
a  pour,  il  y  en  a  contre;  tout  le  monde  en  a.  Les  chiffres  sont  comme  des  batteries 
de  canons;  on  s'empare  de  ceux  de  son  adversaire  et  on  s'en  sert  contre  lui;  il  suffit 
de  les  retourner.  Je  ne  me  servirai  donc  dans  cette  question  ni  des  chiffres,  ni  des 
statistiques;  j'aime  mieux  parler  à  la  haute  raison  de  mes  nobles  auditeurs,  au  bon 
sens,  au  sentiment  intime  du  juste  et  de  l'utile.  Je  me  borne  aux  faits  que  je  sais 
bien.  J'ai  visité  depuis  quinze  ans  un  grand  nombre  des  prisons  de  France  depuis 
le  bagne  humide  et  glacial  de  Brest  jusqu'au  bagne  brûlant  de  Toulon;  j'ai  visite 
les  prisons  d'une  moitié  de  l'Europe,  depuis  les  vieilles  geôles  classiques  de  l'Espagne 
jusqu'aux  pénitenciers  de  Lausanne  et  d'Eberbach.  Je  parle  comme  un  homme 
simple  et  sincère  qui  a  vu. 

Eh  bien,  voici  ce  qui  est  le  vrai  pour  moi  : 

Qu'est-ce  que  la  cellule }  un  calmant.  Le  plus  puissant  et  le  plus  efficace  de  tous 
les  calmants.  Au  moment  où  le  condamné  y  entre,  qu'y  trouve-t-il .''  L'ennui.?  le 
désespoir.?  la  torture.?  la  rage.?  l'endurcissement.?  la  fohe.?  non,  messieurs,  dans  cette 
cellule  il  y  a  trois  choses  :  l'isolement,  le  travail,  le  silence;  l'isolement  qui  fait 


LOI  SUR  LES  PRISONS.  395 

qu'on  se  cherche  et  qu'on  se  trouve;  le  travail  qui  occupe  le  corps  et  la  pensée  sans 
distraire  la  conscience;  le  silence,  source  de  méditation  et  d'assainissement,  car,  vous 
le  savez,  messieurs,  de  même  qu'il  y  a  de  certaines  paroles  qui  engendrent  les 
ténèbres  dans  l'esprit,  il  j  a  un  certain  silence  qui  y  produit  la  lumière. 

Sans  doute  le  système  cellulaire  offre  encore  des  lacunes.  Il  a  beaucoup  à  recevoir 
de  l'expérience.  Cette  éducation  du  condamné  qu'on  refait  peut  être  mieux  refaite. 
Premièrement  les  livres,  par  exemple,  peuvent  être  d'un  choix  meilleur,  et  sur  ce 
point  spécial  il  faut  donner  à  l'université  qui  les  approuve  des  avertissements  sérieux. 
Deuxièmement,  c'est  bien  sans  doute  d'enseigner  au  prisonnier  l'orthographe,  mais 
il  faut  lui  enseigner  aussi  la  prononciation,  cette  autre  orthographe.  Troisièmement, 
les  chapelles  doivent  être  construites  de  façon  que  tous  les  prisonniers  voient  le 
prêtre,  les  infirmeries  de  façon  que  tous  les  malades  voient  perpétuellement  les 
infirmiers.  Quatrièmement,  le  métier  qu'on  fait  apprendre  au  prisonnier  doit  être 
un  métier  complet  qui  puisse  le  faire  vivre  et  non  un  fragment  de  métier,  comme 
cela  arrive  dans  les  maisons  où  l'intérêt  de  l'entrepreneur  du  travail  est  plus  écouté 
que  l'intérêt  du  condamné,  qui  est  l'intérêt  même  de  l'état.  Cinquièmement,  les 
guichetiers  laïques  doivent  être  remplacés  par  des  guichetiers  religieux  qui  ont  fait 
vœu  d'humilité  et  de  douceur,  et  qui  sont  des  frères  pour  le  prisonnier.  Tous  ces 
perfectionnements  et  bien  d'autres  encore  sont  nécessaires  et  possibles.  Mais  somme 
toute,  et  toutes  restrictions  admises,  il  reste  ceci  :  la  cellule  est  un  lieu  de  justice 
et  de  recueillement  où  le  condamné  achève  lui-même  sur  lui-même  le  jugement 
que  la  société  a  commencé;  la  cellule  est  un  lieu  de  dépouillement  où  le  coupable 
quitte  son  passé.  Dans  ce  grand  silence  que  la  cellule  fait  autour  de  lui,  le  coupable 
donne  la  parole  à  toutes  ces  voix  de  sa  pensée  qu'il  avait  fait  taire  jusqu'alors. 

Je  le  dis  avec  un  sentiment  de  conviction  profonde,  telle  qu'elle  est,  la  cellule  est 
bonne;  elle  atteint  les  deux  buts  de  la  loi;  elle  terrifie  et  elle  améliore. 

La  Chambre  le  voit,  j'ai  abordé  toutes  les  questions  successivement,  et  je  les  ai 
résolues  comme  la  loi  projetée.  Oui,  l'amendement  des  condamnes  est  possible. 
Oui,  il  est  utile.  Oui,  il  peut  être,  oui,  il  doit  être  obtenu  par  l'emprisonnement 
cellulaire,  procédé  excellent,  parce  qu'il  est  tout  ensemble  afflictif  et  calmant. 
J'abonde,  vous  le  voyez,  dans  le  sens  du  projet. 

C'est  ici,  messieurs  les  pairs,  que  surgit  la  grande  difficulté,  et  selon  moi,  le 
grand  avenir  de  la  loi  ^^^. 

Un  homme  sort  de  votre  maison  cellulaire  des  travaux  forcés;  il  a  racheté  sa 
faute,  il  a  subi  sa  peine;  la  cellule  a  produit  Feffet  que  vous  en  attendez;  elle  a  fait 
de  lui  un  autre  homme.  C'est  maintenant  un  travailleur  honnête  et  laborieux.  Le 
terme  de  son  expiation  est  arrivé;  il  voit  devant  lui  le  soleil,  la  liberté,  cette  société 
humaine  qui  l'a  rejeté  et  qui  le  rappelle;  il  est  plein  de  joie,  d'espérance  et  de  bonnes 
pensées;  la  prison  s'ouvre,  il  va  en  franchir  le  seuil.  En  ce  moment  la  loi  le  saisit 
au  collet,  et  lui  dit  :  Halte-là!  tu  es  infâme! 

^''  Interrompu  le  lo  mai  1847.    Repris  le  21  janvier  1848. 

[Noie  en  marge  au  manuscrit.  \ 


396       RELIQUAT.  —  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

Tu  es,  à  perpétuité!  sous  la  surveillance  de  la  haute  police,  tu  seras  publiquement 
et  légalement  observé,  tu  es  enveloppé  par  toutes  les  incapacités  ignominieuses 
qu'entraîne  la  dégradation  civique j  tu  seras  exclu  de  tous  les  droits,  de  toutes  les 
aptitudes  et  même  de  toutes  les  charges  honorables  du  citoyen.  Tu  ne  pourras 
témoigner  en  justice,  ton  serment  est  méprisé  d'avance j  ta  signature  ne  pourra  faire 
foi  dans  un  acte  ;  tu  ne  pourras  être  tuteur  de  tes  propres  enfants  qu'avec  permission 
de  ta  famille;  personne  ne  savait  ton  nom  dans  ta  prison,  tout  le  monde  le  saura 
dans  ton  village  ou  dans  ta  ville;  on  te  montrera  au  doigt,  on  te  fuira,  on  aura 
honte  et  horreur  de  toi,  ta  vie  entière  est  à  jamais  flétrie.  Tu  es  infâme. 

Messieurs,  ceci  est  grave.  Quoi!  vous  auriez  fait  tant  de  choses  pour  en  venir  là! 
Mais  vous  auriez  simplement  oublié  l'essentiel  !  Quoi  !  vous  auriez  ôté  ce  qu'il  y 
avait  de  mauvais  dans  cette  âme,  et  vous  maintiendriez  ce  qu'il  j  a  d'irrévocable 
dans  la  peine  !  Quoi  !  d'un  côté  l'homme  qui  s'est  amendé ,  de  l'autre  la  sentence  qui 
ne  fléchit  pas!  Quoi!  pendant  de  longues  années,  à  l'aide  d'une  sorte  d'orthopédie 
morale,  vous  auriez  redressé  une  conscience  difforme,  et  à  l'heure  de  la  guérison  et 
de  la  délivrance,  vous  la  forceriez  à  reprendre  ce  vêtement  de  la  honte  publique  fait 
pour  une  perversité  qu'elle  n'a  plus!  Ainsi,  vous  sembleriez  n'avoir  réveille  dans  ce 
prisonnier  le  goût  et  l'amour  du  bien,  n'avoir  renouvelé  l'épiderme  de  ce  cœur  que 
par  un  raffinement  de  cruauté,  et  pour  le  rendre  plus  sensible  au  froid  de  l'ignominie 
et  du  mépris!  Ainsi,  tandis  que  dans  la  paix  sombre  d'une  prison,  par  le  silence, 
par  la  solitude,  par  le  travail,  par  la  prière,  vous  refaites  une  âme  de  toutes  pièces, 
œuvre  miséricordieuse  et  chrétienne,  le  vieux  système  implacable  resterait  à  la  porte, 
attendrait  sa  proie  et  la  ressaisirait  au  passage,  en  sorte  qu'on  pourrait  dire  que  ce 
serait  le  jour  de  la  liberté  que  commencerait  le  supplice!  Ainsi  vous  auriez  fait  faire 
en  Angleterre,  en  Suisse,  en  Amérique,  tant  de  patientes  explorations,  tant  d'in- 
telligentes études,  vous  auriez  appelé  les  trois  pouvoirs,  vous  auriez  dépensé  des 
années  et  des  millions  pour  produire  une  loi  dont  le  chef-d'œuvre  serait  un  honnête 
homme  infâme! 

Ah!  si  une  telle  monstruosité  était  possible,  si  ce  résultat  immoral,  révoltant, 
navrant,  pouvait  être  accepté  par  le  législateur  et  maintenu,  savez- vous  de  quel 
côté  serait  désormais  le  crime,  le  crime  contre  la  raison,  contre  l'humanité, 
contre  la  société,  contre  la  justice,  le  crime  contre  le  repentir?  Je  n'hésite  pas  à  le 
dire,  du  côté  de  la  loi.  Ce  serait  la  plus  sombre  des  dérisions.  La  loi  que  vous  faites 
mentirait  en  promettant  de  rouvrir  au  coupable  amendé  et  repentant  cette  porte  de 
la  société  que  les  peines  infamantes,  geôlières  monstrueuses,  tiennent  à  jamais 
fermée  ! 

Mais,  dira-t-on,  il  y  a  les  dispositions  du  code  d'instruction  criminelle  sur  la 
réhabilitation.  Le  libéré  pourra  en  profiter'^).  Messieurs,  vous  le  savez,  ces  dispo- 
sitions sont  à  peu  près  illusoires.  Elles  ne  peuvent,  dans  tous  les  cas,  être  invoquées 
que  cinq  ans,  au  plus  tôt,  après  l'expiration  de  la  peine.  Cinq  ans!  et  que  fera, 
pendant  ces  cinq  années,  votre  honnête  homme  infâme.''  Quel  spectacle  donnera-t-il 
à  la  société,  et  que  se  passera-t-il  en  lui?  Messieurs,  restons  dans  le  vrai;  la  réha- 

'''  T.  —  art.  —  {NoU  au  manuscrit  attendant  une  vérification,  La  'vérification  n'a  pas  été  faite.) 


LOI  SUR  LES  PRISONS.  397 

bilitation  est  un  leurre  j  (citer  les  chiflFrcs  des  réhabilités)  l'infamie  une  fois  prononcée 
est  indélébile  j  elle  ne  comporte  ni  augmentation  ni  diminution.  Elle  est  un 
superlatif;  la  clémence  royale,  toute  puissante  contre  la  mort,  est  impuissante  contre 
l'infamie.  Une  grâce  ne  l'efface  pas.  Tous  les  criminalistes  le  déclarent,  tous,  c'est 
une  peine  irrévocable  et  perpétuelle! 

Eh  bien,  messieurs!  revenons  au  principe.  Le  principe,  le  voici  :  messieurs, 
disons-le,  la  perpétuité  de  l'infamie  suppose,  implique,  exige  la  perpétuité  de  la 
perversité.  Où  il  n'y  a  plus  de  perversité,  l'infamie  est  le  plus  douloureux  des 
contresens. 

Votre  loi  qui  amende  doit  donc  amender  doublement,  détruire  la  perversité  dans 
le  cœur  du  coupable  et,  du  contrecoup,  détruire  l'infamie  dans  la  pénalité.  Ou  du 
moins  la  restreindre  et  la  limiter,  je  vais  dire  à  quoi  et  comment. 

Nous  voici  donc  amenés  logiquement,  irrésistiblement,  selon  moi,  à  ce  point 
que  je  signalais  en  commençant,  à  ce  but  si  désirable,  la  revision  des  articles  du 
code  pénal  qui  établissent  les  peines  infamantes  et  la  revision  des  articles  du  code 
d'instruction  criminelle  qui  règlent  la  réhabilitation.  En  d'autres  termes,  et  en  réser- 
vant les  cas  dont  je  vais  vous  entretenir  sommairement  tout  à  l'heure,  à  la  sup- 
pression de  l'infamie  pénale.  Ce  qui  sera  un  nouveau  pas,  un  pas  décisif  vers  ce 
but  glorieux  indiqué  au  législateur  dès  le  siècle  dernier  par  Voltaire  et  Beccaria, 
l'abolition  complète  des  peines  irréparables. 

Cette  suppression  sera,  dans  un  temps  donné,  l'inévitable  complément  de  la  loi 
que  vous  discutez  en  ce  moment.  Ainsi,  messieurs,  de  preuve  en  preuve,  de 
déduction  en  déduction,  je  reviens  à  l'affirmation  par  laquelle  j'ai  commencé  :  Cette 
réforme  des  prisons  sera  la  modification  du  code  pénal. 

Messieurs,  ne  vous  étonnez  ni  ne  vous  alarmez  de  ce  grand  résultat.  C'est  un 
bon  signe  pour  les  nations  que  leur  loi  pénale  s'adoucisse.  Montesquieu  l'a  dit,  la 
pénalité  dans  un  état  diminue  à  mesure  qu'il  approche  de  la  liberté. 

Et  puis  ne  pensez  pas  que  l'infamie  légale,  avec  l'extension  irréfléchie  qu'on  lui 
a  donnée,  soit  bonne.  Ne  pensez  pas  qu'elle  se  soit  introduite  dans  vos  codes  sans 
résistance  de  la  part  des  esprits  les  meilleurs  et  les  plus  graves.  En  1808,  dans  la 
discussion  du  code  pénal,  les  peines  infamantes  furent  repoussées  par  Regnault  de 
Saint-Jean-d'Angélj,  Corvetto  et  Berlier.  Merlin  les  fit  admettre,  par  ce  seul  motif 
que  la  constitution  en  parlait,  et  attachait  aux  peines  infamantes  la  privation  des 
droits  politiques.  Bentham  dans  sa  théorie  des  peines  et  M.  Livingston  dans  son 
Rapport  sur  un  plan  de  code  pénale  répudient  tous  deux  les  peines  infamantes.  L'effi- 
cacité et  la  bonté  de  ce  genre  de  peines  a  été  contestée  devant  vous  en  1832  par 
notre  noble  collègue,  M.  le  duc  Decazes  ^^\  et  par  notre  autre  collègue,  M.  Rossi, 
dans  son  Traité  de  droit  pénal.  Enfin  les  deux  jurisconsultes  commentateurs  du  code 
pénal,  MM.  Chauveau  et  Faustin-Hélie,  trouvent  à  l'infamie  légale  ces  quatre 
inconvénients  immenses  :  d'être  immorale,  indivisible,  inégale  et  irréparable,  et  ne  lui 
reconnaissent  d'autre  mérite  que  d'être  exemplaire. 

'''  Voir  ses  paroles  dans  le  commentaire  du  code  de  MM.  Ad.  Chauveau  et 
Faustin-Hélie,  t.  I",  page  95.  {Note  du  manuscrit.) 


398       RELIQUAT.  —  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

C'est  là,  certes,  payer  l'exemplarité  bien  cher. 

Messieurs,  je  le  répète  et  je  livre  ceci  à  vos  méditations,  admettre  d'un  côté  et 
réaliser  en  effet  l'amélioration  du  condamné,  et  d'un  autre  côté  maintenir  je  ne  sais 
quelle  éternité  dans  la  peine,  cela  est  inadmissible.  Je  dirai  au  législateur  :  si  ce  que 
les  peines  infamantes  ont  d'exemplaire  vous  paraît  bon,  si  vous  craignez  de  désarmer 
la  société,  attachez,  j'j  consens,  attachez  l'infamie  aux  cas  de  récidive,  à  l'endur- 
cissement constaté,  aux  crimes  frappés  de  pénalités  perpétuelles,  aux  grands  actes  de 
corruption  et  de  prévarication  solennelle  qui  entraînent  la  dégradation  civique;  mais 
réservez-la,  et  ne  la  prodiguez  point.  Qu'elle  ne  se  dresse  pas  de  toutes  parts  sur  le 
seuil  de  la  loi.  Qu'elle  ne  puisse  jamais  être  encourue  pour  une  première  faute. 
Qu^elle  ne  puisse  atteindre  un  adolescent!  Que  savez-vous  de  cette  âme  pour  la 
damner .f*  ce  qui  me  fait  le  plus  frissonner,  c'est  l'irrévocable  accompli  aveuglément, 
c'est  l'irrémissible  prononcé  sommairement,  ce  sont  les  choses  graves  faites 
légèrement. 

Jeter  une  peine  irrévocable  sur  une  conscience  qui  peut  encore  se  corriger  et  se 
repentir,  sur  un  être  auquel  il  reste  une  étincelle,  si  faible  qu'elle  soit,  de  vie 
morale,  c'est  identiquement  la  même  chose  qu'enterrer  un  homme  encore  vivant. 

Messieurs,  je  n'exagère  point.  L'infamie  est  une  peine  de  mort.  Ainsi  considérée, 
elle  a  son  utilité,  je  dirais  presque  son  excellence.  Restreinte  aux  cas  que  je  viens 
d'indiquer,  elle  est,  je  le  dis  dans  ma  profonde  et  inébranlable  conviction,  la  seule 
peine  de  mort  que  les  hommes  aient  droit  et  intérêt  à  prononcer.  Elle  est  irrévo- 
cable comme  l'autre  peine  de  mort,  et  n'est  pas  matériellement  irréparable;  elle 
fait  un  exemple  aussi  terrible,  et  plus  long,  par  conséquent  plus  salutaire;  elle  ne 
peut  jamais  être  efficacement  appliquée  que  d'accord  avec  l'opinion;  elle  n'inquiète 
pas  la  conscience  du  juge;  elle  n'usurpe  pas  le  droit  de  vie  et  de  mort  qui 
n'appartient  qu'à  Dieu;  elle  ne  risque  jamais  d'abrutir  le  peuple  et  de  le  rendre 
féroce;  elle  l'intimide  et  le  civilise.  Grave  considération!  elle  ne  donne  point  d'arme 
aux  révolutions! 

J'insiste  sur  ce  mot  qui  peut-être  ne  se  fait  pas  assez  comprendre  au  premier 
abord  :  l'infamie  est  une  peine  de  mort.  L'infamie  en  effet  retranche  le  coupable 
de  la  société  comme  le  glaive;  l'infamie  crée  un  être  qui  n'a,  pour  ainsi  dire,  plus 
de  nom,  plus  de  famille,  plus  de  place  dans  l'état,  plus  de  droit  dans  la  cité;  qui 
erre  autour  de  tout  sans  avoir  droit  à  rien;  qui  n'existe  plus,  et  qui  vit  pourtant; 
qui  se  meut,  qui  respire,  perpétuellement  exposé  à  tous  les  regards,  afin  de 
montrer  à  tous,  pour  l'épouvante  de  toutes  les  mauvaises  pensées,  ce  que  le  crime 
peut  faire  d'un  homme,  ce  que  le  châtiment  peut  faire  d'un  citoyen;  afin,  en  un 
mot,  de  montrer  à  ceux  qui  penchent  ce  qu'on  devient  quand  on  est  tombé! 

Oui,  conservez  cette  peine  dans  la  loi,  appliquez-la  aux  derniers  coupables  et 
faites-la  coïncider  alors  avec  la  perpétuité  de  l'expiation  matérielle.  Cela  est  exem- 
plaire, efficace,  et  juste;  mais  ne  faites  pas  de  cette  peine  capitale  et  terrible  une 
peine  accessoire,  n'en  faites  pas  le  prolongement  inutile  d'un  châtiment  afflictif  subi 
et  complet,  ne  l'ajoutez  pas,  le  jour  de  la  délivrance,  à  la  destinée  d'un  malheureux 
amendé  et  repentant,  comme  supplément,  comme  luxe,  comme  si  la  loi  disait  : 
A.h!  i'at  oublié  quelque  chose! 


LOI  SUR  LES  PRISONS.  399 

C'est  ébranler,  par  cette  infliction  superflue,  la  solidité  de  ce  repentir  et  par 
conséquent  la  paix  de  la  société,  créer  un  danger  en  s'imaginant  qu'on  prend  une 
précaution,  couronner  la  justice  par  l'injustice.  Oh!  messieurs;  j'y  insiste,  ce  serait 
un  triste  leurre  et  un  étrange  travail  que  celui-ci  :  Votre  loi  pénitentiaire  s'efforçant 
de  rendre  aux  condamnés  un  avenir  que  votre  loi  pénale  leur  aurait  retiré  à  jamais  ! 
cela  ne  se  peut.  Evidemment  la  loi  nouvelle  contrariera,  minera  et  finira  par 
réformer  la  loi  ancienne,  et  c'est  du  fond  du  cœur  que  je  m'associe  à  ce  grand 
progrès. 


V)ici  un  développement  traitant  un  autre  aspect  de  la  question,  mais  qui  devait 
prendre  place  après  ces  mots  :  la  suppression  de  l'infamie  pénale  '^l 

C'est-à-dire  que  nous  nous  acheminons  dès  aujourd'hui,  de  ce  pas  grave  et 
lent,  mais  infaillible,  qui  convient  à  la  loi,  vers  la  réalisation  du  vœu  de  Voltaire 
et  de  Beccaria,  vers  un  autre  but,  plus  souhaitable  encore,  l'abolition  des  peines 
irréparables. 

Il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  messieurs,  il  j  a  dans  le  châtiment  deux 
choses,  un  côté  incomplet,  défectueux,  ne  concernant  que  l'individu,  délicat  pour 
la  conscience  du  juge,  facile  à  excéder,  incertain,  l'expiation;  un  côté  complet, 
excellent,  utile  à  l'individu,  efficace  pour  la  société,  impossible  à  exagérer,  cer- 
tain, l'intimidation.  Le  but  de  la  loi  étant  de  réprimer  pour  prévenir,  la  meilleure 
loi  pénale  serait  celle  qui  retirerait  au  côté  incertain  pour  ajouter  au  côté  certain, 
qui  diminuerait  la  souffrance  en  accroissant  l'exemple;  en  d'autres  termes,  qui 
tirerait  de  la  moins  grande  quantité  d'expiation  la  plus  grande  quantité  d'inti- 
midation. 

Je  viens  de  dire  que  l'expiation  est  le  côté  défectueux,  incertain  et  incomplet 
de  la  pénalité.  Et  savez- vous  pourquoi,  messieurs?  C'est  qu'à  considérer  le  fond 
vrai  et  éternel  des  choses,  l'expiation  des  actions  humaines  n'est  pas  un  fait 
humain;  l'expiation  des  actions  humaines  est  un  mystère,  mystère  impénétrable 
comme  la  providence  elle-même.  L'expiation  légale  n'est  qu'une  ombre  de  cette 
redoutable  expiation  divine  qui  attend  les  hommes  et  qui  les  saisit  tous,  à  son 
heure,  les  uns  pendant  la  vie,  les  autres  après.  La  loi  obligée  de  veiller,  de  pré- 
voir, de  défendre  les  bons,  de  frapper  les  mauvais,  imite  comme  elle  peut  cette 
grande  action  de  la  providence.  La  loi  elle  aussi,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  et  c'est 
là  sa  sainteté,  est  une  sorte  de  providence  d'en  bas;  mais,  la  plupart  du  temps, 
tout  lui  manque  pour  apprécier  dans  leurs  variétés  innombrables  les  faits,  les 
individus,  les  circonstances,  les  aggravations,  les  excuses,  et  par  conséquent  pour 
châtier  le  coupable  dans  la  proportion  de  la  faute.  Quelle  machine  grossière  que 
la  balance  de  la  loi  à  côté  de  cette  invisible  balance  éternelle  où  un  grain  de  pous- 
sière  pèse    quelquefois   autant   qu'un    empire!    Messieurs,   à    proprement    parler, 

'''  Voir  page  397. 


400     RELIQUAT.  —  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

l'expiation  appartient  à  Dieu.  Il  se  l'est  réservée.  La  société  n'a  pleinement  que 
l'intimidation. 

Voici  donc  quel  doit  être  le  principal  objet  de  la  loi  pénale  :  diminuer  la  peine 
en  réalité  à  la  condition  de  l'accroître  en  apparence.  L'expiation  sans  doute,  mais 
l'intimidation  surtout. 

Pour  le  dire  en  passant,  au  moment  où  nous  sommes,  l'administration  en 
France  fait  tout  le  contraire.  Elle  fait  ce  que  j'appelle  des  exemples  à  huis-clos.  Il 
suffit  pour  s'en  convaincre  de  songer  à  la  manière  dont  la  peine  de  mort  s'exécute 
maintenant,  à  Paris  en  particulier,  de  comparer  l'exemple  qui  se  fait  place  Saint- 
Jacques  à  l'exemple  qui  se  faisait  place  de  Grève.  Mais  voici  un  autre  fait  qui 
prouve  ce  que  j'avance. 

Messieurs,  le  vieux  système  pénal,  comme  l'a  si  justement  dit  l'honorable  pro- 
cureur général  à  la  Cour  de  cassation,  était  atroce^^"^-^  mais  il  avait  du  moins  ceci 
de  bon  qu'il  faisait  ce  qu'il  voulait  faire.  Il  excellait  dans  l'expiation,  et  il  excellait 
dans  l'intimidation.  Rien  de  glaçant  comme  cet  appareil  de  poteaux,  de  roues, 
d'échafauds,  de  gibets  permanents,  on  pourrait  presque  dire  de  potences  monu- 
mentales dont  il  couvrait  le  pays. 

L'ancien  mode  de  transport  des  condamnés  aux  bagnes,  conservé  jusqu'à  nos 
jours,  était  particulièrement  terrible.  Vous  vous  rappelez  cette  effroyable  chaîne 
des  galériens,  ces  misérables  traversant  les  provinces,  traversant  toute  la  France, 
liés  sur  des  charrettes,  jambes  pend^j^tes,  le  carcan  au  cou,  transis  de  froid, 
mouillés  par  la  pluie,  roués  de  coups  de  bâton,  espèce  de  pilori  ambulant  qui 
durait  vingt  ou  trente  jours.  Certes,  cela  était  au  plus  haut  degré  intimidant  ^^K 

Cela  était  intimidant,  mais  cela  était  sauvage.  Or,  quand  l'intimidation  est  par 
trop  sauvage,  quand  l'exemple  est  par  trop  pittoresque,  notre  civilisation  n'en 
veut  pas.  Il  a  fallu  renoncer  à  ce  procédé.  Eh  bien,  savez- vous  ce  qu'on  a  imaginé 
pour  remplacer  cette  vieille  chaîne  effrayante.?  Une  voiture  peinte  des  couleurs  les 
plus  riantes,  peinte  des  couleurs  joyeuses  du  perroquet,  vert,  rouge  et  jaune,  un 
omnibus  dont  les  jalousies  sont  fermées,  et  qui  fait  dire  aux  passants  quand  il 
traverse  la  ville  :  —  Tiens!  mais  on  doit  être  fort  bien  là-dedans! 

Eh  bien  non!  on  y  est  très  mal.  On  y  est  très  mal,  mais  on  ne  s'en  douterait 
pas.  Le  prisonnier  est  là,  dans  un  compartiment  étroit,  assis  sur  une  planche, 
meurtri  par  tous  les  cahots  de  la  voiture,  manquant  d'espace  pour  ses  pieds,  pour 
ses  coudes,  pour  ses  genoux,  étouffant  l'été,  glacé  l'hiver,  et  après  trois  ou  quatre 
jours  passés  dans  cette  boîte,  gaie  à  l'extérieur,  affreuse  à  l'intérieur,  il  arrive  à 
Toulon  évanoui  de  douleur.  Messieurs,  il  y  a  là  ce  que  je  connais  de  plus  triste 
au  monde,  du  châtiment  perdu. 

Eh  bien!  savez-vous  ce  que  je  voudrais?  Tout  le  contraire.  Je  voudrais  qu'à  de 
certains  jours  on  vît  passer  dans  les  rues  et  sur  les  grandes  routes  avec  une  rapi- 
dité terrible  une  espèce  de  cercueil  roulant,  une  longue  voiture  toute  noire  sur 

^^^  Propres  paroles  de  M.  Dupin  à  la  Cour  de  cassation.  (Son  discours,  page  lo.  ) 
[Noie  de  Ui^or  Hugo  écrite  sur  un  jeuiUet  séparé.]  —  ^^^  Tout  un  chapitre  des  Misérables ,  IV"  partie 
La  Codent) ,  décrit  cette  chaîne  des  galériens.  {Note  de  i' Editeur.) 


LOI  SUR  LES  PRISONS.  40I 

laquelle  on  lirait  en  lettres  blanches  ce  seul  mot  :  Justice.  On  se  dirait  avec  terreur  : 
C'est  là  qu'ils  sont! 

Et  puis  je  voudrais  que  dans  cette  voiture  il  n'y  eût  ni  géhenne,  ni  torture, 
qu'il  ne  fût  pas  absolument  impossible  au  prisonnier  d'y  déplacer  sa  jambe  ou  son 
pied,  et  qu'il  pût  y  être  transporté  sans  y  tomber  malade.  Car,  je  le  répète,  pour 
moi  l'idéal  du  châtiment  est  le  châtiment  qui  ferait  le  moins  de  mal  possible  à 
celui  qui  est  dedans  en  faisant  le  plus  de  peur  possible  à  celui  qui  est  dehors j  ou, 
comme  je  le  disais  tout  à  l'heure,  qui  tirerait  de  la  moindre  expiation  la  plus 
grande  intimidation. 

C'est  là  le  problème  du  châtiment  :  diminuer  la  souffrance  et  augmenter 
l'appareil.  L'avenir  le  résoudra. 

En  attendant,  j'approuve  la  loi  proposée,  je  l'approuve  parce  qu'elle  améliore 
le  condamné  dans  le  présent  et  la  pénalité  dans  l'avenir;  je  l'approuve  parce  qu'elle 
fait  clairement  ressortir  le  vice  des  peines  infamantes;  je  l'approuve  parce  qu'à 
mon  sens  et  j'ai  tâché  de  le  démontrer,  par  le  seul  fait  de  sa  présence  au  milieu 
de  nos  lois,  elle  détruira  prochainement  l'infamie  légale  et  dans  un  temps  donne 
toutes  les  autres  peines  irréparables;  grand  bienfait  pour  mon  pays;  grand  exemple 
pour  les  nations. 

En  proposant  cette  loi,  le  gouvernement  est  dans  une  bonne  voie.  Qu'il 
continue.  Qu'il  mette  successivement  à  l'étude  toutes  les  hautes  questions  sociales. 
Nous  l'y  aiderons  avec  ardeur. 

J'ai  fini,  messieurs.  Il  me  reste  pourtant  encore  un  mot  à  dire.  Par  toutes  les 
raisons  pour  lesquelles  j'adopte  la  loi,  je  repousse  et  je  déclare  que  je  combattrai 
dans  la  discussion  ultérieure  la  disposition  proposée  par  la  commission  qui  enve- 
loppe dans  cette  loi  d'amendement  des  criminels  les  condamnés  pour  délits  poli- 
tiques. Il  suffit  d'énoncer  cette  proposition  pour  faire  sentir  ce  qu'elle  a  d'étrange. 
Je  me  sers  d'un  mot  modéré. 

Entendons-nous  d'abord  sur  ce  mot,  faits  politiques.  Ne  plaçons  pas  sous  ce  mot 
des  crimes  qui  voudraient  bien  prendre  cette  couleur  de  la  passion  politique,  mais 
qui  ne  sont  après  tout  que  des  crimes  communs,  affreux  et  vils  comme  les  crimes 
communs.  L'assassinat  est  toujours  l'assassinat,  le  pillage  est  toujours  le  vol,  le 
régicide  n'est  qu'une  forme  orgueilleuse  et  horrible  du  parricide.  Ravaillac  masque 
en  Brutus  reste  Ravaillac. 

Cela  posé,  et  toute  confusion  écartée,  voyons  le  vrai. 

Ce  qu'on  appelle  les  infractions  et  les  délits  politiques  résulte  en  général  des 
luttes  de  la  presse,  des  chocs  de  l'opinion,  de  la  polémique  des  partis.  Chaque 
forme  sociale,  théocratie,  monarchie  ou  démocratie,  déclare  attentat  ce  qui  la 
blesse.  Sous  l'inquisition,  la  liberté  de  la  pensée  était  un  crime.  Galilée  a  été  un 
prisonnier  poUtique. 

Les  délits  sociaux  sont  absolus,  les  délits  politiques  sont  relatifs;  appliquer  la 
même  mesure  au  relatif  et  à  l'absolu,  cela  blesse  la  logique.  Se  figure-t-on  ceci? 
isoler  un  écrivain  parce  qu'on  a  donné  de  bonnes  raisons  pour  isoler  un  voleur. 
Mais  j'irai  plus  loin.  Entrez  dans  l'application.  Une  loi  de  pénalité  générale  doit 

ACTES    ET    PAROLES.    —    I."  26 

l«PIII»r-BIK    VATlOIAtS. 


402      RELIQUAT.  —  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

être  applicable  à  tous  les  régimes.  Représentez-vous  la  République  isolant  Maleshcrbcs 
pour  l'amender,  représentez-vous  l'Empire  isolant  Chateaubriand  pour  le  perfec- 
tionner, représentez-vous  la  Restauration  isolant  Béranger  pour  l'améliorer.  Voilà 
pourtant  ce  qui  est  contenu  dans  l'amendement  de  la  commission  (^^. 

Veut-on  que  je  serre  cet  amendement  de  plus  près  encore.?  Soit.  Voici  un  écri- 
vain, un  journaliste,  un  homme  de  lettres,  condamné  pour  délit  politique.  Vous 
l'isolez  ;  vous  faites  cette  chose  cruelle  et  grave  de  lui  ôter  la  seule  douceur  qui 
puisse  lui  rester,  la  compagnie  de  ceux  qui  partagent  son  malheur  et  ses  idées; 
vous  le  mettez  en  cellule.  Pourquoi.?  Pour  lui  apprendre  à  lire?  Non  apparem- 
ment. Pour  lui  apprendre  à  écrire?  Pas  davantage.  Pour  lui  apprendre  à  faire  des 
bretelles,  des  chapeaux  de  paille  ou  des  chaussons  de  lisière?  Non  encore.  Est-ce 
pour  le  dépouiller  de  ce  qu'il  a  de  mauvais?  Mais  qu'a-t-il  de  mauvais  aux  jeux 
de  la  pénalité?  Ses  opinions. 

Messieurs,  le  vol  et  le  meurtre  ont  quelque  chose  de  hideux  qui  se  révèle 
infailliblement  dans  la  solitude  à  une  conscience  livrée  à  elle-même;  sans  doute; 
mais  s'imaginer  que  la  conviction  monarchique  ou  la  foi  républicaine  deviendront, 
elles  aussi,  difformes  dans  une  prison  devant  la  contemplation  d'un  prisonnier  et  lui 
feront  horreur,  ceci  est  plus  qu'étrange.  Je  dis  mieux.  L'histoire  et  l'expérience 
prouvent  le  contraire.  La  solitude  exalte  les  croyances  politiques  ou  religieuses.  Le 
prisonnier  devient  à  ses  propres  jeux  un  martjr  et  ce  qui  n'était  qu'une  opinion 
devient  un  fanatisme.  Est-ce  pour  le  contraindre  à  se  recueillir  et  à  méditer?  Sur 
quoi?  Sur  votre  iniquité?  Est-ce  pour  prévenir  les  conspirations  qui  pourraient 
s'ourdir  dans  la  prison  entre  détenus  appartenant  aux  mêmes  factions  politiques? 
Ah!  messieurs,  dans  un  gouvernement  de  discussion  et  de  liberté,  ce  ne  sont  pas 
les  conspirations  qui  sont  à  prévoir  et  à  craindre,  ce  sont  les  révolutions.  Quoi, 
dans  un  pajs  où  la  presse  est  libre,  où  la  pensée  est  souveraine,  où  rien  de  puis- 
sant ne  peut  se  faire  dans  l'ombre,  où  rien  ne  peut  se  produire  et  exister  qu'au 
grand  jour,  où  les  citojens  intelligents  et  participant  à  la  souveraineté  discutent  et 
jugent  tout,  les  factions  aussi  bien  que  le  pouvoir,  dans  un  tel  pajs,  en  France,  au 
dix-neuvième  siècle,  craindre  comme  en  Russie,  comme  en  Turquie,  les  conspira- 
tions obscures,  les  complots  de  prisons,  les  machinations  de  quelques  condamnés 
qu'on  a  sous  la  main  et  qu'on  surveille,  les  prises  d'assaut  de  la  société  tout  entière 
par  une  poignée  d'hommes,  cela  n'est  pas  sérieux!  Et  si,  comme  je  le  crois,  pour 
justifier  cette  révoltante  assimilation  des  condamnés  politiques  aux  condamnes 
ordinaires,  on  n'a  pas  d'autre  motif,  alors  c'est  triste.  C'est  une  monstruosité 
appujée  sur  une  puérilité! 

Et  puis,  messieurs,  supposez  que  ce  condamné  politique  que  vous  mettez  en 
cellule,  que  vous  plongez  dans  ce  puits  profond  de  l'isolement,  soit  un  personnage 
considérable  et  gênant,  un  grand  écrivain,  un  grand  orateur  populaire,  et  mainte- 
nant songez  aux  chances  de  mort,  et  de  disparition  subite  dans  les  ténèbres.  Quelle 
responsabilité  pour  un  gouvernement  honnête  !  Quelle  facilité  pour  un  gouverne- 
ment lâche  et  hardi  (^M 

^''  Ici  une  note  du  manuscrit  nous  renvoie  k  une  intcrcalation  de  trois  pages  portant  cha- 
cune la  lettre  J.  —  W  Ici  finit  l'intercalation.  {Notes  de  l'Editeur.) 


LOI  SUR  LES  PRISONS.  403 

Messieurs,  cet  amendement,  je  le  dis  à  regret,  est  un  emprunt  aux  mauvais 
jours.  Vous  le  repousserez.  Vous  maintiendrez  l'exception  sagement  proposée  par 
le  gouvernement  lui-même.  Quant  à  moi,  je  dirai  à  la  commission  :  Protégez 
l'état  par  des  lois  spéciales  comme  vous  protégez  les  individus  et  les  citoyens  par 
des  lois  générales,  mais  ne  mettez  pas  pêle-mêle  dans  la  loi  de  réforme  péniten- 
tiaire deux  ordres  de  faits  diâFérents,  les  dangers  des  personnes  et  des  propriétés  et 
les  périls  du  gouvernement,  et  croyez-moi,  quand  vous  vous  occupez  d'amender 
les  voleurs  et  les  assassins,  oubliez  les  écrivains,  oubliez  les  penseurs,  oubliez  même 
les  conspirateurs,  s'il  y  en  a!  À  faits  divers,  pénalités  diverses. 

Messieurs,  une  loi  de  cette  nature  ne  connaît  pas  le  gouvernement,  elle  ne 
connaît  que  la  justice.  Elle  vous  met  en  présence  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé 
dans  les  idées  des  philosophes,  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  permanent  dans  les  instincts 
des  hommes,  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  urgent  dans  les  besoins  des  communautés 
sociales.  Dans  une  question  pareille,  le  débat  est  entre  les  légistes  et  les  philo- 
sophes, n'y  laissez  pas  intervenir  les  hommes  du  pouvoir  qui  n'y  ont  que  faire. 
Loin  de  vous  en  ce  moment  les  préoccupations  de  parti!  Messieurs,  vous  êtes  au 
seuil  d'un  avenir  sombre  et  inconnu,  il  faut  que  vous  puissiez  invoquer  un  jour 
tous  les  exemples  que  vous  avez  donnés.  Ne  faites  pas  de  lois  dont  les  révolutions 
puissent  se  servir. 

Laissez,  telle  qu'elle  est,  sans  mélange  et  sans  alliage,  la  grave  austérité  de  vos 
codes  généraux.  Ne  confondez  pas,  je  le  répète,  les  intérêts  du  pouvoir,  si  respec- 
tables qu'ils  soient,  avec  les  intérêts  de  la  société j  ne  confondez  pas  les  faits 
variables  qui  marquent  la  vie  éphémère  des  partis  avec  les  éternels  et  vrais  crimes 
qui  sont  crimes  dans  les  républiques  comme  sous  les  monarchies.  N'agitez  pas  la 
robe  de  la  justice  du  souffle  des  passions  politiques j  faites  une  loi  grande,  une  loi 
pure,  une  loi  sévère  et  tranquille! 

Je  ne  puis  quitter  cette  tribune  sans  vous  dire  la  dernière  pensée  qui  me  vient. 
Pensée  triste  et  sombre  adoucie  pourtant  par  quelque  espérance.  Cette  loi  que 
vous  discutez  est  particulièrement  une  loi  pour  le  peuple,  c'est  pour  cela  que  je 
l'appelle  une  grande  loi. 

En  votant  cette  loi,  il  m'est  impossible  de  ne  pas  jeter  un  regard  sur  ces 
classes  nombreuses  et  souflFrantes  qui  contiennent  les  germes  de  toutes  les  vertus 
comprimés  par  le  développement  de  toutes  les  détresses. 

Messieurs,  je  le  dis  avec  douleur,  le  peuple  sur  qui  tout  retombe,  qui  endure 
la  peine,  la  fatigue,  les  famines,  les  hivers  rudes,  dont  les  enfants,  durement 
exploités,  subissent  le  labeur  malsain  des  manufactures,  dont  les  fils  payent  tous 
inexorablement  l'impôt  militaire,  le  peuple  qui  est  la  force  de  la  nation,  qui  a 
tous  les  bons  instincts  de  la  paix  et  qui  fait  toutes  les  grandes  choses  de  la  guerre, 
le  peuple  qui,  dans  l'état  social  tel  qu'il  est,  porte  tant  de  tardeaux,  porte  aussi, 
plus  que  toutes  les  autres  classes,  le  poids  de  la  pénalité.  Ce  n'est  pas  sa  faute. 
Pourquoi.?  Parce  que  les  lumières  lui  manquent  d'un  côté,  parce  que  le  travail  lui 
manque  de  l'autre.  Trop  souvent  du  moins.  D'un  côté  les  besoins  le  poussent,  de 
l'autre  aucun  flambeau  ne  l'éclairé.  De  là  les  chutes. 

46. 


404     RELIQUAT.  —  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

Messieurs,  c'est  à  cela  qu'il  est  urgent  de  pourvoir,  ce  que  vous  faites  aujour- 
d'hui comparé  à  ce  qui  reste  à  faire,  n'est  encore  que  superficiel,  et  la  vraie 
réforme  des  prisons,  la  vraie  réforme  de  la  pénalité,  ce  serait  une  loi  qui  donnerait 
gratuitement  à  ceux  qui  ne  peuvent  la  payer  l'éducation,  ou  au  moins  l'enseigne- 
ment primaire,  ce  serait  une  législation  qui  résoudrait  la  question  si  compliquée 
du  travail.  Ce  que  vous  faites  aujourd'hui  est  bonj  mais  on  pourrait  presque  dire 
que  vous  commencez  par  la  fin.  N'importe,  améliorons  la  pénalité,  mais  n'oublions 
pas  qu'il  faut  que  le  complément  vienne.  La  loi  que  vous  votez  n'est  qu'un  pre- 
mier pas,  et  vous  engage.  Quant  à  moi,  je  souffre,  je  souffre  profondément 
quand  je  pense  qu'il  y  a  autour  de  moi  tant  d'hommes,  mes  compatriotes,  mes 
frères,  mes  égaux  devant  la  loi,  mes  pareils  devant  Dieu,  dont  les  uns  ne  savent 
pas  lire,  dont  les  autres  n'ont  pas  de  pain.  Messieurs,  tirez  le  peuple  de  ces 
affreuses  vieilles  prisons,  écoles  de  vice,  ateliers  de  crime,  dans  lesquelles,  vous  le 
savez  maintenant  par  les  révélations  de  Clairvaux,  le  froid  et  la  faim  sont  employés 
comme  moyens  de  répression  et  comme  auxiliaires  du  geôlier,  dans  lesquelles  la 
discipline,  maintenue  avec  une  abominable  férocité,  va  jusqu'au  rétablissement  de 
la  torture,  dans  lesquelles  la  mortalité,  grâce  à  de  hideux  abus,  est  de  un  sur 
onze,  quelquefois  de  un  sur  sept,  dans  lesquelles  enfin  sur  vingt-cinq  malheureux 
qui  sortent  du  cachot,  vingt-cinq  meurent!  Tirez  le  peuple  au  plus  vite  de  ces 
horribles  prisons,  mais  tirez-le  aussi  de  ces  deux  autres  prisons  plus  cruelles 
encore,  l'ignorance  et  la  misère. 

Un  dernier  mot.  Dans  le  temps  où  nous  sommes,  on  flatte  beaucoup  le  peuple. 
Messieurs,  ne  le  flattons  pas,  aimons-le. 


NOTES  POUR  LE  DISCOURS  :   LA  LOI  SUR  LES  PRISONS  l'^. 

A  lire  pour  quelques  détails. 

Il  faut  que  votre  prisonnier  séparé  de  la  société  corrompue  soit  en  contact 
perpétuel  avec  la  société  saine. 

Institutions  charitables.  —  Fréquentes  visites,  etc. 

Autrement  : 

Solitude.  —  Oubli.  —  Ténèbres.  —  Isolement.  —  Désespoir.  —  Folie,  etc. 

Et  voici  le  pas  que  vous  aurez  fait  :  vos  prisons  étaient  des  enfers  et  seront 
désormais  des  tombeaux.  Vous  aviez  des  damnés.  Vous  aurez  des  morts  vivants. 

Est-ce  un  progr.:s.f*  si  c'en  est  un,  ce  n'est  toujours  pas  de  ceux  qu'on  peut 
accueillir  avec  joie. 

Dire  un  mot  des  frères. 


(')  Un  feuillet  entier  donne  des  extraits  d'auteurs  consultés  :  Montesquieu,  Chauveau, 
Faustin  Hélie,  Rossi,  Decazes,  Bentham,  Beccaria.  —  Code  pénal  de  1802  refait  en  1832.  {Noie 
du  manuscrit.) 


LOI  SUR  LES  PRISONS.  405 

À  moins  qu'elles  ne  viennent  en  aide  à  cette  haute  probité  du  savant  qui  s'appuie 
sur  la  conviction  et  sur  les  idées,  on  fait  dire  à  peu  près  tout  ce  qu'on  veut  aux 
statistiques.  Je  n'en  citerai  qu'un  exemple  et  qui,  bien  entendu,  ne  sera  point 
emprunté  à  la  discussion  actuellement  pendante  devant  la  Chambre.  Il  y  a  quelque 
temps,  un  calculateur  supputa  qu'en  dix  ans,  de  1829  à  1838,  il  avait  comparu 
devant  les  assises  33  avocats  et  33  prêtres,  et  il  en  conclut  que  la  criminalité  était 
identiquement  la  même  pour  les  prêtres  et  les  avocats.  Cette  opinion  eut  cours 
jusqu'au  moment  où  survint  un  redresseur  de  chiffres  qui  dit  :  pardon,  il  y  a 
40.447  prêtres  et  8.993  avocats.  —  Ce  petit  détail  avait  été  oublié. 


Le  bagne  n'intimide  réellement  que  par  l'infamie.  Exposition  perpétuelle  du 
condamné  au  milieu  de  la  population.  —  Eh  bien,  disons-le,  l'inÊimie  est  un 
mauvais  moyen  d'intimidation.  Efficace,  mais  détestable. 


Faites  une  loi  d'où  sorte  la  crainte,  même  pour  ceux  qui  veulent  inspirer  l'effroi, 
et  en  même  temps  faites  une  loi  d'où  sorte  le  bien,  même  pour  ceux  qui  ont  fait  le 
mal. 


[1847.] 

Cette  loi,  c'est  une  loi  faite  directement  pour  le  peuple,  ce  que  j'appelle  une 
grande  loi. 

Un  mot  en  terminant  à  ce  sujet. 

Aujourd'hui  —  remarquez-le  bien,  messieurs,  —  la  flatterie  se  dirige  du  côte 
du  peuple.  C'est  un  indice  que  la  force  est  là.  La  flatterie  a  des  instincts  bas  qui 
ne  la  trompent  jamais. 

Nous,  messieurs,  ne  le  flattons  pas,  éclairons-le,  servons-le,  aimons-le. 
Aimons-le  d'un  immense  et  profond  amour,  aimons-le  jusqu'à  être  sévères.  Ayons 
de  l'indulgence  pour  ses  fautes,  n'en  ayons  pas  pour  ses  vices.  Faisons-lui  des  lois 
fraternelles,  des  lois  pénétrées  de  l'esprit  de  charité  et  de  douceur,  des  lois  chré- 
tiennes. Faisons-lui  de  bonnes  lois  et  des  lois  bonnes. 

N'oublions  pas  que  depuis  cinquante  ans  c'est  lui  qui  a  fait  toutes  les  grandes 
choses,  parce  que  c'est  lui  qui  a  produit  tous  les  grands  hommes. 

Que  la  classe  qui  travaille  et  qui  souffre,  et  qui  porte  presque  tout  le  poids  des 
lois  pénales,  chose  triste,  sente  toujours  au-dessus  d'elle  la  paternité  de  cette  grande 
assemblée. 

A  Dieu  ne  plaise  que  j'étende  la  solidarité  d'un  acte  à  ceux  qui  ne  l'ont  pas 
commis,  mais,  dans  de  certains  faits,  dans  de  certaines  catastrophes,  dans  l'évène- 


406     RELIQUAT.  —  I.   —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

ment  de  Buzançais  par  exemple,  il  y  a  pour  le  législateur  quelque  chose  à  méditer. 
Ce  jour-là,  un  gouflFre  s'est  entr' ouvert,  il  s'est  referme  tout  de  suite,  mais  vous 
avez  eu  le  temps  d'j  jeter  un  coup  d'œil.  Il  est  toujours  là  sous  vos  pieds,  ne 
l'oubliez  pas'*'. 

Toujours,  dans  tous  les  cas,  lors  même  qu'il  cherche  à  se  cacher  sous  je  ne  sais 
quel  effroyable  orgueil,  la  loi,  l'opinion,  la  raison,  la  justice,  appellent  l'assassin 
assassin,  le  régicide  parricide,  et  retrouvent  sous  le  masque  de  Brutus  la  face  hideuse 
de  Ravaillac. 


Quand  on  a  tué  celui  qui  tua,  qu'a-t-on  fait?  On  n'a  pas  châtié,  on  n'a  pas 
effrayé,  on  n'a  pas  corrigé,  on  n'a  pas  amélioré,  non.  On  a  mis  le  crime  social  en 
regard  du  crime  individuel,  et  l'on  a  tout  simplement  dit  aux  consciences  :  com- 
parez! 

A  dater  de  ce  moment,  la  pitié  entre  dans  la  loi.  Oui,  messieurs,  ceci  est  un  grand 
fait  et  je  ne  puis  le  constater  sans  émotion.  La  pénalité  implacable,  la  pénalité  qui  ne 
voyait  dans  l'homme  que  matière  et  qui  frappait  sans  miséricorde  cette  matière,  cette 
loi  qu'on  pourrait  appeler  payenne  est  tenue  en  échec  aujourd'hui  par  la  loi  chrétienne, 
par  la  loi  pleine  de  charité  et  de  pitié.  On  peut  contester  et  discuter,  accorder  plus 
ou  donner  moins,  hâter  ou  retarder  l'œuvre  qui  s'élabore j  mais  quoi  qu'on  fasse,  le 
condamné  sera  désormais  traité  par  les  hommes  comme  un  homme,  ceci  est  un  fait 
acquis  à  la  cause,  comme  on  dit,  et  il  n'est  au  pouvoir  de  personne  de  le  détruire. 
Quant  à  moi,  c'est  du  plus  profond...  etc. 


Développer  et  finir  ce  paragraphe  par  : 

...  Quant  à  moi,  c'est  du  plus  profond  de  mon  cœur  et  de  ma  conscience,  c'est 
avec  un  inexprimable  sentiment  de  reconnaissance  pour  la  divine  providence  qui 
nous  gouverne,  que  j'applaudis  à  ces  magnifiques  progrès  de  nos  codes  qui 
témoignent  de  la  dignité  de  notre  nature  et  qui  prouvent  que  la  loi  croit  enfin  à 
l'âme  humaine. 


Un  honorable  magistrat  imbu  des  principes  de  l'ancien  régime  pénal,  s'écriait 
dans  une  autre  enceinte  : 

Que  parle-t-on  d'améliorer  le  coupable?  Rêve  dangereux  autant  qu'irréalisable! 
Vous  substituez  un  sentiment  de  bienveillance  et  de  charité  à  l'horreur  et  à  la  répro- 

(^)  En  1846,  dans  les  campagnes  et  principalement  dans  l'Indre,  la  population  se  souleva,  des 
émeutes  produites  par  la  cherté  du  blé  éclatèrent;  k  Buzançais,  un  propriétaire  refusant  de  livrer 
son  blé  à  moitié  prix  fut  tué.  L'armée  réprima  durement  cette  révolte  et  plusieurs  condam- 
nations à  mort  et  aux  travaux  forcés  furent  prononcées  contre  ces  affamés.  (Note  de  l'Editeur.) 


LOI  SUR  LES  PRISONS.  407 

bation  que  doit  inspirer  l'homme  frappe  par  la  loi!  (M.  de  Pejramont  —  auj. 
procureur  général  —  24  avril  1844.) 


La  pénalité  doit  être  une  seconde  éducation.  Quand  il  est  enfant,  l'homme  est  en 
tutelle}  quand  il  est  coupable,  il  rentre  en  tutelle 5  mais  cette  fois  la  société,  douce 
pour  l'enfant,  rigide  pour  l'homme,  le  place  sous  la  tutelle  austère  du  châtiment. 

Chose  frappante,  les  deux  premières  questions,  éducation  et  travail,  se  retrouvent 
dans  la  troisième,  pénalité.  La  pénalité  refait  l'éducation  par  le  travail. 


Qu'est-ce  qu'une  exécution  à  mort.?  dit  Bentham.  C'est  une  tragédie  solennelle 
que  la  législation  présente  au  peuple  assemble. 


Le  droit  de  grâce,  dit  Beccaria,  est  une  improbation  tacite  des  lois  existantes. 

Si  la  peine  eff  nécessaire,  dit  Bentham ,  on  ne  doit  pas  la  remettre;  si  elle  n'eH  pas 
nécessaire,  on  ne  doit  pas  la  prononcer.  Faites  de  bonnes  lois,  vous  n'aurez  pas  besoin 
du  droit  de  grâce.  Le  droit  de  grâce  déclare  perpétuellement  que  la  loi  est  mauvaise. 

Chose  bizarre,  la  clémence  royale  peut  sauver  de  la  mort,  elle  ne  relève  pas  de 
l'infamie. 


La  réalité,  le  vrai,  c'est  que  l'infamie  ne  saurait  résulter  de  la  loi.  L'infamie  est 
une  infliction  réservée  à  l'opinion.  Cela  est  tellement  vrai  que  l'opinion  jette 
souvent  l'infamie  sur  des  hommes  que  les  lois  n'atteignent  pas,  et  qu'elle  a  souvent 
déclaré  illustres  ceux  qu'un  arrêt  déclarait  infâmes.  (Citer  Guizot.) 


Le  législateur,   en  élaborant  la  loi,  ne  doit  jamais  perdre  de  vue  l'abus  qu'on 
peut  en  faire. 


Messieurs,  l'ancienne  pénalité,  votre  savant  rapporteur  vous  l'a  dit,  avait  surtout 
pour  but  de  produire  la  terreur.  Elle  frappait  sans  rémission,  elle  supprimait  au 
condamné  l'avenir,  elle  lui  fermait  toutes  les  portes  du  retour.  Elle  faisait  du 
désespoir  le  principal  élément  de  l'intimidation.  Il  lui  semblait  qu'un  criminel 
désespéré  était  bon  à  montrer  au  peuple.  Messieurs,  dans  l'ancienne  théorie  de 
l'exemple  tout  se  tenait,  et  cette  grande  cruauté  qui  consiste  à  désespérer  un  homme 
pouvait  paraître  efficace;  aujourd'hui  elle  serait  monstrueuse  et  inutile;  je  dis  plus, 
elle  serait  nuisible.  Reconnaissons-le  hautement,  le  désespoir  est  mauvais,  de  quelque 


4o8      RELIQUAT.  —  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

façon  qu'on  s'en  serve.  Le  désespoir  est  un  afïreux  conseiller  qui  ne  laisse  au 
misérable  que  le  choix  des  résolutions  perverses.  Messieurs,  faites  des  lois  chrétiennes 
et  non  des  lois  payennes.  Laissons  l'espérance  dans  les  choses  humaines  j  c'est  Dieu 
qui  l'y  a  mise.  Laissons  au  condamné  une  porte  ouverte  vers  l'honneur  j  ne  soyez 
pas  arrêtés  par  cette  idée  que  vous  affaiblirez  l'intimidation  ;  songez-y  bien ,  en  ôtant 
l'espérance  au  condamné,  ce  n'est  pas  seulement  un  bonheur  que  vous  lui  arrachez 3 
vous  lui  retirez  une  lumière,  vous  lui  retranchez  une  vertu  ^^l 


Messieurs,  je  me  hâte  de  le  dire,  si  ces  théories  nous  semblent  aujourd'hui 
cruelles,  il  serait  injuste  d'en  faire  retomber  la  responsabilité  sur  les  criminalistes 
seulement.  C'était  là  l'esprit  du  temps,  et  cette  dureté  était  autant  la  faute  des  mœurs 
que  celle  des  lois. 


Je  ne  comprends  rien  à  ces  murmures.  Le  vieil  adage  accepté  par  la  raison  de 
tous  :  j^«/  aime  hien  châtie  bien,  n'a  pas  d'autre  sens.  {Châtier  bien,  quel  est  le  sens 
de  ces  mots.?  est-ce  châtier  durement?  non,  c'est  châtier  utilement.) 


Ne  l'oublions  pas,  messieurs,  et  que  cette  pensée  reste  présente  à  toute  cette 
discussion  et  la  domine,  dans  cette  matière  les  criminalistes  sont  hautement  compé- 
tents, les  philosophes  le  sont  aussi.  Les  philosophes  et  les  criminalistes  se  doivent 
un  mutuel  respect.  Ils  sont  utiles,  ils  sont  nécessaires  les  uns  et  les  autres.  Les 
criminalistes  vont  au  plus  pressé,  ils  mettent  avant  tout  et  d'abord  la  société  à  l'abri, 
ils  improvisent  des  pénalités  souvent  irréfléchies,  terribles,  informes,  mais  efficaces 
et  expédientes.  Derrière  eux,  dans  l'ombre,  les  philosophes  font  leur  travail  plus 
lent,  plus  mur,  mieux  ordonné,  qui  tient  compte  des  faits,  mais  qui  tient  compte 
aussi  des  idées.  Les  criminalistes  rendent  à  la  société  ce  service  immense,  mais, 
qu'ils  ne  l'oublient  pas,  leurs  constructions  ne  sont  que  provisoires 5  dans  un  temps 
donné,  elles  doivent  disparaître  devant  cet  éternel  édifice  que  bâtissent  les  penseurs 
et  qui  a  pour  base  la  justice  et  pour  sommet  la  vérité. 


Dans  les  derniers  temps  de  la  monarchie  on  s'occupait  beaucoup  de  la  réforme 
des  prisons.  A  ce  sujet  il  m'arriva  de  dire  un  jour  dans  un  bureau  de  la  Chambre 
des  pairs  :  Messieurs,  il  n'y  a  que  deux  prisons;  l'une  s'appelle  l'ignorance,  l'autre 
s'appelle  la  misère.  Réformez  ces  deux  prisons-là! 

('>  Au  verso  d'un  bulletin  de  répétition  de  Marion  de  Lorme  au  Théâtre-Français,  3  mai  1847. 

{Note  de  l'Editeur.) 


LE  TRAVAIL  DES  ENFANTS. 

Dès  1838  ,  dans  Melancholia  '^^  Victor  Hugo  avait  flétri  ce 

Travail  mauvais  qui  prend  l'âge  tendre  en  sa  serre. 
Qui  produit  la  richesse  en  créant  la  misère. 
Qui  se  sert  d'un  enfant  ainsi  que  d'un  outil! 

En  juin  1847,  un  projet  de  loi  tendant  à  modifier  la  réglementation  du  travail  des 
enfants  dans  les  manufactures,  fabriques  et  ateliers,  fut  déposé  à  la  Chambre  des 
Pairs  j  Victor  Hugo  s'était  remis  à  ce  moment  aux  Misérables;  il  note  sur  son 
manuscrit  : 

7  juin  184-/.  Interrompu  pour  les  travaux  de  la  Chambre.  AflFaire  Cubières  ^^\ 
Loi  sur  le  travail  des  enfants.  —  Pétition  Jérôme  ^'l 

Et  il  prépare  un  discours  pour  défendre  les  petits  ;  mais  la  Chambre  des  Pairs  fut 
dissoute  avant  même  qu'elle  consentît  à  discuter  le  projet. 

Il  y  a,  messieurs,  un  respect  plus  sacré  encore  que  le  respect  de  la  vieillesse, 
c'est  le  respect  de  l'enfance.  Et  en  effet,  que  respectez- vous  dans  le  vieillard?  D'une 
part,  vous  respectez  le  passé,  cette  ombre  vénérable  que  les  événements  accomplis 
jettent  sur  le  front  d'un  homme 5  d'autre  part,  vous  respectez  la  souffrance,  la  vie 
traversée,  la  journée  faite,  les  épreuves  subies,  l'expérience  acquise,  les  fautes 
commises  qui  ont  été  expiées  dans  ce  monde  ou  qui  vont  l'être  dans  l'autre;  vous 
respectez  l'accusé  qui  va  comparaître  devant  le  juge.  Et  que  respectez-vous  dans 
l'enfant.?  vous  respectez  l'innocence.  Et  j'ajoute  ceci  :  vous  respectez  l'avenir. 

L'innocence  et  l'avenir!  deux  choses  auxquelles  les  hommes  n'ont  pas  encore 
touché,  deux  choses  qui  sont  encore  dans  la  main  de  Dieu! 


Matière  délicate,  difficile,  qui  entre  toutes  engage  la  responsabilité  du  législateur. 

Remarquez  ceci  :  Vous  faites  des  lois  sur  quoi  et  sur  qui  que  ce  soit,  homme  ou 
femme.  Les  réclamations  s'élèvent,  la  lumière  vous  arrive  de  toutes  parts.  Sur  le 
clergé?  les  évêques  prennent  la  parole.  Sur  l'université?  vos  collèges  sont  en  rumeur. 
Sur  la  classe  ouvrière?  elle  s'agite.  Sur  le  commerce?  il  pétitionne.  Sur  les  médecins? 
ils  se  plaignent.  Vous  faites  des  lois  sur  les  enfants?  ils  se  taisent. 

Ils  se  taisent.  Pourquoi?  parce  qu'ils  ignorent.  Qu'y  a-t-il  de  plus  grave  et  de 

CJ  Les  Contemplations.  —  (''  Voir  Choses  -vueSj  tome  I",  édition  de  rimprimerie  nationale.  — 
('^  Voir  page  91.  {Notes  de  l'Editeur.) 


4IO       RELIQUAT.     -  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

plus  touchant!  Ils  ignorent.  Ils  ne  se  doutent  pas  que  vous  vous  occupez  d'eux;  ils 
ne  savent  même  pas  ce  que  vous  leur  faites.  Ne  sentez-vous  pas  que  ceci  vous 
saisit  au  plus  profond  et  au  plus  intime  de  la  conscience? 

Ils  se  taisent.  Et  que  de  choses  ils  auraient  à  dire  s'ils  pouvaient  parler!  ils  vous 
peindraient  leur  destinée,  leur  labeur,  leurs  fatigues  avant  et  après  le  travail,  la 
privation  de  soins,  d'enseignement,  de  repos,  de  sommeil;  ils  vous  diraient  que 
lorsqu'il  s'agit  de  les  accabler  de  travail,  la  pauvreté  dans  la  famille  parle  le  même 
langage  âpre  et  exigeant  que  la  cupidité  dans  le  maître.  Ils  vous  diraient  que  pour 
eux  le  travail,  qui  devrait  être  un  éducateur,  n'est  qu'une  dégradation  et  un 
abrutissement.  Ils  vous  diraient  tout  ce  qu'ils  souffrent,  eux,  messieurs,  qui  sont 
devant  le  législateur  les  seuls  êtres  absolument  ignorants  et  absolument  innocents. 
Ah!  messieurs,  ajez  pitié  d'eux;  à  tous  les  accablements  de  la  destinée,  de  la 

la  dureté 
faiblesse,  de  la  misère,  n'ajoutez  pas  ce  dernier  accablement,  l'inefiScacité  de  la  loi. 

...  Vous  ajoutez  quelques  aunes  de  calicot,  beaucoup  d'aunes  de  calicot,  la 
richesse  publique,  je  le  sais  bien.  Mais  vous  ôtez  des  âmes  à  Dieu,  des  intelligences 

France 
à  la  civilisation,  des  citoyens  à  l'état. 


(Intercaler  ici  la  machine.) 

Ce  travail  a  mille  formes,  la  plupart  épuisantes,  presque  toutes  abrutissantes. 

Je  n'en  citerai  qu'une  seule  qui  fera  juger  des  autres. 

L'industrie  a  créé  des  espèces  de  monstres  qui  vivent  presque,  et  qui  se  meuvent 
avec  une  puissance  énorme  et  réglée,  comme  s'ils  entendaient,  comme  s'ils  voyaient. 
Pourtant,  pour  que  la  vie  soit  complète,  il  faut  des  âmes  à  ces  machines.  On  prend 
des  enfants. 

Pourquoi  des  enfants .f*  Messieurs,  l'industrie  calcule  tout.  Il  lui  faut  des  âmes  qui 
tiennent  peu  de  place,  qui  mangent  peu,  et  qui  ne  coûtent  pas  cher. 

Voilà  donc  de  pauvres  êtres  contraints  de  renoncer  à  être  des  créatures  intelligentes 
pour  leur  compte  et  pour  le  compte  de  Dieu.  Leur  destinée  désormais  est  d'être 
l'âme  d'une  mécanique. 

Je  n'insiste  pas,  mais  il  me  semble  que  cela  suffit  pour  faire  réfléchir  le 
législateur. 

Sous  la  toute-puissance  des  passions  cupides,  il  s'est  produit  des  faits  monstrueux 
en  Angleterre,  des  faits  douloureux  en  France.  Il  y  avait  bien  des  pas  à  faire  en 
avant  dans  la  voie  de  l'humanité  et  de  l'évangile.  Chose  étrange!  la  loi  a  proposé 
un  pas  en  arrière. 


Je  dis  que  lors  même  que  les  Chambres   mettraient  ceci  dans  la  loi,  elles  ne 
parviendraient  pas  à  le  mettre  dans  le  droit. 
Je  m'explique.  Et  ce  sera  mon  dernier  mot. 


LE  TRAVAIL  DES  ENFANTS.  411 

Dans  ce  grand  code  international  si  divers  et  si  complexe  qui  règle  les  rapports  de 
peuple  à  peuple,  il  y  a  deux  choses  :  le  droit  qui  est  écrit,  et  le  droit  qui  n'est  pas 
écrit.  Cette  distinction  n'est  pas  nouvelle  j  depuis  près  de  deux  miUe  ans  elle  est 
formellement  énoncée  dans  le  droit  romain,  et  avant  d'être  dans  le  droit  romain, 
elle  était  dans  l'intelligence  humaine.  Qu'est-ce  que  le  droit  écrit?  c'est  la  collection 
de  tous  les  aaes,  de  toutes  les  transactions,  de  toutes  les  conventions  par  lesquelles 

nations  domination,  ou       leur       sujétion,  ou 

les  peuples  constatent  leur  degré  de  civilisation  et  le  combinent  d'une  part  avec  la 

leur  indépendance  réciproque 

justice,  d'autre  part  avec  les  besoins  variables  de  l'état  de  société. 

Le  droit  écrit  est  l'œuvre  plus  ou  moins  parfaite  du  temps  et  des  hommes;  les 
feits  le  construisent;  il  est  lentement  bâti  et  créé  par  les  événements,  par  les 
nécessités,  par  les  expédients,  par  les  prospérités  et  par  les  malheurs,  parles  bonnes 
époques  et  par  les  mauvaises,  par  ce  que  les  uns  appellent  la  providence,  par  ce 
que  les  autres  appellent  le  hasard.  Il  contient  quelque  chose  des  mœurs  des  peuples, 
quelque  chose  de  leurs  idées,  quelque  chose  de  leurs  intérêts  — trop  peut-être  — , 
beaucoup  de  leur  histoire,  un  peu  de  droit. 

Qu]est-ce  que  le  droit  non  écrit?  c'est  l'ensemble  de  toutes  les  clartés  qui 
composent  l'équité  naturelle,  de  toutes  les  notions  qui  composent  la  conscience 
humaine,  et  qui  constituent  essentiellement  et  invariablement  le  vrai  pour  chaque 
homme,  le  juste  pour  chaque  peuple.  Cette  portion  de  droit  qui  n'est  écrite  dans 
aucune  loi,  mais  qui  est  gravée  dans  toutes  les  âmes,  s'appelle  plus  particulièrement 
dans  le  langage  politique  droit  des  gens.  Jus  genfium. 

Messieurs,  le  droit  des  gens  existe  tout  aussi  bien  dans  la  loi  civile  et  dans  les 
relations  des  hommes  entre  eux  que  dans  la  région  politique  et  dans  les  relations  des 
nations  entre  elles. 

Dans  l'équilibre  européen,  par  exemple,  dans  la  sphère  des  faits  internationaux, 
le  droit  des  gens  protège  spécialement  l'Irlande,  la  Grèce,  la  Pologne,  tous  les 
peuples  opprimés;  dans  l'ordre  social,  le  droit  des  gens  protège  spécialement  les 
femmes,  les  mineurs,  les  enfants,  tous  les  êtres  faibles. 

Messieurs,  ces  deux  droits,  le  droit  écrit  et  le  droit  non  écrit,  sont  respectables. 
Le  sont-ils  tous  deux  également?  Non.  Je  n'hésite  pas,  je  dis  non!  Pourquoi?  L'un 
est  plus  respectable  que  l'autre.  C'est  que  l'un  est  pur,  et  que  l'autre  ne  l'est  pas. 
C'est  que  l'un  contient  une  plus  grande  quantité  de  justice  et  de  vérité  que  l'autre. 
L'un  est  un  droit  inférieur  et  contingent,  mêlé  d'accidents  et  d'infirmités;  l'autre  est 
un  droit  supérieur,  calme,  absolu,  infaillible,  que  l'homme  ne  peut  défaire,  parce 
que  l'homme  ne  l'a  pas  fait.  Pour  rendre  ma  pensée  clairement,  je  dirais  que  le  droit 
écrit  est  respectable,  et  que  le  droit  non  écrit  est  vénérable.  L'un  peut  être  utile, 
important,  expédient,  impérieux,  honorable ,  obligatoire  ;  l'autre  est  sacré. 

Le  droit  écrit  est  d'autant  meilleur  que  sa  base  s'appuie  plus  largement  sur  le 
droit  non  écrit. 

Eh  bien,  messieurs,  c'est  le  droit  supérieur  et  antérieur  à  tous  les  codes,  c'est  ce 
droit  contre  lequel,  dit  Bossuet,  il  n'y  a  pas  de  droite  c'est  ce  droit  vénérable,  éternel 
défenseur  de  tout  ce  qui  est  sans  défense,  éternel  soutien  du  plus  faible  contre  le 


412       RELIQUAT.  —  I.  —  CHAMBRE  DES  PAIRS. 

plus  fort,  qui  se  lève  aujourd'hui,  qui  vous  adjure,  qui  proteste  contre  un  projet  de 
loi  contraire  à  la  justice  et  à  l'humanité,  et  qui  vous  crie  :  Ne  laissez  pas  exploiter 
les  enfants  par  les  hommes! 


INCOlSfVENIENTS  DE  LA  LOI. 


Les  enfants  étaient  admis  au  travail  à  huit  ans.  Il  n'j  seront  plus  admis  qu'à 
dix.  Perte  pour  la  famille. 

Ils  étaient  admis  à  un  travail  modéré  et  possible,  8  heures  sur  24.  Ils  sont  admis 
à  un  travail  dur,  12  heures  sur  24.  Dommage  pour  l'enfant. 

Ils  étaient  astreints  à  suivre  les  écoles  jusqu'à  12  ans.  On  les  en  dispense  sur  un 
simple  certificat  du  maire.  Or  le  maire  peut  être  le  manufacturier  lui-même.  Dom- 
mage pour  l'enfant. 


Le  projet  donne  pour  sa  principale  raison  l'inconvénient  de  la  loi  actuelle  qui 
crée  deux  classes  d'enfants  ouvriers,  les  8  heures  et  les  12  heures.  Il  crée  lui-même 
deux  classes,  ceux  qui  vont  à  l'école  et  ceux  qui  n'y  vont  pas,  et  tombe  ainsi  dans 
tous  les  inconvénients  qu'il  signale  et  auxquels  il  prétend  remédier. 


Faites  une  loi  qui  soit  une  mère. 

Quand  il  s'agit  des  enfants,  la  loi  ne  doit  plus  être  la  loi;  elle  doit  être  la  mère. 

Il  y  a,  messieurs,  de  certains  moyens  de  prépondérance  et  de  prospérité  que  pour 
ma  part  je  répudie. 

Je  ne  dis  pas,  à  Dieu  ne  plaise!  qu'il  faille  négliger  les  besoins  du  commerce  et 
de  l'industrie.  Mais  je  dis  que  tout  immoler  aux  intérêts  ^politiques  et  matériels, 
sacrifier  la  Pologne  à  un  protocole,  l'Irlande  à  un  clergé  fanatique,  la  Grèce  à  un 
nobliau,  sacrifier  l'humanité,  l'enfance,  la  pitié,  la  religion,  le  droit,  la  justice,  la 
civilisation,  à  la  richesse  et  à  la  puissance,  c'est  là  peut-être  de  la  grandeur,  mais 
c'est  là  une  grandeur  carthaginoise  et  anglaise  qui  ne  convient  pas  à  la  France. 

Depuis  quelque  temps,  les  deux  grandes  nations  paraissent  changer  de  sentiments 
comme  on  échange  ses  vêtements.  Notre  rôle  chevaleresque  semble  nous  être  pris 
peu  à  peu  par  l'Angleterre  à  laquelle  nous  prenons  son  esprit  positif  et  commercial. 
Deux  choses  m'affligeraient  et  m'inquiéteraient  également,  ce  serait  de  voir 
l'Angleterre  devenir  française  et  la  France  devenir  anglaise. 


ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 


[SUBVENTION  A  L'INDUSTRIE  DES  BRONZES 
ET  DE  L'ÉBÉNISTERIE.] 

\^ici,  relevées  dans  l'Evénement  an  26  août  1848,  les  paroles  prononcées  par  Victor 
Hugo  dans  le  15*  bureau  sur  le  projet  tendant  à  accorder  une  subvention  de 
622.000  francs  à  l'industrie  des  bronzes  et  à  l'ébénisterie  parisienne  : 

Qu]est-ce  que  le  projet?  un  expédient.  Mais  à  l'heure  où  nous  sommes,  ne 
dédaignons  pas  les  expédients.  En  industrie,  en  diplomatie,  en  finances,  nous 
sommes  réduits  aux  expédients.  C'est  la  loi  de  la  nécessité,  il  faut  la  subir.  Le 
temps  de  la  politique  à  idées  viendra,  nous  n'en  sommes  en  ce  moment  qu'à  la 
politique  à  expédients.  Cest  la  seule  possible  aujourd'hui,  contentons-nous  en. 

On  comprendra  un  jour  qu'une  subvention  n'est  qu'une  aumône,  et  qu'une 
aumône  à  l'industrie,  c'est  à  peine  la  vie,  et  ce  n'est  jamais  la  prospérité.  On 
substituera  au  système  ruineux  et  faux  des  subventions  le  système  vrai  des  grandes 
commandes  par  l'Etat.  On  comprendra  surtout  que  la  meilleure  des  subventions, 
la  plus  large  de  toutes  les  commandes,  c'est  le  rétablissement  de  l'ordre  et  de  la 
tranquillité.  Vous  pouvez,  vous,  représentants,  vous,  hommes  d'Etat,  calmer  la  rue 
et  les  esprits.  La  confiance  renaîtra,  et  tout  avec  elle.  Confiance,  circulation, 
crédit,  consommation,  travail,  richesse,  —  mots  différents  qui  n'expriment  qu'une 
idée.  Gouvernez  donc  de  manière  à  inspirer  la  confiance,  tout  est  là. 

En  attendant,  faisons  de  notre  mieux,  faisons  régénérer  l'industrie  et  vivre 
l'ouvrier^  le  projet  actuel  n'est  pas  bon,  mais  il  est  passable;  la  commission  pourra 
l'améliorer,  les  objections  au  fond  même  du  décret  ne  sont  pas  admissibles.  Quoi! 
refuser  une  subvention  à  l'industrie  de  Paris  parce  qu'on  ne  peut  pas  l'accorder  à 
l'industrie  de  toute  la  France.? 

Mais  c'est  l'impossible  qu'on  voudrait.  Il  faut  évidemment  borner.  Et  puis,  au 
moment  où  nous  sommes,  toutes  les  mesures  sont  évidemment  des  mesures 
politiques.  Et  de  quoi  s'agit-il  avant  tout?  de  pacifier  Paris;  car  la  paix  à  Paris,  c'est 
la  paix  de  la  France  :  avantage  pour  tous  dans  la  mesure. 

Ensuite,  de  quoi  est-il  question?  De  deux  industries  essentiellement  parisiennes  : 
de  l'industrie  des  bronzes  et  de  l'industrie  des  ameublements.  Soit  dit  en  passant, 
l'industrie  des  bronzes  est  cantonnée  dans  le  quartier  du  Marais;  l'industrie  des 
meubles  dans  le  faubourg  Saint-Antoine;  autre  grave  considération.  Ce  sont  là 
deux  industries  mères  qui  sont  en  possession  d'imposer  le  goût  de  Paris  à  la  France , 
à  l'Europe,  au  monde  entier;  ces  deux  industries,  toutes  pénétrées  du  génie 
inventif  propre  à  l'ouvrier  parisien,  ont  fait  depuis  trente  ans,  grâce  aux  développe- 


414    RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

ments  de  l'art,  grâce  aux  révolutions  fécondes  qui  se  sont  opérées  dans  toutes  les 
régions  industrielles,  de  merveilleux  progrès. 

Les  bronzes  sont  devenus  de  véritables  objets  d'art;  le  génie  du  seizième  siècle 
s'y  est  admirablement  mêlé  au  génie  du  dix-neuvième.  Quant  aux  ameublements, 
ils  ont  pris  une  véritable  valeur  architecturale,  tout  en  conciliant  la  richesse  et  la 
commodité  avec  la  fantaisie.  Par  ces  deux  industries,  le  goût  du  peuple,  l'imagina- 
tion du  peuple  se  fait  jour,  et  tel  pauvre  ouvrier,  dans  sa  mansarde,  trouve  moyen 
d'être  artiste,  je  dis  plus,  d'être  poëte,  en  modelant  une  pendule  ou  en  sculptant 
un  fauteuil.  Je  ne  sache  rien  de  plus  touchant  et  de  plus  respectable  que  cette 
poésie  du  peuple,  qui  devient  une  des  richesses  de  la  France. 

Encourageons  donc  ces  deux  industries,  encourageons-les  par  tous  les  moyens, 
encourageons-les,  non  seulement  dans  l'intérêt  de  Paris,  mais  dans  l'intérêt  du  pays 
tout  entier.  Quand  le  crédit  et  le  luxe  renaîtront,  elles  se  passeront  de  nous;  mais 
donnons  à  ces  deux  industries  ce  chétlf  bienfait,  une  subvention,  en  attendant  que 
nous  leur  donnions  ce  grand  bienfait,  la  paix  publique.  J'appuie  le  projet  de 
décret  ^^h 

O  Le  crédit  a  été  voté  le  i"""  septembre  1848.  {Note  de  PEditeur.) 


LA  UBERTE  DE  LA  PRESSE. 


II  septembre  1848. 


On  mettait  en  discussion  un  projet  de  décret  conférant  au  pouvoir  exécutif  le  droit 
de  suspension  des  journaux,  droit  que  la  législation  exerçait  avant  l'état  de  siège. 
Victor  Hugo  prononça  ce  discours,  non  recueilli  dans  ASies  et  Paroles  et  que  nous 
avons  extrait  du  Moniteur  : 

J'arrive  à  la  fin  d'une  discussion  approfondie,  et  je  ne  prolongerai  que  de  peu 
de  temps  le  débat. 

Le  comité  de  législation  a  donné  implicitement  gain  de  cause  à  l'opinion  qui  a 
été  émise  à  cette  tribune,  et  que  je  m'honore  d'j  avoir  soutenue.  Le  décret  qu'il 
vous  propose  tend  à  faire  cesser  une  confusion  de  pouvoirs  qui  s'était  introduite  à 
l'ombre  de  l'état  de  siège  par  une  interprétation  erronée  du  gouvernement,  et  qui 
menaçait  de  se  perpétuer. 

•  Je  commence  par  déclarer,  messieurs,  que  rien,  dans  ce  que  je  vais  avoir 
l'honneur  de  dire,  ne  peut  être  personnellement  applicable  à  l'honorable  chef  du 
pouvoir  exécutif.  {Kumeurs  diverses.) 

Le  citoyen  Cavaignag,  président  du  Conseil.  —  Je  puis  vous  assurer  que  je  suis 
parfaitement  tranquille  à  cet  égard. 

Le  citoyen  "VicTOR  Hugo.  —  Si  je  fais  cette  observation,  c'est  qu'il  m'a  paru 
que,  dans  les  précédentes  discussions,  une  méprise  se  produisait  dans  l'esprit  de 
quelques  membres  de  cette  Assemblée,  et  que  cette  accusation  a  été  portée  contre 
les  hommes  qui  soutiennent  l'opinion  que  je  défends,  de  sacrifier  l'ordre  à  la 
liberté.  Eh  bien,  messieurs,  permettez-moi  de  le  dire,  il  est  bon  de  poser  les 
principes;  car  les  principes  posés  dessinent  les  situations.  Les  véritables  amis  de 
l'ordre  ont  toujours  été  les  plus  sérieux  amis  de  la  liberté.  {Très  bien!)  Combattre 
l'anarchie  dans  la  rue,  combattre  l'arbitraire  dans  le  pouvoir,  c'est  la  même  chose. 
{Mouvement.)  C'est  combattre  l'anarchie  sous  toutes  ses  formes.  {Très  bien!)  Les  bons 
citoyens,  et  c'est  ici  que  je  suppUe  qu'on  ne  voie  aucune  application  dans  les 
paroles  que  je  prononce...  {Bruit);  je  suis  obligé  de  le  dire,  parce  que  ceci  est  le 
principe  de  ma  conduite,  à  moi  personnellement,  les  bons  citoyens  résistent 
également  à  ceux  qui  voudraient  imposer  leur  volonté  par  les  coups  de  fusil,  et  à 
ceux  qui  voudraient  imposer  leur  volonté  par  les  coups  d'état.  {Mouvement.)  Eh 
bien,  ce  mot  coups  d'état,  je  le  prononce  à  dessein,  c'est  le  véritable  mot  de  la 
situation. 

Suspendre  les  journaux,  les  suspendre  par  l'autorité  directe,  arbitraire,  violente, 
du  pouvoir  exécutif,  cela  s'appelait  coups  d'état  sous  la  monarchie,  cela  ne  peut 
pas  avoir  changé  de  nom  sous  la  République.  {Sensation.) 

Ceux  qui  défendent,  ceux  qui  soutiennent  cette  opinion,  sont  donc  les  amis  de 
l'ordre  en  même  temps  que  les  amis  de  la  liberté.  La  suspension  des  journaux 
crée  un  état  de  choses  inqualifiable  auquel  il  importe  de  mettre  un  terme,  et 


4l6    RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 

quant  à  moi,  je  préfère  à  cette  situation  tout,  même  le  décret  qu'on  vous 
propose. 

Je  ne  rentrerai  pas  dans  la  discussion  de  ce  décret;  on  vous  en  a  savamment 
montre  tous  les  vices. -Je  déplore  profondément,  je  l'avoue,  que  le  pouvoir  exécutif 
ne  se  soit  pas  cru  suffisamment  armé  par  les  lois  sévères  que  nous  lui  avions 
données.  Cette  législation,  il  la  croyait  efficace  lorsqu'il  nous  l'a  demandée;  vous 
la  croyiez  efficace  quand  vous  la  lui  avez  accordée.  Je  regrette  qu'il  ait  jugé  à 
propos  de  la  mettre  pour  ainsi  dire  au  rebut  avant  de  l'avoir  mise  à  l'essai. 
{Très  bien!) 

Je  regrette  que,  dans  cette  circonstance,  l'honorable  général  Cavaignac  ne 
vienne  pas  à  cette  tribune,  avec  la  loyauté  que  je  m'empresse  de  lui  reconnaître, 
se  dessaisir  du  surcroît  de  pouvoir  que  le  décret  tendrait  à  lui  attribuer.  Je  ne 
pense  pas,  quant  à  moi,  que  le  droit  de  suspension  des  journaux,  même  retire  au 
pouvoir  exécutif  et  donné  aux  tribunaux,  je  ne  pense  pas,  dis-je,  que  ce  soit  une 
bonne  chose. 

Le  droit  de  suspension  des  journaux!  Mais,  messieurs,  réfléchissez-y,  ce  droit 
participe  de  la  censure  par  l'intimidation,  et  de  la  confiscation  par  l'atteinte  à  la 
propriété.  {CeB  vrai!)  La  censure  et  la  confiscation  sont  deux  abus  monstrueux  que 
votre  droit  public  a  rejetés!  et  je  ne  doute  pas  que  le  droit  de  suspension  des 
journaux  qui,  je  le  répète,  se  compose  de  ces  deux  éléments  abolis  et  détestables, 
confiscation  et  censure,  ne  soit  jugé  et  prochainement  condamné  par  la  conscience 
publique.  Nous  l'admettons  (ceux  du  moins  qui  l'admettent)  temporairement, 
provisoirement.  Provisoirement!  messieurs,  je  me  défie  du  provisoire  !  {Mouvement.) 
Nous  avons  le  droit  de  le  dire  depuis  Février,  beaucoup  de  mal  durable  est  souvent 
fait  par  les  choses  provisoires.  {Nouveau  mouvement.)  Quant  à  moi,  je  verrais  avec 
douleur  ce  droit  fatal  entrer  dans  nos  lois;  je  m'inclinerais  devant  la  nécessité,  mais 
j'espère  que  s'il  y  entrait  aujourd'hui,  ce  serait  pour  en  sortir  demain;  j'espère  que 
les  circonstances  mauvaises  qui  l'ont  apporté  l'emporteront.  {Sensation.)  Je  ne  puis 
m'empécher  de  vous  rappeler  à  cette  occasion  un  grand  souvenir.  Lorsque  le  droit 
de  suspension  des  journaux  voulut  s'introduire  dans  notre  législation  sous  la 
restauration,  M.  de  Chateaubriand  le  stigmatisa  au  passage  par  des  paroles  mé- 
morables. Eh  bien,  les  écrivains  d'aujourd'hui  ne  manqueront  pas  à  l'exemple  que 
leur  a  donné  le  grand  écrivain  d'alors.  {Sensation.)  Si  nous  ne  pouvons  empêcher 
de  reparaître  ce  droit  odieux  de  suspension,  nous  le  laisserons  entrer,  mais  en  le 
flétrissant.  {A.  gauche  :  Très  bien!) 

Permettez-moi,  messieurs,  en  terminant  ce  peu  de  paroles,  de  déposer  dans 
vos  consciences  une  pensée  qui,  je  le  déclare,  devrait,  selon  moi,  dominer  cette 
discussion  :  c'est  que  le  principe  de  la  liberté  de  la  presse  n'est  pas  moins  essentiel, 
n'est  pas  moins  sacré  que  le  principe  du  suffiage  universel.  Ce  sont  les  deux  côtés 
du  même  fait.  {Oui!  oui!)  Ces  deux  principes  s'appellent  et  se  complètent  récipro- 
quement. La  liberté  de  la  presse  à  côté  du  suffi-agc  universel,  c'est  la  pensée  de 
tous  éclairant  le  gouvernement  de  tous.  Attenter  à  l'une,  c'est  attenter  à  l'autre. 
{Uive  approbation  à  gauche.  ) 

Eh  bien!  toutes  les  fois  que  ce  grand  principe  sera  menacé,  il  ne  manquera  pas. 


LA  LIBERTE  DE  LA  PRESSE. 


417 


sur  tous  CCS  bancs,  d'orateurs  de  tous  les  partis  pour  se  lever  et  pour  protester  comme 
je  le  fais  aujourd'hui.  La  liberté  de  la  presse,  c'est  la  raison  de  tous  cherchant  à 
guider  le  pouvoir  dans  les  voies  de  la  justice  et  de  la  vérité.  {Sensations  diverses.) 
Favorisez,  messieurs,  favorisez  cette  grande  liberté,  ne  lui  faites  pas  obstacle; 
songez  que  le  jour  où,  après  trente  années  de  développement  intellectuel  et 
d'initiative  par  la  pensée,  on  verrait  ce  principe  sacré,  ce  principe  lumineux,  la 
liberté  de  la  presse,  s'amoindrir  au  milieu  de  nous,  ce  serait  en  France,  ce  serait 
en  Europe,  ce  serait  dans  la  civilisation  tout  entière  l'effet  d'un  flambeau  qui 
s'éteint!  {Sensation.)  Messieurs,  vous  avez  le  plus  beau  de  tous  les  titres  pour  être 
les  amis  de  la  liberté  de  la  presse,  c'est  que  vous  êtes  les  élus  du  suflrage  universel! 
{Très  hienî  très  hienî) 

Je  voterai,  tout  en  rendant  justice  aux  excellentes  intentions  du  comité  de 
législation,  je  voterai  pour  tous  les  amendements,  pour  toutes  les  dispositions  qui 
tendraient  à  modérer  le  décret. 


ACTES   ET   PAROLES.    —   1. 


27 

IMPKIIUMB    >lTIOIU,K. 


41 8     RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

LA  PEINE  DE  MORT. 

Septembre  1848. 

Quand  j'ai  dit  à  rAssemblée  :  le  généreux  peuple  de  Février  a  voulu  brûler 
réchafaud'^^;  on  a  nie  le  fait.  Il  s'est  trouvé  des  hommes  pour  dire  :  cela  n'est  pas. 

Le  fait  est  vrai,  et  je  le  prouverai. 

Mais  n'est-il  pas  triste  qu'on  se  plaise  toujours  à  contester  ce  que  l'histoire  a  de 
plus  beau  et  de  plus  grand.?  Au  profit  de  qui.?  de  personne.  Au  détriment  de  la 
moralité  des  nations.  On  a  nié  le  mot  de  François  I**"  après  Pavie,  on  a  nié  le  mot 
de  l'abbé  Edgeworth  à  Louis  XVI,  on  a  nié  le  mot  de  Cambronne  à  "Waterloo. 

Eh  mon  Dieu!  si  ce  sont  des  fictions,  respectons-les,  adorons-les!  croyons-y 
pour  l'honneur  des  hommes!  oui,  laissons  à  l'histoire  ces  mensonges  sublimes. 
Ne  les  discutons  pas.  Si  l'histoire  ment,  c'est  qu'elle  veut  idéaliser  la  nature 
humaine,  si  l'histoire  ment,  c'est  que  les  mensonges  qu'elle  fait  valent  mieux  que 
la  vérité  que  nous  faisons! 

Selon  les  criminalistes,  la  peine  de  mort  a  deux  efficacités,  l'une  directe,  l'autre 
indirecte,  le  coup  qu'elle  frappe  sur  l'individu  par  le  retranchement,  le  coup 
qu'elle  frappe  sur  la  société  par  l'exemple. 

"Vby ons  d'abord  ce  que  c'est  que  l'exemple. 

L'exemple,  le  bon  exemple  donné  par  la  peine  de  mort,  nous  le  connaissons. 
Il  a  eu  plusieurs  noms.  Chacun  de  ces  noms  exprime  tout  un  ordre  de  faits  et 
d'idées.  L'exemple  s'est  appelé  Montfaucon,  il  s'est  appelé  la  place  de  Grève,  il 
s'appelle  aujourd'hui  la  barrière  Saint- Jacques.  Examinez  les  trois  termes  de  cette 
progression  décroissante  :  Montfaucon,  l'exemple  terrible  et  permanent;  la  place 
de  Grève,  l'exemple  qui  est  encore  terrible,  mais  qui  n'est  plus  permanent;  la 
barrière  Saint-Jacques,  l'exemple  qui  n'est  plus  ni  permanent,  ni  terrible,  l'exemple 
inquiet,  honteux,  timide,  effrayé  de  lui-même,  l'exemple  qui  s'amoindrit,  qui  se 
dérobe,  qui  se  cache.  Le  voilà  à  la  porte  de  Paris,  prenez  garde,  si  vous  ne  le 
retenez  pas,  il  va  s'en  aller!  il  va  disparaître! 

Qi/est-ce  à  dire.?  Voilà  qui  est  singulier!  l'exemple  qui  se  cache,  l'exemple  qui 
fait  tout  ce  qu'il  peut  pour  ne  pas  être  l'exemple.  N'en  rions  pas.  La  contradiction 
n'est  étrange  qu'en  apparence;  au  fond  il  y  a  en  ceci  quelque  chose  de  grand  et 
de  touchant.  C'est  la  sainte  pudeur  de  la  société  qui  détourne  la  tête  devant  un 
crime  que  la  loi  lui  fait  commettre.  Ceci  prouve  que  la  société  a  conscience  de 
ce  qu'elle  fait  et  que  la  loi  ne  l'a  pas. 

V)ye2,  examinez,  réfléchissez.  Vous  tenez  à  l'exemple.  Pourquoi.?  pour  ce  qu'il 
enseigne.  Que  voulez-vous  enseigner  avec  votre  exemple.?  Qu'il  ne  faut  pas  tuer. 
Et  comment  enseignez-vous  qu'il  ne  faut  pas  tuer.?  en  tuant. 

En  France,  l'exemple  se  cache  à  demi.  En  Amérique,  il  se  cache  tout  à  fait. 
Ces  jours-ci  on  a  pu  lire  dans  les  journaux  américains  l'exécution  d'un  nommé 

(')  Voir  page  137. 


LA  PEINE  DE  MORT.  419 

Hall.  L'exécution  a  eu  lieu  non  sur  une  apparence  de  place  publique,  comme  à 
Paris,  mais  dans  l'intérieur  de  la  prison.  «Dans  la  geôle.»  Y  avait-il  des  spectateurs? 
Oui,  sans  doute.  Que  deviendrait  l'exemple  s'il  n'y  avait  pas  de  spectateurs.'*  Quels 
spectateurs  donc?  D'abord  la  famille.  La  famille  de  qui?  du  condamné.  Non,  de  la 
victime.  C'est  pour  la  famille  de  la  victime  que  l'exemple  s'est  fait.  L'exemple  a 
dit  au  père,  à  la  mère,  au  mari  (c'était  une  femme  qui  avait  été  assassinée),  aux 
frères  de  la  viaime  :  cela  vous  apprendra!  Ah!  j'oublie,  il  j  avait  encore  d'autres 
spectateurs,  une  vingtaine  de  gentlemen  qui  avaient  obtenu  des  entrées  de  feveur 
moyennant  une  guinée  par  personne.  La  peine  de  mort  en  est  là.  Elle  donne  des 
spectacles  à  huis  clos  à  des  privilégiés,  des  spectacles  où  elle  se  fait  payer,  et  elle 
appelle  cela  des  exemples! 

De  deux  choses  l'une  :  ou  l'exemple  donné  par  la  peine  de  mort  est  moral,  ou 
il  est  immoral.  S'il  est  moral,  pourquoi  le  cachez-vous?  S'il  est  immoral,  pourquoi 
le  faites-vous? 

Pour  que  l'exemple  soit  l'exemple,  il  faut  qu'il  soit  grand j  s'il  est  petit,  il  ne  fait 
pas  frémir,  il  fait  vomir.  D'efficace  il  devient  inutile,  d'effrayant,  misérable.  Il 
ressemble  à  une  lâcheté.  Il  en  est  une.  La  peine  de  mort  furtive  et  secrète  n'est 
plus  que  le  guet-apens  de  la  société  sur  l'individu. 

Soyez  donc  conséquents.  Pour  que  l'exemple  soit  l'exemple,  il  ne  suffit  pas  qu'il 
se  fasse,  il  faut  qu'il  soit  efficace.  Pour  qu'il  soit  efficace,  il  faut  qu'il  soit  terrible 5 
revenez  à  la  place  de  Grève!  il  ne  suffit  pas  qu'il  soit  terrible,  il  faut  qu'il  soit 
permanent;  revenez  à  Montfaucon!  je  vous  en  défie. 

Je  vous  en  défie!  Pourquoi?  Parce  que  vous  en  frissonnez  vous-mêmes,  parce 
que  vous  sentez  bien  que  chaque  pas  en  arrière  dans  cette  voie  affieuse  est  un  pas 
vers  la  barbarie;  parce  que,  ce  qu'il  faut  aux  grandes  générations  du  dix-neuvième 
siècle,  ce  n'est  point  des  pas  en  arrière,  c'est  des  pas  en  avant!  parce  qu'aucun  de 
nous,  aucun  de  vous  ne  veut  retourner  vers  les  ruines  hideuses  et  diflFormes  du 
passé,  et  que  nous  voulons  tous  marcher,  du  même  pas  et  du  même  cœur,  vers  le 
rayonnant  édifice  de  l'avenir! 

Rejetons  donc  la  théorie  de  l'exemple.  Vous  y  renoncez  vous-mêmes,  vous 
voyez  bien. 

Reste  l'efficacité  directe  de  la  peine  de  mort;  le  service  rendu  à  la  société  par 
le  retranchement  du  coupable;  la  mesure  de  sûreté.  La  peine  de  mort  est  la  plus 
sûre  des  prisons.  Ah!  ici,  vous  frissonnez  encore,  malgré  vous-même.  Quoi,  le 
tombeau  utilisé  comme  maison  de  justice!  la  mort  devient  un  employé  de  l'état! 
la  mort  devient  un  fonctionnaire  auquel  on  donne  à  garder  les  hommes  dangereux! 
Voici  un  homme  qui  a  fait  le  mal  et  qui  peut  le  faire  encore,  vous  pourriez 
essayer  de  guérir  cette  âme  et  d'en  déraciner  le  crime;  mais  non,  vous  n'allez  pas 
si  loin,  bah!  améliorer  un  homme,  le  corriger,  l'assainir,  le  sauver  physiquement 
et  moralement,  théories!  visions!  rêveries  de  poètes!  Vous  dites  :  il  faut  enfermer 
cet  homme,  la  meilleure  manière  de  l'enfermer  c'est  de  le  tuer,  et  vous  le  tuez! 

Monstrueux. 

A  législation  barbare,  raisonnement  sauvage.  Criminalistes,  débattez- vous  sous 
vos  propres  énormités. 


420     RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

J'ai  examiné  la  peine  de  mort  par  ses  deux  côtés,  action  directe,  action  indirecte. 
Qu'en  reste-t-il?  Rien.  Rien  qu'une  chose  horrible  et  inutile,  rien  qu'une  voie  de 
fait  sanglante  qui  s'appelle  crime  quand  c'est  l'individu  qui  l'accomplit,  et  qui 
s'appelle  justice  (ô  douleur!)  quand  c'est  la  société  qui  la  commet.  Sachez  ceci, 
qui  que  vous  sojez,  législateurs  ou  juges,  aux  jeux  de  Dieu,  aux  jeux  de  la 
conscience,  ce  qui  est  crime  pour  l'individu  est  crime  pour  la  société. 

Encore  une  réflexion.  Remarquez  l'attitude  des  criminalistes  devant  cette 
question  de  la  peine  de  mort.  Ceci  vous  dira  le  fond  de  leur  pensée  j  ceci  vous 
dira  où  en  est  la  pénalité  capitale  dans  le  for  intérieur  de  ceux  qui  la  défendent. 
Vojez  d'abord  les  vieux,  les  gothiques,  les  féodaux.  Le  supplice  leur  plaît  et  les 
fait  rajonner.  Farinace  salue  l'échafaud  comme  le  prêtre  salue  l'autel  :  c'est  en 
effet  son  autel  à  lui.  Les  criminalistes  anciens  sont  fiers  de  la  peine  de  mortj  les 
criminalistes  modernes  en  sont  honteux,  et  n'en  parlent  qu'en  s'essujant  le  front. 
C'est  qu'en  vérité,  ces  derniers  sont  de  notre  avisj  c'est  que  le  rajon  de 
l'équité  naturelle,  quand  il  traverse  tout  un  siècle,  n'épargne  aucune  âme  et  les 
pénètre  toutes.  Dieu  le  veut.  Au  fond  ces  hommes  pensent  comme  nous  de 
l'échafaud,  il  est  dès  aujourd'hui  abattu  dans  leur  conscience;  demain  il  le  sera 
dans  la  place  publique. 

Ils  nous  disent  seulement  :  —  Attendez  un  peu! 
Attendre.?  pourquoi  attendre.?  On  coupe  des  têtes  pendant  ce  temps-là. 
Lorsque  l'Assemblée  nationale  faisait  la  constitution,  la  question  s'est  présentée. 
Je  lui  ai  crié  :  c'est  l'heure,  hâtez-vous!  Faites  de  grands  pas!  faites  de  grandes 
choses!  il  j  a  de  certains  moments  où  il  faut  donner  des  coups   de   collier  en 
civilisation,  précipiter  le  progrès,  entraîner  le  genre  humain!  Ceci  est  une  occasion, 
remerciez  Dieu,   et  profitez-en!   Une   constitution  nouvelle,  en  France,  au  dix- 
neuvième  siècle,  doit  jeter  autour  d'elle,  au  moment  où  elle  apparaît,  une  clarté 
subite!  Elle  doit  être  l'adoption  des  classes  souffrantes  et  malheureuses!  Elle  doit 
saisir  l'intelligence  des  nations  par  la  consécration  éclatante  du  bien,  du  juste  et 
du  vrai.  La  civilisation  se  compose  de  ces  acceptations  successives  et  solennelles 
de  la  vérité.  Eh  bien!   consacrez   aujourd'hui,  tout  de   suite,  sans  plus  attendre, 
ce  grand  fait  :  l'inviolabilité  de  la  vie  humaine!  Abolissez  la  peine  de  mort. 
L'Assemblée  a  écouté,  mais  n'a  pas  entendu. 

Savez-vous  ce  qui  est  triste  ?  C'est  que  c'est  sur  le  peuple  que  pèse  la  peine  de 
mort.  Vous  j  avez  été  obligés,  dites-vous.  Il  j  avait  dans  un  plateau  de  la  balance 
l'ignorance  et  la  misère,  il  fallait  un  contrepoids  dans  l'autre  plateau,  vous  j  avez 
mis  la  peine  de  mort.  Eh  bien!  ôtez  la  peine  de  mort,  vous  voilà  forcés,  forcés, 
entendez-vous.?  d'ôter  aussi  l'ignorance  et  la  misère.  Vous  êtes  condamnés  à  toutes 
ces  améliorations  à  la  fois.  Vous  parlez  souvent  de  nécessité,  je  mets  la  nécessite 
du  côté  du  progrès,  en  vous  contraignant  d'j  courir,  par  un  peu  de  danger  au 
besoin. 

Ah!  vous  n'avez  plus  la  peine  de  mort  pour  vous  protéger.  Ah!  vous  avez  là 
devant  vous,  face  à  face,  l'ignorance  et  la  misère,  ces  pourvojeuses  de  l'échafaud. 


I 


LA  PEINE  DE  MORT.  421 

et  vous  n'avez  plus  l'échaÊiud!  Qu'allez-vous  faire?  Pardicu,  combattre!  Détruire 
l'ignorance,  détruire  la  misère!  C'est  ce  que  je  veux. 

Oui,  je  veux  vous  précipiter  dans  le  progrès!  je  veux  brûler  vos  vaisseaux  pour 
que  vous  ne  puissiez  revenir  lâchement  en  arrière!  Législateurs,  économistes, 
publicistes,  criminalistes,  je  veux  vous  pousser  par  les  épaules  dans  les  nouveautés 
fécondes  et  humaines  comme  on  jette  brusquement  à  l'eau  l'enfant  auquel  on 
veut  apprendre  à  nager.  \^us  voilà  en  pleine  humanité,  j'en  suis  fâche,  nagez, 
tirez-vous  de  là! 

Tenez,  tous  tant  que  nous  sommes,  renonçons  à  la  terreur.  Depuis  six  mille  ans 
les  sociétés  humaines  vivent  sur  la  haine,  c'est  assez!  essayons  de  l'amour! 

Que  désormais  l'homme  du  peuple,  l'homme  pauvre  et  ignorant,  l'homme  mal 
conseillé  par  son  intelligence  et  par  sa  destinée,  s'il  rencontre  dans  les  ténèbres  une 
idée  coupable,  et  s'il  ne  la  rejette  pas,  et  s'il  sort  de  ces  ténèbres  avec  cette  idée 
coupable,  voie  se  dresser  devant  lui,  non  la  guillotine,  mais  la  fraternité! 

Et  s'il  persiste,  et  s'il  accomplit  l'idée  criminelle,  oh!  alors,  qu'il  tremble!  la 
fraternité  peut  être  terrible.  Que  l'homme  de  meurtre  sache  qu'il  a  tué  son  frère, 
qu'il  vive  réprouvé  au  milieu  de  nous,  et  qu'il  s'appelle  Caïn! 

Et  en  faisant  cela,  savez-vous  ce  que  vous  ferez?  Vous  appliquerez  la  législation 
de  celui  qui  a  jugé  le  premier  et  qui  jugera  le  dernier,  la  législation  de  Dieu! 

Et  si  vous  aviez  su  comprendre,  législateurs,  j'aurais  ajouté  ceci  : 
Il  y  a  un  demi-siècle,  un  triste  et  grand  esprit,  qui  se  croyait  le  prophète  de 
l'avenir  et  qui  n'était  que  le  docteur  désespéré  et  sombre  du  passé,  Joseph  de 
Maistre,  jetait  dans  les  consciences  ces  paroles  presque  terribles  :  —  L'ordre  antique 
des  sociétés  humaines  repose  sur  trois  hommes  qui  en  sont  les  pierres  angulaires 
et  qui  contiennent  chacun  une  partie  de  l'idée  sociale  :  le  roi,  le  prêtre,  le 
bourreau.  — 

Eh  bien!  cet  ordre  antique,  vous  le  refaites  en  ce  moment,  vous  le  refaites  de 
toutes  pièces,  vous  le  refaites  dans  l'excellenee  de  vos  intentions  et  dans  la  plé- 
nitude de  votre  légitime  souveraineté.  Il  n'est  rien  de  plus  élevé  ni  de  plus  juste 
que  votre  souveraineté,  car  elle  participe  à  la  fois  du  peuple  qui  vous  investit  et 
de  la  providence  qui  vous  conseille.  —  Nous  vous  aidons  dans  cette  grande 
œuvre,  nous  à  la  fois  les  hommes  d'hier  et  les  hommes  de  demain,  nous  venons 
en  aide  à  vous  les  hommes  d'aujourd'hui j  nous  qui  ne  sommes  pas  convaincus 
peut-être  autant  que  vous' que  la  monarchie  ait  fini,  nous  venons  à  vous,  et  nous 
vous  assistons,  je  dis  plus,  nous  vous  secourons  dans  cette  tache  eflFrayante  de 
faire  une  grande  constitution  à  un  grand  peuple.  Nous  vous  assistons  loyalement, 
sincèrement,  honnêtement,  de  notre  mieux,  de  bon  cœur.  Nous  ne  nous  refusons 
pas,  imitez-nous.  Nous  vous  avons  concédé  le  roi,  concédez-nous  le  bourreau,  et 
puis  maintenant,  entendons-nous  comme  des  frères  que  nous  sommes,  pour 
conserver  le  prêtre,  cette  véritable  pierre  angulaire  de  l'édifice;  en  d'autres  termes, 
brisons  le  sceptre,  brisons  le  glaive,  et  gardons  l'évangile! 


422     RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 


[LA  CENSURE  ET  LE  THEATRE.] 

Félix  Pyat  avait  proposé  à  l'Assemblée  un  amendement  contre  le  droit  de  censure 
en  matière  théâtrale  (article  8,  paragraphe  3).  —  M.  Vivien  appuya  le  droit  de  cen- 
sure ;  Victor  Hugo  alors  demanda  la  parole.  Nous  avons  extrait  du  Moniteur  ce  discours 
non  recueilli  dans  Aêfes  et  Paroles. 

20  septembre  1848. 

L'impatience  de  l'Assemblée  m'avertit  qu'il  ne  lui  semble  pas  que  cette  question 
puisse  être  discutée  à  fond  et  avec  les  développements  nécessaires,  aujourd'hui. 
{Oui!  oui!  Parle^!)  Je  ne  prétends  pas  la  traiter.  L'Assemblée  comprend  qu'une 
pareille  matière  soulève  des  idées  qui  prendraient  probablement  le  reste  de  la  séance. 
Je  ne  veux  donc  pas  donner  en  ce  moment,  à  cette  discussion,  les  proportions 
qu'elle  appellerait  naturellement,  et  j'ajoute  que,  dans  ma  pensée,  l'heure  serait 
mal  choisie  pour  entrer  dans  une  contestation  aussi  considérable.  Je  sais  que  dans  la 
pensée  de  beaucoup  trop  de  membres  de  cette  Assemblée,  je  le  regrette,  les 
questions  de  théâtre  semblent  des  questions  futiles . . .  {Non!  non!  —  Celf  vrai!  c'eB 
vrai!) 

J'accepte  cette  interruption,  et  j'en  remercie  les  interrupteurs j  je  vois  que  le  jour 
où  les  lois  organiques  amèneront  cette  grande  question  devant  vous,  nous  pourrons 
l'approfondir,  assurés  d'avance  de  la  bienveillance  de  l'Assemblée.  {Oui!  oui!) 

Je  me  borne  à  faire  remarquer  aujourd'hui  que  tout  ce  qui  vient  d'être  dit  tout  à 
l'heure,  contre  la  liberté  du  théâtre,  a  été  dit,  dans  le  temps,  contre  la  liberté  de  la 
presse.  La  liberté  de  la  presse  a  répondu. 

Comment?  En  marchant,  et  en  faisant  marcher  la  civilisation  j  le  théâtre,  qui  sera 
libre  un  jour,  n'en  doutez  pas,  fera  la  même  réponse  aux  mêmes  préventions. 

Messieurs,  voilà  ce  que  nous  eussions  désiré,  et  ceci,  je  le  déclare  du  fond  de  ma 
conscience,  dans  l'intérêt  même  de  la  Constitution;  oui,  pour  l'honneur  de  votre 
Constitution,  nous  eussions  désiré  que  la  liberté  de  l'intelligence  tout  entière  j  fût 
inscrite.  {Interruption.)  Oui,  j'y  insiste,  et  je  dis  ceci  pour  vous  législateurs,  plus 
encore  que  pour  nous  écrivains  ! 

YdiW  ce  que  nous  demandions,  je  le  répète,  pour  l'honneur  même  de  votre 
Constitution. 

Car,  sachez-le  bien,  la  durée  de  votre  Constitution  se  mesurera  à  la  grandeur  des 
principes  qu'elle  contiendra.  {Mouvement.) 

Je  vois  avec  une  surprise  amère  toutes  les  idées  de  Hberté  se  défigurer  et  s'amoindrir 
dans  cette  discussion  d'une  Constitution  républicaine.  {Plusieurs  voix  :  Oui!  oui!) 

Aucune  idée  de  liberté  n'a  encore  été  admise  par  vous  entière.  {Mouvement.)  Ne 
trouvez-vous  pas  quelque  inconvénient  à  faire  voir  ainsi  par  les  faits  que  la  République, 
comme  vous  l'entendez,  est  moins  libérale  que  ne  l'était  la  monarchie?  Car,  je  le 
déclare,  la  prohibition  qui  frappait  la  censure  dans  la  charte  de  1830  était  beaucoup 


LA  CENSURE  ET  LE  THEATRE.       423 

plus  large,  plus  absolue  et  plus  respectueuse  pour  l'intelligence  humaine  que  l'article 
de  votre  projet  de  Constitution.  (Nouveau  mouvement.) 

Si  vous  continuez  ainsi,  le  résultat  auquel  vous  arriverez  ne  répondra  pas  à  la 
pensée  des  peuples,  à  l'attente  solennelle  de  l'humanité.  Je  le  dis,  parce  que  je  le 
crains,  cette  Constitution  ressemblera  à  un  avortement.  {Bruit.  —  K/cIamations.) 
"V^us  pouviez  la  faire  grande ,  vous  la  ferez  petite  !  (Sur  plusieurs  hancs  :  Très  hienl  — 
Mouvement.) 

Messieurs,  j'ai  dit  ce  que  je  voulais  dire.  Quand  la  discussion  des  lois  organiques 
ramènera  cette  importante  question  du  théâtre,  nous  serons  prêts,  et,  pour  ma  part, 
je  ne  faillirai  ni  au  droit  de  tous,  ni  à  mon  devoir  personnel.  Dès  à  présent  je  réclame, 
et  je  réclamerai  jusqu'à  mon  dernier  jour,  la  liberté  de  l'intelligence;  car,  pour  que 
l'intelligence  donne  à  la  société  toute  sa  lumière,  il  faut  que  la  société  lui  laisse  toute 
sa  liberté.  [Mouvement  en  sens  divers)  ^^\ 


(1) 


L'amendement  fut  rejeté.  {Note  de  l'e'diteur.) 


424    RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 


if  bureau.  —  OPINION  SUR  L'EXCLUSION  DES  BONAPARTE. 

Le  6  octobre  1848,  Lamartine  avait  affirmé,  à  l'Assemblée,  la  nécessité  de  faire 
élire  le  président  de  la  République  par  la  France  entière  ;  la  question  de  l'exclusion 
de  Louis  Bonaparte  à  la  présidence  avait  été  posée  nettement  et  la  minorité  voyait 
(était-ce  à  tort?)  un  danger  dans  la  nomination  d'un  membre  de  la  famille  impériale. 
C'est  alors  que  Victor  Hugo ,  au  nom  des  principes ,  prononça  le  discours  suivant  : 

Je  pense  que  l'Assemblée  ne  peut  se  déjuger  et  doit  maintenir  la  sage  résolution 
qu'elle  a  prise  récemment  à  une  si  grande  majorité.  Laissons  le  peuple  faire  les 
affeires  du  peuple. 

J'entre  tout  de  suite  dans  le  vif  et  dans  le  vrai  de  la  question. 

Messieurs,  que  faisons-nous  en  ce  moment?  Est  ce  une  constitution  pour  le  pays? 
est-ce  un  expédient  pour  la  situation  ? 

Si  c'est  une  constitution,  restons  dans  la  grandeur,  dans  la  sincérité,  dans  la 
simplicité  des  principes.  Il  y  a  dans  cette  simplicité  même  quelque  chose  d'auguste 
qui  est  la  force.  Une  constitution  est  une  sorte  de  niveau  suprême  qui  doit  être 
placé  assez  haut  pour  admettre  toutes  les  vérités  et  n'imposer  d'amoindrissement  à 
aucune.  Si  c'est  une  constitution  que  nous  faisons,  si  nous  nous  appelons  démocratie, 
si  nous  sommes  en  eflFet  le  gouvernement  de  tous  par  tous  et  pour  tous,  acceptons 
toujours  dans  sa  plénitude,  subissons  au  besoin,  le  suffrage  universel,  ayons  foi  en 
lui,  nous  représentants,  pour  qu'il  ait  foi  en  nous. 

Prenez  garde,  messieurs,  de  restreindre  les  principes.  Toute  restriction  aux 
principes  révèle  une  défiance  du  législateur  contre  le  peuple  et  crée  une  défiance  du 
peuple  contre  le  législateur. 

Rien  n'est  plus  périlleux  que  l'action  et  la  réaction  de  cette  défiance  réciproque. 
Messieurs,  s'il  était  jamais  possible,  si  le  malheur  des  temps  voulait  jamais  qu'une 
élection  fût  faite  par  le  suffrage  universel  contre  un  texte  formel  de  la  constitution, 
c'est-à-dire  par  la  souveraineté  du  peuple  contre  la  souveraineté  de  la  loi,  cette 
élection  ne  serait  plus  une  élection,  ce  serait  une  révolution. 

Songez-y,  messieurs,  c'est  là  un  sérieux  danger  dont  je  livre  la  méditation  à  vos 
consciences. 

Si  ce  n'est  pas  une  constitution  que  nous  faisons,  si  ce  n'est  qu'un  expédient, 
un  expédient  pour  la  situation ,  soit.  Examinons  l'expédient. 

Messieurs,  de  quoi  s'agit-il?  D'exclure  un  candidat.  Pourquoi?  parce  que  ce 
candidat  serait  un  prétendant.  Qui  le  prouve?  Ses  paroles?  il  le  nie.  Ses  actes?  il  n'a 
rien  fait  depuis  Février  que  de  se  rallier  à  la  République.  Où  donc  est  le  motif 
d'exclusion?  Messieurs,  je  sens  ici  le  besoin  de  m'interrompre,  et  de  déclarer,  car 
les  situations  nettement  dégagées  font  la  clarté  des  paroles,  de  déclarer,  dis-je,  que 
je  n'ai  point  personnellement  l'honneur  de  connaître  notre  collègue  le  représentant 
Louis  Bonaparte.  Je  ne  lui  ai  jamais  parlé,  et  je  ne  l'ai  jamais  vu  qu'à  la  distance 
qui  sépare  mon  banc  du  sien  dans  l'Assemblée.  Cela  posé,  je  continue.  A  mon 


OPINION  SUR  L'EXCLUSION  DES  BONAPARTE.    425 

sens,  les  mesures  comme  celle  qu'on  vous  propose  en  ce  moment,  sont  deux  fois 
mauvaises.  Elles  grandissent  les  prétendants,  s'il  y  en  a,  et  elles  amoindrissent  la 
Republique. 

Messieurs,  la  République,  je  le  dis  à  regret,  a  déjà  été  diminuée  le  jour  où  le 
serment  politique  a  été  rétabli.  A  mes  jeux,  la  République  était  grande  parce 
qu'elle  était  confiante.  Cette  confiance  et  cette  grandeur  s'imposaient  aux  consciences 
honnêtes  et  les  liaient  mieux  que  la  formalité  vaine  du  serment  politique,  précaution 
puérile  qu'ont  prise  successivement  tous  les  princes  depuis  cinquante  ans,  qui  les 
a  leurrés  tous  et  n'en  a  sauvé  aucun.  La  République,  en  dédaignant  le  serment 
pour  faire  appel  aux  loyautés,  se  montrait  plus  haute  que  la  monarchie j  elle  avait 
foi  en  eUe-méme.  Cela  sufiîsait,  je  le  répète,  pour  les  consciences  honnêtes.  Quant 
aux  consciences  déloyales,  en  rétablissant  le  serment,  messieurs,  vous  avez  oublié 
cette  vérité  que  celui  qui  ne  recule  pas  devant  une  trahison  ne  s'arrête  point  devant 
un  parjure. 

\bilà  pourquoi  j'ai  voté  contre  le  rétablissement  du  serment  politique.  C'est 
pour  la  République  une  perte  de  prestige,  un  amoindrissement j  mais  ce  qu'on 
vous  propose  aujourd'hui,  c'est  plus  qu'un  amoindrissement,  c'est  un  abaissement. 
On  vous  propose  de  déclarer,  par  l'amendement  qui  vous  est  soumis,  que  la 
République  a  peur  d'un  nom,  d'un  souvenir,  d'une  ombre,  et  qu'un  peuple  a 
peur  d'un  homme.  Et  quel  peuple,  messieurs!  Le  grand  peuple  que  vous  repré- 
sentez! Pour  ma  part,  et  je  crois  en  parlant  ainsi  sentir  battre  en  moi  le  cœur  de 
ce  peuple  dont  je  suis  l'émanation  directe,  je  ne  m'associe  ni  à  la  peur  qu'on  semble 
éprouver,  ni  à  la  précaution  qu'on  veut  prendre.  A  mon  avis,  le  danger  est  dans 
l'adoption  de  l'amendement,  mais  le  contraire  fût-il  vrai,  je  suis  de  ceux  qui 
préfèrent  l'acceptation  d'un  danger  à  la  mutilation  d'un  principe. 

Je  dis,  messieurs,  que  le  danger  est  dans  l'adoption  de  l'amendement^  et  en 
effet,  voyez  ce  qu'on  vous  propose  et  où  l'on  vous  conduirait.  La  qualité  de 
citoyen  est  indivisible,  concrète,  absolue.  Il  n'y  a  pas  de  moitié  de  citoyen,  ni  de 
quart  de  citoyen.  On  est  citoyen  ou  l'on  ne  l'est  pas.  Aucune  situation  intermé- 
diaire n'est  possible.  Les  seules  conditions  d'âge  remplies,  la  qualité  de  citoyen  se 
compose  essentiellement,  entre  autres  droits,  du  droit  d'être  élu  représentant  et  du 
droit  d'être  élu  président.  Sous  l'empire  de  votre  constitution  tout  homme  né  en 
France  porte  en  lui  ce  double  droit  mêlé  à  ses  futures  destinées.  Eh  bien!  si 
l'amendement  était  adopté,  il  y  aurait  en  France  des  français  qui  ne  seraient 
français  que  jusqu'à  un  certain  point,  qui  pourraient  être  représentants,  par 
exemple,  et  ne  pourraient  pas  être  présidents.  Quelle  serait,  messieurs,  je  vous  le 
demande,  quelle  serait  au  sein  du  pays  la  situation  de  ces  hommes  auxquels  la  loi 
défendrait  d'être  princes  et  ne  permettrait  pas  d'être  citoyens? 

Cette  situation,  messieurs,  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  serait  toujours  un  embarras 
et  souvent  un  danger  pour  le  pays.  Vous  seriez  amenés  fatalement,  dans  un  temps 
donne,  par  cette  logique  des  choses  plus  inflexible  et  plus  implacable  que  la  logique 
des  hommes,  à  compléter  la  loi  que  vous  auriez  faite,  à  lui  donner  ses  conséquences 
naturelles,  et  parce  que  vous  les  auriez  exclus  de  la  présidence,  vous  seriez  forcés 
de  les  bannir  du  territoire. 


426    RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

Vous  voteriez  donc  une  loi  d'exclusion  dans  le  présent  et  de  proscription  dans 
l'avenir.  Comme  loi  d'exclusion,  je  repousse  l'amendement;  comme  loi  de 
proscription,  je  le  condamne. 

Maintenant  j'aborde  la  question  de  personnes.  Elle  est  délicate,  mais  je  l'aborde 
comme  on  doit  aborder  les  questions  délicates,  résolument.  Qui  veut-on  exclure 
dans  la  personne  du  représentant  Louis  Bonaparte  ?  Est-ce  l'homme  ?  est-ce  le  nom  ? 
L'homme.''  On  ne  le  connaît  pas.  Je  ne  veux  ni  le  flatter,  ni  le  blesser,  à  Dieu  ne 
plaise,  mais  on  peut  dire  que,  grâce  au  malheur  des  temps,  grâce  à  l'exil  qui  a 
pesé  sur  son  enfance  et  sa  jeunesse,  Louis  Napoléon  Bonaparte  est  le  plus  inconnu 
de  tous  les  citoyens  sous  le  plus  célèbre  de  tous  les  noms.  Est-ce  le  nom,  est-ce 
ce  nom,  qu'on  veut  exclure?  Ah!  messieurs,  prenez  garde,  vous  iriez  droit  contre 
le  sentiment  français,  droit  contre  le  sentiment  populaire;  sans  doute  il  ne  faut  pas 
oublier  ce  que  le  général  Bonaparte  a  fait  contre  la  République,  mais  il  faut  se 
rappeler  aussi  ce  que  l'empereur  Napoléon  a  fait  pour  la  France.  Des  précautions, 
soit,  mais  pas  d'exclusion.  Adopter  l'amendement,  ce  serait  avoir  peur  d'un 
fantôme,  ce  serait  entourer  de  défiance  ce  nom  que  l'Europe  entoure  d'admiration 
et  de  respect,  ce  serait  repousser  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  l'histoire  avec  ce 
qu'il  y  a  de  plus  petit  dans  la  politique. 

Je  termine  par  un  mot,  messieurs.  Si  par  impossible  vous  adoptiez  l'amendement, 
vous  vous  placeriez  dans  une  position  fausse  aux  yeux  du  peuple  qui  vous  estime, 
mais  qui  vous  observe.  "Vbus  concéderiez  en  apparence  le  suffrage  universel  et  vous 
le  retireriez  en  réalité.  Donner  et  retenir  ne  vaut,  adopter  l'amendement,  ce  serait 
véritablement  retenir  l'élection  du  président  par  une  exclusion  considérable  qui  ne 
laisserait  pour  ainsi  dire  plus  le  choix  aux  électeurs. 

Je  me  résume.  Je  repousse  l'amendement.  Si  c'est  un  article  de  constitution,  il 
en  dehors  des  principes 

est  au-dessous  de  la  justice  et  de  la  vérité;  si  c'est  un  expédient,  il  est  au-dessous 
de  la  politique. 


SUR  LE  REMPLACEMENT  MILITAIRE. 

La  question  du  remplacement  militaire  avait  déjà  été  discutée  à  la  Chambre  des 
pairs  en  1847;  elle  fut  mise  à  l'ordre  du  jour  de  l'Assemblée  en  octobre  1848,  mais 
Victor  Hugo  n'y  put  parler,  la  lettre  suivante  nous  en  donne  la  raison  : 

Monsieur, 

L.C  Mottifmr  me  porte,  par  erreur,  comme  absent,  lors  du  vote  d'hier.  J'étais 
présent,  et  j'ai  contribue  par  mon  vote  à  la  solution  immédiate  de  cette  question 
du  remplacement  qui  excitait  tant  d'anxiétés  dans  le  pays.  J'ai  voté  contre  l'ajourne- 
ment, de  même  que  j'ai  voté  aujourd'hui,  avec  le  regret  que  mon  tour  d'inscrip- 
tion ne  me  permît  pas  de  prendre  la  parole,  contre  l'interdiction  du  remplacement 
militaire,  interdiction  contraire  à  la  liberté,  aux  intérêts  supérieurs  de  la  civilisation 
et  à  ce  fécond  développement  de  toutes  les  aptitudes  dans  toutes  les  directions,  qui 
Élit  la  grandeur  de  la  France. 

Recevez,  Monsieur,  l'assurance  de  mes  sentiments  les  plus  distingues. 

Victor  HuGo(^). 

Samedi  21  octobre. 
\î)ici  le  discours  prononcé  dans  une  réunion  préparatoire  : 

Opinion  prononcée  dans  le  5*  bureau. 

Ceux  qui  veulent  abolir  la  faculté  du  remplacement  militaire  blessent  à  la  fois  la 
liberté  et  l'égalité. 

Ils  blessent  la  liberté,  et  l'une  des  premières  entre  toutes,  la  liberté  des  transac- 
tions, la  liberté  des  contrats,  la  liberté  de  disposer  de  soi-même 3  liberté  profonde 
et  nécessaire  qu'on  ne  déracinera  point,  car  Dieu  merci,  on  n'arrachera  jamais  du 
cœur  de  l'homme  les  racines  du  droit  naturel. 

Ils  blessent  l'égalité,  car  l'interdiction  du  remplacement  militaire  introduira  dans 
l'armée  toute  une  aristocratie  de  soldats  riches,  éclairés,  lettrés,  qui  auront  nécessai- 
rement le  monopole  des  grades.  C'est  la  porte  de  l'avancement  fermée  aux  classes 
moins  favorisées,  à  l'ouvrier,  au  paysan.  L'épaulette  sera  accaparée  comme  autrefois. 
Le  privilège  de  l'éducation  remplacera  le  privilège  de  la  naissance. 

Autre  chose. 

La  civilisation  d'un  pays  comme  la  France  n'est  pas  un  fait  simple.  Rien  n'est 
plus  complexe  que  cette  civilisation.  EUc  se  compose  d'une  prodigieuse  variété 
d'intelligences,  d'aptitudes,  de  vocations  rayonnant  librement  dans  toutes  les  direc- 
tions j  l'armée  au  contraire  réclame,  impose,  exige  l'uniformité.  Si  vous  forcez 
toutes  ces  intelligences,  toutes  ces  aptitudes,  toutes  ces  vocations  diverses  à  traverser 


(1) 


Reliquat.  Lettre  publiée  dans  le  Moniteur  du  22  octobre  1848. 


428     RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

l'armée,  ce  cadre  inflexible,  de  deux  choses  l'une  :  ou  la  variété  triomphera  de  l'uni- 
formité ou  l'uniformité  triomphera  de  la  variété  5  en  d'autres  termes  ou  la  discipline 
défera  le  citojen,  ou  le  citoyen  défera  la  discipline. 

Dans  le  premier  cas  vous  compromettez  la  civilisation,  dans  le  second  cas  vous 
compromettez  l'armée. 

Je  crois  que  c'est  la  civilisation  qui  souffrira. 

"Vbus  figurez-vous  Voltaire  contraint  de  porter  sept  ans  le  mousquet.?  Voltaire 
disparaît.  Maintenant,  représentez-vous  le  dix-huitième  siècle  sans  Voltaire,  la 
France,  l'Europe,  le  monde  sans  Vbltaire.  Réfléchissez  à  toutes  ces  choses  auxquelles 
touche  votre  projet  d'article. 

Vous  emprisonnez  tous  les  essors  dans  une  destinée  commune,  rigide,  inflexible j 
vous  déprimez  la  civilisation  dans  tous  les  cerveaux  à  la  foisj  vous  faites  subir  au 
génie  de  la  nation  l'influence  fatale  du  premier  pli  ;  pas  un  des  sommets  de  la  société 
qui  ne  tombe  sous  votre  niveau;  vous  les  décapitez  tous  du  même  coup.  Vous  dites 
à  la  nation  qui  a  eu  Molière,  à  la  nation  qui  a  eu  Pascal,  à  la  nation  qui  a  eu 
Poussin,  à  la  nation  qui  a  eu  La  Fontaine  :  —  Tu  n'auras  plus  que  des  soldats. 

Vbus  poussez  de  plus  en  plus  le  pays  vers  le  gouvernement  du  sabre.  Et  quant  à 
moi,  quelle  que  soit  mon  affection,  je  dirais  presque  ma  religion  pour  l'épaulette, 
je  ne  veux  pas  du  gouvernement  des  généraux.  Les  jeunes  républiques  inclinent  au 
gouvernement  des  généraux  comme  les  monarchies  vieillies  au  gouvernement  des 
évêques.  Chaque  forme  a  sa  pente  où  elle  glisse.  Or  je  ne  veux  pas  plus  du  gou- 
vernement des  généraux  que  je  ne  voulais  du  gouvernement  des  évêques.  Et  puis, 
nous  n'en  avons  pas  même  les   éléments.  Nous  n'avons  point  Bonaparte,  nous 

n'avons  pas  même 

n'avons  point  Cromwell.  Nous  avons  peut-être  Espartero. 

Je  repousse  donc  l'abolition  du  remplacement  militaire,  parce  que  je  ne  confon- 
drai jamais  une  idée  militaire  avec  une  idée  démocratique,  et  une  idée  prussienne 
avec  une  idée  française. 

Je  veux  sans  doute,  et  je  veux  ardemment  l'amélioration  de  notre  législation 
militaire,  mais  je  veux  aussi  le  maintien  de  notre  armée,  telle  que  la  Révolution  l'a 
faite,  telle  que  l'Empire  l'a  constituée;  je  veux  le  maintien  de  cette  armée  qui 
remplit  de  son  nom  les  plus  belles  pages  qu'ait  l'histoire  militaire  d'aucun  peuple, 
de  cette  armée  qui  défend  la  France  contre  les  ennemis  et  la  civilisation  contre  les 
barbares;  de  cette  armée  intelUgente,  brave,  disciplinée,  patiente,  sereine,  forte, 
solide  au  feu,  de  laquelle  Napoléon  disait  :  pour  combattre  aujourd'hui,  à  nombre 
égal,  une  armée  française,  il  faudrait  ressusciter  une  armée  romaine. 

Messieurs,  soyez  logiques.  Ah!  vous  voulez  dire  :  le  remplacement  est  interdit. 
Soit.  Mais  alors  commencez  par  dire  :  la  domesticité  est  interdite. 

Faites  cela,  si  vous  l'osez  et  si  vous  le  pouvez.  Et  d'abord,  sachez-le  :  la  Conven- 
tion, qui  osait  tout,  ne  l'a  pas  osé;  la  Convention,  qui  pouvait  tout,  ne  l'a  pas  pu. 

Pourquoi?  parce  que  ceci  est  un  point  où  la  loi  touche  les  mœurs  et  rencontre  ce 
qu'elles  ont  de  plus  réfractaire.  Ne  l'oublions  pas,  messieurs,  au  fond  des  mœurs 
comme  au  fond  des  lois  il  y  a  de  l'absolu. 


SUR  LE  REMPLACEMENT  MILITAIRE.  429 

Cet  absolu  se  compose  de  tous  les  instincts  nécessaires  de  l'humanité  qui  com- 
posent le  droit  naturel  et  qui  sont  les  racines  mêmes  de  la  civilisation.  Il  n'y  a  pas 
une  fibre  de  la  vie  sociale  qui  ne  corresponde  à  l'un  de  ces  instinas. 

Eh  bien,  la  liberté  des  contrats,  la  liberté  des  transactions,  la  liberté  de  disposer 
de  soi-même,  tout  cela  fait  partie  de  cet  absolu. 

Si  vous  placez  vos  lois  en  dehors  de  cet  absolu  qui  est  dans  les  mœurs,  vous 
faites  une  constitution  sans  base,  une  législation  sans  racine.  \ous  posez  votre  code 
à  plat  sur  le  sol. 

Le  premier  événement  qui  passera  poussera  du  pied  tout  votre  système  de  lois  et 
le  renversera.  |  ^^'Et  vous  direz  :  voilà  qui  est  étrange!  Cela  ne  tenait  donc  à  rien!  | 

Vous  dites  que  le  remplacement  militaire  froisse  l'égalité.?  Quoi,  messieurs,  voici 
un  contrat  entre  deux  hommes,  un  contrat  libre,  volontaire,  utile  et  agréable  à  tous 
les  deux.  En  vertu  de  ce  contrat,  l'un  de  ces  hommes  entre  dans  l'armée,  l'autre 
reste  dans  la  cité.  Où  est  donc  l'inégalité.?  Lequel  de  ces  deux  hommes  est  inférieur 
à  l'autre?  Depuis  quand  le  soldat  n'est-il  plus  l'égal  du  citoyen?  Et  avez-vous 
réfléchi  à  ce  que  c'est  dans  le  monde  qu'un  soldat  français?  Quoi!  voici  un  homme 
qui  accepte  à  la  place  d'un  autre,  librement,  volontairement,  je  le  répète,  la  glo- 
rieuse fonction  de  porter  l'uniforme  national,  de  faire  flotter  l'ombre  du  drapeau 
tricolore  sur  le  commerce,  sur  l'industrie,  sur  l'agriculture,  gardés  et  rassurés,  de 
maintenir  l'ordre  en  France  et  l'équilibre  en  Europe,  de  défendre  tantôt  le  territoire, 
tantôt  la  civilisation,  de  faire  front,  en  un  mot,  à  la  frontière  aux  invasions  de 
l'ennemi  et  dans  la  rue  aux  invasions  de  la  barbarie  !  \bici  un  homme  qui  accepte 
de  porter  cette  illustre  épaulctte  de  laine  de  nos  grenadiers  qui  ne  le  cède  pas  en 
éclat  héroïque  à  l' épaulctte  d'or  des  généraux!  Quoi!  voici  un  homme  qui  accepte 
la  chance  de  voir  des  Marengo  et  des  Austerlitz  et  d'être  un  de  ces  héros  auxquels 
Napoléon  dira  :  Camarades,  vous  avez  en  quarante  jours  égalé  les  légions  romaines! 
Et  vous  arrêtez  cet  homme  !  et  vous  lui  faites  défense  de  signer  ce  contrat  !  Au  nom 
de  quoi?  au  nom  de  sa  dignité!  "Vbus  lui  déclarez  qu'il  s'abaisse!  Vous  lui  déclarez 
qu'il  s'avilit!  Ah!  messieurs! 

Ne  blasphémez  pas  la  gloire  au  nom  de  l'égalité!  N'offensez  pas  cette  religion  de 
l'uniforme  et  de  l'épée  qui  est  un  des  plus  nobles  instinas  de  la  France  !  Renoncez  ! 
renoncez  à  cet  argument  qui  fait  monter  la  rougeur  au  front!  Renoncez  à  dire  au 
généreux  enfant  du  peuple  qu'il  y  a  en  lui  un  citoyen  qui  murmure  de  le  voir  se 
transformer  en  soldat! 

Mais,  dites-vous,  c'est  par  le  contrat  en  lui-même,  c'est  parce  que  cet  homme  se 
vend,  se  loue,  loue  sa  personne  et  son  service  à  un  autre  homme,  que  l'égalité  est 
blessée.  Est-ce  là  votre  argument?  Eh  bien!  je  vais  vous  signaler,  le  mot  est  trop 
faible,  je  vais  vous  dénoncer  une  autre  espèce  de  contrat. 

Voici  un  homme  qui  se  loue  à  un  autre  homme.  .  .  ^^K 

(*'  Les  deux  barres  avant  et  après  cette  phrase  sont  dans  le  manuscrit.  —  (^)  Là  s'arrête  ce 
manuscrit. 


430  I.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 


[LA  LIBERTE  DU  THEATRE.  —  Juin  i8;o.] 


Dans  la  séance  du  13  juin  1850,  M.  Baroche,  ministre  de  l'Intérieur,  présenta  un 
projet  de  loi  en  vertu  duquel  aucun  ouvrage  dramatique  ne  pourrait  être  représenté 
sans  l'autorisation  du  ministre  de  l'Intérieur  à  Paris  et  du  préfet  dans  les  départe- 
ments ;  de  plus ,  des  inspecteurs  devaient  assister  à  la  mise  en  scène  et  aux  répétitions 
générales,  se  réservant  de  retirer  l'autorisation.  C'était  la  censure  rétablie  avec  aggra- 
vation. Victor  Hugo  se  proposa  de  combattre  ce  projet. 

Je  ne  veux  faire  qu'une  simple  observation. 

Messieurs,  on  nous  avait  promis  une  loi  de  principes,  on  nous  apporte  une  loi 
d'expédients.  Je  ne  lui  ferai  pas  quant  à  moi  l'honneur  de  la  discuter. 

D'ailleurs,  je  la  considère  comme  votée  d'avance. 

Il  j  a  quinze  mois,  j'ai  combattu  devant  l'Assemblée  constituante  une  loi  contre 
la  censure  (^5  proposée  et  soutenue  par  M.  Léon  Faucher  alors  ministre  de  l'Intérieur, 
et  j'ai  eu  le  bonheur  de  l'emporter.  Je  n'ai  pas  cette  espérance  aujourd'hui. 

Je  ne  suis  monté  à  cette  tribune  que  pour  dire  un  seul  mot. 

Depuis  plus  de  deux  ans  le  théâtre  est  libre  ou  à  peu  près  libre.  Je  ne  ferai  pas  à 
la  puissante  et  illustre  littérature  de  mon  temps  l'injure  de  la  défendre  de  ces 
accusations  vaines  qui  sont  toujours  les  mêmes  dans  tous  les  temps  contre  tous  les 
grands  mouvements  d'idées. 

La  chute  des  arts  suit  la  perte  des  mœurs. 

Gilbert  le  disait  sous  'Vbltaire.  Cela  s'était  dit  avant  Gilbert  et  cela  se  répète  après 
lui.  Ce  sont  des  banalités.  Passons. 

Ce  que  je  veux  dire  et  ce  que  je  constate  à  cette  tribune,  c'est  que  depuis 
deux  ans  que  le  théâtre  est  libre,  il  a  dignement  et  noblement  usé  de  la  liberté.  Il 
n'a  donné  aucun  prétexte  à  la  loi  actuelle.  Les  seuls  abus,  les  seuls  excès  qui  ont 
troublé  dans  son  calme  cette  grande  liberté  civilisatrice  et  littéraire  du  théâtre,  ce 
sont  les  excès  et  les  abus  de  l'esprit  réactionnaire.  Nous,  les  adversaires  de  la 
réaction,  nous  ne  nous  en  sommes  pas  irrités  et  nous  ne  nous  en  sommes  pas 
plaints,  car  nous  applaudissons  à  tout  ce  qui  prouve  et  affirme  la  liberté,  même  à 
nos  dépens. 

Seulement  voici  la  considération  que  je  veux  déposer  dans  l'esprit  de  la  majorité 
au  moment  où  elle  va  rétablir  la  censure  : 

Dorénavant,  de  deux  choses  l'une  :  ou  les  pièces  réactionnaires,  si  vivement 
applaudies  d'un  certain  public,  seront  interdites  par  la  censure,  ou  elles  seront 
permises. 

Si  elles  sont  interdites,  je  ne  vois  pas  ce  que  la  réaction  j  gagnera. 

Si   elles   sont  permises,  par   cela  même  elles  deviendront  le   fait  du  pouvoir, 

(')  Discours  sur  la  LiberU du  théâtre j  3  avril  1849.  (Voir  page  ijj.) 


LA  LIBERTE  DU  THEATRE.  431 

M.  Carlier'^^  en  sera  le  collaborateur  et  nous  aurons  ce  spectacle  curieux  :  le  principe 
du  gouvernement  attaqué  avec  l'autorisation  du  gouvernement. 

Jusqu'à  présent  les  vaudevilles  réactionnaires  n'avaient  été  que  des  saillies  d'une 
certaine  opinion  qui  a  droit  comme  toute  autre  de  se  faire  jour.  C'était  la  Republique 
critiquée  par  la  liberté.  Désormais  ce  sera  la  République  insultée  par  la  police. 

Ici  encore  je  ne  vois  pas  ce  que  la  réaction  j  gagnera. 

Cela  dit,  je  descends  de  cette  tribune.  Je  le  répète,  je  ne  discute  pas  cette  loi. 
Cette  loi  n'est  pas  de  celles  qu'on  examine  sérieusement.  Ce  n'est  pas  une  loi,  c'est 
une  mesure. 

D'ailleurs,  une  liberté  de  plus  ou  de  moins,  nous  n'en  sommes  plus  à  les  compter. 
Le  gouvernement  peut  les  enchaîner  toutes  les  unes  après  les  autres.  Quand  l'heure 
sonnera,  elles  sortiront  toutes  ensemble  de  leur  prison.  Elles  j  entrent  dans  le 
silence  de  la  consternation  publique,  elles  en  sortiront  aux  acclamations  de  la 
France. 

Je  repousse  le  projet  ^^\ 

(1)  Préfet  de  police.  —  (*'  Manuscrit. 


432      RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 


LA  LIBERTE  DE  LA  PRESSE. 

Après  le  discours  du  9  juillet  1850  (La  liberté  de  la  Presse),  Victor  Hugo ,  souffrant , 
avait  demandé  un  congé  d'un  mois  qui  lui  fut  accordé  j  néanmoins ,  la  discussion 
d'un  projet  de  loi  rétablissant  pour  les  journaux  l'impôt  du  timbre  et  le  cautionne- 
ment^'^ s'étant  poursuivie  jusqu'au  16 ,  Victor  Hugo  vint  à  la  Chambre  dans  l'intention 
de  prononcer  le  discours  dont  voici  la  préparation }  mais  il  vit  sans  doute  la  partie 
perdue  et  se  contenta  de  voter  contre  la  loi  qui  fut  d'ailleurs  adoptée  par  386  voix 
contre  256. 

Une  note,  à  la  fin  du  discours,  montre  où.  Victor  Hugo  voulait  en  venir  après 
avoir  exposé  les  atrocités  que  la  presse,  libre,  pouvait  dénoncer  et  combattre;  la  voici  ; 

Sous  ces  mots,  timbre  et  cautionnement,  c'est  une  haute  question  de  civilisation 
qui  s'agite. 

Mon  Dieu,  messieurs!  mais  est-ce  qu'il  est  possible  de  contester  ce  que  je  dis  l^? 
Mais  vos  murmures  confirment  mes  paroles!  Tenez,  quand  ici,  à  cette  tribune, 
à  cette  tribune  française,  le  sommet  le  plus  lumineux  et  le  plus  élevé  qu'il  j  ait 
dans  le  monde,  nous  parlons,  nous,  des  progrès  de  notre  temps  et  de  notre  pays, 
et  de  la  marche  heureuse  de  la  civilisation  qui  s'est  éclairée  et  adoucie ,  grâce  à  nos 
philosophes  et  à  nos  écrivains,  ces  commentateurs  de  l'Evangile,  quand  nous 
constatons  les  résultats  magnifiques  de  nos  révolutions,  la  chute  successive  des 
abus,  l'abaissement  des  rigueurs  pénales,  tous  les  bons  exemples  que  la  France 
donne  aux  autres  peuples,  et  tout  ce  que  le  genre  humain  doit  de  grand,  de 
sage,  de  juste,  d'excellent,  particulièrement  depuis  un  siècle,  à  l'initiative  de  la 
pensée  française,  que  font  les  orateurs  de  la  majorité? 

Les  orateurs  de  la  majorité  se  lèvent  indignés  et  viennent  tonner  à  cette 
même  tribune.  Ils  nous  déclarent  que,  tout  au  contraire  de  nos  paroles,  la  France 
traverse  en  ce  moment  une  époque  abominable,  que  ses  mœurs  sont  impies,  que 
ses  lois  sont  athées,  que  les  révolutions,  loin  d'amener  le  progrès,  ont  produit  la 
décadence,  que  la  liberté  a  été  mauvaise  et  non  bonne,  et  que  ce  qui  est  beau, 
juste,  humain,  magnifique,  excellent,  religieux,  ce  sont  les  vieilles  mœurs  et  les 
vieilles  lois,  c'est  le  passé! 

Oui,  vous  le  dites!  Et  tandis  que  vous  parlez  ainsi,  éblouis  que  vous  êtes  par  le 
rayonnement  de  ce  qui  n'est  plus  et  aveuglés  à  la  clarté  de  ce  qui  est,  tandis  que 
vous  prodiguez  l'anathème  au  temps  présent  et  l'adoration  et  l'idolâtrie  au  temps 
passé,  au  moment  même  où  vous  élevez  la  voix,  à  l'heure  même  où  vous  êtes  à 
cette  tribune,  il  se  passe  autour  de  vous  sur  les  divers  points  de  l'Europe  où  n'a 
pas  encore  pénétré  cette  lumière  française,  qui  éclaire  selon  nous,  et  qui  incendie 
selon  vous,  il  se  passe  des  faits  étranges,  des  faits  que  vous  n'apercevez  point  et 
qu'il  faut  bien  que  je  vous  montre  pour  votre  enseignement. 

(')  Cet  impôt  avait  été  aboli  par  le  Gouvernement  provisoire. 


LA  LIBERTÉ  DE  LA  PRESSE.  433 

A  Londres,  on  pend  deux  créatures  humaines,  un  homme  et  une  femme,  au 
milieu  des  éclats  de  rire  obscènes  de  la  foule,  et  parmi  les  rieurs  il  j  en  a  qui  ont 
payé  leur  place  deux  guinées. 

En  Suisse,  dans  je  ne  sais  plus  quel  canton,  à  Claris,  je  crois,  un  juge,  fidèle 
observateur  de  la  loi,  de  cette  loi  qu'il  n'est  jamais  monstrueux  d'exécuter,  comme 
le  disait  l'autre  jour  M.  le  procureur  général  Baroche,  un  juge,  pour  contraindre 
une  femme  d'avouer  un  infanticide,  la  fait  suspendre  au  plafond  par  les  coudes 
avec  un  pavé  aux  pieds  et  dans  cette  situation  lui  fait  donner  des  secousses  qui 
lui  disloquent  les  os. 

Dans  un  autre  canton,  à  Appenzel,  on  soupçonne  une  misérable  jeune  fille 
d'un  meurtre,  on  l'applique  à  la  question  —  ceci  se  passait  le  15  novembre 
dernier  —  elle  avoue,  on  la  condamne  à  mort,  puis  on  la  traîne  sur  une  claie 
au  lieu  du  supplice,  là  cette  malheureuse  pousse  des  cris  effrayants,  jure  Dieu 
qu'elle  est  innocente  et  engage  une  lutte  horrible  avec  le  bourreau. 

Alors  —  écoutez  la  fin!  —  on  terrasse  la  condamnée  sur  le  pavé,  on  roule 
ses  longs  cheveux  autour  d'une  perche  pour  lui  assujettir  la  tête,  des  hommes  la 
prennent  par  les  bras,  d'autres  par  les  pieds,  et  le  bourreau,  à  genoux  sur  sa 
•poitrine,  lui  scie  le  cou  avec  un  sabre.  Je  répète  que  ceci  se  passait  le  ij  no- 
vembre. 

Eh  bien!  savez-vous  ce  que  c'est  que  ces  faits  étranges?  c'est  le  passé  qui, 
pendant  que  vous  parlez,  pendant  que  vous  le  glorifiez,  se  dresse,  et  vient  faire 
au  milieu  de  vos  beaux  discours  des  apparitions  lugubres!  C'est  le  passé  qui  vous 
dit  à  vous-mêmes  :  Me  voici!  je  suis  le  gibet,  je  suis  la  torture,  je  suis  l'inquisition, 
je  suis  le  passé!  Puisque  vous  m'admirez,  regardez-moi! 


ACTES    ET   PAROLES.    —   1.  28 


434     RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  LEGISLATIVE. 


LES  CAVES  DE  LILLE. 

Dans  les  Châtments^^\  Victor  Hugo  rappelle  la  visite  qu'il  fit  aux  caves  de  Lille  et 
l'angoisse  qui  l'étreignit  en  présence  de  «ce  morne  enfer».  C'est  l'économiste 
Adolphe  Blanqui ,  l'ardent  apôtre  des  pauvres ,  qui  le  détermina ,  par  cette  lettre ,  à 
se  joindre  à  lui  : 

«Mon  cher  confrère. 

Je  ne  saurais  vous  exprimer  combien  je  suis  chagrin  de  voir  le  peu  d'intérêt 
qu'inspire  à  l'Assemblée  la  grande  question  du  paupérisme.  Est-ce  parti  pris?  est-ce 
ignorance?  est-ce  la  difficulté  du  remède?  L'essentiel  serait  pourtant  de  constater  le 
mal;  mais  on  aime  mieux  le  nier.  Si  vous  êtes  décidés,  M.  de  Girardin,  vous  et 
quelques  nobles  cœurs  à  frapper  un  grand  coup,  politique  à  part,  au  seul  nom  sacré 
de  l'humanité  qui  passe  avant  la  politique,  je  vous  propose  de  partir  un  de  ces  soirs 
pour  Lille,  d'y  passer  un  seul  jour  et  de  faire  une  visite  aux  caves.  Je  sais  le  terrain 
par  cœur  et  vous  en  apprendrez  plus  ce  jour-là  qu'en  dix  ans.  Nous  irons  ensuite  si 
vous  voulez  à  Rouen,  un  jour  seulement  aussi  et  vous  verrez  à  quel  point  la  vérité 
est  au-dessus  du  peu  que  j'ai  dit  et  qu'on  taxe  d'exagération.  C'est  une  croisade 
digne  de  vous  et  qui  peut  produire  un  bien  immense.  Je  serai  le  pilote  de  cette  triste 
et  sainte  navigation  en  mer  morte. 

Tout  à  vous. 

Blanqjji. 
Réponse,  je  vous  prie. 

Paris,  3  février  1851. 

Je  vais  en  écrire  ou  en  parler  à  Girardin.  Parlez-lui-en  et  amenez  quelques-uns 
de  vos  collègues.  Plus  nous  serons,  plus  notre  voix  aura  d'empire». 


Le  20  février  Victor  Hugo  était  à  Lille.  Le  mois  suivant,  il  commença  ce  magni- 
fique plaidoyer  en  faveur  des  malheureuses  familles  terrées  «plus  bas  que  les  égouts 
des  rues».  Le  coup  d'état  ne  lui  laissa  pas  le  temps  de  le  prononcer. 

Rendons-nous  bien  compte  de  ce  que  c'est  que  ce  débat.  Nous  sommes  en 
face  du  problème  social.  Depuis  deux  ans  tout  à  l'heure  que  cette  Assemblée  sou- 
veraine est  réunie,  on  recule  devant  lui,  on  vote  des  lois  palliatives,  on  fait  des 
rapports  pleins  de  bonnes  intentions,  on  prend  des  termes,  on  donne  des  acomptes, 
on  ajourne.  Peine  inutile,  messieurs. 

Hélas!  les  choses  pressent,  les  hommes  ajournent.  C'est  là  le  caractère  de  ce 
temps-ci. 

(1)  Joyeutc  v$e. 


LES  CAVES  DE  LILLE.  -  435 

Messieurs,  à  quoi  bon  ajourner?  Sachez-le  bien,  quand  des  profondeurs  d'un 
vieil  ordre  politique  écroulé  un  tel  problème  que  le  problème  social  a  surgi,  c'est 
un  créancier  impitoyable,  on  ne  reconduit  pas  aisément.  Il  faut,  tôt  ou  tard, 
s'expliquer  avec  lui,  il  feiut,  tôt  ou  tard,  compter  avec  lui.  Au  moment  où  l'on  s'y 
attend  le  moins,  il  reparaît.  On  le  chasse  par  la  porte  du  suffrage  universel  qu'on 
referme  violemment  et  qu'on  verrouille  avec  soin,  il  rentre  par  la  porte  du 
budget. 

Et  cela  est  si  vrai,  messieurs,  que  le  voilà!  —  Eh  bien!  puisque  nous  ne 
pouvons  l'éviter,  abordons-le. 

Marchons  résolument,  marchons  droit  à  cette  redoutable  question  du  paupé- 
risme qui  contient  toutes  les  difficultés  sociales. 

À  mon  sens,  pour  que  ce  grand  débat  eût  une  base  certaine,  il  aurait  dû  être 
précédé  d'une  enquête  solennelle,  d'une  enquête  comme  celle  que  O'Connell 
réclamait  pour  l'Irlande,  d'une  enquête  faite  par  des  commissaires  de  l'Assemblée 
souveraine,  et  je  m'étonne  que  la  commission  de  l'assistance  publique  n'ait  pas 
réclamé  de  vous  cette  extension  naturelle  et  nécessaire  de  son  mandat.  Cette 
commission,  selon  moi,  aurait  dû  faire  pour  le  paupérisme  ce  qu'une  autre 
commission  du  même  genre  fait  en  ce  moment  même  pour  la  marine,  tout  voir, 
tout  sonder,  pénétrer  partout  de  la  suprême  autorité  de  l'Assemblée,  étudier  sur 
place  ces  détresses  des  campagnes,  visiter  tous  les  grands  centres  manufacturiers, 
scruter  les  essais  locaux  d'organisation  partielle  du  travail,  comme  ceux  de 
MM.  Scrive  frères  et  Marquette  par  exemple,  recueillir  et  confronter  les  faits, 
vérifier  les  statistiques,  comparer  l'intensité  des  plaintes  à  l'intensité  des  souffrances, 
et  revenir  ici  les  mains  pleines  de  documents,  et  vous  dire  :  "Vbilà  le  mal,  tel  que 
nous  l'avons  vu,  et  voici  le  remède,  tel  que  nous  le  comprenons. 

Alors  l'Assemblée  eût  avisé,  l'Assemblée  eût  décidé  en  parfaite  connaissance 
de  cause  et  sous  la  pleine  clarté  des  faits. 

Voule2-vous,  messieurs,  vous  rendre  compte  de  la  portée  considérable  d'une 
pareille  enquête,  de  ce  qu'elle  eût  fait  connaître,  de  ce  qu'elle  eût  révélé,  jugez-en 
par  un  fait. 

Vous  vous  en  souvenez,  on  a  parlé  un  jour  à  cette  tribune  de  Lille,  et  de  ce 
que  la  classe  ouvrière  y  soufiFre.  Eh  bien,  moi  qui  vous  parle,  j'ai  voulu  voir,  j'y 
suis  allé. 

Oui,  j'ai  voulu  éclairer  ma  conscience,  et  je  suis  surpris  qu'on  en  murmure! 

Oui,  j'ai  voulu  savoir  qui  avait  tort  et  qui  avait  raison,  de  l'opposition  qui  se 
plaignait  ou  du  ministre  qui  contestait.  Je  suis  allé  à  Lille.  J'y  suis  allé  avec 
plusieurs  personnes  préoccupées  des  mêmes  idées  que  moi,  notamment  avec  deux 
de  nos  honorables  collègues,  et  un  savant  et  célèbre  économiste  membre  de 
l'Institut  (^l 

Ce  que  j'ai  vu,  ce  que  nous  avons  vu,  je  vais  vous  le  dire. 

('J  Adolphe  Blanqui.  {NoU  de  fÈdifeur.) 

28. 


436      RELIQUAT.  —  I,  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Avant  tout,  puisque  le  seul  énoncé  d'une  chose  si  simple  a  suffi  pour  soulever 
des  exclamations  et  des  murmures,  permettez-moi  de  le  déclarer,  je  ne  citerai  que 
des  faits  précis,  constants,  circonstanciés,  réels  dans  toute  l'acception  du  mot,  des 
faits  que  six  personnes,  avec  lesquelles  j'étais,  ont  vus  comme  moi  et  peuvent 
attester,  des  faits  que  chacun  de  vous  peut  vérifier  demain,  si  bon  lui  semble. 
Lille  n'est  qu'à  quelques  heures  de  Paris. 

Nous  avons  commencé  par  les  caves. 

La  première  cave  où  nous  sommes  descendus... 

Et  d'abord  un  mot  :  voici  ce  que  c'est  que  les  caves  de  Lille  :  elles  n'ont  en 
général  aucune  communication  avec  les  maisons  qui  sont  bâties  dessus;  on  y 
descend  par  des  escaliers  de  sept  ou  huit  marches,  ces  caves  ne  reçoivent  d'air  et 
de  jour  que  par  la  porte  ou  par  la  trappe  qui  ferme  l'escalier;  quelques-unes 
pourtant  ont  une  lucarne  vitrée  que  le  passant  aperçoit  de  la  rue  sous  ses  pieds 
comme  au  fond  d'un  trou.  Je  ne  sais  si  le  fisc  fait  payer  l'air  qui  pénètre  dans  les 
caves  par  ces  lucarnes.  Si  cela  est,  le  fisc  vole,  car  il  n'entre  pas  d'air. 

Des  familles  entières,  hommes,  femmes,  enfants,  habitent  dans  ces  souterrains. 

Ici,  messieurs,  on  m'arrête.  On  m'objecte  que  pour  ce  genre  de  misère  le 
remède  est  trouvé  et  qu'il  a  été  fait  une  loi  contre  les  logements  insalubres.  Je 
vide  snr-le-champ  l'objeaion.  Je  le  déclare,  de  toutes  les  lois  palliatives  faites  depuis 
un  an,  la  loi  des  logements  insalubres  est  peut-être  la  moins  inefficace. 

Je  sais  qu'elle  a  fermé  à  Lille  un  certain  nombre  de  caves,  non  pas  cent, 
comme  l'a  dit,  par  erreur,  le  précédent  ministre  de  l'Intérieur,  faisant  en  cela  un 
tort  involontaire  à  la  loi,  mais  deux  cent  cinquante;  je  sais  que  rue  des  Etaques, 
dans  cette  rue  des  Etaques  que  son  horreur  a  rendue  célèbre,  la  loi  des  logements 
insalubres  a  condamné  une  maison,  le  n"  2.  J'ai  visité  cette  maison  le  lendemain 
même  du  jour  où  elle  a  été  condamnée.  Mais  dans  une  ville  comme  Lille,  est-ce 
qu'il  s'agit  de  fermer  cent  ou  deux  cents  caves?  Il  faut  les  fermer  toutes.  Est-ce 
qu'il  s'agit  d'assainir  ou  de  condamner  telle  ou  telle  maison  çà  et  là?  il  faut  démolir 
et  reconstruire  des  quartiers  tout  entiers. 

Ces  caves  fermées,  et  ces  quartiers  démolis  et  reconstruits  de  fond  en  comble, 
il  resterait  encore  un  immense  problème  à  résoudre. 

Messieurs,  ne  nous  le  dissimulons  pas,  dans  la  situation  d'une  ville  comme 
Lille,  où  sur  soixante-dix  mille  habitants  il  J  a  trente-deux  mille  indigents  inscrits, 
réduits  aujourd'hui  à  vingt-deux  mille,  parce  qu'on  a  rayé  des  contrôles  tous  ceux 
qui  avaient  moins  de  cinq  enfants,  (je  serai  heureux  de  voir  ces  chiflFres  contestés, 
contredits,  amoindris,  mais  comme  je  les  ai  recueillis  sur  les  lieux,  comme  ils 
m'ont  été  communiqués  par  les  personnes  les  plus  notables,  jusqu'à  rectification 
probante  et  complète,  je  les  tiens  pour  vrais). 

Je  reprends  :  dans  la  situation  des  villes  comme  Lille,  dans  la  quantité  de 
misère  que  contiennent  tous  nos  grands  centres  du  travail,  il  y  a  un  vice  social, 
il  y  a  un  mal  profond;  or,  c'est  dans  la  direction  de  ce  vice  social  qu'il  faut  faire 
pénétrer  l'action  législative,  c'est  jusqu'à  ce  vice  social  qu'il  faut  enfoncer  la  loi. 


dl 


LES  CAVES  DE  LILLE.  437 

c'est  ce  mal  profond  qu'il  faut  guérir,  et  pour  cela  il  faut  autre  chose  que  la  loi  des 
logements  insalubres  ou  l'eau  claire  des  lavoirs  publics. 

Un  dernier  mot  sur  cette  loi  des  logements  insalubres  pour  n'avoir  plus  à  y 
revenir. 

\^ule2-vous  juger  de  la  force  d'exécution  qu'elle  porte  en  elle? 

Ecoutez  un  exemple  : 

Un  banquier  de  Lille  est  propriétaire  de  quatre  maisons,  rue  du  Dragon, 
numéros  i,  3  et  5,  et  rue  du  Vieux-Faubourg,  numéro  51.  La  commission  spéciale 
visite  ces  maisons,  les  déclare  insalubres  et,  en  vertu  de  votre  loi,  condamne  le 
propriétaire  à  les  assainir.  Le  banquier-propriétaire  résiste.  Comment.?  par  la  force 
d'inertie.  Il  épuise  les  délais  et  les  juridictions.  Tout  simplement.  L'aflEaire  va  de 
la  commission  spéciale  au  maire,  du  maire  au  conseil  municipal,  du  conseil  muni- 
cipal au  commissaire  de  police  pour  exécution  de  la  décision  prise,  du  commissaire 
de  police  au  procureur  de  la  République  pour  refus  d'exécution,  du  procureur  de 
la  République  au  tribunal  correctionnel.  Cela  dure  du  24  juin  1850  au  14  mars  1851. 
Neuf  mois.  Enfin,  au  bout  de  neuf  mois,  accouchement.  Le  tribunal  correctionnel 
prononce  contre  le  propriétaire  récalcitrant  des  quatre  maisons  malsaines  où  dépé- 
rissent trente  familles,  la  sentence,  vingt-cinq  francs  d'amende  (^^. 

On  en  est  là.  Et  remarquez,  messieurs,  que  le  propriétaire  réfractaire  a  encore 
deux  degrés  de  juridiction  à  épuiser  :  la  cour  d'appel  et  la  cour  de  cassation. 

Jugez  d'après  cela  du  degré  d'efficacité  de  la  loi  des  logements  insalubres,  et  de 
toutes  les  lois  de  même  nature  votées  depuis  un  an,  lois  faites  sans  vue  d'ensemble 
et  par  conséquent  sans  portée. 

L'objcaion  écartée,  je  reviens  aux  faits  dont  il  est  de  mon  devoir  d'entretenir 
l'Assemblée.  Messieurs,  quand  nous  sommes  allés  à  Lille,  mes  honorables  compa- 
gnons de  voyage  et  moi,  la  loi  des  logements  insalubres  y  avait  passé j  voici  ce 
qu'elle  avait  laissé  derrière  elle,  voici  ce  que  nous  avons  trouvé  : 

La  première  cave  où  nous  nous  sommes  présentés  est  située  Cour  à  l'eau,  n"  2. 
Je  vous  dis  l'endroit.  Bien  que  la  porte  fut  toute  grande  ouverte  au  soleil  depuis 
le  matin,  car  c'était  une  belle  journée  de  février,  il  sortait  de  cette  cave  une  odeur 
tellement  infecte,  l'air  y  était  tellement  vicié  que,  sur  sept  visiteurs  que  nous 
étions,  nous  ne  fûmes  que  trois  qui  pûmes  y  descendre.  Un  quatrième  qui  s'y 
hasarda  ne  put  dépasser  le  milieu  de  l'escalier,  et  de  même  que  cela  était  arrivé  en 
1848  au  préfet  de  Lille  accompagnant  M.  Blanqui,  il  s'arrêta  comme  asphyxié  au 
seuil  de  la  cave  et  fut  obligé  de  remonter  précipitamment. 

Nous  trouvâmes  dans  cette  cave  au  pied  de  l'escalier  une  vieille  femme  et  un 
tout  jeune  enfant.  Cette  cave  était  si  basse  qu'il  n'y  avait  qu'un  seul  endroit  où  l'on 
pût  s'y  tenir  debout,  le  milieu  de  la  voûte.  Des  cordes  sur  lesquelles  étaient  étalés 
de  vieux  linges  mouillés  interceptaient  l'air  dans  tous  les  sens.  Au  fond  il  y  avait 
deux  lits,  c'est-à-dire  deux  coflEres  en  bois  vermoulu  contenant  des  paillasses  dont  la 
toile,  jamais  lavée,  avait  fini  par  prendre  la  couleur  de  la  terre. 

(')  À  la  fin  des  notes  sur  les  caves  de  Lille,  un  fragment  de  journal  donne  les  détails  de  ce 
^toch.  {Note  dt  l'Éditeur,)  


438      RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Pas  de  draps,  pas  de  couvertures. 

Je  m'approchai  d'un  de  ces  lits,  et  j'y  distinguai  dans  l'obscurité  un  être  vivant. 
C'était  une  petite  fille  d'environ  six  ans  qui  gisait  là,  malade  de  la  rougeole,  toute 
tremblante  de  fièvre,  presque  nue,  à  peine  couverte  d'un  vieux  haillon  de  lainej 
par  les  trous  de  la  paillasse  sur  laquelle  elle  était  couchée,  la  paille  sortait.  Un 
médecin  qui  nous  accompagnait  me  fit  toucher  cette  paille.  Elle  était  pourrie. 

La  vieille  femme,  qui  était  la  grand'mère,  nous  dit  qu'elle  demeurait  là  avec  sa 
fille  qui  est  veuve  et  deux  autres  enfants  qui  reviennent  à  la  nuit  j  qu'elle  et  sa  fille 
étaient  denteUières;  qu'elles  payaient  dix-huit  sous  de  loyer  par  semaine,  qu'elles 
recevaient  de  la  ville  tous  les  cinq  jours  iin  pain,  et  qu'à  elles  deux  elles  gagnaient 
dix  sous  par  jour. 

A  côté  du  lit,  près  de  l'enfant  malade,  il  y  avait  un  grand  tas  de  cendre  qui 
exhalait  une  odeur  repoussante.  C'est  de  la  cendre  de  tourbe  que  ces  malheureuses 
familles  ramassent  et  vendent  pour  vivre.  Au  besoin  cette  cendre  leur  sert  de  lit. 

Telle  était  cette  cave. 

Messieurs,  six  créatures  humaines,  deux  femmes  et  quatre  enfants,  vivent  là! 

Plus  loin...  — je  veux  ménager  les  instants  de  l'Assemblée ,  je  ne  citerai  que 
quelques  faits.  D'après  ceux-là,  vous  jugerez  du  reste. 

Remarquez-le  d'ailleurs,  messieurs,  ces  faits  ne  sont  pas  des  faits  choisis  exprès, 
ce  sont  les  premiers  faits  venus,  ceux  que  le  hasard  nous  a  donnes  dans  une  visite 
qui  n'a  duré  que  quelques  heures.  Ces  faits  ont  au  plus  haut  degré  tout  le  caractère 
d'une  moyenne.  Ils  sont  horribles^  il  y  en  a  de  plus  horribles  pourtant,  et  que  je 
connais;  mais  je  n'en  parlerai  pas,  car  je  ne  veux  citer  que  ceux  que  j'ai  vus. 

Dans  une  autre  cave,  cour  Ghâ,  il  y  avait  quatre  enfants  seuls.  Le  père  et  la 
mère  étaient  au  travail.  L'aînée,  une  fille  de  sept  ans  qui  en  paraissait  cinq,  berçait 
le  plus  petit  qui  pleurait.  Les  deux  autres  étaient  accroupis  à  côte  de  la  sœur  aînée 
dans  une  attitude  de  stupeur.  Messieurs,  ces  quatre  enfants  dans  cette  cave,  seuls, 
vêtus  de  lambeaux,  livides,  immobiles,  silencieux,  accablés,  une  atmosphère 
fétide,  des  guenilles  séchant  sur  des  cordes,  à  terre  des  flaques  d'eau  produites  par 
le  suintement  des  eaux  de  la  cour  le  long  des  murs  de  la  cave,  je  renonce  à  vous 
donner  une  idée  de  cette  misère! 

Ailleurs,  rue  des  Étaques,  n°  14,  une  allée  noire  où  coulait  un  ruisseau  infect 
nous  a  conduits  dans  une  cour  étroite  bordée  de  masures.  Nous  sommes  entres  au 
hasard,  'fj  insiste,  dans  la  première.  Il  y  avait  là  une  femme  qui  sanglotait.  Cette 
femme,  appelée  Eugénie  "Watteau,  a  eu  deux  enfants.  L'un  est  mort  à  trois  mois 
et  demi.  L'autre  est  malade  de  la  maladie  de  la  lymphe  dont  son  frère  est  mort. 

Quant  à  la  mère,  elle  perd  la  vue.  Les  conditions  spéciales  de  travail  et 
l'atmosphère  malsaine  où  vivent  ces  familles  malheureuses  engendrent  des 
ophtalmies  qui  produisent  des  amauroses.  Elle  est  seule  au  monde  avec  son  enfant. 
Elle  nous  a  dit  en  pleurant  :  si  je  travaille,  je  deviendrai  aveugle,  si  je  ne  travaille 
pas,  nous  mourrons  de  faim. 

Tout  à  côté,  dans  la  masure  voisine,  au  fond  d'une  chambre  sans  meubles,  un 
ouvrier  filetier,  phtisique,  homme  d'environ  trente-cinq  ans,  était  couché  sur  un 


LES  CAVES  DE  LILLE.  439 

grabat.  On  l'entendait  râler  du  dehors.  "Vbus  n'ignorez  pas,  messieurs,  que  lorsqu'on 
ne  peut  pas  prendre  les  précautions  hygiéniques  auxquelles  l'extrême  indigence  "est 
forcée  de  renoncer,  certaines  industries  insalubres,  notamment  le  peignage  du  lin, 
développent  une  certaine  espèce  de  phtisie. 

Au-dessus  de  l'ouvrier  malade,  au  premier  étage,  car  il  n'y  a  pas  de  solution  de 
continuité,  toutes  ces  douleurs  se  touchent,  pas  un  anneau  ne  manque  à  cette 
chaîne  de  misère  qui  pèse  sur  ces  populations  accablées,  nous  avons  trouvé  une 
femme  veuve.  Cette  femme  est  épileptique.  Elle  fait  de  la  dentelle  et  gagne  trois 
sous  par  jour.  Elle  a  trois  petits  enfants.  L'aîné  gagne  quinze  sous  par  semaine,  le 
second  ne  travaille  pas  encore,  l'autre,  qui  est  une  fille,  est  affilie,  nous  dit  la 
mère,  ce  qui  signifie  scrofuleuse.  Ils  couchent  tous  les  quatre,  la  mère  et  les 
enfants,  sur  une  paillasse  qui  est  là.  Ils  n'ont  ni  draps,  ni  couvertures.  Ils  ne  font 
jamais  de  feu. 

J'ai  demandé  à  cette  veuve  :  De  quoi  vivez-vous.?  EUe  m'a  répondu  :  —  Quand 
nous  avons  du  pain,  nous  mangeons. 

Je  m'arrête,  messieurs,  je  ne  veux  pas  multiplier,  à  moins  que  des  contradic- 
tions imprudentes  ne  m'y  forcent,  ces  douloureux  détails.  Représentez-vous 
pourtant  des  rues,  des  rues  entières  où  l'on  rencontre  à  chaque  pas  de  ces 
spectacles-là,  où  palpite  partout,  sous  toutes  les  formes,  la  détresse  la  plus  lamen- 
table. Nous  ne  sommes  restés  qu'un  jour  à  Lille,  mes  compagnons  de  route  et  moij 
nous  avons  été  devant  nous  au  hasard,  je  le  répète,  dans  ces  quartiers  malheureux^ 
nous  sommes  entrés  dans  les  premières  maisons  venues.  Eh  bien  !  nous  n'avons 
pas  entr'^ouvert  une  porte  sans  trouver  derrière  cette  porte  une  misère  —  quelque- 
fois une  agonie. 

Figurez-vous  ces  caves  dont  rien  de  ce  que  je  vous  ai  dit  ne  peut  vous  donner 
l'idée  5  figurez-vous  ces  cours  qu'ils  appellent  des  courettes,  resserrées  entre  de  hautes 
masures,  sombres,  humides,  glaciales,  méphitiques,  pleines  de  miasmes  stagnants, 
encombrées  d'immondices,  les  fosses  d^aisance  à  côté  des  puits! 

Hé  mon  Dieu!  ce   n'est  pas  le  moment  de  chercher  des  délicatesses  de  lan- 

Figurez- vous  ces  maisons,  ces  masures  habitées  du  haut  en  bas,  jusque  sous 
terre,  les  eaux  croupissantes  filtrant  à  travers  les  pavés  dans  ces  tanières  où  il  y  a 
des  créatures  humaines.  Quelquefois  jusqu'à  dix  familles  dans  une  masure,  jusqu'à 
dix  personnes  dans  une  chambre,  jusqu'à  cinq  ou  six  dans  un  lit,  les  âges  et  les 
sexes  mêlés,  les  greniers  aussi  hideux  que  les  caves,  des  galetas  où  il  entre  assez 
de  froid  pour  grelotter  et  pas  assez  d'air  pour  respirer! 

Je  demandais  à  une  femme  de  la  rue  du  Bois-Saint-Sauveur  :  pourquoi 
n'ouvrez- vous  pas  les  fenêtres?  —  elle  m'a  répondu  :  —  parce  que  les  châssis  sont 
pourris  et  qu'ils  nous  resteraient  dans  les  mains.  —  J'ai  insisté  :  —  vous  ne  les 
ouvrez  donc  jamais.'*  —  Jamais,  monsieur! 

Figurez-vous  la  population  maladive  et  étiolée,  des  spectres  au  seuil  des  portes, 
la  virilité  retardée,  la  décrépitude  précoce,  des  adolescents  qu'on  prend  pour  des 
CQ^nts,  de  jeunes  mères  qu'on  prend  pour  de  vieilles  femmes,  les  scrofules,  le  rachis. 


440     RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

l'ophtalmie,  l'idiotisme,  une  indigence  inouïe,  des  haillons  partout,  on  m'a  montre 
comme  une  curiosité  une  femme  qui  avait  des  boucles  d'oreilles  d'argent! 

Et  au  milieu  de  tout  cela  le  travail  sans  relâche,  le  travail  acharné,  pas  assez 
d'heures  de  sommeil,  le  travail  de  l'homme,  le  travail  de  la  femme,  le  travail  de 
l'âge  mûr,  le  travail  de  la  vieillesse,  le  travail  de  l'enfance,  le  travail  de  l'infirme, 
et  souvent  pas  de  pain,  et  souvent  pas  de  feu,  et  cette  femme  aveugle,  entre  ses 
deux  enfants  dont  l'un  est  mort  et  l'autre  va  mourir,  et  ce  filetier  phtisique 
agonisant,  et  cette  mère  épileptique  qui  a  trois  enfants  et  qui  gagne  trois  sous  par 
jour!  Figurez-vous  tout  cela,  et  si  vous  vous  récriez,  et  si  vous  doutez,  et  si  vous 
niez ... 

Ah!  vous  niez!  Eh  bien,  dérangez-vous  quelques  heures,  venez  avec  nous, 
incrédules,  et  nous  vous  ferons  voir  de  vos  yeux,  toucher  de  vos  mains  les  plaies, 
les  plaies  saignantes  de  ce  Christ  qu'on  appelle  le  peuple  ! 

Ah!  messieurs!  je  ne  fais  injure  au  cœur  de  personne,  si  ceux  qui  s'irritent 
à  mes  paroles  en  ce  moment  avaient  vu  ce  que  j'ai  vu,  s'ils  avaient  vu  comme 
moi  de": malheureux  enfants  vêtus  de  guenilles  mouillées  qui  ne  sèchent  pas  de 
tout  l'hiver,  d'autres  qui  ont  toujours  envie  de  dormir  parce  que,  pour  gagner 
leurs  trois  ou  quatre  misérables  sous  par  jour,  on  les  arrache  de  trop  bonne  heure 
à  leur  sommeil,  d'autres  qui  ont  toujours  faim  et  qui,  s'ils  trouvent  dans  la  rue, 
dans  la  boue,  des  feuilles  vertes,  les  essuient  et  les  mangent,  s'ils  avaient  vu  les 
pères  et  les  mères  de  ces  pauvres  petits  êtres,  qui  souffrent  bien  plus  encore,  car  ils 
souffrent  dans  eux-mêmes  et  dans  leurs  enfants,  s'ils  avaient  vu  cela  comme  moi, 
ils  auraient  le  cœur  serré  comme  je  l'ai  en  ce  moment,  et,  j'en  suis  sûr,  et  je 
leur  fais  cet  honneur  d'en  être  sûr,  loin  de  m'interrompre,  ils  me  soutiendraient, 
et  ils  me  crieraient  :  courage!  parlez  pour  les  pauvres! 

Car,  eh  mon  Dieu!  pourquoi  vous  méprenez-vous?  parler  pour  les  pauvres,  ce 
n'est  pas  parler  contre  les  riches!  A  quelque  opinion  qu'on  appartienne,  est-ce  que 
ce  n'est  pas  votre  avis  à  tous?  oh  n'a  plus  de  passions  politiques  en  présence  de 
ceux  qui  souffrent!  et  on  ne  se  sent  plus  au  fond  de  soi  qu'un  cœur  qui  souffre 
avec  eux  et  une  âme  qui  prie  pour  eux! 

Messieurs,  allez  à  Rouen,  allez  à  Lyon,  à  Reims,  à  Amiens,  à  Tourcoing,  à 
Roubaix,  visitez  ici,  à  Paris,  visitez  à  fond  nos  faubourgs  Saint- Antoine  et  Saint- 
Marceau,  vous  y  constaterez  des  faits  pareils  à  ceux  que  je  vous  ai  signalés,  des 
faits  pires!  Sortez  des  villes,  explorez  les  campagnes,  là  encore,  comme  vous  l'a 
dit  notre  honorable  collègue  M.  Arago,  d'inexprimables  dénuments  se  dresseront 
devant  vous,  et  vous  ne  trouverez  qu'une  chose  à  comparer  aux  détresses  indus- 
trielles, ce  sont  les  détresses  agricoles. 

"Voici,  pour  tout  compléter  en  quatre  lignes,  ce  que  je  lis  dans  le  Moniteur,  dans 
un  rapport  fait  par  M.  Blanqui  à  l'Institut,  à  la  suite  d'une  mission  officielle, 
quatre  lignes  seulement  :  «On  compte  encore  par  centaines  de  mille  (en  France) 
les  hommes  qui  n'ont  jamais  connu  les  draps  de  lit,  d'autres  qui  n'ont  jamais 


LES  CAVES  DE  LILLE.  441 

porté  de  souliers j  et  par  millions  ceux  qui  ne  boivent  que  de  l'eau,  qui  ne  mangent 
jamais  ou  presque  jamais  de  viande,  ni  même  de  pain  blanc»  ^^l 

Certes,  c'est  là  une  situation  grave. 

Cette  situation,  il  ne  sufl&t  pas  de  l'exposer.  Il  faut  en  sonder  les  causes;  il  ne 
suffit  pas  d'en  sonder  les  causes;  il  faut,  dans  la  mesure  de  ses  forces,  tacher  d'en 
trouver  le  remède. 

Si  je  ne  comprenais  pas  de  la  sorte  le  religieux  et  solennel  devoir  de  l'orateur 
dans  cette  périlleuse  question,  je  ne  serais  pas  monté  à  cette  tribune. 

Eh  bien!  les  causes  de  cette  situation,  quelles  sont-elles.? 

Messieurs,  ces  causes  sont  de  tout  ordre,  variées,  complexes,  profondes,  les  unes 
lointaines  et  indistinctes,  les  autres  prochaines  et  saisissables. 

À  mon  sens,  une  des  plus  évidentes,  et  à  coup  sûr,  la  plus  immédiate,  c'est  ce 
que  je  n'hésite  pas  à  appeler  notre  exécrable  système  financier  et  économique. 

Voilà,  selon  moi,  le  point  qu'il  faut  aborder  résolument. 

D'autant  plus  résolument,  d'autant  plus  énergiquement  qu'il  y  a  de  toutes  parts, 
et  particulièrement  dans  la  commission  du  budget,  des  hésitations,  et  que  ces 
hésitations,  il  faut  les  vaincre. 

C'est  là,  du  reste,  le  côté  parfeitement  mûr  de  la  question. 

Oui,  messieurs,  réfléchissez-j.  Savez- vous  quel  est  le  produit  net  de  ce  détes- 
table mécanisme  financier  qu'on  vous  a  déjà  signalé  plus  d'une  fois  et  qui  est  la 
faute,  qui  est  le  crime  de  tous  nos  gouverrunts,  depuis  trente-cinq  ans  que  dure  la 
paix  européenne.?  Savez-vous  ce  qui  sort  de  votre  impôt  qui  prélève  sur  neuf  milliards 
de  production  dix-huit  cents  millions,  c'est-à-dire  un  cinquième,  et  qui  soutire  au 
seul  travail  agricole  près  de  neuf  cents  millions  par  an?  Savez-vous  ce  qui  sort  de 
votre  loi  de  recrutement  qui  prend  à  tout  homme  jeune  et  vigoureux  le  cinquième 
de  la  vie  active.?  Savez-vous  ce  qui  sort  de  votre  routine  administrative,  judiciaire, 
ecclésiastique,  militaire,  douanière,  qui  met  tout  un  monde  officiel  à  la  charge  de 
la  nation,  qui  institue  une  sorte  de  taxe  des  pauvres  en  haut,  et  qui  fiiit  vivre 
douze  cent  mille  individus  aux  frais  du  peuple.?  Combinaison  sociale  inqualifiable 
qui  énerve  l'agriculture,  le  commerce,  l'industrie,  et  qui  change  en  parasites  onéreux 
plus  d'un  million  d'hommes  qui  pourraient  être  des  travailleurs  utiles!  Savez-vous 
ce  qui  sort  de  votre  réseau  à  mailles  serrées  d'octrois,  de  tarifs,  d'impôts  de 
consommation,  d'entraves  de  toute  espèce,  système  inouï  qui  semble  avoir  pour 
but,  et  qui,  à  coup  sûr,  a  pour  résultat,  d'ôter  à  la  production  française  le  marché  de 
la  France,  de  telle  sorte  qu'un  de  vos  honorables  collègues (^)  a  pu  vous  dire  avec 
vente  qu'/7^  a  en  France  v'tn^-àeux  millions  h  français  qui  ne  consomment  pas  ! 

Oui,  savez-vous  ce  qui  sort  de  vos  lois  proteaionnistes,  de  vos  douanes  qui 
appauvrissent  tout  le  monde  pour  enrichir  quelques-uns,  savez-vous  ce  qui  sort  de 
vos  institutions  de  banque,  qui  ne  sont  pas  de  réelles  institutions  de  crédit,  de  vos 
monts-de-piéte  qui  font  l'usure,  de  la  part  trop  grande  feitc  au  capital  dans  les  fruits 

C'  Un  fragment  du  Moniteur,  donnant  cette  citation  du  rapport  d'Adolphe  Blanqui  à 
l'Institut,  figure  au  feuillet  498  du  Reliquat.  {Note  de  l'Éditeur.)  —  W  M.  Jorct.  {Note  du  ma- 
Hutm't.) 


442     RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

du  travail,  de  la  part  plus  grande  encore  faite  à  la  spéculation,  de  ce  jeu  aveugle  de 
la  dette  flottante,  de  ce  luxe  insensé  des  armées  permanentes,  de  cette  absurdité  de 
la  paix  armée,  de  tous  vos  systèmes  politiques  depuis  trente-deux  ans,  de  vos 
systèmes  économiques,  de  vos  systèmes  prohibitifs,  savez-vous  ce  qui  en. sort? 
Deux  misères.  La  misère  de  l'état  et  la  misère  du  peuple.  Songez-y,  hommes 
politiques,  la  misère  du  peuple,  c'est-à-dire  l'émeute 3  la  misère  de  l'état,  c'est-à-dire 
la  banqueroute  !  .  ." 

Il  n'y  a  pas  d'autre  question  que  celle-là.  Sortons  des  illusions.  Revenons  au 
vrai,  messieurs.  Que  ce  grand  débat  de  la  détresse  publique  nous  ramène  aux 
réalités.  Tenez,  voulez-vous  que  je  vous  le  dise.?  Tous  les  bons  citoyens  ont  le  cœur 
serré.  Et  savez-vous  pourquoi.?  C'est  parce  qu'au  lieu  de  voir  dans  tout  le  corps 
social  cette  activité  qui  suit  les  lois  d'organisation,  on  y  constate  cet  afiaisscment  qui 
suit  les  lois  de  compression;  parce  qu'on  ne  sent  pas,  au-dessus  du  gouvernement, 
votre  action  fécondante  et  suprême,  la  grande  pression  démocratique  qui  appartient 
à  une  assemblée  née  du  sufiErage  universel;  parce  qu'il  semble  en  particulier  que 
votre  autorité,  la  plus  haute  de  toutes,  s'amoindrit  à  plaisir;  parce  que  le  temps  se 
perd,  parce  que,  permettez-moi  la  franchise  de  ce  langage,  on  ne  flatte  pas  les 
grands  pouvoirs,  parce  qu'au  lieu  d'assister  à  de  salutaires  travaux  de  réforme  et 
d'utilité  publique,  on  assiste  à  des  luttes  sans  dignité  et  sans  portée.  L'an  dernier 
c'était  le  duel  de  représentant  à  représentant;  cette  année,  c'est  le  duel  de  pouvoir 
à  pouvoir. 

Tout  cela  est  triste.  Les  chefs  des  diverses  fractions  dominantes  de  la  majorité 
semblent  plus  que  jamais  au-dessous  de  leur, tâche.  La  conscience  publique,  qui  a 
toujours  le  sentiment  vrai  des  situations,  compare  la  petitesse  des  hommes  à  l'im- 
mensité des  devoirs.  De  là  l'anxiété  universelle. 

Et  c'est  en  présence  d'une  telle  situation...  J'élargis  la  question,  messieurs,  et 
je  m'adresse,  non  pas  seulement  aux  rapporteurs  de  la  commission,  mais  à  tous  les 
économistes,  à  tous  les  financiers,  même  en  dehors  de  cette  Assemblée,  à  tous  les 
hommes  d'état  du  système  dominant,  du  système  stationnaire,  je  m'adresse  à  eux, 
à  tous,  et  je  leur  dis  :  c'est  en  présence  d'une  telle  situation,  c'est  en  présence  des 
catastrophes  sociales,  des  événements  effrayants  qu'elle  peut  et  qu'elle  doit  entraîner, 
c'est  avec  Buzançais  derrière  vous,  c'est  avec  juin  1848  derrière  vous  et  l'inconnu 
devant  vous,  que  vous  venez  nous  déclarer  unanimement,  dans  des  dissertations 
académiques,  qu'après  tout  la  misère  est  un  mal  inhérent  à  l'humanité,  que  la  société 
a  fait  à  peu  près  tout  ce  qu'elle  pouvait  faire ,  et  qu'il  n'y  a  plus  guère  qu'à  perfec- 
tionner les  hôpitaux,  les  crèches,  les  salles  d'asile,  les  bureaux  de  bienfaisance  et 
les  dépôts  de  mendicité!  c'est  en  présence  de  cette  situation  que  vous  nous  apportez 
pour  remède,  quoi?  Des  assoupissants,  des  palliatifs,  rienl 

Vous  êtes  le  néant  attendant  le  chaos! 

Messieurs,  je  m'étonne  de  l'émotion  que  ces  paroles  soulèvent  dans  ce  côté  de 
l'Assemblée.  J'ai  déclaré  que  je  ne  m'adressais  pas  aux  personnes,  mais  aux  systèmes. 
Or,  un  système,  c'est  une  idée;  une  idée,  c'est  l'impersonnel,  et  contre  l'imper- 
sonnel, il  n'y  a  pas  de  personnalité.  ', 

Je  continue. 


LES  CAVES  DE  LILLE.  443 

Je  m'adresse  aux  hommes  de  finances  et  je  leur  dis  :  Jugez  vous-mêmes  votre 
système.  \bus  prenez  au  peuple  son  capital,  —  le  capital  du  travail,  —  sous  la 
forme  impôt  pour  lui  en  rendre  une  parcelle  sous  la  forme  aumône. 

Vous  lui  prenez  son  argent,  sa  vie,  sa  substance,  par  l'impôt  des  portes  et 
fenêtres,  par  toutes  vos  taxes  en  sens  inverse  du  juste  et  du  vrai,  par  l'impôt  des 
boissons,  par  les  octrois,  par  les  douanes,  par  les  prohibitions,  pour  lui  en  rendre  à 
peine  le  centième  par  les  hôpitaux,  par  les  crèches,  par  les  salles  d'asile,  par  les 
bureaux  de  charité!  Et  vous  appelez  cela  l'assistance  publique!  Messieurs  les 
hommes  d'état  et  les  grands  financiers  de  ce  temps-ci,  permettez-moi  une  compa- 
raison triviale,  mais  qui  fait  toucher  du  doigt  ma  pensée,  vous  ressemblez  à  un 
chirurgien  qui  couperait  à  un  homme  sa  jambe  saine  pour  avoir  le  plaisir  de  lui 
faire  ensuite  une  jambe  de  bois. 

Ah!  messieurs,  je  l'avoue,  je  ne  comprends  pas  ces  murmures (^),  je  ne  com- 
prends pas  les  résistances  qui  ont  accueilli  mes  paroles  de  ce  côté  (l'orateur  désigne 
la  droite)  pendant  que  j'essayais  de  vous  peindre  toutes  ces  détresses.  Est-ce  que  je 
m'adresse  aux  opinions  en  ce  moment?  Non,  je  vais  plus  haut,  je  m'adresse  aux 
cœurs,  je  m'adresse  aux  âmes,  je  m'adresse  à  vos  sentiments  de  chrétiens,  de 
français,  d'hommes! 

Faut-il  que  je  vous  le  rappelle.?  Ces  mêmes  classes,  ces  mêmes  hommes  qui 
endurent  tant  de  souffrances,  ce  sont  eux  qui,  lorsqu'il  le  faut,  défendent  si  vail- 
lamment, et  entre  tous,  et  au  premier  rang,  le  sol  du  pays.  Ce  sont  eux  qui  sont 
toujours  prêts,  qui  se  sont  levés  hier  et  qui  se  lèveront  demain!  Ce  sont  eux,  — 
leurs  pères  ou  eux,  c'est  la  même  chose,  ils  ont  la  même  âme,  —  ce  sont  eux  qui, 
en  1792,  formés  en  bataillons  improvisés,  couraient  aux  frontières,  couraient  à 
l'ennemi,  à  peine  vêtus,  mal  armés,  en  chantant  ce  qu'un  ministre  de  M.  Louis 
Bonaparte  a  appelé  à  cette  tribune  des  chants  soi-disant  patriotiques! 

Ce  sont  eux  qui,  en  1814,  pour  la  défense  de  la  patrie,  mettaient  au  service  de 
ce  génie.  Napoléon,  ce  héros,  le  peuple  français! 

Ne  l'oublions  pas,  messieurs,  quand  il  le  faut,  cette  vile  multitude,  comme  on 
l'a  nommée  encore  (^^,  tient  en  échec  tous  les  rois  de  l'Europe,  ces  va-nu-pieds 
passent  les  Alpes,  ces  déguenillés  remuent  le  monde!  Oui,  c'est  ce  pauvre  peuple 
qui  est  la  grande  nation! 

Ah!  quelles  que  soient  nos  divisions  dans  cette  enceinte,  qu'il  nous  soit  à  tous 
doublement  sacré,  à  cause  de  son  héroïsme  et  encore  plus  à  cause  de  ses  souf- 
frances! Inclinons-nous  devant  ses  lauriers  et  agenouillons-nous  devant  ses  plaies! 

Je  reviens  au  point  d'où  les  interruptions  m'ont  écarté. 

Messieurs,  cette  situation,  je  viens  de  l'exposer,  je  viens  d'en  chercher  les 
causes.  Maintenant  quel  est  le  remède? 

Messieurs,  le  remède  est  complexe  comme  la  cause.  La  question  est  aujour- 

^''  Cette  page  prévoyant  des  interraptions  est  une  variante  du  texte  qu'on  vient  de  lire. 
—  W  Thiers,  dans  son  discours,  le  24  mai  1850,  avait  prononcé  à  plusieurs  reprises  ces  mots  •' 
la  vile  multitude.  {Notes  de  l'Editeur.) 


444     RELIQUAT.  ~  I.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

d'hui  étudiée  sous  toutes  ses  faces.  Plusieurs  solutions,  à  l'heure  qu'il  est,  sont 
entrevues  par  les  esprits  élevés,  et  mûrissent  pour  l'avenir  sous  la  double  action 
des  idées  et  des  faits.  Quant  à  moi,  je  vais  au  plus  simple  et  au  plus  pressé.  A 
mon  avis,  la  plus  promptement  réalisable  des  solutions,  la  meilleure  loi  d'assistance 
publique,  celle  qu'il  faut  faire  tout  de  suite,  c'est  la  réforme  du  budget. 

Réforme  radicale,  complète,  absolue.  Que  le  remède  ait  la  grandeur  du  mal! 

Messieurs,  avant  d'aller  plus  loin,  un  mot.  A  Dieu  ne  plaise  que  dans  ce  que 
je  viens  de  dire  ou  dans  ce  que  je  vais  dire,  j'aie  un  instant  la  pensée  d'ébranler 
dans  l'esprit  des  populations  ce  que  j'appelle  le  budget  vrai,  le  budget  réel,  le 
budget  utile  et  profitable  à  tous,  le  budget  des  besoins  publics.  Mais  malheureu- 
sement, à  côté  du  budget  des  besoins,  il  y  a  le  budget  des  abus.  Je  voudrais 
accroître  l'un,  je  voudrais  détruire  l'autre.  C'est  le  budget  des  abus  que  j'attaque. 
Lui  seulement.  Je  l'attaque  à  outrance,  mais  je  n'attaque  que  lui.  Je  m'explique. 

J'écarte  pour  l'instant  tous  les  systèmes  d'organisation  sociale,  même  ceux  vers 
lesquels  j'incline  le  plus.  Je  me  limite  à  ce  qu'il  y  a  à  la  fois  de  plus  pratique  et 
de  plus  urgent.  Je  ne  vous  dirai  pas  ce  que  vous  pourriez  faire,  mais  je  vous 
dirai  ce  que  vous  pourriez  ou  ce  que  vous  auriez  pu  ne  pas  faire. 

"Vous  pourriez  ne  pas  allouer  à  votre  armée  et  à  votre  marine  le  chiffre  énorme 
de  quatre  cent  quinze  millions,  adopter  un  système  de  recrutement,  déjà  expliqué 
à  cette  tribune,  qui  soulagerait  nos  finances  sans  désarmer  notre  nationalité,  et 
nous  permettrait  d'attendre  ainsi,  dans  une  attitude  inattaquable,  le  jour  inévitable 
où  la  diplomatie  européenne  se  décidera  à  la  mesure  nécessaire  du  désarmement 
proportionnel,  et  mettra  fin  à  cette  monstrueuse  paix  armée  qui  depuis  trente 
cinq  ans  dévore  le  monde  civilisé,  véritable  calamité  publique  artificielle,  faite  de 
la  main  des  hommes  d'état,  qui,  seulement  dans  les  trente-deux  années  qu'a  duré 
chez  nous  la  monarchie  restaurée,  a  coûté  à  l'Europe,  chose  effrayante  à  dire,  la 
somme  inouïe  de  cent  vingt-huit  milliards  I 

Je  continue. 

Vous  pourriez  ne  pas  donner  quatre  millions  par  an  à  votre  diplomatie  de  luxe 
qui  vous  est  à  peu  près  inutile,  qui,  à  l'heure  où  je  parle,  énervée  par  trente-cinq 
années  de  routine  qui  lui  ont  désappris  les  grandes  affaires,  serait  absolument 
incapable  d'entreprendre  et  de  mener  à  fin  la  haute  et  urgente  mesure  de  salut 
continental,  la  négociation  du  désarmement  proportionnel,  désarmement  qui,  laissant 
à  chaque  état  la  représentation  de  sa  force  relative,  soulagerait  les  peuples  en  mainte- 
nant l'équilibre  des  puissances,  désarmement  impérieux  et  puissant  sans  lequel  ce  n'est 
pas  seulement  la  France  qui  va  à  la  banqueroute,  c'est  l'Europe! 

\bus  pourriez  ne  pas  permettre  que  le  gouvernement  dépensât,  comme  il  l'a 
fait  l'an  dernier,  neuf  cent  soixante-quinze  mille  francs  rien  qu'en  frais  de  déplace- 
ment d'agents  diplomatiques. 

Je  continue. 

Vous  pourriez,  comme  les  Etats-Unis  d'Amérique,  laisser  rétribuer  chaque  culte 
par  SCS  fidèles,  et  ne  pas  donner  tous  les  ans  au  clergé  quarante  et  un  millions 
qui  vont  s'ajouter  aux  cinquante  millions  d'impôt  volontaire  que  prélèvent  les 
fabriques  des  églises. 


LES  CAVES  DE  LILLE.  445 

"Vous  pourriez  notamment  ne  pas  allouer  pour  frais  d'installation  de  chaque 
nouveau  cardinal  quarante-cinq  mille  francs,  le  pain  de  cent  familles! 

Et  à  ce  propos,  et  puisqu'on  m'interrompt,  un  mot.  On  nous  a  dit  à  cette 
tribune  que  le  pape  exigeait  de  tout  prêtre  dont  il  fait  un  cardinal,  que  ce  prêtre 
eût  au  moins  vingt  mille  francs  de  rente  ou  de  revenu.  Messieurs,  quand  Jésus- 
Christ  ramassait  le  long  du  lac  de  Génézareth  des  pêcheurs  pour  en  faire  des 
apôtres,  leur  demandait-il  :  Etes-vous  riches?  Non!  il  leur  demandait  :  Etes-vous 
pauvres.?  Et  c'est  parce  qu'ils  étaient  pauvres  qu'il  leur  disait  :  Allez  et  enseignez! 

Je  continue  :  Les  trois  millions  dont,  l'an  dernier,  par  une  complaisance  conci- 
liatrice qui  a  été  inutile  et  que  vous  regrettez  avec  raison  aujourd'hui,  vous  avez 
aggravé  le  traitement  constitutionnel  du  président  de  la  République;  la  multitude 
des  crédits  extraordinaires  et  des  crédits  supplémentaires;  les  allocations  accordées 
avec  trop  peu  d'examen  à  de  certains  travaux  publics,  tels  que  ceux,  par  exemple, 
—  et  pour  n'éveiller  aucune  susceptibilité  dans  cette  Assemblée,  je  ne  citerai  qu'un 
fait  qui  incombe  à  la  responsabilité  des  régimes  précédents,  tels  que  ceux  qui,  sur 
cent  cinquante-et-un  miUions  dépensés  dans  le  port  de  Cherbourg  ont  gaspillé, 
tous  les  hommes  spéciaux  sont  d'accord  sur  ce  point,  plus  de  cinquante  millions, 
et  en  particulier,  et  assez  récemment,  huit  millions  pour  des  constructions  si  mal 
faites  qu'il  a  fallu  les  refaire.  / 

Les  sommes  exorbitantes  que  vous  coûtent  ces  deux  machines  si  compliquées 
qu'on  appelle  en  France  la  justice  et  l'administration,  et  cela  à  côté  de  l'Angleterre 
dont  le  budget  sent  à  peine  le  poids  de  la  judicature,  en  face  des  États-Unis  dont 
le  budget  sent  à  peine  le  poids  de  l'administration! 

Les  sommes  énormes  jetées  dans  l'Algérie  qui  depuis  1830  nous  a  coûté  sept 
milliards,  ce  que  je  ne  regretterais  pas,  je  me  hâte  de  le  dire,  si  en  l'arrachant  au 
régime  militaire,  en  étendant  sur  elle  la  loi  nationale,  cet  abri  de  tous  les  droits, 
de  toutes  les  idées  et  de  tous  les  intérêts,  en  l'assimilant  à  la  France,  en  la  faisant 
France,  en  un  mot,  on  avait  fait  de  l'Algérie  le  déversoir  utile  et  magnifique  du 
trop  plein  de  notre  population  laborieuse  au  lieu  d'en  faire  ce  qu'on  en  a  fait,  un 
prétexte  à  expéditions! 

Vous  murmurez!  J'insiste! 

J'ajoute  que  ces  expéditions  ont  été  la  plupart  du  temps  stériles! 

Vous  murmurez  encore!  J'ajoute  qu'elles  ont  même  été  quelquefois,  comme 
celle  de  Zaatcha,  désavouées  par  l'esprit  de  civilisation,  sans  lequel  la  France  n'est 
plus  la  France! 

Quant  à  l'expédition  actuelle  de  la  petite  Kabylic,  je  n'en  parle  pas.  Lorsque  le 
drapeau  de  la  France  est  engagé,  je  ne  sais  plus  que  me  taire  et  faire  des  vœux 
pour  mon  pays. 

Je  continue. 

Les  soixante  millions  engloutis,  —  M.  Charras  vous  en  a  fait  l'irréfutable 
calcul,  —  dans  cette  fatale  expédition  de  Rome,  d'où  il  n'est  sorti  intact  que  l'hon- 
neur de  nos  soldats,  et  qui,  je  le  dis  la  rougeur  au  front,  a  donné  au  parti  jésuite 
militant  ce  triomphe  de  faire  faire  par  la  France,  par  la  nation  qui  émancipe, 
l'office  dégradant  du  gouvernement  qui  bâillonne,  de  l'Autriche! 


446     RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Messieurs,  pourquoi  murmurez-vous.'*  Qu^'attendcz-vous  de  moi?  la  vérité  proba- 
blement. Eh  bienl  je  la  dis!  Que  voulez-vous  de  plus? 

Mon  Dieu,  est-ce  que  véritablement,  vous  majorité,  vous  qui  êtes  mes  adver- 
saires, mais  parmi  lesquels  je  reconnais  tant  de  nobles  intelligences,  vous  vou- 
driez, dans  un  tel  sujet,  jouer  à  ce  jeu  désastreux  de  vous  déguiser  à  vous-mêmes 
la  réalité?  Et  quand  nous  nous  y  prêterions  tous,  quand  il  serait  en  votre  pouvoir 
de  bâillonner  les  bouches  qui  parlent  à  cette  tribune,  quand  nous  réussirions  à 
nous  étourdir,  et  à  nous  tromper  les  uns  les  autres,  est-ce  que  nous  tromperons  le 
fait  lui-même,  le  fait  terrible  et  vivant,  le  fait  du  paupérisme  qui  est  là,  qui  nous 
presse,  qu'on  ne  bâillonnera  pas,  lui,  et  qui,  si  nous  mentons,  dira  la  vérité,  et 
qui,  si  nous  éteignons  le  flambeau,  allumera  une  torche I  car  il  faut  que  le  jour  se 
fasse,  voyez-vous  bien,  et  s'il  ne  se  fait  pas  par  la  discussion,  il  se  fera  par 
l'incendie  universel! 

Essayez  de  lui  échapper,  je  vous  en  défie. 

Messieurs,  ce  problème  que  vous  agitez  en  ce  moment,  oui,  c'est  la  grande 
question,  c'est  la  vraie,  j'ai  presque  dit  :  c'est  la  seule.  C'est  la  sombre  énigme  du 
présent  et  de  l'avenir.  Chacun  en  croit  avoir  le  mot. 

Pour  les  uns,  ce  mot  est  :  organisation  de  la  charité.  Pour  les  autres  ce  mot  est  : 
organisation  du  travail.  Pour  moi  qui  vous  parle,  ce  mot  est  :  démocratie,  c'est-à- 
dire  gouvernement  du  peuple  par  le  peuple. 

Oui,  j'y  insiste,  le  peuple,  son  malaise  auquel  il  taut  mettre  un  terme,  son 
bien-être  qu'il  faut  créer  et  développer,  son  labeur  auquel  il  faut  faire  rendre  tous 
ses  truits,  sa  liberté  qu'il  faut  assurer,  sa  souveraineté  qu'il  faut  cimenter,  son  intel- 
ligence qu'il  faut  éclairer,  son  âme  qu'il  faut  emplir  de  lumière  et  de  religion,  le 
peuple  qui  travaille  et  qui  souffre  et  qui  doit,  dans  l'avenir,  aidé  par  la  matière  feitc 
machine,  aidé  par  la  nature  faite  esclave,  aidé  par  la  société  faite  providence, 
travailler  de  mieux  en  mieux  et  souffrir  de  moins  en  moins,  voilà  le  but,  voilà  le 
but  suprême  de  toute  philosophie  sociale  comme  de  toute  politique  pratique.  Au 
dedans,  émanciper  le  peuple,  au  dehors  émanciper  l'humanité.  Tout  est  là. 

Messieurs,  ce  budget  des  abus  que  je  viens  de  mettre  sous  vos  yeux,  cet 
argent  que  je  viens  de  détailler,  ces  millions  que  je  viens  d'énumérer,  ce  mons- 
trueux superflu  des  dépenses  inutiles  ou  nuisibles,  savez- vous  ce  que  c'est?  C'est 
le  nécessaire  de  plusieurs  millions  d'hommes! 

C'est  le  sang  des  malheureux!  c'est  le  lit  de  ceux  qui  couchent  sur  la  paille! 
c'est  le  toit  de  ceux  qui  n'ont  pas  d'abri,  c'est  la  chaussure  de  ceux  qui  vont 
pieds  nus,  c'est  le  vêtement  de  ceux  qui  sont  en  haillons,  c'est  l'air  de  ceux  qui 
sont  dans  les  caves,  c'est  le  feu  de  ceux  qui  ont  froid,  c'est  le  pain  de  ceux  qui 
ont  faim,  c'est  la  vie  de  ceux  qui  meurent! 

C'est  ce  qui  fait  jeter  à  tant  de  familles  lamentables  ces  plaintes  étouffées  par 
la  voûte  sociale  qui  pèse  sur  elles,  gémissements  redoutables  que  vous  n'entendez 
pas,  qui  ne  montent  pas  vers  vous,  qui  ne  montent  pas  vers  le  ciel,  et  qui 
semblent  se  perdre  sous  terre,  mais  qui  s'enfoncent,  avec  un  grossissement 
terrible,  dans  des  profondeurs  inconnues,  et  qui  vont  remuer  l'abîme! 


LES  CAVES  DE  LILLE.  447 

Ah!  rayez,  rayez  du  budget,  commencez  par  là,  rayez  ces  dépenses  folles,  ces 
dépenses  mauvaises,  ces  dépenses  fatales,  ces  abus  dévorants,  rayez  ces  millions! 
Vous  êtes  souverains,  vous  le  pouvez,  vous  êtes  comptables,  vous  le  devez! 

Abolissez  en  outre  ces  impôts  de  consommation,  ces  impôts  contre  nature  qui 
sont  des  suppressions  de  force,  d'activité  et  de  santé!  Abolissez  ces  prohibitions  à 
nœuds  redoublés,  ces  barrières,  ces  entraves,  ces  douanes,  ces  octrois  qui  sont  à  la 
circulation  commerciale  et  industrielle  dans  le  corps  social  ce  que  sont  des  liga- 
tures à  la  circulation  du  sang  dans  le  corps  humain! 

Messieurs,  voilà  ce  qui  dépend  de  vous,  voilà  le  remède  qui  est  dans  vos 
mains.  Réformez  le  budget!  faites  refluer  cinq  cents  millions  dans  les  artères 
vitales  du  pays! 

Rendez  les  bras,  la  circulation,  l'argent,  les  millions,  cinq  cents  millions!  aux 
grands  travaux  utiles,  à  l'achèvement  des  chemins  de  fer,  au  commerce,  à  l'indus- 
trie, à  l'agriculture!  Vous  demandez  ce  qu'on  peut  faire,  faites  cela!  Vbus  nous 
mettez  au  pied  du  mur,  c'est  nous  qui  vous  y  mettons!  Réformez  le  budget! 

Vous  le  pouvez!  vous  le  devez!  En  attendant  la  fondation  du  crédit  foncier,  les 
banques  agricoles  comme  en  Allemagne,  en  attendant  les  progrès  de  l'esprit 
d'association,  en  attendant  les  extensions  nouvelles  et  fécondes  de  la  science 
sociale,  réformez  le  budget!  Voilà,  je  le  répète,  la  meilleure  loi  actuelle  d'assis- 
tance publique! 

La  détresse  populaire!  Vous  cherchez  les  moyens  de  la  soulager,  commencez 
par  ne  pas  la  produire  ! 

C'est  dans  ce  moment-là  que  les  pouvoirs  se  prennent  au  collet  et  se  neutra- 
lisent l'un  par  l'autre! 

Que  ceux  qui  ont  la  responsabilité  de  cette  situation  se  jugent  eux-mêmes  ! 

Quant  à  moi,  je  ne  descendrai  pas  de  cette  tribune  sans  avoir  fait  mon  devoir 
jusqu'au  bout. 

Un  dernier  mot. 

Messieurs,  on  est  venu  plus  d'une  fois  jeter  le  cri  d'alarme  dans  cette  Assem- 
blée. On  vous  a  dit,  comme  je  viens  de  le  faire,  mais  à  un  point  de  vue  autre  que 
le  mien,  au  point  de  vue  du  passé,  tandis  que  je  me  place,  moi,  au  point  de  vue 
de  l'avenir,  on  vous  a  dit  que  le  mal  croissait,  que  le  flot  montait,  que  le  danger 
social  grandissait  d'instant  en  instant.  On  a  signalé  à  vos  sévérités  les  plus  impla- 
cables de  grands  conspirateurs,  de  grands  coupables,  l'esprit  de  scepticisme,  l'esprit 
de  doute,  l'esprit  d'examen.  Eh  bien!  moi  aussi,  je  viens  faire  ma  dénonciation  à 
cette  tribune.  Messieurs,  je  vous  dénonce  la  misère! 

Je  vous  dénonce  la  misère,  qui  est  le  fléau  d'une  classe  et  le  péril  de  toutes!  Je 
vous  dénonce  la  misère  qui  n'est  pas  seulement  la  souflBrance  de  l'individu,  qui  est 
la  ruine  de  la  société,  la  misère  qui  a  fait  les  jacqueries,  qui  a  fait  Buzançais,  qui 
a  fait  juin  1848!  Je  vous  dénonce  la  misère,  cette  longue  agonie  du  pauvre  qui 
se  termine  par  la  mort  du  riche  1 


44^     RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Législateurs,  la  misère  est  la  plus  implacable  ennemie  des  lois!  Poursuivez-la, 
frappez-la,  détruisez-la! 

Car,  je  ne  me  lasserai  jamais  de  le  redire,  on  peut  la  détruire!  la  misère  n'est 
pas  éternelle! 

Non!  je  le  répète  en  dépit  des  murmures,  non,  elle  n'est  pas  éternelle!  il  est 
dans  sa  loi  de  décroître  et  de  disparaître.  La  misère,  comme  l'ignorance,  est  une 
nuit,  et  à  toute  nuit  doit  succéder  le  jour. 

La  force  des  choses,  qui  est  le  travail  d'en  haut,  tend  à  détruire  la  misère.  Eh 
bien!  à  la  force  des  choses,  ajoutons  l'effort  des  hommes,  à  l'action  providentielle, 
unissons  l'action  sociale,  et  nous  triompherons. 

Il  y  a,  je  le  sais,  un  mandement  épiscopal  où  on  lit  ceci  :  La  misère  est  néces- 
saire. Mais  il  y  a  Jésus  qui  a  dit  :  La  misère  disparaîtra!  Nec  erit  e^nm  nec  metidicm 
inter  vos. 

Messieurs,  entre  le  Dieu  qui  affirme  et  le  prêtre  qui  nie,  qui  donc  osera  dire  : 
je  suis  pour  le  prêtre  contre  le  Dieu! 

Messieurs,  la  situation  presse,  hâtez-vous,  avisez!  nous  vous  adjurons  au  nom 
des  périls  publics. 

Ah!  songez-y,  quand  les  temps  sont  proches,  quand  l'heure  est  venue,  quand 
la  mesure  est  comble,  savez-vous  ce  qu'il  y  a  de  plus  éloquent,  ce  qu'il  y  a  de 
plus  irrésistible,  ce  qu'il  y  a  de  plus  terrible  pour  commencer  les  révolutions,  ce 
n'est  pas  M.  Thiers  signant  la  protestation  des  journalistes  de  1830,  ce  n'est  pas 
M.  Odilon  Barrot  agitant  les  banquets  de  1847,  ce  n'est  pas  Chateaubriand,  ce 
n'est  pas  Lamartine,  ce  n'est  pas  même  Mirabeau,  ce  n'est  pas  même  Danton, 
c'est  un  enfant  qui  crie  à  sa  mère  :  j'ai  faim! 


[NOTES,  FRAGMEMTS  SUR  LES  CAVES  DE  LILLE.] 


A  la  fin  du  discours,  le  manuscrit  renferme  un  petit  cahier  de  papier  emporté  à 
Lille  par  Victor  Hugo  et  daté  20  février  iSji.  Il  contient  des  notes  prises  sur  place. 
Puis  viennent  ces  quelques  fragments  : 

Ainsi,  non  seulement  je  n'exagérais  pas  en  disant  :  un  homme  est  mort  de 
faim  ces  jours  passés 5  mais  j'étais  au  dessous  de  la  vérité.  J'aurais  pu  et  dû  dire  : 
il  est  mort  un  homme  de  faim  hier  et  il  en  mourra  un  demain. 

Autre  exemple  :  —  Et  permettez-moi  d'y  insister,  car  il  m'amènera  à  dire  des 
choses  qu'il  faut  que  vous  sachiez,  et  il  me  mettra  tout  de  suite  au  cœur  même 
du  sujet. 

On  a  parlé  récemment  à  cette  tribune  des  caves  de  Lille. 

M.  le  ministre  de  l'Intérieur  a  déclaré  à  cette  occasion  que  sur  trois  raille  loge- 


LES  CAVES  DE  LILLE.  449 

mcnts  visites  par  clic,   la   commission  municipale  de   Lille    n'avait  trouvé  que 
cent  cinquante  logements  insalubres. 


Messieurs,  c'est  le  procès  du  paupérisme  qui  s'instruit.  Nous  qui  montons  à  cette 
tribune,  nous  parlons  comme  des  témoins.  Vous  qui  êtes  sur  ces  bancs,  nous  devez 
écouter  comme  des  juges. 

V>ici  donc  ce  que  j'ai  vu,  moi  huitième.  Nous  étions  notamment  trois  représen- 
tants du  peuple.  Un  savant  économiste,  membre  de  l'Institut,  nous  conduisait, 
assisté  d'un  des  plus  notables  habitants  de  Lille. 


Je  dois  le  dire,  plusieurs  de  ces  caves,  les  plus  horribles,  ont  été  fermées^  entre 
autres  celles  où  M.  Blanqui,  dans  sa  première  exploration  à  Lille,  avait  vu,  faute 
de  lit,  faute  d'une  botte  de  paille,  faute  d'un  haillon  pour  servir  de  couverture, 
des  trous  creusés  dans  la  terre  pour  j  coucher  des  enfants. 

Je  dois  ajouter  que  ces  souterrains  ont  été  fermés  deux  ou  trois  jours  avant 
notre  visite,  peut-être  un  peu  prévue,  aux  caves  de  Lille. 

Vous  voyez,  messieurs,  que  cette  visite  n'a  pas  été  tout  à  fait  inutile. 


M.  Victor  Lefranc  était  modéré  à  outrance.  Selon  lui,  c'était  manquer  à  la 
modération  que  d'aller  voir  les  caves  de  Lille. 
(En  février  1851,  je  le  lui  proposai.  Il  refusa.) 


Vous  le  voyez,  messieurs,  je  vous  parle  calculs,  je  vous  parle  chii&es,  je  vous 
parle  comme  un  homme  d'état,  je  n'ai  pas  d'entrailles.  Et  cependant,  au  moment 
de  solliciter  de  vous  le  remède,  le  sevd  remède  qui  me  paraisse  efficace  dans  cette 
situation,  il  faut  bien  que  je  vous  dise  ce  que  c'est  que  cette  misère  après  vous 
avoir  indiqué  d'où  elle  vient. 

Il  faut  bien  que  je  mette  sous  vos  yeux,  non  pas  le  tableau  tout  entier 
rassurez-vous,  mais  un  coin  seulement,  —  un  coin  du  tableau  de  ces  classes  dés 
héritées  sur  lesquelles  pèsent  à  l'heure  qu'il  est,  malgré  la  fraternité  qui  est  dans 
la  Constitution,  malgré  la  fraternité  plus  haute  qui  est  dans  l'évangile,  sur  les- 
quelles pèsent,  dis-je,  le  labeur  excessif,  le  salaire  insuffisant,  le  chômage,  l'igno- 
rance forcée  et  fatale,  l'infirmité  précoce,  la  décrépitude  mêlée  à  l'enfance,  le 
dénûment,  la  maladie,  la  prostitution,  toutes  les  formes  de  l'accablement! 


ACTES    ET    PAJLOLBS    —    I.  ^9 


450     RELIQUAT.  —  I.  —  ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Messieurs,  il  faut  dénoncera  cette  tributie  cette  torpeur,  cette  apathie,  ce  fatal 
sjstème  d'ajournement  des  réformes,  cet  assoupissement  de  tous  les  pouvoirs;  il  faut 
réveiller  le  gouvernement,  réveiller  les  hommes  d'état,  réveiller  la  majorité;  il  faut 
vous  dire  jusqu'où  va  la  misère  d'une  partie  de  la  nation,  il  faut  vous  dire  jusqu'où 
vont  les  détresses  des  classes  qui  travaillent  et  sur  lesquelles  pèse  le  plus  lourd  du 
budget;  il  faut  montrer  le  mal  aux  récalcitrants  pour  les  contraindre  à  appliquer  le 
remède;  il  faut  avertir,  exciter,  stimuler,  importuner  ceux  qui  sont  au  bord  d'un  tel 
gouffre  et  qui  s'endorment.  C'est  ce  service  que  je  viens  vous  rendre.  C'est  ce  devoir 
que  je  viens  accomplir. 


Et  si  vous  me  permettez  de  définir  d'un  mot  le  grand  rôle  qui  appartient,  selon 
moi,  à  cette  Assemblée  souveraine,  je  voudrais  qu'elle  s'occupât  un  peu  plus  de 
ce  qui  se  passe  dans  les  caves  de  Lille  et  un  peu  moins  de  ce  qui  se  passe  dans 
les  antichambres  de  l'Éljsée. 


Ah!  je  vous  le  dis  avec  désespoir,  car  vous  savez  bien  que  je  veux  comme 
vous  la  fin  des  choses  violentes,  mais  il  faut  bien  que  je  vous  le  dise,  cette  mal- 
heureuse mère  en  haillons  que  j'ai  vue  dans  les  caves  de  LiUe  entourée  de  ses 
six  enfants  agonisant  de  dénûment,  cette  misérable  vieille  femme  amaigrie  par 
la  fièvre  et  par  la  faim,  gisant  muette  et  accablée  sur  le  pavé,  si  faible  que  sa  main 
pouvait  à  peine  se  tendre  pour  l'aumône  qu'on  lui  offrait,  savez-vous,  au  jour 
venu,  à  l'heure  marquée,  elle  se  lèvera,  elle  se  dressera,  elle  grandira  brusque- 
ment, elle  deviendra  spectre  et  géant,  ce  sera  la  figure  même,  la  figure  lamen- 
table de  la  misère,  elle  saisira  dans  ses  bras  devenus  tout  à  coup  formidables  et 
terribles,  votre  ordre  légal,  votre  ordre  social,  vOs  gouvernements,  vos  hommes 
d'état,  tout  ce  vieux  monde,  et  elle  vous  dira  avec  une  voix  qui  sera  comme  le 
tonnerre  :  reconnaissez-moi,  je  m'appelle  Révolution! 


II 


FAITS  CONTEMPORAINS  {politique).  —  IDEES. 
CHAMBRE  DES  PAIRS. 


En  tête  des  fragments  formant  cette  seconde  partie  du  Reliquat ,  la  note  suivante 
est  reliée  : 

Ce  dossier,  comme  tous  les  autres  du  même  temps,  devra  être  revu  sévère- 
ment et  fort  épluché,  car  ce  cju'il  contient  se  ressent  bien  souvent  des  vieux 
points  de  vue  erronés  que  j'ai  eus  autrefois - 

10  juillet  1875. 


[1843-1844.] 

La  Chambre  des  députés  se  puise  dans  le  peuple  5  la  Chambre  des  pairs  dans  la 
royauté. 

Le  peuple,  vaste  récipient  de  toutes  les  réalités,  de  tous  les  Éiits,  de  toutes  les 
idées,  produit  des  députés  sans  fatigue  et  sans  déperdition  de  substance.  La  royauté 
au  contraire,  principe  plutôt  que  fonction,  pouvoir,  en  tout  cas,  de  constitution 
délicate  que  le  Élit  social  ne  doit  pas  accoster  trop  souvent,  même  pour  le  féconder, 
la  royauté  s'énerve  en  émettant  des  pairs. 

Jadis,  dans  la  production  des  pairies,  elle  était  aidée  par  l'hérédité.  Maintenant 
clic  est  toute  seule  j  elle  est  abandonnée  à  ses  propres  forces.  Il  faut  que  sans 
assistance,  sans  secours,  sans  coopération  extérieure,  de  toute  pièce,  d'un  seul 
morceau,  elle  fasse  une  Chambre.  Chose  monstrueuse  pour  le  royaume,  exorbi- 
tante pour  la  royauté,  —  un  pouvoir  qui  enfante  un  autre  pouvoir! 

Dans  un  temps  donné,  cet  état  violent  ferait  dépérir  la  royauté  et  périr  la  pairie. 

Il  est  donc  essentiel,  si  l'on  veut  conserver  le  gouvernement  par  trois  pouvoirs, 
que  désormais,  dans  la  génération  de  la  pairie,  la  royauté  se  fasse  aider  par  la 
nation.  Or,  il  n'y  a  que  deux  j)rincipes  pour  constituer  des  Chambres  :  l'hérédité, 
qui  est  morte,  et  l'élection,  qui  est  vivante. 

A  défaut  de  l'hérédité,  il  faut  donc  que  le  trône  fesse  entrer  d'une  façon  quel- 
conque l'élection  dans  la  constitution  de  la  Chambre  des  pairs. 

Mais  comment.?  Ceci  est  la  question. 

Directement,  immédiatement,  brutalement,  pour  ainsi  dire,  par  le  mode  ordi- 
ruire,  par  les  collèges  électoraux.?  Non  assurément.  Cela  ne  ferait  pas  une  Chambre 
des  pairs  et  une  Chambre  des  députés,  cda  ferait  deux  Chambres  des  députés,  deux 
assemblées  identiques.  Et  alors  pourquoi  deux  fois  la  même  chose.?  A  quoi  bon.? 

29. 


452  RELIQUAT.  —  IL 

En  peu  de  temps,  on  aboutirait  nécessairement  à  une  Chambre  unique,  c'est-à-dire 
à  un  pouvoir  unique,  c'est-à-dire  à  l'abolition,  non  seulement  de  la  pairie,  mais  de 
la  royauté. 

Mais  le  suffrage  national  ne  se  produit  pas  uniquement  par  les  collèges  électo- 
raux. A  côté  des  électeurs,  au-dessus  des  électeurs,  il  y  a  tout  le  monde.  Or,  que 
fait  tout  le  monde?  des  renommées.  Les  électeurs  font  des  députés,  la  nation  fait 
des  notabilités.  Dans  les  sciences,  dans  les  lettres,  dans  les  arts,  la  voix  publique 
décerne,  dans  un  temps  donné,  l'illustration  à  de  certains  hommes.  Qui  dit  célèbre, 
dit  populaire.  Dans  la  célébrité  il  j  a  de  l'élection. 

Que  la  royauté  puise  donc  largement  parmi  ces  hommes  pour  en  remplir  la 
Chambre  qui  n'a  plus  l'hérédité  j  que  de  toute  illustration  elle  fasse  une  pairie. 

De  cette  façon  la  royauté,  au  lieu  de  s'afïaiblir  en  faisant  des  pairs,  se  fortifiera. 
Au  lieu  de  leur  donner  de  son  rayonnement,  ce  qui  la  fait  pâlir  d'autant,  elle 
recevra  du  leur. 

De  cette  façon  la  Chambre  des  pairs  sera  aussi  forte,  aussi  considérable,  aussi 
populaire  que  la  Chambre  des  députés.  Toutes  deux  représenteront  également  le 
pays,  chacune  par  une  fece.  La  Chambre  des  députés  représentera  plus  spéciale- 
ment les  affaires j  la  Chambre  des  pairs  représentera  plus  spécialement  les  idées  ^^l 


AUX  FONDATEURS  DU  JURY  DES  RECOMPENSES  POUR  LES  OUVRffiRS. 

Paris,  le  i6  mai  1846. 
Messieurs, 

Un  jour  viendra  où  les  pouvoirs  publics  comprendront  que  dans  l'état  actuel  de 
l'Europe  et  de  la  civilisation,  il  doit  y  avoir  et  il  y  a  assimilation  parfaite  entre  le 
soldat  et  l'ouvrier.  Le  soldat  est  l'ouvrier  de  la  guerre,  l'ouvrier  est  le  soldat  de  la 
paix.  Le  premier  risque  sa  vie  pour  le  pays  dans  sa  lutte  avec  l'étranger;  le  second 
donne  sa  vie,  et  l'use  et  la  dépense  tous  les  jours,  au  profit  de  tous,  dans  sa  lutte 
avec  la  matière.  Il  y  a  plus  d'héroïsme  dans  le  labeur  du  soldat,  lequel  implique 
la  discipline;  il  y  a  plus  d'intelligence  dans  le  labeur  de  l'ouvrier,  lequel  réclame 
la  liberté;  mais  tous  les  deux,  l'ouvrier  comme  le  soldat,  travaillent  à  la  civilisa- 
tion, l'un  en  protégeant  et  en  agrandissant  le  territoire  national,  l'autre  en  le 
fécondant,  en  le  cultivant,  en  le  dount  de  toutes  les  richesses  de  l'agriculture  et 
de  l'industrie. 

Permettez-moi  d'ajouter  ici  que  cette  assimilation  me  frappe  avec  une  vivacité 
particulière,  moi,  fils  d'un  soldat  et  ouvrier  de  la  pensée. 

Le  jour  où  ces  vérités  seront  admises,  les  mêmes  sollicitudes  sociales,  les 
mêmes  récompenses  soutiendront,  encourageront  et  glorifieront  le  soldat  et 
l'ouvrier.   L'état,  représentant  la  nation,  honorera,  par  les  marques  pubUques  et 


11) 


Reliquat. 


FAITS  CONTEMPORAINS.  453 

visibles  d'estime  dont  il  dispose,  l'ouvrier  honnête,  laborieux,  intelligent  et 
distingue,  comme  il  honore  le  brave  soldat.  L'état  recueillera  et  abritera  dans  sa 
vieillesse  l'homme  de  la  paix,  comme  il  honore  et  abrite  l'homme  de  la  guerre. 
On  comprendra  enfin  tout  ce  qu'il  y  a  de  social  et  de  profond  dans  cette  grande 
pensée  de  Louis  XIV  que  nous  appelons  l'Hôtel  des  Invalides,  et  dans  cette 
grande  pensée  de  Napoléon  que  nous  appelons  la  Légion  d'honneur. 

Votre  projet,  messieurs,  est  un  acheminement  vers  ce  beau  et  désirable  résultat. 
C'est  un  exemple  que  vous  donnez  à  la  société  tout  entière  :  l'idée  que  l'état 
devait  avoir,  vous  l'avez.  Ce  que  l'état  fera  demain,  vous  le  faites  aujourd'hui. 

Voilà,  messieurs,  ce  que  j'approuve  et  ce  que  j'honore  particuUèrement  dans  le 
projet  que  vous  voulez  bien  me  communiquer.  C'est  un  pas  que  vous  faites,  je 
vous  en  félicite j  mais  ne  nous  le  dissimulons  point,  ce  n'est  qu'un  pas,  il  en  faut 
d'autres,  il  faut  aller  plus  loin.  La  France  a  fait  halte  assez  longtemps j  il  est  temps 
que  les  penseurs  et  les  travailleurs  donnent  le  signal,  et  qu'on  se  remette  en 
marche  de  toutes  parts  vers  les  idées  de  l'avenir  ^^^ 


Le  2  juin  1846,  la  Presse,  en  rendant  compte  de  la  visite  que  firent  à  Victor  Hugo 
les  fondateurs  du  jury  des  récompenses  pour  le  remercier  de  son  adhésion ,  publia  les 
paroles  que  le  poète  leur  adressa.  Les  voici  : 

Le  temps  des  questions  purement  politiques  est  passé,  ces  questions  sont 
épuisées  aujourd'hui.  Après  avoir  fait  leur  temps  comme  théories,  elles  sont 
entrées  dans  la  pratique,  elles  ont  agité  les  assemblées,  elles  ont  occupé  les  gou- 
vernants, elles  ont  servi  tour  à  tour  de  programme  aux  ministères  et  aux  opposi- 
tions; l'indiflFérence  publique  les  accueille,  chacun  sent  plus  ou  moins  distincte- 
ment, dans  tous  les  étages  de  la  société,  qu'au  fond  de  ces  questions,  autrefois  si 
orageuses  et  si  fécondes,  il  n'y  a  plus  rien  aujourd'hui;  des  disputes  d'ambitions, 
des  luttes  de  portefeuilles,  rien  de  plus.  Une  nouvelle  ère  s'ouvre,  l'ère  des  ques- 
tions sociales  que  j'appellerais  plus  volontiers  les  questions  populaires.  Le  travail, 
le  salaire,  l'éducation,  la  pénalité,  la  création  des  richesses,  la  répartition  des  jouis- 
sances, la  dette  du  bien-être  payée  aux  travailleurs  par  les  gouvernants,  payée  à 
l'individu  utile  par  la  société  équitable,  l'encouragement  à  toutes  les  aptitudes,  les 
grandes  impulsions  qui  doivent  venir  de  l'état,  les  grands  eflForts  qui  doivent 
venir  du  peuple,  voilà,  messieurs,  les  questions  qui  ont  l'avenir  désormais.  Ces 
questions-ci  sont  les  plus  nouvelles,  elles  sont  aussi  les  plus  anciennes.  La  Chambre 
à  laquelle  j'ai  l'honneur  d'appartenir,  les  comprend  toutes;  elle  les  comprend  de 
haut,  elle  les  étudie  de  près.  Elle  n'apporte  dans  son  impartiale  appréciation  de 
toutes  ces  questions  vitales  aucune  préoccupation  de  parti,  aucun  intérêt  de  clocher, 
aucune  passion  contraire  à  la  vérité,  aucune  volonté  étrangère  à  la  justice. 

Tout  ce  que  j'indique  là  devant  vous,  messieurs,  j'aurai  souvent  l'occasion  de 
le  développer  à  la  Chambre  des  pairs.  Nous  sommes  tous  électeurs  ici,  et  tous 

(''  Documents.  Cette  lettre  a  été  publiée  dans  la  Presse,  21  mai  1846^ 


454  RELIQUAT.  —  II. 

nous  sommes  arrives  aux  droits  politiques  par  le  travail.  Eh  bien!  sans  imposer  au 
député  que  nous  nommerons  de  mandat  impératif  (je  n'approuve  point  les  man- 
dats impératifs  :  comme  je  n'en  voudrais  pas  accepter,  je  n'en  veux  pas  imposer), 
inspirons  à  ce  député  la  pensée  sérieuse  qui  nous  anime.  Heureuse  la  France  le 
jour  où  les  Chambres  délaisseront  absolument  les  questions  personnelles  pour  les 
questions  générales  et  les  querelles  qui  satisfont  l'ambition  de  quelques-uns  pour 
les  idées  qui  préparent  l'avenir  de  tous!  Faisons  pénétrer  ces  idées  dans  les  lois  et 
dans  les  mœurs;  tournons-nous  vers  le  peuple,  vers  ce  peuple  grave,  calme,  coura- 
geux et  patient,  qui  travaille  et  qui  souffre;  et  peu  à  peu,  par  une  série  de 
réformes  urgentes  et  d'améliorations  successives,  faisons  sortir  de  son  travail  la 
richesse,  et  de  sa  souffrance  le  bien-être.  Richesse  pour  la  France,  c'est-à-dire 
grandeur  et  puissance,  bien-être  pour  le  peuple,  c'est-à-dire  moralité  et  raison  : 
voilà  le  but,  messieurs,  voilà  l'avenir! 


Dicté  à  Charles  le  2J  mai  i8^6^^\ 

...  Certainement,  à  ne  voir  les  choses  humaines  qu'au  point  de  vue  des  intérêts 
politiques,  c'est  un  malheur  pour  un  peuple  que  sa  religion  ne  fasse  point  partie 
de  son  unité.  Le  peuple  grec,  le  peuple  romain,  avaient  leur  religion  chez  eux. 
De  nos  jours,  l'Angleterre  et  la  Russie  ont  leur  religion  chez  elles.  Ce  n'est  pas  là 
un  médiocre  élément  de  prospérité  et  de  grandeur. 

Oui,  certes,  plus  j'y  réfléchis,  plus  je  le  dis  hautement,  c'est  un  malheur,  c'est 
un  péril  que  le  prince  des  citoyens,  des  bras,  des  épées,  soit  dans  le  pays,  et  que 
le  prince  des  consciences  soit  hors  de  la  frontière.  C'est  ne  point  posséder  son  âme. 
Chose  grave  pour  un  état  comme  pour  un  individu,  pour  un  peuple  comme  pour 
un  homme. 

Le  gallicanisme  est  un  à  peu  près  de  religion  chez  soi.  Trois  hommes  qui 
avaient  le  génie  de  l'unité,  l'ont  marqué  de  leur  empreinte,  Louis  XIV  qui  l'a 
inspiré,  Bossuet  qui  l'a  inventé.  Napoléon  qui  l'a  reconstruit.  Le  gallicanisme  est 
un  moyen  d'unité  et  par  conséquent  un  élément  de  puissance  donné  par  ces  trois 
hommes  à  la  France.  Loin  d'afÊiiblir  le  gallicanisme,  il  faut  le  fortifier. 

Je  répète  que  je  me  borne  ici  à  parler  politique. 

Je  dirai  aux  hommes  d'état  :  Vous  occupez-vous  des  intérêts  du  ciel?  Avez-vous 
pour  but  le  salut  de  votre  âme  et  le  salut  des  âmes.?  Soyez  ultramontains.  Rien  de 
mieux.  Vous  occupez-vous  des  choses  de  la  terre  et  aes  intérêts  de  ce  bas  monde } 
A-vez-vous  pour  but  la  grandeur  de  votre  pays.?  Soyez  gallicans.  Il  me  semble  que 
ceci  n'est  que  du  simple  bon  sens. 

Je  comprends  à  merveille  qu'un  évêquc  ne  parle  pas  comme  un  ministre,  mais 
je  veux  qu'un  ministre  ne  parle  pas  comme  un  évêque.  Ce  n'est  pas  la  même 

C  Les  22  et  23  mai  1846,  M.  Isambcrt  protesta,  k  la  Chambre  des  députés,  contre  des 
mandements  d'archevêques,  qui  autorisaient  le  clergé  k  s'approprier  des  libertés  que  la  loi  lui 
refusait.  {Note  de  l'Éditeur.)  ... 


FAITS  CONTEMPORAINS.  455 

chose  d'être  cvêque  et  d'être  ministre.  La  différence  vaut  la  peine  qu'on  s'y  arrête. 
Un  cvêque  a  charge  d'âmes,  un  ministre  a  charge  d'empire  ('^. 


[1847.] 
Ministres, 

Depuis  sept  ans,  huit  ans  bientôt,  qu'avcz-vous  fait?  qu*ave2-vous  fait  de  grand, 
de  beau,  de  glorieux,  de  sain,  d'utile,  de  juste,  de  miséricordieux,  de  prévoyant, 
de  patriotique,  de  rutional?  qu'avez- vous  Élit? 

Avez-vous  rappelé  les  bannis? 

Avez-vous  rétabli  l'eflfigie  de  Napoléon  sur  la  Légion  d'honneur? 

Avez-vous  ouvert  les  cachots  politiques? 

Avez-vous  réformé  les  pérulités  et  les  prisons? 

Avez-vous  réformé  l'industrie,  la  manuÊicture,  le  travail  de  l'homme,  de  la 
femme,  du  vieillard,  de  l'enfant? 

Avez-vous  réglé  le  régime  des  finances?  Non.  Il  y  a  des  faillites  partout.  Avez- 
vous  réglé  le  régime  des  eaux?  Non,  il  y  a  des  inondations.  Avez-vous  réglé  le 
régime  du  pain?  Non,  il  y  a  des  famines. 

Avez-vous  créé  une  colonie  avec  une  conquête  et  une  province  avec  une 
colonie?  Non.  Alger,  ce  grand  élément  de  puissance,  n'est  pour  nous  qu'un  élément 
de  faiblesse. 

Avez-vous  reformé  la  chambre  élective ,  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur,  à  l'intérieur, 
dans  sa  composition,  à  l'extérieur,  dans  l'élection? 

Avez-vous  donné  des  lumières,  de  l'instruction,  des  garanties,  de  la  fierté,  de 
la  grandeur  et  de  la  puissance  au  peuple? 

(Développer  tout  ceci.  Ne  pas  oublier  les  théâtres,  les  lettres,  les  arts,  rien!). 

Arguments  des  partisans  de  l'hérédité  : 

Avez-vous  rendu  à  cette  Chambre,  à  la  pairie,  son  hérédité  qui  lui  est  néces- 
saire, qui  lui  est  essentielle,  qui  la  constitue  pouvoir  distinct,  qui  feit  que  dans  une 
nation  à  la  fois  vieille  et  jeune,  elle  représente  l'histoire  et  les  traditions,  et,  avec 
les  traditions  et  l'histoire,  les  renouvellements  qui  ont  des  racines?  L'heredite  sans 
laquelle  elle  n'est  ni  suffisamment  indépendante  vis-à-vis  de  la  royauté,  ni  suflB- 
samment  puissante  vis-à-vis  de  la  Chambre  populaire  ?  L'hérédité  qui  Êiit  qu'un  pou- 
voir politique,  au  grand  profit  de  l'unité  nationale,  plonge  à  la  fois  dans  le  passe  et 
dans  l'avenir?  L'hérédité  enfin  qui  maintient  le  législateur  entre  deux  règles,  ses 
pères  dont  il  tient  l'exemple,  ses  fils  auxquels  il  le  doitj  double  et  admirable  néces- 
sité, grâce  à  laquelle  un  homme  est  forcé  d'être  tout  à  la  fois  un  digne  descendant 
pour  ses  ancêtres  et  un  digne  ancêtre  pour  ses  descendants? 

(Combattre.  —  Puis  continuer  ceci.) 

Quoi!  vous  êtes  depuis  huit  ans  au  pouvoir,  et  vous  n'avez  rien  hit  de  tout 
cela?  Mais  qu'avez-vous  donc  fait  alors  ^^)? 

^')  Reliquat.  —  W  Id.  ........  -        -    -. 


4)6  RELIQUAT.  —  IL 

[1847.] 
Ministres  ! 

En  Algérie,  au  Maroc,  à  Taïti(^),  sur  la  Plata,  qu'avez-vous  fait  du  sang  de  la 
France?  Dans  vos  budgets,  dans  vos  lois  de  finances,  dans  vos  combinaisons  de 
Bourse,  dans  vos  arrangements  de  chemins  de  fer,  dans  vos  traités  de  commerce  et 
de  politique,  qu'avez-vous  fait  de  ses  intérêts  et  de  son  argent?  Dans  l'affaire 
Pritchard,  dans  l'affaire  de  la  Pologne,  vis-à-vis  de  lord  Palmerston,  vis-à-vis  des 
trois  cours  du  Nord,  qu'avez-vous  fait  de  son  honneur? 

Le  temps  des  ménagements  et  des  tempéraments  est  fini.  Le  moment  est  venu 
où  il  Êiut  dénoncer  et  accuser,  le  moment  est  venu  où  il  faut  tirer  de  l'ombre  tous 
ces  griefs  douloureux  qui  grondent  depuis  si  longtemps  dans  l'âme  sombre  et  acca- 
blée d'un  grand  peuple j  le  moment  est  venu,  dis- je,  et  si  personne  ne  parle,  ce 
sera  moi!  Oui,  je  me  lèverai,  fussé-je  seul,  et  je  viendrai,  pour  votre  épouvante  et 
pour  la  joie  de  mon  pays,  secouer  ces  foudres  à  la  tribune  (^^  ! 


[1847]- 
Je  dirai  à  ce  gouvernement  : 

Vous  avez  travaillé  dix -sept  ans  à  établir  la  paix  en  Europe  et  vous  avez  cru 
que,  cette  besogne  faite,  on  n'avait  rien  à  vous  demander  au  delà.  Erreur.  Quand 
on  gouverne  une  grande  nation,  il  y  a  deux  choses  qui  sont  également,  —  je  dis 
également,  —  nécessaires.  Ces  deux  choses,  les  voici  :  établir  la  paix,  illustrer  la 
paix. 

Or  vous  avez  établi  la  paix,  c'est  vrai  et  je  l'accorde  j  vous  ne  l'avez  pas  illustrée. 

Ceux  qui  devaient,  ceux  qui  voulaient,  ceux  qui  pouvaient  l'illustrer,  les  écri- 
vains, les  penseurs,  les  artistes,  les  poètes,  vous  les  avez  dédaignés,  repoussés, 
méconnus  ou  combattus. 

Les  conséquences,  vous  les  entrevoyez  aujourd'hui. 

Et  prenez-y  garde,  de  cette  manière  on  peut  finir  par  avoir  beaucoup  de  paix, 
mais  on  a  aussi  beaucoup  de  honte. 

Quelle  figure  faites-vous  en  Europe?  quelle  figure  faites- vous  dans  le  monde? 
Où  est  le  respect  que  vous  inspirez? 

Oh!  prenez-y  garde,  je  le  répète,  car  de  cette  Éiçon  on  en  vient  à  fausser  l'esprit 
des  nations,  et  à  leur  faire  préférer,  chose  grave  et  triste,  la  guerre  à  la  paix.  Oui, 
quand  cette  nation  est  la  France,  elle  préférera  toujours  la  guerre  illustre  à  la  paix 
honteuse  (^^  ! 


Ministres,  gouvernants,  depuis  dix-sept  ans,  vous  ne  vous  êtes  pas  aperçus  qu'il 
était  aussi  grave  de  laisser  la  France  sans  gloire  que  de  laisser  le  peuple  sans 
pai 


un(*). 


C'  Victor  Hugo  raconte,  dans  Choses  vues,  la  conversation  qu'il  eut,  en  1844,  avec  Louis- 
Philippe,  et  oh.  le  roi  lui  avait  parlé  de  Taïti.  —  W  Keliquat.  —  (')  Reliquat.  —  (*'  Au  verso 
d'une  convocation  de  la  Cour  des  pairs,  19  juillet  1847.  —  Keliquat. 


FAITS  CONTEMPORAINS.  457 

En  fait  de  gloire  nous  avons  triomphé  de  la  reine  Pomarc,  mais  nous  avons  été 
battus  par  la  reine  Ranavalo. 

Voilà  où  en  est  la  France  d'Austerlitz^'l 


[Avril  1847.] 
Digression  Dubois  de  Gennes.  —  Pénalités  d'exception,  etc. 

...  Mais,  dira-t-on,  en  Afrique  comme  en  Afrique.  Il  faut  bien  être  un  peu  bar- 
bare parmi  ces  sauvages  !  Ce  n'est  point  là  le  lieu  des  raffinements  et  de  la  civilisa- 
tion! L'air,  le  climat,  la  population,  le  passé,  les  traditions,  là,  tout  invite  aux 
moyens  extrêmes,  etc.,  etc. 

Messieurs,  ce  serait  là  de  tous  les  arguments  le  plus  déplorable,  et  je  ne  l'accepte 
pas.  La  barbarie  est  en  Afrique,  je  le  sais,  mais  que  nos  pouvoirs  responsables  ne 
l'oublient  pas,  nous  ne  devons  pas  l'y  prendre,  nous  devons  l'y  détruire j  nous  ne 
sommes  pas  venus  l'y  chercher,  mais  l'en  chasser.  Nous  ne  sommes  pas  venus  dans 
cette  vieille  terre  romaine  qui  sera  française  inoculer  la  barbarie  à  notre  armée, 
mais  notre  civiUsation  à  tout  un  peuple  j  nous  ne  sommes  pas  venus  en  Afrique 
pour  en  rapporter  l'Afrique ,  mais  pour  y  apporter  l'Europe  t^^. 


M.  le  ministre  de  la  Guerre  (Saint-Yon)^^^, 

Trouvez  bon.  Monsieur  le  ministre  et  cher  collègue,  que  j'appelle  votre  plus  vif 
intérêt  sur  le  malheureux  pionnier  Dubois  de  Gennes,  fusilier  aux  compagnies  de 
discipline  en  Afrique,  en  ce  moment  en  congé  de  convalescence  à  Paris. 

L'autre  jour,  à  la  Chambre,  quand  je  vous  ai  remis  sa  suppHque,  les  faits  qui  le 
concernent  m'étaient  connus,  mais  ne  m'étaient  pas  encore  prouvés.  J'en  doutais 
même,  j'en  voulais  douter,  tant  ils  me  semblaient  déplorables.  Aujourd'hui  j'ai  les 
renseignements,  j'ai  les  preuves,  j'ai  l'évidence.  Ces  feits,  vous  les  connaissez. 
Monsieur  le  ministre  et  cher  collègue ,  ils  appellent  à  la  fois  vos  méditations  comme 
pair  de  France  et  votre  intervention  comme  ministre.  Le  gouvernement  réprouve 
certainement  tout  le  premier,  maintenant  qu'il  est  informé,  ces  pénalités  d'excep- 
tion si  durement,  disons-le,  si  illégalement  appliquées  à  l'armée  d'Afrique.  Dubois 
de  Gennes  n'a  pas  été  puni,  mais  torturé. 

J'accomplis  un  devoir  en  appelant  sur  tous  ces  feits  affligeants  votre  haute  et 
sévère  attention.  En  attendant  les  mesures  générales  que  vous  conseillera  l'intérêt 
public,  vous  penserez  sans  doute,  dans  votre  généreuse  équité,  qu'il  est  juste  de 
tenir  compte  au  pionnier  Dubois  de  Gennes.  de  tout  ce  qu'il  a  souflFert,  vous 
voudrez  le  dédommager  autant  qu'il  est  en  vous.  Il  a  certes  bien  mérité  et  bien 
acheté   la  remise  pleine    et  entière  de  sa  peine.  Je  serais  touché.  Monsieur  le 


(1) 


Reliquat.  —  '*)  liiem.  —  (''  Brouillon  d'une  lettre  au  ministre  de  la  Guerre.  —  Reliquat. 


458  RELIQUAT.  —  IL 

ministre,  que  sur  ma  demande  instante  vous  voulussiez  bien  solliciter  de  Sa  Majesté 
la  grâce  de  ce  malheureux.  Je  l'espère  de  votre  justice  et  je  l'attends  de  la  bonté 
du  Roi. 

Vous  mettrez  le  comble  à  votre  bienveillante  sollicitude  en  envoyant  Dubois  de 
Gennes  achever  dans  un  régiment  de  France  le  temps  de  service  qu'il  doit  encore 
à  l'état.  Je  sais  que  M.  le  duc  d'Elchingen,  colonel  du  7'  dragons,  l'accueillerait 
avec  plaisir  dans  son  corps.  Il  m'en  a  donné  l'assurance  personnelle.  Dubois  de 
Gennes  ayant  servi  au  2'  chasseurs  d'Afrique  et  au  5*  hussards  peut  être  envoyé 
dans  cette  arme. 

Je  sollicite  de  votre  bonne  grâce  une  prompte  décision,  car  Dubois  de  Gennes 
ayant  un  congé  près  d'expirer,  n'a  plus  que  vingt  jours  à  rester  à  Paris. 

Permettez-moi  en  terminant.  Monsieur  le  ministre  et  cher  collègue,  d'insister 
sur  la  haute  importance  de  cette  affaire  qui  pourrait  si  facilement  s'envenimer,  et 
veuillez  recevoir  la  nouvelle  assurance  de  ma  cordialité  empressée  et  de  ma  haute 

considération.  

V.  H. 

16  avril  1847. 


[1847.] 

Hommes  du  pouvoir,  croyez-moi,  ne  venez  pas  ici  d'un  cœur  si  léger,  ne  soyez 
pas  à  ce  point  confiants  et  tranquilles  devant  cette  Chambre  des  pairs,  si  indulgente 
pour  les  ministres  debout,  si  sévère  pour  les  ministres  tombés  ^^^  ! 


1847. 

'Vbici  la  différence  entre  l'Espagne  et  la  France  en  ce  moment. 

La  monarchie  se  compose  d'un  principe,  la  royauté,  et  d'une  incarnation,  la 
dynastie.  En  Espagne  la  royauté  se  porte  bien,  la  dynastie  mal.  En  France  c'est  le 
contraire.  En  Espagne  la  royauté,  principe  sain,  est  représentée  par  une  famille 
pourrie;  en  France  la  royauté,  principe  malade,  est  représentée  par  une  famille 
saine  ^^l 


[la  FAMILLE  BONAPARTE.] 

14  juin  1847. 

Écrit  sous  ma  diBée  che^  moi  par  A.ntony  Thouret  avant  de  partir  pour  la  Chambre 
des  pairs  le  i^  juin. 

Messieurs, 

Je  n'ai  rien  dans  le  cœur  qui  ne  soit  paisible  et  modère. 

Vous  avez  pu  même  remarquer  que  dans  les  quelques  idées  que  je  viens  de 

^^y Reliquat.  —  (.^^  ReliqMai.  ...,;.  .   :.  .     .1  .  ' 


FAITS  CONTEMPORAINS.  459 

vous  soumettre,  je  n'ai  pas  encore  prononce  le  nom  si  éclatant  et  si  populaire  qui 
est  au  fond  de  ce  débat. 

Messieurs,  qu'il  me  soit  permis  de  vous  le  dire  ^^\  vous  ne  chasserez  pas 

de  France  ce  nom  glorieux.  Vous  avez  commencé  les  réparations,  achevez-les  j  vous 
avez  relevé  la  statue  de  l'empereur,  vous  avez  ramené  son  cercueil;  maintenant 
rappelez  sa  femille,  rétablissez  son  effigie  sur  l'étoile  de  la  Légion  d'honneur  et 
vous  serez  quittes  envers  cette  grande  ombre. 

Je  ne  veux  pas  insister,  mais  s'il  était  possible  que  la  Chambre  écartât  cette  péti- 
tion d'un  roi,  si  le  nom  de  l'empereur  devait  subir  dans  cette  séance  un  nouvel 
échec,  je  dis  plus,  un  nouvel  affiont,  si  une  étroite  et  mesquine  raison  d'état 
l'emportait  sur  ce  que  conseille  le  sentiment  national,  ce  serait  pour  moi  une 
tristesse  profonde  de  voir  les  hommes  qui  gouvernent  mon  pays  repousser  ce  qu'il 
y  a  de  plus  grand  dans  l'histoire  avec  ce  qu'il  y  a  de  plus  petit  dans  la  politique  ^^\ 

Sous  les  deux  pages  dictées  une  modification  de  l'écriture  de  Victor  Hugo  : 

S'il  en  était  autrement,  si  le  gouvernement  méconnaissait  son  intérêt  véritable 
au  point  de  s'opposer  au  renvoi  que  nous  demandons,  s'il  était  possible  qu'une  fin 
de  non-recevoir  écartât  cette  prière  rojale,  s'il  était  possible  que  le  nom  de 
Napoléon  subît  ici  aujourd'hui  un  nouvel  échec. .. 

La  fin  est  semblable  au  texte  dicté.  Sauf  pour  une  phrase,  ces  notes  n'ont  pas  été 
utilisées. 


Sur  fétat  des  lettres. 

[1847.1 
Tous  les  hommes  d'état  et  ministres  depuis  1830. 

...Ils  se  croient  quittes  envers  le  génie  de  la  France  quand  ils  lui  ont  déclare, 
avec  je  ne  sais  quelle  tranquillité  insolente  et  risible,  qu'il  est  en  décadence] 
Et  qu'en  savent-ils  (').'' 


[1847.] 

...  Le  gouvernement  de  juillet  —  tout  de  suite  devenu  chétif  —  s'excusant  de  ne 
rien  faire  et  de  ne  rien  être  sur  les  émotions  et  les  rumeurs  de  la  place  publique, 
plus  gêné  d'une  émeute  que  Napoléon  ne  l'était  de  vingt  batailles. 

V)us  avez  oubUé  ceci  : 

Un  gouvernement  a  besoin  de  beauté,  un  gouvernement  a  besoin  de  grandeur, 
parce  que  le  peuple  a  de  l'imagination  et  du  cœur.  Vous  avez  été  laids  et  petits. 

"Vbus  avez  voulu  être  utiles,  dites-vous,  vous  avez  cru  que  c'était  assez,  que 
c'était  tout  d'être  utiles.  Erreur  grossière.  L'utilité  se  concilie  avec  la  diflFormité  et 
s'accommode  de  l'abjection.  Cela  suffirait  pour  juger  un  gouvernement  qui  ne  veut 

('î  Un  mot  illisible.  —  W  Manuscrit.  —  W  Reliquat. 


46o  RELIQUAT.  —  IL 

être  qu'utile.  Au  point  de  vue  même  de  l'utilité,  il  manquerait  son  but,  car  le 
peuple  le  rejetterait  avec  dégoût.  Dans  ces  hautes  régions  où  se  meut  le  pouvoir, 
il  y  a  quelque  chose  de  plus  nécessaire  que  l'utile,  c'est  le  juste,  il  y  a  quelque 
chose  de  plus  utile  que  l'utile,  c'est  le  grand. 

Pour  composer  un  bon  gouvernement,  il  faut  ces  trois  cléments  :  le  juste,  le 
grand,  l'utile.  Un  gouvernement  qui  ne  serait  que  juste  pourrait  être  triste,  un 
gouvernement  qui  ne  serait  que  grand  pourrait  être  fou,,  un  gouvernement  qui 
n'est  qu'utile  est  fatalement  plat  (^). 

[1847.] 

Je  ne  suis  pas,  messieurs,  de  ceux  qui  pensent  que  la  paix  n'est  bonne  qu'à 
faire  fleurir  le  commerce  et  l'industrie.  Les  hommes.  Dieu  merci,  et  les  nations, 
ont  d'autres  besoins  que  les  besoins  matériels.  Les  développements  intellectuels,  les 
conquêtes  de  l'esprit,  les  arts,  les  lettres,  les  sciences,  la  domination  par  la  pensée, 
voilà  les  grandes  et  vraies  gloires  de  la  paix.  Je  désire  ardemment  que  notre  gou- 
vernement finisse  par  s'en  apercevoir.  Il  ne  dépendra  pas  de  moi  de  hâter  le 
moment  où  ses  yeux  s'ouvriront  et  où  il  comprendra  tout  ce  qu'il  pourrait  faire 
d'intelligent  et  d'illustre  à  notre  époque.  Mais  toutes  mes  réserves  Eites  sur  ce 
point,  je  veux  que  la  France  ait  un  grand  commerce  et  une  grande  industrie, 
parce  que  je  veux  qu'elle  ait  une  grande  marine  et  une  grande  puissance.  Or,  le 
moment  est  venu  de  Êiire  entendre  des  avertissements  sérieux  du  haut  de  cette 
tribune  si  désintéressée  et  si  grave.  Sans  doute,  il  y  a  d'honorables  et  de  nom- 
breuses exceptions,  mais  en  présence  des  abus  de  la  fraude  et  de  la  publicité  qui 
sont  aujourd'hui  de  notoriété  publique,  c'est  se  montrer  véritablement  ami  des 
intérêts  de  la  France,  que  de  souhaiter  à  notre  commerce  plus  de  probité,  à  notre 
industrie  moins  d'âpreté  ^^l 


Note  écrite  en  vue  du  discours  sur  Pie  IX. 

[Janvier  1848.] 

J'aurais  voulu  que  l'hommage  fût  égal  à  l'homme,  que  la  glorification  fût 
grande  comme  l'événement j  j'aurais  voulu  que  le  silence  regrettable  de  la  cou- 
ronne fût  racheté  par  une  manifestation  éclatante  de  la  Chambre  des  pairs,  d'accord 
avec  le  sentiment  populaire  et  avec  le  sentiment  national,  et  que  dans  cette  occa- 
sion comme  dans  toutes,  la  voix  de  la  Chambre  fût  la  voix  de  la  France. 

Au  reste  l'avenir  me  console,  l'espérance  me  soutient,  j'ai  une  foi  profonde  dans 
l'œuvre  entreprise  par  Pie  IX,  il  la  mènera  glorieusement  à  fin,  et  j'attends  avec 
confiance  l'heure,  l'heure  de  l'inévitable  avenir,  où  mon  pays,  ce  pays  que  vous 
représentez,  illustres  pairs,  élèvera  solennellement  la  voix  et  donnera  au  monde  ce 
beau  spectacle  :  la  France  remerciant  le  pape  au  nom  du  genre  humain. 

(>)  Reliquat.  —  CJ  Au  verso  d'une  lettre  datée  7  mai  iS^y.  —  Reliquat. 


REVOLUTION  DE  1848. 

FAITS,  PIECES,  ETC. 

En  tctc  de  ce  chapitre  nous  trouvons  cet  avertissement 
Tout  ceci  est  à  revoir  sévèrement. 


Mars  i8yo. 


J'ai  écrit  ces  notes,  très  consciencieuses  du  reste,  dans  les  premiers  mois  de  1848. 
Les  (^î  républicains  du  National  régnaient  et  opprimaient.  J'observais  cela 

dans  un  étrange  état  d'esprit,  comprenant  peu  cette  révolution  et  craignant  qu'elle 
ne  tuât  la  liberté.  Plus  tard,  la  révolution  s'est  faite  en  moi-même  j  les  hommes  ont 
cessé  de  me  masquer  les  principes.  J'ai  compris  que  Révolution,  République  et 
Liberté  sont  identiques.  La  liberté  est  le  principe,  la  révolution  est  le  moyen,  la 
république  est  le  résultat  ^^\ 


Mars  1848. 

L'état  penche  —  le  trésor  vide  —  la  banqueroute   approche  —  l'argent  a 
disparu.  Faillite  sur  faillite. 

Ainsi  l'un  après  l'autre 
Dans  un  vaisseau  qui  brûle  éclatent  les  canons  ^'l 


Messieurs,  il  y  a  deux  choses  dont  la  France  ne  veut  pas  :  c'est  la  guerre  sans 
la  gloire  des  armes,  et  la  paix  sans  la  gloire  des  lettres. 

Le  jour  où  les  théâtres  de  Paris  fermeraient,  ce  serait  à  Paris,  en  France,  en 
Europe,  l'effet  d'un  flambeau  qui  s'éteint  (*l 


[Mars  1848.] 

Quand  je  songe  au  présent  gouvernement  et  à  la  liberté,  je  me  sens  également 
irrité  des  choses  qu'il  fait  contre  elle  et  des  phrases  qu'il  fait  pour  elle  ^^\ 


^'1  Le  papier  ^tant  rongé  à  cet  endroit,  le  mot  manque.  —  W  Keli^uat.   —  W  Keli^uat.  — 
W  Manuscrit.  —  (')  R/lijuat. 


462  RELIQUAT.  —  IL 

Mars  1848, 

Nous  sommes  sur  le  radeau  de  la  Méduse,  et  la  nuit  tombe. 

Quoi!  depuis  vingt  ans  chacun  de  nous  apporte  sa  pierre  à  l'édifice  de  l'avenir j 
c'est  avec  cette  pierre  qu'on  veut  nous  lapider  aujourd'hui  ! 


1848. 

En  mars  on  crut  que  ce  serait  une  tragédie,  en  mai  on  vit  que  ce  n'était  qu'un 
mélodrame. 


Robespierre  Lcdru-Rollin 

Shakespeare  eût  accepté  93,  Guilbert  de  Pixérécourt  eût  dédaigné  1848. 


En  révolution  j'aime  encore  mieux  les  culs-de-jatte  que  les  nains  et  Couthon 
que  Marrast. 

Dans  le  cul-de-jatte  il  y  a  eu  un  homme  ^^\ 


\bus  vojez  la  révolution  dans  ceci  :  Barbes,  représentant  du  peuple ^^"l-^  je  la  voyais 
encore  bien  plus  dans  ceci  :  Monsieur  Barhetj  pair  de  France  ^^\ 


Maintenant,  messieurs,  quelle  est  la  situation  de  la  France?  Le  droit  est 
conquis,  et  par  ce  seul  fait  que  le  droit  est  conquis,  toutes  les  libertés  étant  debout, 
tout  citoyen  qui  veut  travailler,  peut  acheter,  vendre,  féconder  son  intelligence, 
multiplier  son  industrie,  vivre,  en  un  mot,  je  ne  dis  pas  riche,  mais  libre,  ce  qui 
suffit.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  prétende  qu'il  n'j  ait  plus  rien  à  faire.  Loin  de  là. 
La  prévoyance  sociale  a  encore  d'immenses  devoirs  à  remplir,  et  elle  les  remplira. 
Mais  ce  que  je  veux  dire,  c'est  que  depuis  1789,  le  droit  a  paru,  le  droit  populaire, 
souverain,  imprescriptible,  et  que  lorsque  le  droit  a  paru,  dans  un  temps  donné  la 
misère  doit  disparaître.  Il  n'est  plus  besoin  pour  cela  d'une  révolution,  il  suffit  du 
progrès. 

Eh  bien,  dans  cette  situation,  nous,  nous  voulons  le  progrès,  vous,  vous  voulez 
une  révolution. 

Quelle  révolution? 

Je  vais  vous  le  dire. 

Messieurs,  jusqu'à  ce  jour,  il  y  a  eu  dans  le  monde  deux  sortes  de  révolutions, 
les  révolutions  de  la  misère  et  les  révolutions  du  droit. 

Ce  que  c'est  que  ces  deux  sortes  de  révolutions,  je  vais  essayer  [de  le  dire  afin 
de  caractériser  la  situation  présente. 

(^)  Ces  quatre  pensées  appartiennent  au  Reliquat.  —  (*>  Elu  en  avril  1848.  —  W  Reliquat. 


RÉVOLUTION  DE  1848.  463 

Messieurs,  quand  le  seul  fait  de  naître  est  pour  des  classes  entières  une  fatalité, 
quand  les  uns  ont  tout  et  les  autres  rien,  quand  la  société  est  mère  pour  les  uns  et 
marâtre  pour  les  autres,  quand  à  côté  de  ceux  qui  ont  des  palais  il  j  a  ceux  qui 
n'ont  pas  de  toit,  quand  le  pain  manque,  quand  le  travail  manque,  quand  la.  terre 
manque,  quand  le  Élit  social  sans  yeux  et  sans  cœur  marche  sur  le  pauvre  peuple 
et  l'écrase,  alors,  messieurs,  une  explosion  terrible  éclate,  une  explosion  égale  à 
la  compression,  les  masses  désespérées  et  furieuses  s'ébranlent  et  se  précipitent  dans 
je  ne  sais  quelle  vengeance  de  ceux  qui  souâFrent  contre  ceux  qui  jouissent,  guerre 
de  ceux  qui  ont  des  haillons  contre  ceux  qui  ont  des  vêtements,  et  de  ceux  qui 
sont  nus  contre  ceux  qui  ont  des  haillons ,  guerres  fameuses  dans  l'histoire ,  vous  en 
savez  les  noms,  guerres  des  ventres  creux,  guerres  des  gras  et  des  maigres,  luttes 
horribles  et  profondes,  barbares  comme  l'ignorance,  sauvages  comme  la  haine, 
bestiales  comme  la  faimj  ce  sont  les  révolutions  de  la  misère. 

Quand  le  sentiment  du  juste  a  été  froissé  chez  un  peuple  pendant  des  siècles, 
quand  la  population  est  divisée  en  castes  infranchissables,  espèces  de  compartiments 
arbitraires  où  les  hommes  sont  parqués  et  où  les  intelligences  sont  liées  à  des 
destinées  qui  ne  sont  pas  Élites  pour  elles,  il  arrive  un  jour  où  l'esprit  de  justice 
que  Dieu  a  mis  au  cœur  de  l'homme,  cet  esprit  incompressible  et  formidable, 
réagit  violemment  contre  cet  entassement  d'iniquités,  d'exceptions  et  de  privilèges 

la  loi 

qui  s'appelle  l'état  et  qui  pèse  sur  Ja  civilisation,  il  arrive  un  jour  où  les  aptitudes 
cherchent  à  se  remettre  en  équilibre  avec  la  destinée,  un  jour  où  les  droits  naturels 
reprennent  leur  niveau,  alors  cette  construction  artificielle  et  difiForme  s'écroule  et 
de  ses  décombres  sortent  les  principes  éternels  et  rayonnants,  la  souveraineté  du 
peuple,  la  liberté  de  la  conscience,  la  Hberté  de  la  pensée,  l'émancipation  des 
capacités,  l'égalité  devant  la  loi.  Ce  sont  là,  messieurs,  les  révolutions  du  droit. 

Messieurs,  les  révolutions  de  la  misère  sont  fatales  et  portent  le  douloureux  et 
navrant  caractère  de  la  nécessité.  Ce  sont  les  jacqueries.  Les  révolutions  du  droit 
sont  légitimes,  saintes  et  justes.  C'est  1789  en  France,  c'esti  1642  en  Angleterre. 

Maintenant,  voulez-vous  que  je  vous  le  dise?  La  révolution  que  vous  voulez 
feire,  vous,  n'a  ni  le  caractère  de  la  justice,  ni  le  caractère  de  la  nécessité.  La 
révolution  que  vous  voulez  &.ire,  ce  n'est  ni  la  révolution  du  droit,  ni  la  révolution 
de  la  misère,  c'est  la  révolution  de  l'envie. 

C'est  la  guerre  non  pas  seulement  de  ceux  qui  n'ont  rien  contre  ceux  qui 
possèdent  quelque  chose,  mais  de  ceux  qui  ont  moins  contre  ceux  qui  ont  davan- 
tage; c'est  la  guerre  du  champ  d'un  arpent  contre  le  champ  de  deux  arpents,  c'est 
la  guerre  de  la  chaumière  contre  la  maison  et  de  la  cabane  contre  la  chaumière, 
c'est  la  guerre  du  fermier  contre  le  propriétaire,  du  paysan  contre  le  fermier,  du 
vagabond  contre  le  paysan,  c'est  la  guerre  d'échelon  en  échelon,  de  bas  en  haut, 
dans  tout  l'ordre  social;  après  les  nobles  qui  n'existent  plus,  il  y  a  les  riches  qui 
existent  à  peine,  après  les  riches  les  bourgeois,  après  les  bourgeois  les  ouvriers, 
après  les  ouvriers  les  fainéants,  et  parmi  les  fainéants,  les  forts  et  les  faibles,  les 
vieux  et  les  jeunes,  les  malades  et  les  bien  portants,  les  intelligents  et  les  stupides, 
c'est  la  guerre  dans  tout  cela!  la  guerre  sans  fond,  sans  limites,  sans  issue,  sans 


464  RELIQUAT.  —  II. 

espérance,  sans  pitié,  entre  toutes  les  inégalités  sociales,  c'est-à-dire  entre  tous  les 
citoyens,  entre  toutes  les  inégalités  naturelles,  c'est-à-dire  entre  tous  les  hommes. 
Oui,  oui,  oui!  c'est  la  révolution  de  l'envie. 

C'est  le  chaos,  c'est  le  naufrage,  c'est  la  nuit  faite  sur  le  genre  humain^^M 


[Mai  1848.] 

Les  hommes  de  Février  semblent  s'entendre  pour  ébranler  à  qui  mieux  mieux 
l'ordre  de  choses  qu'ils  ont  fondé j  ceux  qui  sont  hors  du  pouvoir  par  leurs  menées, 
ceux  qui  sont  au  pouvoir  par  leurs  mesures.  Ces  derniers  surtout,  je  les  admire. 
Les  lois  qu'on  propose,  les  combinaisons  qu'on  imagine,  les  expédients  qu'on 
improvise,  les  étranges  façons  de  gouvernement  qu'on  a,  autant  de  coups  portés, 
qu'on  le  fasse  exprès  ou  non,  à  l'établissement  actuel,  |  dont  personne  plus  que 
moi  n'aurait  souhaité  le  succès  et  la  durée.  |  (^^  En  vérité,  les  partis  hostiles,  s'il  y  en 
a,  seraient  bien  insensés  et  bien  imbéciles  d'intriguer  et  de  comploter.  A  quoi  bon 
prendre  cette  peine .f'  Ce  qu'ils  ont  de  mieux  à  faire,  c'est  de  laisser  les  républicains 
conspirer  contre  la  République  ^^l 


Dieu  à  cette  heure  fait  évidemment  une  expérience. 

Le  péril,  la  singularité  et  le  mystère  de  ce  temps-ci,  c'est  que  c'est  une  époque 
forte  livrée  à  des  hommes  faibles. 

Regardez  autour  de  vous,  regardez  sur  ce  plateau  où  est  le  pouvoir,  de  quelque 
côté  que  vous  vous  tourniez,  l'immensité  des  événements,  la  violence  des  idées, 
ces  deux  grands  vents  qui  soufflent,  ne  courbent  que  de  petits  hommes. 

Il  est  vrai  que  par  moments  le  vent  qui  les  courbe,  les  redresse  aussi  et  alors  ils 
se  croient  grands. 

Qui  est-ce  qui  pense  au  peuple?  personne.  Pas  même  les  populaires.  On  songe 
à  soi. 

Qui  n'a  pas  la  vanité  a  l'intérêt,  qui  n'a  pas  l'intérêt  a  l'ambition,  qui  n'a  pas 
l'ambition  a  le  néant  dans  l'esprit. 

Personne  n'a  l'amour. 

Quand  le  penseur  regarde  l'horizon,  c'est-à-dire  le  cœur  humain,  il  n'y  trouve 
que  l'égoïsme.  Maintenant  traversez  ce  désert. 

Et  ce  qui  est  triste,  c'est  que  nous  sommes  dans  un  de  ces  moments  où  un 
grand  homme,  par  cela  seul  qu'il  est  grand,  n'est  pas  applicable.  Il  n'y  a  pas  de 
lit  fait  pour  un  géant. 

Ayez  donc  une  idée  vaste ,  et  essayez  de  la  faire  entrer  dans  tous  ces  cerveaux 
étroits  ! 

(•'  Au  bas  et  au  verso  d'une  lettre  datée  février  et  demandant  à  Victor  Hugo  un  de  ses  auto- 
graphes. —  Keliquai,  —  <*'  Ces  deux  barres  sont  au  manuscrit  et  indiquent  que  la  phrase  n'est 
que  proposée,  et  provisoire.  —  (')  Reliquat. 


RÉVOLUTION  DE  1848.  465 

Ayez  une  îdce  tendre,  et  tachez  de  l'introduire  dans  tous  ces  cœurs  secs. 
Soyez  aigle,  pour  commander  à  une  armée  de  moineaux  ('^  ! 


Quoi  !  nous  verrions  Barbes  dévorer  Sobrier  comme  Robespierre  dévorait  Danton 
et  Blanqui  dévorer  Barbes  '^)  comme  Tallien  dévorait  Robespierre  !  Nous  verrions 
recommencer  le  duel  à  la  guillotine! 


On  peut  tomber  au-dessous  de  Marat,  au-dessous  de  Couthon,  au-dessous  de 
Carrier.  Comment.?  en  les  imitant.  Ils  étaient  horribles  et  graves.  On  serait  horrible 
et  ridicule.  Quoi,  la  Terreur  parodie!  quoi,  la  guillotine  plagiaire!  Y  a-t-il  quelque 
chose  de  plus  hideux  et  de  plus  béte.?  Voyez  un  peu,  est-ce  là  ce  que  vous  voulez.? 
93  a  eu  ses  hommes,  il  y  a  de  cela  cinquante -cinq  ans,  et  maintenant  il  aurait  ses 
singes  ^'l 

0  parodistes  de  93!  prenez  garde  de  produire  autour  de  vos  noms  la  terreur  un 
moment  et  l'horreur  à  jamais! 

Prenez  garde ... 

Voulant  être  effrayants,  de  rester  exécrables. 
Et  de  produire  autour  de  vos  noms  misérables 
La  terreur  un  moment  et  l'horreur  à  jamais  (*'! 


Ah  !  doucement.  Ne  confondez  pas  les  hommes  de  92  et  de  93  avec  les  hommes 
de  1848.  Les  anciens  révolutionnaires,  les  grands  révolutionnaires  ont  été  taillés  à 
coups  de  serpe  de  la  main  même  de  Dieu  dans  le  vieux  chêne  populaire.  Ceux-ci 
sont  les  copeaux  du  travail  (^l  ' 

Soyez  effrayants,  je  le  veux  bien,  mais  soyez  originaux.  Quoi!  toujours  la 
même  vieille  guenille  rouge!  toujours  la  même  pique!  O  copistes  des  choses 
terribles!  Respectez  ces  choses,  car  elles  ont  été  grandes.  Ne  les  faites  pas  risibles  en 
les  recommençant.  Vous  êtes  les  moutons  de  Panurge,  et  vous  êtes  ces  moutons-là 
au  point  de  devenir  des  tigres  t'^M 

[Mai  1848.] 
Il  est  impossible  que  les  braves  et  généreux  ouvriers  qu'on  égare  avec  des  mots 
ne  finissent  pas  par  réfléchir,  et  le  jour  où  ils  réfléchiront,  ils  s'indigneront. 

O  Keliquat.  —  (')  L'arrestation  de  Barbes  après  l'émeute  du  ij  mai  situe  cette  note  entre  fé- 
vrier et  mai  1848.  —  Keliquat.  —  (''  Manuscrit.  —  (*>  Keliquat.  —  (s)  jj^^  —  (e)  ^^  \^^  jg  ^ç 
feuillet,  on  lit  le  brouillon  d'une  phrase  publiée  dans  le  discours  sur  les  ateliers  nationaux.  — 
Keliquat. 


ACTES    ET    PAROLES.    —    I. 


30 


466  RELIQUAT.  —  II. 

Le  terrorisme  et  le  communisme,  combinés  et  se  prêtant  un  mutuel  appui,  ne 
sont  autre  chose  que  l'antique  attentat  contre  les  personnes  et  contre  les  propriétés. 
Quand  on  plonge  au  plus  profond  de  ces  théories,  quand  on  creuse  le  fond  des 
choses,  on  descend  même  au  delà  de  Marat  et  du  Père  Duchesne,  et  il  se  trouve 
que  le  communisme  s'appelle  Cartouche  et  que  le  terrorisme  s'appelle  Mandrin  ^^\ 


De  février  à  mai,  dans  ces  quatre  mois  d'anarchie  où  l'on  sentait  de  toutes  parts 
l'écroulement,  la  situation  du  monde  civilisé  fut  inouïe.  L'Europe  avait  peur  d'un 

la  République, 

peuple,  la  France,  ce  peuple  avait  peur  d'un  parti,  le  terrorisme j  et  ce  parti  avait 
peur  d'un  homme,  Blanqui. 

Le  dernier  mot  de  tout  était  la  peur  de  quelque  chose  ou  de  quelqu'un  (*). 


Un  homme  du  peuple,  qui  en  ce  moment-là  était  le  peuple  tout  entier,  a  dit 
un  mot  sublime  :  Nous  avons  trois  mois  de  misère  au  service  de  la  K/puèliaue  (^l 


N'oubliez  pas  ceci,  autrefois  il  j  avait  la  question  de  la  réforme,  la  question  des 
mariages,  la  question  d'Alger,  la  question  d'Espagne,  la  question  de  Taïti,  la  ques- 
tion d'Orient.  Maintenant  il  j  a  la  question  de  la  vie. 

Ceci  change  un  peu  la  politique  (*l 


ATELIERS  NATIONAUX. 

Juin  1848. 

Quelle  situation  !  J'aimais  mieux  la  besogne  telle  qu'elle  s'oflFrait  au  24  février. 
Cela  était  terrible,  mais  beau,  et  pouvait  s'achever  vite  et  bien.  Aujourd'hui  cela 
est  hideux,  pourri,  et,  qui  sait?  peut-être  incurable.  Ah!  j'aime  mieux  avoir  affaire 
à  une  fièvre  cérébrale  qu'à  une  gangrène.  Oui,  certes!  alors  le  peuple  était  ardent, 
mais  bon,  généreux,  plein  d'amour,  respectueux  pour  toute  noble  chose ,  admirable  ! 
Aujourd'hui  le  peuple,  ce  même  peuple,  ces  mêmes  blouses,  hélas!  est  amer, 
mécontent,  injuste,  défiant,  presque  haineux.  En  quatre  mois  de  fainéantise  on  a 
fait  du  brave  ouvrier  un  flâneur  hostile  auquel  la  civilisation  est  suspecte.  L'oisiveté 
nourrie  de  mauvaises  lectures,  voilà  tout  le  secret  du  changement.  Ces  travailleurs 
sont  dégoûtés  du  travail,  ces  français  sont  dégoûtés  de  l'honneur,  ces  parisiens  sont 
dégoûtés  de  la  gloire.  Il  y  en  a,  oui,  il  y  en  a  qui  rêvent  je  ne  sais  quels  tristes 
rêves  de  pillage,  de  massacre  et  d'incendie.  De  ces  hommes  dont  Napoléon  faisait 

(')  Au  bas  du  feuillet,  quelques  lignes,  ébauche  du  chapitre  :  Uiâor  Hugo  h  ses  concitoyens 
(v.  page  106),  situent  ce  fragment  vers  mai  1848.  —  Reliquat.  —  W  Reliquat.  —  O  Idem.  — 
W  Idem. 


RÉVOLUTION  DE  1848.  467 

monsieur  Blanqui 
monsieur  Raspail 

des  héros,  nos  pamphlétaires  font  des  sauvages!  Ohl  il  me  vient  des  sanglots  du 
fond  du  cœur  par  moments!  Et  la  France!  où  en  est-elle?  où  en  est  Paris?  où  en 
est  l'intelligence,  la  pensée,  l'art,  l'industrie,  la  science,  la  famille,  la  propriété,  la 
richesse  publique,  la  discipline  de  l'armée,  la  grandeur  du  pays!  Où  en  est  tout 
ce  que  nous  avons  fait,  voulu,  essayé,  construit,  bâti,  fondé  depuis  soixante  ans? 
Ruines  en  haut,  abîmes  en  bas.  Nous  sommes  entre  un  plafond  qui  s'écroule  sur 
notre  tétc  et  un  plancher  qui  s'effondre  sous  nos  pieds  (^U 


LES  DOCTRINES  SOCIALISTES. 

[Juin  1848,] 

H  n'y  a  pas  cent  socialismes  comme  on  le  dit  volontiers.  Il  y  en  a  deux.  Le 
mauvais  et  le  bon. 

Il  y  a  le  socialisme  qui  veut  substituer  l'état  aux  activités  spontanées,  et  qui, 
sous  prétexte  de  distribuer  à  tous  le  bien-être,  ôte  à  chacun  sa  liberté.  La  France 
couvent,  mais  couvent  où  l'on  ne  croit  pasj  une  espèce  de  théocratie  à  froid,  sans 
prêtre  et  sans  Dieu.  Ce  socialisme-là  détruit  la  société. 

Il  y  a  le  socialisme  qui  abolit  la  misère,  l'ignorance,  la  prostitution,  les  fiscalités, 
les  vengeances  par  les  lois,  les  inégalités  démenties  par  le  droit  ou  par  la  nature, 
toutes  les  ligatures,  depuis  le  mariage  indissoluble  jusqu'à  la  peine  irrévocable.  Ce 
socialisme-là  ne  détruit  pas  la  société;  il  la  transfigure. 

En  d'autres  termes,  sous  le  mot  socialisme  comme  sous  tous  les  mots  humains, 
il  y  a  la  vérité  et  il  y  a  l'erreur. 

Je  suis  contre  l'erreur  et  pour  la  vérité  ^^\ 


Du  reste  toutes  les  fois  que  les  socialistes,  dans  leur  impatience,  se  mêlèrent 
aux  partis  et  se  firent  un  expédient  de  la  violence  d'autrui,  ils  curent  tort. 

Un  groupe  d'esprits  ardents  et  hâtifs,  quelques-uns  de  ces  improvisateurs  qu'on 
appelle  des  cerveaux  brûlés,  de  petits  incendies  partiels  éclatant  çà  et  là  dans  les 
événements  ou  dans  les  hommes,  suffisent  pour  précipiter  le  moment  où  une  idée 
encore  trop  nouvelle,  trop  verte  ou  éclose  depuis  trop  peu  de  temps,  sera  appli- 
cable à  la  société,  maniable  pour  ainsi  parler.  Mais  pour  que  cette  idée  vienne 
complètement  à  point,  pour  qu'elle  devienne  un  fait  social,  naturel,  organique, 
nécessaire,  il  faut  sur  cette  idée  l'action  lente,  la  chaleur  douce  et  féconde,  le 
rayonnement  continu,  sympathique  et  lointain  de  la  vérité  éternelle.  Un  peu  de 
feu  sufl&t  pour  cuire  un  fruit  j  pour  le  mûrir  il  faut  le  soleil. 


l')  Manuscrit,  —  W  Keliquat. 

30. 


I 


468  RELIQUAT.  —  II. 

Contenir,  soutenir. 
Rien  n'est  plus  odieux  que  les  inégalités  de  l'Egalité  ^^\ 


Sans  doute,  toute  notre  destinée  n'est  pas  dans  nos  mains.  Le  navire  dont  nous 
tenons  le  gouvernail  est  livré  à  des  souffles  d'en  haut,  souffles  inconnus  que  nous 
ne  dirigeons  pas.  Il  dépend  de  la  providence  que  le  ciel  soit  orageux  ou  serein, 
mais  il  dépend  de  nous  que  l'équipage  soit  insensé  ou  intelligent,  anarchiquc  ou 
discipliné. 

Nous  admettons  avec  vous  les  besoins  permanents,  mais  admettez  avec  nous 
les  nécessités  momentanées. 

Le  moment  où  nous  sommes  est  un  moment  suprême.  Je  dis  au  gouvernement  : 
ayez  de  la  force I  Je  dis  à  l'Assemblée  :  ayez  de  l'unité!  Je  dis  à  tous  les  citoyens 

l'union  ! 

de  la  cite,  à  toutes  les  classes  de  la  nation  :  ayez  de  la  fraternité! 

Oui,  socialistes,  penseurs,  hommes  de  bonne  volonté  et  de  bonne  foi,  aidez- 
nous!  Employez-vous,  non  plus  à  soulever  les  masses,  mais  à  les  calmer  (^^.  Il  faut 
qu'on  s'entende,  qu'on  s'unisse  et  qu'on  s'aime.  C'est  là  le  premier  devoir  et  le 
premier  besoin  de  la  situation.  Il  faut  que  les  travailleurs  comprennent  les  souffrances 
des  autres  classes  comme  les  autres  classes  comprennent  les  souffrances  des  tra- 
vailleurs. Il  faut  qu'une  partie  de  la  nation  cesse  de  peser  sur  l'autre.  Faites 
comprendre  ceci  à  tous,  versez  sur  tous,  non  plus  des  cris  de  colère  et  de  haine, 
mais  des  paroles  de  concorde  et  d'amour.  Cette  fraternité  qui  est  dans  les  mots, 
mettez-la  dans  les  actes.  Qu^en  résultera-t-il.''  Le  peuple  comprendra  et  se  calmera. 
Cette  congestion  de  la  rue  qu'on  appelle  l'émeute,  se  dissipera,  la  confiance 
renaîtra,  le  crédit  reparaîtra,  les  problèmes  se  rempliront  subitement  de  clarté  et  se 
résoudront^  une  bonne  politique  aidant,  la  richesse  et  la  puissance  reviendront. 

Et  alors,  quand  l'ordre  sera  raffermi,  quand  la  paix  publique  sera  assurée,  quand 
le  sang  cessera  de  couler  aux  quatre  veines  de  la  France,  quand  l'agonie  aura  fait 
place  à  la  convalescence,  quand  la  détresse  universelle  aura  disparu,  quand  la  vie, 
en  un  mot,  sera  revenue,  alors,  nous  vous  le  promettons,  nous  en  prenons  l'en- 
gagement solennel,  nous  nous  unirons  à  vous  à  notre  tour,  nous  reviendrons 
exclusivement  à  l'étude  du  paupérisme  et  de  la  question  populaire,  nous  nous 
pencherons  avec  amour  sur  toute  la  famille  prolétaire,  sur  l'enfant,  sur  la  fille,  sur 
le  pèrej  et  tout  en  conservant  religieusement  les  bases  saintes  sur  lesquelles  la  société 
repose,  la  propriété  et  la  famille,  nous  résoudrons  toutes  les  questions,  avec  vous, 
dans  le  sens  de  la  plus  tendre  fraternité. 

Si  nous  ne  le  faisons  pas,  si  nous  manquons  à  cet  engagement  sacre,  si  après  avoir 
obtenu  de  vous  la  concorde  dans  les  temps  orageux,  nous  ne  vous  apportons  pas  le 
dévouement  dans  les  jours  meilleurs,  si  nous  laissons  l'égoïsme  reparaître  avec  la 
prospérité,  si  nous  recommençons  la  faute  qu'ont  faite  les  classes  moyennes  depuis 

(')  Keli({uat.  —  (*)  Voir  le  discours  sur  les  Ateliers  nationaux,  page  127. 


RÉVOLUTION  DE  1848.  469 

trente  ans  de  fermer  les  jeux  au  sort  des  classes  souffrantes,  oh!  alors,  levez-vous 
indignes,  rappelez-nous  nos  promesses,  armez-vous  de  nos  paroles,  et  ne  nous 
déclarez  pas  seulement  traîtres  à  la  patrie,  dcclarez-nous  traîtres  au  peuple!  traîtres 
à  l'cvangilc!  traîtres  à  l'humanité  ^^ M 


Eux  aussi  pourtant  se  trompèrent  et  firent  fausse  route.  Indiquons  quelques-unes 
de  leurs  erreurs. 

Les  deux  instincts  principaux  de  l'homme  sont  l'égoïsme  et  la  perpétuité.  Le 
moi  n'ajant  pas  la  perpétuité,  du  moins  dans  ce  monde,  il  est  évident  que  l'instinct 
de  perpétuité  combat  l'instinct  d'égoïsme.  Dans  ce  combat,  il  ne  l'annule  pas,  mais 
il  le  subjugue,  le  transforme  et  l'anoblit.  L'homme,  livré  à  l'unique  penchant  de 
l'égoïsme,  travaille  pour  lui-même,  pour  lui  seulj  modifié  et  amélioré  par  l'instinct 
de  la  perpétuité,  il  travaille  pour  ses  enfants,  pour  sa  race,  pour  son  nom.  Tra- 
vailler pour  sa  famille  est  le  premier  pas,  travailler  pour  sa  patrie  est  le  deuxième. 
Les  esprits  vulgaires  ne  vont  pas  au  delà  du  premier^  les  hommes  d'élite  font 
toujours  le  second.  De  là  les  plus  grandes  choses.  L'instinct  de  la  perpétuité  élevé 
à  la  plus  haute  puissance,  c'est  l'amour  de  la  patrie.  La  patrie  est  la  principale  des 
hérédités. 

Le  tort  des  socialistes,  le  tort  de  la  révolution  de  juillet  elle-même,  fut  de 
méconnaître  ces  vérités  et  de  poursuivre  l'instinct  de  la  perpétuité  sous  toutes  ses 
formes,  sans  réfléchir  que,  comme  il  faut  un  but  au  travail  humain,  tout  ce  qu'on 
ôte  à  l'instinct  de  perpétuité,  on  le  donne  à  l'instinct  d'égoïsme.  Il  devait  donc 
résulter  de  cette  faute  un  immense  et  monstrueux  accroissement  de  l'égoïsme. 

Ce  qu'on  ne  prévit  pas  alors,  on  le  voit  aujourd'hui  ^^l 


[Juin  1848.] 

Noble  et  digne  peuple  qu'on  pervertit  et  qu'on  trompe. 

Oisiveté,  paresse,  fainéantise  organisées.  Barrières,  jeux  sans  fin,  ennui,  rixes. 
Aumône  qui  flétrit  le  cœur  au  heu  du  salaire  qui  le  satisfait. 

Libelles,  pamphlets,  affiches  odieuses,  etc. 

Helas!  vous  dégradez  le  peuple  et  vous  l'égarez.  Quand  aurez- vous  fini  de 
l'enivrer  de  répubUque  rouge  et  de  vin  bleu  (^'  ! 


Et  toutes  ces  jouissances,  ces  dix  sous  de  plus,  ce  fameux  bien-être,  ce  gros 
ventre,  par-dessus  le  marché,  vous  ne  les  aurez  pas,  ce  qu'il  j  a  de  bon!  car  la 
révolution  avortera  (*l 


(')  Reliquat.  —  (^'  Idem.  —  W  Manuscrit.  —  Au  bas  de  ce  feuillet  on  lit,  ray^c,  une  phrase 
publiée  dans  le  discours  sur  les  Ateliers  nationaux j  20  juin  1848.  —  W  Reliquat. 


470  RELIQUAT.  —  IL 

[Juin  1848.] 

De  tous  les  points  du  globe,  tous  les  regards  sont  tournés  vers  Paris,  non  seule- 
ment comme  vers  un  sommet,  mais  comme  vers  un  incendie.  Il  y  a  quelque 
chose  d'effaré  dans  l'attention. 

C'est  que  Paris  est  la  seule  ville  de  l'univers  qui  soit  à  l'état  de  volcan. 

De  même  que  les  volcans  sont  en  communication  avec  les  entrailles  de  la  terre , 
Paris  est  en  communication  avec  les  masses,  avec  la  fournaise  profonde  et  bouillon- 
nante des  misères  souterraines,  avec  les  entrailles  du  peuple.  "Voilà  soixante  ans  que 
l'éruption  a  éclaté,  et  elle  ne  se  ralentit  pas.  Quand  l'éruption  d'événements  cesse, 
l'éruption  d'idées  recommence;  quelquefois  événements  et  idées  sortent  pêle-mêle 
du  gouffre,  de  telle  sorte  qu'on  ne  sait  plus  si  ce  sont  les  événements  qui  amènent 
les  idées  où  les  idées  qui  poussent  les  événements.  Flamboiement  magnifique  et 
terrible  qui  éclaire  une  foule  de  choses  dans  le  monde,  mais  qui  les  éclaire  de  la 
clarté  propre  au  chaos. 

La  commotion  accompagne  le  rayonnement.  Partout  où  quelque  chose  tremble 
dans  l'univers,  c'est  une  secousse  de  Paris  (^'. 


Que  faire  à  cela,  messieurs?  À  quoi  tient  ce  fait  d'influence  souveraine  qui  ne 
se  représente  dans  l'histoire  que  pour  deux  ou  trois  cités  privilégiées?  pourquoi 
cette  puissance  de  Paris?  pourquoi  cette  domination  de  Paris?  Messieurs,  je  viens 
de  vous  le  dire,  c'est  que  cette  ville  étrange,  ce  n'est  pas  une  ville,  c'est  le  centre 
de  la  grande  famille  européenne.  C'est  le  point  d'appui  du  levier  universel  ^^l 


[Juin  1848.] 

Ne  nous  contentons  pas  d'être  le  parti  fort,  soyons  en  même  temps  le  parti 
juste. 

Les  minorités  ont  le  droit  d'avoir  tort,  elles  sont  violentes,  pourquoi?  parce 
qu'elles  sont  faibles.  Les  majorités  sont  condamnées  à  avoir  toujours  raison. 

Au-dessus  de  vous,  gouvernement,  au-dessus  de  vous.  Assemblée,  au-dessus 
même  de  vous,  peuple  qui  m'écoutez,  il  y  a  le  droit. 

Quand  on  vous  parle  d'une  violation  de  la  liberté,  de  la  propriété,  de  la  légalité, 
ne  dites  pas  :  c'est  peu  de  chose. 

Il  n'y  a  pas  de  petites  attaques  contre  le  droit. 

Le  droit,  c'est  le  cœur  même  de  l'ordre. 

Blesser  le  droit,  c'est  tuer  l'ordre. 

Toutes  les  fois  qu'une  atteinte  est  faite  au  droit,  même  par  vos  amis,  même 
contre  vos  ennemis,  même  pour  vous  servir,  même  pour  vous  défendre,  législateurs, 
réprimez-la  sévèrement.  Réprimez  les  infractions  au  droit,  non  seulement  pour 

(')  Un  passage  du  discours  sur  les  Ateliers  nationaux,  résume  ce  fragment  et  le  suivant.  — 
Keliquat.  —  (*)  Manuscrit. 


RÉVOLUTION  DE  1848.  471 

qu'elles  soient  réprimées  dans  le  présent,  mais  encore  pour  qu'elles  soient  impossibles 
dans  l'avenir.  Hélas!  cet  avenir,  le  connaissons-nous?  Nous  sommes  majorité 
aujourd'hui,  nous  pouvons  être  demain  minorité.  Nous  ne  savons  pas  quelles 
épreuves  nous  pouvons  avoir  à  traverser.  Ce  que  nous  entrevoyons  est  ténébreux. 
Gardons  la  justice  avec  nous^^^ 


[Juin  1848.] 

Vous  n'êtes  pas  seulement  la  politique,  vous  êtes  aussi  la  justice.  Pourquoi.? 
parce  que  vous  êtes  la  loi. 

Le  juge,  c'est  la  loi  vivante;  le  législateur,  c'est  la  loi  régnante. 

Eh  bien,  en  ce  moment,  c'est  monstrueux,  vous  n'êtes  pas  justes! 

Prenez-y  garde! 

Où  en  serions-nous,  grand  Dieu,  dans  nos  troubles  civils,  dans  nos  tourmentes 
révolutionnaires,  si  le  droit,  si  le  respect  du  droit,  si  le  sentiment  du  droit,  cette 
dernière  ancre  de  salut  des  sociétés  en  péril,  était  arraché  du  cœur  des  légis- 
lateurs ^^)  ! 


[Juin  1848.] 

Il  y  a  quatre  mois,  la  situation  était  vierge.  Qui  retrouvera  cette  virginité  ? 
personne.  Aujourd'hui,  c'est  gâté,  compromis;  l'esprit  va  du  difficile  à  l'impossible. 
En  mars  tout  pouvait  se  résoudre  avec  une  fermeté  droite,  cordiale  et  résolue;  en 
juin  il  faudrait  plus  et  moins.  Alors  c'était  l'heure  de  la  force;  aujourd'hui  c'est 
l'heure  de  la  violence. 

O  moment  précieux,  peut-être  à  jamais  passé!  Je  pouvais  être  l'homme  de  la 
force,  je  le  sentais,  je  le  sens  toujours;  je  ne  serai  jamais  l'homme  de  la  violence. 
Devant  une  tête  qu'il  faut  couper,  je  m'arrête  ^^\ 


[Juin  1848.] 

Les  quatre  mois  qui  suivirent  Février  furent  un  moment  étrange  et  terrible.  La 
France  stupéfaite,  déconcertée,  en  apparence  joyeuse  et  terrifiée  en  secret,  éblouie 
d'un  éblouissement  plein  d'épouvantes,  aveuglée  par  toutes  les  lueurs  du  doute, 

l'autorité 
ayant  perdu  le  pouvoir  et  tâchant  de  trouver  le  génie,  en  était  à  ne  pas  distinguer  le 

faux  du  vrai,  le  bien  du  mal,  le  juste  de  l'injuste,  le  sexe  du  sexe,  le  jour  de  la 
nuit,  entre  cette  femme  qui  s'appelait  Lamartine  et  cet  homme  qui  s'appelait  George 
Sand(4). 


'•)  Cette  page  et  la  suivante  doivent  répondre  aux  mesures  prises,  le  21  juin,  contre  les 
ouvriers.  —  Keliquat.  —  (*J  Kelitfuaf.  —  W  Idem.  —  t*^  Cette  réflexion  semble  suggérée  par  la 
modération  de  Lamartine  qui  hésitait,  par  crainte  du  socialisme,  à  poursuivre  l'œuvre  si  vail- 
lamment commencée  et  qxii  se  laissait  compromettre  par  les  légitimistes  au  point  que  l'évèquc 


472  RELIQUAT.  —  IL 

[Juin  i848(').] 
D'autre  part,  ayons  pour  le  peuple  qui  soufiFre  une  tendresse  inépuisable  et  infinie 
(développer). 

Oui,  de  toutes  parts  et  pour  tous  ceux  qui  souffrent,  princes  ou  pauvres,  frater- 
nité! 

'Vbus  murmurez  (^)  de  l'assimilation.  Mais  sachez-le  pourtant,  si  vous  me  forcez 
à  choisir  entre  les  douleurs  d'en  haut  et  les  douleurs  d'en  bas,  si  vous  voulez  absolu- 
ment que  je  déclare  où  va  ma  sympathie  la  plus  profonde,  je  vous  le  dis  avec  le 
plus  grand  respect  pour  les  souffrances  royales,  c'est  du  côté  du  peuple  que  mon 
cœur  penchera.  Certes,  elles  m'émeuvent  par  je  ne  sais  quoi  d'auguste  et  de  touchant, 
ces  mères  nées  dans  des  conditions  royales  qui  voient,  par  suite  de  nos  légitimes 
révolutions,  se  dérober  la  destinée  sous  leurs  enfants  bien-aimés,  etc.,  nobles  am- 
bitions, nobles  facultés  condamnées  à  s'éteindre,  etc.  Cela  est  triste,  oui.  Mais  les 
Hécubes  populaires  ne  me  sont  pas  moins  saintes  et  moins  sacrées,  et  il  y  a  quelque 
chose  de  plus  douloureux  encore  qu'une  mère  qui  voit  ses  enfants  sans  trône,  c'est 
une  mère  qui  voit  ses  enfants  sans  pain. 

Messieurs,  en  terminant  permettez-moi,  comme  je  l'ai  déjà  fait  en  plus  d'une 
occasion,  de  m'adresser,  sans  acception  de  parti,  sans  acception  d'opinion,  à  tous  les 
cœurs  généreux  qui  sont  en  si  grand  nombre,  après  tout,  dans  cette  assemblée.  Je  le 
dis  à  l'éternel  honneur  de  l'humanité,  la  pitié  est  la  plus  grande  de  toutes  les  forces, 
c'est  une  faute  grave  de  la  mettre  contre  soi.  Que  cette  vérité  nous  éclaire  tous  sur 
tous  les  bancs  de  cette  Chambre  5  ne  soyons  sans  pitié  ni  de  ce  côte-ci  pour  les 
infortunes  royales,  ni  de  ce  côté-là  pour  les  détresses  populaires.  Ayons,  dans  sa 
plénitude  et  dans  son  immensité,  le  sentiment  de  cette  souveraineté  du  peuple  qui 
est  placée  si  haut  qu'elle  ne  peut  distinguer  la  moindre  différence  entre  un  roi  et  un 
simple  citoyen  j  devant  elle  il  n'y  a  que  les  mêmes  hommes  ayant  tous  les  mêmes 
droits.  Abrogeons  du  moins  toutes  les  lois  de  bannissement  et  de  proscription.  La 
souveraineté  du  peuple  n'exile  pas  et  ne  bannit  pas.  Exiler  les  rois,  c'est  une  façon 
de  les  reconnaître  ^^\ 

Août  1848. 
Février  a  mis  une  couche  de  république  sur  la  France.  L'ancienne  société  reparaît 
déjà  dessous. 

Il  faudra  une  seconde  couche.  À  réaction  révolution  et  demie  ^^l 


de  Rennes  put  appuyer  sa  candidature  comme  étant  celle  d'un  monarchiste;  le  contraste  était 
frappant  entre  cette  attitude  et  celle  de  George  Sand ,  dont  le  caractère  était  si  énergique,  si  exalté 
même  qu'on  lança,  malgré  elle,  l'idée  de  sa  candidature  à  l'Assemblée  nationale;  dans  sa  crainte 
des  élections,  qu'elle  prévoyait  contraires  aux  intérêts  démocratiques,  elle  alla  jusqu'à  envisager 
que  le  peuple,  «qui  a  fait  les  barricades...  pourrait  manifester  une  seconde  fois  sa  volonté». 
{Bulletin  de  la  K^puhlique,  15  avril  1848.)  —  La  note  de  Victor  Hugo,  écrite  au  verso  d'un  exem- 
plaire imprimé  :  UiUor  Hugo  à  ses  concitoyens,  faisait  partie  de  la  Collection  de  M.  Louis  Barthou. 
(')  Cette  ébauche  est  une  protestation  contre  le  décret  de  bannissement  qui  avait  frappé,  le 
25  mai  1848,  la  famille  d'Orléans.  —  W  Mot  douteux.  —  W  Manuscrit.  —  W  Keliqu^. 

{Notes  de  l'Éditeur.) 


RÉVOLUTION  DE  1848.  473 

L'autre  jour  au  milieu  d'une  tourmente,  sur  les  côtes  de  Barfleur,  des  pécheurs  en 
perdition  ont  trouvé  sur  un  ccueil  une  ancre  que  la  tempête  y  avait  jetée.  C'est  de 
cette  façon  que  la  révolution  de  Février  a  produit  le  suffrage  universel.  Là  aussi, 
l'ancre  de  salut  est  sortie  de  la  tempête  ^^l 


Août  1848. 

Oui,  cette  peine  de  mort  qui  pèse  sur  le  peuple,  sur  le  peuple  ignorant,  sur  le 
peuple  malheureux,  je  veux  l'abolir,  et  je  veux  l'abolir  parce  qu'elle  pèse  sur  le 
peuple.  L'ignorance  et  la  misère,  c'est  la  barbariej  la  peine  de  mort,  c'est  la  bar- 
barie. Je  ne  veux  pas  combattre  la  barbarie  avec  la  barbarie,  je  veux  combattre  la 
barbarie  avec  la  civilisation. 

Je  veux  lutter  contre  l'ignorance  par  l'enseignement,  contre  la  misère  par  le 
travail,  et  non,  grand  Dieu!  par  l'échaÉiud.  Je  ne  veux  pas  que  ma  justice  se  com- 
pose de  l'éclair  du  glaive  s'abattant  dans  la  nuit. 

Lumière  aux  ignorants,  sourire  aux  pauvres,  main  tendue,  cœur  ouvert.  "V^ilà 
ma  politique,  voilà  aussi  ma  justice. 

Mais  vous  me  dites  :  ce  peuple  que  vous  aimez,  il  ne  vous  aime  pas!  D'abord 
qu'en  savez-vous?  Il  doit  m'aimer  puisque  je  l'aime.  Et  puis  qu'importe!  Le  devoir 
est  là,  la  conscience  est  là,  l'autre  vie  est  là.  Dieu  nous  entend  et  nous  attend. 
Agissons  l'œil  fixé  sur  lui.  D'ailleurs  je  le  connais,  ce  peuple.  J'ai  vécu  seize  ans  au 
milieu  du  bon  et  noble  penple  du  quartier  Saint-Antoine.  Mais  vous  m'interrompez. 
—  Ah  oui,  parlez  de  celui-là.  Il  vous  a  forcé  de  quitter  ce  quartier.  Dans  les  journées 
de  juin,  il  vous  cherchait  pour  vous  fusiller.  —  C'est  possible,  mais  qu'est-ce  que 
cela  vous  fait?  De  quoi  vous  mêlez- vous.?  C'est  une  aflFaire  entre  lui  et  moi.  Cela 
nous  regarde.  Il  se  trompait  et  on  le  trompait.  Je  désire  qu'il  connaisse  désormais  ses 
vrais  amis  et  ses  vrais  frères.  Il  voulait  ma  mort,  je  veux  sa  vie  ^^\ 


[Août  1848.] 

Eh  bien  soit!  nous  recommencerons  ces  grandes  et  sombres  luttes  de  nos  pères, 
nous  en  reviendrons  aux  assemblées  révolutionnaires.  \bus  en  retrouverez  la  violence, 
mais  nous  en  retrouverons  l'énergie. 

"Vbus  rencontrerez  toujours,  au  bout  de  toutes  vos  peines,  cet  obstacle  invincible, 
la  conscience  d'un  honnête  homme. 

La  souveraineté  sur  mon  pays,  je  la  laisse  au  peuple.  La  souveraineté  sur  ma 
conscience,  je  la  réserve  à  Dieu. 

Tenez,  messieurs,  respectons-nous  les  uns  les  autres.  Nous  j  gagnerons  tous.  Je 
reclame  mon  droit  en  même  temps  que  je  m'incline  devant  le  vôtre.  L'orateur  doit 

W  Reliquat.  —  W  Idem. 


474  RELIQUAT.  —  IL 

respecter  dans  l'Assemblée  la  souveraineté  de  la  nation  j  rAsscmblce  doit  respecter 
dans  l'orateur  la  liberté  de  la  tribune  (^l 


[l'État  de  siège  _  septembre  1848 «.] 

Pour  que  la  liberté  puisse  se  mouvoir  sans  péril  dans  la  société,  il  faut  que  la 

forme  du  gouvernement  soit  solide.  Autrement,  la  liberté  brise  dans  ses  bonds  de 

lionne  les  cloisons  fragiles  du  pouvoir,  et  entre,  rugissante  et  terrible,  dans  les  parties 

réservées  à  la  civilisation.  "V^us  la  saisissez  alors  et  vous  la  jetez  en  cage.  \^us 

appelez  cette  situation  l'état  de  siège. 

le  pouvoir 
le  pays 

Quant  à  moi,  je  ne  veux  pas  la  liberté  dans  une  cagej  je  veux  la  civilisation 
dans  une  citadelle. 


Je  me  défie  de  l'état  de  siège.  L'état  de  siège  est  le  commencement  des  coups 
d'état.  L'état  de  siège  est  le  pont  où  passe  la  dictature.  Pont  tremblant  qui  peut 
crouler  sous  le  poids  du  despotisme,  mais  qui  entraîne  tout  en  s'abîmant. 

Quant  à  un  certain  général  investi  d'un  haut  commandement  qui  révérait  autre 
chose  que  la  plus  parfaite  obéissance  à  la  souveraineté  nationale,  s'il  est  vrai  que  ce 
général  existe,  je  lui  dois  un  avis  :  —  Pour  qu'une  épée  puisse,  impunément  et 
sans  soulever  l'indignation  de  la  France,  trancher  le  nœud  gordien  des  libertés  et  des 
complications  politiques,  il  faut  que  cette  épée  revienne  de  Marengo,  d'Arcole  et 
deLodi(3). 


[Septembre  1848.] 

Quant  à  moi  qui  n'ai  jamais  vu  la  liberté  dans  l'anarchie  et  qui  ne  vois  pas 
davantage  l'ordre  dans  l'état  de  siège . . . 


Messieurs,  dans  ma  conviction  profonde,  je  le  déclare,  non,  ce  n'est  point  là 
l'unique  manière  de  comprendre  l'ordre  j  j'ajoute  que  ce  n'est  pas  la  bonne. 

Il  y  a  une  autre  manière  et  la  voici  : 

Je  suis,  quant  à  moi,  avec  ceux  qui,  tout  en  acceptant  résolument  les  nécessités 
des  situations,  tout  en  proclamant  l'efficacité  momentanée  de  la  répression  et  de  la 
compression,  tout  en  faisant,  quand  il  le  faut,  de  la  force,  car  faire  de  la  force, 
c'est  faire  très  souvent  de  la  vie  et  de  la  santé,  je  suis  avec  ceux  qui  pensent  que 

(''  Au  verso  du  feuillet  contenant  ces  trois  pensées  se  trouve  la  copie  d'une  lettre  de  Victor 
Hugo  k  des  prisonniers  politiques;  voir  cette  lettre  datée  10  août  18^8 j  page  634.  —  Reliquat, — 
(*)  Les  cinq  notes  groupées  sous  ce  titre  sont  au  mantucrit. 


RÉVOLUTION  DE  1848.  475 

tout  n'est  pas  là  cependant,  et  que  dans  un  généreux  pays  comme  la  France,  il  y  a 
un  ordre  meilleur  que  l'ordre  fait  avec  de  la  force,  c'est  l'ordre  feit  avec  du  progrès. 
Je  suis  avec  ceux  qui  pensent  que  les  lois  dures  doivent  être  corrigées,  et  en  quelque 
sorte  expliquées,  par  les  lois  sympathiques,  que,  dans  un  temps  donné,  les  mesures 
de  compression  doivent  faire  place  aux  mesures  d'organisation,  que  la  souffrance 
peut  être  diminuée,  que  la  misère  peut  être  combattue j  que  ce  n'est  pas  promettre 
des  choses  vaines  que  promettre  cela,  et  que  là  où  l'esprit  révolutionnaire  ne  prodi- 
guait que  les  bouleversements,  l'esprit  chrétien  doit  prodiguer  les  améliorations. 

Je  suis  enfin  avec  ceux  qui  pensent  que  pour  résoudre  les  difficultés  des  temps 
comme  les  nôtres,  il  faut  la  fermeté  et  le  courage,  le  dévouement  à  l'ordre,  le 
respect  des  lois,  le  2èle  ardent  de  la  paix  publique,  mais  que  tout  cela  n'est  rien  s'il 
ne  s'y  mêle  ce  qui  doit  être  aujourd'hui  l'âme  de  l'homme  politique,  un  profond 
amour  du  peuple! 

\bilà,  selon  moi,  la  bonne,  voilà  la  vraie  manière  de  comprendre  l'établissement 
définitif  de  l'ordre. 

Messieurs,  s'il  était  vrai,  et  pour  ma  part,  je  le  regretterais  sincèrement,  que  les 
amis  de  l'ordre,  dans  cette  enceinte  et  hors  de  cette  enceinte,  se  divisassent  dans  les 
deux  catégories  que  je  viens  d'indiquer,  et  qu'il  y  eût  parmi  eux  ce  qu'on  pourrait 
appeler  les  hommes  de  la  force  et  ce  qu'on  pourrait  nommer  les  hommes  de  la 
fraternité,  je  dirais  :  les  premiers  pourront  servir  le  pays,  c'est  aux  derniers  qu'il  sera 
donné  de  le  sauver. 


Prenez  le  nom  que  vous  voudrez,  mais  ne  vous  appelez  pas  république  puisque 
vous  opprimez  la  liberté,  ne  vous  appelez  pas  France  puisque  vous  opprimez 
l'intelligence. 


Si  vous  voulez   faire  forger  des  chaînes,  choisissez  un  autre  forgeron  que  la 

liberté. 

France  (^)  ! 


Prenez  garde  au  jugement  que  prononcent  déjà  sur  vous  les  hommes  qui  ont  le 
coup  d'oeil  historique. 

Septembre  1848. 
Etat  de  siège. 

MM.  les  généraux  qui  nous  gouvernent  —  qui  nous  gouvernent  un  peu  trop  — 
mettent  aujourd'hui  leur  gloire  à  faire  reculer  la  liberté.  H  vaudrait  mieux  faire  reculer 
les  autrichiens  (^l 


(')  Au  verso  d'une  circulaire  imprimée  envoyée  par  M°"  Victor  Hugo  sollicitant  des  secours 
pour  des  femmes  pauvres,  et  donnant  son  adresse  :  j,  rue  de  l'Islj.  —  Kf liguât.  —  W  Rjgliquat. 


4/6  RELIQUAT.  —  II. 

L'abbé  Fajet,  ancien  précepteur  de  M.  le  duc  de  Bordeaux,  adorateur  béat  du 
banc  de  Cavaignac. 

Evécjue  prêt  à  se  faire  rouge  pour  devenir  cardinal  (*\ 


Amendement  proposé  par  M.  Victor  Hugo  : 

Art.  zy 
Sont  électeurs  et  /Unifies  tous  les  français.  (Le  reste  comme  au  projet.) 

Art.  z6. 
Supprimé. 

J'ai  montré  ceci,  le  28  septembre  au  matin,  à  Lamartine  dans  le  3®  bureau. 
Lamartine  n'a  pas  voulu  ^'^\ 


[Septembre  1848.] 
Gouvernants!  vous  dites  : 

Si  ce  droit  était  accordé,  nous  ne  dormirions  plus! 

Dormir!  ah!  vous  voulez  gouverner  et  vous  voulez  dormir!  Le  cocher  veut 
dormir  sur  son  siège!  le  pilote  veut  dormir  au  gouvernail!  Eh  bien!  nous  ne  le 
voulons  pas,  nous!  Savez- vous  pourquoi  vous  êtes  ici,  juges,  maîtres,  souverains, 
au  faîte  du  pouvoir,  au  sommet  de  l'état.?  pour  dormir.?  non!  pour  veiller! 

Ah!  veillez!  veillez!  gouvernez  de  votre  mieux,  gouvernez  comme  vous  pourrez, 
la  sueur  au  front,  la  terreur  au  cœur,  à  travers  cet  innombrable  archipel  d'écueils  et 
de  récifs  qu'on  appelle  les  droits  et  les  devoirs  et  sur  lequel  viennent  se  briser  tour  à 
tour  tous  les  mauvais  gouvernements  ^^^  ! 


[Octobre  1848.] 

Que  l'Assemblée  nomme  le  président  de  la  République!  mais  ce  droit  lui 
manque.  Ce  droit  est  au  peuple.  Tous  les  pouvoirs  sont  inclus  dans  la  souveraineté 
du  peuple,  le  pouvoir  exécutif  comme  le  pouvoir  législatif,  et  le  peuple  a  le  droit 
de  les  déléguer  tous  directement.  Y  pensez-vous.?  Et  puis  voyez  le  bel  expédient 
politique!  quelle  force  vous  donneriez  à  cet  homme!  Il  aurait  sa  racine  dans  l'arbre. 


(^)  Keliquat,  —  (*)  Le  texte  proposé,  et  adopté  dans  la  séance  du  28  septembre  1848,  était 
celui-ci  :  Article  25  :  Sont  électeurs  tous  les  Français  âgés  de  vingt-et-un  ans  et  jouissant  de  leurs 
droits  civils  et  politiques.  —  Article  26  :  Sont  éligibles,  sans  condition  de  cens  ni  de  domicile, 
tous  les  Français  âgés  de  vingt-cinq  ans  et  jouissant  de  leurs  droits  civils  et  politiques.  — 
Reliquat.  —  (=>)  Um. 


RÉVOLUTION  DE  1848.  477 

dans  le  chêne,  si  vous  voulez,  et  non  dans  le  sol.  Le  sol,  c'est  le  peuple.  Il  suffirait 
de  la  poigne  du  premier  ouvrier  venu  pour  arracher  ce  président  parasite.  Est-ce 
là  ce  que  vous  voulez?  \^us  n'êtes  souverains,  vous,  que  par  délégation,  et  vous 
délégueriez  une  délégation.  "Vbtre  président  serait  le  reflet  d'un  reflet,  un  pouvoir 
d'emprunt  à  sa  deuxième  décroissance! 

Non!  sortez  du  transitoire,  sortez  de  l'anonjme,  et  appelez  le  pays  à  choisir 
l'homme  qui  signera  le  gouvernement  du  pays. 

Après  la  liberté,  constituez  l'unité  ^^\ 


[Octobre  1848.] 

\bus  perpétuez  la  misère,  savez-vous  comment.?  En  perpétuant  le  provisoire. 
Qu'est-ce  que  le  provisoire?  c'est  l'incertitude,  c'est  le  doute,  c'est  l'instabilité,  c'est 
l'agitation,  l'oubli  de  la  veille,  l'ignorance  du  lendemain.  Et  qu'est-ce  que  tout  cela 
réuni?  c'est  la  défiance.  Ainsi  mort  du  crédit,  du  commerce,  de  l'industrie,  du 
travail,  de  la  richesse  en  haut,  du  bien-être  en  bas,  voilà  le  provisoire.  Et  c'est  là  ce 
que  vous  éternisez!  Par  exemple,  vous  vouUez  nommer  le  président  vous-mêmes!  En 
faisant  cela,  vous  n'usurpiez  pas  seulement  la  souveraineté  du  peuple,  je  n'examine 
pas  ce  côté  de  la  question  en  ce  moment,  mais  vous  ajoutiez  un  fantôme  de  plus 
aux  fentômes  qui  passent  devant  nos  yeux  depuis  six  mois!  vous  grossissiez  d'un 
nom  de  plus  la  liste  des  hommes  provisoires  que  la  révolution  de  février  a  déjà 
dévorés!  "Vbus  acheviez  du  coup  le  commerce,  l'industrie,  le  crédit,  le  travail,  tout 
ce  qui  végète  encore,  tout  ce  qui  palpite  encore!  Et  cela  après  la  lutte  de  juin,  au 
seuil  ténébreux  de  cet  hiver  plein  de  désastres  entrevus  !  ce  ne  serait  plus  la  misère , 
ce  serait  l'agonie.  Ah!  ayons  pitié  du  peuple!  il  peut  supporter,  lui,  sa  misère  avec 
courage,  mais  nous  devons  être  sans  courage,  nous,  pour  supporter  cette  misère j 
nous  ne  devons  supporter  la  misère  du  peuple  qu'avec  angoisse  et  désespoir. 

Repoussons  donc  le  provisoire  et  organisons  le  définitif  ^^l 


[Octobre  1848  W.] 

La  pensée,  messieurs  —  et  dans  ce  mot,  la  pensée,  je  comprends  toutes  les 
formes  de  sa  puissance  manifestée,  la  tribune,  la  presse,  le  théâtre,  la  chaire,  la 
presse  et  la  tribune  ne  sont  que  les  principales,  —  la  pensée,  selon  la  manière  dont 
on  la  traite,  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  utile  ou  ce  qu'il  y  a  de  plus  redoutable.  Elle 
a  deux  modes  de  développement,  son  développement  régulier  et  son  développement 
irrégulier  :  et  savez-vous,  hommes  de  gouvernement,  quel  est  son  développement 
régulier?  c'est  son  développement  fibre. 

Oui,  —  et  ceci  est  une  vérité  prouvée  par  les  faits  et  qu'aucun  véritable  homme 
politique  ne  contestera,  —  le  plus  grand  gage  de  sécurité  pour  un  pays,  le  plus 

C'  Reliquat.  —  (''  Idem.  —  (''  "Variante  du  discours  :  Pour  la  liberté'  de  la  presse  et  contre  Y  état 
de  siège,  11  octobre  1848  (v.  page  138). 


t 


4/8  RELIQUAT.  —  IL 

grand  indice  de  paix  publique,  c'est  la  presse  parfaitement  libre.  \^yc2  l'Angleterre, 
vojez  la  Belgique,  voyez  les  États-Unis. 

Que  nos  gouvernants  sachent  encore  ceci,  ou  nous  permettent  de  le  leur 
rappeler  puisqu'ils  l'oublient,  la  pensée  ne  reste  jamais  inerte.  Empêcher  son  labeur 
pacifique  qui  produit  le  bien,  c'est  provoquer  son  travail  violent  qui  fait  le  mal. 
Ce  qu'on  lui  ôte  sous  une  forme,  elle  le  reprend  sous  une  autre.  Le  jour  où  son 
développement  régulier  est  entravé,  son  développement  irrégulier  commence.  Et 
alors  malheur  aux  gouvernements!  malheur  aux  nations!  malheur  aux  sociétés!  Ce 
qui  était  lumière  devient  flamme.  Libre,  la  pensée  éclaire  le  monde j  comprimée, 
elle  l'incendie  '^l 


Mais  gouvernants  et  princes,  que  ceux  qui  ont  couché  dans  la  fosse  tous  les 
héros  de  la  Hongrie ,  de  la  Lombardie  et  de  la  Sicile ,  que  ces  hommes  de  tyrannie 
et  de  meurtre  le  sachent  bien  —  les  fosses  sont  des  sillons,  et  il  y  germe  des 
haines  fécondes,  et  il  en  sort  des  idées  immortelles  qui  délivrent  les  peuples,  le 
jour  venu'^'  ! 


Octobre  1848. 

(Intrigants.  —  Ambitieux.  —  Antichambres,  etc.). 

Tout  cela  fera  des  comédies  un  jour.  En  attendant  cela  fait  des  tragédies  ^^h 


Octobre. 


En  ce  moment  l'Assemblée,  fort  travaillée  par  son  président,  compose  les  droits 
et  la  fonction  du  président  de  la  République.  Il  me  semble  voir  M.  Marrast  ^*^ 
faisant  le  lit  de  Louis  Bonaparte  ^^h 


[Novembre  1848.] 
Objections. 

Ils  veulent  l'état  sans  chef,  ni  consul,  ni  président,  une  assemblée  unique,  sept 
cent  cinquante  têtes  gouvernant,  l'agitation  perpétuelle,  l'instabilité  en  permanence, 
les  coups  de  majorité,  c'est-à-dire  les  coups  de  vent,  faisant  tout,  la  loi,  le  pouvoir, 
l'administration,  les  finances,  et  à  la  merci  de  ces  continuelles  brusqueries  d'une 
assemblée,  ils  mettent  un  pays  de  trente  millions  d'hommes  avec  son  inextricable 
complication  de  droits,  d'intérêts,  d'idées,  d'affaires,  de  spéculations  industrielles, 
de  transaaions  commerciales,  et  ils  veulent  que  ce  pays  marche  et  prospcrcl  Ces 
gens-là  n'ont  vu  de  leur  vie  un  colimaçon  C^)  ! 


(')  Reliquat.  —  (^)  Au  verso  d'une  circulaire  envoyée  par  M"'  Victor  Hugo,  demeurant  alors 
rae  de  l'Isl/.  Du  23  juin  au  ij  octobre  1848.  —  Reliquat.  —  W  Idem.  —  W  Président  de  l'Assem- 
blée nationale,  —  (*'  Reliquat.  —  (*'  Idem. 


•     RÉVOLUTION  DE  1848.  479 

[Novembre  1848.] 
Objections. 

\feus  dites  :  cette  minorité  sera  toujours  Êiible,  et  vous  vous  endormez  là- 
dessus. 

Mais  réfléchissez  donc!  prenez  l'expérience,  si  vous  êtes  vieux,  et  prenez 
l'histoire,  si  vous  êtes  jeune,  et  regardez. 

Quand  les  temps  deviennent  mauvais,  voyez  comme  les  minorités  sinistres 
grossissent  rapidement.  C'est  que  les  heures  violentes  sont  aux  partis  violents.  Alors 
ils  se  recrutent  de  tous  les  hommes  faibles  et  de  tous  les  hommes  lâches.  Ainsi  le 
long-parlement  j  ainsi  la  Convention. 

Avez-vous  jamais  réfléchi  qu'il  ne  faut  que  des  gouttes  d'eau  pour  faire  une 
vague  et  qu'il  ne  faut  que  des  vagues  pour  faire  une  tempête.? 

Les  minorités  commencent  par  être  gouttes  d'eau  et  finissent  par  être  tempêtes. 

Et  c'est  là  en  particulier  le  péril  des  assemblées  uniques.  Un  vent  se  lève, 
emporte  les  questions  au  hasard,  brise  les  hommes  contre  les  événements,  jette 
l'imprévu  et  l'inconnu  au  milieu  des  combinaisons  politiques,  et  tout  est  dit.  \^ilà 
comme  les  révolutions  s'engloutissent  en  elles-mêmes j  voilà  comme  les  pays  se 
perdent. 

Une  assemblée  unique  est  un  océan  dont  l'ouragan  s'appelle  l'urgence  ^^\ 


[Novembre  1848.] 

Quoi!  l'un  de  vos  premiers  actes,  ce  serait  la  négation  du  pouvoir  et  du  droit 
populaire ,  ce  serait  une  atteinte  à  la  souveraineté  nationale  !  Mais  réfléchissez.  Que 
faites-vous  en  ce  moment .''  Une  constitution.  "Vous  bâtissez  un  édifice.  Sur  quelle 
base.?  Sur  la  souveraineté  du  peuple.  Et  vous  démolissez  la  souveraineté  du  peuple  ! 
Oh!  quels  architectes  êtes- vous.?  D'une  main  vous  construisez  votre  édifice,  de 
l'autre  vous  en  sapez  le  fondement^^'  ! 


Novembre  1848. 

Il  faut  à  un  parti  un  principe  ou  un  homme.  Quand  il  a  l'un  et  l'autre,  ce  parti 
est  formidable  J  quand  le  principe  est  vrai,  et  quand  l'homme  est  juste,  le  parti  est 
grand. 

En  ce  moment  le  parti  républicain  proprement  dit  est  dans  une  feusse  position. 
Il  a  peur  de  son  principe  et  il  n'a  pas  trouvé  son  homme. 

Ou,  pour  mieux  dire,  son  principe,  le  suflErage  universel,  ne  veut  pas  de  ses 
hommes  ^^\ 


H  s'agit  de  Élire  un  président  de  la  République. 

—  Offrons  Blanqui,  dit  le  parti.  Mais  il  réfléchit.  Le  sufiErage  universel  dirait 


(1) 


Keliquat.  —  («)  Idem.  —  W  IJem. 


480  RELIQUAT.  —  II. 

non.  —  Faisons  une  concession,  offrons  Raspail.  —  Le  suffrage  universel  dit 
non.  —  Encore  une  concession,  offrons  Ledru-RoUin.  —  Le  suffrage  universel 
dit  non.  —  Reculons  encore.   OflFrons  Cavaignac.  —  Le  suffrage  universel  dira 


Et  tout  cela  n'empêche  pas  que  le  parti  républicain  n'ait  raison  et  que  l'avenir 
ne  soit  à  la  Republique.  Après  tout  la  République   n'a  pas  besoin  d'un  homme? 


elle  a  Dieu  (*). 


14  novembre  [1848]. 

B.  ^^'  me  disait  : 

Avec  cette  Constitution  où  tout  recommence  à  chaque  instant,  la  France  passera 
son  temps  à  essuyer  les  plâtres  ^^l 


[Novembre  1848.] 

"V^us  croyez  faire  une  Constitution?  Tenez,  vous  ne  faites  qu'un  expédient. 

\^us  proclamez  la  souveraineté  du  peuple,  et  vous  en  avez  peur!  \^us  qui  l'avez 
évoquée,  vous  reculez  devant  elle.  Nous,  nous  lui  tendons  les  bras! 

Vous  êtes  en  présence  de  deux  faits,  de  deux  faits  qui  sont  dans  le  peuple  et  qui 
constituent  la  situation  :  une  immense  misère,  un  droit  souverain. 

Oui,  c'est  de  ce  double  élément,  misère  et  souveraineté,  misère  absolue,  souve- 
raineté absolue,  misère  et  souveraineté  combinées  et  mêlées  par  la  providence 
même,  que  se  compose  ce  monstre  étrange  qu'on  appelle  la  situation  actuelle, 
situation  difforme  et  terrible  qui  veut  tout  dévorer  parce  qu'elle  se  nomme  la  faim  et 
qui  peut  tout  dévorer  parce  qu'elle  se  nomme  la  force. 

O  pauvre  peuple!  pauvre  grand  peuple  bien-aimé!  Roi  en  haillons!  Tête  cou- 
ronnée et  pieds  nus!  Despote  mendiant,  sublime  et  déguenillé,  vivant  à  la  fois  au 
plus  haut  et  au  plus  bas,  le  front  dans  le  bleu,  les  talons  dans  une  boue  qui, 
hélas!  deviendra  peut-être  sanglante!  Que  voulez- vous  qu'il  fasse.?  Les  deux 
éléments  contraires  sont  en  lui  et  y  luttent.  La  souveraineté  est  son  âme,  la  misère 
est  sa  vie. 

"Voilà  donc  la  situation. 

Et  savez- vous  ce  que  vous  faites? 

Rien  pour  cette  misère. 

Tout  contre  cette  souveraineté. 

A  chaque  occasion,  en  cachette,  furtivement,  par  derrière,  vous  républicains 

(')  Ces  trois  fragments  sont  sur  la  même  page.  —  Reliquat.  —  t*)  Béraagir?  —  (''  Reliquat. 


RÉVOLUTION  DE  1848.  481 

vous  vous  glissez  et  vous  tâchez  de  lui  dérober  son  droit,  à  ce  pauvre  peuple, 
sans  même  lui  mettre  un  morceau  de  pain  à  la  place. 

Eh  bien,  prenez  garde!  il  fait  passer  sa  souveraineté  avant  sa  misère.  Il  tient 
encore,  et  c'est  là  son  éternel  honneur,  il  tient  encore  à  son  droit  plus  qu'à  son 
pain.  Le  jour  où  il  s'apercevra  que  vous  voulez  le  lui  voler,  il  se  réveillera  et  il 
sera  terrible.  Vjus  lui  dites  qu'il  est  le  maître  et  vous  voulez  en  faire  votre  esclave! 
"V^us  lui  affirmez  que  c'est  pour  son  bien  et  vous  croyez  qu'il  vous  croira!  Ah! 
niais  ^^1  ! 


Ceux  que  l'Assemblée  hue  assez  ordinairement  : 

Pierre  Leroux.  —  Lamennais.  —  Considérant.  —  Louis  Blanc. 

Ceux  qu'elle  applaudit  avec  enthousiasme  : 

MM.  Fresneau.  —  Freslon.  —  Frechon.  —  Frichon. 


Hélas  !  ce  pays  a  l'abaissement  facile. 


Ch.  Dupin  me  disait  :  Cette  Assemblée,  c'est  l'anarchie  constituée. 
J'ai  ajouté  :  —  Et  constituante. 


Marrast  est  un  Pasquier  perfectionné. 
Thiers  est  un  grand  petit  esprit  ^^l 


26  décembre  [1848J. 

...  Je  suis  d'accord  avec  vousj  je  veux  comme  vous  le  progrès,  comme  vous 
l'amélioration  du  sort  du  peuple,  comme  vous  l'élargissement  des  bases  sur 
lesquelles  repose  l'édifice  social 5  vous  voulez  comme  moi  l'ordre,  la  paix,  la  liberté 
et  la  grandeur  du  pays.  Nous  nous  entendrons  toujours  ^^J. 


(''  Kdiquat.  —  W  La  page  contenant  ces  cinq  dernières  notes  était  jointe  aux  Discours  de 
Michel  de  Bourgs  et  de  Uiêor  Hugo  sur  la  Kevision  de  la  Coniîitution.  —  CoBeHion  de  M.  Louis 
Bartbou.  —  (*)  Brouillon  de  lettre  sans  nom  de  destinataire.  —  Bibliothèque  nationale. 


ACTES   ET   PAROLES.  —    I.  3I 


482  RELIQUAT.  —  II. 


1849. 

,      ,  [variantes  du  discours   :  la  séparation  de  L'ASSEMBLEE. 

29  JANVIER  1849.]  ^^) 

Quoi!  VOUS  vous  dites  issus  du  suffrage  universel,  et  vous  en  êtes  à  nier  le 
suflEragc  universel!  Le  peuple  a  toujours  raison,  disiez-vous  il  y  a  six  mois,  vous 
dites  aujourd'hui  :  le  peuple  pourrait  bien  se  tromper.  "Vbus  vous  dites  le  gouver- 
nement de  la  volonté  de  tous,  et  vous  vous  dérobez  à  la  volonté  de  tous!  "V^us 
voulez  arracher  votre  racine,  tarir  votre  source,  tuer  votre  vie!  \bus  dites  à  votre 
principe  :  non!  à  votre  autorité  :  à  bas!  à  votre  vérité  :  tu  mens!  \bus  en  êtes  là. 
Ah!  murmurez-vous  tout  bas,  c'est  que  la  France  ne  veut  peut-être  pas  de  nous. 
Eh  bien,  retirez-vous  alors!  c'est  vrai,  vous  êtes  beaux,  jeunes,  bien  faits,  charmants, 
spirituels,  vous  êtes  les  plus  jolis  du  monde,  mais  allez-vous  en!  On  ne  se  fait  pas 
aimer  d'une  lemme  de  force  (^^ 


Ces  murmures  ne  me  troublent  ni  ne  m'intimident.  Ceux  qui  sont  à  cette 
tribune  y  sont  pour  entendre  des  murmures,  de  même  que  ceux  qui  sont  sur  ces 
bancs  j  sont  pour  entendre  des  vérités  t^l 

Les  honorables  membres  qui  m'interrompent  et  qui  couvrent  ma  voix  avant 
que  j'aie  pu  prononcer  une  parole  me  fournissent  un  argument  pour  commencer. 

Ce  qu'ils  font  en  effet  en  interrompant  un  représentant  du  peuple  avant  qu'il 
ait  parlé  et  en  étouffant  sa  pensée  avant  qu'elle  se  soit  produite,  c'est  la  destruction 
de  la  liberté  de  la  tribune.  Or,  la  liberté  de  la  tribune,  c'est  la  vie  même  des 
assemblées.  Le  jour  où  la  tribune  n'est  plus  libre,  l'assemblée  est  morte. 

Puisque  les  honorables  interrupteurs  croient  à  la  vie  de  cette  Assemblée,  je  les 
invite  à  ne  pas  décréter  sa  mort^^^ 


C'est  un  ami  qui  parle. 

—  Je  n'ai  jamais  rien  demandé  et  je  ne  demanderai  jamais  rien  au  gouverne- 
ment actuel. 

Cela   posé,  qu'il  me   permette  de  lui  adresser,  non  une  demande,  mais  une 
question. 

—  Que  fait-il  de  la  paix  (^^  ? 


(')  Nous  reproduisons  ici  les  notes  qui  ont  servi  à  la  préparation  de  quelques  discours.  — 
(^'  Manuscrit.  —  '*'  On  retrouvera  cette  phrase  dans  le  discours  sur  la  Séparation  de  l'Assemblée. 
—  (4)  Reliquat.  —  (")  Idem. 


i849-  483 

J'ai  combattu  les  deux  tyrannies  dont  se  composait  la  liberté  d'alors,  la  tyrannie 
du  sabre  comme  la  tyrannie  de  la  rue^^^. 


Les  personnes  qui  sont  assises  à  ce  banc  se  trompent  si  elles  croient  être  les 
ministres  de  M.  Louis  Bonaparte.  On  n'est  pas  ministre  de  M.  Louis  Bonaparte. 
Un  ministre,  dans  l'ordre  constitutionnel  et  parlementaire,  est  quelque  chose  par 
lui-même.  Il  ne  se  confond  pas  avec  le  pouvoir  exécutif.  Il  est  l'émanation  d'une 
majorité,  et  ce  que  cette  majorité  ordonne,  il  le  conseille. 

Or  pour  M.  Louis  Bonaparte,  la  majorité  n'est  pas,  l'Assemblée  est  peu.  À  ses 
yeux,  sa  volonté  à  lui  est  seule,  elle  est  toute,  et  sous  prétexte  qu'il  est  respon- 
sable, il  veut  être  absolu.  On  n'a  pas  de  ministres  dans  ces  conditions-là.  — 
M.  Léon  Faucher,  je  suis  fâché  de  le  lui  dire,  n'est  qu'un  ornement ^^'. 


.         -      .  [Avril  1849.] 

LES  CLUBS. 

Pour  moi,  le  premier  de  tous  les  biens,  c'est  la  liberté  et  le  premier  de  tous  les 
intérêts,  c'est  le  développement  indéfini  de  la  liberté.  Je  me  trompe,  il  y  a  une 
chose,  une  seule,  qui  passe  dans  mon  esprit  avant  ce  grand  intérêt,  c'est  la 
grandeur  de  la  patrie.  Cette  idée  est  la  seule  qui  puisse,  lorsqu'il  s'agit  de  la 
liberté,  m'inspirer  les  ajournements  et  les  sacrifices.  Le  jour  où  il  me  serait 
démontré  qu'une  Hbertc  nouvelle,  non  encore  définie,  non  encore  limitée,  brus- 
quement introduite  dans  nos  mœurs  par  la  haute  fantaisie  d'une  révolution,  mine 
mon  pays  en  le  divisant,  l'affaiblit  par  la  fièvre  lente  d'une  agitation  continuelle, 
lui  fait  perdre  en  l'affaiblissant  quelque  chose  de  son  poids  dans  la  balance  euro- 
péenne, et  le  livre  moins  robuste,  moins  vigoureux,  moins  puissant  aux  jalousies 
et  aux  compétitions  de  l'étranger,  le  jour  où  cela  me  serait  démontré,  je  puiserais 
dans  mon  patriotisme  le  courage  de  renoncer  momentanément  à  cette  liberté  ^^h 


[VARLVNTES  DU  DISCOURS  :  LA  LIBERTE  DU  THEATRE. 
AVRIL   1849.] 

Messieurs,  l'autre  jour  vous  frappiez  d'interdiaion  les  clubs,  et  je  m'associais  à 
votre  vote.  La  liberté  était-elle  en  cause  dans  ce  vote.?  non.  À  mon  avis,  ce  qui 
sort  des  clubs,  tels  du  moins  qu'on  les  entend,  tels  qu'on  les  pratique  en  ce 
moment,  ce  n'est  pas  une  liberté,  c'est  une  tyrannie.  Et  la  pire  de  toutes  les 
tyrannies,  la  tyrannie  multiple  et  anonyme. 

Aujourd'hui  je  viens  défendre  devant  vous  la  liberté  du  théâtre.  Pourquoi.?  parce 


(0 


Reliquat.  —  «  Idem.  —  (=»)  IJem. 


484  RELIQUAT.  —  II. 

que  la  liberté  du  théâtre  n'a  rien  de  commun  avec  la  liberté  des  clubs.  Parce  que 
c'est  là,  à  mon  sens,  une  vraie,  réelle  et  féconde  liberté. 

Je  ne  traiterai  pas  la  question  dans  toute  son  étendue.  Le  moment  serait  mal 
choisi.  Vous  êtes  à  la  fin  de  vos  travaux  et  au  milieu  des  agitations  publiques  j 
absorbés  comme  vous  l'êtes  par  la  gravité  des  questions  politiques,  il  est  impossible 
que  vous  puissiez  même  entrevoir  la   grandeur  des  questions  littéraires. 

Ceci  n'est  pas  un  reproche  que  je  fais,  c'est  un  fait  que  je  constate. 

Des  temps  viendront  plus  calmes,  plus  libres,  meilleurs  pour  tout  le  monde,  où 
les  sérieuses  questions  de  l'intelligence  et  de  l'art  pourront  être  utilement  approfondies 
dans  les  assemblées  politiques,  et  où  leur  haute  importance  civilisatrice  apparaîtra  à 
tous  les  jeux.  Alors  je  ne  manquerai  pas  à  mon  devoir,  soit  comme  homme  politique, 
soit  comme  homme  littéraire  ^^K 


[Avril  1849.] 

Et  puis  voulez-vous  que  je  vous  le  dise?  Il  n'y  a  rien  à  faire  à  cela.  Acceptez  les 
conditions  du  temps  où  vous  êtes.  \bus  vivez  aujourd'hui  avec  la  liberté  du 
théâtre,  comme  vous  viviez  hier  avec  la  liberté  de  la  presse,  comme  vous  vivrez 
demain  avec  la  liberté  des  clubs.  Le  développement  successif  des  libertés,  c'est  la 
loi  même  de  l'épanouissement  de  l'humanité.  Seulement  ce  qu'il  faut  demander  aux 

surgissent 
libertés  qui  se  développent,  c'est  de  venir  à  leur  heure.  Une  liberté  qui  vient  trop 
tôt  n'est  pas  plus  possible  qu'une  compression  qui  vient  trop  tard. 

Et  maintenant  la  liberté  du  théâtre  vient-elle  trop  tôt?  est-ce  une  liberté  brusque, 
subite,  étrange,  inattendue,  inquiétante  à  essayer  comme  l'inconnu?  Messieurs,  ici 
il  faut  bien  que  je  rétabUsse  la  vérité  obscurcie  par  une  longue  éclipse  de  cette 
précieuse  liberté,  il  faut  bien  que  je  l'apprenne  à  ceux  qui  l'ignorent.  Savez-vous 
ce  que  c'est  que  la  liberté  du  théâtre?  C'est  la  plus  ancienne  des  libertés  de  la  pensée. 
La  liberté  du  théâtre  existait,  cela  va  sans  dire,  avant  la  liberté  de  la  presse.  Elle 
existait  avant  la  liberté  politique,  avant  la  liberté  religieuse.  C'est  l'éveil,  c'est  le 
premier  bégaiement  de  la  liberté.  Et  cela  se  comprend,  le  théâtre  a  commencé  par 
être  mêlé  de  beaucoup  d'improvisation.  Or  l'improvisation  ne  se  censure  pas. 
Messieurs,  n'oubliez  donc  pas  ceci,  en  matière  de  théâtre,  c'est  la  liberté  qui  est 
ancienne,  c'est  la  censure  qui  est  nouvelle.  Or,  quels  ont  été  depuis  qu'il  existe  des 
nations  littéraires,  quels  ont  été  les  inconvénients  de  la  liberté  des  théâtres?  Je 
n'hésite  pas  à  le  dire.  Aucuns.  Quels  gouvernements  a-t-elle  renversés?  Quelles 
sociétés  a-t-elle  corrompues?  Messieurs,  la  liberté  du  théâtre  est  caractérisée  tout 
entière  par  ce  proverbe  antique  qu'elle  a  engendré  :  ESe  corrige  les  mœurs  en  riant  Je 
ne  veux  rien  dissimuler,  je  connais  les  objections.  Elles  se  résument  toutes  dans  un 
mot,  dans  un  nom  :  Aristophane.  Or,  messieurs,  ce  nom  est  un  des  plus  grands 
que  compte  le  génie  humain.  Ceux-là  même  qui  voudraient  que  la  liberté  du 
théâtre  n'existât  pas  seraient  bien  fâchés  qu'Aristophane  n'eût  point  existé.  Messieurs, 

(')  Manuscrit. 


1849.  4^5 

la  liberté  du  théâtre  fait  partie  de  la  gloire  antique  des  nations.  C'est  une  grande, 
féconde,  utile  et  illustre  liberté.  Jugez-la  sur  ce  seul  rapprochement  :  C'est  une 
gloire  pour  Louis  XIV  de  l'avoir  laissée  à  Molière,  c'est  une  tache  pour  Napoléon 

Chcnicr 

de  l'avoir  ôtée  à  Lemercier^^). 


Quant  aux  inconvénients  de  la  liberté  du  théâtre,  expliquons-nous  encore. 
"Voyons,  quels  sont- ils.?  On  a  parlé  des  tableaux  vivants.  Je  n'examine  pas  la  question, 
et  je  me  borne  à  faire  remarquer  que  l'exhibition  des  tableaux  vivants  appartient  au 
régime  de  la  censure.  On  a  parlé  des  personnes  mises  sur  la  scène.  Certes,  c'est  là 
un  grave  inconvénient  et  l'un  de  ceux  qui  déshonoreraient  le  théâtre,  si  ces  scandales 
se  prolongeaient  et  se  renouvelaient.  Mais  ici  encore,  le  régime  de  la  censure  est 
aussi  riche  en  ce  genre  de  scandales  que  le  régime  de  la  liberté.  Il  y  a  trente  ans  (^) 
un  très  célèbre  et  très  populaire  auteur  dramatique  fut  mis  très  crûment  sur  la  scène 
(au  théâtre  du  Palais-Royal)  avec  approbation  et  privilège  de  la  couronne.  Je  n'irai 
pas  très  loin  pour  trouver  encore  un  autre  exemple.  Seulement  sous  la  censure  on 
pouvait  s'attaquer  aux  poètes  et  les  mettre  en  scène,  mais  on  ne  pouvait  s'attaquer 
aux  ministres  ni  aux  membres  du  Parlement.  Voici  la  nuance  :  le  régime  de  la 
censure  livre  les  hommes  de  lettres  et  couvre  les  hommes  d'état,  le  régime  de  la 
liberté  laisse  en  paix  les  personnes  littéraires  et  taquine  plus  volontiers  les  personnes 
politiques.  Je  serais  bien  tenté  de  vous  dire  :  Ma  foi,  messieurs,  chacun  son  tour. 
Prenez  votre  parti  comme  nous  avons  pris  le  nôtre. 

Mais  non,  je  dis  qu'il  y  a  là  un  grave  péril,  un  sérieux  abus,  et  que  la  loi  doit 
aviser.  Eh  bien,  la  loi  avisera!  Ce  sera  une  loi  difficile  à  rédiger,  j'en  conviens,  et 
votre  Conseil  d'état,  où  il  n'y  a  pas  un  seul  homme  de  lettres,  sera  peut-être  un  peu 
embarrasse  pour  la  préparer,  mais  on  finira  par  la  faire,  n'en  doutez  pas,  et  quand 
elle  sera  faite,  vous  aurez  deux  bonnes  choses  de  plus,  une  bonne  liberté  et  une 
bonne  loi  (^^. 


Mai  1849. 
AUX  COMMUNISTES. 


Votre  troupeau  coasse  encor  mieux  qu'il  ne  vole. 
Vous  faites  trop  de  bruit,  vous  ferez  peu  de  mal. 
Vous  auriez  pu  jadis  sauver  le  capitole. 
Mais  vous  ne  pourrez  pas  perdre  le  capital  '^l 


(')  Manuscrit.  —  W  Le  Conseil  d'état,  pour  préparer  cette  loi,  fit  appel,  en  septembre  1849,  ï 
des  hommes  compétents;  Victor  Hugo  fut  du  nombre  et  prononça  les  deux  discours  qu'on  a 
lus  pages  327  à  34J.  —  Manuscrit.  —  W  Faits  contemporains.  Tas  ae pierres.  Inédit. 


486  RELIQUAT.  —  II. 

Faites  une  égalité  qui  s'appelle  équité  quand  elle  touche  aux  hommes  et  équi- 
libre quand  elle  touche  aux  choses. 


Convoquez  l'Europe  en  congrès  et  pour  commencer  dites  :  —  Désarmons.  La 
paix  armée  est  une  sottise.  C'est  tout  le  poids  de  la  guerre  sans  la  gloire.  Il  n'y  a 
qu'une  paix,  c'est  le  désarmement.  Conservons  la  relation  de  nos  forces  j  que  celui 
qui  a  quatre  se  réduise  à  deux,  que  celui  qui  a  six  se  réduise  à  trois.  La  balance 
européenne  sera  maintenue.  Et  nous  pourrons  rendre  beaucoup  de  bras  au  travail 
et  beaucoup  de  millions  au  bien-être.  Il  y  a  des  isthmes  à  couper,  des  Afriques  et 
des  Amériques  à  défricher^  il  faut  deux  choses  :  que  le  globe  soit  peuplé  et  qu'il 
soit  habitable. 

Si  nous  avions  consacré  à  cela  depuis  trente-trois  ans  les  sommes  énormes  que 
nous  avons  dépensées  à  poser  des  sentinelles  inutiles  à  nos  frontières,  nous  aurions 
changé  la  face  du  monde.  Désarmons.  Il  est  temps  que  le  continent  civilisé  travaille 
grandement  au  bien  commun  de  l'humanité.  Désarmons. 

Le  succès  de  la  proposition  serait  certain.  C'est  une  rare  bonne  fortune  en  poli- 
tique de  rencontrer  et  de  pouvoir  mettre  à  l'ordre  du  jour  une  idée  qui  est  à  la  fois 
grandiose  et  pratique,  qui  appartient  au  réel  et  qui  touche  à  l'idéal,  qui  met 
d'accord  les  hommes  d'afiàires  et  les  hommes  de  pensée,  qui  plaît  à  la  fois  à  un 
banquier  comme  Rothschild  et  à  un  poëte  comme  Lamartine  ^^\ 


Permettez-moi,  messieurs,  de  vous  faire  toucher  du  doigt  par  un  fait  l'étrange 
aberration  de  ceux  qui,  contrairement  aux  volontés  de  la  providence,  voudraient 
perpétuer,  en  plein  dix-neuvième  siècle,  la  politique  guerrière.  Permettez-moi  de 
vous  montrer  dans  toute  sa  réalité  et  de  résoudre  en  chiffres  ce  fléau  inventé  par  les 
gouvernements  modernes  qui  n'est  pas  la  paix,  qui  n'est  pas  la  guerre,  et  qu'on 
appelle  la  paix  armée.  Permettez-moi  de  vous  faire  voir  que  les  hommes  chimé- 
riques ce  sont  eux,  et  que  les  hommes  positifs,  c'est  nous  (^l 


Remarquez,  messieurs,  ce  cercle  vicieux,  les  armées  permanentes  font  l'énor- 
mité  des  budgets,  l'énormité  des  budgets  crée  la  misère,  la  misère  enfante  les  révo- 
lutions, les  révolutions  rendent  nécessaires  les  armées  permanentes. 

Supprimez  les  armées  permanentes,  vous  supprimez  les  gros  budgets,  vous 
supprimez  la  misère,  vous  supprimez  les  causes  de  révolutions  t^l 


'■'  Ce  fragment  de  discours  précède  le  Congrès  de  la  paix  ouvert  k  Paris  en  août  1849. 
Reliquat.  —  (*)  Reliquat.  —  (*>  Idem. 


i849-  487 

Juin  1849. 
Etre  de  cette  majorité!  Préférer  la  consigne  à  la  conscience!  Non'^M 


LA  MISERE.  VARIANTES  A  CONSULTER 

[9  JUILLET  1849.] 

Oui,  la  misère  sera  abolie! 

Jésus  a  dit  :  Nec  erit  egenm,  nec  indigens  tnter  vos. 

Oui,  —  je  complète  ma  pensée,  —  oui,  la  guerre,  l'émeute,  la  haine  de 
peuple  à  peuple,  la  haine  de  classe  à  classe,  l'exploitation  des  faibles  et  des  misé- 
rables, la  loi  dure  substituée  à  l'enseignement  doux  et  libre,  la  peine  de  mort,  le 
bagne,  la  flétrissure  indélébile,  la  fatalité  tenue  pour  crime,  ce  reste  d'esclavage  qui 
pèse  sur  la  femme  et  qu'on  appelle  la  prostitution,  oui,  la  négation  de  la  liberté 
humaine  et  de  la  souveraineté  populaire,  oui,  tout  cela  disparaîtra.  Tout  cela  dispa- 
raîtra, non  seulement  de  chez  nous,  France,  mais  de  la  face  du  monde  entier. 

L'évangile,  qui  est  une  lettre  morte,  deviendra  une  lettre  vive. 

Et  cette  révolution,  ou,  pour  mieux  dire,  cette  transformation,  vaste,  profonde, 
radicale,  pacifique,  fraternelle,  nous  la  verrons,  je  vous  l'annonce  avec  joie,  nous 
la  verrons  de  nos  yeux.  C'est  notre  époque  qui  l'accomplira.  Je  vous  le  dis  avec 
une  conviction  profonde,  jusqu'à  présent  nous  n'avons  eu  que  des  siècles  catho- 
liques, le  dix-neuvième  siècle  est  le  premier  siècle  chrétien  '^^\ 


LA  MISERE. 


Ah!  je  le  sais  bien,  vous  ne  voulez  pas  que  cela  soit,  mais  cela  est  pourtant! 
Vous  dites  non  au  philosophe  qui  arrive  avec  ses  observations,  vous  dites  non  au 
poëte  qui  arrive  avec  ses  plaintes,  vous  dites  non  au  savant  qui  arrive  avec  ses 
calculs,  vous  dites  non  à  la  statistique,  vous  dites  non  aux  réalités,  vous  dites  non 
aux  chiffres;  mais  cela  n'empêche  pas  que  les  faits  ne  vous  entourent,  ne  vous 
pressent,  ne  vous  débordent,  cela  n'empêche  pas  que  le  flot  des  misères  ne  gros- 
sisse dans  toute  cette  ombre  où  vous  ne  voulez  pas  jeter  les  yeux  et  qui  est 

l'ordre  social 

le  chaos  social,  et,  je  vous  le  dis  avec  désespoir,  si  vous  n'y  prenez  garde,  si  vous 
n'avisez  pendant  qu'il  est  temps  encore,  si  vous  continuez  à  nier  follement  et  à 
détourner  la  tête,  c'est  une  marée  qui  monte,  vous  périrez! 
Elle  vous  engloutira  !  Elle  engloutit  tout  ^^^  ! 


Grâce  à  votre  énergie,  grâce  au  concours  de  la  garde  nationale,  de  l'armée,  de 
toutes  les  forces  vives  du  pays,  l'ordre  matériel  est  rétabli,  il  importe  à  présent 


(») 


Keliquat.  —  W  Manuscrit.  —  '')  Idem. 


488  RELIQUAT.  —  II. 

d'établir  l'ordre  moral.  "Vous  avez  calme  la  surface,  c'est  bien,  il  faut  maintenant 
calmer  le  fond.  La  paix  faite  dans  les  rues  n'est  que  l'ombre  de  la  paix,  la  paix 
véritable,  c'est  la  paix  faite  dans  les  esprits  et  dans  les  cœurs. 

Messieurs,  le  champ  vous  est  livré. 

Avant  le  13  juin...  — ,  il  ne  sortira  pas  de  ma  bouche  une  parole  amère  pour 
les  vaincus,  mais  qu'il  me  soit  permis  de  le  dire,  avant  le  13  juin,  le  véritable  parti 
populaire  n'avait  pas  la  parole  dans  cette  enceinte,  l'esprit  de  révolution  imposait 
silence  à  l'esprit  de  progrès  (^l 


Vous  avez  été  envoyés  ici,  non  seulement  pour  rétablir  l'ordre,  mais  aussi  pour 
établir  l'ordre,  ce  qui  est  autrement  profond  et  difficile.  Rétablir  l'ordre,  c'est 
remettre  en  place  ce  qui  j  était,  c'est  recomposer  la  situation  matérielle  du  pays, 
raccommoder  l'échafaudage,  réparer  la  brèche,  pacifier  la  voie  publique.  Cela  se  fait 
avec  des  baïonnettes,  des  juges  et  des  gendarmes.  Mais  établir  l'ordre,  c'est  créer 
quelque  chose  de  nouveau  et  de  beauj  cela  ne  se  fait  qu'avec  de  grandes  idées  et  de 
bonnes  lois  (^l 


Messieurs,  ceci  est  la  question  suprême.  Jamais  vous  n'avez  été  en  présence  d'une 
question  plus  haute. 

Le  peuple  souffi-e,  messieurs.  Il  souffi-e  dans  sa  vie  matérielle,  il  souffire  dans  sa 
vie  morale.  Malgré  nos  soixante  ans  de  révolutions,  les  vieilles  servitudes  des  pré- 
jugés, des  superstitions  et  des  abus  pèsent  encore  sur  lui.  Il  y  a  un  ensemble  de 
lois  qui  tendent  à  lui  ôter  le  pain  de  la  pensée  et  il  y  a  un  ensemble  d'impôts  qui 
tendent  à  lui  ôter  le  pain  du  corps.  Messieurs,  je  vous  en  conjure,  abolissez  ces 
entraves,  ces  taxes  sur  l'intelligence,  ces  taxes  sur  la  vie,  ces  impôts,  ces  lois,  ces 
sottises,  ces  iniquités! 

Le  jésuitisme  voudrait  l'abrutir  et  le  budget  réussit  à  l'afïamer  ('V 


Remarquez  ceci  : 

D'abord  les  querelles  religieuses,  puis  les  querelles  politiques,  puis  les  querelles 
économiques. 

Au  seizième  siècle  la  question  de  l'âme,  au  dix-huitième  la  question  du  cerveau, 
au  dix-neuvième  la  question  du  ventre. 

Ainsi  les  questions  diminuent  et  s'abaissent. 

Qu'est-ce  que  cela  prouve.? 

Le  genre  humain  monte-t-il  l'échelle  ou  la  descend-il.? 

Ceux  qui  n'observent  que  l'apparence  ou  qui  se  décident  sur  la  surface,  s'écrient  : 
ce  que  cela  prouve,  c'est  que  le  genre  humain  descend. 

C)  Reliquat.  —  (')  Uem.  —  ('>  Manuscrif. 


i849-  4^9 

Moi,  je  dis  :  —  Au  contraire,  c'est  qu'il  monte! 

L'homme  sort  de  l'ombre  par  la  tête. 

Les  ténèbres  l'engloutissaient  tout  entier  j  des  ténèbres  doubles  qui  aveuglaient 
son  âme  et  qui  glaçaient  son  corps.  Il  a  commencé  par  dégager  son  esprit,  mainte- 
nant il  dégage  sa  matière. 

Il  est  beau  de  penser  qu'il  a  commencé  à  s'occuper  de  l'autre  vie  avant  de  songer 
à  celle-ci;  qu'il  s'est  senti  plus  obsédé  par  son  destin  ultérieur,  lequel  n'était  que 
mystérieux,  que  par  son  destin  présent,  qui  était  douloureux.  Enfermé  dans  cette 
double  prison,  ignorer  et  souffrir,  il  a  voulu  d'abord  sortir  de  la  première. 

Il  a  mis  trois  siècles  à  détruire  le  premier  esclavage,  l'ignorance;  maintenant  il 
travaille  à  se  délivrer  du  second,  la  misère. 

Quand  ce  dernier  labeur  sera  accompli,  quand  l'homme  sera  en  pleine  possession 
de  CCS  trois  choses  :  la  raison,  le  droit,  le  bien-être,  quand  il  aura  les  trois  toits  qui 
doivent  abriter  la  tcte  humaine,  l'espérance,  la  loi,  la  famille,  alors  il  sera  libre,  la 
dernière  chaîne  sera  brisée,  il  pourra  aller  et  marcher,  tous  les  progrès  seront 
possibles.  L'homme  sera  bon  ou  méchant  en  connaissance  de  cause. 

On  ne  pourra  plus  dire  de  l'un  :  il  est  bon,  parce  qu'il  ignore;  ni  de  l'autre  :  il 
est  méchant,  parce  qu'il  souffre. 

Est-ce  à  dire  que  l'homme  sera  parfeit? 

Non;  terre  et  perfection  s'excluent;  mais  l'homme  sera  meilleur. 

Il  sera  meilleur  parce  qu'il  sera  de  moins  en  moins  sujet  de  la  matière,  parce  que 
le  bien-être  crée  le  loisir,  allège  le  poids  des  sens  et  tourne  l'intelligence  à  la 
contemplation,  qui  est  l'agrandissement;  parce  que  l'homme  aura  en  lui  une  plus 
grande  quantité  d'esprit,  c'est-à-dire  une  plus  grande  quantité  de  Dieu. 

La  matière,  c'est  le  démon  ^^). 


Messieurs,  il  y  a  deux  sortes  de  révolutions,  les  révolutions  du  droit  et  les 
révolutions  de  la  misère.  Les  premières  sont  bonnes,  les  secondes  sont  fatales. 

Eh  bien,  la  révolution  du  droit  est  faite;  tâchons  que  la  révolution  de  la  misère 
ne  se  fesse  pas  (^). 


Non,  la  misère  n'est  pas  éternelle!  et  la  preuve,  c'est  que  par  la  seule  force  des 
choses,  elle  va  décroissant  de  siècle  en  siècle.  La  misère  est  encore  terrible  aujour- 
d'hui, mais  elle  était  horrible  autrefois.  Cette  ancienne  misère  avait  des  symptômes 
vivants  et  lamentables  dont  plusieurs  sont  encore  sous  nos  yeux  et  auxquels  nous 
ne  prenons  pas  garde.  Les  boutiques  des  boulangers,  et  on  les  retrouve  encore  telles 
dans  les  vieux  quartiers  de  Paris,  étaient  barricadées  comme  les  boutiques  des  chan- 
geurs. Le  pain  avait  besoin  d'être  protégé  par  des  barreaux  de  fer  comme  l'or  ^^K 

(''  Manuicrii.  —  (*)  Manuscrit.  —  W  Ce  fragment  est  au  verso  d'une  bande  du  Moniteur  universn 
envoyé  rue  de  la  Tour-d'Auvergne;  on  j  lit  la  phrase  qui  termine  le  discours  publié  :  Nous 
n'avons  rien  fait!  —  Manuscrit, 


490  RELIQUAT.  —  II. 

Je  ne  comprends  pas  ces  rires,  et  j'avoue  que  je  ne  m'y  attendais  pas.  Il  s'agit 
des  misères  du  peuple.  Je  traite  une  question  grave  avec  gravité.  A  qui  s'adressent 
ces  rires?  est-ce  à  l'orateur.?  est-ce  à  la  question.?  Si  c'est  à  l'orateur,  ils  sont  inconve- 
nants, si  c'est  à  la  question,  ils  sont  scandaleux.  Si  ces  rires  continuent,  je  déclare 
que  je  descendrai  de  la  tribune,  et  je  n'en  descendrai  pas  sans  dire  à  haute  et  intel- 
ligible voix  que  je  cesse  de  parler  parce  que  je  ne  veux  pas  faire  rire  les  représentants 
du  peuple  avec  les  misères  du  peuple  et  traiter  une  question  pleine  de  douleur 
devant  un  auditoire  plein  de  gaîté  ^^\ 


Vous  voulez  l'armée,  la  guerre,  le  canon,  la  force  brutale!  moi  je  veux  la 
lumière  et  la  paix! 

Quel  est  le  malheur  du  temps  où  nous  sommes?  qu'est-ce  qui  pèse  sur  le  temps 
où  nous  sommes?  La  misère  et  l'ignorance j  en  d'autres  termes  les  ténèbres.  Eh 
bien,  celui  qui  veut  chasser  les  ténèbres  prend-il  une  épée?  Non!  il  prend  un 
flambeau  ^^M 


"Vous  avez  donné  de  nouveaux  gages  à  l'ordre,  à  la  tranquilHté  publique,  à  la 
civilisation. 

Vous  avez  eu  le  juste  et  douloureux  courage  de  la  sévérité. 

Qu'il  j  ait  au  fond  de  toutes  ces  mesures  le  dévouement  à  l'ordre,  le  zèle  de  la 
tranquillité  publique,  la  défense  des  principes  de  la  civilisation,  cela  est  évident,  mais 
cela  ne  suflit  pas.  Le  moment  est  venu  de  prouver  et  vous  le  prouverez!  que 
dans  tous  vos  actes,  dans  les  lois  que  vous  votez,  dans  vos  sévérités  même,  il  y  a 
un  profond  amour  du  peuple. 

Messieurs,  depuis  quinze  mois,  avec  beaucoup  d'entre  vous,  membres  comme 
moi  de  l'Assemblée  constituante,  j'ai  combattu,  obscurément  sans  doute,  mais  réso- 
lument, mais  vaillamment,  souf&ez  que  je  le  dise,  pour  une  classe  respectable, 
alors  attaquée  avec  fureur  et  folie,  pour  ceux  qui  possèdent.  Mais  aujourd'hui,  après 
la  victoire  de  l'ordre,  après  le  triomphe  des  principes  éternels  de  la  propriété,  je  puis 
le  dire,  et  je  suis  sûr  de  n'éveiller  sur  ce  point  aucune  contradiction  dans  cette 
enceinte,  il  j  a  pour  moi  deux  classes  encore  plus  vénérables  et  plus  sacrées,  ceux 
qui  travaillent  et  ceux  qui  souf&ent. 

J'avoue  que  je  ne  puis  comprendre  ces  murmures.  J'invite  ceux  qui  me  font 
l'honneur  de  m'interrompre  à  lire  un  livre  qu'ils  ne  connaissent  pas  et  qui  s'appelle 
l'évangile  (^'  ! 

[Juillet-août  1849.] 

L'ennemi  public,  cette  année,  depuis  le  13  juin,  a  changé  de  nom.  En  1848,  il 
s'appelait  le  démagogue,  aujourd'hui  il  s'appelle  l'absolutiste.  Messieurs,  je  suis 

(')  Manuscrit.  —  t^)  Idem.  —  (=>'  Reliquat. 


i849-  491 

déterminé  à  le  combattre  sous  toutes  les  formes  qu'il  prendra.  Je  l'ai  combattu  l'an 
dernier,  je  le  combattrai  cette  année,  car,  qu'il  se  nomme  démagogue  ou  absolu- 
tiste, je  le  reconnais  sous  tous  ses  masques,  c'est  toujours  le  même  esprit  de 
tyrannie  et  par  conséquent  d'anarchie,  c'est  toujours  l'ennemi  public! 

\bus  m'interrompez,  vous  murmurez  de  ce  côté  de  l'Assemblée.  Eh  bien,  je 
vous  le  déclare,  entre  les  démagogues  vos  adversaires  et  vous,  il  n'j  a  pas  de  difié- 
rence,  si  ce  n'est  que  les  démagogues  commencent  par  l'anarchie  pour  aboutir  au 
despotisme  et  que  vous  commencez  par  le  despotisme  pour  aboutir  à  l'anarchie,  de 
telle  sorte  que  leur  parti  comme  le  vôtre  se  meut  avec  une  sorte  de  précision  fatale. 
Quand  l'un  s'en  va,  l'autre  arrive.  Démagogues  et  absolutistes,  vous  êtes  le  flux  et 
le  reflux  des  révolutions  (^ M 


Savez-vous  ce  que  vous  êtes,  messieurs?  Vous  êtes  les  pionniers  généreux  de 
l'humanité,  les  rêveurs  qui  ont  cette  rare  et  étrange  démence  d'oublier  leurs  intérêts, 
leurs  passions,  leurs  plaisirs,  jusqu'à  leurs  droits,  tout  leur  égoïsme  en  un  mot,  pour 
ne  songer  qu'au  progrès  de  tous  les  peuples  et  au  bonheur  de  tous  les  hommes, 
vous  êtes  les  désintéressés  semeurs  d'idées  auxquels  il  ne  sera  pas  donné  peut-être  de 
voir  leur  moisson,  vous  êtes  les  songeurs,  les  prophètes,  les  préparateurs,  les  précur- 
seurs, vous  êtes  les  sublimes  insensés  du  temps  présent  qui  seront  les  sages  de 
l'avenir  '^l 


Le  peuple . . .  Ne  comptez  pas  sur  lui  pour  vos  intrigues.  Il  ne  vous  aidera  pas  à 
monter  par  des  bassesses.  Le  peuple!...  on  peut  quelquefois,  quand  on  est  grand, 
s'en  faire  un  piédestal  j  on  ne  s'en  fait  jamais  un  marchepied  t^l 


En  Hongrie,  un  horrible  va  victis!  des  vaincus  frappés  de  peines  infamantes.  — 
Peines  infemantes  en  effet,  non  pour  ceux  qui  les  subissent,  mais  pour  ceux  qui  les 
prononcent  (*l 


[variantes  au  discours  sur  L'EXPEDITION  DE  ROME. 
15  OCTOBRE  1849.] 

Début  différent  de  celui  publié  p.  166. 

Messieurs,  il  y  a  dans  cette  Assemblée  des  hommes  qui,  en  présence  des  phases 
douloureuses  qu'a  subies  l'expédition  romaine,  l'expédition  romaine  qu'ils  avaient 

<•'  Keliquat.  —   (*)   Se  rapporte  sans  doute  au  Coagrh  de  la  paix,  1849.   —    Manmcrtt.  — 
W  Idem.  —  W  Idem. 


492  RELIQUAT.  —  II. 

votée,  ont  cru  devoir,  par  esprit  de  prudence  et  de  réserve  et  afin  de  ne  rien  faire 
qui  pût  déconcerter  au  milieu  d'une  opération  militaire  l'ardeur  généreuse  de  nos 
soldats,  ont  cru  devoir,  dis-je,  s'abstenir  d'élever  la  voix,  mais  qui  aujourd'hui,  au 
point  où  l'affaire  de  Rome  est  parvenue,  dans  la  situation  extrême  et  décisive  où 
l'honneur  de  la  France  se  trouve  placé,  sentent  qu'il  est  impossible  de  garder  plus 
longtemps  le  silence.  Je  suis  de  ceux-là. 

J'entre  tout  de  suite  dans  la  question.  Je  parle,  non  comme  membre  de  la 
commission,  mais  comme  membre  de  l'Assemblée. 

Je  commence,  et  je  fais  en  cela  comme  le  rapport  de  votre  commission,  par  bien 
préciser  le  point  d'où  nous  sommes  partis  afin  de  mieux  feire  juger  le  point  où 
nous  sommes  arrivés  ^^l 


Autre  début  : 

Messieurs,  jusqu'à  ce  moment,  dans  les  diverses  discussions  qui  Ont  eu  lieu  à 
propos  de  l'affaire  de  Rome,  deux  opinions  seulement,  deux  opinions  extrêmes,  se 
sont  fait  jour  à  cette  tribune,  celle  qui  voit  dans  l'expédition  romaine  une  violation 
de  la  Constitution,  et  celle  qui  y  voit  un  grand  service  rendu  au  continent  et  à  la 
chrétienté,  le  rétablissement  pur  et  simple  de  la  papauté.  Une  troisième  opinion 
n'est  pas  encore  intervenue  dans  le  débat,  c'est  celle  qui,  fidèle  au  premier  sens  du 
vote  de  l'expédition,  voit  dans  cette  expédition,  non  une  infraction  à  la  Constitu- 
tion, non  le  rétablissement  pur  et  simple  de  la  papauté,  mais  ce  qu'j  a  vu 
l'Assemblée  constituante.  Permettez-moi  de  le  rappeler  en  termes  brefs  et  précis  ^^l 


Passage  s'enchaînant  à  ces  mots  publiés  : 
. . .  Ne  pouve^-vom  F  avertir  ^^^  ? 

Et  s'il  persiste,  direz-vous?  s'il  refuse  de  vous  écouter.?  si  les  hommes  qui 
l'entourent  réussissent  à  le  faire  toujours  inaccessible  à  vos  conseils?  que  ferez- 
vous.? 

Messieurs,  l'histoire  est  là  pour  le  prouver,  quand  on  insiste  et  qu'on  est  une 
puissance,  le  Saint-Siège  cède.  Il  se  résigne.  Il  n'y  a  rien  d'absolu  dans  ce  monde, 
pas  même  l'entêtement  du  gouvernement  clérical.  Céder  est  une  partie  de  sa  poli- 
tique j  c'est  en  cédant  qu'il  a  duré.  Ce  qui  importe,  c'est  que  l'Assemblée  nationale 
de  France,  par  une  manifestation  éclatante,  adoptant  la  lettre  du  Président  et 
réprouvant  le  moiu  proprio  donne  un  inébranlable  point  d'appui  à  notre  diplomatie. 
Parlez  haut,  le  Saint-Siège  cédera  (*l 


(')  Manuscrit.  —  W  Idem.  —  (')  Voir  page  i66.  —  C'  Manuscrit. 


i849-  493 

Devant  toute  prétention  légitime,  fermement  soutenue,  le  Saint-Siège  cède. 
Céder  à  temps  est  un  de  ses  secrets.  Qui  a  dit  ce  mot  remarquable  :  Uivimm 
concedendo?  ctsxun  pape.  Demandez  à  l'histoire  ce  que  Clément  III,  Grégoire  IX, 
Innocent  VI  ont  concédé  aux  romains!  Ce  que  Grégoire  XI,  Boniface  IX, 
Martin  V,  Nicolas  V  ont  concédé  aux  bolonais I  Messieurs,  parlez  haut,  le  gouver- 
nement clérical  cédera  (* M 


L'Assemblée  nationale,  selon  moi,  doit  ajouter  le  sceau  de  la  souveraineté  à  la 
lettre  du  Président  de  la  République.  Nous  devons  à  cette  révolution,  qu'il  feut 
clore,  l'amnistie j  mais  nous  devons  aux  romains  le  seul  présent  qu'une  nation  qui 
s'appelle  la  France  puisse  faire  à  un  peuple  qui  se  nomme  le  peuple  romain,  la 
liberté. 

Mais  on  se  récric  :  quelle  liberté?  La  liberté  politique?  Forcer  le  pape  à  subir  la 
liberté  politique?  Cela  n'est  pas  possible  ^^l 


À  quoi  voulez-vous  le  contraindre,  nous  dit-on,  à  reconnaître  le  droit  du  peuple 
romain  et  à  laisser  fonaionner  chez  lui  la  liberté  politique?  Mais  vous  n'y  songez 
pas!  Là-dessus,  on  nous  adjure  au  nom  de  ce  qu'on  appelle  les  faits,  on  nous 
affirme  que  le  peuple  romain  est  une  race  abâtardie,  dégénérée,  déchue,  sans  trop 
s'apercevoir  que,  si  cela  était  vrai,  ce  serait  un  formidable  argument  contre  le 
gouvernement  clérical  qui  tient  ce  grand  peuple  depuis  tant  de  siècles  et  qui 
l'aurait  abâtardi}  on  nous  fait  entendre  que  cette  race  est  plongée  dans  les  ténèbres 
au  point  de  ne  pouvoir  supporter  la  lumière,  que  ce  peuple  est  abruti  par  la  servi- 
tude au  point  de  ne  pouvoir  porter  la  liberté,  on  ajoute  que  le  pape  accorde  par  son 
motu  proprioj  sinon  la  liberté  politique  qui  est  impossible,  du  moins  de  certaines 
franchises  administratives  fort  suffisantes,  et  l'on  conclut  en  nous  disant  :  \^us 
n'êtes  pas  dans  le  vrai,  les  faits  sont  contre  vous,  laissez  les  choses  comme  elles 
sont. 

Messieurs,  je  me  défie  en  gênerai  de  ces  affirmations  absolues  qui  prétendent 
caractériser  un  peuple  avec  un  mot,  qui,  pour  empêcher  le  progrès,  commencent 
par  le  nier,  et  qui  condamneraient  ainsi  des  populations  entières  à  l'ignorance,  à  la 
servitude  et  à  la  misère  à  perpétuité.  Mais  ici,  je  ne  veux  froisser  personne,  pour- 
tant il  i^ut  bien  que  je  le  dise,  ma  défiance  redouble  quand  je  vois  parmi  les 
hommes  qui  érigent  superbement  ces  aphorismes  politiques,  ces  affirmations  déso- 
lantes, précisément  les  mêmes  hommes  d'état  qui  pendant  dix-huit  ans,  mêlés 
ensemble  ou  tour  à  tour  au  gouvernement  de  notre  pajs,  ont  contesté  à  la  seconde 
liste  du  jury  la  capacité  électorale,  affirmant,  —  car  ils  affirmaient  aussi  alors,  — 
que  la  France  n'était  pas  mûre  pour  un  tel  excès  de  hberté,  et  qui,  en  s'appuyant 
ainsi  sur  ce   qu'ils  appelaient  les  faits,   et  nous  qualifiant,  nous,   et  vous  aussi, 

l»)  MMuerit.  —  W  Idm. 


494  RELIQyjAT.  —  II. 

monsieur  Odilon  Barrot,  de  fous  et  de  rêveurs,  ont  conduit  tout  doucement,  tout 
prudemment  et  pas  à  pas  la  monarchie  jusqu'à  l'abîme  où  elle  est  tombée,  abîme 
où  ils  sont  tombés  eux-mêmes,  abîme  où  ils  n'ont  plus  trouvé  pour  tout  sauver  que 
la  chose  précisément  qui,  selon  eux,  devait  tout  perdre,  —  le  suffrage  universel. 
Cette  épreuve  de  leur  sagesse  me  suffit  ^^h 


Je  repousse  donc  les  affirmations  non  prouvées  et  les  aphorismes  non  justifiés  et 
je  maintiens  qu'il  en  est  du  peuple  romain  comme  il  en  était  du  peuple  français, 
qu'il  est  beaucoup  plus  mûr  qu'on  ne  le  dit,  que  les  révolutions  lui  ont,  comme  à 
nous,  élargi  l'intelligence,  et  qu'avec  l'histoire  qu'il  a  et  les  traditions  qu'il  a,  il  est 
d'âge  à  débuter  dans  la  liberté  politique. 

Ici  nos  adversaires  nous  font  leur  seconde  question.  Vous  voulez,  nous  disent-ils, 
contraindre  le  pape  à  subir  la  liberté  politique.  Soit.  Mais  comment  le  contraindrez- 
vous?  Par  quel  mojen? 

Messieurs,  je  l'avoue,  ceci  est  sérieux  et  il  j  a  là  une  difficulté  assez  considérable. 
On  peut,  quand  on  est  soi-même  une  puissance,  contraindre  une  grande  puissance 
politique  et  territoriale,  on  peut  lui  parler  haut  et  ferme,  et  quand  on  a  pour  soi 
une  bonne  cause  appuyée  d'une  bonne  armée,  je  le  répète,  on  peut  la  contraindre. 
Si  elle  conteste,  si  elle  refuse,  eh  bien  alors,  flottes  contre  flottes,  canons  contre 
canons,  et  Dieu  décide.  Il  n'y  a  pas  d'attendrissement  préalable  au  service  de  votre 
adversaire,  la  force  a  affaire  à  la  force,  rien  de  mieux,  une  bataille  et  tout  est  dit. 
Mais  le  pape!  que  faire?  Quand  il  était  serré  de  trop  près,  Abd-el-Kader  s'enfonçait 
et  disparaissait  dans  le  désert  j  le  pape  s'enfonce  et  disparaît  dans  sa  faiblesse. 

Ce  vieillard,  qui  tient  les  clés  des  âmes,  n'est  jamais  plus  redoutable  que  persécuté. 
Plus  la  main  qui  veut  le  contraindre  est  grande  et  forte,  plus  il  lui  échappe  aisément. 
Saisissez-le.  "Vbus  ne  tenez  qu'un  moine.  La  force  matérielle  échoue  devant  cette 
puissance  invisible  et  inconnue  qui  est  après  tout  la  seule  force  vraie  en  ce  monde 
et  qu'on  appelle  le  pouvoir  spirituel.  Il  n'y  a  pas  d'Austerlitz  ni  d'Iéna  possibles 
contre  le  pape.  Le  plus  grand  des  hommes  de  guerre  l'a  éprouvé.  Napoléon  a  eu 
un  vainqueur,  un  seul  vainqueur,  qui  ne  s'appelle  pas  "Wellington,  qui  s'appelle 
Pie  VII  (2). 


Je  n'ai  pas  à  juger  ici  la  révolution  romaine,  elle  appartient  désormais  à  l'histoire 
et  non  à  la  tribune,  mais...  oh!  que  Pie  IX  eût  été  mieux  inspiré  si,  au  heu  de 
faire  ce  qu'il  a  fait,  au  lieu  de  s'enfuir  à  Gaëte,  au  lieu  de  pousser  les  armées  contre 
son  peuple,  il  eût  dit  à  ce  peuple  :  le  courant  des  siècles  vous  entraîne,  vous  croyez 
aux  nouveautés  et  aux  théories,  soit!  Essayez.  \bus  ne  voulez  plus  être  mes  sujets, 
mais  vous  ne  pouvez  pas  faire  que  vous  ne  soyez  pas  mes  enfants.  Vous  ne  m'appar- 
tenez pas,  mais  je  vous  appartiens.  Je  reste  au  milieu  de  vous,  faites  de  moi  ce  que 

(»)  Manuicrit.  —  (*>  Idem. 


i849-  495 

vous  voudrez.  Je  suis  prêtre  et  je  ne  sais  que  prier,  je  suis  cvéque  et  je  ne  sais  que 
bénir.  Je  rentre  dans  ma  solitude  et  je  vais  me  mettre  en  prières.  Si  je  vous  gêne, 
vous  me  chasserez,  et  j'irai  prier  pour  vous  ailleurs.  Si  vous  voulez  ma  vie,  vous  la 
prendrez.  Mourir  pour  vous,  c'est  encore  prier  pour  vous. 

Et  si  en  même  temps  il  eût  dit  aux  princes,  aux  armées,  aux  puissances  :  laissez- 
moi  seul  avec  mon  peuple.  Je  n'ai  pas  peur  de  mon  peuple.  Je  n'ai  pas  besoin  de  la 
force  des  hommes,  j'ai  avec  moi  la  force  de  Dieu. 

Je  n'hésite  pas  à  le  dire,  messieurs,  si  Pie  IX  eût  agi  ainsi,  il  eût  donné  au 
monde  le  plus  sublime  et  j'ajoute  le  plus  utile  des  enseignements  j  il  eût  tiré  de 
l'amoindrissement  apparent  du  pontificat  sa  glorification  la  plus  réelle  et  la  plus 
éclatante,  il  eût  montré  que  la  foi  est  plus  forte  que  l'idée,  et  sans  nul  doute 
l'esprit  de  révolution  lui-même,  ce  redoutable  esprit  qui  a  brisé  des  bastilles  et  ren- 
versé des  trônes,  eût  reculé  devant  cette  chose  vénérable  et  invincible,  un  pauvre 
vieux  prêtre  à  genoux! 

Oui,  tous  lès  sentiments  élevés  du  cœur  humain  sont  là  pour  l'attester,  en  agis- 
sant ainsi.  Pie  IX  n'eût  pas  seulement  agrandi  son  pouvoir  spirituel,  il  eût  sauvé 
son  pouvoir  temporel;  mais  je  suppose  qu'il  en  eût  été  autrement,  que  l'esprit  de 
révolution  ne  se  fût  pas  arrêté,  que  ce  grand  pape,  que  ce  sublime  pape  eût  été 
dépossédé,  dépouillé,  chassé,  savez-vous  ce  qui  serait  arrivé?  c'est  qu'un  tel  spectacle 
eût  éveillé  l'attendrissement  de  l'univers,  c'est  que  l'évêque  du  monde,  à  la  fois  père 
et  martyr  de  son  peuple,  aurait  vu  devant  lui  d'un  côté  Rome  ingrate  et  révoltée 
et  de  l'autre  toutes  les  lutions  à  genoux,  c'est  que  la  persécution  du  pontife  eût  été 
la  propagation  de  l'évangile,  c'est  qu'un  tel  événement  eût  fait  des  chrétiens  par- 
tout, c'est  qu'aujourd'hui  vous  n'auriez  peut-être  pas  le  pape  au  Vatican,  mais  vous 
auriez  la  religion  dans  tous  les  cœurs  (^'. 


Ici,  messieurs,  s'ofire  la  question  de  la  souveraineté  du  peuple  romain,  ques- 
tion, à  mon  avis,  bien  légèrement  tranchée  dans  le  rapport  de  la  commission. 
Messieurs,  pour  tout  peuple  comme  pour  tout  homme,  le  premier  de  tous  les 
droits,  c'est  de  se  posséder  soi-même.  Ces  deux  principes,  liberté  individuelle, 
souveraineté  du  peuple,  découlent  de  la  même  source.  La  souveraineté  est  aussi 
grande  chez  un  petit  peuple  que  chez  un  grand.  Le  peuple  romain  est  souverain 
du  même  droit  et  au  même  titre  que  le  peuple  français.  Une  souveraineté  ne  peut 
attenter  à  l'autre.  Dans  l'état  actuel  du  droit  public  européen,  il  n'j  a  pas  de 
nations  suzeraines  et  de  nations  vassales.  Les  conditions  imposées  aux  états  neutres 
dans  l'intérêt  général  ne  touchent  jamais  à  leur  souveraineté  intérieure.  Cela  posé, 
j'admets  qu'il  j  a  pour  l'Europe  un  intérêt  capital  à  ce  que  la  papauté  soit  main- 
tenue, et  maintenue  indépendante,  et  une  haute  et  glorieuse  convenance  à  ce 
qu'elle  soit  maintenue  à  Rome.  Un  intérêt  et  une  convenance,  messieurs,  voilà 
tout.  Ni  un  intérêt,  ni  une  convenance  ne  constituent  un  droit. 

")  Manuscrit. 


496  RELIQUAT.  —  II. 

Messieurs,  si  le  peuple  romain  refusait  d'admettre  la  papauté,  je  le  déclare  et  je 
le  répète,  Rome  sans  la  papauté  n'est  plus  Rome,  on  l'a  dit  avec  quelque  exagéra- 
tion, ce  n'est  plus  qu'un  grand  village,  mais  enfin  si  le  peuple  romain,  comme 
César,  aimait  mieux  être  le  premier  dans  ce  village  que  le  second  dans  Rome, 
l'Europe  pourrait  le  contraindre.  Soit.  Ferait-elle  un  acte  de  droit?  Non.  Un  acte  de 
force,  rien  de  plus! 

Mais  à  quoi  bon  un  acte  de  force  là  où  une  transaction  suffirait?  Messieurs, 
dans  cette  affaire,  l'intérêt  du  peuple  romain  est  identiquement  le  même  que 
l'intérêt  de  l'Europe.  Il  y  a  pour  les  romains  un  tel  avantage  à  conserver  chez  eux 
la  papauté,  que  même  en  lui  maintenant  l'autorité  temporelle,  à  la  seule  condition 
de  la  limiter,  la  transaction  non  seulement  est  possible,  mais  se  ferait  en  quelque 
sorte  d'elle-même  '^l 


Remarquez  ceci  :  \^us  alliez  à  Rome  pour  protéger  la  ville,  et  vous  l'aurez 
canonnée!  vous  y  alliez  pour  maintenir  la  liberté,  et  vous  y  aurez  rétabli  le  Saint- 
Office  1 

Messieurs,  laissons  à  la  fatalité  des  événements  ce  qui  lui  appartient  dans  cett 
douloureuse  affaire,  mais  n'allons  pas  jusqu'à  lui  laisser  notre  honneur!  Sauvons  de 
la  liberté  romaine  tout  ce  qui  peut  en  être  sauvé.  C'est  plus  que  jamais  notre  devoir 
aujourd'hui  t^'. 


Avec  une  telle  politique,  voulez-vous  que  je  vous  dise  ce  que  vous  faites?  \bus 
attaquez,  vous  irritez,  vous  indignez  le  sentiment  national.  Eh  bien!  connaissez 
toute  la  profondeur  du  danger. 

Messieurs,  prenez-y  garde,  en  France,  dans  ce  pays  où  rien  ne  dure,  où  tout 
apparaît  et  disparaît  si  vite,  dans  ce  pays  où  il  semble  qu'il  n'y  ait  que  des  choses 
fragiles,  il  y  a  une  chose  éternelle j  et  savez-vous  ce  que  c'est  que  cette  chose  éter- 
nelle? C'est  le  sentiment  national. 

Messieurs,  le  sentiment  monarchique  peut  passer,  le  sentiment  républicain  peut 
se  contester,  le  sentiment  national  subsiste  et  ne  s'éteint  pas.  Celui  qui  lutte  contre 
le  sentiment  républicain  a  pour  lui  le  sentiment  monarchique,  celui  qui  lutte  contre 
le  sentiment  monarchique  a  pour  lui  le  sentiment  républicain,  celui  qui  attaque  le 
sentiment  national  a  contre  lui  tout  le  monde. 

Le  sentiment  national  froissé  crée  une  colère  sourde  et  obscure  au  fond  du  peuple. 
Cette  colère  n'éclate  pas  tout  d'abord,  elle  trompe  les  hommes  d'état  à  courte  vue 
qui  s'y  méprennent  et  qui  disent  :  tout  est  calme  j  elle  monte  et  s'accroît  silencieuse- 
ment dans  les  esprits,  elle  se  grossit  de  mille  détails,  de  l'incident  de  chaque  jour, 
de  tout  ce  qui  lui  semble  humiliation  et  abaissement,  et  à  un  moment  donné,  à 
l'heure  venue,  elle  déborde,  elle  déborde  à  la  fois  de  toutes  les  bouches,  de  toutes 
les  âmes,  de  tous  les  cœurs  et  elle  emporte  les  gouvernements.  Messieurs,  presque 

(')  Manuscrit,  —  (*>  Idem. 


i849-  497 

toutes  les  révolutions  que  vous  avez  vues  dans  ce  siècle,  ces  révolutions  si  sur- 
prenantes et  si  rapides,  ne  sont  autre  chose  qu'une  submersion  soudaine  du  gou- 
vernement par  l'opinion,  qu'une  sorte  de  crue  brusque  et  terrible  du  sentiment 
national  ! 

Eh  bien,  messieurs,  c'est  là  une  prédiction  douloureuse  à  faire,  mais  on  y  est 
invinciblement  amené;  par  cette  conclusion  de  votre  expédition  romaine,  s'il  était 
possible  que  ce  fût  là  votre  conclusion,  si  vous  commettiez  la  faute  fatale  de  vous 
en  tenir  là,  par  cette  restauration  pure  et  simple  du  pouvoir  clérical,  savez-vous  ce 
que  vous  feriez?  vous  irriteriez  Rome,  et  puis  vous  irriteriez  la  France.  Et  savez-vous 
ce  que  vous  produiriez  dans  un  temps  donné,  tôt  ou  tard,  mais  à  coup  sûr?  Deux 
chutes.  La  chute  cette  fois  définitive  et  irrémédiable  du  gouvernement  pontifical, 
et  chez  vous,  la  chute  de  votre  propre  gouvernement.  Etrange  restauration  qui  se 
solderait  par  deux  révolutions!  Etrange  restauration  qui  aboutirait  à  faire  tomber 
deux  gouvernements,  le  gouvernement  qu'on  restaure  et  le  gouvernement  qui  a 
restauré!  ^^^ 


"Vbilà  les  principes,  messieurs,  et  j'énonce  ici  des  vérités  sur  lesquelles  sont 
d'accord  les  bons  esprits  de  tous  les  partis.  —  Mais  si  nulle  conscience  droite  ne 
peut  hésiter  sur  le  principe,  avec  l'application  le  doute  et  les  incertitudes  naissent. 

Qu'y  a-t-il  de  plus  controversable,  par  exemple,  et  de  plus  malaisé  à  établir  que 
la  culpabilité  à  propos  d'une  affeire  comme  l'affaire  de  Rome.'' 

Chaque  parti  croit  avoir  le  droit  pour  soi.  L'un  dit  :  la  Constitution  est  violée. 
L'autre  dit  :  les  élus  du  suffrage  universel  sont  attaqués.  Quel  trouble  dans  les 
esprits!  Joignez- j  les  ombres  que  les  partis,  dans  leurs  luttes  pleines  de  passion  et 
d'emportement,  jettent  sur  ces  questions  déjà  si  difficiles!  Quel  chaos  de  passions 
ardentes  et  de  témoignages  obscurs!  Et  jugez  maintenant!  Où  est  le  vrai.''  où  est  le 
(zux?  Qui  a  tort?  qui  a  raison?  Au  milieu  de  ces  obscurités  que  devient  le  délit?  ^^J 


Je  ne  suis  pas  d'accord  sur  ce  point  avec  les  partisans  de  la  République  romaine  j 
à  mes  yeux,  l'institution  catholique,  avec  sa  haute  loi  morale,  avec  son  chef  électif 
qui  représente  la  domination  de  l'intelligence  sur  le  fait  brutal,  qui  peut  sortir  et 
qui  est  souvent  sorti  des  derniers  rangs  du  peuple  et  qui  s'assied  au-dessus  des  rois, 
rinstitutlon  catholique  est  une  république,  une  admirable  république,  et  j'ajoute  la 
republique  qui  convient  à  Rome.  Rome  sans  la  papauté  n'est  plus  Rome.  Si  Rome 
s'appelle  la  Ville  Eternelle,  elle  doit  cette  sorte  d'éternité  à  ce  qu'après  avoir  été 
pendant  des  siècles  le  centre  de  la  force  matérielle,  elle  est  devenue  le  chef-lieu  de 
la  puissance  spirituelle.  Sa  destinée  a  été  de  toujours  dominer  le  genre  humain, 
d'abord  en  le  subjuguant,  puis  en  l'éclairant.  Que  ceux  qui  voulaient  mettre  une 
république  locale  à  la  place  de  la  république  universelle,  que  ceux-là  y  réfléchissent. 

(')  Manuscrit  . —  W  Idem. 

ACTES   ET   PAROLES.   —   I.  3a 


«ATIOIALS. 


49B  RELIQUAT.  —  II. 

Rome,  qui  est  une  splendeur  plutôt  encore  qu'une  puissance,  fait,  pour  ainsi  dire, 
partie  de  la  décoration  du  monde.  Si  Rome  se  séparait  de  la  papauté,  elle  ne  serait 
plus  qu'un  état  de  dixième  ordre,  elle  tomberait  au  rang  de  simple  ville  libre,  et 
elle  perdrait  à  l'instant  même  cet  immense  rayonnement  dont  elle  remplit  l'univers. 
Il  est  impossible  que,  la  première  fièvre  de  l'aveuglement  passée,  ces  vérités  ne 
soient  pas  comprises  de  la  nation  romaine.  La  nation  romaine  a  identiquement  le 
même  intérêt  que  l'Europe,  c'est  ^^) 


Prenez  garde,  rois  du  continent.  La  France  peut  mettre  le  feu  aux  poudres, 
prenez  garde. 

La  France  est  la  poudrière.  Soit.  Mais  l'Europe  est  le  navire  (^). 


Rome  veut  refaire  son  Saint-Office.  Vous  voulez  refaire  votre  Sainte- Alliance.  Jl 
est  possible  que  FAutriche  en  soit  le  sbire,  mais  la  France  n'en  sera  pas  le 
gendarme  '^^. 


1849. 

Le  lendemain  de  mon  discours  sur  les  affaires  de  Rome,  le  prince  de  la  Moskowa 
me  dit  :  —  Prenez  garde!  Ne  vous  rendez  pas  impossible.  —  Je  lui  répondis  : 
—  Les  hommes  qui  suivent  la  ligne  que  je  suis  sont  impossibles  jusqu'au  jour  où 
ils  sont  nécessaires  ^*^. 


Aujourd'hui  20  février  iSji^^',  nouvelle  demande  de  crédits  pour  la  garnison  de 
Rome. 

Bien!  allez! 

La  France  est  assez  riche  pour  pajer  sa  honte  ^^l 


O  La  suite  n'a  pas  été  retrouvée.  —  Manuscrit.  —  W  Manuscrit,  —  (^'  Idem.  —  (*'  Idem.  — 
'*'  Malgré  cette  date,  nous  avons  placé  ce  fragment  ici,  comme  conclusion  des  débats  sur 
l'expédition  de  Rome.  —  <*>  Manuscrit. 


1850.  499 


1850. 

[variantes  au  discours  :  LA  LIBERTÉ  DE  L'ENSEIGNEMENT. 
I^  JANVIER  1830.] 

Messieurs,  regardons  bien  et  vojons-y  clair.  Qu'y  a-t-il  derrière  cette  loi.'*  pour 
les  simples,  il  y  a  la  liberté  d'enseignement.  Pour  les  habiles,  il  y  a  un  parti.  Quel 
parti?  le  parti  catholique.  Eh  bien!  messieurs,  je  le  déclare,  j'attendais  cette  occasion. 
Puisque  le  parti  catholique  vient  vers  nous,  poussant  des  projets  de  loi  devant  lui, 
je  vais  m'expliquer  nenement  et  catégoriquement  sur  le  parti  catholique. 

Pourquoi?  parce  que  ce  parti  dont  je  me  suis  toujours  défié 

(Le  caractériser) 
se  glisse  et  s'introduit  dans  la  société,  non  par  des  brèches  comme  les  autres  partis 
dangereux,  mais,  ce  qui  est  bien  plus  grave,  par  la  porte,  c'est-à-dire  par  la  loi. 

Et  sur  ce  point,  ma  profession  de  foi  ne  sera  pas  longue,  je  vais  la  faire  en  deux 
mots  :  je  ne  sache  rien  de  plus  grand  et  de  plus  utile  au  monde  que  la  religion 
catholique,  je  ne  sache  rien  de  plus  funeste  et  de  plus  petit  que  le  parti  catholique. 

Oui,  je  le  déclare,  rien  n'est  plus  douloureux  et  plus  monstrueux  que  1  alliance 
de  ces  deux  mots  :  religion  et  parti j  religion,  c'est-à-dire  la  vérité  divine j  parti, 
c'est-à-dire  l'aveuglement  humain  (^^ 


Eh  bien,  à  l'heure  où  nous  parlons,  le  danger  public,  ce  n'est,  certes,  pas  le  grand 
parti  démocratique  qui  marche  gravement  et  pacifiquement  à  la  conquête  certaine 
de  la  civilisation  complète,  non,  le  danger  public,  c'est  le  parti  jésuite  absolutiste. 
Le  danger  public,  c'est  ce  parti  qui,  j'y  insiste,  porte  écrit  en  grosses  lettres  sur  son 
drapeau  le  panégyrique  de  l'inquisition,  et  qui,  chose  inouïe,  vit,  se  meut  sous 
nos  yeux  en  plein  dix-neuvième  siècle,  et  qui  nous  fait  espérer . qu'avant  peu  nous 
verrons  voler  les  orfraies  en  plein  midi! 

Et,  messieurs,  savcz-vous  comment  le  parti  jésuite  absolutiste  est  un  danger 
public?  De  toutes  les  façons,  par  lui-même,  d'abord ^^). 


...  Ce  fetal  esprit  d'unité  violente  et  mal  entendue,  ce  faux  esprit  catholique  qui 
se  prétend  l'église  elle-même,  que  de  mal  n'a-t-il  pas  déjà  fait! 

Dans  les  trois  derniers  siècles,  pendant  que  la  philosophie  élevait  un  flambeau 
et  faisait  le  jour  dans  les  esprits,  ce  iaux  esprit  catholique  avait  une  torche  et  mettait 
le  feu  à  des  bûchers. 


("  Manuscrit.  —  (»)  Uem. 


500  RELIQUAT.  —  IL 

La  philosophie  lui  a  arraché  la  torche,  mais  n'a  pu  lui  faire  accepter  le  flambeau. 

Ah!  je  le  déclare  et  je  le  dis  bien  haut,  le  jour  où  l'église  acceptera  ce  flambeau 
de  la  raison  et  du  progrès,  le  jour  où  elle  prendra  en  main  cette  magnifique 
lumière  de  l'intelligence  humaine  qui  n'est  autre  chose  qu'un  rayon  direct  de  la 
lumière  divine,  le  jour  où  l'église  mêlera  à  ce  rayon  sa  splendeur  propre  et  auguste, 
la  sainte  autorité  de  ses  affirmations,  la  croyance  à  une  autre  vie,  les  radieuses 
ardeurs  de  la  charité,  ce  jour-là  il  se  fera  la  plus  grande  clarté  qui  se  soit  jamais 
faite  parmi  les  hommes,  et  ce  ne  sera  pas  seulement  la  société  qui  sera  sauvée,  ce 
sera  la  religion,  ce  ne  sera  pas  seulement  le  progrès  humain,  la  liberté,  la  civilisa- 
tion, ce  sera  la  foi,  ce  ne  sera  pas  seulement  l'avenir  des  hommes,  ce  sera  l'avenir 
des  âmes! 

Vous  en  avez  eu  une  idée,  vous  avez  vu  poindre  cette  aube,  le  jour  où  Pie  IX 
a  paru. 

Malheureusement,  les  démagogues  d'un  côté,  les  absolutistes  de  l'autre,  et 
l'ombre  est  retombée  ^^U 


Je  vous  connais,  je  sais  le  fond  de  votre  pensée.  \bus  voudriez  arracher  des 
blbhothèques,  chasser  des  écoles,  rayer  de  l'enseignement  tous  ces  libres  penseurs 
de  tous  les  siècles,  tous  ces  philosophes,  tous  ces  écrivains,  tous  ces  poètes,  qui 
appartiennent  à  l'esprit  humain  et  qui  n'appartiennent  pas  à  l'esprit  dévot! 

Faux  parti  catholique,  vous  n'êtes  au  fond  qu'un  parti  de  haine  et  d'envie.  Vous 
êtes  envieux  de  tout  ce  qui  est  lumière,  clarté,  esprit  des  temps.  Vous  êtes  envieux 
des  intelligences,  des  talents,  des  génies  qui  ont  rayonné  sur  les  âmes  en  dehors 
des  confessionnaux  et  des  sacristies.  Vous  êtes  envieux  de  la  France,  parce  qu'elle  a 
pris  parmi  les  peuples  cette  grande  fonction  civilisatrice  et  spirituelle  que  Rome  a 
désertée 5  vous  êtes  jaloux  du  peuple,  parce  qu'il  se  montre  toujours  généreux  dans 
le  triomphe  où  vous  vous  montrez  toujours  égoïstes! 

Chaque  fois  que  la  Providence  accomplit  un  progrès,  vous  raillez  le  progrès, 
c'est-à-dire  vous  raillez  la  Providence.  Vous  êtes  envieux  de  tout,  même  de 
Dieu  (2)1 


Ces  questions  que  M.  Thiers  traite  avec  la  science  d'un  docteur  et  la  grâce  d'un 
écolier. 

Ou  :  avec  toute  la  grâce  d'un  docteur  et  toute  la  science  d'un  écolier.  —  Ahl 
pardon!  c'est  le  contraire  que  je  voulais  dire! 

Ou  :  avec  toute  la  science  d'un  écolier  et  toute  la  grâce  d'un  pédant  ^'^ 


Messieurs,  c'est  une  petite  guerre  littéraire  qu'on  me  fait.  Il  y  a  ici  des  gens  de 
goût  qui  me  font  ce  qu'on  appelle  dans  les  théâtres  la  guerre  aux  mots. 

' ''  Manuscrit.  —  <''  Idem.  —   '^^  Au  verso  d'une  circulaire  dutcc  janvier  iSjo.  —  Reliquat. 


1850.  50I 

Mais  je  leur  apprendrai  ceci,  c'est  qu'Ici,  à  cette  tribune,  je  ne  suis  pas  force 
d'avoir  du  talent,  je  ne  suis  pas  forcé  d'avoir,  en  particulier,  le  genre  de  talent  qui 
leur  convient.  Que  d  able!  tout  le  monde  ne  peut  pas  parler  comme  M.  Prudhommc, 
par  exemple,  et  M.  Pidoux,  qui  m'interrompent  habituellement  de  leurs  épi- 
grammes!  Ici,  à  cette  tribune,  je  ne  suis  tenu  qu'à  une  chose,  c'est  à  parler  en 
honnête  homme,  et  c'est  ce  que  je  fais  en  ce  moment!  et  il  n'y  a  pas  dans  vos 
interruptions  la  même  loyauté  que  dans  mes  paroles  '*^  ! 


Messieurs,  je  ne  puis  faire  face  aux  interrupteurs  qui  violent  en  ce  moment  le 
règlement  de  tous  les  côtés  à  la  fois,  malgré  les  efforts  nouis  de  M,  le  président. 

Mais  si  je  ne  puis  répondre  à  tous,  je  vais  tâcher  d'y  suppléer  en  répondant  aux 
deux  principaux  qui  sont  deux  interrupteurs  littéraires,  et  qui,  si  j'en  crois  le  Moni- 
teur, se  nomment,  l'un  M.  Pidoux,  l'autre  M.  Prudhomme. 

M.  Pidoux  me  renvoie  habituellement  à  la  Porte  Saint-Martin  et  M.  Prudhomme 
me  reproche  de  faire  des  antltèhses.  Je  remercie  M.  Pidoux  de  me  rappeler  un  des 
nobles  champs  de  bataille  où  j'ai  commence  à  lutter  pour  la  liberté  de  la  pensée j  et 
quant  à  M.  Prudhomme  qui  me  reproche  ce  qu'il  veut  bien  appeler  mes  antithèses, 
je  lui  dirai  qu'un  homme  qui  était  plus  fort  que  lui.  Voltaire,  a  fait  le  même 
reproche  à  un  homme  qui  était  plus  fort  que  moi,  Montesquieu,  et  j'ajoute  que 
Montesquieu  n'en  est  pas  mort,  ce  qui  me  rassure  un  peu,  et  que  Voltaire  n'en  est 
pas  mort  non  plus,  ce  qui  doit  rassurer  M.  Prudhomme  ^^\ 


Si  vous  ne  nous  laissez  d'autre  alternative  que  le  rationalisme  ou  le  jésuitisme, 

la  librc-pcnssc. 
nous  choisissons  le  rationalisme. 

Oui,  si  nous  avons  à  choisir  entre  Voltaire  et  Loyola,  nous  choisissons  Voltaire ''J 


Dans  mon  discours  sur  la  liberté  de  non-enseignement,  j'ai  oublié  Gutenberg 
qui  lui  aussi  fut  traduit  devant  l'inquisition  et  contraint  de  se  justifier  *'. 


[variantes  du  discours  :  la  déportation. 

5  AVRIL    1850.] 

Tenez,  ministres  qui  avez  eu  le  malheur  de  signer  ce  projet,  en  voulez-vous  la 
preuve.?  Vous  aviez  un  code  et  des  arrêts  souverains  sortis  de  ce  code  qui  vous 

t'J  Reliquat.  —  Au  verso  d'une  convocation  adressée  rue  de  la  Tour-d'Auvergne.  Ce  passage 
et  le  suivant  rappellent  les  interruptions  faites  à  la  séance  du  ij  janvier  i8jo.  —  (*''  Rtliquat.  — 
W  Idjrn.  —  (*)  Idem. 


502  RELIQUAT.  —  II. 

enjoignaient  d'attacîier  au  poteau  infamant  du  carcan  les  noms  des  condamnés 
politiques  contumaces.  La  loi  vous  l'ordonnait.  Les  mœurs  vous  le  défendaient. 
C'est  aux  mœurs  que  vous  avez  obéi.  Vous  n'exécutez  pas  l'arrêt,  et  vous  nous 
proposez  de  réformer  le  code,  et  vous  faites  bien. 

Il  j  a  six  mois,  vous  gouvernement,  ce  n'est  plus  aux  ministres  actuels  que  je 
m'adresse,  vous  avez  pensé  autrement.  C'est  aux  lois  que  vous  avez  voulu  obéir. 
Vous  avez  exécuté  les  arrêts.  "Vbus  avez  mis  les  condamnés  politiques  contumaces  au 
poteau.  Que  pensez-vous  de  votre  succès.'* 

Et  remarquez,  messieurs,  l'inconséquence!  tandis  que  vous  allégeriez  la  pénalité 
politique  d'un  côté,  vous  l'aggraveriez  de  l'autre!  Dans  le  même  moment  où  vous 
renversez  le  poteau  des  contumaces,  vous  bâtiriez  la  citadelle  pour  les  déportés!  Vous 
feriez  à  la  fois  un  pas  en  avant  dans  la  civilisation  et  un  pas  en  arrière  dans  la 
barbarie  H^^ 


Et  puis  quel  est  le  tribunal  chargé  d'en  connaître?  Un  tribunal  d'exception.  À 
tort  ou  à  raison ,  toutes  les  vieilles  préventions  de  la  nation  se  réveillent.  Qui  sait  si 
le  sentiment  public  ne  glorifiera  pas  demain  ce  qu'un  arrêt  aura  condamné  aujour- 
d'hui? Cela  s'est  vu.  Sans  doute,  sous  la  loi  du  sulTrage  universel,  la  vérité  sociale 
est  absolue,  mais  savez-vous  quel  est  votre  malheur?  c'est  de  faire  défendre  la  vérité 
sociale  par  la  justice  politique. 

Ce  malheur  cependant,  il  faut  s'y  résigner.  J'accepte,  quant  à  moi,  les  faits  tels 
qu'ils  sont,  seulement  je  ne  veux  pas  les  aggraver  (^l 


[variantes  du  discours  :  le  suffrage  universel. 
20  mai  i8)o.] 


Toute  atteinte  au  suffrage  universel,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  constitue, 
de  la  part  du  pouvoir  quel  qu'il  soit  qui  se  le  permet  un  acte  de  haute  trahison! 
Cela  est  manifestement  dans  l'esprit  de  la  Constitution,  il  fallait  le  mettre  expressé- 
ment dans  la  lettre.  Il  faut  donc  au  suffrage  universel  des  extensions  et  des  applica- 
tions nouvelles  ^^). 


Songez-y.  Tout  ce  que  vous  ôtez  au  droit  de  suffrage,  vous  le  rendez  au  droit 
d'insurrection. 


Le  vrai  socialisme,  ce  n'est  pas  le  dépouillement  d'une  classe  par  l'autre,  c'est-à- 
dire  le  haillon  pour  tous,  c'est  l'accroissement,  au  profit  de  tous,  de  la  richesse 
publique'^*). 

(')  Manuscrit.  —  (*>  Keliquat.  —  (*>  Idem.  —  <*)  Cette  pensée  et  la  précédente  sont  au  verso 
d'un  bulletin  de  répétition  à^Angelo  k  la  Comédie  Française,  j  mai  i8jo.  —  Keliquat. 


1850.  503 


Quant  au  communisme,  je  n'ai  jamais  eu  pour  idéal  un  damier. 
Je  veux  l'infinie  variété  humaine  ^^J. 


Messieurs  les  ministres  prennent  l'habitude  d'interrompre  beaucoup  trop  souvent 
les  orateurs.  Ils  ont  le  droit  de  répondre  quand  bon  leur  semble,  mais  non  d'inter- 
rompre quand  il  leur  plaît. 

Le  règlement  existe  pour  eux  comme  pour  nous. 

En  outre,  ils  oublient  qu'ils  sont  responsables  devant  nous  et  que  nous  ne 
sommes  pas  responsables  devant  eux. 

Messieurs  les  ministres,  ne  coupez  pas  la  parole  aux  orateurs.  Imposez  silence  à 
vos  actes,  si  vous  pouvez.  Ce  sont  eux  qui  parlent  plus  haut  que  nous  et  qui  vous 
accusent. 

Quant  à  ce  que  je  viens  de  dire  et  qui  a  éveillé  la  susceptibilité  impatiente  de 
M.  ^-)  ,  je  suis  resté  dans  mes  paroles  au-dessous  même  de  mon  droit.  J'ai 

accusé,  non  les  intentions  du  gouvernement,  mais  son  aveuglement,  je  l'ai  averti, 
je  lai  dit,  et  je  le  répète,  vous  êtes  des  révolutionnaires  de  l'espèce  naïve  qui  n'est 
pas  la  moins  dangereuse '^l 


Je  ne  demande  pas  mieux  que  de  faire  la  paix  avec  M.  le  Président.  Tai  déjà 
bien  assez  d'adversaires  par  devant,  et  je  ne  cherche  pas  le  moins  du  monde  à  en 
avoir  par  derrière. 

Cependant,  de  quelque  côté  qu'on  m'attaque,  je  me  tourne  et  je  combats. 

Et  je  dirai  à  M.  le  Président  : 

On  interrompt  beaucoup  au  banc  des  ministres.  M.  le  Président  a  déjà  eu  l'idée 
excellente  de  faire  mettre  le  banc  des  commissions  au  bout  de  la  salle.  Le  jour  où 
il  réalisera  cette  idée,  je  lui  recommande  le  banc  des  ministres  ^^l 


Je  ne  comprends  pas  cette  interruption.  Comment!  un  projet  vous  est  apporté 
qui  contient  des  catastrophes  et  nous  ne  pourrions  pas  le  dénoncer  à  votre  patriotisme  ! 
Comment!  le  représentant  du  peuple,  cette  sentinelle  de  l'ordre  et  de  la  paix 
publique,  devrait  garder  le  silence  en  présence  d'une  loi  de  malheur  qui  approche, 
et  ne  pourrait  pas  jeter  le  cri  d'alarme! 

Ah!  je  me  fie  aux  esprits  élevés  qui  m'écoutent,  cette  grande  assemblée  com- 
prendra tout  ce  que  lui  impose  la  gravité  d'un  tel  débat  mêlée  à  la  gravité  d'une  telle 
conjoncture.  Les  orateurs  qui  prennent  part  à  ce  débat  si  sérieux  ne  montent  à  la 
tribune,  que  sous  l'impérieuse  pression  de  leur  conscience;  l'Assemblée  respectera 
dans  leur  personne  le  droit  invoqué  avec    confiance   et  le   devoir  accompH  avec 

C  Keliquat.  —  (*'  Le  nom  est  rest^  en  blanc  dans  le  manuscrit.  —  (*'  Cette  dernière  phrase 
a  été  prononcée  dans  le  discours  sur  le  Suffrage  universel.  —  Keliquat.  —  (')  Keli^uat. 


504  RELIQUAT.  —  II. 

douleur,  et,  dans  sa  modération,  dans  sa  haute  probité  politique,  elle  ne  voudra 
certes  pas  qu'il  soit  dit  qu'il  j  eut,  dans  notre  histoire  parlementaire,  un  jour  néfaste 
où,  voulant  égorger  la  souveraineté  du  peuple,  on  commença  par  bâillonner  la 
liberté  de  la  tribune  ! 

Non!  vous  ne  le  voudrez  pas. 

Aucun  de  mes  honorables  collègues,  à  coup  sûr,  n'a  pu  se  méprendre  tout  à 
l'heure  sur  le  sens  et  sur  la  portée  de  mes  paroles,  mais,  puisque  cette  interruption 
m'a  fait  rompre  le  fil  de  mes  idées,  j'ajoute,  et  cette  explication  de  ma  pensée  en 
sera  l'affirmation,  et  ce  cri  de  ma  conscience  sera  un  hommage  à  votre  sagesse,  non! 
jamais,  dans  ce  noble  et  libre  pays,  jamais  l'insurrection  ne  sera  rétablie  par  personne 
ni  comme  droit,  ni  comme  fait.  Vous  rejetterez  cette  loi!  vous  en  ferez  justice,  vous 
la  mettrez  à  néant  par  votre  verdict  souverain  ! 

Non,  la  civilisation  ne  reculera  pas!  non,  ce  droit  sauvage,  ce  droit  brutal,  le 
droit  de  révolte  qui  n'est  pas  autre  chose  que  le  droit  de  barbarie,  ne  reparaîtra  pas! 
non,  l'anarchie  ne  relèvera  pas  la  tête  dans  cette  France  maîtresse  d'elle-même!  Vous 
êtes  là,  messieurs!  La  paix  publique,  je  l'affirme  du  haut  de  cette  tribune,  ne  sera 
troublée  en  aucun  cas!  et  les  agitateurs,  quels  qu'ils  soient,  recevront  cette  sévère 
et  mémorable  leçon  qu'en  même  temps  que  le  peuple,  par  sa  patience,  par  son 
abnégation,  par  sa  confiance,  par  sa  tranquillité  profonde,  montrera  son  respect 
pour  l'Assemblée,  l'Assemblée,  elle,  par  son  vote  libre  et  tout-puissant,  par  le  rejet 
péremptoire  d'une  loi  de  trouble  et  de  désordre,  par  l'énergique  anéantissement  de 
cette  entreprise  contre  la  souveraineté,  prouvera  son  respect  pour  le  peuple! 

Oui,  vous  repousserez,  vous  condamnerez  cette  loi.  Devant  une  loi  pareille,  vous 
n'êtes  pas  des  législateurs,  vous  êtes  des  juges. 

Comme  je  viens  de  vous  le  dire,  messieurs,  ce  projet  tendrait  à  créer  une 
situation  nouvelle.  Une  situation  grave,  inattendue,  menaçante,  compliquée, 
terrible.  Cette  situation,  permettez-moi  de  l'examiner  et  de  l'approfondir'^'. 


mutilé 
Savez-vous  pourquoi  vous  avez  attaqué  le  suflFrage  universel  (^' .?  c'est  parce  que 

vous  la  sentiez  là!  Savez-vous  pourquoi  vous  reculez  devant  le  budget?  C'est  parce 

que  vous  l'y  retrouvez. 

Savez-vous  pourquoi  vous  n'avez  pas  cru  pouvoir  donner  des  juges  aux  transportes 

de  juin?  c'est  parce  que  vous  avez  compris  que  c'était  elle,  que  c'était  cette  que;tion 

redoutable  qui  s'assoirait  sur  la  sellette  devant  les  juges,  et  que  vous  vous  êtes 

demandé,  dans  votre  anxiété  d'hommes  politiques,  —  mon  Dieu!  messieurs,  je  ne 

blâme  ni  n'approuve,  je  me  borne  à  constater  —  ...  vous  vous  êtes  demande,  dis-je, 

quel  serait,  dans  les  temps  où  nous  sommes,  le  tribunal  qui  oserait  regarder  en  face 

cette  grande  et  sombre  accusée,  la  Misère '^M 


(1) 


Reliquat.  —  (")  Cette  phrase  date  ce  fragment  :  i8jo.  —  '*>  Manusmi. 


1830,  505 

[Mai  i8jo.] 

La  vérité  est  réfractairc  de  sa  nature.  Elle  ne  se  prête  pas  aux  transactions,  aux 
accommodements,  aux  combinaisons,  aux  calculs.  On  hit  ce  qu'on  veut  d'une 
expédition  lointaine,  d'une  négociation  diplomatique,  d'un  cabinet,  d'une  majorité, 
dune  assemblée,  d'un  peuple  quelquefois!  On  ne  fait  pas  ce  qu'on  veut  d'une 
conscience,  et  c'est  le  cri  d'une  conscience  que  vous  entendez  en  ce  moment  ^^h 


[Mai  1850.] 

Coups  d'état,  lois  de  compression,  lois  de  vengeance,  provocations,  etc. 
J'éprouve  en  ce  moment  un  sentiment  indéfinissable!  l'humiliation  d'avoir  en  face 
de  moi  la  bêtise  toute-puissante  (^). 


"Vbllà  qu'on  nous  menace  d'assassinat  de  la  part  des  gens  de  l'ordre. 
Décidément  Jocrisse  devient  chef  de  brigands  ^^h 


Mai  i8jo. 
Ils  attaquent  le  peuple  maintenant! 

O  pauvres  furieux  imprudents!  Si  violents,  si  hargneux  et  si  petits!  Egratigncr 
ce  qui  dévore!  Abojer  contre  ce  qui  rugit (*)  ! 


[variantes  au  discours  :  LA  LIBERTE  DE  LA  PRESSE. 
9  JUILLET   1850.] 

Avant  d'aller  plus  loin,  en  présence  de  ce  grand  trouble  jeté  dans  les  affaires 
publiques  par  la  brusque  invasion  de  dix-sept  auxiliaires'^'  un  peu  violents  que 
nous  ne  demandions  pas,  il  m'est  impossible  de  ne  pas  faire  une  réflexion. 

Mon  Dieu,  faut-il  vous  rappeler  des  souvenirs  douloureux?  Mais  on  a  déjà  vu 
quelque  chose  de  pareil  dans  l'histoire,  et  dans  une  histoire  qui  n'est  pas  loin  de 
nous!  On  a  vu,  deux  fois  en  vingt  années,  d'autres  grands  politiques  qui  se  décla- 
raient et  qui  se  croyaient,  eux  aussi,  les  sauveurs  de  la  société,  provoquer  l'explosion 
populaire,  appeler  à  on  ne  sait  quelle  lutte  insensée  l'esprit  de  révolution  qui 
dormait,  mais  qui  n'était  pas  mort'*'l 


Comment  s'j  prennent-ils .?  Mon  Dieu!  le  procédé  est  historique.  Il  a  déjà  servi 
souvent,  et  il  a  toujours  produit  le  même  succès,  —  une  catastrophe. 

(*'  Reliquat.  —  (*)  Idem.  —  t^'  IJem,  —  (*'  Uem.  —  (*^  On  trouve^  dans  le  discours  sur  /a 
hiberté  de  la  Presse,  une  allusion  aux  dix-sept  membres  d'une  commission  nommée  par  le  prési- 
dent de  la  Républicjue.  Voir  page  226.  —   ^*'  Reliquat. 


506  RELIQUAT.  —  IL 

Ce  procédé,  le  voici  :  —  Comme  ces  sauveurs  jurés  de  la  société  ne  sont  pas 
des  génies,  comme  ils  ne  sont  pas  des  victorieux,  comme  ils  n'ont  à  leur  disposition 
aucun  des  éléments  de  la  grande  tyrannie,  ils  ont  recours  à  la  petite,  ils  s'arment, 
non  de  ce  qui  peut  tuer,  mais  de  ce  qui  peut  blesser,  irriter,  piquer  ;  leur  politique 
n'est  pas  une  politique,  c'est  une  persécution,  ce  n'est  pas  même  une  persécution, 
c'est  une  taquinerie j  et  ils  la  dirigent,  cette  taquinerie,  contre  qui?  contre  le  génie 
même  de  la  nation,  contre  ce  qu'il  j  a  de  meilleur  dans  le  peuple,  et  par  conséquent 
de  plus  fort,  et  par  conséquent  de  plus  redoutable,  contre  la  raison,  contre  l'équité, 
contre  la  justice,  contre  la  conscience  populaire! 

Et  quand  la  patience  publique  est  à  bout,  quand  le  malheur  arrive,  quand 
l'explosion  éclate,  ils  disent  :  nous  avions  pourtant  fait  tout  ce  que  nous  avions  pu 
pour  sauver  la  société  ^^)| 


Le  gouvernement  imprime  aux  poursuites  qu'il  dirige  contre  la  presse  un 
caractère  si  étrange  qu'elles  frappent  de  stupeur  l'honnêteté  publique,  et  les  jurés 
répondent  au  gouvernement  par  des  verdicts  qui  acquittent  tout  le  monde.  Je  me 
trompe,  ces  verdicts  condamnent  quelqu'un,  le  gouvernement! 

Situation  grave  pour  le  cabinet. 

Que  faire?  comment  sortir  de  là? 

Le  bon  sens  répond  :  par  la  porte. 

Le  gouvernement  dit  :  par  une  loi. 

Car,  messieurs,  le  gouvernement  ne  connaît  pas  d'autre  issue  à  ses  embarras.  Il 
est  imperturbable  dans  l'admiration  qu'il  s'inspire  à  lui-même,  et  comme  en  aucun 
cas  il  ne  peut  avoir  tort,  dans  tout  échec  qui  lui  survient,  il  ne  voit  qu'une  occasion 
d'enrichir  la  législation  d'une  invention  nouvelle.  Les  électeurs  le  condamnent,  il 
fait  une  loi  contre  les  électeurs.  Les  jurés  le  condamnent,  il  fait  une  loi  contre  le 
jury,  car  la  loi  actuelle  n'est  pas  autre  chose.  Mais  qu'il  j  prenne  garde,  sait-il ...  ^^^ 


(Liberté  de  la  presse.  —  Brevets  d'imprimeurs.  Brevets  de  libraire.  Censure 
mdirecte.) 

Qu^est-ce  que  c'est  qu'une  liberté  dont  on  jouit  sous  la  tolérance  de  celui  auquel 
elle  déplaît?  de  telle  sorte  qu'on  doit  savoir  gré  au  pouvoir  de  cette  liberté  au  moment 
même  où  l'on  en  use  contre  lui,  à  qui  la  reconnaissance  doit  être  d'autant  plus 
grande  que  l'attaque  est  plus  violente'^)? 


Et  de  quoi  se  plaint  le  cabinet?  serait-ce  des  agressions  des  journaux  contre  lui? 
Il  me  répond  de  ce  banc,  il  me  répond  non!  Et  il  a  raison.  La  presse  ne  le  gêne 

(•'  Keliquat,  —  (*)  Le  texte  s'arrête  à  ces  mots  ;  la  suite  n'a  pas  ité.  retrouvée.  —  Manuscrit,  — 
W  Reliquat. 


1850.  5^7 

pas  en  effet,  la  polémique  le  cherche  et  ne  le  trouve  pas.  Les  attaques  dirigées  contre 
lui  ne  l'atteignent  pas  plus  qu'elles  n'atteindraient  Fox,  Pitt  ou  Richelieu.  Le 
problème  que  d'autres  ont  résolu  à  force  de  grandeur,  il  l'a  résolu  à  force  de  petitesse. 
Il  est  imperceptible,  c'est  sa  manière  d'être  inaccessible.  La  col  re  des  journaux,  la 
colère  des  orateurs,  les  événements  du  dehors  et  du  dedans,  les  échecs  parlementaires, 
les  échecs  électoraux  passent  sur  lui  sans  lui  faire  de  mal,  tant  il  est  mince! 
Il  n'a  même  pas  l'épaisseur  nécessaire  pour  être  écrasé  (^'  ! 


Tentative  insolente,  mais  vaine.  Oui,  vaine. 

Messieurs,  quelques  efforts  qu'elle  fesse  pour  tout  étreindre  et  pour  tout  étouffer, 
cette  loi  contre  la  presse  est  petite.  Elle  ne  dépasse  pas  la  hauteur  du  cabinet  ^^l 


C'est  parce  que  je  veux  la  souveraineté  nationale  dans  toute  sa  vérité  que  je  veux 
la  presse  dans  toute  sa  liberté^'). 


[Juillet  18  jo.] 

presse 
Hommes  du  pouvoir,  je  vous  l'ai  déjà  dit  et  je  vous  le  répète,  traitez  la  pensée 

avec  ménagement.  N'en  faites  pas  une  ennemie  au  gouvernement,  car  vous  pourriez 

en  faire  une  ennemie  à  la  société.  Les  compressions  amènent  les  explosions.  Vous 

vous  croyez  forts;  prenez  garde  de  n'être  que  violents,  et  dans  la  violence  il  y  a 

toujours  de  la  faiblesse.  Vous  avez  des  canons,  soixante  mille  hommes,  des  camps 

dans  Paris  et  autour  de  Paris.  Tout  cela  est  beaucoup  si  vous  servez  véritablement 

la  société  et  la  liberté  en  vous  oubliant  vous-mêmes;  tout  cela  n'est  rien  si  vous 

mettez  la  justice  et  la  pensée  contre  vous.  Méditez  le  passé,  le  passé  d'hier.  Ne 

vous  laissez  pas  aller  aux  tentatives  fatales  de  l'arbitraire.  Ayez  présents  à  l'esprit  ces 

gouvernements  tombés  en  pleine  force  apparente   devant  les  soulèvements  de  la 

pensée  indignée.  Ne  vous  méprenez  pas  sur  les  éléments  dont  est  faite  la  vraie 

puissance.   Il  y    entre    beaucoup   plus    de   force    morale  que   de   force   matérielle. 

Savez-vous  qui  est  armé?  celui  qui  a  une  idée.  Savez-vous  qui  est  désarmé.''  celui 

qui  n'a  qu'une  épée^*). 


f  Juillet-août  i8jo.] 

Vîs  lois,  mon  Dieu!  vos  lois!  votre  loi  contre  le  suffrage  universel,  votre  loi 
contre  la  liberté  de  la  presse,  quoi  encore!  votre  loi  contre  le  droit  de  réunion! 
mais  savez-vous  ce  que  c'est  que  vos  lois?  mais  elles  sont  misérablement  puériles  à 
force  d'inefficacité!  mais  il  n'y  a  rien  au  monde  de  plus  avorté,  de  plus  débile,  de 

^'^  Au  verso  d'une  convocation  de  l'Académie,  datée  9  mars  1850.  —  Kelicjunt,  —  '*'  Kelicjuat, 
—  W  Idem.  —  (»'  Idem. 


5o8  RELIQUAT.  —  IL 

plus  impuissant,  de  plus  inutile!  mais  cela  fait  rire  de  penser  que  vous  mettez  un 
espoir  quelconque  là-dedans!  oui,  cela  ferait  rire  si  cela  ne  faisait  pas  trembler! 

Mais  voyez-les,  vos  lois,  regardez-les,  mesurez-les!  elles  sont  violentes,  j'en 
conviens,  elles  sont  insolentes,  d'accord,  mais  elles  sont  si  chétives!  elles  sont  si 
bien  frappées  de  leur  sceau  d'origine,  nullité  et  incapacité! 

Savez- vous?  elles  feront  juste  le  contraire  de  ce  que  vous  voulez  qu'elles  fassent! 
nulles  pour  comprimer,  bonnes  pour  provoquer,  voilà  vos  lois,  jugez-les  vous- 
mêmes  (^)  ! 


Ce  que  c'est  que  cela?  Faire  des  lois  contre  le  jury,  faire  des  lois  contre  les 
électeurs,  c'est  faire  des  lois  contre  la  France. 

Messieurs,  ces  murmures  m'étonnent.  Je  professe  dans  les  termes  les  plus  absolus 
comme  citoyen  l'obéissance  aux  lois,  aux  lois  mêmes  que  j'ai  pu  condamner  et 
combattre  comme  législateur.  Mais  il  ne  faut  rien  exagérer,  pas  même  la  quantité  de 
respect  due  aux  lois,  et  quand  un  orateur  de  ce  côté  (la  droite),  applaudi  par  vous 
s'écrie  :  /'/  n'y  a  tas  de  droit  contre  la  loi,  il  donne  un  démenti  à  Bossuet  qui  dit  :  il 
n'y  a  pas  de  droit  contre  le  droit.  Messieurs,  les  lois,  qu'on  fait,  ne  peuvent  modifier 
la  justice,  qu'on  ne  fait  point.  En  présence  de  la  souveraineté  des  assemblées,  la 
raison  et  la  vérité  n'abdiquent  pas,  et  il  y  a,  notre  histoire  en  offre  plus  d'une 
preuve,  il  y  a  pour  un  gouvernement  un  moyen  sûr  de  tomber  et  de  tomber 
promptement,  c'est  d'avoir  pour  soi  toutes  les  lois,  et  contre  soi  la  conscience 
publique. 

Je  reviens  au  projet  de  loi^^'. 


Censure,  police,  compression,  gouvernement  fourbe,  lourd  et  béte,  qui  tient  du 
sacristain  et  du  caporal!  La  guérite  vous  guette  et  le  confessionnal  vous  espionne '^^. 


iSjo.  TO  septembre. 

Si  le  malheureux  pouvoir  fou  continue  ses  compressions,  si  l'explosion  n'est  pas 
prévenue  à  temps,  elle  sera  terrible.  On  annonce  pour  le  13,  jour  du  retour  du 
président,  un  conflit,  sanglant  peut-être,  entre  les  sociétés  secrètes  et  la  société  du 

10  décembre. 

Il  y  a  dans  de  certains  quartiers  de  Paris  des  fabriques  clandestines  de  fusils. 

11  paraît  que  dans  la  cour  du  Dragon  il  y  a  un  de  ces  ateliers  où  l'on  fait  jusqu'à 
dix  fusils  par  jour,  mauvaises  armes,  mais  suffisantes  pour  un  coup  de  main.  En 
outre,  on  m'a  assuré  aujourd'hui  qu'on  avait  trouvé  le  moyen  de  faire  de  la  poudre 
avec  du  sucre,  du  chlorate  de  potasse  et  du  cyanure  de  potasse.  Cette  poudre  est 
plus  énergique  encore  que  la  poudre  ordinaire,  mais  elle  encrasse  l'arme  assez 
promptement. 

Di,  avertite^'^^  l 

(1)  Reliquat.  —  W  Idem.  —  (=>)  Uem.  —  (*)  Idem. 


1850.  509 

Depuis  deux  ans,  la  monarchie,  secrètement  et  publiquement,  par  tous  les  moyens 
à  la  fois,  par  les  journaux  qu'elle  a  le  privilège  de  vendre  librement  dans  les  rues, 
par  les  lois  qu'elle  fait  et  qu'elle  inspire,  travaille  à  son  œuvre.  Pour  déjouer  ce 
travail  de  deux  années,  la  République  n'a  qu'une  heure,  l'heure  suprême  où  nous 
sommes.  Vous  ne  lui  ôterez  pas  cette  heure.  La  monarchie  a  le  gouvernement, 
l'administration,  la  majorité  dans  l'Assemblée,  la  police,  une  législation  faite  exprès 
pour  elle,  la  République  n'a  que  la  parole.  Vous  ne  lui  ôterez  pas  la  parole.  Le 
moment  est  venu  de  s'expliquer.  Disons  tout^^'. 


...  Et  si,  dans  les  choses  qui  se  sont  accomplies  depuis  vingt  années,  soit  dans  la 
région  des  faits,  soit  dans  la  région  des  idées,  quelque  part  d'initiative  et  de  solidarité 
peut  m'échoir  à  moi  qui  parle  ici  et  qui  suis  si  peu  de  chose,  qu'on  le  sache  bien, 
cette  part  de  responsabilité,  je  la  revendique  et  je  la  réclame.  Je  suis  fier  d'appartenir, 
non  pas  simplement  comme  spectateur,  mais  comme  travailleur  et  comme  écrivain, 
à  cette  grande  et  illustre  époque  où  de  toutes  parts  l'esprit  humain  se  renouvelle  I 
Elle  n'a  qu'un  tort,  c'est  de  se  mal  juger.  L'avenir  lui  rendra  plus  de  justice  qu'elle 
ne  s'en  rend  à  elle-même  ^^\ 


Messieurs  les  orateurs  dévots  ont  en  général  des  natures  méchantes.  Beaucoup 
de  fiel. 

On  demande  :  est-ce  quoique?  ou  parce  que.''  Moi  je  dis  parce  que^^l 


M.  de  Montalembert,  qui  est-ce  qui  me  garantit  que  vos  allégations  sont  vraies 
et  que  vos  citations  sont  exactes.? 
\btre  mémoire  ou  votre  conscience. 
L'une  me  fait  douter  de  l'autre  (*). 


Commérages  —  cancans  —  parlages. 

La  Constituante  était  une  Babel,  la  Législative  est  une  Babet'^^ 


Voici  la  situation  actuelle  : 

Un  parti  frénétique  qui  s'appelle  le  parti  modère  et  qui  veut  absolument  dévorer 
quelque  chose.  Seulement  il  oublie  qu'il  n'a  plus  de  dents. 
Les  plus  édentés  sont  les  plus  furieux. 
Hélas  !  ce  que  ce  triste  parti  veut  dévorer,  c'est  précisément  ce  qui  le  dévorera. 


(1)  Reliquat.  —  (*)  Idem.  —  (=«  IJem.  —  (*'  Reliquat.  —  (*)  IJem. 


5IO  RELIQUAT.  —  II. 

Où  j  a-t-il  jamais  rien   eu  de  pareil?  Un  troupeau  de  moutons  enragés  qui 
demande  le  combat  contre  une  troupe  de  tigres  ^^^. 


Moniteur. 


Cette  impartialité  se  révèle  jusque  dans  le  choix  des  mots  employés  pour  carac- 
tériser les  agitations  de  l'Assemblée.  Ainsi,  vous,  messieurs  (gauche)  vous  jetez 
des  cris,  vous  poussez  des  clameurs.  Tandis  que  vous,  messieurs,  des  cris,  des  cla- 
meurs, fi  donc!  c'est  bon  pour  la  gauche,  c'est  bon  pour  la  vile  multitude.  Mais  la 
droite,  mais  des  gens  bien  élevés!  à  peine  de  légers  murmures (^^' 


Ah!  si  aucun  empiétement  n'avait  été  toléré,  si  l'autorité  législative  n'avait 
jamais  reculé  devant  les  prétentions  executives,  si  cette  assemblée  souveraine  avait 
toujours  maintenu,  et  en  toute  occasion,  et  sévèrement,  le  pouvoir  exécuteur  de 
ses  lois  et  de  ses  volontés  dans  l'attitude  subalterne  qui  lui  convient  vis-à-vis  d'elle, 
nous  n'aurions  pas  la  situation  actuelle  :  ce  je  ne  sais  quoi  qui  ressemble  d'un  côte 
à  l'abdication  et  de  l'autre  à  l'usurpation  ^^\ 


N'en  déplaise  à  l'orateur  clérical,  je  souhaite  à  tous  les  dogmes,  au  dogme  de  la 
présence  réelle,  par  exemple,  ou  de  l'immaculée  conception,  la  même  durée,  la 
même  immortalité,  la  même  éternité  qu'à  cette  idée,  cette  impérissable  idée  de 
liberté  et  d'affranchissement  qui,  depuis  le  berceau  du  monde,  fait  battre  dans 
la  poitrine  de  tous  les  peuples  le  cœur  unique  de  l'humanité,  qui  faisait  dresser 
Spartacus  debout  il  y  a  deux  mille  ans,  qui  soulevait  hier  la  Hongrie  et  qui  ressus- 
citera demain  l'Italie  (*U 


Prenons  garde,  messieurs.  Avant  peu,  nous  ne  ferions  plus  de  progrès  que  dans 
l'abaissement.  C'est  à  vous  d'avertir  et  de  redresser.  A  force  de  s'effrayer  on  se 
dégrade.  La  peur  conseille  mal  la  dignité.  Où  va-t-on.?  L'an  dernier  c'était  l'apo- 
théose de  l'homme  de  guerre,  cela  avait  encore  quelque  noblesse,  cette  année,  c'est 
la  déification  de  l'homme  de  police.  Nous  trouvons  moyen  de  tomber  encore  plus 
bas.  C'était  une  chute  pourtant  déjà  bien  profonde.  Nous  passons  de  l'adoration  du 
sabre  à  l'adoration  du  gourdin  (^'  ! 


(')  Au  verso  d'un  bulletin  de  répétition  daté  i"  mai  iSfOj  An^lo  au  Théâtre  Français.  — 
Reliquat.  —  '*'  Au  verso  d'une  lettre  adressée  à  Victor  Hugo  et  datée  29  mai  18^0.  —  Reliquat. 
—  W  Reliquat.  —  (*)  Idem.  —  (»)  Idem. 


1850.  511 

Quel  progrès  dans  rabaissement!  quelle  chute  de  Changarnier  à  Carlier^*^! 
L'an    dernier   ils   adoraient   le    sabre.    Les   voilà    mainteiunt    qui   adorent   le 
gourdin  ^-^  ! 


Jusqu'à  ce  jour  il  y  avait  quelque  chose  derrière  les  révolutions  possibles.  Der- 
rière la  révolution  de  1830,  il  y  avait  la  monarchie  moyenne.  Derrière  b  révolution 
de  1848,  il  y  avait  la  République.  Derrière  la  révolution  future,  il  y  a  le  vide. 

Il  y  a  ce  que  les  uns  nomment  avec  espoir  le  socialisme  et  ce  que  les  autres 
nomment  avec  terreur  le  chaos. 

Il  y  a  un  gouvernement  qui  entre  à  Vincennes  et  un  gouvernement  qui  sort  de 
Doullens. 

Il  n'y  aura  même  plus,  si  de  sinistres  prévisions  se  réalisaient,  si  l'admirable  et 
généreux  bon  sens  du  peuple  ne  parvenait  pas  à  maîtriser  et  à  limiter  cette  qua- 
trième commotion  sociale,  il  n'y  aura  même  plus,  pour  ceux  qui  défendront  la 
société  à  cette  heure  suprême,  la  liberté  de  la  presse  que  vous  aurc2  bâillonnée,  ni 
le  droit  d'avoir  des  juges  que  vous  aurez  conteste. 

Hélas!  derrière  cette  révolution  fatalement  provoquée  par  vos  compressions,  il  y 
a  tant  d'ombre,  tant  d'obscurité,  tant  d'inconnu,  que  ceux  qui  ont  le  plus  de  loi 
dans  la  providence,  et  je  suis  du  nombre,  que  ceux  qui  ont  le  plus  de  confiance 
dans  l'avenir,  et  je  suis  du  nombre,  reculent  et  disent  :  n'allons  pas  là^^^! 


185L 

Février  i8ji. 

Prenez  garde  d'aboutir  à  des  révolutions  à  pic. 

Selon  le  chemin  que  vous  suivrez,  si  vous  abandonnez  la  route  qui  descend  par 
rampes  douces  et  par  pentes  insensibles  et  si  vous  prenez  le  sentier  qui  va  aux  escar- 
pements, ce  qui  pouvait  être  charmante  vallée  deviendra  afiFreux  précipice  (*M 


[dotation  de  m.  BONAPARTE. 
FEViOER  iSjI.J 

Quoi!  tout  ce  que  le  monde  sait  de  vous,  c'est  que  vous  avez  besoin  d'argent  de 
temps  en  temps!  Quoi!  vous  voulez  recommencer  l'homme  de  Sainte-Hélène  et 
vous  avez  à  peine  les  proportions  de  Œchy  1  A.llotiSj  re§pe£ie^  le  ^and  Napoléon!  irhe 
aux  parodies  ^^Kf 


^'>  Préfet  de  police  en  1850.  —  t*)  Ke/:^uat.  —  Au  verso  d'une  enveloppe.  —  '*>  Idem. 
'*'  Idem.  —  (')  Cette  dernière  ligne  est  biffée.  —  Reliquat. 


5T2  RELIQUAT.  —  II. 

Les  directeurs  de  la  politique  régnante  croient  avoir  sauvé  la  société  parce  qu'ils 
se  sont  blottis,  eux,  derrière  quelques  chétives  lois  de  compression  qui,  au  jour 
venu,  ne  résisteront  pas  une  minute  à  la  pression  du  droit. 

Cela  fait,  que  le  peuple  souffre  ou  non,  ils  n'ont  plus  souci  de  rien. 

Quoi!  voilà  la  situation!  l'effacement  des  pouvoirs,  l'affaissement,  la  stagnation, 
la  torpeur,  quelque  chose  de  pareil  à  la  mort!  D'un  côté  pas  de  ministère  sérieux,  de 
l'autre  pas  de  majorité  vraie.  Nulle  grandeur,  nulle  force,  nulle  impulsion,  de  la 
compression,  de  l'arbitraire,  presque  pas  de  gouvernement'^'! 


[Mars-avril  i8ji.] 

Il  y  a,  dans  cette  question  douloureuse,  tant  de  choses  sur  lesquelles  vous  êtes 
obligés  d'attendre  que  la  nature  dise  son  mot  :  (les  industries  insalubres,  etc.)  la 
science  cherche,  et  l'heure  où  elle  trouvera  est  dans  la  main  de  Dieu.  Il  j  a,  je  le 
reconnais,  dans  ce  sombre  problème,  un  certain  nombre  de  solutions  qui  ne 
dépendent  pas  de  vous.  Raison  de  plus  pour  réaliser  immédiatement  les  solutions 
qui  sont  à  votre  portée.  Faites  ce  que  vous  pourrez,  faites-le  largement,  faites-le 
vite.  Quant  à  moi,  je  ne  me  lasserai  pas  de  le  redire,  la  première  des  solutions, 
c'est  la  réforme  du  budget  '^'. 


Les  assemblées  ont  en  général  toujours  fort  mal  accueilli  les  orateurs  qui  sont 
venus  leur  proposer  des  systèmes.  Charlatanisme,  empirisme,  néant!  s'écrie-t-on. 
M.  Louis  Blanc,  M.  Proudhon,  M.  Considérant,  M.  Pierre  Leroux  l'ont  éprouvé. 
Quand  on  se  hasarde  à  exposer  une  théorie  sociale  à  la  tribune,  au  milieu  des 
interruptions,  des  rires,  des  murmures,  des  interprétations  improvisées,  tout  système 
devient  une  utopie,  toute  utopie  est  un  abîme.  Eh  bien,  moi,  messieurs,  je  ne  vous 
appellerai  pas  sur  ce  terrain  de  l'inconnu,  je  ne  vous  apporterai  pas  de  théories  ni  de 
systèmes,  je  ne  vous  dirai  pas  ce  que  vous  pourriez  faire,  mais  je  vous  dirai  ce 
que  vous  pourriez  ne  pas  faire  '^). 

II  avril  1851. 

Faucher,  Rouher,  Fould,  Baroche  —  anciens  ministres  tués  par  l'Assemblée  et 
ressuscites  par  le  président. 

Empire,  royauté,  théocratie,  droit  divin,  légitimité,  tous  ces  spectres  reparaissent. 

Pour  nous  préparer  au  retour  et  au  règne  des  principes  fantômes,  nous  avons  un 
ministère  de  revenants  '*'. 

Je  suis  peu  troublé  par  l'Elysée,  mais  je  suis  inquiet  du  côté  de  la  majorité.  Je 
ne  vois  pas  Napoléon,  et  je  vois  Pichegru'^l 


(')  Au  verso  d'un  faire-part  daté  du  23  mars  18 ^i.  —  Reliquat.  —  (*)  Ce  fragment  et  le  sui- 
vant sont  au  verso  d'une  bande  du  Moniteur  adressée  37,  rue  de  la  Tour-d' Auvergne.  — 
Reliquat.  —  (»)  Reliquat.  —  (*)  Idem.  —  (')  Idem. 


1851.  513 

[Avril  18  ji.] 

L'empire  I 

Mon  Dieu!  vous  l'avouerai-je,  je  ne  crois  pas  beaucoup  aux  revenants j  le  grand 
jour  du  dix-neuvième  siècle  ne  leur  est  pas  bon;  n'en  doutez  pas,  nous  verrons 
s'évanouir  le  fantôme  de  Napoléon v N'avons-nous  pas  vu  déjà  disparaître  l'ombre  de 
Monck(i)! 


Mais  qu'en  présence  de  ce  grand  peuple  on  puisse  être  chétif,  petit,  imper- 
ceptible et  le  gouverner,  ôtez-vous  cela  de  l'esprit  (^^  ! 


Hommes  de  compression,  de  quel  droit  déclamez-vous  contre  les  révolutions? 
Il  est  permis  à  tout  le  monde  d'accuser  l'incendie,  excepté  à  l'incendiaire  (^). 


...Ce  gouvernement,  je  le  caractérise  d'un  mot  :  la  police  partout,  la  justice 
nulle  part  (*l 


Eh  bien,  contre  votre  monarchie,  contre  toutes  vos  monarchies,  qui  ne  peuvent 
plus  être  et  qui  ne  sont  plus  désormais  que  des  masques  variés  du  despotisme,  nous 
défendrons  la  République  ^^M 


[Mai-juin  18  ji.] 

Et  d'abord,  messieurs,  pour  être  à  la  hauteur  de  cette  discussion  solennelle,  soyons 
nets,  précis,  exacts.  Il  y  a,  dans  un  tel  débat,  deux  écueils  à  éviter  :  les  affirmations 
sans  certitude  et  les  dénégations  sans  examen. 

À  quoi  servent  les  allégations  irréfléchies?  A  quoi  servent  les  dénégations  vio- 
lentes? quel  pas  font-elles  faire  aux  questions?  que  changent-elles  au  fond  des 
choses?  Tenez,  permettez-moi  de  vous  citer  un  exemple  qui,  j'espère,  rendra  cette 
discussion  plus  calme  en  montrant  le  danger  des  paroles  précipitées.  Il  y  a  un  peu 
moins  de  deux  ans,  quand  je  suppliais  l'Assemblée  de  ne  point  s'engager  dans  la 
politique  de  compression  et  d'entrer  dans  la  politique  d'organisation,  je  citais,  à 
propos  des  souf&ances  sociales,  le  fait  récent  d'un  homme  mort  de  faim^^^. 
Là-dessus,  dénégation.  Un  membre  du  cabinet  d'alors  me  jeta  cette  réponse  qui  est 
au  Moniteur  .•  En  France,  on  ne  meurt  pas  de  faim! 

La  majorité  applaudit. 

(•'  Keliquat.  —  (^)  Idem.  —  (*'  et  '*)  Au  verso  d'un  billet  de  Paul  Foucher  à  Victor  Hugo , 
9  mai  1851.  —  Reliquat.  —  C")  Au  verso  d'un  amendement  imprimé  et  daté  du  8  mai  1851.  — 
Reliquat.  —  (*)  La  Miske,  9  juillet  1849. 

ACTES   ET   PAROLES.    —   I.  33 


514  RELIQUAT.   —  IL 

Eh  bien,  messieurs,  les  statistiques  officielles  de  la  misère,  qui  sont  là  reliées  et 
dorées  sur  tranche  dans  votre  bibliothèque,  répliquaient  au  ministre  et  à  la  majorité  : 
Si!  on  meurt  de  faim!  Ouvrez  ces  statistiques  publiées  par  le  ministère  de  la 
Justice,  vous  y  trouverez  ces  chiffres  ^^\ 


[Mai-juin  1851.] 
Messieurs,  je   déclare  que  je    suis   dans   mon  droit  constitutionnel   en   parlant 

comme  je  parle  et  que  M.  le  président  de  la  République  n'est  pas  dans  le  sien  en 

agissant  comme  il  agit. 

En  présence  des  actes  coupables  que  chaque  jour  nous  révèle,  et  que  le  pétition- 

nement  organisé  vient  encore  d'aggraver  t^),  je  déclare  que  si  j'étais  autre  chose  qu'un 

membre  de  la  minorité,  je  ne  me  bornerais  pas  à  l'accusation  verbale  qui  est  le 

droit  du  représentant,  et  j'aurais  recours  à  l'accusation  constitutionnelle  qui  est  le 

droit  de  l'Assemblée. 

Je  ne  le  puis,  mais  du  moins  quand  la  sentinelle  voit   approcher  l'ennemi, 

messieurs,  tolérez  le  cri  d'alarme  C^! 


[Juin  i8ji.] 

Pétitionnement?  pression  sur  l'Assemblée?  coup  d'état.?  —  Dédain. 

Et  d'abord,  dissoudre  cette  Assemblée  avant  l'heure,  avant  le  jour  constitu- 
tionnel, qu'on  s'ôte  cela  de  l'esprit.  Qui  l'oserait.?  qui  le  pourrait.?  Le  long  Parle- 
ment était  bien  méprisable,  et  pour  le  dissoudre,  il  a  fallu  Cromwell.  Les  conseils 
sous  le  Directoire  étaient  bien  faibles,  et  pour  les  briser,  il  a  fallu  Bonaparte. 

Or  cette  Assemblée  a  toute  la  force  qui  manquait  aux  deux  sénats  que  je  viens 
de  rappeler. 

Et  puis  de  ces  mains  qui  puissent  remuer  la  hache  énorme  de  White-Hall,  ou 
la  grande  épée  de  Rivoli,  nous  n'en  avons  plus  parmi  nous. 

Et  je  remercie  le  Dieu  de  l'humanité  et  de  la  liberté  (*). 


[Juin-juillet  18  ji.] 

Devant  cette  politique  pleine  de  pièges,  pleine  d'audace  et  de  ruse,  pleine  de 
catastrophes,  nous  sentons,  nous  minorité,  toutes  les  colères  du  devoir  s'éveiller 

(''  Nous  les  trouvons,  en  effet,  relevés  par  Victor  Hugo  dans  le  compte  rendu  officiel;  pour 
1845  (p.  281-28J  du  compte  rendu)  :  Morts  de  froid,  de  fatigue  et  de  faim  :  260;  suicidés  par 
misërc  ou  par  peur  de  la  misère  :  161.  Pour  1846  :  398  morts  de  faim ...  —  Reliquat. 

'^^  Le  4  mai  i8j2,  l'Assemblée  législative  et  le  pouvoir  exécutif  devaient,  obligatoirement 
d'après  la  Constitution,  être  renouvelés.  Dès  1850,  une  campagne  fut  menée  pour  la  revision  de 
la  Constitution,  seul  moyen  de  prolonger  légalement  les  pouvoirs  du  Président  de  la  Répu- 
blique. Mal  accueillie  d'abord,  cette  campagne  fut  reprise  activement  par  Léon  Faucher,  de 
nouveau  ministre,  en  avril  1851.  On  fit  circuler  par  toute  la  France  des  pétitions  et  on  recueillit 
ainsi  un  million  de  signatures.  La  question  vint  devant  l'Assemblée  le  28  mai  i8ji.  Cette  note 
et  les  trois  suivantes  préludent  au  discours  du  17 juillet  i8ji.  (Voir  page  236.)  —  '*'  Keliquat.  — 
")  Idem.  —  {Notes  de  l'Éditeur.) 


1851.  515 

dans  notre  cœur.  Ah!  la  tribune  libre  défendra  le  peuple  souverain.  Nous  avons  une 
mission  et  nous  la  remplirons. 

Cette  indigne  intrigue  qui  tend  à  deshonorer  le  président  de  la  République  en 
laissant  croire  qu'il  est  capable  de  manquer  à  son  serment,  cette  intrigue  dans 
laquelle  trempe,  je  le  déclare,  une  partie  de  l'administration,  et  qui  se  complique 
de  compression,  d'escamotage  et  de  pétitionnement  forcé,  nous  la  traînerons  au 
grand  jour,  nous  lui  arracherons  ses  dissimulations,  ses  précautions,  ses  obscurités, 
ses  réticences,  tous  ces  faux  semblants  sous  lesquels  elle  se  cache,  toutes  ces  hypo- 
crisies dont  elle  couvre  ses  laideurs,  et  nous  lui  imprimerons  publiquement  la  honte 
à  la  face.  Non!  cette  législation  coupable,  cette  législation  qui  serait  un  attentat 
contre  le  droit,  n'échappera  pas  à  nos  flétrissures.  Nous  avons  deux  mains,  l'une 
pour  la  démasquer,  l'autre  pour  la  souffleter  (^)  ! 


Je  ne  vous  parle  pas  à  vous,  jésuites! 

Ah!  je  le  sais  bien!  vous  ne  serez  pas  contents,  vous  autres,  tant  que  vous 
n'aurez  pas  réussi  dans  votre  entreprise  contre  ce  siècle,  tant  que  vous  n'aurez  pas 
mis  hors  la  souveraineté  la  liberté,  cette  grande  accusée,  et  le  peuple,  ce  grand 
suspect!  Tant  que  vous  ne  l'aurez  pas  là,  devant  vous,  ce  peuple,  vaincu,  humilié, 
rendu  à  votre  merci,  pieds  nus  comme  la  misère  et  la  corde  de  l'ignorance  au  cou. 

Je  ne  vous  parle  pas!  laissez-moi  tranquille (^'. 


Quant  à  moi  je  fais  une  diflFérence  profonde  entre  le  parti  de  l'ordre  et  le  parti  du 
passe. 

Développer  : 

Parti  du  passé  (définir  :  négation  du  siècle,  du  peuple,  de  la  France,  de  la 
Révolution. 

Parti  de  l'ordre  :  Progrès,  paix,  amour  du  peuple. 

Le  parti  du  passé  s'est  glissé  et  mêlé  dans  le  parti  de  l'ordre. 

Interpeller  brusquement  ces  hommes.  Qui  êtes- vous?  d'où  venez- vous?  nous 
vous  reconnaissons. 

Vous,  vous  venez  du  procès  du  maréchal  Nej. 
Vous,  vous  sortez  du  collège  des  Jésuites. 
Vous,  vous  venez  de  la  rue  Transnonain,  etc. 

Nous  sommes  innocents  de  tout  cela,  nous  sommes  purs  de  tout  ce  passé,  nous 
ne  voulons  pas  de  vous. 
Allez-vous  en  (^^  ! 


(i)  Keliquat.  —  '*)  Idem.  —  (»>  Idem. 

33. 


5l6  RELIQUAT.  —  IL 

[variantes  au  discours  :  revision  de  la  constitution. 
17  juillet  1851.] 

Une  simple  question  :  qui  les  paye'^^.?  Messieurs,  il  y  a  huit  jours,  le  7  juillet, 
je  me  suis  trouvé  sur  le  passage  du  président.  M.  Bonaparte  avait  une  si  grosse 
escorte  de  cavalerie  que  j'ai  cru  un  moment  qu'il  allait  à  Vincennes.  Point.  Il  reve- 
nait de  Beauvais  et  il  rentrait  à  Paris.  Des  hommes  entouraient  sa  calèche  en  pous- 
sant des  cris  de  :  Vive  l'Empereur!  J'ai  regardé  pour  voir  si  le  président  de  la  Répu- 
blique allait  les  faire  arrêter.  Point.  Il  les  a  salués.  —  Qu'est-ce  que  cela  signifie  (^)? 


Cris  du  ^  mai. 

Je  n'ai  nommé  personne,  je  ne  conteste  aucune  dénégation  personnelle,  mais  je 
maintiens  le  feit  général,  et  je  dis  qu'avant  de  l'efïacer  de  l'histoire  il  faudra  sup- 
primer le  peuple  de  Paris  qui  vous  a  entendus  et  éteindre  le  soleil  du  4  mai  qui 
vous  a  vus  acclamer  la  République  devant  les  statues  de  l'Hôpital  et  de  d'Aguesseau 
sur  les  marches  de  ce  palais  (^)  ! 


Ne  prêtez  pas,  messieurs,  à  mes  paroles  un  sens  de  dérision  qu'elles  n'ont  pas. 
Si  elles  pouvaient  l'avoir,  je  les  retirerais  à  l'instant  même.  Ce  que  je  viens  de 
dire,  je  l'ai  dit  avec  un  sentiment  amer  pour  les  conseillers  mauvais  et  douloureux 
pour  les  princes  tombés,  car  je  n'ai  dans  l'âme  pour  les  deux  monarchies  disparues, 
dont  l'une  a  eu  tous  les  vœux  de  mon  enfance  et  l'autre  le  lojal  concours  de  ma 
virilité,  qu'une  pitié  mêlée  de  respect. 

Je  ne  demanderais  pas  mieux  que  de  ne  pas  les  troubler  en  ce  moment,  ce 
n'est  pas  moi  qui  fais  reparaître  leur  souvenir,  c'est  vous!  Je  ne  les  évoque  pas,  je 
les  rencontre.  Pourquoi  .f*  parce  que  vous  nous  remettez  dans  leur  chemin  ^'^l 


On  me  demande  d'expliquer  mes  paroles.  Rien  n'est  plus  facile. 

Je  réclame  l'égalité  de  la  tribune. 

Il  j  a  six  mois  à  peine,  un  orateur  de  ce  côté  (M.  Victor  Hugo  désigne  la 
droite),  un  chef  d'une  des  fractions  de  la  majorité,  disait,  aux  applaudissements  de 
son  parti,  qu'il  j  avait  hors  de  France  quelqu'un  qui  n'avait  qu'à  mettre  le  pied  en 
France  pour  être  à  l'instant  même  le  premier  des  français,  le  Roi. 

Je  déclare  qu'à  mes  jeux  cette  parole  est  un  appel  à  une  Vendée,  une  parole  de 
guerre  civile. 

Eh  bien!  cette  manifestation  royaliste  au  milieu  d'une  assemblée  républicaine 
a-t-elle  attiré  sur  son  auteur  un  rappel  à  l'ordre  ou  même  une  simple  observation  du 

(''  Que  signifient  donc  ces  cris  pay^s  de  :  Uive  l'Empereur?  (Voir  page  256.)  —  (*'  Keliquat. 
—  (=»  Reliquat.  —  (*)  Idem. 


1851.  517 

président?  Non.  —  Il  serait  étrange  que  la  tribune  fut  libre  pour  ceux  qui  disent  de 
telles  paroles  et  qu'elle  ne  fût  pas  libre  pour  ceux  qui  les  blâment. 

Je  reprends  : 

Ces  royalistes  d'autrefois,  ils  avaient  devant  eux. . .  (^l 


[Juin-juillet  18  ji.] 

Quant  à  M.  le  président  de  la  République,  que  je  ne  confonds  pas  avec  ses  par- 
tisans, que  je  crois  incapable  de  nouvelles  aventures,  et  dont  j'aime  à  invoquer  la 
loyauté,  voici,  pour  ma  part,  ce  que  du  haut  de  cette  tribune  où  le  peuple  nous  a 
donné  le  droit  et  l'ordre  de  parler  librement,  voici,  sans  m'écarter  un  instant  du 
langage  parlementaire,  ce  que  j'ai  à  lui  dire  : 

Faites  votre  devoir,  monsieur.  Faites-le  noblement  et  simplement.  C'est  facile.  Il 
n'y  a  pas  besoin  de  se  donner  beaucoup  de  peine  pour  ne  pas  manquer  à  sa  parole 
d'honneur. 

Le  20  décembre  1848,  en  notre  présence  à  nous  représentants  du  peuple,  à  la  face 
de  la  France,  à  la  face  de  l'Europe,  devant  Dieu  que  vous  avez  pris  à  témoin,  vous 
avez  déposé  votre  serment  sur  cette  tribune.  Il  y  est  encore,  et  je  l'y  vois. 

Le  jour  où  vous  le  violeriez,  ce  serment,  il  se  lèverait,  il  se  dresserait  contre 
vous,  il  vous  accuserait  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  et  chacun  des  mots 
dont  il  se  compose  deviendrait  un  fer  rouge  et  s'imprimerait  sur  votre  front. 

Tenez  votte  serment,  monsieur.  Au  jour  voulu,  le  deuxième  dimanche  de 
mai  1852,  sortez  de  l'Elysée  comme  vous  y  êtes  entré,  en  serviteur  obéissant  de  la 
nation.  Vous  êtes  le  soldat  qu'on  relève  du  poste. 

Vous  n'avez  pas  rempli  les  espérances  de  tout  le  monde,  du  moins  ne  trahissez  la 
confiance  de  personne.  Le  rôle  de  Washington  vous  était  offert,  vous  ne  l'avez  pas 
voulu  ou  vous  ne  l'avez  pas  compris.  Vous  n'avez  pas  su  êtte  un  grand  homme, 
c'est  vrai,  sachez  rester  un  honnête  homme ^^^  ! 


Vous  me  faites  souvenir  de  ce  mot  d'un  ultra  de  18 15  apprenant  que  le  rédacteur 
du  ConSiitutïonnel  —  de  l'ancien  —  venait  d'être  suspendu.  —  Que  cela!  dit-il. 

Oui,  c'est  bien  là  le  système.  On  fait  ce  qu'on  peut.  Ici  suspendre,  ailleurs  pendre. 
Il  y  a  des  peuples  gouvernés  par  le  bâillon,  d'autres  par  le  gibet,  selon  qu'ils  ont 
af&ire  à  la  sévérité  de  Haynau  ou  à  la  douceur  de  Radetzky. 

Messieurs,  un  parti  existe  en  France  qui  ne  demanderait  pas  mieux  que  de  traiter 
la  pensée  comme  l'Italie  et  les  penseurs  comme  la  Hongrie  ^^^. 


(''  Se  rapporte  à  l'allusion  qu'on  trouve  dans  le  discours  :  Lm  KevUion  de  la  Constitution.  (Voir 
page  254.)  —  Keliauat.  —  (*'  Au  verso  d'une  convocation  de  l'Association  des  artistes  drama- 
tiques, datée  du  2  mai  1851.  —  Reliquat.  —   '*)  Idem. 


5l8  RELIQUAT.  —  II. 

[Juillet  1851.] 

Messieurs,  je  sais  bien  qu'aujourd'hui  comme  l'autre  jour,  l'impartialité  bien 
connue  de  M.  le  président  me  laissera  interrompre  quatrevingt-cinq  fois  par  la 
majorité  pour  prouver  la  liberté  de  la  tribune. 

—  "V^us  avez  offensé  les  lois  du  pays  et  la  chose  jugée. 

Je  n'ai  point  fait  ce  que  vous  dites  là.  Je  n'ai  fait,  et  j'en  atteste  les  souvenirs  de 
mes  collègues  impartiaux,  je  n'ai  fait  que  rappeler,  monsieur  le  président,  les  prin- 
cipes d'éternelle  justice,  d'éternelle  vérité  qui,  heureusement  pour  vous,  je  le  dis  à 
votre  honneur,  ont  dirigé  la  première  moitié  de  votre  vie  politique  et  que  vous  ne 
voudrez  sans  doute  pas  désavouer  dans  la  dernière  moitié. 

Je  fais  juge  le  pays  tout  entier  du  procédé  qu'on  emploie  en  ce  moment  de  ce  côté 
pour  empêcher  un  orateur  de  parler.  C'est,  je  le  déclare,  l'oppression  complète  de  la 
tribune,  et  pour  rencontrer  quelque  chose  de  pareil  dans  l'histoire  il  faudrait 
remonter  jusqu'à  cette  Chambre  de  i8ij  qu'on  avait,  je  ne  sais  pourquoi,  sur- 
nommée ^introuvable,  et  qui  était  parfaitement  retrou vable,  nous  en  savons  quelque 
chose  ^^\ 


En  vérité,  messieurs,  si  Ton  vous  disait  : 

Un  homme  entrera  un  jour  dans  l'assemblée  d'un  peuple,  et  là,  solennellement, 
la  main  sur  le  cœur,  à  la  face  de  cette  assemblée,  à  la  face  de  ce  peuple,  à  la  face  de 
Dieu,  cet  homme  dira  :  Je  jure  (Le  serment  du  président  résume)...  Cet  homme 
portera  un  des  plus  grands  noms  de  l'histoire,  il  aura  dit  cela,  déclaré  cela,  affirmé 
cela,  protesté  cela,  juré  cela,  il  aura  donné  sa  parole  d'honneur  de  cela,  et  cela 
fera  une  question! 

Et  cela  fera  une  question,  non  seulement  pour  ceux  qui  le  voient  de  loin,  mais 
pour  ceux  qui  l'approchent,  non  seulement  pour  ceux  qui  l'approchent,  mais  pour 
lui!  Et  il  semblera  lui-même  ne  pas  être  sûr  de  ne  point  être  un  traître!  Et  il 
passera  trois  années  à  regarder  ce  grand  peuple  avec  un  sourire  équivoque  ! 

Oui,  si  le  20  décembre  on  vous  eût  dit  cela,  messieurs. . .  (^K 


[Juillet  1851.] 

Tout  à  l'heure,  de  ce  côté,  dans  une  interruption,  on  m'appelait  apostat  à  la 
monarchie.  Un  mot  d'explication. 

Politiquement,  je  repousse  absolument  la  monarchie.  Philosophiquement,  j'en 
parlerai  avec  calme. 

La  monarchie  a  été  une  tutelle.  Elle  a  contribué  à  l'éducation  de  la  nation  dans  le 
court  et  laborieux  passage  de  l'état  barbare  à  l'état  civilisé.  Elle  a  fait  l'éducation  du 
corps  pendant  que  le  catholicisme  faisait  l'éducation  de  l'esprit.  Or,  à  la  majorité  du 
peuple,  la  tutelle  s'évanouit.  Le  peuple  français  est  majeur,  la  monarchie  n'a  plus 
de  raison  d'être. 

(')  Reliquat.  —  '^)  Le  texte  s'arrête  là . . .  —  Reliquat. 


1851.  519 

Nous  proposer,  à  l'âge  <jue  nous  avons  comme  peuple,  de  revenir  à  la  monarchie, 
c'est  absolument  comme  si  l'on  proposait  à  M.  Bcrryer  de  revenir  à  l'école. 

Qu  en  pensc-t-il? 

La  monarchie  a  été  un  mode  de  progrès,  un  procédé  de  civilisation,  rien  de  plus. 
Le  procédé  a  vieilli.  On  y  renonce.  C'est  aussi  simple  que  cela. 

Messieurs,  il  y  a  dans  ce  monde  des  choses  sacrées,  il  y  a  hors  de  ce  monde  des 
choses  divines.  Je  comprends  qu'on  mette  sa  religion  dans  les  unes,  sa  foi  dans  les 
autres,  sa  conscience  dans  toutes;  je  vais  plus  loin,  pour  toutes  ces  choses,  je  com- 
prends le  fanatisme.  Mais  franchement  je  ne  comprends  pas  plus  le  fanatisme  pour 
les  monarchies  que  je  ne  comprendrais  le  fanatisme  pour  les  malles-poste  (^). 


[Juillet  1851.] 

Voyons,  j'ouUie  un  instant  que  le  candidat  du  parti  impérialiste  est  impossible, 
parce  qu'il  est  inconstitutionnel  et  que  dans  la  position  qu'il  occupe,  il  ne  pourrait 
devenir  candidat  sans  cesser  d'être  honnête  homme,  j'oublie  cela  un  instant,  et  je  dis 
à  ce  parti  du  10  décembre  :  Ménagez  donc  un  peu  votre  pauvre  prétendant.  \^us 
êtes  entre  deux  partis  monarchiques  qui  proposent  chacun  de  leur  côté  un  dénoue- 
ment différent  du  vôtre.  Si  ces  partis  réussissaient,  voyez  quelle  situation  ridicule 
pour  vous  :  entre  deux  solutions,  le  candidat  par  terre (^'. 


[Juillet  1851.] 

Tenez,  messieurs  les  impérialistes,  soyez  sages,  renoncez  à  l'empire.  Laissez  en 
paix  Napoléon.  Il  y  a  entre  vous  et  lui,  il  y  a  entre  votre  empire  et  le  sien,  il  y  a 
entre  votre  gloire  et  la  sienne  la  distance  qui  sépare  le  gourdin  de  la  place  du  Havre 
de  l'épée  d'Austerlitz  ! 

Mais  on  se  fait  modeste  en  efiFet,  des  hauteurs  de  la  gloire  on  se  rabat  sur  l'expé- 
dient; on  renonce  à  être  grand,  mais  on  se  proclame  nécessaire.  On  n'est  pas  une 
colonne,  on  est  un  pilier.  On  se  contente  pour  l'instant  de  la  prolongation  des  pou- 
voirs, de  ce  qu'on  appelle  avec  une  faute  de  français  la  prorogation.  Messieurs,  dans 
le  parti  du  10  décembre  on  rêve  des  solutions  variées.  Si  les  uns  veulent  l'empire, 
tout  bonnement,  les  autres  se  bornent  à  ceci  :  la  prorogation.  Or  la  prorogation, 
puisque  prorogation  il  y  a,  est  inconstitutionnelle,  c'est-à-dire  que,  comme  M.  le 
président  de  la  Répubhque  ne  peut  devenir  candidat  en  1852  qu'en  cessant  d'être 
honnête  homme,  la  prorogation  est  impossible;  l'empire,  lui,  est  risible,  et  je  crains 
bien  que  cette  fraction  du  grand  parti  de  l'ordre  qui  a  la  fonction  d'assommer  les 
gens  et  qu'on  appelle  la  société  du  10  décembre,  j'ai  bien  peur,  dis-je,  l'empire  étant 
chimérique,  la  prorogation  étant  impossible,  que  cette  société  d'assurance  politique 
n'aboutisse  à  ce  dénouement  ridicule  :  entre  deux  solutions,  le  candidat  par  terre ^^M 


('^  Reliquat.  —  (*'  Au  bas  de  ce  feuillet  quelques  lignes  rayées,  terminées  par  la  phrase 
répétée  aux  deux  fragments  suivants  :  Entre  Jeux  solutions ^  le  candidat  par  terre.  —  Keliquat.  — 
(^)  Keliquat. 


520  RELIQUAT.  —  II. 

Août  1851. 

Il  j  a  des  gens  qui  se  cabrent  devant  un  prêtre  et  qui  se  hérissent  devant  un 
évéquc.  Est-ce  que  vous  croyez  que  je  suis  de  ces  gens-là?  Est-ce  que  vous  croyez 
que  je  suis  froissé  dans  ma  philosophie  par  une  soutane  et  dans  mon  égalité  par  une 
mitre  ?  Ce  sont  là  des  haines  imbéciles. 

Questionnez  ceux  qui  ont  ces  haines-là.  Demandez-leur  pourquoi  ils  les  ont.  Ils 
ne  vous  le  diront  pas.  Ils  ne  le  savent  pas.  Pour  la  plupart,  c'est  un  instinct  bête.  Cela 
leur  déplaît,  voilà  tout.  Peut-être  serait-il  très  vrai  de  dire  qu'ils  haïssent  la  soutane 
parce  qu'elle  est  noire  et  la  mitre  parce  qu'elle  est  blanche.  La  gravité  et  la  splendeur 
importunent  également  les  cerveaux  médiocres. 

Certes,  le  clergé  a  fait  bien  des  fautes  et  s'est  mêlé  de  bien  des  crimes.  Depuis  la 
révolution  de  Février,  il  se  perd  et  A  nous  perd.  Il  ne  s'aperçoit  pas  qu'en  tournant  le 
dos  à  la  démocratie,  il  tourne  le  dos  à  l'évangile. 

Je  ne  le  hais  pas  pourtant.  Je  ne  hais  rien.  Je  le  combats. 

Je  le  combats  à  regret,  mais  résolument.  Quoi  qu'en  disent  mes  ennemis,  je  ne 
crache  pas  sur  la  soutane.  En  toute  chose  je  vais  au  delà  de  l'habit.  Quelle  est  l'idée 
qu'il  j  a  sous  cette  robe.?  quelle  est  la  tête  qu'il  y  a  sous  cette  mitre?  quel  est 
l'homme  qu'il  j  a  dans  ce  prêtre? 


Voilà  pour  moi  les  questions 


(1). 


...Oui,  la  réaction  s'irrite,  le  jésuitisme  se  met  en  colère,  l'absolutisme  fait 
explosion.  —  Eh  !  mon  Dieu  !  les  miasmes  prennent  feu  ! 

Ayez  la  logique  dans  la  tête  et  la  lampe  Davy  dans  la  main,  et  marchez  sans 


cramte 


(2). 


Il  y  a  un  rêve  qui  s'appelle  les  Tuileries,  mais  il  y  a  un  réveil  qui  s'appelle 
Vincennes. 


(À  la  majorité.) 
Les  chanoines  du  dernier  siècle   avaient  coutume  de  bâtir  je  ne  sais  quelles 
masures  misérables  au  pied  des  cathédrales,  exactement  comme  vous  avez  construit 
une  foule  de  petites  lois  basses,  odieuses  et  difformes  autour  de  la  République. 
Mais  les  masures  tombent  et  l'édifice  reste  ^^h 


Extirpons  de  notre  sol  tout  fainéant  qui  tend  la  main,  depuis  le  mendiant, 
candidat  à  un  sou,  jusqu'au  prétendant,  candidat  à  un  trône  ^''K 


(''  Reliquat.  —  W  Au  verso  d'une  convocation  de  l'Académie,  datée  du  2  novembre  i8jo.  — 
Reliquat.  —  (3)  Idem.  —  (*'  Idem. 


I85I. 


521 


Ah!  vous  avez  feit  beaucoup  de  rêves!  On  ne  sait  quelles  dictatures!  on  ne  sait 
quelles  apothéoses  !  la  popularité  employée  comme  procédé  de  fabrication  de  la  toute- 
puissance!  Eh  bien,  je  vous  le  dis,  moi  qui  suis  désintéresse  dans  toutes  ces  ques- 
tions, moi  qui  ne  veux  pas  être  tribun  et  qui  ne  veux  pas  être  ministre,  la  nation 
ne  se  prêtera  ni  aux  fantaisies  de  votre  orgueil ,  ni  aux  combinaisons  de  votre  ambi- 
tion. Le  peuple  vous  comprend,  vous  juge  et  se  retire  de  vous.  \bus  voudriez  qu'il 
vous  servît  de  piédestal,  il  ne  vous  servira  pas  même  de  marchepied ^^M 


Nous    n'avons   plus,   nous,   dans   les    mains    qu'une   chose    :    les   clefs    de    la 
Constitution. 

Nous  ne  vous  les  livrerons  pas  ^^h 


Écoutez,  il  y  a  deux  ans,  il  j  a  trois  ans,  quand  vous  criiez  si  haut  et  si  fort  : 
Vive  la  République!  je  me  taisais.  J'y  suis  venu  lentement,  mais...  (Développer 
comme  quoi  c'est  le  progrès  fait  gouvernement)  '^^\ 


N'en  doutez  pas,  l'armée,  notre  brave  et  illustre  armée,  connaît  ses  devoirs.  Elle 
sait  que  l'Assemblée  c'est  la  nation  résumée,  c'est  le  pays  même,  et  quand  l'Assem- 
blée en  péril  requerra  l'armée,  l'armée  défendra  l'Assemblée. 

Dans  tous  les  cas  et  quoi  qu'il  arrive,  le  jour  où  l'Assemblée  requerra  directe- 
ment, l'Assemblée  sera  obéie  ou  sauvée.  Car  de  deux  choses  l'une  :  vous  aurez  pour 
vous  défendre  ou  l'armée  qui  marchera  sur  la  réquisition  directe  de  l'Assemblée,  ou 
le  peuple  qui  marchera  sous  la  réquisition  directe  d'une  révolution  (*î. 


Prenez-y  bien  garde,  pour  ce  cas  exceptionnel,  pour  ce  cas  unique,  la  minorité 
devient  la  majorité,  la  majorité  représentant  la    république   entière,  la   majorité 

'')  Keliquat.  —  (*'  Idem,  —  '^^  Idem.  —  (*)  Le  ministre  de  la  Guerre  Saint-Arnaud  avait  adresse 
k  l'armée  de  Paris  une  circulaire  tendant  à  retirer  k  l'Assemblée  le  droit  de  requérir  la  force  armée 
qm  appartiendrait  désormais  au  pouvoir  exécutif.  Les  trois  questeurs  :  Baze,  Le  Flô  et  de  Panât 
s'émurent  et  déposèrent  le  6  novembre  1851  une  proposition  rappelant  un  décret  de  mai  1848, 
encore  affiché  dans  toutes  les  casernes,  conférant  «au  président  de  l'Assemblée  nationale  le  droit 
de  requérir  la  force  armée  et  toutes  les  autorités  militaires  dont  il  juge  le  concours  nécessaire». 
Saint-Arnaud  fit  aussitôt  arracher  toutes  les  affiches.  Grand  tumulte  k  l'Assemblée  le  17  novem- 
bre 1851.  «Nous  sommes  entre  deux  coups  d'état»  écrit  Victor  Hugo  (voir  page  65),  l'un,  après 
avoir  assuré  la  réélection  illégale  de  Louis  Bonaparte,  lui  livrait  la  France;  l'autre  permettait 
aux  royalistes,  s'ils  disposaient  de  l'armée,  un  coup  de  force  qui  ramènerait  un  Bourbon.  Cette 
dernière  crainte  poussa  la  plupart  des  républicains  à  repousser  la  proposition  des  questeurs.  Il  j 
eut  bien  des  exceptions  :  Edgar  Quinet,  Grévy,  Marc  Dufraisse,  quelques  autres,  mais  la  majo- 
rité l'emporta.  Quinze  jours  plus  tard  le  coup  d'état  éclatait.  C'est  en  prévision  d'une  réponse 
à  cette  proposition  des  questions  que  Victor  Hugo  écrivit  ces  dernières  notes.  Keli^uat.  —  {Note 
de  l'Éditeur.  ) 


522  RELIQUAT.  —  II 

investie  de  toute  la  puissance  de  la  constitution,  de  toute  la  majesté  de  la  nation, 
de  toute  la  force  qui  se  dégage  de  la  souveraineté  populaire,  la  majorité  ayant  le 
pouvoir  de  faire  appel  au  peuple  et  à  l'armée  pour  défendre  la  souveraineté  nationale , 
et  au  besoin  si  elle  rencontrait  quelque  résistance,  même  dans  cette  enceinte,  ayant 
tous  les  droits  de  la  majorité  souveraine  contre  la  minorité  rebelle  ^^l 
(Continuer  et  développer.) 


17  novembre  i8ji. 

Messieurs,  peu  de  mots.  Ce  n'est  pas  le  moment  des  longs  discours. 

Messieurs,  c'est  pour  moi  une  véritable  douleur  de  voir  les  deux  pouvoirs  se 
jalouser  comme  ils  le  font.  Qui  sera  le  plus  fort.?  qui  aura  l'armée.?  Mon  Dieu!  ne 
vous  disputez  pas  l'armée,  disputez-vous  le  peuple! 

Oui,  voulez-vous  que  je  vous  dise  le  secret  de  la  force,  soyez  populaires! 

Abrogez  la  loi  du  31  mai. 

Rétablissez  le  suffrage  universel. 

Abolissez  les  octrois  et  les  douanes  et  l'impôt  des  boissons. 

Abrogez  la  loi  contre  l'enseignement,  la  loi  contre  les  associations,  la  loi  contre 
le  droit  de  réunion,  la  loi  contre  le  colportage,  la  loi  contre  la  liberté  de  la  presse. 

Abrogez  la  loi  de  déportation,  votez  l'amnistie! 

Faites  que  l'expédition  de  Rome  soit  une  expédition  pour  Rome,  protégez  les 
nationalités,  ouvrez  les  bras  aux  proscrits,  soyez  au  dehors  la  grande  assemblée  de 
France,  soyez  au  dedans  la  bonne  assemblée  du  peuple,  et  laissez  à  qui  les  veut  les 
baïonnettes  ! 

Oui,  représentez  le  progrès!  Soyez  le  sénat  du  peuple  et  de  l'humanité,  et  dédai- 
gnez le  sabre  et  le  canon  !  De  celui  qui  a  l'idée  ou  de  celui  qui  a  l'épée ,  savez-vous 
qui  est  armé  ?  c'est  celui  qui  a  l'idée. 

Je  vous  le  dis  avec  franchise,  messieurs  de  la  majorité,  vos  ennemis,  ce  sont  les 
lois  que  vous  avez  faites. 

Ce  sont  ces  ennemis-là  qu'il  faut  détruire. 

Marchez  largement  dans  la  grande  voie  populaire  et  ne  craignez  rien. 

Surtout  ne  donnez  jamais  au  bon  sens  du  peuple  des  spectacles  tels  que  ceux-ci  : 
Dans  un  plateau  de  la  balance  trois  voix,  dans  l'autre  trois  millions  d'électeurs,  et  les 
trois  voix  l'emportant  sur  les  trois  millions. 

Montesquieu  l'a  dit,  la  vraie  force  des  états,  la  vraie  force  des  pouvoirs,  la  vraie 
force  des  lois,  c'est  le  respect  du  droit. 

Oui,  on  peut  nier  le  droit,  on  peut  le  garrotter,  le  bâillonner,  le  terrasser,  on 
peut  le  fouler  aux  pieds.  Cela  dure  un  temps.  Mais  il  vient  un  jour,  un  jour  inévi- 
table, où  le  droit  qui  a  en  lui  la  force  même  de  Dieu,  se  dresse  tout  à  coup,  brise 
ses  liens,  arrache  son  bâillon,  devient  terrible,  et  vous  dit  :  \bus  n'avez  pas  voulu 
que  je  m'appelasse  justice  et  droit,  je  m'appelle  Révolution! 

("  Reliquat. 


FRAGMENTS  SANS  DATE.  523 

Messieurs,  je  repousse  la  proposition  des  questeurs.  Elle  est  fondée  en  principe. 
Mais  dans  l'application  qu'en  veut-on  faire? 

Nous  ne  serions  pas  des  hommes  politiques  si  nous  ne  nous  posions  pas  cette 
question. 

On  nous  place  entre  deux  coups  d'état.  Un  coup  d'état  légal  et  un  coup  d'état 
illégal.  Eh  bien,  je  le  déclare,  j'aime  mieux  avoir  aâaire  à  un  coup  d'état  illégal. 

Je  le  dis  tout  net  à  de  certains  hommes  politiques  qui  ont  la  prétention  de  mener 
cette  majorité,  je  le  leur  dis  tout  net  :  —  Nous  ne  nous  fions  pas  au  pouvoir 
exécutif,  mais  nous  nous  défions  de  vous. 

Le  pouvoir  exécutif,  après  tout,  n'est  que  votre  complice.  Vous  le  combattez, 
parce  qu'il  s'interrompt. 

\bter  le  projet  des  questeurs,  c'est  selon  moi  décréter  la  guerre  civile. 

Eh  bien,  non!  nous  ne  décréterons  pas  la  guerre  civile. 

La  guerre  civile  est  dans  la  loi  du  31  mai  que  vous  n'avez  pas  voulu  abroger  5 
c'est  assez. 

La  guerre  civile  !  nous  la  détestons  !  vous  n'avez  pas  voulu  en  lâcher  le  drapeau  ; 
maintenant  vous  voulez  en  saisir  l'épée.  Nous  ne  vous  la  livrerons  pas. 

Messieurs,  je  respecte  profondément  l'autorité  de  cette  Assemblée;  je  la  déclare 
omnipotente  et  souveraine;  elle  est  le  vrai  pouvoir,  je  dirais  presque  le  seul  pouvoir, 
puisqu'elle  est  la  tête  ;  le  pouvoir  exécutif  n'est  que  le  bras. 

Oui,  je  respecte  profondément  l'autorité  de  l'Assemblée,  je  ne  sépare  pas  de  ce 
respect  deux  grandes  institutions,  l'une  glorieuse,  l'autre  vénérable,  l'armée  et  le 
sacerdoce.  Mais  je  le  dis  tout  net  :  il  y  a  deux  choses  que  je  combattrai  toute  ma 
vie;  c'est  la  loi  dans  la  main  de  Tartufe,  et  l'épée  dans  la  main  de  Monk^^l 


[FRAGMENTS  SANS  DATE] 


(2). 


La  question  des  nobles  a  été  agitée  et  vidée;  maintenant  c'est  la  question  des 
riches  qui  s'agite. 

Que  la  bourgeoisie  j  prenne  garde. 

Un  93  des  riches  ne  serait  pas  seulement  la  chute  de  la  monarchie,  ce  serait  la 
chute  même  de  la  civilisation. 


Messieurs  les  pairs,  les  poètes,  les  philosophes  et  les  écrivains  sont  en  temps  de 
paix  ce  que  sont  les  généraux  en  temps  de  guerre,  des  chefs  d'armées!  Seulement, 
notre  armée  à  nous,  c'est  la  grande  légion  pacifique  des  penseurs  et  des  travailleurs. 

(')  Reliquat.  —  (*)  Ces  fragments  sont  tous  extraits,  sauf  deux  (pages  526  et  540),  du  volume 
de  Reliquat;  les  premiers,  d'après  les  idées  qu'ils  expriment,  semblent  précéder  le  moment  où 
Victor  Hugo  est  devenu  pair  de  France  ;  nous  échelonnons  donc  ces  pensées  sur  une  période  de 
sept  années  environ  :  1844  à  la  fin  de  1851.  {Note  de  l'Editeur.) 


524  RELIQUAT.  —  IL 

Ce  préjugé  bizarre  contre  ce  qu'on  appelle  les  poètes  est  un  fait  tout  moderne, 
immédiatement  contemporain,  actuel,  comme  on  dit  dans  une  langue  que  je  ne 
parle  que  le  moins  possible.  Il  ne  date  guère  que  de  la  révolution  de  juillet.  Il 
résulte,  par  une  sorte  de  loi  naturelle,  de  cet  ensemble  d'idées  bourgeoises  qui 
domine  depuis  1830.  Il  fait  partie  de  la  haine  de  la  bourgeoisie  contre  toute  aristo- 
cratie. Ce  préjugé  difficile  à  qualifier  et  qu'on  ne  devrait  pas  rencontrer  dans  une 
Chambre  des  pairs,  n'existait  pas  sous  la  Restauration.  Jamais  M.  Royer-Collard 
n'aurait  songé  à  dire  à  M.  de  Chateaubriand  :  vous  êtes  un  poëte.  En  devons-nous 
conclure  que  nous  sommes  plus  poètes  que  M.  de  Chateaubriand,  ou  que  vous 
êtes  moins  intelligents  que  M.  Rojer-CoUard^^^? 


On  peut  commencer  le  fragment  ainsi  : 

Il  arriva  que  dans  les  diverses  oscillations  produites  par  le  choc  tumultueux  des 
idées,  des  passions  et  des  événements,  le  pouvoir  fut  confié  à  des  hommes  qui 
avaient  été  lumineux  sous  la  Restauration  et  qui  se  trouvèrent  petits  après  1830. 
Quand  on  s'en  approcha  et  qu'on  les  toucha,  qu'on  s'en  servit,  on  vit  qu'ils  étaient 
peu  libéraux,  peu  sympathiques,  peu  tolérants,  peu  nationaux,  étroits,  chétifs,  et 
d'une  médiocrité  étrange.  On  s'en  étonna,  et  à  tort.  Il  semble  en  effet  qu'il  j  ait 
des  esprits  dont  la  propriété  soit  d'illuminer  et  de  conduire  momentanément  leur 
pays,  mais  pour  peu  de  temps,  et  à  la  façon  des  chandelles  qui  diminuent  à 
mesure  qu'elles  éclairent  et  qui  sont  plus  petites  de  toute  la  lumière  qu'elles  ont 
donnée.  Au-dessus  de  ces  sortes  d'esprits  utiles,  il  y  a  les  intelligences  qui  ont  pour 
nature  de  brûler  sans  se  consumer,  de  rayonner  sans  s'amoindrir,  et  qui  éclairent  les 
hommes  du  fond  de  la  sérénité  et  de  l'azur,  comme  les  astres. 


L'égalité!  —  Savez-vous  comment  je  la  comprends,  comment  je  la  comprends 
pour  moi-même  ?  Je  la  comprends  comme  le  vœu  cordial  de  ceux  qui  sont  en  haut 
bien  plus  que  comme  le  désir  envieux  de  ceux  qui  sont  en  bas.  Quant  à  moi,  je  le 
déclare,  il  y  a  des  ducs  et  pairs  dans  cette  enceinte,  je  n'ai  nul  souci  d'être  leur 
égal,  je  le  suis  peut-être,  mais  ce  n'est  pas  cela  qui  me  préoccupe.  Je  ne  regarde 
pas  au-dessus  de  ma  tête,  je  regarde  sous  mes  pieds.  C'est  là  qu'on  pleure  et  qu'on 
désespère.  Savez-vous  vers  qui  je  me  tourne  avec  une  indicible  fraternité  dans  le 
cœur.?  Savez-vous  de  qui  je  veux  être  l'égal?  Je  veux  être  l'égal  du  pauvre,  du 
petit,  du  faible,  du  misérable,  de  tous  ceux  qui  travaillent,  de  tous  ceux  qui 
souffi-ent!  Je  veux  pouvoir  dire  à  tout  homme  accablé  sous  sa  charge  de  peine  et 
de  malheur  :  mon  frère,  mets  un  peu  de  ton  fardeau  sur  moi.  Nos  deux  épaules 
sont  de  niveau. 

"Voilà  mon  ambition  en  fait  d'égalité. 


(')  Au  bas  de  la  page,  quelques  notes  rayées  semblent  se  rapporter  à  un  discours  k  l'Académie. 


FRAGMENTS  SANS  DATE.  525 

L'état  actuel,  c'est  le  monopole,  taquiné  et  contrarié  par  les  empiétements. 
Détruisons  le  monopole  j  remplaçons-le  par  l'unité.  Détruisons  les  empiétements  j 
remplaçons-les  par  la  liberté. 

Un  dernier  mot  pour  compléter  et  expliquer  cette  dernière  idée. 

Permettez-moi  de  parler  un  instant  le  langage  sévère  et  abstrait  de  la  vérité  philo- 
sophique. Cela  n'est  pas  déplacé  peut-être  dans  le  sujet  qui  nous  occupe.  Partout  où 
l'harmonie  règne,  partout  où  domine  ce  mélange  d'intelligence  et  de  nécessité  qui 
est  le  propre  des  lois  bien  faites,  les  contraires  ne  sont  qu'apparents  et  ne  s'excluent 
pas.  De  leur  combinaison  résulte  la  vie.  Ainsi  dans  l'ordre  des  faits  dont  l'ensemble 
constitue  la  création,  l'unité  se  concilie  avec  la  variété j  dans  l'ordre  des  faits  dont 
l'ensemble  constitue  la  civilisation,  l'unité  se  concilie  avec  la  Hberté. 


Vous  l'avez  prouvé  dans  le  débat  sur  les  affaires  d'Italie,  vous  êtes  cosmopolites. 
Vjus  vivez  dans  une  idée,  dans  un  système,  dans  une  forme  politique  qui  est  tout 
pour  vous.  Nous,  ce  qui  est  tout  pour  nous,  ce  n'est  pas  une  forme  politique,  c'est 
un  territoire  que  notre  histoire  fait  sacré  et  que  notre  union  devrait  faire  inviolable, 
c'est  cette  terre  où  est  le  champ  de  nos  pères j  la  maison  ,  l'église  de  nos  pères,  la 
tombe  de  nos  pères ,  c'est  là  ce  qui  est  tout  pour  nous  !  C'est  là  ce  qui  peut  à  toute 
heure  demander  tous  les  battements  de  notre  cœur  et  jusqu'à  la  dernière  goutte  de 
notre  sang,  c'est  à  cette  terre  sainte  que  nous  sommes  dévoués,  et  non  à  telle  ou  telle 
forme  politique.  Oui,  vous  l'avez  prouvé,  nous  sommes,  vous  et  nous,  presque  des 
étrangers  les  uns  pour  les  autres.  Nous  n'avons  pas  la  même  patrie.  Votre  patrie  à 
vous  s'appelle  la  république,  notre  patrie  à  nous  s'appelle  la  France  ! 


Mojen-âge,  —  exactions,  oppressions,  supplices,  tyrannies,  etc. 
Oh!  il  viendra  un  jour,  une  heure,  un  moment,  où  l'homme  de  chair  se  dres- 
sera sous  l'homme  de  fer,  le  saisira  dans  ses  mains  vivantes,  et  le  brisera! 


Il  j  a,  à  cette  heure,  deux  partis  monarchiques,  le  parti  chevaleresque  et  le  parti 
égoïste  ;  le  parti  qui  croit  aux  droits  et  le  parti  qui  ne  croit  qu'aux  intérêts  ;  celui  qui 
voit  dans  la  monarchie  son  drapeau,  et  celui  qui  voit  dans  la  monarchie  sa  boutique j 
le  parti  qui  dans  la  pièce  de  cinq  francs  vénère  l'effigie  royale  qu'elle  porte,  et  le 
parti  qui  dans  la  pièce  de  cinq  francs  vénère  la  pièce  de  cinq  francs. 


Rendons  du  moins  cette  justice  au  parti  républicain.  Il  eut  lutté  contre  la  pairie 
corps  à  corps,  comme  une  idée  dehors  contre  une  idée  installée,  comme  une  théorie 
contre  une  institution.  Viinqueur,  il  eût  détruit  la  pairie  comme  il  eût  détruit  la 
monarchie j  il  les  eût  détruites,  il  ne  les  eût  pas  mutilées j  il  ne  les  eût  pas  laissées 


526  RELIQUAT.  —  IL 

vivre  le  jarret  coupé.  Il  eût  agi  contre  la  pairie  ainsi  que  contre  la  monarchie, 
comme  on  agit  dans  les  guerres  de  principe  à  principe,  avec  la  rigueur,  la  rudesse  et 
la  hauteur  de  la  logique.  Mais  il  n'eût  pas  prêté  l'oreille  une  minute  aux  inspirations 
jalouses  d'un  sentiment  bas  (^K 


République,  c'est  bien.  Tâchons  que  le  mot  n'empêche  pas  la  chose. 


Législateurs,  n'abolissez  pas  l'héritage,  de  peur  d'ôter  quelque  chose  à  la  paix  des 
morts. 


Ils  veulent  effacer  la  propriété  dans  le  code  civil,  mais  ils  la  retrouveront  dans  le 
code  pénal. 


Solution  permanente,  quel  que  soit  l'avenir  : 
Que  le  roi  soit  peuple  et  que  le  peuple  soit  roi. 


Prenez  garde  !  ne  troublez  pas  le  fond  de  la  vague  !  ne  faites  pas  tout  gronder  à  la 
fois  autour  de  ce  pauvre  navire  en  perdition!  Il  serait  si  beau,  si  simple  et  si  facile  de 
voguer  tous  fraternellement,  passagers  et  matelots  de  la  civilisation  nouvelle,  vers  le 
nouveau  monde  de  l'avenir!  Ne  nous  faites  pas  rebrousser  chemin!  Ne  nous  faites 
pas  désirer  la  côte  !  En  avant,  et  que  le  ciel  soit  bleu  ! 

Autrement,  tout  est  perdu. 

Prenez  garde!  Si  la  République  est  la  tempête,  la  royauté  sera  le  port. 


Il  j  a  une  chose  lointaine,  colossale  et  immobile  que  nous  apercevons  tous  confu- 
sément de  tous  les  points  de  l'horizon  dans  l'ombre  profonde  de  l'avenir.  Cette  chose 
fatale  vers  laquelle  nous  nous  sentons  irrésistiblement  et  mystérieusement  entraînés, 
à  laquelle  on  n'échappe  pas,  même  en  se  détournant,  même  en  essayant  de  reculer  et 
de  s'enfuir,  cette  chose  inconnue  que  le  prêtre  blasphème  souvent,  que  le  sage 
adore  toujours,  qui  apparaît  aux  uns  comme  toute  faite  de  lumière,  et  qui  est  pour 
les  autres  un  objet  épouvantable,  ténébreux  et  terrible,  qui  nous  attire  tous  et  qui 
nous  marque  à  tous  notre  but,  c'est  le  doigt  de  Dieu. 


t'J  Maauserit. 


f.ra;gments  sans  date.  527 

Messieurs,  depuis  Février  1848,  les  principes  réels  du  droit  public  définitif  ont  fait 
leur  entrée  dans  le  monde  politique.  Ils  ont  pris  place  dans  la  pratique,  et  ils  sont 
passés  de  l'état  de  théorie  à  l'état  de  faits.  À  coup  sûr,  étant  à  la  fois  la  nouveauté  et  la 
vérité,  ils  n'ont  pu  s'introduire  dans  le  vieil  ordre  européen  sans  le  troubler  profon- 
dément, mais  chaque  jour,  comme  ils  possèdent  eux-mêmes  une  immense  puissance 
de  satisfaction  et  d'apaisement,  ils  tendent  à  pacifier  ce  qu'ils  ont  troublé.  Désormais 
leurs  conquêtes  sont  commencées  et  leur  victoire  est  assurée.  Us  sont  pour  la  France 
la  base  du  présent  et  pour  l'Europe  l'élément  de  l'avenir.  Ces  principes,  ces  grandes 
vérités  politiques  que  notre  Constitution  constate,  consacre  et  qualifie  droits  antérieurs 
et  supérieurs,  il  importe  de  les  préciser  pour  les  bons  esprits. 


Vous  êtes  le  parti  qui  veut  l'ordre  sans  le  progrès,  nous  sommes  le  parti  qui  veut 
le  progrès  sans  le  désordre. 


Je  veux  pour  la  France  l'avenir  de  la  France  et  non  le  passé  de  l'Espagne. 


H  faut  donc  que  Paris  soit  représenté  par  tout  ce  qui  compose  sa  suprématie  :  par 
les  hommes  qui  font  ses  révolutions  et  par  les  hommes  qui  font  sa  splendeur. 


Paris  est  révolutionnaire,  dites-vous. 

Paris  se  dévoue,  c'est  vrai.  Depuis  soixante  ans,  Paris  brûle  pour  éclairer  le  monde. 


Les  intérêts,  si  vite  et  si  aisément  effarouchés,  commencent  à  se  rassurer.  On 
remet  le  nez  à  la  fenêtre  peu  à  peu.  Il  semble  qu'on  se  dise  :  Tiens!  ce  n'est  que  ça, 
la  République! 


Les  révolutions  ont  des  haches,   les  congrès  ont  des  ciseaux.  Les  révolutions 
décapitent  des  rois,  coupent  des  têtes,  les  congrès  châtrent  des  peuples. 


Savez- vous  pourquoi  dans  cette  époque  si  grande,  si  illustre,  si  belle,  vous  criez, 
vous,  si  opiniâtrement  et  de  si  bonne  foi  —  je  le  reconnais  —  à  l'amoindrissement, 
à  la  laideur,  à  la  difformité,  à  la  petitesse  de  tout,  à  la  décadence?  Savez- vous  pour- 
quoi? je  vais  vous  le  dire.  C'est  que  vous  regardez  le  siècle  dans  votre  miroir. 


528  RELIQUAT.  —  IL 

Il  j  a  des  heures  qui  sont  des  abîmes.  Les  vieilles  sociétés  j  tombent.  Je  me 
demandai  si  nous  touchions  à  une  de  ces  heures-là,  l'une  de  ces  heures  suprêmes  qui 
précèdent,  qui  annoncent,  qui  déterminent  les  transformations  sociales. 

O  grandes  heures!  quelque  chose  de  surhumain  passe  dans  l'air,  et  ce  surhumain, 
chacun  le  respire.  Que  dit-on.?  que  fait-on?  est-ce  sublime.?  est-ce  effroyable.?  Dans 
tout  ce  qui  avertit,  dans  tout  ce  qui  réclame,  dans  tout  ce  qui  enseigne,  dans  tout 
ce  qui  rit,  dans  tout  ce  qui  pleure,  dans  tout  ce  qui  se  plaint,  dans  tout  ce  qui 
menace,  on  entend  comme  les  deux  voix  mêlées  de  la  civilisation  qui  finit  toujours 
par  refaire  les  sociétés  et  de  la  révolution  qui  commence  toujours  par  les  dévorer; 
c'est  ce  qui  fait  que  l'éloquence  des  grands  hommes  révolutionnaires  tient  je  ne  sais 
quel  étrange  milieu  entre  la  parole  et  le  rugissement. 


Les  théories  sociales  se  sont  aventurées  jusqu'aux  frontières  de  ce  qu'on  appelait 
autrefois  le  vol. 


...Et  pour  nous  amener  aux  concessions  dernières,  on  nous  place  entre  ces 
deux  alternatives  :  la  république  rouge  ou  le  socialisme,  c'est-à-dire  la  bourse  ou 
la  vie. 


.  inimitics 

animosités 


En  parlant  ainsi,  je  sais  à  quelles  vengeances  je  me  dévoue,  mais  je  sais  aussi  à 
quelles  fatalités  mon  pays  serait  dévoué  si  quelques  hommes  de  cœur  ne  se 
dévouaient  pas  à  la  haine. 


Messieurs,  il  j  a  toujours,  et  dans  l'histoire  de  tous  les  peuples,  un  moment  où, 
quand  Dieu  se  permet  de  faire  une  révolution,  les  hommes  sérieux,  les  hommes 
importants,  les  hommes  capables,  les  hommes  nécessaires,  le  punissent  en  s'abstenant. 

Ils  disent  :  c'est  bien.  Le  bon  Dieu  a  pris  sur  lui  de  faire  cela  tout  seul.  Qu'il  s'en 
tire.  C'est  son  affaire,  nous  ne  l'aiderons  pas.  Vous  allez  voir,  il  va  faire  de  belle 
besogne  !  Cela  lui  apprendra  à  faire  des  coups  de  tête.  Tant  pis  pour  lui  ! 

Oui,  messieurs,  toutes  les  fois  que  le  bon  Dieu  se  passe  la  fantaisie  de  faire  une 
révolution,  il  faut  bien  qu'il  se  dise  une  chose  :  c'est  que  pendant  quelque  temps, 
ma  foi!  M.  Thiers  le  boudera. 

Cependant,  je  ne  sais  pas  comment  cela  se  fait,  mais  malgré  cette  bouderie,  à 
tout  prendre,  le  bon  Dieu  finit  par  réussir  passablement,  c'est  étonnant,  mais  c'est 
ainsi!  cette  belle  besogne  finit  par  devenir  supportable,  tout  se  remet  à  marcher  tant 
bien  que  mal,  tout  doucement,  par  degrés,  peu  à  peu,  l'ordre  se  rétablit,  la  paix  se 
fait,  les  esprits  se  calment;  alors  les  hommes  capables  commencent  à  s'alarmer,  les 
hommes  nécessaires,  les  hommes  d'état  patentés  commencent  à  trouver  cela  mauvais. 
Ils  s'écrient  :  Ah  ça  !  est-ce  que  par  hasard  Dieu  s'imaginerait  qu'il  peut  se  passer  de 


FRAGMENTS  SANS  DATE.  529 

nous?  ce  serait  un  peu  fort!  il  ne  faut  pas  qu'il  prenne  de  ces  habitudes-là!  Il  n  j 
entend  rien.  Ayons  pitié  de  lui.  Aidons-le. 

Et  là-dessus,  et  incontinent,  ils  se  mettent  à  l'œuvre j  sous  prétexte  d'aider  le  bon 
Dieu,  qui  s'est  fourvoyé  dans  un  mauvais  pas,  ils  ont  la  bonté  de  le  corriger.  Avec  les 
meilleures  intentions  du  monde,  ils  compriment,  répriment,  suppriment,  et,  au 
besoin  même,  oppriment.  Partout  où  Dieu  a  mis  le  mouvement,  Us  mettent  la 
résistance,  partout  où  il  a  mis  la  marche,  ils  mettent  l'obstacle.  Ils  font  en  travers  du 
fleuve  humain  de  magnifiques  barrages  qui  produisent  des  inondations  et  des  débor- 
dements. Ils  coupent,  taillent,  rognent,  les  droits,  les  libertés,  les  facultés.  Ils 
mutilent  tout  ce  qui  peut  féconder.  Ils  couchent  le  progrès  sur  un  lit  orthopédique. 
Ils  poussent  vigoureusement,  et  de  tous  les  côtés  à  la  fois,  ce  beau  travail  de  redresse- 
ment de  la  providence  qui  s'appelle  contre-révolution. 

Eh  bien!  franchement,  monsieur  Mole,  j'aimais  mieux  le  temps  où  vous  vous 
absteniez!  monsieur  Thiers,  j'ai  mauvais  goût,  mais  j'aimais  mieux  le  temps  où 
vous  laissiez  le  bon  Dieu  travailler  tout  seul,  et  se  tirer  de  sa  révolution  comme  il 
pouvait! 

Par  pitié,  boudez,  et  ne  gouvernez  pas! 


Ce  ministère  chétif  vous  déplaît.  Pourquoi?  parce  qu'il  est  sans  talent.  Parce  qu'il 
n'a  pas  d'artiste  dans  son  sein.  Ce  qu'il  fait  est  médiocre,  mais  ce  qu'il  Êiit  fût-il 
excellent,  comme  il  l'expliquerait  mal,  vous  seriez  mécontents. 

O  français!  vous  ne  voulez  pas  seulement  que  les  choses  soient  bien  faites,  vous 
voulez  qu'elles  soient  bien  dites,  c'est  en  cela  que  vous  êtes  athéniens. 


Ce  qui  n'a  pas  empêché  M.  Odilon  Barrot  de  préparer  la  loi,  et  ce  qui  n'empê- 
chera pas  M.  Thiers  de  la  voter. 

Certes,  si  la  cécité  poUtique  est  quelque  part,  elle  est  là!  Ces  hommes-là  sont  vos 
chefs,  j'honore  leurs  talents,  je  n'accuse  ni  leurs  intentions,  ni  les  vôtres,  mais  c'est 
pour  moi  un  étrange  sujet  d'étonnement  de  voir  les  partis  vainqueurs  choisir 
toujours  pour  guides,  qui?  des  aveugles! 


Il  en  est  des  révolutions  comme  de  ces  maladies  dont  on  ne  se  préserve,  dont  on 
ne  neutralise  ce  qu'elles  ont  de  mortel,  qu'en  s'en  inoculant  le  principe. 
Voulez-vous  guérir  un  peuple  d'une  révolution?  Inoculez-lui  la  liberté. 


Je  commence  par  rendre  hommage  à  mes  adversaires.  Chaque  fois  que  MM.  les 
jésuites  (ils  ne  prendront  pas  ce  mot  en  mauvaise  part)  parlent  ici,  en  présence  de 
cette  Assemblée,  ou  proposent  des  projets,  ils  sont  sincères.  La  tribune  les  confesse. 


ACTES    ET    PAROLES.    —    I. 


34 

tItntIMSKU    «ITIOSALB. 


530  RELIQUAT.  —  II. 

Les  anciens  partis  qui  s'intitulent,  étrange  déviation  du  sens  des  mots,  l'un  le 
parti  religieux,  l'autre  le  parti  conservateur,  se  dressent  aujourd'hui  et  se  liguent, 
et  sous  prétexte  de  combattre  l'esprit  de  révolution,  veulent  étouflFer  l'esprit  de 
progrès.  Or,  le  jour  où  l'on  aura  tué  l'esprit  de  progrès  en  France,  savez- vous  qui 
l'on  aura  tué.''  La  France.  Si  ces  vieux  partis  étaient  plus  forts,  je  me  trompe,  s'ils 
étaient  moins  faibles,  moins  chétifs,  moins  impuissants,  on  pourrait  croire  qu'ils 
conspirent. 


Je  suis  un  homme  qui  n'a  jamais  parlé  de  la  France  qu'avec  orgueil  et  du  peuple 
qu'avec  amour. 


L'empire  et  la  royauté  sont  deux  passés  enfoncés  dans  la  nuit  à  des  profondeurs 
différentes.  Le  soleil  se  couche  sur  l'un,  la  lune  se  couche  sur  l'autre. 


Oui,  nous  voulons  fortifier  l'autorité,  mais  par  le  droit!  Oui,  nous  voulons 
sauver  la  civilisation,  mais  par  la  liberté!  Oui,  nous  voulons  fonder  l'ordre,  mais 
par  la  justice  ! 

Danger. 

À  toute  restriction  aux  principes,  correspond  une  défiance  dans  le  peuple. 


Oui,  ma  foi  est  telle  dans  la  souveraine  et  victorieuse  vertu  des  idées  que  si 
j'avais,  dans  la  situation  obscure  et  douloureuse  où  se  trouve  l'Europe,  si  j'avais  un 
conseil  à  donner  aux  nationalités  victimes,  aux  peuples  que  les  puissances  foulent 
aux  pieds,  aux  individualités  illustres,  aux  hommes  d'élite  de  ces  peuples  opprimés, 
je  leur  dirais  :  attendez  votre  jour,  et  ce  jour-là,  saisissez  une  idée!  saisissez  une 
idée  éternelle,  une  idée  divine  et  formidable,  une  idée  de  liberté,  d'humanité, 
d'affranchissement!  Rien  n'est  redoutable,  rien  ne  se  transforme  selon  les  besoins 
de  la  lutte,  rien  ne  se  transfigure  selon  la  nature  de  l'ennemi  comme  une  idée,  et 
sitôt  que  vous  l'avez  prise  en  main,  selon  que  vous  avez  à  combattre  les  hommes 
de  ténèbres  ou  les  hommes  de  tyrannie ,  c'est  un  flambeau  ou  c'est  une  épée  ! 


En  des  temps  comme  ceux-ci,  il  faut  du  despotisme,  dit-on.  Expliquons-nous. 

Dans  des  temps  comme  ceux  où  nous  sommes,  les  événements  sortent  directe- 
ment des  mains  de  la  providence  avec  une  autorité  divine  et  irrésistible.  On  accepte 
le  despotisme  des  événements,  on  n'accepte  pas  le  despotisme  des  hommes.  Le 
despotisme  des  événements  se  traduit  par  ces  décrets  nécessaires  que  vous  votez 


FRAGMENTS  SANS  DATE.  531 

chaque  jour  dans  la  plénitude  de  votxc  légitime  souveraineté.  Rien  n'est  plus  eleve 
et  plus  juste  que  votre  souveraineté  qui  participe  à  la  fois  du  peuple  qui  vous 
investit  et  de  la  providence  qui  vous  conseille.  Mais  le  despotisme  des  hommes, 
même  les  meilleurs,  même  les  plus  honnêtes,  quoi  qu'on  fasse,  c'est  l'arbitraire, 
c'est  toujours  l'arbitraire,  ce  n'est  jamais  que  l'arbitraire,  et  sous  le  poids  de  l'arbi- 
traire la  liberté  obstinée  palpite  et  proteste  ! 


Dans  les  temps  où  nous  sommes  (quelles  que  soient  les  classifications  secon- 
daires qui  n'indiquent  que  des  nuances),  il  n'y  a  dans  l'Assemblée,  il  n'y  a  dans 
la  nation  que  deux  partis  :  le  parti  qvii  veut  la  révolution  française,  qui  la  veut 
dans  tous  ses  principes,  qui  la  veut  dans  toutes  ses  conséquences,  et  le  parti  qui  ne 
la  veut  pas. 


Il  n'est  pas  un  de  ces  zélateurs  du  passé,  pas  un!  qui,  s'il  sait  l'histoire,  voulût 
vivre  dans  une  autre  époque  que  celle  où  nous  vivons. 


Sans  doute,  et  c'est  pour  moi  plus  qu'une  conviction,  c'est  une  déduction  rigou- 
reuse et  mathématique,  l'avenir  vaudra  mieux  que  le  présent,  mais  le  présent  vaut 
mieux  que  le  passé. 

Oui,  ce  présent  que  vous  haïssez  vaut  mieux  que  ce  passé  que  vous  adorez! 


Un  jour  on  reconnaîtra  [que  l'hérédité  politique  n'avait  jamais  été  instituée  que 
pour  protéger  et  garantir  l'hérédité  sociale  dont  elle  est  à  la  fois  le  symbole  et  le 
boulevard. 


Une  loi  est  violée.  Vous  dites  :  bah!  c'est  peu  de  chose,  et  vous  évaluez  le  dégât. 
Quelques  centaines  de  francs!  Eh  bien!  on  les  payera!  Ne  criez  pas. 

C'est  là  une  mauvaise  et  fâcheuse  façon  de  comprendre  le  fait  et  de  raisonner. 

V)us  considérez  la  petitesse  du  dommage  matériel  et  vous  ne  considérez  pas  la 
grandeur  du  dommage  moral. 

\bus  voyez  le  carreau  cassé,  l'habit  déchiré,  les  quelques  écus  perdus,  moi  je  vois 
la  loi  violée. 


Prenez  garde,  il  y  a  une  pente,  et  vous  y  êtes,  et  vous  vous  y  endormez,  pente 
fatale  au  bas  de  laquelle  les  majorités  dans  les  Chambres  se  réveillent  minorités  dans 
le  pays. 


34- 


532  RELIQUAT.  —  II. 

Ceux-là  sont  faibles  qui  ont  pour  eux  le  nombre  et  contre  eux  le  droit. 


Le  parti  vainqueur  ne  vit  qu'à  la  condition  de  faire  ce  que  le  parti  vaincu  avait 
promis. 


La  clémence  est  conservatrice;  les  gouvernements  débonnaires  sont  les  gouverne- 
ments durables,  il  j  a  une  sorte  de  lien  mystérieux  entre  leur  mansuétude  et  leur 
longévité.  Tant  que  Louis-Philippe  a  fait  grâce,  il  est  resté  sur  le  trône  et  son  gou- 
vernement s'est  maintenu  18  ans;  8  mois  après  l'exécution  inattendue  du  malheureux 
Lecomte,  il  avait  cessé  de  régner  t^l 


Ah  !  vous  n'aurez  pas  raison  de  la  liberté.  C'est  une  étrange  citadelle  que  celle-là. 
Le  jour  où,  après  un  long  siège,  vous  l'avez  enfin  prise  d'assaut,  ruinée,  rasée, 
détruite,  elle  se  rebâtit  d'elle-même,  à  l'instant  même,  à  quelques  pas  plus  loin. 


Un  jour  viendra  où  les  assemblées  françaises,  rien  qu'en  jetant  les  yeux  sur  les 
exemples  que  nous  donnons  aux  autres  grands  peuples  libres,  reconnaîtront  qu'une 
foule  de  simplifications  pratiques  sont  possibles. 

Oui,  messieurs,  et  dès  à  présent,  réfléchissez-y,  grâce  à  l'extension  intelligente 
du  jury  et  des  justices  de  paix,  l'Angleterre  ignore  tous  les  rouages  si  compliqués 
et  si  onéreux  de  notre  justice,  nos  juges  d'instruction,  nos  procureurs  du  roi  ou  de 
la  république,  nos...  (ici  le  chifire)  parquets,  nos...  tribunaux  de  i'"^  instance,  nos 
27  cours  d'appel! 

Aucun  traitement,  hormis  le  traitement  du  Président  de  la  République  et  peut- 
être  des  ministres,  ne  doit  dépasser  l'indemnité  des  représentants  du  peuple. 


Le  vrai  est  insubmersible.  Vous  attachez  des  lois  de  plomb  au  droit  de  liège  ;  les 
lois  entraînent  le  droit,  il  disparaît.  Un  jour  l'attache  se  casse,  le  fil  qui  He  la  loi  au 
droit  pourrit,  les  lois  restent  au  fond  du  gouffre  et  le  droit  remonte  à  la  surface. 
Toujours  le  vrai  surnage. 


Trois  conditions  pour  attirer  les  colons  en  Afrique  : 
Sécurité.  —  Protection  militaire,  bien  traités,  etc. 

(^)  Choses  vues,  attentat  de  hecomte,  tome  I,  édition  de  l'Imprimerie  nationale. 


FRAGMENTS  SANS  DATE.  533 

Légalité.  —  Introduction  de  garanties  contre  l'arbitraire. 

Salubrité.  —  Dessèchements,  défrichements,  routes,  plantations,  etc. 


N'oublions  pas... 

Et  qu'enfin  si  illustres  et  si  radieuses  que  soient  ces  époques  mémorables,  c'est  en 
dehors  d'elles  que  se  sont  faites  les  plus  grandes  œuvres  du  génie,  —  oui,  les  plus 
grandes.  : —  C'est  en  dehors  d'elles  en  eftet,  c'est  en  dehors  de  ces  époques  consacrées 
où  des  préjugés  étroits  voudraient  nous  enfermer,  que  rayonnent  pour  toutes  les 
littératures  et  sur  tous  les  esprits,  la  Bible,  Homère,  Dante  et  Shakespeare,  ces 
quatre  grands  flambeaux  les  plus  lumineux  qui  aient  jamais  éclairé  la  pensée 
humaine. 


\fes  calomnies  sont  involontaires.  Vous  n'êtes  pas  places  où  il  faut  pour  bien  juger 
votre  temps  et  votre  pays.  Vous  vivez  avec  les  hommes  et  vous  trouvez  la  France 
petite  j  je  vis  avec  les  idées  et  je  trouve  la  France  grande. 


Prenez  la  question  par  les  grands  côtés,  non  par  les  petits.  Songez  que  vous  êtes 
la  France  et  que  c'est  vous  qui  menez  le  monde,  \byez  les  réalités.  Ne  vous  déchirez 
pas  pour  des  mots,  ne  vous  colletez  pas  pour  des  chimères.  L'amélioration  morale, 
intellectuelle  et  matérielle  de  tous,  que  ce  soit  là  le  but.  Qu[on  laisse  là  les  puérilités. 
Qu'on  ne  s'exagère  pas  l'importance  d'un  morceau  de  toile  rouge  ou  bleu  sur  les 
destinées  du  genre  humain.  Que  Jacques  appelle  Paul  de  l'appellation  qui  lui  plaît. 
Qu'on  ne  soit  pas  réactionnaire  pour  dire  monsieur  et  terroriste  pour  dire  citoyen. 
Monsieur,  mi  senior,  cela  veut  dire  mon  vieux.  Ne  faites  ni  la  république  des  ouvriers, 
ni  la  république  des  paysans,  ni  la  république  des  bourgeois,  faites  la  république  de 
tout  le  monde.  La  richesse  possible,  la  misère  impossible,  voilà  le  problème.  Tournez 
tous  les  progrès  vers  le  peuple.  Ayez  des  lois  d'équilibre  qui  empêchent  l'exploitation 
et  l'oppression.  Ayez  si  peu  de  gouvernement  qu'on  ne  sente  pas  l'impôt,  réduisez 
l'état  à  une  question  de  police j  résolvez  tout  par  le  sufiirage  de  tous.  Pas  de  guerre, 
pas  d'armée,  et  en  même  temps  ayez  des  arts,  ayez  de  grandes  villes,  soyez  plutôt 

Rome , 

Athènes  que  Pontoiscj  faites  la  république  de  la  civilisation. 


Et  savcz-vous  ce  qui  préoccupe  les  bons  citoyens,  ce  qui  préoccupe  les  esprits 
sérieux  dans  ces  éventualités  terribles,  ce  ne  sont  pas  tant  les  gouvernements  qui 
entrent  dans  les  prisons  d'état,  ce  sont  les  gouvernements  qui  en  sortent. 


Non,  je  le  répète,  personne  désormais  n'a  plus  rien  à  gagner  aux  révolutions,  de 
même  que  tout  le  monde  a  tout  à  gagner  au  progrès.  C'est  pour  cela  que  nous 


534  RELIQUAT.  —  IL 


libéraux 

démocrates 


démocrates 
VOUS  craignons  !  C'est  pour  cela  que  nous  voudrions  au  pouvoir  des  révolutionnaires 

qui  feraient  peut-être  du  progrès  et  non  des  réactionnaires  qui  feront  à  coup  sûr  des 


révolutions 


Le  peuple  en  ce  moment  prend  ses  flatteurs  pour  ses  amis  et  ses  amis  pour  ses 
ennemis. 


\bus  ne  regardez  qu'un  coin  dans  le  monde,  l'Europe,  un  coin  dans  l'Europe, 
la  France,  un  coin  dans  la  France,  Paris,  un  coin  dans  Paris,  votre  maison,  votre 
foyer,  votre  salon,  votre  groupe,  votre  esprit,  votre  cerveau.  Cela  vu,  vous  concluez. 
C'est  aller  trop  vite.  Ayez  des  idées  plus  générales.  C'est  l'état  moyen  de  la 
civilisation  totale  du  globe  qu'il  faut  considérer.  Autrement  la  cause  obscure  d'une 
foule  de  phénomènes  étranges  vous  échappe.  Chaque  siècle  a  son  milieu  particulier 
qui  lui  est  propre  et  qui  se  compose  du  progrès  des  uns  et  de  la  barbarie  des  autres. 
Ne  vous  imaginez  pas  que  l'état  sauvage  qui  occupe  encore  une  partie  du  monde, 
que  l'état  barbare  qui  occupe  une  autre  partie,  soient  des  faits  indifférents  à  vous 
peuples  policés,  et  ne  se  mêlent  pas  dans  une  certaine  mesure,  par  je  ne  sais  quelle 
influence  miasmatique  et  lointaine,  à  votre  progrès.  C'est  de  tout  cela  qu'est  laite 
l'atmosphère  que  vous  respirez.  Il  ne  vous  est  pas  donné  de  vous  y  dérober.  Cela  est 
fatal.  Les  mauvaises  forces  sont  des  forces,  et  neutralisent  mystérieusement  les 
bonnes.  De  certaines  choses  se  verront  tant  que  dans  de  certains  lieux,  même  les 
plus  reculés  et  les  plus  perdus,  de  certains  peuples  seront  dans  un  certain  état.  Les 
petites  pesanteurs  ne  doivent  pas  être  plus  négligées  par  le  philosophe  que  par  le 
mathématicien.  De  même  que  la  fourmi  pèse  sur  le  globe,  le  caraïbe  pèse  sur  la 
civilisation. 


Messieurs,  je  le  sais,  il  est  convenu  que  de  ce  côté,  nous  sommes  des  révolu- 
tionnaires, et  que  de  ce  côté,  vous  êtes  des  conservateurs.  Je  n'y  fais  nul  obstacle. 
Seulement  désormais,  il  faudra  changer  le  sens  des  mots  de  la  langue,  et  dans  le 
dictionnaire  de  l'Académie  on  devra  lire  ces  définitions  :  K^évolutionnaires ,  ceux  qui 
veulent  empêcher  les  révolutions.  Conservateurs,  ceux  qui  démolissent  tout. 


...  Cette  chambre  de  1815,  l'histoire  l'a  flétrie,  songez-y. 

Car  il  faut  bien  qu'on  le  sache,  même  à  cette  tribune,  où  la  liberté  est  sujette  à 
tant  d'entraves,  on  ne  peut  pas  toujours  dire  la  vérité  aux  assemblées.  Mais  ce  que 
la  tribune  ne  leur  dit  pas,  l'histoire  le  leur  dit. 

Oui,  —  et  vous  tous  qui  vous  intéressez  à  la  moralité  des  choses  humaines,  vous 
devez  être  hcureux'qu'il  en  soit  ainsi,  oui,  pour  punir  les  pouvoirs  coupables,  pour 


FRAGMENTS  SANS  DATE.  535 

châtier  les  assemblées  qui  ont  trahi  le  peuple,  violé  la  justice,  mutilé  le  droit, 
bâillonné  la  liberté,  il  j  a  une  vengeresse  toujours  debout  et  qui  tient  le  fer  rouge 
à  la  main,  c'est  l'histoire. 

—  Je  n'ai  point  à  expliquer  ni  à  rétracter  mes  paroles.  J'ai  énoncé  des  vérités  de 
l'ordre  absolu.  C'est  un  malheur  pour  qui  se  reconnaît  dans  cette  nature  de  miroirs. 

Mes  paroles,  je  le  déclare,  étaient  au  plus  haut  degré  impersonnelles.  Me 
rappeler  à  l'ordre,  ce  ne  serait  pas  rappeler  à  l'ordre  un  orateur,  ce  serait  rappeler  à 
l'ordre  une  vérité  générale,  ce  serait  rappeler  à  l'ordre  une  maxime  philosophique 
qui  a  traversé  cette  tribune. 

Je  n'ai  rien  à  dire  de  plus. 


Tenez,  messieurs,  je  vais  être  impartial. 

Savez-vous  quelle  est,  de  ce  côté,  notre  maladie?  c'est  l'utopie.  Et  savez- vous 
quelle  est  la  vôtre?  c'est  la  routine. 

L'utopie,  c'est  l'avenir  qui  s'eflForce  de  naître.  La  routine,  c'est  le  passe  qui 
s'obstine  à  vivre.  L'une  devance  son  heure,  l'autre  retarde  la  sienne. 

Eh  bien  !  j'aime  mieux  notre  maladie  que  la  vôtre. 

J'aime  mieux  les  douleurs  saines  et  fécondes  qui  accompagnent  la  création  de 
l'avenir  que  les  fièvres  lentes  de  l'agonie.  J'aime  mieux  le  mal  d'enfant  que  le  mal 
de  mort. 


Je  m'explique,  messieurs.  Certes,  il  y  a  un  malheur  dans  ce  temps-ci,  c'est 
qu'on  ait  tout  mis  dans  cette  vie.  C'est  qu'on  ait  retiré  au  malheureux  la  croyance 
à  un  meilleur  monde  qui  plaçait  l'espérance  hors  de  celle-ci,  qui  ajournait  à  la 
tombe  les  revendications  du  désespoir.  C'est  que  le  pauvre,  le  malheureux,  celui 
qui...  (développer)  n'ait  plus  dans  cette  vie  d'autre  horizon  que  sa  misère,  et  n'ait 
plus  dans  le  cœur  et  devant  les  yeux  d'autre  réalité  que  la  réalité  poignante  et 
abjecte  de  ce  monde  douloureux. 


Si  vous  m'ôtez  cela,  que  voulez-vous  qui  me  tente?  est-ce  d'être  propriétaire 
d'un  champ?  est-ce  de  marcher  ayant  sous  mes  pieds  de  la  terre  qui  est  à  moi? 
Hélas!  la  terre  qui  est  à  l'homme  n'est  pas  sous  la  semelle  de  ses  souliers,  mais  sous 
la  planche  de  son  cercueil. 


Ainsi  plus   d'avenir  pour  l'homme.  La  philosophie  le  lui  ôte  dans  le  ciel,  le 
socialisme  le  lui  ôte  sur  la  terre. 


536  RELIQUAT.  —  II. 

Certes,  c'est  pour  l'homme  politique  comme  pour  le  philosophe  une  route 
ténébreuse  et  difficile  que  celle  qui  aboutit  à  la  solution  de  tous  ces  sombres 
problèmes.  Mais  dans  cette  voie  obscure  nous  avons  beaucoup  de  choses  qui  nous 
éclairent.  Nous  n'y  avançons  pas  aussi  à  tâtons  que  vous  voulez  bien  le  dire.  Chacune 
de  vos  fautes  est  un  flambeau. 


Gouvernement  par  le  suflFrage  universel  direct.  Sur  la  motion  de  la  minorité, 
tiers  ou  quart  des  voix,  l'Assemblée  propose,  le  suffrage  universel  dispose.  —  Par 
oui  ou  non.  —  Grande  et  solennelle  discussion  préalable  à  la  tribune.  —  Toutes  les 
grandes  questions  décidées  ainsi.  —  Une  seule  exception  : 

Ne  pourra  être  soumise  au  sufeage  universel,  et  par  conséquent  à  aucun  pouvoir 
quel  qu'il  soit,  aucune  question  pouvant  entraîner  soit  des  peines  sans  jugement 
contre  des  personnes  déterminées,  soit  la  dépossession  matérielle  et  directe  et  sans 
indemnité  d'une  classe  de  citoyens. 


Qu'été  s- vous.?  étes-vous  une  majorité  compacte,  une,  unie,  ayant  une  idée,  un 
dogme,  un  principe,  un  but,  un  drapeau?  Non!  vous  êtes  une  sorte  de  parti 
multiple  et  hybride,  un  parti  d'expédient  gouverné  par  trois  hommes,  c'est-à-dire 
une  hydre  à  trois  têtes  ;  trois  têtes  qui  se  dévoreraient  ou  pour  mieux  dire  qui  se  sont 
déjà  dévorées  —  mordues  du  moins. 


Il  y  a  en  Europe  des  gouvernements  sbires,  des  gouvernements  gendarmes,  des 
gouvernements  geôliers,  mais  il  y  a  un  peuple  libérateur.  Un  de  ces  jours,  avant 
peu,  demain  peut-être,  on  le  verra! 


La  raison,  la  philosophie,  la  vérité,  la  liberté,  l'égalité,  la  fraternité,  sont  des 
flambeaux. 

Les  choses  que  les  gouvernements  refusent  de  lire  à  la  lumière  de  ces  flambeaux, 
ils  sont  forcés  de  les  épeler  plus  tard  à  la  clarté  des  incendies. 


Ah!  dans  la  splendeur  de  cette  gloire  intellectuelle  toujours  rajeunie  et  toujours 
agrandie  depuis  trois  siècles,  que  la  France  oublie  les  misères  de  la  politique.  La 
grandeur  de  ses  penseurs  a  de  quoi  la  consoler  de  la  petitesse  de  ses  gouvernants. 


\^us  êtes  armés  d'une  façon  qui  m'est  suspecte,  le  fourreau  s'appelle  la  République, 
mais  l'épée  s'appelle  la  monarchie. 


'FRAGMENTS  SANS  DATE.  537 

Les  assemblées  délibérantes  perdent  leur  dignité  dans  le  tumulte.  C'est  un 
malheur  pour  elles  quand  la  lutte  des  poumons  j  remplace  la  lutte  des  raisons,  de 
telle  sorte  qu'un  orateur  qui  a  de  mauvaises  raisons  et  de  bons  poumons  l'emporte 
sur  un  orateur  qui  n'a  que  de  bonnes  raisons  et  des  poumons  médiocres. 


Le  moment  est  venu  de  montrer  au  peuple  quels  sont  ses  véritables  amis.  Il 
choisira  entre  vos  adversaires  et  vous.  Vos  adversaires  voulaient  lui  prodiguer  les 
bouleversements,  vous  lui  prodiguerez  les  améliorations.  Et  savez-vous  ce  que  vous 
ferez  en  agissant  ainsi?  Vous  anéantirez  les  griefs  qu'on  exploite,  les  souffrances 
qu'on  change  en  colères,  vous  abolirez  ces  misères  populaires  dont  on  fait  sortir  les 
calamités  sociales.  Vbus  détruirez  le  principe  même  du  désordre.  Sans  doute  les  lois 
de  compression  sont  efficaces.  Je  crois  à  leur  utilité  momentanée  comme  je  crois, 
passez-moi  cette  comparaison  triviale,  comme  je  crois  à  l'excellence  de  la  camisole 
de  force  pendant  la  fièvre  chaude,  mais  une  fois  l'accès  passé,  quand  la  fièvre 
commence  à  se  calmer,  les  lois  dures  doivent  s'eflfecer  devant  les  lois  sympathiques, 
les  lois  de  compression  doivent  disparaître  par  degrés  et  faire  place  aux  lois  d'organi- 
sation. De  cette  façon,  ce  ne  sont  pas  seulement  des  troubles  du  présent  que  l'on 
comprime,  ce  sont  les  révolutions  de  l'avenir  que  l'on  étouffe.  Messieurs,  quel  est 
le  meilleur  adversaire  de  l'esprit  de  révolution?  est-ce  l'esprit  de  compression  ?  l'esprit 
de  répression?  l'esprit  de  sévérité?  Non,  messieurs,  c'est  l'esprit  de  progrès. 

Et  savez-vous  pourquoi?  c'est  que  l'esprit  de  révolution,  c'est  le  désordre,  et  que 
le  progrès,  c'est  l'ordre  vivant. 

Les  révolutions  promettent  et  mentent.  Le  progrès  tient  parole. 


Dans  un  temps  donné,  le  grand  jour  se  fera,  tous  les  contresens  s'évanouiront, 
toutes  les  anomalies  disparaîtront.  L'esclavage,  par  exemple,  disparaîtra  des  États-Unis. 
Car  il  faut  bien  que  cette  grande  et  illustre  République,  notre  sœur,  un  peu  plus 
même,  le  sache  et  le  sache  de  nous.  L'esclavage  chez  elle,  c'est  le  déshonneur  pour 
elle.  C'est  une  insolence  du  vieil  esprit  de  tyrannie  d'être  ainsi  venu  s'installer  au 
cœur  de  cette  jeune  nation  libre.  Chaque  fois  qu'aux  Etats-Unis  un  homme  vend 
ou  achète  un  homme,  c'est  l'esprit  du  vieux  temps,  c'est  le  passé  qui  se  dresse  en 
face  de  cette  jeune  République  et  qui  la  soufflette. 


A  moins  de  démentir  l'histoire,  et  l'histoire  la  plus  récente,  l'histoire  d'hier,  à 
moins  de  repousser  l'expérience  de  nos  soixante  ans  de  révolution  écrite  page  à  page 
dans  les  souvenirs  de  quatre  générations  encore  debout,  à  moins  de  fermer  les  yeux 
aux  faits  les  plus  éclatants,  vous  ne  pouvez  pas  nier  que  la  justice  politique,  si  haut 
placée  qu'on  la  fasse,  si  intègres  qu'en  soient  les  dépositaires,  vous  ne  pouvez  pas 
nier  que  la  justice  politique  ne  soit  trop  souvent  à  la  merci  du  parti  qui  triomphe. 
Et  remarquez-le  bien,  ce  n'est  pas  la  justice  d'un  parti  que  j'accuse,  c'est  la  justice 
de  tous  les  partis.  Et  savez-vous  par  qui  je  la  lais  condamner?  par  la  conscience  de 
tous  les  hommes. 


533  RELIQUAT.  —  II. 

Sachez-le  bien,  vous  êtes  les  hommes  de  l'immobilité,  vous  avez  pu  avoir  raison 
contre  les  hommes  du  bouleversement,  mais  vous  n'aurez  pas  raison  contre  les 
hommes  du  progrès. 


Il  faut,  passez-moi  l'expression,  qu'un  gouvernement  fasse  de  la  poésie  ou  de  la 
prose.  Henri  IV,  Richelieu,  Louis  XIV,  Napoléon,  faisaient  de  la  poésie  à  ce  qu'il 
paraît.  V)us  n'avez  pas  voulu  en  faire  !  "Vbus  avez  voulu  faire  de  la  prose.  La  voilà. 
Elle  n'est  pas  belle. 

Il  était  réservé  aux  soi-disant  défenseurs  de  l'ordre  d'essayer  de  mettre  en  désaccord 
ces  deux  autorités  sacrées,  le  Père  et  le  Juge,  de  telle  sorte  qu'il  y  aurait  d'un  côté 
le  juge  qui  dirait  :  vous  avez  tort,  et  de  l'autre  le  père  qui  dirait  :  tu  as  raison! 

Permettez-moi  de  vous  le  dire,  quel  que  fût  le  choix  de  la  conscience  de  l'accusé 
dans  une  telle  situation,  il  serait  regrettable,  ou  il  froisserait  la  loi  humaine  qui 
veut  qu'on  respecte  le  juge,  ou  il  offenserait  la  loi  divine  qui  veut  que  le  père  soit 


Un  jour  à  cette  tribune,  à  propos  du  maréchal  Bugeaud,  M.  de  Montalembert 
vous  a  cité  de  la  littérature  des  Marats  rouges.  Permettez-moi,  à  mon  tour,  de  vous 
citer  de  la  littérature  des  Marats  blancs. 


Ouvrez  l'histoire  et  voyez,  et  d'après  le  passé,  concluez  l'avenir.  La  guerre 
d'homme  à  homme  a  disparu,  la  guerre  de  famille  à  famille  a  disparu,  la  guerre  de 
tribu  à  tribu  a  disparu,  la  guerre  de  ville  à  ville  a  disparu,  la  guerre  de  province  à 
province  a  disparu.  Il  ne  reste  plus  que  la  guerre  de  nation  à  nation.  La  guerre  de 
nation  à  nation  disparaîtra! 

Nous  touchons  au  dernier  chaînon  de  la  chaîne.  Le  dernier  terme  de  cette  loi 
fatale,  ce  sera  la  guerre  de  continent  à  continent.  Il  y  aura  des  choses  terribles  sur 
les  mers,  des  générations  s'y  engloutiront,  puis  la  réconciliation  des  continents  se 
fera  comme  se  seront  faites  toutes  les  autres  réconciliations,  et  le  majestueux  rayon- 
nement de  la  paix  universelle  apparaîtra. 


Le  grand  péril  et  le  grand  problème  de  la  situation  actuelle,  c'est  la  vieillesse  des 
choses  aux  prises  avec  la  nouveauté  des  idées. 


Que  voulez-vous  fonder?  un  gouvernement  dur,  inflexible,  rude,  grossier,  stérile, 
fait  pour  porter  des  chaînes  et  des  carcans,  hideux,  mort,  auquel  on  pourra  her  le 
peuple,  il  est  vrai,  mais  à  la  condition  de  le  garrotter?  ou  un  gouvernement  vivant, 
profond,  sorti  des  entrailles  du  peuple  et  y  tenant,  utile,  libre,  fécond,  florissant, 
ayant  de  vastes  racines  et  un  vaste  feuillage,  un  gouvernement  auquel  nous  donnerons 


FRAGMENTS  SANS  DATE.  539 

tous  de  la  sève  et  qui  nous  donnera  à  tous  de  l'ombre?  Choisissez.  "V^us  voulez  planter 
quelque  chose  dans  le  sol  en  ce  moment.  Est-ce  un  poteau.?  est-ce  un  arbre.?  Si  c'est 
un  poteau,  c'est  bien 5  prenez  la  massue  et  le  merlin,  allez,'  enfoncez,  redoublez  les 
coups,  frappez  à  tour  de  bras.  Si  c'est  un  arbre,  doucement! 

En  ce  moment,  vous  confondez  ces  deux  choses  si  diflFérentes,  planter  un  poteau, 
planter  un  arbre.  Vous  essayez  de  planter  l'arbre  à  coups  de  massue. 


Messieurs,  j'ai  pour  toutes  les  nations  un  respect  profond,  et  ce  respect  est 
volontiers  d'autant  plus  grand  que  le  peuple  est  plus  petit.  Je  ne  parlerai  donc 
jamais  qu'avec  la  plus  sincère  sympathie  de  ce  sage  et  courageux  peuple  belge  qui 
maintient  avec  tant  de  dignité  sa  délicate  et  difficile  neutralité.  Mais  enfin  il  faut 
bien  que  je  le  dise,  nous  sommes  dans  une  autre  situation  intellectuelle  et  morale 
que  le  peuple  belge.  La  France  a  devant  la  civilisation  une  autre  responsabilité  que 
la  Belgique. 

Nous  avons  à  défendre,  nous,  contre  les  empiétements  de  l'esprit  clérical,  une 
nationalité  considérable,  amie  de  tous  les  peuples,  suspecte  à  toutes  les  puissances, 
une  nationalité  redoutée,  jalousée,  qui  a  lutté  contre  dix  coaHtions,  qui  a  tenu 
l'Europe  en  échec,  qu'on  n'ose  plus  attaquer  de  front,  mais  qu'on  pourrait  miner 
souterrainement  et  qui  pourrait  être  envahie  par  la  ruse  après  avoir  vaincu  des  armées. 
Or,  une  telle  nationalité  est  une  immense  gloire,  nous  avons  à  la  défendre.  Nous 
avons  à  défendre,  contre  l'esprit  clérical,  l'esprit  du  dix-neuvième  siècle,  l'esprit 
français,  l'esprit  libre.  Nous  avons  à  défendre,  contre  la  réaction  des  idées  bigotes, 
toutes  les  grandes  œuvres  de  nos  pères,  ce  magnifique  travail  du  génie  français  qui  a 
produit  l'adoucissement  des  mœurs,  Pascal,  Molière,  Montesquieu,  Jean-Jacques! 
Nous  avons  à  défendre  "Vbltaire  contre  Loyola!  Nous  avons  à  défendre  contre  ces 
catholiques  qui  sont  catholiques  au  point  de  n'être  plus  chrétiens,  la  liberté,  la 
pensée,  la  conscience,  la  science,  les  arts,  les  lettres,  les  grands  principes  dégagés 
par  nos  révolutions,  nous  avons  à  défendre  contre  cet  esprit  clérical  le  dépôt  sacré 
de  tous  les  progrès  qui  est  dans  les  mains  de  la  France,  notre  mission  parmi  les 
peuples,  notre  rayonnement  parmi  les  intelligences,  notre  initiative  en  civilisation, 
Paris  qui  a  succédé  à  Rome,  l'émancipation  fiiture  des  nationalités  souflFrantes, 
l'avenir,  en  un  mot,  les  intentions  de  Dieu  même  sur  le  genre  humain! 

\bilà  ce  que  nous  avons  à  défendre  contre  les  empiétements  de  l'esprit  sacerdotal. 
L'esprit  clérical  veut  étouffer  ce  que  nous  voulons,  ce  que  nous  devons  faire 
rayonner.  Je  le  répète,  la  France  a  devant  la  civilisation  universelle  une  autre 
responsabilité  que  la  Belgique.  La  Belgique  éteinte,  c'est  la  nuit  sur  la  Belgique. 
La  France  éteinte,  c'est  là  nuit  sur  le  monde  (^J. 


Ce  qu'il  faut  faire?  Il  faut  aimer  tendrement  le  peuple  et  profondément  la  France. 
H  faut  la  fierté  vis-à-vis  de  l'Europe  et  la  fraternité  entre  nous.  Pas  de  luttes,  pas 
de  haines,  pas  de  défiances,  pas  de  guerres  civiles.  Qu'on  sente  toujours  notre  épce 


('^  Manuscrit. 


540  RELIQUAT.  —  II. 

au  dehors  et  qu'on  ne  la  sente  jamais  au  dedans.  Il  faut  vouloir  toutes  les  grandes, 
vraies  et  bonnes  choses  sans  leur  excès  qui  est  en  même  temps  leur  négation,  l'ordre 
sans  l'immobilité,  le  pouvoir  sans  l'arbitraire,  la  démocratie  sans  la  démagogie.  Le 
peuple  toujours,  la  populace  jamais. 

Et  pour  moi  il  y  a  de  la  populace  en  haut  comme  en  bas.  Celle  d'en  haut  est  la  pire. 

Entre  ceux  qui  veulent  le  bouleversement  où  l'on  meurt,  et  ceux  qui  veulent  la 
stagnation  où  l'on  pourrit,  levons  résolument  le  drapeau  du  progrès.  Malheur  à  qui 
recule  comme  à  qui  précipite!  Avançons  d'un  pas  mesuré  et  sûr  vers  ces  deux 
grands  buts  qui  se  confondent,  la  création  du  bien-être  populaire,  l'accroissement 
de  la  puissance  nationale.  Rejetons  tout  ce  qui  est  mauvais,  triste,  violent,  odieux, 
sanglant,  fatal,  dans  le  passé.  Ni  93,  ni  i8ij.  Soyons  les  hommes  de  l'avenir! 


Tous  les  rois  de  l'Europe  ont  sous  leurs  yeux,  devant  les  fenêtres  de  leur  palais, 
deux  choses  :  des  fleuves  qui  s'en  vont  vers  l'océan  et  des  peuples  qui  s'en  vont 
vers  la  démocratie.  Qu'ils  le  sachent  bien,  il  n'est  pas  plus  en  leur  pouvoir  d'arrêter 
les  peuples  que  d'arrêter  les  fleuves!  Il  faudrait  refaire  la  forme  de  la  terre  pour  cela! 

Il  faudrait  changer  les  pentes,  les  inclinaisons,  les  attractions,  les  lois  de  gravita- 
tion des  esprits,  les  versants  de  l'humanité. 

Et  pour  faire  une  telle  chose  il  ne  suffirait  pas  d'un  grand  génie,  il  faudrait 
encore  un  grand  impie. 

Au  besoin  on  trouverait  l'impie,  mais  où  trouvera-t-on  le  grand  génie.? 

Je  sais  que  la  démocratie  a  contre  elle  un  despote,  un  despote  formidable  qui 
peut  mettre  en  mouvement  dix  rois  et  quinze  cent  mille  bayonnettes  et  qui 
s'appelle  l'empereur  Nicolas,  mais  je  sais  aussi  qu'elle  a  pour  elle  un  autre  despote 
qui  s'appelle  Dieu! 

(Mettre  ici  les  dix  lignes  sur  le  progrès  :  qui  sommes-nous  pour  nous  y  opposer, 
etc.  Et  continuer.  (^)). 

Vous  ne  le  voudrez  pas,  vous  voudrez  rester  d'accord  avec  vous-mêmes,  avec 
l'esprit  de  ce  grand  siècle,  avec  le  génie  de  cette  grande  nation  qui  depuis  qu'elle 
a  donné  le  signal  de  la  marche  aux  autres  peuples,  va  toujours  en  avant,  jamais  en 
arrière!  Qui  sommes-nous,  mon  Dieu!  pour  faire  obstacle  à  la  civilisation,  à  la 
philosophie,  à  l'adoucissement  des  mœurs,  à  la  mansuétude  des  esprits,  à  ce 
magnifique  courant  d'idées,  d'événements,  d'intelligences,  de  forces  mystérieuses, 
de  faits  providentiels  mêlés  aux  faits  humains,  qu'on  appelle  le  progrès,  courant  qui 
soutient  ceux  qui  le  suivent,  mais  qui  brise  ceux  qui  lui  résistent.  Qui  sommes- 
nous?  tout  par  lui,  rien  contre  lui. 

Avant  un  siècle,  avant  un  demi-siècle  peut-être,  je  vous  annonce  cette  bonne 
nouvelle,  il  y  aura  dans  le  monde  une  grande  chose  qu'on  nommera  les  États-Unis 
d'Europe. 

Et  qui  fera  face,  d'un  continent  à  l'autre,  à  cette  autre  grande  chose  qu'on 
nomme  les  Etats-Unis  d'Amérique. 

(>)  Nous  avons  retrouva  ces  dix  lignes,  nous  les  publions  k  la  suite. 


NOTES 


DE    CETTE    EDITION 


LE    MANUSCRIT    D'AVANT   L'EXIL. 


11  y  a  pour  l'ensemble  de  cette  œuvre  :  Avant,  Tendant,  Depuis  l'exil,  sept  gros 
volumes  manuscrits;  indépendamment  du  texte  publié,  chacune  de  ces  trois  divi- 
sions comprend  un  volume  spécial  de  Reliquat  et  Documents;  pour  la  dernière 
division  :  Depuis  l'exil,  les  documents  sont  si  nombreux  et  le  Reliquat  si  important 
qu'ils  ont  nécessité  un  septième  volume. 

De  la  partie  :  Avant  l'exil,  nous  ne  possédons  que  fort  peu  de  texte  publié, 
seuls  les  manuscrits  de  l'Introduction  :  he  Droit  et  la  Loi  et  les  discours  académiques 
sont  complets,  puis  nous  ne  trouvons  plus  que  quelques  brouillons,  quelques 
fragments  de  discours;  plus  des  trois  quarts  du  manuscrit  sont  occupés  par  des 
variantes,  des  documents  qui  auraient  grossi  démesurément  le  volume  spécial  de 
Reliquat. 

La  note  de  l'éditeur,  placée  en  tête  du  livre  :  Avant  l'exil,  n'est  pas  au  manuscrit. 
L'original ,  de  la  main  de  Victor  Hugo ,  est  dans  le  volume  d'épreuves  que  possède 
la  Maison  de  Victor  Hugo. 

Deux  pages  où  le  titre  se  répète. 


LE  DROIT  ET  LA  LOI. 


Sous  le  titre  de  l'introduction ,  cette  note  : 

(Il  manque  les  pages  de  la  fin  qui  ont  été  soustraites  à  l'imprimerie.) 
Ces  pages  ont  été  retrouvées.  On  lit  aux  feuillets  12,  17,  25,  34  et  38,  les  noms 
des  compositeurs  et  l'une  des  pages  porte  ce  cachet  :  Reçu  le  20  mai  1875. 

Feuillet  5.  — Le  début  primitif ,  plus  condensé  que  dans  le  texte  publié,  se  trouve, 
rayé,  dans  la  première  moitié  et  dans  la  marge  de  cette  page.  L'enchaînement  se 
faisait  ainsi  :  La  convention,  en  créant  l'Institut,  avait  la  vision,  confuse,  mais  prof  onde , 
de  l'avenir.  Le  Droit  et  la  Loi ,  telles  sont  les  deux  forces. 

Tout  ce  premier  début  est  rayé. 

Les  quatre  derniers  alinéas  du  premier  paragraphe  ont  été  ajoutés  sur  les  épreuves. 

Feuillet  9.  —  En  marge  et  au  bas,  un  important  ajouté  allant  de  ces  mots  : 
Propriété  nationale  jusqu'à  :  ceft  Ih  qu'au  milieu  des  rayons  et  des  roses ...  Le  tout  est  rayé 
et  recopié,  légèrement  modifié  et  augmenté,  sur  les  deux  pages  suivantes  (feuillets  10 
et  II).  Deux  détails  sont  supprimés  dans  la  version  définitive  :  aux  noms  de 
Torquemada  et  de  Joseph  de  Maistre,  était  joint  celui  de  Pie  V.  Plus  loin,  en 
parlant  du  plus  jeune  des  trois  frères  «qui  était  encore  un  enfant»,  le  texte  rayé 
ajoute  :  Les  deux  aînés  l'appelaient  «le  mioche». 


544       ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL 

Feuillet  12.  —  Nouvelles  ratures  recopiées  au  feuillet  suivant  avec  quelques  inter- 
versions. Au  verso,  note  sur  le  livre  de  M°"  Victor  Hugo  : 

IJictor  Hugo  raconté. 

Ce  livre,  si  sincère  et  si  élevé,  est  habituellement  très  exact.  Pourtant,  comme 
toute  histoire,  il  contient  ça  et  là,  notamment  sur  le  fait  Lahorie,  des  détails  erronés, 
dont  quelques-uns  sont  rectifiés  ici. 

Feuillet  16.  —  Sous  le  nom  de  Lucotte,  on  lit  celui-ci  :  BeUavene. 

Feuillet  21-22.  —  Les  deux  dernières  lignes  du  feuillet  21  et  toute  la  marge  du 
feuillet  22  répètent  une  partie  du  paragraphe  IV,  depuis  ces  mots  :  £«  dehors  de  la 
religion  qui  eJf  une  jusqu'à  :  il  a  séjourné  dans  les  milieux  d'idées  les  plus  divers.  Tout  ce 
texte  est  rayé. 

Feuillet  23.  —  V)ici  le  début,  rayé,  du  paragraphe  VI  : 

En  1848 ,  jeté  dans  des  faits  inattendus,  en  présence  d'un  gouvernement  militaire  où  il  ne 
pouvait  reconnaître  un  gouvernement  démocratique ,  il  se  retrancha  dans  la  liberté,  et  attendit. 

Feuillet  25.  —  Tout  le  début  du  paragraphe  VII  jusqu'à  ces  mots  :  C'est  une  vie 
violente. . .  tient  dans  la  marge. 

Feuillet  27.  —  Le  passage  où.  l'appellation  :  Napoléon  le  petit  est  citée  est  ajouté 
jusqu'à  :  Etre  un  contre  tous,  cela  est  quelquefois  laborieux. 
La  seconde  moitié  de  la  page  est  rayée  et  développée  en  marge. 

Feuillet  28.  —  Un  jour,  un  célèbre  ministre  anglais...  Le  nom  est  rayé  :  lord 
Wellin^on. 

Feuillet  29.  —  Note  de  Victor  Hugo  signalant  à  l'imprimeur  l'intercalation  des 
paragraphes   IX,  X,  XI  et  XII. 

Feuillet  31.  —  Au  chapitre  IX,  le  portrait  de  l'un  des  représentants  tenait  en 
deux  lignes  rayées  : 

Cet  autre,  ancien  héros  déformé,  qui  aprh  avoir  (té  presque  Achille,  était  devenu  presque 
Thersite.  Une  variante  en  marge  le  montre  :  général  devant  Abd-el-Kader,  caporal 
derrière  FaUoux,  coquin  et  henêt. . . 

Feuillet  35-36.  —  Changement  d'écriture  pour  le  onzième  paragraphe,  intercalé, 
qui  semble  antérieur  au  reste  de  l'Introduction.  Ce  chiffre  XI  se  répète  au  paragraphe 
suivant,  ce  qui  produit  un  décalage  dans  le  numérotage. 


LE  MANUSCRIT.  545 

Feuillet  37.  —  Plusieurs  ajoutés  en  marge,  dont  le  dernier  remplace  ces  lignes 
biffées  :  Hélas!  les  exilés,  les  transportés,  les  déportés,  ces  damnés  faits  par  l'homme. . . 

Au  verso,  passage  rayé  et  repris  au  paragraphe  V. 

Feuillet  38.  —  Quelques  lignes  rayées  :  Hier  encore  on  en  était  à  la  menace  universelle. 
Nous  sortons  d'un  temps  d'angoisse  où,  sans  que  personne  fût  méchant,  quiconque  semblait  bon 
était  suSpeél.  On  montrait  le  poing  à  la  compassion.  On  jetait  des  pierres  aux  ramasseurs  de 
blessés,  et,  avoir  pitié  des  vaincus,  c'était  monftrueux.  ha  viBoire  n'admettait  qu  elle-même. 
(Quiconque  conseillait  la  miséricorde  faisait  horreur.  Trille  sort  du  bon  conseil.  Persécuté,  oui; 
suivi,  non. 

Au  bas  de  la  page ,  Victor  Hugo  a  rappelé  l'attaque  dont  sa  maison ,  place  des 
Barricades,  avait  été  l'objet  : 

Anniversaire  du  fait  de  Bruxelles,  nuit  du  27  mai  1871. 

Paris,  27  mai  1875. 

Feuillet  38'".  —  Titre  du  livre  et  sommaire. 


ACADEMIE. 

Sur  la  première  page  de  la  chemise  qui  contenait  autrefois  les  discours  prononcés 
à  l'Académie,  Victor  Hugo  a  écrit  : 

Académie. 
Discours. 

Ce  dossier  contient  : 

1°  Lemercier  (ma  réception). 

2"  Campenon  (Saint-Marc  Girardin). 

3°  Cas.  Delà  vigne  (Sainte-Beuve). 

En  outre  : 

1°  La  copie  de  plusieurs  des  passages  restés  inédits  (  Campenon  j. 

2°  La  copie  du  dise,  sur  C.  Delav.  avec  quelques  passages  de  ma  main. 

Enfin  des  exemplaires  imprimés. 

Essentiel.  Dans  tous  ces  discours  des  passages  importants  sont  restés  inédits,  et  sont 
marqués  sur  les  manuscrits. 

ACTES    ET    PAROLES.    I.  3J 


546        ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL 


DISCOURS  DE  RECEPTION. 


Feuillet  49.  —  À  la  première  page  de  la  chemise  qui  contenait  le  discours  de 
réception,  un  rébus  dont  voici  la  reproduction  : 


^/ 


^^  Oi^z^ 


Puis  une  recommandation  : 

Note  essentielle, 

À  insérer  dans  le  T.  de  p.  '^^  les  passages  marqués  à  l'encre  rouge. 

Victor  Hugo  n'avait  pu  prévoir  cette  édition  où  les  inédits  viendraient  compléter 
l'œuvre  déjà  publiée  et  voulait  sauver  de  l'oubli  ces  passages.  On  les  a  lus  au 
Reliquat. 

Ce  discours,  daté  en  tête  29  mars  1841,  comprend  trente-et-un  feuillets  remplis  au 
recto  et  au  verso;  il  est  paginé  par  Victor  Hugo  en  lettres  alphabétiques  de  A  à  O, 


C  Toi  de  Pierres  dont  une  partie  a  déjk  été  publiée  dans  Littérature  et  Philosophie  mêlées  et  dans 
PoHScriptum  de  ma  vie,  édition  de  l'Imprimerie  nationale. 


LE  MANUSCRIT.  547 

avec  trois  pages  intercalées,  feuillets  48,  49,  50,  sur  la  résistance  opposée  à  l'empe- 
reur par  «six  poètes». 

Dès  la  première  page  un  signe  nous  renvoie  à  une  modification  en  marge,  rem- 
plaçant ces  deux  lignes  rayées  : 

Tout  en  lui  faisait  éclater  le  choix  palpahle  et  imme'diat  de  la  providence. 

Feuillet  48,  verso.  —  En  face  de  ces  mots  :  À  Dieu  ne  plaise  que  je  prétende. .  . 
on  lit  :  Repris  le  p  avril;  puis,  en  marge,  un  important  développement  prenant  à  ce 
passage  :  Qui  suis-je  d'ailleurs. . . 

Feuillet  54.  —  Passage  rayé  en  partie  :  C'est  à  mon  sens,  une  volonté  de  la 
Providence  que  la  France,  devinée  entre  tous  les  peuples  à  la  domination  en  temps  de  guerre 
et  à  l'initiative  en  temps  de  paix,  ait  toujours  à  sa  tête .  . . 

Feuillet  55.  —  En  marge  quelques  lignes  entourées  formant  variante  sur  l'ombre 
que  font  sur  le  genre  humain  les  révolutions  :  Cette  obscurité  momentanée  descend 
d'en  haut.  Quand  le  Seigneur  étend  sa  droite  sur  un  peuple,  on  ne  voit  pas  sa  main, 
mais  on  en  voit  l'ombre. 

Feuillet  56,  verso.  —  Toute  la  partie  sur  Agamemnon  est  en  marge. 

Feuillets  63,  verso,  et  64.  —  Le  texte  sur  les  tragédies  de  Lemercier,  interdites  ou 
suspendues,  est  rayé  et  modifié  en  marge. 

Feuillet  68,  verso.  —  Deux  lignes  inédites  en  marge  :  Partout  où  on  lit  Corneille 
et  Molière,  la  France  est  là,  la  France  domine,  la  France  règne. 

Feuillet  71,  recto  et  verso.  —  Passage  entouré.  Victor  Hugo  a  écrit  en  travers  des 
pages  :  F^mployé. 

Feuillet  72.  —  En  marge,  tient  le  tableau  que  Victor  Hugo  trace  de  l'influence 
de  l'Académie  sur  la  civilisation. 

Feuillet  73.  —  À  la  fin  la  date  16  avril.  Deux  reprises,  indiquées  par  un  trait, 
aux  feuillets  60  et  68. 

Feuillets  73""'  et  73'".  —  Deux  pages  détachées  qui  font  double  emploi  avec  les 
feuillets  55  et  57. 

Feuillets  74  et  74'"'.  —  Sur  le  premier,  Victor  Hugo  a  écrit  :  Utile.  Les  accolades  sont 

inédites.  Sur  le  second  :  Copie  de  plusieurs  des  passages  reliés  inédits. 
Cette  copie,  faite  par  M"'  Drouet,  occupe  les  feuillets  74*"  à  76*"*  : 
Au  début  des  notes  qui  suivent  le  texte  (V Avant  l'exil^  nous  trouvons  quelques 

remarques  sur  Lemercier  : 

Choses  (jiie  je  ne  dirai  pas. 

M.  Lemercier.  —  Sorte  de  modestie  hautaine.  —  Ne  parlait  jamais  de  lui  ni  des 
autres. 

Sa  plénitude  de  lui-même  ne  se  révélait  que  par  l'impossibilité  d'admettre  autrui. 

35- 


548        ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

M.  Lemercier  dès  l'enfance  avait  été  atteint  d'une  hémiplégie.  Il  avait  la  moitié 
du  cerveau  et  du  corps  paralysée.  Il  arrivait  souvent  que  la  mauvaise  moitié  de  son 
cerveau  s'obstinait  à  vouloir  travailler  aux  ouvrages  de  la  moitié  saine.  La  moitié 
saine  avait  l'idée,  la  moitié  infirme  faisait  le  style. 

M.  Lemercier  n'a  jamais  pu  se  débarrasser  de  ce  collaborateur  qu'il  portait  en  lui 
et  qui  a  écrit  presque  tous  ses  ouvrages. 

Au-dessus    de    la    nomenclature    des    œuvres   de   Lemercier,    ces  réflexions    : 

Beaumarchais  pour  éditeur. 

Lemercier  l'aimait  tant  qu'il  n'a  pas  fait  une  seule  épigramme  contre  lui. 
Une  sorte  de  modestie  hautaine  :  je  suis  aussi  las  de  mon  beau  caractère  que  de 
ma  tragédie  ^ Agamemnon. 

C'est  une  gloire  pour  Louis  XIV  d'avoir  laissé  la  liberté  du  théâtre  à  Molière,  et 
une  tache  pour  Napoléon  de  l'avoir  ôtée  à  Lemercier. 

RÉPONSE  AU  DISCOURS  DE  M.  SAINT-MARC  GIRARDIN. 

Feuillet  77.  —  En  tête  du  discours  paginé  par  Victor  Hugo  de  A  à  H  et  écrit  au 
recto  et  au  verso ,  la  date  4  'janvier ;  puis  cette  note  : 

Les  passages  reliés  inédits  sont  marqués  d'une  double  ((.  Très  importants. 
Le  début  du  discours  diffère  légèrement  du  texte  publié  : 

Au  moment  où  j'élève  la  voix  dans  cette  enceinte  pour  répondre  à  vos  élégantes  et 
ingénieuses  paroles,  il  m'est  impossible  de  maîtriser  une  profonde  et  douloureuse 
émotion.  Pardonnez-la  moi.  Monsieur,  pardonnez-moi  si  le  premier  mouvement  de 
ma  pensée  ne  se  porte  pas  d'abord  vers  vous . . . 

Feuillet  77,  verso.  —  Quelques  modifications  ou  suppressions  dans  le  texte  sur 
Villemain;  la  première  se  lit  après  ces  mots  :  pour  qu'ils  laissent  leur  tâche 
inachevée. 

La  providence  nous  le  rendra,  soyez-en  sûrs,  parce  que  beaucoup  de  choses  en  ce 
monde  ont  encore  besoin  de  lui 5  parce  qu'il  manque  aux  lettres,  au  progrès  des 
esprits,  à  la  pensée  publique,  au  gouvernement  de  l'état,  —  surtout,  parce  qu'il 
manque,  hélas  !  à  trois  pauvres  petits  enfants! 

Feuillet  78.  — S'il  était  donné  à  l'Académie,  s'il  était  àonné  à  la  nohle  et  charmante 
assemblée  qui  m'écoute,  de  l'entendre  en  cette  occasion,  lui  l'organe  habituel  et 
applaudi  de  cette  compagnie,  parler  de  la  place  où  je  suis . . , 

Au  bas  du  feuillet  et  en  marge ,  quelques  lignes ,  supprimées  sur  les  épreuves  : 

. . .  après  votre  excellent  discours  que  le  public  considérera  comme  un  ouvrage  et  que 
l'Académie  considère  comme  un  titre . . . 

Feuillet  82.  —  Note,  d'une  écriture  inconnue,  sur  les  travaux  de  Saint-Marc 
Girardin. 


LE  MANUSCRIT.  549 

Feuillet  84.  —  Passage  non  entouré,  mais  supprimé  sans  doute  sur  l'épreuve.  Sur 
l'Académie  : 

Nous  ignorons  les  disputes,  les  emportements,  les  contestations  violentes,  les 
querelles  d'un  jour,  toute  cette  rumeur  inutile  que  Despréaux,  dans  son  excellent 
style,  appelait  les  cm  de  l'école. 

Suppression ,  dans  le  bas  du  même  feuillet ,  sur  les  qualités  des  académiciens  : 

Ils  n'ont  ni  haine,  ni  rancune,  ni  animosité,  ni  colère j  ils  ont  bien  autre  chose  à 
faire,  bon  Dieu! 

A  la  première  moitié  du  feuillet  89,  le  texte  publié  s'arrête,  et,  en  face  d'une 
accolade,  on  lit  :  ïtiédit  jmqu'à  la  fin.  Pourtant,  au  ^Terso  du  feuillet  90  et  sur  la 
moitié  du  feuillet  91,  s'inscrit  cette  restriction  :  Excepté  ceci  qui  eft publié  ailleurs.  Ceci, 
c'est  le  passage ,  légèrement  modifié ,  publié  ainsi  page  61  : 

Ce  n'est  pas  une  médiocre  fonction ,  monsieur,  que  de  porter  le  poids  d'un  grand 
enseignement  public  dans  cette  mémorable  et  illustre  époque ... 

Dans  le  manuscrit  on  lit,  continuant  la  période  commencée  : 

Soyons  tous  fiers,  les  petits  comme  les  ^ands,  les  obscurs  comme  les  puissants^^\ 
d'appartenir  à  cette  grande  et  illustre  époque  où  de  toutes  parts  l'esprit  humain  se 
renouvelle!  Elle  n'a  qu'un  tort,  c'est  de  se  mal  juger.  L'avenir  lui  rendra  plus  de 
justice  qu'elle  ne  s'en  rend  à  elle-même.  À  une  génération  de  soldats . . . 

Et  le  texte  continue  tel  qu'il  est  publié  jusqu'à  la  fin  de  l'alinéa. 

Cinq  reprises,  indiquées  par  un  trait  au  verso  des  feuillets  80,  84,  86,  89  et  91. 

La  copie  faite  par  M"*  Drouet  est  reliée  après  le  manuscrit.  La  double  page  qui 
servait  de  chemise  à  cette  copie  porte,  sous  le  titre,  cette  note  de  Victor  Hugo  : 

Copie  avec  beaucoup  de  passages  de  ma  main. 

Les  intercalations  et  modifications  sont,  en  effet,  de  son  écriture. 
Sur  la  première  pa^e  de  cette  copie  sur  laquelle  on  a  composé ,  cette  recomman- 
dation pour  l'imprimeur  : 

Très  essentiel. 

M'envoyer  ce  soir  mercredi  à  sept  heures  et  demie  ^r/nifj- l'épreuve.  On  l'attendra, 
et  je  la  corrigerai  sur-le-champ  pour  qu'on  la  remporte  immédiatement.  M'envoyer 
demain  jeudi  sans  faute,  à  midi  au  plus  tard,  au  secrétariat  de  l'Institut,  douze 
épreuves  cachetées  sous  enveloppe  à  mon  adresse. 

V.  H. 


REPONSE  AU  DISCOURS  DE  M.  SAINTE-BEUVE. 

Feuillet  lOp.  —  Sur  la  page  de  titre  précédant  le  discours  cette  note  : 
Les  passages  marqués  de  la  double  accolade  sont  inédits.  —  Importants. 


(1) 


Ces  mots  sont  rayés. 


550         ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

Feuillet  iij  verso.  —  Le  haut  de  ce  feuillet  porte  un  titre  :  Rhin.  Manuscrit.  De 
Strasbourg  à  Zurich. 

Victor  Hugo  a  retourné  cette  page  et  l'a  employée  pour  continuer  son  discours. 
Reprises  indiquées  par  des  traits  au  verso  des  feuillets  iio,  m,  113  et  118. 

Feuillets  123  à  141.   —    Copie  destinée  à  l'impression.  Avant  la  première  page, 
Victor  Hugo  a  indiqué  :  Quelques  passages  de  ma  main. 


Dans  le  manuscrit  même,oà  la  suite  du  texte  et  avant  les  notes,  ces  deux  feuillets 
(193'"'  et  19+)  qui  auraient  pu,  comme  les  réflexions  sur  Lemercier,  être  intitulées  : 
Choses  que  je  ne  dirai  pas. 

S'il  pouvait  jamais  arriver,  supposition  gratuite  et  impossible,  qu'on  pût  voir  en 
présence  dans  cette  compagnie  un  offenseur  et  un  offensé,  personne  ne  s'apercevrait 
de  cette  rencontre  étrange,  tant  est  profonde  ici  la  paix  des  esprits.  L'offensé  ne 
saurait  même  pas  qu'il  a  eu  un  offenseur,  et  au  bout  d'un  temps  très  court,  l'offenseur, 
chose  admirable  et  rare,  pardonnerait  à  l'offensé. 

Au-dessous  quelques  lignes  de  brouillon  utilisées. 

Permettez-moi. . .  (un  signe  nous  renvoie  au  bas  de  la  page)  : 

de  m'adresser,  non  à  vous,  non  pas  même  à  cette  assemblée  illustre  et  choisie  qui 
m'écoute,  mais  à  un  immense  auditoire  extérieur  auquel  nous  devons  toujours  parler 
lors  même  qu'il  ne  nous  écoute  pas,  et  qui  à  de  certains  jours  recueille  les  paroles 
qui  descendent  de  cette  tribune,  non  à  cause  de  l'homme  qui  les  prononce,  mais  à 
cause  du  lieu  d'où  elles  sortent. 

...  Je  lui  dirai  : 

Vbus  avez  vu  en  présence  deux  hommes,  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  un  critique 
et  un  poëte.  Le  critique  a  fait  son  œuvre  de  critique,  il  a  attaqué.  Et  qu'a  fait  le 
poëte.f'  Il  n'a  pas  répondu. 

Était-ce  impuissance?  non.  Les  arguments  se  pressaient  dans  son  esprit  et  les 
répliques  sur  ses  lèvres.  Etait-ce  dédain.'*  non.  L'homme  distingué  qui  est  devant 
nous  n'éveille  pas  ce  sentiment  et  ne  mérite  pas  cette  injure.  Pourquoi  donc  n'a-t-il 
pas  repondu.'' 

C'est  qu'il  a  paru  qu'à  cette  foule  d'esprits  élevés  et  attentifs  le  poëte  devait 
autre  chose  que  le  spectacle  des  luttes  puériles  de  l'égoïsme  littéraire.  Etc. 

Maintenant,  monsieur,  venez  vous  asseoir  parmi  nous. 


Des  discours  prononcés  à  la  Chambre  des  pairs,  nous  ne  possédons  aucun  manu- 
scrit, rien  que  deux  chemises  qui  avaient  dû  autrefois  contenir  des  notes  : 

Chambre  des  pairs,  18^^-1848.  —  Politique.  184J-1848.  Chambre  des  pairs. 


I 


LE  MANUSCRIT.  ^  551 

Pourtant,  aux  feuillets  224-227,  nous  trouvons  ces  deux  variantes  au  discours  sur 
le  pape  Pie  IX  : 

J'aurais  voulu  que  l'hommage  fut  égal  à  l'homme ,  que  la  glorification  fut  grande 
comme  l'événement j  j'aurais  voulu  que  le  silence  regrettable  de  la  couronne  fût 
racheté  par  une  manifestation  éclatante  de  la  Chambre  des  pairs,  d'accord  avec  le 
sentiment  populaire  et  avec  le  sentiment  national,  et  que,  dans  cette  occasion  comme 
dans  toutes,  la  voix  de  la  Chambre  fut  la  voix  de  la  France. 

Au  reste  l'avenir  me  console,  l'espérance  me  soutient,  j'ai  une  foi  profonde  dans 
l'œuvre  entreprise  par  Pie  IX,  il  la  mènera  glorieusement  à  fin,  et  j'attends  avec 
confiance  l'heure,  l'heure  de  l'inévitable  avenir,  où  mon  pays,  ce  pajs  que  vous 
représentez,  illustres  pairs,  élèvera  solennellement  la  voix  et  donnera  au  monde  ce 
beau  spectacle  :  la  France  remerciant  le  pape  au  nom  du  genre  humain. 


Je  n'ajoute  plus  qu'un  mot,  et  je  me  résume. 

Ce  que  le  pape  a  entrepris,  ce  qu'il  a  déjà  fait  en  partie,  ce  qu'il  achèvera,  n'en 
doutons  pas,  le  voici  :  d'une  part,  la  révolution  française  faite  révolution  chrétienne, 
d'autre  part,  la  constitution  de  l'unité  de  l'Italie.  Ce  ne  sont  encore  que  des  ébauches, 
j'en  conviens,  mais  ce  sont  des  ébauches  immenses.  Ce  sont  deux  bienfaits  qui 

la  liberté 

tombent  de  la  main  pontificale,  l'un  pour  l'Europe,  l'autre  pour  l'humanité  tout 
entière. 

Devant  ces  entreprises  majestueuses,  faites  aux  acclamations  de  la  chrétienté  pour 
le  bien  de  tous  les  peuples  et  de  tous  les  hommes,  le  silence  me   paraît  impossible. 


RÉUNIONS  ÉLECTORALES. 

Nous  trouvons  fort  peu  de  chose  de  ce  chapitre. 

Feuillet  147'".  —  Lettre  dont  nous  donnons  le  texte  à  l'historique  ^^^5  au  verso  et 
sur  la  page  restée  libre ,  est  le  brouillon  de  la  Lettre  aux  éleveurs. 

Feuillet  150.  —  Viâior  Hugo  à  ses  concitoyens.  Cette  profession  de  foi  est  écrite  au 
verso  et  sur  la  partie  libre  d'une  livraison  des  Guêpes,  d'Alphonse  Karr;  l'annonce 
des  Lettres  au  peuple  par  George  Sand  occupe  le  dos  de  la  couverture.  À  l'extrême 
coin  de  la  page,  la  date  :  écrit  le 22  mai  1848. 

Dans  le  premier  ajouté  en  marge,  sur  ce  que  réserverait  la  première  des  deux 
republiques  opposées,   une  phrase  supprimée  : 

. . .  donnera  à  la  femme  la  laideur  de  l'homme  sous  prétexte  de  lui  en  donner 
les  droits. 

(')  Voir  page  623. 


552         ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

Toujours  à  propos  de  la  femme,  ces  mots  qu'on  ne  lit  pas  au  texte  : 

...  reconnaîtra  les  droits  de  la  femme,  distincts  des  droits  de  l'homme  et  non 
moins  sacrés ... 

Voici  le  début  primitif  de  ce  manifeste  : 

Aux  dernières  élections,  par  respect  pour  le  grand  acte  qui  allait  s'accomplir,  je 
me  suis  abstenu  de  toute  candidature  personnelle  et  j'ai  attendu  en  silence  que  la 
libre  volonté  des  électeurs  se  manifestât.  Soixante  mille  suffrages  (59.446),  honneur 
insigne  et  qui  suffirait  à  payer  tous  les  travaux  de  ma  vie,  sont  venus  spontanément 
me  chercher  dans  ma  solitude.  En  me  présentant  aujourd'hui,  je  crois  remplir  un 
devoir  et  répondre  à  leur  appel. 

Je  ne  ferai  pas  de  profession  de  foi.  Il  n'est  pas  une  de  mes  pensées  publiées 
depuis  vingt  ans  qui  ne  soit  une  profession  de  foi. 

Au  verso  de  ce  début  et  d'une  écriture  très  postérieure,  cette  pensée  : 

Après  cette  vie,  nous  nous  reverrons  et  nous  serons  anges. 
Nous  resterons  pourtant  assez  hommes  pour  nous  reconnaître. 
Le  paradis  doit  se  composer  de  toutes  les  amours  retrouvées. 

Feuillet  152.  —  Séance  des  cincl.associations  d'art  et  d'industrie.  —  Cette  page 
contient  la  citation  d'un  discours  prononcé  dans  un  bureau  de  la  Chambre  des 
pairs  et  relatif,  dit  Victor  Hugo  lui-même,  à  la  probité  commerciale ^^\  On 
trouvera  en  effet,  aux  notes  de  l'édition  de  1853,  un  discours  sur  la  marque  de 
fabrique,  assez  différent  du  texte  cité.  Il  est  possible  qu'en  publiant  alors  les  paroles 
de  Victor  Hugo,  on  n'ait  donné  dans  les  notes  qu'un  discours  incomplet.  Réta- 
blissons le  passage  rayé  en  marge  : 

Ce0  sur  cette  classe  que  pèseront  le  plm  durement  les  conséquences  du  commerce  jrauduleux. 
Ce  commerce,  en  discréditant  Y indmtrie  française,  lui  ferme  les  débouchés;  en  lui  fermant  les 
débouchés^  il  diminue  la  produBionj  en  diminuant  la  produBion,  il  amoindrit  le  travail  et 
avilit  le  salaire.  Songe^  à  ceci,  ce  mauvais  commerce  frappe  de  deux  façons  ï homme  de  la 
classe  pauvre  et  laborieuse;  il  le  frappe  comme  ouvrier  tar  la  diminution  du  travail  et  l^ abaisse- 
ment du  salaire,  il  le  frappe  comme  consommateur  par  la  cherté  relative  des  denrées  et  des 
produits,  cherté  réelle  masquée  par  un  bon  marché  apparent. 


ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 
Feuillet  154.  —  Fragment  du  discours  sur  les  ateliers  nationaux. 

Feuillets  156,  157  et  157'"'.  —  L'État  de  siège.  —  2  septembre  1848.  Légères 
modifications.  Ce  manuscrit  est  coupé  comme  pour  être  distribué  aux  compositeurs  ; 
sans  doute  pour  la  publication  qui  en  a  été  faite  en  18 ji. 

Feuillet  159.  —  Le  suffrage  universel.  —  Deux  fragments  de  ce  discours j  le 
premier  donne  un  début  différent  du  texte  publié  : 

Messieurs,  la  révolution  de  Février,  et  pour  ma  part,  puisque,  en  dehors  de  cette 
O  Voir  pages  309-310. 


LE  MANUSCRIT.  553 

enceinte,  il  y  a  des  partis  qui  la  disent  vaincue,  puisqu'elle  est  reniée  par  tant 
d'hommes  qui  l'ont  acclamée,  puisqu'elle  est  outragée  par  tant  d'hommes  qui  l'ont 
encensée . . . 

Quel  est  le  sens  de  ces  murmures  ?  Je  ne  parle  pour  personne  ici.  Est-ce  qu'il  y  a 
quelqu'un  qui  se  reconnaît.'' 

Je  reprends  : 

Puisque  la  révolution  de  Février  semble  vaincue  aujourd'hui,  puisqu'elle  est 
calomniée,  je  saisirai,  moi  qui  ne  l'ai  pas  acclamée  quand  elle  était  toute-puissante, 
je  chercherai  toutes  les  occasions  de  la  glorifier. . . 

Au  feuillet  suivant  quelques  variantes,  ajoutant  le  nom  de  La  Fontaine  à  celui  de 
"Voltaire ,  modifient  le  passage  publié  page  210  : 

De  telle  sorte  que  si  La  Fontaine  vivait,  si  \bltaire  vivait,  comme  le  présent 
système  qui  affecte  une  morale  farouche  et  qui  cache  son  intolérance  religieuse  et 
son  intolérance  politique  sous  un  masque  de  pruderie  bourgeoise,  les  ferait  certaine- 
ment condamner  tous  deux  pour  offense  à  la  morale,  vous  auriez,  sur  vos  listes 
d'indignité,  le  repris  de  justice  La  Fontaine  et  le  repris  de  justice  \bltaire  exclus  en 
même  temps  que  le  repris  de  justice  Cartouche  ! 

Feuillet  162.  —  La  liberté  de  la  presse.  —  Un  seul  petit  fragment,  mais  qui 
contient  un  alinéa  inédit  après  l'incident  de  l'imprimeur  ruiné'''  : 

Quel  besoin  avait-on  d'une  loi  nouvelle  ? 

Quel  besoin.?  Je  crois  l'avoir  deviné  et  je  vais  faire  une  indiscrétion,  je  vais  vous 
le  dire.  Depuis  quelque  temps,  ce  magnifique  système  de  compressions  et  de  persé- 
cutions combinées  fonctionne  médiocrement  et  semble  se  déranger  sous  la  pression 
importune  de  l'opinion.  Tous  les  jours  quelque  rouage  casse.  Le  tribunal  correc- 
tionnel condamne  les  vendeurs,  c'est  vrai,  mais  la  cour  d'assises  acquitte  les  journaux. 
Les  jurés  ne  sont  pas  d'accord  avec  les  sergents  de  ville.  La  justice  donne  mal  la 
réplique  à  la  police. 

Feuillets  164-167.  —  Revision  de  la  constitution.  —  Quelques  passages  inédits 
dans  ces  quatre  fragments  dont  le  dernier  semble  avoir  été  envoyé  à  l'impression. 

Le  premier  inédit  vient  après  cette  phrase  :  Au  moment  où  les  problèmes  les  plus 
implacables  se  dressent  devant  la  société  et  l'attendent  avec  des  sommations  à  jour 
fixe'*'! 

Pas  d'équivoque  encore  une  fois,  je  ne  m'adresse  pas  à  l'Assemblée.  Je  m'adresse 
à  vous,  hommes  d'état,  je  m'adresse  à  vous,  chefs  du  gouvernement,  je  m'adresse 
à  vous,  chefs  de  la  majorité,  vous  vous  divisez,  vous  vous  amoindrissez,  vous  vous 
évanouissez,  vous  vous  annulez  les  uns  les  autres,  vous  vous  en  allez,  le  pouvoir 
executif  en  fumée,  le  pouvoir  législatif  en  poussière,  au  moment  où  plus  que  jamais, 
vous  dis-je,  une  puissante  initiative  est  nécessaire,  où  plus  que  jamais  il  faut  veiller. 


(1)  Voir  page  221.  —  W  Voir  page  266. 


554         ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

agir,  travailler,  étudier,  panser  les  plaies,  guérir  les  maux,  où  plus  que  jamais  il  faut 
aimer  le  peuple  et  lui  prouver  qu'on  l'aime  ! 

Au  moment  où  18^2  s'approche,  masqué,  effrayant,  les  mains  pleines  de 
questions  redoutables  (^)  ! 

Au  moment  où  personne  ne  peut  dire  quelle  réponse  la  souveraineté  nationale 
fera  à  cette  grande  provocation  qu'on  nomme  la  loi  du  31  mai. 

Le  feuillet  suivant  ne  donne  qu'une  variante  du  texte  que  nous  venons  de  repro- 
duire; puis  vient  un  fragment  contenant  la  phrase  qui  évoque  le  canon  russe,  phrase 
qui  avait  déchaîné  le  tumulte  dans  l'Assemblée;  au-dessous,  ce  passage  inédit  : 

Ah!  certes.  Napoléon,  ce  fut  là  son  crime,  n'aimait  pas  la  liberté,  mais  du  moins 
la  nationalité  vivait,  palpitait,  bouillonnait  en  lui,  et  le  sentiment  de  la  nationalité 
indignée  eût  suffi  pour  que  tous  ces  ineptes  pamphlets  cosaques,  auxquels  l'Elysée 
sourit,  nous  dit-on,  allassent  ignominieusement  expirer  sous  le  talon  de  la  botte  de 
l'empereur! 

Feuillet  169.  —  Le  manuscrit  ne  nous  donne  plus,  de  la  période  politique ,  que  la 
note  écrite  au  moment  de  la  publication  en  1875  et  qui  précède  le  chapitre  : 
Les  PROCES  de  l'Événement. 


ENTERREMENTS  1843-1850. 

Feuillets  171-172.  —  Funérailles  de  Casimir  Delavigne.  —  Discours  écrit  au 
recto  et  au  verso.  Un  passage  rayé  est  repris  au  dernier  alinéa.  Date  finale  : 
ip  décembre  iS^^. 

Feuillets  172-173'"'.  —  Funérailles  de  Frédéric  SguliÉ.  —  La  première  page  ne 
porte  que  cette  dédicace  :  Pour  toi,  mon  doux  ange.  V.  Dans  le  texte  plusieurs  inter- 
versions rayées,  puis  reportées  plus  loin.  Trois  pages  recto  et  verso. 

Nous  n'avons  que  le  brouillon  d'une  partie  du  discours  sur  la  tombe  de  Balzac. 


LE  2  DÉCEMBRE  1851. 

Feuillet  174.  —  La  note  qui  précède  le  récit  d'Hippolyte  Magen  est  de  l'écriture 
de  Victor  Hugo  et  suivie  de  l'indication  :  (Extrait  de  la  page  36  à  la  page  54). 
Écriture  de  1875. 

Feuillets  176  à  181.  —  La  question  de  la  dissolution.  Le  manuscrit  de  cette 
note  a  été  envoyé  à  l'impression.  Les  lignes  qui  précèdent  le  texte  et  quelques 
ajoutés  ont  été  écrits  en  1875. 

Feuillet  183.  —  Table  des  notes. 
(''   Cette  phrase  est  publiée  page  266. 


LE  MANUSCRIT.  555 

Feuillets  184  à  505.  —  Notes  et  variantes  des  discours  publies.  —  La  plupart 
de  ces  feuillets  ont  formé  la  deuxième  partie  du  reliquat.  Nous  ne  donnerons  donc 
ici  que  des  variantes  peu  importantes  et  des  indications  sur  les  notes  qui  n'ont  pu 
trouver  place  dans  le  reliquat. 

Tout  d'abord,  de  l'écriture  de  1870-1872,  une  variante  du  titre  général  : 


V.  H. 

VIE  PARLEMENTAIRE. 

Feuillets  187-188.  —  Brouillon  d'une  partie  de  l'introduction  Le  Droit  et  la  Loi. 

Feuillets  190-194.  —  Notes  sur  Lemercier  et  Sainte-Beuve,  nous  les  avons  repro- 
duites pages  547  et  550. 

Feuillets  195-203.  —  Notes  prises  par  Victor  Hugo  sur  les  candidats  au  prix 
Montyon. 

Feuillets  205-209.  — ■  Chemises  portant  des  annotations  et  des  titres  :  Choses 
faites.  —  Discours  prononcés.  —  Matériaux  pour  la  Chambre.  —  Choses  écrites  avant  1848.  — 
Mes  discours  prononcés  à  la  Chambre  [avec  les  documents  qui  s'y  rattachent).  —  A  compléter. 

Feuillets  213-214.  —  Sous  quelques  lignes  de  brouillon  du  discours  pour  la 
Défense  du  Littoral ,  ce  texte  inédit  : 

Sur  notre  double  littoral,  deux  périls  d'une  nature  contraire  et  également  grave. 
L'océan  nous  envahit,  la  Méditerranée  s'en  va.  Fréjus,  le  port  de  Jules  César,  est 
maintenant  à  plus  d'une  lieue  dans  les  terres.  L'ancien  phare  des  romains  qui  était  à 
la  pointe  du  môle  et  qui  dominait  et  illuminait  toute  la  mer,  tombe  aujourd'hui  en 
ruine  au  milieu  d'un  champ  de  blé. 


Nous  avons  déjà,  pour  lutter  contre  la  mer,  l'épi  qui  emploie  l'océan  lui-même  à 
construire  une  digue  j  les  plantations  de  Brémontier  qui  ont  fixé  les  dunes  du  golfe 
de  Gascogne,  le  brise-lames  flottant  qui  est  destiné  peut-être  à  protéger  nos  falaises 
de  Normandie.  Continuons.  Allons  plus  loin.  Dans  le  monde  géographique,  il  ny 
a  qu'une  Amérique  ;  dans  la  région  scientifique  et  intellectuelle  il  j  a  autant 
d'Amériques  qu'il  y  a  de  Christophe  Colomb.  Embarquez-vous,  partez,  et  pourvu 
que  vous  soyez  un  génie,  vous  êtes  sûr  de  trouver  un  monde. 

Je  voudrais  qu'il  me  fût  donné  d'exciter  un  grand  peuple  dans  cette  lutte  magni- 
fique de  l'homme  contre  les  phénomènes  mystérieux  de  la  nature. 

Feuillets  215-217.  —  Des  notes,  inutilisées  dans  le  discours,  énumèrent  des  projets 
pour  améliorer  Calais,  le  Tréport,  Saint- Valéry-en-Caux ,  Saint- Waast,  le  gué 
Saint-Brieuc,  Audierne,  Noirmoutiers,  l'île  de  Ré,  Tonnay-Charente,  la  Pointe  de 


556         ACTES  ET  PAROLES.  —  AVANT  L'EXIL. 

Grave,  Ronfleur,  Redon,  Courseulles.  Et  dans  la  Méditerranée,  le  canal  de  Bouc  à 
Marti  gués. 

Jusqu'au  feuillet  505 ,  ce  manuscrit  contient  les  pages  publiées  au  Reliquat.  Du 
feuillet  506  au  543,  ce  ne  sont  que  brouillons  couverts  de  ratures  où  rien  d'inédit 
ne  subsiste}  puis  viennent  les  Documents  (feuillets  504-817)  que  nous  avons  employés 
dans  l'Historique. 


APPENDICE. 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


Quand  Victor  Hugo  a  publié  Aâtes 
et  Paroles,  il  a  dû  supprimer  dans  ses  dis- 
cours bien  des  répétitions,  intervertir 
certaines  phrases,  élaguer  quelques  in- 
terruptions qui  hachaient  le  développe- 
ment de  sa  pensée  et  auraient  dérouté  le 
lecteur. 

Il  nous  a  paru  intéressant,  tout  en  res- 
pectant dans  le  volume  le  texte  établi 
par  Victor  Hugo ,  de  donner  aux  notes 
de  cette  édition ,  à  titre  de  documents , 
les  passages  supprimés ,  les  répliques  des 
adversaires,  les  rappels  à  l'ordre,  les 
marques  d'approbation,  les  injures,  les 
cris ,  enfin  de  restituer  à  ces  séances  sou- 
vent orageuses  leur  véritable  physiono- 
mie, d'après  le  Moniteur. 

Chaque  passage  supprimé  est  précédé 
d'une  phrase  imprimée  en  italiques  j  on 
la  retrouvera  dans  le  volume  en  se  repor- 
tant aux  pages  indiquées  en  note. 

Nous  donnons  en  outre  deux  discours 
non  recueillis. 


CHAMBRE  DES  PAIRS. 


La  DEFENSE  DU  LITTORAL. 

27  juin  et  i"  juillet  1846. 

M.  LE  VICOMTE  Victor  Hugo.  —  ...  le 
courant  de  la  Manche. . .  (^'. 

M.  LE  Chancelier.  —  II  m'est  impossible, 
malgré  le  haut  intérêt  qui  s'attache  à  la  dis- 
cussion de  l'honorable  pair,  de  ne  pas  lui  faire 
remarquer  qu'elle  est  en  dehors  de  la  question 
qui  est  \  traiter  en  ce  moment.  II  s'agit  d'une 

'''  Voir  page  83. 


question  spéciale,  d'une  proposition  faite  par 
le  Gouvernement,  et  le  noble  pair  nous  entre- 
tient d'un  des  plus  grands  sujets  sans  doute 
qui  puisse  occuper  l'assemblée  et  le  Gouverne- 
ment; mais  ce  n'est  pas  en  le  jetant  ainsi  au 
milieu  d'un  intérêt  déterminé  qu'on  peut 
arriver  à  quelque  chose  de  satisfaisant.  Je  l'en- 
gage donc  à  conclure  d'une  manière  qui,  tout 
en  étant  d'accord  avec  ses  idées,  permette  à  la 
Chambre  d'avancer  sa  besogne. 

M.  LE  vicomte  Victor  Hugo.  —  ...  Uous 
■voudrie^  que  ces  queltions  passassent  devant  la 
Chambre  sans  être  examine'es par  elle  (').  (Bruit.) 

M.    LE    MARQUIS    DE    LaPLACE.   II    s'agit 

ici  du  maintien  de  la  loi  à  l'ordre  du  jour,  et 
je  ne  pense  pas  que  ce  soit  le  moment  d'entrer 
dans  de  longues  explications.  Lors  de  la  dis- 
cussion de  la  loi,  il  sera  possible  de  traiter  la 
vaste  question  que  vient  de  soulever  M.  le 
vicomte  Victor  Hugo,  et  moi-même  je  me 
propose  de  demander  à  la  Chambre  la  permis- 
sion de  m'entendre  relativement  k  un  autre 
ennemi  de  nos  côtes,  aussi  redoutable  que  les 
flots,  et  à  propos  duquel  j'ai  besoin  d'adresser 
une  interpellation  au  Gouvernement;  mais  je 
crois  qu'il  ne  s'agit  maintenant  que  du  main- 
tien de  la  loi  à  l'ordre  du  jour.  {Aux  voix! 
aux  voix  !) 

M.  LE  VICOMTE  Victor  Hugo.  —  ...  le 
temps  que  la  Chambre  aura  bien  voulu  ni accorder^^\ 
{Adhésion  sur  plusieurs  bancs.) 

M.  LE  Chancelier.  —  Je  ferai  remarquer 
à  l'honorable  pair  que  les  discussions  dans  la 
Chambre  sont  toujours  renfermées  dans  un 
certain  cercle,  et  ce  cercle  est  trace  par  le 
projet  qui  se  trouve  en  délibération. . .  Ce  qui 
est  utile,  ce  qu'il  faut  chercher,  c'est  que  les 
déUbérations  de  la  Chambre  aient  un  résultat, 

('•  Voir  page  83.  —    '''  Voir  page  84. 


558 


APPENDICE. 


et  les  paroles  de  M.  le  vicomte  Victor  Hugo 
ont  un  résultat  certain;  il  a  appelé  l'attention 
de  la  Chambre  et  l'attention  de  M.  le  Ministre 
sur  un  point  très  délicat,  la  défense  et  la  con- 
servation de  nos  côtes  et  de  nos  ports.  Mais 
de  plus  grands  développements  ne  peuvent 
rien  ajouter;  il  faudrait  faire  deux  volumes, 
trois  volumes  pour  compléter  cet  aperçu.  Je 
suis  donc  obligé  de  prier  l'honorable  pair  de 
se  renfermer  dans  la  discussion. 

M.     LE    COMTE    DE    MONTALEMBERT.    Je 

dois  faire  remarquer  k  M.  le  Chancelier  que 
les  occasions  de  discuter  ne  sont  pas  si  fré- 
quentes dans  cette  enceinte  qu'il  faille  les 
éviter. 

M.  LE  GENERAL  COMTE  DE   CaSTELLANE.   

La  question  peut  être  très  controversée.  Com- 
ment empêchera-t-on,  par  exemple,  la  mer 
Méditerranée  de  s'éloigner  du  littoral;  c'est 
une  question  qui,  pour  être  approfondie,  de- 
manderait un  temps  considérable. 

Séance  du  i"  juillet, 

M.  LE  Chancelier.  —  Quelqu'un  de- 
mande-t-il  la  parole  sur  l'ensemble  du  projet 
de  loi } 

M.  LE  VICOMTE  Victor  Hugo.  —  Je  la 
demande. 

M.'le  Chancelier.  —  Vous  avez  la  parole. 

M.  LE  vicomte  Victor  Hugo.  —  La 
Chambre  permet  que  je  complète  les  quelques 
observations  que  j'avais  présentées  à  l'occasion 
du  projet  sur  les  ports. 

Je  dirai  au  Gouvernement,  je  dirai  en  par- 
ticulier à  l'honorable  Ministre  des  travaux 
publics,  dont  j'aurai  occasion  de  citer  le  nom 
avec  honneur  dans  cette  discussion  :  Uous  nom 
meUe'T  en  présence  d^ une  petite  loi, . ,  ^'^ 

Après  le  discours  de"Victor  Hugo 
(pages  81-90),  le  Ministre  des  travaux  pu- 
blics donne  des  explications  détaillées 
sur  le  sujet  et  Victor  Hugo  reprend  ainsi 
la  parole  : 

Je  n'avais  d'autre  but  que  d'appeler  l'atten- 
tion du  Gouvernement  sur  les  graves  questions 
contenues  dans  le  projet  de  loi.  J'y  ai  réussi; 
je  me  félicite  des  explications  que  vient  de 
nous  donner  M.  le  Ministre  des  travaux  pu- 
blics. Il  resterait  encore  d'autres  questions  k 
traiter  à  cette  occasion  ;  mais  il  est  trop  tard 

'''  Voir  page  84. 


pour  les  aborder  dans  cette  session;  elles  se 
représenteront  un  jour  ou  l'autre,  et  je  les 
recommanderai  alors  \  l'intérêt  de  la  Chambre 
et  à  la  sollicitude  du  Gouvernement. 

La  famille  Bonaparte. 

14  juin  1847. 

Avant  le  texte  conservé  dans  l'édition 
originale,  Victor  Hugo  avait  prononcé 
ces  quelques  paroles  que  nous  emprun- 
tons au  Moniteur  : 

J'ai  été  vivement  touché  des  observations 
présentées  par  M.  le  rapporteur  (')  dans  cette 
manière  élevée  et  éloquente  qui  lui  est  propre. 
Mais  j'irai  plus  loin  que  votre  comité.  Je 
pense  comme  le  noble  prince  de  la  Moskowa 
que  le  dépôt  au  bureau  des  renseignements 
n'est  qu'un  ordre  du  jour  adouci;  c'est  l'espèce 
d'ordre  du  jour  qui  convient  dans  une  telle 
Chambre  à  la  pétition  d'un  roi.  Je  demande 
le  renvoi  de  la  pétition  du  roi  Jérôme  Napo- 
léon à  son  compagnon  d'armes,  M.  le  Prési- 
dent du  conseil. 

Messieurs  les  pairs,  en  présence  d'une  péti- 
tion, ,.  (^'. 

. . .  ce  serait  de  rappeler  purement  et  simplement 
dans  leur  pays. , .  tous  ces  innocents  illulires , , ,  dont 
l'air  de  la  patrie  ferait  des  citoyens  ^■^\ 

Je  dis  purement  et  simplement;  cependant 
j'imposerais  à  ces  porteurs  de  noms  historiques 
pour  leur  rentrée  en  France,  une  condition, 
une  seule  :  ce  serait  de  la  demander.  {Trh 
bien]  trh  bien!)  De  la  demander  à  qui?  Au 
Roi  qui  représente  l'unité  inviolable  et  perpé- 
tuelle de  la  nation,  et  aux  chambres  qui  en 
représentent  le  mouvement,  la  pensée  et  la 
vie.  {Mouvement  d'approbation.)  Une  telle  de- 
mande faite  dans  des  termes  respectueux  serait 
une  reconnaissance  formelle  de  tous  les  faits 
politiques  accomplis.  Je  comprendrais  parfai- 
tement qu'avant  d'autoriser  les  princes  bannis 
à  revenir  au  milieu  de  nous,  on  attendît  qu'ils 
l'eussent  demandé;  mais  lorsqu'ils  le  deman- 
dent, je  ne  comprendrais  pas  qu'on  le  leur 
refusât. 

. . .  elle  les  a  ouvertes  et  elle  a  dit  :  entre^r'^'^^  ! 
Elle  a  régné,  parce  que  tous  sentaient  qu'il 
était  bon  qu'elle  régnât;  elle  a   régné   parce 

'''  Baron  Charles  Dupin.  —  '*'  Voir  page  91. 
—   ''1  Voir  page  91.  —    '''  Voir  page  9». 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


559 


que  la  France   l'a  voulu,   et   que  Dieu  j  a 
consenti. 

Le  pape  Pie  IX. 

13  janvier  1848. 
M.  Victor  Hugo  se  dirige  vers  la  tribune. 

De  toutes  parts.  —  Aux  voix  !  aux  voix  ! 

M.  LE  VICOMTE  Victor  Hugo.  —  Mes- 
sieurs... (Aux  'voix!  aux  voix!  —  Varle^. 
tarle-%1)  M.  le  Chancelier  nous  a  dit  hier  que 
le  renvoi  à  la  commission  élargirait  le  champ 
de  la  discussion.  Je  le  remercie  pour  ma  part 
de  l'avoir  ainsi  compris,  et  je  ne  doute  pas 
que  la  Chambre,  dans  sa  haute  intelligence, 
ne  le  comprenne  comme  M.  le  Chancelier. 
Je  viens  appuyer  la  rédaction  proposée. . . 

Plusieurs  voix.  —  Personne  ne  la  conteste! 

M.  LE  VICOMTE  Victor  Hugo.  —  Je  ne 
crois  pas  inutile  de  la  commenter  et  de  lui 
donner  toute  la  signification  qu'elle  a,  dans 
ma  pensée  du  moins.  Je  m'en  réfère  à  la 
Chambre.  {Parler!  parle^!)  Je  dirai  peu  de 
mots,  et  je  parlerai  très  sommairement. 

Messieurs j  les  anne'es  18^6  et  i8^y. . .  ^''. 

Dernier  paragraphe  du  discours  ; 

Messieurs  les  pairs,  devant  les  choses  ma- 
jestueuses qui  s'accomplissent,  qui  s'ébauchent, 
si  vous  voulez,  en  Italie,  par  l'influence  souve- 
raine de  Pie  IX,  pour  le  bien  de  tous  les 
peuples  et  de  tous  les  hommes,  le  silence 
était  impossible.  Je  n'ai  voulu  qu'une  chose  : 
dire  clairement  pourquoi  j'adhère,  avec  le 
commentaire  que  j'ai  cru  utile  d'j  joindre,  à 
la  rédaction  proposée  par  la  commission. 


ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 


L'État  de  siège. 

2  septembre  1848. 

NouSj  l'Assemblée  tout  entihe  ('^  : 

L'Assemblée,  l'opinion  de  la  majorité  de 
l'Assemblée,  je  le  pense,  n'est  pas  que  l'état 
de  siège  soit  levé.  Ce  n'est  pas  la  mienne  du 
moins.  Quant  à  moi,  je  déclare  que  je  voterai 
pour  le  maintien  de  l'état  de  siège,  mais  je 
voterai  en  même  temps...  (Kumeurs  diverses. 
Interruption.)  Je  ne  peux  pas  m'expliquer  cette 

'■'  Voir  page  96.  —  '"'  Voir  page  134. 


interruption  ;  il  n'est  pas  nécessaire  de  rappeler 
à  l'Assemblée...  {Nouvelle  interruption). 

Le  citoyen  Président.  —  L'Assemblée, 
par  cette  agitation  extrême,  n'a  fait  que  pro- 
longer cette  discussion.  Je  l'invite  au  silence 
et  au  calme.  La  clôture  va  être  mise  aux 
voix  tout  à  l'heure,  permettez  à  l'orateur  de 
développer  sa  pensée. 


Question  des  encouragements  aux  lettres 
et  aux  arts. 

10  novembre  1848. 

. . .  Une  politique. . .  qui  ferait  renaître  l'ordre, 
le  travail  et  le  crédit. . .  (•'. 

Plusieurs  membbes.  —  C'est  très  facile,  il 
suffirait  de  la  trouver  ! 

Une  voix.  —  La  politique  de  PEvèneme»t. 


RÉCOMPENSES  NATIONALES  ^*' . 

8  décembre  1848. 

Le  citoyen  Président  (M.  Carbon,  vice- 
président).  —  M.  Victor  Hugo  a  la  parole 
sur  le  procès-verbal. 

(Lf  citoyen  Ui^or  Hugo  parait  à  la  tribune.) 

Z^oix  à  gauche  :  ah  !  ah  ! 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Dans  la 
séance  d'hier,  dans  un  moment  où  j'étais 
absent,  un  honorable  membre  qui  siège  de  ce 
côté  {l'orateur  désigne  la  gauche)  m'a  interpellé 
et  m'a  désigné  comme  le  rédacteur  de  l'un 
des  journaux  qui  avaient  publié  les  pièces 
dont  l'opinion  publique  s'est  si  justement 
émue. 

Une  voix  a  gauche.  —  Si  aveuglément 
émue. 

Le  citoyen  Millard.  —  Je  demande  la 
parole. 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  L'hono- 
rable membre  m'a  invité  k  désavouer  ce  jour- 

'■'  Voir  page  143.  —  '*'  Un  projet  avait  été  déposé 
à  l'Assemblée  le  19  septembre ,  consistant  à  accor- 
der des  récompenses  nationales  aux  blessés  de 
février  et  aux  victimes  des  émeutes  de  juin. 
VÉvénement  avait  publié  le  7  décembre  1848,  à  la 
suite  d'un  violent  article,  la  liste  des  noms  pro- 
posés ;  on  y  trouvait,  parmi  les  noms  d'anciens 
ministres ,  d'anciens  représentants ,  de  condamnés 
politiques,  ceux  de  voleurs  et  d'assassins. 

Cet  incident  n'a  pas  été  publié  dans  l'édition 
originale.  v 


560 


APPENDICE. 


nal.  Voici  ce  que  j'ai  k  lui  répondre  :  Je  n'ai 
rien  à  avouer,  rien  k  désavouer.  {Hilarité.) 

Une  voix.  —  La  réponse  n'est  pas  com- 
promettante ! 

Une  autre  voix.  —  Si  on  n'est  pas  con- 
tent de  cette  réponse,  il  faut  vraiment  être 
difficile  ! 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Et  cela  par 
une  raison  trb  simple,  c'est  que  je  suis  abso- 
lument étranger  à  quelque  journal  que  ce 
soit.  {Oh!  oh!)  Je  ne  prends  aucune  part, 
j'en  fais  ici  la  déclaration  formelle,  caté- 
gorique et  définitive. . . 

Une  voix.  —  C'est  un  désaveu,  alors. 
Le  citoyen  Victor  Hugo  — ...  A  aucun 
journal,  quel  qu'il  soit. 

Cela  posé,  qu'il  me  soit  permis  de  dire 
que  le  jour  où  il  me  conviendrait  d'user  de 
mon  droit  de  citoyen,  d'user  de  la  liberté 
de  la  presse,  je  le  ferais  hautement,  publique- 
ment {approbation  à  droite);  je  ne  m'en  cache- 
rais pas,  je  m'en  vanterais;  ce  serait  pour  la 
défense  de  la  société  en  péril,  et  k  côté  de 
mon  vote  comme  représentant,  je  mettrais 
tous  les  jours  ma  signature  comme  écrivain. 
Voilà  ce  que  j'avais  k  déclarer.  {Nouvelle 
approbation  a  droite.) 

Le  citoyen  Président.  —  La  parole  est  k 
M.  MiUard. 

Le  citoyen  Millard.  —  Je  suis  heureux 
d'avoir  fourni  k  M.  Victor  Hugo  l'occasion 
de  désavouer  sa  participation  k  la  rédaction 
du  journal  l'Éve'nementj  du  moins  en  ce  qui 
concerne  l'article  d'hier. 
Le  Moniteur  me  fait  dire  : 
«Il  y  a  ici  un  rédacteur  de  l^Eve'nementj 
c'est  un  représentant  du  peuple;  qu'il  désa- 
voue son  article;  c'est  M.  Victor  Hugo.» 

Ce  ne  sont  pas  exactement  mes  paroles;  je 
n'ai  certes  pas  voulu  accuser  M.  Hugo  d'être 
l'auteur  de  l'article  infâme  qui  a  pour  titre  : 
L,es  prix  Montyon  de  la  République.  Mais, 
comme  de  toutes  parts  autour  de  moi  on 
s'écriait  :  «Hugo  est  ici,  il  est  rédacteur  de 
l'' 'Evénement y  il  pourrait  donner  des  expli- 
cations», moi  aussi  j'ai  voulu  mettre  M.  Hugo 
k  même  de  donner  des  explications  k  l'Assem- 
blée sur  l'odieuse  publication  de  la  prétendue 
liste  des  récompenses  nationales,  où  ]'on  a  réuni 
les  noms  les  plus  honorables  k  des  noms  de  vo- 
leurs et  d'assassins.  On  peut  être  attaché  k  la 
rédaction  d'un  journal  et  ne  pas  assumer  la  res- 
ponsabilité de  tous  les  articles  qui  s'y  publient; 


et  si  j'ai  dit  ces  mots  :  «Que  M.  Victor  Hugo 
désavoue  son  article»,  cela  voulait  dire,  l'ar- 
ticle de  l'Événement j  et  non  le  sien  propre.  Ce 
qui  a  pu  faire  penser  que  M.  Hugo  était 
attaché  k  l'Événement,  c'est  l'opinion  k  peu 
près  unanime  de  toute  la  presse,  lorsque  les 
premiers  numéros  de  ce  journal  ont  paru,  et 
de  plus,  c'est  le  nom  de  M.  Hugo,  placé 
chaque  jour  en  tête  du  journal,  au-dessous 
d'une  épigraphe  k  laquelle  nous  nous  asso- 
cions tous,  car  tous  nous  nous  écrions  :  Haine 
vig)Hreuse  de  l'anarchie,  tendre  et  profond  amour 
du  peuple  ! 

Le  citoyen  Victor'Hugo.  —  Je  ne  veux 
pas  prolonger  ce  débat,  je  veux  seulement 
répondre  k  l'honorable  M.  Millard  que,  dans 
ma  pensée,  les  droits  de  la  presse  ont  été 
étrangement  mis  en  question  dans  la  séance 
d'hier  {exclamations  a  gauche),  et  que  je  suis 
de  ceux  qui  les  maintiendront,  et  jusqu'au 
bout. 

Je  n'avais  pas  introduit  au  début  d'épithètes 
irritantes;  mais  puisque  l'orateur  auquel  je 
succède  s'est  servi  de  certains  mots,  c'est  k  la 
liste  qui  a  été  publiée  que  je  les  renvoie. 
{Allons  donc!  allons  donc!) 

Plusieurs  voix  À  droite.  —  Très  bien  ! 

Le  citoyen  Millard.  —  Je  maintiens  mes 
paroles,  l'article  est  infâme! 

Voix  nombreuses.  —  Oui!  oui! 

Plusieurs  voix.  —  Et  l'auteur  aussi  ! 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  La  liste  est 
infâme,  voilk  la  vérité. 

Nous  détachons  du  Reliquat  cette 
note  relative  à  M.  Millard  : 

Je  remarque  que  l'honorable  M.  Millard 
qui  me  fait  l'honneur  de  m'interrompre  ne 
demande  jamais  la  parole  et  la  prend  tou- 
jours. Il  devrait  bien  monter  quelquefois  k  la 
tribune  afin  que  nous  puissions  l'interrompre 
k  notre  tour. 


La  SEPARATION  DE  I-* ASSEMBLEE. 

29  janvier  1849. 

Une  Assemblée  conltituante  ne  doit  rien 
faire^'^\..  (Rires  au  banc  de  M.  Ledru-RoUin) 
qui  ne  porte  le  caractère  de  la  nécessité.  (L'orateur 
se  tourne  vers  le  banc  de  M.  Ledru-RoUin.) 

•''  Voir  page  150. 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


561 


En  vérité.  Monsieur  Ledni-RoUin ,  c'est 
puéril. 

Plusieurs  membres  à  droite.  —  C'est  un  parti 
pris  d'interrompre. 

Le  citoyen  Denjoy.  —  Il  y  a  quatre  ou 
cinq  membres  qui  interrompent  ainsi  constam- 
ment. 

Un  membre.  —  C'est  au  banc  de  M.  Ledru- 
Rollin. 

Le  citoyen  Président.  —  J'invite  ces 
messieurs  à  vouloir  bien  écouter  en  silence. 
On  respecte  le  droit  de  la  tribune  en  leur 
personne,  ils  doivent  le  respecter  dans  leurs 
collègues. 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Je  le  répète, 
tout  ce  que  fait  une  assemblée  constituante 
doit  porter  la  marque  de  la  nécessité. 

OeB  la  le  sentiment  que  jinvoq^ue  et  que  je  vou- 
drais éveiller  dans  'vos  âmes  ('\ 

Je  suis  donc  certain,  quoi  qu'il  arrive, 
qu'au  moment  du  vote,  de  ce  vote  si  grave 
qm  doit  consterner  ou  rassurer  le  pajs. . . 
(Ke'clamations  a  gauche.)  Oui,  consterner  ou 
rassurer  le  pays.  [Marques  d'^seutiment  à  droite.) 
Je  dis  que  je  suis  certain  qu'aucune  considé- 
ration mesquine  ne  dominera  vos  esprits  au 
moment  de  ce  vote  si  grave  qui,  je  le  répète 
encore,  doit  consterner  ou  rassurer  le  pays. 

Et  Poa  conclut  des  inquiétudes  qu'on  manifeSie, 
qu'il  faut  maintenir  P  Assemblée  constituante  '^). 

Le  citoyen  Jules  Favre.  —  Je  n'ai  pas 
dit  un  mot  de  cela  ! 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Si  on  ne  le 
dit  pas,  on  le  pense,  et  je  réponds  à  la 
pensée,  et  c'est  mon  droit!  {Parlent) 

Le  précédent  orateur  aussi  a  fait  allusion  à 
des  pensées  qu'on  ne  dit  pas;  j'ai  le  même 
droit  et  j'en  use. 

N'ajoume'7  pas,  vous  qui  ave^  été  ajournés  ^''  ! 

Je  suis  convaincu  que,  malgré  les  inter- 
ruptions systématiques  qui  accueillent  les 
paroles  des  défenseurs  de  la  proposition,  cette 
Assemblée,  dans  sa  sagesse,  pèsera  toutes  les 
raisons  et  comprendra  la  nécessité  de  fixer  k 
ses  travaux  un  terme  précis  et  prochain. 

S^ il  était  possible  que  cette  Assemblée  se  décidât  i 
prolon^r  indéfiniment  son  mandat. , ,  W. 
(A  gauche).  —  Personne  n'a  dit  cela! 

'■'  Voir  page  ijo.  —  '*'  Voir  page  151.  —  '''  Voir 
page  153.  —  '*'  Voir  page  153. 

actes  et  paroles.  —  i. 


Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Ce  que 
nous  voulons,  c'est  la  fixation  d'une  date. 
{Kumeurs  à  gauche.)  Ce  que  nous  voulons, 
c'est  la  fixation  d'une  date;  si  c'est  là  aussi 
le  sentiment  de  ceux  qui  m'interrompent, 
nous  sommes  d'accord;  mais  s'il  était  possible 
que  cette  opinion  si  sage,  et  que  je  me  réjouis 
de  voir  partagée  par  mes  honorables  interrup- 
teurs; s'il  était  possible,  dis-je,  que  cette  opi- 
nion ne  prévalût  pas;  s'il  était  possible  que 
l'Assemblée  prolongeât  indéfiniment...  {Nou- 
velles rumeurs  à  gauche.  ) 

On  a  toujours  permis  à  un  orateur  une 
hypothèse,  surtout  quand  il  a  commencé  par 
dire  que  cette  hypothèse  lui  paraissait  impro- 
bable. 

La  zfie  politique  ne  se  décrke  pas  ^^\ 

Voilà  tout  ce  que  je  voulais  dire.  Je  ter- 
mine. . . 

{A  gauche  :  Ah!  ah!) 

{A  droite  :  C'est  indécent;  ce  sont  des  ex- 
clamations d'écolier.) 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Je  termine 
en  suppliant  l'Assemblée  constituante  de  con- 
voquer l'Assemblée  législative;  de  ne  pas 
s'arrêter  à  ces  vaines  terreurs  que  je  lui  ai 
signalées  et  qui  retomberaient  sur  elle-même; 
et  quant  à  moi,  je  voterai  pour  le  terme  le 
plus  prochain  possible.  (Approbation.) 


La  Misère. 

9  juillet  1849. 

Après  ce  discours ,  M.  de  Beaumont 
déclara  dangereuses  ces  paroles  de  Victor 
Hugo  :  on  peut  détruire  la  misère.  Puis, 
vers  la  fin  de  la  séance ,  le  ministre  de 
l'Intérieur,  M.  Dufaure,  mit  en  doute 
qu'un  homme  de  lettres  ait  pu  mourir 
de  faim,  et  cela  pour  l'honneur  du  pays. 
Victor  Hugo  alors  reprit  la  parole  : 

Je  m'associe  pleinement  aux  paroles  que 
vient  de  prononcer  M.  le  Ministre  de  l'Inté- 
rieur; et  demain,  ceux  de  mes  honorables 
collègues  qui  voudront  bien  prendre  la  peine 
de  reUre  les  paroles  que  j'ai  prononcées  à  cette 
tribune    verront    que     les    sentiments     qui 


•''  Voir  page  154. 


36 


562 


APPENDICE. 


animent  M.  le  Ministre  sont  identiquement 
ceux  qui  m'animent  aussi,  moi.  Je  ne  pré- 
tends pas  tirer  avantage  contre  la  société  du 
monde  la  plus  humaine  et  la  plus  civilisée, 
de  quelques  faits  douloureux  que  j'ai  dû.  tra- 
duire devant  cette  Assemblée ,  pour  accuser  la 
société  entière  {Murmures);  c'était  mon  devoir. 
(  No»  !  non  !  —  Si  !  si  !) 

Si  !  c'était  mon  devoir,  et  j'élèverai  la  voix 
toutes  les  fois  qu'il  le  faudra  pour  faire  con- 
naître à  mon  pays  les  souflFrances  des  classes 
malheureuses...  {Interruption  et  bruit.) 

Le  citoyen  Lebeuf.  —  Vous  auriez  mieux 
fait  de  venir  \  son  secours  et  de  ne  pas  le 
laisser  mourir  de  faim. 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Je  n'ai  pas 
entendu  l'interruption. 

Le  citoyen  Lebeuf.  —  Je  dis  que  votre 
devoir,  à  vous  homme  de  lettres,  c'était  de  ne 
pas  le  laisser  mourir  de  faim. 

Le  citoyen  Président  à  l'interrupteur.  — 
Votre  devoir,  k  vous,  c'est  de  ne  pas  inter- 
rompre. 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Que  l'ho- 
norable interrupteur  veuille  bien  monter  à 
cette  tribune,  qu'il  vienne  parler  ici,  et  je  lui 
répondrai. 

(Quelques  paroles  vives  s'échangent  entre 
le  citoyen  Président  et  le  citoyen  Lebeuf,  qui 
est  rappelé  à  l'ordre.) 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Quant  aux 
faits  douloureux  que  j'ai  cités,  je  les  maintiens, 
et  je  donnerai  sur  ces  faits,  à  M.  le  Ministre 
de  l'Intérieur,  toutes  les  explications  dési- 
rables. 

Le  citoyen  Ministre.  —  C'est  un  peu 
tard! 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Mainte- 
nant, je  ne  suis  pas  monté  à  cette  tribune 
seulement  pour  faire  cette  observation  ;  je  suis 
monté  à  cette  tribune  pour  rétabhr  les  paroles 
que  j'avais  prononcées  et  que  l'honorable 
M.  Gustave  de  Beaumont  n'a  pas  bien  enten- 
dues. {Rumeurs.) 

Messieurs,  tout  ce  qui  se  dit  à  cette  tribune 
est  très  grave,  surtout  en  cette  matière,  et  je 
ne  veux  pas  qu'on  me  fasse  dire  ce  que  je 
n'ai  pas  dit.  J'avais  dit  qu'on  pouvait  détruire 
la  misère  en  ce  monde.  M.  Gustave  de  Beau- 
mont  m'a  répondu  que  la  souffrance  ne  pou- 
vait pas  disparaître;  c'étaient  les  propres 
paroles  dont  je  m'étais  servi.  {Interruption.) 

Je  viens  de  prendre  k  la  sténographie  du 


Moniteur  les  paroles  mêmes  que  j'ai  pro- 
noncées. 

Voici  ce  que  j'avais  dit;  je  lis  ce  que  les 
sténographes  ont  écrit  : 

«Je  ne  suis  pas,  messieurs,  de  ceux  qui 
croient  qu'on  peut  supprimer  la  souffrance 
en  ce  monde,  la  souffrance  est  une  loi  divine; 
mais  je  suis  de  ceux  qui  pensent  et  qui  affir- 
ment qu'on  peut  détruire  la  misère.»  {De'ne'- 
gations  sur  plusieurs  bancs.) 

Le  citoyen  Poujoulat.  —  C'est  une 
erreur  profonde!  On  peut  l'atténuer,  mais 
non  la  détruire  d'une  manière  absolue. 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Lk-dessus, 
et  ma  comparaison  doit  être  encore  présente 
k  quelques-uns  d'entre  vous,  j'ai  comparé  la 
misère  k  la  lèpre  et  j'ai  dit  :  La  misère  dis- 
paraîtra comme  la  lèpre  a  disparu. 

La  misère  n'est  pas  la  souffrance,  la  misère 
n'est  pas  la  pauvreté  même  {Bruit);  la  misère 
est  une  chose  sans  nom  que  j'ai  essayé  de 
caractériser...  {Interruption.)  La  souffrance  ne 
peut  pas  disparaître,  mais  la  misère  peut  dis- 
paraître, la  misère  doit  disparaître.  C'est  vers 
ce  but  que  la  société  doit  tendre,  et,  pour 
que  mes  paroles  soient  parfaitement  comprises, 
je  déclare  qu'en  effet  il  y  aura  toujours  des 
malheureux,  mais  qu'il  est  possible  qu'il  n'y 
ait  plus  de  misérables.  {Approbation  à  gauche. 
—  Rires  ironiques  sur  plusieurs  bancs.  )  Je  main- 
tiens ce  que  j'ai  dit. 

Le  citoyen  Lebeuf.  —  Je  répondrai  k 
M.  Victor  Hugo  que  je  n'ai  pas  l'honneur 
d'être  homme  de  lettres;  mais  que  si  j'étais 
de  la  société  des  gens  de  lettres,  et  que  j'eusse 
appris  qu'un  confrère  serait  mort  pour  avoir 
pendant  six  jours  manqué  de  pain,  je  me 
serais  bien  gardé  d'apporter  un  pareil  fait  k  la 
tribune;  j'en  rougirais  pour  mon  pays,  j'en 
rougirais  pour  moi-même;  j'en  gémirais  pour 
la  société  des  gens  de  lettres,  qui  n'aurait  pas 
découvert  et  secouru  une  telle  misère.  Mais 
encore  une  fois,  je  ne  veux  pas  y  croire! 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Je  n'ai 
qu'un  mot  k  répondre;  il  est  tout  simple. 

Il  ne  suffit  malheureusement  pas  d'être 
homme  de  lettres  pour  être  informé  des  faits 
avant  tout  le  monde.  Je  n'ai  connu  le  fait 
dont  j'ai  parlé  que  quand  il  a  été  consomme. 
{Exclamations  diverses.) 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


563 


L'Expédition  de  Rome. 

19  octobre  1849. 

...la  haStonnade  donnée  à  des  femmes  0),  (^ 
gauche  :  Celi  vrai!  Très  bien.  —  Parle^! 
parlent) 

M.  Victor  Hugo.  —  Oui,  toutes  ces  in- 
famies déshonorent  les  hommes  qui  les  com- 
mettent, quels  qu'ils  soient,  ministres,  géné- 
raux, gouvernants,  et  les  mettent  au  pilori 
de  l'Europe!  {à  gauche  :  —  Oui!  oui!  Très 
bien  !  très  bien  !) 

Une  Tjoix  a  gauche.  —  On  devrait  les  y 
attacher  ! 

Uoila  trop  longtemps  déjà  (^)  que  les  papes 
s'isolent  de  la  marche  de  l'esprit  humain  et  de 
tous  les  progrès  du  continent.  (Réclamations 
sur  plusieurs  bancs  de  la  droite.  —  Approbation  a 
gauche.)  Vous  murmurez...  {A  droite  :  Oui! 
oui!)  Vous  m'interrompez...  {A  droite  :  Oui! 
oui!) 

M.  LE  Président.  —  Eh  bien,  vous  avez 
tort,  vous  ne  devez  pas  interrompre. 

M.  Victor  Hugo.  —  Mais,  k  l'heure  qu'il 
est. . .  (  Vous  me  faites  dire  ce  que  je  voulais 
taire,  ce  que  je  ne  voulais  pas  dire);  mais  à 
l'heure  qu'il  est...  {Uoix  a  droite  :  Ne  le 
dites  pas  !  —  Réclamations  diverses.  —  A  gauche  : 
Parle^!  parle^!) 

À  l'heure  qu'il  est,  dans  cette  Rome...  je 
ne  sais  quel  chaos  de  lois  féodales  et  mona- 
cales, qui  produit  comme  un  résultat  fatal  et 
nécessaire  (tous  les  historiens  contemporains 
sont  d'accord)  la  barbarie  des  juges  criminels 
et  la  vénalité  des  juges  civils. . .  (Interruption  à 
droite.  —  A  gauche  :  Très  bien  !  très  bien  !)  Par 
vos  interruptions  vous  m'y  avez  forcé;  je  vais 
dire  ce  que  je  taisais.  (Très  bien!  très  bien! 
parki^)  Pour  Kome  seulement. . . 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs j  si  vous 
voule^  que  cette  réconciliation  si  désirable  de  Kome 
avec  la  papauté  se  fasse. . .  C^). 

Un  membre  au  fond  de  la  salle.  —  Il  faut  vous 
nommer  cardinal.  (Rires.) 

M.  LE  Président.  —  C'est  inconvenant  de 
rire  dans  un  pareil  sujet. 

M.  Victor  Hugo.  —  Si  vous  voule^  que 
cette  réconciliation. . .  et  brise  la  lettre  morte  de  toutes 
ces  institutions  devenues  barbares.  (Longue  rumeur 
a  droite.  —  Interruptions  diverses.) 

'''  Voir  page  167.  —  (»>  Voir  page  171.  — 
'*'  Voir  page  172. 


M.  LE  Président.  —  Laissez  donc  entendre 
l'orateur.  Vous  faites  aujourd'hui  ce  que  vous 
reprochiez  aux  autres  de  faire  hier. 

M.  Victor  Hugo.  —  Cette  amniHie,  s'il  la 
refuse  ^^\  comment  vous  j  prendrez -vous? 
L'exigerez -vous,  l'imposerez -vous,  oui  ou 
non?  (A  droite j  avec  énerve  :  Non!  non!) 

Vous  ne  la  lui  imposerez  pas?  (A  droite  : 
Non!  non!)  Alors,  vous  laisserez  dresser  des 
gibets  dans  Rome,  à  l'ombre  du  drapeau  tri- 
colore !  (Uives  réclamations  a  droite.  —  Applau- 
dissements a  gauche.  ) 

M.  de  Montalembert.  —  C'est  une 
calomnie  odieuse.  (A^tation  prolongée.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Eh  bien,  je  le  dis  à 
votre  honneur,  je  n'accepte  pas  la  parole  im- 
prudente échappée  à  plusieurs  d'entre  vous. 
Oui,  vous  exigerez  l'amnistie.  (A  droite  : 
Non!  non!  —  A  gauche  :  Si!  si!) 

M.  DE  LA  Rochejaquelein.  —  Nous 
comptons  sur  le  cœur  de  Pie  IX  et  non  sur 
des  menaces. 

M.  LE  Président.  —  Gardez  le  silence, 
M.  de  la  Rochejaquelein  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  exigerez  l'am- 
nistie, ou  si  vous  ne  l'exigez  pas,  nous  l'exi- 
gerons, nous,  et  nous  contraindrons  le  pape, 
nous  en  convenons.  (Rumeurs  a  droite.  — 
Approbations  nombreuses  a  gauche) 

Après  le  discours  de  Victor  Hugo ,  le  Prési- 
dent suspendit  la  séance.  À  la  reprise, 
Montalembert,  en  l'absence  momentanée  de 
Victor  Hugo,  réfuta  son  discours  en  de  tels 
termes  que  le  Président  dut,  à  plusieurs  re- 
prises, l'inviter  à  cesser  les  attaques  person- 
nelles. Dès  que  Montalembert  fut  descendu 
de  la  tribune,  Victor  Hugo  y  monta  et 
s'écria  :  Je  demande  à  répondre,  mais  le  Pré- 
sident leva  la  séance  et  ce  n'est  que  le  lende- 
main 20  octobre  que  Victor  Hugo  put  pro- 
noncer la 

RÉPONSE  À  M.  DE  Montalembert. 

20  octobre  1849. 

M.  Victor  Hugo,  d'une  voix  faible.  — 
Messieurs,  je  demande  un  moment  de  silence 
à  l'Assemblée,  car  c'est  à  peine  si  je  puis 
parler.  (Bruit.  —  On  n'entend  pas!) 


C  Voir  page  173. 


36. 


564 


APPENDICE. 


M.  LE  Président.  —  M.  Victor  Hugo  est 
enroué,  il  réclame  un  silence  profond. 

M.  Victor  Hugo.  —  {Mouvement  d'atten- 
tion.) Messieurs,  hier,  dans  un  moment  ou  fétaii 
absent  ^^\,. 

Ce  châtiment  je  l'accepte  et  je  m'en  honore  ^^\ 
{A  gauche  :  Bravo  !  bravo  !)  Il  elt  d  autres  applau- 
dissements que  je  laisse  a  qui  •veut  les  prendre. . . 
{Kumeurs  à  droite,  —  Approbation  a  gauche.) 

M.  Antony  Thouret,  —  Très  bien  !  c'est 
une  juste  réponse. 

M.  KÉratry.  —  A  qui  peut  les  prendre! 

M,  Victor  Hugo.  —  Si  vous  ne  m'aviez 
pas  interrompu,  si  vous  m'aviez  laissé  terminer 
ma  phrase,  vous  auriez  vu  qu'elle  ne  s'appli- 
quait pas  à  vous. 

Une  voixj  à  droite.  —  Elle  n'a  rien  d'offen- 
sant. 

M.  Victor  Hugo.  —  Il  est  d'autres 
applaudissements  que  je  laisse  à  qui  veut  les 
prendre.  Ce  sont  les  applaudissements  des 
bourreaux  de  la  Hongrie  et  des  oppresseurs 
de  l'Italie.  {A  gauche  :  Très  bien!  très  bien!)  Il 
fut  un  temps,  que  l'honorable  M.  de  Montalembert 
me  permette  de  le  lui  dire  avec  un  profond  regret 
pour  lui-même,  il  fut  un  temps  où  il  faisait  de  son 
beau  talent  un  meilleur  emploi.  {A  gauche  : 
Très  bien  !  très  bien  !) 

Une  'voix  a  droite.  —  Non,  jamais  un 
meilleur  ! 

Vers  la  fin  de  la  séance  se  place  un  incident 
provoqué  par  la  lecture  d'un  ordre  du  jour 
présenté  par  Victor  Hugo ,  demandant  la  clô- 
ture motivée  et  lu  par  le  Président  : 

«L'Assemblée,  adoptant  pour  le  maintien 
de  la  liberté  et  des  droits  du  peuple  romain 
les  principes  contenus  dans  la  lettre  du  Pré- 
sident de  la  République. . , 

M.  Ségur  d'Aguesseau.  —  Allons  donc! 
(  Kires  et  applaudissements  a  gauche.  ) 

M.  LE  Président.  —  Et  dans  les  dépêches 
du  Gouvernement,  clôt  la  discussion  générale. 
Signé  :  Victor  Hugo.»  {Hilarité'.) 

M.  Chapot  et  autres  membres.  —  La  clô- 
ture pure  et  simple  ! 

M.  LE  Président.  —  De  même  que  l'ordre 
du  jour  pur  et  simple  a  la  priorité  sur  un 
ordre  du  jour  motivé,  de  même  la  clôture 
pure  et  simple  doit  avoir  la  priorité  sur  la 
clôture  motivée.  {Oui!  oui!) 

I''  Voir  page  176.  —  '*'  Voir  page  176. 


Plusieurs  membres  s'adressant  h  M.  Ui^or 
Hugo,  qui  est  monté  a  la  tribune.  Retirez  vos 
motifs!  Retirez-les  dans  l'intérêt  de  vos  opi- 
nions! 

M.  le  Président.  —  Je  mets  aux  voix  la 
clôture  pure  et  simple.  {UAssemble'e,  consultée, 
prononce  la  clôture  pure  et  simple.  ) 

M.  DE  LA  Roche JAQUELEiN,  s'adressant  a 
M.  Uiltor  Hugo  :  Vous  auriez  dû  déclarer  que 
vous  retiriez  vos  motifs. 

M.  Victor  Hugo,  descendant  de  la  tribune. 
—  C'est  sur  l'avis  même  de  M.  le  Président 
que  je  les  ai  présentés,  et  dans  la  forme  oh.  il 
les  a  lus. 

M.  LE  Président.  —  J'accepte  tout  ce 
qu'on  me  donne.  {Kire  ff'néral.) 

Le  Président  lit  différents  ordres  du  jour  et 
revient  à  celui  de  UiHor  Hugo.  —  M.  Victor 
Hugo,  en  effaçant  la  conclusion  de  sa  pre- 
mière rédaction,  propose  ceci... 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ne  l'ai  adopté  que 

sur  votre  avis.  {A  gauche  :  Très  bien!  très  bien!) 

M.  LE  Président.  —  Permettez,  monsieur! 

M.    Victor    Hugo.    —   Il    faut    qu'on 

sache...  {Bruit.) 

M.  LE  Président.  —  Ne  faites  pas  d'équi- 
voque. M.  Victor  Hugo  vint  ici  et  me  dit  : 
J'ai  envie  de  demander  la  clôture  avec  des 
motifs.  Je  lui  ai  dit  :  cela  ne  s'est  jamais  fait; 
mais,  si  vous  voulez  le  faire,  vous  en  êtes  le 
maître,  l'Assemblée  jugera.  Mais  que  j'aie 
opiné  et  que  j'aie  été  de  votre  avis,  non^''! 
{Hilarité  bruyante.  —  M.  Uilior  Hugo  monte  a 
la  tribune.  —  IJives  exclamations  à  droite.  —  A 
gauche  :  P arle%J  parU'ij) 

M.  LE  Président.  —  Mais  alors  je  ne  devrai 
plus  laisser  personne  venir  me  parler  au  fau- 
teuil, si,  acceptant  ce  que  je  ne  peux  pas 
refuser,  on  en  conclut  que  je  suis  d'avis  de  ce 
qu'on  me  présente  et  que  je  l'approuve  ! 
M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs. . . 
Uoix  a  droite.  —  Non  !  non  !  Vous  n'avez 
pas  la  parole;  ne  laissez  pas  parler  l'orateur, 
M.  le  président. 

M,  Taschereau.  —  Sur  quoi  l'orateur  a- 
t-il  la  parole.? 

C  Nul  doute  que  le  président  Dupin  ait  ap- 
prouvé l'ordre  du  jour  proposé  par  Victor  Hugo  ; 
mais,  voyant  qu'il  n'cuit  pas  agréé  par  l'Assem- 
blée,  il  craignit  de  se  compromettre  en  s'asso- 
ciant  à  cet  ordre  du  jour  qui  contresignait  en 
quelque  sorte  la  lettre  du  Président  de  la  Répu- 
blique. 


EXTRAITS  DU  MONITEUK. 


565 


M.  Victor  Hugo.  —  Sur  un  fait  person- 
nel. {A  droite  :  Non  !  non  !  il  n^j  a  rien  de 
personnel.  —  Aux  voix!  aux  voix!)  J'ai  le 
droit  de  rétablir  les  faits.  {A  gauche  :  Oui!  oui! 
parleur  !  —  A  droite  :  —  Non!  non!  la  clôture 
eft  prononce'e.  —  Bruyante  afftation.) 

M.  LE  Président.  —  Écoutez  l'orateur; 
vous  auriez  déjà  fini;  vous  perdez  le  temps. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  suis  en  contra- 
diction formelle  avec  M.  le  Président. . .  {In- 
terruption. —  Aux  voix  !  aux  voix  !) 

Un  membre.  —  C'est  une  conversation  par- 
ticulière, cela  ne  nous  regarde  pas.  {A  gauche  : 
Parle^!  parle^.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  n'ai  qu'un  mot  k 
dire. . .  {Non  !  non  !  aux  voix  !  aux  voix  !) 

Un  membre  au  banc  de  la  commission.  —  La 
question  préalable!  {A  droite  :  Oui!  oui!  — 
A  gauche  :  Non!  non!  parle^!  parle^!  — 
Bruit  prolonge.) 

Plusieurs  membres ^  à  Porateur.  —  Vous  trou- 
blez les  délibérations  de  l'Assemblée.  — 
Assez!  assez! 

Autres  membres.  —  On  ne  peut  pas  refuser 
la  parole  pour  une  explication  personnelle. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  maintiens  que 
j'ai  consulté  M.  le  Président  sur  la  forme  k 
donner  k  la  proposition  et  que  c'est  sur  son 
avis  que  je  l'ai  rédigée.  {Uoix  a  droite  :  Cela 
ne  regarde  pas  r Assemblée, ..)  Voilk  ce  que  je 
maintiens.  Maintenant  je  donne  k  cette  pro- 
position la  forme  de  l'ordre  du  jour  motivé, 
mais  je  maintiens  ce  que  je  viens  de  dire 
quant  au  conseil  que  m'a  donné  M.  le  Prési- 
dent. {Exclamations  à  droite.) 

Uoix  nombreuses.  —  Assez  !  assez  ! 

M.  LE  Président.  —  Je  vous  ai  dit  que  je 
ferais  ce  que  je  viens  de  faire  ;  je  vous  ai  dit  : 
faites,  et  je  soumettrai  k  l'Assemblée  qui 
jugera.  —  La  parole  est  k  M.  le  Président  du 
conseil. 

La  Liberté  de  l'Enseignement. 
ij  janvier  i8jo. 

...  hyce'eSj  gymnases,  cottages,  chaires,  biblio- 
thèques...('^^  {RJres  à  droite  et  au  centre.  — 
Approbation  a  gauche.  )  Gymnases,  lycées,  collèges, 
chaires,  bibliothèques . . . 

{A  gauche  :  Oui  !  oui  !  Très  bien  !  très  bien  ! 
—  Nouveaux  rires  à  droite,  ) 


Voir  page  178. 


Uoix  a  gauche  :  Monsieur  le  Président,  em- 
pêchez donc  que  l'orateur  soit  interrompu. 

M.  LE  Président.  —  Vous,  voulez -vous 
que  je  vous  empêche  d'applaudir. -^  C'est  vous 
qui  interrompez  en  applaudissant. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ferai  remarquer  k 
ce  côté  de  l'Assemblée  {la  droite)  qu'il  y  a 
quelque  chose  de  grave  k  interrompre  ainsi, 
d'une  façon  qui  peut  paraître  systématique, 
un  orateur  avant  qu'il  ait  pu  expliquer  sa 
pensée. 

A  droite  :  Mais  ce  sont  vos  amis  qui  vous 
applaudissent  et  qui  vous  interrompent. 

M.  Victor  Hugo.  —  J'ai  dit  quel  était  le 
but  k  atteindre,  j'ajoute  qu'il  faut  que  la 
France  entière  présente  un  vaffe  ensemble  ou, 
pour  mieux  dire,  un  voile  réseau  d'ateliers  intel- 
le^uels. 

Il  offre  d'innombrables  points  de  vue. . .  O. 

Si  l'heure  n'était  pas  si  avancée,  je  dévelop- 
perais devant  vous  les  innombrables  points  de 
vue  qu'il  présente,  et  les  interrupteurs  eux- 
mêmes  seraient  obligés  de  s'arrêter  devant  la 
grandeur  d'un  tel  but  national.  {De  toutes 
parts  :  Parle^! parle^!) 

Et  en  échange  de  tout  ce  que  vous  lui  avp%fait 
perdre,  elle  a  reçu  de  vous  P inquisition  ^^h  {Mar- 
ques très  vives  d'approbation  a  gauche,  ) 

Oui,  l'inquisition.  Eh  bien,  je  vais  vous 
parler  de  l'inqtiisition,  l'inquisition  que  cer- 
tains d'entre  vous  essayent  de  réhabiliter 
aujourd'hui...  {Uives  dénégations  a  droite,  — 
A  gauche  :  Oui!  oui!) 

Voix  diverses.  —  Ce  sont  des  calomnies... 
Rappelez  l'orateur  k  l'ordre,  monsieur  le  Pré- 
sident. 

M.  LE  Président.  —  Vous  avez  tort  de 
dire  :  quelques-uns  d'entre  vous.  Attaquez  les 
partisans  dehors,  mais  pas  ici.  Vous  ne  pouvez 
imputer  k  personne  dans  cette  Assemblée  un 
dessein  prémédité  de  ce  genre-lk.  {Kires  iro- 
niques a  gauche.) 

M.  Victor  Hugo.  —  J'ai  dit  que  je 
m'adressais  au  parti  clérical  tout  entier;  c'est 
lui  qui  est  en  question,  et  non  pas  quelques 
membres  de  cette  Assemblée;  c'est  au  parti 
clérical  que  je  m'adresse,  parce  qu'il  est  un 
danger  public,  parce  qu'il  nous  envahit.  {A 
gauche  :  OeB  vrai!)  Je  dis  donc,  et  l'on  pourra 


{') 


Voir  page  178.  —  '''  Voir  page  184. 


566 


APPENDICE. 


vous  citer  les  livres  si  vous  le  voulez,  que 
certains  d'entre  vous,  hommes  du  parti  cléri- 
cal, ont  essayé  de  réhabiliter  aujourd'hui 
l'inquisition,  et  j'ajoute  qu'ils  l'ont  fait  avec 
une  timidité  pudique  dont  je  les  honore. 
{Hilarité a  gauche.) 

Une  voix  a  droite.  —  C'est  encore  une  ca- 
lomnie que  vous  ramassez  dans  le  passé  de 
vos  nouveaux  amis. 

M.  Victor  Hugo.  —  Oui,  ils  ont  essayé 
de  réhabiliter  l'inquisition,  l'inquisition  qui  a 
fait  périr  dans  les  flammes  cinq  millions 
d'hommes!  {Exclamations  a  droite.)  C'est  de 
l'histoire. . . 

Plusieurs  voix.  —  C'est  de  la  poésie  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  C'est  de  l'histoire. 
Allez  \  la  Bibliothèque,  ouvrez  le  premier 
livre  d'histoire. 

M.  DE  Larcy.  —  L'inquisition,  nous  la 
maudissons  autant  que  nous  maudissons  les 
crimes  de  la  révolution. 

IJoix  nombreuses  a  droite  :  Oui  !  oui  !  nous  la 
maudissons  comme  vous. 

M.  Victor  Hugo.  —  Mon  Dieu,  mes- 
sieurs, vous  voulez,  je  veux,  comme  vous,  la 
liberté  de  l'enseignement  {Exclamations  à 
droite);  mais  tâchez  de  vouloir  aussi  la  liberté 
de  la  tribune.  {Approbation  a  gauche.) 

Je  maintiens  mon  droit;  je  répète  que  le 
parti  clérical  est  en  question  :  je  répète  que 
c'est  lui  qui  a  donné  k  l'Espagne  l'inquisi- 
tion... 

A  droite  :  À  la  question  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Et  je  répète  que  j'ai 
le  droit  de  dire  ce  que  c'est  que  l'inquisition. 

A  droite  :  À  la  question! 

A  gauche  :  C'est  bien  la  question!  — • 
Parlez  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Il  est  un  détail  que 
vous  pouvez  trouver  encore  dans  votre  biblio- 
thèque :  l'inquisition  déclarait  les  enfants  des 
hérétiques,  jusqu'k  la  deuxième  génération, 
infâmes  et  incapables  d'aucuns  honneurs 
publics,  excepté  ceux  qui  avaient  dénonce'  leur 
père  ! 

M.  DE  Larcy.  —  A  la  question!  {Excla- 
mations a  gauche.  ) 

À  gauche  :  On  veut  vous  mettre  k  la  ques- 
tion ! 

M.  Victor  Hugo.  —  C'est  la  question! 
vous  n'avez  pas  le  droit  de  m 'indiquer  le 
mode  de  discussion  que  je  dois  suivre. 


A  droite.  —  Mais  cela  n'a  pas  trait  à  la  loi 
en  discussion. 

M.  DE  Larcy.  —  A  la  question! 

M.  Victor  Hugo.  —  Tenez,  Monsieur 
de  Larcy,  vous  qui  m'interrompez,  ceci  est 
tout  à  fait  dans  la  question  :  l'inquisition  tient 
encore,  k  l'heure  qu'il  est,  au  moment  o^  je 
parle,  dans  la  bibhothèque  du  Vatican,  les 
manuscrits  de  Galilée,  clos  et  sous  les  scellés 
de  l'index.  {Rires  bruyants  a  gauche.) 

M.  DE  Larcy.  —  Cela  n'empêche  pas  la 
terre  de  tourner.  {Nouvelle  hilarité.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Voilà  comment  le 
parti  clérical  entend  l'enseignement. 

Je  disais  et  je  reprends  :  Oui,  voilk  les 
dons  que  l'Espagne  a  reçus  du  parti  clérical; 
il  est  vrai  qu'en  échange,  et  pour  la  consoler 
de  ce  que  vous  lui  étiez  et  de  ce  que  vous  lui 
donniez,  vous  l'avez  surnommée  la  Catho- 
lique. {Interruptions  nombreuses  a  droite.) 

Une  voix.  —  Nous  ne  lui  ôtons  rien. 

M.  D^MAREST.  —  Nous  ne  sommes  pas 
ces  gens-là.  À  qui  parlez-vous? 

Un  membre  à  l'orateur.  —  Parlez  en  général , 
ne  vous  adressez  pas  k  quelques  personnes  ici. 

A  gauche.  —  À  l'ordre  les  interrupteurs! 

M.  LE  Président.  —  Il  n'y  a  pas  k  rap- 
peler k  l'ordre,  mais  k  rappeler  un  peu  k  la 
question. 

A  gauche.  —  L'orateur  est  dans  la  question, 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  si  les 
interruptions  ne  rompaient  pas  le  fil  des  idées 
de  l'orateur  qui  est  k  la  tribune,  vous  verriez 
jusqu'à  quel  point  ce  que  je  dis  est  dans  la 
question.  Qujest-ce  que  je  veux  dire  et  prou- 
ver.-* Que  le  parti  clérical  a  tenu  dans  ses 
mains  deux  des  plus  grands  peuples  du 
monde;  qu'en  a-t-il  fait.-*  Ce  fojer  qu'on  appelait 
l'Italie. . . 

...la  nuit  faite  dans  les  écrits  par  les  soutanes 
et  les  génies  matés  par  les  bedeaux  ^^^\  {Applau- 
dissements a  gauche.  —  Réclamations  prolonges  a 
droite.  ) 

Un  membre  au  pied  de  la  tribune,  —  C'est  là 
le  parti  clérical,  les  soutanes?  Mais  alors, 
c'est  le  pape,  c'est  le  clergé  tout  entier  que 
vous  attaquez.  {Uive  a^tation.) 

M.  LÉO  DE  Laborde.  —  Vous  insultez  le 
clergé  catholique.  C'est  infâme! 

C  Voir  page  i8j. 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


567 


A  gauche,  —  À  l'ordre,  rinterrupteur !  à 
l'ordre  ! 

M.  LÉO  DE  Laborde.  —  Je  le  répète,  c'est 
infâme!  On  doit  parler  avec  plus  de  respect 
quand  on  parle  des  soutanes.  (A  Pordre!  A 
l'ordre  I) 

M.  Victor  Hugo.  —  ...Et  qiCil  aura  mis 
un  je'suite  partout  où  il  n'y  aura  pas  un  gendarme  t^'  ! 
{Applaudissements  répétés  a  gauche.  —  Uives  dé- 
négations sur  les  bancs  de  la  majorité.  ) 

Uoix  a  droite,  —  C'est  digne  de  l'Ambigu 
Comique  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  et  le  gouvernement 
du  confessionnal,,,^^  {Kéclamations  bruyantes  et 
nombreuses  à  droite.  —  OeH  épouvantable!  A 
l'ordre  !  a  l'ordre  '.) 

Uoix  a  droite.  —  C'est  donc  l'Église  que 
vous  attaquez  maintenant! 

M.  Denjot.  —  C'est  de  la  vieille  friperie 
d'il  y  a  vingt  ans  ! 

M.  LE  Président  {s" adressant  a  l'orateur).  — 
Mais  par  ces  expressions-là,  vous  attaquez  non 
seulement  ce  que  vous  appelez  le  parti  clé- 
rical, mais  la  religion  elle-même. 

M.  PiDoux,  a  l'orateur.  —  Allez  à  la  Porte 
Saint-Martin  ! 

(Plusieurs  membres  de  la  droite  interpellent 
avec  vivacité  l'orateur;  ces  interpellations  sont 
couvertes  par  les  applaudissements  de  la 
gauche.  —  Aux  cris  bruyants  :  À  l'ordre!  à 
l'ordre!  partis  de  la  droite,  répondent  les 
bravos  répétés  de  la  gauche.) 

M.  DE  Dampierre,  de  sa  place.  —  Je 
demande  qu'on  rappelle  l'orateur  à  l'ordre. 
{Uive  agitation.) 

M.  LÉO  DE  Laborde.  —  Il  a  insulté  une 
classe  de  citoyens  tout  entière. 

A  gauche.  —  N'interrompez  pas!  —  À 
l'ordre  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  croyais. . . 

M.  Denjoy.  —  Vous  avez  insulté  le  culte 
catholique!  {Agitation  générale.) 

Uoix  nombreuses  à  gauche.  —  À  l'ordre ,  les 
interrupteurs  ! 

M.  LE  Président.  —  Si  vous  continuez  à 
interrompre,  M.  Léo  de  Laborde  et  M.  Den- 
joy, je  vous  rappellerai  à  l'ordre.  J'ai  donné  à 
l'orateur  l'avertissement   que  j'ai   cru   devoir 


'■'    Voir    page    186.    —    <*'  Voir   page   186. 


lui  donner,  en  lui  disant  qu'il  employait  des 
expressions  consacrées  au  culte,  et  qui  impli- 
quaient une  attaque  indirecte  contre  le  culte 
même  et  la  religion  :  je  l'ai  engagé  k  s'abstenir 
de  ces  expressions. 

M.  Desmarest.  —  Qu'il  rétracte  ses  expres- 
sions ! 

Un  membre  a  gauche,  ^adressant  au  Président. 
—  Vous  avez  dit  vous-même  qu'on  ne  con- 
fessait pas  le  gouvernement. 

M.  le  Président.  —  L'Assemblée  est  par- 
tagée en  deux  camps,  voilà  ce  que  je  vois. 
Les  uns  applaudissent,  les  autres  critiquent; 
il  y  a  un  milieu,  c'est  de  laisser  parler. 

l/a  membre.  —  Maintenez  la  liberté  de  la 
tribune  ! 

M.  LE  Président.  —  La  liberté  de  la  tri- 
bune a  des  limites.  Il  n'y  a  que  les  excès  qui 
n'ont  pas  de  limites,  j'y  suis  accoutumé;  mais 
je  déplore  seulement  quand  je  les  vois  se  pro- 
duire des  deux  côtés. 

\]n  membre  a  droite,  —  Il  n'y  a  pas  excès  de 
ce  côté-ci! 

M.  LE  Président.  —  Il  y  a  excès,  car  il  y 
a  tumulte  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  croyais  avoir  fait, 
et  dès  les  premiers  mots,  une  distinction 
comprise  de  l'Assemblée... 

A  droite,  —  AUons  donc  ! 

\Jn  membre.  —  C'est  une  distinction  jésui- 
tique ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  croyais  avoir  fait, 
dis-je,  une  distinction  comprise  de  l'Assem- 
blée, et  j'ajoute  applaudie  par  vous-mêmes, 
et  le  Moniteur  le  constatera  demain...  {Inter- 
ruption a  droite.) 

M.  LE  Président,  s' adressant  au  coté  droit,  — 
Vous  voyez  bien  que  le  tumulte  part  de  ce 
côté-là. 

M.  Victor  Hugo.  —  Le  Moniteur  consta- 
tera que  vous-mêmes,  de  ce  côté  (la  droite), 
avez  applaudi  à  la  distinction  que  j'ai  faite  en 
commençant,  entre  la  religion  et  le  parti 
clérical. 

A  droite,  —  Mais  non  !  mais  non  ! 

M.  LE  Président,  a  l'orateur.  —  Rap- 
prochez-vous du  projet  de  loi. 

M.  Victor  Hugo.  —  Eh  bien.  Messieurs, 
cette  distinction,  j'y  insiste,  et  j'ai  le  droit, 
en  couvrant  de  ma  vénération  l'Église,  notre 
mère  à  tous...  {Murmures  a  droite.) 

M.  Druet-Desvaux.  —  Ayez  plutôt  le 
courage  de  l'attaquer! 


568 


APPENDICE. 


U»  membre,  —  Vous  l'insultez  par  vos 
éloges  ! 

M.  LE  Président,  se  tournant  vers  la  droite, 
—  Vous  prenez  le  langage  de  vos  adversaires  ; 
vous  insultez  l'orateur  par  vos  termes.  {Agi- 
tation. —  Plusieurs  membres  sie'geant  sur  les  der- 
niers bancs  de  l'extrême  droite  se  lèvent  et  sortent 
de  l'enceinte.  ) 

M.  LÉO  DE  Laborde,  <7«  moment  où  il  va 
franchir  la  porte.  —  On  ne  peut  pas  continuer 
\  se  laisser  outrager  ainsi...  (IJives  réclamations 
a  gauche.  ) 

M.  LE  Président.  —  Je  vous  rappelle  à 
Tordre,  M.  de  Laborde.  Quel  rôle  jouez-vous 
donc  Ik?  Voilà  un  quart  d'heure  que  vous  êtes 
debout,  occupé  à  interrompre  et  k  haranguer! 

Plusieurs  membres  a  gauche,  —  Rappelez  à 
l'ordre  ! 

M.  le  Président.  —  L'orateur  s'est  rappelé 
lui-même  à  l'ordre  en  sortant! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  répète  que  le  parti 
clérical  est  un  danger  public,  c^elt  mon  droit  de 
U^lateur,  et,  au  moment  où  il  se  présente  une  loi 
a  la  main, , . 

Eh  mon  Dieu,  Messieurs,  elt-ce  que  je  vous  serais 
suSpeB,  par  hasard  ^'^  ? 

"Voix  nombreuses  a  droite.  —  Oui  !  oui  !  très 
suspect!  {Exclamations  et  rires  à  gauche.) 

Un  membre.  —  Beaucoup  plus  que  les  mon- 
tagnards ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Ah!  je  vous  suis 
suspect!  {Oui !  oui!  Beaucoup  !)  Eh  bien,  tenez, 
je  finis  par  là,  il  faut  s'expliquer  sur  ce  point; 
c'est  en  quelque  sorte  un  fait  personnel,  et 
vous  écouterez,  je  pense,  une  expHcation  que 
vous  avez  vous-mêmes  provoquée. 

Je  vous  suis  suspect!  {Oui!  oui!)  Et  de  quoi? 
Mais,  l'an  dernier,  à  cette  tribune,  je  défen- 
dais l'ordre  en  péril  comme  je  défends  aujour- 
d'hui la  liberté  menacée.  {Interruption  a  droite.) 

M.  LE  Président.  —  Qu'est-ce  qu'il  y  a 
de  personnel  dans  ce  que  dit  l'orateur  mainte- 
nant? Ecoutez  donc! 

M.  Victor  Hugo.  —  Comment!  vous 
m'avez  provoqué  à  m'expliquer,  et  vous  ne 
voulez  pas  m'écouter!  {Parle^:^!  parle^!)  Je 
défendais  l'ordre  en  péril  l'an  dernier,  à  cette 
tribune,  comme  je  défends  aujourd'hui  la 
liberté  menacée,  comme  je  défendrais  l'ordre 
demain  si  le  danger  revenait  de  ce  côté-là.  Je 


vous  suis  suspect!  Mais,  voyons,  il  faut  bien 
que  je  vous  rappelle  ces  faits  :  vous  étais-je 
suspect  le  23  juin,  quand,  pour  empêcher 
l'efiFasion  du  sang,  je  marchais  aux  barricades? 
{Exclamations  et  interruptions  diverses  à  droite.) 

M.  Peupin.  —  Il  ne  s'agit  pas  de  cela;  il 
s'agit  de  doctrines  morales  et  religieuses,  pas 
d'autre  chose. 

M.  Victor  Hugo.  —  Comment  est-il 
possible  qu'il  y  ait  quelqu'un  dans  cette  en- 
ceinte qui  doute  de  ma  conscience  politique? 
Je  vous  parle  en  honnête  homme  et  non  en 
agitateur.  {Rumeurs  a  droite.)  Je  vous  suis  sus- 
pect !  (  Oui  !  oui  !) 

M.  le  Président.  —  C'est  une  longue 
personnalité  ;  gardez  vos  sentiments  pour  vous. 
—  Vous  avez  eu  certainement  des  torts,  mon- 
sieur Victor  Hugo,  quelques  expressions  pro- 
vocantes; mais  on  s'en  est  vengé  avec  usure 
sur  vous,  et  on  m'a  dispensé  de  rien  ajouter, 
car  on  s'est  fait  justice  à  soi-même. 

Un  membre  à  droite.  —  Vous  n'avez  pas  assez 
fait.  Monsieur  le  Président! 

M.  LE  Président.  —  Je  voudrais  bien  vous 
y  voir,  interlocuteur!  {Kire  général.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  je  n'in- 
siste pas;  je  suis  de  ceux  qui  ont  eu  le  bon- 
heur de  rendre,  dans  des  temps  difficiles,  dans 
un  passé  récent,  quelques  services  obscurs  à 
la  cause  de  l'ordre...  {Nouvelles  rumeurs  a 
droite.  ) 

Un  membre.  —  Où  ? 

M.  Victor  Hugo.  —  On  a  pu  les  oublier, 
vous  les  avez  oubliés;  je  ne  les  rappelle  pas; 
mais  j'ai  le  droit  de  m'appuyer  sur  ce  passé 
au  moment  où  je  parle. 

Un  membre,  —  Il  n'existe  pas  ! 
M.  Victor  Hugo.  —  Eh  bien,  appuyé 
sur  ce  passé,  sur  ce  passé  tout  récent, yV  vous 
le  déclare,  dans  ma  conviction. . . 


f  Voir  page  186. 


La  Déportation. 

j  avril  1850. 
...On  ne  fait  cas  que  de  ces  hommes  positifs, 
qui  ne  sont  aprh  tout  que  des  hommes  négatifs  (*'. 
Une  voix.  —  Quel  pathos  ! 
M.  Victor  Hugo.  —  Mais  qu'une  révo- 
lution survienne,   les  hommes  d'affaires,   les 
gens   habiles   ne  sont  plus  que  des  nains... 
{Sourires  à  droite.) 

'■'  Voir  page   190. 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


569 


M.  Boissré.  • —  Et  les  imbéciles  sont  des 
géants  !  {Hilarité  brujanle  et  prolonge.  —  Trh 
bien!  trh  bien! —  Assentiment  marque'  à  droite.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Mais  qu'une  révo- 
lution survienne. . .  les  faits  matériels  tombent, 
et  les  idées  qu'on  raillait,  qu'on  dédaignait, 
grandissent  tout  à  coup  d'une  grandeur  déme- 
surée et  imprévue...  (Interruption.) 

M.  LE  Président,  se  tournant  vers  la  droite. 
—  Silence  donc.  Messieurs,  vous  n'êtes  pas 
chargés  d'interrompre  à  chaque  phrase.  Voilà 
comment  on  rend  les  séances  violentes,  c'est 
toujours  par  ces  concerts  d'interruptions. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  laisse  la  sagesse 
de  la  grande  majorité  de  l'Assemblée  juge  de 
cette  nature  et  de  ce  système  d'interruptions 
et  je  continue  Oelt  ainsij  par  cette  soudaine 
force. 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  eussie^vom  bâti 
•vos  iniquités  en  granit,  a  chaux  et  a  ciment.  ..(*). 
{Oh!  oh!  —  Kires  à  droite.)  Ne  vous  pressez 
pas  tant  de  rire,  messieurs,  vous  riez  des  pa- 
roles mêmes  de  l'Écriture;  j'ai  eu  tort  de  ne 
pas  vous  prévenir.  Eh  bien,  je  répète  (main- 
tenant que  je  vous  ai  prévenus,  vous  ne  rirez 
plus),  je  répète  et  je  le  dis  pour  tous  les  par- 
tis :  Eussie^vous  bâti. . . 

Uoilh  un  homme  que  le  tribunal  Spe'cial  a  con- 
damné. . .  (^^ 

M.  LE  Président.  —  Le  droit  commun  ! 

M.  Baze.  —  Il  n'y  a  pas  de  tribunaux 
spéciaux.  Vous  dénaturez  tout. 

M.  Victor  Hugo.  —  Cet  homme,  un 
arrêt  de  déportation  vous  le  livre. . .  ce  crimi- 
nel, selon  les  uns,  ce  héros,  selon  les  autres. . . 
{Uives  interruptions  a  droite  et  au  centre.) 

M.  LE  Président.  —  Héros  selon  ses  com- 
plices! {Bruit.) 

Un  membre  a  droite.  —  Vous  ne  devriez  pas 
souffrir  ces  paroles-là.  Monsieur  le  Président! 

M.  LE  Président.  —  J'ai  déjà  répondu  et 
je  réponds  :  Criminel  selon  la  loi,  héros  selon 
ses  complices.  (  Trh  bien  !  trh  bien  !  —  Cris  a 
gauche  :  Et  Boulogne!  et  Strasbourg!  et  le 
maréchal  Ney  !  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ne  veux  pas 
combattre  notre  honorable  président,  mais 
pour  moi  le  maréchal  Ney,  déclaré  criminel 
par  la  justice  politique  en  181  j,  est  un  héros, 

'"'  Voir  page  192.  —  '''  Voir  page  195. 


et  je  ne  suis  pas  son  complice.  {Uive  appro- 
bation à  gauche.  ) 

Uoix  à  droite.  —  Il  était  un  héros  avant  ! 

M.  Lacaze.  —  Ce  n'est  pas  pour  ses  faits 
héroïques  qu'il  a  été  condamné  ! 

M.  de  la  Moskowa.  —  Le  maréchal  Ney 
a  été  assassiné,  il  n'a  pas  été  jugé. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  reprends.  Voilà  un 
homme  qu'un  arrêt  de  déportation  vous  a 
livré;  cet  homme,  ce  condamné,  vous  le 
saisissez...  Vous  le  tenez  là  seul,  en  proie  à 
lui-même...  à  ses  remords... 

M.  le  Président.  —  Et  la  justice! 

M.  DE  RanÉe.  —  Jetez  le  Code  pénal  au 
feu  bien  vite  ! 

M.  AuDREN  DE  Kerdrel.  —  Dc  l'huma- 
nité  pour  des  tigres! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  reprends,  mes- 
sieurs; vous  allez  voir  à  quel  point  cette  inter- 
ruption est  puérile.  Vous  tenez  là,  seul,  en 
proie  à  lui-même. . .  ^Vous  tenez  cet  homme 
là... 

M.  Heurtrier.  —  Ce  n'est  pas  la  loi 
actuelle. 

M.  Baroche,  miniffre  de  l'Intérieur.  —  Ce 
n'est  pas  la  loi  actuelle.  Vous  n'avez  pas  lu  le 
Code  pénal  dont  vous  parlez. 

M.  Victor  Hugo.  —  Quand  vous  aurez 
désigné  un  lieu  pour  la  déportation,  vous 
exécuterez  la  loi  actuelle  dans  les  termes  que 
voici.  Si  vous  vouliez  me  laisser  achever, 
monsieur  Baroche,  comme  je  faisais  l'autre 
jour  pour  vous,  tout  en  ayant  bonne  envie  de 
vous  interrompre  {on  rit),  vous  verriez  que 
j'ai  raison. 

M.  RouHER,  miniltre  de  la  Julliee.  —  Il  était 
dans  le  vrai  et  vous  n'y  êtes  pas  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  dis  ce  que  le 
Code  pénal  vous  autorise  à  faire,  et  tout  à 
l'heure  je  dirai  ce  que  vous  voulez  ajouter  au 
Code.  Le  Code  pénal  vous  autorise  à  faire  ce 
que  je  viens  de  dire.  {Oui!  —  Non!)  Nous 
sommes  d'accord.,. 

IJous  ne  save^  pas  voui-mêmes  si  c^elt  un  cachot 
ou  si  c'en  un  tombeau  ^^^ .' 

M.  AuDREN  DE  Kerdrel.  —  Ni  l'un  ni 
l'autre. 

M.  Emmanuel  Arago.  —  Vous  verrez  ! 

M.  AuDREN  DE  Kerdrel.  —  Ah!  nous 
verrons  ! 

'*'  Voir  page  194. 


570 


APPENDICE. 


Une  voix  à  gauche.  —  C'est  bien  possible! 
(Rires!) 

M.  Victor  Hugo.  —  Z^ous  'uoule^  que^ 
lentement. . . 

Ah  !  e'eff  monifrueux  t^'  / 

Une  voix  à  gauche,  —  C'est  modéré  ! 

Un  membre  a  droite.  —  Et  les  victimes  que 
cet  homme  a  faites  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  protefle  d'avance. . . 

. , .  le  jour  oh  Phomme-Dieu  a  subi  la  peine  de 
mortj  il  Va  abolie  (^' .'  {Uive  approbation  a  gauche. 
—  Rumeurs  a  droite.) 

Uoix  diverses.  —  C'est  un  scandale!  c'est 
une  profanation! 

M.  Emmanuel  Arago.  —  Il  serait  encore 
crucifié  aujourd'hui!  {Aviation.) 

Une  voix  a  droite.  —  Par  vous. 

M.  Victor  Hugo.  —  J'explique  ma  pensée. 
Le  jour  oh.  l'homme-Dieu  a  subi  la  peine  de 
mort,  il  l'a  abolie,  car...  {A  droite  :  Asse^! 
asse^!)  Car  il  a  fait  voir  ^ue  la  foUe  juSîice  hu- 
maine. . . 

...  et  le  geôlier  de  cette  tombe^^'^  ?  {Exclamations 
à  droite.  —  A  gauche  :  Trh  bien!  tiès  bien!) 

Uoix  a  droite  :  Portez  cela  à  la  Porte  Saint- 
Martin  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  ...ha  tyrannie  d'une 
âme  méchante  et  basse  (*'  ?  {Exclamations  a  droite.) 

Un  membre  a  gauche.  —  Et  Sainte-Hélène? 

M.  Victor  Hugo.  —  Sachez-le,  vous  qui 
m'interrompez,  les  Sainte-Hélène  produisent  les 
Hudson  Lowe. 

...Et  cette  proflituée  qu'on  appelle  la  raison 
d'état^^\  {Applaudissements  répétés  à  gauche.  — 
Un  fpedateur,  place  dans  les  tribunes  publiques^ 
applaudit.  ) 

M.  LE  Président.  —  J'invite  les  tribunes 
à  s'abstenir. 

. . .  Il  fermait  la  porte  des  révolutions  (*'. 

M.  Prudhomme.  —  Et  le  23  juin,  c'était 
de  la  clémence! 

M.  Victor  Hugo.  —  Et  save'^vous  ce  que 
vous  faites  si  vous  décrète^  les  vengeances  ?  Uous 
la  rouvre'z,  { Murmures  h  droite.  ) 


'''   Voir    page   194.   —   '''  Voir  page   195.   — 
-         '"  "  •  '  _(»)  Voir 


'''  Voir  page  196.  —  '*'  Voir  page  196 

-    m    Voir    n^of  Tr>8. 


pagc  198.  —  '"'  Voir  page  198. 


Une  voix  à  droite.  —  Quel  abus  de  la  pa- 
role ! 

U oyons,  pour  qui  faites-vous  cette  loi  ?  Le  save^ 
vous  '^'  ? 

ZJoix  à  droite.  —  Ah  voilà  ! 

Une  autre  voix  à  droite.  —  Elle  est  faite  pour 
tout  le  monde. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs  de  la  ma- 
jorité, vous  l'emportez  en  ce  moment,  vous 
êtes  les  plus  forts;  mais  êtes-vous  sûrs  de  l'être 
toujours  ? 

M.  AuDREN  DE  Kerdrel.  —  Non,  si  on 
nous  déserte  comme  vous  nous  avez  désertés. 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  le  glaive  de  la 
pénalité  politique  n'appartient  pas  k  la  justice, 
il  appartient  au  hasard.  {Uives  réclamations  à 
droite.)  Il  passe  au  vainqueur  avec  la  fortune. 

M.  LE  Président.  —  Vous  niez  la  justice 
du  pays,  et  vous  oubliez  que,  sous  la  Répu- 
blique, la  justice  se  rend  au  nom  du  peuple 
français;  ou  il  n'y  en  a  pas,  ou  il  y  a  celle-là. 
La  plus  grande  attaque  et  le  plus  grand  péril 
qu'on  puisse  faire  subir  à  une  République, 
c'est  de  nier,  sous  ce  gouvernement,  la  puis- 
sance des  autorités  et  des  pouvoirs  qui  sont 
reconnus  sous  tous  les  autres  gouvernements. 
{Rumeurs  a  gauche.  —  Uive  approbation  à  droite.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  je  fais 
appel  à  vos  souvenirs,  et  je  n'éveillerai  aucune 
susceptibilité  en  vous  disant  que,  dans  des 
temps  qui  ne  sont  pas  éloignés  de  nous,  et 
qui  font  partie  de  l'histoire  de  nos  pères,  le 
glaive  de  la  pénalité  politique  n'appartenait 
pas  à  la  justice. . .  Chaque  parti  semblait  des- 
tiné tour  à  tour  à  le  tenir  dans  ses  mains  ou  à 
le  sentir  sur  sa  tête^^K  {Rumeurs  à  droite.)  Pouvez- 
vous  nier  l'histoire.-*  Je  viens  de  la  rappeler 
fidèlement. 

A  droite.  —  93  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Eh  bien.  Messieurs, 
quand  vous  combinez,  je  m'adresse  aux  au- 
teurs de  la  loi,  quand  vous  combinez  une  de 
ces  lois  de  répression  exagérée  que  les  partis 
victorieux,  dans  l'entraînement  de  leur 
triomphe  et  dans  la  bonne  foi  de  leur  fana- 
tisme, appellent  lois  de  justice,  ne  vous 
sentez-vous  pas  imprudents  en  vous-mêmes 
d'aggraver  les  peines  et  de  multiplier  les 
rigueurs?  Eh!  mon  Dieu!  nous  vivons  dans 
des  temps  troubles  ;  ce  n'est  offenser  personne 
que  de  se  préoccuper  de  l'avenir.  Les  vertus 

C  Voir  page  198.  —  '^'  Voir  page  198. 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


571 


les  plijs  hautes,  les  caractères  les  plus  purs, 
les  dévouements  les  plus  éprouvés  ne  sont 
pas  à  l'abri  de  ces  coups  de  foudre.  Cette  loi 
que  vous  faites  est  une  loi  redoutable. . .  savez- 
vous  qui  je  défends  contre  vous.''  c'est  vous! 
{R/res  ironiques  à  droite.) 

Uoix  à  droite.  —  Merci!  Mais  ne  prenez 
pas  tant  de  peine  ! 

M. ^Victor  Hugo.  —  Oui,  c'est  votre 
prudence  que  j'invoque,  c'est  votre  modé- 
ration que  je  veux  éveiller.  Au  fond  de 
vos  consciences,  en  vous  interrogeant  vous- 
mêmes,  vous  ne  pouvez  pas  savoir...  ce  que 
votre  propre  loi 'fera  de  vous.  {Nouvelle  inter- 
ruption.) Mon  Dieu!  vous  fermez  les  yeux  à 
l'avenir,  les  fermerez-vous  au  passé  ?  (Rumeurs 
et proteHations  à  droite.) 

M.  VÉsiN.  —  C'est  un  appel  à  la  peur  ! 

"Uoix  nombreuses.  —  Nous  n'y  céderons  pas  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  vous  récriez  de 
ce  côté;  vous  ne  croyez  pas  \  mes  paroles. 

Une  uoix  a  droite.  —  On  les  qualifie. 

.  .  .  Charles  X  aurait  pu  l'appliquer  à 
M.  ThierSj  et  houh-Philippe  a  M.  Odilon 
Barrot^^\  {Bravos  et  applaudissements  a  gauche.). 

M.  ChÉgarat.  —  Il  ne  vous  convient  pas 
d'injurier  Louis-Philippe  qui  vous  a  nommé 
pair  de  France. 

M.  Odilon  Barrot,  de  sa  place.  —  J'ai 
défendu  ce  gouvernement,  je  n'ai  pas  con- 
spiré. 

M.  LE  Président.  —  Vous  supposez  qu'il 
était  criminel. 

M.  Odilon  Barrot.  —  M.  Victor  Hugo, 
en  me  nommant,  m'a  donné  le  droit  de  ré- 
pondre deux  mots;  il  est  trop  juste  pour  ne 
pas  me  le  permettre.  {Rumeurs  à  gauche.)  Si  je 
m'honore  de  quelque  chose  dans  ma  carrière 
politique,  c'est  de  n'avoir  jamais  conspiré 
contre  aucun  gouvernement.  {Marques  très 
"vives  d^ approbation  sur  les  bancs  de  la  majorité.) 
C'est  d'avoir  défendu  jusqu'au  bout  et  le  der- 
nier la  constitution  de  mon  pays.  Si  vous 
appelez  cela  un  attentat,  et  s'il  y  avait  un 
gouvernement  au  monde,  fût-ce  celui  de  vos 
amis,  qui  punît  le  respect  et  la  défense  des 
lois  comme  un  attentat,  ce  parti  serait  d'avance 
jugé,  et  vous  seriez  bien  malheureux  de  lui 
appartenir.  {Marques  nombreuses  S  approbation  et 
applaudissements.  —  Rires  ironiques  a  gauche.  ) 

'''  Voir  page  199. 


Vne  uoix  a  droite.  —  Et  pendant  qu'il  dé- 
fendait la  Constitution,  M.  Victor  Hugo 
chantait  le  duc  de  Bordeaux. 

M.  Ducoux,  au  milieu  du  bruit.  —  C'est 
Jupiter  faisant  de  la  bouillie  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  L'honorable  M.  Odi- 
lon Barrot,  dont  personne  plus  que  moi  n'ap- 
précie le  noble  caractère...  {Oh!  oh!  —  RJres 
prolonges  sur  les  bancs  de  la  majorité'.  ) 

Uoix  diverses  a  droite.  —  Il  est  bien  temps  ! 
c'est  trop  tard!  {A  gauche  :  Parle^! parleur!) 

M.  Victor  Hugo.  —  L'honorable  M.  Odi- 
lon Barrot  s'est  mépris  sur  le  sens  de  mes 
paroles.  Quand  j'ai  parlé  d'une  justice  qui 
aurait  pu  l'atteindre,  j'ai  parlé  d'une  justice 
injuste.  {Explosion  de  rires  à  droite.  —  Bruit  pro- 
longe'. ) 

IJoix  diverses  a  droite.  —  Ah  !  ah  !  ^ —  Il  n'y 
a  qu'une  justice!  —  C'est  une  véritable  dé- 
faite d'Escobar! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  répète  que  je 
parle  d'une  justice  injuste;  c'est  la  justice  des 
partis. 

Uoix  diverses.  —  Allons  donc  !  allons  donc  ! 
Mais  vous  oubliez  que  c'était  de  la  justice  de 
vos  amis  que  vous  parliez  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  quand  je 
vous  parle  des  revanches  possibles  de  la  deSiinée. . . 

. . .  Faites  des  lois  de  proscription  maintenant^^H 
Une  uoix.  —  Il  paraît  que  cela  porte  bon- 
heur. {On  rit.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  l'inno- 
vation pénale  qu'on  vous  propose,  la  réclu- 
sion aggravant  la  déportation,  est  mauvaise. 
Uous  la  repoutsere^. 

...Et  il  frappe  avec  cette  loi  ceux  qui  l'ont 
faite ^^\  {Approbation  à  gauche.) 

Uoix  diverses  à  droite.  —  C'est  la  suite  du 
même  système  d'intimidation!  —  Vous  ne 
nous  faites  pas  peur!  —  C'est  le  meilleur 
moyen  de  faire  passer  la  loi! 

M.  Victor  Hugo.  —  Un  dernier  mot. . . 

Les  uieiUards  qui  demandent  des  asiles^^K,. 
{Interruptions  diverses  à  droite.) 

Quelques  uoix.  —  Pour  cela  il  faut  de  la 
tranquiUité  !  —  Il  faut  que  le  pays  ne  soit  pas 
agité  ! 


'''  Voir  page     200. 
'''  Voir  page  201. 


—    '*'  Voir  page  200.  — 


572 


APPENDICE. 


M.  Victor  Hugo.  —  Le  peuple  qui  de- 
mande du  paifij  la  France  qui  demande  de  la 
gloire  ! 


Le  suffrage  universel. 

21  mai  1850. 

...Je  chercherai  toutes  les  occoiions  de  la  glorifier 
dans  ce  qu'elle  a  fait  de  magnanime  et  de  beau,  ..(•'. 

M.  DE  MoRNAY.  —  Vous  avez  glorifié  de 
même  la  monarchie! 

. . .  C'était  la  sagesse  des  grands  hommes  d'état 
de  ce  temps-la j  qui  sont,  du  reBe,  les  mêmes  que 
ceux  de  ce  temps-ci, . .  {Kires  approhatifs  a  gauche.) 

"Voix  a  droite,  —  Vous  étiez  de  ces  grands 
hommes-là  k  la  Chambre  des  pairs  ! 

...  Et  de  lui  dire  :  Vote  !  ne  te  hats  plus  t^) .'  {Ap- 
plaudissements sur  quelques  bancs  de  la  gauche.  ) 

Uoix  a  droite.  —  Il  avait  bien  compris  cela 
au  mois  de  juin  ! 

...  Il  en  sort  avec  le  regard  d'un  souverain  ('). 
{Applaudissements  a  gauche.  —  Rotj  a  droite.  — 
Agitation  prolongée.)  Messieurs ,  il  m'est  impos- 
sible de  ne  pas  faire  remarquer  une  chose; 
c'est  que  cette  nature  d'interruptions,  d'inter- 
ruptions calculées  et  systématiques...  (Vives 
dénégations  a  droite.) 

A  gauche,  —  C'est  vrai  ! 

M.  Charles  Dain.  —  Ajoutez  :  et  indé- 
centes! 

M.  Victor  Hugo.  —  Cette  nature  d'inter- 
ruptions, qui  n'a  pas  d'autre  but  que  de  dé- 
concerter la  pensée  de  l'orateur...  {Nouvelles 
dénégations  a  droite,  ) 

M.  LE  Président.  —  Vous  savez  bien  qu'on 
n'y  réussirait  pas. 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  Cette  nature 
d'interruptions  qui  n'a  pas  d'autre  but  que  de 
lui  ôter  la  liberté  d'esprit,  ne  pouvant  lui  ôter 
la  liberté  de  la  parole,  n'est  pas  un  jeu  digne 
d'une  grande  Assemblée.  {A  gauche  :  Très 
bien!  très  bien!)  Quant  à  moi,  en  présence  de 
ces  interruptions,  que  je  ne  qualifie  pas,  que 
je  laisse  à  l'opinion  publique  le  soin  d'ap- 
précier. . . 

M.  le  Président.  —  Vous  n'avez  pas  été 
interrompu,  je  dois  le  constater. 

M.  Bac.   —  L'Assemblée  a  manqué   de 

'■'  Voir  page  202.  —  '"'  Voir  page  203.  —  '''  Voir 
page  20J. 


dignité  en  interrompant  comme  elle  l'a  fait. 

M.  Victor  Hugo.  —  En  présence  de  cette 
nature  d'interruptions,  dis-je,  je  mets  le  droit 
de  l'orateur  sous  la  sauvegarde  de  la  vraie 
majorité,  de  la  majorité  des  esprits  honnêtes 
et  justes,  qui  sont  toujours,  j'en  suis  con- 
vaincu, les  plus  nombreux  dans  l'Assemblée 
des  élus  d'un  grand  peuple. 

Voix  a  droite.  —  Il  n'y  a  pas  de  doute  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  continue.  Mes- 
sieurs. J'énumérais  devant  vous  les  effets  du 
suffrage  universel,  et  je  vous  disais  :  QueB-ce 
tout  cela  ?  C'eli  la  fin  de  la  violence. . . 

. . .  C'eH  parce  qu'il  a  plu  au  peuple j  après 
avoir  nommé  qui  'vous  voulie'Tj  ce  que  vous  avie'T 
trouvé  fort  bon. . .  '•^K 

Une  voix  a  droite.  —  Vous,  par  exemple. 

M.  Victor  Hugo.  —  De  nommer  qui  vous 
ne  voulieitas. 

A  gauche  avec  force.  —  À  l'ordre,  l'inter- 
rupteur ! 

M.  Bac,  a  M.  ViHor  Hugo.  —  Méprisez 
l'interruption  et  n'y  répondez  pas,  c'est  trop 
grossier. 

Voix  a  l'extrême  gauche.  —  L'interrupteur  a 
manqué  à  l'Assemblée;  Monsieur  le  Président, 
rappelez-le  à  l'ordre! 

M.  LE  Président.  —  Vous  faites  vingt  fois 
plus  de  bruit  que  cela  ne  mérite.  {C'eB  vrai!) 

Le  peuple  calme j  c'efl  l'avenir  sauvé ^'^\  Le 
peuple  sait  cela. 

M.  Bac.  —  C'est  le  suffrage  universel  con- 
solidé malgré  eux. 

...  A  la  simple  résidence j  décrétée  par  l'Assem- 
blée conliituante,  cette  loi  met  sournoisement  le 
domicile. .  .'^'.  {Réclamations  au  banc  de  la  Commis- 
sion.) —  Comment,  sournoisement.'' 

M.  LÉON  Faucher.  —  C'est  très  ouverte- 
ment. 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  savez  très  bien 
que  la  résidence  et  le  domicile  sont  deux  faits 
légaux  très  différents.  Je  continue.  Où  il  y 
avait  six  mois,  elle  écrit  trois  années,  et  elle 
dit  :  c'est  la  même  chose. 

Au  banc  de  la  Commission.  —  Mais  non,  du 
tout. 

Du  fils  au  père  W. . .  {Exclamations,) 

Voix  à  droite  ironiquement,  —  Quel  malheur  ! 

f  Voir  page  206.  —  '*'  Voir  page  209.  — 
l'i  Voir  page  209.       '''  Voir  page  210. 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


573 


Uoix  à  gauche.  —  C'est  l'antagonisme  dans 
la  famille  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Elle  crée  ainsi. . .  etj 
chose  coupable j  entre  le  phe  et  le  fils.  {Oh!  oh! 
Allons  donc! —  A  l'extrême  gauche  :  Oui!  oui! 
ceff  'vrai  !) 

M.  Bac.  —  C'est  la  guerre  de  famille 
organisée  ! 

Ce  droit  imperdable,  inaliénable,  essentiel,  per- 
sonnel, sacré,  xiivant...^^^.  {Exclamations  ironiques 
a  droite.)  Le  Moniteur  constatera  que,  sur  ces 
paroles,  on  a  ri  de  ce  côté. 

A  droite.  —  Oui  !  oui  ! 

M.  Taschereau.  —  Nous  le  lui  recom- 
mandons bien  ! 

M.  Mortimer-Ternaux.  —  Nous  avons 
ri  à  la  septième  épithète  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Ce  droit,  dis-je,  ce 
droit  personnel. . . 

Entre  autres  celle  des  artistes  dramatiques. .  .'■''. 
{Hilarité bruyante  à  droite.) 

M.  Taschereau.  —  Tous  les  comédiens 
ne  sont  pas  au  théâtre. 

M.  ViCTO  HuGOR.  —  Ici  encore  le  Moni- 
teur  constatera...  {A  droite  :  Oui!  oui!)  Ici 
encore  le  Moniteur  constatera  {Oui!  oui!  — 
Bravos  ironiques)  que  quand  j'ai  nommé  toute 
une  classe  de  citoyens,  ce  côté  a  ri.  {A  droite  : 
Oui!  oui!) 

M.   LE  Président.  —  N'interrompez  pas! 

M.  Emmanuel  Arago.  —  C'est  l'excom- 
munication politique. 

...De  telle  sorte  que  si  Uoltaire  vivait... ^^h 
{Interruption  prolongée.) 

M.  DE  TiNGUY.  —  Il  aurait  ri  avec  nous. 
Voltaire. 

Uoix  a  gauche.  —  Béranger  ne  serait  pas 
électeur. 

Autre  voix.  —  Ni  Michel  Chevalier  non 
plus. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ne  veux  pas  nom- 
mer des  vivants...  ferait  certainement  con- 
damner Voltaire,  pour  offense  k  la  morale 
publique  et  religieuse . . . 

A  droite.  —  Mais  oui!  —  Il  l'aurait  bien 
mérité  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Oui,  n'est-ce  pas? 


'•'  Voir    page  210. 
'*'  Voir  page  210. 


—    W  Voir    page    210.    — 


Eh  bien,  voici  la  conséquence  de  la  loi  acceptée 
par  ce  côté  de  l'Assemblée  {la  droite),  vous 
auriez  sur  la  liste  d'indignité  le  repris  de  justice 
Voltaire.  {Agitation.) 

A  droite.  —  Pourquoi  pas.** 

Mais  f  affirme  que  c'eli  Escobar  qui  l'a  baptisée  ('). 
{Acclamations  et  applaudissements  répétés  a  gauche. 
—  A  droite,  ironiquement  :  Bis  !) 

M.  LE  Président.  —  Le  Moniteur  constatera 
aussi  ces  applaudissements. 

. . ,  Uoler  la  souveraineté  dans  la  poche  du  fiible 
et  du  pauvre. .  .(*'  {Interruption  à  droite.  —  Applau- 
dissements a  gauche.) 

Uoix  diverses  a  droite.  —  Vous  répétez  ce 
qu'a  dit  M.  Lagrange  !  —  Vous  le  volez  ! 


RÉpLiqyE  À  M.  DE  Montalembert. 


23  mai  i8jo 


(»). 


M.  Victor  Hugo  —  M.  le  Président,  je 
demande  la  parole  pour  un  fait  personne l^'^h 

M.  LE  Président.  —  La  parole  est  à 
M.  Victor  Hugo  pour  un  fait  personnel. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  l'Assem- 
blée s'apercevra,  dès  les  premiers  mots  que  je 
prononcerai...  {De  plusieurs  bancs  :  On  n'entend 
pas.)  L'Assemblée  s'apercevra,  dès  les  premiers 
mots  que  je  prononcerai,  que  j'ai  une  peine 
extrême  à  parler.  {Kumeurs  à  droite.  —  A 
gauche  :  C'efi  indécent  !) 

M.  LE  Président.  —  Écoutez  donc  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  J'ai  été  hier  violem- 
ment attaqué.  Je  suis  dans  la  position  de 
l'homme  qui  vient  se  défendre;  je  ne  demande 
à  la  majorité  d'autre  faveur  que  son  silence. 
Et  je  vais  purement  et  simplement  aufait^^^. 

•''  Voir  page  211.  —  '*'  Voir  page  213.  — 
'*'  M.  de  Montalembert  avait,  dans  son  dis- 
cours du  22  mai,  parle  «de  ces  hommes  dont  la 
vie  a  été  une  attaque  permanente  aux  pouvoirs 
établis.  Je  ne  dirais  pas  cela  pour  M.  Victor 
Hugo  s'il  était  ici,  car  s'il  était  ici  pour  m'cn- 
tendre,  je  lui  rappellerais  les  antécédents  de  sa 
vie ,  toutes  les  causes  qu'il  a  chantées ,  toutes  les 
causes  qu'il  a  flattées,  toutes  les  causes  qu'il  a 
reniées.  Mais  il  n'est  plus  ici.  C'est  une  vieille 
habitude  chez  lui  !  Comme  il  se  dérobe  au  service 
des  causes  vaincues,  il  se  dérobe  aussi  aux  repré- 
sailles qu'on  a  le  droit  d'exercer  sur  lui».  {Kires.) 
—  (*)  Voir  page  214.  —  '''  Voir  page  214. 


574 


APPENDICE. 


Fltuieurs  membres.  —  Ah!  ah!  votre  voix 
revient. 

M.  Victor  Hugo.  —  L'honorable  M.  Jules 
de  Lastejrie  a  dit,  et  les  deux  orateurs  qui  lui 
ont  succédé  ont  répété  après  lui,  avec  des 
formes  variées,  mais  je  prends  le  fond  de  ce 
qui  a  été  dit,  et  je  cite  les  propres  paroles  de 
M.  de  Lasteyrie,  je  vais  arriver  tout  à  l'heure 
à  M.  de  Montalembert. . .  {Nouvelles  interrup- 
tions a  droite.)  L'honorable  M.  de  Lasteyrie  a 
dit  que  j'avais  été  le  panégyriste  de  plus  d'un 
pouvoir,  et  que  par  conséquent  mes  opinions 
étaient  mobiles,  et  que  j'étais  aujourd'hui  en 
contradiction  avec  moi-même;  je  crois  que 
c'est  bien  le  sens  de  ses  paroles. 

M.  Jules  de  Lasteyrie.  —  Je  n'ai  pas  dit 
que  vous  fussiez  en  contradiction  avec  vous- 
même  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  C'est  également  le 
sens  des  paroles  des  deux  orateurs  qui  lui  ont 
succédé.  Messieurs,  si  les  honorables  orateurs 
ont  prétendu  faire  allusion  à  des  vers  monar- 
chiques, inspirés,  je  le  déclare,  par  le  senti- 
ment le  plus  candide  et  le  plus  pur,  que  j'ai 
faits  dans  mon  adolescence,  dans  mon  en- 
fance, quelques-uns  avant  quinze  ans... 
{Interruption.  —  K.ires  et  chuchotements  sur  les 
bancs  de  la  majorité.  ) 

Un  membre  de  l'extrême  gauche  s'adressant  à  la 
droite.  —  Combien  en  avez-vous  servi,  vous, 
de  gouvernements  ? 

M.  Victor  Hugo.  —  Si  c'est  à  cela  que 
ces  honorables  orateurs  ont  prétendu  faire 
allusion,  ce  n'est  qu'une  puérilité;  je  n'y 
réponds  pas.  {Nouveaux  rires  sur  les  bancs  de  la 
majorité.  ) 

M.  LE  PRESIDENT.  —   ÉcOUtCZ  doUc! 

M.  Victor  Hugo,  se  tournant  vers  M.  le  pré- 
sident, —  Vous  le  voyez,  M.  le  président,  je 
suis  sans  cesse  interrompu.  Faites  exécuter  le 
règlement. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Le  règlement  ne  peut 
pas  me  donner  la  force  d'empêcher  de  rire. 

M.  Victor  Hugo.  —  Mais  si  c'est  aux 
opinions  de  l'homme  qu'ils  s'adressent  et  non 
à  celles  de  l'enfant . . .  (  Nouvelles  interruptions  à 
a  droite.) 

...  Si  'VOUS  recule^  devant  ce  défi. ..(''.  {Oh] 
oh  !  Réclamations  bruyantes  a  droite.  —  A.  gauche  : 
Très  bien  !  très  bien  !)  Nous  verrons  ! 

'■'  Voir  page  Hj. 


M.  DE  LA  MûSKOWA.  —  Vous  avcz  le  droit 
de  le  dire,  vous  avez  le  droit  d'employer  ces 
expressions. 

M.  LE  Président.  —  C'est  à  M.  de  Mon- 
talembert qu'il  faut  adresser  cela  ;  l'Assemblée 
n'est  pas  obligée  de  lire  vos  œuvres  pour  savoir 
s'il  y  a  quelque  chose  k  vous  reprocher. 

M.  DE  LA  MosKOWA.  —  C'est  aussi  k  M.  de 
Montalembert  que  l'orateur  s'adresse. 

M.  DE  MoRNAY.  —  Je  demande  la  parole 
si  c'est  un  défi. 

Un  membre.  —  Et  la  loi  électorale  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Maintenant,  dis-je, 
si  ce  défi  n'est  pas  relevé...  {Kumeurs  à  droite.) 
S'il  n'est  pas  accepté,  si  les  adversaires  reculent 
devant  ce  défi. . . 

A  droite.  —  Allons  donc  ! 

M.  ScHŒLCHER.  —  Rappelez  donc  au 
silence,  monsieur  le  Président! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  déclare,  et  je  le 

dis  une  fois  pour  toutes Et  zious  verre-^ 

si  je  suis  absent, 

M.  DE  Montalembert.  —  ...  Depuis  le 
jour  o^i  j'ai  vu  l'honorable  M.  Victor  Hugo, 
après  son  discours  sur  l'expédition  de  Rome, 
disparaître  pendant  la  réponse  que  je  lui 
adressais,  pour  revenir  trois  mois  après  avec 
un  discours  longuement  étudié  ('),  {Brujants 
applaudissements  à  droite.)  depuis  ce  jour-lâ,  je 
ne  pensais  pas  qu'il  fût  nécessaire  de  prendre 
au  sérieux  son  opposition. . .  (Kumeurs  à  gauche.) 
Mais  lorsque  je  l'ai  vu  recommencer  cette 
manoeuvre  avant-hier,  après  un  discours  qui 
avait  légitimement  indigné  la  majorité... 
{Réclamations  a  gauche.  —  A  droite  :  Oui!  oui!) 

M.  Legros-Devot.  —  Et  toute  la  France. 

M.  Noël  Parfait,  à  M.  de  Montalembert. 
—  C'est  le  vôtre  qui  a  indigné  la  France. 

M.  DE  Montalembert.  —  Votre  France, 
soit  !  pas  la  mienne  !  pas  la  nôtre  !  Après  cette 
répétition  de  son  ancienne  manœuvre,  je  n'ai 
pas  pu  m'empêcher  de  lui  adresser,  toujours 


'■'  Après  son  discours  sur  l'expédition  de  Rome, 
19  octobre  1849,  Victor  Hugo  s'cuit  absenté  un 
moment;  revenu  pendant  la  réponse  de  Monta- 
lembert, il  avait,  tout  de  suite  après,  demandé 
la  parole;  mais  le  Président,  fort  à  propos  pour 
M.  de  Montalembert,  avait  levé  la  séance.  Le 
lendemain  20  octobre  (et  non  trois  mois  après), 
Victor  Hugo  prononçait  la  Réponse  à  M,  de 
Montalembert,  (Voir  ^pagc  176.) 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


575 


en  son  absence  volontaire  et  prolongée,  l'allu- 
sion qu'il  vient  de  relever  tout  à  l'heure. 
...  Je  relève  ce  défi.  Il  a  d'abord  chanté, 
pour  ne  pas  dire  flatté,  la  restauration;  il  a 
chanté  la  naissance  et  le  baptême  de  M.  le 
duc  de  Bordeaux;  il  a  chanté  le  sacre  de 
Charles  X  :  il  s'en  défend  aujourd'hui. . . 

M.  Victor  Hugo.  —  Du  tout! 

M.  DE  MoNTALEMBERT.  —  Commc  ayant 
été  trop  candide  et  trop  jeune.  {Rires  prolonges 
à  droite.) 

M.  Victor  Hugo,  de  sa  place.  —  Je  fais 
réimprimer  tous  les  six  mois  les  vers  dont  vous 
parlez. 

Un  membre.  —  M.  Hugo  plaide  le  défaut 
de  discernement  comme  en  police  correction- 
nelle! 

M.  DE  MoNTALEMBERT.  —  Aussitôt  après 
la  révolution  de  juillet,  comme  pour  racheter 
cette  faute  de  jeunesse,  il  a  chanté  les  obsèques 
des  héros  de  juillet,  et  cela  le  lendemain  de 
la  chute  du  roi  Charles  X. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  vous  défie  de 
citer  les  vers  dont  vous  parlez ,  M.  de  Monta- 
lembert. 

M.      DE       MoNTALEMBERT.       Mais       je 

laisse  là  sa  poésie,  je  ne  m'occupe  que  de 
sa  prose,  et  de  sa  prose  à  ces  tribunes,  qu'il 
a  invoquée  tout  k  l'heure  Ivii-même.  Oui, 
je  n'ai  pas  pu  me  défendre  d'tm  mouve- 
ment d'indignation,  quand  je  me  suis  sou- 
venu d'avoir  entendu  moi-même,  en  pleine 
cour  des  pairs,  adresser  par  lui  au  roi  Louis- 
Philippe  les  paroles  les  plus  adulatrices  qui 
aient  jamais  frappé  mes  oreilles...  (Rires 
approhatifs  sur  les  bancs  de  la  majorité')  et  qu'en- 
suite, deux  ans  après,  à  cette  même  tribune 
oi  je  parle,  et  où  il  parlait  tout  à  l'heure,  il 
est  venu  à  l'Assemblée  constituante  féliciter 
le  peuple  de  Paris  d'avoir  brûlé  le  trône  où 
siégeait  ce  vieux  roi  naguère  adulé,  et  d'où 
était  descendu  sur  lui  le  brevet  de  pair  de 
France.  ÇVive  approbation  et  lon^  applaudisse- 
ments (i  droite.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Cela  n'est  pas  vrai. 

M.  Changarnier.  —  Très  bien!  très  bien! 
tous  les  hommes  de  cœur  sont  avec  vous, 
M.  de  Montalembert,  faites  justice! 

M.  Druet-Desvaux.  —  Elle  sera  ratifiée 
par  le  pays! 

M.  DE  Montalembert.  —  ...  Vous  trou- 
verez dans  son  langage  toujours  les  mêmes 
formules,  mais  toujours  adressées  à  des  objets 


difiFérents. . .  Eh  bien ,  voici  ce  que  je  lui  pré- 
dis :  Si  jamais  il  s'élève,  comme  je  le  redoute, 
dans  ce  pays-ci,  sur  les  ruines  de  la  liberté 
déshonorée  et  dégradée  par  le  parti  auquel 
s'est  rallié  M.  Hugo,  si  jamais  il  s'élève  un 
despotisme  quelconque,  il  sera  le  premier  à  le 
flatter,  il  essayera  de  faire  respirer  à  ce  despo- 
tisme futur  cet  encens  qu'il  offre  aujourd'hui 
à  l'ouvrier  et  qu'il  a  fait  déjà  respirer  à  deux 
dynasties  '•'.  (  Trh  bien  !  très  bien  !  —  Des  applau- 
dissements éclatent  a  trois  reprises  sur  les  bancs  de 
la  majorité.) 

M.  Victor  Hugo.  —  J'avais  demandé  à 
l'honorable  M.  de  Montalembert  des  faits  et 
non  des  mots;  je  l'avais  défié  et  je  le  défie 
encore...  {Exclamations  h  droite.) 

M.  LE  Président.  —  Écoutez  la  réponse! 
Chacun  a  applaudi  son  orateur;  mais  tous 
doivent  écouter  les  répliques. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  l'avais  défié  et  je 
le  défie  encore,  non  pas  de  faire  des  phrases, 
mais  de  faire  des  citations  textuelles  :  qu'il 
l'entende  bien.  Quant  à  moi,  voici  un  défi  que 
je  lui  adresse  :  C'est  de  faire  imprimer  sa  pro- 
clamation aux  électeurs  après  la  révolution  de 
1848  en  regard  de  la  mienne.  Je  l'en  défie,  et 
nous  verrons  s'il  le  fait!  Que  M.  de  Monta- 
lembert remarque  bien  que  je  l'ai  défié  ;  nous 
verrons  s'il  accepte  ce  défi  et  s'il  s'y  rend. 

M.  DE  Montalembert.  —  Allons  donc! 
elle  est  imprimée  partout;  la  Presse  l'a  récem- 
ment reproduite;  je  n'ai  pas  un  mot  à  y 
changer. 

M.  Victor  Hugo.  —  L'honorable  M.  de 
Montalembert  a  fait  une  chose  étrange,  et  je 
ne  m'en  plains  pas  :  il  a  cité  des  paroles  qu'il 
dit  m'avoir  entendu  prononcer  dans  les  déli- 
bérations secrètes  d'un  tribunal.  Je  vous  laisse 
à  juger  quelle  confiance  on  peut  ajouter  dans 
la  conscience  d'un  tel  juge.  {Bravos  a  gauche. 
—  Rumeurs  a  droite.) 

Eh  bien,  puisque  l'honorable  M.  de  Mon- 
talembert m'a  donné  une  occasion  que  je  ne 
cherchais  pas,  puisqu'il  a  soulevé  un  voile  que 
je  ne  me  serais  pas  cru  le  droit  de  soulever, 
je  vais  dire  à  cette  Assemblée  comment, 
pourquoi  et  dans  quel  but  j'ai  prononcé  les 
paroles  dont  M.  de  Montalembert  a  gardé  un 
assez  infidèle  souvenir. 

'"'  A  cette  prédiction,  dix-neuf  ans  d'exil  ont 
répondu.  {Note  de  l'éditeur.) 


576 


APPENDICE. 


Il  s'agissait  de  juger  un  homme  ('^  qui  avait 
commis  un  attentat  sur  la  personne  du  roi 
Louis-Philippe  ;  je  voulais  sauver  la  tête  de  cet 
homme;  je  ne  tromperai  les  souvenirs  d'aucun 
membre  de  la  cour  des  pairs  en  disant  que 
nous  n'étions  que  trois  qui  voulussions  sauver 
la  tête  de  cet  homme. . . 

Uoix  a  droite,  —  De  cet  assassin  ! 

M.  LE  Président.  —  Vous  révélez  les  déli- 
bérations de  la  cour!  {K/elamations  à  gauche.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  ne  suis  donc  pas 
libre  k  cette  tribune  ? 

Uoix  diverses.  —  L'orateur  est  dans  son 
droit!  —  M.  de  Montalembert  a  commencé! 

M.  Victor  Hugo.  —  Et  à  cette  occasion, 
messieurs. . .  {Interruptions  diverses,  ) 

Une  voix  au  fond  de  la  salle.  —  Où  est  donc 
la  loi? 

M.  Victor  Hugo.  —  J'étais  donc  (je  puis 
révéler  ceci)  un  pair  qui  voulais  sauver  la  tête 
de  cet  homme... 

Un  membre  a  droite,  —  Dites  de  cet  assassin  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Et,  à  cette  occasion, 
j'adressai  k  la  cour  une  allocution  où  je  la 
suppliai  d'épargner  ce  malheureux,  et  où  je 
lui  dis  que  le  cœur  du  roi  Louis-Philippe  lui 
saurait  gré  de  le  devancer  dans  cet  acte  de 
clémence.  Voilà  ce  que  j'ai  dit. 

M.  DE  Montalembert.  —  Non,  ce  n'est 
pas  ça  le  moins  du  monde! 

M.  le  Président.  —  Monsieur  de  Monta- 
lembert, n'allez  pas  non  plus  plus  loin;  c'est 
de  la  chambre  du  conseil,  cela  ne  doit  pas 
être  révélé.  {Interruptions  bruyantes,) 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  profite  de  la  porte 
qui  m'est  ouverte.  {A  l'extrême  gauche  :  Parle^! 
parle^!) 

M.  LE  Président,  s' adressant  aux  membres  de 
l'extrême  gauche,  —  Je  sais  bien  que  vous  ne 
reculez  devant  aucune  indiscrétion,  et  que 
vous  les  excitez;  mais,  moi,  je  dois  les  calmer, 
si  je  peux.  {Assentiment  a  droite,  —  déclama- 
tions a  gauche,)  Je  dis  à  M.  Victor  Hugo  qui 
a  été  juge  :  Respectez  les  secrets  de  la  chambre 
du  conseil. 

Voilk  mon  devoir. 

M.  Victor  Hugo.  —  C'est  incroyable! 

M.  le  Président.  —  M.  de  Montalembert 
n'a  révélé  aucun  vote  et  n'a  rien  dit  de  la 
chambre  du  conseil. 

'''  Lccomtc.  Voir  Choses  vues,  édition  de  l'Im- 
primerie nationale ,  tome  I. 


M.  Napoléon  Bonaparte.  —  Il  est  hon- 
teux de  rappeler  les  arrêts  de  la  cour  des  pairs; 
ils  ont  été  flétris  par  le  peuple.  {Uive  affta- 
tion.  ) 

M.  de  Heeckeren.  —  C'est  le  candidat 
manqué  de  la  Chambre  des  pairs  qui  réclame 
en  ce  moment. 

M.  Victor  Hugo.  —  J'atteste  les  souvenirs 
de  l'Assemblée,  ceux  de  M.  de  Montalembert 
lui-même,  afin  que  ceci  se  retroiTve  dans  le 
Moniteur,  que  M.  de  Montalembert  a  dit  : 
En  cour  des  pairs...  {Dénégations  a  droite.  — 
A  gauche  :  Oui!  oui!)  J'atteste  les  souvenirs 
unanimes  de  l'Assemblée  et  les  siens.  Main- 
tenant, cette  porte  qu'il  avait  imprudemment, 
indiscrètement  ouverte,  je  la  referme.  Je 
pourrais  aussi  exercer  quelques  représailles,  je 
ne  le  ferai  pas,  et  voici  ce  qui  me  reste  à  dire 
k  M.  de  Montalembert.  Il  m'a  accusé  hier, 
et  dans  le  parti  auquel  il  appartient,  on 
m'accuse  volontiers  d'avoir,  comme  on  dit, 
déserté  le  camp  de  l'ordre.  Messieurs,  je  n'ai, 
je  le  dis  k  M.  de  Montalembert,  je  n'ai  jamais 
été,  il  le  sait  bien,  dans  le  même  camp  que 
lui. 

M.  DE  Montalembert.  —  Vous  avez  été 
nommé  k  Paris. 

M.  Victor  Hugo.  —  Et  vous  ne  l'avez 
pas  été.  C'est  précisément  ce  que  je  dis. 

M.  LE  Président.  —  N'interrompez  pas, 
M.  de  Montalembert. 

Uoix  a  gauche,  —  Obtenez  donc  le  silence, 
M.  le  Président. 

M.  LE  Président.  —  Mais,  messieurs,  vous 
n'entendez  donc  pas  que  j'ai  dit  k  l'interrup- 
teur de  se  taire. 

L,a  même  'voix  a  gauche.  —  Vous  ne  l'avez 
pas  dit  assez  haut. 

M.  LE  Président.  —  Donnez-moi  donc  un 
porte-voix  au  milieu  de  toutes  vos  clameurs! 

M.  Victor  Hugo.  —  Quoi!  on  m'accuse 
d'être  un  transfuge;  mais,  messieurs,  alors  je 
serais  une  étrange  espèce  de  transfuge,  et  qu'il 
faudrait  encourager,  un  transfuge  qui  passe 
du  camp  des  vainqueurs  dans  le  camp  des 
vaincus.  Mais  non,  je  ne  suis  pas  un  transfuge, 
je  suis  un  homme  d'ordre  qui  voit  devant  lui 
la  réaction,  c'est-k-dire  le  désordre,  et  qui  le 
combat;  je  suis  un  homme  de  liberté  qui  voit 
devant  lui  les  hommes  de  servitude,  et  qui 
les  combat.  {Approbation  a  gauche,  —  il/rer  a 
droite  et  au  centre.) 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


577 


Une  voix  a  droite.  —  Gardez  cela  pour 
vous. 

M.  Victor  Hugo.  —  Que  faisais-je  dans 
l'Assemblée  constituante,  et  que  faisait  M.  de 
Montalembert?  Je  défendais  la  liberté  de  la 
presse  pendant  qu'il  se  taisait,  je  réclamais  la 
levée  de  l'état  de  siège  pendant  qu'il  se  tai- 
sait, je  combattais  la  censure  pendant  qu'il 
se  taisait,  je  demandais  l'amnistie  pendant 
qu'il  se  taisait. 

Plusieurs  voix.  —  Et  il  avait  bien  raison  ! 

Autres  voix.  —  Vous  faisiez  Ik  une  belle 
chose,  vraiment! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  demandais  l'abo- 
lition de  la  peine  de  mort  pendant  qu'il  se 
taisait.  Depuis  vingt-trois  ans,  je  ne  reconnais, 
quant  k  moi ,  qu'un  souverain ,  le  peuple . . . 
{A  droite  :  Oh!  oh!  Bruit.) 

M.  Legros-Devot,  au  pied  de  la  tribune j  à 
M.  ViHor  Hu?p  : 

«Dans  l'exil,  s'il  le  faut,  j'irai  suivre  mon  roi.» 

M.  LE  Président.  —  Veuillez  ne  pas  faire 
de  biographie. 

M.  Bouvattier.  —  Et  vous  lui  oflFriez 
jusqu'à  la  dernière  goutte  de  votre  sang. 

M.  Victor  Hugo.  —  La  date.?  (M.  Bou- 
vattier remet  le  journal  l'Ami  du  Peuple  a 
M.  Vi^or  Hugo. 

Uoix  nombreuses  a  droite  :  Lise^!  lise'r!  — 
{Longue  interruption  et  rires  ironiques  à  droite.  ) 

M.  Taschereau.  —  Je  demande  qu'on 
passe  à  l'ordre  du  jour. 

M.  LE  Président.  —  Vous  ne  voulez  donc 
pas  que  cet  incident  finisse  !  Écoutez  donc  ! 

M.  Druet-Desvaux.  —  La  lecture!  {A 
droite  :  Lise^!  lise^!) 

M.  Victor  Hugo.  —  Si  vous  voulez  que 
je  vous  réponde,  écoutez! 

M.  LE  Président,  aux  interrupteurs.  —  Si 
vous  ne  vous  taisez  pas,  je  me  couvrirai  et  je 
suspendrai  la  séance.  Il  faut  que  cet  incident 
n'ait  pas  un  plus  long  cours.  Veuillez  terminer, 
M.  Victor  Hugo. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  vais  répondre  à 
la  question  qui  m'est  adressée,  de  la  manière 
la  plus  simple  et  la  plus  victorieuse.  {A  droite  : 
Ah  !  ah  !)  Je  l'annonce  d'avance  !  Jugez  de  la 
bonne  foi  de  l'interruption  qu'on  m'adresse; 
ces  vers  ont  été  imprimés  en  1818;  en  1818, 
i'avais  quinze  ans.  {l^ive  approbation  à  gauche.) 

Un  membre  a  gauche,  —  C'est  un  collégien 
qui  fait  des  vers  ! 


M.  Bouvattier.  —  La  citation  est  faite 
sans  date,  vous  le  remarquerez.  {Kires  ironiques 
à  giucbe.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  à  cette 
citation  de  l'époque  où  j'avais  quinze  ans,  je 
vais  opposer  une  citation  textuelle  que  ma 
mémoire  me  fournit,  et  que  vous  pouvez  vé- 
rifier, car  j'indique  et  la  date  et  la  source.  En 
1841,  le  3  juin,  j'avais  l'honneur  d'être  reçu 
à  l'Académie  française,  en  présence  de  M.  le 
duc  d'Orléans  et  de  M""  la  duchesse  d'Orléans; 
j'ai  dit  là  ces  paroles  que  vous  pouvez  retrou- 
ver, puisqu'elles  sont  dans  un  discours  officiel. 
«Les  familles  couronnées  sont  faites  pour  les 
nations  souveraines.»  Voilà  les  termes  dont  je 
me  suis  servi.  {A  gauche  :  Très  bien!  très  bien!) 

M.  LE  Président.  —  Les  rois  sont  faits 
pour  les  peuples,  et  non  les  peuples  pour  les 
rois,  cela  a  été  dit  cent  fois. 

M.  Victor  Hugo.  —  J'avais  donc  raison... 
{Rires  ironiques  à  droite.) 

M.  LE  Président.  —  J'appelle  toujours  le 
terme  de  cette  discussion,  où  la  personnalité 
prend  trop  évidemment  la  place  de  l'intérêt 
public. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  termine.  J'avais 
donc  raison  de  dire  qu'il  y  avait  entre  M.  de 
Montalembert  et  moi  un  abîme.  Je  ne  recon- 
nais, moi,  qu'un  souverain,  le  peuple.  Il  ne 
reconnaît,  lui,  qu'un  souverain,  le  pape. 
{Applaudissements  à  gauche.  —  Rires  ironiques  à 
droite.  —  Au  moment  oit  M.  Ui£ior  Hugo  retourne 
à  sa  place j  de  nouveaux  applaudissements  se  font 
entendre  sur  les  bancs  de  la  gauche.  ) 


La  Liberté  de  la  Presse. 

9  juillet  i8jo. 

•  •  •  S^'ti  f""^  sortir  de  l'ombre,  en  même  temps, 
de  si  grandes  idées  et  de  si  petits  hommes  (''. 

A  gauche  :  Très  bien  !  très  bien  !  Bravo  !  — 
{Applaudissements  redoubles.  —  (Quelques  applau- 
dissements ironiques  se  font  entendre  à  droite.  ) 

Un  membre  à  droite.  —  C'est  du  gouverne- 
ment provisoire,  sans  doute,  que  vous  voulez 
parler;  ce  sont  des  épigrammes  sur  vos  nou- 
veaux amis...  {Rumeurs  a  gzuche.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Des  révolutions, 
dis-je. . .  {Aviation  en  sens  divers.) 

(')  Voir  page  219. 


actes  et  paroles.  —  L 


37 


578 


APPENDICE. 


M.  LE  Président,  à  la  gauche.  —  N'inter- 
rompez pas.  {Exclamations  a  gauche.)  Vous  avez 
applaudi.  Vous  devez  être  contents.  Gardez  le 
silence  maintenant.  {On  rit.)  Je  n'ai  pas  con- 
tredit les  applaudissements;  je  demande  le 
silence  maintenant  à  la  droite  comme  à  la 
gauche.  {Nouveaux  rires  d'approbation.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Des  révolutions, 
dis-je,  que  nous  proclamons  toutes  des  bien- 
faits pour  l'humanité...  {Marques  de  dénéga- 
tion.) 

"Voix  a  droite.  —  Il  faut  en  faire  tous  les 
jours,  alors. 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  Que  nous  con- 
sidérons, que  nous  proclamons  toutes  être  des 
bienfaits  pour  l'humanité...  {Interruption.) 

Le  Président.  —  Je  rappellerai  \  l'ordre 
tous  les  interrupteurs  que  je  distinguerai. 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  Que  nous  pro- 
clamons des  bienfaits  pour  l'humanité,  quand 
nous  considérons  les  principes  qu'elles  dé- 
gagent, mais  qu'on  peut  certes  appeler  des 
catastrophes  quand  on  voit  les  ministres 
qu'elles  produisent.  {Applaudissements  a  gauche. 
—  Jl/r«  a  droite  et  au  banc  des  ministres.  )  ^ 

M.  Victor  Hugo.  —  '^oyi\j  Messieurs,  en 
regard  du  sjltème  (^^  que  je  viens  de  vous  exposer, 
qui  était  celui  de  Benjamin  Constant  (je  cite 
avec  plaisir  le  nom  de  cet  infatigable  athlète 
de  la  liberté),  en  regard,  voyez  le  système 
contraire. 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  dont  le  chiffre  peut 
•varier  de  2.J00.000  francs  a  10  millions  ^^\  (décla- 
mations sur  les  bancs  de  la  majorité.)  C'est  incon- 
testable. 

M.  BarthÉlemt  Saint-Hilaire.  —  Ce  sont 
des  chiffres. 

M.  Victor  Hugo.  —  Ce  sont  des  chiffres 
que  voici,  que  je  vous  communique,  si  vous 
le  voulez,  car  vous  n'avez  pas  étudié  votre  loi. 
Lisez-les,  ces  chiffres,  les  voilà.  {U orateur  pré- 
sente a  M.  le  Rapporteur  qui  siège  au  banc  de  la 
commission  le  papier  qu'il  tient  à  la  main.  — 
Exclamations  a  droite.) 

M.  LE  Rapporteur.  —  C'est  moi  à  qui 
vous  vous  adressez."*  C'est  une  plaisanterie  que 
je  n'accepte  pas,  que  je  ne  peux  pas  accepter 
de  vous. 

M.  Victor  Hugo.  —  J'offre  ces  renseigne- 
ments à  la  commission. 

Cl  Voir  page  221.  —  '''  Voir  page  222. 


M.  LE  Président.  —  Le  rapporteur  n'est 
pas  tenu  d'accepter  votre  offre.  {On  rit.) 

M.  Victor  Hugo,  insistant,  toujours  le  papier 
à  la  main.  Je  vous  l'offre. 

IJoix  à  droite.  —  11  n'en  veut  pas. 

Autre  voix.  —  C'est  une  plaisanterie  trop 
prolongée. 

M.  Victor  Hugo.  —  J'offre  ce  renseigne- 
ment à  la  commission;  elle  est  maîtresse  de 
ne  pas  l'accepter. 

Au  banc  de  la  commission.  —  On  vous  répon- 
dra à  l'article  10. 

M.  Victor  Hugo.  ...le  miroir  ou  Basile  s'eB 
reconnu^^'',  {Bravos  a  gauche.  —  Rumeurs  et 
marques  (^impatience  a  droite.  ) 

M.  LÉON  de  Maleville.  —  Et  Tartufe? 
il  est  démagogue  aujourd'hui;  quand  la  reli- 
gion est  à  la  mode.  Tartufe  est  dévot;  mais 
dans  ce  moment-ci,  il  est  démagogue.  {Appro- 
bation et  rires  a  droite.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Ce  projet  de  loi 
n'est  pas  moins  maladroit  que  malfaisant. 

Une  voix.  —  À  l'amendement! 

M.  le  Président.  —  Laissez  donc  discuter; 
l'amendement,  c'est  la  loi  elle-même. 

M.  Victor  Hugo.  —  Le  projet  n'est  pas 
moins  maladroit  que  malfaisant;  écoutez 
encore  ce  détail,  vous  qui  souhaitez  que  les 
lettres  restent  paisibles.  Ce  projet  supprime 
d'un  coup,  à  Paris  seulement,  environ  300  re- 
cueils spéciaux  (j'en  ai  la  liste,  je  vous  la 
communiquerai)...  ce  projet  rend  impossible 
cette  presse  populaire  des  petits  livres. . . 

A  droite  :  Ah  !  ah  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  . .  .Qui  est  le  pain  à 
bon  marché  de  l'intelligence.  {Approbation  à 
gauche,  ) 

M.  DE  TiNGUY.  —  Dites  le  poison. 

M.  DE  La  Rochejaquelein.  —  Mais  il  y  a 
le  contre-poison. 

M.  Victor  Hugo.  —  En  revanche,  il  crée 
un  privilège  de  circulation. . . 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  demande  qu'on  élève 
une  Batue  a  M.  de  Pejronnet  ^^^  \  {Mouvement 
prolongé.  —  Assentiment  a  gauche.  —  Rires  iro- 
niques à  droite.) 

M.  de  la  Rochejaquelein.  —  C'est  vrai  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  . .  .vous  ne  nous  fert-i^ 
pas  prendre  pour  la  robe  de  la  loi  cette  robe  de 

<■•  Voir  page  223.  —  <"  Voir  page  224. 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


579 


jésuite  jetée   sur   tant   d'iniquités '^'^''X    {Bravos  à 
gauche.  ) 

M.  DE  La  Rochejaquelein.  —  Il  y  a  des 
jésuites  religieux  et  des  jésuites  politiques. 

M.  Victor.  Hugo.  —  .  ..J'ai  été  de  ceux  qui 
ont  averti  les  deux  monarchies  entraînées  W.  {Excla- 
mations ironiques  à  droite,  ) 

M.  DE  MoRNAY.  —  N'abordez  pas  ce  ter- 
rain-lk ,  croyez-moi  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  J'ai  été  de  ceux-là, 
j'ai  eu  raison  de  dire,  dans  mon  obscurité, 
car  vous  n'en  saviez  rien,  les  faits  sont  là 
cependant  pour  le  prouver. . . 

Un  membre  à  droite.  —  Et  les  lettres  aussi. 

M.  Victor  Hugo.  — •  Je  répète  que  j'ai 
été  de  ceux  qui  ont  averti  les  deux  monarchies 
entraînées.  {Nouvelles  exclamations  à  droite.) 

M.  Victor  Hugo.  —  ...s'ilj  a  des  révolu- 
tionnaires dans  l'Assemblée  ^^\  ce  que  je  n'afErme 
pas,  s'il  y  en  a,  ce  n'est  pas  de  ce  côté  {la 
gauche). 

M.  MiOT.  —  Il  y  en  a.  {Hilarité prolonge  à 
droite.  ) 

M.  LÉON  DE  Maleville.  —  Écoutez!  on 
vous  donne  un  démenti  à  gauche! 

M.  Victor  Hugo.  —  . .  .Les  révolutionnaires, 
ce  sont  les  réactionnaires  ^'^^  \  Et  quant  aux  véri- 
tables auteurs  de  cette  loi  qui  essayent  vaine- 
ment de  se  cacher  sous  leurs  rires,  quant  à 
nos  adversaires  jésuites...  {Interruptions  diverses 
a  droite.)  Et  quant  aux  véritables  auteurs  de 
cette  loi,  quant  \  nos  adversaires  jésuites... 
{Nouvelles  interruptions  a  droite.) 

M.  de  Heeckeren,  —  L'orateur  parle  des 
jésuites  politiques! 

M.  Victor  Hugo.  —  Quant  à  nos  adver- 
saires jésuites. . . 

Une  -voix  à  droite.  —  Envoyez-le  à  Bicêtre  ! 

Une  autre  z>oix  à  droite.  —  C'est  une  véri- 
table manie! 

M.  Victor  Hugo.  —  Qiynt  à  nos  adver- 
saires jésuites. . .  {Bruyantes  exclamations  a  droite.) 

M.  LE  Président,  s' adressant  au  côté  droit.  — 
Vous  voulez  donc  faire  la  contre-partie  ?  Vous 
ne  pouvez  pas  entendre  ce  mot-là  de  sang- 
froid? 

'''  Voir  page  224.  —  •''  Voir  page  226.  — 
'''  Voir  page  228.  —  '*'  Voir  page  228. 


M.  Victor  Hugo.  —  Quant  à  ces  apolo- 
gistes de  l'inquisition...  {Ob!  oh!)  Oui,  oui, 
oui,  quant  à  ces  terroristes  de  l'Eglise,  voici 
ce  que  j'ai  à  leur  dire. . .  {Bruit  et  interruption  à 
droite.) 

M.  LE  Président.  —  J'invite  la  droite  à 
faire  silence.  Il  est  évident  qu'avec  vos  inter- 
ruptions géminées,  vous  marchez  à  l'imitation 
de  ce  que  j'ai  essayé  vainement  de  réprimer 
hier;  il  faut  savoir  écouter,  et  répondre  sur- 
tout. {Kires  approbatifs.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  ne  m'empê- 
cherez pas  de  parler!  {Oh! oh!) 

Une  voix  a  droite.  —  C'est  une  dérision  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  touche  ici  le  cœur 
même  de  la  loi  et  je  le  sens  bien  à  la  résistance 
que  j'éprouve  là  {la  droite.  —  Exclamations 
diverses.)  Vous  ne  m'empêcherez  pas  de  parler, 
soyez  tranquilles.  C'est  le  cœur  de  la  loi,  j'y 
touche  et  j'y  suis  ;  j'attendrai  un  quart  d'heure, 
tant  que  vous  voudrez,  cela  m'est  égal.  {Bruit 
à  droite.)  Quant  à  ces  terroristes  de  l'Église, 
qui  ont  pour  tout  argument  d'objecter  93  aux 
hommes  de  i8jo,  voici  ce  que  j'ai  à  leur  dire  : 
Cessez,  pour  en  venir  à  étouffer  la  liberté  de 
la  presse,  cessez  vos  jongleries,  cessez  vos  fan- 
tasmagories de  démagogie  et  d'anarchie, 
cessez!  {Interruption  et  rires  à  droite.)  Oui,  cessez 
de  nous  jeter  à  la  tête  93 ,  et  la  Terreur,  et  ces 
temps  où  l'on  disait  :  Divin  cœur  de  Marat, 
divin  cœur  de  Jésus!  Nous  ne  confondons  pas 
plus  Jésus  avec  Marat  que  nous  ne  le  confon- 
dons avec  vous.  {Approbation  à  gauche.)  Nous 
ne  confondons  pas  plus  la  démocratie  et  la 
liberté  avec  la  Terreur,  que  nous  ne  confon- 
dons le  christianisme  avec  la  société  de 
Loyola. . . 

M.  DE  MoNTALEMBERT.  —  Parlcz-nous  un 
peu  de  Torquemada. 

M.  Victor  Hugo.  —  Ah!  les  idées  aussi 
sont  divines  O  !  Et  quant  à  moi,  dans  ma  bonne 
volonté  profonde  et  respectueuse  pour  la  reli- 
gion de  nos  pères,  pour  la  rehgion  catho- 
lique. . . 

A  droite.  —  Oh  !  oh  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  souhaite  à  tous 
les  dogmes,  n'en  déplaise  h  l'orateur  clérical... 

M.  Victor  Hugo.  —  C'eft  une  oppression^*\ 

'''  Voir  page  229.  —  <*'  Voir  page    231. 

il' 


58o 


APPENDICE. 


M.  LE  Président.  —  C'est  vous  qtii  avez 
provoqué  M.  de  Montalembert  personnelle- 
ment; M.  de  Montalembert  a  dit  :  Je  ne  me 
plains  pas,  et  vous  voulez  maintenant,  pour 
faire  arriver  une  réponse,  vous  faire  une 
objection  k  vous-même.  {Kires  approhatifs  à 
droite.)  Vous  êtes  en  dehors  de  la  question. 
Maintenant,  continuez  si  vous  voulez. 

M.  Victor  Hugo.  —  La  majorité  m'a  invité 
h  répondre. . . 

M.  LE  Président.  —  Uous  êtes  intolérables 
de  ce  côté-ci  maintenant  ^^\  {Plusieurs  membres  h 
droite  :  Non!  non!)  M.  de  Montalembert  n'a 
pas  besoin  d'être  soutenu  par  des  clameurs;  il 
répondra  si  bon  lui  semble. 

M.  DE  SÈZE.  —  Il  ne  s'agit  pas  de  M.  de 
Montalembert,  il  s'agit  de  l'Assemblée. 

M.  Victor  Hugo.  —  Exigez-vous,  oui  ou 
non,  que  je  reste  sous  le  coup  d'une  accusa- 
tion de  M.  de  Montalembert? 

A  droite.  —  Parlez!  parlez! 

M.  Favreau.  —  Mais  ne  dites  pas  qy.e  vous 
avez  été  provoqué! 


La  Revision  de  la  Constitution. 

17  juillet  i8ji. 

. .  .l^ous  z'oule'z  vous  y  confier  de  nouveau  (^^ 
Messieurs,  la  loi  du  31  mai  est,  à  l'heure  qu'il 
est,  sous  le  coup  d'une  demande  d'abrogation. 
Avant  peu,  nous  la  discuterons  de  nouveau 
devant  vous,  nous  ferons  appel,  avec  l'espoir 
que  je  viens  d'exprimer,  à  votre  sagesse  mieux 
éclairée;  mais,  dès  à  présent,  nous  vous  le 
disons  et  nous  avons  le  droit  de  vous  le  dire, 
la  fiction  d'un  pays  légal,  avant  1848,  c'était 
imprudent.  Après  1848,  c'est  insensé!  {A 
gauche  :  Très  bien!  très  bien!)  Et  puis,  un  mot. 
Quel  peut  être  (et  ici  je  suis  bien  obligé  d'in- 
sister sur  une  observation  fort  juste  de  l'hono- 
rable M.  de  La  Rochejaquelein),  quel  peut 
être,  dans  la  situation  présente,  la  loi  du 
31  mai  n'étant  pas  abrogée,  purement  et  sim- 
plement abrogée,  ainsi  que  toutes  les  autres 
lois  de  même  nature  et  de  même  portée,  faites 
dans  le  même  esprit  et  pour  le  même  but... 


'''  Voir  page  231.  —  '''  Voir  page  236. 


{Exclamation  à  droite.  —  Approbation  h  gauche.) 
Je  m'explique,  car  il  est  nécessaire  de  bien 
s'entendre  :  j'entends  parler  de  la  loi  du 
colportage,  de  la  loi  contre  le  droit  de  réu- 
nion, de  la  loi  contre  la  liberté  de  la  presse; 
tant  que  toutes  ces  lois-lk  sont  debout,  dans 
la  situation  présente,  quel  peut  être  le  succès 
des  propositions  de  revision?  Qu'en  attendez- 
vous?  Qu'en  espérez-vous?  Quoi?  Eh  mon 
Dieu,  l'honorable  M.  de  La  Rochejaquelein 
vient  de  vous  le  dire  encore  :  c'est  avec  la 
certitude  d'échouer  devant  le  chiffre  immuable 
de  la  minorité. . .  de  la  minorité  devenue  elle- 
même  la  majorité.  {A  gauche  :  Très  bien!) 
C'est  sans  aucun  but  réalisable  devant  les 
yeux,  car  quelque  allusion  qu'on  ait  faite 
tout  à  l'heure  à  de  certaines  pzrolss ,  personne 
ne  suppose  la  violation  de  l'article  III. . . 

Jusqu'à  l'heure  où  nous  sommes  ^^''l  {Nouvelle 
approbation  à  gauche.  —  Rumeurs  diverses  sur  les 
bancs  de  la  majorité.  )  A  moins  qu'il  n'y  ait  plus 
de  logique  en  ce  monde,  la  Révolution  et  la 
République  sont  indivisibles,  sont  identiques. 
{Interruption  et  rumeurs  à  droite.)  Messieurs,  il 
m'est  impossible  de  ne  pas  faire  une  remarque 
que  je  soumets  à  I3  conscience  de  tous.  Votre 
attitude,  en  ce  moment,  contraste  étrange- 
ment avec  l'attitude  calme  et  digne  de  ce  côté 
de  l'Assemblée.  {La  gauche.  —  Uives  réclama- 
tions sur  les  bancs  de  la  majorité,  —  Allons  donc! 
allons  donc!  —  La  clôture!  la  clôture!) 

"Voix  diverses  a  droite.  —  Il  faut  être  un 
homme  sérieux!  —  On  a  écouté  M.  Michel 
(de  Bourges). 

M.  Victor  Hugo.  —  Cette  observation, 
je  l'espère,  n'échappera  pas  k  l'opinion  pu- 
blique. {Exclamations  et  rires  k  droite.) 

On  ne  sépare  pas  l'aube  du  soleil^*!  !  {Kires  iro- 
niques a  droite,  —  A  gauche  :  Très  bien  !) 

Un  membre  à  droite.  —  1793  était  le  soleil! 

M.  Victor  Hugo.  —  Nous  n'acceptons 
donc  pas  vos  protestations. . .  Cela  dit,  j'aborde 
la  question.  {Exclamations  d'impatience  a  droite.) 

M.  LE  Président.  —  Conservez  donc  au 
débat  le  caractère  qu'il  a  eu  jusqu'ici;  les 
orateurs  peuvent  changer,  peuvent  exciter  des 
impressions  diverses,  mais  c'est  à  l'Assemblée 
k  être  toujours  la  même  pour  elle-même,  et 
dans  son  intérêt.  {Très  bien!  très  bien!) 

t')  Voir  page  238.  —  **'  Voir  page  238. 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


581 


M.  Victor  Hugo.  —  Une  justice  qui  n'a 
pM  de  racines  dans  le  peuple  ^^\  {Kéclamations  a 
droite.  —  Assentiment  à  gauche.)  Or  il  est  de 
principe  que  toute  justice  émane  du  souverain  : 
en  monarchie,  la  justice  émane  du  roi;  en 
république,  la  justice  doit  émaner  du  peuple. 
{A.  gauche  :  Très  bien!)  J'ajoute  qu'il  est  aussi 
impossible  d'admettre  en  république  les  juges 
inamovibles  que  les  législateurs  inamovibles. 
{Uive  approbation  a  gauche.) 

Une  voix,  à  droite.  —  Alors  revisez  la 
Constitution. 

M.  Legrand  (de  l'Eure).  —  Où  serait 
l'indépendance  du  magistrat  s'il  n'était  pas 
inamovible? 

M.  Victor  Hugo.  —  Ce  débat,  on  "vous  l'a 
dit  avant  moi^^\  ce  n'est  pas  nous  qui  l'avons 
voulu ,  c'est  vous  ;  vous  devez  donc ,  dans  votre 
loyauté,  dont  je  ne  doute  pas,  quoique  vous 
ne  la  prouviez  guère  dans  ce  moment,  le  'vou- 
loir entier,  complet,  sinche. . . 

Deux  monarchies  sont  en  présence  ('). 
Une  voix,  a  gauche.  —  Trois  !  trois  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  sympathie  et  reSpeH 
qui  seraient  pourtant  bien  plm  grands  encore,  je  le 
déclare,  s'il  ne  me  semblait  pas  que  ces  exilés  sont 
un  peu  proscrits  par  leurs  amis^'^K  {J^uelques  xioix 
a  gauche  :  Très  bien  !  très  bien  !) 

M.  DE  MoRNAT.  —  Vous  parlez  de  sym- 
pathie, vous  oubliez  la  reconnaissance. 

M.  Victor  Hugo.  —  Cesse^donc,  vous,  léff- 
timiftes^^\  dont  je  respecte  les  opinions  et  de- 
vant la  conscience  desquels  je  m'incline,  cessey 
de  nous  adjurer, . . 

M.  Victor  Hugo.  —  J'avais  dix-neuf 
ans...W.  {Sourires  h  droite.  —  Ah!  ah!  — 
Exclamations  à  gauche.) 

M.  LE  Président.  —  Faites  silence! 

Uoix  a  gauche.  —  Descendez  de  la  tribune, 
M.  Hugo! 

Autres  voix  du  même  côté.  —  Non!  non! 
n'en  descendez  pas! 

Plusieurs  membres  a  gauche.  —  Où  est  donc 
le  Président?  —  Ce  sont  des  injures  person- 
nelles. 

<■'  Voir  page  239.  —  W  Voir  page  242.  — 
'''  Voir  page  242.  —  <*'  Voir  page  243.  —  <•)  Voir 
page  243.  —  '•'  Voir  page  246. 


M.  LE  Président.  —  En  vain  je  demande 
le  silence. 

M.  Duché.  —  Vous  ne  leur  dites  rien! 

M.  Victor  Hugo.  —  J'espère  que  l'inter- 
rupteur voudra  bien  se  nommer,  afin  qu'on 
puisse  lui  faire  apprécier  la  convenance  de  son 
interruption.  Je  le  somme  de  se  nommer. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  Jîs  une  pièce  de 
théâtre,  Marion  de  Lorme^^\  qui  fut  défendue 
par  la  censure.  Je  m'adressai  au  roi  Charles  X, 
et  lui  demandai  de  permettre  la  représentation 
de  ma  pièce.  Le  roi  Charles  X,  dans  les 
termes  les  plus  honorables,  c'est  une  mémoire, 
à  laquelle,  personnellement,  je  n'ai  pas  man- 
qué, vous  le  savez,  et  je  ne  manquerai  jamais 
(Très  bien!)\  Charles  X  refusa  d'autoriser  la 
représentation,  et  le  lendemain,  sans  que  je 
fusse  averti  de  son  intention ,  dans  une  pensée 
de  dédommagement,  il  m'envoya  un  brevet 
royal  qui  élevait  à  6.000  francs  cette  pension 
de  2.000  francs.  {Chuchotements  a  droite.)  Je 
refusai  ;  j'écrivis  une  lettre  que  vous  avez  entre 
les  mains  et  dans  laquelle  je  dis  que  je  ne 
demandais  qu'une  chose,  ma  liberté  et  mon 
indépendance  de  poëte,  d'écrivain.  J'aurais 
cru  manquer  k  un  sentiment  de  respect  an- 
cien, et  que  je  ne  cache  pas,  pour  la  personne 
du  roi  mort,  si  j'avais  enveloppé  dans  ce  re- 
fus le  renvoi  de  la  première  pension.  {Un 
membre  rit  au  fond  de  la  salle.) 

A  gauche.  —  Allons  donc!  Oest  indécent! 

M.  Victor  Hugo.  —  Uous  êtes  morts;  c'eft 
bien,  je  vous  l'accorde  ^'*^\ 

Une  voix  a  droite.  —  Accordez-nous  au 
moins  la  paix  du  tombeau. 

M.  Victor  Hugo.  —  Profitez  de  la  con- 
cession. {Agitation  et  rires.) 

M.  Mathieu  Bourdon.  —  Vous  nous  en- 
terrez trop  vite!  Nous  ne  sommes  pas  encore 
morts  ! 

M.  LE  Président.  —  Les  gens  que  vous 
tuez  se  portent  assez  bien. 

M.  Victor  Hugo.  —  Quoi!  vous  voulez 
reparaître  !  (  Kire  général.  ) 

M.  DE  TiNGUY.  —  Uous  nous  suppose^mortSj 
M.  le  Uicomte? 


M.  Victor  Hugo.  — 
ments  et  des  fêtes^^h 


..par  des  couronne' 


<'>  Voir  page  247. 
''•  Voir  page  2JO. 


—    '')  Voir  page   249.   — 


)82 


APPENDICE. 


M.  Grelier-Dufougeroux.  —  Et  des 
Odes!  {Rires  et  bravos  a  droite.  —  Kumeurs  à 
gauche.  ) 

A  gauche,  —  Toujours  des  faits  personnels  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  S'il  m'échappait  quelque 
parole  qui  pût  froisser  qui  que  ce  soit  parmi  mes 
collègues,  je  la  retire  d'avance '•^\  {Bruit  confus.) 
Il  faut  être  d'avance,  et  systématiquement, 
bien  mal  disposé,  pour  que  les  paroles  que  je 
viens  de  dire  éveillent  de  pareilles  interrup- 
tions. Comment!  je  déclare  que  s'il  m'échappe 
quelques  paroles  qui  puissent  blesser  qui  que 
ce  soit  parmi  mes  collègues  je  les  retirerai,  et 
on  murmure! ... 

Plusieurs  voix.  —  Mais  on  ne  dit  rien!  — 
Parlez!  on  ne  vous  interrompt  pas! 

M.  DesÈze,  au  milieu  du  bruit.  —  On  vous 
dit  que  personne  n'en  sera  blessé. 

M.  Victor  Hugo.  —  Eh  bien.  Messieurs, 
il  faut  bien  en  venir  Ik,  iljy  a  eu  des  royalistes 
autrefois. , . 

M.  Arnaud  (de  l'Ariège).  —  Jamais  on  n'a 
vu  une  pareille  partialité  ^'^\ 

M.  Victor  Hugo.  —  Quant  à  moi,  je  ne 
vous  demande  pas  de  la  faveur,  je  vous  de- 
mande de  la  franchise  :  si  la  liberté  de  la 
tribune  n'existe  plus,  dites-le-moi.  {Kires  et 
murmures  h  droite) 

M.  Desmarest.  —  Mais  vous  savez  bien 
qu'elle  existe,  vous  en  avez  assez  dit  pour  le 
savoir. 

M.  Emile  de  Girardin.  —  Elle  existe 
comme  la  liberté  de  la  presse,  pour  les  uns 
et  pas  pour  les  autres. 

M.  Victor  Hugo.  —  Le  jour  où  la  tribune 
ne  sera  plus  libre,  j'en  redescendrai  pour  n'y 
plus  remonter.  La  tribune  sans  liberté  n'est 
acceptable  que  pour  l'orateur  sans  dignité. 
{Bravos  a  gauche.  Rires  à  droite.)  Eh  bien.  Mes- 
sieurs, que  vous  disais-je? 

M.  Victor  Hugo.  —  Un  empereur!  Discu- 
tons un  peu  la  prétention  (''.  Quoi  ! . . .  c'est  au 
parti  bonapartiste  que  je  parle. 

Plusieurs  membres.  —  Il  n'y  en  a  pas. 

M.  LE  Président.  —  Messieurs,  veuille^faire 
silence  (*^. 

'''  Voir  page  253.  —  '*'  Voir  page  254.  — 
'''  Voir  page  2J7.  —  <**  Voir  page  264. 


M.  Victor  Hugo.  —  Je  termine.  Que 
nous  veulent  les  partisans  des  deux  monar- 
chies? Et  je  le  déclare,  pour  que  ceci  soit 
bien  compris,  je  m'adresse  aux  partisans  des 
deux  monarchies  dans  la  France  entière,  aux 
auteurs  du  mouvement  révisionniste  tout 
entier;  je  ne  m'adresse  k  personne  dans  cette 
Assemblée.  {Rumeurs  h  droite.)  Que  nous 
veulent  les  partisans  des   deux   monarchies  ? 

M.  Victor  Hugo.  —  ...la  lé gtimité  a  fusillé 
Murât '•^^  {Murmures  sur  plusieurs  bancs  de  la 
droite.  ) 

Uoix  diverses  a  droite,  —  Quelle  inconve- 
nance!... Tenir  un  pareil  langage  devant  le 
fils  de  la  victime  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Quand  l'empire  et  la 
légitimité  se  donnent  la  main,  qu'ils  y  pren- 
nent garde,  ils  mêlent  des  taches  de  sang! 

M.  Victor  Hugo.  —  Save^vous  ce  qui  fait 
la  République  forte^^^} 

Une  voix  a  droite.  —  Ce  n'est  pas  vous. 

M.  Victor  Hugo.  —  ...  depuis  les  mendiants 
jusqu'aux  prétendants  ^^^,  {Trh  bien!  —  Rumeurs 
à  droite.  —  Applaudissements  à  gauche.) 

M.  DE  LA  Devansaye.  —  La  popularité  a 
ses  mendiants  aussi. 

M.  DE  Morny.  —  Et  ce  sont  les  plus  misé- 
rables. 

M.  DE  LA  Devansaye,  s'adressant  aux  Sténo- 
graphes :  Mettez  au  Moniteur  que  j'ai  dit  :  La 
popularité  a  ses  mendiants  aussi. 

M.  Sautayra,  s'adressant  également  aux  Sténo- 
graphes :  Mettez  au  Moniteur  les  noms  de  ceux 
qui  demandent  qu'on  mette  les  interruptions 
qu'ils  font  après  coup. 

M.  LE  Président.  —  Laissez  donc  finir, 
pour  l'amour  de  Dieu!  {On  rit.) 

M.  Belin.  —  Pour  l'amour  du  dîner. 

M.  LE  Président.  —  Allons!  de  grâce!  de 
grâce  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Quelle  situation! 
quelles  vaines  et  pitoyables  disputes!  Les  pou- 
voirs se  harcèlent.  Les  hommes  sont  infidèles 
aux  institutions  ;  les  uns  oublient  ce  qu'ils  ont 
juré,  les  autres  oublient  ce  qu'ils  ont  crié. 
{Sourires  et  chuchotements  à  droite.  ) 


''>  Voir  page  264 , 
C  Voir  page  26J. 


—    '''  Voir  page   264.   — 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


583 


Ufie  voix.  —  Et  vous,  n'avcz-vous  rien  à 
oublier  ? 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  ilj  a  deux 
sortes  de  queftions. . , 

Après  Victor  Hugo,  M.  de  Falloux 
prit  la  parole.  "V^ici  quelques-unes  de  ses 
attaques  : 

. . .  Lorsque  M.  Victor  Hugo  parlait  de  la  res- 
tauration, comment  comprimer  le  souvenir 
présent  à  tout  le  monde,  présent  pour  sa 
gloire,  s'il  eût  su  la  garder,  qu'il  avait  été  le 
plus  pindarique  des  royalistes  }  (Rires  h  droite. 
—  Exclamations  à  gauche.) 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  demande  la 
parole. 

M.  Emile  de  Girardin.  —  Et  vous,  le 
plus  pindarique  des  républicains.  «Le  soleil 
n'était  pas  plus  radieux  que  nos  cœurs  !  »  Voilà 
ce  que  vous  avez  écrit;  le  voilà!  {M.  de  Girar- 
din montre  une  feuille  imprimée.) 

M.  LE  Président.  —  M.  de  Girardin,  vous 
n'avez  pas  la  parole.  M.  Victor  Hugo  a  parlé 
pendant  trois  heures  et  demie. 

M.  Emile  de  Girardin.  —  Et  il  a  été  in- 
terrompu soixante  fois. 

M.  de  Falloux.  —  ...  Lorsqu'il  a  évoqué 
les  souvenirs  cruels  du  Luxembourg,  que 
personne  de  nous  n'aurait  eu  l'impudeur 
d'évoquer  devant  deux  fils  du  maréchal  Ney, 
était-il  possible  que  chacun  de  nous  ne  se 
rappelât  pas  que  cette  grande  et  douloureuse 
ombre  du  maréchal  Nej  ne  lui  avait  pas  tou- 
jours tant  fait  horreur,  puisqu'il  n'avait  cessé 
de  solliciter  depuis  un  siège  à  ce  même 
Luxembourg?  (Vives  rumeurs  a  gauche  et  cris  : 
A  l'ordre!  —  Uive  approbation  a  droite.) 

Un  membre  a  droite.  —  Dites  plutôt  mendier. 

MM.  Uakntin  et  Emile  de  Girardin.  —  Il 
s'y  est  assis  à  côté  du  fils  du  maréchal  Ney. 

A  la  fin  du  discours  de  M.  de  Falloux, 
Victor  Hugo  s'est  élancé  à  la  tribune  en 
demandant  la  parole,  mais  le  président 
s'est  couvert  et  a  levé  la  séance. 


Le  lendemain,  18  juillet,  M.  de  la 
Moskowa  ayant  été  mis  en  cause  person- 
nellement par  M.  de  Girardin,  dans  la 
séance  du  17'juillet  {Il  s'y  efi  assis  à  côté 
du  fils  du  maréchal  Nej) ,  expliqua  com- 


ment il  avait  été  amené  à  siéger  à  la 
Chambre  des  pairs  et  termina  en  priant 
les  membres  de  l'Assemblée  de  ne  pas 
évoquer  de  pénibles  souvenirs  : 

L'honorable  M.  Victor  Hugo  n'était  pas 
obligé,  hier,  de  se  rappeler  que  ma  mère 
vivait  encore  (Sensation),  que  mon  frère  et 
moi  nous  étions  là  pour  l'entendre.  Il  a  donc 
pu,  pour  la  troisième  fois,  obéissant  d'ailleurs 
à  des  sentiments  dont  ma  famille  doit  être 
profondément  reconnaissante,  appeler  la 
condamnation  de  mon  père  au  secours  de  la 
cause  qu'il  défendait  ici.  Je  le  répète,  les  con- 
sidérations individuelles  de  personnes  doivent 
s'eflFacer  devant  les  nécessités  d'un  discours 
politique,  devant  l'utiUté  publique.  Ainsi 
donc,  ce  n'est  pas  au  nom  de  la  douleur  de 
ma  famille  que  je  le  sollicite,  c'est  au  nom 
du  pays,  qui  ne  peut  rien  gagner  aux  agita- 
tions de  cette  Assemblée,  que  je  le  prie  de 
nous  épargner  à  tous,  à  l'avenir,  de  rappeler 
d'aussi  pénibles  souvenirs. 

(MM.  Dambrajj  de  Rességuier  et  ViÛor  Hugo 
se  lèvent  pour  parler.) 

Uoix  nombreuses.  —  Non  !  non  !  —  L'ordre 


du 


jour! 


L'Assemblée 


M.    LE   Président. 
passe  à  l'ordre  du  jour. 

(M.  TJiHor  Hugo,  toujours  debout  h  sa  place, 
insifte  pour  obtenir  la  parole.  —  Non  !  non  !  — 
L'ordre  du  jour  eH  prononcé!) 

M.  LE  Président.  —  Ne  troublez  pas  la 
paix  des  tombeaux,  l'Assemblée  a  passé  à 
l'ordre  du  jour.  L'incident  est  vidé.  {Oui! 
oui!) 

M.  Victor  Hugo,  se  dirigeant  vers  la  tri- 
lune,  —  C'est  pour  un  fait  personnel.  {Non! 
non! —  Agitation.) 

M.  LE  Président.  —  N'allez  pas  renouveler 
les  agitations  d'hier. 

M.  Victor  Hugo,  au  pied^  de  la  tribune.  — 
Je  fais  l'Assemblée  juge. . .  {A  droite  :  A  l'ordre  ! 
à  l'ordre!  —  M.  Uiâor  Hugo,  de  retour  à  sa 
place,  prononce  avec  animation  quelques^  mots  que  le 
bruit  nous  empêche  d'entendre.  —  A  l'ordre!  à 
l'ordre  !  —  Voix  à  droite  :  Asse^  de  mélodrame  !) 

M.  LE  Président.  —  N'ajoutez  rien  à  la 
séance  d'hier. 

L'Assemblée  reprend  son  ordre  du  jour. 


584 


APPENDICE. 


Notes  de  l'édition  de  1853. 


LA  MARQUE  DE  FABRIQUE  (Note  2). 

i"  avril  1846. 

Après  la  première  partie  du  discours 
de  Victor  Hugo  ''>,  M.  Ferrier  commenta 
ainsi  ses  paroles  : 

M.  Ferrier.  —  ...  Puisque  je  suis  à  la  tri- 
bune, j'en  profiterai  pour  répondre  k  mon 
honorable  collègue  M.  le  vicomte  Victor 
Hugo,  relativement  à  l'exemple  qu'il  a  tiré 
des  journaux.  Si  les  journaux  sont  assujettis 
k  la  signature  d'un  gérant,  c'est  dans  un  in- 
térêt purement  social  qui,  s'il  reçoit  quelque 
atteinte,  exige  et  entraîne  le  recours  aux  tri- 
bunaux. Je  ne  crois  pas  que  l'exemple  s'ap- 
plique d'une  manière  directe  à  la  question . . . 

M.  LE  VICOMTE  Victor  Hugo.  —  Un 
mot  seulement.  —  M.  Ferrier  aurait  raison, 
l'exemple  que  j'ai  cité  serait  incomplet  si 
j'avais  parlé  des  journaux  seulement;  mais 
j'ai  parlé  de  la  librairie  tout  entière.  J'ai  dit 
qu'aux  termes  des  lois  existantes,  il  n'y  avait 
pas  un  livre,  pas  une  brochure,  pas  un  feuillet 
imprimé  pour  quelque  cause  que  ce  fût  et  si 
insignifiant  qu'il  pût  être,  qui  ne  dût  porter 
le  nom  et  la  demeure  de  l'imprimeur.  Ceci 
est  la  véritable  marque  obligatoire  dans  ses 
termes  les  plus  explicites,  les  plus  clairs  et  les 
plus  précis. 

Que  si  j'avais  parlé  des  journaux  j'aurais 
dit  bien  autre  chose.  Ce  n'est  pas  seulement 
le  nom  de  l'imprimeur  qui  est  exigé  sur  les 
journaux,  mais  le  nom  du  gérant  et  mille 
autres  formalités  qui  sont  présentes  à  vos  es- 
prits en  ce  moment;  formalités  très  strictes, 
très  sévères,  et  qui  n'entravent  pas,  que  je 
sache,  la  liberté  de  la  presse.  Eh  bien,  je  le 
répète,  puisque  cette  liberté  vit,  se  développe, 
fleurit  sous  l'empire  d'une  restriction  si  rigou- 
reuse, sous  la  gêne  de  la  marque  obligatoire, 
je  ne  comprendrais  pas  que  la  liberté  com- 
merciale en  souffrît.  Pourquoi  en  souffrirait- 
elle?  Comment  en  souffrirait-elle?  Qu'on  me 
le  dise,  qu'on  me  l'explique,  je  le  demande; 
je  ne  le  vois  pas. 

"V^ici    un    extrait    du    discours    de 
(')  Voir  page  307. 


M.  Cousin ,  qui ,  vers  la  fin  de  la  séance, 
proteste  contre  les  paroles  de  Victor 
Hugo  : 

M.  Cousin.  —  ...  M.  Hugo  a  rappelé  que 
la  liberté  de  la  presse  est  entière,  et  que  pour- 
tant on  exige  de  tout  gérant  de  journal  de 
signer  de  son  nom  le  journal  qu'il  publie.  Je 
repousse  de  toutes  mes  forces  l'assimilation 
de  la  presse  k  une  industrie.  Je  repousse  cette 
assimilation  comme  contraire  à  la  dignité  de 
la  presse  et  à  la  nature  des  choses.  La  presse 
n'est  pas  moins  qu'une  institution  politique. . . 

M.  LE  VICOMTE  Victor  Hugo.  —  Je  ne 
rentrerai  pas  dans  la  question.  Je  me  borne  k 
faire  remarquer  k  la  Chambre  que  M.  Cousin 
a  complètement  dénaturé  mes  intentions.  Je 
proteste  contre  les  paroles  de  M.  Cousin. 


SECOURS  AUX  ARTISTES  (Note  6). 

3  avril  1849. 

Voici  le  début  de  ce  discours  résumé 
dans  l'édition  de  1853  : 

C'est  une  simple  observation  que  j'apporte 
k  cette  tribune. 

Je  viens  appuyer  les  observations  présentées 
par  l'honorable  M.  Guichard,  et  je  m'en  pré- 
vaudrai pour  demander  k  l'Assemblée  de 
maintenir  la  totalité  du  crédit,  k  la  condition 
que  M.  le  Ministre  de  l'Intérieur  prendra  en 
très  sérieuse  considération  les  indications  qui 
viennent  de  lui  être  données,  et  particulière- 
ment la  convenance  et  l'utilité  pour  la  bonne 
distribution  des  sommes  votées  par  vous, 
d'une  allocation  directe  et  spéciale  aux  caisses 
de  secours  des  associations  dont  l'honorable 
préopinant  vient  de  vous  entretenir...  {IJoix 
diverses  :  Il  ne  s'agit  pas  de  cela.) 

Le  citoyen  Charles  Blanc.  —  Ce  n'est 
pas  ce  chapitre-lk.  Votre  observation  se  rap- 
porte k  un  chapitre  qui,  malheureusement, 
est  déjk  voté.  Il  s'agit  ici  des  indemnités  an- 
nuelles. 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  Indemnités 
et  secours  k  des  artistes  malheureux. 

Le  citoyen  Président.  —  Voici  l'intitulé 
du  chapitre  :  «Indemnités  annuelles  ou  secours 
accordés  k  des  artistes,  auteurs  dramatiques, 
compositeurs,  et  k  leurs  veuves».  Par  consé- 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


585 


quent,  l'orateur  est  parfaitement  dans  la 
question. 

Le  citoyen  Victor  Hugo.  —  J'insiste 
donc,  et  je  dis  que  ces  associations,  dont  plu- 
sieurs sont  déjà  anciennes,  ont  rendu  et  ren- 
dent tous  les  jours  d'immenses  services.  Elles 
embrassent  la  famille  presque  entière  des 
artistes  et  des  écrivains;  elles  ont  des  caisses 
de  secours  qtii  nourrissent  des  veuves,  des 
vieillards  et  des  orphelins;  elles  connaissent 
toutes  les  misères,  toutes  les  souffrances,  toutes 
les  pudeurs;  elles  font  pénétrer  le  bienfait 
plus  avant  que  ne  peut  le  faire  le  gouverne- 
ment; elles  peuvent  faire  accepter  fraternelle- 
ment des  aumônes  très  modiques  que  l'État 
ne  pourrait  pas  offrir  décemment,  c'est-à-dire 
qu'elles  peuvent  faire  beaucoup  plus  de  bien 
avec  bien  moins  d'argent.  En  outre,  elles 
peuvent  justifier  de  l'emploi  des  sommes  qui 
leur  sont  confiées  par  des  pièces  comptables 
d'une  régularité  parfaite.  Rien  n'est  donc 
meilleur,  rien  n'est  plus  utile  pour  atteindre 
le  but  que  vous  vous  proposez  en  votant  un 
fonds  de  secours  aux  artistes,  rien  n'est  plus 
utile  qu'une  allocation  directe  aux  caisses  de 
ces  associations.  L'honorable  M.  Sénard,  sur 
l'avis  du  Comité  de  l'Intérieur,  l'a  fait,  et  j'en 
loue  hautement  son  administration,  qui, 
d'ailleurs,  et  j'ajouterai  avec  plaisir  cet  éloge, 
s'est  toujours  montrée  très  sympathique  pour 
les  arts  et  pour  les  artistes. 

Avant  lui,  car  je  tiens  à  rappeler  les  précé- 
dents et  à  vous  montrer  l'extrême  régularité 
de  ce  que  je  propose,  ou,  pour  mieux  dire, 
de  ce  que  j'ai  l'honneur  de  conseiller  au 
Ministère,  avant  lui,  la  même  initiative  avait 
été  prise  par  l'honorable  M.  de  Salvandy. 

Je  crois  donc  qu'il  serait  très  utile  de  suivre 
l'exemple  excellent  donné  par  ces  deux  mi- 
nistres; je  recommande  cet  exemple  à  M.  le 
ministre  de  l'Intérieur  et  à  M.  le  ministre  de 
l'Instruction  publique,  chacun  en  ce  qui  les 
concerne,  et  sous  le  bénéfice  de  ces  observa- 
tions, je  crois  pouvoir  prier  l'Assemblée  de 
voter  la  totahté  du  crédit. 

J'ajoute  que  les  besoins  des  artiBes  n'ont  jamais 
été  plus  impérieux. ,.('). 


'')  Voir  page  322. 


LE  MINISTRE  BAROCHE 
ET  VICTOR  HUGO.  (Note  13.) 

18  juillet  1851. 

M.  LE  MINISTRE  DES  AFFAIRES  ETRANGERES. 

—  C'est  hier,  tout  a  coupj  qu'un  langage  tout  nou- 
veau,  personnel.  ..^^^. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  demande  la  parole. 
{Exclamations  sur  les  bancs  de  la  majorité.  —  Non  ! 
Asse^!  asse^!) 

Une  uoix,  à  droite.  —  Nous  ne  sommes  pas 
condamnés  à  vous  entendre  toujours. 

M.  LE  MINISTRE  DES  AFFAIRES  ETRANGERES. 

—  C'est  hier,  disais-je,  qu'un  langage  tout 
nouveau  a  été  apporté  à  cette  tribune;  et  chez 
qui  ce  changement  de  langage  s'est-il  mani- 
festé? Chez  qui?  Il  faut  le  dire;  puisqu'il 
nous  attaque,  il  faut  bien  que  nous  exami- 
nions quel  est  celui  qui  nous  attaque,  et 
quelle  est  la  valeur  de  son  agression.  {Trh  bien  ! 
très  bien  !  —  Bravo  !  bravo  !  —  Parle^! parle^.) 
Chez  qui,  messieurs?  Chez  un  homme  qui 
n'a  pas  même  l'excuse  d'une  ancienne  convic- 
tion ...{A  droite  :  C'est  cela  !  Bien  !  très  bien  !  ) 
...  chez  un  homme  qtii,  après  avoir  été, 
comme  on  l'a  dit  spirituellement,  le  plus 
pindarique  des  royahstes,  après  la  révolution 
de  1848  s'est  faufilé,  c'est  une  expression  à  lui 
que  je  prends,  s'est  faufilé  dans  nos  rangs,  est 
venu  jusque  dans  le  comité  électoral  de  la 
rue  de  Poitiers...  {Bravos  et  applaudissements.  — 
C'eft  -vrai!  c'eB  vrai!) 

M.  DE  Heeckeren.  —  Oui,  il  a  signé  à 
côté  de  moi. 

M.  LE  MINISTRE  DES  AFFAIRES  ETRANGERES. 

—  Son  nom  figurait  dans  le  Journal  des  Débats 
du  18  mars  1849  à  côté  de  celui  de  M.  de 
Heeckeren,  qui  ne  vote  pas,  ce  me  semble, 
maintenant,  comme  vote  M.  Victor  Hugo. 
Voilà  comment  on  s'est  présenté  à  nous  au 
milieu  de  nos  amis,  comment  on  s'est  faufilé 
parmi  nous,  comment  on  publiait  des  circu- 
laires de  la  nature  de  celle-ci  : 

Deux  répubhques  sont  possibles . . .  nous 
montrera  le  monstrueux  dans  le  petit  (*'. 

Uoix  à  droite.  —  Toujours  des  antithèses . . . 
quel  pathos! 

M.  DE  Heeckeren.  —  Cela  n'est  pas  nou- 
veau; il  a  injurié  tous  les  partis. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Allons,  mcssieurs, 
paix  à  droite! 

(')  Voir  page  353.  —  •''  Voir  page  353. 


586 

M.  LE  MINISTRE  DES  AFFAIRES  ETRANGERES. 

—  Voilà  ce  qu'on  écrivait  le  26  mai  1848. 
Voilà,  messieurs,  un  langage  qui  contraste, 
j'en  appelle  à  tous  vos  souvenirs . . . 

pour  entendre  le  canon  russe. . .  '').  {M.  Z^tltor  Hugo 
se  lève  pour  parler.  —  Exclamations  à  droite,  — 
hes  colle ffies  •voisins  de  M,  Uiihr  Hugo  le  déter- 
minent à  se  rasseoir .  ) 

M.  LE  PRÉSIDENT,  —  Je  dis  toujours  :  paix 
à  droite! 

M.   LE  MINISTRE  DES  AFFAIRES  ETRANGERES. 

—  ...  Vous  aurez  beau,  monsieur,  permettez- 
moi  le  mot,  par  des  épigrammes  de  mauvais 
goût,  par  des  antithèses  froidement  élabo- 
rées... {A.  droite  :  Trh  bien!  trh  bien!)  venir 
parler  d'Auguste  et  d'Augustule,  de  Napoléon 
le  Grand  et  de  Napoléon  le  Petit,  le  Napoléon 
d'aujourd'hui  aura  sa  part  de  gloire,  lui,  pour 
avoir  contribué  au  rétablissement  de  l'ordre; 
et  soyez-en  bien  sûr,  le  témoignage  des  bons 
citoyens  et  la  reconnaissance  nationale  le  ven- 
geront largement  de  vos  injures  et  de  vos 
attaques.  {Approbations  à  droite.)  Vous  aurez 
beau  dresser  contre  lui  un  long  acte  d'accusa- 
tion, lui  reprocher  nos  libertés  prises  au  piège, 
le  suffrage  universel  mutilé,  d'odieux  impôts 
établis,  l'état  de  siège  pesant  sur  six  départe- 
ments, la  déportation  votée  et  la  presse  tra- 
quée; tous  ces  reproches,  tous  ces  griefs  que 
dans  la  violence  de  votre  improvisation . . . 
(Exclamations  et  rires  à  droite)  qui,  vous  ne 
vous  en  apercevez  pas,  retomberaient  sur  cette 
Assemblée  bien  plus  encore  que  sur  le  Prési- 
dent de  la  République,  sont  pour  l'Assemblée 
et  pour  le  gouvernement  du  Président  des 
titres  à  la  reconnaissance  nationale. 

Après  le  discours  de  M.  Baroche,  le  pré- 
sident de  l'Assemblée  donne  la  parole  à 
M.  Dufaure. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  demande  la  parole 
pour  un  fait  personnel.  {A  droite  :  Non!  non! 

—  M.  Uiêor  Hugo  monte  a  la  tribune.  ) 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Vous  u'avcz  pas  la 
parole.  La  parole  est  à  M.  Dufaure. 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  demande  à 
répondre  à  une  accusation  infâme...  {Non! 
non  !  —  l'ordre  du  jour  !) 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Vous  avcz  parlé  hier; 
on  vous  a  répondu  aujourd'hui;  vous  n'avez 

t'i  Voir  page  3J4. 


APPENDICE. 


pas  le  droit  de  revenir  à  la  tribune.  Autre- 
ment il  n'y  en  aurait  que  pour  vous.  {RJres  et 
bruit.) 

M.  Victor  Hugo.  —  J'ai  le  droit  de 
répondre  à  des  injures  infâmes  et  à  des  men- 
songes. {Approbation  à  gauche.) 

M.  LE  PRESIDENT.  —  On  ne  peut  prendre 
pour  un  fait  personnel  une  rectification.  Ce 
n'est  plus  une  discussion,  c'est  un  dialogue, 
alors. 

M.  DE  RessÉguier.  —  Consultez  l'As- 
semblée! 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Dans  mon  opinion . . . 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  demande  la  parole 
pour  un  rappel  au  règlement. 

M.  LE  PRESIDENT.  —  Vous  u'avcz  pas  la 
parole!  {Bruit  et  murmures  à  gauche.)  Dans  mon 
opinion,  quand  un  orateur  n'est  pas  mêlé  au 
débat,  et  qu'un  autre  implique  sa  personne 
par  une  allégation  quelconque,  il  peut  deman- 
der la  parole  pour  un  fait  personnel  et  dire  : 
Pourquoi  vous  adressez-vous  à  moi?  Mais 
quand  un  orateur  inscrit  a  parlé,  discuté,  dis- 
cuté trois  heures  et  demie  et  qu'on  vient  pour 
lui  répondre,  s'il  prend  pour  un  fait  personnel 
la  réfutation...  {Uives  réclamations  a  gauche)  il 
en  résulte...  {Interruptions  a  gauche)  Laissez- 
moi  achever ...  il  en  résulte . . . 

(Quelques  membres  à  droite.  —  Consultez 
l'Assemblée  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Précisément,  mais 
laissez-moi  achever! 

M.  Victor  Hugo.  —  On  a  trompé  l'As- 
semblée ! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Il  en  résulte  qu'il  n'y 
a  plus  qu'un  dialogue  entre  deux  orateurs. 

ZJoix  à  gauche.  —  Vous  avez  bien,  hier, 
laissé  répondre  M.  de  Falloux. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  M.  de  Falloux  n'a 
parlé  au  préjudice  de  personne,  tandis  que 
M.  Victor  Hugo  veut  prendre  la  parole  au 
préjudice  de  M.  Dufaure. 

M.  Jules  Favre.  —  On  a  calomnié 
M.  Hugo,  il  a  bien  le  droit  de  répondre. 
(Bruit.) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Je  consultc  l'As- 
semblée. 

M.  Jules  Favre.  —  Je  demande  la  parole 
pour  un  rappel  au  règlement.  (M.  Jules  Favre 
remplace  M.  Uiifor  Hugo  à  la  tribune.  Le  bruit 
l'empêche  de  parler }  il  en  descend.  ) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Je  consulte  l'As- 
semblée. 


EXTRAITS  DU  MONITEUR. 


587 


M.  Jules  Favre.  —  Si  vous  voulez  con- 
sulter l'Assemblée,  je  demande  la  parole. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Ou  l'Asscmblée 
voudra  passer  à  l'ordre  du  jour,  et  alors  la 
parole  est  k  M.  Dufaure;  ou  elle  voudra 
entendre  M.  Victor  Hugo  sur  l'incident,  et  il 
aura  la  parole. 

M.  Jules  Favre,  au  pied  de  la  tribune,  — 
S'il  y  a  doute,  je  demande  à  faire  une  obser- 
vation pour  un  rappel  au  règlement.  Sur  cette 
question,  j'ai  toujours  le  droit  d'être  entendu. 
Voici  mon  observation  en  deux  mots. 

L'article  45  du  règlement,  qui  dit  qu'un 
membre  est  toujours  admis  à  prendre  la  parole 
pour  un  fait  personnel,  est  un  article  absolu 
qui  protège  l'honneur  de  tous  les  membres  de 
cette  Assemblée. 

M.  Napoléon  Bonaparte.  —  Qui  les  pro- 
tège contre  les  insultes  et  les  calomnies  des 
ministres. 

Un  ^and  nombre  de  voix  a  droite.  —  Laissez 
parler  ! 

(piques  membres  du  même  côté.  —  Consultez 
l'Assemblée! 

M.  le  PRESIDENT.  —  Alors  M.  Hugo  a  la 
parole  pour  un  fait  personnel. 

M.  Victor  Hugo.  —  Messieurs,  la  réponse 
que  j'ai  à  faire  à  l'honorable  M.  Baroche ...  Je 
vais  la  lire  '*'. 

A  droite.  —  Tout  entière!  Lisez-la  tout 
entière. 

M.  Rigal.  —  Non;  lisez  seulement  ce  qui 
n'a   pas  été  lu. 

A  droite.  —  Lisez  tout  !  lisez  tout  ! 

A  gauche.  —  Non!  non!  c'est  inutile! 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  avez  entendu  la 
première  partie. 

"Voix  a  droite.  —  Lisez  tout!...  Ce  sera 
curieux  à  entendre  de  nouveau  de  votre 
bouche! 

A  gauche.  —  Non  !  non  ! 

M.  Lebeuf.  —  Tout  ou  rien  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Est-ce  que  vous 
croyez,  M.  Lebeuf,  avoir  le  droit  de  me 
dicter  ce  que  je  dois  dire  et  de  m'imposer  ce 
que  je  dois  faire  k  cette  tribune? 

M.  Lebeuf.  —  Oui,  nous  sommes  juges! 

M.  Victor  Hugo.  —  Non,  ce  droit,  je 
vous  le  refuse;  je  ne  lirai  pas  cette  partie  que 
vous  avez  entendue;  et  puisque  vous  l'exigez, 
je   vous  le   refuse.    {Bruit.)  Je  disais  donc   : 

'"'  Voir  page  354. 


«Deux  républiques  sont  possibles...»  M.  Ba- 
roche vous  a  lu  quelle  était  la  première  de  ces 
deux  républiques;  dans  ma  pensée,  c'était  la 
république  qui  fait  des  ij  mai  et  des  23  juin. 

M.  Raspail,  au  pied  de  la  tribune.  —  Je 
demande  la  parole.  {Rires  et  exclamations  à 
droite.  —  Mouvement  prolong/.) 

M.  Victor  Hugo,  se  penchant  sur  la  tribune. 
—  Cela  ne  touche  pas  votre  père,  que 
j'honore,  vous  le  savez.  Monsieur  Raspail. 

M.  de  Flotte.  —  Je  demande  la  parole. 
{Bruyantes  exclamations  à  droite  et  au  centre.)  Je 
la  demande  pour  un  fait  personnel  ! 

M.  le  PRESIDENT.  —  C'cst  cncorc  pour  un 
fait  personnel!  {Kires  ironiques  sur  les  bancs  de 
la  majorité.) 

M.  Chapot.  —  C'est  le  ij  mai  et  le  23  juin 
qui  demandent  la  parole  ! 

M.  LE  PRESIDENT.  —  On  me  fait  violence 
de  toutes  les  manières!  On  ne  peut  pas  parler 
d'une  sédition  sans  que  cela  devienne  un  fait 
personnel!  M.  Victor  Hugo  a  la  parole;  il  a 
cité  le  ij  mai,  et  une  voix  a  demandé  la 
parole. Il  a  cité  le  23  juin,  une  autre  a  demandé 
la  parole. 

M.  DE  Flotte.  —  Non!  non!  ce  n'est  pas 
pour  cela! 

M.  LE  Président.  —  Vous  n'avez  pas  été 
nommé.  Je  vous  refuse  la  parole.  {M.  de  Flotte 
relte  debout,  a  sa  place,  et  semble  x/ouloir  parler  à 
l'Assemblée.  Agitation  tumultueuse.) 

^Quelques  voix  a  droite  a  M.  de  Flotte.  — 
Parlez!  parlez! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Je  VOUS  rappelle  à 
l'ordre,  formellement,  M.  de  Flotte. 

Plusieurs  voix  de  gauche  au  président.  —  Mais 
il  ne  peut  vous  entendre  au  milieu  du  bruit! 
C'est  l'Assemblée  qui  lui  a  dit  de  parler. 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Mais  l' Assemblée  n'a 
pas  ce  droit-là!  {Se  tournant  vers  la  droite.)  Si 
vous  cherchez  le  scandale,  vous  pouvez  dire  : 
Parlez!  Mais  moi,  qui  ne  le  cherche  pas,  je 
vous  dis  de  vous  taire,  à  vous,  la  droite!  Il 
semble  que  vous  excitiez  tout  ce  que  nous 
redoutons  tous. 

Uoix  nombreuses.  —  C'est  vrai  !  c'est  vrai  ! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Il  ne  peut  y  avoir  de 
réclamation  sans  dommage  pour  quelqu'un, 
et,  quelquefois,  sans  dommage  pour  tous. 
{Nouvelles  approbations.) 

Plusieurs  voix  à  gauche.  —  Parlez,  M.  Victor 
Hugo  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  Je  reprends  la  lec- 


588 


APPENDICE. 


ture  à  l'endroit  où  M.  Baroche  l'a  laissée 
(  Nouvelles  interruptions  a  droite.  —  Non  !  non  !  ) 
M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Vous  vojcz  bien  que 
c'est  à  droite  qu'on  fait  le  tumulte.  {De'néga- 
tions  à  droite.)  Si!  la  gauche  est  silencieuse. 
Vous  avez  dit  :  Parlez!  Écoutez,  ce  sera  votre 
punition  peut-être;  mais,  enfin,  écoutez. 
(  Kires  approbatifs.  ) 

Une  égalité  qui  admettra  la  croksance  naturelle 
de  chacun  (').  {Kires  bruyants  et  prolongés  à  droite.) 

Vous  accusez,  et  voilà  de  quelle  façon  vous 
écoutez  ceux  que  vous  accusez,  et  vous  avez 
devant  vous  un  homme  qui,  visiblement, 
peut  k  peine  parler.  (Nouveaux  rires  à  droite. 
—  Approbation  h  gauche.)  Le  silence  serait 
seulement  de  la  pudeur.  {Exclamations  ironiques 
à  droite.) 

IJoix  a  droite.  —  Pour  vous. 

M.  LE  PRÉSIDENT,  s' adressant  a  la  droite.  — 
C'est  vous  qui  avez  donné  la  parole  à  l'ora- 
teur. (Non!  non!)  Si!  Malgré  moi. 

M.  Mortimer-Ternaux.  —  Monsieur  Victor 
Hugo,  vous  ne  faites  que  prononcer  les  paroles 
prononcées  par  Marat  le  14  mars  1793,  en 
pleine  Convention. 

Je  sut!  prêt  a  dévouer  ma  vie  pour  établir  l'une 
et  empêcher  l' autre '^^\  {Bravos  et  applaudissements  à 
l'extrême-gauche.  ) 

A  droite.  —  Vous  avez  changé  votre  pro- 
gramme depuis  ce  temps-là. 

A  gauche.  —  Assez!  assez! 

MM.  Victor  Lefranc  et  Rigal.  — 
Assez!  assez!  vous  en  avez  assez  dit.  Pas  un 
mot  de  plus! 

M.  Victor  Hugo.  —  Eh  bien.  Messieurs, 
ce  fut  là  ma  profession  de  foi  électorale;  c'est 
à  cause  de  cette  profession  de  foi,  et  je  n'en 
ai  pas  fait  d'autre . . . 

M.  de  Kerdrel.  —  Tous  les  démocrates 
ont  voté  contre  vous. 

M.  Lacaze.  —  C'est  nous  qui  vous  avons 
nommé;  et  puis  vous  venez  nous  insulter! 

M.  DE  Heeckeren.  —  C'est  la  rue  de  Poi- 
tiers qui  vous  a  fait  nommer. 

A  gauche.  —  Monsieur  le  Président,  ne 
laissez  donc  pas  interrompre. 

'*'  Voir  page  35J.  —  W  Voir  page  3j6. 


M.  Victor  Hugo.  —  C'est  à  cause  de 
cette  profession  de  foi  que  j'ai  été  nommé 
représentant . . .  Eh  bien . . .  {Interruptions  diverses 
a  droite.) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Pourquoi  s'est-on 
trompé? 

. . .  qui  aurait  le  droit  de  m" accuser  si  f  avais 
accepté ,, ,^^\  {Interruptions  et  rires  à  droite.) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Écoutez  donc  ! 

A  gauche.  —  La  majorité  donne  un  bel 
exemple  ! 

...  C'est  celui-là W!  {A  gauche.  Très  bien! 
trh  bien!) 

M.  DE  Heeckeren.  —  Vous  avez  donné 
300  francs  pour  les  combattre  ! 

M.  Victor  Hugo.  —  J'ai  donc  été  fidèle  à 
tout  ce  j'ai  dit  {A  droite  :  Non!  non!) y  écrit 
{A  droite  :  Non!  non!) y  et  fait  depuis  vingt- 
cinq  ans.  {A  droite  :  Non!  non!  asse'r!) 

M.  Victor  Hugo.  —  Et  maintenant  on 
vient  me  dire . . . 

M.  BÉCHARD.  —  C'est  ennuyeux  comme 
un  mélodrame! 

M.  Victor  Hugo.  —  Attendez;  je  ré- 
pondrai. 

M.  LE  président.  —  Alors  ce  n'est  plus 
un  fait  personnel;  c'est  un  second  discours. 

M.  Bac,  s' adressant  a  M.  UiHor  Hugo.  — 
Bornez-vous  à  leur  dire  que  vous  avez  été  avec 
eux  parce  que  vous  les  croyiez  sincères,  et 
que  vous  les  avez  quittés  parce  que  vous  vous 
êtes  aperçu  qu'ils  étaient  hypocrites! 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Ce  n'cst  pas  à  vous  à 
dicter  la  réponse  à  M.  Hugo.  Si  c'était  vrai,  il 
aurait  pu  l'imaginer  lui-même. 

Uoix  nombreuses  a  droite.  —  L'ordre  du  jour  ! 
l'ordre  du  jour! 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  ne  pouvez  pas. . . 
{U  ordre  du  jour!  l'ordre  du  jour!) 

M.  LE  PRÉSIDENT.  —  Je  consultc  l'Assem- 
blée sur  l'ordre  du  jour.  {U Assemblée,  consultée, 
prononce  l'ordre  du  jour  à  une  immense  majorité.  ) 

M.  Victor  Hugo.  —  Vous  refusez  de  m'en- 
tendre,  la  tribune  n'est  plus  libre;  je  proteste! 

f)  Voir  page  356.  —  <'l  'Idem, 


NOTES    DE    L'EDITEUR. 


AVANT  L'EXIL.  —  HISTORIQUE. 


Dans  l'introduction  à  la  première  par- 
tie d'Aêies  et  Paroles^  Victor  Hugo  dit 
n  ouvrir  à  deux  battants  sa  vie  à  ses  contem- 
porainsf).  Nous  avons,  nous,  une  autre 
ambition;  par  ses  notes,  par  sa  corres- 
pondance, par  les  documents  inédits, 
puis ,  à  partir  de  l'exil ,  par  ses  Carnets , 
nous  essaierons  de  dégager  l'idée  domi- 
nante qui  a  présidé  à  toute  sa  vie ,  qu'on 
lit  entre  les  lignes  de  ses  discours ,  qu'on 
aperçoit  au-dessus  des  querelles  de  parti 
et  des  luttes  de  tribune,  qui  lui  a  dicté 
en  France  et  hors  de  France  ses  A£ies 
et  Paroles  :  la  pitié. 

Son  premier  appel  à  la  clémence ,  tout 
le  monde  le  connaît,  quatre  vers  l'ont 
immortalisé  et  ont  obtenu  de  Louis- 
Philippe  la  grâce  de  Barbes  en  1839 ''^j 
la  dernière  intervention  que  nous  rele- 
vons est  en  faveur  d'un  détenu  de  Fon- 
tevrault,  le  31  octobre  1884^*^  Entre  ces 
deux  dates,  que  de  discours,  que  de 
démarches  ignorées,  que  de  lettres  pu- 
bliées ou  inédites  pour  venir  en  aide 
aux  malheureux ,  quelle  que  fût  leur  opi- 
nion, aux  prisonniers,  même  anciens 
adversaires ,  à  tous  les  vaincus  de  la  vie 
ou  de  la  politique. 

Nous  le  verrons ,  en  exil ,  interrompre 
l'œuvre  commencée  pour  répondre  à 
une  sollicitation,  qu'elle  vienne  d'un 
individu  ou  d'un  peuple.  A  Guernesey, 
les  appels  de  l'Italie,  de  la  Crète,  de 

'•'  Par  votre  ange  envolée  ainsi  qu'une  colombe. 
—  Les  Rajom  et  les  Ombres.  —  '*>  Documents. 


l'Espagne  étaient  entendus  comme  les 
supplications  des  femmes  des  condamnés 
irlandais. 

Son  premier  discours  politique  à  la 
Chambre  des  pairs  est  un  cri  de  pitié 
pour  la  Pologne,  en  1846;  son  dernier 
discours,  en  1880,  au  Sénat,  est  un  cri 
de  pitié  pour  les  vaincus  de  la  Com- 
mune; les  femmes,  les  enfants  des  dé- 
portés réclament  son  appui ,  et  le  dernier 
vœu  du  vieillard,  c'est  l'amnistie. 


«De  toutes  les  échelles  qui  vont  de 
l'ombre  à  la  lumière,  la  plus  méritoire 
et  la  plus  difficile  à  gravir,  certes,  c'est 
celle-ci  :  être  né  aristocrate  et  royaliste, 
et  devenir  démocrate  ^^l» 

Comment  Victor  Hugo  a-t-il  gravi 
cette  échelle  ?  Comment  s'est  opérée  cette 
transformation  .''  C'est  ce  que  les  docu- 
ments groupés  dans  cet  historique  vont 
nous  aider  à  établir.  Les  plus  concluants 
sont  réunis  dans  un  dossier  aujourd'hui 
relié  au  Reliquat  :  il  y  a  là  des  réflexions 
personnelles ,  des  appréciations  de  la  con- 
duite de  Victor  Hugo  par  lui-même ,  des 
cris  de  l'âme ,  protestations ,  inquiétudes , 
révoltes,  décisions  prises.  Il  écrivait  ces 
notes  intimes  pour  lui ,  sans  intention  de 
les  publier.  Ce  dossier  est  intitiilé  :  Moi. 

("  Odes  et  BaSades  :  Préface  de  l'édition  de 
i8j3. 


590 


ACTES  ET  PAROLES. 


"Vbici  d'abord  une  sorte  de  bilan  de 
son  évolution  : 

«Depuis  l'âge  où  mon  esprit  s'est 
ouvert  et  où  j'ai  commencé  à  prendre 
part  aux  transformations  politiques  et 
aux  fluctuations  sociales  de  mon  temps, 
voici  les  phases  ^successives  que  ma  con- 
science a  traversées  en  s'avançant  sans 
cesse  et  sans  reculer  un  jour,  —  je  me 
rends  cette  justice,  —  vers  la  lumière  : 

1818.  —  Royaliste. 

1824.  —  Royaliste-libéral. 

1827.  —  Libéral. 

1828.  —  Libéral-socialiste. 

1830.  —  Libéral-socialiste-démocrate. 
1849.  —  Libéral-socialiste -démocrate- 
républicain  (^))). 

Suivons  pas  à  pas  cette  ascension. 
Victor  Hugo  a  toujours  été  combatif, 
il  a  toujours  fait  de  la  politique  à  tra- 
vers la  littérature;  ses  premiers  vers 
bataillent  pour  la  cause  royaliste  et  le 
rédacteur-protée  du  Conservateur  littéraire  '^' 
n'a  pas  assez  d'imprécations  pour  les 
ennemis  de  la  monarchie;  il  confond 
dans  une  même  aversion  la  Révolution 
et  Buonaparte;  nous  croyons  qu'il  faut 
attribuer  une  large  part  de  son  chan- 
gement d'opinion  sur  l'empereur  au 
rapprochement  qui  s'est  produit,  après  la 
mort  de  M"'  Hugo ,  entre  le  général  et 
son  fils;  jusque-là  Victor  Hugo  n'avait 
connu  Napoléon  qu'à  travers  Chateau- 
briand et  les  écrits  des  monarchistes, 
mais  en  parlant  avec  le  général,  en  revi- 
vant cette  époque  de  gloire,  peu  à  peu, 
Victor  Hugo,  tout  comme  son  Marius 
des  Misérables,  cessa  de  ne  voir  en  l'em- 
pereur que  VOgre  de  Corse  et  le  spolia- 
teur de  la  royauté. 

(')  Relf^uai.  —  Moi.  —  (2)  Victor  Hugo 
rédigeait  presque  seul  ce  recueil  sous  onze 
signatures  différentes.  Lttt/rature  et  Philosophie 
mêl/esj  historique,  édition  de  l'Imprimerie 
nationale. 


En  1823 ,  c'est  encore  un  tyran,  «mais 
un  chef  prodigieux»  ''^;  peu  à  peu  il  le 
plaint  ^*',  il  défend  sa  mémoire  ^^\  en- 
fin il  l'admire  et,  même  rallié  à  la  Répu- 
blique ,  combattant  et  souffrant  pour  elle , 
il  chantera  la  gloire  de  Napoléon. 

Ce  qui  ne  l'empêchera  pas  de  lui 
reprocher,  en  toute  occasion,  d'avoir, 
sous  son  despotisme,  étouffé  la  liberté, 
cette  liberté  que  toute  sa  vie ,  dans  toutes 
ses  œuvres  comme  à  la  tribune ,  le  poète 
a  toujours  défendue. 

Victor  Hugo,  royaliste,  avait  un  génie 
républicain.  En  février  1819,  tout  en 
demandant  «du  pouvoir  pour  le  roi»,  il 
réclamait  déjà  «des  garanties  pour  le 
peuple  »^*^ 

Il  écrit  une  ode  officielle  pour  le  sacre 
de  Charles  X,  mais  l'année  suivante,  on 
sent  vivre  et  palpiter  dans  les  vers  dits 
par  Milton  à  Cromwell  l'âme  même  de 
l'auteur '°'.  Dans  Hernani,  don  Carlos, 
comparant  le  peuple  à  l'océan,  jette  à 
travers  sa  méditation  des  paroles  dont 
l'écho  s'entend  dans  les  discours  de 
l'orateur  ou  dans  les  strophes  du  poète  : 

. . .  Rois  !  regardez  en  bas  ! 
Ah  !  le  peuple  !  —  océan  !  —  onde  sans  cesse  émue , 
Où  l'on  ne  jette  rien  sans  que  tout  ne  remue! 
Vague  qui  broie  un  trône  et  qui  berce  un  tombeau  ! 
Miroir  où  rarement  un  roi  se  voit  en  beau  ! 
Ah  !  si  l'on  regardait  parfois  dans  ce  flot  sombre , 
On  y  verrait  au  fond  des  empires  sans  nombre. 
Grands  vaisseaux  naufragés,  que  son  flux  et  reflux 
Roule,  et  qui  le  gênaient,  et  qu'il  ne  connaît  plusl 

Pas  un  des  drames  de  Victor  Hugo, 
pas  un  de  ses  volumes  de  vers  où  l'on  ne 
trouve,  peut-être  même  à  son  insu,  cette 
tendance  républicaine;  avant  la  révo- 
lution qui  détrône  Charles  X,  en 
juin  1830,  il  constate  que  le  peuple  est 

Assez  fort  pour  tout  voir  et  pour  tout  épargner, 
Lui  qu'on  n'exile  pas  et  qui  laisse  régner  O. 

(1)  Odes  et  Ballades  :  À  mon  père.  —  («)  Les 
Orientales  :  Lui.  —  (^'  Les  Chants  du  Crépuscule  : 
A  la  Colonne  —  (*)  Littérature  et  Philosophie 
mêlées.  Journal  d'un  jeune  Jacobite.  —  (*'  Crom- 
wett,  acte  III,  écrit  du  22  septembre  au  9  oc- 
tobre 1826.  —  W  Les  Feuilles  d'automne:  Rêverie 
^unpMsant  h  propos  t^uu  rot. 


HISTORIQUE. 


591 


Quatre  mois  plus  tard  il  peut  écrire  : 

...La  liberté  sait  aujourd'hui  sa  force. 
Un   trône  est   sous  sa    main  comme    un    gui  sur 

[l'écorceC. 

«...  Un  roi  qui  tombe  est  toujours  peu  de  chose  » 

fera-t-il  dire  à  Alphonse  Rabbe  ^^\  On 
pourrait  multiplier  ces  citations  qui  exal- 
tent la  liberté  et  le  peuple. 

Victor  Hugo,  dans  ses  œuvres,  sui- 
vait et  jugeait  la  politique,  mais  il  sem- 
ble n'avoir  voulu  qu'assez  tard  y  jouer 
un  rôle  ;  dans  une  lettre  à  Thiers ,  alors 
ministre  de  l'Intérieur^'^  il  affirme  nette- 
ment la  position  prise,  au  moins  quant 
au  présent  : 

27  juillet  1833. 

«...Je  n'appartiens  à  cette  heure. 
Dieu  merci,  à  aucun  parti  politique 
actuellement  défini.  Je  les  regarde  tous 
faire  avec  pleine  impartialité,  plein 
d'amour  pour  la  France  et  pour  le  pro- 
grès, applaudissant  tantôt  le  pouvoir, 
tantôt  l'opposition,  selon  que  l'opposi- 
tion ou  le  pouvoir  me  semblent  bien 
agir  dans  l'intérêt  du  pays.  Je  ne  suis 
d'aucun  parti,  dis-je,  je  désire  ardem- 
ment qu'ils  finissent  par  s'entendre  tous; 
en  attendant  je  pense  que  le  meilleur 
conseil  à  donner  à  ceux  qui  ont  le  pou- 
voir, c'est  qu'ils  traitent  bien  ceux  qui 
ne  l'ont  plus  et  ceux  qui  ne  l'ont  pas 
encore  t*h). 

Cette  lettre  s'accorde  avec  le  but  indi- 
qué au  poète  dans  la  préface  des  Z^oix 
Intérieures  :  «  Etre  de  tous  les  partis  par 
leur  côté  généreux;  n'être  d'aucun  par 
leur  côté  mauvais  ». 

Dès  qu'il  entra  dans  la  vie  politique, 

(''  hes  Chants  du  Crépuscule  :  A  la  colonne.  — 
(*)  Les  Chants  du  Crépuscule.  —  (''  Victor 
Hugo  demandait  le  transfert  d'un  détenu  po- 
litique, Antony  Thouret,  dans  la  prison  de 
Saint-Waast,  à  Douai,  où  habitait  sa  famille, 
—  (*)  Documents. 


il  étonna  et  choqua  peut-être  les  nobles 
pairs  en  leur  parlant  du  peuple,  de  ses 
droits,  de  ses  souffrances;  la  première 
fois  qu'il  prit  la  parole,  ce  fut  en  faveur 
des  artisans <'^;  mais  après  la  révolution 
de  1848 ,  en  contact  direct  avec  le  peu- 
ple ,  il  le  connut  mieux  et  ne  cessa  de 
lutter  pour  lui ,  il  se  détacha  peu  à  peu 
d'un  parti  qui  ne  partageait  pas  ses  sen- 
timents et  avec  lequel  il  ne  se  sentait 
plus  en  communion  d'idées. 

Il  n'avait  d'ailleurs ,  dans  sa  profession 
de  foi,  pris  aucun  engagement  vis-à-vis 
d'aucun  parti.  Il  avait  même  déclaré 
avant  d'être  élu  :  je  resterai  indépendant, 
dussé-je  rester  isolé  ^'^ 

Dans  le  dossier  de  ses  notes  intimes  : 
Moi,  nous  avons  retrouvé  une  page  d'au- 
tobiographie qui  explique,  avec  plus  de 
détails  que  n'en  donne  l'introduction  Le 
Droit  et  la  Loi,  «ce  qu'on  a  appelé  l'his- 
toire de  son  apostasie».  Cette  page  date 
environ  de  1875  : 

«Le  13  juin  1849  marque  une  date 
décisive  dans  la  vie  de  Victor  Hugo. 
A  partir  de  ce  jour-là,  il  a  été  et  voulu 
être  un  des  vaincus.  Jusqu'à  cette  époque 
il  s'était  borné  à  défendre  uniquement, 
partout  et  toujours,  la  liberté,  mais  il 
avait  réservé  son  adhésion  à  la  Republique. 
Le  gouvernement  autoritaire  et  militaire 
du  général  Cavaignac  l'avait  froisse;  il 
s'était  indigne  des  excès  de  l'état  de 
siège,  des  suppressions  de  journaux, 
des  incarcérations  d'écrivains,  des  trans- 
portations  sans  jugement.  Après  avoir 
combattu  l'insurrection  de  1848,  étant 
un  des  soixante  membres  envoyés  par 
l'Assemblée  aux  barricades,  il  avait  élevé 
la  voix  en  faveur  des  insurgés  vaincus. 
11  avait  intercédé  pour  tant  de  familles 
accablées,  il  avait   pris  parti   pour  ces 

(^)  La  propriété'  des  œuvres  et  art.  —  '^>  Séance 
des  ein^  associations. 


592 


ACTES  ET  PAROLES. 


malheureux  travailleurs,  combattants  de 
la  faim  et  du  désespoir,  aveuglément 
et  brutalement  envoyés  à  Lambessa  et  à 
Cajennej  l'arbitraire  militaire  sous  le 
nom  de  république  le  révoltait,  et  il  ne 
voulait  pas  être  de  cette  victoire-là.  De  là 
son  hésitation.  Il  se  demandait  :  Où  est 
la  liberté.''  Mais  le  13  juin  1849  jeta  un 
éclair  dans  son  esprit.  Quand  il  vit  ceux 
qui  triomphaient  et  de  quelle  façon  ils 
triomphaient,  il  se  dit  que  ce  qui  l'em- 
portait, c'était  le  mensonge,  et  que  ce 
qui  était  vaincu,  c'était  la  vérité,  et 
vojant  la  République  à  terre,  il  vint  à 
la  République.  Il  se  rallia  à  la  défaite, 
comprenant  qu'il  allait  droit  à  la  pros- 
cription et  à  l'exil ,  et  y  consentant.  » 

On  pourrait  donc  dire,  d'après  cette 
note ,  que  l'évolution  politique  de  Victor 
Hugo  résulte  en  grande  partie  de  sa  pitié , 
de  cet  amour  du  peuple  qu'il  a  exprimé 
ainsi  le  29  mai  1848  à  la  séance  des  cinq 
associations  d'art  et  d'industrie  : 

«  Haine  vigoureuse  de  l'anarchie,  ten- 
dre et  profond  amour  du  peuple  » . 

Bien  plus  tard,  nous  lisons  dans  le 
Reliquat  de  William  Shakjspeare  : 

La  pitié  est  juste,  la  pitié  est  utile. 
Avoir  pitié,  cela  suffit  pour  la  pléni- 
tude d'une  âme. 


L'ACADEMIE. 

Nous  voudrions  retracer  un  tableau 
des  luttes  constantes  entre  Victor  Hugo  et 
l'Académic}  si  elle  l'encouragea  à  ses 
débuts '*',  bien  vite  elle  lui  fiât  et  lui 
demeura  hostile.  Des  malveillants  insi- 
nuent qu'elle  l'est  encore. 

(^^  Mention  accordée  en  1817  pour  le  poème 
mis  au  concours  :  Bonheur  que  procure  Vétude 
dam  toutes  les  situations  de  la  vie. 


À  vingt-deux  ans,  Victor  Hugo  bri- 
gua les  suffrages  de  deux  académiciens, 
MM.  de  Villars  et  François  de  Neufchâ- 
teau  ^^\  non  pour  lui,  mais  pour  son  ami 
Lamartine}  il  échoua  lamentablement, 
et  exprima  son  amertume  à  Alfred  de 
Vigny  :  «  Que  voulez-vous  que  l'on  fasse 
au  milieu  de  tant  de  tracasseries  poli- 
tiques et  littéraires,  de  ces  insolentes 
médiocrités,  de  ces  génies  poltrons, 
de  l'élection  de  Droz,  de  l'échec  de 
Lamartine  et  de  Guiraud .?  Que  voulez- 
vous  que  l'on  fasse  entre  le  ministère  et 
l'Académie  '*'  h) 

Dès  que  Victor  Hugo  s'écarta  du 
sentier  purement  classique  et  montra 
quelque  originalité,  les  Baour-Lormian 
contemporains  s'inquiétèrent;  Bug- 
Jargal,  la  seconde  édition  des  Odes,  Han 
d'Islande,  avaient  été  fort  malmenés  par 
la  presse  attitrée  de  l'Académie  [le  Confli- 
tutionnel,  le  Globe,  le  Drapeau  blanc)  ;  mais 
le  comble  de  l'abomination ,  ce  qui  pro- 
voqua une  levée  en  masse  de  boucliers 
académiques,  ce  fut  la  Vréface  de 
CromweU ;  le  Globe  refusa  les  deux  articles 
que  Sainte-Beuve  lui  apportait;  de  lon- 
gues études  furent  consacrées  à  démontrer 
que  préface  et  drame  «n'étaient  pas 
écrits  en  français»,  que  l'auteur  «a  imité 
servilement  tout  ce  qu'on  connaît»;  ce 
livre  était  «une  des  productions  les  plus 
pernicieuses  à  l'art»;  en  résumé,  il 
était  triste  «de  voir  beaucoup  de  temps 
et  quelque  talent  employés  à  produire  un 
monstre»  ^'^ 

Victor  Hugo,  pour  toute  réponse, 
envoya  à  M.  Auger,  secrétaire  perpétuel 
de  l'Académie,  deux  exemplaires  de 
Cromwell  auxquels  il  joignit  cette  lettre  : 

«J'ai  l'honneur  d'adresser  à  Monsieur 
le  Secrétaire  perpétuel  deux  exemplaires 
de  Crowjvell.  Je  le  prie  d'en  vouloir  bien 

(1)  Correspondance,  14  et  15  novembre  1824. 
—  (''  Correspondance,  29  décembre  1824.  — 
(*'  ha  Ga'^tte  de  France.  —  Le  Mercure  de 
France, 


HISTORIQUE. 


593 


faire  agréer  un  à  l'Académie  française 
dans  sa  séance  du  premier  mardi  1828, 
comme  hommage  de  l'auteur.  L'autre 
exemplaire  est  pour  M.  Auger  qui 
voudra  bien ,  j'espère ,  le  recevoir  comme 
gage  d'une  estime  que  des  discussions 
littéraires  ne  sauraient  altérer. 

Je  le  prie  de  me  croire,  avec  une  en- 
tière considération. 

Son  bien  dévoué  et  bien  obéissant 
serviteur. 

Victor  Hugo  ('h). 

Ce  28  décembre  1827. 

L'Académie  reçut  officiellement  son 
exemplaire  dans  la  séance  du  8  jan- 
vier 1828,  mais  ne  désarma  pas. 

Les  Orientales,  qui  parurent  en  jan- 
vier 1829 ,  achevèrent  d'exaspérer  les  clas- 
siques ,  et  leur  fit  tirer  le  Canon  d'alarme 
par  l'entremise  de  l'académicien  Baour- 
Lormian,  qui  exhala  tout  son  mépris 
dans  cet  alexandrin  devenu  fameux  : 

Avec  impunité  les  Hugo  font  des  vers! 

Victor  Hugo  n'était  pas  le  seul  atteint 
par  le  canon  de  M.  Baout;  toute  la  jeune 
littérature  était  visée,  mais  hélas!  rien 
n'arrêtait  cette  cohorte;  avant  d'envahir 
l'Académie,  elle  prenait  d'assaut  le 
Théâtre-Français  :  Alexandre  Dumas  y 
fit  pénétrer  Henri  III  et  sa  cour;  Alfred  de 
Vigny  élargit  la  brèche  par  où  passa 
Othello,  et,  comble  d'horreur!  Marion  de 
Larme  y  fut  reçue  !  C'en  était  trop  !  M.  de 
Martignac,  allié  des  Quarante  et  ministre 
de  Charles  X,  déféra  à  la  censure  le  nou- 
veau drame  qui ,  finalement ,  fut  interdit. 
Mais  avec  ces  diables  de  romantiques, 
on  n'en  avait  jamais  fini  j  le  13  août  1829 
Marion  de  Lorme  était  définitivement  con- 
damnée; le  29,  Victor  Hugo  commen- 
çait Hernani,  le  24  septembre  il  l'achevait 
et  le  lisait  au  Comité  du  Théâtre-Fran- 

('^  Lettre  communiquée  par  M.  Blar^t. 

ACTES  ET  PAROLES.  —  I. 


çais  le  j  octobre.  Ce  fut  alors  que  quatre 
académiciens  aidés  de  trois  aspirants  à 
l'immortalité  adressèrent  au  roi  Charles  X 
une  supplique  pour  le  déterminer,  lui 
qui  avait  maintenu  l'mterdit  sur  Marion 
de  Lorme,  à  fermer  définitivement  le 
temple  de  la  tragédie  à  cet  ignoble  rival. 
Cette  pétition  était  signée  :  Arnault, 
Népomucène  Lemercier,  Etienne,  de  Jouy, 
Uiennet,  Jay,  0.  Leroy. 

Leur  supplique  eut  le  sort  de  leurs 
tragédies  :  aucun  succès.  Et  l'on  vit 
Hernani  s'apprêter  pour  la  lutte  devenue 
plus  âpre  de  jour  en  jour;  les  académi- 
ciens tenaient  bon  :  deux  d'entre  eux, 
MM.  Laya  et  Brifaut,  étaient  censeurs, 
ils  furent  chargés  d'examiner  la  pièce. 
Quelle  occasion  de  déflorer,  de  ridicu- 
liser, d'estropier  d'avance  le  nouveau 
drame  !  Jules  Janin  entendit  un  des  cen- 
seurs, M.  Brifaut,  «lire  et  dénaturer  des 
vers  (THernani  de  façon  à  rendre  tout 
vers  grotesque  ^'b.  Des  citations  fort  ar- 
rangées étaient  livrées  aux  journaux. 

«Ainsi  ce  vers  du  second  acte  : 

Venir  ravir  de  force  une  femme  la  nuit 

fut  imprimé  de  cette  façon  : 

Venir  prendre  d'assaut  les  femmes  par  derrière»?'. 

Victor  Hugo  se  plaignit  au  ministre  de 
l'Intérieur''';  M.  Brifaut  se  défendit 
comme  il  put  :  il  avait,  dans  une  séance 
de  comité,  entendu  citer  quelques  vers 
à^Hernani,  vers  fort  ridicules ,  il  en  avait 
lui-même  cité  trois  qui  ne  valaient 
guère  mieux  et  il  avait  ri  avec  les  quelques 
personnes  présentes.  C'était  tout'*'. 

Pendant  les  répétitions,  on  découvrit 
M.  Casimir  Bonjour,  candidat  perpé- 
tuel à  l'Académie,  caché  dans  les  cou- 
lisses'*'. 


(•'  "Vidor  Hugo  raconté  inédit,  Bulletin  du 
Bibliophile,  août-septembre  1936.  —  '*'  Idtm. 
—  '"  Correspondance,  5  janvier  1830.  —  '*'  Le 
Moniteur,  6  mars  1830.  —  '*'  UiAor  Hugo 
raconté  inédit,  Bulletin  du  Bibliophile,  août- 
septembre  1936. 


594 


ACTES  ET  PAROLES. 


D'autre  part,  M.  Jay,  l'un  des  signa- 
taires de  la  supplique,  donna  aussi  son 
coup  de  pied  sous  la  forme  d'une  bro- 
chure intitulée  :  la  Conversion  d'un 
romantique;  il  y  faisait  justice  de  l'absur- 
dité de  tous  ces  révolutionnaires.  Pour 
le  remercier,  l'Académie  le  reçut,  et, 
louant  spécialement  son  dernier  ouvrage, 
en  profita  pour  faire  publiquement  le 
procès  de  «ces  esprits  moins  pervers  que 
pervertis,  qui,  n'étant  pas  doués  de  la 
faculté  d'invention,  feraient  mieux  d'es- 
sayer d'imiter  Corneille,  Racine  et  "Vol- 
taire dans  leur  régularité,  plutôt  que, 
dans  leur  difformité,  Dante  et  Shake- 
speare'''.» 

Tels  étaient,  en  1830,  les  sentiments 
de  l'Académie  pour  la  nouvelle  école  et 
son  jeune  chef. 


En  1832,  trois  des  signataires  de  la 
pétition  remise  à  Charles  X  étaient  de- 
venus députés  sous  Louis-Philippe  et, 
comme  tels,  votaient  le  budget,  ce  bud- 
get qui  subventionnait  le  Théâtre- 
Français,  désormais  asile  de  ces  turpi- 
tudes !  Le  Roi  s'amme  fut  interdit.  Et  l'on 
vit  «le  gouvernement  prêter  main-forte 
à  l'Académie  '^'  !  » 

Ce  fut  le  moment  que  choisit 
M.  Duval ,  autre  académicien  célèbre , 
pour  dresser  son  a5î:e  d'accmation^^^  dans 
une  lettre  ouverte  à  M,  Z^iSior  Hugo. 
L'accusé  n'y  répondit  alors  que  par  les 
succès  de  Lucrèce  Borgia  et  de  Marie 
Tudor. 

En  1834,  Victor  Hugo  perdit  un 
ennemi;  M.  Arnault,  secrétaire  perpé- 
tuel de  l'Académie  et  grand  pourfen- 
deur des  romantiques,  mourut;  quand 

(1)  Discours  de  M.  Arnault,  directeur  de 
l'Académie,  k  la  réception  de  M.  Jay. 
—  (*)  Procès  du  Koi s'amuse.  Discours  de  Victor 
Hugo.  —  '*'  Les  Contemplations  :  Ke'ponse  à 
un  alîe  i accusation. 


il  s'agit  de  le  remplacer,  la  Revue  de  Paris 
mit  en  avant  le  nom  sur  lequel  on 
disputait  tant^'*. 

Nous  ne  citerons  de  ce  long  article, 
qui  passe  en  revue  tous  les  titres  de 
Victor  Hugo ,  que  trois  courts  passages  : 

«...  M.  Victor  Hugo  n'est  pas  un 
homme  qu'on  puisse  imposer;  on  ne 
le  reçoit  pas,  on  l'accueille;  nous  ne 
ferons  donc  pas  grands  frais  de  raison- 
nements pour  prouver  qu'il  est  digne  de 
l'Académie  :  ce  serait  faire  injure  à  ce 
corps,  car  ce  serait  supposer  que  ses 
membres  ne  lisent  pas ,  et  qu'ils  restent 
tout  à  fait  étrangers  au  mouvement 
littéraire  de  notre  époque. 

. . .  M.  Victor  Hugo  apparaît  à 
l'Académie  après  quinze  ans  de  la  plus 
curieuse  lutte  intellectuelle  qui  se  puisse 
voir,  et  à  la  tête  d'une  œuvre  littéraire  qui 
se  déroule  sous  trois  faces  :  la  poésie ,  le 
roman,  le  drame;  toutes  trois  faces 
pareillement  développées,  pareillement 
fécondes.  Quelle  est  l'autre  renommée  en 
candidature  prochaine  devant  l'Aca- 
démie, qui  ait  plus,  qui  ait  autant  de 
titres  à  présenter  ? 

«...  Au  résumé,  l'opinion  publique 
présente  à  l'Académie  française  un 
candidat  digne  de  son  attention,  un 
écrivain  de  son  bord  sur  les  points  prin- 
cipaux de  la  littérature,  un  poète  qui  a 
un  nombreux  auditoire  et  une  grande 
renommée.  » 

«L'opinion  publique»  présentait  ce 
candidat,  mais  lui  ne  se  présenta  pas;  il 
préparait  les  Chants  du  Crépuscule. 

La  Revue  des  Veux  Mondes  suivit 
l'exemple  de  La  Revue  de  Paris  et  à  deux 
reprises  engagea  Victor  Hugo  à  faire 
acte  de  candidat;   après  avoir  protesté 

(')  La  Revue  de  Paris.  U Académie  et  ses  can- 
didats, novembre  1834. 


HISTORIQUE. 


595 


contre  l'élection  de  Scribe,  Gustave 
Planche  ajoute  :  «  . . .  Pourtant  les  grands 
noms  ne  manquaient  pas.  Depuis 
Béranger  jusqu'à  La  Mennais,  depuis 
Alfred  de  Vigny  jusqu'à  Victor  Hugo, 
il  y  avait  de  quoi  contenter  les  plus 
difficiles. 

. . .  Quel  que  soit  le  partage  des  avis 
sur  l'orthodoxie  de  M.  Hugo,  on  ne 
peut  contester  sa  puissance.  Qujon 
mette  ses  odes  au-dessus  de  ses  romans, 
ses  romans  au-dessus  de  ses  drames,  la 
chose  est  naturelle  et  ne  peut  étonner 
personne,  mais  nier  la  réalité  de  son 
énergie,  nier  la  trouée  qu'il  a  faite  dans 
la  poésie  moderne,  nier  les  questions 
qu'il  a  soulevées  ou  résolues  depuis  dix 
ans,  c'est  résister  à  l'évidence,  résister 
au  bon  sens  '''.  » 

Quinze  jours  après,  nouvel  article; 
mais,  d'après  un  billet  daté  du  ii  dé- 
cembre 1834  et  adressé  par  Sainte-Beuve 
à  Buloz ,  directeur  de  la  Revue  des  Deux 
Mondes,  la  fin  de  cet  article  signé  G.  P. 
serait  de  Sainte-Beuve  '*'.  Cette  fin 
comprenait  le  passage  suivant  : 

«...  Que  M.  Hugo  se  présente, 
qu'il  ne  recule  pas  devant  les  ennuis 
d'une  candidature  officielle,  car,  si 
chacun  des  membres  de  l'Académie  peut 
aller  jusqu'à  proclamer  individuellement 
la  supériorité  de  l'auteur  des  Orientales, 
on  ne  peut  pas  exiger  d'un  corps  tout 
entier  la  même  humilité  et  la  même 
abnégation.  Une  société  littéraire  qui 
peut  nommer  comme  siens  Chateau- 
briand, Lamartine,  Lerminicr,  Cousin, 
est  en  droit  de  traiter  avec  le  poète  le 
plus  illustre  et  le  plus  populaire  sur  le 
pied  d'une  égalité  parfaite  ^''.  » 


(''  Kevue  des  Deux  Mondes ,  i"  décembre  1834. 
—  (*'  Jean  Bonnerot,  Correspondance  ^nérale 
de  Sainte-Beuve,  Tome  I.  —  (^)  Bucvue  des  Deux 
Mondes,  15  décembre  1834. 


Guiraud,  le  4  février  1835,  écrit  à 
Victor  Hugo  : 

«Que  fait  Achille  sous  sa  tente,  mon 
cher  Victor,  et  pourquoi  laisse-t-il  le 
combat  s'engager  sans  lui.?  \bilà,  je 
l'espère,  un  appel  assez  académique 
pour  que  mes  confrères  me  le  pardon- 
nent. Cela  veut  dire  que  je  vous  donne 
trente-neuf  visites  à  faire,  moins  pourtant 
celle  qui  me  concerne,  et  un  discours 
à  préparer.  » 

Mais  Victor  Hugo  était  justement  en 
train  d'écrire  An^elo,  puis  il  fut  pris  par 
les  répétitions,  la  première  eut  lieu  le 
28  avril,  et  les  intrigues  académiques 
passèrent  au  second  plan  de  ses  préoccu- 
pations. 

Ce  n'est  que  dans  les  derniers  jours 
de  1835  que  Victor  Hugo  se  porta  can- 
didat au  fauteuil  de  M.  Laîné,  ancien 
ministre,  pair  de  France  et  académicien, 
mort  le  17  décembre.  On  trouverait 
peut-être  l'origine  de  cette  décision 
subite  dans  une  lettre  écrite  par  Jules 
de  Rességuier  à  Soumet  en  1820  : 

«Je  lui  ai  demandé  (à  Victor  Hugo) 
à  quoi  il  se  destinait,  et  si  son 
intention  était  de  suivre  uniquement 
la  carrière  des  lettres.  Il  m'a  répondu 
qu'il  espérait  devenir  un  jour  pair  de 
France. . .  et  il  le  sera^'M  » 

Ce  n'était  sans  doute  alors  qu'un  rêve 
de  tout  jeune  homme,  mais  il  est  évi- 
dent, et  cela  n'a  pas  échappé  aux 
critiques  qui  ont  commenté  son  discours 
de  réception,  que  l'Académie  était  un 
marchepied  pour  atteindre  la  pairie. 
Le  roi  ne  pouvait  choisir  les  pairs  que 
dans  certaines  catégories,  l'Académie 
était  la  seule  accessible  à  Victor  Hugo, 
il  fallait  donc  qu'il  en  fût. 

M.  Gustave  Simon  a  publié  le  récit 

{'^  Tristan  Légat,  ViHorHu^  et  l'Académie 

38. 


596 


ACTES  ET  PAROLES. 


des  visites  obligatoires  d'après  un 
manuscrit  de  M°"  Victor  Hugo^''  qui 
comptait  sans  doute  ajouter  ce  chapitre 
à  son  "Villor  Hugo  raconté  par  un  témoin 
de  sa  vie.  Elle  dit  que  ce  futNépomucène 
Lemercier  qui,  le  premier,  apprit  à 
Victor  Hugo  la  mort  de  M.  Laîné  et 
l'engagea  vivement  à  se  présenter.  Le 
fait  est  d'autant  plus  bizarre  que 
Lemercier  fut  un  des  plus  acharnés 
adversaires  du  romantisme.  Escomptait-il 
un  échec .'' 

Le  jour  même  où.  eut  lieu  cette  en- 
trevue, Victor  Hugo  reçut  cette  lettre 
de  Lamartine  : 

«Cher  ami,  le  premier  de  nos 
hommes  politiques  est  mort.  Il  ne  peut 
être  remplacé  que  par  le  premier  de 
nos  hommes  littéraires.  Vous  savez  si 
vous  pouvez  compter  sur  ma  voix  (*K  » 

En  même  temps  que  ce  mot,  il  en 
reçut  un  autre  d'Alexandre  Soumet  : 

«Ce  n'est  pas  à  vous  à  venir  me 
demander  ma  voix,  mais  à  moi  à  vous 
la  porter.  Celle  de  Guiraud  vous  est 
également  assurée.  Il  est  aussi  désireux 
que  moi  de  vous  avoir  pour  confrère  (^'.  » 

Victor  Hugo  commença  donc  ses 
visites.  La  première  était  due  à 
Chateaubriand;  voici  un  extrait  du 
compte  rendu  qu'en  donne  M°"  Victor 
Hugo  : 

«En  apercevant  son  visiteur.  Cha- 
teaubriand se  leva,  avança  un  fauteuil 
et  lui  dit  : 

—    Je     vous  attendais.    Monsieur 

(')  L,e  Temps  du  14  au  21  décembre  1913. 

(î)  M"'  Victor.  Hugo  :  "TJiHor  Huga  raconte' 

par  un  témoin  de  sa  vie.  —  (*>  Les  lettres  et 
documents  dont  nous  n'indiquons  pas  les 
références  proviennent,  soit  de  la  famille 
de  Victor  Hugo,  soit  de  copies  faites  autre- 
fois chez  Paul  Meurice. 


Hugo  j  ajant appris  la  mort  de  M.  Laîné, 
je  pensais  bien  que  vous  viendriez 
me  voir.  \bus  faites  bien  de  vous 
présenter  à  l'Académie.  C'est  une 
bêtise.  Mais  tous  les  hommes  de  génie 
l'ont  faite.  Racine  et  Corneille  ont  été 
de  l'Académie;  il  ne  faut  pas  leur 
donner  un  démenti.  Le  titre  d'acadé- 
micien en  impose  à  la  foule.  Il  faut  que 
le  génie  ait  ce  petit  cachet  pour  que  l'on 
j  croie.  L'Académie  n'a  du  reste  d'im- 
portance, et  n'en  aura  surtout  pour 
vous,  que  parce  qu'elle  vous  ouvrira  la 
carrière  politique.  » 

Puis  Chateaubriand,  après  avoir 
raconté  à  Victor  Hugo  comment  il 
avait  été  nommé,  revint  à  l'élection 
actuelle  : 

«...Je  ne  vous  dis  pas.  Monsieur 
Hugo,  que  vous  aurez  ma  voix,  cela 
va  sans  dire.  Tant  que  vous  vous  pré- 
senterez, je  ne  nommerai  que  vous.  Il  y 
aurait  dix  tours  de  scrutin ,  que  dix  fois 
j'écrirais  votre  nom.  Si  vous  n'avez 
qu'une  voix,  ce  sera  la  mienne.  Je 
n'entends  pas  l'élection  comme  ces 
Messieurs  qui  promettent  leur  voix  à 
neuf  personnes  à  la  fois  et  qui  en  effet 
la  donnent  à  ces  neuf  personnes  s'il  y  a 
neuf  tours  de  scrutin.  C'est  une  façon  de 
tenir  sa  parole  contre  laquelle  je  m'élève. 
On  ne  promet  sa  voix  qu'à  un  candidat 
et  on  n'abandonne  jamais  ce  candidat, 
c'est  ma  manière  de  voir;  il  n'y  a  pas 
de  compromis  avec  la  conscience. 
Ainsi  donc,  il  est  inutile  que  vous 
veniez  me  revoir,  si  vous  vous  présentez  ; 
ne  vous  donnez  pas  cette  peine.  Ma 
voix,  je  vous  le  répète,  vous  est 
acquise.  » 

Les  autres  visites  académiques  avaient 
laissé  peu  d'espoir  au  candidat.   Après 


HISTORIQUE. 


597 


en   avoir  conté  les  détails,  M°"  Victor 
Hugo  les  résume  ainsi  : 

«M.  Nodier  lui  objecta  Lucrèce 
Bor^a;  M.  Alexandre  Duval,  Kohett 
Macairej  M.  Villemain,  son  secrétariat 
perpétuel;  M.  Cousin,  la  majesté  du 
poète;  M.  Scribe,  le  grand  siècle; 
M.  Thiers,  des  convenances  ministé- 
rielles; M.  Casimir  Delavigne,  les  droits 
de  M.  Mole;  M.  Dupin,  les  titres  de 
M.  Casimir  Bonjour;  M.  Viennet, 
les  mérites  ^A.rbogaste;  M.  Royer- 
Collard,  le  grand  âge  de  l'Académie; 
M.  Dro2,  la  parabole  de  Fénelon.» 

Par  contre,  Victor  Hugo  eut  un  appui 
qu'il  dut  toujours  ignorer  : 

Béranger  était  grand  ami  de  Lebrun, 
dont  Victor  Hugo  avait  passablement 
égratigné  autrefois  la  Marie  Stuart  dans 
le  Conservateur  littéraire.  Lebrun  faisait 
autorité  à  l'Académie  et  Béranger  ne 
cessa  de  lui  recommander  Victor  Hugo 
chaque  fois  qu'il  se  présenta.  Le  i  jan- 
vier 1836,  il  lui  écrivit  : 

«...  Quant  à  Hugo ,  puisqu'il  vous 
fait  l'honneur  de  rechercher  un  fauteuil, 
pour  Dieu,  ne  le  repoussez  pas!  Le  fier 
Sicambre  vient  présenter  sa  tête  au  bap- 
tême; que  l'église  lui  tende  les  bras!  Je 
serais  pourtant  bien  fâché  qu'après  la 
génuflexion  il  se  prît  à  adorer  tout  ce 
qu'il  a  brûlé  et  à  brûler  tout  ce  qu'il  a 
adoré.  En  vérité,  mon  cher  ami,  après 
tant  de  choix  ridicules,  n'cst-il  pas  temps 
pour  votre  vieille  synagogue  de  se  don- 
ner un  pareil  lévite.?  Songez  à  tout  ce 
qu'il  y  a  de  bon  et  de  beau  dans  les  œu- 
vres de  Hugo.  Je  sais  mieux  que  vous 
tous  qui  ne  le  lisez  presque  pas,  tout 
ce  qu'on  peut  dire  contre  son  talent, 
mais  en  dépit  de  ses  défauts  n'est-il  pas 
le  poète  le  plus  remarquable  de  notre 
époque  et  l'un  de  nos  meilleurs  prosa- 


teurs.? Eh  bien,  vous  verrez  que  les  Du- 
val, les  Lemercier,  ces  fiers  républicains, 
aimeront  mieux  un  grand  seigneur 
comme  M.  Mole  qu'un  poète  comme 
Y.  Hugo(i).» 

L'élection  eut  lieu  le  18  février.  Une 
lettre  de  Guiraud,  écrite  le  jour  même 
de  l'échec,  donnait  à  Victor  Hugo  ces 
détails  : 

«Le  ConBitutionnel  l'a  emporté,  mon 
cher  Victor. 


Vous  avez  eu  d'emblée.. . 

Dupaty 

Mole 


9  VOIX. 

12  — 


Mais  vos  amis  n'ont  pas  tenu  bon, 
VOUS  en  avez  perdu  trois  au  deuxième 
tour. 

Un  de  vos  amis  a  dit  tout  haut  que 
9  voix  c'était  une  belle  entrée.  J'ai 
répondu  assez  vivement.  Au  fait,  on  a 
nommé  Dupaty, 

Qui  se  ressemble  s'assemble. 

Adieu,  mon  ami;  Chateaubriand, 
Lamartine,  Soumet  et  moi  ne  vous 
avons  pas  quitté,  tant  qu'il  y  a  eu  espé- 
rance. \feus  avez  même  eu  toujours 
2  voix  dont  je  ne  vous  dirai  pas  le 
secret. 

Tout  à  vous,  de  tout  cœur. 

A.  Guiraud.» 

Ce  18  février  jeudi  W. 

Comme  fiche  de  consolation,  Victor 
Hugo  reçut  de  Dupaty  ce  quatrain  qui, 
seul,  sauvera  son  nom  de  l'oubli  : 

Avant  vous  je  monte  à  l'autel. 
Mon  âge  y  pouvait  seul  prétendre; 
Déjà  vous  êtes  immortel 
Et  vous  avez  le  temps  d'attendre  Cl. 

(^)  Bibliothèque  Ma^rine.  —  <*'  Bibliotbècfue 
nationale.  —  W  Tristan  Legay,  "Viilor  Hugo  et 
l'Académie, 


598 


ACTES  ET  PAROLES. 


L'cchcc  de  Victor  Hugo  stimula  la 
verve  de  Jules  Janin;  après  avoir  mal- 
mené congrûment  le  vaudeville  vain- 
queur en  la  personne  de  M.  Dupaty,  il 
concluait  : 

«Monsieur  Hugo  représentait  à  lui 
seul  une  grande  partie  de  la  littérature 
et  de  la  critique  contemporaines  dont  il 
eût  été  le  loyal  et  hardi  représentant  à 
l'Institut,  si  cette  fois  encore  le  vaude- 
ville n'avait  pas  prévalu  sur  les  plus 
nobles  ouvrages,  sur  les  plus  incontes- 
tables talents. 

Cela  est  fâcheux  pour  l'Académie, 
non  pour  M.  Hugoj  cela  est  fâcheux 
pour  l'opinion  publique  qui,  sur  trente- 
neuf  voix  que  les  quarante  se  réservent, 
devrait  bien  au  moins  avoir  une  voix 
pour  faire  la  quarantaine^^).» 

G.  Planche  alla  jusqu'à  écrire  :  «  La 
honte  n'est  pas  pour  le  vaincu,  mais 
bien  pour  le  triomphateur;  et  surtout 
pour  les  vieillards  énervés  qui  couronnent 
les  eunuques  ^''  ». 

Victor  Hugo  ne  se  découragea  pas  et 
se  présenta  de  nouveau  le  29  décembre 
1836;  il  s'agissait  de  remplacer  M.  Ray- 
nouard,  l'auteur  des  Templiers  et  l'un 
des  juges  de  l'Enfant  sublime  au  con- 
cours organisé  par  l'Académie  en  1817. 
Qu^elques  jours  avant  l'élection,  Victor 
Hugo  reçut  cette  lettre  de  Lamartine  : 

Samedi  24  décembre. 

Mon  cher  Hugo, 

«Je  m'étais  hâté  d'arriver  à  Paris  pour 
vous  donner  une  voix  qui  vous  appar- 
tient depuis  si  longtemps  d'amitié  et 
d'admiration,  j'ai  été  pris  en  route  par 
une  recrudescence  si  violente  d'une  con- 
tusion au  genou  que  me  voilà  dans  mon 

("  Journal  des  Déliais,  22  fe'vrier  1836.  — 
(*)  Chronique  de  Paris,  21  février  1836. 


lit  sans  aucun  mouvement  possible.  Ne 
pourriez- vous  pas  faire  retarder  le  jour 
de  l'élection?  et  dans  tous  les  cas  venir 
causer  un  moment  [avec]  moi  de  ce 
qui  m'intéresse  autant  que  vous? 

Tout  à  vous. 

Lamartine  ('l» 
82,  rue  de  l'Université. 

Cinq  tours  de  scrutin  comme  la  pre- 
mière fois;  l'historien  Mignet  fut  élu; 
cette  fois,  c'est  M°"  de  Girardin  qui  dans 
son  Courrier  de  Paris  ''^  proteste  avec  véhé- 
mence : 

«Le  grand  scandale  de  la  semaine 
est  la  préférence  donnée  par  l'Acadé- 
mie à  M.  Mignet  sur  Victor  Hugo. 
Nous  plaignons  M.  Mignet  s'il  en  est 
flatté.  M.  Mignet  sans  doute  a  du  talent, 
mais  Victor  Hugo  est  un  homme  de 
génie,  c'est  ce  que  l'Académie  aurait  dû 
remarquer.  » 

Après  avoir  copieusement  dit  leur 
fait  aux  académiciens.  M""  de  Girardin 
termine  ainsi  : 

«Pour  l'honneur  du  pays,  Victor 
Hugo  a  pour  soutiens  dans  l'Académie 
Chateaubriand  et  Lamartine  :  la  jus- 
tice vient  d'en  haut  comme  vous  voyez. 
Quelqu'un  disait  à  propos  de  cela  :  si  l'on 
pesait  les  voix,  Hugo  serait  nomme. 
Malheureusement  on  les  compte.» 

De  ce  nouvel  échec,  Victor  Hugo  se 
consola  en  terminant  et  en  publiant  les 
IJoix  intérieures,  en  écrivant  et  en  fai- 
sant jouer  Kuy  Bh^.  Dans  la  première 
moitié  de  l'année  1839,  il  composa  une 
grande  partie  des  poésies  qui  devaient 
paraître  dans  les  Rayons  et  les  Ombres;  il 
fit  deux  actes  des  Jumeaux  et  ^  sans  ter- 

(')  Archives  Spoelberch  de  Lovenjoul.  —  Album 
d'autographes  donné  par  M""  Victor  Hugo  k 
M""  Charles  Asplet.  —  (*>  La  Presse,  5  janvier 
1837. 


HISTORIQUE. 


599 


miner  le  troisième,  quitta  Paris,  visita 
le  Rhin,  une  partie  de  la  Suisse,  le 
midi  de  la  France  et  la  Bourgogne  et 
apprit  à  son  retour  la  mort  de  l'acadé- 
micien Michaud ,  historien  des  croisades , 
survenue  le  30  septembre  1839. 

Victor  Hugo  songea  à  combler  ce  vide  ; 
il  était  pourtant  fort  indécis ,  comme  en 
témoigne  cette  lettre  à  Villemain  qui 
cumulait  alors  les  fonctions  de  ministre 
de  l'Instruction  publique  et  de  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  : 

Ce  30  octobre  1839. 

«...Nos  petits  dissentiments,  en 
quelque  matière  que  ce  soit,  n'ont  ja- 
mais été  qu'à  la  surface.  Au  fond,  je  crois 
et  je  suis  fier  de  croire  que  nous  sommes, 
vous  et  moi,  du  même  avis  sur  bien  des 
choses. 

Je  sais  que  je  vous  dois  des  remer- 
ciements personnels  sur  des  choses  toutes 
récentes.  J'irai  vous  voir  un  de  ces  jours 
et  je  vous  dirai  ce  qui  se  passe  en  moi  à 
l'endroit  de  l'Académie.  Je  ne  veux  ni 
l'importuner,  ni  l'embarrasser.  Mais  vous, 
je  vous  remercie  pour  tout  et  du  fond  du 
cœur^^l» 

On  opposait  cette  fois  à  Victor  Hugo 
Berryer,  Casimir  Bonjour  et  Vatout. 
Berryer  était  le  concurrent  le  plus  à 
craindre;  Béranger  le  comprit  et  écrivit 
de  nouveau  à  Lebrun  : 

Tours,  ij  novembre  1839. 

«  Je  vois ,  d'après  ce  que  vous  me  dites, 
que  vous  n'êtes  pas  pour  Berryer.  N'est- 
ce  pas  un  peu  la  faute  des  classiques  de 
l'Académie  si  Hugo  rencontre  ce  concur- 
rent? Nos  anciens  Hbéraux,  dit-on,  se 
sont  coalisés  avec  les  légitimistes  pour 
fermer  la  porte  au  chef  des  romantiques. 
En  vérité,  l'envie  d'être  des  vôtres  eût-elle 

(')  Tristan  Légat,  TJiBor  Huff)  et  l'Académie, 


dû  me  venir  jamais,  cette  injustice  envers 
Hugo  suffirait  pour  me  dégoûter  du  titre 
d'académicien.  Et  je  vous  assure  que  les 
opinions  de  Berryer  n'y  sont  pour  rien. 
Il  serait  cent  fois  plus  légitimiste,  s'il  l'était 
surtout  d'une  manière  désintéressée,  que, 
si  je  lui  connaissais  d'autres  titres  litté- 
raires que  ses  discours,  je  trouverais  bien 
qu'il  fût  admis  au  nombre  des  40.  Mais 
quoi  !  vous  allez  donc  préférer  un  parlo- 
teur  politique  à  un  vrai  poëte,  à  un  vrai 
littérateur!  N'avez-vous  pas  assez  de 
Dupin,  qui,  du  moins,  lui,  a  écrit  tant 
bien  que  mal,  et  peut  être  un  travailleur 
utile,  si  on  travaille  à  l'Académie.  Vous 
êtes  bien  plaisant  d'en  appeler  à  mon 
patriotisme  pour  me  jeter  au  milieu  de 
ce  conflit.  A  l'exception  de  deux  ou  trois 
d'entre  vous,  où  rencontrerait- il  de  la 
sympathie.?  Tout  au  plus  m'emploierait- 
on  comme,  il  y  a  huit  ans,  on  a  employé 
Viennet  à  repousser  Constant. 

. . .  \^us  êtes  de  ceux  sur  qui  je  me 
repose  le  plus  sûrement,  et  je  suis  per- 
suadé d'avance  qu'entre  Berryer  et  Hugo 
vous  n'hésiterez  pas  à  voter  pour  ce 
dernier  ^^l» 

De  son  côté,  Cuvillier-Fleury  écrit 
un  véritable  plaidoyer  en  faveur  de  Victor 
Hugo.  Pour  lui,  «il  n'y  a  qu'une  ques- 
tion sérieuse  :  celle  de  savoir  comment 
il  est  possible  que  M.  Victor  Hugo,  s'il 
se  présente,  ne  soit  pas  de  l'Académie. 
Je  sais  qu'il  y  a  toutes  sortes  de  raisons 
pour  qu'un  homme  de  lettres  ne  soit 
pas  de  l'Académie  :  (en  les  énumérant, 
le  critique  les  réfute).  Enfin  l'Aca- 
démie. . .  a  le  droit  de  laisser  à  la  porte 
les  écrivains  qui  n'ont  ni  verve,  ni  origi- 
nalité, ni  couleur,  ne  fût-ce  que  pour  ne 
pas  grossir  le  nombre  de  ceux  qui  siègent 
à  tous  ces  titres  sur  ses  bancs.  Mais  M. 

(')  Bibliotb}que  Martine.  / 


6oo 


ACTES  ET  PAROLES. 


Victor  Hugo?  Franchement,  est-ce  le 
génie  qui  lui  manque,  s'il  lui  manque 
quelque  chose?  N'a-t-il  pas  le  feu  sacré 
qui  fait  les  poètes  ?  Ses  plus  grands  adver- 
saires (et  je  suis  du  nombre)  peuvent-ils 
lui  refuser  l'originaUté,  l'inspiration,  la 
force,  la  puissance^''?» 

Balzac  avait  songé  à  se  porter  candi- 
dat, il  déclara  toutefois  que  si  Victor 
Hugo  se  présentait,  il  se  retirerait;  ce 
qu'il  fit  d'ailleurs,  malgré  cette  lettre  du 
poète  : 

[Décembre  1839.] 

«Puisque  vous  désirez  l'apprendre  par 
moi,  je  m'empresse  de  vous  faire  savoir 
que  depuis  l'autre  soir  les  choses  ont 
tourné  de  la  façon  la  plus  honorable  et 
que  ma  candidature  en  résulte  tout  natu- 
rellement. Je  me  présente  donc,  mais, 
par  grâce,  croyez-moi,  ne  vous  retirez 
pas.  Vous  savez  ce  que  je  vous  ai  dit  à 
ce  sujet. 

Mille  bonnes  amitiés  ^^^» 

En  apprenant  la  décision  tardive  de 
Victor  Hugo,  Guiraud  lui  écrivit  le  13 
décembre  qu'ayant  engagé  sa  voix  à  son 
ami  Berryer,  il  devait  garder  la  neutra- 
lité. Une  voix  amie  de  moins. 

L'élection  eut  lieu  le  19  décembre 
1839;  Berryer  se  maintint  en  tête  de  la 
liste  sans  obtenir  pourtant  la  majorité; 
sept  tours  de  scrutin  n'ayant  donné 
aucun  résultat,  on  décida  de  recom- 
mencer l'épreuve  deux  mois  plus  tard. 
Victor  Hugo  employa  ces  deux  mois  à 
avancer  son  prochain  volume  de  vers  : 
Les  Rayons  et  les  Ornières. 

Cette  lutte  sans  cesse  renouvelée  in- 
quiétait l'entourage  de  Victor  Hugo  ;  son 
beau-père,  le  bonhomme  Foucher,  qui 
avait  assisté  aux  efforts  du  jeune  homme 
parti  à  vingt  ans,  sans  sou  ni  maille,  à 

'"  Journal  des  Vivats,  16  novembre  1839.  — 
(*>  Colkdtott  Spoelbsrch  de  hovenjoul. 


la  conquête  de  la  gloire,  note  ses   in- 
quiétudes: 

«Victor  Hugo,  dans  un  état  de  for- 
tune rassurant,  est  une  des  grandes  célé- 
brités du  siècle . . .  Pourtant  je  ne  suis  pas 
tranquille;  sa  gloire  importune  bien  du 
monde.  Il  a  contre  lui  les  académiciens, 
et  toute  une  école  littéraire.  Ses  ennemis 
sont  parvenus  à  le  commettre  même  avec 
le  gouvernement. 

...  L'hypocrisie  de  ces  hommes  me 
fait  peur  autant  que  leur  crédit.  Il  faudra 
toute  la  force,  tout  le  sang- froid  de  Victor 
Hugo  pour  qu'il  ne  succombe  pas  dans 
cette  lutte ''^» 

A  la  fin  de  décembre,  une  nouvelle 
vacance  se  produisit  :  l'archevêque  de 
Paris,  M*'  de  Ouélen,  mourut.  Berryer 
et  Vatout  s'étaient  retirés  de  la  lutte; 
mais  Flourens,  secrétaire  de  l'Académie 
des  sciences,  et  M.  Mole  surgirent 
aussitôt. 

Cette  fois  Victor  Hugo  semble  s'être 
occupé  activement  de  son  élection; 
nous  le  voyons  escompter  ses  chances 
dans  cette  lettre  à  Victor  Cousin  : 

[Février  1840.] 
Mardi,  minuit. 

«Tout  va  bien,  mon  Illustre  ami; 
M.  Vlennet  a  dit  ce  soir  tout  net  à  un 
des  miens  qu'il  voterait  pour  mol,  et 
s'est  enquls  avec  beaucoup  de  sollicitude 
de  mes  chances. 

Sans  lui,  j'avais  74  voix  sures  au  premier 
tout;  comptez  : 

Vous.  Ségur. 

Chateaubriand.  Pongervlllc. 

Lacretellc.  Thlers. 

Vlllemaln.  Nodier. 

Royer-Collard.  Salvandy. 

Lebrun.  Gulzot. 

Lamartine.  Mlgnet. 

(')  Pierre  Foucher,  Mémoires. 


HISTORIQUE. 


6oi 


M.  de  Fcictz  paraît  sûr.  M.  Bcrtin 
le  recevra  demain  matin.  Villemain  me 
dit  de  compter  sur  M.  Tiisot.  Je 
verrai  M.  Thiers,  d'après  votre  conseil, 
pour  M.  Dupin.  On  me  dit  ce  soir  que 
M.  Campenon  est  fort  éloigné  de  Flourens 
et  blâme  l'intrigue.  Viennet  étant  sûr, 
vous  voyez  que  les  chances  sont  belles. 
C'est  égal,  je  ne  m'endors  pas.  A  vous  de 
toute  âme  et  mille  fois  merci  (^^)) 

La  veille  même  de  l'élection,  Victor 
Hugo  avait  encore  bon  espoir;  il  écrivait 
à  M.  de  Ségur  : 

«  Même  Soumet  et  Guiraud  absents  ^^^ , 
je  crois  le  succès  probable.  Je  crois  pouvoir 
me  compter  17  voix  sàres  et  18  voix 
possibles  (^'.  » 

Les  ij  voix  sûres  se  réduisirent  à  15 
au  deuxième  tour  :  la  majorité  était  de 
16.  M.  Flourens  fut  élu  au  quatrième 
tour.  La  presse  discuta  vivement  ce 
résultat;  la  Kevue  des  Deux  Mondes  s'éleva 
contre  la  cabale  acharnée  à  l'exclusion  du 
poète  : 

«Nous  regrettons  surtout  que 
M.  Flourens,  un  homme  honorable, 
un  savant  distingué,  qui  remplit  si  bien 
son  rang  à  l'Académie  des  Sciences,  se  soit 
prête  à  une  véritable  intrigue  qui,  sans 
lui,  aurait  probablement  échoué  (*'». 

L,es  Guêpes  piquèrent  l'élu  et  l'évincé  : 
«...Tous  les  gens  qui  n'ont  pas  écrit, 
tous  ceux  qui  ne  devraient  pas  être  de 
l'Académie,  ont  voté  avec  frénésie  pour 
M.  Flourens. . .  Qu'allait  donc  demander 
M.  Viaor  Hugo  à  l'Académie.?  A-t-il 
pense  à  l'Académie  en  écrivant  ses  plus 
beaux  vers.?...  Bel  honneur  pour  un 

(''  Carnets  historiques  et  littéraires,  13  juin 
1900.  —  (*'  Ils  étaient  tous  deux  malades.  — 
t''  Carnets  historiques  et  littéraires,  13  juin  1900. 
—  {*)  Kevue  des  Deux  Mondes. 


poëte  d'être  le  quarantième  d'un  corps 
quelconque,  et  surtout  d'un  corps  dont 
vingt  membres  au  moins  n'ont  aucune 
valeur  ni  aucune  autorité...  Vos  hon- 
neurs, ô  poëte,  c'est  de  faire  battre  de 
jeunes  et  nobles  cœurs  au  bruit  de  vos 
beaux  vers^'^» 

C'est  bien  ce  que  Victor  Hugo  fit, 
il  acheva  et  publia  les  Rayons  et  les 
Ombres ,  «réponse  royale  aux  injustices  de 
l'Académie»^''.  Puis,  en  août  1840,  il 
repartit  pour  le  Rhin,  d'où  il  revint  fin 
octobre  pour  se  présenter  à  la  succession 
de  Népomucène  Lemercier.  Quels  can- 
didats allait-on,  pour  la  cinquième  fois, 
dresser  contre  Victor  Hugo?  On  avait 
ajourné  l'élection  «pour  avoir  le  temps 
de  trouver  quelque  génie  qui  aurait  par 
hasard  échappé  jusqu'ici  à  l'attention»^''. 

—  On  ne  découvrit  que  MM.  Ancelot, 
Azaïset  d'Anglemont. 

Une  circonstance  imprévue  redoubla 
l'animosité  des  académiciens;  Casimir 
Delavigne,  quand  on  eut  ramené  en 
France  le  corps  de  Napoléon,  publia  en 
décembre  1840  le  Retour  des  cendres  de 
l'Empereur  ;  ipTcsc[ue  en  même  temps  parut 
le  Retour  de  l'Empereur  ^*'/  la  presse  cons- 
tata unanimement  l'infériorité  des  vers 
de  Casimir  Delavigne,  et  même  les  jour- 
naux classiques  et  bien  pensants  louèrent 
le  poème  de  Victor  Hugo.  Aussi  ses  amis 
s'inquiétaient-ils  ;  l'élection  était  fixée 
au  7  janvier  1841;  le  j  janvier,  M""  de 
Ségur  envoie  à  Victor  Hugo  ces  recom- 
mandations : 

«...  Ne  négligez  rien,  assurez-vous 
bien  qu'il  n'y  aura  pas  de  rhume,  de 
rhumatisme    qui   tienne  (^'.    Passez    en 

(')  Alphonse  Karr,  Les  Guêpes,  mars  1840. 

—  (S)  M"'  DE  GiRARDiN,  La  Presse,  8  mai 
1840.  —  W  Les  Guêpes,  30  mai  1840.  — 
(*'  Joint  en  1883  à  la  dernière  série  de  La 
Légende  des  Siècles.  —  (*)  Allusion  au  rhuma- 
tisme de  Lamartine  en  1836  et  à  l'absence  de 
Soumet  et  Guiraud  en  1840. 


6o2 


ACTES  ET  PAROLES. 


revue  vos  voIx;  celles-là  ne  doivent  pas 
être  intérieures.  \bs  ennemis  combattront 
en  désespérés;  ils  jetteront  de  l'huile 
bouillante,  du  plomb  fondu,  pendant 
que  vos  amis  n'emploient  que  des  armes 
courtoises.  Vous  ctes-vous  réassuré  (ce 
n'est  peut-être  pas  académique)  de 
M.  Mole,  de  M.  de  Salvandj,  de 
M.  Roy er-CoUard  ?  M.  Soumet  est-il  à 
Paris?...  M.  de  Ségur  verra  sûrement  à 
la  Chambre  M.  Villemain^^).» 

Le  lendemain  soir,  Victor  Hugo 
répond  : 

«...  J'ai  couru  aujourd'hui  toute  la 
journée  pour  exécuter  vos  ordres;  je 
reviens  satisfait  et  voici  dix-sept  voix  bien 
sures  que  je  dépose  à  nos  pieds  avec  la 
permission  de  mon  noble  et  àitt président: 

MM.  MM. 

de  Ségur.  Mole, 

de  Lamartine.  Salvandj. 

de  Lacretelle.  Pongerville. 

Mignet.  Guizot. 

Thiers.  Soumet. 

Lebrun.  Cousin. 

Villemain.  Viennet. 

Nodier.  Chateaubriand. 
Rojer-Collard.  Total  :  17. 

Il  y  aura  quatre  absents,  MM.  de 
Barante ,  Guiraud ,  Frayssinous  et  Duval , 
ce  qui  réduira  l'Académie  à  33  votants. 
Vous  voyez  donc  que  j'ai  la  majorité.  Je 
crois  pouvoir  en  outre  compter  sur 
M.  Dupin.  M.  Viennet  s'est  conduit 
avec  moi  de  la  manière  la  plus  noble  et 
la  plus  digne.  Il  m'a  semblé  qu'il  y  avait 
sur  lui  un  reflet  de  vous. 

Soyez  donc  tranquille.  Madame, 
puisque  vous  êtes  assez  bonne  pour  vous 
inquiéter,  et  trouvez  bon  que  je  mette  à 

(•^  Archives  de  M,  de  huppé,  Collationné  sur 
le  brouillon. 


vos  pieds  l'hommage  de  mon  profond 
et  affectueux  respect. 

Victor  Hugo(^).» 

Enfin  le  lendemain  7  janvier  Victor 
Hugo  fut  élu.  Le  soir  même  il  reçut  ce 
mot  de  M.  Lebrun  : 

Paris,  le  7  janvier  1841. 

«Mon  cher  confrère. 

Je  vous  dis  comme  don  Gormas  à 
don  Diègue,  enfin  vous  f emporte^.  Nous 
avons  17  voix  sur  32  votants.  Vos  amis 
sont  fort  heureux  de  ce  succès,  et  dans 
leur  nombre  vous  savez  que  je  ne  suis 
pas  celui  qui  m'en  réjouis  le  moins.  Je 
veux  être  le  premier  à  vous  en  féliciter 
et  à  en  féliciter  M"*  Hugo. 

Adieu,  mon  cher  confrère,  c'est  avec 
bien  du  plaisir  que  je  joins  ce  titre  à  celui 
d'ami  que  je  prends  sans  cérémonie. 

Lebrun.  » 

A.  Monsieur  hebrun. 

8  janvier  [1841]. 

«Je  vous  le  disais  hier,  mon  cher  et 
noble  confrère,  et  vous  le  savez  bien, 
n'est-ce  pas.?  ce  qui  me  charme  et  me 
touche  profondément,  ce  n'est  pas  seu- 
lement d'être  nommé, c'est  d'être  nomme 
par  vous.  Votre  doux  et  charmant  billet 
me  comble  de  joie,  nous  sommes 
confrères,  cela  est  bien,  mais  nous 
sommes  amis,  cela  est  mieux. 

Je  vous  aime  et  je  vous  serre  les  deux 
mains. 

Vbtrc  ami, 

"VÎCTOR  HuGo(^b). 

Victor  Hugo  alla  remercier  Chateau- 
briand, mais  il  ne  le  trouva  pas  chez  lui. 


(»)  Archives  de  M.  de  huppé.  —  W  Bihlio- 
thè^ue  Ma':^rine. 


HISTORIQUE. 


603 


II  lui  adressa  alors,  le  18  janvier,  une 
lettre,  signalée  par  le  catalogue  E.  Cha- 
ravay,  mais  que  nous  n'avons  pas. 
Chateaubriand  lui  répondit  : 

20  janvier  1841, 

«"Vbus  ne  devez  rien  à  personne. 
Monsieur,  votre  talent  a  tout  Êiit,  vous 
avez  mis  vous-même  votre  couronne  sur 
votre  tête.  Je  suis  désolé  de  la  peine  que 
vous  avez  bien  voulu  prendre  de  passer 
chez  moi. 

Agréez,  je  vous  prie.  Monsieur,  la 
nouvelle  assurance  de  mon  dévouement 
et  le  nouvel  hommage  de  mon  admi- 
ration. 

Chateaubriand  » . 

Dans  le  compte  des  ijvoix  sûres  envoyé 
à  M""  de  Ségur,  Victor  Hugo  avait  indi- 
qué Guizot  qui,  retenu  à  la  Chambre, 
était  arrivé  trop  tard  pour  voter  à  l'Aca- 
démie; en  revanche  il  ne  nommait 
qu'éventuellement  Dupin ,  dont  il  n'était 
pas  sûr  ^''.  "Vbici  la  liste  dressée  par 
M""  Victor  Hugo  et  destinée  au  chapitre 
réservé  pour  une  édition  ultérieure  de 
'ViÛor  Hugo  raconté  : 

Election  académique  du  7  janvieri84i. 
Pour  Victor  Hugo.       Pour  M.  Angelot. 
MM.  MM. 

Chateaubriand.  Casimir  Delavigne. 

Lamartine.  Scribe. 

Royer-Collard.  Dupatj. 

Villemain.  Roger. 

Ch.  Nodier  Jouj. 

Ph.  deSégur.  Jay. 

Lacre  telle.  Brifaut. 

Pongerville.  Campenon. 

Soumet.  Féletz. 

(''  Une  lettre  de  Béranger  k  Lebrun  {Biblio- 
ib^ue  Maiarine)  indique  l'intervention  de 
Béranger  près  de  Dupin. 


Pour  Victor  Hugo.       Pour  M.  Ancelot. 

MM.  MM. 

Mignet.  Droz. 

Cousin.  Etienne. 

Lebrun.  Tissot. 

Dupin.  Lacuéc  de  Cessac. 

Thiers.  Flourens. 

Viennet.  Baour-Lormian.. 
Salvandj. 
Mole. 

La  réception  n'eut  lieu  que  le  3  juin. 
Cinq  mois  d'attente  après  l'élection, 
c'était  beaucoup.  Il  semble  bien  que 
M.  de  Salvandy,  alors  directeur  de 
l'Académie,  et  qui,  à  ce  titre,  devait 
répondre  au  nouvel  élu,  ait  été  pour 
quelque  chose  dans  cette  date  éloignée. 
Au  début  de  1841  il  écrit  à  M""  Népo- 
mucène  Lemercier  : 

«Si  je  me  résigne  à  faire  un  discours 
tel  quel  sur-le-champ,  ce  serait  pour 
le  20  mai^^'.» 

Victor  Hugo,  lui,  avait  écrit  son 
discours  du  29  mars  au  16  avril. 

Le  10  mai,  Salvandy  le  prévient  qu'il 
«  espère  toujours  être  prêt  pour  la  semaine 
prochaine  » .  Et  il  termine  en  se  lamentant 
sur  la  lecture  forcée  des  œuvres  de 
Lemercier  : 

«O  FAtlantiade,  la  Vanhypocrisiade,  la 
Mérovéide,  ^Homéréide,  et  tout  le  reste  ^^^  I  » 

De  toutes  parts  affluaient  les  demandes 
de  billets  pour  assister  à  la  réception  du 
3  juin;  Victor  Hugo,  inlassablement, 
écrivait  à  Lebrun  pour  obtenir  quelques 
places  supplémentaires;  l'une  de  ces 
lettres  se  termine  ainsi  : 

«Je  suis  en  ce  moment  le  plus  mal- 
heureux des  académiciens,  et  je  trouve 

(''  Kevue  Bleue j  26  avril  19 13.  —  W  CoïïeHton 
Spoelberch  de  Lavenjoul. 


6o4 

qu'il  n'y  a  que  la  mort  qui  ait  de  l'agré- 
ment les  jours  de  réception»  ^^h 

A  ce  propos,  une  anecdote  amusante 
fut  contée  par  M""  de  Girardin  '*'.  Nestor 
Roqueplan,  rencontrant  au  foyer  de  la 
Porte  Saint-Martin  Victor  Hugo  sub- 
mergé par  le  flot  des  solliciteurs ,  lui  offrit 
une  entrée  pour  sa  propre  réception  ; 
les  indiscrets  comprirent  la  leçon  et 
s'éloignèrent. 

De  toutes  les  lettres  de  demande,  nous 
ne  citerons  qu'une  :  celle  de  Sainte- 
Beuve;  depuis  longtemps  il  convoitait 
un  fauteuil  à  l'Académie,  nous  le  savons 
par  cette  lettre  à  M""  Juste  Olivier  après 
l'échec  de  Victor  Hugo,  en  décem- 
bre 1839  : 

«...  Hugo  n'est  pas  encore  de  l'Aca- 
démie; c'a  été  la  grande  nouvelle  des 
trois  dernières  semaines;  l'élection  a  été 
remise  à  trois  mois;  dans  l'intervalle, 
il  mourra  quelques  académiciens.  Hugo 
entrera-t-il  ? 

Il  a  toutes  nos  destinées  académiques 
dans  ses  flancs  :  savcz-vous  que,  si  j'étais 
de  l'Académie ,  j'aurais  sans  peine  deux 
ou  trois  mille  francs  par  an  (étant  d'une 
des  commissions)  '^)». 

Et,  un  an  plus  tard,  le  27  décem- 
bre 1840  :  (.(Pofi-Royal  achevé  et  l'Aca- 
démie me  mettront  hors  de  tout... 
C'est  le  7  janvier  que  se  décide  l'élection 
de  Hugo  et  par  suite  les  nôtres»  (*'. 

Après  l'élection,  nouvelle  lettre  à 
M°"  Juste  Olivier  : 

«Voilà  Hugo  nommé...  Hugo  apporte 
comme  candidats  de  sa  prédilection  et 
de  sa  charge  quatre  illustres  :  Alexandre 
Dumas,  Balzac,  de  Vigny;  je  suis  le 

('^  Bibliothèque  Ma<%arine.  Correspondance 
de  M.  Lebrun.  —  (^'  La  Presse,  30  mai  1841. 
—  C  Correspondance  de  Satnte-Beuve  avec  M,  et 
Af™  Juste  Olivier.  —  (*)  îdem. 


ACTES  ET  PAROLES. 


quatrième  très  indigne  et  pourtant  moins 
impossible  encore,  je  crois,  qu'aucun  des 
trois  autres»(^'. 

On  verra  plus  loin  que  c'était  là  pure 
invention  de  Sainte-Beuve  j  il  n'était  pas 
le  quatrième  rêvé. 

Deux  mois  après  : 

«Il  n'est  plus  question  d'Académie; 
d'abord  il  n'y  a  pas  de  morts.  Et  puis 
le  goût  m'en  est  passé.» 

Était-il  vraiment  passé?  il  y  a  lieu 
d'en  douter  quand  nous  voyons  Sainte- 
Beuve  tenter  de  se  rapprocher  de  Victor 
Hugo  quelques  jours  avant  sa  réception  : 

Ce  dimanche  (fin  mai  1841). 

«Ce  n'est  pas  sans  une  grande  hési- 
tation que,  vous  sachant  accablé  comme 
vous  devez  l'être  de  demandes,  je  me 
décide  à  y  venir  ajouter  la  mienne.  Il 
me  serait  pourtant  très  agréable  de  vous 
devoir  mon  billet  d'entrée  à  votre  récep- 
tion. Dans  mes  sollicitations  près  de 
M.  Lebrun,  je  n'en  ai  pas  fait  pour 
moi,  me  réservant  de  vous  l'adresser. 
Ce  que  vous  pourrez  ou  ne  pourrez  pas 
sera  bien,  car  je  ne  doute  pas  que  vous 
ne  désiriez  répondre  favorablement  à 
mon  désir. 

Mille  souvenirs  et  hommages  autour 
de  vous^^h). 

Victor  Hugo  envoya  le  billet  de- 
mandé''* et  Sainte-Beuve  lui  dut  d'en- 
tendre ce  «pathos  long  et  lourd,  très 
bon  à  mugir  dans  un  Colisée,  devant 
des  romains,  des  thraces  et  des  bêtes»'*'. 

Les     commentaires      des     journaux 

(■)  Correspondance  de  Sainte-Beuve  avec  M.  et 
AT"  Juste  Olivier,  j  avril  1841.  —  (»'  Gustave 
Simon,  he  Roman  de  Sainte-Beuve.  —  '''  Idem. 
—  (*)  Correspondance  avec  M,  et  M""  Julie  Olivier, 
17  juillet  1841. 


HISTORIQUE. 


605 


allaient  leur  train ,  c'était  à  qui  donnerait 
une  avant-séance;  nuisible  ou  favorable  au 
récipiendaire,  peu  importait,  pourvu 
qu'elle  fût  sensationnelle  ;  Victor  Hugo , 
prévenu  qu'un  article  à  tendance  hostile 
allait  paraître  dans  le  Charivari,  s'en  ouvre 
à  Balzac  j  voici  lettre  et  réponse  : 

Ce  mardi  i"  juin  [1841]. 

«Je  suis  averti,  confidentiellement, 
mon  cher  Balzac,  que  le  Charivari  doit 
publier  un  article  de  M.  Pages  très  hos- 
tile pour  moi  à  propos  de  ma  réception. 
Vous  avez  toute  influence  surM.  Dutacq. 
Vdus  me  rendriez  un  très ^anà  service  si 
vous  pouviez  l'empêcher.  Je  vous  dirai 
mes  raisons  la  première  fois  que  je  serai 
assez  heureux  pour  vous  serrer  la  main. 

Faites-moi  savoir  demain  avant  sept 
heures  du  soir  si  vous  tenez  toujours 
à  ce  que  je  vous  garde  un  billet  de 
centre. 

Mille  profondes  amitiés  ^^h). 

[1841.] 

«Mon  cher  Hugo,  je  trouve  votre 
lettre  chez  moi  où  le  hasard  m'a  fait 
aller.  Je  vous  écris  du  Charivari,  je  serai 
chez  vous  à  9  heures  avec  l'épreuve, 
vous  verrez  à  faire  retrancher  ou  modi- 
fier, mais  vodà  toute  mon  influence.  L^ 
Charivari  regarde  comme  de  son  essence 
de  faire  un  article  en  charge ,  et  Dutacq 
me  l'a  spécialement  demandé,  il  trouve 
que  c'est  fermer  boutique  que  de  ne 
rien  dire,  j'ai  proposé  l'Académie  en 
échange,  mais  selon  lui,  39  ne  valent 
pas  I,  arithmétique  des  Cavillon. 

Tout  à  vous,» 

DE  Balzac. 

Il  parut  en  effet  dans  U  Charivari  du 
3  juin ,  sous  le  titre  :  Vêtit  discours  d'un 

(*)  CoUeHion  Spoelbtreh  de  Lavenjoul. 


^and poète,  un  discours  imaginaire ,  assez 
burlesque,  et  non  signé.  La  lettre  de 
Balzac  semble  dire  qu'il  en  était  l'au- 
teur ('>. 

On  trouvera  dans  la  Kevue  de  la  Cri- 
tique l'opinion  de  quelques  journaux 
contemporains  sur  le  discours  de  récep- 
tion. 

M""  Népomucène  Lemercier  écrivit  à 
Victor  Hugo  pour  le  remercier;  nous 
n'avons  pas  cette  lettre,  mais  voici  la 
réponse  : 

[Juin  1841.] 

«Nous  ne  pouvions  pas.  Madame, 
ne  pas  être  d'accord  en  tout,  car  nous 
avons  au  cœur  le  même  vœu  et  la  mémo 
pensée  :  glorifier  celui  que  vous  pleurez. 
\btre  gracieuse  lettre  me  touche  vive- 
ment et  je  vous  remercie  de  vos  remer- 
ciements. 

Je  mets  tous  mes  respects  affectueux 
à  vos  pieds. 

Victor  Hugo  (2'». 

Au  moment  où  les  discours  allaient 
être  imprimés,  M.  de  Salvandy  demanda 
à  Victor  Hugo  une  rectification  souhaitée 
par  le  roi  et  la  correspondance  suivante 
s'engagea  entre  eux  : 

[Juin  1841.] 

«Mon  cher  confrère. 

Je  crois  devoir  vous  dire,  tout  le 
monde  ignorant  que  je  vous  le  dis,  ce 
qui  vous  laisse  parfaitement  Hbre,  que 
le  Roi,  qui  est  très  touché  de  ce  que 
vous  dites  de  son  gouvernement,  de  sa 
dynastie  et  de  sa  personne,  très  touché j 
regrette  beaucoup  le  mot  àHaide  de  camp 
de  Dumouriez  comme  inexact  d'abord 
et  comme  pouvant  fausser  sa  situation. 

(''  Le  compte  rendu  de  la  séance,  publié  le 
j  juin,  est  franchement  hostile.  Il  est  égale- 
ment anonyme,  mais  il  ne  peut  être  attribue  à 
Balzac.  —  (*)  Collelhon  de  M.  Louis  Bartbou. 


6o6 


ACTES  ET 


Il  n'a  jamais  été  aide  de  camp  de 
personne.  A  Valmy  il  commandait  toute 
la  seconde  ligne  de  Kellermann,  à 
Jemmapes, toute  l'aile  droite  de  l'armée, 
qui  était  la  moitié  de  l'armée.  J'ai  cru 
voir  aussi  quelque  regret  d'avoir  son 
nom  lié  à  celui  de  Dumouriez.  Si  vous 
imprimiez  :  lieutenant  de  Kellermann  et 
de  Dumouriez,  vous  ne  modifieriez  pas 
sensiblement  votre  expression,  et  ce  serait 
plus  exact.  Encore  une  fois,  vous  êtes 
parfaitement  libre,  puisque  c'est  une 
indiscrétion  officieuse  que  je  commets. 

Je  pars  pour  la  campagne.  Dès  que 
les  discours  seront  imprimés,  je  solli- 
citerai l'audience  royale  pour  la  présen- 
tation officielle.  Ayez  la  bonté  de  m'in- 
former  du  moment  où  vous  serez  prêt. 

"Veuillez  faire  agréer  à  Madame  Hugo 
mes  humbles  hommages  et  recevez  mes 
compliments  empressés. 

Salvandy.  » 

«Ce  que  le  roi  désire  sera  fait,  mon 
cher  confrère  j  les  biographies  sont  for- 
melles, mais  j'aime  mieux  encore  le  roi 
que  ses  biographies.  Je  mettrai  donc 
lieutenant  de  Kellermann j  et  je  ne  pronon- 
cerai même  plus  le  nom  de  Dumouriez. 

J'envoie  immédiatement  le  discours 
chez  Didot. 

'  Je  viens  de  relire  votre  discours  dans 
les  Déhats,  et  je  suis  heureux  de  me  dire 
que  si,  comme  homme,  il  me  froisse 
peut-être  un  peu,  comme  écrivain  il  me 
charme. 

Je  vous  serre  la  mainj  offrez  à 
Madame  de  Salvandy  dont  les  bontés 
précieuses  me  seront  à  jamais  présentes, 
mes  hommages  dévoués  et  respec- 
tueux ^^\» 

(''  Le  brouillon  de  cette  réponse  est  au  bas 
de  la  lettre  de  Salvandy. 


PAROLES. 

Éponne,  6  juin  [1841]. 

«Je  me  hâte,  mon  cher  confrère,  de 
vous  accuser  réception  pour  deux  motifs. 

Le  premier  est  d'éviter  un  malentendu 
sur  un  point  :  je  ne  sais  nullement  si 
le  mot  de  lieutenant  convient  à  l'illustre 
intéressé.  Je  sais  seulement  que  celui  d'aide 
de  camp  ne  lui  convient  pas.  Je  ne  vous 
conseillerais  même  pas  pour  vous  de  sup- 
primer le  nom  de  Dumouriez  :  le  chan- 
gement serait  trop  marqué.  D'ailleurs 
vous  effaceriez  Jemmapes  où  il  a  un 
rôle  beaucoup  plus  considérable  qu'à 
Valmy.  En  unissant  les  deux  noms,  vous 
pareriez  à  tous  les  inconvénients;  Jem- 
mapes et  Valmy  seraient  indiqués,  et  le 
nom  de  Dumouriez  ne  dominerait 
plus(i). 

Mon  second  motif  est  de  vous  remer- 
cier de  vos  très  aimables  expressions.  Vos 
amis  et  vos  ennemis  se  sont  appliques 
depuis  trois  jours  à  nous  brouiller  avec 
un  tel  zèle,  volontairement  ou  non,  que 
je  vous  admire  de  leur  insuccès  et  vous 
en  sais  un  gré  infini.  Je  regrette  que 
quelques  points  aient  pu  vous  froisser. 
Ils  sont  nécessairement  secondaires.  En 
vous  rappelant  à  la  littérature  qu'évidem- 
ment vous  délaissiez,  je  me  suis  occupe 
de  votre  situation  politique  avec  un  soin 
qui  n'a  pu  échapper  à  un  esprit  clair- 
voyant et  sûr  comme  levôtre.  J'ai  dit  ma 
pensée  avec  effusion  sur  tous  les  points 
où  mon  adhésion  est  entière.  Sur  les 
autres,  j'ai  fait  une  réserve  conservatoire 
parce  que  je  ne  sais  dire  que  ma  pensée. 
Je  ne  sais  pas  flatter.  Je  ne  suis  pas 
courtisan.  J'ose  dire  que  les  dernières 
lignes  de  mon  discours  le  prouvent 
beaucoup  plus  que  tout  le  reste.  Mais 
aussi  on  peut  compter  sur  la  sincérité  de 

(^)  La  rectification  fut  faite  et  maintenue 
dans  les  éditions  ultérieures. 


HISTORIQUE. 


607 


mes  paroles  telles  qu'elles  sont  et  la  soli- 
dité de  mes  sentiments  tels  que  je  les 
exprime.  C'est  quelque  chose. 

Vous  avez  raison  de  conserver  de 
bonnes  dispositions  pour  Madame  de 
Salvandy  qui  aurait  voulu  ne  laisser 
subsister  de  mon  discours  que  les  choses 
qui  pouvaient  satisfaire,  non  pas  vous 
qui  êtes  peu  exigeant,  mais  vos  amis. 
Elle  nous  a  écoutes  tous  deux  avec  des 
sentiments  qui  lui  auraient  concilié  toute 
la  bienveillance  de  Madame  Hugo. 

A  bientôt,  je  pense.  En  dépit  de 
tous  mes  panégyristes  et  de  tous  les 
vôtres,  crojez-moi  bien  sincèrement  à 
vous. 

Salvandy.» 

Après  avoir  lu  l'article  d'Alphonse 
Karr  (  nous  le  donnons  à  la  Kevue  de  la 
Critique)  Victor  Hugo  écrit  cette  note  : 

Juillet  1841. 

«Alphonse  Karr  dit  ^^5  que  je  suis  entré 
à  l'Académie  en  enfonçant  les  portes  et  que 
mes  confrères,  mal^é  eux,  ont  fait  comme  les 
vieilles  femmes  des  villes  prises  d'assaut;  elles 
jettent  du  haut  des  fenêtres,  sur  la  tête  de 
f  ennemi,  tous  leurs  ustensiles  de  ménage.  — 
En  effet,  on  m'a  vidé  sur  la  tête  le 
discours  de  Salvandy.» 

En  résumé,  l'Académie  n'ouvrit  ses 
portes  à  Victor  Hugo  qu'après  lui  avoir 
infligé  quatre  échecs  et  ne  le  reçut  qu'à 
contre-cœur;  pendant  l'exil  du  poète, 
un  académicien  proposa  sa  radia- 
tion; on  ne  trouve  pas  trace  de  cette 
proposition  dans  les  registres  de  l'Aca- 
démie, mais  une  lettre  adressée  de  Guer- 
nesey  à  Paul  Meurice  en  fait  foi  : 

«...  En  regard  de  l'Académie  française 
qui  a  délibéré  sur  mon  expulsion,  l'Aca- 

W  Les  Guipes.  {NoU  de  ViBor  Huq>.) 


demie  des  sciences  de  Lisbonne  vient  me 
chercher  dans  l'exil. 

3  avril  i864(').» 

Quand  Victor  Hugo  rentra  en  France, 
l'Académie  l'accueillit  assez  froidement; 
les  chefs-d'œuvre  admirés  du  monde  en- 
tier ne  purent  la  désarmer  .  Le  principal 
détracteur  de  Victor  Hugo,  Edmond 
Biré,  avait  systématiquement,  dans  près 
de  deux  mille  pages,  attaqué  l'une  des 
plus  grandes  gloires  de  l'Académie;  que 
fit  l'Académie  en  présence  de  cette  œuvre 
de  dénigrement?  elle  la  couronna. 


On  a  lu,  page  381,  V Adresse  au  Roi, 
remise  à  Louis-Philippe  le  21  juillet  1842  j 
le  duc  d'Orléans  venait  de  mourir  acci- 
dentellement le  13  juillet;  ce  fut  Victor 
Hugo,  alors  président  de  l'Académie, 
qui  prit  la  parole  au  nom  de  l'Institut. 
Le  surlendemain,  il  recevait  de  M.  de 
Salvandy  cette  lettre  : 

Paris,  samedi  matin  [23  juillet  1842]. 

«Mon  cher  confrère,  le  Roi  a  daigné 
hier  soir  me  refaire  ministre  de  l'Instruc- 
tion publique  pour  un  quart  d'heure, 
et  le  quart  d'heure  qui  pouvait  me 
charmer  le  plus.  En  se  reprochant  de 
n'avoir  pas  donné  le  matin  cette  mission 
à  M,  Villemain,  il  m'a  expressément 
chargé  hier  soir  de  vous  faire  savoir 
combien  les  seules  paroles  de  l'Institut 
l'ont  profondément  touché.  Il  les  a  beaucoup 
admirées.  Il  en  a  été  hien  ému,  vous  avez 
parlé,  dans  une  hien  belle  lanme,  de  son 
pauvre  cher  fils  qui  méritait  hien  tout  cela. 
CeB  une  ^ande  consolation  pour  son  cœur 
qu'on  lui  rende  jufîice,  et  il  vous  remercie 
bien  de  l'avoir  fait  avec  tant  d'effusion  et 


(')  Correlpondaace  entre  Uicior  Hugo  et  Paul 
Meurice. 


6o8 


ACTES  ET  PAROLES. 


de  talent  Je  vous  répète  ses  propres 
termes.  Je  voudrais  me  les  rappeler  tous. 

L'honneur  de  parler  au  nom  de 
l'Institut  tout  entier,  dans  cette  mémo- 
rable et  douloureuse  circonstance,  vous 
récompense,  mon  cher  confrère,  de 
l'éloquente  et  bonne  action  que  vous 
avez  si  courageusement  faite  dans  une 
de  vos  séances.  Elle  vous  a  fait  notre 
directeur.  Je  m'en  applaudis  plus  que 
jamais  aujourd'hui.  Car  il  j  aura  eu  du 
moins  de  dignes  paroles  sur  ce  Prince 
que  ne  pourront  jamais  assez  pleurer 
ceux  qui  comme  vous  et  moi  l'ont  bien 
connu. 

Moi  aussi  je  vous  remercie  du  bien 
que  vous  m'avez  fait,  et  je  suis  très 
heureux  que  le  Roi  m'ait  fourni  l'oc- 
casion de  vous  le  dire. 

Adieu,  cher  confrère,  je  vous  serre 
bien  cordialement  la  main. 

Salvandy». 

Victor  Hugo ,  en  exprimant  les  senti- 
ments très  réels  qu'il  ressentait  pour  le 
duc  d'Orléans,  avait  touché  le  cœur  du 
roi;  c'est  de  ce  moment  que  datent  ses 
fréquentes  visites  aux  Tuileries. 

À  l'étranger  même,  le  poète  était 
apprécié. 

Le  pays  de  Galice,  évoqué  dans 
Hernani,  voulant,  en  novembre  1842, 
honorer  Victor  Hugo,  l'Académie  litté- 
raire de  Santiago  lui  adressa  le  diplôme 
d'associé  émérite  que  les  écrivains  de  Galice, 
amis  du  savoir,  envoyaient  à  l'auteur  de 
Notre-Dame'"'. 


Dans  la  Revue  Suisse  dirigée  à  Lausanne 
par  son  ami  Juste  Olivier,  Sainte-Beuve 
envoya,  de  1843  à  1846,  sous  le  couvert 
de  l'anonymat ,  des  Chroniques  Parviennes 

(')  Documents. 


où  il  se  donnait  «le  plaisir  de  dire  des 
choses  justes  et  vraies  sur  le  courant  des 
productions  et  des  faits  littéraires.  On  le 
peut ,  on  le  pouvait  alors  sans  être  troublé , 
ni  même  soupçonné  ou  reconnu.  Paris  ne 
s'inquiète  que  de  ce  qui  est  imprimé  à 
Paris  (').» 

Donc,  sans  le  moindre  danger,  il 
répandait  de  là  ses  aPoisonsy)^*^  sur  ses 
confrères,  sur  ses  anciens  amis;  Victor 
Hugo  en  eut  sa  large  part ,  on  le  constatera 
à  la  Revue  de  la  Critique.  A  l'occasion, 
Sainte-Beuvey  faisait  sa  propre  apologie'*'. 

Pourtant,  dans  le  numéro  de  jan- 
vier 1844,  Sainte-Beuve  ne  laisse  échapper 
aucun  mot  désagréable;  des  éloges  sans 
restrictions;  la  fin  de  l'article  nous  en 
fera  comprendre  la  raison  : 

«Le  grand  événement  littéraire  a  été  la 
mort  de  Casimir  Delavigne. . .  Victor 
Hugo  a  trouvé  d'éloquentes  paroles  sur 
la  tombe  de  son  rival,  et  lui-même  il  a 
eu  le  droit  de  rappeler  avec  sentiment 
le  coup  qui  venait  de  le  frapper.  Ces 
paroles  de  Victor  Hugo  ont  été  accueillies 
de  tous  comme  elles  le  méritaient  ;  et  elles 
ont  ajouté  à  la  consécration  funèbre  de 
ce  jour.  Hugo  se  trouve  en  ce  moment 
ce  qu'on  appelle  directeur  de  l'Académie; 
c'est-à-dire  le  président  élu  pour  le  tri- 
mestre qui  finit.  Ce  sera  lui  qui  natu- 
rellement sera  chargé  de  répondre  au 
successeur  de  Casimir  Delavigne  à  l'Aca- 
démie et  qui  devra  encore  une  fois 
apprécier  les  titres  du  poëte  dramatique 
qu'on  lui  a  si  souvent  opposé.  Nous- 
même  nous  y  reviendrons  alors.  » 

Sainte-Beuve  y  reviendra  d'autant 
plus  qu'il  se  portait  candidat  à  la  succes- 
sion de  Casimir  Delavigne'*';  il  avait 

(1)  Nouveaux  lundis.  —  <*'  Victor  Giraud, 
Cahiers  intimes  inédits.  —  '*'  Voir  pages  679- 
680. 

—  (*'  Il  s'était  déjk  présenté  pour  remplacer 
M.  Roger,  mort  en  mars  1842,  et  n'avait  obtenu 
que  trois  voix  au  quatrième  tour.  J.  B0NNER.OT. 
Rjevue  Universelle,  i"  juillet  193J. 


HISTORIQUE. 


609 


pour  concurrents  Alfred  de  Vigny,  Emile 
Deschamps  et  \^tout;  il  n'était  pas  fort 
rassuré  sur  le  résultat,  car  il  écrivait 
alors  à  M°"  Juste  Olivier  : 

«J'ai  contre  moi  Hugo,  Thiers,  très 
peu  pour  moi  Lamartine;  si  j'arrive,  ce 
sera  laborieux^''.» 

Il  ne  s'épargnait  pourtant  pas ,  multi- 
pliant les  lettres ,  les  démarches.  «Depuis 
cinq  semaines  je  ne  vis  pas»,  écrivait-il 
le  18  janvier  1844  à  Ch.  Eymard^*'. 

Enfin  le  8  février,  après  sept  tours  de 
scrutin  sans  résultat,  l'élection  fut  remise 
à  un  mois;  au  septième  tour  Alfred  de 
Vigny  n'avait  obtenu  que  trois  voix; 
Sainte-Beuve  et  Vatout  seize  chacun. 
Il  était  clair  que  de  Vigny,  malgré  les 
efforts  de  Victor  Hugo,  n'atteindrait 
pas,  le  mois  suivant,  la  majorité.  Cette 
majorité,  Sainte-Beuve  ne  l'avait  man- 
quée  que  d'une  voix;  il  écrivait  à 
M°"  Juste  Olivier  :  «  . . .  Qu'il  vous  suffise 
de  savoir  qu'il  ne  m'eût  fallu  qu'une  voix 
de  plus  pour  réussir  et  que  Victor  Hugo 
m'a  constamment  et  hautement  refusé 
la  sienne,  en  annonçant  qu'il  votait 
moins ^o«r  Vigny  que  contre  moi.  On  me 
dit  que  je  réussirai  dans  trois  semaines  ; 
je  n'en  crois  rien  et  ne  fais  plus  un  mou- 
vement pour  cela.  » 

Cette  lettre  est  du  29  février  1844; 
mais  d'autres  documents  cités  par 
M.  Bonnerot''^  nous  montrent  au  con- 
traire Sainte-Beuve  plus  actif  que  jamais  ; 
de  concert  avec  Mérimée,  il  quête  des 
voix  partout;  il  se  décide  même  à  aller 
chez  Victor  Hugo  le  11  mars,  et,  le 
lendemain,  tient  Victor  Cousin  au 
courant  du  résultat  de  sa  visite  : 

Ce  mardi  matin  [12  mars  1844]. 

«Tout  marche.  J'ai  vu  hier  à  huit 


(''  Correlpondance  de  Sainte-Beuve  avec  M,  et 
M""  Jufte  Olivier,  7  février  1844.  —  ("  J.  BoN- 
NEROT,  Kevue  Universelle,  i"  juillet  1935.  — 
l^)  Kevue  Universelle,  i"  juillet  1935. 

ACTES    ET    PAROLES.    I. 


heures  du  soir  M.  Hugo  ;  un  quart  d'heure 
après  est  arrivé  M.  de  Vigny.  On  a  cause 
deux  heures  durant,  et  Hugo  a  parlé  à 
Vigny  sur  son  intérêt  mieux  que  je 
n'aurais  pu  faire.  Hugo,  je  dois  le  dire, 
a  été  parfait,  et  il  a  accepté  franchement 
une  proposition  qui  était  faite  de  même. 

Sainte-Beuve  (*  '.  » 

Quelle  proposition.''  Cette  lettre  de 
Sainte-Beuve  à  M.  Lebrun  va  nous  l'ap- 
prendre : 

Mardi  2  heures  [mars  1844]. 

«Cher  Monsieur, 

Je  vous  dois  de  vous  informer  en  deux 
mots  du  résultat  des  négociations  ouvertes 
avec  M.  de  Vigny.  M.  de  Saint-Priest 
a  laissé  Hugo  neutre  et  plutôt  favorable. 
Moi-même,  j'ai  vu  Hugo  hier  soir  et  de 
Vigny  y  est  venu  pendant  ce  temps. 
On  a  causé  dans  de  bons  termes.  Victor 
Hugo  est  tout  acquk  et  il  démontre  de 
son  mieux  à  Vigny  la  nécessité  de  laisser 
passer  Moi  et  Mérimée  ^^^  (je  suis  l'or- 
dre), pour  s'assurer  lui-même  son  élection 
future.  Vigny  est  très  ébranle.  On  presse, 
d'ailleurs,  M.  Guiraud  pour  qu'il  en 
passe  par  là.  M.  Mole  que  j'ai  vu  ce  matin 
doit  aller  ce  soir  chez  Hugo  pour  mettre 
le  sceau  à  la  négociation  et  garantir  à 
M.  de  Vigny,  si  celui-ci  consent,  de 
solides  espérances;  voilà  l'état  des  choses. 
J'espère  pour  demain  une  solution  ^^h). 

Victor  Hugo  s'était  d'autant  plus  prête 
à  cette  combinaison  qu'Alfred  de  Vigny, 
en  se  présentant  à  la  succession  de  Casimir 

(')  Gustave  Simon,  lue  Koman  de  Sainte- 
Beuve,  —  '^'  Mérimée,  qui  se  présentait  à  la 
succession  de  Ch.  Nodier,  était  allé  le  12  mars 
chez  Victor  Hugo  pour  y  appuyer  la  proposi- 
tion de  Sainte-Beuve.  —  (-'  Guy  de  la  Batut, 
Correipondance  litte'raire  de  Sainte-Beuve. 

39 


6io 


ACTES  ET  PAROLES. 


Delavigne,  avait,  le  même  jour,  disputé 
le  fauteuil  de  Campenon  à  Saint-Marc 
Girardin  et  n'avait  obtenu  que  sept  voix 
contre  son  adversaire  élu  à  une  majorité 
de  dix-huit  voix.  Puisque  Alfred  de 
Vignj  n'avait  aucune  chance  de  passer 
le  14  mars,  Victor  Hugo  pensa  qu'il  ne 
pouvait  mieux  le  servir  qu'en  lui  ména- 
geant des  voix  pour  la  première  vacance. 
Il  accepta  la  proposition  de  Sainte-Beuve 
qui  fut  élu  et  qui,  d'ailleurs,  oubliant 
que  Victor  Hugo  avait  été  «parfait», 
écrivit  à  M"®  Juste  Olivier  en  lui  annon- 
çant sa  victoire  : 

«Il  y  a  une  espèce  de  paix  plâtrée  entre 
Hugo,  Vignj  et  moi.  Mon  élection  était 
assurée  sans  cela»  ^^\ 

Victor  Hugo  s'occupa  alors  activement 
de  la  candidature  d'Alfred  de  Vigny  j 
ils  s'écrivirent  et  se  virent  souvent  à 
cette  époque,  cette  lettre  l'indique  : 

Lundi  23  mars  1844. 

«Qu'il  est  triste,  mon  ami,  de  trouver 
deux  fois  votre  nom  à  sa  porte  !  Que  ne 
faites-vous  donc  comme  moi?  Aujour- 
d'hui par  exemple  je  vous  avertis  que 
demain  soir  à  8  heures  je  serai  chez  vous  : 
Pourrai-je  vous  persuader  de  m'écrire 
ainsi  d'avance  ?  rien  ne  me  ferait  sortir. 
Mais  autrement  vous  ne  sauriez  me 
rencontrer  jama'S,  si  ce  n'est  le  mercredi 
et  ne  vous  l'avais-je  pas  dit?  je  ne  m'en 
souviens  plus. 

A  demain  donc  et  à  toujours,  cher 
Victor,  dont  l'amitié  est  si  bonne  et  si 
ferme,  à  demain. 

Alfred  de  Vigny  ^^l» 

Alfred  de  Vigny  fut  élu  le  8  mai  1845  ; 
Victor  Hugo ,  dans  son  Journal,  rappelle 

(')  Gustave  Simon  ,  Le  roman  de  Sainte-Beuve. 
—  (-i  CoUeHion  de  M.  Armand  Godoy, 


les  conditions  dans  lesquelles  eut  lieu 
cette  élection  <'^ 


Saint-Marc  Girardin  devait  prendre 
séance  le  16  janvier  1845  j  Victor  Hugo, 
directeur  de  l'Académie,  obligatoire- 
ment, le  recevait;  la  tâche  était  délicate. 
Saint-Marc  Girardin,  depuis  1833,  pro- 
fessait en  Sorbonne  le  mépris  de  la 
nouvelle  école  et  attaquait  particulière- 
ment le  théâtre  de  Victor  Hugo. 

L'usage  voulait  que  directeur  et 
récipiendaire  se  communiquassent  leurs 
discours;  Saint-Marc  Girardin  envoya  le 
sien  à  Lebrun,  secrétaire  perpétuel,  qui, 
en  le  transmettant  à  Victor  Hugo, 
l'accompagna  de  quelques  conseils  de 
clémence  : 

Plombières,  2  septembre  1844. 
«Mon  cher  ami, 

M.  Saint-Marc  Girardin  m'envoie  son 
discours  et  me  charge  de  vous  le  remettre. 
Il  est  absent  de  Paris  et  ne  sait  pas  que 
j'en  suis  absent  aussi.  C'est  de  Plombières 
que  je  vous  adresse  le  manuscrit  qui  vient 
de  m'arriver.  Il  y  a,  me  dit-il,  à  retrancher 
et  à  ajouter.  Parmi  les  additions  doit 
être  la  péroraison,  qu'il  n'a  pas  jugé 
nécessaire  de  faire  six  mois  d'avance, 
parce  que,  pense-t-il,  dans  ces  sortes  de 
morceaux,  l'à-propos  a  toujours  quelque 
place.  A  votre  tour  maintenant.  Voyons, 
je  vous  attends  à  l'œuvre.  Je  suis  sûr 
d'avance  que  vous  ne  vous  souviendrez 
pas  que  vous  vous  êtes  senti  blessé.  Dans 
le  fauteuil  de  l'Académie,  l'Académie 
seule  prend  place;  celui  qui  la  représente 
songe  à  elle,  non  à  lui.  "Vbus  éprou- 
verez, j'imagine, un  vrai  plaisir  à  pouvoir 
et  à  ne  pas  vouloir,  à  vous  montrer,  ainsi 
qu'il  vous  convient,  au-dessus  des  ressen- 
timents personnels. 

(1'  Choses  vues,  tome  I.  Edition  de  l'Im- 
primerie nationale. 


HISTORIQUE. 


6ii 


Je  ne  sais  si  je  vous  ai  raconté  la  petite 
histoire  d'un  pajsan  de  mes  amis,  mon 
ancien  voisin  de  Champrosaj.  Il  avait  cte 
saccagé ,  maltraité,  battu ,  par  ceux  de  nos 
alliés  de  1 8 15  qui  passèrent  par  son  village, 
et,  furieux,  il  avait  juré  de  se  venger  et 
de  tuer  le  premier  qui  lui  tomberait  sous 
la  main.  Un  de  ces  étrangers ,  un  de  ceux 
qui  l'avaient  frappé,  alla  un  jour  jusqu'à 
le  forcer  de  le  conduire  à  la  viUe  dans 
sa  propre  charrette.  "V^ilà  mon  vigneron 
en  route,  tout  palpitant  d'avoir  enfin 
trouvé  son  moment,  il  se  promet  de 
brûler  la  cervelle  au  Prussien  en  tra- 
versant le  bois.  —  «Arrivé  au  bois, 
me  dit-il,  j'arrête  mon  cheval,  je  saute 
dans  ma  voiture...  —  Eh  bien,  vous 
l'avez  tué!  —  Monsieur,  je  n'ai  pas 
pu,  il  était  endormi.»  —  Auriez- vous 
eu  plus  de  courage  que  le  père  Jean 
Decours.?» 

Le  bon  Lebrun  était  inquiet.  Dans  le 
tome  premier  de  son  Cours  de  littérature 
dramatique,  Saint-Marc  Girardin  venait 
de  passer  en  revue  le  théâtre  de  Victor 
Hugo ,  «  ce  théâtre  qui  fait  prévaloir  les 
émotions  du  corps  sur  celles  de  l'esprit 
et  fait  de  ses  héros  des  maniaques». 
Dans  le  Roi  s'amuse,  le  critique-professeur 
avait  découvert  une  chose  imprévue  : 
Triboulet  était  amoureux!  «Triboulet 
semble  aimer  sa  fille  comme  on  aime 
une  femme».  L'amour  maternel  de 
Lucrèce  Borgia  n'est  «qu'une  passion 
aveugle  qui  agit  par  fougue  et  par 
caprice». . .  Notre-Dame  de  Paris  ne  trouve 
pas  grâce  non  plus  et  la  Sachette  dé- 
fendant sa  fille  contre  le  bourreau  n'est 
«qu'une  folle  furieuse,  une  bête  féroce». 
Et  c'était  cet  auteur  si  bien  apprécié 
qui  allait  recevoir  ce  critique  et  lui 
répondre.  Lebrun  avait  raison  de  crain- 
dre une  séance  orageuse.  Victor  Hugo 

le  rassure  vite  : 

8  septembre  1844. 

«Merci,  cher  ami,  de  votre  bonne  et 


charmante  lettre  et  de  l'histoire  du  vieux 
père  Jean  Decours  que  vous  me  contez 
avec  tant  de  grâce.  Je  vous  promets  la 
même  clémence  si  je  parviens  à  endormir 
mon  prussien  à  moi.  Pourvu  que  ce  ne 
soit  pas  lui  qui  commence  !  Que  diriez- 
vous  si  toute  cette  grande  querelle  se 
terminait  par  un  duel  au  sommeil?  \bilà 
qui  serait  exemplaire;  remarquez  que  je 
ne  dis  pas  :  académique. 

Plaisanterie  à  part,  j'ai  besoin  d'avoir 
lu  tout  le  discours  de  M.  Saint-Marc 
Girardin  pour  savoir  ce  que  je  repondrai. 
La  péroraison  surtout.  Car  celui  qui 
répond  commence  ordinairement  par  où 
celui  qui  a  parlé  vient  de  finir.  Je  ne 
sais  donc  encore  ce  que  je  lui  dirai.  Mais 
soyez  tranquille,  cher  et  excellent  ami, 
j'aurai  présentes  à  l'esprit  les  douces 
paroles  de  votre  bonne  et  cordiale  amitié, 
et  je  ferai  tout  ce  qui  dépendra  de  moi 
pour  concilier,  dans  cette  circonstance 
déhcate,  ce  que  je  dois  au  public,  ce 
que  je  dois  à  l'Académie,  et  ce  que  je 
me  dois  à  moi-même.  Très  imhris  torti 
radios '^^h). 

Victor  Hugo  vainquit  cette  triple 
difficulté  et  son  discours,  diversement 
apprécié,  déjoua  la  malveillance.  Il  eut 
même  la  coquetterie  de  présenter  un 
tableau  idéal  de  cette  Académie  qui  lui 
avait  été  si  longtemps  hostile. 

Sainte-Beuve ,  en  envoyant  à  la  Revue 
Suisse  la  Chronique  Parisienne  qu'on  lira  à 
la  Revue  de  la  Critique,  ajoute  cette 
recommandation  : 

«Faire  en  sorte  que  ce  jugement  sur 
Hugo  ait  bien  l'air  d'être  votre,  d'être 
rédigé  là-bas  sur  les  pièces  (d'après  des 
impressions,  il   est   vrai,  transmises   de 

0)  Bibliothèque  Maiarine,  —  Corrt^ondanet 
de  M.  Leifrutt. 

'     39. 


6 12 


ACTES  ET  PAROLES. 


Paris   par    quelque   compatriote),  mais 
conclu  par  vous»  (^). 

*    * 

Sainte-Beuve,  qui  ne  devait  pourtant 
être  reçu  que  le  27  février  1845,  s'était 
depuis  longtemps  préparé  à  ce  grand  jour. 

Victor  Pavie ,  au  courant  de  sa  brouille 
avec  Victor  Hugo,  lui  avait  conseillé  en 
1843,  à  la  mort  de  Léopoldine,  de 
«rentrer  par  cette  large  blessure »'^'j 
Sainte-Beuve  avait  refusé  et  déclaré  alors  : 
«En  voilà  pour  l'éternité*^'»;  mais  ses 
ambitions  académiques  avaient  abrégé 
cette  éternité  :  il  fit  une  visite  au  moins 
en  mars**';  maintenant,  il  va  place 
Royale  sans  même  prévenir  : 

Ce  2  novembre  [1844.] 

«J'étais  allé  l'un  des  soirs  de  l'autre 
semaine  Place  Royale  pour  vous  dire  que 
mon  discours  était  prêt  :  je  l'ai  fait  copier 
au  net.  Je  me  tiens  donc  à  votre  disposition 
lorsque  vous  voudrez  bien  vous  occuper 
de  cette  affaire  soit  pour  vous  le  lire,  soit 
pour  vous  communiquer  le  manuscrit. 
Mon  désir  serait  que  nous  puissions  être 
prêts  de  manière  à  ce  que  je  fusse  reçu 
dans  le  courant  de  décembre.  Mais  il  va 
sans  dire  que  le  tout  est  subordonné  à 
vos  convenances.  Je  voulais  aller  vous 
dire  cela,  mais  retenu  tous  ces  soirs  je 
crains  en  tardant  davantage  de  laisser 
passer  quelque  moment  favorable  où 
vous  pourriez  être  vacant.  Dès  que  ce 
moment  de  loisir  se  présentera  pour 
vous,  je  serai  heureux  d'en  profiter. 

Mille  compliments  dévoués  et  hom- 
mages respectueux,  s'il  vous  plaît, 
auprès  de  vous. 

Sainte-Beuve  ^^b). 

(')  Correspondance  avec  M.  et  M""  Jufte 
Olivier,  février  184J.  —  **>  Th.  Pavie,  Uiltor 
Pavte,  sa  Jeunesse,  ses  relations  littéraires.  —  (*'  Idem, 
14  septembre  1843.  —  W  Voir  page  609.  — 
'*'  CoUeilion  Pierre  L,ejhre-Uacquerie,  Copie 
extraite  des  archives  Spoelhercb  de  Lovenjoul, 


Il  dut  y  avoir  plus  d'une  discussion  à 
propos  de  ce  discours ,  car  la  veille  même 
de  la  réception ,  Victor  Hugo  et  Sainte- 
Beuve  n'étaient  pas  d'accord,  nous 
l'apprenons  par  deux  lettres  de  Sainte- 
Beuve  ,  l'une  à  Charles  Labitte ,  critique 
à   la  Kevue    des    Veux   Mondes,    l'autre 

à  Victor  Pavie  : 

[Fin  février  1845.] 

«Je  vous  en  supplie,  soyez  bien  pour 

V.  Hugo.  Il  a  été  pour  moi  d'autant 

mieux  que  la  veille  je  lui  avais  résiste 

sur  quelques  points  et  qu'il  a  maintenu 

tous  ses  éloges  (^))). 

ij  mars  184J. 

«...Hugo  a  été,  vous  l'avez  su,  très 
bien  pour  moi  en  cette  grave  circons- 
tance; il  l'a  été  d'autant  plus  que  la  veille 
il  avait  voulu  exiger  de  moi  certaines 
modifications  dans  mon  discours,  les- 
quelles je  n'avais  pas  consenties,  et 
malgré  mon  refus  fort  net,  il  n'a  rien 
changé  à  ses  éloges.  Ainsi  tout  s'est 
passé  dignement  et  avec  une  parfaite 
convenance  '^l». 

Ses  éloges!  On  sent  qu'ils  lui  ont  été 

au   cœur;   il   en  est   touché  et  fier;  ce 

bon  mouvement  durera  peu  :  les  Poisons 

en   font  foi;  mais  le   lendemain   de  sa 

réception,     encore     ému,     il     écrit    à 

Victor  Hugo  : 

[28  février  184 j.] 

«Le   flot   de   monde    m'a   empêché 

hier   de    vous   atteindre.   J'ai   couru  le 

soir  pour  vous  chercher.  Recevez  mes 

remerciements  pour  ce   que  vous  avez 

écrit  et  proféré  sur  moi  avec  l'autorité 

que  j'attache  à  vos  paroles,  pour  ce  que 

vous  avez  pour  ainsi  dire  écrit  deux  fois 

puisque  vous  l'avez  maintenu.  Quand 

je  m'occuperai   de  Port-Royal,   j'aurai 

désormais  en  vue  le  grand  tableau  que 

vous    en   avez    tracé    comme   fond  de 

(''  G.  Sangnier,  Lettres  a  Charles  Lahitte. 
—  (*^  Correspondance  dt  Saintt-Beuve. 


HISTORIQUE. 


613 


perspective,  et  quant  à  ma  poésie,  ce 
que  vous  avez  bien  voulu  en  dire 
restera  ma  gloire  ^^'  » , 

Le  jour  même  il  reçut  cette  réponse  : 

«\btre  lettre  me  touche  et  m'émeut. 
C'est  du  fond  du  cœur  que  je  vous 
remercie  de  votre  remerciement». 

V. 
28  février  [  1845  ](^). 

Terminons  cette  période  de  la  vie  de 
Victor  Hugo  par  ce  billet  de  Lamartine  ; 
on  y  sent  vibrer  tout  son  cœur  : 

Février  [1845]. 

«Mon    cher    grand    homme,    vous 


venez  de  faire  votre  chef-d'œuvre 
d'éloquence,  de  ferme  bon  sens,  de 
hautes  vues  et  de  magnifique  style. 
Que  j'ai  regretté  de  ne  pouvoir  assis- 
ter à  une  réunion  où  a  retenti  la  plus 
belle  parole  de  ce  temps-ci  ! 

Adieu,  je  vous  écris  en  vous  lisant. 
C'est  d'impatience,  d'admiration.  Honte 
aux  envieux!» 

Lamartine  ^^\ 


Bien  plus  tard,  vers  1856  d'après  l'écri- 
ture, Victor  Hugo  s'amusa,  en  souvenir 
de  ses  luttes  académiques ,  à  croquer  ce 
profil  d'un  confrère  imaginaire  : 


C 

Maison  db  Victor  Hugo. 

('î  Gustave  Simon,  Le  Komatt  de  Sainte-Beuve.  —  (*>  Cotte(Uon  Spoelbereb  de  Lovenjoul.  Sous  la 
date,  on  lit  cette  note  de  Sainte-Beuve  :  Utêor  Hu^,  après  le  discours  acade'mique,  —  ('*  Album 
de  M°"  V.  H.  CoBelHott  Pierre  Lefhre-Uacquerie.  Lettre  publiée  dans  ha  Revuej  ij  juin  1912. 


6l4  ACTES  ET  PAROLES 

CHAMBRE  DES  PAIRS. 


On  ignore  qu'il  s'en  fallut  de  peu 
que  Victor  Hugo  ne  fut  jamais  pair  de 
France. 

Dans  une  enveloppe  bordée  de  noir, 
portant  le  cachet  :  Cabinet  du  Miniftre  de 
l'Intérieur  et  adressée  à  Monsieur  IJiêlor 
Hu^o,  Place  Royale,  N°  4  ou  6,  nous 
avons  trouvé  une  petite  lettre  trh  confi- 
dentielle et  assez  énigmatique  : 

«Il  est  impossible  qu'on  fasse  des 
pairs  sans  vous  nommer.  Mais  si  vous 
vous  obstinez,  il  est  possible  qu'on  se 
tire  d'embarras  en  ne  faisant  pas  de  pro- 
motion. 

«Est-ce  là  votre  but,  illustre  entêté.'' 
Réfléchissez  (^)». 

Pas  de  signature.  Il  y  avait  là  une 
énigme;  nous  en  avons  trouvé  le  secret 
en  feuilletant  un  autre  dossier  de  la 
collection  de  M.  Louis  Barthou.  Une 
note  de  la  main  de  Madame  Victor 
Hugo,  note  destinée  sans  doute  aux 
Mémoires  qu'elle  écrivait  à  cette 
époque  '*',  était  enfouie  parmi  des  lettres 
de  proscrits  ;  la  voici  : 

Mardi  14  décembre  1858. 
Guernesey. 

«Je  rangeais  hier  des  papiers,  j'ai 
trouvé  cette  lettre  et  n'y  ai  rien 
compris.  Ce  matin,  en  déjeunant,  j'en 
ai  parlé  à  mon  mari.  Il  m'a  répondu 
que  la  lettre  était  de  M.  Duchâtel, 
ministre  de  l'Intérieur  sous  Louis- 
Philippe. 

Mon  mari  était  académicien  depuis 
1840'^),  d'une  des  catégories  d'où  l'on 

(')  Collection  de  M.  Louis  Barthou.  —  (''  ViHor 
Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie,  —  (*>  M"' 
Victor  Hugo  à  fait  erreur;  il  faut  lire  1841. 


prenait  les  pairs.  À  partir  de  cette 
nomination,  le  duc  et  la  duchesse 
d'Orléans  désiraient  le  voir  à  la  Chambre 
des  pairs.  Louis-Philippe  trouvait  tout 
simple  d'j  admettre  l'académicien,  mais 
le  roi  se  réservait  la  haute  chambre, 
il  voulait  que  les  pairs  soutinssent  les 
propositions  des  ministres  et  fussent  de 
son  gouvernement.  Il  faisait  venir  les 
aspirants  à  la  pairie,  les  tâtait,  confessait 
leurs  principes  et  leurs  opinions  et 
s'assurait  d'eux. 

Mon  mari  ne  voulut  passer  par 
aucune  de  ces  conditions,  il  dit  à 
Duchâtel  que  s'il  entrait  à  la  Chambre 
des  pairs,  c'était  pour  parler  et  voter 
avec  la  plus  grande  liberté  de  conscience. 

Le  roi  était  assez  embarrassé;  faisant 
une  promotion,  il  lui  fallait  choisir  un 
pair  dans  l'Académie,  en  dehors  des 
académiciens  faisant  déjà  partie  de  la 
Chambre.  Mon  mari  avait  la  réputation 
la  plus  éclatante  et  sa  nomination  était 
indiquée.  C'est  alors  que  Duchâtel 
écrivit  à  mon  mari,  lui  demandant 
d'être  bon  prince. 

Mon  mari  continua  de  résister  et  ce 
fut  le  roi  qui  céda.  Il  ne  demanda  à 
mon  mari  autre  chose  que  d'accepter  la 
pairie. 

Le  roi  estima  mon  mari  pour  sa  sévé- 
rité de  principes.  Mon  mari  lui  sut  gré 
de  sa  bonne  grâce. 

Quelques  jours  après  la  nomination 
de  mon  mari  à  la  pairie,  il  vit  la 
duchesse  d'Orléans.  La  duchesse,  lui  par- 
lant du  roi,  lui  dit  :  «Vous  vous  êtes 
conquis  l'un  l'autre  ^^K» 

(1)  CoUeêion  de  M.  Lom  Barthou. 


HISTORIQUE. 


615 


\^ici  la  lettre  officielle  par  laquelle 
Victor  Hugo  apprit  sa  nomination  : 

PRÉSIDENCE 

DU  CONSEIL   DES   MINISTRES. 
Cabinet, 

Paris,  le  16  avril  1845. 

«Monsieur  le  Vicomte, 

J'ai  l'honneur  de  vous  transmettre 
l'ampliation  d'une  ordonnance  du  13  de 
ce  mois,  par  laquelle  le  Roi  vient  de 
vous  élever  à  la  dignité  de  Pair  de 
France. 

Je  m'estime  heureux  d'avoir  à  vous 
faire  part  de  ce  témoignage  de  la  haute 
confiance  de  Sa  Majesté  et  de  pouvoir  j 
joindre  l'expression  de  mes  sincères  féli- 
citations. 

Recevez,  Monsieur  le  Vicomte,  l'assu- 
rance de  mes  sentiments  de  haute  consi- 
dération. 

Le  président  du  Conseil , 
Ministre  Secrétaire  d'Etat  de  la  Guerre , 

Maréchal  Duc  de  Dalmatie^^'». 

Les  premières  félicitations  vinrent 
d'Alexandre  de  Humboldt  : 

«Je  suis  trop  radical  pour  croire  qu'un 
gouvernement  puisse  ajouter  à  la  gloire 
de  votre  nom.  Cependant  j'ai  une  vive 
et  sincère  joie  de  votre  nomination  à  la 
Pairie, mon  noble  et  illustre  ami  !  Il  est 
des  joies  que  je  ne  discute  pas!  j'aime 
surtout  que  les  gouvernements  aient  la 
divination  quelquefois  de  ce  qui  les 
honore  en  honorant  le  libre  exercice  de 
la  pensée,  les  conquêtes  de  l'intelligence, 
les  productions  de  l'imagination  créatrice. 
Fidèle  aux  libertés  publiques,  distinguant 
le  calme  de  la  léthargie,  la  foi  dans  les 
principes  de  cette  habile  facilité  de  les 

(^)  CoBelUon  de  M.  Louis  Barihou. 


accommoder  toujours  à  de  prétendus 
besoins  de  l'époque,  vous  préparerez  de 
nouvelles  joies  à  ceux  de  vos  amis  qui 
ont  le  secret  de  savoir  aimer  en  admi- 
rant. 

Je  vous  conjure,  mon  cher  et  illustre 
confrère,  de  ne  pas  répondre  à  ces  lignes 
dans  un  temps  où  vous  avez  tant  de 
devoirs  à  remplir. 

Al.  DE  Humboldt. 

Ce  17  avril  1845. 

Mes  respectueux  hommages  à  l'aimable 
et  spirituelle  vicomtesse.» 


Nous  avons  trouvé,  relié  dans  les 
Documents,  l'avis,  rédigé  en  espagnol, 
auquel  cette  lettre  de  Victor  Hugo  fait 
allusion  : 

«  À  Son  Excellence  Monsieur  le 
Grand  Chancelier  de  la  Légion  d'Hon- 
neur. 

Paris,  le  22  mars  184 j. 

Monsieur  le  Grand  Chancelier, 

S.  M.  la  reine  d'Espagne  a  bien 
voulu  me  conférer,  par  décret  du  10 
mars  1845,  l'ordre  de  Charles  III.  J'en 
suis  informé  par  le  premier  secrétaire 
d'état,  M.  Martinez  de  la  Rosa,  dont 
j'ai  l'honneur  de  vous  transmettre  sous 
ce  pli  l'avis  officiel.  Je  prie  Votre  Excel- 
lence de  vouloir  bien  demander  pour 
moi  au  Roi  l'autorisation  de  porter  cette 
décoration. 

Agréez,  Monsieur  le  Grand  Chan- 
celier, l'assurance  de  ma  très  haute  con- 
sidération. 

Le  V*«  Victor  Hucot^).» 
(')  Lettre  communiquée  par  M.  Comuau. 


6i6 


ACTES  ET  PAROLES. 


Après  deux  discours  défendant  les 
intérêts  des  artistes  et  des  artisans'"', 
Victor  Hugo  aborda  le  19  mars  1846 
devant  les  pairs  une  question  qui  lui 
tenait  fort  au  cœur  :  la  question  polo- 
naise ;  le  droit  des  peuples  opprimés  a 
toujours  trouvé  en  lui  un  défenseur  j  ses 
sentiments  pour  la  Pologne  s'étaient 
déjà  affirmés  en  1831  dans  les  Feuilles 
d'Automne^^\  en  1835  dans  les  Chants  du 
Crépuscule^^K  Le  devoir  de  l'orateur  était 
pour  lui  semblable  au  devoir  du  poète  et 
il  le  remplit  dès  son  entrée  dans  la  vie 
politique.  Son  discours  sur  la  Pologne 
fut  froidement  accueilli  j  nous  dit  la  note  de 
l'édition  de  1875,  c'était  justice  :  il  y 
affirmait  «le  droit  des  peuples»,  il  y  con- 
testait «la  souveraineté  des  princes»,  les 
nobles  pairs  pouvaient-ils  admettre  ces 
idées  subversives  ?  Qu'eussent-ils  dit  s'ils 
eussent  connu  les  vers  qu'il  écrivait  au 
même  moment  et  qui  n'ont  paru  qu'après 
sa  mort,  dans  Toute  la  Lyre^''^? 

En  revanche,  Victor  Hugo,  le  len- 
demain du  jour  où  il  avait  si  vaillam- 
ment défendu-  la  Pologne  devant  une 
Chambre  plutôt  hostile,  reçut  ces  deux 
lettres  : 

«  Monseigneur, 

Les  paroles  nobles  et  généreuses  que 
vous  avez  prononcées  à  la  Chambre  des 
Pairs  de  France  pour  réclamer  en  faveur 
des  droits  les  plus  sacrés  et  les  plus  légi- 
times violés  ouvertement  en  insultant  au 
reste  de  l'Europe  par  les  infâmes  spolia- 
teurs de  la  malheureuse  Pologne,  reten- 

(^)  La  propriété  des  auvres  d^art.  —  La  marque 
de  fabrique.  (Voir  pages  306-311.) 

(*)  Quand  un  cosaque  affreux,  que  la  rage  transporte , 
Viole  Varsovie  échevelée  et  morte... 

t'I  Seule  au  pied  de  la  tour  d'où  sort  la  voix  du  maître... 

'*!  O  princes  insensés  1  Quoi  I  ne  tremblent-ils  pas... 
(  Corde  d'airain.  ) 


tiront  longtemps  dans  les  cœurs  des  polo- 
nais. 

Leur  profonde  reconnaissance  n'éga- 
lera que  la  vive  admiration  que  votre 
caractère  élevé  leur  a  inspirée. 

Daignez  recevoir.  Monseigneur,  leur 
respectueux  hommage. 

Les  Polonais  résidant  dans  le  départe- 
ment de  la  Nièvre  : 

GOSTKOWSKI.  —  DOBROVOLSKI,  cap. 

—  Meyssner,  major.  —  Wru- 
BLEwsKi,  lieutenant.  —  Stupski, 
lieutenant.  —  De  Rahoza,  lieu- 
tenant. —  Lasko,  sous-lieute- 
nant. —  Kaminski,  sous-lieute- 
nant. —  Balisza,  soldat.  — 
PiORECKi,  D.M.M.  — Wydzga, 
major.  —  Czapleiewski,  lieute- 
nant.— Radowski,  sous-officier. 

—  Klimowiez,  soldat.  —  Ro- 
GOwsKi,  sous-officier.  —  Li- 
sowsKi,  soldat.  —  Puzanski.  — 
Crasnecki,  lieutenant.  —  Vie- 

CZYNSKI,     D.     M.     NlEWIA- 

DOMSKi,  sous-officier.  —  Jour- 
KOWSKi,  major'''.» 

20  mars  1846. 
«  Monsieur, 

Les  belles  et  éloquentes  paroles  que 
vous  avez  fait  entendre  du  haut  de  la 
tribune  de  la  Chambre  des  pairs  dans  la 
séance  d'hier  rempliront  le  cœur  de  tout 
polonais  de  reconnaissante  admiration. 

L'intérêt  que  vous  portez  à  la  sainte 
et  glorieuse  cause  polonaise  est  bien 
ancien.  Vous  faisiez  partie  du  Comité 
polonais  il  7  a  seize  ans,  et  aujourd'hui 
vous  j  revenez  généreusement  en  en- 

'•'  La  plupart  des  signataires  donnent  leur 
grade  dans  l'armée,  mais  en  recherchant  danj 
les  bibliographies  polonaises  de  la  première 
moitié  du  xix*  siècle,  on  constate  qu'il  s'agit 
en  général  d'écrivains  et  de  poètes.  —  DocU' 
menu. 


HISTORIQUE. 


617 


voyant  votre  adhésion.  C'est  donc  un 
gage  indissoluble  qui  vous  unit  à  la 
Pologne  5  aussi  daignez  la  défendre  dans 
toutes  les  occasions,  qu'aucune  adversité 
ne  vous  décourage,  et  votre  nom,  qui 
est  déjà  populaire  en  Pologne  par  les 
traductions  de  vos  œuvres  littéraires  le 
sera  aussi  dans  son  sentiment  le  plus 
national. 

Veuillez  agréer  encore  une  fois  mes 
sincères  remerciements  pour  votre  amour 
pour  la  Pologne. 

L.  Chodzko(^).» 

La  réponse  fat  écrite  le  lendemain 
même  : 

«Je  suis  touché.  Monsieur,  de  votre 
honorable  adhésion.  J'ai  fait  mon  devoir. 
J'aime  les  grands  peuples  comme  les 
grands  hommes.  La  Pologne  a  toutes 
mes  sympathies.  Elle  est  pour  moi 
presque  une  patrie  ^^l  » 

C'est  encore  Victor  Hugo  que  les 
polonais  prièrent  de  défendre  leurs  inté- 
rêts quand,  en  1850,  on  voulut  réduire 
l'allocation  accordée  aux  réfugiés  ^''. 


Il  est  curieux  de  se  reporter,  en  lisant 
le  discours  sur  la  Défense  du  littoral,  aux 
lettres  que  Victor  Hugo  écrivait  à  sa 
femme  en  1837  pendant  son  voyage  en 
Normandie.  C'est  à  ce  moment,  et  sans 
penser  qu'il  les  utiliserait  neuf  ans  plus 
tard,  qu'il  prit  des  notes  sur  les  dégâts 
faits  par  l'océan  et  sur  la  disparition  des 
ports  et  des  villages  dont  il  devait  parler 
en  1846. 

\fers  1850,  la  droite  insinua  que 
Victor  Hugo  avait,  sous  Louis-Philippe, 
brigué  un  portefeuille.  Il  se  peut  que  le 

t')  Documents,  —  W  Idem.  —  (')  Idem. 


roi  ait  songé  à  nommer  ministre  le  poète 
qu'il  estimait j  il  semble  bien  pourtant, 
d'après  la  note  suivante,  que  Victor 
Hugo  ne  se  soit  pas  montré  fort  enthou- 
siaste : 

1847. 

Je  ne  veux  pas  être  ministre. 

Un  vrai  ministre  doit  dominer  et 
gouverner.  Or  dans  le  moment  actuel, 
le  roi  prend  le  gouvernement,  la  presse 
prend  la  domination  5  il  en  résulte 
qu'avec  la  presse  telle  qu'elle  est  et  le 
foi  que  nous  avons,  les  ministres  ne 
sont  que  des  commis  piloriés  (^l 


La  première  intervention  de  Victor 
Hugo  en  faveur  des  Bonaparte  date  de 
1847;  il  est  possible  que  le  roi  Jérôme 
ait  sollicité  son  appui;  le  frère  aine  de 
Napoléon,  le  roi  Joseph,  lui  avait  écrit 
dès  1831  (^^;  puis  en  janvier  1833,  à 
propos  du  Ro/  s'amuse,  il  lui  avait  adressé 
une  lettre  fort  curieuse  dont  la  conclu- 
sion, toute  politique,  marque  l'intention 
très  nette  de  se  servir  de  Victor  Hugo 
pour  restituer  à  Napoléon  sa  réelle  phy- 
sionomie, ce  qui,  «en  représentant  l'un 
des  plus  grands  caractères  de  l'histoire 
sous  son  véritable  jour,  le  ferait  aimer 
des  Français  autant  qu'il  l'est  par  moi- 
même».  Le  roi  Joseph  terminait  en 
assurant  le  poète  de  sa  «  vive  sympathie 
pour  le  fils  du  général  Hugo,  mon 
ami('^). 

Nul  doute,  en  effet,  que  le  souvenir 
du  général  ait  plaidé  pour  la  famille  de 

*     \ 

(•)  A  la   Cbamhre    des  pairs.    Choses   vues, 

tome  I,  édition  de  l'Imprimerie  nationale.  — 
W  La  réponse  de  Victor  Hugo  est  publiée 
dans  la  Correspondance.  —  '^^  Lettre  publiée 
dans  la  Revue  de  la  critique,  he  K)i  s'amuse, 
édition  de  l'Imprimerie  nationale. 


6i8 


ACTES  ET  PAROLES. 


l'empereur.  Il  y  a,  dit  Victor  Hugo 
aux  pairs  qui  l'écoutaient,  «de  l'hérédité 
dans  ce  devoir  et  il  me  semble  que  c'est 
mon  père,  vieux  soldat  de  l'empire,  qui 
m'ordonne  de  me  lever,  et  de  parler  ^^l.» 

La  même  idée  est  exprimée  dans  ces 
vers  inédits  : 

A  ce  cri  d'un  vieillard,  d'un  soldat  et  d'un  roi. 
Mon  père,  le  regard  plein  d'un  feu  qui  me  brûle. 
S'est  levé  de  la  tombe  et  m'a  dit  :  Lève-toi 
De  ta  chaise  curule  P)  ! 


Avant  même  de  prononcer  son  dis- 
cours ,  Victor  Hugo  avait  insisté  pour 
que  la  pétition  du  roi  Jérôme  fut  mise  à 
l'ordre  du  jour  : 

Chamhre  des  pairs.  Séance  du  12 
juin  1847, 

M.  LE  VICOMTE  VCTOR  HuGO.   Il 

y  a  en  ce  moment,  portée  au  feuilleton 
des  pétitions,  et  depuis  longtemps,  une 
pétition  qui  me  paraît  digne  de  fixer  au 
plus  haut  degré  l'attention  de  la  Chambre  ; 
c'est  la  pétition  du  roi  Jérôme  Napoléon. 
Il  paraîtrait  convenable,  à  cause  du  grand 
nom  du  pétitionnaire,  et  aussi  des  ques- 
tions considérables  que  cette  pétition  peut 
soulever,  que  la  Chambre  des  pairs  voulût 
bien  faire  ce  qu'elle  a  fait  déjà  en  maintes 
occasions,  c'est-à-dire  qu'elle  fixât  un  jour 
spécial  pour  discuter  sur  la  pétition  du 
roi  Jérôme. 

PImieurs  pairs.  —  Oui  !  à  lundi  ! 

M.  LE  PRESIDENT.  —  La  Chambre 
veut-elle  consacrer  la  séance  de  lundi  à 
discuter  la  question  dont  il  s'agit  .f"  S'il 
y  avait  d'autres  pétitions  à  l'ordre  du 
jour,  on  s'en  occuperait  également. 

M.  LE  VICOMTE  Victor  Hugo.  —  Il 
est  bien  entendu  alors  que  dans  la  séance 

(''  Voir  page  94.  —  '*)  Tm  de  pierres.  Poli- 
tique. 


de    lundi,   la   pétition   du   roi   Jérôme 
Napoléon  sera  discutée. 

Elle  fut,  en  effet,  discutée  et  repous- 
sée, on  trouvera  le  compte  rendu  de 
cette  séance  dans  Choses  vues  ^'' ,  avec  les 
noms  de  ceux  qui  votèrent  pour  ou  contre 
la  pétition;  de  ces  derniers  était  le  fils 
du  maréchal  Lannes. 

À  ceux  qui  reprochèrent  plus  tard  à 
Victor  Hugo  son  insistance  pour  la 
rentrée  des  Bonaparte,  insistance  payée 
par  dix-neuf  ans  d'exil,  il  répondit  par 
le  vers  de  Corneille  : 

Je  le  ferais  encor  si  j'avais  à  le  faire. 

Pouvait-il  ne  pas  plaindre  les  exilés, 
celui  qui  avait  écrit  : 

Oh!  n'exilons  personne!  oh!  l'exil  est  impie! 


Le  27  septembre,  à  la  demande  des 
auteurs  dramatiques,  Victor  Hugo  pro- 
nonça le  dernier  adieu  sur  la  tombe  de 
Frédéric  Soulié'*'.  Quelques  jours  après 
l'enterrement,  il  apprit  que  le  père  de 
Frédéric  Soulié  était  dans  une  situation 
précaire;  il  écrivit  aussitôt  au  ministre 
de  l'Instruction  publique,  M.  de  Salvan- 
dy,  pour  demander  une  pension ,  mais , 
tout  en  faisant  espérer  un  résultat  pro- 
chain, la  réponse  fut  négative  :  Mon 
impuissance  actuelle  est  absolue ,  écrivait 
le  ministre  le  5  octobre;  Victor  Hugo 
insista;  nouvelle  lettre  de  Salvandy  : 

Ministère  de  ïlniiruction  puhlique. 

Paris,  le  9  novembre  1847. 

«Monsieur  et  cher  confrère, 

J'ai  reçu  avec  votre  lettre  la  note  que 
vous  m'avez  transmise  au  nom  des  parents 

(')  A  la  Chambre  des  Pairs j  édition  de  l'Im- 
primerie  Nationale.  —  '^'  Sainte-Beuve  note 
dans  ses  Poisons  :  Discours  aux  funérailles  de 
Soulié  :  «Charlatan  de  cimetière.  O  creux!  ô 
ampoule  !  qui  donc  me  crèvera  cette  vessie  !  » 


HISTORIQUE. 


619 


de  M.  Frédéric  Soulié,  dont  la  mort 
prématurée  a  causé  de  si  justes  regrets. 

Les  souffrances  auxquelles  j'ai  dû 
venir  en  aide  dans  les  deux  années  si 
pénibles  qui  viennent  de  s'écouler  ne  me 
laissent  aucun  mojen  d'offrir,  quant  à 
présent,  à  M.  Soulié  père  le  soulagement 
qui  m'est  demandé  pour  lui,  et  auquel 
lui  donneraient  droit  les  brillants  travaux 
de  son  fils.  Mais  sitôt  que  l'état  des 
crédits  me  le  permettra,  je  m'empresserai 
de  déférer  au  vœu  que  vous  m'exprimez. 
Je  désire  que  ce  soit  prochainement. 

Recevez,  Monsieur  et  cher  confrère, 
l'assurance  de  ma  considération  trcs  haute. 

Le  Ministre j 
Salvandy». 

Cette  promesse  se  réalisa  plus  vite 
qu'on  ne  l'espérait,  car  le  20  novembre 
Victor  Hugo  recevait  ce  remerciement 
du  père  de  Frédéric  Soulié  : 

Paris,  20  novembre  1847. 

«Monsieur  le  Vicomte, 

Lorsque  Monsieur  Debray  a  eu 
l'honneur  de  vous  écrire  en  mon  nom 
pour  vous  remercier  de  ce  que  vous  aviez 
bien  voulu  faire  en  ma  faveur,  je  ne 
pouvais  moi-même  écrire.  Aujourd'hui 
que  je  le  puis,  c'est  un  devoir  pour  moi, 
un  besoin  pour  mon  cœur  de  vous 
témoigner  personnellement  ma  profonde 
reconnaissance.  Je  me  plais  à  vous  le  dire. 
Monsieur  le  Vicomte,  c'est  à  vous  que 
je  suis  redevable  du  succès  de  ma 
demande  et  du  résultat  avantageux  qu'elle 
a  eu  pour  moi,  résultat  qui  rendra  plus 
calmes  et  moins  pénibles  les  jours  que 
j'ai  encore  à  vivre  avant  de  rejoindre 
mon  pauvre  Frédéric. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  la  plus  haute 
considération.    Monsieur    le    Vicomte, 


votre    très    humble    et    très    obéissant 
serviteur, 

M.  SouLiÉ  père.  » 

Victor  Hugo  répondit  aussitôt  : 

22  novembre  1847. 

«Vous  ne  me  devez  rien.  Monsieur, 
vous  devez  tout  à  votre  fils.  C'est  sa 
mémoire  qui  a  tout  fait  et  non  les 
quelques  paroles  que  j'ai  pu  dire  ou  les 
quelques  mots  que  j'ai  pu  écrire.  Je  n'ai 
fait  que  mon  devoir  comme  le  ministre 
n'a  fait  que  le  sien  en  payant  au  pcre  de 
Frédéric  Soulié  la  dette  de  la  littérature 
et  du  pays.  J'aimais  profondément  votre 
fils  et  c'est  moi  qui  vous  remercie  de 
m'avoir  donné  le  bonheur  et  procuré 
l'honneur  de  servir  son  père  en  cette 
occasion. 

Recevez,  Monsieur,  etc., 

Victor  Hugo. 

P. -S.  —  M'étant  blessé  au  bras  droit, 
je  suis  obligé  de  dicter  cette  lettre. 
Veuillez  m'excuser  ^^\  » 


he  pape  Pie  IX,  dernier  discours 
prononcé  par  Victor  Hugo  à  la  Chambre 
des  pairs,  y  avait  soulevé  force  protes- 
tations; mais  le  propre  Journal  ^^^  du  poète 
n'est  pas  moins  sévère  : 

i^  janvier  iS^S.  —  J'ai  parlé  à  la 
Chambre  hors  de  propos  et  sans  succès. 

^0  janvier.  —  Lamartine  a  fait  hier 
un  magnifique  discours  à  la  Chambre 
des  députés  sur  le  sujet  que  j'ai  manqué, 
ritaUe. 


C'  hettre  communique'e  par  la  Fondation  UiHor 
Hugo,  —  (*)  Nous  en  avons  donné  de  nom- 
breux extraits  dans  Choses  vues,  édition  de 
l'Imorimerie  nationale. 


620 


ACTES  ET  PAROLES. 


)i.  —  M.  Thiers  a  très  bien  parlé, 
lui  aussi,  sur  l'Italie.  J'ai  fait  cette 
remarque  que,  dans  le  Moniteur,  le 
discours  de  M.  de  Lamartine  est  beaucoup 
plus  beau  que  dans  les  journaux,  tandis 
que  celui  de  M.  Thiers  est  beaucoup 
mieux  dans  les  journaux  que  dans  le 
Moniteur.  Cela  tient  à  ce  que  l'un  et 
l'autre  ont  écrit  leur  discours  dans  le 
Moniteur. 


REVOLUTION  DE  1848. 

Le  véritable  rôle  politique  de  Victor 
Hugo  commença  avec  la  révolution  du 
24  février  1848 ,  trois  mois  avant  son 
entrée  à  l'Assemblée  nationale. 

On  a  pu  lire  dans  Choses  vues,  notées 
pendant  la  fièvre  des  événements,  ses 
impressions,  ses  démarches,  ses  angois- 
ses; on  y  suit  d'heure  en  heure  les 
progrès  faits  dans  les  esprits  par  l'idée 
de  république;  on  y  voit  comment,  pour 
tenir  la  promesse  faite  à  Odilon  Barrot, 
le  poète  essaya  vainement  de  proclamer, 
place  de  la  Bastille,  la  régence  de  la 
duchesse  d'Orléans.  Sur  cet  incident 
qui  faillit  coûter  la  vie  à  Victor  Hugo, 
voici  le  témoignage  d'un  inconnu;  le 
début  de  ce  document  ne  nous  paraît  pas 
clair;  cet  homme  aurait-il  parlé  dans 
une  réunion  ou  dans  la  rue  d'une  façon 
ambiguë  qui  l'aurait  déterminé  plus  tard 
à  rétablir  clairement  les  faits?  Telle 
qu'elle  est,  voici  cette  lettre  : 

3  mars  1848. 
«  Citoyen , 

Ma  conscience  me  dicte  un  devoir  que 
je  crois  devoir  remplir  spontanément. 

Dans  le  cas  où  mes  paroles  auraient 
été  mal  interprétées  ou  auraient  donné 
ou  donneraient  prise  à  suspecter  un  seul 
instant  votre  patriotisme,  votre  dévoue- 
ment au  pays  (ce   que  je  ne  crois  pas 


possible,  car  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui 
que  date  votre  amour  pour  le  peuple),  je 
viens  relater  exactement  ce  qui  s'est  passé 
le  24  février  1848,  de  2  à  3  heures. 

Je  déclare  donc  que  vous  vous  êtes 
présenté  sur  la  place  de  la  Bastille,  porté 
en  triomphe  par  les  flots  du  peuple  et  de 
la  garde  nationale,  que  vous  vous  êtes 
placé  un  moment  devant  la  colonne  de 
Juillet,  donnant  le  bras  à  deux  officiers 
de  la  garde  nationale. 

Prenant  alors  la  parole,  vous  avez 
annoncé  que  M.  Odilon  Barrot  avait  été 
appelé  au  ministère,  que  des  réformes  lar- 
ges allaient  être  accordées,  que  satisfaction 
complète  serait  donnée  aux  vœux  du 
peuple,  que  le  roi  avait  abdiqué,  que  la 
régence  allait  être  proclamée.  Toutes  vos 
paroles  qu'il  m'a  été  impossible  de  retenir 
respiraient  du  reste  le  plus  grand  patrio- 
tisme. 

Je  vous  ai  répondu  avec  le  peuple 
entier  'qu'il  n'était  plus  temps,  que  la 
couronne  devait  tomber;  c'est  alors  qu'un 
cri  presque  unanime  :  Marchons  sur  les 
Tuileries  s'est  fait  entendre  sur  la  place  de 
la  Bastille. 

Aussitôt  fait  que  dit,  le  peuple  en 
armes  franchissant  les  barricades  s'est  mis 
en  marche  vers  les  Tuileries. 

Je  ne  recherche  pas  la  publicité.  Je 
suis  républicain  et  connu  pour  tel  depuis 
dix-sept  ans,  ma  déclaration  ne  peut 
donc  être  suspecte,  vous  en  ferez  ce  que 
vous  jugerez  convenable. 

Veuillez  agréer  l'expression  de  ma 
considération  et  me  croire  votre  dévoue 
citoyen, 

Delclou,  de  Bordeaux, 
Hôtel  de  Tours,  place  de  la  Bourse, 
Paris  (').» 

(1)  Documents. 


HISTORIQUE. 


621 


De  fin  mars  1848  date  cette  note  de 
Victor  Hugo,  dont  l'écriture  est  ici 
presque  illisible  : 

(Avant  que  l'abdication  de  L.-Ph.  fût 
connue  j  avant  que  les  événements 
eussent  dit  leur  dernier  mot.) 

Je  ne  comprends  pas  qu'on  ait  peur 
du  peuple  souverain,  le  peuple,  c'est 
nous  tous.  C'est  avoir  peur  de  soi-même. 

Quant  à  moi,  depuis  trois  semaines, 
je  le  vois  tous  les  jours  de  mon  balcon, 
dans  cette  vieille  place  Rojale  qui  eût 
mérité  de  garder  son  nom  historique,  je 
le  vois  calme,  joyeux,  bon,  spirituel, 
quand  je  me  mêle  aux  groupes,  imposant 
quand  il  marche  en  colonnes,  le  fusil  ou 
la  pioche  sur  l'épaule,  tambours  et 
drapeau  en  tête.  Je  le  vois,  et  je  vous 
jure  que  je  n'ai  pas  peur  de  lui. 

Je  lui  ai  parlé,  un  peu  haut^^K.. 
7  fois  dans  ces  deux  jours. 

Dans  ce  moment  de  panique,  je  n'ai 
peur  que  de  ceux  qui  ont  peur^^l 

Victor  Hugo  croyait  la  République 
prématurée  j  il  l'avait  écrit  en  1832  à 
Sainte-Beuve^'',  il  le  disait  encore  en 
1848  à  Lamartine  qui  lui  offrait  le 
ministère  de  l'Instruction  publique'*'; 
il  se  tenait  sur  la  réserve  et  écrivait  dans 
ses  notes  intimes  : 

«Ce  que  la  République  sera  pour  la 
France,  je  le  serai  pour  la  République.» 

Il  n'acceptait  aucun  poste  officiel;  il 
était  d'ailleurs  suspect  à  une  partie  de  la 
population,   il  s'en  était  rendu  compte 

(•'  Quelques  mots  illisibles.  —  (*'  Moi.  — 
W  Nous  aurons  un  jour  une  république, 
et  quand  cUe  viendra,  elle  sera  bonne.  Mais 
ne  cueillons  pas  en  mai  le  fruit  qui  ne  sera 
mûr  qu'en  août.  Corre^ondancCj  12  juin  1832.  — 
(*'  Choses  -vues,  tome  I,  édition  de  l'Imprimerie 
nationale. 


deux  fois  place  de  la  Bastille  :  A  mort , 
h  pair  de  France!  avait-on  crié  en  le  cou- 
chant en  joue. 

Le  brevet  de  maire  lui  avait  été  offert , 
le  25  février,  par  le  gouvernement  provi- 
soire, ill'avait refusé'''.  Le  bruit  de  cette 
nomination  s'était  pourtant  répandu  dans 
le  ix'  arrondissement  et  voici  la  lettre  de 
protestation  que  cette  fausse  nouvelle 
avait  dictée  à  un  groupe  d'ouvriers  : 


«Monsieur, 

Au  nom  de  la  Société  du  peuple  du 
IX®  arrondissement,  je  viens  vous  déclarer 
que  nous  protestons  tous  contre  votre 
nomination  aux  fonctions  de  maire  de 
notre  arrondissement. 

Nous  protestons  parce  que  :  1°  Nous 
n'avons  aucune  confiance  dans  votre 
dévouement  aux  institutions  démocra- 
tiques de  la  République  française.  Parce 
que  :  1"  Nous  connaissons  depuis  long- 
temps vos  allures  dédaigneuses ,  hautaines 
et  aristocrates.  Parce  qu'enfin  votre 
conduite  passée  ne  nous  donne  aucune 
garantie  recommandable  et  sur  laquelle 
nous  puissions  franchement  nous  reposer. 

Une  pétition  va  immédiatement  être 
adressée  aux  membres  du  gouvernement 
provisoire,  qui,  nous  n'en  doutons  pas, 
sera  justement  appréciée,  et  nous  venons 
à  l'avance  vous  en  prévenir  afin  que  vous 
révoquiez  sans  retard  des  fonctions  qui 
ne  seront  jamais  appuyées  par  la  masse 
de  l'arrondissement. 

Pour  les  membres  de  la  Société  du  peuple 
du  IX*  arrondissement, 

Auguste  Maurin^^I» 

Cette  lettre,  qui  méconnaissait  si 
étrangement  les  sentiments  du  poète,  lui 

C  Ce  brevet  est  à  la  Maison  de  Victor 
Hugo.  —  (*'  Documents. 


622 


ACTES  ET  PAROLES. 


a     peut-être     inspire 
suivante  : 


la      protestation 


[Avril  1848.] 

Je  ne  suis  pas  républicain,  dites- vous. 

Quel  est  le  républicain,  de  celui  qui 
veut  faire  aimer  la  République  ou  de 
celui  qui  veut  la  faire  haïr?  Si  je  n'étais 
pas  républicain,  si  je  voulais  le  renver- 
sement de  la  République,  —  écoutez  !  — 
Je  provoquerais  la  banqueroute,  je 
provoquerais  la  guerre  civile,  j'agiterais 
la  rue,  je  mettrais  l'armée  en  suspicion, 
je  mettrais  la  garde  nationale  en  suspi- 
cion, je  mettrais  le  pays  lui-même  en 
suspicion,  je  conseillerais  le  viol  des 
consciences  et  l'oppression  de  la  liberté, 
je  donnerais  à  des  hommes  violents  ou  à 
des  hommes  tarés  le  droit  de  briser  à 
leur  caprice  la  vieille  épée  des  officiers, 
j'instituerais  des  pachas  républicains,  je 
tâcherais  de  mainteiiir  les  boutiques 
fermées,  je  mettrais  le  pied  sur  la  gorge 
au  commerce,  à  l'industrie,  au  travail, 
je  crierais  :  mort  aux  riches!  je  provo- 
querais l'abolition  de  la  propriété  et  de 
la  famille,  je  prêcherais  le  pillage,  le 
meurtre,  le  massacre,  je  réclamerais  un 
comité  de  salut  public,  j'ajournerais 
indéfiniment  les  élections,  c'est-à-dire 
que  je  confisquerais  la  souveraineté  du 
peuple,  je  tâcherais  de  faire  surgir,  aux 
jeux  de  tous,  les  spectres  de  93,  je  ferais 

construirais 
mieux,  je  prêcherais  des  doctrines  qu'on 
ne  pourrait  même  plus  dédier  à  Robes- 
pierre et  à  Marat,  mais  sur  le  frontispice 
desquelles  il  faudrait  écrire  :  hacenaire, 
Cartouche,  Mandrin,  et  en  faisant  cela, 
savez- vous  ce  que  je  ferais?  je  détruirais 
la  Republique.  Je  serais  sûr  de  la  faire 
crouler  dans  un  temps  donné  et  avant 
peu  sous  l'horreur  du  genre  humain. 

Que  fais-je.''  tout  le  contraire.  Je  dé- 
clare que  la  République  veut,  doit  et 


peut  grouper  autour  d'elle  le  commerce, 
la  richesse,  l'industrie,  le  travail,  la  pro- 
priété, la  famille,  les  arts,  les  lettres, 
l'intelligence,  la  puissance  nationale,  la 
prospérité  publique,  l'amour  du  peuple 
et  l'admiration  des  nations.  Je  réclame  la 
liberté,  l'égalité,  la  fraternité,  et  'fj  ajoute 
l'unité.  J'aspire  à  la  république  univer- 
selle. C'est  le  cri  que  j'ai  poussé  il  y  a 
un  mois  quand  le  peuple  vint  me  cher- 
cher dans  ma  maison  pour  planter  un 
arbre  de  la  liberté  ^^\  Réfléchissez  mainte- 
nant avant  de  m'accuser.  Savez-vous  à 
qui  il  faut  dire  :  vous  n'êtes  pas  républi- 
cains.? C'est  aux  terroristes. 

Vous  venez  de  voir  le  fond  de  mon 
cœur.  Si  je  ne  voulais  pas  la  République, 
je  vous  montrerais  la  guillotine  dans  les 
ténèbres 5  et  c'est  parce  que  je  veux  la 
République  que  je  vous  montre  dans 
la  lumière  la  France  libre,  fière,  heu- 
reuse et  triomphante. 

Et  puis  (nécessité  de  l'ancienne 
Terreur,  inutilité  de  la  Terreur  actuelle. 
Plagiat  hideux  et  gratuit.  Le  démontrer 
par  les  faits)  ^^l 


Quand  approchèrent  les  élections, 
Victor  Hugo  fut  de  plusieurs  côtés  solli- 
cité de  se  présenter  j  l'Association  des 
auteurs  dramatiques,  les  artistes,  les 
industriels,  les  artisans,  les  ouvriers, 
dont  il  avait  soutenu  les  intérêts  à  la 
Chambre  des  pairs,  voulaient  être  défen- 
dus par  lui  à  l'Assemblée  nationale  ;  nous 
ne  citerons  qu'une  des  lettres  qui  lui 
parvinrent  : 

Paris,  le  29  mars  1848. 
«Monsieur, 
Au  moment  où  la  France  a  besoin 


(')  Le  2   mars   1848.  (Voir  page  ici.) 
W  Moi. 


HISTORIQUE. 


623 


de  Élire  appel  à  toutes  les  capacités  et  à 
tous  les  dévouements,  je  viens,  au  nona 
de  la  jeunesse  parisienne,  dont  vous 
avez  si  souvent  éveillé  les  sympathies 
et  l'admiration,  vous  supplier  avec  les 
plus  vives  instances  de  consentir  à  vous 
porter  candidat  aux  fonctions  de  repré- 
sentant du  peuple. 

La  constitution  de  notre  pays,  pour 
être  forte  et  durable,  doit  être  l'œuvre 
d'esprits  généreux  j  il  faut  que  l'édifice 
social  soit  fondé  par  les  ouvriers  de 
l'intelligence.  À  ce  titre,  vous  nous  devez 
votre  concours.  Monsieur j  permettez- 
nous  de  le  réclamer,  certains  que  nous 
sommes  que  vous  remplirez  mieux  que 
qui  que  ce  soit,  le  mandat  que  nous 
serions  heureux  et  fiers  de  vous  confier. 

\^uillez.  Monsieur,  prendre  la  peine 
de  me  répondre  quelles  sont  vos  inten- 
tions à  cet  égard,  et  croire  à  l'expression 
des  sentiments  respectueux  avec  lesquels 
i'ai  l'honneur  d'être 

Vbtre  très  humble  serviteur, 

H.-H.  Bramtôt», 
22,  rue  du  Bouloi^''. 

A  Pierre  Cau-wet^*',  qui  l'avait  éga- 
lement sollicité  de  se  présenter,  Victor 
Hugo  répondait  : 

[6  avril  1848,  timbre  postal.] 

Je  vous  remercie.  Monsieur.  "Vbtrc 
cœur  comprend  le  mien.  Ce  n'est  pas 
une  lettre,  c'est  un  serrement  de  main 
que  je  vous  envoie. 

Je  ne  suis  pas  candidat,  mais  je  ne 
suis  pas  refusant.  C'est  là  ce  qui  m'a 
semblé  juste  et  digne.  Je  suis  candidat 
à  l'Assemblée  comme  tout  soldat   est 


('V  Manuscrit.  —  (*'  Pierre  Cauwet  était  un 
ouvrier  que  Victor  Hugo  par  la  suite,  aida 
souvent  en  diverses  circonstances. 


candidat  au  champ  de  bataille.  Si  je  suis 
commandé,  j'irai.  Mais  je  ne  solliciterai 
point. 

Merci  toujours  de  votre  cordiale 
sympathie, 

Victor  Hugo. 

5  avril  (''. 

Sans  se  présenter  officiellement,  Victor 
Hugo  réunit  près  de  soixante  mille  voix , 
c'était  insuffisant;  l'Assemblée  nationale 
tint  sa  première  séance  le  4  mai,  le  15 
elle  était  envahie;  des  élections  complé- 
mentaires furent  décidées  et  cette  fois 
Victor  Hugo  se  porta  candidat  :  le  danger 
s'efî  montré ,  je  me  présente ,  déclara-t-il  le 
29  mai'*^;il  écrivit  alors  cette  profession 
de  foi  qui ,  odieusement  tronquée  et 
dénaturée  par  le  ministre  Baroche,  en 
1851,  provoqua  la  réponse  qu'on  a  lue 
page  354;  elle  parut  le  26  mai  1848;  le 
lendemain  Victor  Hugo  recevait  l'applau- 
dissement de  Lamartine  : 

[27  mai  1848. J 

Mon  cher  ami, 

. . .  J'avais  la  plume  en  main  hier  en 
hsant  votre  profession  de  foi  ^^^  pour 
écrire  un  seul  mot  :  Bravo! 

J'ai  quitté  la  plume  pour  la  bajon- 
nettc  car  nous  sommes  en  face  de  la 
difficulté  qu'il  faut  résoudre  d'abord  par 
le  conseil  et  le  bienfait,  puis  enfin  par 
la  rigueur  si  on  nous  j  force. 

La  France  est  saine  et  se  sauvera, 
soyez-en  sûr.  Tant  de  bons  et  grands 
citoyens  ne  la  laisseront  pas  subjuguer 
par  les  prétoriens  du  désordre  et  de  l'insur- 
rection. 

Tout  à  vous, 

Lamartine  (*l 

(''  Lettre  reliée  avec  l'exemplaire  de  :  ,^ua- 
tor^  discours.  CoBelHon  de  M.  Louù  Bartbou. 
—  (')  Séance  des  cinq  associations  réunies.  — 
^''  Victor  Hugo  k  ses  concitoyens.  (Voir 
page  106.)  —  (*)  CoUeAion  de  M.  Louis  Bartbou. 


624 


ACTES  ET  PAROLES. 


Victor  Hugo ,  lui ,  était  loin  d'approu- 
ver entièrement  Lamartine,  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  de  reconnaître  les  grandes 
choses  accomplies  par  son  ami  j  il  écrit  à 
M.  de  Lacretelle  : 

24  mai  1848. 

«...  Lamartine  a  fait  des  fautes  grandes 
comme  lui,  et  ce  n'est  pas  peu  dire,  mais 
il  a  foulé  aux  pieds  le  drapeau  rouge  ;  il 
a  aboli  la  peine  de  mortj  il  a  ete  pendant 
quinze  jours  l'homme  lumineux  d'une 
révolution  sombre.  Aujourd'hui  nous 
passons  des  hommes  lumineux  aux 
hommes  flamboyants,  de  Lamartine  à 
Ledru-Rollin,  en  attendant  que  nous 
allions  de  Ledru-Rollin  à  Blanqui.  Que 
Dieu  nous  aide  '^'  !  » 


Nous  reproduisons  à  titre  de  curiosité 
ce  bulletin  imprimé  sans  date  et  répandu 
en  vue  des  élections  : 

Triple  protestation  des  électeurs  indé- 
pendants contre  la  violation  des  libertés 
nationales  : 

Louis-NapolÉon  Bonaparte.  (Liber- 
té du  vote.) 

Emile  Thomas.  (Liberté  indivi- 
duelle.) 

Emile  de  Girardin.  (Liberté  de  la 
presse.) 

Que  ces  trois  noms  sortent  de  l'urne 
électorale,  car  ils  représentent  la  dignité, 
la  fermeté  et  l'indépendance  du  pays  *^). 

Victor  Hugo  fut  élu  le  4  juin  par 
86.695  voix.  Il  écrivit  alors  ces  deux 
notes,  dont  la  première,  profession  de 
foi  intime,  fut  et  demeura  la  règle  de  sa 
vie  politique  : 

Défendre  la  société,  défendre  le  peuple, 

(^)  Extrait  du  catalogue  E.  Charavay.  — 
t*)  Documents. 


régler  le  mouvement  des  idées,  modérer 
le  mouvement  des  esprits,  dégager  le 
progrès  vrai  des  hideuses  étreintes  du  faux 
progrès,  protéger  la  liberté,  contenir  la 
réaction,  sauver  la  France ,  ce  qui  est  la 
même  chose  que  sauver  la  civilisation, 
voilà  pour  moi  désormais  le  but,  le  devoir, 
la  loi,  la  préoccupation  unique!  Voilà  ce 
qui  remplira  ma  vie,  tristement,  mais 
utilement  et  noblement,  je  l'espère.  Je  dis 
adieu  aux  pures  joies  de  l'art,  de  la  famille, 
de  la  poésie,  de  la  nature  (^l  Je  lutterai 
avec  ceux  qui  savent  compter  sur  eux- 
mêmes  pour  la  lutte  tout  en  ne  comptant 
que  sur  Dieu  pour  la  victoire. 

Si  ténébreux  que  soit  le  présent,  j'ai 
foi  dans  l'avenir,  une  foi  profonde.  Il  est 
dans  les  vues  de  la  providence,  je  l'afiîrme 
comme  on  affirme  les  nécessités,  que  le 
peuple  de  France,  qui  depuis  trois  siècles 
fait  l'éducation  des  autres  nations,  sorte 
de  toutes  les  épreuves  meilleur  et  plus 
grand. 

J'espère  dans  le  peuple,  car  je  crois  en 
Dieu. 

Quiconque  sera  contre  le  peuple  sera 
contre  moi  ^^^ 

De  la  même  époque  doit  dater  cette 
autre  note  : 

Je  ne  suis  rien,  mais  l'adhésion  des 
générations  nouvelles  fait  peut-être  de 
moi  quelque  chose.  À  terre,  je  ne  suis 
qu'une  barre  de  fer  5  prenez- moi  dans  vos 
mains,  et  je  serai  un  levier  ^^l 


Victor  Hugo  prit  séance  à  l'Assemblée 
nationale  le  20  juin  ;  tout  de  suite ,  il  se 

(1)  Pendant  les  trois  ans  passés  \  l'Assemblée , 
Victor  Hugo  fait  peu  de  vers  et  n'ajoute  que 
quelques  pages  aux  Mise'rableSj  interrompus  par 
la  révolution  de  1848.  —  ('»  Moi.  —  (*>  Moi, 


HISTORIQUE. 


625 


jeta  dans  la  lutte;  une  grave  question 
était  à  l'ordre  du  jour,  celle  des  ateliers 
nationaux ,  il  y  voyait  la  menace  d'une 
nouvelle  révolution ,  il  essaya  de  la  con- 
jurer. On  nous  excusera  de  rappeler  briè- 
vement cette  douloureuse  affaire  pour 
éclairer  les  notes  que  nous  avons  publiées 
sur  les  socialistes  et  leurs  doctrines,  et  les 
fragments  nombreux  fournis  par  le 
Reliquat. 

Après  février  1848,  le  travail  fut 
interrompu  dans  un  grand  nombre 
d'ateliers  privés;  le  gouvernement  pro- 
visoire décréta  alors  la  création  d'ateliers 
nationaux  et  la  reprise  de  tous  les  travaux 
en  cours,  mais  avant  même  qu'on  ait 
pu  organiser  cette  reprise,  les  ouvriers, 
tant  de  province  que  de  Paris,  se  pré- 
sentèrent en  si  grand  nombre  qu'il  fut 
impossible  de  les  employer  tous  ;  bientôt 
on  dut  n'occuper  les  hommes  qu'un  jour 
sur  quatre;  ceux  qui  restaient  inactifs 
touchaient  peu,  mais  grevaient  le  bud- 
get; fin  mars  la  dépense  s'éleva  à  70.000 
francs  par  jour''';  l'Assemblée  menaça 
de  dissoudre  les  ateliers  nationaux;  la 
démoralisation,  la  misère,  l'oisiveté 
suscitèrent  des  révoltes,  des  émeutes 
qu'on  réprima  durement.  C'est  contre 
cette  oisiveté,  contre  cette  répression, 
c'est  devant  les  menaces  d'une  révolu- 
tion imminente  que  Victor  Hugo  prit  la 
parole. 

Trois  jours  plus  tard,  les  ateliers 
nationaux  furent  dissous  et  la  terrible 
insurrection  de  juin  éclata.  L'Assemblée 
nationale  promulgua  ce  décret  : 

Art.  i".  —  L'Assemblée  nationale  est 
en  permanence. 

Art.  2.  —  Paris  est  mis  en  état  de  siège. 

Art.  3.  —  Tous  les  pouvoirs  exécutifs 
sont  délégués  au  général  Cavaignac. 

A  l'Assemblée  nationale,  le  24 
juin  1848 ,  à  10  heures  du  matin  '*\ 

(^)  Ernest  Hamel,  Histoire  du  second  empire, 
—  '*)  Documents. 

A.CTES   ET   PAROLES.    —   I. 


Une  commission  executive ,  composée 
de  Lamartine,  Arago,  Ledru-Rollin , 
Garnier-Pagès  et  Marie ,  désigna  soixante 
représentants  qui  devaient,  munis  d'un 
pouvoir  discrétionnaire,  se  rendre  aux 
barricades  et  rétablir  l'ordre.  Victor 
Hugo  fut  du  nombre;  voici,  à  ce  sujet, 
la  lettre  qu'il  écrivait  le  26  juin  à  Juliette 
Drouet  ; 

«Je  suis  un  des  soixante  délégués  char- 
gés par  l'Assemblée  d'un  pouvoir  souve- 
rain pour  toutes  les  mesures  à  prendre. 
J'ai  usé  de  mon  mandat  depuis  trois  jours 
pour  concilier  les  cœurs  et  arrêter  l'eflFusion 
du  sang;  j'ai  un  peu  réussi.  Je  suis 
exténué  de  fatigue.  J'ai  passé  trois  jours 
et  trois  nuits  debout,  dans  la  mêlée, 
sans  un  lit  pour  dormir,  m'assejant  par 
instants  sur  un  pavé,  presque  sans  boire 
et  sans  manger.  De  braves  gens  m'ont 
donné  un  morceau  de  pain  et  un  verre 
d'eau  ;  un  autre  m'a  donné  du  linge.  Enfin 
cette  affreuse  guerre  de  frères  à  frères  est 
finie.  Je  suis,  quant  à  moi,  sain  et  sauf, 
mais  que  de  désastres!  jamais  je  n'ou- 
blierai tout  ce  que  j'ai  vu  de  terrible 
depuis  quarante-huit  heures  (^^  I  » 

«  Concilier  les  cœurs  et  arrêter  l'effusion 
du  sang»,  apaiser  les  vainqueurs ,  sauver 
les  vaincus,  c'était  ainsi  qu'il  compre- 
nait son  devoir. 

Dans  son  livre  :  Ui£ior  Hugo  che^  lui, 
Gustave  Rivet  nomme  quelques-unes 
des  personnes  sauvées  par  Victor  Hugo 
pendant  ces  terribles  journées;  c'est 
d'abord  le  concierge  de  sa  propre  maison  ; 
cet  homme  avait  ouvert  aux  insurges 
une  porte  de  derrière  du  n"  6  de  la  place 
Royale  et  les  gardes  nationaux  allaient 
pour  ce  fait  le  fusiller.  Puis  trois  hommes 
pris  les  armes  à  la  main  et  qu'on  voulait 
exécuter  sans  jugement  j  d'autres  encore. 
Peu  importait  à  Victor  Hugo  le  drapeau 

(')  Louis  Barthou,  hes  amours  £un  poète. 

40 


626 


ACTES  ET  PAROLES. 


sous  lequel  on  combattait  :  être  en  dan- 
ger, cela  suffisait  pour  qu'il  intervînt. 
Le  comte  de  Fouchécourt ,  légitimiste 
mêlé  à  l'insurrection  et  qu'on  allait 
fusiller,  lui  dut  la  vie^''. 

Bien  plus  tard ,  en  marge  d'un  article 
du  général  Cluseret  publié  dans  La 
Tribune  du  ii  février  1869  sur  les  journées 
de  juin  1848  ,  en  face  de  cette  phrase  : 
«Nous  entendîmes  sortir  de  derrière  les 
barricades  le  cri  de  Vive  l'Empereur  !  » 
Victor  Hugo  écrit  :  rue  du  Chaume,  à  la 
barricade  du  comte  de  Fouchécourt,  on  criait  : 
UiveleKoi!^^\ 

Dans  la  Kevue  des  autographes  de  mai 
1895  nous  lisons  ce  fragment  de  lettre 
de  Paul  Siraudin  : 

[Juin  1848.] 

«...  Je  quitte  hier  soir  Victor  Hugo 
qui  s'est  parfaitement  conduit.  Il  s'est  mis 
à  la  tête  d'un  bataillon  et  a  marché  au 
milieu  de  la  fusillade  sur  une  barricade 
du  boulevard  du  Temple.  Il  a  été  en 
parlementaire  auprès  des  insurgés.» 


Les  mesures  prises  par  le  général 
Cavaignac ,  ministre  delà  guerre ,  avaient 
été  fort  sévères;  la  transportation ,  que 
Victor  Hugo  devait  combattre  si  ardem- 
ment ,  fut  votée  le  27  juin  5  cette  répression 
provoqua  des  protestations  chez  ceux 
mêmes  qui  réprouvaient  l'insurrection  ; 
c'est  sans  doute  à  l'un  de  ces  protestataires 
que  s'adressait  le  billet  suivant  : 

«Clémence.  \bus  avez  raison,  mon- 
sieur. 

Pas  de  sévérité,  mais  fermeté. 

J'ai  passé  deux  jours  sous  les  balles  à 
parlementer  avec    les    barricades    pour 

(')  M.  de  Fouchécourt  fut  condamné  à 
vingt  ans  de  travaux  forces.  —  '*>  Documents. 


arrêter  l'effusion  du  sang,  puis  à  empêcher 
qu'on  fusillât  les  prisonniers. 

"Vbus  savez  comme  j'aime  le  peuple. 

Maintenant  ayons  tous  foi  en  Dieu  et 
en  la  France. 

V.H.» 

30  juin  [1848]  (1). 

Le  28  juin,  l'Assemblée  nationale 
déclara  que  le  général  Cavaignac  avait 
bien  mérité  de  la  patrie;  nous  avons 
consulté  le  Moniteur,  Victor  Hugo  n'as- 
sistait pas  à  cette  séance;  mais  après  les 
débats  sur  les  journées  de  juin,  le  25 
novembre  1848,  cet  ordre  du  jour  fut 
renouvelé  par  503  voix  contre  34.  Victor 
Hugo  fut  des  34'^'. 

Citons  cet  extrait  du  Moniteur  à  propos 
des  journées  de  juin  : 

Aujourd'hui,  MM.  Victor  Hugo  et 
Ducoux  ont  amené  à  l'Assemblée  natio- 
nale et  présenté  au  président  un  intrépide 
garde  national  de  la  6*  légion,  M.  Charles 
Bérard,  blessé  en  prenant  le  drapeau  de 
la  barricade  de  la  barrière  des  Trois  cou- 
ronnes. Le  brave  capitaine  Guillaume  et 
les  sous-lieutenants  Charles  Bérard  et 
Brocard  étaient  de  ceux  qui  avaient  ac- 
compagné MM.  Victor  Hugo  et  Galy- 
Cazalat,  dans  la  journée  du  samedi,  à 
l'attaque  et  à  la  prise  des  barricades  du 
Temple  et  du  Marais,  attaque  qui  n'eut 
lieu,  comme  on  sait,  qu'après  que 
M.  Victor  Hugo  eut  épuisé  tous  les 
moyens  de  conciliation  ^^^. 

Parmi  les  documents,  nous  trouvons 
ce  billet  d'un  officier  : 

«Monsieur, 

Le  24  juin  dernier  j'ai  eu  l'honneur 
de    marcher  sous  vos  yeux  à  l'attaque 

(')  CoUeUion  de  M.  Louis  Bartbou.  —  <*'  Choses 
vues,  tomcl,  édition  de  l'Imprimerie  nationale. 
—  W  Moniteur,  11  juillet  1848. 


HISTORIQUE. 


627 


des  barricades  de  la  rue  Saint-Louis;  si 
je  suis  assez  heureux  pour  être  resté 
dans  vos  souvenirs,  je  viens  vous  deman- 
der une  attestation  de  la  conduite  que 
j'ai  tenue  dans  cette  afeire. 
Veuillez  agréer,  etc. 

J.  Tamelier. 

Lieutenant  du  2*  bataillon 
de  la  6'  légion.» 

Une  autre  lettre  d'un  officier  de  la 
garde  nationale  sollicitant  un  emploi  est 
ainsi  apostillée  par  Victor  Hugo  : 

«Monsieur  Ch.  Bernard  a  eu,  sous 
mes  jeux,  en  juin  1848,  la  conduite  la 
plus  honorable.  J'appelle  sur  M.  Ch. 
Bernard  le  plus  bienveillant  intérêt  de 
M.  le  Directeur  des  Caisses  d'amortis- 
sement et  de  consignation. 

Victor  Hugo  ^^l» 

Dans  le  rapport  sur  les  journées  de 
juin  que  fit  à  la  commission  d'enquête 
le  représentant  Galy-Cazalat,  nous  rele- 
vons cette  phrase  :  «...  J'appris  que 
mon  collègue  Victor  Hugo  s'était  seul 
avancé  avec  l'adjoint,  M.  Villain  de 
Saint-Hilaire,  contre  la  barricade  Vieille 
rue  du  Temple;  là,  il  harangua  un 
groupe  d'insurgés  qui  ne  voulurent  rien 
entendre,  mais  qui  respectèrent  en  lui 
une  des  gloires  de  la  France,  que  dans 
certains  arrondissements  on  n'aurait 
point  épargnée'''». 

UEmancipation  du  2  juillet  confirme, 
avec  plus  de  détails,  ce  rapport  :  «  Parmi 
les  représentants  du  peuple  qui  ont  éner- 
giquement  payé  de  leur  personne  dans 
ces  sanglantes  journées,  il  faut  citer 
M.  Victor  Hugo. 

. . .  Dans  son  généreux  désir  d'épar- 
gner le  sang  fi-ançais,  il  n'a  pas  craint 
de  s'avancer  tout  seul  devant  la  barricade 

(')  Documents.  —  (*)  Le  Moniieut. 


de  la  rue  Vieille  du  Temple,  malgré 
tous  ceux  qui  le  retenaient;  couché  en 
joue  par  les  insurgés,  il  n'en  a  pas  moins 
marché  vers  eux,  et  leur  a  dit  qu'ils 
étaient  des  hommes  égarés,  mais  qu'ils 
étaient  tous  des  braves,  et  qu'il  n'y  en 
avait  pas  un  d'entre  eux  qui  voulût  tirer 
sur  un  homme  marchant  seul  et  sans 
armes  vers  deux  cents  hommes  armés. . . 
Ces  malheureux,  un  instant  émus,  lui 
répondirent  qu'ils  avaient  juré  de  mourir 
plutôt  que  de  se  rendre,  mais  qu'ils  ne 
l'en  remerciaient  pas  moins,  et  qu'ils  le 
regardaient  comme  un  bon  citoyen. 

. . .  M.  Victor  Hugo  était  encore  à 
l'assaut  de  la  formidable  redoute  du  fau- 
bourg du  Temple.  » 

Nous  pensons  avoir  suffisamment 
exposé  la  conduite  de  Victor  Hugo  pen- 
dant ces  tristes  journées. 


Bien  que  siégeant  encore  à  droite, 
Victor  Hugo  s'éloignait  de  plus  en  plus 
de  la  majorité;  il  réprouvait  la  dictature, 
il  préconisait  la  clémence,  il  n'injuriait 
pas  les  socialistes,  mais  il  les  conjurait 
d'unir  leurs  efforts  à  ceux  de  leurs  adver- 
saires en  vue  de  l'apaisement  indispen- 
sable à  la  paix  intérieure;  enfin  il  avait, 
pendant  l'émeute  de  juin ,  tout  en  faisant 
son  devoir  aux  barricades,  ménagé, 
sauvé  les  insurgés  qu'il  considérait 
comme  des  frères  en  dépit  de  leur  révolte. 
Plus  tard,  lorsque  Louis  Blanc  et  Caus- 
sidière  fiirent  inculpés  d'avoir  participé 
aux  événements  du  15  mai  et  du  25  juin, 
non  seulement  il  vota  contre  leur  mise  en 
accusation ,  mais  il  fit  voter  dans  ce  sens 
plusieurs  représentants^''.  Enfin  il  mettait 
en  pratique  cette  déclaration  trouvée  dans 
ses  notes  intimes  : 

Ni  l'émeute  de  la  rue,  ni  l'état  de 

(')  Choses  'vues,  tome  I,  édition  de  l'Impri- 
merie nationale.  Séance  du  zj  août  18^8. 

40. 


628 


ACTES  ET  PAROLES. 


siège ,  ni  même  les  décrets  de  l'Assemblée 
nationale  ne  me  feront  faire  ce  que  je 
ne  regarderai  pas  comme  juste  et  bon'^'. 

Cette  indépendance ,  cette  indulgence , 
inquiétaient  son  parti.  Pour  le  ramener 
à  des  vues  plus  conformes  à  la  politique 
de  droite,  un  effort  fut  tenté  par  le 
baron  Taylor.  Les  immenses  services 
rendus  aux  malheureux  de  toutes  les 
classes,  les  nombreuses  associations  de 
secours  fondées  par  lui  autorisaient  le 
baron  Taylor,  monarchiste  et  catholique 
convaincu,  à  tâcher  d'arrêter  Victor 
Hugo,  pour  lequel  d'ailleurs  il  avait  une 
très  réelle  amitié,  sur  cette  pente  de 
concessions ,  néfastes  selon  lui  : 

Paris,  2  juillet  1848. 

«Très  cher  ami, 

J'ai  eu  le  bonheur  de  présider  et  de 
concourir  à  votre  entrée  littéraire  et 
poétique  dans  le  monde,  et  dernièrement 
à  votre  véritable  entrée  politique  dans 
les  affaires  de  notre  pays.  Il  y  a  là,  cher 
ami,  quelque  chose  de  providentiel  qui 
mérite  toutes  les  méditations  de  votre 
cœur  et  de  votre  génie.  Les  paroles  de 
cet  ami  qui  a  deviné  et  qui  a  vu  si  juste 
deux  fois  dans  le  courant  d'une  vie  aussi 
illustre  que  la  vôtre  ont  droit  d'être 
écoutées  par  vous  avec  attention. 

Un  des  poètes  les  plus  distingués 
de  notre  époque  ^^^  vient  de  se  perdre 
par  l'orgueil,  comme  l'ange  déchu.  Il  a 
donné  la  main  à  tous  les  hommes 
animés  de  l'esprit  de  l'enfer  j  car,  prêter 
appui  aux  doctrines  prêchées  par  certains 
utopistes  depuis  le  24  février,  c'est  ren- 
verser les  lois  fondamentales  qui  ont  été 
la  base  de  toutes  les  nations  depuis 
quatre  mille  ans. 

Au  nom  de  Dieu,  de  tout  ce  qu'il 

(')  Reliquat.  —  Moi,  —  (*)  Lamartine. 


y  a  de  plus  sacré  sur  la  terre,  au  nom 
de  votre  femme  et  de  vos  enfants,  de 
votre  famille ,  au  nom  de  tous  vos  senti- 
ments généreux  et  nobles,  de  l'amour 
que  vous  portez  à  votre  patrie,  à  son 
bonheur,  à  sa  grandeur,  à  sa  gloire, 
sauvez  la  France  en  adoptant  les  grandes 
doctrines  sociales  qui  seules  peuvent 
opposer  une  digue  à  celles  qui  viennent 
de  couvrir  de  sang  et  de  deuil  la  ville  de 
Paris. 

La  discussion  sur  les  ateliers  nationaux 
est  heureusement  reculée.  Mais  en  même 
temps  je  vois  que  l'Assemblée  nationale 
décrète  à  tous  les  instants  des  millions 
sans  aucun  système  de  distribution  heu- 
reuse ou  de  travaux  réguliers  et  profitables 
pour  cette  foule  énorme  de  gens  sans 
pain.  On  pourrait  vous  demander  : 
voulez-vous,  oui  ou  non,  recommencer 
ces  affreux  combats,  à  la  manière  inin- 
telligente avec  laquelle  on  distribue  le 
peu  d'or  qui  reste  à  l'état.  Il  est  certain 
que,  si  on  suit  ce  système,  d'ici  à  peu 
de  temps  les  pavés  de  Paris  seront  encore 
ensanglantés. 

C'est  le  fabricant,  le  maître,  le 
patron  qui  possédait  quelque  avoir  avant 
le  24  février,  qu'il  faut  aider  maintenant. 
C'est  dans  l'intelligence  de  ces  hommes 
que  se  trouvent  des  trésors  pour  nourrir 
l'ouvrier.  C'est  en  prenant  les  intérêts  de 
cette  partie  saine  et  morale  de  la  société, 
c'est  en  la  défendant,  que  vous  vous 
ferez  une  grande  réputation  populaire, 
que  vous  obtiendrez  la  confiance  de 
l'Assemblée  nationale  et  que  vous  pré- 
viendrez la  ruine  de  notre  pays  qui  est 
sur  le  bord  d'un  abîme 

Tout  pour  le  peuple,  mais  non  tout 
par  lui,  ou  vous  le  ferez  mourir  de  faim, 
et  dans  des  convulsions  qui  produiront 
tous  les  excès  des  hommes  les  plus  bar- 
bares. Aucun  de  vos  économistes,  ni  de 


HISTORIQUE. 


629 


vos  philanthropes,  n'a  donné  des  preuves 
plus  réelles  d'amour  de  l'humanité  et 
d'idées  sociales  pratiques  que  celles  que 
j'ai  réalisées  depuis  longtemps.  J'ai  donc 
le  droit  de  traiter  ces  questions,  et 
ma  vieille  et  inaltérable  amitié  me  donne 
aussi  le  droit  de  vous  prier  de  m'écouter. 
Relevez  par  votre  parole  tout  ce  qu'on  a 
détruit,  sauvez  une  des  nations  les  plus 
intelligentes  du  globe  menacée  par  des 
doctrines  anti-sociales.  Cherchez  votre 
force  dans  cette  foule  d'honnêtes  gens 
qui  supplient  Dieu  de  leur  envoyer 
un  instrument  d'ordre  et  de  salut.  C'est 
par  la  force  des  armes  que  Bonaparte 
rétablit  l'ordre  en  France  j  exécutez  sa 
mission  divine  par  la  force  de  la  parole. 
\bus  le  pouvez,  et  je  ne  me  trompe 
pas  plus  maintenant  que  je  ne  me  suis 
trompé  il  y  a  vingt-deux  ans,  quand  je 
vous  ai  serré  la  main  pour  la  première 
fois.  Que  Dieu  vous  inspire  et  vous 
guide  dans  la  noble  mission  que  je  vous 
propose. 

Toutes  les  amitiés  de  mon  cœur  et  de 
mon  âme. 

Baron  S.  Taylor.» 

Nous  ne  possédons  malheureusement 
pas  la  réponse  de  Victor  Hugo. 


Dans  l'introduction  au  livre  Depuis 
l'exil,  Victor  Hugo  conte  la  visite  faite 
chez  lui  par  les  insurgés  de  juin.  V)ici 
une  lettre  qu'il  adresse  à  Alphonse  Karr 
quelques  jours  après  cette  visite  : 

3  jmllct  1848. 

«"Vbus  avez  su  par  les  journaux,  mon 
cher  ami,  l'invasion  de  ma  maison  par 
les  insurgés,  je  leur  dois  cette  justice  et 
je  la  leur  rends  volontiers,  qu'ils  ont 
tout  respecté  chez  moi  :  ils  en  sont  sortis 


comme  ils  jetaient  entrés.  Seulement  un 
dossier  de  pétitions  qui  était  sur  une  table 
dans  mon  cabinet  a  disparu,  et  je  n'ai 
pu  le  retrouver  j  ce  dossier  contenait 
entre  autres  la  pétition  des  habitants  du 
Havre  que  je  m'étais  chargé  de  déposer 
sur  le  bureau  de  l'Assemblée  natio- 
nale ^^l» 

. . .  Cette  pétition  portait,  à  ma  con- 
naissance, cinq  mille  signatures. 

Je  vous  serre  la  main  et  suis  à  vous  du 
fond  du  cœur. 

Victor  Hugo^'^).» 


Le  général  Cavaignac,  au  plus  fort 
de  l'émeute,  avait  fait  afficher  des  pro- 
clamations rassurantes,  promettant  la 
clémence  aux  insurgés  ;  la  répression 
fut  pourtant  terrible^'';  hâtive,  elle 
frappa  souvent  à  côté.  Victor  Hugo 
s'employa  alors  à  venir  en  aide  aux  pri- 
sonniers, à  les  faire  libérer,  à  obtenir  des 
secours  pour  leurs  familles  ;  nous  ne  pou- 
vons citer  ici  les  nombreuses  lettres  que 
nous  avons  réunies  et  fait  relier  aux 
Documents,  nous  n'en  donnerons  qu'un 
aperçu  :  l'une,  (6  juillet)  émane  d'un 
détenu  au  fort  de  l'Est  et  débute  par 
cette  phrase  :  Lorsqu'il  y  a  une  bonne  aSiion 
à  faire,  on  peut  s'adresser  h  vous  en  toute 
assurance;  puis  c'est  un  chef  d'état-major 
arrêté  illégalement;  il  peint  ses  souf- 
frances et  celles  de  ses  compagnons  de 
captivité ,  «  attachés  par  groupes  de  quatre 
et  en  proie  à  toutes  les   tortures  imagi- 

(''  Cette  pétition  protestait  contre  le  mode 
de  vote.  —  W  L«  Guêpes,  4  mai  1873.  — 
(^)  Cinq  mille  malheureux  furent  transportés 
sans  jugement .  Parmi  les  condamnés  se  trou- 
vait un  nommé  Lagarde  sur  lequel  il  j  avait 
une  note  de  police  ainsi  conçue  :  Homme 
d'une  probité  incontestable,  homme  paisible, 
instruit,  généralement  aimé,  et  par  cela  même 
trh  danffreux  pour  la  propagande,  Camu-LE  Pbl- 
LETAN,  Uidor  Hugo,  homme  politique. 


630 


ACTES  ET  PAROLES. 


nables».  C'est  une  lettre  de  remercie- 
ments (12  juillet)  ;  «J'apprends  seule- 
ment aujourd'hui  toutes  les  bontés  que 
vous  avez  eues  pour  deux  pauvres  prison- 
niers victimes  d'une  méprise  ou  d'une 
fatalité»  .  Le  17  août,  c'est  la  femme  d'un 
«gardien  de  Paris»  qui  supplie  «Monsieur 
UiBor  Hugotj)  d'écrire  à  la  commission 
militaire  pour  faire  libérer  son  mari ,  seul 
soutien  de  cinq  enfants  et  d'une  vieille 
mère. 

Autre  lettre  d'un  jeune  statuaire  sol- 
licitant la  revision  de  son  dossier  et  de 
celui  de  son  père,  détenu  comme  lui 
au  fort  de  l'Est.  Il  faut  ajouter  à  cette 
correspondance  les  nombreuses  demandes 
de  secours  des  veuves ,  des  filles  de  ceux 
tombés  d'un  côté  ou  de  l'autre  de  la  bar- 
ricade. Nous  avons  dit  que  Victor  Hugo 
s'employait  pour  tous. 

"Vbici  la  lettre  qu'il  écrivit  en  faveur 
d'un  malheureux  ouvrier  : 


«Monsieur  le  juge  d'instruction. 

Permettez-moi  d'appeler  votre  plus 
bienveillant  intérêt  sur  le  malheureux 
Jacques  Virtgen,  détenu  en  ce  moment 
à  la  Roquette.  J'ai  la  certitude  morale 
et  presque  matérielle  que  ce  pauvre 
homme  a  été  entraîné  dans  l'émeute 
à  laquelle  il  n'a  pris  aucune  part  offensive. 
Le  malheur  veut  qu'il  y  ait  été  blessé. 
Il  a  une  femme  au  désespoir^  il  a  un 
brave  enfant  de  dou>;re  ans  qui  gagne 
trente  sous  par  jour  et  qui  soutient  son 
père  et  sa  mère.  Faites,  je  vous  suppUe, 
que  ce  père  soit  rendu  à  sa  femme  et  à 
son  enfant.  Mettez-le  en  liberté,  il  n'a 
été  que  faible,  et  il  deviendra  un  excel- 
lent citoyen,  je  m'en  fais  garant. 

Je  serais^heureux.  Monsieur  le  juge 
d'instruction,  d'apprendre  la  libération 
de  Jacques  Virtgen  et  de  vous  en  garder 
un  souvenir  personnel. 


Recevez,  je  vous  prie,  l'expression  de 
ma  considération  très  distinguée. 

Victor  Hugo  (^).)) 

14  août  1848. 

Le  même  jour,  Victor  Hugo  répon- 
dait à  l'ami  d'un  prisonnier  qui ,  ayant 
vu  toutes  ses  réclamations  repoussées, 
avait  fait  parvenir  sa  supplique  au  poète  : 

«Dites,  Monsieur,  à  votre  pauvre  et 
brave  et  généreux  ami  que  sa  lettre 
m'a  profondément  touché.  Mon  cœur 
est  entièrement  d'accord  avec  le  sien.  Je 
viens  d'écrire  pour  lui  au  général  Bertrand  5 
j'ai  signé  une  lettre  écrite  par  plusieurs 
représentants. Nous  ferons  tout  ce  qui  sera 
en  notre  pouvoir,  malheureusement 
limité  par  l'omnipotence  de  l'Assemblée. 

L'Assemblée  a  les  meilleures  inten- 
tions du  monde  5  mais  elle  n'est  pas 
encore  au  point  de  fraternité  où  sont 
plusieurs  d'entre  nous.  Quant  à  moi, 
je  hais  toute  violence,  et  je  crois  que 
la  meilleure  politique  est  celle  qui 
habille  la  force  en  douceur.  Je  voudrais 
tendre  la  main  à  tous,  et  je  suis  sûr  que 
tous  me  la  serreraient. 

Cette  lettre  est  pour  M.  Charles 
Rolland  en  même  temps  que  pour  vous. 
Montrez-la  lui.  Je  ne  vous  sépare  pas 
dans  ma  pensée  ;  vous  êtes  pour  moi 
comme  deux  généreux  frères,  l'un  ou- 
vrier, l'autre  artiste,  tous  deux  intelli- 
gents et  bons. 

Je  serai  plus  heureux  que  vous  s'il 
m'est  jamais  donné  de  serrer  la  main  à 
votre  ami  en  liberté. 

Victor  Hugo^^I» 


14  août  [1848]. 

(•'   Colle^ion  de  M.  L,OHcbeur, 
niquée  par  M,  Uilior  Degranff. 


W   Commu- 


HISTORIQUE. 


631 


Le  6  septembre  1848 ,  V Événement  note 
une  intervention  du  poète  : 

Dans  une  des  dernières  séances  du 
comité  de  l'Intérieur,  M.  Victor  Hugo 
a  profité  de  la  présence  de  M.  le  Mi- 
nistre de  l'Intérieur  pour  lui  demander 
pourquoi  le  gouvernement  mettait  en 
oubli  les  familles  des  généraux  de  Brea, 
de  Bourgon  et  Raymond,  alors  que  des 
pensions  avaient  été  accordées  aux  famil- 
les des  généraux  Damesme  et  Négrier, 
victimes  les  uns  et  les  autres  des  fatales 
journées  de  juin.  M.  Victor  Hugo  a 
énergiquement  défendu  les  droits  de 
l'armée  dans  la  personne  de  ces  géné- 
raux, tombés  martyrs  comme  l'arche- 
vêque de  Paris,  de  la  plus  sainte  cause, 
et  il  a  insisté  vivement  pour  qu'une 
récompense  nationale,  qui  honorerait 
l'armée  tout  entière ,  fût  accordée  à  leurs 
familles. 

La  veuve  du  général  Raymond  écrivit 
à  Victor  Hugo  pour  le  remercier,  et  reçut 
cette  réponse  : 

13  septembre  [1848]. 

«...  Ne  me  remerciez  pas  de  ce  que 
j'ai  dit  pour  les  mémoires  et  les  veuves 
des  braves  généraux  tombés  sur  le  triste 
champ  de  bataille  de  juin.  Je  remplissais 
un  devoir,  et  toute  la  reconnaissance  est 
de  notre  côté  à  nous  qui  avons  l'honneur 
de  représenter  la  France.  Le  général 
Lamoricière  fait  des  objeaions,  mais  il 
a  le  cœur  généreux  et  j'espère  qu'il  le 
voudra  ^^l» 

Quoiqu'il  combattît  quelquefois  à  la 
tribune  le  général  Cavaignac,  Victor 
Hugo  le  sollicita  pourtant  pour  obtenir 
(et  il  l'obtint)  un  sursis  en  faveur  de 

(')  Extrait  du  catalogue  E,  Coaravay. 


quatre   prisonniers    sous   le    coup    d'un 
arrêt  de  transportation  ^'^ 

11  ne  s'en  tint  pas  à  son  action  per- 
sonnelle; dès  le  mois  d'août,  il  prit 
l'initiative  suivante  : 

Formation  d'une  commission  de  re- 
présentants qui,  d'accord  avec  le  pouvoir 
exécutif,  visiterait  les  prisonniers  dans 
un  but  de  consolation,  de  surveillance 
et  de  charité  ^^\ 

Ce  projet  fut  réalisé  et  réunit  des 
membres  de  tous  les  partis  ^^K 

Un  an  plus  tard ,  la  sollicitude  de  Vic- 
tor Hugo  s'exerçait  encore;  il  écrit  à  son 
beau -frère  : 

À  Monsieur  Victor  Fouchcr, 
procureur  de  la  République. 

De  l'Assemblée.  Lundi  [1849]. 

«Ilya,  moucher  Victor,  à  S**-Pélagie, 
un  détenu  de  juin  1848  appelé  ClaireUe 
Doisy,  il  est  malade  et  se  dit  innocent. 
Il  le  dit  en  termes  honnêtes  et  calmes.  Il 
me  prie  de  demander  pour  lui  sa  trans- 
lation dans  une  maison  de  santé.  Je  serais 
charmé  que  cela  fiât  possible,  et  j'avoue 
qu'en  présence  de  sa  lettre  cela  me  semble 
juste.  Je  te  serais  reconnaissant  de  t'infor- 
mer  d&  ce  pauvre  homme  et  de  faire 
pour  lui  ce  que  tu  pourras. 

À  bientôt.   Tuus. 

V.  H.W.» 


Les  cmq  associations  littéraires ,  dont 
Victor  Hugo  était  le  délégué  à  l'Assem- 
blée,   ayant    réclamé    son    appui,     on 

(''  Choses  vuesj  tome  I,  édition  de  l'Impri- 
merie nationale.  —  (*'  Keliquat.  —  (')  Voir 
page  317.  —  (*^  Inédite.  Communiquée  par  M,  le 
baron  de  Uilliers. 


632 


ACTES  ET  PAROLES. 


trouve  la  réponse  à  leur  demande  dans 
l'Événement  du  i"août  1848  : 

«  Le  Comité  de  l'Intérieur  a  adopté  ce 
matin  à  l'unanimité  une  proposition  de 
M.  Victor  Hugo  qui  demande  au  mi- 
nistre de  l'Intérieur,  sur  les  fonds  votés 
récemment  pour  les  secours  aux  lettres  et 
aux  arts,  une  somme  de  25.000  francs 
destinée  aux  cinq  associations  littéraires 
qui  existent  à  Paris». 

Nous  venons  de  citer  l'Événement  du 
i"  août  1848,  c'était  son  jour  de  nais- 
sance. Amis  et  ennemis  disent  volon- 
tiers que  Victor  Hugo  avait  créé  ce  jour- 
nal et  que,  sous  la  signature  de  tel  ou 
tel  rédacteur,  c'était  sa  pensée  même  qui 
se  faisait  jour.  Il  a  fait  justice  de  cette 
affirmation  dans  la  lettre  que  nous  repro- 
duisons page  635  ;  quant  à  la  création  du 
journal,  nous  tenons  de  Paul  Meurice 
le  récit  des  circonstances  dans  lesquelles 
l'Événement  vit  le  jour. 

Paul  Meurice  et  Auguste  Vacquerie 
étaient,  et  cela  avant  même  leur  sortie 
du  collège,  admirateurs  passionnés  du 
poète,  ils  le  sont  restés  toute  leur  vie; 
voyant,  en  1848,  leur  dieu  attaqué  farieu- 
sement  par  une  certaine  presse,  ils  rê- 
vaient de  le  défendre,  d'affirmer  leur 
communion  d'idées  dans  un  journal; 
mais  il  étaient  loin  de  posséder  les  fonds 
indispensables  au  lancement  des  pre- 
miers numéros. 

Paul  Meurice  fit  alors  part  de  ses 
désirs,  de  ses  regrets  à  son  demi-frère, 
l'orfèvre  Froment-Meurice,  et  à  son 
beau-frère,  Charles  Mahler;  tous  deux 
s'engagèrent  à  assumer  une  partie  des 
premiers  frais;  diverses  combinaisons 
furent  alors  envisagées ,  Victor  Hugo  les 
énumère  dans  cette  lettre  à  Paul  Meu- 


«Cher  ami,  plus  j'j  pense,  plus  je 
vois  la  situation  embarrassante.  Je  crois 
pourtant  qu'on  peut  s'en  tirer. 


De  notre  côté  je  ne  vois  toujours  que 
l'une  de  ces  trois  combinaisons: 

Ou  une  combinaison  Goudchaux- 
Lachâtre  (par  tiers). 

Ou  une  combinaison  Goudchaux  et 
nous  (meilleure). 

Ou  enfin  votre  combinaison  de 
soixante  parts  à  750  francs,  trente-une  à 
nous.  En  ce  cas  je  suis  encore  prêt, 
comme  je  vous  le  disais  hier,  à  faire  les 
14.000  francs  nécessaires  pour  les  19  parts 
miennes.  Mais  qui  prendrait  les  29  res- 
tantes ? 

En  tout  cas,  il  serait  utile  de  voir 
M.  Goudchaux.  Je  ne  le  connais  pas 
personnellement,  mais  si  vous  croyez 
que  cela  pourrait  servir,  je  vous  accom- 
pagnerais chez  lui. 

Voulez-vous  venir  manger  ma  côte- 
lette ce  matin?  Nous  causerons.  Venez 
à  dix  heures  et  demie.  Nous  aurons 
deux  heures.  Je  suis  forcé  de  sortir  à 
midi  et  demie. 

Ex:  imo. 

Victor  H.  ^^î.» 

Il  est  probable  qu'indépendamment 
de  leur  apport  dans  les  «  trente-et-une 
parts  à  nous» ,  Froment-Meurice  et  Char- 
les Malher  s'engagèrent  pour  quelques- 
unes  des  «  29  restantes  »  ;  grâce  à  leur 
concours,  l'Événement  parut;  Charles 
Malher,  à  partir  du  4  septembre,  signa 
même  :  Uun  des  propriétaires ,  gérant;  les 
deux  fils  de  Victor  Hugo  firent  leurs 
premières  armes  dans  ce  journal  ;  Paul 
Meurice  et  Auguste  Vacquerie  y  batail- 
lèrent à  qui  mieux  mieux;  un  groupe 
d'ardents  écrivains  se  joignit  à  eux  : 
Théophile  Gautier,  Théodore  de  Ban- 
ville, Gérard  de  Nerval,  Dumas  fils, 
Mûrger;  la  réussite  dépassa  leur  attente. . . 
jusqu'au  jour  où  les  fondateurs  payèrent 
de  la  prison  ce  trop  grand  succès. 

(')  Bibliothèque  nationale. 


HISTORIQUE. 


633 


Victor  Hugo ,  avant  de  se  rendre  à  la 
séance  du  i"  août  1848  où  il  fzrla  pour 
la  liberté  de  la  presse  et  contre  l'arreflation 
des  écrivains,  écrivit  à  Emile  de  Girardin  : 

Mercredi  (*),  une  heure. 

Combien  je  regrette  que  vous  n'ayez 
pas  eu  l'idée  de  m'écrire  hier!  "Vbs  docu- 
ments m'arrivent  au  moment  où  je  pars 
pour  la  séance.  Je  n'aurai  même  pas  le 
temps  de  les  lire.  N'importe  !  Je  serai  là 
tout  à  vous  et  bien  à  vous.  Et  s'il  est 
nécessaire  que  la  réserve  donne,  je  don- 
nerai. Mais  j'aurais  mieux  aimé  être  de 
ceux  qui  engageront   le  premier  feu. 

"V^tre  ami, 
Victor  H.(2).,) 

En  rentrant,  il  lui  envoya  ce  billet  : 

«Nous  avons  fait  ce  que  nous  avons 
pu  au  milieu  d'une  assemblée  évidem- 
ment hostile.  Moi  qui  veux  sa  grandeur 
et  son  pouvoir,  je  lui  ai  conseillé,  dans 
son  intérêt  même,  le  respect  de  la  liberté 
de  la  presse.  Ils  ont  écoute,  mais  voté 
contre. 

Je  vous  serre  la  main.  Mettez,  je 
vous  prie,  tous  mes  respects  aux  pieds  de 
Madame  de  Girardin». 

Mardi  W. 

Les  ouvriers  typographes  de  la  Tresse 
écrivirent  à  Victor  Hugo  pour  le  remercier 
d'avoir  pris  la  défense  de  leur  directeur 
et  d'avoir  combattu  pour  la  liberté  de 
la  presse  ^*^  ;  puis  ils  se  rendirent  chez  lui , 

(1)  Il  y  a  certainement  une  erreur  de  plume, 
le  i"  août  était  un  mardi.  —  O  Colle^ion 
Spoelberch  de  Lovenjoul.  —  f^)  ColleHion  Spoelberch 
de  Lovenjoul.  —  (*'  Lettre  publiée  par  La 
Presse,  2  août  1848. 


il  était  absent  j  au  retour  il  leur  adressa 
cette  lettre  : 

ij  août  1848. 

«Messieurs, 

J'ai  vivement  regretté  de  ne  pas 
m'être  trouvé  chez  moi  quand  vous 
m'avez  fait  l'honneur  de  vous  y  présenter. 

Ne  me  remerciez  pas;  je  n'ai  fait  que 
mon  devoir,  et  je  suis  heureux  d'avoir 
défendu  le  travail,  d'avoir  plaidé  la  cause 
des  ouvriers,  d'avoir  combattu  pour  vos 
intérêts  qui  sont  des  droits,  en  défen- 
dant la  cause  de  la  liberté. 

Il  ne  faut  pas  qu'on  l'oublie  ou  qu'on 
s'y  méprenne,  la  lutte  actuelle  est  enga- 
gée entre  la  civilisation  et  la  barbarie  j  or 
l'arme  de  la  barbarie,  c'est  la  tyrannie j 
l'arme  de  la  civilisation,  c'est  la  liberté. 

Ne  brisons  pas  nous-mêmes  notre 
épée  dans  nos  mains. 

Croyez,  messieurs,  que  je  suis  à  vous 
bien  cordialement. 

Victor  Hugo  (^).)) 

Toujours  à  propos  du  discours  sur  la 
liberté  de  la  presse,  Victor  Hugo  reçut 
de    deux  prisonniers  cette  lettre  : 

Citoyen, 

«  Tous  les  hommes  de  cœur  qui  aiment 
leur  pays  et  les  institutions  qui  l'honorent, 
c'est-à-dire  la  justice  et  la  liberté,  ont 
applaudi  aux  nobles  paroles  que  vous 
avez  prononcées,  il  y  a  quelques  jours, 
à  la  tribune  de  l'Assemblée  nationale. 

Permettez  à  deux  hommes  qui  expient 
sous  les  verrous  de  la  Conciergerie  le  crime 
d'avoir  use,  dans  la  limite  irréprochable 
de  leur  droit,  de  cette  liberté  de  la  presse 
qu'on  s'efforce  de  monopoliser  sous  le 
régime  actuel,  permettez-leur  de  vous 

^^'  La  Pressej  vj  août  1848. 


634 

adresser  le  témoignage  de  leur  reconnais- 
sance et  de  leur  sympathie. 

Vous  avez  plaidé  leur  cause  du  point 
de  vue  où  doivent  se  placer  tous  les 
cœurs  animés  d'un  pur  libéralisme,  de 
cette  honnêteté  inaccessible  aux  haineuses 
passions;  c'est  dans  ce  même  esprit, 
citoyen,  que  deux  prisonniers,  deux  pros- 
crits de  la  presse  démocratique,  torturés, 
spoliés  sans  motifs  sérieusement,  honnê- 
tement avouables,  s'efforcent  de  violer  la 
séquestration  absolue  qu'ils  subissent, 
pour  rendre  hommage  à  votre  coura- 
geuse fermeté. 

Salut  et  fraternité. 

GoLFAVRU,  un  des  rédacteurs 

du  Père  Duchesne,  place   de 

rÉcole,  3. 
J.-E.   Berard,   Rédacteur   en 

chef  du  Napoléonien j  48,  rue 

N.-D.-de-Lorette. 

Paris,  Conciergerie,  ce  4  août  1848»  C*'. 

Au  verso  de  cette  lettre  est  une  copie 
de  la  réponse  de  Victor  Hugo  : 

«Messieurs, 

Votre  remerciement  me  touche,  mais 
je  n'ai  fait  que  mon  devoir.  Défendre  la 
liberté,  c'est  défendre  l'ordre  et  la  consti- 
tution. Permettez-moi  de  vous  remercier 
encore  en  même  temps  de  n'avoir  point 
douté  de  moi  et  d'avoir  pense  que  je  res- 
terais toujours  fidèle  aux  idées  et  aux  prin- 
cipes. Je  ne  sais  même  plus  si  vous 
m'avez  jamais  attaqué.  Vous  souffrez, 
cela  me  suffît.  Hier  je  vous  combattais, 
aujourd'hui  je  vous  défends.  Dans  le 
malheur  et  sous  les  verrous  je  ne  me 
connais  plus  d'ennemis,  je  ne  me  con- 
nais même  plus  d'adversaires;  j'ouvre  les 
bras  et  je  tends  la  main. 

(0  Documents, 


ACTES  ET  PAROLES. 


Je  ne  sais  trop  comment  vous  faire 
parvenir  cette  lettre ,  j  e  la  confie  au  hasard 
qui  est  parfois  bienveillant. 

Recevez,  messieurs,  l'assurance  de 
mes  sentiments  de  cordialité. 

V.  H.» 


La  Démocratie  Pacifique  et  le  Bien  Public, 
en  engageant  une  polémique  avec  l'Evé- 
nement, avaient  mêlé  à  leurs  attaques  le 
nom  de  Victor  Hugo;  l'Événement  pro- 
testa le  7  août  1848  : 

«Deux  mots  à  la  Démocratie  Pacifique  et 
au  Bien  Public.  —  Deux  mots  sérieux  et 
tranquilles ,  sans  amertume  et  sans  colère. 

Rappelons  d'abord  à  ces  deux  feuilles 
notre  formelle  déclaration  du  premier 
jour  : 

M.  Victor  Hugo  est  entièrement  étran- 
ger à  la  rédaction  de  l'Événement,  et  n'y 
prend  aucune  part,  ni  directe  ni  indi- 
recte. Nous  avons  en  littérature  et  en 
politique  des  idées  communes  avec 
M.  Victor  Hugo;  nous  acceptons  pleine- 
ment pour  notre  profession  de  foi ,  celle 
qu'il  a  adressée  aux  électeurs  de  Paris,  et 
qui  lui  a  valu  87.000  suffrages;  mais, 
nous  l'avons  dit,  il  demeure  irrespon- 
sable vis-à-vis  de  nous ,  et  le  jour  où  notre 
pensée  se  trouverait  sur  un  point  quel- 
conque en  désaccord  avec  la  sienne ,  nous 
n'hésiterions  pas  à  la  combattre,  et  on 
pourra  le  voir. 

Pourquoi  donc  la  Démocratie  Pacifique 
et  le  Bien  Public  mêlent-ils  dans  leurs 
attaques  M.  Victor  Hugo  à  l'Événement? 
Nous  pensons  que  M.  Victor  Hugo  répon- 
dra lui-même  et  rectifiera  cette  méprise. 
Mais  nous  sommes  jaloux  de  le  devancer 
et  nous  prions  la  Démocratie  et  le  Bien 
Public  de  ne  prendre  désormais  que  nous 
à  partie,  quand  ils  croiront  devoir  faire  la 
guerre  à  nos  idées». 


HISTORIQUE. 


635 


Le  lendemain,  Victor  Hugo  adressait 
au  K^édaBeur  de  l'Événement  cette  lettre  dont 
nous  avons  trouvé  le  brouillon  dans  le 
manuscrit  à^ Avant  l'Exil;  nous  signa- 
lons quelques  modifications  dans  le  texte 
publié  : 

«Monsieur  le  Rédacteur, 

Trouvez  bon  que  je  vous  remercie 
d'avoir  bien  voulu  spontanément  décla- 
rer que  je  suis  absolument  étranger  au 
journal  ÎEvénement  et  que  je  n  j  prends 
aucune  part  directe  ou  indirecte.  Je  ne 
comprends  pas  le  journalisme  autrement, 
le  jour  où  je  ferai  un  journal,  je  le 
signerai. 

Qu^nt  à  présent,  tout  mon  temps  est 
pris  par  l'Assemblée  et  par  les  travaux 
qu'elle  impose  aux  représentants.  Je 
compte  parmi  vos  collaborateurs  plusieurs 
de  mes  meilleurs  et  de  mes  plus  chers 
amis,  mais  ils  savent,  vous  savez  vous- 
même,  avec  quel  soin  scrupuleux  je  me 
suis  toujours  abstenu  de  tout  ce  qui  pou- 
vait ressembler  à  une  influence  de  mon 
opinion  sur  la  leur.  Au  temps  où  nous 
sommes,  le  devoir  a  deux  formes,  l'iso- 
lement et  le  dévouement'^).  Nous 
devons  nous  cntr 'aider  dans  nos  périls  et 
nous  isoler  dans  nos  consciences  '^). 

(')  La  lettre  publiée  dans  l'Événement  du 
8  août  1848  contient  deux  passages  qui  ne 
figurent  pas  dans  le  brouillon  : 

«L'indépendance  de  toute  responsabilité  ex- 
térieure est  plus  que  jamais  nécessaire  à  l'homme 
public  livré  aux  luttes  de  la  tribune,  ce  qui 
n'exclut  pas  la  solidarité  de  tous  les  penseurs 
devant  les  ennemis  de  l'ordre  social.  Ce  que 
vous  faites  de  votre  côté,  je  le  fais  du  mien.  À 
chacun  sa  r^gle,  à  chacun  sa  tâche.»  — 
W  «Nous  avons  tout  \  la  fois  tant  de  choses 
k  combattre  et  tant  de  choses  à  juger!  Vous 
êtes  les  premiers  à  comprendre  que,  comme 
juge  des  événements,  des  hommes  et  des  idées, 
commis  par  le  peuple  à  la  plus  austère  des 
foncrions,  je  dois  rester  dans  ma  solitude.» 


\^jez  en  moi,  du  reste,  Monsieur, 
un  de  vos  lecteurs  les  plus  sympathi- 
ques. J'applaudis  du  fond  du  cœur  à  vos 
nobles  efforts  que  le  succès  couronnera 
certainement,  n'en  doutez  pas.  Oui,  com- 
battez l'anarchie,  aimez  le  peuple,  tout 
est  là.  Un  jour,  espérons-le,  quand  le 
malentendu  des  doctrines  et  des  sys- 
tèmes aura  cessé,  le  combat  finira.  Il  ne 
restera  plus  que  l'amour.  Ce  jour-là,  le 
problème  sera  résoluj  l'envie  s'en  ira  du 
cœur  du  pauvre  et  l'égoïsme  du  cœur  du 
riche  j  nous  ne  serons  plus  seulement  des 
citoyens,  nous  serons  des  frères. 

Agréez,  je  vous  prie,  l'assurance  cor- 
diale de  ma  considération  très  distin- 
guée.» 

7  août  [1848]. 


Même  quand  il  siégeait  à  droite, 
Victor  Hugo  se  tenait  à  l'écart  de  toute 
réunion  ou  manifestation  de  son  parti. 
Une  convocation  à  une  réunion  de  la  rue 
de  Poitiers,  club  du  parti  monarchique, 
porte,  au  bas  de  la  feuille  imprimée  et 
<i?iX.iz  21  août  18^8,  cette  note,  datant, 
d'après  l'écriture ,  du  retour  en  France  : 

Je  ne  suis  allé  qu'une  fois  au  Comité 
de  la  rue  de  Poitiers.  Je  raconterai  cette 
séance. 

Voir  cette  réunion  m'a  suffi.  Je  n'y 
suis  plus  retourné. 

J'y  suis  allé  par  curiosité,  comme 
dans  beaucoup  d'autres  clubs,  sans  en 
être(i). 


On  a  lu,  page  322,  l'incident  de  la 
déposition  de  Victor  Hugo  devant  le 
conseil  de  guerre;  à  la  première  convoca- 

(')  Documents. 


636 


ACTES  ET  PAROLES. 


tion  qu'il  reçut,  il  répondit  d'abord  par 
la  lettre  suivante  : 

Jeudi  28  septembre  [1848]. 

«Monsieur  le  Commissaire, 

Je  ferai  mon  possible,  mais  je  ne  puis 
répondre  de  me  présenter  au  conseil.  Je 
suis  renvoyé  au  troisième  bureau,  à 
onze  heures.  A  midi  et  demi,  TAssem- 
blée  entre  en  séance  et  entame  immé- 
diatement la  question  très  importante  de 
l'amendement  de  M.  Barthélémy  Saint- 
Hilairc  sur  les  deux  Chambres. 

L'Assemblée  n'admettrait  certaine- 
ment pas  que  le  premier  devoir  des  repré- 
sentants fût  ailleurs  que  dans  son  en- 
ceinte :  le  conseil  de  guerre  ne  peut  avoir 
sur  ce  point  d'autre  opinion  que  l'Assem- 
blée nationale.  Je  répète  que  ma  déposi- 
tion n'est  d'aucune  importance.  C'est  à 
peine  si  je  pourrai  reconnaître  le  prévenu, 
ferai  cependant  tout  ce  que  je  pourrai 
pour  me  rendre  au  conseil.  Mais  il  peut 
être  certain  que,  si  je  suis  absent,  c'est 
que  ma  présence  à  l'Assemblée  m'aura 
paru  indispensable.  Il  s'agit,  je  le  répète, 
des  plus  importantes  questions  de  la 
Constitution. 

Recevez,  Monsieur  le  Commissaire, 
et  veuillez  faire  agréer  à  M.  le  président 
et  au  conseil,  l'assurance  de  mes  senti- 
ments les  plus  distingués. 

Victor  Hugo.» 

Jeudi,  28  septembre  t'). 


Le  fossé  se  creusait  de  plus  en  plus 
entre  la  droite  et  Victor  Hugo  ;  bien  que 
ne  s'étantpas  encore  officiellement  séparé 
delà  majorité ,  il  appuyait  les  propositions 

(')  La  Presse^  30  septembre  1848. 


de  la  gauche  chaque  fois  que ,  selon  lui , 
la  liberté  était  attaquée  sous  quelque 
forme  que  ce  fût.  Or  l'état  de  siège  tel 
que  le  pratiquait  le  général  Cavaignac 
était  incompatible  avec  les  principes  que 
Victor  Hugo  défendait;  qu'il  parlât 
contre  la  peine  de  mort  ou  pour  la 
liberté  de  la  presse ,  les  interruptions ,  les 
protestations  partaient  de  la  droite.  C'est 
de  ce  moment  sans  doute  qu'il  faut  dater 
cette  note  : 

[1848.] 

MM.,  j'appartiens  à  vos  rangs,  j'ai 
lutté  avec  vous,  j'y  lutterai  encore.  Un 
concours  loyal  et  désintéressé  ne  vous 
suffit  pas ,  il  vous  faut  l'obéissance  passive. 
Vous  ne  l'obtiendrez  pas  de  moi.  Vous 
voulez  me  dégoûter,  m'irriter,  me  rejeter, 
vous  voulez  me  contraindre  à  chercher 
d'autres  alliés,  parce  que  j'ai  conservé 
mon  libre  arbitre,  parce  que  je  suis  déter- 
miné à  vous  préférer  dans  l'occasion  ce 
qui  me  paraît  être  la  justice  et  la  vérité. 
Soit,  comme  il  vous  plaira.  Faites.  Ma 
conduite  politique  ne  dépend  pas  d'un 
applaudissement  ou  d'un  murmure.  Quoi 
que  vous  fassiez,  je  resterai  dans  le  camp 
de  l'ordre,  mais  sachez-le  bien,  jamais 
je  ne  commettrai  ce  que  ma  conscience 
appelle  des  crimes  pour  éviter  ce  que 
votre  politique  appelle  des  fautes  (^h 


Dans  son  discours  du  11  octobre  1848  , 
Victor  Hugo  disait  :  V)us  avez  soumis 
la  République  à  cette  périlleuse  épreuve 


('^  En  marge  ces  modifications  :  J'appar- 
tiens à  vos  rangs  ainsi  que  plusieurs  de  mes 
amis,  nous  avons  lutté  avec  vous,  nous  y 
lutterons  encore,  etc..  —  Vous  voulez  août 
dégoûter,  parce  que  nous  avons,  etc.. 

Puis  k  la  fin  revenir  k  moi  :  Quant  à  moi, 
quoi  que  vous  fassiez ,  etc. . .  —  Moi. 


HISTORIQUE. 


637 


d'une  assemblée  unique^''.  Le  28  sep- 
tembre en  eflFet,  la  Chambre  avait  adopté 
cet  article:  L,e  peuple  français  délègue  le  pou~ 
voir  législatif  à  une  assemblée  unique.  Le 
4  novembre,  la  Constitution,  définiti- 
vement votée ,  consacrait  le  principe  de 
l'assemblée  unique ,  ce  qui  motivait  cette 
note  : 

^  novembre  18^8. 

La  Chambre  vient  de  voter  la  Cons- 
titution. 

\bici  l'avenir  : 

La  France  gouvernée  par  une  assem- 
blée unique. 

C'est-à-dire    l'océan     gouverné     par 


r 


ouragan 


(2). 


Mais  bien  plus  tard,  si  nous  en 
croyons  le  changement  d'encre  et  d'écri- 
ture, l'opinion  de  Victor  Hugo  s'est 
modifiée  ,  et,  sous  la  note  datée  4  novem- 
bre j  ïl  zjonte  : 

Le  salut  n'est  pas  dans  deux  chambres 
distinctes,  comme  je  l'ai  cru  longtemps. 
Je  me  fais  sur  ce  point  beaucoup  d'objec- 
tions à  moi-même. 

Tout  le  problème  est  dans  ceci  : 

Constituer  le  droit  des  minorités. 

D  faut  donner  à  la  minorité  de  l'Assem- 
blée, dans  certains  cas,  le  droit  d'appel  au 
suffrage  universel,  c'est-à-dire  au  peuple, 
c'est-à-dire  au  souverain. 

De  cette  façon  le  définitif  sortira  du 
peuple  même  et  les  majorités  des  assem- 
blées n'y  opprimeront  plus  les  minorités. 
Moins  de  frottements,  plus  de  froisse- 
ments. 

Le  peuple,  c'est  le  fond  solide. 

Appeler  au  peuple,  c'est  jeter 
l'ancre  ^^h 


(^î  Voir  page  139.  —  W  CoBeSHon  de  M,  Louis 
BarrboH.  —  '*)  Idem. 


Mais  Victor  Hugo  était ,  le  4  novembre 
1848,  si  convaincu  du  danger  d'une 
assemblée  unique,  que  pour  affirmer 
publiquement  son  opinion,  il  écrivit 
cette  lettre  au  rédacteur  du  Moniteur  Uni- 
versel : 

«  Monsieur, 

L'institution  d'une  assemblée  unique 
me  paraît  si  périlleuse  pour  la  tranquillité 
et  la  prospérité  du  pays  que  je  n'ai  pas 
cru  pouvoir  voter  une  Constitution  où  ce 
germe  de  calamité  est  déposé. 

Je  souhaite  profondément  que  l'ave- 
nir me  donne  tort. 

Veuillez  agréer.  Monsieur,  l'assurance 
de  ma  considération  la  plus  distinguée. 

Victor  Hugo^^).» 

j  novembre. 

D'autre  part,  nous  trouvons,  relié  au 
Reliquat,  ce  brouillon  de  lettre  sans  nom 
de  destinataire  : 

[Novembre  1848.] 
«  Monsieur, 

La  forme  républicaine,  théorique- 
ment et  logiquement,  est  pour  moi, 
démocrate  ancien  et  sincère ,  la  forme  de 
gouvernement  la  plus  parfaite.  Néan- 
moins j'ai  toujours  pensé,  comme  l'avait 
reconnu  le  gouvernement  provisoire, 
que  la  République,  dans  l'intérêt  même 
de  sa  stabilité,  devait  être  soumise  à  la 
libre  acceptation  du  pays.  Voilà  pourquoi 
j'ai  cru  devoir  refuser  mon  vote  à  une 
Constitution  qui  refusait  la  sanction  du 
peuple. 

D'autre  part ,  l'Evénement  du  j  novem- 
bre publiait  cette  note  : 

Le  vote  de  Victor  Hugo  contre 
LA  Constitution. 

...  Sur  presque  toutes  les  questions 
(1)  CoSedioa  de  M.  Louis  BartboM, 


638 

fondamentales,  M.  Victor  Hugo  est  resté 
en  désaccord  avec  la  Constitution. 

Il  a  voté  pour  la  sanction  de  la  Cons- 
titution par  le  peuple.  —  La  Constitu- 
tion l'a  repoussee. 

Il  a  voté  pour  le  principe  des  deux 
Chambres.  —  La  Constitution  établit 
une  Chambre  unique. 

Il  a  voté  pour  la  liberté  imprescrip- 
tible de  la  pensée.  —  La  Constitution 
définit  et  restreint  les  droits  de  la  presse. 

Il  a  voté  pour  l'abolition  pure  et  sim- 
ple de  la  peine  de  mort.  —  La  Consti- 
tution l'a  maintenue  en  matière  civile. 

L'organisation  défectueuse  du  Conseil 
d'état  a  également  mérité  le  vote  négatif 
de  M.  Victor  Hugo. 

Quand  on  songe  à  ces  sérieuses  diver- 
gences d'opinion,  on  ne  s'étonne  pas 
que  l'austère  penseur  ait  refusé  son  vote 
à  la  Constitution. 


En  octobre  1848 ,  la  question  de  la 
présidence  fut  agitée.  Louis  Bonaparte, 
prudemment,  ne  se  porta  pas  tout  de  suite 
candidat  ;  il  sentait  la  défiance  de  l'Assem- 
blée flotter  autour  de  son  nom  j  on  crai- 
gnait —  était-ce  à  tort  ?  —  que  le  neveu  de 
l'empereur  ne  ressuscitât  l'empire.  Un  pé- 
ril qui  semblait  plus  imminent  menaçait 
la  République  5  tout  un  parti  conspirait 
le  retour  de  la  monarchie.  C'est  alors  que 
Victor  Hugo  prononça,  «au  nom  des 
principes»,  son  discours  sur  l'exclmion 
des  Bonaparte '■^\  On  a  dû  remarquer  qu'il 
y  déclarait  ne  pas  connaître  personnel- 
lement le  représentant  Louis  Bonaparte, 
ne  lui  avoir  jamais  parlé  et  ne  l'avoir 
jamais  vu  qu'à  la  distance  qui  séparait 
leurs  bancs  dans  l'Assemblée. 

Ce  fut  le  futur  empereur  qui  alla,  vers 

(^'  Voir  page  424. 


ACTES  ET  PAROLES. 


la  fin  d'octobre,  rue  de  la  Tour-d'Au- 
vergne, rendre  visite  au  futur  proscrit. 
Victor  Hugo ,  au  premier  chapitre  de 
VHiffoired'un  Crime,  raconte  cette  première 
entrevue  et  les  protestations  de  loyauté 
de  Louis  Bonaparte  :  «Mon  nom ,  le  nom 
de  Bonaparte,  sera  sur  deux  pages  de 
l'Histoire  de  France  ;  sur  l'une  il  y  aura 
le  crime  et  la  gloire  ;  dans  la  seconde ,  il  y 
aura  la  probité  et  la  vertu.  » 

Il  retourna  plusieurs  fois  rue  de  la 
Tour-d'Auvergne. 

Le  26  octobre ,  Louis  Bonaparte  déclara 
«accepter  du  sentiment  populaire  une 
candidature  qu'il  n'avait  pas  recher- 
chée»^^*. Victor  Hugo  vota  pour  lui;  en 
février  1851,  il  dit  pourquoi '^\ 

Victor  Hugo,  en  1848 ,  ne  voulut  pour- 
tant pas  s'engager  au  delà  de  son  vote  : 

«  On  vint  me  proposer  de  signer 
une  affiche  qui  recommandait  Louis 
Bonaparte. 

Je  refusai.  Je  dis  en  propres  termes  : 
Je  ne  réponds  de  personne,  pas  même  de 
moi.  Je  réponds  que  je  ne  ferai  jamais 
une  lâcheté,  mais  je  ne  réponds  pas  que 
je  ne  ferai  jamais  une  bêtise  (^^. 

Les  amis  de  Victor  Hugo  espéraient 
qu'il  ferait  partie  du  nouveau  ministère  ; 
il  répond  à  l'un  d'eux ,  Paul  Lacroix  : 

10  décembre  1848. 

«...  Par  grâce,  ne  voyez  pas  en  moi  un 
ministre,  je  veux  rester  l'ami  indépendant 
des  lettres  et  des  lettrés.  Je  veux  ^influence 
et  non  le  pouvoir,  l'influence  honnête, 
probe,  éclairée  et  rien  de  plus,  rien 
pour  moi  surtout.  Et  toute  mon 
ambition,  quand  à  vous  tous  vous  aurez 

W  Moniteur.  Séance  du  26  octobre  1848. 
—  (2)  Voir  page  351.  —  '''  L,a  veille  de  l'e'le^ion. 
Choses  vues,  tome  I,  édition  de  l'Imprimerie 
nationale. 


HISTORIQUE. 


639 


sauvé  la  civilisation  et  le  pays,  ce  sera 
de  retourner  à  ma  charrue,  c'est-à-dire 
à  ma  plume  <^)». 

Cette  indépendance  est  encore  affirmée 
dans  cette  note  intime  : 

Je  suis,  je  veux  être  et  rester  l'homme 
de  la  vérité,  l'homme  du  peuple,  l'hom- 
me de  ma  conscience.  Je  ne  brigue  pas 
le  pouvoir,  je  ne  cherche  pas  les  applau- 
dissements. Je  n'ai  ni  l'ambition  d'être 
ministre,  ni  l'ambition  d'être  tribun'^'. 

Il  se  tenait  volontairement  à  l'écart; 
il  écrit  à  M.  H.  Vinson  qui  le  prie  de  le 
recommander  pour  un  poste  adminis- 
tratif : 

«Il  ne  faut  pas  redonner  le  hideux 
spectacle  de  la  curée  du  National  ^^h 
\^us  devez,  vous,  noble  poëte,  com- 
prendre et  approuver  ma  réserve  et  ma 
pudeur.  Je  ne  veux  pas  même  parler 
à  un  ministre.  Ce  moment  passera, 
l'exemple  sera  donné,  et  alors  je  serai 
heureux  s'il  m'est  donné  de  ne  pas  vous 
être  inutile. 

Croyez  à  mes  plus  vives  sympathies, 

Victor  Hugo^*'». 

27  décembre  1848. 

On  peut  rapprocher  ces  lettres  de  ces 
mots  qu'on  lit  dans  Choses  -vues  : 

«Comme  je  sortais  de  l'Assemblée, 
seul,  et  évite  comme  un  homme  qui 
a  manqué  ou  dédaigné  l'occasion  d'être 
ministre ...»  (^) 


C'  Bibliothèque  de  l'Arsenal.  —  (»)  Mot.  — 
('^  En  mai  1848,  dès  que  l'Assemblée  natio- 
nale forma  un  ministère,  les  amis  du  National 
accaparèrent  presque  toutes  les  places  officielles. 

—  '*'     Communiquée   par    M.    Paul    Uinson. 

—  (*J  1m  proclamation  alaPre'sidenee.  Choses  "vues, 
corne  I,  édition  de  l'Imprimerie  nationale. 


La  même  pensée  est  exprimée  dans 
ces  vers  des  Châtiments  :  Ce  que  le  poète  se 
dirait  en  1S4S;  en  se  dictant  son  devoir , 
il  commençait  ainsi  : 

Tu  ne  dois  pas  chercher  le  pouvoir. . . 

Nous  lisons  dans  Choses  vues  des  détails 
sur  le  premier  dîner  offert  à  l'Elysée  par 
Louis  Bonaparte.  Victor  Hugo  y  fut 
invité;  le  président  s'y  montra  fort 
cordial,  le  représentant  fort  réservé.  Le 
nouvel  élu  s'attendait  sans  doute  à  rece- 
voir des  sollicitations ,  il  n'eut  que  des 
conseils  '"'. 

Un  petit  dossier,  relié  aujourd'hui  avec 
les  Documents,  nous  apprend  pourtant  que 
Victor  Hugo,  sept  jours  après  ce  dîner, 
écrivit  à  Louis  Bonaparte.  Voici  le  contenu 
de  ce  dossier  trouvé  aux  Tuileries  à  la 
chute  de  l'empire,  remis  à  Victor  Hugo 
et  conservé  actuellement  à  la  Biblio- 
thèque nationale.  Sur  la  première  page 
on  lit,  de  l'écriture  de  1872  à  1874  : 

Demandes  (appuyées  par  M™'  Victor 
Hugo)  pour  les  filles  du  peintre  Boze 
et  pour  la  colonie  de  Petit-Bourg  (^^ 
(appuyées  par  moi)  près  de  Louis 
Bonaparte  pendant  les  premiers  temps 
de  sa  présidence. 

PAPIERS    TROUVES    AUX    TUILERIES. 

(  Sans  importance).  A  garder  pourtant. 

À  Monsieur  le  Président 

de  la  République. 

«Monsieur  le  Président, 

J'ai  l'honneur  de  vous  adresser,  au  nom 
du  conseil  d'administration,  les  derniers 

'•'  L,e  premier  diner.  Choses  'vues,  tome  I, 
édition  de  l'Imprimerie  nationale.  —  W  Victor 
Hugo  était,  en  1848,  président  de  la  Socie'té  de 
Petit-Bourg  pour  le  patronage  et  la  fondation  de 
colonies  agricoles  en  faveur  des  jeunes  garçons  pau- 
vres ou  indigents,  des  enfants  trouvés,  abandonnés 
ou  orphelins  de  France.  —  Documents. 


640 


ACTES  ET  PAROLES. 


comptes  rendus  de  la  colonie  de  Petit- 
Bourg,  en  vous  priant  de  vouloir  bien 
nous  faire  l'honneur  de  devenir  un  des 
bienfaiteurs  d'une  société  qui,  la 
première  en  France,  a  inscrit  au  fronton 
de  sa  colonie  :  «.Mieux  vaut  prhenir  que 
réprimery),  d'une  société  qui  formera  dans 
l'avenir  un  magnifique  modèle  pour 
fextinSlion  de  cette  plaie  du  paupérisme  à 
laquelle  vous  avez  si  noblement  consacré 
les  heures  de  votre  captivité. 

Depuis  la  révolution  de  Février, 
Petit-Bourg  ne  se  borne  plus  à  adopter 
les  enfants  pauvres,  les  orphelins  et  les 
enfants  trouvés  de  Paris,  il  recueille  aussi 
les  jeunes  détenus,  au-dessous  de  16 
ans,  qui  ont  été  acquittés  en  vertu  de  V article 
66  du  Code  pénal,  comme  ajant  agi 
sans  discernement.  Enfin,  grâce  à  la 
religion,  à  la  morale  et  à  l'instruction, 
de  toute  cette  petite  population  des  villes 
destinée  par  avance  à  l'indigence,  au 
vice  ou  au  crime,  nous  faisons  à  l'agri- 
culture d'habiles  laboureurs,  à  la  patrie 
de  vertueux  citoyens. 

J'ai  l'honneur  d'être.  Monsieur  le 
Président,  votre  très  humble  et  très 
obéissant  serviteur. 

Le  Représentant  du  peuple , 
président  de  l'Assemblée , 

Victor  HuGo(^))). 
Paris,  30  décembre  1848. 

Une  copie  de  la  réponse  faite  par  un 
chef  de  cabinet  et  adressée  à  Victor 
Hugo  est  jointe  à  cette  demande  : 

«Le  Président  de  la  République  me 
charge  de  vous  remercier  de  la  pensée 
que  vous  avez  eue  de  lui  offrir  le  patro- 
nage de  la  Société  de  Petit-Bourg. 

(*)  Victor  Hugo  a  seulement  signé  cette 
lettre  qui  est  d'une  autre  écriture. 


Il  accepte  ce  patronage  avec  empres- 
sement et  tout  son  intérêt  est  acquis  à 
une  fondation  d'une  si  noble  bienfai- 
sance, d'une  si  haute  moralité,  qui  a 
un  homme  tel  que  vous  à  sa  tête. 

(Signature  illisible.) 
20  janvier  1849. 

A  la  page  suivante  est  le  brouillon 
d'une  demande  de  subvention  à  divers 
ministères  ;  au  bas  de  ce  brouillon  Victor 
Hugo  a  indique  les  destinataires  : 

Ministre  de  l'Intérieur  j 
Ministre  de  l'Agriculture  ; 
Ministre  de  l'Instruction  publique. 

Mais  un  document  plus  intéressant 
vient  s'ajouter  à  ceux-ci  :  sur  une  feuille 
à  en-tête  de  Petit-Bourg  oh.  a  été  apposé 
le  cachet  du  cabinet  du  président  de  la 
République,  on  lit  la  lettre  suivante 
dictée  par  Louis  Bonaparte  : 

«Monsieur  le  Ministre, 

La  Colonie  de  Petit-Bourg  est  la  seule 
jusqu'à  présent  que  j'aie  prise  sous  mon 
patronage.  Je  sais  qu'elle  rend  de  très 
grands  services  au  '  point  de  vue  de  la 
morale  et  de  l'humanité  en  faisant 
d'honnêtes  citoyens  d'enfants  sortis  des 
prisons,  et  en  rendant  à  la  santé  tous  les 
nombreux  scrofuleux  que  le  gouvernement 
lui  confie. 

Je  verrais  donc  avec  plaisir  que  Petit- 
Bourg,  par  des  subventions  égales  à  celles 
de  Mettraj,  fut  mise  à  même  de 
recueillir  bientôt  quatre  à  cinq  cents 
enfants,  c'est-à-dire  de  doubler  ses  bien- 
faits, car  je  ne  voudrais  pas  qu'un 
établissement  qui  a  toutes  mes  sympa- 
thies et  que  je  protège  restât  inférieur  à 
aucun  autre.» 

Suivent  une  circulaire,  datée  du  29 
janvier  i8jo ,  invitation  à  un  bal  organise 


HISTORIQUE. 


641 


par  la  Société  de  Petit-Bourg;  une  lettre 
du  chef  du  cabinet  du  Président  de  la 
République  (25  janvier  1850)  répondant 
à  une  demande  d'encouragement  à  la 
colonie  de  Petit-Bourg. 

Le  plus  curieux  de  ces  papiers  trouvés 
aux  Tuileries  est  bien  certainement  un 
petit  dossier  de  trois  pages  où  sont  con- 
signés, en  regard  des  noms  des  deman- 
deurs, leurs  désirs,  leurs  plaintes, 
accompagnés  quelquefois  d'une  appré- 
ciation et  du  nom  de  la  personne  à  qui  le 
demandeur  sera  adressé  ;  sorte  de  dossier 
secret  où  revient  souvent  l'initiale  M 
désignant  M.  Mocquard,  chef  de  cabinet 
du  président  de  la  République.  Nous  y 
trouvons  d'abord  : 

«M™' Victor  Hugo.  — Recommande 
deux  requêtes  :  1°  Des  filles  du  peintre 
Boze  qui  proposent  un  tableau  représen- 
tant Napoléon  I*"",  consul,  au  moment 
de  la  bataille  de  Marengo  (3.000  fr.). 

En  marge  :  Kefus.  (Ce  mot  a  pourtant 
été  rayé.) 

2°  De  la  dame  Losfy,  née  Durosel, 
qui  sollicite  un  secours.  Le  gênerai 
Durosel-Beaumanoir  était  ami  de  Ch. 
Bonaparte,  père  de  Napoléon. 

D'après  un  feuilleton  de  M.  Marco 
Saint-Hilaire,  Ch.  Bonaparte  lui  em- 
prunta 600  francs  lorsqu'il  vint  placer 
son  fils  Napoléon  au  collège  d'Autun.» 

En  regard  de  ces  notes,  le  nom  de 
celui  qui  déciderait  : 

Prince. 

Les  deu^  requêtes  étaient  donc  sou- 
mises à  Louis  Bonaparte. 

On  trouve  d'ailleurs  la  lettre  de  M"* 
Victor  Hugo  recommandant  ses  proté- 
gées à  M.  Mocquard  et  la  réponse.  Le 
tableau  fut  refusé  et  quant  au  descen- 
dant de  celui  qui  avait  prêté  600  francs 
au  père  de  l'empereur,  il  lui  fut  accordé 

ACTES   ET   PAROLES.    —     • 


un  secours  de  cent  francs,  sans  doute 
pour  régler  les  intérêts. 

Dans  la  troisième  note  confidentielle, 
datée  5  janvier,  nous  trouvons  : 

Victor  Hugo,  président  de  la  Société 
de  Petit-Bourg,  demande  le  patronage 
du  président  de  la  République. 

Puis  au-dessous ,  entre  parenthèses  : 

(  S'il  était  proposé  une  mission  diplo- 
matique, il  l'accepterait  d'après  certains 
renseignements)  ^^l 

Ces  renseignements  n'étaient  sans 
doute  pas  exacts;  Granier  de  Cassagnac 
dit  en  effet  dans  ses  Souvenirs  qu'«on 
offrit  à  Victor  Hugo,  le  30  décembre  1848, 
l'ambassade  de  Naples ,  qu'il  refusa,  puis 
celle  de  Madrid  qu'il  eût  probablement 
acceptée  sans  l'intervention  de  ses  amis». 

Le  26  janvier  1849  Victor  Hugo  re- 
commanda chaleureusement  à  Mocquard 
l'écrivain  Jules  Mauviel  qui  avait  adressé 
une  demande  au  Président  de  la  Répu- 
blique (*>. 

Nous  verrons  encore  Victor  Hugo  solli- 
citer en  mars  1849  Louis  Bonaparte;  il 
lui  envoya  des  vers  pour  demander  la 
grâce  des  meurtriers  du  général  Bréa^'^ 
Deux  sur  quatre  furent  exécutés.  En  fé- 
vrier 1850,  il  obtint  la  grâce  d'un  trans- 
porté de  Belle-Isle,  Jeanty-Sarre  ^*\ 


1849. 

Au  début  de  1849,  Victor  Hugo  fait 
lui-même  une  récapitulation  de  son  rôle 

(')  Parmi  les  autres  notes  confidentielles, 
relevons  ces  deux-ci  :  Projet  du  retour  en 
France  des  cendres  du  roi  de  Rome;  baisse  à 
la  Bourse.  —  (*)  Bibliothèque  nationale.  Réserve. 
—  (*'  Choses  uueSj  tome  II,  édition  de  l'Im- 
primerie nationale.  Notes  complémentaires.  — 
(*)  UÉve'nementj  20  février  i8jo. 


642 


ACTES  ET  PAROLES. 


politique  pendant  l'année  1848  ;  elle  est 
écrite  au  verso  d'un  faire-part  daté  du 
II  janvier  1849  : 

Ma  première  parole  a  été  pour  de- 
mander la  dissolution  des  ateliers  natio- 
naux et  leur  transformation  d'une  insti- 
tution nuisible  en  une  institution  utile. 

J'ai  dénoncé,  comme  imminentes,  la 
merre  civile  et  la  guerre  servile,  suppliant 
les  pouvoirs  publics  de  ne  pas  déchaîner 
le  lion  et  le  ti^e.  C'était  le  21  juin.  Le  23, 
le  lion  et  le  tigre  étaient  en  présence 
dans  nos  rues. 

J'ai  toujours  défendu  la  société  du 
côté  où  il  y  avait  péril. 

Devant  les  barricades,  j'ai  défendu 
l'ordre. 

Devant  la  dictature,  j'ai  défendu  la 
liberté. 

En  présence  des  chimères,  j'ai  défendu 
la  propriété,  la  famille,  l'héritage,  l'éter- 
nelle vérité  du  cœur  humain. 

J'ai  demandé  la  clémence  pour  les 
égarés  et  la  sévérité  pour  les  traîtres  : 
c'est-à-dire  la  justice  pour  tous. 

J'ai  tendu  une  main  fraternelle  aux 
vaincus,  par  instinct  du  cœur  d'abord, 
par  instinct  de  la  raison  ensuite  5  car  dans 
des  temps  comme  les  nôtres,  donner  le 
bon  exemple  quand  on  est  vainqueur, 
ce  n'est  pas  seulement  de  la  miséricorde 
chrétienne,  c'est  de  la  prévoyance  poli- 
tique. 

J'ai  empêché,  aidé  par  de  généreux 
collègues,  que  les  catastrophes  publiques 
ne  détruisissent  les  théâtres,  les  arts,  les 
lettres,  ces  sources  de  gloire  pour  la 
France  et  de  vie  pour  la  capitale. 

J'ai  défini  et  Hmité  l'état  de  siège  j  et 
j'ai  dit  :  l'anarchie,  c'est  l'arbitraire  dans 
la  rue  et  l'arbitraire,  c'est  l'anarchie 
dans  le  pouvoir.  (  Séance  du . . .  ^^l) 

'')  L'indication    est    restée    en    blanc. 


Cet  état  de  siège,  inutilement  pro- 
longé, pesait  sur  la  ville  de  Paris,  sur 
les  communes,  sur  le  crédit,  sur  les 
affaires,  sur  la  confiance.  Je  suis  de  ceux 
qui  en  ont  demandé  et  obtenu  la  fin. 

J'ai  demandé  la  sanction  de  la  Consti- 
tution par  le  peuple. 

J'ai  demandé  la  nomination  du  prési- 
dent par  le  peuple. 

J'ai  en  toute  occasion  maintenu  le 
droit  souverain  du  suflErage  universel. 

J'ai  demandé  deux  Chambres,  ou  au 
moins  un  contrepoids  à  l'omnipotence 
de  la  majorité  dans  l'assemblée  unique. 

J'ai  demandé  l'abolition  de  la  peine 
de  mort,  ne  connaissant  rien  de  plus 
rassurant  et  de  plus  beau  que  les  pro- 
grès évidents  de  la  civilisation  mêlés  aux 
progrès  contestables  des  révolutions. 

J'ai  refusé  mon  vote  à  la  Constitu- 
tion, prévoyant  les  immenses  périls 
d'une  assemblée  unique  et  souhaitant 
d'ailleurs  que  l'avenir  me  donnât  tort  ^^\ 

J'ai  appuyé  la  candidature  de  Louis 
Bonaparte  espérant  que,  dans  l'impossi- 
bilité d'être  grand  comme  Napoléon,  il 
essaierait  peut-être  d'être  grand  comme 
"VC^shington. 

J'ai  voté  la  dissolution  de  la  Chambre, 
convaincu  que  la  souveraineté  de  l'As- 
semblée n'était  plus  d'accord  avec  la 
souveraineté  du  pays,  et  qu'il  était 
temps  que  la  nation  prît  enfin  pleine- 
ment possession  d'elle-même  ^^. 


Une  rectification  envoyée  au  Moniteur 
prélude  au  discours  prononcé  cinq  jours 

t')  Lettre  au  Moniteur  du...  {Note  du  ma- 
nuscrit.) La  date  est  restée  en  blanc,  c'était  le 
6  novembre.  Voir  page  643.  —  ^**  Reliquat. 


HISTORIQUE. 


643 


plus  tard  sur  l'urgence  de  la  séparation 
de  l'Assemblée  constituante  : 

«Monsieur  le  Rédacteur, 

C'est  par  suite  d'une  erreur  que, 
dans  le  scrutin  de  division  d'aujourd'hui 
23  janvier,  mon  nom  se  trouve  mclé  à 
ceux  des  honorables  membres  qui  ont 
appuyé  la  formation  d'une  commission 
de  trente  membres  pour  l'examen  du 
budget.  Mon  intention  a  été  de  voter 
dans  le  sens  contraire,  et  mon  vote  doit 
être  compté  à  l'opinion  opposée.  Dans 
la  situation  où  est  le  pays,  la  prompte 
séparation  de  l'Assemblée  nationale 
étant,  selon  moi,  nécessaire,  mes  votes 
tendront  toujours  à  abréger  la  durée  de 
nos  travaux  et  à  renvoyer  au  pouvoir 
législatif  tout  ce  qui  n'exige  pas  rigou- 
reusement l'action  du  pouvoir  consti- 
tuant'^l» 

Victor  Hugo  était  inquiet,  l'avenir 
lui  paraissait  sombre  ;  cette  lettre,  adressée 
à  son  oncle  le  général  Louis  Hugo , 
dépeint  son  anxiété  : 

Assemblée  nationale,  rj  janvier  [1849]. 

«...  Nous  ne  respirons  pas  ici,  nous 
ne  vivons  pas,  nous  sommes  dans  le 
tourbillon.  Tout  sera  bien,  si  nous  par- 
venons à  sauver  le  pays ...  Le  ciel  poli- 
tique est  redevenu  assez  noir  depuis 
quelques  jours.  Il  fallait  s'y  attendre.  Les 
choses  ne  se  remettent  pas  en  un  instant. 
Il  faut  laisser  son  temps  à  la  conva- 
lescence. 

Cependant  il  me  tarde  que  notre 
pauvre  pays  soit  guéri  et  debout.  Quant 
à  moi,  je  m'y  dévoue  ^^K» 

Au    moment    de    la    discussion    du 


(')  Moniteur,  24  janvier  1849.  —  '*'  Extrait 
du  catalogie  Cbaravay, 


budget  la  Commission  des  finances  pro- 
posa une  forte  réduction  des  secours 
attribués  aux  lettres  et  aux  arts.  Victor 
Hugo  reçut  alors  cette  lettre  : 

COMITE  DE    L'ASSOCIATION 

DES    ARTISTES    PEINTRES,   SCULPTEURS, 

ARCHITECTES, 

GRAVEURS   ET   DESSINATEURS. 


«Ch 


er  con 


frère . 


Nous  sommes  réunis  en  commission 
pour  défendre  les  intérêts  que  vous 
représentez  à  la  Chambre.  \^us  êtes 
notre  député;  nous  vous  faisons  donc 
passer  avec  confiance  la  lettre  que  les 
cinq  associations  des  lettres  et  des  arts 
adressent  à  la  Commission  des  finances 
contre  les  conclusions  du  rapport  de 
M.  Bineau,  et  nous  vous  prions  de 
prendre  la  parole  pour  soutenir  une 
cause  qui  vous  est  chère  comme  à  nous. 

Veuillez,  cher  confrère,  agréer  l'assu- 
rance des  sentiments  de  la  plus  haute 
considération  et  du  plus  entier  dévoue- 
ment. 

Pour  la  Commission, 

B.  S.  Taylor(^).» 

Victor  Hugo  prit  en  efîet  la  parole  le 
3  avril  1849  et  mit  l'Assemblée  en  face 
d'un  fait  doxxloureux  et  récent  qui  put 
la  faire  réfléchir  et  l'inciter  à  la  généro- 
sité :  la  disparition  du  statuaire  Antonin 
Moine,  mort  faute  de  secours. 


(*^  Cette  lettre  datée  du  20  mars  1849  et 
reliée  avec  les  Documents,  porte  cent  signatures , 
entre  autres  celles  de  Nanteuil,  A.  Adam , 
Auguste  Vitu,  Pradier,  Barye,  Frederick 
Lemaître,  Dantan  aîné,  Duprez,  Th.  Gau- 
tier, Ambroise  Thomas,  Ingres,  Halévy,  Ber- 
lioz, Auber,  Heim,  Gérard  de  Nerval. 

On  voit  que  les  arts  et  les  lettres  étaient 
bien  représentés. 


644 


ACTES  ET  PAROLES. 


Nous  trouvons  dans  les  Documents  une 
circulaire  du  Comité  de  la  rue  de  Poi- 
tiers rédigée  en  vue  des  élections  de 
mai  1849  et  signée  de  Berryer,  Mole, 
Persigny,  Rémusat,  Duvergier  de  Hau- 
ranne  et  Léon  de  Maleville;  Victor 
Hugo  l'a  accompagnée  de  cette  note  : 

Convocation  du  parti  modéré,  écrite 
par  Daru  à  mon  banc.  Je  m'en  défie. 


Une  seule  fois  dans  sa  vie,  Victor 
Hugo  a  voté  contre  l'amnistie.  Les  rai- 
sons qu'il  donne  dans  la  note  suivante 
ne  nous  semblent  pas  justifier  ce  vote 
qu'il  dut  d'ailleurs  regretter,  car  moins 
d'un  an  après,  il  combattit  ardemment 
les  mesures  qui  aggravaient  la  dépor- 
tation ^'h 

[Mai  1849.] 

Je  voulais  l'amnistie  le  10  décembre. 
J'ai  voté  contre  l'amnistie  le  4  mai^^l 
D'abord  je  ne  voulais  pas  l'amnistie 
toute  seule,  je  la  voulais  entourée 
d'actes  considérables  et  inaugurant  une 
grande  politique  de  conciliation  au 
dedans  et  de  paix  au  dehors.  Le  10  dé- 
cembre, Paris  était  calme,  la  France 
manifestait  sa  souveraineté  par  le  suf- 
frage universel,  aucune  violence  ne  se 
dressait  contre  cette  souveraineté,  aucune 
protestation  contre  cette  autorite,  l'am- 
nistie était  une  mesure  de  puissance. 
C'était  la  porte  de  la  clémence  ouverte 
par  la  force.  Au  4  mai,  Paris  était 
troublé,  les  attroupements  hostiles  four- 
millaient, la  menace  reparaissait  dans 
les  rues,  on  préparait  une  fête,  disait-on, 
une  fête  dessus,  une  émeute  dessous. 


(1)  Voir  page  189.  —  '*'  Il  y  a  erreur.  C'est 
le  2  mai  qu'a  été  proposée  et  rejetée  l'am- 
nistie pour  les  transportés  de  juin  1848. 


voilà  quelle  était  la  situation,  on  reve- 
nait aux  anxiétés  et  même  aux  terreurs 
de  l'année  précédente,  l'amnistie  n'était 
plus  de  la  clémence,  c'était  de  la  peur. 
Pardonner  parce  qu'on  tremble,  c'est  la 
plus  triste  des  lâchetés.  J'ai  refusé  l'am- 
nistie (^K 


Victor  Hugo  se  présenta  aux  élec- 
tions de  l'Assemblée  législative,  mais 
sans  grand  espoir  si  nous  en  croyons  ces 
deux  notes  : 

2  mai  1849. 

Il  est  probable  que  je  ne  serai  pas 
réélu.  Il  n'y  a  plus  que  deux  partis  en 
ce  moment.  Je  n'ai  satisfait  pleinement 
aucun  des  deux.  Je  n'ai  pas  pousse 
l'amour  de  l'ordre  jusqu'au  sacrifice  de 
la  liberté,  je  n'ai  pas  poussé  l'amour 
de  la  liberté  jusqu'à  l'acceptation  de 
l'anarchie. 

Mes  adversaires,  dans  le  parti  de  la 
réaction,  me  reprochent  deux  choses  : 
d'avoir  défendu  la  liberté  de  la  presse  et 
voulu  l'amnistie.  Eh  bien,  je  leur  dis  : 
de  ces  deux  choses-là,  l'avenir  m'en 
tiendra  compte,  mais  autrement  que 
vous.  Les  deux  griefs  que  vous  invo- 
quez contre  moi  seront  les  deux  titres 
que  j'invoquerai  près  de  lui. 

Ce  qui  fait  ma  faiblesse  dans  le  pré- 
sent et  ce  qui  fera  ma  force  dans 
l'avenir,  c'est  que  je  n'accorde  à  aucun 
parti  son  dernier  mot^^l 


1  \  1  • 

A   cette   heure    ou   tous   les   partis 

deviennent  fatalement  extrêmes  et  pré- 
cipitent la  patrie  dans  l'inconnu,  je  n'ai 
eu  qu'une  ambition,  remplir  la  fonc- 


(')  Moi.  —  W  Idem. 


HISTORIQUE. 


645 


tion  la  plus  modeste,  mais  aussi,  selon 
moi,  la  plus  utile,  être  le  frein  qui 
ralentit  tous  les  mouvements  violents, 
soit  en  avant,  soit  en  arrière. 

Dans  les  descentes  rapides  il  arrive 
parfois  que  le  frein  casse. 

C'est  ce  qui  m'arrive  en  ce  moment. 

Pour  qui  le  malheur.'*  est-ce  pour  le 
frein,  ou  pour  le  convoi (^).? 


Au  revers  d'une  liste  de  candidats 
pour  le  scrutin  préparatoire  en  vue  des 
élections  générales  du  13  mai,  on  lit  ce 
projet  de  désistement  écrit  par  Victor 
Hugo  et  destiné  sans  doute  au  Moniteur  : 

J'ai  cru  devoir  voter  contre  la 
Constitution. 

Le  suffrage  universel  semble  aujour- 
d'hui me  donner  tort.  Je  me  retire  et 
j'attends  l'heure  infaillible  où  le  suf- 
frage universel  donnera  tort  à  la 
Constitution. 

Comme  il  importe  de  ne  pas  diviser 
es  votes,  soyez  assez  bon  pour  annoncer 
que  je  me  désiste  (^'. 

Victor  Hugo  ne  persista  pas  dans  ce 
projet,  il  se  présenta  et  fut  réélu  le 
dixième  à  Paris  par  117.069  voix. 


On  a  lu  le  rapport  qac  Victor  Hugo 
avait  déposé  à  l'Assemblée  nationale  le 
17  juillet  1848^'';  une  subvention  de 
680.000  francs  fut  accordée  pour  per- 
mettre aux  théâtres  de  rouvrir;  mais 
depuis,  que  de  misères  l'Association  des 
artistes  dramatiques  n'avait-elle  pas  eu  à 
soulager!  Son  fondateur  et  président,  le 

(»)  Moi.  —  W  Idem.  —  ^''  Documents. 


baron  Taylor,    écrivit  vers  juin    1849, 
croyons-nous ,  cette  lettre  officielle  : 

À  Monsieur  Viaor  Hugo, 

Représentant  du  peuple 
à  l'Assemblée  législative. 

«Monsieur, 

Vous  connaissez  la  situation  déplorable 
des  théâtres  de  Paris;  les  uns  ont  déjà 
succombé,  l'heure  fatale  va  sonner  pour 
les  autres  :  à  aucune  époque  les  artistes 
dramatiques  n'ont  eu  à  lutter  contre  des 
circonstances  si  rigoureuses  et  de  si 
grandes  misères,  et  ces  misères,  qui  nous 
affligent  profondément,  il  n'est  pas  en 
notre  pouvoir  de  les  soulager. 

Elles  atteignent  nos  revenus  dans  leur 
principe  même,  et  les  ressources  de  notre 
association  diminuent  quand  les  calami- 
tés s'accroissent. 

C'est  donc  vers  vous.  Monsieur,  que 
se  tournent  en  ce  moment  nos  regards  et 
nos  espérances.  Votre  éloquence  nous  fut 
déjà  secourable  :  qu'elle  daigne  encore 
défendre  notre  cause,  cette  cause  sacrée 
du  malheur  et  des  arts  pour  laquelle  vous 
savez  trouver  de  si  nobles  accents. 

Un  secours  de  cinquante  mille  francs 
voté  par  l'Assemblée  Nationale,  pour 
les  acteurs  que  les  faillites  survenues 
depuis  février  1848  ont  privés  de  leurs 
appointements,  pourrait  apaiser  bien  des 
douleurs,  prévenir  bien  des  désespoirs. 

Cette  somme  serait  distribuée  par  le 
ministre  de  l'Intérieur,  d'après  les  rensei- 
gnements que  lui  fournirait  le  Comité 
de  l'Association  des  Artistes  dramatiques. 

Opposerait-on  un  refus  à  l'autorité  de 
votre  nom  et  de  votre  parole,  à  ces  géné- 
reuses inspirations  que  chez  vous  l'ora- 


teur va 


puiser 


dans  le  cœur  du 


poète; 


Nous  plaçons  notre  confiance  en  vous 
seul;  ne  nous  abandonnez  pas,  et 
vous  ajouterez  à  notre  reconnaissance. 


646 

vous.  Monsieur,  qui   ne   pouvez   plus 
ajouter  à  notre  admiration. 

Les  Membres  du  Comité  : 

B.  Taylor. 
Président. 
SamsON. 
Vice-Président». 

Il  est  probable  que  Victor  Hugo  a  dû 
intervenir,  mais  la  lettre  de  Taylor 
n'étant  pas  datée ,  nous  n'avons  pas  de 
point  de  repère  pour  situer  cette  interven- 
tion. 


Le  13  juin  1849  éclata  une  tentative 
d'insurrection  fomentée  par  les  chefs  du 
parti  socialiste  qui  tentèrent  de  former  un 
gouvernement  provisoire  démocratique 
et  décrétèrent  la  mise  hors  la  loi  du  prési- 
dent de  la  République  et  du  ministère  ; 
rémeute  fut  réprimée  par  le  général 
Changarnier  qui  avait  alors  le  comman- 
dement des  troupes  de  Paris;  l'état  de 
siège  fut  voté  ;  certains  journaux  républi- 
cains ayant  publié  des  articles  appelant 
le  peuple  aux  armes,  les  soldats  envahi- 
rent leurs  bureaux,  on  accusa  la  force 
armée  d'avoir  brisé  les  presses,  arrêté 
des  ouvriers  typographes ,  pillé  des  impri- 
meries. Le  15  juin,  Victor  Hugo  défen- 
dit, comme  toujours,  les  vaincus,  et 
interpella  le  gouvernement  sur  les  excès 
des  représentants  de  l'ordre.  Le  général 
Gourgaud,  colonel  de  la  i"  légion  plus 
spécialement  incriminée  pour  ses  actes  de 
violence,  monta  le  18  juin  à  la  tribune 
et  déclara  qu'il  n'y  avait  eu  ni  bris  de 
presses,  ni  arrestations  illégales.  Ces  deux 
lettres  de  Victor  Hennequin  à  Victor 
Hugo  prouvent  que ,  au  moins  dans  les 
bureaux  de  la  Démocratie  Vacifque,  tout 
ne  s'était  pas  passé  fort  légalement  : 

[Juin  1849.] 
«Monsieur, 

Je  vous    renouvelle   mes    remercie- 
ments pour  la  démarche  honorable  que 


ACTES  ET  PAROLES. 


vous  avez  faite  aux  bureaux  de  la  Démo- 
cratie Vacific^ue  et,  suivant  votre  demande, 
je  vous  transmets  les  noms  des  per- 
sonnes étrangères  à  la  rédaction  arrêtées 
chez  nous  le  13  juin  et  retenues  encore 
en  prison. 

Ouvriers  compositeurs  : 

Piotin , 

François  Lemaire, 

Rousseau. 
Commissionnaire  :  Blanchard  (^). 
Garçon  de  bureau  :  Grégoire  Krutel. 

"Veuillez  agréer.  Monsieur,  l'assurance 
de  mes  sentiments  dévoués. 

Victor  Hennequin  (^'. 

Paris,  10  juillet  [1849]. 

«  Monsieur, 

Je  ne  regrette  pas  d'avoir  attendu 
jusqu'à  ce  jour  pour  vous  remercier 
de  la  part  que  vous  avez  prise  à  la  mise 
en  liberté  de  nos  prisonniers  puisque  je 
peux  en  même  temps  vous  féliciter  de 
votre  discours  d'hier  (^^;  vous  avez  dit 
des  choses  très  vraies,  très  utiles.  Si  le 
parti  qui  domine  en  ce  moment  voulait 
consolider  son  pouvoir  il  vous  écou- 
terait, il  se  mettrait  à  la  place  des  socia- 
listes, organiserait  le  crédit,  le  travail, 
et  nous  enlèverait  à  nous  autres  tout 
prétexte    pour    reparaître    à    l'horizon. 

'''  D'après  VÉve'mment  du  28  juin  1849, 
qui  relate  la  visite  de  Victor  Hugo  aux  bureaux 
de  la  Démocratie  Pacifique,  ce  commissionnaire 
Blanchard  était  venu  porter  une  lettre  et 
attendait  la  réponse  quand  il  fut  arrêté.  — 
(*^  Maison  de  IJillor  Huga.  Au  coin  de  cette 
lettre ,  Victor  Hugo  avait  inscrit  la  lettre  R,  ce 
qu'il  n'omettait  jamais  en  répondant,  puis  ces 
deux  mots  :  En  liberté'.  Comme  en  août  1848 
(voir  page  634)  il  secourait  ses  adversaires.  — 
W  La  Misère.  9  juillet  1849. 


HISTORIQUE. 


647 


Pour  ma  part,  j'accepterais  volontiers 
ce  dénouement.  Tout  ce  que  je  demande 
c'est  que  chacun  puisse  vivre  en  travaillant 
et  j'applaudirai  au  parti,  quel  qu'il  soit, 
qui  résoudra  pratiquement  le  problème. 
"Vbus  verrez  cependant  que  la  majorité 
ne  saura  point  profiter  de  vos  conseils  j 
elle  en  est  déjà  irritée,  ses  journaux  vous 
attaquent  à  l'occasion  même  de  vos  idées 
les  plus  incontestables  et  les  plus  fécondes  j 
persévérez  à  vous  montrer  sincère  ami  du 
progrès  et  l'on  vous  traitera  de  rouge  et 
l'on  vous  prouvera  par  des  actes  que  la 
majorité  actuelle,  portant  au  plus  haut 
point  l'aveuglement,  l'entêtement,  et 
l'ignorance  des  questions  sociales,  est 
plus  incapable  de  comprendre  et  de  gou- 
verner la  France  d'aujourd'hui  que  ne 
le  furent  assurément  M.  de  Polignac 
et  M.  Hébert. 

Rendez  cette  majorité  libérale  et  pro- 
gressive, je  le  souhaite,  mais  je  ne 
l'espère  pas  du  tout.  Quoi  qu'il  en  soit, 
votre  mission  n'en  est  pas  moins  belle, 
et  votre  discours  d'hier  ainsi  que  la 
démarche  faite  par  vous  dans  nos  bureaux 
me  confirment  dans  cette  conviction  que 
de  grands  égards  vous  sont  dus  et  que 
l'on  doit  respecter  votre  caractère  et  vos 
intentions  alors  même  qu'on  aurait  le 
regret  de  se  trouver  en  dissidence  avec 
vous  sur  des  points  graves. 

"Veuillez  agréer  la  nouvelle  expression 
de  mes  remerciements  et  de  mes  félici- 
tations les  plus  vives. 

Victor  Hennequin^^'.» 

Ce  discours  sur  la  Misère,  malgré  la 
vive  opposition  qu'il  rencontra  à  la 
Chambre,  fat  apprécié  non  seulement 
par  les  socialistes  comme  Victor 
Hennequin ,    mais    par   tous   les  cœurs 

(')  Maison  de  Ui^or  Hugo. 


accessibles  à  la  pitié;  cette  lettre  de 
Mélanie  Waldor  traduit  le  sentiment 
général  : 

«Monsieur, 

Je  cède  au  premier  mouvement 
d'admiration  que  toutes  les  belles  paroles 
font  naître  lorsqu'il  j  a  du  cœur  sous  les 
paroles,  les  vôtres  m'ont  émue  aux 
larmes.  V>us  avez  eu  du  courage,  il  en 
faut  pour  être  vrai,  en  face  d'hommes 
qui  ne  veulent  pas  savoir  jusqu'où  peut 
aller  la  misère.  —  C'est  bien,  c'est 
beau,  embrassez  cette  cause,  ne  vous 
fatiguez  pas,  revenez-y  sans  cesse.  Avec 
votre  âme  et  votre  génie, on  peut  tout. 

Hier  plusieurs  journalistes  me  sont 
venus  après  la  séance,  et  m'ont  dit 
combien  ils  avaient  été  émus.  Enfin 
vous  avez  fait  pleurer  un  rédacteur 
du  Siècle! 

M.  Waldor  (ï).» 

10  juillet  [xi^gl. 


Le  Congrès  de  la  Paix  en  1849  fat  un 
événement  mondial;  Victor  Hugo, 
appelé  à  présider  cette  grande  manifes- 
tation fraternelle,  prononça  un  discours 
qui  fat  unanimement  admiré,  sauf  par 
le  parti  catholique.  UUniverSj  commen- 
tant à  sa  façon  le  geste  symbolique  de 
réconciliation  fait  spontanément  par 
le  pasteur  protestant  Coquerel  et  l'abbé 
Degucrry,  curé  de  la  Madeleine,  en 
profita  pour  insulter  Victor  Hugo  : 

«  C'était  un  doux  et  ravissant  spectacle 
pour  tous  les  amis  de  la  tolérance,  que 
ces  mains  du  prêtre  catholique  et  du 
pasteur  hérétique  se  pressant  frater- 
nellement sur  la  poitrine  du  blasphé- 
mateur   de   l'aumône,    de   l'auteur   de 

("   CoUedion  de  M.  Louis  Bartbou. 


648 


ACTES  ET  PAROLES. 


Notre-Dame  de  Paris,  du  Koi  samme  et  de 
tant  d'autres  écrits  immondes.  » 

Cet  article,  non  signé,  était  de  Louis 
"V^uillot,  Il  n'empêcha  pas  le  directeur  de 
l'Institut  catholique  d'offrir  à  Victor 
Hugo,  à  deux  reprises,  le  titre  et  le 
diplôme  de  grand  officier  de  cette  fonda- 
tion. Une  seconde  lettre,  datée  du  4  no- 
vembre, sollicite  une  prompte  réponse^"'. 
On  l'attendit  sans  doute  en  vain ,  car 
nous  ne  voyons  pas  au  coin  de  ce  do- 
cument la  lettre  R  que  Victor  Hugo 
avait  coutume  d'inscrire  chaque  fois 
qu'il  répondait  à  ses  correspondants. 

Un  prospectus  donnant  de  nombreuses 
lettres  d'adhésion  à  la  fondation  de 
l'Institut  catholique  était  joint  à  la 
lettre  du  directeur. 


Au  début  d'octobre  1849  Victor  Hugo 
prononça  dans  le  8*  bureau  un  discours 
sur  les  affaires  de  Rome;  nous  ne  pou- 
vons en  donner  que  le  résumé  publié  par 
le  National  : 

«M.  Victor  Hugo  dit  qu'il  a  vu  avec 
une  profonde  douleur  l'expédition  de 
Rome  dévier  de  la  ligne  qui  lui  avait 
été  tracée.  Le  général  Oudinot  aurait  dû 
attendre  l'approche  des  puissances  abso- 
lutistes avant  d'attaquer  Rome.  L'hon- 
neur du  drapeau  a  été  imprudemment 
engagé.  Les  fautes  se  sont  multipliées. 

La  France,  depuis  trois  siècles,  est  à 
la  tête  de  toutes  les  idées  de  civilisation 
et  de  progrès,  il  est  impossible  qu'elle 
soit  allée  à  Rome  pour  la  restauration 
pure  et  simple  de  l'autorité  pontificale. 
Craignons  de  révolter  le  sentiment  na- 
tional. Inspirons  le  pape  et  ses  conseils  : 
nous  en  avons  le  droit;  imposons,  au 
besoin,  nos  idées  de  liberté,  d'humanité j 

^')  Documents. 


parlons  comme  une  grande  nation  j 
faisons  prévaloir  notre  influence.  Si  le 
commencement  de  l'expédition  de  Rome 
a  froissé  le  sentiment  national  et  a  pu 
humilier  la  France,  il  faut  que  la  fin  la 
relève  et  la  glorifie.» 

Après  ce  discours,  Victor  Hugo  fut 


nomme  commissaire 


(i) 


Quelques  jours  après,  une  réunion  de 
la  commission  eut  lieu  où  Thiers  ap- 
prouva l'attitude  du  pape  en  se  déclarant 
pleinement  satisfait  du  motu  proprio.  Les 
Débats  publièrent  à  la  suite  l'opinion  de 
Victor  Hugo  : 

«M.  Victor  Hugo  s'est  placé  à  un 
point  de  vue  diamétralement  opposé.  Il 
s'est  attaché  à  la  lettre  du  président  (^), 
qui,  à  ses  yeux,  résume  toute  la  politique 
nationale  dans  la  question  romaine.  A 
son  avis,  c'est  sur  cette  lettre  que  doit 
porter  toute  la  discussion.  La  comparai- 
son entre  cette  lettre  et  le  motu  ptoprio 
a-t-il  dit,  doit  être  la  base  des  délibéra- 
tions de  l'Assemblée. 

Il  pense  que  l'Assemblée  doit  appuyer 
notre  gouvernement,  notre  cabinet  et 
notre  diplomatie  dans  le  sens  de  la  fer- 
meté et  non  dans  le  sens  de  la  faiblesse. 
Il  craindrait  que  la  majorité,  par  un  vote 
timide,  ne  donnât  au  cabinet  une  excuse 
pour  reculer.  Il  verrait  un  danger  sérieux, 
à  cette  occasion,  dans  une  scission  qui 
éclaterait,  sur  une  question  si  considé- 
rable, entre  le  président  et  la  majo- 
rités^).» 

Thiers,  nommé  rapporteur,  déposa 
son  rapport  le  13  octobre. 

('î  Archives  nationales j  C*  11,  134.  —  (»)  Dans 
cette  lettre  adressée  k  Edgar  Ney,  son  aide  de 
camp  en  mission  k  Rome,  Louis  Bonaparte 
sommait  le  pape  d'adopter  une  politique 
libérale.  —  (')  Journal  des  Débats,  10  octo- 
bre 1849. 


HISTORIQUE. 


649 


«Un  seul  bulletin  a  protesté  contre  le 
rapport  de  M.  Thiers  dans  le  sein  de  la 
commission  j  ce  bulletin  est  attribue  à 
M.  Victor  Hugo  ^^h  » 

Le  16  octobre,  Victor  Hugo  fut  invité 
au  dîner  que  donnait  Louis  Bonaparte  à 
l'Élyséc. 

«Le  Président  de  la  République  a  fé- 
licite M.  Victor  Hugo  de  l'initiative 
qu'il  avait  prise  dans  la  commission  et 
de  l'appui  éloquent  qu'il  avait  donne  à 
sa  lettre  sur  les  afeires  de  Romc^^l» 

Le  19  octobre ,  Victor  Hugo  prononça 
à  la  tribune  le  discours  sur  l'expédition 
de  Rome.  Nous  donnons,  dans  les 
séances  de  l'Assemblée  rétablies  selon 
le  Moniteur,  un  aperçu  du  tumulte  qui 
accueillit  ce  discours;  la  lutte  continua 
dans  les  journaux. 

Le  Dix  Décembre,  journal  officieux  du 
Président  de  la  République,  déclarait  : 

«M.  Victor  Hugo  a  fait  les  fonctions 
de  ministre  des  affaires  étrangères  puis- 
que le  gouvernement  était  abandonné 
ou  incompris  parle  sien». 

Les  journaux  royalistes  attribuaient  à 
l'ambition  du  poète  sa  lutte  pour  l'indé- 
pendance des  romains  et  le  montraient 
assidu  à  l'Elysée  ;  on  allait  jusqu'à  affir- 
mer qu'il  venait  d'être  chargé  de  former 
un  nouveau  ministère. 

Il  fit  démentir  ces  faux  bruits  par 
l'Evénement  : 

«Depuis  lundi,  jour  où  il  avait  dîné 
chez  le  président,  c'est-à-dire  trois  jours 
avant  la  discussion,  M.  Victor  Hugo 
n'a  pas  mis  les  pieds  à  l'Elysée  et  n'a  eu 
aucun  rapport  avec  M.  le  Président  de 
la  Républiques^'.» 

(')  L'Ev/fiemenij  14  octobre  1849.  — 
{*)  URvénement,  17  octobre  1849.  —  '''  L'Evé- 
nement, 2j  octobre  1849. 


Les  italiens,  eux,  ne  virent  dans  le 
discours  de  Victor  Hugo  que  ce  qui  y 
était  réellement  :  la  défense  de  leurs 
droits  et  le  souci  de  la  dignité  de  la 
France  ;  Manin ,  ex-président  de  la  Répu- 
blique de  Venise,  se  rendit  chez  Victor 
Hugo  pour  le  remercier  de  l'appui  qu'il 
avait  prêté  à  la  cause  italienne  ^'^ 

Les  royalistes  ouvrirent  une  sous- 
cription pour  répandre  à  profusion  le 
discours  de  Montalembert  ;  leurs  adver- 
saires répliquèrent  par  la  reproduction 
du  discours  de  Victor  Hugoj  dans  le 
seul  département  du  Loiret,  près  de 
4.000  exemplaires  furent  distribués;  en 
remerciement,  Victor  Hugo  écrivit  cette 
lettre  qui  parut  dans  la  Confiitution  du 
Loiret  et  que  la  Démocratie  Pacifique  repro- 
duisit le  16  novembre  1849  : 

«Vous  avez  fait  beaucoup  d'honneur 
à  ces  quelques  paroles  inspirées  par  le 
double  amour  de  la  France  et  de  l'Italie. 
Quelle  que  soit  la  diversité  des  nuances 
politiques,  tous  les  cœurs  généreux  se 
rencontrent  là  où  il  faut  défendre  les 
libertés  opprimées  et  les  nationalités 
bâillonnées. 

Quant  à  moi,  je  ne  ferai  jamais 
défaut  à  ce  devoir,  et  si  le  ciel  me  prête 
vie,  je  serai  de  ceux  qui  feront  reculer 
les  despotismes  et  les  tyrannies.  Nous 
autres  pauvres  hommes,  comme  indi- 
vidus, nous  ne  sommes  rien,  mais 
quand  nous  prenons  en  main  une  idée 
éternelle,  nous  pouvons  tout. 

Victor  Hugo.» 

12  novembre  1849. 

C'est  de  ce  moment  que  nous  croyons 
devoir  dater  ces  quatre  notes  : 

Je  n'ai  de  haine  contre  personne 
dans    cette  enceinte.    Hommes    de    la 

W  L'Evénement,  26  octobre  1849. 


650 

majorité,  l'année  dernière  je  combattais 
avec  vous  parce  que  vous  défendiez  la 
civilisation,  cette  année  je  combats 
contre  vous  parce  que  vous  attaquez  la 
liberté.  Personne  ici  n'est  mon  ennemi, 
et  à  cette  tribune  je  vous  tends  la  main 
à  tous,  même  à  vous  qui  murmurez, 
comme  un  frère  et  comme  un  ami. . .  (^). 


ACTES  ET  PAROLES. 


Parce  que  j'ai  la  sottise  d'avoir  de  la 
conscience,  vous  me  dites  que  je  ne  suis 
pas  un  homme  politique. 

En  ce  cas,  entendons-nous.  Mettons 
cet  article  dans  le  dictionnaire  : 

—  Homme  politique.  Un  drôle  qui  n'a 
pas  de  conscience.  Une  canaille  qui  fait  de 
l'opposition  systématique  ou  de  l'autorité 
quand  même,  et  qui  dit  blanc  quand  son 
chef  dit  blanc  ou  noir  quand  son  maître  dit 
noir,  en  vue  de  son  intérêt  particulier  ou 
de  son  ambition  personnelle,  sans  s'in- 
quiéter s'il  foule  aux  pieds  le  droit,  la 
justice,  la  raison,  l'honneur,  le  bon  sens 
et  l'humanité.  — 

Maintenant  je  déclare  que  vous  me 
touchez  fort  peu  quand  vous  me  dites  :  Il 
faut  faire  telle  ou  telle  chose,  suivre  telle 
ou  telle  ligne,  ou  autrement  vous  n'arri- 
verez jamais  à  être  une  canaille  (^). 


Je  ne  prétends  inspirer  de  confiance  à 
aucun  parti,  pas  plus  au  parti  républicain 
qu'au  vôtre. 

Et  savez-vous  pourquoi .'' 

C'est  que  je  ne  suis  d'aucun  parti. 

Demain  je  combattrais  le  parti  répu- 
blicain, s'il  faisait  pour  la  république  ce 
que  vous  faites  pour  la  monarchie,  c'est-à- 
dire  s'il  étouflfait  la  liberté. 


Je  ne  suis  pas  un  homme  politique, 
moi,  je  ne  suis  qu'un  homme  libre (^'. 


Moi!  me  soucier  de  ces  calomnies 
d'en  bas  !  m'émouvoir  pour  tous  ces  petits 
hommes  furieux,  pour  ce  Thiers,  pour 
ce  Montalembert,  pour  ce  Changarnier! 

O  flamboiement  de  colères  naines  ! 
O  incendie  des  haines  de  Lilliput!   Il 

Hercule 
n'est  pas   besoin    d'être    Goliath    pour 

t' éteindre,  il  suffit  d'être  Gulliver '^l 


(')  Moi. 


(«)  Idem. 


Les  adversaires  politiques  de  Victor 
Hugo  ne  sont  pas  toujours  d'accord.  À 
propos  de  ce  discours  sur  l'expédition  de 
Rome,  Edmond  Biré  affirme  que  c'était 
pour  se  rapprocher  de  Louis  Bonaparte 
et  tenir  enfin  le  portefeuille  rêvé  que 
Victor  Hugo  aurait  fait  à  la  tribune 
l'éloge  de  sa  lettre  contre  le  Motu  proprio 
(Bire  passe  soigneusement  sous  silence 
les  réserves  formulées). 

Granier  de  Cassagnac,  au  contraire, 
dit  dans  ses  Souvenirs  du  second  empire  que 
le  président  de  la  République  rompit 
avec  Victor  Hugo  à  propos  de  ce  même 
discours  : 

«Le  prince,  par  l'organe  de  ses  mi- 
nistres, prit  une  attitude  modératrice 
dans  le  débat,  mais  Victor  Hugo,  sur  le 
concours  duquel  il  avait  compté ,  décon- 
certa ses  plans  en  prenant  une  attitude 
hostile». 


Après  celui  de  Paris,  un  congrès  de 
la  Paix  s'organisait  à  Londres  et  Victor 
Hugo  fut  sollicité  de  le  présider;  il  ré- 
pondit : 

Paris,  21  octobre  1849. 

«Messieurs, 
Votre  honorable  invitation  m'a  vive- 

(')  Moi.  —  (*)  laem. 


HISTORIQUE. 


651 


ment  touche.  Si  j'ai  tant  tardé  à  vous 
répondre,  c'est  que  j'espérais  jusqu'au 
dernier  moment  pouvoir  me  rendre  à 
votre  pressant  appel.  Malheureusement, 
la  gravité  des  circonstances  politiques  est 
telle,  que  les  représentants  du  peuple  ne 
peuvent  déserter  leur  poste  à  l'Assemblée 
nationale,  ne  fût-ce  que  pour  quelques 
jours.  Les  débats  qui  s'engagent  peuvent 
à  chaque  instant  nous  réclamer  et  nous 
appeler  à  la  tribune. 

C'est  un  profond  regret  pour  moi. 
J'eusse  été  heureux  de  serrer  à  Londres 
toutes  ces  mains  si  fraternelles  et  si  cor- 
diales qui  voulaient  bien  chercher  la 
mienne  à  Paris;  j'eusse  été  heureux 
d'élever  de  nouveau  la  voix  au  milieu 
de  vous  pour  cette  sainte  cause  qui 
triomphera,  n'en  doutez  pas;  car  elle 
n'est  pas  seulement  la  cause  des  nations, 
elle  est  la  cause  du  genre  humain;  elle 
n'est  pas  seulement  la  cause  du  genre 
humain,  elle  est  la  cause  de  Dieu. 

Quoique  loin  je  serai  parmi  vous,  je 
vous  entendrai,  je  vous  applaudirai,  je 
m'unirai  à  vous.  Comptez  sur  moi  de 
loin  comme  de  près.  Tous  les  efforts  de 
ma  vie  tendront  à  ce  grand  résultat  :  la 
concorde  des  peuples,  la  réconciliation 
des  hommes,  la  paix!  Nous  avons  tous 
ici  la  ferme  et  ardente  foi  qui  assure  le 
succès;  dites-le,  je  vous  prie,  au  nom 
de  vos  amis  de  France  à  nos  amis  d'An- 
gleterre. 

Recevez,  messieurs,  l'assurance  de 
mes  sentiments  les  plus  fraternels. 

Victor  Hugo  ^^\  » 


(''  Journaux  annotes  par  Ui^tor  Hugo,  — 
UEvénementj  4  novembre  1849.  —  Ces  jour- 
naux, se  rapportant  tous  à  Ailes  et  Paroles, 
sont  reliés  en  deux  volumes,  à  la  Bibliothèque 
nationale. 


1850. 


L'année  1850  s'ouvre  sur  cette  réflexion 
mélancolique  : 

Janvier  1850. 

Il  j  a  cinq  ans,  j'ai  été  sur  le  point 
de  devenir  le  favori  du  roi.  Aujourd'hui 
je  suis  sur  le  point  de  devenir  le  favori 
du  peuple.  Je  ne  serai  pas  plus  ceci  que 
je  n'ai  été  cela,  parce  qu'il  viendra  un 
moment  où  mon  indépendance  fera 
saillie  et  où  ma  fidélité  à  ma  conscience 
irritera  l'un  dans  la  rue  comme  elle  a 
choqué  l'autre  aux  Tuileries  ^^\ 

Sous  cette  note,  une  remarque  sur  la 
différence  d'attitude  des  monarchistes, 
depuis  la  révolution  de  1848  : 

Au  I*'  janvier  1849,  les  cartes  que 
nous  envoya  notre  vieux  président  de 
la  Chambre  des  pairs  portaient  : 
M.  Pasquier.  Au  i"  janvier  1850,  elles 
portaient  :  M.  le  duc  Pasquier. 


La  scission  que  Victor  Hugo  déclare 
accomplie  entre  la  droite  et  lui  le  13  juin 
1849'*^  se  manifesta  dans  la  séance  du 
9  juillet  suivant  (discours  sur  la  Misère)  ; 
elle  s'affirma  quand  vint  la  discussion 
sur  l'expédition  de  Rome  (19  octobre 
1849)  ;  mais  elle  devint  définitive  à  pro- 
pos de  la  liberté  de  l'enseignement.  Cer- 
tains biographes  soutiennent  que  Victor 
Hugo  avait  accepté,  en  juin  1849,  lors 
de  la  discussion  dans  les  bureaux,  cette 
loi  qu'il  combattit,  en  janvier  1850, 
à  la  tribune.  Et  ils  déduisent  de  ce 
changement  des  combinaisons  machia- 
véliques qu'ils  prêtent  au  poète  ^'^  S'ils 

("î  Moi.  —  (')  Voir  page  591.  —  ('?  L'un 
d'eux  consacre  un  volume  à  démontrer  que 
Victor  Hugo  avait  préparé  le  coup  d'État  à 
son  profit,  pour  s'ériger  en  successeur  de 
Napoléon  I"! 


652 


ACTES  ET  PAROLES. 


avaient  lu  les  notes  publiées  dès  1853  ^'', 
ils  auraient  vu  que  Victor  Hugo  n'avait 
pas  varié;  il  avait  toujours  voulu  «ins- 
taller l'état  au  sommet  de  la  loi  »  et  éta- 
blir sa  surveillance  sur  tout  enseigne- 
ment, qu'il  vînt  de  l'université  ou  du 
clergé.  Il  n'en  faut  pour  preuve  que  l'attes- 
tation de  son  adversaire,  M.  de  Melun, 
qui  écrit  dans  ses  Mémoires,  à  propos  de 
la  discussion  qui  eut  lieu  le  26  juin  1849 , 
dans  le  4*  bureau  '''  : 

«Victor  Hugo  était  mon  concurrent; 
il  prit  le  premier  la  parole  et  se  posa 
comme  énergique  adversaire  du  projet 
de  loi.  Adoptant  le  système  d'attaque 
qui  avait  le  plus  de  faveur,  il  se  déclara 
ami  dévoué  et  sincère  de  la  liberté  de 
l'enseignement,  mais  précisément,  en 
vertu  de  ce  principe,  il  ne  voulait  pas 
d'un  projet  qui  mentait  à  son  étiquette 
et  n'avait  pour  but  que  d'assurer  au 
clergé  une  part  prépondérante  et  presque 
exclusive  dans  l'enseignement.  » 

Après  la  nomination  de  M.  de  Melun 
comme  commissaire,  le  projet  de  loi  fut 
modifié  en  faveur  de  l'enseignement  des 
jésuites ''\  et  quand  il  arriva  en  discus- 
sion devant  l'Assemblée,  en  janvier 
1850,  l'opposition  de  Victor  Hugo 
s'accrut  en  raison  de  tous  les  change- 
ments apportés  au  projet  depuis  juin 
1849. 

La  séance  fut  des  plus  orageuses; 
Montalembert ,  chef  des  catholiques  et 
inspirateur  de  la  loi  de  liberté  de  l'en- 
seignement, ne  pouvait  pardonner  à 
Victor  Hugo  son  opposition;  l'Indépen- 
dance belge  du  21  janvier  1850  publia  à  ce 
propos  ce  curieux  incident  : 

«Vendredi  dernier   eut  lieu  chez  le 

("  Voir  page  346.  —  W  Archives  nationales, 
N.  C*  II,  131,  —  W  «Lorsque  vint  l'article  qui 
ouvrait  aux  Jésuites  la  porte  de  l'enseigne- 
ment... »  Mémoires  du  vicomte  de  Melun, 
tome  2,  p.  -j^. 


Président  de  la  République  un  grand 
dîner...  M.  de  Montalembert,  après  le 
dîner,  s'approcha  du  Président  et,  lui 
demanda  son  avis  sur  le  discours  de 
Victor  Hugo,  qu'il  qualifia  en  même 
temps  d'une  façon . . .  peu  catholique.  — 
Uotre  avis  n'eBpas  le  mien,  répondit  fîeg- 
matiquement  le  Président,  yV  ne  hais  pas 
ce  au  a  dit  M.  Hugo. 

Mais  ce  qui  dut,  plus  encore  que 
l'opinion  exprimée  par  Louis  Bonaparte, 
mortifier  Montalembert,  ce  fut  le  texte 
du  mandement  de  l'archevêque  de  Paris 
faisant  sienne  la  distinction  établie  par 
Victor  Hugo  entre  le  parti  clérical  et 
l'église,  et  blâmant  l'Univers  «qui  don- 
nait lieu  de  croire...  qu'il  était  vrai- 
ment l'organe  du  clergé  et  de  l'épisco- 
pat»  et  qui  demandait  à  ses  journalistes 
laïques  :  «pourquoi  provoquez- vous  tou- 
jours la  guerre,  comme  si  vous  ne  viviez 
que  par  elle ,  et  qu'il  vous  fallût  des  vio- 
lences et  des  scandales  pour  subsister ^'^  ?» 

Le  discours  sur  la  liberté  de  l'ensei- 
gnement fut  saisi  à  Lyon  par  ordre  du 
général  Gémeau  (Lyon  était  en  état  de 
siège),  he  National  du  30  janvier  1850 
publiait  à  ce  propos  cette  affirmation  : 

Ce  discours  avait  été  tiré  à  quelques 
milliers  d'exemplaires;  on  avait  donné 
les  uns ,  on  faisait  vendre  les  autres . . . 
la  police  a  enlevé  les  exemplaires  déposés 
sur  les  tables  des  marchands. 

Les  discours  de  Victor  Hugo  étaient 
traduits  dans  toute  la  presse  étrangère, 
mais  nulle  nation  plus  que  l'Italie  ne  sui- 
vit avec  autant  d'intérêt  les  luttes  soute- 
nues par  le  poète  ;  le  discours  sur  la  liberté 
de  l'enseignement  fut  reproduit  par  les 

(*)  UÈvhement  du  9  septembre  1850  publia 
le  mandement  de  l'archevêque  Sibour  en 
regard  du  texte  de  Victor  Hugo. 


HISTORIQUE. 


653 


journaux  italiens  et  commenté  au  Parle- 
ment; citons  ici  la  lettre  que  Victor 
Hugo  écrivit  à  la  rédaction  du  Na<^onaîe 
de  Turin  : 

Paris,  3  février  i8jo. 

«Messieurs, 

Je  vous  remercie  de  la  reproduction 
de  mon  discours.  Je  vous  en  remercie 
non  pour  moi,  mais  pour  la  grande 
cause  que  nous  défendons  en  commun. 
Vous  avez  voulu  que  ce  que  j'avais  dit 
pour  la  France  fût  dit  aussi  pour  l'Italie. 
Rien  ne  pouvait  me  toucher  plus  vive- 
ment. Je  confonds  la  France  et  l'Italie 
dans  le  même  amour  filial. 

Je  dis  plus,  messieurs.  Dans  cette 
vieille  Europe,  que  le  souffle  d'en  haut 
renouvelle  à  cette  heure,  tous  les 
hommes  qui  veulent  le  progrès  de  l'in- 
telligence humaine  ont  la  même  patrie, 
et  tous  ceux  qui  veulent  la  liberté  ont 
la  même  âme. 

Permettez-moi  de  vous  écrire  comme 
à  des  compatriotes,  comme  à  des  frères, 
et  de  vous  envoyer  à  travers  nos  luttes 
un  cordial  serrement  de  main. 

Victor  Hugo  (^).» 

À  propos  du  même  discours ,  voici  la 
lettre  que  Victor  Hugo  adressa  à  Brof- 
ferio,  alors  député  au  parlement  de 
Turin ,  et  qui  devint  et  resta  son  ami  : 

Paris,  8  février  18 jo. 

«Vous  avez  voulu  que  le  parlement 
d'Itahe  fît  écho  à  l'Assemblée  de  France. 
Du  haut  de  cette  tribune  de  Turin,  qui 
est  l'espoir  de  la  liberté  et  de  l'indépen- 
dance italiennes,  vous  m'avez  adressé  de 
nobles  et  éloquentes  paroles.  Votre  voix 
a  ete  au  fond  de  mon  cœur.  J'ai  besoin 

(')  Journaux  annoté.  UÈvenemenij  17  février 
1850. 


de  vous  le  dire.  L'Italie  peut  compter 
sur  moi  comme  elle  compte  sur  vous. 
Je  me  regarde  comme  le  plus  humble 
de  ses  fils,  et  je  viens  serrer  la  main  à 
vous,  qui  êtes  l'un  des  plus  glorieux. 

Ayez  foi  dans  la  France  j  la  France  et 
l'Italie  ont  un  passé  commun  :  la  gloire, 
et  un  avenir  commun  :  la  liberté  ! 

Recevez,  Monsieur,  l'assurance  de 
ma  haute  et  fraternelle  considération. 

Victor  HuGO^^l» 

Yo'ic'i  un  extrait  de  la  réponse  de 
Brofferio  (''  : 

«L'Italie,  du  haut  du  Capitole,  dé- 
chirée et  sanglante,  a  maudit  la  France. 
Votre  voix  a  réparé  bien  des  torts ,  a  lait 
renaître  bien  des  espérances,  et  les  deux 
nations,  sous  vos  auspices,  se  sont  em- 
brassées encore  une  fois  et  lèvent  les 
yeux  vers  un  meilleur  avenir». 


Le  samedi  23  mars  1850,  Victor  Hugo 

prit  la  parole  dans  le  7*  bureau  pour 
combattre  le  projet  de  loi  contre  la 
presse  : 

L'orateur  précédent,  M.  Piscatory, 
en  soutenant  le  projet,  avait  blâmé  le 
suffrage  universel  :  J'entends  toujours  parler 
du  peuple j  avait-il  dit,  y>  ne  sais  ce  que  c'eft. 
Je  sais  ce  que  c'eB  que  la  nation.  Puis  il 
s'élevait  contre  l'indécision  du  cabinet 
et  affirmait  que  soixante  années  de  révolution 
avaient  jeté  le  doute  dans  l'esprit  du  gouver- 
nement. 

Citons,  d'après  le  registre  des  déli- 
bérations du  7*  bureau,  la  réponse  de 
Victor  Hugo  : 

M.  Viaor  Hugo  espère  que  le  doute 

(^)  Journaux  annotés.  UÈvenement,  ij  février 
i8jo.  —  (^)  J.  GaslSOI! ,  L'Evolution  démocratique 
de  ViUor  Huff>. 


654 


ACTES  ET  PAROLES. 


dont  parlait  M.  Piscatorj  saisira  la  ma- 
jorité en  présence  de  ces  lois.  Cette  loi 
est  un  remède  à  la  situation.  —  Quelle 
est  la  situation?  Ce  sont  les  dernières 
élections,  particulièrement  l'élection  de 
Paris  diversement  appréciée.  Aux  jeux 
du  Cabinet  et  d'une  portion  considé- 
rable de  la  majorité,  c'est  une  attaque. 
Pour  d'autres  elle  n'a  aucunement  le 
caractère  d'une  ag^avation,  mais  seule- 
ment d'une  proteBaiion.  Uamnktie,  loi  de 
conclusion  de  toutes  les  révolutions,  et 
des  réformes  sociales  étaient  la  conséquence 
politique  et  nécessaire  de  l'insurrection 
de  juin.  Eh  bien,  depuis  une  année  que 
la  Législative  est  rassemblée,  qu'a-t-elle 
fait?  —  La  commission  d'assistance  n'a 
abouti  qu'à  un  rapport  général  qui  n'est 
même  pas  discuté.  Il  j  avait  une  troi- 
sième chose  qui  était  aussi  réclamée  :  Une 
loi  d'enseignement  sérieux.  Sur  ces  trois 
choses,  vous  avez  mécontenté  l'opinion 
publique.  Elle  a  répondu  : 

Au  refus  d'amnistie  :  De  Flotte. 

Au  refus  de  réformes  sociales  :  TJidal. 

À  la  mauvaise  loi  d'enseignement  : 
Carnot. 

Le  gouvernement  aurait  dû  compren- 
dre le  sens  de  l'élection  de  Paris  :  il  fait 
le  contraire.  Mais  en  supposant  qu'au 
lieu  de  céder  à  l'opinion  publique,  il 
fallût  la  corriger,  le  moyen  serait-il  bon  ? 
C'est  un  moyen  qui  n'a  servi  de  rien 
à  la  Restauration  ni  au  gouvernement 
qui  s'est  appuyé  sur  les  lois  de  septembre. 
Les  écrivains  comprimés  ont  recours  à 
l'insinuation,  à  la  réticence,  armes  bien 
plus  dangereuses  que  l'attaque  la  plus 
libre.  C'est  quand  vous  avez  fermé  aux 
écrivains  le  terrain  politique  qu'ils  se  sont 
réfugiés  sur  le  terrain  social. 

Eh  bien!  que  nous  apportez- vous? 
Toujours    la    pénalité   et    toujours    la 


compression.  Vieilles  machines  qui  ont 
deux  fois  de  suite  tué  les  artilleurs  qui 
les  chargeaient.  Le  cautionnement  se  for- 
mera par  souscription  de  12.000  action- 
naires 5  voyez  quelle  force  en  gagneront 
les  journaux  que  vous  craignez!  Dans 
six  mois  la  situation  sera  pire. 

M.  Piscatory  vous  a  demandé  :  qu'est- 
ce  que  le  peuple? Ccstla.  collection  entière 
de  la  nation.  Ici,  M.  Piscatory  est  d'ac- 
cord avec  moij  mais  le  peuple,  c'est 
aussi  ceux  qui  souffrent,  ceux  qui  sont 
dans  la  misère,  ceux  sur  lesquels  pèse  ^^^ 
cet  urgent  besoin  de  réformes  dont  je 
vous  parlais  tout  à  l'heure.  Le  résultat 
de  cette  loi  sera  de  remettre  le  gouver- 
nement du  premier  peuple  au  second  '"'. 

Le  lundi  25,  nouvelle  intervention 
dans  le  7®  bureau  sur  le  même  sujet  et 
pour  le  droit  de  réunion  : 

M.  Victor  Hugo  déclare  que  l'oppo- 
sition que  lui  et  ses  amis  font  aux  lois 
présentes  a  pour  but  non  d'attaquer, 
mais  de  défendre,  non  de  démolir,  mais 
d'empêcher  la  démolition  qui  serait  selon 
lui  la  conséquence  de  ces  lois.  M.  Victor 
Hugo  donne  de  nouveau  l'explication 
qu'il  a  déjà  donnée  de  l'élection  de  Paris. 
—  Le  système  actuel  du  gouvernement 
est  un  système  de  compression.  Lorsque 
la  ville  est  en  feu,  lorsque  les  passions 
sont  extrêmes,  la  compression  peut  être 
bonne;  mais  passée  à  l'état  de  système 
régulier,  la  compression  est  détestable. 
Il  faudrait  commencer  par  les  mesures 
d'organisation. 

t*)  Les  séances  n'étaient  pas,  dans  les  bu- 
reaux, transcrites  par  des  sténographes,  mais 
par  un  membre  de  la  commission  désigné 
comme  secrétaire.  L'écriture  de  celui  qui  a 
donné  ce  compte  rendu  étant  d'une  lecture 
très  difl&cile,  certains  mots  nous  ont  semblé 
douteux.  —  (*^  Archives  nationales,  C*  II,  131. 


HISTORIQUE. 


655 


Proscrire  les  réunions  électorales,  leur 
ôter  toute  liberté,  c'est  porter  atteinte  à 
la  souveraineté  du  peuple  ^^).» 


Par  un  décret  du  3  mai  1850  une  com- 
mission fut  instituée  pour  modifier  la 
loi  électorale}  cette  commission,  compo- 
sée de  dix-sept  membres  de  la  majorité, 
déposa  un  projet  émanant  de  Thiers  et 
rayant  du  droit  de  vote  trois  millions 
d'électeurs.  C'était  l'amoindrissement  du 
suffrage  universel.  Pour  assurer  le  suc- 
cès du  projet,  la  police,  disait-on,  allait 
provoquer  une  émeute.  Le  général  Chan- 
garnier  avait  affirmé  que  si ,  après  le  vote 
de  la  loi,  une  insurrection  éclatait,  elle 
serait  écrasée  par  la  force  armée  qui  était 
sous  ses  ordres ''^  Ces  notes  de  Victor 
Hugo  donnent  une  idée  de  la  situation  : 

Mai  i8jo. 

Les  circonstances  sont  graves,  la  con- 
duite doit  se  régler  sur  les  circonstances. 

Je  n'accepte  aucune  communication 
extra-parlementaire. 

Je  ne  veux  d'aucune  confidence  de 
qui  que  ce  soit. 

Je  réponds  à  ceux  qui  prennent  des 
airs  mystérieux  et  qui  me  demandent 
des  entretiens  secrets  : 

Je  ne  fais  ni  ne  reçois  de  confidence. 
Voici  ce  que  je  fais  de  mes  secrets  :  j'ai 
en  ce  moment  un  téte-à-téte,  un  im- 
mense tête-à-tête  avec  la  France,  et  je 

(*)  Archives  nationales,  C*  II,  131.  — 
^*'  Nassau  "William  Senior,  Conversations, 
i"  s^rie,  tome  I,  ouvrage  cité  par  Paul 
Raphaël,  Revue  d'Histoire  moderne,  ipop-içio. 
D'après  les  papiers  de  Léon  Faucher  consultés 
par  Paul  Raphaël,  Thiers  et  Faucher  comp- 
taient se  servir  de  la  loi  électorale  pour  provo- 
quer une  émeute  qui,  écrasée,  leur  permet- 
trait de  reviser  la  Constitution  et  de  prolonger 
les  pouvoirs  du  Président. 


lui  dis  dans  le  tuyau  de  l'oreille  du 
haut  de  la  tribune  nationale  tout  ce  que 
j'ai  sur  le  cœur. 


Hier  14  mai  une  batterie  d'artillerie  a 
été  amenée  de  nuit  à  l'Hôtel-de- Ville. 


Immédiatement  après  cette  note  assez 
inquiétante ,  une  remarque  personnelle  : 

Le  préfet  de  police  Carlier  a  fait 
demander  vingt  stalles  pour  la  reprise 
d'ylngelo  qui  a  lieu  demain  jeudi '^l 


16  mai  i8jo. 

A  l'Assemblée,  les  bruits  les  plus  si- 
nistres. Emeute  inévitable  et  faite  par 
la  police.  On  agite  dans  les  couloirs  la 
question  de  savoir  si  l'opposition  fera 
une  proclamation  au  peuple  pour  l'in- 
viter au  calme  le  plus  absolu.  Crémieux 
a  fait  un  projet  qu'il  m'a  lu.  C'est  sa- 
gesse et  prudence  d'un  bout  à  l'autre. 
Je  lui  ai  dit  :  Oui,  mais  il  faut  que 
toutes  les  fractions  de  l'opposition 
signent.  La  Montagne  recommande  mal 
le  calme;  il  faut  que  le  centre  gauche 
donne  à  l'ensemble  son  cachet  de  gra- 
vité et  de  modération.  La  paix,  la  paix 
publique,  voilà  le  cri  du  progrès  et  de 
l'avenir.  C'est  plus  que  jamais  le  cri  du 
présent. 

Les  modérés  sont  exaspérés.  Les  rêves 
de  fructidor  reviennent.  On  parle  même 
d'assassinats  partiels.  La  maîtresse  d'un 
aide  de  camp  de  Changarnier  a  dit  à 
Charras  qui  me  l'a  redit  :  Prene^  garde, 
en  cas  £  émeute  [et  la  police  la  fera  si  elle 
lui  manque^  les  rôles  sont  ài§hrihués.  Le 
COLONEL   Charras,    son  affaire   est 

W  Moi. 


6^6 


ACTES  ET  PAROLES. 


FAiTEj  disait  hier  quelquun.  On  vous  tuera 
d'un  coup  de  piBolet  quand  vous  traverserez 
les  Champs-Elyse'es.  Jouant  à  Cavai^ac,  il 
ne  passera  pas  le  coin  de  la  rue  du  Helder. 
Charras  a  ajouté  :  Prenez  garde  à  vous. 

Je  lui  ai  répondu  :  Bah  !  qu'ils  osassent 
venir  jusqu'à  moi,  dans  mon  trou  où  il 
n'y  a  que  des  vers  et  des  bribes  de 
strophes  dans  tous  les  coins,  je  trouve- 
rais cela  drôle. 

Hier,  on  m'a  fait  dire  amicalement  de 
ne  pas  parler  dans  la  question  de  la  loi 
électorale.  J'ai  répliqué  à  l'avis  :  Cela 
me  décide,  je  parlerai.  Ensuite,  il  sera 
ce  qu'il  plaira  à  Dieu.  Un  grand  sabre 
brandi  par  ces  petits  hommes,  du  93  en 
1850,  Thiers  accouchant  d'une  énor- 
mité,  cela  m'amuserait.  Je  n'ai  nul  mé- 
rite à  les  braver,  car  ils  ne  me  font  pas 
peur,  j'ai  beau  me  monter  la  tête  pour 
les  trouver  terribles,  je  ne  peux  les 
trouver  que  bouffons.  Si  leur  fructidor 
éclate,  je  me  tiendrai  les  côtes.  Savez- 
vous  comment  je  répondrais  à  leur  coup 
de  tonnerre .?  par  un  éclat  de  rire. 


Le  lendemain  même  du  jour  où  il 
prononça  son  discours  sur  le  suffrage  uni- 
verseH^^,  Victor  Hugo  reçut  une  lettre 
assez  énigmatique  si  l'on  songe  que  le 
projet  qu'il  venait  de  combattre  avait 
été  préparé  par  les  dix-sept  Êgéries  du  pré- 
sident de  la  République^*'  qui  l'avait  lui- 
même  signé  depuis  le  8  mai^'^ 

Louis  Bonaparte  ne  pouvait  donc 
approuver  le  discours  de  Victor  Hugo. 
Ou  Belmontet  était  trompé  par  le  prési- 
dent, ou  il  voulait  tromper. 

(''  Voir  page  202.  —  '*'  Discours  sur  la  liberté' 
de  la  presse.  Voir  page  226.  —  ^^^  P.  Raphaël, 
La  loi  du  }i  mai  i8jo.  Revue  d'Histoire  Moderne j 
1909-1910. 


21  mai  1850. 
«Mon  cher  ami. 

Bravo!  bravissimo!  votre  discours  est 
admirable  de  patriotisme,  d'éloquence 
sortie  de  l'âme  et  de  haute  pensée  poli- 
tique. Ah!  oui,  les  poètes  voient  loin  et 
de  haut.  Ce  qui  caractérise  éminemment 
votre  belle  parole,  en  cette  occasion, 
c'est  la  portée  moralisatrice  que  vous 
avez  reconnue  au  suffrage  universel. 
Votre  discours  est  un  grand  acte  de 
dévouement  à  la  nation.  Je  suis  sûr  qu'à 
l'Eljsée  il  aura  profondément  remué  les 
entrailles  plébéiennes  du  prince.  \bus 
êtes  plus  son  ami  que  toutes  les  hypo- 
crisies d'Etat  qui  lèchent  les  pieds  de 
son  pouvoir,  pour  le  faire  tomber  :  c'est 
moi,  son  plus  ancien  ami  intime,  qui 
vous  le  dis. 

Merci,  ministre  de  l'avenir. 

L.  Belmontet  ^^l» 

Ce  fut  une  autre  chanson  que 
Montalembert  fit  entendre  le  lende- 
main. Victor  Hugo  répliqua  le  23;  dès 
qu'il  descendit  de  la  tribune,  Monta- 
lembert s'y  précipita  et,  comptant  sur  le 
peu  de  mémoire  des  représentants, 
falsifia  la  vérité  à  propos  du  discours  de 
son  adversaire  sur  l'expédition  de  Rome. 
Nous  avons,  d'après  le  Moniteur,  rétabli 
les  faits  '^^  V)ici  deux  notes  qui  semblent 
répondre  aux  attaques  du  23  mai  : 

Mon  Dieu,  Messieurs!  que  prouve 
cette  nature  d'interruptions  et  d'attaques 
puérilement  personnelles  auxquelles,  on 
s'en  souvient,  j'ai  déjà  du  répondre  une 
fois?  qu'est-ce  qu'elles  prouvent?  Ceci  : 
que  je  suis  né  dans  un  milieu  qui  m'a 
fait  royaliste  dès  l'enfance  et  en  quelque 
sorte  avant  même  que  je  pusse  savoir  ce 

(0  Documents.  —  (*'  Voir  Appendice,  page  574. 


HISTORIQUE. 


657 


que  j'étais  ;  puis,  qu'en  avançant  dans  la 
vie,  l'expérience  et  la  méditation  aidant, 
par  degrés  et  comme  beaucoup  d'autres 
hommes  nos  contemporains,  je  suis 
arrivé  aux  idées  de  mon  temps  et  de  mon 
pays.  Je  suis,  moi  qui  parle,  dans  ma 
sphère  très  obscure  et  très  limitée,  une 
preuve  vivante  de  la  vérité  et  de  la  force 
irrésistible  de  cette  démocratie,  que 
vous  combattez.  Je  ne  vois  pas  beaucoup 
quel  intérêt  vous  avez  à  mettre  en  lu- 
mière de  ces  évidences-là  ^^^  ! 


Ils  me  disent  : 

—  \^us  avez  varié.  Vous  avez  change. 
En  1848,  vous  étiez  contre  «les  rouges»  ; 
en  1850  vous  êtes  pour  «les  rouges». 
Donc,  etc. 

Expliquons-nous. 

En  1848,  «les  rouges»  étaient  les 
oppresseurs,  je  les  combattais.  En  1850, 
«les  rouges»  sont  les  opprimés,  je  les 
défends. 

C'est  là  ce  que  vous  appelez  varier  1 

Comme  vous  voudrez! 


Voici  mon  avantage  : 

Je  suis  haï  et  je  ne  hais  pas  ('■'). 


À  cette  époque,  Cuvillier-Fleurj,  l'un 
des  adversaires  politiques  de  Victor  Hugo , 
attribue  son  changement  à  une  cause  lit- 
téraire 5  tout  en  déplorant  que  le  poète 
soit  devenu  «le  principal  orateur,  si  ce 
n'est  le  chef  du  parti  ultra-démocratique 
dans  l'Assemblée  nationale»,  il  constate 
que  «sa  pensée  a  toujours  été  socialiste 
au  fond'^',  romantique  dans  la  forme, 

^'*  Moi,  —  '*)  IJem.  —  t')  C'est  ce  que  nous 
avoDS  dit  au  début  de  cet  historique. 

ACTES    ET    PAROLES.    —    I. 


marchant  à  ce  double  but  :  la  réforme  de 
la  société  et  celle  de  la  langue».  Et 
CuviUier-Fleury  cite  à  l'appui  plusieurs 
passages  des  premiers  recueils  de  Victor 
Hugo  et  en  conclut  que  chez  lui  la 
forme  a  entraîné  le  fond  et  que  «  Messie 
du  socialisme  en  tant  qu'écrivain, 
M.  Victor  Hugo  n'avait  qu'un  pas  à  faire 
pour  tomber  dans  la  démocratie  ac- 
tive» (^). 

Le  30  mai  1850,  BroflFerio  envoyait  de 
Turin  à  Victor  Hugo  cette  approbation  : 

«Tous  les  Italiens  savent  par  cœur 
votre  dernier  discours,  et  pour  ma  part 
je  vous  félicite  de  ce  trésor  de  sublime 
indignation  sous  laquelle  fut  écrase 
l'odieux  spectre  de  Loyola.  » 

Un  document,  entièrement  de  la 
main  de  Victor  Hugo  et  contemporain 
sans  doute  de  son  discours  sur  le  suffrage 
universel,  montre  qu'il  appuyait  ses 
paroles  par  des  faits  : 

M.  Victor  Hugo  a  déposé  aujourd'hui 
sur  le  bureau  de  l'Assemblée  neuf  péti- 
tions au  nom  des  communes  suivantes 
du  département  de  la  Vienne  : 

SIGNATURES. 

Saint-Martin-la-Rivière . .  29 

La  Trimouille 62 

Plein 12 

Leisejou 20 

Poitiers 166 

Poitiers 77 

Poitiers 160 

Poitiers 53 

Chauvigny 209 

Total 788 

Ces    pétitions,    —   au   nom    de    la 
souveraineté   du   peuple,  —  au   nom 

(')  Portraits  politiques  et  révolutionnaires.   Jutn 
i8;o. 


6)8 

de  la  Constitution,  —  au  nom  de  la 
paix  publique,  —  demandent  le  réta- 
blissement du  suffrage  universel.  Les 
signatures  sont  toutes  légalisées  t^l 

Plus  tard,  en  juillet  1851 ,  Victor  Hugo 
déposa  de  nouvelles  pétitions  pour  l'abro- 
gation de  la  loi  du  31  mai ,  pour  le  réta- 
blissement du  suffrage  universel,  et  celle 
de  Blidah  contre  la  peine  de  mort. 


Le  30  juin  1850,  un  banquet  eut  lieu 
en  l'honneur  d'Emile  de  Girardin,  à 
l'occasion  de  son  élection  dans  le  Bas- 
Rhin;  les  rédacteurs,  administrateurs, 
compositeurs  et  tout  le  petit  personnel 
de  la  Presse  assistaient  à  ce  banquet  et 
Victor  Hugo  qui ,  dès  1848 ,  avait  dé- 
fendu la  Presse  et  son  fondateur  à  la  tri- 
bune, fut  invité. 

Au  toast  que  lui  porta,  au  nom  de  ses 
camarades,  «l'un  des  travailleurs  de 
l'atelier  fraternel  de  la  Presse  »,  Emile  de 
Girardin  répondit  en  rappelant  le  jour 
anniversaire  de  la  fondation  de  son  jour- 
nal : 

«  Il  j  a  aujourd'hui  30  juin  1850,  il  y 
a  aujourd'hui  quatorze  ans  que  la  Presse 
paraissait  en  s'abritant  en  ces  termes  sous 
la  pensée  des  deux  illustres  noms  de 
Victor  Hugo  et  de  Lamartine! 

Elle  inscrivit  à  son  frontispice  ces 
paroles  de  Victor  Hugo  : 

«Cette  œuvre,  ce  sera  la  formation 
paisible,  lente  et  logique  d'un  ordre 
social  où  les  principes  nouveaux,  déga- 
gés par  la  révolution  française,  trouve- 
ront enfin  leur  combinaison  avec  les 
principes  éternels  et  primordiaux  de  toute 
civilisation. 

Concourons  donc  ensemble,  tous, 
chacun  dans  notre  région  et  selon  notre 

(')  Documents, 


ACTES  ET  PAROLES. 


loi  particulière,  à  la  grande  substitution 
des  lois  sociales  aux  questions  politi- 
ques (^K  Tout  est  là.  Tâchons  de  rallier 
à  l'idée  applicable  du  progrès  tous  les 
hommes  d'élite  et  d'extraire  un  parti 
supérieur  qui  veuille  la  civilisation  de 
tous  les  partis  inférieurs  qui  ne  savent 
ce  qu'ils  veulent.  » 

Le  début  du  toast  d'Emile  de  Girardin 
semble  bien  indiquer  que  «  ces  paroles 
de  Victor  Hugo  »  que  la  Presse  «  inscrivit 
à  son  frontispice  »  figuraient  dans  le  pre- 
mier numéro  du  journal  le  30  juin  1836; 
or,  nous  nous  y  sommes  reporté  :  il  ne 
contient  pas  plus  de  texte  de  Victor 
Hugo  que  de  Lamartine. 

Après  la  citation  que  nous  venons  de 
reproduire,  Girardin  reprend  : 

«  ha  Presse  lui  empruntait  encore  cette 
déclaration  :  » 

Et  il  donne ,  sans  en  indiquerla  source, 
tout  un  long  passage  de  Y  Etude  sur  Mira- 
beau'^'^^  en  le  faisant  suivre  de  la  signa- 
ture :  Victor  Hugo. 

En  sorte  que  plusieurs  écrivains  ont 
pu,  de  très  bonne  foi,  certifier  que 
Victor  Hugo ,  à  la  demande  d'Emile  de 
Girardin,  avait  rédigé  en  partie  le  pro- 
gramme de  la  Presse,  en  1836. 

Le  fondateur  de  la  Presse  ayant,  dans 
son  discours,  rendu  hommage  à  Victor 
Hugo ,  le  poète  se  leva  et  répondit  : 

En  venant  au  milieu  de  vous,  je  n'as- 
pirais qu'au  bonheur  d'assister  inaperçu  à 
cette  fête. 

A  ce  bonheur,  vous  ajoutez  un  hon- 
neur, honneur  qui  ne  s'effacera  jamais 
de  ma  mémoire,  vous  venez  de  pronon- 

(')  Cette  idée  est  souvent  exprimée,  notam- 
ment dans  la  préface  de  Utte'rature  et  Philoso- 
phie mêlées.  —  (''  Litte'rature  et  Philosophie 
mêlées,  page  216  à  218  de  l'édition  de  l'Im- 
piimeric   nationale. 


HISTORIQUE. 


659 


ccr  mon  nom  !  M .  de  Girardin  vient  de 
le  rappeler  en  des  termes  qui  m'émeu- 
vent profondément  5  vous  me  récompen- 
sez bien  au  delà  du  peu  que  j'ai  fait.  Je 
ne  suis  rien  —  qu'une  âme  qui  com- 
prend un  peu  toutes  vos  âmes.  (Bravos.) 
Je  ne  suis  rien,  —  qu'un  homme  qui 
compose  son  devoir  de  la  défense  de 
tous  vos  droits.  (Applaudissements.) 

Mais  permettez-moi  de  ne  songer 
qu'à  M.  de  Girardin  et  qu'à  vous. 

Permettez-moi  de  féliciter  l'Assemblée 
nationale  de  cette  noble  et  considérable 
recrue.  {Bravo!)  Nous  comptons  dans 
nos  rangs  aujourd'hui,  nous  qui  avons 
tort  devant  la  majorité,  mais  qui  avons 
raison  devant  le  pays  (Oui,  oui,  bravo l)^ 
nous  comptons  dans  nos  rangs  un  hom- 
me d'un  ferme  et  puissant  esprit,  qui, 
dans  tous  les  temps,  a  montré  à  la  fois 
tous  les  genres  de  courage.  Vojez  :  il 
j  a  huit  jours  à  peine  qu'il  siège  à 
l'Assemblée  nationale,  et  déjà  il  a  prouvé 
cette  bravoure  plus  difficile  et  plus  rare 
que  la  bravoure  des  champs  de  bataille, 
la  bravoure  à  la  tribune  !  (Longs  applaudis- 
sements.) 

Messieurs,  je  ne  sais  pas  si  parmi  vous 
il  j  a  un  citoyen  de  l'Alsace . . .  S'il  en 
est  un,  c'est  à  lui  que  je  m'adresse; 
c'est  lui  que  je  prends  en  ce  moment 
non  seulement  comme  citoyen;  c'est 
lui  que  je  félicite,  non  seulement 
comme  écrivain,  et  à  qui  je  parle  comme 
je  parlerais  à  son  pays  tout  entier;  mais 
comme  représentant  de  Paris,  c'est  lui 
que  je  félicite  d'appartenir  à  cette  noble 
province,  parce  que  dans  tous  les  temps, 
depuis  que  nous  possédons  le  gouverne- 
ment parlementaire,  l'Alsace  a  envoyé 
à  la  Chambre  des  représentants  pa- 
triotes, démocrates  et  libéraux.  {Bravo! 
bravo  !) 


Il  semble  que  cette  admirable  pro- 
vince se  soit  souvenue  de  l'insulte  de  ce 
congrès  de  18 15,  qui  lui  contestait  son 
titre  de  province  française.  Depuis 
trente-cinq  ans,  l'Alsace  a,  certes,  bien 
prouvé  qu'elle  fait  partie  de  la  France, 
car  la  meilleure  manière  de  prouver 
qu'on  appartient  à  la  France,  c'est  de 
prouver  qu'on  appartient  à  la  liberté! 
{Bravos  répétés.) 

Messieurs,  un  dernier  mot. 

Il  y  deux  ans,  ce  mot  :  ouvrier!  était 
à  la  mode;  la  réaction  en  usait  et  en 
abusait.  Aujourd'hui,  ce  mot,  on  l'in- 
sulte, on  le  raye  des  listes  électorales. 
C'est  le  moment  où  je  veux  le  repren- 
dre, l'honorer  et  le  servir.  {Longs  et  cha- 
leureux applaudis  fements.) 

Nous  sommes  tous  ici,  je  le  dis  et  je 
m'en  glorifie,  une  réunion  d'ouvriers; 
et  nous  sommes  en  même  temps,  per- 
mettez-moi de  le  dire,  une  réunion 
d'intelligences.  Tous  tant  que  nous 
sommes,  nous  servons  la  pensée  :  les  uns 
par  la  parole,  les  autres  par  la  plume  ; 
d'autres  encore  en  mettant  en  mouve- 
ment ces  admirables  et  rudes  machines, 
les  presses,  cette  sublime  invention, 
l'imprimerie,  dont  nous  défendrons  les 
les  droits  à  la  tribune  dans  peu  de  jours. 
(  Applaudissements.  ) 

Glorifions-nous  donc  de  ce  titre,  d'être 
les  serviteurs  de  l'intelligence,  glorifions- 
nous  en,  et  tout  humble  qu'il  semble, 
connaissons-en  la  puissance  et  la  beauté, 
car  les  serviteurs  de  l'intelligence,  ce 
sont  les  maîtres  de  l'avenir.  {Applaudis- 
sements prolongés.) 

Maintenant,  permettez-moi,  comme 
simple  lecteur  de  la  Presse,  comme  mem- 
bre de  cette  réunion,  de  porter  la  santé 
du  fondateur,  des  rédaaeurs  et  des  ou- 
vriers de  la  Presse.  {Bravo!  bravo!) 

4'. 


66o 


ACTES  ET  PAROLES. 


Quelques  jours  après,  Victor  Hugo 
déposait  à  l'Assemblée  une  pétition  de  la 
Société  des  Gens  de  lettres  contre  la  nou- 
velle loi  sur  la  presse^''  (rétablissement 
de  l'impôt  du  timbre)  et  le  9  juillet,  il 
défendit  encore  la  presse  dans  cette  séance 
orageuse  où  éclatèrent  les  protestations 
de  la  droite  et  les  acclamations  de  la 
gauche^*'. 

La  Presse  a  compté  pour  ce  discours 
cent  douze  interruptions. 


Choses  vues  relate  la  dernière  visite  de 
Victor  Hugo  à  Balzac  qui  mourut  dans 
la  nuit  du  18  au  19  août  1850  ;  voici  la 
lettre  de  son  beau-frère,  M.  de  Surville  : 

Paris,  le  19  août  au  matin. 

«Monsieur, 

Comme  on  nous  l'avait  malheureu- 
sement trop  bien  annoncé  M.  de  Balzac 
a  succombé  cette  nuit.  Je  m'empresse  de 
vous  en  faire  part  —  comme  vous  me 
l'avez  demandé.  Nous  comptons  sur  ses 
amis  et  surtout  sur  vous,  Monsieur, 
pour  lui  rendre  les  derniers  devoirs.  — 
J'aurai  l'honneur  de  vous  faire  connaître 
les  dispositions  qui  seront  arrêtées  à  cet 
égard. 

Veuillez  agréer  l'assurance  de  la  consi- 
dération très  distinguée  avec  laquelle  j'ai 
l'honneur  d'être 
Monsieur 

Votre  dévoué  serviteur. 

SURVILLE»  (^). 

Victor  Hugo  aimait  Balzac,  il  eut 
quelquefois  l'occasion  de  le  lui  prouver; 
Balzac  se  présenta  trois  fois  à  l'Acadé- 
mie, la  voix  de  Victor  Hugo  ne  lui  fit 

<'^  UÈvénement,  5  juillet  i8jo.  —  W  Voir 
page  218.  —  W  Bibliothèque  nationale. 


jamais  défaut.  On  peut  d'ailleurs  lire 
dans  Choses  vues  en  quelle  estime  il 
tenait  l'auteur  de  la  Comédie  humaine.  Il 
fut  décidé  que  le  dernier  adieu  serait  dit 
à  Balzac  par  Victor  Hugo.  Après  avoir 
reproduit  le  discours ,  la  Presse  note  cet 
incident  : 

«Après  la  cérémonie,  un  grand 
nombre  d'ouvriers  qui  avaient  voulu 
assister  aux  funérailles  du  grand  écrivain 
et  montrer  que  le  peuple  sait  porter  les 
deuils  de  la  pensée,  a  suivi  M.  Victor 
Hugo,  et,  à  la  sortie  du  cimetière,  l'a 
tout  à  coup  salué  des  plus  vives  et  des 
plus  sympathiques  acclamations.  Le 
grand  poëte  s'est  vu  immédiatement 
entouré  et  applaudi  par  toute  cette  foule, 
qui  l'a  accompagné  des  cris  de  :  «Vive 
le  défenseur  de  la  liberté  de  la  presse  ! 
Vive  le  défenseur  du  peuple  !  Honneur 
à  Victor  Hugo  !  » 

Au  moment  où  M.  Victor  Hugo  est 
monté  en  voiture,  les  ouvriers  se  sont 
pressés  à  la  portière  et  c'était  à  qui  échan- 
gerait un  serrement  de  main  avec 
l'illustre  orateur,  profondément  touché 
et  reconnaissant.  Les  cris  de  "Vive  la 
Képuhlique!  ont  été  chaleureusement  et 
unanimement  répétés  '^^\ 


Comme  Paris  et  Londres  en  1849, 
Francfort  convoqua,  en  i8jo,  les  repré- 
sentants de  toutes  les  nations  à  un  Con- 
grès de  la  Paix  et  y  invita  Victor  Hugo 
qui,  très  fatigué  à  ce  moment,  répondit: 

A.  Messieurs  les  memhres  au  Conmh 
des  amis  de  la  paix  à  Francfort. 

«Messieurs, 

Je  me  faisais  à  la  fois  un  devoir  et 
une   fête,  cette   année  comme  l'année 

(')  La  Presse,  22  août  i8jo. 


HISTORIQUE. 


66i 


dernière,  d'aller  m'asscoir  au  milieu  de 
vous,  à  ce  Congrès  de  la  paix,  qui  appa- 
raît à  mon  esprit  comme  la  sainte  table 
de  la  communion  des  peuples. 

Ma  santé,  altérée  par  les  fatigues  de 
la  tribune,  me  refuse  ce  bonheur.  Entre 
les  travaux  de  la  session  qui  finit  en 
France  et  les  luttes  possibles  de  la  session 
qui  approche,  les  médecins  me  con- 
damnent au  repos.  Je  leur  obéis,  mais 
à  regret.  Au  reste,  et  je  ne  dis  pas  cela 
pour  moi  seulement,  je  le  dis  pour  vous 
tous,  hommes  de  conviction  et  de  per- 
sévérance, hommes  religieux,  nos  forces 
physiques  peuvent  s'éteindre,  mais  ce 
qui  ne  s'éteindra  jamais  en  nous,  c'est 
notre  dévouement  à  l'humanité,  notre 
ardeur  pour  la  conciliation  universelle, 
c'est  notre  foi  profonde  dans  ce  législa- 
teur divin  qui,  au  moment  d'expirer,  a 
laissé  tomber  de  ses  deux  mains  clouées 
sur  la  croix  les  deux  lois  de  l'avenir,  la 
liberté  qui  est  la  loi  des  hommes,  et  la 
paix  qui  est  la  loi  des  nations  ! 

Le  Congrès  de  la  Paix,  que  les  na- 
tions suivent  du  regard  et  auquel  tous 
les  nobles  esprits  applaudissent,  a  déjà 
toute  la  vitalité  et  toute  la  puissance 
d'une  institution.  Il  est  une  institution, 
en  effet.  Il  est  le  génie  de  cette  grande 
Convention  des  peuples  qui  un  jour, 
bientôt  peut-être,  réglera  pacifiquement 
le  sort  du  monde,  dissoudra  les  haines, 
et  consacrera  toutes  les  nationalités  en 
les  rattachant  à  une  unité  supérieure. 
Le  Congrès  de  la  Paix,  au  milieu  de 
nos  tristes  assemblées  qui  débattent,  dans 
les  orages  des  passions  égoïstes,  les 
intérêts  tumultueux  du  présent,  rayon- 
nera comme  l'Assemblée  de  l'avenir. 

Continuez,  messieurs,  votre  ensei- 
gnement qui  a  toute  la  solennité  d'une 
prédication.    Tous   les  discours    qui   se 


prononcent  parmi  vous  commentent 
l'Évangile.  Oui,  vous  faites  l'avenir, 
n'en  doutez  pas.  Heureux  les  hommes 
qui  pourront  dire  :  Nous  avons  vu  le 
dernier  échafaud  et  la  dernière  guerre! 
Ceux-là  auront  vu  aussi  la  dernière 
révolution. 

C'est  du  fond  du  cœur  que  je  vous 
adresse  ou  pour  mieux  dire  que  je  vous 
renouvelle  mon  adhésion.  Recevez-la 
comme  je  vous  l'envoie.  Tous  tant  que 
nous  sommes,  quelle  que  soit  la  langue 
que  nous  parlons,  quel  que  soit  le  peuple 
auquel  nous  appartenons,  allemands, 
français,  anglais,  italiens,  belges,  euro- 
péens, américains,  nous  sommes  les 
mêmes  hommes,  nous  avons  la  même 
âme,  nous  avons  le  même  Dieu!  Nous 
avons  une  destinée  commune  et  un 
avenir  commun,  compatriotes  sur  la 
terre  et  frères  dans  le  ciel. 

Recevez  mes  fraternelles  effusions  (^l 


Victor  Hugo. 


Paris,  i6  août  i8jo. 


185L 

C'est  le  10  février  1851 ,  dans  le  12"  bu- 
reau ,  que  Victor  Hugo  ,  pour  la  première 
fois,  prit  à  partie,  directement,  Louis 
Bonaparte;  il  expliqua  pourquoi,  en 
1848,  il  avait  voté  pour  lui^*'  : 

Nous  n'avons  pas  voté  pour  Napoléon 

W  CoBelUon  de  M.  Loua  Bartbou.  —  Lettre 
publiée  dans  VEve'nemefit  du  26  août  i8jo.  — 
'^'  Lamartine  lui-même,  après  avoir  «été  le 
plus  ombrageux  de  tous  les  français,  pendant 
qu'on  faisait  la  Constitution,  contre  le  nom  de 
Bonaparte  »,  ne  concluait-il  pas  :  «  .Je  crois  que 
la  République  a  eu  la  main  heureuse,  et 
qu'elle  a  rencontré  un  homme  Ik  où  elle  cher- 
chait un  nom  !  »  L?  Conseiller  du  peuple , 
i"  août  1849. 


662 


ACTES  ET  PAROLES. 


en  tant  que  Napoléon  ;  nous  avons  voté 
pour  l'homme  qui,  mûri  par  la  prison 
politique,  avait  écrit  en  faveur  des  classes 
pauvres,  des  livres  remarquables.  Nous 
avons  voté  pour  lui,  enfin,  parce  qu'en 
face  de  tant  de  prétentions  monar- 
chiques . . . 

Et  il  conclut  : 

Nous  avons  espéré  en  lui.  Nous 
avons  été  trompés  dans  nos  espérances  ^^). 

Dans  les  espérances  de  portefeuille! 
s'exclament  les  adversaires  politiques. 

D'après  les  faits,  les  notes  et  les  lettres 
que  nous  avons  publiés  nous  disons, 
nous,  avec  Paul  Souday  :  Ce  ne  sont 
pas  ses  ambitions ,  ce  sont  ses  convictions 
qui  furent  déçues  '*'. 

En  août  1851,  Victor  Hugo  réunit  en 
une  plaquette  quatorze  de  ses  discours  ; 
il  songea  un  moment  à  les  faire  précéder 
de  ces  pages  qui  les  eussent  en  quelque 
sorte  commentés  : 

On  me  demande  un  mot  qui  puisse 
servir  de  préface  aux  réimpressions  de 
mes  discours.  On  me  dit  qu'U  peut  être 
utile  d'achever  pour  la  conscience  pu- 
blique l'explication  que  la  majorité  a  un 
peu  brusquement  interrompue  l'autre 
jour  ^^\ 

J'évite  le  plus  que  je  peux  de  parler 
de  moi,  mais  on  me  fait  remarquer  que 
ce  n'est  pas  de  moi  qu'il  s'agit,  qu'il  y 
a  des  jours  où  les  hommes  font  mo- 
mentanément corps  avec  les  idées  et 
qu'en  pareil  cas  se  défendre  personnelle- 
ment ce  n'est  pas  défendre  l'homme, 
c'est  défendre  l'idée. 

Je  suis  le  conseil  qui  m'est  donné. 

<')  Voir  pages  351-352.  —  W  Le  Temps,  11  fé- 
vrier 1924.  —  (»>  Il  s'agit  sans  doute  de  la 
séance  du  iS  juillet.  Voir  page  353,  M.  Barocbe 
et  Ui£tor  Hugo. 


J'ai  cru  longtemps  que  la  République 
n'était  qu'une  forme  politique. 

La  République  est  une  idée,  la  Ré- 
publique est  un  principe,  la  République 
est  un  droit.  La  République  est  l'incar- 
nation même  du  progrès. 

Mais  comment  suis-je  devenu  répu- 
blicain.? je  vais  vous  le  dire. 

Depuis  25  ans  je  suis  simplement  un 
homme  de  liberté.  Avant  que  nous 
eussions  vu,  comme  nous  le  voyons  au- 
jourd'hui, le  fond  du  cœur  des  monar- 
chistes, la  liberté  me  paraissait  compa- 
tible avec  la  monarchie,  et  je  ne  voyais 
pas  la  nécessité  absolue  de  la  Répu- 
blique. Et  puis,  pour  tout  dire,  j'avais 
dans  l'esprit,  comme  tant  d'autres 
hommes  de  bonne  foi,  cette  sorte  d'effroi 
permanent  de  93  que  les  écrivains  mo- 
narchiques ont  réussi  à  créer  et  qui  est 
encore  aujourd'hui  la  grande  objection 
contre  la  République,  objection  qui 
tombe  du  reste  et  qui  achèvera  prochai- 
nement de  disparaître  devant  le  passé 
mieux  étudié  et  l'avenir  mieux  compris. 
Le  jour  se  faisant,  les  fantômes  s'en 
vont. 

Mais  à  cette  époque  le  fantôme  était 
encore  dans  les  esprits.  Le  15  mai  vint 
lui  donner  une  sorte  de  réalité.  Ce  fut 
alors  que  je  fis  afficher  sur  les  murs  de 
Paris  la  déclaration  suivante  qui  expri- 
mait toute  ma  pensée,  résumée  ailleurs 
par  ces  mots  :  Haine  vigoureuse  de 
l'anarchie,  tendre  et  profond  amour  du 
peuple. 

A  l'heure  qu'il  est  je  n'ai  rien  à 
changer  à  cette  déclaration,  sinon  que 
je  ne  crois  plus  la  terreur  possible.  Le 
peuple  fait  de  tels  pas  tous  les  jours. 
Pendant  que  l'esprit  de  violence  s'em- 
pare de  ses  adversaires ,  l'esprit  de  progrès 
s'empare  de  lui. 


HISTORIQUE. 


663 


Je  le  répète,  depuis  25  ans  j'étais  sim- 
plement un  homme  de  liberté.  J'étais 
libéral  et  démocrate.  Rien  de  plus.  La 
rép.  n'était  pour  moi  qu'une  forme 
politique.  Je  ne  lui  reconnaissais  pas  ce 
caractère  de  vérité  essentielle  et  absolue 
qui  constitue  tout  principe.  Dans  l'his- 
toire de  nos  grands  et  formidables 
jours  révolutionnaires,  la  république, 
l'immense  république  tenant  d'une  main 
la  hache  et  de  l'autre  l'épée,  m'appa- 
raissait  plutôt  comme  la  Force  que 
comme  la  Vérité.  J'avais  dans  les  veines 
ce  mélange  de  vieux  sang  vendéen  qui 
ne  m'empêchait  pas  de  l'admirer,  mais 
qui  me  poussait  à  la  combattre.  En 
1848,  quand  je  la  vis  se  dresser  brus- 
quement sur  l'écroulement  de  la  monar- 
chie, couvrant  l'Europe  de  son  rajonne- 
mcnt,  mêler  les  grandes  choses  aux 
grandes  idées,  l'enthousiasme  me  vint 
au  cœur,  mais  je  gardai  le  silence 
pourtant,  tant  de  gens  criaient  autour 
de  moi  vive  la  République!  Et  puis,  je 
ne  sentais  pas  la  liberté  à  l'aise,  je  m'at- 
tristais profondément  devant  ce  qui 
pouvait  sombrer  alors  des  nécessités 
sociales,  devant  l'état  de  siège,  devant  la 
transportation ,  devant  la  dictature,  et  en 
moi,  au  fond  de  ma  conscience,  le  libé- 
ral faisait  des  objections  au  républicain. 
C'est  ce  qui  fit  que  je  me  tins  à  l'écart 
dans  l'Assemblée  constituante,  absolu- 
ment isolé  de  quelque  réunion  et  de 
quelque  groupe  que  ce  fût,  assis  soli- 
tairement dans  le  coin  le  plus  obscur  de 
l'Assemblée,  et  n'élevant  la  voix  de  temps 
à  autre  que  pour  défendre  la  liberté. 

J'hésitais  devant  la  République,  je  le 
déclare.  La  République  était  puissante 
alors,  et  je  lui  laissais  l'empressement 
et  les  adulations  des  autres.  C'était  le 
temps  où  l'on  se  prosternait  beaucoup 
devant  elle. 


Mais  depuis  deux  ans,  quand  j'ai  vu 
la  République  prise  en  traître,  saisie  par 
ses  ennemis,  jetée  à  terre,  liée,  garrottée, 
bâillonnée,  quand  j'ai  vu  toutes  les  lois 
qu'on  lui  a  mises  aux  pieds  et  aux  mains, 
quand  j'ai  vu  la  politique  qu'on  lui  a 
plongée  dans  le  cœur,  quand  j'ai  vu  son 
sang  couler  à  flots,  alors,  moi  qui  aux 
jours  de  triomphe  m'étais  tenu  à  l'écart, 
je  me  suis  approché  d'elle  au  moment 
où  tant  d'autres  s'en  éloignaient,  et  quand 
j'ai  vu  que  meurtrie,  saignante,  terras- 
sée, foulée  aux  pie  Js,  couverte  de  plaies, 
elle  vivait  encore,  je  me  suis  mis  à 
genoux  devant  elle  et  je  lui  ai  dit  :  tu 
es  la  vérité! 

Maintenant  je  combats  pour  elle. 

Mais  on  me  dit  :  Prenez  garde!  Vous 
allez  partager  son  sort.  Aujourd'hui... (^' 
les  haines,  les  violences  morales  et  ma- 
térielles, les  injures,  les  outrages,  les 
calomnies,  les  persécutions  sont  pour  les 
républicains. 

Raison  de  plus. 

Républicains,  ouvrez  vos  rangs.  Je 
suis  des  vôtres  ^^K 


Le  dernier  discours  de  Victor  Hugo  à 
l'Assemblée  nationale '^^  déchaîna  contre 
lui,  on  l'a  vu,  les  colères  et  les  injures 
de  la  majorité.  Il  n'en  tira  d'autre  ven- 
geance que  les  vers  publiés  dans  les 
Châtiments  :  écrit  le  ij  juiUet,  en  descendant 
de  la  tribune. 

L'une  des  interruptions  les  plus  vio- 
lentes fut  celle  de  M.  de  FaJIoux  rappe- 
lant la  pension  que  Louis  XVIII  avait 
octroyée  en  1820  au  poète  des  Odes; 
Victor  Hugo,  en  rétablissant  les  faits, 
ne  parla  que  de  la  pension  majorée  et 

(')  Ces  points  de  suspension  sont  dans  le 
manuscrit.  —  W  Moi,  —  W  ha  reviiton  de  la 
Constitution. 


664 


ACTES  ET  PAROLES. 


ne  fit  pas  allusion  à  certains  avantages 
offerts  et  qui  nous  sont  révélés  par  cette 
lettre  de  Sainte-Beuve  à  Lamartine, 
lettre  écrite  au  moment  même  de  l'inter- 
diction de  Marion  de  horme  : 

29  août  1829. 

«...  \^us  semblez  fâché  d'avoir  vu 
le  nom  de  Victor  mêlé  à  tout  cela.  Il 
n'a  pas  tenu  à  lui  de  l'éviter.  Il  avait 
fait  sa  pièce  de  Marion  de  horme  dans  un 
esprit  très  pacifique  et  uniquement  litté- 
raire. M.  de  Martignac,  qui  se  sentait 
peu  sûr  de  sa  place,  et  qui  craignait  les 
moindres  occasions  de  donner  prise  à  la 
cour  contre  lui,  vit  quelques  inconvé- 
nients à  la  représentation  et  n'osa  l'au- 
toriser, sans  cependant  l'interdire.  Sur 
ces  entrefaites,  il  tomba;  M.  de  la  Bour- 
donnaje  vint,  qui  déclara  nettement  à 
Victor  que  la  pièce  ne  serait  pas  jouée, 
mais  lui  offrit  tous  les  dédommagements 
inimaginables,  particulièrement  une  po- 
sition politique  au  Conseil  d'État  et 
une  place  dans  l' adminiBration.  Victor  dit 
que  pour  le  moment  il  n'était  qu'un 
poëte,  et  qu'il  n'entrait  pas  dans  ses 
idées  d'aborder  si  vite  un  rôle  politique, 
surtout  ne  partageant  pas  les  principes 
de  la  nouvelle  administration.  Le  lende- 
main, et  quand  il  croyait  tout  fini  par 
son  refus,  il  reçut  un  brevet  qui  portait 
à  6.000  francs  sa  pension  de  2.000  francs 
du  ministère  de  l'Intérieur;  il  répondit 
par  un  refus  très  respeaueux,  que  sa 
pension  de  2.000  francs,  qu'il  avait  reçue 
sans  l'avoir  demandée  et  conjointement 
avec  son  noble  ami  M.  de  Lamartine, 
pension  qui  lui  était  précieuse  surtout 
comme  gage  des  bontés  du  roi,  lui  suffi- 
sait, et  qu'il  suppliait  le  roi  de  le  laisser 
dans  la  situation  où  ses  dernières  bontés 
étaient  venues  le  chercher.  V)ilà  le  fond 
de  l'affaire;  il  n'y  a  mis  que  l'indispen- 


sable, ce  qu'il  se  devait  comme  homme 
de  conscience  et  d'honneur;  le  reste  est 
du  fait  des  journaux  qui,  comme  vous 
le  dites  si  bien,  salissent  tout  ce  qu'ils 
touchent  ^^l» 


Est-ce  du  moment  où  il  a  baptisé 
Louis  Bonaparte  :  Napoléon  le  Petit,  qu'il 
faut  dater  ces  lignes  : 

1851. 

Nous  différons,  Lamartine  et  moi. 
Il  méprise  l'oncle  et  estime  le  neveu. 
Moi,  c'est  le  contraire. 

Le  lendemain  de  son  discours  sur  la 
revision  de  la  constitution ,  Victor  Hugo 
répond  à  l'invitation  du  président  pour 
le  deuxième  Congrès  de  la  paix  à 
Londres  : 

De  l'Assemblée  nationale,  18  juillet. 

«  Monsieur, 

Je  vous  écris  du  milieu  de  nos  luttes 
ardentes.  D'impérieux  devoirs  publics 
me  retiennent  à  Paris.  V)us  les  connais- 
sez et  vous  m'approuvez  certainement 
de  ne  pas  quitter  mon  poste  dans  un  tel 
moment,  même  pour  m'aller  joindre  à 
vous. 

Même  avant  de  se  devoir  aux  idées, 
on  se  doit  à  sa  patrie. 

C'est  pour  ma  patrie  que  je  combats 
en  ce  moment. 

C'est  aussi  pour  les  idées,  car  toutes 
les  idées  et  tous  les  progrès  sont  désor- 
mais dans  ce  fait  immense  qui  envahira 
le  monde  civilisé,  dans  la  République. 

La  République,  qui,  en  fondant  les 
États-Unis  d'Europe,  créera  la  fédération 
universelle,  et  par  conséquent  la  paix 
universelle. 

(')  J.  BoNNEROT.  Correspondance  gcnérale  de 
Sainte-Beuve. 


HISTORIQUE. 


66) 


Nos  luttes  dans  le  présent  sont  fé- 
condes j  elles  enfantent  la  paix  de  l'ave- 
nir. 

Et  puis,  permettez-moi  de  finir  par  ce 
mot  qui  est  dans  mon  cœur,  dans  notre 
cœur  à  tous,  dans  le  cœur  de  la  France  : 
gloire  et  bonheur  à  la  libre  Angleterre! 

Dites  tous  mes  regrets  à  tous  nos 
amis  du  Congrès  de  la  paix,  et  recevez 
l'expression  fraternelle  de  ma  vive  cor- 
dialité t^l  » 


La  presse  du  ii  août  185 1  publia  un 
manifeste  au  peuple  sous  le  titre  :  Compte 
rendu  de  la  Montagne;  les  républicains  y 
exposaient  leurs  luttes ,  leurs  revendica- 
tions, leurs  espérances,  leurs  protesta- 
tions contre  les  dernières  exigences  du 
Président  de  la  République  ;  Victor  Hugo 
envoya  son  adhésion  par  cette  lettre  : 

lo  août  i8ji. 

«Mes  chers  et  honorables  collègues 
de  la  réunion  de  la  Montagne, 

Vous  voulez  bien  me  communiquer 
votre  manifeste. 

Ce  compte  rendu  de  vos  pensées  et 
de  vos  actions  est  inspiré  d'un  bout  à 
l'autre  par  le  plus  pur  et  le  plus  généreux 
patriotisme,  et  je  suis  prêt  à  le  signer 
sans  réserve  et  sans  restriaion. 

C'est  avec  empressement  que  je  vous 
envoie  mon  adhésion. 

Victor  Hugo». 


Un  article  contre  la  peine  de  mort^*^ 
publié  par  Charles  Hugo  dans  l'Événement 
fit  saisir  ce  journal  le  16  mai  1851  et 
conduisit  l'auteur  en  cour  d'assises.  Victor 

(^'  UEve'nementj  rj  juillet  i8ji.  Journaux 
annotés,  —  (^)  L'exécution  de  Montcharmont. 


Hugo  défendit  son  fils  qui  fut  condamne 
à  six  mois  de  prison.  Erdan,  gérant 
du  journal,  fut  acquitté.  Aussitôt,  des 
feuilles  circulèrent  qui  se  couvrirent 
bientôt  de  près  de  six  mille  signatures  : 
écrivains,  ouvriers,  commerçants,  sol- 
dats ,  artistes ,  avocats ,  étudiants,  tinrent 
à  honneur  de  protester  contre  la  peine 
de  mort  et  contre  cette  inique  condam- 
nation. 

On  y  relève  les  noms  de  Lacham- 
beaudie,  E.  Carjat,  Jules  Simon,  Léon 
de  Wailly  et  celui  de  A.  Tripier,  qui 
donne  sur  lui-même  ce  renseignement  : 
fils  du  pair  de  France  membre  du  Conseil 
privé  du  roi,  conseiller  à  la  cour  de  cassation. 

V)ici  le  texte  imprimé  en  tête  de  cha- 
cune des  105  pages  reliées  aux  Documents  : 

PETITION  POUR  l'abolition  DE  LA   PEINE 
DE  MORT. 

A  MM.  les  représentants  du  peuple  à 
l' Assemblée  nationale  lé^lative. 

Attendu  que  l'inviolabilité  de  la  vie 
humaine  est  un  des  grands  principes  de 
l'Évangile  et  de  la  loi  naturelle  5 

Considérant  que  la  peine  du  talion 
est  indigne  d'une  nation  chrétienne  et 
civilisée  ; 

Que  la  peine  de  mort  a  été  de  tout 
temps  le  signe  de  la  barbarie,  et  qu'elle 
a  été  condamnée  par  tous  les  hommes 
de  cœur; 

Que  Dieu  pouvant  seul  donner  la 
vie,  à  lui  seul  appartient  le  droit  de 
l'ôter,  et  que  l'homme  ne  peut  légiti- 
mement, dans  aucun  cas,  défaire  ce  qu'il 
n'a  pas  pu  faire,  ni  reprendre  ce  qu'il 
n'a  pas  donné; 

Qu'il  est  prouvé  par  l'expérience  que 
le  spectacle  des  exécutions  sanglantes 
contribue  moins  à  donner  un  exemple 
aux  spectateurs  qu'à  les  démoraliser; 

Considérant  enfin  que  les  innocents 


666 


ACTES  ET  PAROLES. 


ont  été  souvent  frappés  de  cette  peine 

IRREPARABLE ; 

Les  soussignés. 

Tout  en  respectant  la  loi  tant  qu'elle 
ne  sera  pas  abrogée;  tout  en  s'inclinant 
devant  l'arrêt  qui  a  frappé  M.  Charles 
Hugo, 

Demandent  que  l'Assemblée  natio- 
nale décrète  l'abolition  de  la  peine  de 

MORT. 

Victor  Hugo  et  son  fils  reçurent  de 
toutes  parts  lettres ,  félicitations ,  marques 
de  sympathie.  La  première  vint  du  comte 
d'Orsay  qui ,  bien  qu'ami  de  Louis 
Bonaparte,  ne  le  ménageait  pourtant 
pas  : 

Jeudi. 

«Cher  grand  maître  Hugo, 

Permettez-moi  de  chercher  à  me  con- 
soler un  peu  de  l'humiliation  que  je 
ressens  en  voyant  votre  noble  et  brave 
fils  condamné  après  une  défense  comme 
la  vôtre.  Merci  d'avoir  ajouté  une  si 
belle  page  à  notre  Histoire  et  à  celle  de 
l'humanité.  Vos  paroles  resteront  comme 
un  fanal  au  milieu  de  cette  route  obscure 
que  nous  parcourons;  je  conçois  qu'un 
Président  de  la  République  s'abrutisse 
par  le  pouvoir,  je  conçois  que  les  mi- 
nistres deviennent  des  renégats,  etc.,  etc  , 
mais  ce  que  je  ne  conçois  pas,  c'est  que 
dans  le  19'  siècle,  on  trouve  des  jurés 
pour  condamner  votre  fils.  Que  le  diable 
les  emporte  tous.  Au  revoir,  il  faudra 
que  nous  allions  quelquefois  Pic-ni-cer 
à  la  Conciergerie. 

\^tre  tout  dévoué. 

d'Orsay. 

P.  S.  —  Il  est  évident  que  M"  Suin  (^) 
tournait  le  dos  au  Christ,  pendant  que 
vous  le  regardiez  en  face  ^^î  I  » 

(»)  L'avocat  g(?néral.  —  W  CoMion  de 
M,  Louis  BarthoH. 


Un  article  relié  aux  Documents  nous 
apprend  que  Charles  Hugo,  venant  se 
constituer  prisonnier,  n'avait  trouvé  de 
place  que  dans  les  prisons  réservées  aux 
voleurs. 

«Le  préfet  de  police  a  décidé  que 
M.  Charles  Hugo  attendrait  qu'on  put 
ne  pas  l'exposer  à  pareille  compagnie.  » 

Charles  Hugo  ne  fut  écroué  à  la  Con- 
ciergerie que  le  30  juillet  1851.  Neuf 
jours  après ,  Béranger  alla  lui  rendre  visite. 

UEvénement  publia  en  anglais  et  en 
français  une  Adresse  des  journalistes  de 
Grande-Bretagne  et  d'Irlande  à  M.  Charles 
Hugo^^K  Nous  reproduisons  ce  document, 
avec  les  lignes  de  points  remplaçant  le 
texte  susceptible  d'occasionner  une  nou- 
velle condamnation  à  l'Evénement. 

Monsieur, 

Nous  pensons  que  c'est  pour  nous 
un  droit  d'intervenir,  comme  membres 
de  la  presse  d'un  pays  ami,  pour  vous 
exprimer  l'indignation  que  nous  a  fait 
éprouver 

Les  écrivains  de  l'Europe  et  de  la 
République  du  Nouveau  Monde,  sœur 
de  la  vôtre,  se  sont  bornés  longtemps  à 
observer  avec  étonnement  la  presse  en- 
chaînée en  France;  mais  aujourd'hui, 
dans  les  circonstances  où  vous  êtes,  et 
en  présence  de  l'arrêt  qui  vous  frappe, 
il  leur  est  impossible  de  ne  pas  élever 
une  protestation. 

Dans  notre  conviction.  Monsieur,  la 
discussion  sur  tous  les  sujets  qui  inté- 
ressent l'humanité,  et  particulièrement 
sur  un  sujet  comme  la  peine  de  mort, 
doit  être  non  seulement  libre,  mais 
hardie  ;  le  pouvoir  civil  sort  de  sa  sphère 
d'équité  quand  il  pénètre  dans  la  con- 
science du  publiciste  et  quand  il  cherche 

(')  VÈvéntmtnt,  ip^août  i8îi. 


HISTORIQUE. 


667 


à  bâillonner  les  écrivains  généreusement 
préoccupés  de  transformer  en  faits  pra- 
tiques les  lois  du  christianisme  et  les 
déductions  de  la  raison.  Le  pouvoir 
civil  devient  ridiculement  tjrannique 
quand  il  essaie  de  couvrir  d'inviolabilité 
des  institutions  telles  que  la  guillotine. 
Un  tel  pouvoir  eût  fait  payer  à  Portia 
le  gage  qu'exigeait  Shjlock. 

Un  despotisme  insensé  et  impitoyable 

Vous  êtes.  Monsieur,  une  de  ses  vic- 
times. L'Angleterre  a  recueilli  d'im- 
menses bienfaits  de  la  presse  libre. 
Heureusement,  parmi  nous,  les  auto- 
rités de  l'Etat  aussi  bien  que  la  masse 
du  peuple  regardent  la  liberté  de  la 
presse  comme  la  sauvegarde  de  toutes 
les  autres  libertés,  et  comme  le  premier 
et  le  plus  puissant  des  moyens  d'éduca- 
tion populaire. 

Puisse  la  grande  et  généreuse  France 
voir  bientôt  qu'en  enchaînant  ses  écri- 
vains les  mieux  doués,  votre  gouverne- 
ment paralyse  ses  énergies  et  la  désarme 
elle-même  en  présence  de  gigantesques 
ennemis  ! 

Nous  avons  confiance.  Monsieur, 
que  cette  expression  spontanée  de  notre 
sympathie  contribuera  à  adoucir  la  dureté 
de  votre  position,  et  vous  aidera  à  sup- 
porter les  rigueurs  (^^  dont  vous  souffrez 
par  suite  d'une  fausse  interprétation, 
malheureuse,  sinon  volontaire,  des  plus 
purs  motifs. 

Douglas    Gerrold,    John 
A.  Heraud,  Mark  Le- 

MON,      J.-S.      TOMLINS, 

Thorton  Hunt, 


('î  II  j  a,  en  anglais,  un  autre  mot  que  le 
respect  de  la  chose  jugée  nous  empêche  de 
reproduire.   {Note  de  l'Événement..) 


et  les  éditeurs  des  journaux  suivants  : 

Daily  Nen'S.  —  Morning  Advertiser.  — 
Sun.  —  Punch.  —  Wéekjy  Nen/s  et  Chroni- 
cle.  —  Atlas.  —  Leader.  —  Nonconformiff. 
—  Patriot.  —  Arbroath  Guide.  —  Bath 
Journal.  —  Bel f aft  Mercury .  —  Birmingham 
Mercury.  —  Bradford  Observer.  —  Briftol 
Examiner.  —  Buck,s  Advertiser.  —  Cam- 
bridge Independent.  —  Coleraine  Chronicle.  — 
Darby  Reporter.  —  Devonport  Telegraph.  — 
Dublin  Commercial  Journal.  —  Hampshire 
Independent.  —  Dublin  W^orld.  —  Galrvay 
Uindicator.  —  Gates-head  Observer.  —  Glas- 
corv  Sentinel.  —  I^eds  Mercury.  —  Limerick, 
and  Clare  Examiner.  —  Press  Limerick. 
Reporter.  —  Londonderry  Standard.  —  Mo- 
nas  Herald.  —  NewcciTtle  Chronicle.  —  New- 
ca^tle  Guardian.  —  Oxford  Chronicle.  — 
Notiingham  Revieru.  —  Norwich  Mercury.  — 
Plymouth  Journal.  —  Preston  Chronicle.  — 
Scottish  Press  (EJinburgh).  —  Sheffield  free 
Press.  —  Stamford  Mercury .  —  Sujjlolk,  Chro- 
nicle. —  Swansea  and  Glamongan  Herald.  — 
W^aterford  News.  —  WiUshire  Independent. 

A  cette  adresse  Victor  Hugo  et  son 
fils  Charles  répondirent  par  ces  deux 
lettres  que  publia  l'Evénement  : 


Paris,  20  août  1851. 


«  Monsieur, 


Je  laisse  la  parole  à  mon  fils.  C'est  à 
lui  de  vous  dire,  c'est  à  lui  de  dire  à 
vos  honorables  confrères  tout  ce  que 
nous  a  fait  éprouver  la  grande  aide  de 
sympathie  qui  vient  le  trouver  aujour- 
d'hui au  fond  de  sa  prison.  Vous  faites 
mieux  que  le  récompenser,  —  vous  le 
glorifiez. 

Ce  sera  l'éternel  honneur  de  sa  vie 
d'avoir  été  l'occasion  d'une  telle  mani- 
festation. Cette  manifestation,  c'est  plus 
qu'une  lettre  adressée  par  des  écrivains 
libres  à  un  écrivain  opprimé,  c'est  le 
signe  d'aUiance  de  toutes  les  forces  de 


668 


ACTES  ET  PAROLES. 


la  civilisation,  convergeant  désormais 
vers  un  but  commun  j  c'est  la  commu- 
nion de  deux  grands  peuples  dans  une 
idée  d'humanité. 

Recevez,  Monsieur,  et  veuillez  trans- 
mettre à  vos  très  honorables  amis,  l'ex- 
pression de  ma  vive  cordialité  et  de  ma 
profonde  reconnaissance. 

Victor  Hugo.» 

Prison  de  la  Conciergerie, 
20  août  i8ji. 

«Messieurs  et  chers  confrères  de  la 
Grande-Bretagne  et  de  l'Irlande, 

Je  vous  remercie  du  fond  du  cœur 
des  paroles  que  vous  voulez  bien 
m'adresser.  Si  je  faisais  à  la  condamna- 
tion qui  me  frappe  l'honneur  de  m'en 
attrister,  ce  témoignage  mémorable  de 
vos  généreuses  sympathies  suffirait  à 
m'en  consoler.  J'en  suis  touché,  confus 
et  fier,  et  je  cherche  en  vain  des  mots 
pour  vous  exprimer  ma  gratitude  de 
tant  de  bienveillance,  moi  qui  ne  suis 
qu'un  des  moins  éprouvés  parmi  les 
journalistes  de  notre  presse,  et  qu'un 
des  plus  obscurs  parmi  ceux  de  notre 
prison.  Vous  me  payez,  et  bien  au  delà, 
mes  six  mois  de  captivité.  J'ignore  si  j'ai 
mérité  une  telle  peine,  mais  je  sais 
bien  que  je  n'ai  pas  mérité  une  telle 
récompense. 

Permettez-moi  donc.  Messieurs,  de 
m'oublier  en  vous  répondant.  Je  ne  suis 
rien  dans  la  cause  qui  m'a  fait  condamner, 
et  le  sentiment  dont  se  sont  inspirées  vos 
paroles  me  dépasse  de  toute  la  hauteur 
de  cette  immense  question  de  l'inviola- 
bilité de  la  vie  humaine  qui  trouble 
depuis  si  longtemps  la  conscience  des 
législateurs.  Oui,  messieurs,  tous  ceux 
qui  ont  lu  votre  adresse  n'y  ont  pu 
voir   que    ce   double   fait   :    un    grand 


peuple  tendant  la  main  à  une  grande 
idée,  la  presse  anglaise  tendant  la  main 
à  la  presse  française. 

Il  vous  appartenait,  à  vous  les  écri- 
vains les  plus  libéraux  du  journalisme  le 
plus  libre  de  prendre  l'initiative  de  ces 
cordiales  adhésions  de  presse  à  presse. 
L'Angleterre,  dans  les  circonstances 
actuelles,  doit  s'unir  à  la  France,  comme 
tout  peuple  obéi  doit  se  faire  solidaire 
de  tout  peuple  opprimé  j  la  liberté  souve- 
raine de  la  presse  anglaise  doit  concours 
et  appui  à  la  liberté  expirante  de  la 
presse  française.  V)us  avez  fait  acte  de 
confraternité  politique. 

Je  dis  plus,  messieurs,  vous  avez 
fait  acte  de  fraternité  sociale. 

L'Angleterre  et  la  France  marquent 
pour  ainsi  dire  le  pas  des  nations.  Il 
semble  que  ces  deux  nobles  peuples 
n'aient  qu'une  émulation  et  qu'une 
ambition,  c'est  de  se  devancer  l'un 
l'autre  dans  la  voie  du  progrès.  V)us 
avez,  vous.  Anglais,  donné  au  monde 
d'illustres  exemples.  N'est-ce  pas  votre 
Byron  qui,  le  premier,  a  combattu  pour 
la  Grèce  .f"  N'est-ce  pas  votre  Wilberforce 
qui,  le  premier,  a  protesté  contre  l'es- 
clavage ? 

En  même  temps  que  les  publicistes 
français,  vous  démasquez  la  barbarie 
toutes  les  fois  que  vous  la  surprenez  en 
flagrant  délit  dans  le  plein  jour  du  dix- 
neuvième  siècle.  N'est-ce  pas  d'une  poi- 
trine anglaise  qu'est  parti  ce  noble  cri 
d'indignation  contre  les  iniquités  mons- 
trueuses commises,  au  nom  et  à  l'ombre 
de  l'église,  par  l'infâme  roi  de  Naples.? 
N'est-ce  pas  un  de  vos  hommes  d'Etat 
qui  a  dénoncé  à  l'Evangile  ce  roi- 
bourreau  qui  se  dit  serviteur  du  Dieu- 
martyr.? 

Nous  sommes  au  même  poste,  nous, 
quand  nous  ne  voulons  pas  qu'on  verse 


HISTORIQUE. 


669 


le  sang  sur  cette  guillotine  qui  se  dit 
sacrée,  vous,  quand  vous  ne  voulez  pas 
qu'on  viole  l'humanité  dans  les  prisons 
royales.  Nous  commettons,  vous  envers 
le  trône  de  Naples,  nous  envers  l'écha- 
faud  de  la  place  Saint- Jacques,  le  même 
crime  de  lèse-majesté. 

Messieurs,  l'idée  de  l'abolition  de  la 
peine  de  mort  fait  chaque  jour  d'incal- 
culables progrès.  Elle  marche,  elle  court, 
elle  vole.  On  peut  enchaîner  ceux  qui 
la  défendent,  on  ne  la  retient  pas. 
L'idée  laisse  l'écrivain  en  prison,  et  reste 
libre.  Qui  donc  désormais  pourrait  arrêter 
les  peuples,  ajant  à  leur  tête  la  France 
et  l'Angleterre,  et  portant  écrits  sur 
leur  drapeau  ces  deux  mots  qui  résument 
toute  la  politique  et  toute  la  philosophie  : 

DEMOCRATIE  1  HUMANITE.' 

Charles  Hugo^^).» 

Quatre  mois  ne  s'étaient  pas  écoulés 
depuis  la  condamnation  de  Charles 
Hugo  que  ce  fut  au  tour  de  son  frère. 
Le  jour  même  où  parut  un  article  de 
François- Victor  protestant  contre  le  déni 
du  droit  d'asile  et  l'arrestation  de  réfu- 
giés politiques,  le  gérant  de  l'Événement 
reçut  cet  avis  : 

Monsieur, 

J'ai  l'honneur  de  vous  prévenir  que 
Œve'nement2,  été  saisi  ce  soir  à  6  heures  1/4. 
L'article  incriminé  est  Un  aveu. 

Jacottet  (^). 
9  septembre  1851. 

Six  jours  après ,  François-Victor  Hugo 
fut  condamné  à  neuf  mois  de  prison  et 
2.000  francs  d'amende.  Paul  Meurice 
eut  aussi  sa  part  de  gloire  et  de  prison  ; 
depuis  le  2  juillet  il  signait  le  journal  à 

(•'  L'Evénement^  27  août  1851.  —  «  Docu- 
ments. 


titre  de  gérant  responsable  j  on  avait 
acquitté  Erdan,  mais  Paul  Meurice, 
lui,  se  servait  de  sa  plume  comme 
d'une  arme  contre  le  gouvernement  et 
plus  d'un  article  de  lui  pouvait  faire 
désirer  en  haut  lieu  qu'il  fût  mis  hors 
d'état  de  nuire.  Il  eut  neuf  mois  de  pri- 
son et  3.000  francs  d'amende.  U Événement 
fut  suspendu  pour  un  mois,  son  dernier 
numéro  parut  le  18  septembre;  le  19 
l' Armement  du  peuple  le  remplaçait  avec, 
en  tête,  une  lettre  de  Victor  Hugo  à 
Auguste  Vacquerie ''^,  rédacteur  en  chef 
et  gérant  du  nouveau  journal.  Le  jour 
même,  le  premier  numéro  fut  saisi  et,  le 
24  septembre,  Auguste  Vacquerie  fut 
condamné  à  six  mois  de  prison  et 
i.ooo  francs  d'amende  pour  avoir  pu- 
blié la  lettre  de  Victor  Hugo.  U  Avène- 
ment parut  néanmoins  jusqu'au  i"  dé- 
cembre 1851. 

De  toutes  les  lettres  que  Victor  Hugo 
reçut  à  l'occasion  de  la  condamnation 
de  ses  deux  fils,  la  plus  curieuse  est 
celle  de  Napoléon  Bonaparte,  fils  de 
Jérôme  et  cousin  du  Président  : 

Paris,  ce  16  septembre  i8ji. 

«Je  viens,  mon  cher  collègue,  vous 
témoigner  toute  mon  indignation  à 
l'occasion  de  la  condamnation  de  votre 
fils!^ 

Etre  frappe  par  une  réaction  injuste 
et  méchante  c'est  une  gloire  pour  vous  ! 
mais  vous  devez  comprendre  quel  cha- 
grin j'éprouve  de  l'oppression  de  notre 
pays  et  de  l'abaissement  de  mon  nom! 

J'en  suis  navré.  —  \bir  la  persécu- 
tion s'appesantir  sur  votre  nom,  une 
des  gloires  de  la  France,  sur  vous  un 
de  nos  rares  amis  pendant  l'exil,  c'est 
indigne  ! 

"Vous  n'avez  pas  besoin  de  consola- 

(0  Voir  page  286. 


6/0 


ACTES  ET  PAROLES. 


tion,  c'est  une  vive  sympathie  que  je 
vous  exprime.  Si  le  cœur  du  père  doit 
être  fier  de  ses  enfants,  celui  de  la  mère 
doit  bien  souflErir  !  Dites  à  Madame  Hugo 
combien  je  prends  part  à  son  malheur. 
Je  vous  serre  la  main  avec  une  cor- 
diale amitié  à  vous  et  aux  nouveaux 
condamnés. 
"Vbtre  collègue. 

Napoléon  Bonaparte.» 

À  noter  aussi  cette  lettre  du  grand 
avocat  Crcmieux  : 

19  septembre  i8ji. 

«Cher  et  illustre  ami. 

Vos  deux  fils  en  prison!  Ni  votre 
renommée,  ni  leur  patriotisme  ne  les  a 
protégés  !  Au  contraire ,  votre  renommée, 
leur  patriotisme  ont  fait  de  leur  inno- 
cence un  crime. 

Trois  ans  après  1848,  il  y  a  un  sub- 
stitut qui  ose  dire  aux  fils  de  Victor 
Hugo  en  accusant  un  de  ses  écrits  où  la 
plus  généreuse  indignation  flétrit  une 
des  plus  indignes  lâchetés  :  «cela  fait 
monter  le  sang  au  visage,  cela  n'est  pas 
Français  !  » 

Mais  ce  que  nous  voyons,  est-ce 
bien  vrai.?  N'est-ce  pas  un  détestable 
rêve  ?  Et  nous  aurons  ces  indignes  paro- 
dies pendant  huit  mois  encore! 

Je  ne  saurais  vous  dire  combien  ma 
famille  est  frappée  de  ce  coup  si  rude 
qui  frappe  la  vôtre  :  ma  femme  et  ma 
fille  se  mettent,  vous  le  pensez  bien,  à 
la  place  de  Madame  et  Mademoi- 
selle Hugo,  et  si  elles  comprennent 
tout  ce  qu'il  y  a  d'honneur  dans  cette 
double  condamnation,  elles  voient  la 
tristesse  d'une  séparation  si  longue, 
l'ennui  si  continuel  d'une  vie  captive 
imposée  à  ces  jeunes  imaginations  qui 


réclament  l'air  et  le  soleil,  qui  veulent 
aussi  la  part  qui  leur  est  ravie  dans  les 
graves  événements  qui  se  préparent. 

Mon  fils  et  moi  nous  éprouvons  ce 
que  vous  éprouvez.  Je  sais  tout  ce  qu'il 
y  a  de  cœur  et  de  dévouement  dans 
votre  maison,  vous  vous  dites  tous  :  ils 
ont  bien  commencé.  Eh!  bien,  atten- 
dons l'avenir  prochain;  espérons  les 
joies  d'une  victoire  facile  et  complète; 
vous  à  la  tribune,  vos  fils  dans  la  presse, 
vous  l'aurez  noblement  préparée. 

...  Je  vous  embrasse  fraternellement. 

A.  CrÉmieux.» 

Victor  Hugo  reçut  de  Londres  cette 
lettre  de  Mazzini  '**  : 

20  septembre  1851. 

«...  Tous  ceux  qui  souffrent  et  com- 
battent pour  le  drapeau  que  vos  fils  ont 
soutenu,  que  vous  soutenez  —  pour 
qu'il  n'y  ait  plus  ni  échafaud  ni  prétextes 
àéchafaud,  ni  violation  du  droit  d'asile... 
vous  tiendront  compte  de  votre  belle 
conduite,  et  moi  je  profite  de  l'occasion 
d'un  compatriote  qui  veut  vous  voir, 
pour  vous  le  dire.  Je  vous  ai  aimé,  poète, 
dès  mes  premières  années  d'étudiant.  Je 
vous  admire  aujourd'hui  jetant  votre  brû- 
lante parole  sur  la  limite  des  deux  pou- 
voirs, entre  le  peuple  et  ses  maîtres.  » 

Victor  Hugo  répondit  : 

«Monsieur, 

Votre  noble  et  éloquente  lettre  m'a 
vivement  ému.  Elle  m'est  parvenue  au 
milieu  du  combat  acharné  que  je  sou- 
tiens contre  la  réaction,  qui  ne  me  par- 
donne point  d'avoir  défendu, sans  reculer 

(')  Gustave  Simon,  Rw**  Mondiale j  i"  dé- 
cembre 1922. 


HISTORIQUE. 


671 


d'un  pas,  le  peuple  en  France  et  les  na- 
tionalités en  Europe.  Voilà  mon  crime. 

Cependant  mes  deux  fils  sont  en  pri- 
son :  demain,  peut-être,  ce  sera  mon 
tourj  mais  qu'importe... 

Je  suis  heureux  d'avoir  reçu,  au  mi- 
lieu de  cette  mêlée,  une  poignée  de 
main  du  grand  patriote  Mazzini. 

Victor  Hugo.» 
Paris,  28  septembre  i8ji. 

Victor  Hugo  se  rendait  bien  compte 
qu'à  travers  ses  fils,  c'était  lui  qu'on 
voulait  atteindre  : 

29  septembre  iBji. 

Ces  hommes  sont  fous.  Ils  fi-appent 
sur  moi  et  ils  ne  s'aperçoivent  pas  qu'ils 
éveillent  des  échos  dans  tous  les  cœurs. 

Quoi  qu'il  arrive,  je  vois  le  but,  je 
n'en  détourne  pas  les  yeux,  et  j'y 
marcherai. 

Tout  homme  a  sa  via  crucis. 

Le  calvaire  est  au  bout,  et  l'auréole 
aussi. 

Tout  pour  le  peuple  qui  soufïre  ici- 
bas!  tout  pour  Dieu  qui  juge  là-haut ^^^  ! 


Au  cours  de  nos  recherches,  nous 
avons  trouvé  ces  quatre  vers  : 

O  noirs  débats!  fureurs  cruelles! 
Poètes,  que  de  maux  soufferts! 
Les  hommes  vous  donnent  des  fers. 
Vous  à  qui  Dieu  donna  des  ailes! 

Victor  Hugo  ^'l 

<>)  Moi.  —  (')  Album  d'autographes  donné 
par  M"  Victor  Hugo  à  M"'  Cb.  Asplet.  Ar- 
chives Spoelbercb  de  hovenjoul.  M"*  Victor  Hugo 
a  écrit  sous  ce  quatrain  :  Uers  de  UiStor  Hugo 
lors  de  la  condamnation  de  ses  fils  et  de  Uacquerie, 


Le  gouvernement  saisissait  tous  les 
prétextes  pour  manifester  son  animosité 
contre  le  poète.  Victor  Hugo  avait  com- 
posé, pour  l'inauguration  d'une  associa- 
tion d'artistes  musiciens ,  des  vers  que 
Pierre  Dupont  mit  en  musique.  La  cen- 
sure interdit  que  ces  vers  fassent  lus  à  la 
séance  d'ouverture.  Ils  n'avaient  pour- 
tant rien  d'inquiétant.  U Avènement  du 
peuple  les  publia  dans  son  feuilleton  du 
13  novembre  1851,  avec  la  musique  de 
Pierre  Dupont.  Ils  furent  insérés  en  1853 
dans  les  Châtiments  ^''. 


Nous  croyons  avoir  démontré  par  ces 
notes  que  Victor  Hugo  a  été  fidèle  à  sa 
conception  du  devoir  :  défendre  la  liberté 
sous  toutes  ses  formes ,  le  droit  du  peuple 
dans  toutes  ses  manifestations;  jamais  il 
ne  s'est  dérobé  au  danger  quoi  qu'en 
aient  pu  dire  récemment  encore  des 
adversaires  qui  ont  puisé  dans  la  haine 
de  parti  le  triste  courage  d'insulter  un 
mort  ;  nous  ne  leur  répondrons  que  par 
cette  citation  : 

Quoi  qu'on  ait  tente  sous  l'influence 
de  l'esprit  de  parti,  auquel  les  adver- 
saires politiques  de  Victor  Hugo  n'ont 
pas  toujours  été  les  seuls  à  céder,  pour 
rabaisser  l'action  du  poète  dans  ces  évé- 
nements tragiques,  ses  initiatives  clair- 
voyantes et  fermes,  son  éloquence 
enflammée  et  vigoureuse,  son  zèle 
ardent  et  son  courage,  inconscient  ou 
dédaigneux  du  péril,  sont  acquis  à  l'his- 
toire impartiale  ^^l 


(1)  L'Art  et  le  peuple. 
Les  amours  d'un  poète. 


W  Louis  Bajlthou, 


eii 


ACTES  ET  PAROLES. 


II 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


Il  serait  fort  difficile  de  se  faire  une 
opinion  en  parcourant  cette  Revue  de  la 
Critique  :  tel  journal ,  selon  la  tendance 
politique  adoptée  par  Victor  Hugo,  dé- 
clarera son  discours  «  au-dessous  de  toute 
critique»,  puis  quand  le  poète,  petit  à 
petit,  se  dégagera  de  l'emprise  de  la 
droite,  le  même  journal,  tout  en  recon- 
naissant que  «  M.  Victor  Hugo  n'est 
pas  des  nôtres  » ,  ne  lui  marchandera  pas 
l'éloge.  Au  contraire,  l' Assemblée N ationale 
avait  commencé  par  lui  décerner,  le 
12  septembre  1848,  ce  brevet  de  gran- 
deur d'âme  : 

«  Il  est  un  homme  qu'un  noble  senti- 
ment n'a  jamais  invoqué  en  vain,  qui 
s'était  déjà  porté  le  défenseur  magnifique 
de  la  presse,  lésée  dans  ses  franchises j 
nous  avons  nommé  M.  Victor  Hugo  ». 

Mais  le  11  juillet  1850,  bien  que  le 
poète  défendît  toujours  la  même  cause, 
la  liberté  de  la  presse,  l'Assemblée  Na- 
tionale change  de  ton  : 

«  M.  Victor  Hugo  a  eu  bien  raison  de 
dire  que  les  révolutions  font  sortir  de 
l'ombre  de  si  petits  hommes!  ...  Il  a  ren- 
contré là,  sur  les  bancs  de  la  majorité, 
un  succès  qu'il  ne  cherchait  pas.  M.  Vic- 
tor Hugo  a  la  prétention  de  représenter 
la  nation  contre  la  majorité  que  la  nation 
a  élue...  M.  Victor  Hugo  ne  représente 
que  sa  propre  personnalité  ». 

Le  Dix-Décembre,  journal  officieux  de 
l'Elysée,  est  curieux  à  suivre  dans  la  suc- 
cession de  ses  appréciations.  A  propos 
du  discours  sur  la  Misère,  il  voulait 
«  bannir  le  poète  de  la  tribune  aux  ha- 


rangues »;  trois  mois  plus  tard,  il  le  dé- 
signe comme  «  ayant  fait  fonction  de  mi- 
nistre des  Affaires  étrangères  ». 

Un  seul  critique  s'est  montré  invaria- 
blement hostile,  Louis  Veuillot.  Il  avait 
d'ailleurs  érigé  en  principe  cette  déclara- 
tion :  «  Un  peuple  qui  donne  la  parole 
aux  poètes  est  un  peuple  abêti  !  »  ^'^ 

Donc,  tous  les  poètes  devraient  être, 
exclus  de  l'Assemblée ,  mais ,  entre  tous , 
Victor  Hugo  :  «  Cet  artisan  de  fadaises 
et  ce  créateur  de  chimères,  n'estimant 
des  choses  qu'il  dit  que  le  bruit  et  l'appa- 
rence, amoureux  de  clinquant,  etc.  ». 

Aussi,  quel  que  soit  le  sujet  traité  par 
Victor  Hugo ,  quel  que  soit  le  drapeau 
sous  lequel  il  combattra,  la  haine  de 
Veuillot  le  poursuivra  toujours. 

Assez  de  glorieuses  amitiés  le  dédom- 
mageront. 

RECEPTION  A  L'ACADEMIE. 


Journal  des  Débats, 
j  juin  1841. 

Philarètc  Chasles. 

. . .  On  verra  dans  les  discours  de  M.  Victor 
Hugo  et  de  M.  de  Salvandy,  que  le  Journal 
des  Débats  publie  dans  leur  intégrité ,  et  qui  le 
méritent,  combien  l'un  a  dépensé  d'imagina- 
tion poétique  et  de  vigueur  de  pensée,  l'autre 
d'ingénieuses  observations  et  de  développe- 
ments brillants,  pour  échapper  aux  sujets 
qu'ils  avaient  \  traiter;  k  l'Académie,  k  la 
littérature,  au  romantisme,  aux  anciens,  aux 
modernes,  k  la  querelle  d'hier,  k  la  réception 

<')  Louis  VEun,LOT,  Études  snr  UiUor  Hugo. 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


673 


d'aujourd'hui;  c'étaient  des  gladiateurs  très 
adroits  à  s'éluder,  très  habiles  à  ne  rien  dire  de 
ce  qu'ils  voiilaient  taire. 

...  Je  me  permettrai,  comme  à  l'ordinaire, 
de  parler  librement  sur  deux  hommes  que 
j'estime.  Adroit  et  ardent  à  faire  vibrer  la 
fibre  populaire,  M.  Victor  Hugo  me  semble 
avoir  eu  le  tort  d'évoquer,  pour  les  embellir, 
les  tristes  fantômes  d'une  époque  d'orages  et 
de  ruines  sanglantes. 

...M.  Victor  Hugo  a  été  d'une  grande, 
puissante  et  spirituelle  éloquence,  je  me  plais 
k  le  proclamer.  Son  discours  a  été  d'un  homme 
politique.  M.  de  Salvandj  l'a  spirituellement 
et  brillamment  réfuté.  De  longs  et  justes 
applaudissements  ont  accueilli  les  deux  ora- 
teurs, j'en  conviens. 

...  Le  public...  a  accepté,  par  nécessité  de 
circonstance,  la  politique  éloquente  qui  rem- 
plaçait la  question  littéraire.  Il  a  parfaitement 
accueilli  la  consécration  définitive  et  solen- 
nelle de  M.  Victor  Hugo.  Tout  le  monde 
convenait  de  la  nécessité  de  ce  sacre.  Ce  qui 
lui  avait  fait  le  plus  de  tort,  c'étaient  ses 
séides.  L'art  de  la  pensée  est  un  art  isolé.  Il  ne 
veut  point  de  ces  sectes  et  de. ces  petites  injus- 
tices criardes  et  taquines,  dont  la  controverse 
théologique  ou  politique  s'arrange  assez  bien. 

...Penser  librement,  écrire  librement,  et 
du  sein  de  cette  solitude  indépendante  et 
ravissante,  livrer  au  vent  du  monde  et  au 
souffle  brujant  des  hommes  ses  idées,  ses 
réflexions,  ses  rêveries,  ses  indignations  et  ses 
jugements,  c'est  un  si  doux  et  si  noble  mé- 
tier! Comme  poète  et  grand  poète,  M.  Hugo 
s'en  est  tenu  là;  ses  beaux  vers  donnent  raison 
à  l'Académie  et  au  public. 


ha  Tresse. 
6  juin  1841. 


Vicomte  de  Launat 
(M°"  DE  Girardin). 


...  On  s'attendait  k  des  récriminations 
mordantes,  k  des  chants  de  victoire  insul- 
tants, k  une  profession  de  foi  audacieuse,  k 
des  souvenirs  enfin  qui  voudraient  dire  : 
«Vovis  m'avez  repoussé  trois  fois,  et  me  voilà! 
Vous  avez  proscrit  mes  doctrines,  et  elles 
triomphent;  vous  vous  êtes  joués  de  moi,  et 
je  viens  k  mon  tour  vous  narguer,  car  vous 
êtes  de  pauvres  écrivains  sans  style  et  de 
petits  poètes   sans  idées;  vous  exaltez  Cor- 


neille, et  vous  prouvez  par  vos  ouvrages  que 
vous  ne  le  comprenez  pas  ;  vous  vantez 
Molière,  et  vous  ne  rappelez  son  génie  que 
par  vos  ridicules  de  Trissotin.  Vous  défendez 
la  pureté  de  la  langue,  et  vous  ne  pouvez  me 
critiquer  moi-même  sans  faire  dans  vos 
phrases  pâteuses  vingt  fautes  de  français 
contre  moi!  etc.,  etc.».  Voilà  ce  que  tout  le 
monde  croyait  que  le  nouvel  élu  viendrait 
dire,  plus  éloquemment  sans  doute,  mais 
avec  non  moins  de  cruauté. 

Au  lieu  de  cela,  il  a  fait  entendre  des 
paroles  dignes  et  calmes,  pleines  de  douceur 
et  de  loyauté.  De  sa  position  littéraire  comme 
chef  d'école  et  sectateur. . .  il  n'a  rien  voulu 
dire  :  c'eût  été  rappeler  l'opposition  qu'on  lui 
avait  faite,  c'eût  été  faire  un  reproche.  De 
ses  doctrines  rénovatrices ...  il  n'a  point  voulu 
parler  :  c'eût  été  proclamer  leur  victoire, 
humilier  les  vaincus.  De  toute  profession 
artistique ...  il  s'est  abstenu  :  confesser  des 
croyances  nouvelles,  c'eût  été  blesser  les  pré- 
jugés de  ses  confrères;  c'eût  été  leur  crier  : 
«Je  suis  jeune,  vous  êtes  vieux.  Vous  avez 
fait  votre  temps!»  Mais,  au  contraire,  ce 
qu'il  a  voulu,  c'est  leur  dire  :  «Rassurez- 
vous,  je  n'ai  point  de  colère  dans  le  cœur, 
parce  que  je  n'ai  point  de  vanité  dans 
l'esprit;  je  ne  vous  entretiendrai  pas  de  mes 
querelles.  Vos  persécutions,  je  les  oubUe;  vos 
calomnies,  je  saurai  vous  les  faire  oublier.  De 
telles  misères  ne  troublent  point  mes  rêves. 
Ce  qui  m'occupe,  ce  qui  m'a  toujours 
occupé,  entendez-le,  c'est  la  dignité  de  l'art, 
c'est  l'indépendance  de  la  pensée,  c'est  le 
triomphe  de  la  vérité,  c'est  l'avenir  de  la 
civilisation,  c'est  la  gloire  de  la  France,  c'est 
la  grandeur  de  Dieu,  ce  sont  toutes  les 
nobles  idées  qui  font  vivre  les  nobles  âmes . , . 
O  mes  ennemis!  connaissez-moi  donc  et  ras- 
surez-vous :  un  homme  qui  songe  k  de  telles 
choses  pendant  qu'on  l'insulte,  d'avance  a 
pardonné  !  » 

...  Et  comme  il  s'approchait  avec  une 
générosité  de  si  bonne  foi,  une  simphcité  de 
si  bon  goût,  on  l'a  reçu  avec  des  épigrammes. 
On  a  cherché  k  démolir  tout  son  discours 
mot  k  mot.  On  a  répondu  k  tous  les  faits 
qu'il  a  cités  sur  M.  Lemercier,  et  qu'il  tenait 
de  sa  veuve  elle-même,  par  des  récits  contra- 
dictoires qui  détruisaient  tous  ces  faits;  et 
chaque  parole  venait  dire  :  «Vous  croyez 
que  l'auteur  d'A^memaoa  a  eu  telle  intention 


ACTES   ET   PAK.OLES.   —   I. 


43 


674 


ACTES  ET  PAROLES. 


à  cette  époque,  il  ne  l'a  jamais  eue...  Vous 
affirmez  qu'il  a   fait   telle   action,  il   ne   l'a 
jamais  faite.  Vous  prétendez  qu'il  a  dit  telle 
chose,  il  ne  l'a  jamais  dite  à  personne».  Et 
passant    k    ses    titres    académiques,    on    lui 
disait  :  «Quand   vous  étiez  au  collège,  vous 
avez  trouvé   en  jouant  de  fort  beaux  vers, 
mais    depuis    vous    n'avez    rien    trouvé    de 
mieux.  Vos  travaux  d'homme  fait  n'ont  point 
dépassé  vos  jeux  d'enfant.  Vous   reprochez  à 
Népomucène    Lemercier    ses   témérités;  eh! 
Monsieur,   lui  aussi  se   les  reprochait,  parce 
qu'elles  avaient  provoqué  les  vôtres».  Et   ce 
fut   ainsi   tout   le    temps;  et  le  public    qui 
d'abord  avait  applaudi  quelques  passages  élo- 
quents   et    quelques     mots     spirituels,    s'est 
révolté  de  tant  de  cruauté,  et  celui  qui  avait 
le   triste  courage   de   se  faire  l'exécuteur   de 
ces  hautes  œuvres  fut  forcé  par  le  méconten- 
tement général  de  s'interrompre  au  milieu  de 
ses  injures  et  d'en  ravaler  la  moitié . . . 


Mes  poisons. 


Sainte-Beuve. 


La  fameuse  réception  et,  comme  je  l'ap- 
pelle, le  sacre  de  Victor  Hugo  à  l'Académie 
a  eu  lieu.  C'a  été  lourd  de  sa  part  et  tout 
simplement  ennuyeux.  «Vous  avez  fait.  Mon- 
sieur, un  bien  grand  discours  pour  une  bien 
petite  assemblée»,  lui  a  dit  avec  son  ironie 
sentencieuse  M.  Royer-Collard.  Hugo  a  pris 
cela  pour  un  compliment  ;  il  n'a  pas  de 
tact,  et,  comme  me  le  disait  M.  Mole,  son 
discours  manque  tout  à  fait  d'eSprii.  Il  n'avait 
pas  la  mesure  ni  de  cette  coupole  ni  de  cet 
amphithéâtre  de  société;  son  discours  était 
un  discours  cyclopéen,  bon  à  beugler  au 
Colisée  sous  Domitien,  de  la  rhétorique  à 
triple  carat,  une  suite  de  gros  morceaux  sans 
lien,  sans  transition.  Tout  cela  pourtant  était 
profondément  calculé  dans  son  esprit;  mais 
n'ayant  pas  la  même  mesure  que  les  autres, 
il  manque  son  effet.  C'est  comme  au  théâtre. 
Hugo  croit  les  hommes  et  le  monde  plus 
bêtes  en  vérité  qu'ils  ne  sont.  Le  monde  est 
malin.  Lui,  le  jeune  et  illustre  Caliban,  il  y 
est  pris,  il  le  sera  toujours.  Son  orgueil  lui 
bouche  la  fenêtre.  Les  Girardin  le  flattent, 
l'exaltent,  l'accaparent;  cela  me  fait  l'effet 
d'une  pêche  à  la  baleine;  ils  le  pécheront. 

Quand    Salvandy,    après   Hugo,    a    com- 
mencé de  parler,  lui,  d'ordinaire  si  fastueux. 


a  paru  tout  d'un  coup  désenflé  et  léger;  tout 
est  relatif.  On  a  respiré  et  on  a  applaudi.  Où 
est  le  vrai  ?  Tous  les  gens  qui  ont  plus  d'ima- 
gination que  de  bon  sens  et  d'esprit  admirent 
le  discours  de  Hugo,  les  autres  haussent  les 
épaules.  Le  fait  est  qu'au  point  de  vue  de 
l'imagination,  il  y  a  assez  de  grandeur;  ses 
phrases  pesantes,  comme  des  carrés  de  grosse 
cavalerie,  manœuvrent  à  point.  Ici  comme 
toujours,  Hugo  a  réussi  à  instituer  autour  de 
lui  un  combat,  c'est  son  triomphe. 


Kevue  des  Deux  Mondes. 
ij  juin  1841. 

Charles  Magnin. 

...  Il  s'est  accompli  il  y  a  peu  de  jours 
dans  la  sphère  de  la  littérature  et  de  la  poésie, 
un  de  ces  événements  rares  et  éclatants  qui 
ont  le  privilège  d'exciter  avant,  pendant  et 
longtgmps  après  leur  durée,  l'attention  des 
esprits  sérieux  et  la  curiosité  même  des  gens 
frivoles.  Deux  planètes,  qui  semblaient  desti- 
nées à  décrire  dans  le  champ  de  l'art  une 
asymptote  éternelle,  deux  principes,  puissants 
l'un  et  l'autre,  mais  à  des  titres  opposés,  le 
génie  de  la  tradition  et  le  génie  de  la  poésie 
vivante  et  actuelle,  M.  Victor  Hugo  et  l'Aca- 
démie française  se  sont  rencontrés  face  à  face, 
et  ont  opéré,  sous  la  coupole  du  palais 
Mazarin,  leur  laborieuse  et  mémorable  con- 
jonction. 

...  M.  Victor  Hugo  passe  à  la  politique . . . 
il  veut  agir;  l'action  le  réclame...  Ce  dis- 
cours j  où  il  avait  k  louer  un  poète,  et  où  il 
évoque  tous  les  discours  politiques  d'un  demi- 
siècle;  ce  discours  où  l'on  attendait  une  pro- 
fession de  foi  littéraire,  et  où  il  est  à  peine 
question  de  littérature,  c'est  une  abdication 
solennelle  de  son  passé,  c'est  un  premier  pas 
vers  la  tribune,  une  candidature  k  l'une  de 
nos  chambres,  peut-être  k  toutes  les  deux; 
mieux  encore,  un  programme  de  ministère. 
—  Vous  souriez;  mais  que  signifierait  donc 
cette  mystérieuse  apparition  de  Malesherbes  k 
la  fin  de  cette  harangue,  cette  apparition  qui 
ne  tient  k  rien;  cette  ombre  en  quelque 
sorte,  qui  passe  au  fond  du  discours,  comme 
la  litière  du  cardinal  de  Richelieu  traverse  la 
scène  k  la  fîn  de  Marion  de  Larme,  pour  jeter 
aux  spectateurs  le  mot  du  drame.?  Ici,  vous 
le  voyez  bien,  le  mot  est  pairie  et  ministère. 
...  Je    ne    ptiis    supposer  que   M.  Victor 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


675 


Hugo  ait  une  si  faible  opinion  de  la  position 
que  les  lettres  lui  ont  faite,  qu'il  ait  cru 
avoir  besoin  de  prononcer  quelques  phrases 
sur  la  Convention  nationale  et  l'Empire,  sur 
les  frontières  naturelles  de  la  France  et  le 
système  d'hérédité  de  branche  en  branche, 
pour  établir  son  droit  à  un  siège  au  Luxem- 
bourg, ou  pour  lever  les  yeux  jusqu'au  mi- 
nistère de  l'Instruction  publique.  —  Je  crois 
donc  que,  s'il  s'est  refusé  à  venir  proclamer 
ses  convictions  littéraires  dans  l'éloge  de  M.  Le- 
mercier,  s'il  a  pris  un  chemin  de  traverse,  et 
si,  contre  toutes  ses  habitudes  de  stratégie 
franche  et  directe,  il  a,  dans  cette  circon- 
stance, plutôt  tourné  qu'enlevé  la  position, 
c'est  tout  simplement  qu'un  sentiment  hono- 
rable de  délicatesse  et  de  bienséance  lui  a  dé- 
fendu d'entrer  dans  un  sujet  où,  k  moins  de 
rester  superficiel,  et  par  conséquent  indigne 
de  l'Académie  et  de  lui-même,  il  lui  aurait 
fallu  manquer  à  la  mémoire  qui  lui  était  con- 
fiée, ou  déserter  ses  opinions  et  tirer  contre 
son  drapeau. 

Voyez,  en  effet,  était -il  possible  que 
M.  Hugo  entreprit  une  appréciation  franche 
et  complète  de  l'œuvre  poétique  si  embrouillée 
et  si  complexe  de  M.  Lemercier,  sans  poser, 
tout  d'abord,  une  question  capitale,  terrible, 
inexorable,  la  question  des  bonnes  et  des 
mauvaises  réformes  en  poésie  ?  Eh  bien  !  en- 
tamer cette  controverse,  c'était  agiter  de  nou- 
veau le  problème  qui  divise  la  httérature  de- 
puis le  commencement  du  siècle. 

...  Tout  en  rendant  au  génie  laborieux, 
opiniâtre  et  fantasque  de  l'auteur  de  Fredegondcj 
de  Plauie  et  de  la  Panbypocrisiade  un  hommage 
suffisant  et  habilement  calculé  pour  se  tenir 
dans  une  appréciation  tout  extérieure, 
M.  Victor  Hugo  a  construit  l'édifice  de  son 
discours  de  manière  k  faire  saillir  une  autre 
face  moins  indiquée,  quoique  certainement 
aussi  remarquable,  de  la  physionomie  de  son 
modèle,  je  veux  dire,  le  caractère  plein  de 
noblesse  et  d'indépendance  qui  distinguait 
Lemercier. 

. . .  La  disposition  singulière  de  ce  morceau, 
beaucoup  plus  lyrique  qu'oratoire,  n'en  a 
point  affaibli  l'effet  sur  l'assemblée.  Quand, 
après  avoir  déroulé  avec  une  savante  lenteur 
le  tableau  le  plus  complet  et  le  plus  splendide, 
le  plus  minutieux  et  le  plus  oriental,  que 
que  l'on  puisse  tracer  de  la  gigantesque  for- 
tune de  Napoléon,  M.  Victor  Hugo  a  mon- 


tré, seuls  en  révolte  contre  cette  volonté 
colossale,  six  poètes,  n'ayant  pas  d'autres 
armes  que  la  conscience  et  la  pensée,  Ducis, 
Delille,  M°"  de  Staël,  Benjamin  Constant, 
Chateaubriand,  Lemercier,  une  immense 
acclamation  a  couvert  ces  noms  glorieux  et 
salué  la  noble  et  généreuse  parole  de  l'auteur. 

. . .  M.  de  Salvandy  a  introduit  une  innovation 
que  nous  regretterions  fort,  pour  notre  part, 
de  voir  s'établir  comme  un  précédent.  Il  ne 
s'est  pas  contenté  de  controverser,  selon  l'usage, 
quelques  points  de  la  harangue  qu'on  venait 
d'entendre.  Il  a  tenu  à  faire  de  ce  discours 
tout  entier  une  réfutation  complète  et  suivie; 
il  l'a  repris  paragraphe  par  paragraphe,  ne 
laissant  pas  échapper  sans  contradiction  la 
pensée  la  plus  simple  ni  l'anecdote  la  plus 
indifférente.  Cette  négation  universelle,  ce 
blâme  de  parti  pris,  cet  écho  contradicteur..., 
toute  cette  petite  guerre  qui  avait  d'abord 
éveillé  l'attention  a  fini  par  paraître  un  peu 
prolongée  :  l'orateur  a  dû  faire  quelques  cou- 
pures et  les  a  exécutées,  séance  tenante,  avec 
un  remarquable  à-propos. 

Le  seul  éloge  que  M.  de  Salvandy  ait 
accordé  au  génie  de  Victor  Hugo  s'est  adressé 
à  ses  facultés  lyriques.  Il  veut  bien  admettre 
son  nouveau  confrère  dans  cette  triade  poé- 
tique qu'il  compose  de  M.  Casimir  Delavigne 
et  de  M.  de  Lamartine,  et  dans  laquelle  la 
France   a  depuis  longtemps  placé  Béranger. 

Vous  croyez  sans  doute  qu'en  décernant  k 
M.  Victor  Hugo  cette  couronne  de  poëte, 
M.  de  Salvandy  a  songé  à  l'auteur  des  Veuilles 
^automne  et  des  Orientales  ?  Détrompez-vous. 
M.  de  Salvandy  n'a  songé  qu'k  l'auteur  ado- 
lescent d'un  premier  recueil  d'odes,  où  de 
grandes  espérances  faisaient  pardonner  l'ab- 
sence des  qualités  brillantes  qui  se  sont  épa- 
nouies plus  tard.  Tout  ce  que  M.  de  Salvandy 
veut  bien  accorder,  c'est  qu'il  a  été  donné, 
par  moments,  k  l'auteur  des  Chants  du  Crépus- 
cule et  des  Uoix  intérieures  et  surtout  des  Kajons 
et  des  OmbreSj  de  retrouver  quelque  chose  de 
ses  premières  inspirations.  Que  penser,  que 
dire  d'un  jugement  si  étrange  et  qui  semble 
si  peu  sérieux  ? 


Ui£ior  Kugp  après  i8)0. 


Edmond  Bire. 


Le  discours  du  poète  est  magnifique,  tout 
plein   d'images    éclatantes,    écrit    dans    cette 


43. 


61^ 


ACTES  ET  PAROLES. 


langue  sonore,  d'une  précision,  d'une  netteté 
absolues,  ou.  chaque  phrase  est  frappée 
comme  une  médaille.  L'effet  pourtant  fut 
médiocre,  la  déception  fut  générale.  On 
s'attendait  à  un  manifeste  littéraire,  on  avait 
une  harangue  politique. 

...  Ce  fut  M.  de  Salvandy  qui  répondit 
à  Victor  Hugo.  Le  poète  avait  fait  un  dis- 
cours politique,  l'ancien  ministre  fit  un  dis- 
cours littéraire.  Le  succès  de  la  journée  fut 
pour  lui. 

...  Victor  Hugo  n'était  pas  pour  prendre 
son  échec  en  patience.  Il  était  l'un  des  habi- 
tués du  salon  de  M°"  de  Girardin  :  ce  fut 
elle  qvii  se  chargea  de  dire  leur  fait  aux 
confrères  du  poète  coupables  de  haines  mes- 
quines et  de  calomnies  pitoyables;  elle  les 
accusa  de  lui  avoir  tendu  une  embûche j  elle 
reprocha  à  M.  de  Salvandy  de  s'être  fait 
l'rtexécuteur  des  hautes  œuvres»  des  ennemis 
de  Victor  Hugo;  elle  montra  l'auditoire  — 
ce  même  auditoire  qui  avait  couvert  M.  de 
Salvandy  de  ses  applaudissements  —  l'inter- 
rompant au  milieu  de  ses  injures  et  de  ses 
cruautés  et  le  forçant  d'en  ravaler  la  moitié. 

Et  ce  qui  était  vrai,  c'est  que  M.  de 
Salvandy  avait  rendu  pleine  justice  aux  œuvres 
de  Victor  Hugo  et  à  son  génie,  célébrant 
tour  \  tour  en  lui  le  poète  lyrique,  le  roman- 
cier et  le  dramaturge;  parlant  de  ses  odes 
avec  enthousiasme,  de  Notre-Dame  de  Paris 
avec  admiration,  de  ses  drames  eux-mêmes 
avec  éloge. 

Qu'k  ces  louanges  il  eût  mêlé  quelques 
réserves,  qu'il  eût  porté  sur  la  Convention 
un  jugement  qui  ne  concorde  pas  avec  celui 
de  Victor  Hugo,  qu'enfin  il  eût  conseillé  au 
poète  de  ne  pas  sacrifier  les  lettres  à  la  poh- 
tique...  où  était  le  crime  en  tout  cela,  où 
l'injure  et  la  cruauté?  Et  pourtant  M.  de 
Salvandy  avait  commis  un  crime  en  effet,  un 
crime  abominable.  Il  s'était  fait  applaudir  à 
côté  de  Victor  Hugo  et  plus  que  lui. 


hes  Guêpes. 
Juillet  1841. 


Alphonse  Karr. 


...  Vous  voilk  donc  enfin  à  l'Académie. 
—  Vous  y  êtes  entré  comme  le  fils  de  Phi- 
lippe de  Macédoine  entra  à  Babylone.  Mais 


ne  vous  semblerait-il  pas  singulier  de  lire  dans 
son  historien,  Quinte  -  Curce,  qu'Alexandre 
ne  demanda  pour  prix  de  ses  victoires  que 
d'être  nommé  citoyen  de  la  ville  de  Darius.-' 
Ne  vous  êtes-vous  pas  un  peu  laissé  faire 
ce  que  le  père  Loriquet  è  societate  ,îesu  vou- 
lait faire  de  Napoléon,  que,  dans  son  histoire 
de  France,  il  appelait  le  marquis  de  Bona- 
parte, général  en  chef  des  armées  du 
roi  Louis  XVIII? 


Je  lisais  dernièrement  un  des  romans  de 
Walter  Scott  intitulé  le  Pirate  :  c'est  l'histoire 
de  Clément  Vaughan,  qui,  après  avoir  été 
pendant  plusieurs  années  le  chef  d'une  troupe 
déterminée  —  et  le  maître  d'une  frégate  au 
redoutable  pavillon  noir,  —  s'amende  à  la  fin  et 
devient  officier  sur  un  vaisseau  de  Sa  Majesté, 
où   ses  supérieurs  sont  fort  contents  de  lui. 

Je  regardais  l'autre  jour  sur  une  feuille 
d'un  rosier  planté  au  bord  d'un  ruisseau  une 
goutte  de  pluie  plus  brillante  qu'une  opale; 
tout  à  coup  elle  roula  le  long  de  la  feuille, 
et  tomba  dans  l'eau  du  ruisseau,  où  elle  se 
perdit. 

C'est  par  l'individualité  que  charme  un 
poète;  vous  étiez  un  tout,  pourquoi  devenir 
une  partie? 

Il  y  a  un  grand  nombre  de  pierres  à  la 
base  d'une  pyramide,  il  n'y  en  a  qu'une  au 
sommet. 

Le  rossignol  chante  seul  dans  les  buissons 
en  fleurs  ;  les  oies  volent  en  troupes. 

Vous  êtes  entré  à  l'Académie  en  en  enfon- 
çant les  portes;  en  vain  vous  avez  caché 
votre  triomphe,  en  vain  vous  avez  pris  une 
allure  modeste  et  hypocrite  :  vos  confrères 
malgré  eux  ont  fait  comme  les  vieilles 
femmes  d'une  ville  prise  d'assaut  :  elles 
jettent  du  haut  des  fenêtres,  sur  la  tête  de 
l'ennemi,  tous  leurs  ustensiles  de  ménage. 

Ce  n'était  vraiment  pas  la  peine  de  se 
faire  Victor  Hugo  pour  devenir  l'un  des 
quarante. 

Mon  pauvre  Victor,  vous  voici  donc  enfin 
l'égal  de  M.  Flourens;  tout  le  monde  dit 
maintenant  que  vous  voulez  devenir  député, 
c'est-k-dire  l'un  des  quatre  cent  cinquante. 

De  succès  en  succès,  si  on  vous  laisse 
faire,  vous  arriverez  à  être  l'un  des  trente- 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


^11 


trois     millions    qui     composent     la     nation 
française  (''. 


RÉCEPTION  DE  SAINT-MARC  GIRARDIN. 


L^  Vresse. 
17  janvier  184.5. 


Auguste  Vacquerie. 


C'était  M.  Victor  Hugo  qui  recevait 
M.  Saint-Marc  Girardin...  Un  des  plus  ar- 
dents et  (pourquoi  le  nier?)  des  plus  écoutés 
adversaires  de  la  littérature  vivante,  était 
introduit  par  celui  qui  la  représente  le  plus 
glorieusement.  M.  Saint-Marc  Girardin  a, 
sans  doute,  été  poussé  au  fauteuil  par  plus 
d'un  succès  ;  et ,  depuis  son  Discours  sur  L^sage 
JTXsqu'à  son  Tableau  du  i^uin^me  siècle,  il 
avait,  certes,  plus  d'un  titre  à  l'inappréciable 
honneur  de  s'asseoir  entre  M.  Etienne  et 
M.  de  Jouj;  mais  son  titre  principal  consis- 
tait dans  un  livre  ouvertement  hostile  au 
théâtre  actuel,  et  surtout  à  l'auteur  de  Lucrèce 
Borgia.  Or,  comprend-on  une  rencontre  plus 
inquiétante?  Avoir  pour  :  Sésame,  ouvre-toi! 
ane  imprécation  contre  un  homme,  et,  la 
porte  s'ouvrant,  se  trouver  face  à  face  avec 
cet  homme,  et  que  ce  soit  lui  précisément 
qui  soit  chargé  de  vous  présenter!  Jamais  le 
hasard,  ce  grand  poète  dramatique,  ne  pré- 
para une  scène  d'une  plus  émouvante  ma- 
nière. Quelle  allait  être  l'attitude  de  M.  Victor 
Hugo?  Voilà  la  question  qui  était  sur  toutes 
les  lèvres. 

Allait-il  déroger  à  son  passé  et  répondre  à 
la  critique  autrement  que  par  le  silence  et 
par  quelques  livres?  —  Il  était  permis  de 
penser  que,  s'il  acceptait  le  duel,  il  ne  man- 
querait pas  de  riposter;  le  poète  qui  a  écrit 
la  préface  de  CromweU  n'est  pas  un  poète 
naïf  qui  n'a  pas  conscience  de  son  œuvre.  Il 
sait  parfaitement  où  il  va . . . 

. . .  L'illustre  poète  avait  une  position  d'au- 
tant meilleure  pour  se  défendre  et  se  venger. 


'•'  À  l'affectueuse  gronderie  d'Alphonse  Karr, 
Victor  Hugo  répondit  par  une  lettre  publiée  dans 
la  Correspondance. 


que  celui  qui  reçoit  parle  le  dernier,  et  n'a 
par  conséquent  aucune  réplique   à   craindre. 

Eh  bien!  l'attente  de  ceux  qui  comptaient 
sur  un  duel,  ou  du  moins  sur  un  assaut,  a 
été  absolument  trompée.  M.  Victor  Hugo  a 
pensé  que  ce  qui  convenait  à  des  gens  dés- 
intéressés dans  le  débat  ne  convenait  pas 
quand  on  en  était  à  sa  propre  cause;  que  la 
querelle  littéraire  risquait  de  dégénérer  en 
querelle  personnelle,  et  la  justice  en  ven- 
geance; qu'il  aurait  pu  prononcer  un  réqui- 
sitoire, mais  qu'il  ne  pouvait  pas  prononcer 
un  plaidoyer;  —  et  que,  si  l'on  avait  attaqué 
ses  livres,  ils  pouvaient  bien  se  défendre  tout 
seuls. 

Je  conviens  que  le  récipiendaire  avait  com- 
mencé par  écarter,  autant  qu'il  dépendait  de 
lui,  tout  débat  personnel.  Je  n'ai  pas  à  ana- 
lyser ni  à  apprécier  un  discours  dont  on 
peut  prendre  connaissance  à  l'autre  page;  je 
laisse  donc  le  lecteur  remarquer  avec  quelle 
habileté  et  quelle  discrétion  M.  Saint-Marc 
Girardin  s'est  gardé  de  toucher  par  un  mot  à 
la  littérature  contemporaine... 

Le  lecteur  louera  cette  prudence,  qui  a 
permis  au  glorieux  directeur  de  l'Académie 
de  laisser  dormir  sous  la  cendre  du  temps 
des  critiques  déjà  vieilles  de  plus  d'un  an,  et 
d'être  tout  entier  aux  considérations  générales. 
En  l'absence  de  provocations  récentes,  il  a  pu 
ne  pas  se  souvenir  de  provocations  anciennes. 
Il  lui  a  été  loisible  d'oublier  son  intérêt 
momentané  pour  ne  s'occuper  que  de  l'éterne.- 
intérêt  de  l'art,  et  de  se  tenir  dans  cette  séré- 
nité bleue  que  ne  noircit  aucune  des  fumées 
des  cuisines  quotidiennes.  Il  n'a  pas  eu  à 
détourner  sa  prunelle  du  soleil.  Sa  clémence 
a  plané  Hb  rement.  Il  a  été  plus  que  clément  : 
il  l'a  été  sans  en  avoir  l'air.  Il  n'a  pas  même 
fait  le  généreux.  Il  a  été  si  tranquille  que 
plusieurs  ont  dû  douter  de  la  réalité  de  l'at- 
taque. Le  pardon  aurait  reconnu  l'offense;  il 
ne  l'a  pas  pardonnée,  il  l'a  ignorée... 

Journal  des  Débats. 
17  janvier  1845. 

Non  signé. 

...  Nous  mettons  aussi  sous  les  yeux  de 
nos  lecteurs  le  discours  de  M.  Victor  Hugo, 
écrit  avec  cette  force  et  cet  éclat  qui  ne  dis- 
tinguent pas  moins  les  œuvres  sévères  du  pro- 
sateur que  les   inspirations   du  poëtc.    Peut- 


6/8 


ACTES  ET  PAROLES. 


être  M.  Victor  Hugo  aurait -il  pu  donner 
un  peu  moins  de  conseils  et  un  peu  plus 
d'éloges  à  celui  qu'il  était  chargé  de  recevoir. 
Un  homme  comme  M.  Victor  Hugo  n'a 
point  de  revanche  à  prendre  contre  la  critique. 
Sa  revanche  est  dans  sa  gloire,  et  il  est  juste 
de  laisser  à  la  critique  l'entier  usage  de  ses 
droits. 

...  Le  discours  de  M.  Victor  Hugo  a  été 
d'ailleurs  vivement  applaudi  et  méritait  de 
l'être.  Rien  de  mieux  senti,  de  plus  noble- 
ment exprimé  que  le  passage  sur  M.  Ville- 
main,  rien  de  plus  délicat  et  de  plus  juste 
que  le  trait  par  lequel  M.  Hugo  a  peint  le 
ministre,  l'homme  de  lettres  éminent  se  fai- 
sant, lorsqu'il  l'a  fallu,  hélas!  la  mère  de  ses 
enfants!  M.  Hugo  est  orateur.  Il  a  l'organe, 
il  a  le  geste.  Sa  parole  grave  et  ferme  saisit  et 
domine  l'attention.  Depuis  quelques  années 
les  Chambres  ont  envoyé  k  l'Académie  les 
principaux  de  leurs  orateurs;  nous  croyons 
que  dans  M.  Victor  Hugo,  l'Académie  pour- 
rait k  son  tour  envoyer  un  orateur  aux 
Chambres. 


Le  Confîitutionnel. 
i8  janvier  1845. 


H.  ROLLE. 


...  L'esprit  qui  parle  trop  laisse  les  cœurs  oisifs. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  à  M.  Victor  Hugo  ; 
les  premiers  mots  donnés  par  lui  k  l'infortune 
de  M.  Villemain,  ont  éveillé  l'émotion;  mais 
dès  qu'on  a  vu  que  l'orateur  s'amusait  à 
dresser  des  phrases  avec  la  douleur,  à  cher- 
cher des  effets  de  mots  dans  l'infortune,  on 
s'est  refroidi. . . 

Tel  est  M.  Victor  Hugo  :  il  ne  sait  jamais 
s'arrêter  à  temps;  M.  Mole  parlait  l'autre 
jour  de  la  polirique  a  'outrance;  le  mot  s'ap- 
plique admirablement  à  M.  Victor  Hugo,  le 
poëte  ;  M.  Hugo  fait  de  la  poésie  a  outrance, 
et  compromet  ainsi  tout  le  bénéfice  de  la 
bonne  poésie  qu'il  vient  de  faire. 

On  se  demande  comment  M.  Victor  Hugo 
touche  rarement  ceux  qui  l'écoutent;  nous 
venons  d'en  dire  la  raison  :  c'est  qu'au  fond, 
il  parle  moins  pour  eux-mêmes  que  pour  lui- 
même,  et  qu'il  cesse  de  parler,  non  pas  quand 
il  a  dit  ce  qu'il  fallait  dire,  mais  quand  il  a 
dit  tout  ce  qu'il  lui  plaisait  de  dire  pour  le 
divertissement  de  son  goût  propre  et  sa  propre 


satisfaction.  M.  Victor  Hugo  a  donné,  dans 
le  discours  même  qui  nous  occupe,  un  autre 
exemple  de  cet  abus  malheureux  et  du  châ- 
timent qu'il  entraîne.  Après  s'être  attristé, 
comme  nous  l'avons  dit,  sur  M.  Villemain, 
il  a  parlé  des  femmes  et  il  en  a  fait  l'éloge, 
—  car  on  a  parlé  de  tout  k  propos  de 
M.  Campenon.  —  Les  femmes  ont  d'abord 
prêté  l'oreille;  elles  s'éveillent  volontiers  au 
premier  mot  qui  les  caresse  et  qui  les  loue; 
et  d'abord  M.  Victor  Hugo  les  a  tenues 
attentives  et  frémissantes;  puis  tout  k  coup 
leur  émorion  s'est  atriédie  et  lassée,  elles  ont 
fini  par  l'abandonner  quand,  k  la  place  de 
la  sensibilité  du  poëte,  elles  n'ont  plus  aperçu 
que  l'exagération  du  rhéteur. 

...  M.  Victor  Hugo  a  parlé  convenablement 
de  Campenon,  mais  toujours  avec  ces  for- 
mules algébriques,  si  on  peut  ainsi  dire,  et 
dans  ce  ton  de  divinateur  et  de  sphinx  qui 
n'était  pas  nécessaire  dans  un  sujet  pastoral. 
C'est  encore  là  une  des  faiblesses  de  M.  Hugo  ; 
il  n'a  qu'une  éloquence  pour  toutes  les 
causes,  il  n'a  qu'une  armure  pour  toutes 
les  tailles;  il  entonne  la  trompette  k  propos 
d'une  idylle;  il  fait  rugir  le  tam-tam  pour 
une  simple  fleur  des  champs. 

...  M.  Victor  Hugo  a  fini  par  une  magni- 
fique allocution  aux  lettrés,  et  particulière- 
ment aux  poètes.  Les  poètes  ont  tout  fait, 
en  ce  monde,  suivant  M.  Victor  Hugo; 
Homère,  et  non  Achille,  a  fait  Alexandre; 
j'aurais  beaucoup  de  chose  k  dire  k  cela,  si 
j'en  avais  le  temps. 

. . .  Que  seraient  devenus  les  peuples,  les 
états  et  le  monde,  s'ils  n'avaient  été  menés 
que  par  les  poètes  ?  Les  poètes,  le  plus  sou- 
vent, ne  sont  que  de  grands  et  harmonieux 
échos. 


R.evue  Suisse. 
Février  1845. 

Non  signé  [Sainte-Beuve]. 

Le  16  janvier  a  eu  lieu  la  réception  tant 
attendue  de  M.  Saint-Marc  Girardin  k  l'Aca- 
démie française;  les  discours  du  récipiendaire 
et  de  M.  Victor  Hugo  ne  donnent  pas  tout 
k  fait,  k  la  lecture,  l'impression  de  la  séance, 
disent  les  personnages  qui  y  ont  assisté  :  c'est 
aussi  l'avis  de  deux  de  nos  compatriotes  qui 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


679 


ont  eu    cette    bonne    fortune    pendant  leur 
séjour  k  Paris.  Ils  n'ont  point  trouvé  non  plus 
que  M.   Victor  Hugo  ait  eu  sur  M.   Saint- 
Marc  Girardin    tout    l'avantage   et  toute    la, 
prépondérance  k  laquelle  il  visait. 

. . .  L'intérêt  piquant  et  dramatique  de  la 
séance  était  que  M.  Saint-Marc  Girardin  avait 
pour  titre  principal  de  son  admission  à  l'Aca- 
démie un  ouvrage  sur  l'usa^  des  passions  dans 
le  drame,  où  M.  Hugo  avait  reçu  du  critique 
plus  d'une  épigramme  :  on  voulait  voir  com- 
ment le  poëte,  directeur  de  l'Académie,  ré- 
pondrait dans  un  sujet  si  délicat  où  il  se  trou- 
vait juge  et  partie. 

Après  avoir  cité  un  passage  du  discours 
de  Saint -Marc  Girardin,  le  critique 
continue  : 

M.  Victor  Hugo,  en  répondant,  a  eu  un 
vrai  succès  dans  la  première  partie  de  son 
discours  ;  mais  bientôt  un  grand  lieu  commun 
sur  les  femmes  a  un  peu  dérouté  les  audi- 
teurs; puis  est  venu  l'éloge  des  lettrés,  et  une 
espèce  de  tableau  idéalisé  de  ce  que  c'est  que 
l'Académie  ;  c'était  tout  à  fait  une  transfigu- 
ration. . .  La  voix  grave  de  l'orateur  ajoutait, 
nous  écrit-on  encore,  k  la  solennité  du  lan- 
gage, et  on  pouvait  croire  par  moments  qu'on 
entendait  moins  le  directeur  de  l'Académie 
française  s'adressant  à  un  spirituel  confrère, 
que  le  président  d'une  loge  de  francs-maçons 
recevant  un  nouvel  initié. 

...  Et  puisque  notis  en  sommes  k  parler 
ici  de  nos  impressions  avec  la  liberté  et  la 
franchise  helvétique,  nous  oserons  dire  encore, 
après  avoir  lu  les  deux  discours,  et  comme 
résumé  de  notre  propre  jugement  sur  tout  ce 
tournoi  :  le  discours  de  M.  Saint -Marc 
Girardin  est  peut-être  un  peu  trop  mince, 
mais  celui  de  M.  Victor  Hugo  ne  l'est  pas 
assez. 


RECEPTION  DE  SAINTE-BEUVE. 


^evue  Suisse. 
1"  mars  1845. 

Non  signé  [Sainte-Beuve]. 

La  grande  nouvelle  littéraire  de  ces  derniers 
jours  a  été  la  réception,  k  l'Académie  française. 


de  M.  Sainte-Beuve.  Cette  solennité,  retardée 
depuis  près  d'un  an,  était  attendue  avec  une 
impatience  extrême,  qu'un  si  long  intervalle 
n'avait  pas  lassée.  Voici  ce  qu'écrivait  M°°°  Emile 
de  Girardin  dans  un  de  ses  Courriers  de  Paris  k 
la  veille  du  grand  jour;  amie  partictdière  de 
M.  Victor  Hugo,  elle  semblait  d'avance  par 
le  ton  de  son  épigramme  qui  voulait  être 
injurieuse  et  qui  n'était  que  flatteuse  pour 
M.  Sainte-Beuve,  indiquer  que  le  tournoi  ne 
se  passerait  peut-être  pas  jusqu'au  bout  en 
toute  courtoisie  : 

«On  se  dispute,  on  se  bat  pour  aller  jeudi 
k  l'Académie.  La  réunion  sera  des  plus  com- 
plètes, il  y  aura  là  toutes  les  admiratrices  de 
M.  Victor  Hugo;  il  y  aura  Ik  toutes  les  pro- 
tectrices de  M.  Sainte-Beuve,  c'est-k-dire  toutes 
les  lettre'es  du  parti  classique.  Qui  nous  expli- 
quera ce  mystère  ?  Comment  se  fait-il  que 
M.  Sainte-Beuve,  dont  nous  apprécions  le 
talent  incontestable,  mais  que  tout  le  monde 
a  connu  jadis  républicain  et  romantique  for- 
cené, soit  aujourd'hui  le  favori  de  tous  les 
salons  ultra-monarchiques  et  classiquissimes,  et 
de  toutes  les  spirituelles  femmes  t[ui  régnent 
dans  ces  salons  ?  On  répond  k  cela  :  il  a  abjuré. 
Belle  raison!  Est-ce  que  les  femmes  doivent 
jamais  venir  en  aide  k  ceux  qui  abjurent  .-*  La 
véritable  mission  des  femmes,  au  contraire, 
est  de  secourir  ceux  qui  luttent  seuls  et 
désespérément;  leur  devoir  est  d'assister  les 
héroïsmes  en  détresse;  il  ne  leur  est  permis 
de  courir  qu'après  les  persécutés;  qu'elles 
jettent  leurs  plus  doux  regards,  leurs  rubans, 
leurs  bouquets,  au  chevalier  blessé  dans 
l'arène,  mais  qu'elles  refusent  même  un 
applaudissement  au  vainqueur  félon  qui  doit 
son  triomphe  k  la  ruse.  Oh  !  le  présage  est 
funeste!  Cela  n'a  l'air  de  rien,  eh  bien!  c'est 
très  grave;  tout  est  perdu,  tout  est  fini  dans 
un  pays  où  les  renégats  sont  protégés  par  les 
femmes;  car  il  n'y  a  au  monde  que  les  femmes 
qm  puissent  encore  maintenir  dans  le  cœur 
des  hommes,  éprouvé  par  toutes  les  tenta- 
tions de  régoïsme,  cette  sublime  démence 
qu'on  appelle  le  courage,  cette  divine  niaiserie 
qu'on  nomme  la  loyauté. 

Vicomte  Charles  de  Launay.» 

Ceci  devenait  vif,  comme  l'on  voit,  et 
peut  donner  du  moins  idée  de  la  curiosité 
publique.  Tout  s'est  passé  dignement  et  avec 
une   parfaite  convenance,  qui  n'a  pas  nui  k 


68o 


ACTES  ET  PAROLES. 


la  vivacité  du  jeu.  Il  s'agissait  pour  M.  Sainte- 
Beuve  de  célébrer  Casimir  Delavigne  devant 
Victor  Hugo  et,  comme  il  le  disait  en  sou- 
riant k  l'un  de  ses  compatriotes,  de  louer 
Kacine  devant  Corneille.  Il  n'est  pas  un  instant 
sorti  de  son  sujet  et  a  su  marquer  au  passage 
son  opinion  tout  en  satisfaisant  aux  conditions 
académiques  et  en  parant  aux  dangers  de  son 
•vis-à-vis.  On  peut  dire  que  si  sa  louange  a  été 
extérieure,  sa  critique  a  été  intestine.  Casimir 
a  été  proprement  le  poëte  de  la  classe  moyenne, 
il  lui  allait  en  tout;  elle  ne  laissa  jamais  rien 
échapper  de  ses  mérites,  car  rien  chez  lui  ne 
la  dépasse,  tandis  que  Béranger,  le  poëte  du 
peuple  ou  des  malins,  et  Lamartine,  le  poëte 
des  âmes  d'éhte,  échappent  aux  classes  mo- 
yennes k  chaque  coup  d'aile.  Eh  bien!  cette 
qualité  moyenne  de  Casimir  Delavigne  est  mar- 
quée adroitement  dans  le  discours  de 
M.  .Sainte-Beuve  et  y  r^gne  comme  une 
veine  continue;  en  même  temps  que  les 
qualités  morales  et  affectueuses  du  poëte  y 
sont  rendues  avec  relief,  avec  émotion.  Il  en 
résulte  un  ensemble  fidèle,  quelque  chose  de 
ressemblant,  même  k  travers  les  couleurs 
flatteuses.  La  seconde  partie  de  la  carrière  de 
Casimir  Delavigne,  dans  laquelle  le  poëte 
n'avait  cessé  de  transiger,  est  franchement 
séparée  de  la  première,  où  du  moins  il  était 
un  disciple  original  des  maîtres.  Dans  cette 
seconde  moitié,  Casimir  Delavigne  s'attache 
k  servir  les  goûts  du  public  plutôt  que  les 
siens  propres;  il  côtoie  et  suit,  il  ne  précède 
pas;  c'est  le  poëte  obséquieux.  On  lit  cela  k 
travers  les  éloges  de  M.  Sainte-Beuve  qui  a 
maintenu  ainsi  son  rôle  de  critique  en  le 
voilant. 

Le  débit  du  nouvel  académicien  a,  nous 
dit-on,  un  peu  surpris  Ik-bas  par  sa  facilité  et 
son  aisance.  Ces  discours  académiques  inspirent 
toujours  un  grand  effroi,  même  aux  hommes 
habitués  k  paraître  ailleurs  en  public;  la 
quantité  de  femmes  et  de  chapeaux  roses  qui 
émaiUent  l'auditoire,  ne  nuit  pas  k  ce  genre 
d'émotion.  Pour  nous,  qui  savons  que 
M.  Sainte-Beuve  s'est  aguerri  parmi  nous  et 
dans  son  cours  de  Lausanne,  nous  ne  sommes 
pas  si  étonnés  qu'il  n'ait  pas  tremblé  devant 
son  public  de  Paris;  notre  public,  après  tout, 
en  vaut  bien  un  autre. 

M,  Victor  Hugo  a  eu  de  très  belles  parties 
dans  son  discours,  qu'il  a  débité  trop  pom- 
peusement; sa  peinture  de  la  gloire  de  Casi- 


mir Delavigne  contrastant  avec  cet  amour  de 
l'obscurité  a  eu  du  charme,  ce  qui  ne  lui 
arrive  pas  toujours,  et,  quand  il  a  caractérisé 
M.  Sainte-Beuve  poëte,  il  a  montré  de  la 
délicatesse.  Le  morceau  sur  Port-Royal  a 
réussi,  mais  il  fallait  bien  cette  fois  traduire 
Port-Royal  k  l'usage  de  l'Académie  et  du 
monde  :  ad  usum  seculi.  Au  lieu  de  la  reliure 
janséniste  noire  et  sombre,  nous  avons  ici  un 
Port-Koyal  en  maroquin  rouge  splendide  et 
doré  sur  toutes  les  tranches  :  qu'importe? 
pourvu  que  cela  excite  un  plus  grand  nombre 
k  le  connaître  et  k  le  lire.  M.  Royer-CoUard, 
nous  dit-on,  a  paru  content;  c'est  l'oracle  en 
ces  matières.  M.  Royer-CoUard  savait  certes 
bien  ce  qui  manquait  au  fond  de  cette  pein- 
ture, mais  il  l'a  jugée  suffisante  et  allant  au 
but.  Une  allusion  heureuse  de  M,  Victor 
Hugo,  qui  dit  que  les  doctrines  de  Port-Royal 
sont  encore  aujourd'hui  la  lumihre  intérieure  de 
quelques  grands  écrits,  a  dû  achever  de  bien 
disposer  le  vieux  maître.  Le  morceau  final  sur 
les  Messéniennes  et  sur  le  lendemain  de  Waterloo 
a  été  applaudi,  tout  en  paraissant  un  peu 
exagéré.  En  un  mot  chacun  des  orateurs  a  eu 
son  succès  ce  jour-lk,  et  l'Académie  française 
n'avait  pas  offert,  depuis  bien  longtemps,  une 
fête  si  goûtée  du  public,  si  brillante  et  si 
remplie;  les  femmes  s'étaient  logées  jusque 
derrière  le  fauteuil  de  M.  Victor  Hugo  ;  et  si 
l'on  voyait  dans  une  tribune  réservée  les  per- 
sonnes de  la  famille  royale,  on  se  disait  qu'au 
cœur  de  l'assemblée  était  George  Sand. 


lua  Réforme, 
3  mars  1845. 


'  George  Sand. 


...  Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  que  la 
métaphore  indigne  et  que  l'antithèse  révolte. 
M.  Hugo  s'en  sert  si  bien  que,  de  très  bonne 
foi,  nous  admirons  sa  manière  sans  conseiller 
k  personne  de  l'imiter.  On  perd  toujours  le 
peu  qu'on  a  en  soi  en  voulant  copier  les 
maîtres,  on  ne  prend  que  leurs  défauts,  et  si 
nous  allions  tous  parler  par  antithèses  nous 
serions  fort  maussades.  Mais  je  demande  qu'on 
laisse  tranquillement  M.  Hugo  parler  comme 
il  lui  plaît,  puisqu'avec  sa  tendance  naturelle, 
ou  son  système  arrêté,  il  parle  admirablement. 
Loin  de  nous  donc  la  pensée  de  contester  son 
talent  littéraire.  Assez  l'ont  fait  par  jalousie. 
Il  a  eu  parfois  le  droit  de  le  constater  et  de 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


68l 


traiter  d'ennemis  tous  ceux  qui  ne  l'admi- 
raient pas  sans  réserve.  Tout  grand  artiste  a 
ses  originalités  qu'il  faut  savoir  admettre,  parce 
qu'en  tant  que  grand  artiste,  il  fait  une 
qualité  de  ce  qui  serait  défaut  chez  tout 
autre.  Le  bon  esprit  de  la  critique  consisterait 
k  dire,  en  pareil  cas  :  Laissez  à  cet  homme 
ses  théories  si  elles  sont  exclusives  ;  elles  l'ont 
élevé  très  haut,  mais  elles  vous  feraient  tomber 
très  bas. 

Nous  ne  voudrions  donc  pas  qu'on  le 
dérangeât  si  souvent  dans  sa  gloire  de  poëte; 
mais  nous  voudrions  fort  qu'on  lui  demandât 
ce  qu'il  entend  par  le  génie,  et  qu'il  daignât 
prendre  un  jour  la  peine  de  s'expliquer  sur  ce 
pouvoir  mystérieux  devant  lequel,  selon  lui, 
l'humanité,  consolée  de  tous  ses  maux,  doit 
s'agenouiller  en  silence.  Dans  son  discours  à 
M.  Saint-Marc  Girardin,  il  avait  déjà  promis 
au  récipiendaire  monts  et  merveilles  de  son 
contact  avec  les  intelligences  académiques,  des 
vues  saines,  des  horizons  immenses,  une  séré- 
nité d'âme  à  toute  épreuve,  enfin  tant  de 
lumières  et  de  consolations  que  le  catéchu- 
mène en  serait  lui-même  étonné. 

...  Je  me  suis  demandé  naïvement,  en 
écoutant  ces  belles  promesses,  quels  effets 
produiraient  sur  moi  le  philtre  académique  .-• 

...  Je  ne  pouvais  venir  à  bout  de  me  dé- 
pouiller du  sentiment  de  ma  simpHcité,  j'y 
tenais,  je  le  confesse,  et  je  ne  me  représentais 
en  aucune  façon  l'état  d'âme  d'un  ffnie. 

. . .  Comme  je  rêvais  encore,  on  applaudit 
encore,  et  M.  Victor  Hugo  prononçait  sa 
dernière  sentence  que  j'applaudis,  comme 
faisaient  les  autres.  «Heureux,  disait-il,  le  fils 
dont  on  peut  dire  :  il  a  consolé  sa  mère. 
Heureux  le  poëte  dont  on  peut  dire  :  il  a  con- 
solé sa  patrie!» 

Oui,  sans  doute;  cela  est  beau,  et  si  c'est 
encore  une  antithèse,  tant  mieux!  elle  est 
est  heureuse.  Mais  en  m'en  allant,  je  me 
demandais  si  la  mission  du  poëte  se  borne 
toujours  et  dans  tous  les  temps  k  consolerj  et  si 
parfois  il  n'aurait  pas  mieux  k  faire  qu'k 
prêcher  la  résignation  à  ceux  qui  souffrent, 
la  sérénité  à  ceux  qui  ne  souffrent  pas;  si,  en 
face  des  iniquités  d'une  époque  comme  la 
nôtre,  il  n'y  aurait  pas  quelque  part  un  fouet 
et  une  verge  à  ramasser,  surtout  quand  on 
sait  si  bien  s'en  servir  pour  confondre  ses 
ennemis  personnels;  si  enfin  le  voyou  qui 
arrachait  en  1830  un  fusil  de  la   main  d'un 


soldat  pour  chasser  une  royauté  n'était  pas 
aussi  utile  à  l'humanité  que  le  poëte  qui 
arrangeait  un  hémistiche  pour  consoler  la  mo- 
narchie déchue.  Bref,  je  m'en  allais,  répétant 
cette  parole  peu  académique  : 

Bienheureux  les  pauvres  d'esprit. . . 

Ket'ue  Suisse. 
Juin  1846. 

Non  signé  [Sainte-Beuve]. 

On  a  lu,  page  452,  la  lettre  d'adhésion 
aux  Fondateurs  du  jury  des  récompenses  ; 
Sainte-Beuve,  toujours  abrité  derrière 
l'anonymat,  la  commente  à  sa  façon  : 

Victor  Hugo,  tout  pair  de  France  qu'il 
est,  caresse  les  ouvriers;  il  leur  fait  des  com- 
pliments pompeux,  il  leur  écrit  des  lettres 
sonores,  des  lettres  de  son  plus  beau  style, 
mais  dont  le  sujet  n'est  pas  toujours  de  nature 
à  remplir  convenablement  un  si  magnifique 
et  si  retentissant  airain  ;  il  leur  parle  travail  et 
idées,  il  se  dit  l'un  des  leurs,  il  est  un  travail- 
leur comme  eux,  un  travailleur  de  la  pensée 
bien  entendu,  il  a  soin  de  l'ajouter.  Hélas,  il 
oublie  et  Chénier  et  Lavoisier,  et  tant  d'autres, 
dont  la  tête  était  aussi  un  creuset  fécond  de 
poésie  et  de  science,  mais  que  précipita,  qu'en- 
gloutit néanmoins  dans  le  sien,  pêle-mêle  avec 
celles  des  travailleurs  populaires,  le  grand  tra- 
vailleur aux  bras  rouges,  celui  qui  travaillait 
si  bien  dans  le  sang. 


LA   DEFENSE  DU  LITTORAL. 


Kevue  Suisse. 
Juillet  1846. 

Non  signé  [Sainte-Beuve]. 

Il  y  a  eu  plvisicurs  grands  discours  pendant 
cette  session. . .  M.  Victor  Hugo  a  fait  aussi 
le  sien  sur  l'Océan.  L'Océan  ronge  et  ravage 
sourdement  les  ports  de  la  France.  C'est  donc 
contre  l'Océan  que  l'orateur-poëte  aurait 
voulu  soulever  la  Chambre  des  Pairs. 
Mais  la  noble  Chambre  craint  les  tempêtes, 
elle  est  restée  dans  la  froideur  de  son  calme, 
et  ne  s'est  pas  sentie  de  uille  k  se  mesurer 
contre  un  atissi  puissant  ennemi.  M.  Victor 


682 


ACTES  ET  PAROLES. 


Hugo  aime  les  grands  sujets,  mais  il  se 
trompe  quelquefois,  et  il  prend  les  gros  pour 
les  grands.  Pourquoi  donc  les  poètes  de  notre 
jeunesse,  nos  poètes  que  nous  aimerions  à 
voir  rester  tels,  veulent-ils  k  toute  force  mettre 
en  prose  leurs  méditatmis  et  leurs  odes  ?  Ce  qu'on 
entend  sur  la  montagne  doit-il  et  peut-il  se  faire 
entendre  à  la  Chambre  des  Pairs  ?  Nos  poètes 
finiront  peut-être  ainsi  par  devenir  ministres  ; 
mais  qu'y  auront-ils  gagné  ?  on  les  aimait 
bien  mieux,  ils  étaient  bien  plus  grands  quand 
ils  n'y  songeaient  nullement. 


ATELIERS  NATIONAUX. 


ha  Liiberté. 
21  juin  1848. 


Non  signé. 


. . .  C'est  M.  Victor  Hugo  qui  a  entamé 
le  débat  sur  cette  grave  et  terrible  question 
des  ateliers  nationaux.  Ce  qu'il  a  dit,  tous  les 
honnêtes  gens  et  tous  les  cœurs  bien  doués  le 
pensent,  mais  l'illustre  poëte  seul  pouvait 
revêtir  ce  sentiment  pubHc  de  la  forme  splen- 
dide  et  de  la  haute  éloquence  dont  il  sait 
animer  sa  pensée.  Il  a  été  écouté  avec  curiosité 
d'abord,  et  bientôt  avec  une  universelle  sym- 
pathie. 


Le  National. 
21  juin  1848. 


Non  signé. 


...  Nous  le  disons  sans  passion,  l'orateur 
a  été  au-dessous  de  toute  critique;  son  dis- 
cours pâle  et  vide  de  sens,  écouté  d'abord 
avec  curiosité  a  fatigué  bientôt  les  auditeurs 
les  plus  bénévoles.  Sa  parole  saccadée,  ses 
phrases  incohérentes,  son  geste  théâtral,  sont 
passés  de  mode.  Le  suffrage  universel  a  pu 
faire  du  noble  pair  un  représentant  du  peuple; 
mais  du  creuset  populaire  il  n'est  sorti  qu'un 
démocrate  bâtard  sous  l'écorce  duquel  on 
aperçoit  toujours  le  courtisan  de  toutes  les 
dynasties  qui  ont  régné  sur  la  France.  Malgré 
ses  précautions  oratoires,  malgré  son  affecta- 
tion à  protester  de  son  dévouement  à  la 
République,  de  son  amour  pour  les  ouvriers, 
de  son  admiration  pour  l'école  naissante  des 
sociahstes,  M,  Victor  Hugo  n'a  pas  pu  con- 


vaincre l'Assemblée.  Il  avait  beau  proclamer 
qu'il  avait  pleine  confiance  en  cet  excellent 
peuple  de  Paris,  dont  on  ne  ferait  jamais  ni 
les  condotti^res  ou  les  janissaires  du  parti  dé- 
magogique, ni  les  lazzaroni  ou  les  prétoriens 
de  l'émeute,  on  sentait  que  la  foi  était  absente 
et  que  cet  enthousiasme  à  froid  pour  les  classes 
laborieuses  ne  partait  pas  d'un  cœur  ému, 
d'une  conviction  ardente. 


LA  MISERE. 


La  Liberté. 
10  juillet  1849. 


Non  signé. 


. . .  M.  Victor  Hugo  qui  a  une  autre  des- 
tinée que  celle  de  se  traîner  dans  les  ornières 
de  l'intrigue  -  Thiers  et  du  bavardage -Barrot 
a  pu  se  convaincre  aujourd'hui  du  mauvais 
vouloir  ou  de  l'ignorance  énorme  du  parti  de 
la  résistance  k l'esprit  et  aux  besoins  modernes; 
de  ce  vieux  parti  qui  a  perdu  tous  les  chefs 
de  gouvernement  qui  ont  considéré  le  pouvoir 
comme  un  oreiller  ou  un  piédestal. 

M.  Victor  Hugo,  en  rappelant  un  ministère 
de  répression  à  son  but  véritable,  à  sa  mission 
organisatrice,  à  sa  tâche  fécondante,  a  obtenu 
un  succès  réel  de  bon  sens,  de  loyauté  et  de 
grandeur  d'âme.  Sa  gloire  sera  d'avoir  fait 
frémir  dans  leur  égoïsme  une  portion  incor- 
rigible du  côté  droit,  en  s'écriant  :  «après 
avoir  détrmt  l'anarchie,  détruisez  la  misère!». 


Journal  des  Débats. 
10  juillet  1849. 


Non  signé. 


. . .  Nous  craignons  que  M.  Victor  Hugo , 
le  premier  orateur  qui  a  pris  la  parole  sur 
cette  question  {La  Misère),  ne  l'ait  pas  abor- 
dée avec  la  mesure  et  les  ménagements  dési- 
rables. Nous  rendons  une  entière  justice  aux 
intentions  de  l'honorable  membre;  ce  n'est 
pas  nous  qui  pourrions  le  soupçonner  d'avoir 
voulu  parler  un  langage  irritant  et  soulever 
les  passions  d'une  minorité  turbulente  et 
aveugle  contre  la  majorité.  C'est  pourtant  là 
le  résultat  auquel  il  est  arrivé,  bien  malgré 
lui,  nous  en  sommes  convaincus.  A  notre 
avis,  ce  n'est  pas  un  bon  moyen  de  prêcher 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


683 


la  paix  et  la  concorde  que  de  commencer 
par  attaquer  les  intentions  de  tout  le  monde 
et  de  revendiquer  pour  soi  le  monopole  des 
sentiments  généreux,  du  désintéressement  et 
de  la  charité.  Ce  n'est  pas  un  bon  moyen  de 
calmer  les  passions  populaires  que  d'élever 
contre  toute  une  partie  de  l'assemblée  une 
injuste  accusation  d'égoïsme,  d'indifférence  et 
de  brutalité.  Un  pareil  langage  a  été  natu- 
rellement interrompu  par  des  murmures  et 
des  protestations  très  vives.  Le  président  lui- 
même  a  été  forcé  d'intervenir  et  de  blâmer 
l'orateur.  Nous  ne  pouvons  dissimuler,  quant 
à  nous,  que  nous  attendions  de  M.  Victor 
Hugo  un  autre  discours,  un  autre  début,  une 
autre  conclusion. 

Ce  discours  a  produit,  d'un  bout  à  l'autre, 
une  impression  fâcheuse.  Nous  ne  dirons  rien 
du  tableau  que  l'orateur  a  tracé  de  la  misère 
k  laquelle  est  condamnée  une  partie  de  la 
population  parisienne;  nous  ne  chercherons 
pas  si  ce  tableau  n'est  pas  chargé  de  couleurs 
un  peu  trop  sombres,  un  peu  trop  poé- 
tiques. . . 

. . .  Ce  n'est  pas  sans  un  profond  étonne- 
ment  que  nous  avons  entendu  M.  Victor 
Hugo  répondre  que  s'il  est  impossible  de  sup- 
primer la  souffrance,  il  est  possible  de  suppri- 
mer la  misère.  Sans  doute  il  ne  faut  pas 
prendre  ce  mot  dans  son  sens  littéral  et 
absolu;  il  faut  l'entendre  dans  le  sens  du  com- 
mentaire que  l'orateur  en  a  donné.  La  seule 
misère  qu'il  est  possible  de  supprimer,  selon 
lui,  c'est  la  misère  k  son  dernier  période,  la 
misère  à  son  degré  le  plus  douloureux,  le  plus 
funeste,  k  son  degré  mortel  en  quelque  sorte. 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  de  pareilles 
distinctions  sont  dangereuses  parce  qu'elles  ne 
sont  pas  saisissables  pour  tout  le  monde  ;  parce 
qu'elles  font  naître  dans  l'esprit  de  la  popu- 
lation qui  souffre  des  désirs,  des  espérances 
chimériques,  bientôt  suivies  de  déceptions 
amères. 


Le  Dix-Décembre. 

10  juillet  1849. 


Non  signé. 


Certainement,  Platon  avait  tort  de  bannir 
les  poètes  de  sa  République.  Nous  ne  voulons, 
nous,  les  bannir  que  de  la  tribune  aux 
harangues. 

C'est  avec  douleur   que  nous    constatons 


l'étrange  succès  oratoire  remporté  aujourd'hui 
par  M.  Victor  Hugo.  Il  s'est  fait,  en  même 
temps,  énergiquement  démentir  par  la  Mon- 
tagne. . . 

. . .  Avec  cette  chaleur  dramatique  qui  lui 
fait  adopter  toujours  le  côté  dangereux  d'un 
rôle,  parce  que  c'est  aussi  le  plus  applaudi, 
—  quand  ce  n'est  pas  le  plus  sifflé  ;  —  l'auteur 
de  Claude  Gueux  est  venu  défendre  la  cause 
de  la  misère  :  thème  sonore!  antithèse 
sociale!  ode  magistrale  dont  la  douleur  est  la 
Ijre  et  le  poète  l'écho  !  Seulement,  dans  sa 
mélopée,  Oljmpio  a  eu  tort  de  ne  pas  rester 
sur  les  hauteurs  sereines  de  la  pure  contem- 
plation. Il  a  abaissé  ses  regards  à  ses  pieds  et 
dénoncé  certains  de  ses  collègues  comme 
coupables  d'indifférence  envers  les  misérables, 
comme  frappant  d'une  égale  répulsion  l'anar- 
chie, ce  grand  fléau,  et  la  misère,  ce  grand 
intérêt.  Un  vacarme  très  prosaïque  s'en  est 
suivi.  La  droite  a  protesté  avec  énergie,  et  le 
président  lui-même  a  dû,  par  deux  fois,  rap- 
peler à  l'ordre  le  subhme  penseur,  que  les 
applaudissements  de  la  Montagne  ont  fini, 
cependant,  par  rappeler  tout  à  fait  à  son 
passé  et  à  sa  gloire. 


AFFAIRE   DE   ROME. 


L'Univers. 
19  octobre  1849. 


Louis  Veuillot. 


Aujourd'hui  c'est  le  pauvre  M.  Hugo  qui 
brille  une  minute  pour  disparaître  dans  le 
rayonnement  incomparable  de  la  parole  et  du 
succès  de  M.  de  Montalembert. 

...  Il  s'était  bien  apphqué,  il  avait  bien 
ajusté  ses  antithèses,  tout  était  reluisant, 
chevillé,  graissé  d'adjectifs,  et  jouait  à 
merveille.  Le  voilà  en  scène,  avec  une  mé- 
moire sûre  et  des  poumons  pleins  de  vent. 
La  droite  l'écoute,  la  Montagne  l'applaudit. 
Il  est  presque  aussi  fort  que  M.  Mathieu  (de 
la  Drôme);  il  a  des  intonations  presque  aussi 
glorieuses  que  celles  du  citoyen  Frederick 
Lemaître. ..  Il  parle  de  l'Inquisition,  «qui  ne 
peut  être  qu'une  mauvaise  chose  parce  qu'elle 
a  un  nom  mauvais  »  ('',  il  parle  de  la  papauté 

'■'  Citation   fantaisiste. 


684 


ACTES  ET  PAROLES. 


qui  ne  connaît  plus  sa  mission;  et  de  Rome, 
qui  n'est  pas  libre  puisqu'on  n'y  joue  pas  le 
Koi  s'amuse j  il  parle  de  la  honte  acquise  k  nos 
drapeaux,  si  nous  n'établissons  pas  k  Rome 
un  gouvernement  qui  donne  aux  Romains 
les  beaux  jeux  du  théâtre. . .  Bref,  la  Mon- 
tagne applaudit,  elle  est  contente,  elle  est 
heureuse. 

. . .  Impossible  de  donner  une  idée  de  tous 
les  lieux  communs,  de  toutes  les  pauvretés 
insignes,  de  tous  les  grossiers  flonflons  qui 
composent  ce  discours. . .  Encore  s'il  y  avait 
une  raison,  un  sophisme,  quelque  chose, 
n'importe  quoi,  derrière  ces  axiomes  fanés 
d'une  polémique  ridicule!  Mais  rien,  rien, 
absolument  rien.  Tout  juste  ce  qu'il  faut  pour 
fournir  à  la  Montagne  un  prétexte  d'applau- 
dir. Elle  s'en  est  bravement  acquittée. 

. . .  Voilà  donc  M.  Hugo  parvenu  au 
comble  de  la  gloire!  on  crie,  on  se  précipite 
pour  le  féliciter,  on  suspend  la  séance. . .  Mais 
avant  de  quiiter  la  salle,  s'il  a  jeté  un  regard 
sur  la  tribune  ébranlée  de  ses  coups  de 
poing,  il  a  vu  la  figure  émue  et  grave  de 
M.  de  Montalembert.  Olympio!  Olympio! 
je  vous  le  dis,  dépêchez-vous,  saisissez  vite 
ces  mains  qui  cherchent  les  vôtres,  ouvrez 
bien  vos  oreilles  aux  félicitations  de  M.  Pascal 
Duprat,  savourez,  avalez  votre  triomphe  et 
mettez  les  morceaux  doubles!  Tout  ce  grand 
succès,  votre  premier  succès  de  tribune,  ne 
sera  tout  à  l'heure  qu'un  échec  de  plus. 

M.  de  Montalembert  n'a  encore  prononcé 
qu'une  phrase  et  déjk  justice  est  faite  :  «Le 
discours  que  vous  venez  d'entendre  a  reçu  le 
châtiment  qu'il  mérite;  je  parle  des  applau- 
dissements qui  l'ont  accompagné»...  Le  mot 
est  dit,  l'incision  est  faite,  la  belle  harangue 
du  pauvre  M.  Hugo  s'écroule.  Il  n'en  restera 
que  la  phrase  de  M.  de  Montalembert. 


Le  National. 
20  octobre  1849. 


Non  signé. 


...  M.  Victor  Hugo  est  monté  à  la  tribune, 
et  son  discours  a  été  l'occasion  d'un  déchaî- 
nement de  passions  qui  n'est  que  le  prélude 
à  de  bien  autres  tempêtes. 

M.  Victor  Hugo  n'est  pas  des  nôtres.  C'est 
pourquoi  nous  ne  lui  marchanderons  pas 
réloge;  il  n'a  pas  ménagé  à  un  ministre  pré- 
varicateur la  vérité,  au  gouvernement  clérical 


le  mépris,  au  peuple  romain  la  reconnaissance 
de  ses  droits,  à  l'honneur  et  aux  principes  de 
la  France  la  satisfaction  qu'ils  attendent. 

Le  ministère,  suivant  son  habitude,  avait 
menti  en  prétendant  que  la  Constituante 
avait  voulu  la  restauration  du  pouvoir  tem- 
porel. M.  Victor  Hugo  a  vengé  la  Consti- 
tuante de  cette  méprisable  calomnie,  et  resti- 
tué aux  votes  de  cette  Assemblée  leur  dignité 
et  leur  véritable  sens.  La  pensée  de  la  Consti- 
tuante a  été  une  pensée  de  liberté,  d'huma- 
nité, de  lutte  contre  l'Autriche;  le  ministère 
a  trahi  cette  pensée  au  lieu  de  l'exécuter,  et 
y  a  substitué  en  fait  une  politique  d'oppres- 
sion, d'iniquité,  de  complicité  avec  l'Autriche. 

À  ce  nom  abhorré  de  l'Autriche,  qui  ne 
devrait  jamais  retentir  à  la  tribune  française 
sans  y  être  flétri  au  nom  de  la  sainte  pitié, 
au  nom  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  sacré  ici-bas 
pour  l'homme,  M.  Victor  Hugo  a  eu  un 
mouvement  d'éloquence  qui  a  électrisé  la 
gauche  et  qui  fera  vibrer  les  plus  nobles  fibres 
de  la  France. 

...  L'honorable  orateur  n'a  pas  hésité  k 
flétrir  le  motu  proprio  comme  un  acte  inqua- 
lifiable. Quant  k  la  soi-disant  amnistie  de  ces 
méprisables  cardinaux  qui  osent  insulter  Dieu 
jusqu'k  s'en  dire  les  représentants,  il  lui  a 
rendu  son  véritable  nom,  une  proscription 
déguisée.  Ici  les  tristes  passions  de  la  majorité 
ont  éclaté  avec  un  cynisme  qui  soulèvera  en 
France  le  plus  profond  dégoût. 

he  Dix-Décemhre. 
20  octobre  1849. 

Non  signé. 

M.  Victor  Hugo  a  rappelé  avec  vérité  le 
mot  de  M.  le  général  Lamoricière  :  «Nous 
devons  aller  k  Rome  pour  y  sauver  la  liberté, 
si  nous  ne  pouvons  y  sauver  la  République». 

C'est  de  même,  avec  une  suite  de  pensées 
plus  grandes  et  plus  généreuses  les  unes  que 
les  autres,  qu'il  a  protesté  contre  la  barbarie 
des  gouvernements  autocratiques  de  Russie, 
de  Naples,  de  Rome,  etc. 

L'Europe,  certainement  comme  M.  Hugo 
en  a  manifesté  le  désir,  entendra  avec  bon- 
heur les  nobles  paroles  dont  il  a  su  flétrir 
les  cruautés  de  ces  hommes  sauvages,  qui 
prétendent  servir  la  civilisation  avec  les 
moyens  de  la  barbarie. 

...  M.  Hugo  est  entré  très  heureusement 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


685 


dans  la  question  de  liberté  personnelle  du 
pape  et  a  montré,  d'une  manière  victorieuse, 
que  le  motu  proprio  est  incompatible  avec  le 
caractère  et  l'esprit  de  la  papauté. 

Il  est  impossible  de  suivre  notre  grand 
poète  dans  les  déductions  puissantes  et  pa- 
triotiques qui  constituent  le  fond  de  son  beau 
discours. 

Mais  on  peut  dire  qu'aujourd'hui  M.  Victor 
Hugo,  comme  hier  déjà  M.  Mathieu  (de  la 
Drôme)  a  fait  les  fonctions  jde  ministre  des 
affaires  étrangères,  puisque  le  gouvernement 
était  abandonné  ou  incompris  par  le  sien. 

...  La  majorité  s'est  montrée  constamment 
hostile  à  tous  les  développements  de  et  dis- 
cours; mais  rien  n'est  comparable  à  l'effet 
produit  sur  tous  les  esprits  libéraux,  quand 
l'orateur  a  demandé  à  la  majorité  si  elle  con- 
traindrait le  pape  à  remplir  ses  promesses, 
dans  le  cas  où  il  se  refuserait  à  les  exécuter, 
et  qu'elle  a  répondu  :  non  ! 


hes  Débats. 
20  octobre  1849. 

Non  signé. 

C'est  encore  la  lettre  du  président  qui  a 
fourni  la  matière  du  discours  prononcé  au- 
jourd'hui par  M.  Victor  Hugo,  discours  que 
malgré  notre  admiration  pour  le  talent  du 
poète  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de 
regretter  dans  l'intérêt  de  l'homme  politique. 
Entraîné  par  de  généreux  sentiments,  emporté 
par  son  imagination,  le  poète  n'a  pas  asssez 
compris  que  l'homme  politique  n'est  pas 
toujours  le  maître  de  ses  inspirations,  et  que 
les  plus  nobles  élans  du  cœur  doivent  toujours 
être  contenus  par  la  sagesse,  car  l'esprit  du 
mal  sait  quelquefois  se  faire  des  armes  épou- 
vantables de  ce  que  nous  avons  de  meilleur 
en  nous,  si  nous  n'avons  pas  la  prudence  de 
savoir  à  qui  nous  le  donnons.  Le  sujet  même 
qui  était  en  discussion  aurait  dû  prévenir 
M.  Victor  Hugo  du  piège  tendu  aux  entraî- 
nements peu  réfléchis  du  coeur;  car  en  retour 
de  totis  les  bienfaits  qu'il  a  voulu  dans 
d'autres  temps  répandre  d'une  main  si  pro- 
digue, qu'a  recueilli  le  Pontife  si  populaire 
de  1847?  L'assassinat  de  son  ministre,  le 
meurtre  de  ses  amis,  la  profanation  des 
temples  les  plus  spécialement  confiés  à  sa 
garde,  la  révolte,  la  trahison  de  ceux  qu'il 
avait  si  généreusement  rendus  à  leur  patrie. 


et  pour  sa  personne  enfin,  la  nécessité  de  se 
soustraire  par  la  fuite  aux  balles  parricides  de 
ceux  qu'il  avait  lui-même  armés.  Cet  ensei- 
gnement si  prochain,  qui  sortait  des  entrailles 
mêmes  du  débat,  M.  Victor  Hugo  l'a  dédaigné 
pour  s'élancer  imprudemment  dans  d'autres 
sphères,  pour  s'égarer  loin  de  ses  amis  poli- 
tiques dans  les  nuages  orageux  qui  couronnent 
la  Montagne,  et  où  il  a,  pour  son  malheur, 
fait  éclater  des  tonnerres  d'applaudissements. 


L,a  Liberté. 
21  octobre  1849. 


Non 


signe. 


...  Le  discours  de  M.  Victor  Hugo  a  été 
une  des  plus  belles  inspirations  de  cette  intel- 
hgence  d'élite,  et  un  des  plus  nobles  élans  de 
son  âme  généreuse . . . 

Nous  le  voudrions  que  nous  ne  pourrions 
pas  nous  faire  les  interprètes  fidèles  de  la 
pensée  et  du  style  de  l'orateur.  M.  Victor 
Hugo  revêt  ses  idées  d'une  forme  si  vive,  si 
forte  et  si  gracieuse,  qu'il  j  a  danger  de  la 
dénaturer  et  certitude  de  la  décolorer  si  on 
essaie  de  la  traduire  par  des  équivalents.  Mais 
ce  que  nous  pouvons  dire,  c'est  l'immense 
effet  produit  sur  l'Assemblée  par  cette  parole 
qui  n'a  été,  d'un  bout  à  l'autre  du  discours, 
qu'une  solennelle  et  véhémente  protestation 
contre  la  poHtique  de  proscription  et  d'obscu- 
rantisme que  notre  armée  est  allée  restaurer  à 
Rome. 

M.  Victor  Hugo  a  éloquemment  flétri  les 
sanglantes  orgies  des  Haynau  et  des  Radetzki, 
dont  nous  nous  faisons  partout  les  auxiliaires 
contre  les  peuples;  et  sa  voix  a  fait  vibrer  les 
cœurs  lorsqu'il  s'est  écrié  :  ^u'oa  employait  les 
moyens  de  la  barbarie  pour  servir  les  intérêts  de  la 
civilisation.  Plaçant  ensiiite  la  question  romaine 
sur  son  véritable  terrain,  il  a  démontré  qu'il 
n'y  avait  pas  de  milieu,  qu'il  fallait  adopter 
ou  la  pohtique  du  Président  de  la  République 
ou  celle  du  proprio  motu  et  du  rapport  de 
M.  Thiers.  M.  Victor  Hugo  n'a  pas  eu  de 
peine  a  établir  qu'il  n'y  avait  de  possible, 
pour  l'honneur  et  les  intérêts  de  la  France, 
que  la  politique  réclamée  par  la  lettre  du 
8  août;  il  a  mis  en  relief  l'odieux  usage  du 
pouvoir  exercé  par  le  gouvernement  clérical 
à  l'ombre  de  notre  drapeau;  il  a  qualifié  ce 
pouvoir  d'un  mot  en  stigmatisant  la  barbarie 
du  juge  criminel  et  la  vénaUté  du  juge  civil. 


686 


ACTES  ET  PAROLES. 


et,  terminant  par  une  véhémente  et  juste 
appréciation  de  notre  intervention,  il  a  de- 
mandé s'il  était  possible  que  la  France  fût 
allée  k  Rome  pour  rien,  ou  plutôt  pour  la 
honte. 

Après  que  l'émotion  produite  par  M.  Victor 
Hugo  a  été  calmée,  M.  de  Montalembert  est 
monté  à  la  tribune,  et  dès  ses  premiers  mots, 
on  a  compris  que  le  discours  de  M.  Victor 
Hugo  avait  frappé  juste.  Le  jésuite  a  bondi 
sous  le  trait,  et  l'âme  du  dévot  s'est  révélée, 
lorsqu'il  a  dit  que  M.  Victor  Hugo  venait 
de  recevoir  sa  récompense,  ou  plutôt  son 
châtiment,  dans  les  applaudissements  que  la 
gauche  lui  avait  décernés. 

Une  immense  protestation  s'est  alors  élev^ée, 
et  forcé  de  retirer  le  mot  châtiment,  M.  de 
Montalembert  a  maintenu  celui  de  récompense. 


Le  Nouveau  Monde. 
ij  novembre  1849. 


Louis  Blanc. 


...  Le  discours  de  M.  Victor  Hugo  fut 
généreux,  éloquent;  il  représentait  ce  senti- 
ment inné  de  justice  qui  se  retrouve  dans  tous 
les  cœurs  honnêtes,  à  quelque  parti  qu'ils 
appartiennent.  M.  Victor  Hugo  produisit  sur 
certains  bancs  intermédiaires  une  vive  impres- 
sion; mais  il  s'était  trouvé  dans  la  situation 
embarrassante  de  tous  ceux  qui  n'acceptent 
pas  franchement  un  principe;  son  argumen- 
tation indécise  prêtait  largement  le  flanc  aux 
attaques  des  partis  extrêmes,  et  M.  de  Mon- 
talembert se  trouva  fort  à  son  aise  pour  lui 
répondre. 

he  Conseiller  du  'Peuple. 
Octobre  1849. 

.LiiARTINE. 

. . .  L'événement  de  la  séance  suivante  est 
un  discours  de  M.  Victor  Hugo,  puissant  de 
pensée,  éclatant  de  parole,  lyrique  d'inspira- 
tion, qui  élève  le  débat  à  la  hauteur  d'une 
philosophie  politique.  La  conclusion  parle- 
mentaire de  M.  Victor  Hugo  est  le  rejet  du 
motu  proprio,  et  la  reconnaissance  de  la  lettre 
du  Président  par  l'Assemblée  comme  point 
de  départ  des  négociations.  Nous  avons  dit 
les  raisons  de  sang-froid  et  de  réflexion  qui 
nous  paraissent  contredire  cette  politique, 
mais  il  nous  est  impossible  de  ne  pas   rendre 


hommage  à  cette  magnifique  protestation. 
L'afi^aire  de  Rome  n'aura  jamais  reçu  un  plus 
sévère   châtiment  de  logique   et  d'éloquence. 


LA  LIBERTE  DE  L'ENSEIGNEMENT. 

Le  Mois. 

Janvier  i8jo. 

Alexandre  Dumas. 

La  discussion  sur  l'instruction  publique  a 
continué.  La  question  est  devenue  plus  palpi- 
tante d'intérêt.  M.  Victor  Hugo  a  parlé. 

L'orateur  éminent  que  la  Chambre,  que 
la  France,  écoutent  toujours  avec  tant  de 
faveur,  a  établi  d'une  manière  victorieuse  la 
solution  du  problème.  Il  demande  l'enseigne- 
ment gratuit  et  selon  lui,  l'enseignement 
gratuit  contient  l'enseignement  obligatoire  et 
l'enseignement  libre. 

M.  Victor  Hugo  repousse  l'enseignement 
clérical,  et  dans  ses  nobles  paroles,  il  a  di- 
gnement séparé  ce  parti  de  la  religion  et  de 
l'Église. 

Il  a  flétri  énergiquement  les  manœuvres 
sourdes  de  ceux  qui,  surpassant  les  marchands 
du  Temple,  vendent  le  temple  lui-même.  Sa 
voix  a  été  bien  puissante  quand  il  s'est  écrié  : 
«Vous  dites  que  l'Église  est  votre  mère;  alors 
n'en  faites  pas  votre  servante!» 

Cet  admirable  discours,  que  nous  regret- 
tons de  ne  pouvoir  reproduire,  restera  comme 
une  protestation  éclatante  et  souveraine  de  la 
lumière  contre  l'obscurantisme. 


Le  Crédit. 
16  janvier  i8jo. 


Non  signé. 


...  M.  de  Montalembert  reprochait  der- 
nièrement à  M.  Hugo  d'avoir  déserté  la  cause 
au  nom  de  laquelle  il  s'était  fait  élire.  Ce 
reproche  était  inique  ;  M.  Hugo  avait  promis, 
dans  son  programme  électoral,  de  ne  pas  être 
moins  hostile  aux  réactionnaires  qu'aux  révo- 
lutionnaires. Il  tient  noblement  parole,  et  son 
discours  d'aujourd'hui  a  été  une  belle  revanche 
prise  contre  l'organe  le  plus  accrédité  des 
ultramontains  ;  car  bien  qu'il  ait  eu  la  pré- 
caution de  poser  en  principe  qu'il  allait  parler 
pour  ceux  qui   n'étaient  point  dans  l'Asscm- 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


687 


blée,  il  a  reconnu  cependant  qu'ils  avaient 
rorcille  assez  fine  pour  l'entendre,  d'aussi 
loin  qu'il  parlât,  et  l'événement  a  prouvé 
qu'il  avait  été,  en  efFet,  entendu  et  compris. 
L'éloquence  du  poète  est  trop  littéraire 
pour  qu'on  entreprenne  de  l'analyser.  On  en 
est  réduit  à  citer  ce  qui  a  le  plus  profondé- 
ment remué  les  âmes  ou  ébloui  l'imagination 
dans  ce  langage  si  riche  d'images  et  si  admi- 
rablement accidenté. 

Après  avoir  résumé  le  discours  de 
Victor  Hugo  et  cité  l'attaque  directe  aux 
jésuites,  le  critique  constate  l'orage  dé- 
chaîné : 

...  À  ces  mots,  le  tumulte  qui  grondait 
du  côté  droit  et  sur  les  bancs  de  la  commis- 
sion depuis  le  commencement  du  discours,  a 
acquis  une  telle  intensité,  et  a  éclaté  avec  tant 
de  violence,  qu'il  a  été  très  difficile  à  l'orateur 
de  donner  à  sa  péroraison  tout  le  développe- 
ment que  faisait  présager  sa  revue  historique. 
La  fin  de  son  exposé  a  été  étouffée  sous  les 
vociférations  de  la  droite  et  les  applaudisse- 
ments du  reste  de  l'Assemblée. 

ha  Presse. 
16  janvier  185O. 

Non  signé. 

M.  Victor  Hugo  a  défendu  la  liberté  d'en- 
seignement. 

Nous  devrions  plutôt  dire  que  M.  Victor 
Hugo  a  vengé  la  liberté  d'enseignement  des 
honteuses  désertions  dont  elle  porte  le  deuil. 

...  Le  discours  de  M.  Victor  Hugo  est,  en 
cfiFet,  moins  une  opinion  qu'une  accusation. 
Au  heu  de  discuter,  il  a  lutté  ;  il  a  lutté  avec 
toute  la  puissance  d'une  magnifique  éloquence 
et  toute  l'énergie  d'une  généreuse  conviction  ; 
il  a  lutté  comme  la  force  lutte  contre  la  ruse, 
comme  l'inspiration  lutte  contre  l'ambition, 
comme  le  patriotisme  lutte  contre  l'égoïsme. 
Cette  lutte  sera  l'une  des  plus  glorieuses  pages 
de  sa  vie. 

U Assemblée  nationale. 
17  janvier  18  jo. 

Non  signe. 

LES  PRODUITS  DE  M.  VICTOR  HUGO. 

M.  Victor  Hugo  a  provoqué  hier,  dans 
l'Assemblée  législative,  un  si  grand  scandale, 
que  nous  croyons    devoir  y  revenir  aujour- 


d'hui, quoiqu'il  nous  en  coûte  de  relever  les 
erreurs  d'un  poète  illustre  si  tristement  four- 
voyé dans  la  carrière  politique. 

Dans  son  étrange  discours,  ou  bien  dans 
sa  déclaration  de  guerre  contre  l'esprit  même 
de  la  religion,  il  ose  dire  à  tous  les  catholiques 
du  monde  :  «Montrez-nous  vos  produits.» 

Nous  allons  essayer  de  satisfaire  M.  Victor 
Hugo  ;  mais  il  nous  permettra  de  lui  montrer 
d'abord  quelques-uns  de  ses  produits  per- 
sonnels. 

L'auteur  de  Lucrèce  Borff'aj  cette  orgie  dra- 
matique dirigée  contre  la  papauté;  l'auteur 
de  Marion  Delorme,  cette  réhabilitation  de  la 
courtisane;  l'auteur  du  Ro/  s'amuse,  de  Marie 
Tudor  et  de  Kuj  Bios,  ces  drames  révolution- 
naires où  les  têtes  couronnées  s'effacent  devant 
les  valets  et  les  bourreaux,  avait  depuis  long- 
temps sa  place  marquée  parmi  les  socialistes 
contemporains,  puisqu'il  a  fait  de  ses  écrits 
un  instrument  d'attaque  et  de  haine  contre  le 
sacerdoce  et  la  royauté  ! 

Mais  quelle  force  nouvelle  apporte-t-il  au 
sociahsme  ? 

A  cette  question,  que  nou5  notis  sommes 
adressée  en  l'écoutant,  nous  avons  une  ré- 
ponse, écrite  depuis  deux  mois;  car,  hier, 
M.  Victor  Hugo  a  résumé  seulement  à  la 
tribune  les  insinuations  fausses  et  calomnieuses 
que  le  sociahsme  dirige  contre  le  cathohcisme, 
dans  tous  les  premier-Paris  de  ses  journaux. 
Il  ne  lui  apporte  donc  aucune  force  nouvelle, 
comme  il  est  facile  de  s'en  convaincre  par  le 
texte  même  de  son  discours,  qtii  peut  se  ré- 
sumer en  ces  termes  : 

«Cathohques,  qu'avez-voxis  fait  de  l'Italie, 
de  l'Espagne ,  de  l'Europe  .!*...» 

...  Si  nous  vouhons  générahser  ce  triple 
parallèle,  pour  rédmre  à  sa  juste  valeur  toute 
la  phraséologie  sonore  de  M.  Victor  Hugo,  et 
pour  mieux  faire  éclater  la  splendeur  de 
l'unité  religieuse,  ainsi  que  son  influence  po- 
sitive et  morale  sur  les  autres  grandes  phases 
de  la  civihsation,  il  nous  suffirait  d'ouvrir  les 
Études  biltoriques  de  Chateaubriand,  qui  a 
prouvé  que  tous  les  peuples  vraiment  forts  se 
sont  inspirés  du  génie  du  cathohcisme. 

Si  M.  Victor  Hugo  s'était  fait  l'interprète 
de  cette  doctrine,  plus  noble  et  moins  vieille 
que  la  sienne,  M.  Dejoy  ne  lui  aurait  pas 
répondu  avec  tant  d'à-propos,  de  raison  et  de 
vérité,  en  faisant  justice  de  son  dire  : 

—  «C'est  de  la  friperie  révolutionnaire!» 


688 


ACTES  ET  PAROLES. 


La  Démocratie  Pacifique. 
i6  janvier  i8jo. 


Non  sign^. 


L'événement  de  la  séance,  de  la  session 
peut-être,  est  le  discours  prononcé  aujourd'hui 
par  M.  Victor  Hugo;  ce  discours  est  une 
œuvre  de  puissant  orateur,  une  action  de  bon 
citoyen. 

Victor  Hugo  a  écrasé  cette  loi  qui  n'a 
d'autre  but,  on  l'a  confessé  aujourd'hui,  que 
de  livrer  l'enseignement  non  pas  même  au 
clergé  mais  aux  jésuites,  cette  milice  du 
moyen-âge  qui  s'en  va  galvanisant  les  supers- 
titions mortes  et  qui  veut  abrutir  le  peuple 
pour  le  rendre  souple  au  joug. 

...  L'orateur  a  rappelé  la  sinistre  histoire 
de  cette  église  qui  tortura  Campanella,  con- 
damna Colomb,  emprisonna  Galilée;  de  cette 
église  k  qui  la  philosophie  arracha  si  difficile- 
ment les  instruments  de  gêne  et  de  supplice. 
A  ceux  qui  tenteraient,  après  trois  révolutions, 
d'arrêter  le  génie  humain  dans  ses  conquêtes, 
l'orateur  a  prédit  des  révolutions  nouvelles; 
mais  pourquoi  résumer?  Qu'on  lise,  non  pas 
seulement  dans  notre  compte  rendu,  mais 
dans  le  Moniteur,  dans  la  réimpression  popu- 
laire que  l'auteur  publiera,  s'il  remplit  son 
devoir  tout  entier.  Nous  lui  dirons  seulement 
une  chose. 

Tout  homme  qui  tient  la  plume  aujour- 
d'hui a  aimé,  admiré  M.  Victor  Hugo,  grand 
poète  et  surtout  hardi  novateur  en  littérature, 
opérant  une  révolution  dans  l'art,  portant  le 
marteau  dans  les  règles  antiques,  dans  les 
poétiques  pétrifiées,  ouvrant  dans  le  vieil 
édifice  classique  de  larges  brèches,  par  les- 
quelles il  faisait  pénétrer  la  nature,  la  vie,  la 
couleur.  Ceux  qui  ont  admiré  Victor  Hugo 
le  poète,  ceux  qui  ont  suivi  avec  sympathie 
M.  Victor  Hugo  à  la  Chambre  des  pairs,  oîi 
il  formula  plus  d'une  fois  des  idées  progres- 
sives, ont  été  découragés,  éloignés  pour  un 
temps  quand  ils  l'ont  vu  pactisant  avec  la  rue 
de  Poitiers,  hésitant  en  présence  de  la  démo- 
cratie socialiste,  et  comme  ébloui  par  le  grand 
nom  de  l'empereur. 

Aujourd'hui  le  nuage  disparaît,  les  causes 
de  défiance  se  dissipent.  M.  Victor  Hugo 
nous  a  prouvé  que  ses  opinions  avaient  tou- 
jours été  sincères,  que  toujours  il  avait  gardé 
dans  son  cœur  l'amour  du  progrès  social  et  le 
respect  de  la  pensée  indépendante.  Jamais  il 
n'a  fait  de  transactions  aux  dépens  de  la  liberté 


intellectuelle.  Les  efforts  mêmes  qu'il  a  prodi- 
gués pour  amener  sur  ce  terrain  les  hommes 
auxquels  il  a  bien  voulu  se  mêler,  et  dont 
nous  avions,  nous,  désespéré  dès  l'origine, 
donnaient  aujourd'hui  une  autorité  spéciale  à 
sa  parole.  Après  avoir  compromis  sa  popu- 
larité, pour  le  salut  de  ceux  qui  ne  veulent 
pas  être  sauvés,  pour  tenter  l'opération  de  la 
cataracte  à  des  aveugles,  M.  Victor  Hugo 
possédait  une  puissance  exceptionnelle  pour 
leur  faire  entendre  aujourd'hui  des  paroles 
rigoureuses  et  des  avertissements  solennels. 


Le  Conseiller  du  Peuple. 
Janvier  i8jo. 


Lamartine. 


Mais  le  discours  capital  de  cette  discussion 
a  été  le  discours  de  M.  Victor  Hugo.  Jamais 
la  parole  de  l'illustre  écrivain  n'avait  plus  for- 
tement vibré  dans  cette  séance,  où  il  procla- 
mait, au  milieu  des  murmures,  les  droits 
imprescriptibles  de  la  raison.  M.  Victor  Hugo 
a  défendu  l'ordre  de  sa  poitrine  aux  barricades. 
Il  a  donné,  dans  sa  vie  parlementaire,  de 
nombreux  otages  à  l'esprit  de  conservation. 
Il  n'est  pas  suspect  de  faiblesse  pour  les  doc- 
trines d'anarchie;  mais  dans  cette  grave  ques- 
tion, qui  est  la  question  de  l'indépendance  de 
la  pensée,  il  n'a  pas  cru  devoir  sacrifier  k  de 
mauvaises  résipiscences  les  plus  glorieuses  con- 
quêtes de  la  démocratie. 


LA   DEPORTATION. 


ha  Démocratie  Pacifique. 
6  avril  1850. 


Non  signé. 


Pendant  quelque  temps,  après  la  Révolu- 
tion de  février,  nous  avons  vu  avec  regret 
M.  Victor  Hugo,  témoignant  des  hésitations, 
des  défiances  en  présence  de  la  République 
nouvelle,  manifestant  en  faveur  des  soi-disant 
défenseurs  de  l'ordre  des  illusions  qui  nous 
paraissaient  trop  prolongées. 

Mais  voici  que,  dans  plusieurs  occasions 
solennelles,  M.  Victor  Hugo  vient  de  prouver 
que  ses  défiances  comme  ses  illusions  avaient 
été  honorables,  comme  tout  ce  qui  est  pro- 
fondément sincère;   que  jamais   l'amour  du 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


689 


progrès  et  de  la  liberté  n'avait  faibli  dans  son 
âme. 

Le  révolutionnaire  en  littérature,  l'ardent 
ami  des  réformes  sociales,  l'auteur  de  Marion 
Delorme,  de  Claude  Gueux j  du  Dernier  jour 
iPun  condamne',  s'est  retrouvé  tout  entier  dans 
l'orateur  qui  a  récemment  stigmatisé  la  loi 
d'ignorance,  qui  a  flétri  plus  énergiquement 
aujourd'hui  la  loi  de  déportation,  cette  restau- 
ration hypocrite  de  la  peine  de  mort  en  ma- 
tière politique. 

Le  discours  de  M.  Victor  Hugo,  plusieurs 
fois  honoré  par  les  interruptions  furieuses  de 
la  droite  et  par  les  applaudissements  de  la 
gauche,  a  tué  d'avance  une  loi  monstrueuse, 
et  doit  ajouter  à  l'illustration  de  son  auteur. 

. . .  La  loi  sera  probablement  votée.  C'est 
naturel;  les  actes  antérieurs  de  l'Assemblée 
devaient  conduire  à  ce  résultat.  La  majorité 
connaît  les  règles  du  syllogisme  ;  elle  sait  très 
bien  que  la  conclusion  doit  toujours  être 
conforme  aux  prémisses. 

Mais  le  pays  méditera  le  discours  de 
M.  Victor  Hugo.  C'est  une  compensation 
réelle  au  vote. 


U Assemblée  nationale. 
6  avril  i8jo. 


Non  signé. 


...  Le  poète  n'aime  que  les  applaudisse- 
ments et  la  popularité.  Il  court  après  la  popu- 
larité qui  se  laisse  atteindre  le  plus  facilement  ; 
il  quête  les  applaudissements  qui  font  le  plus 
de  bruit.  Il  flatte  complaisamraent  ceux  que 
la  muse  devrait  châtier.  Résister  au  courant 
exigerait  de  lui  quelques  efforts  :  il  s'y  laisse 
aller.  Il  voit  décroître  partout  autour  de  lui  le 
respect  pour  la  justice,  qui  est  le  fondement 
de  toute  société,  monarchie  ou  république  : 
il  conteste  la  justice  :  «Ce  qui  est  criminel 
selon  les  uns  est  innocent  selon  les  autres»;  il 
sème  de  nouveaux  doutes  dans  les  esprits  : 
«Voilà,  dit-il,  un  homme  frappé  pour  le  plus 
incertain  de  tous  les  délits,  pour  un  délit  po- 
litique»; il  oublie  volontairement  que  c'est 
d'un  crime  qu'il  s'agit  et  il  l'appelle  un  délit, 
et  un  délit  innocent,  car  c'est  un  délit  poli- 
tique, un  délit  qui  va  atteindre  non  pas  seule- 
ment un  homme,  mais  des  milliers  d'hommes; 
qui  fait  partout,  et  sans  compter,  des  veuves 
et  des  orphelins,  et  qui  frappe  peut-être  la 
patrie  au  cœur.  Il  nie  la  justice  et  il  l'outrage 

ACTES    ET    PAROLES.    —    I. 


en  même  temps  :  «Ce  qu'ils  appellent  une 
expiation,  je  l'appelle  un  martyre;  et  ce  qu'ils 
appellent  la  justice,  je  l'appelle  l'assassinat.» 
Et  il  ajoute  un  dernier  trait,  en  confondant 
la  justice  et  le  hasard. 

Après  qu'il  a  ainsi  proclamé  le  scepticisme 
le  plus  absolu  en  matière  de  devoirs  et  de 
crimes,  il  ne  craint  pas  d'ajouter  :  «Je  n'hésite 
jamais  entre  la  vierge  qu'on  appelle  la  con- 
science et  la  prostituée  qu'on  appelle  la  raison 
d'État.  » 

Qu'est-ce  donc  qu'une  conscience  qui 
transforme  le  crime  en  délit  et  déclare  le  délit 
incertain,  et  qui  prend  la  justice  pour  l'assas- 
sinat et  pour  le  hasard  tour  à  tour! 

. . .  Cependant  M.  Victor  Hugo,  après  avoir 
flatté,  avec  un  grand  succès,  nous  le  recon- 
naissons, les  mauvaises  passions  de  ses  nou- 
veaux amis,  s'est  adressé  à  la  plus  mauvaise 
passion  qu'il  ait  pu  supposer  chez  ses  adver- 
saires :  à  la  peur. 

...  M.  Victor  Hugo,  qui  travaille  si  bien  à 
effacer  des  cœurs  toute  notion  du  devoir,  ne 
sait  donc  pas  ce  que  c'est  que  le  sentiment 
du  devoir .''  Le  sentiment  du  devoir  méprise 
toutes  ces  prévisions  de  succès  ou  de  défaite 
indignes  de  lui;  il  ne  fait  point  de  honteux 
calculs,  il  dit  généreusement  :  advienne  que 
pourra.  Il  n'hésite  jamais,  pour  employer  l'an- 
tithèse de  M.  Victor  Hugo,  entre  la  vierge 
qu'on  appelle  la  conscience  et  la  prostituée 
qu'on  appelle  la  peur! 

L,e  Crédit. 
6  avril  i8jo. 

Non  signé. 

On  était  averti  qu'un  discours  devait  être 
prononcé  par  M.  Victor  Hugo;  l'Assemblée 
était  au  grand  complet  et  les  tribunes  pu- 
bliques étaient  envahies  de  fond  en  comble, 
si  bien  que  les  derniers  rangs  étaient  occupés 
par  des  dames.  Le  discours  a  répondu  à 
l'attente  générale;  car  on  y  a  retrouvé  toutes 
les  qualités  propres  à  l'orateur  et  reconnais- 
sons-le, s'il  y  avait  un  sujet  sur  lequel  il  eût 
plus  particulièrement  le  droit  de  parler,  c'était 
bien  celui-là.  L'auteur  du  Dernier  jour  d'un 
condamné  pouvait  plus  hautement  que  per- 
sonne protester  contre  le  supplice  nouveau 
qu'il  s'agit  de  substituer  à  la  peine  de  mort. 

. . .  La  partie  la  plus  heureuse  du  discours 
de  M.  Hugo  est  celle  qu'il  a  consacrée  à  la 


44 


IATI03ALB. 


690 

peinture  de  ce  supplice  nouveau,  digne  de 
rivaliser  avec  les  cruautés  légales  des  âges  de 
barbarie,  et  qui,  par  conséquent,  fera  rougir 
notre  civilisation. 

...  Toutes  ces  choses  ont  été  exposées  par 
M.  Hugo  dans  un  admirable  langage,  qui, 
faut-il  l'avouer,  n'a  guère  trouvé  que  des 
incrédules  et  des  interrupteurs  froidement 
railleurs  dans  les  rangs  de  la  droite.  Ce  n'est 
pas  de  l'improvisation,  de  la  spontanéité  ora- 
toire réelle,  leur  entendait-on  dire;  ce  sont 
des  effets  longtemps  cherchés  et  péniblement 
arrangés  dans  le  silence  et  dans  le  loisir  du 
cabinet. 

Eh!  Messieurs,  si  Alceste  a  eu  raison  de 
dire  que  le  temps  ne  fait  rien  à  l'affaire,  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  talent  y  fait 
tout.  Mais  ce  qui  est  plus  pénible  que  de 
vous  voir  indifférents  aux  œuvres  de  talent, 
c'est  de  vous  trouver  insensibles  à  ces  choses 
du  cœur  que  le  cœur  seul  comprend. 


ACTES  ET  PAROLES. 


LE  SUFFRAGE  UNIVERSEL. 


La  FeuiHe  du  Peuple. 
23  mai  1850. 


Ad,  Chouippe. 


...  Le  puissant  athlète  de  la  tribune, 
Victor  Hugo,  est  venu  bientôt  pulvériser  de 
sa  parole  foudroyante  cette  loi  déloyale  et 
menteuse. 

Il  fallait  voir  les  membres  de  la  droite  se 
tordre  sur  leurs  bancs  pendant  que  l'orateur, 
élevé  aux  plus  sublimes  régions  de  l'éloquence, 
administrait  au  projet,  ainsi  qu'à  ses  auteurs, 
une  sorte  de  flagellation  publique. 

Nous  renonçons  à  décrire  les  impressions 
variées  et  profondes  qui  ont  agité  l'Assemblée 
pendant  près  d'une  heure.  Nous  renonçons 
également  à  donner  une  idée  de  ce  discours 
qu'il  faut  absolument  lire  pour  être  pénétré 
de  son  importance,  et  que  nous  reproduisons 
dans  son  entier  comme  un  chef-d'œuvre 
destiné  à  prendre  place  à  côté  des  plus  re- 
marquables dans  l'histoire  des  fastes  parle- 
mentaires. 

Paris  a  lu,  la  France  et  l'Europe  entière 
liront  cette  forte  et  brillante  improvisation 
dans  laquelle   la  puissance   de  la  pensée  le 


dispute  à  l'éclat  de  l'expression;  mais  nous 
ne  savons,  en  vérité,  ce  qu'elles  admireront 
davantage  ou  des  merveilleuses  facultés  de 
l'esprit,  ou  des  généreuses  inspirations  du 
cœur. 


LA  LIBERTE  DE  LA  PRESSE. 


La  Presse. 
10  juillet  i8jo. 

Non  signé. 

. . .  Nous  donnons  entier  ce  magnifique 
discours,  page  immortelle  qui  s'ajoute  à  tant 
de  nobles  pages  déjà!  En  le  lisant,  on  com- 
prendra que  nous  soyons  embarrassés  pour  en 
parler  à  notre  aise,  sans  préparation.  Nous  y 
reviendrons. 

Devant  cet  amas  étincelant  de  pensées  pré- 
cieuses, on  commence  par  être  ébloui  et  par 
fermer  les  yeux.  Nous  applaudissons  aujour- 
d'hui, nous  commenterons  demain. 

Disons  seulement  que  la  pensée  humaine 
ne  sera  jamais  plus  glorieusement  vengée  des 
misérables  doctrines  qui,  ne  pouvant  s'habi- 
tuer au  grand  jour  du  dix-neuvième  siècle, 
essaient  d'éteindre  la  vérité  et  la  raison  avec 
leur  haleine  immonde!  La  question  apparte- 
nait au  grand  poète  plus  qu'à  personne.  Lui 
que  la  pensée  a  fait  ce  qu'il  est,  il  était  le  pro- 
tecteur naturel  et  nécessaire  de  la  pensée.  Ce 
fils  de  l'inteUigence  devait  accourir  le  premier 
à  la  défense  de  sa  mère. 

Aussi,  avec  quelle  ardeur,  avec  quel  cou- 
rage, avec  quelle  verve,  avec  quelle  cordiale 
et  vivante  énergie  il  a  plaidé  cette  généreuse 
cause.  Comme  il  a  flétri  de  sarcasmes  acérés 
et  ineffaçables  ces  nains  ridicules  et  insensés 
qui  se  couchent  en  travers  des  rails  pour  arrêter 
l'esprit  humain,  cette  locomotive  lancée  à  toute 
vapeur!  Comme  il  a,  en  revanche,  magnifi- 
quement célébré  cet  incessant  et  universel  tra- 
vail de  l'idée  qui  produit  tout,  l'erreur,  le 
schisme,  la  déraison,  mais  aussi  la  vérité,  et 
qui  en  somme  se  résout  en  bien,  comme 
toute  révolution  se  résout  en  progrès  et  toute 
guerre  en  civilisation! 

La  droite  a,  comme  toujours,  essayé  d'étouf- 
fer sous  ses  murmures  la  retentissante  parole 
du  grand  orateur.  M.  Dupin  lui-même  a  été 
obligé  de  rappeler  la  majorité,  —  sa  majoriic! 
—  au  respect  de  laj tribune.  Tant  mieux!  Ces 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


691 


cris  et  ces  contorsions  de  la  réaction  sous  chaque 
mot  de  l'illustre  poète  ne  prouvent  qu'une 
chose  :  c'est  que  chaque  mot  portait. 

D'ailleurs,  les  acclamations  chaleureuses  de 
la  gauche  ont  bien  dédommagé  l'orateur  des 
murmures  de  la  droite.  Murmures  à  droite, 
bravos  à  gauche;  double  succès... 

Splendeur  de  style,  profusion  d'idées,  images 
grandioses  qui  font  vivre  la  pensée  dans  la  mé- 
moire des  masses;  aucune  des  qualités  de  pre- 
mier ordre  ne  fait  défaut  à  cette  harangue  qui 
place  définitivement  M.  Victor  Hugo  au  ni- 
veau des  plus  grands  orateurs  de  tous  les  pays 
et  de  tous  les  temps. 

Et  maintenant,  que  la  réaction  le  loue  ou 
l'attaque,  qu'est-ce  que  cela  fait?  M.  Victor 
Hugo  est  bien  obligé  de  parler  devant  elle, 
mais  il  ne  parle  pas  pour  elle.  Il  parle  pour  le 
peuple  et  pour  l'avenir. 

Le  peuple  et  l'avenir  liront  cet  admirable 
discours;  et  le  peuple  l'applaudira,  et  l'avenir 
le  réalisera. 


Le  Pouvoir. 

(Suite  du  Dix-Décembre.) 

10  juillet  i8jo. 


Non  signé. 


Nous  craignons  malheureusement  que  les 
brillants  développements  que  l'orateur  a  don- 
nés à  sa  pensée  n'aient  pas  servi  beaucoup  la 
cause  qu'il  voulait  défendre.  Entraîné  par  la 
puissance  de  son  esprit  généralisateur,  mal  à 
l'aise  dans  les  questions  de  détail  qu'il  dé- 
borde ou  qu'il  dédaigne  peut-être,  M.  Victor 
Hugo  a  fait  entrer  dans  le  plan  de  son  dis- 
cours des  appréciations  politiques,  souvent 
injustes,  et  dont  le  moindre  inconvénient 
était  d'être  complètement  hors  de  propos.  Au 
lieu  d'intéresser  la  majorité  au  succès  de  sa 
cause,  il  a  trouvé  le  secret  de  la  blesser  par 
des  suppositions  tout  à  fait  gratuites,  et  des 
insinuations  du  moins  déplacées  pour  ceux 
mêmes  de  ses  membres  qui  ont  le  plus  de 
droit  à  ses  sympathies  et  à  celles  de  l'opinion 
publique;  pourquoi  M.  Victor  Hugo  ne 
laisse-t-il  pas  aux  vulgaires  déclamateurs  de  la 
Montagne  ces  tristes  ressources  de  tribune 
qui  font  tache  à  son  talent  et  sont  indignes 
de  son  génie?  Pourquoi  surtout,  dans  cette 
circonstance,  ne  s'est-il  pas  préoccupé  davan- 
tage de  sa  noble  cliente,  la  presse,  qu'il  pa- 
raissait avoir  à  peu  près  oubliée,  et  qui  paiera. 


nous  le  craignons  bien,  les  imprudences  de 
ses  attaques  inopportunes  et  les  frais  de  son 
éloquence  ? 


Le  Crédit. 
10  juillet  i8jo. 


Non  signé. 


...  Aujourd'hui,  M.  Victor  Hugo  est  par- 
venu à  rouvrir  l'arène  du  débat  fermée  avant 
l'heure.  Il  a  noblement  dénoncé  toutes  les 
embûches  dressées  contre  la  presse  dans  les 
machiavéliques  conceptions  de  la  commis- 
sion; il  a  vigoureusement  flagellé  les  auteurs 
de  toutes  ces  ruses  misérables  de  la  réaction 
monarchique,  travaillant  de  compte  à  demi 
avec  la  réaction  ultramontaine  contre  l'irré- 
sistible courant  de  l'esprit  humain;  il  a  stig- 
matisé ces  ministres  anonymes  qui,  sans  péril, 
sans  responsabilité,  font  l'œuvre  à  laquelle 
des  ministres  plastrons  attachent  leurs  noms; 
il  a  gémi  sur  le  sort  du  nouveau  Numa  de 
l'Elysée  national,  affligé  de  ses  dix-sept  Egé- 
ries. 

Mais  la  droite  a  eu  assez  à  faire  pour  sa 
dignité  et  pour  la  cause  qu'elle  veut  servir  en 
affectant  la  plus  joviale  hilarité,  et  en  inter- 
rompant bruyamment  l'orateur  presque  à 
chacune  de  ses  phrases;  de  telle  sorte  que  ce 
beau  discours,  resté  sans  contradicteur,  écrase 
moralement  la  majorité,  comme  une  magni- 
fique oraison  funèbre  de  la  liberté  de  la 
presse  livrée  aux  jésuites  de  i8jo. 


POUR  CHARLES  HUGO. 


L'Univers. 

13  juin  1851. 


Louis  Veuillot. 


Le  jury  de  la  Seine  a  donné  hier  un  signe 
assez  remarquable  du  mouvement  qui  s'opère 
dans  les  esprits.  Un  rédacteur  de  l' Événement, 
M.  Charles  Hugo,  était  traduit  devant  la 
cour  d'assises  pour  un  article  qu'il  avait  cru 
écrire  contre  la  peine  de  mort.  L'auteur  a  été 
défendu  en  grande  pompe  par  M.  Victor 
Hugo,  son  père.  Le  jury,  après  vingt  minutes 
de  délibération,  a  porté  un  verdict  de  culpa- 
bilité, tout  en  reconnaissant  des  circonstances 


692 


ACTES  ET  PAROLES. 


atténuantes.  Véritablement,  il  y  en  avait! 
M.  Charles  Hugo  a  été  condamné  à  six  mois 
de  prison. 

Ce  qui  donne  un  caractère  particulier  à  ce 
verdict,  c'est  la  présence  et  la  plaidoirie  de 
M.  Victor  Hugo. 

. . .  Au  moment  de  paraître  devant  la  cour, 
les  jeunes  rédacteurs  de  l'Èvhement  se  sont 
empressés  de  rassembler  des  textes  à  l'appui 
c'e  leur  thèse...  Avec  une  naïveté  qui  a 
quelque  chose  de  touchant  ils  ont  donné  la 
plus  belle  place  parmi  ce  choix  d'autorités  à 
M.  Victor  Hugo  lui-même,  prenant  dans 
Claude  Gueux  et  dans  la  préface  du  Dernier 
jour  d'un  Condamné  ce  qu'ils  y  trouvaient  de 
plus  beau,  et  se  mettant  à  couvert  sous  ces 
chefs-d'oeuvre  d'autrefois,  qui  sont  encore 
des  chefs-d'œuvre  pour  eux . . .  Personne  au- 
jourd'hui ne  voudrait,  ni  n'oserait,  ni  ne 
saurait  écrire  certains  passages  de  Claude  Gueux 
et  de  la  préface  du  Dernier  jour  d'un  Condamne'. 
On  serait  mis  à  l'amende.  C'est  ce  que  le 
jurj  vient  de  constater  en  condamnant  l'ar- 
ticle de  l'Evénement,  cent  fois  moins  répré- 
hensible  au  point  de  vue  du  goût,  de  la 
morale,  des  lois  et  de  la  raison,  que  ces 
ouvrages  qui  ont  rendu  leur  auteur  illustre, 
et  qui  l'ont  fait  entrer  à  l'Académie  comme 
les  visigoths  dans  Rome. 

. . .  Les  louanges  que  nous  sommes  heureux 
de  donner  à  la  plaidoirie  de  M.  Hugo  ne 
s'adressent  qu'à  la  forme.  Quant  au  fond, 
nous  n'en  disons  rien  et  par  deux  raisons  : 
M.  Hugo  plaidait  pour  son  fils  et  plaidait 
contre  la  peine  de  mort.  Tout  ce  qu'il  a  dit 
pour  son  fils  mérite  des  égards;  rien  de  ce 
qu'il  a  dit  contre  la  peine  de  mort  ne  mérite 
l'attention. 


LA  REVISION  DE  LA  CONSTITUTION. 


L'Umpers. 
18  juillet  i8ji 


Louis  Veuillot. 


M.  Hugo  n'avait  rien  à  dire  sur  la  question  : 
il  ne  sait  rien.  République  et  monarchie,  cela 
est  trop  haut  pour  lui,  et  le  débat  se  passe 
au-dessus  de  sa  tête. 

...  M.  Hugo  n'est  pas  venu  discuter;  il  est 
venu   insulter;  son    discours   n'a  été   qu'une 


longue  insulte  à  tous  les  partis,  à  tous  ceux 
du  moins  qu'il  a  glorifiés  et  qui  l'ont  récom- 
pensé. Ce  qu'il  a  dit  sur  la  question  même 
est  au-dessous  de  tout  ce  qu'on  pouvait  pré- 
voir :  il  a  ramassé  des  lieux  communs  de 
guerre  et  de  récriminations  dont  M.  Duprat, 
qui  n'y  regarde  pas  de  bien  près  pourtant, 
n'avait  point  voulu;  il  a  fait  un  programme 
des  idées  républicaines  où  figurent  des  articles 
que  M.  Michel  de  Bourges  avait  rayés  la  veille, 
des  excentricités  socialistes  que  M.  Greppo 
n'avoue  plus,  et  qui  n'ont  aujourd'hui  que 
M.  Emile  de  Girardin  pour  patron.  M.  Hugo 
socialiste!  L'Assemblée  s'attendait  k  tout,  et 
elle  est  stupéfaite.  Il  dit  que  la  République 
sera  la  liquidation  de  tous  les  griefs  de  l'hu- 
manité; que  la  justice  doit  être  rendue  par 
une  magistrature  élue  et  temporaire  ;  qu'il  faut 
étendre  la  compétence  du  jury;  il  ramasse  en 
hâte  et  comme  un  homme  qui  craint  d'être 
encore  suspect  et  de  n'en  jamais  faire  assez, 
toutes  les  absurdités  qu'il  peut  trouver  dans 
les  constitutions  révolutionnaires.  C'est  le  cy- 
nisme, non,  c'est  la  démence  de  l'apostasie. 
Et  de  tout  cela,  comme  il  faut  encore  que  la 
puérilité  littéraire  se  montre  et  mette  le  der- 
nier trait  à  cette  parade,  de  tout  cela  il  fait 
des  jeux  de  mots,  des  antithèses,  des  asson- 
nances,  toutes  les  misérables  fanfreluches  de 
son  métier. 

...  Quant   à   la   Montagne,   elle   étouffait 
M.  Hugo  de  ses  embrassements,  et  semblait 
lui  mettre  au  front  l'auréole  d'innocence  dont 
il  a  lui-même  couronné  Marion  de  Larme  : 
Mon  amour  te  refait  une  virginité. 

De   telles   scènes   laissent    dans   l'âme   une 
inexprimable  tristesse. 


La  Feuille  du  Peuple. 
25  juillet  i8ji. 


Ch.  Renoxtviek.. 


...  M.  Baroche,  en  avocat  irrité,  n'a  fait 
que  deux  parts  dans  son  discours  :  l'une  per- 
sonnelle, injurieuse,  calomnieuse  pour  Victor 
Hugo;  l'autre  personnelle  encore,  à  ce  qu'on 
aurait  pu  croire,  contre  le  gouvernement 
provisoire,  contre  les  commissaires  (toujours 
le  vieux  thème)  et  contre  le  droit  même  de 
la  Constituante. 

. . .  Victor  Hugo  s'est  défendu  autant  que 
la  haine  et  les  féroces  interruptions  des  roya- 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


693 


listes  qui  entouraient  la  tribune  lui  ont  permis 
de  le  faire. 

...  Le  discours  de  Victor  Hugo,  un  des 
plus  énergiques  que  la  tribune  ait  jamais  pro- 
dmts,  a  passionné  l'Assemblée  que  les  raisons 
froides  et  concluantes,  la  rigoureuse  polé- 
mique des  républicains  avait  maintenue  dans 
un  calme  forcé.  Victor  Hugo  a  fait  le  procès 
de  la  monarchie,  rappelé  les  crimes  de  l'em- 
pire et  de  la  royauté,  les  banqueroutes  de 
l'ancien  régime,  et  livré  à  l'indignation  de 
tous  les  cœurs  patriotiques  ces  hommes  qui 
se  tiennent  à  plat  ventre  écoutant  s'ils  n'en- 
tendront pas  enfin  le  canon  russe.  Un  concert 
d'injures  et  de  malédictions  a  été  la  réponse 
de  la  droite. 


Journal  des  Débats. 
18  juillet  i8ji. 


J.  Lemoinne. 


C'est  à  M.  Victor  Hugo  qu'appartient  le 
triste,  le  déplorable  honneur,  nous  le  disons 
avec  une  profonde  affliction,  d'avoir  rompu 
la  trêve  des  partis,  d'avoir  mis  un  terme  à  la 
tranquillité  que  l'Assemblée  s'était  imposée 
pendant  le  cours  de  cette  discussion.  M.  Dupin 
a  appelé  cette  semaine  la  semaine  de  la  tolé- 
rance; mais  il  n'y  a  pas  de  tolérance  au 
monde  qui  pût  tenir  contre  les  provocations, 
contre  les  outrages  et  contre  les  injures  que 
M.  Victor  Hugo  est  venu  jeter  à  la  face  de 
tout  ce  qu'il  était  tenu  de  respecter  et  d'ho- 
norer plus  que  personne.  Nous  comprenons 
les  écarts  de  l'éloquence  et  les  excès  de  l'im- 
provisation; si  M.  Berryer,  par  exemple,  dans 
l'entraînement  de  sa  fougueuse  parole,  se 
laissait  aller  jusqu'à  l'outrage,  on  le  lui  par- 
donnerait, parce  qu'on  sent  toujours  en  lui 
un  courant  sympathique,  généreux  et  pas- 
sionné. Mais  M.  Victor  Hugo  n'a  pas  même 
l'excuse  de  l'improvisation;  ses  injures  sont 
apprises  par  cœur,  et  péniblement  récitées. 
C'est  aligné  comme  des  vers,  aiguisé  comme 
des  rimes.  Quand,  à  l'indignation  qu'il  sou- 
lève, il  s'aperçoit  qu'il  a  dépassé  toutes  les 
bornes  permises,  il  rétracte  ses  mots,  mais  il 
les  repète  ;  il  les  ramasse  un  à  un  comme  des 
morceaux  cassés,  il  les  rajuste  et  vous  les 
représente  avec  la  même  figure  et  avec  la 
même  tournure.  Après  chaque  interruption, 
il  court  après  ses  antithèses,  il  les  rejoint,  il 
les  reprend;  il  ne  perd  jamais  ses  mots!  C'est 


là  ce  qui  ôte  toute  espèce  d'émotion  sincère 
et  véritable  aux  harangues  de  M.  Victor 
Hugo;  c'est  de  la  colère  à  froid,  de  l'empor- 
tement prémédité,  c'est  de  l'éloquence  frappée 
de  glace . . . 

...  Il  est  facile  à  un  poëte  égaré  de  venir 
nous  dire  que  89  et  93  sont  indivisibles,  et 
qu'on  ne  peut  pas  plus  les  séparer  l'un  de 
l'autre  que  l'aube  du  soleil;  mais  ceux  qui 
saluent,  comme  le  lever  de  la  liberté,  la  ma- 
gnifique aurore  de  89,  ne  consentiront  jamais 
à  adorer  comme  le  soleil  ce  triangle  sanglant 
qui  inonde  la  France  de  larmes  et  de  terreur. 


he  Conseiller  du  Peuple. 
Juillet  1851. 


Lamartine. 


M.  Hugo  est  monté  à  la  tribune.  C'est 
toujours  un  événement.  Le  génie  est  le  génie 
partout.  On  doutait  que  le  grand  poëte  pût 
se  transformer  en  grand  orateur  :  on  se  trom- 
pait, il  n'a  eu  qu'à  replier  ses  ailes.  Nous  qui 
connaissions  et  qui  aimions  ce  jeune  émule 
de  nos  meilleures  années,  nous  ne  doutions 
pas.  Disons-le  franchement  néanmoins,  cette 
fois  son  discours  nous  a  causé  autant  de  peine 
que  d'admiration.  Ce  n'étaient  pas  des  foudres 
que  nous  voulions  dans  cette  discussion  où 
le  parti  répubhcain  devait  mettre  tout,  jus- 
qu'au silence,  de  son  côté  :  c'était  de  la  séré- 
nité, de  la  lumière  et  de  la  modération. 
M.  Hugo  a  parlé  en  grand  artiste,  non  en 
homme  d'État,  selon  nous.  Il  a  fait  une 
ardente  invective  à  la  manière  de  Rome  ou 
d'Athènes,  il  n'a  pas  fait  un  bon  discours  de 
circonstance.  L'éloquence  n'est-clle  pas  avant 
tout  l'art  de  dire  des  choses  convenables  au 
pays,  à  l'auditoire,  à  la  cause,  au  temps.''  À 
quoi  bon  la  colère  qu'à  provoquer  la  colère? 
Quand  on  combat,  bien;  quand  on  raisonne, 
non.  Et  puis  à  quoi  bon,  au  moment  où  la 
République  se  légitime  par  la  sécurité  qu'elle 
doit  au  pays,  à  quoi  bon  lui  dérouler  des 
programmes  de  gouvernements  innomés 
qui  la  font  douter,  trembler,  rentrer  dans  les 
cœurs?  Que  ferait  dans  un  pays  comme  la 
France  ce  gouvernement  sans  forme,  sans 
tête,  sans  main,  comme  ce  gouvernement  direff 
du  peuple  que  l'orateur  a  fait  entrevoir  à 
l'imagination  déroutée  de  la  France?...  Si 
nous  possédions,  comme  M.  Hugo,  la  coupe 
des  illusions,  nous  nous  garderions  de  la 
verser  en  un  pareil  moment  à  ce  peuple.  Ce 


694 


ACTES  ET  PAROLES. 


n'est  pas  l'heure  des  songes,  c'est  l'heure  des 
réalités.  La  réalité,  c'est  l'ordre  à  créer  un  et 
fort  sous  la  République,  par  des  institutions 
que  tout  le  monde  comprenne  parce  qu'elles 
sortent  du  sens  vulgaire  et  des  traditions  de 
l'humanité.  Nul  ne  leur  donnera  plus  de 
splendeur  que  M.  Hugo. 

Le  Bien-Être  universel. 
20  juillet  i8ji. 

Emile  DE  GiRARDIN. 

Le  Bien-Etre  universel  reproduit  les  dis- 
cours  de  Victor  Hugo,  puis  ajoute  : 

. . .  Ne  pouvant  reproduire  tous  les  discours , 
...Le  Bien-Ltre  universel  a  choisi  pour  ce  nu- 
méro... le  discours  de  Victor  Hugo,  moins 
encore  à  cause  des  vérités  qu'il  a  fait  jaillir 
comme  les  étincelles  jaillissent  du  silex, 
qu'à  cause  de  l'oppression  sans  exemple  dont 
l'illustre  orateur,  égal  à  l'illustre  écrivain, 
a  été  l'objet  de  la  part  d'une  majorité  pas- 
sionnée qui,  dans  sa  fureur  contre  ce  grand 
nom  et  ce  grand  talent,  voués  \  la  défense 
de  la  démocratie  opprimée  et  de  la  nation 
souveraine,  a  oublié  qu'on  ne  pouvait  fouler 
aux  pieds  une  gloire  nationale  sans  s'écla- 
bousser au  visage  d'une  honte  ineffaçable. 
Le  discours  de  Victor  Hugo  a  été  interrompu, 
le  Moniteur  le  constate,  cent  une  fois.  L'im- 
primer et  le  distribuer  à  cent  un  mille  exem- 
plaires sera  de  toutes  les  réparations  la  plus 
efficace. 

Hifloire  parlementaire 

de  la  seconde  Képuhlique. 

1891. 

E.  Spuller. 

...  M.    Victor  Hugo    glorifia,    dans    un 
langage  admirable,  le  suffrage  universel  et  la 


révolution  de  février  qui  en  a  doté  la  France  ; 
il  fit  ressortir  tous  les  avantages  qui  résultaient 
pour  l'ordre  et  la  sécurité  de  cet  agrandisse- 
ment magnifique  de  l'idée  de  souveraineté; 
il  eut  même  des  accents  inspirés,  pour  mon- 
trer à  l'Assemblée  la  vision  des  destinées  ma- 
gnifiques et  prospères  que  le  suffrage  universel 
promet  aux  sociétés  futures.  Ce  discours  à 
effet,  tout  dans  la  manière  propre  de  M.  Victor 
Hugo,  déchaîna  les  violentes  colères  de  la 
droite;  jamais  les  séances  de  l'Assemblée  ne 
furent  si  orageuses  que  pendant  cette  dis- 
cussion. 

...  M.  de  Montalembert,  qui  parla  deux 
jours  après  M.  Victor  Hugo . . .  renouvela  le 
duel  oratoire  qu'il  avait  eu  sur  la  loi  de  l'en- 
seignement avec  l'illustre  poëte. 

...  La  réplique  de  M.  Victor  Hugo,  atta- 
qué personnellement,  amena  la  plus  violente 
tempête.  Ce  qu'il  y  eut  peut-être  de  plus 
remarquable  dans  cette  scène  terrible,  ce  fut 
l'incroyable  partialité  du  président  Dupin. 
M.  Dupin,  depuis  l'ouverture  de  l'Assemblée 
législative,  avait  été  constamment  porté  au 
fauteuil  de  la  présidence  par  la  majorité  dont 
il  servait  les  haines  et  les  colères  avec  une 
brutalité  dans  l'injustice  qui  révoltait  toutes 
les  consciences  honnêtes . . .  On  peut  croire 
que  c'est  de  la  séance  où  M.  Victor  Hugo 
fut  mis  en  cause  que  date  cette  haine  que  le 
poëte  exhala  plus  tard  en  vers  immortels,  et 
qui  demeurent  devant  l'histoire  comme 
l'arrêt  de  condamnation  de  la  'présidence  de 
M.  Dupin. 


Nous  publierons  au  troisième  volume  : 
Depuis  l'exil,  les  notices  bibliographique 
et  iconographique  (TAâles  et  Paroles. 


ILLUSTRATION  DES  ŒUVRES 


REPRODUCTIONS  ET  DOCUMENTS 


ŒUVRES 


ORATOIRES 


VICTOR    HUGO. 


TOME  PREMIER 


SEULE  ÉDITION    COMPLÈTE. 
PROPRIÉTÉ    DE   L*É1)ITEUB. 


BRUXELLES 

LIBRAIRIE  DE  J.  B.  TARRIDE,  EDITEUR 

RUE    OC    l'ÉCUYEK,    8. 

1853 


COUVERTURE  DE  L'EDITION   ORIGINALE. 


697 


ACTES  ET  PAROLES.  —   I. 


45 

IMrBIMBSIE    KATIOIALS, 


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FAC  SIMILK    DU    DISCOURS    DE    RECEPTION  À   L'ACADEMIE    (voif  page  n). 


699 


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FAC  similÉ  du  manuscrit.  —  MO/.  ^Voir  page  590.) 


707 


TABLE. 


Pages. 

Note  en  tête  de  l'Edition  de  1875-1876 7 

Le  Droit  et  la  Loi g 


ACADEMIE  FRANÇAISE. 

Discours  de  réception 37 

Réponse  X  M.  Saint-Marc  Girardin 56 

RÉPONSE  À  M.  Sainte-Beuve 64 


CHAMBRE  DES  PAIRS. 

I.  La  Pologne 75 

II.  Consolidation  et  Défense  du  littoral 81 

III.  La  famille  Bonaparte 91 

IV.  Le  pape  Pie  IX 96 


REUNIONS  ELECTORALES. 

I.  Lettre  aux  Électeurs 99 

II.  Plantation  de  l'arbre  de  la  liberté ici 

III.  Réunion  des  auteurs  dramatiqjjes 103 

IV.  Victor  Hugo  À  ses  concitoyens 106 

V.  Séance  des  cinq_ associations 108 

VI.  SÉANCE  DES  associations  APRES  LE  MANDAT  ACCOMPLI I  I  9 

ACTES    ET    PAROLES.    —    I.  +6 


■  «rSlIHaiB    >ATI«IA&S. 


710  TABLE. 


ASSEMBLEE  CONSTITUANTE. 


I.  Ateliers  nationaux 121 

II  Pour  la  liberté  de  la  presse 129 

III.  L'État  de  siège 133 

IV.  La  peine  de  mort 136 

V.  Pour  la  liberté  de  la  presse  et  contre  l'État  de  siège 138 

VI.  Question  des  encouragements  aux  lettres  et  aux  arts 143 

VII.  La  SEPARATION  DE  l'AsSEMBlÉe I49 

VIII.  La  LIBERTÉ  DU  ThÉaTRE IJJ 


ASSEMBLEE  LEGISLATIVE. 

I.          La  misère 157 

n.        L'expédition  de  Rome 1 66 

III.  Réponse  À  M.  de  Montalembert 176 

IV.  La  liberté  de  l'enseignement 177 

V.  La  déportation 189 

VI.  Le  suffrage  universel 202 

VII.  RÉPLIQUE  A  M.  de  Montalembert 214 

VIII.  La  LIBERTÉ  de  la  presse 218 

IX.  Revision  de  la  Constitution 236 


CONGRES  DE  LA  PAIX. 

I.  Discours  d'ouverture 267 

II.  Discours  de  clôture 2  74 


COUR  D'ASSISES. 


I.  Pour  Charles  Hugo 277 

II.  Les  PROcès  de  l  Evénement 286 


TABLE.  711 


ENTERREMENTS. 

I.  Funérailles  de  Casimir  Delavigne 291 

IL        Funérailles  de  Frédéric  Soulie 293 

III.       Funérailles  de  Balzac 296 


LE  2  DECEMBRE  1851. 
Notes  et  proclamations 299 

NOTES  DE  L'ÉDITION  DE  1853. 
Note  de  l'éditeur 305 

CHAMBRE  DES  PAIRS. 

Note   i .  La  propriété  des  œuvres  d'art 306 

Note   2.  La  marque  de  fabrique 308 

ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

Note  3.   Secours  aux  théâtres 312 

Note  4.   Secours  aux  transportés 316 

Note   5 .  Achèvement  du  Louvre 318 

Note  6.   Secours  aux  artistes 319 

CONSEILS  DE  GUERRE. 
Note  7.  L'état  de  siège 321 

CONSEIL  D'ÉTAT. 
Note  8.  La  liberté  du  théâtre 327 


ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

Note     9.  Enquête  sur  la  misère 346 

Note   10.  La  loi  sur  l'enseignement 347 

Note    1 1 .  Demande  en  autorisation  de  poursuites 349 


712  TABLE. 

Note   I  2 .  Dotation  de  M.  Bonaparte 350 

Note    I  3 .  Le  ministre  Baroche  et  Victor  Hugo 353 

Note    14.  Le  rappel  de  la  loi  du  3 1  mai 3^7 


NOTES  DE  L'ÉDITION  DE 


'75- 


La  question  de  dissolution 359 

Pillage  des  imprimeries 363 


NOTES  DE  CETTE  EDITION. 

Reliquat.  —  1 367 

ACADÉMIE. 

Discours  de  réception 369 

Réponse  à  M.  Saint-Marc  Girardin 373 

Réponse  à  M.  Sainte-Beuve 378 

A-dresse  au  Roi 381 

CHAMBRE  DES  PAIRS. 

[Sur  le  procès  du  maréchal  Nej] 383 

Université 386 

[Loi  sur  les  prisons] 388 

Le  travail  des  enfants 409 

ASSEMBLÉE  CONSTITUANTE. 

[Subvention  à  l'industrie  des  bronzes] 413 

La  liberté  de  la  presse 415 

La  peine  de  mort. . 418 

[La  censure  et  le  théâtre] 422 

Opinion  sur  l'exclusion  des  Bonaparte 424 

Sur  le  remplacement  militaire 427 

ASSEMBLÉE  LÉGISLATIVE. 

[La  liberté  du  théâtre] 430 

La  liberté  de  la  presse 432 

Les  caves  de  Lille 434 


TABLE.  713 

Reliquat.  —  II 451 

Faits  contemporains 451 

Révolution  de  1848.  Faits,  pièces,  etc 461 

1849 482 

1850 499 

1851 511 

Fragments  sans  dati: 523 

Le  manuscrit  d  Avant  l'Exil 543 

Appendice.  Extraits  du  Moniteur 557 

Notes  de  l'Editeur 589 

I.  Historique 589 

II.  Revue  de  la  critique 672 

Illustration  des  Œuvres.  —  Reproductions  et  documents 695 

Couverture  de  l'édition  originale  (Œuvres  oratoires).  —  Quatre  fac- 
similés  du  manuscrit  :  Discours  de  réception  à  l'Académie.  — 
Victor  Hugo  à  ses  concitoyens.  —  Reliquat  (voir  page  502).  — 
Note  du  Reliquat  :  Moi. 


Erratum. 


Au  moment  de  mettre  ce  volume  sous  presse,  on  nous  signale  que  la  lettre  de 
Victor  Hugo  à  Salvandj,  dont  nous  avons  reproduit  le  brouillon  presque  illisible, 
va  être  vendue  le  20  décembre,  à  l'Hôtel  Drouot;  nous  avons  pu  collationner  et 
nous  avons  constaté  une  erreur. 

Page  606,  i""*  colonne,  lire  : 

«J'aime  mieux  croire  le  Roi  que  ses  biographies.» 


ACHEVÉ    D'IMPRIMER 


PAR    L'IMPRIMERIE    NATIONALE 

POUR 

ALBIN    MICHEL,    EDITEUR 

22,    RUE    HUYGHENS,    11^    PARIS 

LE    30    DÉCEMBRE    I937. 


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