''''^^^P'^SSl»!».
■SSË^B^'
"■^>
VICTOR HUGO
ACTES ET PAROLES
I
AVANT L'EXIL
1841-1851
ALBIN MICHEL - PARIS
IMPRIMÉ
PAR
L'IMPRIMERIE NATIONALE
ÉDITÉ
PAS,
LA LIBRAIRIE OLLENDORFF
MDCCCCXXXVII
ŒUVRES COMPLETES DE VICTOR HUGO
ACTES ET PAROLES
I
AVANT L'EXIL
1841-1851
r
IL A ETE TIRE A PART
5 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de i à 5
5 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 6 à 10
40 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 11 à 50
300 exemplaires sur papier vélin du Marais, numérotés de 51 à 350
Portrait de Victor Hugo.
Assemblée nationale 1848. — Galerie des Représentants du peuple.
^SBT^
VICTOR HUGO
ACTES ET PAROLES
I
AVANT L'EXIL
1841-1851
.<^^
0 '"'/
'^%
t .■ /.^
ALBIN MICHEL - PARIS
IMPRIME
PAR
L'IMPRIMERIE NATIONALE
EDITE
PAR
LA LIBRAIRIE OLLENDORFF
MDCCCCXXXVII
\ "
/;
'O
C>
OaiV^^''
FAC-SIMILE DU TITRE ECRIT PAR VICTOR HUGO EN TETE DU MANUSCRIT ORIGINAL
DE ACTES ET PAROLES.
NOTE
PLACÉE EN TÊTE DE L'ÉDITION DE 1875-1876, TOME PREMIER.
La publication intitulée Aâes et Paroles devait finir par prendre dans
l'œuvre de Victor Hugo le développement qui lui appartient. Elle va
paraître en trois volumes publiés successivement. Ces trois volumes
seront intitulés : Avant l'exil, Fendant l'exil, Depuis l'exil Le premier,
Avant l'exil, contient, de 1841 à 185 1, tous les discours prononcés par
M. Victor Hugo, et indique tous les actes qui se rattachent à ces dis-
cours. Le second, Vendant l'exil, contient tous les discours et tous les actes
de M. Victor Hugo, depuis le 2 décembre 1851 qui le fit sortir de
France, jusqu'au 4 septembre 1870 qui l'y fit rentrer. Le troisième. Depuis
l'exil, contient toutes ses paroles et tous ses actes à partir de sa rentrée en
France jusqu'à ce jour. Ces trois volumes, pour la première fois coordonnés
et publiés de la sorte, donnent entière et complète la vie publique de Victor
Hugo.
Les pages, le Droit et la Loi, sont en quelque sorte la préface de cette vie
traversée par tant d'événements, et servent d'introduction aux trois volumes
Avant l'exil, Vendant l'exil, Depuis l'exil.
LE DROIT ET LA LOI.
Toute l'éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples
et de tous les temps peut se résumer en ceci : la querelle du droit contre
la loi.
Cette querelle, et c'est là tout le phénomène du progrès, tend de plus
en plus à décroître. Le jour où elle cessera, la civilisation touchera à son
apogée, la jonction sera faite entre ce qui doit être et ce qui est, la tribune
politique se transformera en tribune scientifique; fin des surprises, fin des
calamités et des catastrophes; on aura doublé le cap des tempêtes; il n'y aura
pour ainsi dire plus d'événements; la société se développera majestueusement
selon la nature j la quantité d'éternité possible à la terre se mêlera aux faits
humains et les apaisera.
Plus de disputes, plus de fictions, plus de parasitismes; ce sera le règne
paisible de l'incontestable; on ne fera plus les lois, on les constatera; les lois
seront des axiomes; on ne met pas aux voix deux et deux font quatre; le
binôme de Newton ne dépend pas d'une majorité; il y a une géométrie
sociale; on sera gouverné par l'évidence; le code sera honnête, direct, clair;
ce n'est pas pour rien qu'on appelle la vertu la droiture. Cette rigidité fait
partie de la liberté; elle n'exclut en rien l'inspiration; les souffles et les rayons
sont rectilignes. L'humanité a deux pôles, le vrai et le beau; elle sera régie,
dans l'un par l'exact, dans l'autre par l'idéal. Grâce à l'instruction substituée à
la guerre, le suffrage universel arrivera à ce degré de discernement qu'il
saura choisir les esprits; on aura pour parlement le concile permanent des
intelligences; l'institut sera le sénat. La Convention, en créant l'institut,
avait la vision, confuse mais profonde, de l'avenir.
Cette société de l'avenir sera superbe et tranquille. Aux batailles succé-
deront les découvertes; les peuples ne conquerront plus, ils grandiront et
s'éclaireront; on ne sera plus des guerriers, on sera des travailleurs; on trou-
vera, on construira, on inventera; exterminer ne sera plus une gloire. Ce
10 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
sera le remplacement des tueurs par les créateurs. La civilisation qui était
toute d'action sera toute de pensée -, la vie publique se composera de l'étude
du vrai et de la production du beauj les chefs-d'œuvre seront les incidents j
on sera plus ému d'une Iliade que d'un Austerlitz. Les frontières s'effaceront
sous la lumière des esprits. La Grèce était très petite j notre presqu'île du
Finistère, superposée à la Grèce, la couvrirait; la Grèce était immense pour-
tant, immense par Homère, par Hschyle, par Phidias et par Socrate. Ces
quatre hommes sont quatre mondes. La Grèce les eut; de là sa grandeur.
L'envergure d'un peuple se mesure à son rayonnement. La Sibérie, cette
géante, est une naine; la colossale Afrique existe à peine. Une ville, Rome,
a été l'égale de l'univers ; qui lui parlait parlait à toute la terre. Urhi et orbi.
Cette grandeur, la France l'a, et l'aura de plus en plus. La France a cela
d'admirable qu'elle est destinée à mourir, mais à mourir comme les dieux,
par la transfiguration. La France deviendra Europe. Certains peuples finissent
par la sublimation comme Hercule ou par l'ascension comme Jésus-Christ.
On pourrait dire qu'à un moment donné un peuple entre en constellation;
les autres peuples, astres de deuxième grandeur, se groupent autour de lui,
et c'est ainsi qu'Athènes, Rome et Paris sont pléiades. Lois immenses. La
Grèce s'est transfigurée, et est devenue le monde païen; Rome s'est trans-
figurée, et est devenue le monde chrétien; la France se transfigurera, et
deviendra le monde humain. La révolution de France s'appellera l'évolution
des peuples. Pourquoi ? Parce que la France le mérite; parce qu'elle manque
d'égoïsme, parce qu'elle ne travaille pas pour elle seule, parce qu'elle est
créatrice d'espérances universelles, parce qu'elle représente toute la bonne
volonté humaine, parce que là où les autres nations sont seulement des
sœurs, elle est mère. Cette maternité de la généreuse France éclate dans tous
les phénomènes sociaux de ce temps; les autres peuples lui font ses malheurs,
elle leur fait leurs idées. Sa révolution n'est pas locale, elle est générale, elle
n'est pas limitée, elle est indéfinie et infinie. La France restaure en toute
chose la notion primitive, la notion vraie. Dans la philosophie elle réublit
la logique, dans l'art elle rétablit la nature, dans la loi elle rétablit le droit.
L'œuvre est-elle achevée .f* Non, certes. On ne fait encore qu'entrevoir la
plage lumineuse et lointaine , l'arrivée , l'avenir.
En attendant on lutte.
Lutte laborieuse.
D'un côté l'idéal, de l'autre l'incomplet.
Avant d'aller plus loin, plaçons ici un mot, qui éclaire tout ce que nous
allons dire , et qui va même au delà.
La vie et le droit sont le même phénomène. Leur superposition est
étroite.
LE DROIT ET LA LOI. II
Qu'on jette les yeux sur les êtres créés, la quantité de droit est adéquate
à la quantité de vie.
De là, la grandeur de toutes les questions qui se rattachent à cette notion,
le Droit.
n
Le droit et la loi, telles sont les deux forces; de leur accord naît l'ordre,
de leur antagonisme naissent les catastrophes. Le droit parle et commande
du sommet des vérités, la loi réplique du fond des réalités; le droit se
meut dans le juste, la loi se meut dans le possible; le droit est divin,
la loi est terrestre. Ainsi, la liberté, c'est le droit; la société, c'est la loi.
De là deux tribunes : l'une où sont les hommes de l'idée, l'autre où sont
les hommes du fait; l'une qui est l'absolu, l'autre qui est le relatif.
De ces deux tribunes, la première est nécessaire, la seconde est utile. De
l'une à l'autre il y a la fluctuation des consciences. L'harmonie n'est pas
faite encore entre ces deux puissances, l'une immuable, l'autre variable,
l'une sereine, l'autre passionnée. La loi découle du droit, mais comme
le fleuve découle de la source, acceptant toutes les torsions et toutes les
impuretés des rives. Souvent la pratique contredit la règle; souvent le
corollaire trahit le principe; souvent l'effet désobéit à la cause; telle est la
fatale condition humaine. Le droit et la loi contestent sans cesse; et de leur
débat, fréquemment orageux, sortent, tantôt les ténèbres, tantôt la lumière.
Dans le langage parlementaire moderne, on pourrait dire : le droit, chambre
haute; la loi, chambre basse.
L'inviolabilité de la vie humaine, la liberté, la paixj rien d'indissoluble,
rien d'irrévocable, rien d'irréparable; tel est le droit.
L'échafaud, le glaive et le sceptre, la guerre, toutes les variétés de joug,
depuis le mariage sans le divorce dans la famille jusqu'à l'état de siège dans
la cité, telle est la loi.
Le droit : aller et venir, acheter, vendre, échanger.
La loi : douane, octroi, frontière.
Le droit : l'instruction gratuite et obligatoire, sans empiétement sur la
conscience de l'homme, embryonnaire dans l'enfant, c'est-à-dire l'instruction
laïque.
La loi : les ignorantins.
Le droit : la croyance libre.
La loi : les rehgions d'état.
12 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
Le suffrage universel, le jury universel, c'est le droits le suffrage restreint,
le jury trié, c'est la loi.
La chose jugée, c'est la loij la justice, c'est le droit.
Mesurez l'intervalle.
La loi a la crue, la mobilité, l'envahissement et l'anarchie de l'eau, sou-
vent trouble; mais le droit est insubmersible.
Pour que tout soit sauvé, il suffit que le droit surnage dans une con-
science.
On n'engloutit pas Dieu.
La persistance du droit contre l'obstination de la loi; toute l'agitation
sociale vient de là.
Le hasard a voulu (mais le hasard existe-t-il r ) que les premières paroles
politiques de quelque retentissement prononcées à titre officiel par celui qui
écrit ces lignes, aient été d'abord, à l'institut, pour le droit, ensuite, à la
chambre des pairs, contre la loi.
Le 3 juin 1841, en prenant séance à l'académie française, il glorifia la
résistance à l'empire; le t2 juin 1847, il demanda à la Chambre des pairs (^)
la rentrée en France de la famille Bonaparte, bannie.
Ainsi, dans le premier cas, il plaidait pour la liberté, c'est-à-dire pour le
droit; et dans le second cas, il élevait la voix contre la proscription, c'est-
à-dire contre la loi.
Dès cette époque une des formules de sa vie publique a été : Vro jure contra
legem.
Sa conscience lui a imposé , dans ses fonctions de législateur, une confron-
tation permanente et perpétuelle de la loi que les hommes font avec le droit
qui fait les hommes.
Obéir à sa conscience est sa règle; règle qui n'admet pas d'exception.
La fidélité à cette règle, c'est là, il l'affirme, ce qu'on trouvera dans ces
trois volumes : Avant l'exil, Vendant l'exil, Depuis l'exil.
m
Pour lui, il le déclare, car tout esprit doit loyalement indiquer son point
de départ, la plus haute expression du droit, c'est la liberté.
La formule républicaine a su admirablement ce qu'elle disait et ce qu'elle
faisait; la gradation de l'axiome social est irréprochable. Liberté, Egalité,
(0 Et obtint. Voir page 91 de Avant l'exil. {Note de l'Édition originale.)
LE DROIT ET LA LOI. 13
Fraternité. Rien à ajouter, rien à retrancher. Ce sont les trois marches du
perron suprême. La liberté, c'est le droit, l'égalité, c'est le fait, la fraternité,
c'est le devoir. Tout l'homme est là.
Nous sommes frères par la vie, égaux par la naissance et par la mort,
libres par l'âme.
Ôtez l'âme, plus de liberté.
Le matérialisme est auxiliaire du despotisme.
Remarquons-le en passant, à quelques esprits, dont plusieurs sont même
élevés et généreux, le matérialisme fait l'effet d'une libération.
Étrange et triste contradiction, propre à l'intelligence humaine, et qui
tient à un vague désir d'élargissement d'horizon. Seulement, parfois, ce
qu'on prend pour élargissement, c'est rétrécissement.
Constatons, sans les blâmer, ces aberrations sincères. Lui-même, qui parle
ici , n'a-t-il pas été , pendant les quarante premières années de sa vie , en proie
à une de ces redoutables luttes d'idées qui ont pour dénouement, tantôt
l'ascension, tantôt la chute.''
Il a essayé de monter. S'il a un mérite, c'est celui-là.
De là les épreuves de sa vie. En toute chose, la descente est douce et la
montée est dure. Il est plus aisé d'être Sieyès que d'être Condorcet. La
honte est facile, ce qui la rend agréable à de certaines âmes.
N'être pas de ces âmes-là, voilà l'unique ambition de celui qui écrit ces
pages.
Puisqu'il est amené à parler de la sorte, il convient peut-être qu'avec la
sobriété nécessaire il dise un mot de cette partie du passé à laquelle a été
mêlée la jeunesse de ceux qui sont vieux aujourd'hui. Un souvenir peut
être un éclaircissement. Quelquefois l'homme qu'on est s'explique par l'en-
fant qu'on a été.
IV
Au commencement de ce siècle, un enfant habitait, dans le quartier le
plus désert de Paris, une grande maison qu'entourait et qu'isolait un grand
jardin. Cette maison s'était appelée, avant la révolution, le couvent des
Feuillantines. Cet enfant vivait là seul, avec sa mère et ses deux frères et un
vieux prêtre, ancien oratorien, encore tout tremblant de 93, digne vieillard
persécuté jadis et indulgent maintenant, qui était leur clément précepteur,
et qui leur enseignait beaucoup de latin, un peu de grec et pas du tout
d'histoire. Au fond du jardin, il y avait de très grands arbres qui cachaient
une ancienne chapelle à demi ruinée. Il était défendu aux enfants d'aller
14 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
jusqu'à cette chapelle. Aujourd'hui ces arbres, cette chapelle et cette maison
ont disparu. Les embellissements qui ont sévi sur le jardin du Luxembourg
se sont prolongés jusqu'au Val-de-Grâce et ont détruit cette humble oasis.
Une grande rue assez inutile passe là. Il ne reste plus des Feuillantines qu'un
peu d'herbe et un pan de rpur décrépit encore visible entre deux hautes
bâtisses neuves, mais cela ne vaut plus la peine d'être regardé, si ce n'est
par l'œil profond du souvenir. En janvier 1871, une bombe prussienne a
choisi ce coin de terre pour y tomber, continuation des embellissements, et
M. de Bismarck a achevé ce qu'avait commencé M. Haussmann. C'est dans
cette maison que grandissaient sous le premier empire les trois jeunes frères.
Ils jouaient et travaillaient ensemble, ébauchant la vie, ignorant la destinée,
enfances mêlées aux printemps, attentifs aux livres, aux arbres, aux nuages,
écoutant le vague et tumultueux conseil des oiseaux, surveillés par un doux
sourire. Sois bénie, ô ma mère!
On voyait sur les murs, parmi les espaliers vermoulus et décloués, des
vestiges de reposoirs , des niches de madones , des restes de croix , et çà et là
cette inscription : Propriété nationale.
Le digne prêtre précepteur s'appelait l'abbé de la Rivière. Que son nom
soit prononcé ici avec respect.
Avoir été enseigné dans sa première enfance par un prêtre est un fait dont
on ne doit parler qu'avec calme et douceur; ce n'est ni la faute du prêtre ni
la vôtre. C'est, dans des conditions que ni l'enfant ni le prêtre n'ont choisies,
une rencontre malsaine de deux intelligences, l'une petite, l'autre rapetissée,
l'une qui grandit, l'autre qui vieillit. La sénilité se gagne. Une âme d'en-
fant peut se rider de toutes les erreurs d'un vieillard.
En dehors de la religion, qui est une, toutes les religions sont des à peu
prèsj chaque religion a son prêtre qui enseigne à l'enfant son à peu près.
Toutes les religions, diverses en apparence, ont une identité vénérable; elles
sont terrestres par la surface, qui est le dogme, et célestes par le fond, qui
est Dieu. De là, devant les religions, la grave rêverie du philosophe qui,
sous leur chimère, aperçoit leur réalité. Cette chimère, qu'elles appellent
articles de foi et mystères, les religions la mêlent à Dieu, et l'enseignent.
Peuvent-elles faire autrement .f* L'enseignement de la mosquée et de la syna-
gogue est étrange; mais c'est innocemment qu'il est funeste; le prêtre, nous
parlons du prêtre convaincu, n'en est pas coupable; il est à peine respon-
sable; il a été lui-même anciennement le patient de cet enseignement dont
il est aujourd'hui l'opérateur; devenu maître, il est resté esclave. De là ses
leçons redoutables. Quoi de plus terrible que le mensonge sincère ? Le prêtre
enseigne le faux, ignorant le vrai; il croit bien faire.
Cet enseignement a cela de lugubre que tout ce qu'il fait pour l'enfant
LE DROIT ET LA LOI. 15
est fait contre l'enfant j il donne lentement on ne sait quelle courbure à l'es-
prit j c'est de l'orthopédie en sens inverse j il fait torse ce que. la nature a fait
droit} il lui arrive, affreux chefs-d'œuvre, de fabriquer des âmes difformes,
ainsi Torquemadaj il produit des intelligences inintelligentes, ainsi Joseph
de Maistre; ainsi tant d'autres, qui ont été les victimes de cet enseignement
avant d'en être les bourreaux.
Étroite et obscure éducation de caste et de clergé qui a pesé sur nos pères
et qui menace encore nos fîls !
Cet enseignement inocule aux jeunes intelligences la vieillesse des pré-
jugésj il ôte à l'enfant l'aube et lui donne la nuit, et il aboutit à une telle
plénitude du passé cjue l'âme y est comme noyée, y devient on ne sait
quelle éponge de ténèbres , et ne peut plus admettre l'avenir.
Se tirer de l'éducation qu'on a reçue, ce n'est pas aisé. Pourtant l'instruc-
tion cléricale n'est pas toujours irrémédiable. Preuve, Voltaire.
Les trois écoliers des Feuillantines étaient soumis à ce périlleux enseigne-
ment, tempéré, il est vrai, par la tendre et haute raison d'une femme j leur
mère.
Le plus jeune des trois frères, quoiqu'on lui fît dès lors épeler Virgile,
était encore tout à fait un enfant.
Cette maison des Feuillantines est aujourd'hui son cher et religieux sou-
venir. Elle lui apparaît couverte d'une sorte d'ombre sauvage. C'est là
qu'au milieu des rayons et des roses se faisait en lui la mystérieuse ouverture
de l'esprit. Rien de plus tranquille que cette haute masure fleurie, jadis
couvent, maintenant solitude, toujours asile. Le tumulte impérial y reten-
tissait pourtant. Par intervalles, dans ces vastes chambres d'abbaye, dans ces
décombres de monastère, sous ces voûtes de cloître démantelé, l'enfant
voyait aller et venir, entre deux guerres dont il entendait le bruit, revenant
de l'armée et repartant pour l'armée, un jeune général qui était son père et
un jeune colonel qui était son oncle j ce charmant fracas paternel l'éblouis-
sait un moment} puis, à un coup de clairon, ces visions de plumets et de
sabres s'évanouissaient, et tout redevenait paix et silence dans cette ruine où
il y avait une aurore.
Ainsi vivait, déjà sérieux, il y a soixante ans, cet enfant, qui était moi.
Je me rappelle toutes ces choses, ému.
C'était le temps d'Eylau, d'Ulm, d'Auerstxdt et de Friedland, de l'Elbe
forcé, de Spandau, d'Erfurt et de Salzbourg enlevés, des cinquante et un
jours de tranchée de Dantzig, des neuf cents bouches à feu vomissant cette
victoire énorme, Wagramj c'était le temps des empereurs sur le Niémen,
et du czar saluant le césar j c'était le temps où il y avait un département du
Tibre, Paris chef-lieu de Romcj c'était l'époque du pape détruit au Vatican,
I6 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
de l'inquisition détruite en Espagne, du moyen-âge détruit dans l'agré-
gation germanique, des sergents faits princes, des postillons faits rois, des
archiduchesses épousant des aventuriers j c'était l'heure extraordinaire 5 à
Austerlitz la Russie demandait grâce, à léna la Prusse s'écroulait, à Essling
l'Autriche s'agenouillait, la confédération du Rhin annexait l'Allemagne à
la France, le décret de Berlin, formidable, faisait presque succéder à la
déroute de la Prusse la faillite de l'Angleterre, la fortune à Potsdam livrait
l'épée de Frédéric à Napoléon qui dédaignait de la prendre, disant : J'ai la
mienne. Moi, j'ignorais tout cela, j'étais petit.
Je vivais dans les fleurs.
Je vivais dans ce jardin des Feuillantines, j'y rôdais comme un enfant, j'y
errais comme un homme, j'y regardais le vol des papillons et des abeilles,
j'y cueilhis des boutons d'or et des liserons, et je n'y voyais jamais personne
que ma mère, mes "deux frères, et le bon vieux prêtre, son livre sous le bras
Parfois, malgré la défense, je m'aventurais jusqu'au halUer farouche du
fond du jardiuj rien n'y remuait que le vent, rien n'y parlait que les nids,
rien n'y vivait que les arbresj et je considérais à travers les branches la vieille
chapelle dont les vitres défoncées laissaient voir la muraille intérieure bizar-
rement incrustée de coquillages marins. Les oiseaux entraient et sortaient
par les fenêtres. Ils étaient là chez eux. Dieu et les oiseaux, cela va ensemble.
Un soir, ce devait être vers 1809, mon père était en Espagne, quelques
visiteurs étaient venus voir ma mère, événement rare aux Feuillantines. On
se promenait dans le jardin; mes frères étaient restés à l'écart. Ces visiteurs
étaient trois camarades de mon père; ils venaient apporter ou demander de
ses nouvelles; ces hommes étaient de haute taille; je les suivais, j'ai toujours
aimé la compagnie des grands; c'est ce qui, plus tard, m'a rendu facile un
long tête-à-tête avec l'océan.
Ma mère les écoutait parler, je marchais derrière ma mère.
Il y avait fête ce jour-là, une de ces vastes fêtes du premier empire;
quelle fête.^* je l'ignorais. Je l'ignore encore. C'était un soir d'été; la nuit
tombait, splendide. Canon des Invalides, feu d'artifice, lampions; une
rumeur de triomphe arrivait jusqu'à notre solitude; la grande viUe célébrait
la grande armée et le grand chef; la cité avait une auréole, comme si les
victoires étaient une aurore; le ciel bleu devenait lentement rouge; la fête
impériale se réverbérait jusqu'au zénith; des deux dômes qui dominaient le
jardin des Feuillantines, l'un, tout près, le Val-de-Grâce , masse noire, dres-
sait une flamme à son sommet, et semblait une tiare qui s'achève en escar-
bouck; l'autre, lointain, le Panthéon, gigantesque et spectral, avait autour
de sa rondeur un cercle d'étoiles, comme si, pour fêter un génie, il se faisait
une couronne des âmes de tous les grands hommes auxquels il est dédié.
LE DROIT ET LA LOL 1/
La clarté de la fête, clarté superbe, vermeille, vaguement sanglante, était
telle qu'il faisait presque grand jour dans le jardin.
Tout en se promenant, le groupe qui marchait devant moi était parvenu,
peut-être un peu malgré ma mère, qui avait des velléités de s'arrêter et sem-
blait ne vouloir pas aller si loin, jusqu'au massif d'arbres où était la chapelle.
Ils causaient, les arbres étaient silencieux, au loin le canon de la solen-
nité tirait de quart d'heure en quart d'heure. Ce que je vais dire est pour
moi inoubliable.
Comme ils allaient entrer sous les arbres, un des trois interlocuteurs
s'arrêta, et regardant le ciel nocturne plein de lumière, s'écria :
— N'importe ! cet homme est grand.
Une voix sortit de l'ombre et dit :
— Bonjour, Lucotte^*^, bonjour, Drouet^^', bonjour, Tilly^'l
Et un homme, de haute stature lui aussi, apparut dans le clair-obscur
des arbres.
Les trois causeurs levèrent la tête.
— Tiens ' s'écria l'un d'eux.
Et il parut prêt à prononcer un nom.
Ma mère, pâle, mit un doigt sur sa bouche.
Ils se turent.
Je regardais, étonné.
L'apparition, c'en était une pour moi, reprit :
— Lucotte, c'est toi qui parlais.
— Oui, dit Lucotte.
— Tu disais : cet homme est grand.
— Oui.
— Eh bien, quelqu'un est plus grand que Napoléon.
— Qui?
— Bonaparte.
Il y eut un silence. Lucotte le rompit.
— Après Marengo.?
L'inconnu répondit :
— Avant Brumaire.
Le général Lucotte, qui était jeune, riche, beau, heureux, tendit la
main à l'inconnu et dit :
— Toi, ici! je te croyais en Angleterre.
^' Dcpms comte de Sopetran.
(*) Depuis comte d'Erlon.
W Depiiis gouverneur de Scgovic. {Notes de t" édition ori^nale.)
ACTES ET PA&OLES. — I.
IMPKIlCeUS SATZOSâUI*
l8 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
L'inconnu, dont je remarquais la face sévère, l'œil profond et les cheveux
grisonnants, repartit :
— Brumaire, c'est la chute.
— De la République, oui.
— Non, de Bonaparte.
Ce mot, Bonaparte, m'étonnait beaucoup. J'entendais toujours dire
«l'empereur». Depuis, j'ai compris ces familiarités hautaines de la vérité.
Ce jour-là, j'entendais pour la première fois le grand tutoiement de
l'histoire.
Les trois hommes, c'étaient trois généraux, écoutaient, stupéfaits et
sérieux.
Lucotte s'écria :
— Tu as raison. Pour effacer Brumaire, je ferais tous les sacrifices. La
France grande, c'est bienj la France libre, c'est mieux.
— La France n'est pas grande si elle n'est pas libre. ■ ;
— C'est encore vrai. Pour revoir la France libre, je donnerais ma for-
tune. Et toi ? ...
— Ma vie, dit l'inconnu.
Il y eut encore un silence. On entendait le grand bruit de Paris joyeux,
les arbres étaient roses j le reflet de la fête éclairait les visages de ces hommes j
les constellations s'effaçaient au-dessus de nos têtes dans le flamboiement de
Paris illuminé j la lueur de Napoléon semblait remplir le ciel.
Tout à coup l'homme si brusquement apparu se tourna vers moi qui
avais peur et me cachais un peu, me regarda fixement, et me dit :
— Enfant, souviens-toi de ceci : avant tout, la liberté.
Et il posa sa main sur ma petite épaule, tressaillement que je garde
encore.
Puis il répéta : ■
— Avant tout la liberté.
Et il rentra lentement sous les arbres, d'où il venait de sortir.
Qui était cet homme?
Un proscrit. ; . .
Victor Fanneau de Lahorie était un gentilhomme breton rallié à la Répu-
blique. Il était l'ami de Moreau, breton aussi. En Vendée, Lahorie connut
mon père, plus jeune que lui de vingt-cinq ans. Plus tard, il fut son ancien
à l'armée du Rhinj il se noua entre eux une de ces fraternités d'armes qui
font qu'on donne sa vie l'un pour l'autre. En 1801 Lahorie fut impliqué
dans la conspiration de Moreau contre Bonaparte. Il fut proscritj sa tête fut
mise à prixj il n'avait pas d'asile j mon père lui ouvrit sa maison; la vieille
chapcUe des Feuillantines, ruine, éuit bonne à protéger cette autre ruine.
LE DROIT ET LA LOI. I9
un vaincu. Lahorie accepta l'asile comme il l'eût offert, simplcmcnti et il
vécut dans cette ombre , xaché.
Mon père et ma mère seuls savaient qu'il était là.
Le jour où il parla aux trois généraux, peut-être fit-il une imprudence.
Son apparition nous surprit fort, nous les enfants. Quant au vieux prêtre,
il avait eu dans sa vie une quantité de proscription suffisante pour lui ôter
l'étonnement. Quelqu'un qui était caché, c'était pour ce bonhomme quel-
qu'un qui savait à quel temps il avait affeircj se cacher, c'était comprendre.
Ma mère nous recommanda le silence, que les enfants gardent si religieu-
sement. À dater de ce jour, cet inconnu cessa d'être mystérieux dans la
maison. À quoi bon la continuation du mystère, puisqu'il s'était montre?
Il mangeait à la table de famille, il allait et venait dans le jardin, et don-
nait çà et là des coups de bêche, côte à côte avec le jardinier j il nous con-
seillait ^ il ajoutait ses leçons aux leçons du prêtre } il avait une façon de me
prendre dans ses bras qui me faisait rire et qui me faisait peurj il m' élevait
en l'air, et me laissait presque retomber jusqu'à terre. Une certaine sécurité,
habituelle à tous les exils prolongés, lui était venue. Pourtant il ne sortait
jamais. Il était gai. Ma mère était un peu inquiète, bien que nous fussions
entourés de fidélités absolues.
Lahorie était un homme simple, doux, austère, vieilli avant l'âge, savant,
ayant le grave héroïsme propre aux lettrés. Une certaine concision dans le
courage distingue l'homme qui remplit un devoir de l'homme qui joue un
rôlej le premier est Phocion, le second est Murât. Il y avait du Phocion
dans Lahorie.
Nous les enfants, nous ne savions rien de lui, sinon qu'il était mon par-
rain. Il m'avait vu naître j il avait dit à mon père : H«g» eB un mot du nord, il
faut l'adoucir par un mot du midi, et compléter le germain par le romain. Et il me
donna le nom de Victor, qui du reste était le sien. Quant à son nom histo-
rique, je l'ignorais. Ma mère lui àiszit général, je l'appelais mon parrain. Il
habitait toujours la masure du fond du jardin, peu soucieux de la pluie et
de la neige qui, l'hiver, entraient par les croisées sans vitres j il continuait
dans cette chapelle son bivouac. Il avait derrière l'autel un lit de camp, avec
ses pistolets dans un coin, et un Tacite qu'il me faisait expliquer.
J'aurai toujours présent à la mémoire le jour où il me prit sur ses genoux,
ouvrit ce Tacite qu'il avait, un in-octavo relié en parchemin, édition Her-
han, et me lut cette ligne : Urbem Komam a primipio reges hahuere.
Il s'interrompit et murmura à demi-voix :
— Si Rome eût gardé ses rois, elle n'eût pas été Rome.
Et, me regardant tendrement, il redit cette grande parole :
— Enfant, avant tout la Uberté. ; .. ' -
20 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
Un jour il disparut de la maison. J'ignorais alors pourquoi f*\ Des événe-
ments survinrent j il y eut Moscou, la Bérésina, un commencement d'ombre
terrible. Nous allâmes rejoindre mon père en Espagne. Puis nous revînmes
aux Feuillantines. Un soir d'octobre 1812, je passais, donnant la main à ma
mère, devant l'église Saint-Jaqques-du-Haut-Pas. Une grande affiche blanche
était placardée sur une des colonnes du portail j celle de droite j je vais quel-
quefois revoir cette colonne. Les passants regardaient obliquement cette
affiche, semblaient en avoir un peu peur, et, après l'avoir entrevue, dou-
blaient le pas. Ma mère s'arrêta, et me dit: Lis. Je lus. Je lus ceci : « — Em-
pire français. — Par sentence du premier conseil de guerre, ont été fusillés
en plaine de Grenelle, pour crime de conspiration contre l'empire et l'em-
pereur, les trois ex-généraux Malet, Guidai et Lahorie. »
— Lahorie, me dit ma mère. Retiens ce nom.
Et elle ajouta :
— C'est ton parrain.
Tel est le fantôme que j'aperçois dans les profondeurs de mon enfance.
Cette figure est une de celles qui n'ont jamais disparu de mon horizon.
Le temps, loin de la diminuer, l'a accrue.
En s'éloignant, elle s'est augmentée, d'autant plus haute qu'elle était plus
lointaine, ce qui n'est propre qu'aux grandeurs morales.
L'influence sur moi a été ineffaçable.
Ce n'est pas vainement que j'ai eu, tout petit, de l'ombre de proscrit sur
ma tête, et que j'ai entendu la voix de celui qui devait mourir dire ce mot
du droit et du devoir : Liberté.
Un mot a été le contre-poids de toute une éducation.
L'homme qui publie aujourd'hui ce recueil, JiStes et Paroles, et qui dans
ces volumes, Avant l'exil, Vendant l'exil, Depuis l'exil, ouvre à deux battants
sa vie à ses contemporains, cet homme a traversé beaucoup d'erreurs II
compte, si Dieu lui en accorde le temps, en raconter les péripéties sous ce
titre : Hifloire des révolutions intérieures d'une conscience honnête. Tout homme peut,
s'il est sincère, refaire l'itinéraire, variable pour chaque esprit, du chemin
de Damas. Lui, comme il l'a dit quelque part, il est fils d'une vendéenne,
amie de madame de la Rochejaquelein, et d'un soldat de la révolution et
de l'empire, ami de Desaix, de Jourdan et de Joseph Bonaparte j il a subi
<*' Voir le livre UtHor Hug) raconté par un témoin d* sa vie. (Note du manutcrit.)
LE DROIT ET LA LOI. " 21
les conséquences d'une éducation solitaire et complexe où un proscrit répu-
blicain donnait la réplique à un proscrit prêtre. Il y a toujours eu en lui le
patriote sous le vendéenj il a été ^napoléonien en 1813, bourbonien en 1814;
comme presque tous les hommes du commencement de ce siècle, il a été
tout ce qu'a été le siècle $ illogique et probe, légitimiste et voltairien, chré-
tien littéraire, bonapartiste libéral, socialiste à tâtons dans la royauté; nuances
bizarrement réelles, surprenantes aujourd'hui; il a été de bonne foi toujours;
il a eu pour effort de rectifier son rayon visuel au milieu de tous ces mi-
rages; toutes les approximations possibles du vrai ont tenté tour à tour
et quelquefois trompé son esprit; ces aberrations successives, où, disons-le,
il n'y a jamais eu un pas en arrière, ont laissé trace dans ses œuvres; on peut
en constater çà et là l'influence; mais, il le déclare ici, jamais, dans tout ce
qu'il a écrit, même dans ses livres d'enfant et d'adolescent, jamais on ne
trouvera une ligne contre la liberté. Il y a eu lutte dans son âme entre la
royauté que lui avait imposée le prêtre catholique et la liberté que lui avait
recommandée le soldat républicain; la liberté a vaincu.
Là est l'unité de sa vie.
Il cherche à faire en tout prévaloir la liberté. La liberté, cVst, dans là
philosophie, la Raison, dans l'art, l'Inspiration, dans la politique, le Droit.
VI
En 1848, son parti n'était pas pris sur la forme sociale définitive. Chose
singulière, on pourrait presque dire qu'à cette époque la liberté lui masqua
la république. Sortant d'une série de monarchies essayées et mises au rebut
tour à tour, monarchie impériale, monarchie légitime, monarchie constitu-
tionnelle, jeté dans des faits inattendus qui lui semblaient illogiques, obligé
de constater à la fois dans les chefs guerriers qui dirigeaient l'état l'hon-
nêteté et l'arbitraire, ayant malgré lui sa part de l'immense dictature ano-
nyme qui est le danger des assemblées uniques, il se décida à observer, sans
adhésion, ce gouvernement militaire où il ne pouvait reconnaître un gou-
vernement démocratique, se borna à protéger les principes quand ils lui
parurent menacés et se retrancha dans la défense du droit méconnu. En
1848, il y eut presque un dix-huit fructidor; les dix-huit fructidor ont cela
de funeste qu'ils donnent le modèle et le prétexte aux dix-huit brumaire , et
qu'ils font faire par la république des blessures à la liberté; ce qui, prolongé,
serait un suicide. L'insurrection de juin fut fatale, fatale par ceux qui l'allu-
mèrent, fatale par ceux qui l'éteignirent; il la combattit; il fut un des soixante
représentants envoyés par l'assemblée aux barricades. Mais, après la victoire.
22 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
il dut se séparer des vainqueurs. Vaincre, puis tendre la main aux vaincus $
telle est la loi de sa vie. On fit le contraire. Il y a bien vaincre et mal
vaincre. L'insurrection de 1848 fut mal vaincue. Au lieu de pacifier, on
envenima} au lieu de relever, on foudroya} on acheva l'écrasement} toute la
violence soldatesque se déploya, Cayenne, Lambessa, déportation sans juge-
ment} il s'indigna} il prit fait et cause pour les accablés } il éleva la voix pour
toutes ces pauvres familles désespérées} il repoussa cette fausse république de
conseils de guerre et d'état de siège. Un jour, à l'Assemblée, le représentant
Lagrange, homme vaillant, l'aborda et lui dit : «Avec qui êtes-vous ici.? il
répondit : Avec la liberté. — Et que faites-vous.? reprit Lagrange } il répon-
dit : J'attends.»
Après juin 1848, il attendait} mais, après juin 1849, il n'attendit plus.
L'éclair qui jaillit des événements lui entra dans l'esprit. Ce genre d'éclair,
une fois qu'il a brillé , ne s'efface pas. Un éclair qui reste , c'est là la lumière
du vrai dans la conscience.
En 1849, cette clarté définitive se fit en lui.
Quand il vit Rome terrassée au nom de la France, quand il vit la majo-
rité, jusqu'alors hypocrite, jeter tout à coup le masque par la bouche
duquel, le 4 mai 1848, elle avait dix-sept fois crié : Vive la république!
quand il vit, après le 13 juin, le triomphe de toutes les coalitions ennemies
du progrès, quand il vit cette joie cynique, il fut triste, il comprit, et, au
moment où toutes les mains des vainqueurs se tendaient vers lui pour l'at-
tirer dans leurs rangs, il sentit dans le fond de son âme qu'il était un vaincu.
Une morte était à terre, on criait : c'est la république! il alla à cette morte,
et reconnut que c'était la liberté. Alors il se pencha vers le cadavre, et il
l'épousa. Il vit devant lui la chute, la défaite, la ruine, l'affront, la proscrip-
tion, et il dit : C'est bien.
Tout de suite, le 15 juin, il monta à la tribune, et il protesta. À partir
de ce jour, la jonction fut faite dans son âme entre la république et la liberté.
À partir de ce jour, sans trêve, sans relâche, presque sans reprise d'haleine,
opiniâtrement, pied à pied, il lutta pour ces deux grandes calomniées. Enfin,
le 2 décembre 185 1, ce qu'il attendait, il l'eut} vingt ans d'exil.
Telle est l'histoire de ce qu'on a appelé son apostasie.
VII
1849. Grande date pour lui.
Alors commencèrent les luttes tragiques.
Il y eut de mémorables orageS} l'avenir attaquait, le passé résistait.
LE DROIT ET LA LOL 23
À cette étrange époque le passé était tout-puissant. Il était omnipotent, ce
qui ne l'empêchait pas d'être mort. Effrayant fantôme combattant.
Toutes les questions se présentèrent : indépendance nationale, liberté
individuelle, liberté de conscience, liberté de pensée, liberté de parole,
liberté de tribune et de presse, question du mariage dans la femme, question
de l'éducation dans l'enfant, droit au travail à propos du salaire, droit à la
patrie à propos de la déportation, droit à la vie à propos de la réforme du
code, pénalité décroissante par l'éducation croissante, séparation de l'église
et de l'état, la propriété des monuments, églises, musées, palais dits royaux,
rendue à la nation, la magistrature restreinte, le jury augmenté, l'armée
européenne licenciée par la fédération continentale, l'impôt de l'argent
diminué, l'impôt du sang aboli, les soldats retirés au champ de bataille et
restitués au sillon comme travailleurs, les douanes supprimées, les frontières
effacées, les isthmes coupés, toutes les ligatures disparues, aucune entrave à
aucun progrès, les idées circulant dans la civilisation comme le sang dans
l'homme. Tout cela fut débattu, proposé, imposé parfois. On trouvera ces
luttes dans ce livre.
L'homme qui esquisse en ce moment sa vie parlementaire, entendant un
jour les membres de la droite exagérer le droit du père, leur jeta ce mot
inattendu, le droit de îenfant. Un autre jour, sans cesse préoccupé du peuple
et du pauvre, il les stupéfia par cette affirmation : On peut détruire la
misère.
C'est une vie violente que celle des orateurs. Dans les assemblées ivres de
leur triomphe et de leur pouvoir, les minorités étant les trouble-fêtes sont
les souffre-douleurs. C'est dur de rouler cet inexorable rocher de Sisyphe, le
droitj on le monte, il retombe. C'est là l'effort des minorités.
La beauté du devoir s'impose; une fois qu'on l'a comprise, on lui obéit,
plus d'hésitation; le sombre charme du dévouement attire les consciences;
et l'on accepte les épreuves avec une joie sévère. L'approche de la lumière
a cela de terrible qu'elle devient flamme. Elle éclaire d'abord, réchauffe
ensuite, et dévore enfin. N'importe, on s'y précipite. On s'y ajoute. On
augmente cette clarté du rayonnement de son propre sacrifice; brûler, c'est
briller; quiconque souffre pour la vérité la démontre.
Huer avant de proscrire, c'est le procédé ordinaire des majorités furieuses;
elles préludent à la persécution matérielle par la persécution morale, l'im-
précation commence ce que l'ostracisme achèvera; elles parent la victime
pour l'immolation avec toute la rhétorique de l'injure; et elles l'outragent,
c'est leur façon de la couronner.
Celui qui parle ici traversa ces diverses façons d'agir, et n'eut qu'un mérite,
le dédain. Il fit son devoir, et, ayant pour salaire l'affront, il s'en contenta.
24 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
Ce qu'étaient ces affironts, on le verra en lisant ce recueil de vérités
insultées.
En veut-on quelques exemples?
Un jour, le 17 juillet 185 1, il dénonça à la tribune la conspiration de
Louis Bonaparte et déclara que le président voulait se faire empereur. Une
voix lui cria :
— Vous êtes un infâme calomniateur!
Cette voix a depuis prêté serment à l'empire, moyennant trente mille
francs par an.
Une autre fois, comme il combattait la féroce loi de déportation, une
voix lui jeta cette interruption :
— Et dire que ce discours coûtera ving-cinq francs à la France !
Cet interrupteur-là aussi a été sénateur de l'empire.
Une autre fois, on ne sait qui, sénateur également plus tard, l'apostro-
phait ainsi :
— Vous êtes l'adorateur du soleil levant!
Du soleil levant de l'exil, oui.
Le jour où il dit à la tribune ce mot que personne encore n'avait pro-
noncé : les Etats-Unis d'Europe, M. Mole fut remarquable II leva les yeux
au ciel, se dressa debout, traversa toute la salle, fit signe aux membres de
la majorité de le suivre, et sortit. On ne le suivit pas, il rentra. Indigné.
Parfois les huées et les éclats de rire duraient un quart d'heure. L'orateur
qui parle ici en profitait pour se recueillir.
Pendant l'insulte , il s'adossait au mur de la tribune , et méditait.
Ce même 17 juillet 185 1 fut le jour où il prononça le mot : «Napoléon
le Petit». Sur ce mot, la fureur de la majorité fut telle et éclata en de si
menaçantes rumeurs , que cela s'entendait du dehors et qu'il y avait foule
sur le pont de la Concorde pour écouter ce bruit d'orage.
Ce jour-là, il monta à la tribune, croyant y rester vingt minutes, il y
resta trois heures.
Pour avoir entrevu et annoncé le coup d'état, tout le futur sénat du
futur empire le déclara «calomniateur». Il eut contre lui tout le parti de
l'ordre et toutes les nuances conservatrices, depuis M. de Falloux, catholique,
jusqu'à M. Vieillard, athée.
Etre un contre tous, cela est quelquefois laborieux.
Il ripostait dans l'occasion, tâchant de rendre coup pour coup.
Une fois à propos d'une loi d'éducation cléricale cachant l'asservissement
des études sous cette rubrique, liberté de ï ensei^ement , il lui arriva de parler
du moyen âge, de l'inquisition, de Savonarole, de Giordano Bruno, et de
LE DROIT ET LA LOL
Campanella appliqué vingt-sept fois à la torture pour ses opinions philoso-
phiques, les hommes de la droite lui crièrent :
— À la question !
Il les regarda fixement, et leur dit :
— Vous voudriez bien m'y mettre.
Cela les fit taire.
Un autre jour, je répliquais à je ne sais quelle attaque d'un Montalembert
quelconque, la droite entière s'associa à l'attaque, qui était, cela va sans
dire, un mensonge, quel mensonge ? je l'ai oublié j on trouvera cela dans ce
livre j les cinq cents myopes de la majorité s'ajoutèrent à leur orateur, lequel
n'était pas du reste sans quelque valeur, et avait l'espèce de talent possible à
une âme médiocrej on me donna l'assaut à la tribune, et j'y fus quelque
temps comme aboyé par toutes les vociférations folles et pardonnables de la
colère inconsciente} c'était un vacarme de meute $ j'écoutais ce tumulte avec
indulgence, attendant que le bruit cessât pour continuer ce que j'avais à
direj subitement, il y eut un mouvement au banc des ministres} c'était le
duc de Montebello , ministre de la Marine, qui se levait} le duc quitta
sa place, écarta frénétiquement les huissiers, s'avança vers moi et me jeta
une phrase qu'il comprenait peut-être et qui avait évidemment la volonté
d'être hostile} c'était quelque chose comme : ^om êtes un empoisonneur
public! Ainsi caractérisé à bout portant et effleuré par cette intention de
meurtrissure, je fis un signe de la main, les clameurs s'interrompirent, on est
furieux mais curieux, on se tut, et, dans ce silence d'attente, de ma voix la
plus polie, je dis :
— Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à recevoir le coup de pied de. ..
Le silence redoubla et j'ajoutai :
— ... monsieur de Montebello.
Et la tempête s'acheva par un rire qui, cette fois, ne fut pas contre moi.
Ces choses-là ne sont pas toujours au Moniteur.
Habituellement la droite avait beaucoup de verve.
— Vous ne parlez pas français ! — Portez cela à la Porte-Saint-Martin !
— Imposteur! — Corrupteur! — Apostat! — Renégat! — Buveur de
sang ! — Bête féroce ! — Poëtc !
Tel était le crescendo.
Injure, ironie, sarcasme, et çà et là la calomnie. S'en fâcher, pourquoi?
Washington, traité par la presse hostile à' escroc et àc filou (pick-pocket), en
rit dans ses lettres. Un jour, un célèbre ministre anglais, éclaboussé à la
tribune de la même façon, donna une chiquenaude à sa manche, et dit :
Cela se brosse. Il avait raison. Les haines, les noirceurs, les mensonges, boue
aujourd'hui, poussière demain.
26 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
Ne répondons pas à la colère par la colère.
Ne soyons pas sévères pour des cécités.
« Ils ne savent ce qu'ils font » , a dit quelqu'un sur le Calvaire. « Ils ne
savent ce qu'ils disent», n'est pas moins mélancolique ni moins vrai. Le
crieur ignore son cri. L'insulteur est-il responsable de l'insulte ? A peine.
Pour être responsable il faut être intelligent.
Les chefs comprenaient jusqu'à un certain point les actions qu'ils com-
mettaient} les autres, non. La main est responsable, la fronde l'est peu, la
pierre ne l'est pas.
Fureurs, injustices, calomnies, soit.
Oublions ces brouhaha.
VIII
Et puis, car il faut tout dire, c'est si bon la bonne foi, dans les collisions
d'assemblée rappelées ici, l'orateur n'a-t-il rien eu à se reprocher? Ne lui
est-il jamais arrivé de se laisser conduire par le mouvement de la parole au
delà de sa pensée? Avouons-le, c'est dans la parole qu'il y a du hasard.
On ne sait quel trépied est mêlé à la tribune, ce lieu sonore est un lieu
mystérieux, on y sent l'effluve inconnu, le vaste esprit de tout un peuple
vous enveloppe et s'infiltre dans votre esprit, la colère des irrités vous gagne,
l'injustice des injustes vous pénètre, vous sentez monter en vous la grande
indignation sombre, la parole va et vient de la conviction fixe et sereine à la
révolte plus ou moins mesurée contre l'incident inattendu} de là des oscil-
lations redoutables. On se laisse entraîner, ce qui est un danger, et emporter,
ce qui est un tort. On fait des fautes de tribune. L'orateur qui se confesse
ici n'y a point échappé.
En dehors des discours purement de réplique et de combat, tous les dis-
cours de tribune qu'on trouvera dans ce livre ont été ce qu'on appelle impro-
visés. Expliquons-nous sur l'improvisation. L'improvisation, dans les graves
questions politiques, implique la préméditation, provùam rem, dit Horace.
La préméditation fait que, lorsqu'on parle, les mots ne viennent pas maigre
eux, la longue incubation de l'idée facilite l'éclosion immédiate de l'expres-
sion. L'improvisation n'est pas autre chose que l'ouverture subite et à volonté
de ce réservoir, le cerveau j mais il faut que le réservoir soit plein. De la plé-
nitude de la pensée résulte l'abondance de la parole. Au fond, ce que vous
improvisez semble nouveau à l'auditoire, mais est ancien chez vous. Celui-là
parle bien qui dépense la méditation d'un jour, d'une semaine, d'un mois.
LE DROIT ET LA LOI. IJ
de toute sa vie parfois, en une parole d'une heure. Les mots arrivent aisé-
ment, surtout à l'orateur qui est écrivain, qui a l'habitude de leur com-
mander et d'être servi par eux, et qui, lorsqu'il les sonne, les fait venir.
L'improvisation, c'est la veine piquée^ l'idée jaillit. Mais cette facilité
même est un péril. Toute rapidité est dangereuse. Vous avez chance et vous
courez risque de mettre la main sur l'exagération et de la lancer à vos
ennemis. Le premier mot venu est quelquefois un projectile. De là l'excel-
lence des discours écrits.
Les assemblées y reviendront peut-être.
Est-ce qu'on peut être orateur avec un discours écrit r On a fait cette
question. Elle est étrange. Tous les discours de Démosthène et de Cicéron
sont des discours écrits. Ce discours sent l'huile, disait le zoïle quelconque de
Démosthène. Royer-Collard, ce pédant charmant, ce grand esprit étroit,
était un orateur j il n'a prononcé que des discours écrits j il arrivait, et posait
son cahier sur la tribune. Les trois quarts des harangues de Mirabeau
sont des harangues écrites, qui parfois même, et nous le blâmons de ceci,
ne sont pas de Mirabeau; il débitait à la tribune, comme de lui, tel discours
qui était de Talleyrand, tel discours qui était de Malouet, tel discours qui
était de je ne sais plus quel suisse dont le nom nous échappe. Danton écri-
vait souvent ses discours; on en a retrouvé des pages, toutes de sa main,
dans son logis de la cour du Commerce. Quant à Robespierre, sur dix
harangues, neuf sont écrites. Dans les nuits qui précédaient son apparition à
la tribune, il écrivait ce qu'il devait dire, lentement, correctement, sur sa
petite table de sapin, avec un Racine ouvert sous les yeux.
L'improvisation a un avantage, elle saisit l'auditoire; elle saisit aussi l'ora-
teur; c'est là son inconvénient. Elle le pousse à ces excès de polémique ora-
toire qui sont comme le pugilat de la tribune. Celui qui parle ici, réserve
faite de la méditation préalable, n'a prononcé dans les assemblées que des
discours improvisés. De là des violences de paroles, de là des fautes. Il s'en
accuse.
IX
Ces hommes des anciennes majorités ont fait tout le mal qu'ils ont pu.
Voulaient-ils faire le mal.? Non; ils trompaient, mais ils se trompaient; c'est
là leur circonstance atténuante. Ils croyaient avoir la vérité, et ils mentaient
au service de la vérité. Leur pitié pour la société était impitoyable pour le
peuple. De là tant de lois et tant d'actes aveuglément féroces. Ces hommes,
plutôt cohue que sénat, assez innocents au fond, criaient pêle-mêle sur leurs
28 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
bancs, ayant des ressorts qui les faisaient mouvoir, huant ou applaudissant
selon le fil tiré, proscrivant au besoin, pantins pouvant mordre. Ils avaient
pour chefs les meilleurs d'entre eux, c'est-à-dire les pires. Celui-ci, ancien
libéral rallié aux servitudes, demandait qu'il n'y eût plus qu'un seul journal,
le Moniteur, ce qui faisait dire à son voisin l'évêque Parisis : Et encore! cet
autre, pédant léger, académicien de l'espèce qui parle bien et écrit malj cet
autre, habit noir, cravate blanche, cordon rouge, gros souliers, président,
procureur, tout ce qu'on veut, qui eût pu être Cicéron s'il n'avait été Guy-
Patin, jadis avocat spirituel, le dernier des lâches j cet autre, homme de
simarre et grand juge de l'empire à trente ans, remarquable maintenant par
son chapeau gris et son pantalon de nankin, sénile dans sa jeunesse, juvénile
dans sa vieillesse, ayant commencé comme Lamoignon et finissant comme
Brummelj cet autre, ancien héros déformé, interrupteur injurieux, vaillant
soldat devenu clérical trembleur, général devant Abd-el-Kader, caporal der-
rière Nonotte et Patouillet, se donnant, lui si brave, la peine d'être bravarhe,
et ridicule par où il eût dû être admiré, ayant réussi à faire de sa très réelle
renommée militaire un épouvantail postiche, lion qui coupe sa crinière et
s'en fait une perruque j cet autre, faux orateur, ne sachant que lapider avec
des grossièretés, et n'ayant de ce qui était dans la bouche de Démosthène
que les cailloux j celui-ci, déjà nommé, d'où était sortie l'odieuse parole
Expédition de Kome à F intérieur, vanité du premier ordre, parlant du nez par
élégance, jargonnant, le lorgnon à l'œil, une petite éloquence impertinente,
homme de bonne compagnie un peu poissard, mêlant la halle à l'hôtel de
Rambouillet, jésuite longtemps échappé dans la démagogie, abhorrant le
czar en Pologne et voulant le knout à Paris , poussant le peuple à l'église et
à l'abattoir, berger de l'espèce bourreau $ cet autre, insulteur aussi, et non
moins zélé serviteur de Rome, intrigant du bon Dieu, chef paisible des
choses souterraines, figure sinistre et douce avec le sourire de la ragej cet
autre... — Mais je m'arrête. À quoi bon ce dénombrement? Et cœtera, dit
l'histoire. Tous ces masques sont déjà des inconnus. Laissons tranquille l'oubli
reprenant ce qui est à lui. Laissons la nuit tomber sur les hommes de nuit.
Le vent du soir emporte de l'ombre $ laissons-le faire. En quoi cela nous
regarde-t-il, un effacement de silhouette à l'horizon ?
Passons.
Oui, soyons indulgents. S'il y a eu pour plusieurs d'entre nous quelque
labeur et quelque épreuve, une tempête plus ou moins longue, quelques
jets d'écume sur l'é ueil, un peu de ruine, un peu d'exil, qu'importe si la
fin est bonne pour toi, France, pour toi, peuple! qu'importe l'augmentation
de souffrance de quelques-uns s'il y a diminution de souffrance pour tous !
La proscription est dure, la calomnie est noire, la vie loin de la patrie est
LE DROIT ET LA LOI. 29
une insomnie lugubre, mais qu'importe si l'humanité grandit et se délivre!
qu'importe nos douleurs si les questions avancent, si les problèmes se sim-
plifient, si les solutions mûrissent, si à travers la claire-voie des impostures
et des illusions on aperçoit de plus en plus distinctement la vérité ! qu'im-
porte dix-neuf ans de froide bise à l'étranger, qu'importe l'absence mal
reçue au retour, si devant l'ennemi Paris charmant devient Paris sublime, si
la majesté de la grande nation s'accroît par le malheur, si la France mutilée
laisse couler par ses plaies de la vie pour le monde entier! qu'importe si les
ongles repoussent à cette mutilée, et si l'heure de la restitution arrive! qu'im-
porte si, dans un prochain avenir, déjà distinct et visible, chaque nationalité
reprend sa figure naturelle, la Russie jusqu'à l'Inde, l'Allemagne jusqu'au
Danube, l'Italie jusqu'aux Alpes, la France jusqu'au Rhin, l'Espagne ayant
Gibraltar, et Cuba ayant Cubaj rectifications nécessaires à l'immense amitié
future des nations ! C'est tout cela que nous avons voulu. Nous l'aurons
Il y a des saisons sociales, il y a pour la civilisation des traversées clima-
tériquesj qu'importe notre fatigue dans l'ouragan! et qu'est-ce que cela fait
que nous ayons été malheureux si c'est pour le bien, si décidément le genre
humain passe de son décembre à son avril, si l'hiver des despotismes et dos
guerres est fini, s'il ne nous neige plus de superstitions et de préjugés sur la
tête, et si, après toutes les nuées évanouies, féodalités, monarchies, empires,
tyrannies, batailles et carnages, nous voyons enfin poindre à l'horizon rose
cet éblouissant floréal des peuples, la paix universelle I
X
Dans tout ce que nous disons ici, nous n'avons qu'une prétention, affir-
mer l'avenir dans la mesure du possible.
Prévoir ressemble quelquefois à errerj le vrai trop lointain fait sourire.
Dire qu'un œuf a des ailes, cela semble absurde et cela est pourtant véri-
table.
L'effort du penseur, c'est de méditer utilement.
Il y a la méditation perdue qui est rêverie, et la méditation féconde qui
est incubation. Le vrai penseur couve.
C'est de cette incubation que sortent, à des heures voulues, les diverses
formes du progrès destinées à s'envoler dans le grand possible humain, dans
la réalité, dans la vie.
Arrivera-t-on à l'extrémité du progrès ?
Non.
30 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
Il ne faut pas rendre la mort inutile. L'homme ne sera complet qu'après
la vie.
Approcher toujours, n'arriver jamais j telle est la loi. La civilisation est
une asymptote.
Toutes les formes du progrès sont la Révolution.
La Révolution, c'est là ce que nous faisons, c'est là ce que nous pensons,
c'est là ce que nous parlons, c'est là ce que nous avons dans la bouche, dans
la poitrine, dans l'âme.
La Révolution, c'est la respiration nouvelle de l'humanité.
La Révolution, c'est hier, c'est aujourd'hui, et c'est demain.
De là, disons-le, la nécessité et l'impossibilité d'en faire l'histoire.
Pourquoi?
Parce qu'il est indispensable de raconter Hier et parce qu'il est impossible
de raconter Demain.
On ne peut que le déduire et le préparer. C'est ce que nous tâchons de
faire.
Insistons, cela n'est jamais inutile, sur cette immensité de la Révolution.
XI
La Révolution tente tous les puissants esprits et c'est à qui s'en approchera,
les uns, comme Lamartine, pour la peindre, les autres, comme Michelet,
pour l'expliquer, les autres, comme Quinet, pour la juger, les autres,
comme Louis Blanc, pour la féconder.
Aucun fait humain n'a eu de plus magnifiques narrateurs, et pourtant
cette histoire sera toujours offerte aux historiens comme à faire.
Pourquoi.? Parce que toutes les histoires sont l'histoire du passé, et que,
répétons-le, l'histoire de la Révolution est l'histoire de l'avenir. La Révolu-
tion a conquis en avant} elle a découvert et annoncé le grand Chanaan de
l'humanité j il y a dans ce qu'elle nous a apporté encore plus de terre promise
que de terrain gagné j et à mesure qu'une de ces conquêtes faites d'avance
entrera dans le domaine humain, à mesure qu'une de ces promesses se réalisera,
un nouvel aspect de la Révolution se révélera, et son histoire sera renouvelée.
Les histoires actuelles n'en seront pas moins définitives, chacune à son point de
vuci les historiens contemporains domineront même l'historien futur, comme
Moïse domine Cuvierj mais leurs travaux se mettront en perspective et
feront partie de l'ensemble complet. Quand cet ensemble sera-t-il complet?
Quand le phénomène sera terminé, c'est-à-dire quand la révolution de
LE DROIT ET LA LOI. 3I
France sera devenue, comme nous l'avons indique dans les premières pages
de cet écrit, d'abord révolution d'Europe, puis révolution de l'homme j
quand l'utopie se sera consolidée en progrès, quand l'ébauche aura abouti
au chef-d'œuvre i quand à la coalition fratricide des rois aura succédé la
fédération fraternelle des peuples, et à la guerre contre tous, la paix pour
tous. Impossible, à moins d'y ajouter le rêve, de compléter dès aujourd'hui
ce qui ne se complétera que demain, et d'achever l'histoire d'un fait ina-
chevé, surtout quand ce fait contient une telle végétation d'événements
futurs. Entre l'histoire et l'historien la disproportion est trop grande.
Rien de plus colossal. Le total échappe. Regardez ce qui est déjà derrière
nous. La Terreur est un cratère , la Convention est un sommet. Tout l'ave-
nir est en fermentation dans ces profondeurs. Le peintre est effaré par l'inat-
tendu des escarpements j les lignes trop vastes dépassent l'horizon. Le regard
humain a des limites, le procédé divin n'en a pas. Dans ce tableau à faire
vous vous borneriez à un seul personnage, prenez qui vous voudrez, que
vous y sentiriez l'infini. D'autres horizons sont moins démesurés. Ainsi, par
exemple, i un moment donné de l'histoire, il y a d'un côté Tibère et de
l'autre Jésusj mais le jour où Tibère et Jésus font leur jonction dans un
homme et s'amalgament dans un être formidable ensanglantant la terre et
sauvant le monde, l'historien romain lui-même aurait un frisson, et Robes-
pierre déconcerterait Tacite. Par moments on craint de finir par être forcé
d'admettre une sorte de loi morale mixte qui semble se dégager de tout cet
inconnu. Aucune des dimensions du phénomène ne s'ajuste à la nôtre. La
hauteur est inouïe et se dérobe à l'observation. Si grand que soit l'historien,
cette énormité le déborde. La Révolution française racontée par un homme,
c'est un volcan expliqué par une fourmi.
XII
Que conclure .'' Une seule chose. En présence de cet ouragan énorme,
pas encore fini, entr'aidons-nous les uns les autres.
Nous ne sommes pas assez hors de danger pour ne point nous tendre la
main.
0 mes frères, réconcilions-nous.
Prenons la route immense de l'apaisement. On s'est assez haï. Trêve. Oui,
tendons-nous tous la main. Que les grands aient pitié des petits, et que les
petits fassent grâce aux grands. Quand donc comprendra- 1- on que nous
sommes sur le même navire, et que le naufrage est indivisible ? Cette mer
32 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
qui nous menace est assez grande pour tousj il y a de l'abîme pour vous
comme pour moi. Je l'ai dit déjà ailleurs, et je le répète. Sauver les autres,
c'est se sauver soi-même. La solidarité est terrible, mais la fraternité est
douce : l'une engendre l'autre. O mes frères, soyons frères!
Voulons-nous terminer nQtre malheur .f* renonçons à notre colère. Récon-
cilions-nous. Vous verrez comme ce sourire sera beau.
Envoyons aux exils lointains la flotte lumineuse du retour 5 restituons les
maris aux femmes, les travailleurs aux ateliers, les familles aux foyers j
restituons-nous à nous-mêmes ceux qui ont été nos ennemis. Est-ce qu'il
n'est pas enfin temps de s'aimer? Voulez-vous qu'on ne recommence pas.?
finissez. Finir, c'est absoudre. En sévissant, on perpétue. Qui tue son ennemi
fait vivre la haine. Il n'y a qu'une façon d'achever les vaincus, leur pardon-
ner. Les guerres civiles s'ouvrent par toutes les portes et se ferment par une
seule, la clémence. La plus efficace des répressions, c'est l'amnistie. O femmes
qui pleurez, je voudrais vous rendre vos enfants.
Ah ! je songe aux exilés. J'ai par moments le cœur serré. Je songe au
mal du pays. J'en ai eu ma part peut-être. Sait-on de quelle nuit tombante
se compose la nostalgie ? Je me figure la sombre âme d'un pauvre enfant de
vingt ans qui sait à peine ce que la société lui veut, qui subit pour on ne
sait quoi, pour un article de journal, pour une page fiévreuse écrite dans la
folie, ce supplice démesuré, l'exil éternel, et qui, après une journée de
bagne, le crépuscule venu, s'assied sur la falaise sévère, accablé sous l'énor-
mité de la guerre civile et sous la sérénité des étoiles ! Chose horrible , le
soir et l'océan à cinq mille lieues de sa mère !
Ah ! pardonnons !
Ce cri de nos âmes n'est pas seulement tendre, il est raisonnable. La douceur
n'est pas seulement la douceur, elle est l'habileté. Pourquoi condamner l'avenir
au grossissement des vengeances gonflées de pleurs et à la sinistre répercussion
des rancunes.? Allez dans les bois, écoutez les échos, et songez aux repré-
sailles j cette voix obscure et lointaine qui vous répond, c'est votre haine qui
revient contre vous. Prenez garde , l'avenir est bon débiteur, et votre colère ,
il vous la rendra. Regardez les berceaux j ne leur noircissez pas la vie qui les
attend. Si nous n'avons pas pitié des enfants des autres, ayons pitié de nos
enfants. Apaisement! apaisement! Hélas! nous écoutera-t-on ?
N'importe, persistons, nous qui voulons qu'on promette et non qu'on
menace, nous qui voulons qu'on guérisse et non qu'on mutile, nous qui
voulons qu'on vive et non qu'on meure. Les grandes lois d'en haut sont
avec nous. Il y a un profond parallélisme entre la lumière qui nous vient du
soleil et la clémence qui nous vient de Dieu. Il y aura une heure de pleine
fraternité, comme il y a une heure de plein midi. Ne perds pas courage, ô
LE DROIT ET LA LOI. 33
pitié ! Quant à moi, je ne me lasserai pas, et ce que j'ai écrit dans tous mes
livres, ce que j'ai attesté par tous mes actes, ce que j'ai dit à tous les audi-
toires, à la tribune des pairs comme dans le cimetière des proscrits, à l'as-
semblée nationale de France comme à la fenêtre lapidée de la place des
Barricades de Bruxelles, je l'attesterai, je l'écrirai, et je le dirai sans cesse :
il faut s'aimer, s'aimer, s'aimer! Les heureux doivent avoir pour malheur
les malheureux5 l'égoïsme social est un commencement de sépulcre^ voulons-
nous vivre, mêlons nos cœurs, et soyons l'immense genre humain. Marchons
en avant, remorquons en arrière. La prospérité matérielle n'est pas la félicité
morale, l'étourdissement n'est pas la guérison, l'oubli n'est pas le payement.
Aidons, protégeons, secourons, avouons la faute publique et réparons-la.
Tout ce qui souffre accuse, tout ce qui pleure dans l'individu saigne dans
la société, personne n'est tout seul, toutes les fibres vivantes tressaillent
ensemble et se confondent, les petits doivent être sacrés aux grands, et
c'est du droit de tous les faibles que se compose le devoir de tous les forts.
J'ai dit.
Paris, juin 1875.
ACTES ET PAROLES. — I. 3
txmiaUMX VA«SOVALI.
AVANT L'EXIL
1841-1851.
Institut. — Chambre des Pairs.
RÉUNIONS ÉLECTORALES. ENTERREMENTS. CoUR d' ASSISES.
Conseils de guerre. — Congrès de la Paix.
Assemblée constituante. — Assemblée législative.
Le Deux Décembre 1851.
ACADÉMIE FRANÇAISE
1841-1844.
DISCOURS DE RECEPTION.
3 JUIN 1841 ^^K
Messieurs,
Au commencement de ce siècle, la France était pour les nations un
magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande
qu'elle remplissait l'Europe. Cet homme, sorti de l'ombre, fils d'un pauvre
gentilhomme corse, produit de deux républiques, par sa famille de la répu-
blique de Florence, par lui-même de la république française, était arrivé en
peu d'années à la plus haute rovauté qui jamais peut-être ait étonné l'histoire.
Il était prince par le génie, par la destinée et par les actions. Tout en lui
indiquait le possesseur légitime d'un pouvoir providentiel. Il avait eu pour
lui les trois conditions suprêmes, l'événement, l'acclamation et la consécra-
tion. Une révolution l'avait enfanté, un peuple l'avait choisi, un pape l'avait
couronné. Des rois et des généraux, marqués eux-mêmes par la fatalité,
avaient reconnu en lui, avec l'instinct que leur donnait leur sombre et mysté-
rieux avenir, l'élu d 1 destin. Il était l'homme auquel Alexandre de Russie,
qui devait périr à Taganrog, avait dit : l^ous êtes prédeli'mé du ciel} auquel
Kléber, qui devait mourir en Egypte, avait dit : Uous êtes grand comme le
monde) auquel Desaix, tombé à Marengo, avait dit : Je suis le soldat et vom êtes
le ^néral) auquel Valhubert, expirant à Austerlitz, avait dit : Je vais mourir
mais vous aUe'r régner. Sa renommée militaire était immense, ses conquêtes
étaient colossales.
Chaque année il reculait les frontières de son empire au delà même des
limites majestueuses et nécessaires que Dieu a données à la France. Il avait
effacé les Alpes comme Charlemagne, et les Pyrénées comme Louis XIV5 il
avait passé le Rhin comme César, et il avait failli franchir la Manche comme
Guillaume le Conquérant. Sous cet homme, la France avait cent trente
W M.Victor Hugo fut nommé membre de l'Académie française, par i8 voix contre i6, le
7 janvier 1841. Il prit séance le 3 juin. (Note de l'Edition de iSpj.)
38 AVANT L'EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.
départements j d'un côté elle touchait aux bouches de l'Elbe , de l'autre elle
atteignait le Tibre. Il était le souverain de quarante-quatre millions de fran-
çais et le protecteur de cent millions d'européens. Dans la composition hardie
de ses frontières, il avait employé comme matériaux deux grands-duchés sou-
verains, la Savoie et la Toscarie, et cinq anciennes républiques, Gênes, les
Etats romains, les Etats vénitiens, le Valais et les Provinces-Unies. Il avait
construit son état au centre de l'Europe comme une citadelle, lui donnant
pour bastions et pour ouvrages avancés dix monarchies qu'il avait fait entrer
à la fois dans son empire et dans sa famille. De tous les enfants, ses cousins
et ses frères, qui avaient joué avec lui dans la petite cour de la maison natale
d'Ajaccio, il avait fait des têtes couronnées. Il avait marié son fils adoptif à
une princesse de Bavière et son plus jeune frère à une princesse de Wurtem-
berg. Quant à lui, après avoir ôté à l'Autriche l'empire d'Allemagne qu'il
s'était à peu près arrogé sous le nom de Confédération du Rhin, après lui
avoir pris le Tyrol pour l'ajouter à la Bavière et l'IUyrie pour la réunir à la
France, il avait daigné épouser une archiduchesse. Tout dans cet homme
était démesuré et splendide. Il était au-dessus de l'Europe comme une vision
extraordinaire. Une fois on le vit au milieu de quatorze personnes souve-
raines, sacrées et couronnées, assis entre le césar et le czar sur un fauteuil
plus élevé que le leur. Un jour il donna à Talma le spectacle d'un parterre
de rois. N'étant encore qu'à l'aube de sa puissance, il lui avait pris fantaisie
de toucher au nom de Bourbon dans un coin de l'Italie et de l'agrandir à sa
manière j de Louis, duc de Parme, il avait fait un roi d'Étrurie. À la même
époque, il avait profité d'une trêve, puissamment imposée par son influence
et par ses armes, pour faire quitter aux rois de la Grande-Bretagne ce titre de
roi de France qu'ils avaient usurpé quatre cents ans, et qu'ils n'ont plus osé
reprendre depuis, tant il leur fut alors bien arraché. La révolution avait effacé
les fleurs de lys de l'écusson de France 5 lui aussi, il les avait effacées, mais
du blason d'Angleterre j trouvant ainsi moyen de leur faire honneur de la
même manière dont on leur avait fait afliront. Par décret impérial, il divisait la
Prusse en quatre départements, il mettait les Iles Britanniques en état de
blocus, il déclarait Amsterdam troisième viUe de l'empire, — Rome n'était
que la seconde, — ou bien il affirmait au monde que la maison de Bragance
avait cessé de régner. Quand il passait le Rhin, les électeurs d'Allemagne,
ces hommes qui avaient fait des empereurs, venaient au-devant de lui jus-
qu'à leurs frontières dans l'espérance qu'il les ferait peut-être rois. L'antique
royaume de Gustave Wasa, manquant d'héritier et cherchant un maître, lui
demandait pour prince un de ses maréchaux. Le successeur de Charles-Quint,
l'arrière-petit-fils de Louis XIV, le roi des E^pagnes et des Indes, lui deman-
dait pour femme une de ses sœurs. Il était compris, grondé et adoré de ses
DISCOURS DE RÉCEPTION. 39
soldats, vieux grenadiers familiers avec leur empereur et avec la mort. Le
lendemain des batailles, il avait avec eux de ces grands dialogues qui com-
mentent superbement les grandes actions et qui transforment l'histoire en
épopée. Il entrait dans sa puissance comme dans sa majesté quelque chose de
simple, de brusque et de formidable. Il n'avait pas, comme les empereurs
d'Orient, le doge de Venise pour grand échanson, ou, comme les empereurs
d'Allemagne, le duc de Bavière pour grand écuyerj mais il lui arrivait par-
fois de mettre aux arrêts le roi qui commandait sa cavalerie. Entre deux
guerres, il creusait des canaux, il perçait des routes, il dotait des théâtres, il
enrichissait des académies, il provoquait des découvertes, il fondait des monu-
ments grandioses, ou bien il rédigeait des codes dans un salon des Tuileries,
et il querellait ses conseillers d'état jusqu'à ce qu'il eût réussi à substituer,
dans quelque texte de loi, aux routines de la procédure, la raison suprême
et naïve du génie. Enfin, dernier trait qui complète à mon sens la configu-
ration singulière de cette grande gloire, il était entré si avant dans l'histoire
par ses actions qu'il pouvait dire et qu'il disait : Mon prédécesseur l'empereur
Charlemaffie } et il s'était par ses alliances tellement mêlé à la monarchie, qu'il
pouvait dire et qu'il disait : Mon oncle le roi Louis XVI.
Cet homme était prodigieux. Sa fortune, messieurs, avait tout surmonté.
Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres princes sollicitaient
son amitié, les plus anciennes races royales cherchaient son alliance, les plus
vieux gentilshommes briguaient son service. Il n'y avait pas une tête, si haute
ou si fière qu'elle fût, qui ne saluât ce front sur lequel la main de Dieu, pres-
que visible, avait posé deux couronnes, l'une qui est faite d'or et qu'on
appelle la royauté, l'autre qui est faite de lumière et qu'on appelle le génie.
Tout dans le continent s'inclinait devant Napoléon, tout, — excepté six
poètes, messieurs, — permettez-moi de le dire et d'en être fier dans cette
enceinte, — excepté six penseurs restés seuls debout dans l'univers age-
nouillé; et ces noms glorieux, j'ai hâte de les prononcer devant vous, les
voici : Ducis, Delille, M*"' de Staël, Benjamin Constant, Chateau-
briand, Lemercier.
Que signifiait cette résistance ? Au milieu de cette France qui avait la
victoire, la force, la puissance, l'empire, la domination, la splendeur 5 au
milieu de cette Europe émerveillée et vaincue qui, devenue presque fran-
çaise, participait elle-même du rayonnement de la France, que représen-
taient ces six esprits révoltés contre un génie, ces six renommées indignées
contre la gloire, ces six poètes irrités contre un héros .f* Messieurs, ils repré-
sentaient en Europe la seule chose qui manquât alors à l'Europe, l'indépen-
dance; ils représentaient en France la seule chose qui manquât alors à la
France, la liberté.
40 AVANT UEXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.
À Dieu ne plaise que je prétende jeter ici le blâme sur les esprits moins
sévères qui entouraient alors le maître du monde de leurs acclamations ! Cet
homme, après avoir été l'étoile d'une nation, en était devenu le soleil. On
pouvait sans crime se laisser éblouir. Il était plus malaisé peut-être qu'on ne
pense, pour l'individu que Napoléon voulait gagner, de défendre sa fron-
tière contre cet envahisseur irrésistible qui savait le grand art de subjuguer
un peuple et qui savait aussi le grand art de séduire un homme. Que suis-je,
d'ailleurs, messieurs, pour m'arroger ce droit de critique suprême ? Quel est
mon titre .f* N'ai-je pas bien plutôt besoin moi-même de bienveillance et
d'indulgence à l'heure où j'entre dans cette compagnie, ému de toutes les
émotions ensemble, fier des suffrages qui m'ont appelé, heureux des sym-
pathies qui m'accueillent, troublé par cet auditoire si imposant et si char-
mant, triste de la grande perte que vous avez f ite et dont il ne me sera pas
donné de vous consoler, confus enfin d'être si peu de chose dans ce lieu
vénérable que remplissent à la fois de leur éclat serein et fraternel d'augustes
morts et d'illustres vivants.? Et puis, pour dire toute ma pensée, en aucun
cas je ne reconnaîtrais aux générations nouvelles ce droit de blâme rigoureux
envers nos anciens et nos aînés. Qui n'a pas combattu a-t-il le droit de juger .f*
Nous devons nous souvenir que nous étions enfants alors, et que la vie était
légère et insouciante pour nous lorsqu'elle était si grave et si laborieuse pour
d'autres. Nous arrivons après nos pères j ils sont fatigués, soyons respectueux.
Nous profitons à la fois des grandes idées qui ont lutté et des grandes choses
qui ont prévalu. Soyons justes envers tous, envers ceux qui ont accepté
l'empereur pour maître comme envers ceux qui l'ont accepté pour adversaire.
Comprenons l'enthousiasme et honorons la résistance. L'un et l'autre ont
été légitimes.
Pourtant, redisons-le, messieurs, la résistance n'était pas seulement légi-
time j elle était glorieuse. I-*
Elle affligeait l'empereur. L'homme qui, coTime il l'a dit plus taiu à
Sainte-Hélène, eût fait Pascal sénateur et Corneille ministre, cet homme-là, mes-
sieurs, avait trop de grandeur en lui-même pour ne pas comprendre la gran-
deur dans autrui. Un esprit vulgaire, appuyé sur la toute-puissance, eût
dédaigné peut-être cette rébellion du ralenti Napoléon s*en préoccupait. Il se
savait trop historique pour ne point avoir souci de l'histoire j il se sentait
trop poétique pour ne pas s'inquiéter des poètes. Il faut le reconnaître haute-
ment, c'était un vrai prince que ce sous-lieutenanr d'artillerie qui avait gagné
sur la jeune république française la bataille du dix-huit brumaire et sur les
vieilles monarchies européennes la bataille d'Austerlitz. C'éta t un victorieux,
et, comme tous les victorieux, c'était un ami des lettres. Napoléon avai\. tous
les goûts et tous les instincts du trône, autrement que Louis XIV sans doute.
DISCOURS DE RECEPTION. 41
mais autant que lui. Il j avait du grand roi dans le grand empereur. Rallier
la littérature à son sceptre, c'était une de ses premières ambitions. Il ne lui
suffisait pas d'avoir muselé les passions populaires, il eût voulu soumettre
Benjamin Constant j il ne lui suffisait pas d'avoir vaincu trente armées, il eût
voulu vaincre Lemercier j il ne lui suffisait pas d'avoir conquis dix royaumes,
il eût voulu conquérir Chateaubriand.
Ce n'est pas, messieurs, que tout en jugeant le premier consul ou l'em-
pereur chacun sous l'influence de leurs sympathies particulières, ces hommes-
là contestassent ce qu'il y avait de généreux, de rare et d'illustre dans Napo-
léon. Mais, selon eux, le politique ternissait le victorieux, le héros était
doublé d'un tyran, le Scipion se compliquait d'un Cromwellj une moitié
de sa vie faisait à l'autre moitié des répliques amères Bonaparte avait fait
porter aux drapeaux de son armée le deuil de Washington j mais il n'avait
pas imité Washington. Il avait nommé La Tour d'Auvergne premier gre-
nadier de la république; mais il avait aboli la république. Il avait donné le
dôme des Invalides pour sépulcre au grand Turenne j mais il avait donné le
fossé de Vmcennes pour tombe au petit-fîls du grand Condé.
Malgré leur fière et chaste attitude, l'empereur n'hésita devant aucune
avance. Les ambassades, les dotations, les hauts grades de la Légion d'hon-
neur, le sénat, tout fut offert, disons-le à la gloire de l'empereur, et, disons-
le à la gloire de ces nobles réfractaires, tout fut refusé.
Après les caresses, je l'ajoute à regret, vinrent les persécutions. Aucun ne
céda. Grâce à ces six talents, grâce à ces six caractères, sous ce règne qui
supprima tant de libertés et qui humilia tant de couronnes, la dignité royale
de la pensée libre fut maintenue.
Il n'y eut pas que cela, messieurs, il y eut aussi service rendu à l'huma-
nité. Il n'y eut pas seulement résistance au despotisme, il v eut aussi résis-
tance à la guerre. Et qu'on ne se méprenne pas ici sur le sens et sur la portée
de mes paroles, je suis de ceux qui pensent que la guerre est souvent bonne.
A ce point de vue supérieur d'où l'on voit toute l'histoire comme un seul
groupe et toute la philosophie comme une seule idée, les batailles ne sont
pas plus des plaies faites au genre humain que les sillons ne sont des plaies
faites à la terre. Depuis cinq miUe ans, toutes les moissons s'ébauchent par
la charrue et toutes les civilisations par la guerre. Mais lorsque la guerre tend
à dominer, lorsqu'elle devient l'état normal d'une nation, lorsqu'elle passe à
l'état chronique, pour ainsi dire, quand il y a, par exemple, treize grandes
guerres en quatorze ans, alors, messieurs, quelque magnifiques que soient
les résultats ultérieurs, il vient un moment où l'humanité souffre. Le côté
délicat des mœurs s'use et s'anoindrit au frotte nent des idées brutales; le
sabre devient le seul outil de la société; la force se forge un droit à elle; le
42 AVANT L'EXIL. — ACADEMIE FRANÇAISE.
rayonnement divin de la bonne foi, qui doit toujours éclairer la face des
nations, s'éclipse à chaque instant dans l'ombre où s'élaborent les traités et
les partages de royaumes j le commerce, l'industrie, le développement radieux
des intelligences, toute l'activité pacifique disparaît j la sociabilité humaine
est en péril. Dans ces moments-là, messieurs, il sied qu'une imposante récla-
mation s'élève i il est moral que l'intelligence dise hardiment son fait à la
force j il est bon qu'en présence même de leur victoire et de leur puissance,
les penseurs fassent des remontrances aux héros, et que les poètes, ces civili-
sateurs sereins, patients et paisibles, protestent contre les conquérants, ces
civilisateurs violents.
Parmi ces illustres protestants, il était un homme que Bonaparte avait
aimé, et auquel il aurait pu dire, comme un autre dictateur à un autre répu-
blicain : Tu quoque! Cet homme, messieurs, c'était M. Lemercier. Nature
probe, réservée et sobre j intelligence droite et logique; imagination exacte
et, pour ainsi dire, algébrique jusque dans ses fantaisies; né gentilhomme,
mais ne croyant qu'à l'aristocratie du talent; né riche, mais ayant la science
d'être noblement pauvre; modeste d'une sorte de modestie hautaine; doux,
mais ayant dans sa douceur je ne sais quoi d'obstiné, de silencieux et d'in-
flexible; austère dans les choses publiques, difficile à entraîner, offusqué de
ce qui éblouit les autres, M. Lemercier, détail remarquable dans un homme
qui avait livré tout un côté de sa pensée aux théories, M. Lemercier n'avait
laissé construire son opinion politique que par les faits. Et encore voyait-il
les faits à sa manière. C'était un de ces esprits qui donnent plus d'attention
aux causes qu'aux effets., et qui critiqueraient volontiers la plante sur sa racine
et le fleuve sur sa source. Ombrageux et sans cesse prêt à se cabrer, plein
d'une haine secrète et souvent vaillante contre tout ce qui tend à dominer,
il paraissait avoir mis autant d'amour-propre à se tenir toujours de plusieurs
années en arrière des événements que d'autres en mettent à se précipiter en
avant. En 1789, il était royaliste, ou, comme on parlait alors, monanhien de
1785 ; en 93 il devint, comme il l'a dit lui-même, libéral de 89; en 1804, au
moment où Bonaparte se trouva mûr pour l'empire, Lemercier se sentit mûr
pour la république.
Comme vous le voyez, messieurs, son opinion politique, dédaigneuse de ce
qui lui semblait le caprice du jour, était toujours mise à la mode de l'an passe.
Veuillez me permettre ici quelques détails sur le milieu dans lequel s'écoula
la jeunesse de M. Lemercier. Ce n'est qu'en explorant les commencements
d'une vie qu'on peut étudier la formation d'un caractère. Or, quand on veut
connaître à fond ces hommes qui répandent de la lumière, il ne faut pas
moins s'éclairer de leur caractère que de leur génie. Le génie, c'est le flam-
beau du dehors; le caractère, c'est la lampe intérieure.
DISCOURS DE RÉCEPTION. 43
En 1793, au plus fort de la Terreur, M. Lemercier, tout jeune homme
alors, suivait avec une assiduité remarquable les séances de la Convention
nationale. C'était là, messieurs, un sujet de contemplation sombre, lugubre,
efifrayant, mais sublime. Soyons justes, nous le pouvons sans danger aujour-
d'hui, soyons justes envers ces choses augustes et terribles qui ont passé sur
la civilisation humaine et qui ne reviendront plus! C'est, à mon sens, une
volonté de la providence que la France ait toujours à sa tête quelque chose
de grand. Sous les anciens rois, c'était un principe j sous l'empire, ce fut un
homme i pendant la révolution, ce fut une assemblée. Assemblée qui a
brisé le trône et qui a sauvé le pays, qui a eu un duel avec la royauté
comme Cromwell et un duel avec l'univers comme Annibal, qui a eu à
la fois du génie comme tout un peuple et du génie comme un seul
homme i en un mot, qui a commis des attentats et qui a fait des prodiges,
que nous pouvons détester, que nous pouvons maudire, mais que nous de-
vons admirer !
Reconnaissons-le néanmoins, il se fit en France, dans ce temps-là, une
diminution de lumière morale, et par conséquent, — remarquons-le, mes-
sieurs, — une diminution de lumière intellectuelle. Cette espèce de demi-
jour ou de demi-obscurité qui ressemble à la tombée de la nuit et qui se
répand sur de certaines époques, est nécessaire pour que la providence puisse,
dans l'intérêt ultérieur du genre humain, accomplir sur les sociétés vieillies
ces effrayantes voies de fait qui, si elles étaient commises par des hommes,
seraient des crimes, et qui, venant de Dieu, s'appellent des révolutions.
Cette ombre, c'est l'ombre même que fait la main du Seigneur quand elle
est sur un peuple.
Comme je l'indiquais tout à l'heure, 93 n'est pas l'époque de ces hautes
individualités que leur génie isole. Il semble, en ce moment-là, que la pro-
vidence trouve l'homme trop petit pour ce qu'elle veut faire, qu'elle le
relègue sur le second plan, et qu'elle entre en scène elle-même. En effet,
en 93, des trois géants qui ont fait de la révolution française, le premier, un
fait social, le deuxième, un fait géographique, le dernier, un fait européen,
l'un, Mirabeau, était mortj l'autre, Sieyès, avait disparu dans l'éclipsé, il
rétmissait à vivre, comme ce lâche grand homme l'a dit plus tard j le troisième ,
Bonaparte, n'était pas né encore à la vie historique. Sieyès laissé dans l'ombre
et Danton peut-être excepté, il n'y avait donc pas d'hommes du premier
ordre, pas d'intelligences capitales dans la Convention, mais il y avait de
grandes passions, de grandes luttes, de grands éclairs, de grands fantômes.
Cela suffisait, certes, pour l'éblouissement du peuple, redoutable spectateur
incliné sur la fatale assemblée. Ajoutons qu'à cette époque où chaque jour
était une journée, les choses marchaient si vite, l'Europe et la France, Paris
44 AVANT L'EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.
et la frontière, le champ de bataille et la place publique avaient tant d'aven-
tures, tout se développait si rapidement, qu'à la tribune de la Convention
nationale l'événement croissait pour ainsi dire sous l'orateur à mesure qu'il
parlait, et, tout en lui donnant le vertige, lui communiquait sa grandeur. Et
puis, comme Paris, comme la France, la Convention se mouvait dans cette
clarté crépusculaire de la fin du siècle qui attachait des ombres immenses aux
plus petits hommes, qui prêtait des contours indéfinis et gigantesques aux
plus chétives figures, et qui, dans l'histoire même, répand sur cette formidable
assemblée je ne sais quoi de sinistre et de surnaturel.
Ces monstrueuses réunions d'hommes ont souvent fasciné les poètes comme
l'hydre fascine l'oiseau. Le Long-Parlement absorbait Milton, la Convention
attirait Lemercier. Tous deux plus tard ont illuminé l'intérieur d'une sombre
épopée avec je ne sais quelle vague réverbération de ces deux pandémo-
niums. On sent Cromwell dans le Varadîs perdu, et 93 dans la Vanhypocmiade,
La Convention, pour le jeune Lemercier, c'était la révolution faite vision et
réunie tout entière sous son regard. Tous les jours il venait voir là, comme
il l'a dit admirablement, mettre les lois hors la loi. Chaque matin il arrivait à
l'ouverture de la séance et s'asseyait à la tribune publique parmi ces femmes
étranges qui mêlaient je ne sais quelle besogne domestique aux plus terribles
spectacles, et auxquelles l'histoire conservera leur hideux surnom de /r/Vi?/-!?/;»^;".
Elles le connaissaient, elles l'attendaient et lui gardaient sa place. Seulement
il y avait dans sa jeunesse, dans le désordre de ses vêtements, dans son atten-
tion effarée, dans son anxiété pendant les discussions, dans la fixité profonde
de son regard, dans les paroles entrecoupées qui lui échappaient par moments,
quelque chose de si singulier pour elles, qu'elles le croyaient privé de raison.
Un jour, arrivant plus tard qu'à l'ordinaire, il entendit une de ces femmes
dire à l'autre : Ne te mets pas là, cS la place de f idiot.
Quatre ans plus tard, en 1797, l'idiot donnait à la France Agamemnon.
Est-ce que par hasard cette assemblée aurait fait faire au poëte cette tra-
gédie } Qu'y a-t-il de commun entre Egisthe et Danton, entre Argos et Paris,
entre la barbarie homérique et la démoralisation voltairienne } Quelle étrange
idée de donner pour miroir aux attentats d'une civilisation décrépite et cor-
rompue les crimes naïfs et simples d'une époque primitive, de faire errer,
pour ainsi dire, à quelques pas des échafauds de la révolution française, les
spectres grandioses de la tragédie grecque, et de confronter au régicide mo-
derne, tel que l'accomplissent les passions populaires, l'antique régicide tel
que le font les passions domestiques! Je l'avouerai, messieurs, en songeant à
cette remarquable époque du talent de M. Lemercier, entre les discussions
de la Convention et les querelles des Atrides, entre ce qu'il voyait et ce qu'il
rêvait, j'ai souvent cherché- un rapport j je n'ai trouvé tout au plus qu'une
DISCOURS DE RÉCEPTION. 45
harmonie. Pourquoi, par quelle mystérieuse transformation de la pensée dans
le cerveau, A.gamemnon est-il né ainsi.? C'est là un de ces sombres caprices de
l'inspiration dont les poètes seuls ont le secret. Quoi qu'il en soit, Agamemmn
est une œuvre, une des plus belles tragédies de notre théâtre, sans contredit,
par l'horreur et par la pitié à la fois, par la simplicité de l'élément tragique,
par la gravité austère du style. Ce sévère poëme a vraiment le profil grec.
On sent, en le considérant, que c'est l'époque où David donne la couleur
aux bas-reliefs d'Athènes et où Talma leur donne la parole et le mouvement.
On Y sent plus que l'époque, on j sent l'homme. On devine que le poëte a
souffert en l'écrivant. En effet, une mélancolie profonde, mêlée à je ne sais
quelle terreur presque révolutionnaire, couvre toute cette grande œuvre.
Examinez-la, — elle le mérite, messieurs, — voyez l'ensemble et les dé-
tails, Agamemnon et Strophus, la galère qui aborde au port, les acclama-
tions du peuple, le tutoiement héroïque des rois. Contemplez surtout Cly-
temnestre, la pâle et sanglante figure, l'adultère dévouée au parricide, qui
regarde à côté d'elle sans les comprendre et, chose terrible! sans en être
épouvantée, la captive Cassandre et le petit OrestCj deux êtres faibles en
apparence, en réalité formidables ! L'avenir parle dans l'un et vit dans l'autre.
Cassandre, c'est la menace sous la forme d'une esclave} Oreste, c'est le
châtiment sous les traits d'un enfant.
Comme je viens de le dire, à l'âge où l'on ne souffre pas encore et où
l'on rêve à peine, M. Lemercier souffrit et créa. Cherchant à composer si
pensée, curieux de cette curiosité profonde qui attire les esprits courageux
aux spectacles effrayants, il s'approcha le plus près qu'il put de la Conven-
tion, c'est-à-dire de la révolution. Il se pencha sur la fournaise pendant que
la statue de l'avenir y bouillonnait encore , et il y vit flamboyer et il y en-
tendit rugir, comme la lave dans le cratère, les grands principes révolution-
naires, ce bronze dont sont faites aujourd'hui toutes les bases de nos idées,
de nos libertés et de nos lois. La civilisation future était alors le secret de la
providence j M. Lemercier n'essaya pas de le deviner. Il se borna à recevoir
en silence, avec une résignation stoïque, son contre-coup de toutes les cala-
mités. Chose digne d'attention, et sur laquelle je ne puis m'empêcher d'in-
sister, si jeune, si obscur, si inaperçu encore, perdu dans cette foule qui,
pendant la terreur, regardait les événements traverser la rue conduits par le
bourreau, il fut frappé dans toutes ses affections les plus intimes par les
catastrophes publiques. Sujet dévoué et presque serviteur personnel de
Louis XVI, il vit passer le fiacre du 21 janvier j filleul de madame de Lam-
balle, il vit passer la pique du 2 septembres ami d'André Chénier, il vit
passer la charrette du 7 thermidor. Ainsi, à vingt ans, il avait déjà vu déca-
piter, dans les trois êtres les plus sacrés pour lui après son père, les trois
46 AVANT L'EXIL. — ACADEMIE FRANÇAISE.
choses de ce monde les plus rayonnantes après Dieu, la royauté, la beauté et
le génie !
Quand ils ont subi de pareilles impressions, les esprits tendres et faibles
restent tristes toute leur vie, les esprits élevés et fermes demeurent sérieux.
M. Lemercier accepta donc la vie avec gravité. Le 9 thermidor avait ouvert
pour la France cette ère nouvelle qui est la seconde phase de toute révolution.
Après avoir regardé la société se dissoudre, M. Lemercier la regarda se re-
former. Il mena la vie mondaine et littéraire. Il étudia et partagea, en sou-
riant parfois, les mœurs de cette époque du directoire qui est après Robes-
pierre ce que la régence est après Louis XIV, le tumulte joyeux d'une nation
intelligente échappée à Tennui ou à la peur, l'esprit, la gaîté et la licence
protestant par une orgie, ici, contre la tristesse d'un despotisme dévot, là,
contre l'abrutissement d'une tyrannie puritaine. M. Lemercier, célèbre alors
par le succès à'Jigamemnon, rechercha tous les hommes d'élite de ce temps,
et en fut recherché. Il connut Ecouchard-Lebrun chez Ducis, comme il avait
connu André Chénier chez madame Pourat. Lebrun l'aima tant, qu'il n'a
pas fait une seule épigramme contre lui. Le duc de Fitz-James et le prince
de Talleyrand, madame de Lameth et M. de Florian, la duchesse d'Aiguil-
lon et madame TaUien, Bernardin de Saint-Pierre et madame de Staël lui
firent fête et l'accueillirent. Beaumarchais voulut être son éditeur, comme
vingt ans plus tard Dupuytren voulut être son professeur. Déjà placé trop
haut pour descendre aux exclusions de partis, de plain-pied avec tout ce qui
était supérieur, il devint en même temps l'ami de David qui avait jugé le roi
et de DeliUe qui l'avait pleuré. C'est ainsi qu'en ces années-là, de cet échange
d'idées avec tant de natures diverses, de la contemplation des mœurs et de
l'observation des individus, naquirent et se développèrent dans M. Lemercier,
pour faire face à toutes les rencontres de la vie, deux hommes, — deux
hommes libres, — un homme politique indépendant, un homme littéraire
original.
Un peu avant cette époque, il avait connu l'officier de fortune qui devait
succéder plus tard au directoire. Leur vie se côtoya pendant quelques années.
Tous deux étaient obscurs. L'un était ruiné, l'autre était pauvre. On repro-
chait à l'un sa première tragédie qui était un essai d'écolier, et à l'autre sa
première action qui était un exploit de jacobin. Leurs deux renommées com-
mencèrent en même temps par un sobriquet. On disait M Mercier-Méléagre
au même instant où l'on disait le général Uendémiaire, Loi étrange qui veut
qu'en France le ridicule s'essaye un moment à tous les hommes supérieurs !
Quand madame de Beauharnais songea à épouser le protégé de Barras, elle
consulta M. Lemercier sur cette mésalliance. M. Lemercier, qui portait in-
térêt au jeune artilleur de Toulon, la lui conseilla. Puis tous deux, l'homme
DISCOURS DE RÉCEPTION. 47
de lettres et Thomme de guerre, grandirent" presque parallèlement. Ils rem-
portèrent presque en même temps leurs premières victoires. M. Lemercier
fit jouer A.gamemnon dans l'année d'Arcole et de Lodi, et Vinto dans l'année
de Marengo. Avant Marengo, leur liaison était déjà étroite. Le salon de la
rue Chantereine avait vu M. Lemercier lire sa tragédie égyptienne à'Ophis
au général en chef de l'armée d'Egypte j Kléber et Desaix écoutaient assis
dans un coin. Sous le consulat, la liaison devint de l'amitié. À la Malmaison, le
premier consul, avec cette gaîté d'enfant propre aux vrais grands hommes,
entrait brusquement la nuit dans la chambre où veillait le poëte, et s'amu-
sait à lui éteindre sa bougie , puis il s'échappait en riant aux éclats. Joséphine
avait confié à M. Lemercier son projet de mariage j le premier consul lui
confia son projet d'empire. Ce jour-là, M. Lemercier sentit qu'il perdait un
ami. Il ne voulut pas d'un maître. On ne renonce pas aisément à l'égalité
avec un pareil homme. Le poëte s'éloigna fièrement. On pourrait dire que,
le dernier en France, il tutoya Napoléon. Le 14 floréal an XII, le jour même
où le sénat donnait pour la première fois à l'élu de la nation le titre impérial :
Sire, M. Lemercier, dans une lettre mémorable, l'appelait encore famihère-
ment de ce grand nom : Bonaparte !
Cette amitié, à laquelle la lutte dut succéder, les honorait l'un et l'autre.
Le poëte n'était pas indigne du capitaine. C'était un rare et beau talent que
M. Lemercier. On a plus de raisons que jamais de le dire aujourd'hui que
son monument est terminé, aujourd'hui que l'édifice construit par cet esprit
a reçu cette fatale dernière pierre que la main de Dieu pose toujours
sur tous les travaux de l'homme. Vous n'attendez certes pas de moi,
messieurs, que j'examine ici page à page cette œuvre immense et mul-
tiple qui, comme celle de Voltaire, embrasse tout, l'ode, l'épître, l'apo-
logue, la chanson, la parodie, le roman, le drame, l'histoire et le pamphlet,
la prose et le vers, la traduction et l'invention, l'enseignement pohtique,
l'enseignement philosophique et l'enseignement littéraire j vaste amas de
volumes et de brochures que couronnent avec quelque majesté dix poèmes,
douze comédies et quatorze tragédies} riche et fantasque architecture,
parfois ténébreuse, parfois vivement éclairée, sous les arceaux de laquelle
apparaissent, étrangement mêlés dans un clair-obscur singulier, tous les
fantômes imposants de la fable, de la Bible et de l'histoire, Atride,
Ismaël, le lévite d'Ephraïm, Lycurgue, Camille, Clovis, Charlemagne,
Baudouin, saint Louis, Charles VI, Richard III, Richelieu, Bonaparte,
dominés tous par ces quatre colosses symbohques sculptés sur le fronton de
l'œuvre, Moïse, Alexandre, Homère et Newton j c'est-à-dire par la législa-
tion, la guerre, la poésie et la science. Ce groupe de figures et d'idées que le
poëte avait dans l'esprit et qu'il a posé largement dans notre Uttérature^ ce
48 AVANT L'EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.
groupe, messieurs, est plein de grandeur. Après avoir dégagé la ligne prin-
cipale de l'œuvre, permettez-moi d'en signaler quelques détails saillants et
caractéristiques} cette comédie de la révolution portugaise, si vive, si spiri-
tuelle, si ironique et si profonde j ce Plaute, qui diffère de V Harpagon de
Molière en ce que, comme le dit ingénieusement l'auteur lui-même, le sujet
de Molière, ceH un avare qui perd un trésor -, mon sujet a moi, ceB Plaute qui trouve
un avare ; ce Christophe Colomb, où l'unité de lieu est tout à la fois si rigoureu-
sement observée , car l'action se passe sur le pont d'un vaisseau , et si auda-
cieusement violée, car ce vaisseau — j'ai presque dit ce drame — va de
l'ancien monde au nouveau 3 cette Frédégonde, conçue comme un rêve de
Crébillon, exécutée comme une pensée de Corneille $ cette Atlantiade, que
la nature pénètre d'un assez vif rayon, quoiqu'elle y soit plutôt interprétée
peut-être selon la science que selon la poésie j enfin, ce dernier poëme,
l'homme donné par Dieu en spectacle aux démons, cette Fanhypocrisiade qui
est tout ensemble une épopée, une comédie et une satire, sorte de chimère
littéraire, espèce de monstre à trois têtes qui chante, qui rit et qui aboie.
Après avoir traversé tous ces livres, après avoir monté et descendu la
double échelle, construite par lui-même pour lui seul peut-être, à l'aide de
laquelle ce penseur plongeait dans l'enfer ou pénétrait dans le ciel, il est
impossible, messieurs, de ne pas se sentir au cœur une sympathie sincère
pour cette noble et travailleuse intelligence qui , sans se rebuter, a courageu-
sement essayé tant d'idées à ce superbe goût français si difficile à satisfaire $
philosophe selon Voltaire, qui a été parfois un poëte selon Shakespeare}
écrivain précurseur qui dédiait des épopées à Dante à l'époque où Dorât
refleurissait sous le nom de Demoustiet} esprit à la vaste envergure, qui a
tout à la fois une aile dans la tragédie primitive et une aile dans la comédie
révolutionnaire, qui touche par Agamemnon au poëte de Prométhée et par
Finto au poëte de Figaro.
Le droit de critique, messieurs, paraît au premier abord découler naturel-
lement du droit d'apologie. L'œil humain — est-ce perfection.'* est-ce infir-
mité P — est ainsi fait qu'il cherche toujours le côté défectueux de tout.
Boileau n'a pas loué Molière sans restriction. Cela est-il à l'honneur de
Boileau } Je l'ignore , mais cela est. Il y a deux cent trente ans que l'astro-
nome Jean Fabricius a trouvé des taches dans le soleil } il y a deux mille
deux cents ans que le grammairien Zoïle en avait trouvé dans Homère. Il
semble donc que je pourrais ici, sans offenser vos usages et sans manquer à
la respectable mémoire qui m'est confiée, mêler quelques reproches à mes
louanges et prendre de certaines précautions conservatoires dans l'intérêt de
l'art. Je ne le ferai pourtant pas, messieurs. Et vous-mêmes, en réfléchissant
que si, par hasard, moi qui ne peux être que fidèle à des convictions haute-
DISCOURS DE RECEPTION. 49
ment proclamées toute ma vie, j'articulais une restriction au sujet de
M. Lemercier, cette restriction porterait peut-être principalement sur un
point délicat et suprême, sur la condition qui, selon moi, ouvre ou ferme
aux écrivains les portes de l'avenir, c'est-à-dire sur le style, en songeant à ceci,
je n'en doute pas, messieurs, vous comprendrez ma réserve et vous approu-
verez mon silence. D'ailleurs, et ce que je disais en commençant, ne dois-je
pas le répéter ici surtout? qui suis-je ? qui m'a donné qualité pour trancher
des questions si complexes et si graves ? Pourquoi la certitude que je crois
sentir en moi se résoudrait-elle en autorité pour autrui ? La postérité seule —
et c'est là encore une de mes convictions — a le droit définitif de critique et
de jugement envers les ulents supérieurs. Elle seule, qui voit leur œuvre dans
son ensemble, dans sa proportion et dans sa perspective, peut dire où ils ont
erré et décider où ils ont faiUi. Pour prendre ici devant vous le rôle auguste
de la postérité, pour adresser un reproche ou un blâme à un grand esprit, il
faudrait au moins être ou se croire un contemporain éminent. Je n'ai ni le
bonheur de ce privilège, ni le malheur de cette prétention.
Et puis, messieurs, et c'est toujours là qu'il en faut revenir quand on parle
de M. Lemercier, quel que soit son éclat littéraire, son caractère était peut-
être plus complet encore que son talent.
Du jour où il crut de son devoir de lutter contre ce qui lui semblait l'in-
justice faite gouvernement, il immola à cette lutte sa fortune, qu'il avait
retrouvée après la révolution et que l'empire lui reprit, son loisir, son repos,
cette sécurité extérieure qui est comme la muraille du bonheur domestique,
et, chose admirable dans un poëte, jusqu'au succès de ses ouvrages. Jamais
poëte n'a fait combattre des tragédies et des comédies avec une plus héroïque
bravoure. Il envoyait ses pièces à la censure comme un général envoie ses
soldats à l'assaut. Un drame supprimé était immédiatement remplacé par un
autre qui avait le même sort. J'ai eu, messieurs, la triste curiosité de chercher
et d'évaluer le dommage causé par cette lutte à la renommée de l'auteur
èi Agamemnon. Voulez-vous savoir le résultat } — Sans compter le Uvite
d'Ephraïm proscrit par le comité de salut public, comme dangereux pour la
philosophie , le Tartuffe révolutionnaire proscrit par la Convention , comme con-
traire à la république , la démence de Charles VI proscrite par la restauration ,
comme hostile à la royauté j sans m'arrêter au Corrupteur, sifflé, dit-on,
en 1823, par les gardes du corps j en me bornant aux actes de la censure
impériale, voici ce que j'ai trouvé : Vinto, joué vingt fois, puis défendu j
Vlaute, joué sept fois, puis défendu j Christophe Colomb, joué onze fois militai-
rement devant les bayonnettes, puis défendu j Charlema^e, défendu 5 Camille,
défendu. Dans cette guerre, honteuse pour le pouvoir, honorable pour le
poëte, M. Lemercier eut en dix ans cinq grands drames tués sous lui.
ACTES ET PAROLES. — I. 4
, IMFEliiBmll lATloaus.
50 AVANT L'EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.
Il plaida quelque temps pour son. droit et pour sa pensée par d'énergiques
réclamations directement adressées à Bonaparte lui-même. Un jour, au
milieu d'une discussion délicate et presque blessante, le maître, s'interrom-
pant, lui dit brusquement : ^ujtve^vom donc ^ vous devenez tout rouget — Et
vous tout pale, répliqua fièrement M. Lemercier; c'eB notre manière a tous deux
quand quelque chose nom irrite, vous ou moi. Je rougk et vous pdlisse% Bientôt il cessa
tout à fait de voir l'empereur. Une fois pourtant, en janvier 1812, à l'époque
culminante des prospérités de Napoléon, quelques semaines après la suppres-
sion arbitraire de son Camille, dans un moment où il désespérait de jamais
faire représenter aucune de ses pièces tant que l'empire durerait, il dut,
comme membre de l'institut, se rendre aux Tuileries. Dès que Napoléon
l'aperçut, il vint droit à lui. — Eh bien, monsieur Lemercier, quand nous donner e^
vous une belle tragédie ? M. Lemercier regarda l'empereur fixement et dit ce
seul mot : Bientôt. J'attends. Mot terrible ! mot de prophète plus encore que
de poëte : mot qui, prononcé au commencement de 18 12, contient Moscou,
Waterloo et Sainte-Hélène !
Tout sentiment sympathique pour Bonaparte n'était cependant pas éteint
dans ce cœur silencieux et sévère. Vers ces derniers temps, l'âge avait plutôt
rallumé qu'étouffé l'étincelle. L'an passé, presque à pareille époque, par une
belle matinée de mai, le bruit se répandit dans Paris que l'Angleterre, hon-
teuse enfin de ce qu'elle a fait à Sainte-Hélène , rendait à la France le cercueil
de Napoléon. M. Lemercier, déjà souffrant et malade depuis près d'un mois,
se fit apporter le journal. Le journal, en effet, annonçait qu'une frégate allait
mettre à la voile pour Sainte-Hélène. Pâle et tremblant, le vieux poëte se
leva, une larme brilla dans son oeil, et au moment où on lui lut que «le
général Bertrand irait chercher l'empereur son maître ...» — Et moi, s'écria-
t-il, si j'allais chercher mon ami le premier consul ?
Huit jours après, il était parti.
He7as ! me disait sa respectable veuve en me racontant ces douloureux
détails, il ne l'eB pas allé chercher, il a fait davantage, il l'eB allé rejoindre.
Nous venons de parcourir du regard toute cette noble vie j tirons-en main-
tenant l'enseignement qu'elle renferme.
M. Lemercier est un de ces hommes rares qui obligent l'esprit à se poser
et aident la pensée à résoudre ce grave et beau problème : — Quelle doit
être l'attitude de la littérature vis-à-vis de la société, selon les époques, selon
les peuples et selon les gouvernements ?
Aujourd'hui, vieux trône de Louis XIV, gouvernement des assemblées,
despotisme de la gloire, monarchie absolue, république tyrannique, dictature
militaire, tout cela s'est évanoui. A mesure que nous, générations nouvelles,
nous voguons d'année en année vers l'inconnu, les trois objets immenses que
DISCOURS DE RECEPTION. 51
M. Lemercier rencontra sur sa route, qu'il aima, contempla et combattit tour
à tour, immobiles et morts désormais, s'enfoncent peu à peu dans la brume
épaisse du passé. Les rois de la branche aînée ne sont plus que des ombres, la
Convention n'est plus qu'un souvenir, l'empereur n'est plus qu'un tombeau.
Seulement, les idées qu'ils contenaient leur ont survécu. La mort et l'écrou-
lement ne servent qu'à dégager cette valeur intrinsèque et essentielle des
choses qui en est comme l'âme. Dieu met quelquefois des idées dans certains
faits et dans certains hommes comme des parfums dans des vases. Quand le
vase tombe, l'idée se répand.
Messieurs, la race aînée contenait la tradition historique, la Convention
contenait l'expansion révolutionnaire. Napoléon contenait l'unité nationale.
De la tradition naît la stabilité, de l'expansion naît la liberté, de l'unité naît
le pouvoir. Or la tradition, l'unité et l'expansion, en d'autres termes, la stabi-
lité, le pouvoir et la liberté, c'est la civilisation même. La racine, le tronc et
le feuillage, c'est tout l'arbre.
La tradition, messieurs, importe à ce pays. La France n'est pas une colonie
violemment faite nation j la France n'est pas une Amérique. La France fait
partie intégrante de l'Europe. EUe ne peut pas plus briser avec le passé que
rompre avec le sol. Aussi, à mon sens, c'est avec un admirable instinct que
notre dernière révolution, si grave, si forte, si intelligente, a compris que,
les familles couronnées étant faites pour les nations souveraines, à de certains
âges des races royales, il fallait substituer à l'hérédité de prince à prince
l'hérédité de branche à branche 5 c'est avec un profond bon sens qu'elle a
choisi pour chef constitutionnel un ancien lieutenant de Dumouriez et de
Kellermann qui était petit-fils de Henri IV et petit-neveu de Louis XIV j
c'est avec une haute raison qu'elle a transformé en jeune dynastie une vieille
famille, monarchique et populaire à la fois, pleine de passé par son histoire et
pleine d'avenir par sa mission.
Mais si la tradition historique importe à la France, l'expansion libérale ne
lui importe pas moins. L'expansion des idées, c'est le mouvement qui lui est
propre. Elle est par la tradition et elle vit par l'expansion, À Dieu ne plaise,
messieurs, qu'en vous rappelant tout à l'heure combien la France éuit puis-
sante et superbe il -y a trente ans, j'aie eu un seul moment l'intention impie
d'abaisser, d'humilier ou de décourager, par le sous-entendu d'un prétendu
contraste, la France d'à présent. Nous pouvons le dire avec calme, et nous
n'avons pas besoin de hausser la voix pour une chose si simple et si vraie, la
France est aussi grande aujourd'hui qu'elle l'a jamais été. Depuis cinquante
années qu'en commençant sa propre transformation elle a commencé le rajeu-
nissement de toutes les sociétés vieillies, la France semble avoir fait deux
parts égales de sa tâche et de son temps. Pendant vingt-cinq ans elle a imposé
52 AVANT L'EXIL. — ACADEMIE FRANÇAISE.
ses armes à l'Europe $ depuis vingt-cinq ans elle lui impose ses idées. Par sa
presse, elle gouverne les peuples j par ses livres, elle gouverne les esprits. Si
elle n'a plus la conquête, cette domination par la guerre, elle a l'initiative,
cette domination par la paix. C'est elle qui rédige l'ordre du jour de la pensée
universelle. Ce qu'elle propose est 1 l'instant même mis en discussion par
l'humanité tout entière j ce qu'elle conclut fait loi. Son esprit s'introduit peu
à peu dans les gouvernements, et les assainit. C'est d'elle que viennent toutes
les palpitations généreuses des autres peuples, tous les changements insen-
sibles du mal au bien qui s'accomplissent parmi les hommes en ce moment
et qui épargnent aux états des secousses violentes. Les nations prudentes et
qui ont souci de l'avenir tâchent de faire pénétrer dans leur vieux sang l'utile
fièvre des idées françaises, non comme une maladie, mais, permettez-moi
cette expression, comme une vaccine qui inocule le progrès et qui préserve
des révolutions. Peut-être les limites matérielles de la France sont-elles mo-
mentanément restreintes, non, certes, sur la mappemonde éternelle dont
Dieu a marqué les compartiments avec des fleuves, des océans et des mon-
tagnes, mais sur cette carte éphémère, bariolée de rouge et de bleu, que la
victoire ou la diplomatie refont tous les vingt ans. Qu'importe ! Dans un
temps donné, l'avenir remet toujours tout dans le moule de Dieu. La forme
de la France est fatale. Et puis, si les coalitions, les réactions et les congrès
ont bâti une France, les poètes et les écrivains en ont fait une autre. Outre
ses frontières visibles, la grande nation a des frontières invisibles qui ne s'ar-
rêtent que là où le genre humain cesse de parler sa langue, c'est-à-dire aux
bornes mêmes du monde civilisé.
Encore quelques mots, messieurs, encore quelques instants de votre bien-
veillante attention, et j'ai fini.
Vous le voyez, je ne suis pas de ceux qui désespèrent. Qu'on me pardonne
cette faiblesse, j'admire mon pays et j'aime mon temps. Quoi qu'on en
puisse dire, je ne crois pas plus à l'affaiblissement graduel de la France qu'à
l'amoindrissement progressif de la race humaine. Il me semble que cela ne
peut être dans les desseins du Seigneur, qui successivement a fait Rome pour
l'homme ancien et Paris pour l'homme nouveau. Le doigt éternel, visible,
ce me semble, en toute chose, améliore perpétuellement l'univers par
l'exemple des nations choisies et les nations choisies par le travail des intel-
ligences élues. Oui, messieurs, n'en déplaise à l'esprit de diatribe et de
dénigrement, cet aveugle qui regarde, je crois en l'humanité et j'ai foi en
mon siècle 5 n'en déplaise à l'esprit de doute et d'examen, ce sourd qui
écoute, je crois en Dieu et j'ai foi en sa providence.
Rien donc, non, rien n'a dégénéré chez nous. La France tient toujours le
flambeau des nations. Cette époque est grande, je le pense, — moi qui ne
DISCOURS DE RÉCEPTION. 53
suis rien, j'ai le droit de le dire ! — elle est grande par la science, grande
par l'industrie, grande par l'éloquence, grande par la poésie et par l'art. Les
hommes des nouvelles générations, que cette justice tardive leur soit du
moins rendue par le moindre et le dernier d'entre eux, les hommes des nou-
velles générations ont pieusement et courageusement continué l'œuvre de
leurs pères. Depuis la mort du grand Goethe, la pensée allemande est rentrée
dans l'ombre î depuis la mort de Byron et de Walter Scott, la poésie anglaise
s'est éteinte -, il n'y a plus à cette heure dans l'univers qu'une seule httérature
allumée et vivante, c'est la littérature française. On ne lit plus que des livres
français de Pétersbourg à Cadix, de Calcutta à New- York. Le monde s'en
inspire, la Belgique en vit. Sur toute la surface des trois continents, partout
où germe une idée un livre français a été semé. Honneur donc aux travaux
des jeunes générations ! Les puissants écrivains, les historiens considérables,
les nobles poètes, les maîtres éminents qui sont parmi vous, regardent avec
douceur et avec joie de belles renommées surgir de toutes parts dans le
champ éternel de la pensée. Oh ! qu'elles se tournent avec confiance vers
cette enceinte ! Comme vous le disait il y a onze ans, en prenant séance
parmi vous, mon illustre ami M. de Lamartine, vous n'en laisser e^aucune sur
le seuil ï
Mais que ces jeunes renommées, que ces beaux talents, que ces conti-
nuateurs de la grande tradition littéraire française ne l'oublient pas : à temps
nouveaux, devoirs nouveaux. La tâche de l'écrivain aujourd'hui est moins
périlleuse qu'autrefois, mais n'est pas moins auguste. Il n'a plus la royauté à
défendre contre l'échafaud comme en 93 , ou la liberté à sauver du bâillon
comme en 1810, il a la civilisation à propager. Il n'est plus nécessaire qu'il
donne sa tête, comme André Chénier, ni qu'il sacrifie son œuvre, comme
Lemercier, il suffît qu'il dévoue sa pensée.
Dévouer sa pensée, — permettez-moi de répéter ici solennellement ce
que j'ai dit toujours, ce que j'ai écrit partout, ce qui, dans la proportion
restreinte de mes efforts, n'a jamais cessé d'être ma règle, ma loi, mon prin-
cipe et mon butj — dévouer sa pensée au développement continu de la
sociabilité humaine j avoir les populaces en dédain et le peuple en amour 5
respecter dans les partis, tout en s'écartant d'eux quelquefois, les innom-
brables formes qu'a le droit de prendre l'initiative multiple et féconde de la
liberté} ménager dans le pouvoir, tout en lui résistant au besoin, le point
d'appui, divin selon les uns, humain selon les autres, mystérieux et salu-
taire selon tous, sans lequel toute société chancelle $ confronter de temps en
temps les lois humaines avec la loi chrétienne et la pénalité avec l'évangile j
aider la presse par le livre toutes les fois qu'elle travaille dans le vrai sens du
siècle i répandre largement ses encouragements et ses sympathies sur ces gène-
54 AVANT L'EXIL. — ACADEMIE FRANÇAISE.
rations encore couvertes d'ombre qui languissent faute d'air et d'espace, et
que nous entendons heurter tumultueusement de leurs passions, de leurs
souffrances et de leurs idées les portes profondes de l'avenir j verser par le
théâtre sur la foule, à travers le rire et les pleurs, à travers les solennelles
leçons de l'histoire, à travers les hautes fantaisies de l'imagination, cette
émotion tendre et poignante qui se résout dans l'âme des spectateurs en pitié
pour la femme et en vénération pour le vieillard j faire pénétrer la nature
dans l'art comme la sève même de Dieuj en un mot, civiliser les hommes
par le calme rayonnement de la pensée sur leurs têtes, voilà aujourd'hui,
messieurs, la mission, la fonction et la gloire du poëte.
Ce que je dis du poëte solitaire, ce que je dis de l'écrivain isolé, si j'osais,
je le dirais de vous-mêmes, messieurs. Vous avez sur les cœurs et sur les
âmes une influence immense. Vous êtes un des principaux centres de ce pou-
voir spirituel qui s'est déplacé depuis Luther et qui, depuis trois siècles, a
cessé d'appartenir exclusivement à l'église. Dans la civilisation actuelle deux
domaines relèvent de vous, le domaine intellectuel et le domaine moral. Vos
prix et vos couronnes ne s'arrêtent pas au talent, ils atteignent jusqu'à la vertu.
L'académie française est en perpétuelle communion avec les esprits spécu-
latifs par ses philosophes, avec les esprits pratiques par ses historiens, avec la
jeunesse, avec les penseurs et avec les femmes par ses poètes, avec le peuple
par la langue qu'il fait et qu'elle constate en la rectifiant. Vous êtes placés
entre les grands corps de l'état et à leur niveau pour compléter leur action,
pour rayonner dans toutes les ombres sociales, et pour faire pénétrer la pensée,
cette puissance subtile et, pour ainsi dire, respirable, là où ne peut pénétrer
le code, ce texte rigide et matériel. Les autres pouvoirs assurent et règlent la
vie extérieure de la nation, vous gouvernez la vie intérieure. Ils font les lois,
vous faites les mœurs.
Cependant, messieurs, n'allons pas au delà du possible. Ni dans les ques-
tions religieuses, ni dans les questions sociales, ni même dans les questions
politiques, la solution définitive n'est donnée à personne. Le miroir de la
vérité s'est brisé au milieu des sociétés modernes. Chaque parti en a ramassé
un morceau. Le penseur cherche à rapprocher ces fragments, rompus la plu-
part selon les formes les plus étranges, quelques-uns souillés de boue, d'autres,
hélas ! tachés de sang. Pour les rajuster tant bien que mal et y retrouver, à
quelques lacunes près, la vérité totale, il suffit d'un sagej pour les souder
ensemble et leur rendre l'unité, il faudrait Dieu.
Nul n'a plus ressemblé à ce sage, — soufirez, messieurs, "que je prononce
en terminant un nom vénérable pour lequel j'ai toujours eu une piété par-
ticulière, — nul n'a plus ressemblé à ce sage que ce noble Malesherbes qui
fut tout à la fois un grand lettré, un grand magistrat, un grand ministre et
DISCOURS DE RECEPTION. 55
un grand citoyen. Seulement il est venu trop tôt. Il était plutôt l'homme qui
ferme les révolutions que l'homme qui les ouvre. L'absorption insensible des
commotions de l'avenir par les progrès du présent, l'adoucissement des
mœurs, l'éducation des masses par les écoles, les ateliers et les bibliothèques,
l'amélioration graduelle de l'homme par la loi et par l'enseignement, voilà
le but sérieux que doit se proposer tout bon gouvernement et tout vrai pen-
seur j voilà la tâche que s'était donnée Malesherbes durant ses trop courts
ministères. Dès 1776, sentant venir la tourmente qui, dix-sept ans plus tard, a
tout arraché, il s'était hâté de rattacher la monarchie chancelante à ce fond
solide. Il eût ainsi sauvé l'état et le roi si le câble n'avait pas cassé. Mais — et
que ceci encourage quiconque voudra l'imiter — si Malesherbes lui-même a
péri, son souvenir du moins est resté indestructible dans la mémoire orageuse
de ce peuple en révolution qui oubliait tout, comme reste au fond de l'océan,
à demi enfouie sous le sable, la vieille ancre de fer d'un vaisseau disparu dans
la tempête !
56 AVANT L'EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.
REPONSE DE M. VICTOR HUGO
DIRECTEUR DE l' ACADÉMIE FRANÇAISE
AU DISCOURS DE M. SAINT-MARC GIRARDIN
i6 janvier 1845.
Monsieur,
Votre pensée a devancé la mienne. Au moment où j'élève la voix dans
cette enceinte pour vous répondre, je ne puis maîtriser une profonde et dou-
loureuse émotion. Vous la comprenez, monsieur} vous comprenez que mon
premier mouvement ne saurait se porter d'abord vers vous, ni même vers le
confrère honorable et regretté auquel vous succédez. En cet instant où je parle
au nom de l'académie entière, comment pourrais-je voir une place vide dans
ses rangs sans songer à l'homme éminent et rare qui devrait y être assis ^^\ à
cet intègre serviteur de la patrie et des lettres, épuisé par ses travaux mêmes,
hier en butte à tant de haines, aujourd'hui entouré de cette respectueuse et
universelle sympathie, qui n'a qu'un tort, c'est de toujours attendre, pour se
déclarer en faveur des hommes illustres, l'heure suprême du malheur .î*
Laissez-moi, monsieur, vous parler de lui un moment. Ce qu'il est dans
l'estime de tous, ce qu'il est dans cette académie, vous le savez, le maître de
la critique moderne, l'écrivain élevé, éloquent, gracieux et sévère, le juste et
sage esprit dévoué à la ferme et droite raison, le confrère affectueux, l'ami
fidèle et sûr j et il m'est impossible de le sentir absent d'auprès de moi aujour-
d'hui sans un inexprimable serrement de cœur. Cette absence, n'en doutons
pas, aura un terme} il nous reviendra. Confions-nous à Dieu, qui tient dans
sa main nos intelligences et nos destinées, mais qui ne crée pas de pareils
hommes pour qu'ils laissent leur tâche inachevée. Homme excellent et cher!
il partageait sa vie noble et sérieuse entre les plus hautes affaires et les soins
les plus touchants. Il avait l'âme aussi inépuisable que l'esprit. Son éloge, on
pourra le faire avec un mot. Le jour où cela fut nécessaire, il se trouva que
dans ce grand lettré, dans cet homme public, dans cet orateur, dans ce mi-
nistre , il y avait une mère !
Au milieu de ces regrets unanimes qui se tournent vers lui, je sens plus
(') Villemain, gravement malade à cette époque {Noie de l'e'diteur).
RÉPONSE À M. SAINT-MARC GIRARDIN. 57
vivement que jamais toute sa valeur et toute mon insuffisance. Que ne me
remplace-t-il à cette heure ! S'il avait pu être donné à l'académie, s'il avait pu
être donné à cet auditoire si illustre et si charmant qui m'environne , de l'en-
tendre en cette occasion parler de la place où je suis, avec quelle sûreté de
goût, avec quelle élévation de langage, avec quelle autorité de bon sens il
aurait su apprécier vos mérites, monsieur, et rendre hommage au talent de
M. Campenon !
M. Campenon, en effet, avait une de ces natures d'esprit qui réclament le
coup d'œil du critique le plus exercé et le plus délicat. Ce travail d'analyse
intelligente et attentive, vous me l'avez rendu facile, monsieur, en le faisant
vous-même, et, après votre excellent discours, il me reste peu de chose à
dire de l'auteur de l'Enfant Prodige et de la Maison des Champs. Étudier
M. Campenon comme je l'ai fait, c'est l'aimer $ l'expliquer comme vous
l'avez fait, c'est le faire aimer. Pour le bien hre, il faut le bien connaître.
Chez lui, comme dans toutes les natures franches et sincères, l'écrivain dérive
du philosophe, le poëte dérive de l'homme, simplement, aisément, sans
déviation, sans effort. De son caractère on peut conclure sa poésie, et de sa
vie ses poëmes. Ses ouvrages sont tout ce qu'est son esprit. II était doux,
facile, calme, bienveillant, plein de grâce dans sa personne et d'aménité dans
sa parole, indulgent à tout homme, résigné à toute chose j il aimait la
famille, la maison, le foyer domestique, le toit paternel} il aimait la retraite,
les livres, le loisir comme un poëte, l'intimité comme un sage j il aimait les
champs, mais comme il faut aimer les champs, pour eux-mêmes, plutôt pour
les fleurs qu'il y trouvait que pour les vers qu'il y faisait, plutôt en bonhomme
qu'en académicien, plutôt comme La Fontaine que comme Delille. Rien ne
dépassait l'excellence de^son esprit, si ce n'est l'excellence de son cœur. Il
avait le goût de l'admiration j il recherchait les grandes amitiés littéraires, et
s'y plaisait. Le ciel ne lui avait pas donné sans doute la splendeur du génie,
mais il lui avait donné ce qui l'accompagne presque toujours, ce qui en tient
lieu quelquefois, la dignité de l'âme. M. Campenon était sans envie devant
les grandes inteUigences comme sans ambition devant les grandes destinées.
Il était, chose admirable et rare, du petit nombre de ces hommes du second
rang qui aiment les hommes du premier.
Je le répète, son caractère une fois connu, on connaît son talent, et en
cela il participait de ce noble privilège de révélation de soi-même qui semble
n'appartenir qu'au génie. Chacune de ses œuvres est comme une production
nécessaire, dont on trouve la racine dans quelque coin de son cœur. Son
amour pour la famille engendre ce doux et touchant poëme de l'Enfant
Prodigue, son goût pour la campagne fait naître la Maison des Champs^ cette
gracieuse idylle j son culte pour les esprits éminents détermine les E^des sur
58 AVANT L'EXIL. — ACADEMIE FRANÇAISE.
Ducis, livre curieux et intéressant au plus haut degré, par tout ce qu'il fait
voir et par tout ce qu'il laisse entrevoir; portrait fidèle et soigneux d'une
figure isolée, peinture involontaire de toute une époque.
Vous le voyez, le lettré reflétant l'homme, le talent miroir de l'âme, le
cœur toujours étroitement mêlé à l'imagination, tel fut M. Campenon. Il
aima, il songea, il écrivit. Il fut rêveur dans sa jeunesse, il devint pensif dans
ses vieux jours. Maintenant, à ceux qui nous demanderaient s'il fut grand et
s'il fut illustre, nous répondrons : il fut bon et il fut heureux!
Un des caractères du talent de M. Campenon, c'est la présence de
la femme dans toutes ses œuvres. En 1810, il écrivait dans une lettre
à M. Legouvé, auteur du Mérite des femmes, ces paroles remarquables :
— «Quand donc les gens de lettres comprendront-ils le parti qu'ils pourraient
«tirer dans leurs vers des qualités infinies et des grâces de la femme, qui a
«tant de soucis et si peu de véritable bonheur ici-bas .?• Ce serait honorable
«pour nous, littérateurs et philosophes, de chercher dans nos ouvrages à
«éveiller l'intérêt en faveur des femmes, un peu déshéritées par les hommes,
«convenons-en, dans l'ordre de société que nous avons fait pour nous plutôt
«que pour elles. Vous avez dédié aux femmes tout un poëmej je leur dé-
«dierais volontiers toute ma poésie.» Il y a, dans ce peu de lignes, une
lumière jetée sur cette nature tendre, compatissante et affectueuse. Toutes
ses compositions, en effet, sont pour ainsi dire doucement éclairées par une
figure de femme, belle et lumineuse, penchée comme une muse sur le
front souffrant et douloureux du poëte. C'est Éléonore dans son poëme du
Tasse, malheureusement inachevé j c'est, dans ses élégies, la jeune fille
malade, la juive de Cambrai, Marie Stuart, mademoiselle de la VallièrC}
ailleurs, madame de Sévigné. Toi, Sévigné, dit-il,
Toi qui fus mère et ne fus pas auteur.
C'est, dans la parabole àcl'Enfant Vrodi^e, cette intervention de la mère que
vous lui avez d'ailleurs, monsieur, justement reprochée; anachronisme d'un
cœur irréfléchi et bon , qui se montre chrétien et moderne là où il faudrait
être juif et antique, et qui reste indulgent dans un sujet sévère; faute réelle,
mais charmante.
Quant à moi, je ne puis, je l'avoue, lire sans un certain attendrissement
ce vœu touchant de M. Campenon en faveur de la femme (jui a, je redis ses
propres paroles, tant de soucis et si peu de bonheur ici-bas. Cet appel aux écrivains
vient, on le sent, du plus profond de son âme. Il l'a souvent répété çà et là,
sous des formes variées, dans tous ses ouvrages, et chaque fois qu'on retrouve
ce sentiment, il plaît et il émeut, car rien ne charme comme de rencontrer
dans un livre des choses douces qui sont en même temps des choses justes.
RÉPONSE A M. SAINT-MARC GIRARDIN. 59
Oh ! que ce vœu soit entendu I que cet appel ne soit pas fait en vain ! Que
le poëte et le penseur achèvent de rendre de plus en plus sainte et vénérable
aux yeux de la foule, trop prompte à l'ironie et trop disposée à l'insouciance,
cette pure et noble compagne de l'homme, si forte quelquefois, souvent si
accablée, toujours si résignée, presque égale à l'homme par la pensée, supé-
rieure à l'homme par tous les instincts mystérieux de la tendresse et du sen-
timent, n'ayant pas à un aussi haut degré, si l'on veut, la faculté virile de
créer par l'esprit, mais sachant mieux aimer, moins grande intelligence peut-
être, mais à coup sûr plus grand cœur. Les esprits légers la blâment et la
raillent aisément 5 le vulgaire est encore païen dans tout ce qui la touche,
même dans le culte grossier qu'il lui rendj les lois sociales sont rudes et
avares pour elle 5 pauvre, elle est condamnée au labeur j riche, à la contrainte;
les préjugés, même en ce qu'ils ont de bon et d'utile, pèsent plus durement
sur elle que sur l'homme j son cœur même, si élevé et si sublime, n'est pas
toujours pour elle une consolation et un asile j comme elle aime mieux, elle
souffre davantage; il semble que Dieu ait voulu lui donner en ce monde
tous les martyres, sans doute parce qu'il lui réserve ailleurs toutes les
couronnes. Mais aussi quel rôle elle joue dans l'ensemble des faits providen-
tiels d'où résulte l'amélioration continue du genre humain ! Comme elle est
grande dans l'enthousiasme sérieux des contemplateurs et des poètes, la
femme de la civilisation chrétienne; figure angélique et sacrée, belle à la
fois de la beauté physique et de la beauté morale, car la beauté extérieure
n'est que la révélation et le rayonnement de la beauté intérieure ; toujours
prête à développer, selon l'occasion, ou une grâce qui nous charme ou une
perfection qui nous conseille; acceptant tout du malheur, excepté le fiel,
devenant plus douce à mesure qu'elle devient plus triste; sanctifiée enfin, à
chaque âge de la vie, jeune fille, par l'innocence, épouse, par le devoir,
mère, par le dévouement!
M. Campenon faisait partie de l'université ; l'académie , pour le remplacer,
a cherché ce que l'université pouvait lui offrir de plus distingué; son choix,
monsieur, s'est naturellement fixé sur vous. Vos travaux littéraires sur l'Alle-
magne, vos recherches sur l'état de l'instruction intermédiaire dans ce grand
pays, vous recommandaient hautement aux suffrages de l'académie. Déjà un
Tableau de la littérature française au sei^eme siècle, plein d'aperçus ingénieux, un
remarquable Eloge de Bossuet, écrit d'un style vigoureux, vous avaient mérité
deux de ses couronnes. L'académie vous avait compté parmi ses lauréats les
plus brillants ; aujourd'hui elle vous admet parmi les juges.
Dans cette position nouvelle, votre horizon, monsieur, s'agrandira. Vous
embrasserez d'un coup d'œil à la fois plus ferme et plus étendu de plus
vastes espaces. Les esprits comme le vôtre se fortifient en s'élevant. À mesure
6o AVANT L'EXIL. — ACADEMIE FRANÇAISE.
que leur point de vue se hausse, leur pensée monte. De nouvelles perspec-
tives, dont peut-être vous serez surpris vous-même, s'ouvriront à votre
regard. C'est ici, monsieur, une région sereine. En entrant dans cette com-
pagnie séculaire que tant de grands noms ont honorée, où il y a tant de
gloire et par conséquent tant de calme-, chacun dépose sa passion personnelle ,
et prend la passion de tous, la vérité. Soyez le bienvenu, monsieur. Vous ne
trouverez pas ici l'écho des controverses qui émeuvent les esprits au dehors,
et dont le bruit n'arrive pas jusqu'à nous. Les membres de cette académie
habitent la sphère des idées pures. Qu'il me soit permis de leur rendre cette
justice, à moi, l'un des derniers d'entre eux par le mérite et par l'âge. Ils
ignorent tout sentiment qui pourrait troubler la paix inaltérable de leur
pensée. Bientôt, monsieur, appelé à leurs assemblées intérieures, vous les
connaîtrez, vous les verrez tels qu'ils sont, affectueux, bienveillants, pai-
sibles, tous dévoués aux mêmes travaux et aux mêmes goûts ; honorant les
lettrés, cultivant les lettres, les uns avec plus de penchant pour le passé, les
autres avec plus de foi dans l'avenir 5 ceux-ci soigneux surtout de pureté ,
d'ornement et de correction, préférant Racine, Boileau et Fénelonj ceux-là,
préoccupés de philosophie et d'histoire, feuilletant Descartes , Pascal, Bossuet
et Voltaire î ceux-là encore, épris des beautés hardies et mâles du génie libre,
admirant avant tout la Bible, Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare et
Molière j tous d'accord, quoique divers; mettant en commun leurs opinions
avec cordialité et bonne foij cherchant le parfait, méditant le grand; vivant
ensemble enfin, frères plus encore que confrères, dans l'étade des livres et
de la nature, dans la religion du beau et de l'idéal, dans la contemplation
des maîtres éternels !
Ce sera pour vous-même, monsieur, un enseignement intérieur qui pro-
fitera, n'en doutez pas, à votre enseignement du dehors. Même votre intel-
ligence si cultivée, même votre parole si vive, si variée, si spirituelle et si
justement applaudie, pourront se nourrir et se fortifier au commerce de tant
d'esprits hauts et tranquilles, et en particulier de ces nobles vieillards, vos
anciens et vos maîtres , qui sont tout à la fois pleins d'autorité et de douceur,
de gravité et de grâce, qui savent le vrai et qui veulent le bien.
Vous, monsieur, vous apporterez aux délibérations de l'académie vos
lumières, votre érudition, votre esprit ingénieux, votre riche mémoire, votre
langage élégant. Vous recevrez et vous donnerez.
Félicitez-vous des forces nouvelles que vous acquerrez ainsi près de vos
vénérables confrères pour votre délicate et difficile mission. Quoi de plus
efficace et de plus élevé qu'un enseignement littéraire pénétré de l'esprit si
impartial, si sympathique et si bienveillant, qui anime à l'heure où nous
sommes cette antique et illustre compagnie! Quoi de plus utile qu'un ensei-
RÉPONSE À M. SAINT-MARC GIRARDIN. 6l
gnement littéraire, docte, large, désintéressé, digne d'un grand corps comme
l'institut et d'un grand peuple comme la France, sujet d'étude pour les
intelligences neuves, sujet de méditation pour les talents faits et les esprits
mûrs ! Quoi de plus fécond que des leçons pareilles qui seraient composées
de sagesse autant que de science, qui apprendraient tout aux jeunes gens,
et quelque chose aux vieillards !
Ce n'est pas une médiocre fonction, monsieur, que de porter le poids
d'un grand enseignement public dans cette mémorable et illustre époque,
où de toutes parts l'esprit humain se renouvelle. A une génération de soldats
ce siècle a vu succéder une génération d'écrivains. Il a commencé par les
victoires de l'épée, il continue par les victoires de la pensée. Grand spec-
tacle! À tout prendre, en jugeant d'un point de vue élevé l'immense travail
qui s'opère de tous côtés, toutes critiques faites, toutes restrictions admises,
dans le temps où nous sommes, ce qui est au fond des intelligences est bon.
Tous font leur tâche et leur devoir, l'industriel comme le lettré, l'homme
de presse comme l'homme de tribune, tous, depuis l'humble ouvrier, bien-
veillant et laborieux, qui se lève avant le jour dans sa ceUule obscure, qui
accepte la société et qui la sert, quoique placé en bas, jusqu'au roi, sage
couronné, qui du haut de son trône laisse tomber sur toutes les nations les
graves et saintes paroles de la concorde universelle !
A une époque aussi sérieuse, il faut de sérieux conseils. Quoiqu'il soit
presque téméraire d'entreprendre une pareille tâche, permettez-moi, mon-
sieur, à moi qui n'ai jamais eu le bonheur d'être du nombre de vos audi-
teurs, et qui le regrette, de me représenter, tel qu'il doit être, tel qu'il est
sans nul doute, et d'essayer de faire parler un moment en votre présence,
ainsi que je le comprendrais, du moins à son point de départ, ce haut en-
seignement de l'état, toujours recueilli, j'insiste sur ce point, comme une
leçon par la foule studieuse et par les jeunes générations, parfois même
méritant l'insigne honneur d'être accepté comme un avertissement par
l'érudit, par le savant, par le publiciste, par le talent qui fertilise le vieux
sillon littéraire, même par ces hommes éminents et solitaires qui dominent
toute une époque, appuyés à la fois sur l'idée dont Dieu a composé leur
siècle et sur l'idée dont Dieu a composé leur esprit.
Lettrés! vous êtes l'élite des générations, l'intelligence des multitudes
résumées en quelques hommes, la tête même de la nation. Vous êtes les
instruments vivants, les chefs visibles d'un pouvoir spirituel redoutable et
libre. Pour n'oublier jamais quelle est votre responsabilité, n'oubliez jamais
quelle est votre influence. Regardez vos aïeux, et ce qu'ils ont faitj car vous
avez pour ancêtres tous les génies qui depuis trois mille ans ont guidé ou
égaré, éclairé ou troublé le genre humain. Ce qui se dégage de tous leurs
62 AVANT L'EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.
travaux, ce qui résulte de toutes leurs épreuves, ce qui sort de toutes leurs
œuvres, c'est l'idée de leur puissance. Homère a fait plus qu'Achille, il a fait
Alexandre j Virgile a calmé l'Italie après les guerres civiles j Dante l'a agitée j
Lucain était l'insomnie de Néron; Tacite a fait de Caprée le pilori de
Tibère. Au moyen-âge, qui était, après Jésus-Christ, la loi des intelligences.'*
Aristote. Cervantes a détruit la chevalerie; Molière a corrigé la noblesse par
la bourgeoisie, et la bourgeoisie par la noblesse; Corneille a versé de l'esprit
romain dans l'esprit français; Racine, qui pourtant est mort d'un regard de
Louis XIV, a fait descendre Louis XIV du théâtre; on demandait au grand
Frédéric quel roi il craignait en Europe, il répondit : Le roi IJoltaire. Les
lettrés du xvin'' siècle , Voltaire en tête, ont battu en brèche et jeté bas la
société ancienne; les lettrés du xix* siècle peuvent consolider ou ébranler la
nouvelle. Que vous dirai-je enfin .? le premier de tous les livres et de tous les
codes, la Bible, est un poëme. Partout et toujours ces grands rêveurs qu'on
nomme les penseurs et les poètes se mêlent à la vie universelle, et, pour
ainsi parler, à la respiration même de l'humanité. La pensée n'est qu'un
souffle, mais ce souffle remue le monde.
Que les écrivains donc se prennent au sérieux. Dans leur action publique,
qu'ils soient graves, modérés, indépendants et dignes. Dans leur action litté-
raire, dans les libres caprices de leur inspiration, qu'ils respectent toujours
les lois radicales de la langue qui est l'expression du vrai, et du style qui est
la forme du beau. En l'état où sont aujourd'hui les esprits, le lettré doit sa
sympathie à tous les malaises individuels, sa pensée à tous les problèmes
sociaux, son respect à toutes les énigmes religieuses. Il appartient à ceux qui
souffrent, à ceux qui errent, à ceux qui cherchent. Il faut qu'il laisse aux
uns un conseil, aux autres une solution, à tous une parole. S'il est fort, qu'il
pèse et qu'il juge; s'il est plus fort encore, qu'il examine et qu'il enseigne;
s'il est le plus grand de tous, qu'il console. Selon ce que vaut l'écrivain, la
table où il s'accoude, et d'où il parle aux intelligences, est quelquefois un
tribunal, quelquefois une chaire. Le talent est une magistrature; le génie
est un sacerdoce.
Écrivains qui voulez être dignes de ce noble titre et de cette fonction
sévère, augmentez chaque jour, s'il vous est possible, la gravité de votre
raison; descendez dans les entrailles de toutes les grandes questions humaines;
posez sur votre pensée, comme des fardeaux sublimes, l'art, l'histoire, la
science, la philosophie. C'est beau, c'est louable, et c'est utile. En devenant
plus grands, vous devenez meilleurs. Par une sorte de double travail divin
et mystérieux, il se trouve qu'en améliorant en vous ce qui pense, vous
améliorez aussi ce qui aime.
La hauteur des sentiments est en raison directe de la profondeur de l'in-
RÉPONSE A M. SAINT-MARC GIRARDIN. 63
tclligence. Le cœur et l'esprit sont les deux plateaux d'une balance. Plongez
l'esprit dans l'étude, vous élevez le cœur dans les cieux.
Vivez dans la méditation du beau moral, et, par la secrète puissance de
transformation qui est dans votre cerveau, faites-en, pour les yeux de tous,
le beau poétique et littéraire, cette chose rayonnante et splendide. N'en-
tendez pas ces mots, le beau moral, dans le sens étroit et petit, comme les
interprète la pédanterie scolastique ou la pédanterie dévote j entendez-les
grandement, comme les entendaient Shakespeare et Molière, ces génies si
libres à la surface, au fond si austères.
Encore un mot, et j'ai fini.
Soit que sur le théâtre vous rendiez visible, pour l'enseignement de la
foule, la triple lutte, tantôt ridicule, tantôt terrible, des caractères, des pas-
sions et des événements} soit que dans l'histoire vous cherchiez, glaneur
attentif et courbé, quelle est l'idée qui germe sous chaque fait} soit que,
par la poésie pure, vous répandiez votre âme dans toutes les âmes pour
sentir ensuite tous les cœurs se verser dans votre cœur j quoi que vous fassiez,
quoi que vous disiez, rapportez tout à Dieu. Que dans votre intelligence,
ainsi que dans la création, tout commence à Dieu, ab Jove. Croyez en lui
comme les femmes et comme les enfants. Faites de cette grande foi toute
simple le fond et comme le sol de toutes vos œuvres. Qu'on les sente marcher
fermement sur ce terrain solide. C'est Dieu , Dieu seul ! qui donne au génie
ces profondes lueurs du vrai qui nous éblouissent. Sachez-le bien, penseurs!
depuis quatre mille ans qu'elle rêve, la sagesse humaine n'a rien trouvé hors
de lui. Parce que, dans le sombre et inextricable réseau des philosophies
inventées par l'homme, vous voyez rayonner çà et là quelques vérités éter-
nelles, gardez-vous d'en conclure qu'elles ont même origine, et que ces
vérités sont nées de ces philosophies. Ce serait l'erreur de gens qui aperce-
vraient les étoiles à travers des arbres, et qui s'imagineraient que ce sont là
les fleurs de ces noirs rameaux.
64 AVANT L'EXIL. — ACADEMIE FRANÇAISE.
REPONSE DE M. VICTOR HUGO
DIRECTEUR DE L* ACADÉMIE FRANÇAISE
AU DISCOURS DE M. SAINTE-BEUVE.
27 février 1845.
Monsieur,
Vous venez de rappeler avec de dignes paroles un jour que n'oubliera
aucun de ceux qui l'ont vu. Jamais regrets publics ne furent plus vrais et
plus unanimes que ceux qui accompagnèrent jusqu'à sa dernière demeure
le poëte éminent dont, vous venez aujourd'hui occuper la place. Il faut avoir
bien vécu, il faut avoir bien accompli son œuvre et bien rempli sa tâche
pour être pleuré ainsi. Ce serait une chose grande et morale que de rendre
à jamais présentes à tous les esprits ces graves et touchantes funérailles. Beau
et consolant spectacle, en effet! cette foule qui encombrait les rues, aussi
nombreuse qu'un jour de calamité publique} l'affliction royale manifestée
en même temps que l'attendrissement populaire} toutes les têtes nues sur le
passage du poëte, malgré le ciel pluvieux, malgré la froide journée d'hiver }
la douleur partout, le respect partout} le nom d'un seul homme dans toutes
les bouches, le deuil d'une seule famille dans tous les cœurs!
C'est qu'il nous était cher à tous ! c'est qu'il y avait dans son talent cette
dignité sérieuse, c'est qu'il y avait dans ses œuvres cette empreinte de médi-
tation sévère qui appelle la sympathie , et qui frappe de respect quiconque a
une conscience, depuis l'homme du peuple jusqu'à l'homme de lettres,
depuis l'ouvrier jusqu'au penseur, cet autre ouvrier! C'est que tous, nous qui
étions enfants lorsque M. Delavigne était homme, nous qui étions obscurs
lorsqu'il était célèbre, nous qui luttions lorsqu'on le couronnait, quelle que
fût l'école, quel que fût le parti, quel que fût le drapeau, nous l'estimions
et nous l'aimions! C'est que, depuis ses premiers jours jusqu'aux derniers,
sentant qu'il honorait les lettres, nous avions, même en restant fidèles* à
d'autres idées que les siennes, applaudi du fond du cœur à tous ses pas dans
sa radieuse carrière, et que nous l'avions suivi de triomphe en triomphe avec
cette joie profonde qu'éprouve toute âme élevée et honnête à voir le talent
monter au succès et le génie monter à la gloire !
RÉPONSE À M. SAINTE-BEUVE. 65
Vdus avez apprécié , monsieur, selon la variété d'aperçus et l'excellent tout
d'esprit qui vous est propre, cette riche nature, ce rare et beau talent. Per-
mettez-moi de le glorifier à mon tour, quoiqu'il soit dangereux d'en parler
après vous.
Dans M. Casimir Delavigne il y avait deux poètes, le poëte lyrique et le
poëte dramatique. Ces deux formes du même esprit se complétaient l'une
par l'autre. Dans tous ses poëmes, dans toutes ses messéniennes, il y a de
petits drames j dans ses tragédies, comme chez tous les grands poètes drama-
tiques, on sent à chaque instant passer le souffle lyrique. Disons-le à cette
occasion, ce côté par lequel le drame est lyrique, c'est tout simplement le
côté par lequel il est humain. C'est, en présence des fatalités qui viennent
d'en haut, l'amour qui se plaint, la terreur qui se récrie, la haine qui blas-
phème, la pitié qui pleure, l'ambition qui aspire, la virilité qui lutte, la
jeunesse qui rêve, la vieillesse qui se résigne $ c'est le moi de chaque person-
nage qui parle. Or, je le répète, c'est là le côté humain du drame. Les évé-
nements sont dans la main de Dieuj les sentiments et les passions sont dans
le cœur de l'homme. Dieu frappe le coup, l'homme pousse le cri. Au
théâtre , c'est le cri surtout que nous voulons entendre. Cri humain et profond
qui émeut une foule comme une seule âmej douloureux dans Molière quand
il se fait jour à travers les rires, terrible dans Shakespeare quand il sort du
milieu des catastrophes !
Nul ne saurait calculer ce que peut, sur la multitude assemblée et palpi-
tante, ce cri de l'homme qui souffre sous la destinée. Extraire une leçon
utile de cette émotion poignante , c'est le devoir rigoureux du poëte. Cette
première loi de la scène, M. Casimir Delavigne l'avait comprise ou, pour
mieux dire, il l'avait trouvée en lui-même. Nous devenons artistes ou poètes
par les choses que nous trouvons en nous. M. Delavigne était du nombre
de ces hommes vrais et probes, qui savent que leur pensée peut faire le mal
ou le bien, qui sont fiers parce qu'ils se sentent libres, et sérieux parce qu'ils
se sentent responsables. Partout, dans les treize pièces qu'il a données au
théâtre, on sent le respect profond de son art et le sentiment profond de sa
mission. Il sait que tout lecteur commente, et que tout spectateur interprète}
il sait que, lorsqu'un poëte est universel, illustre et populaire, beaucoup
d'hommes en portent au fond de leur pensée un exemplaire qu'ils traduisent
dans les conseils de leur conscience et dans les actions de leur vie. Aussi lui,
le poëte intègre et attentif, il tire.de chaque chose un enseignement et une
explication. Il donne un sens philosophique et moral à la fantaisie, dans la
Princesse Aurélie et le Conseiller rapporteur; à l'observation , dans les Comédiens;
aux récits légendaires, dans h Fille du Cid; aux faits historiques, dans les
IJêpres siciliennes, dans Louis XI, dans les Ejifants d'Edouard, dans Don Juan
ACTES ET PAS.OI.es. — I. )
nmiaiBn unauu.
66 AVANT L'EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.
d'Autriche, dans la Famille au temps de Luther. Dans le Paria, il conseille les
castes j dans la Popularité, il conseille le peuple. Frappé de tout ce que l'âge
peut amener de disproportion et de périls dans la lutte de l'homme avec la
vie, de l'âme avec les passions, préoccupé un jour du côté ridicule des
choses et le lendemain de leur côté terrible, il fit deux fois l'École des
r
UieiUards-, la première fois il l'appela l'Ecole des 'ZJieillards, la seconde fois il
l'intitula Marina Faliero.
Je n'analyse pas ces compositions excellentes, je les cite. À quoi bon ana-
lyser ce que tous ont lu et applaudi r Énumérer simplement ces titres glo-
rieux, c'est rappeler à tous les esprits de beaux ouvrages et à toutes les
mémoires de grands triomphes.
Quoique la faculté du beau et de l'idéal fut développée à un rare degré
chez M. Delavigne, l'essor de la grande ambition littéraire, en ce qu'il peut
avoir parfois de téméraire et de suprême, était arrêté en lui et comme limité
par une sorte de réserve naturelle, qu'on peut louer ou blâmer, selon qu'on
préfère dans les productions de l'esprit le goût qui circonscrit ou le génie qui
entreprend, mais qui était une qualité aimable et gracieuse, et qui se tradui-
sait en modestie dans son caractère et en prudence dans ses ouvrages. Son
style avait toutes les perfections de son esprit, l'élévation, la précision, la
maturité, la dignité, l'élégance habituelle, et, par instants, la grâce, la clarté
continue, et, par moments, l'éclat. Sa vie était mieux que la vie d'un philo-
sophe, c'était la vie d'un sage. Il avait, pour ainsi dire, tracé un cercle
autour de sa destinée, comme il en avait tracé un autour de son inspiration.
Il vivait comme il pensait, abrité. Il aimait son champ, son jardin, sa mai-
son, sa retraite} le soleil d'avril sur ses roses, le soleil d'août sur ses treilles.
Il tenait sans cesse près de son cœur, comme pour le réchauffer, sa famiUe,
son enfant, ses frères, quelques amis. Il avait ce goût charmant de l'obscurité
qui est la soif de ceux qui sont célèbres. Il composait dans la solitude ces
poëmes qui plus tard remuaient la foule. Aussi tous ses ouvrages, tragédies,
comédies, messéniennes, éclos dans tant de calme, couronnés de tant de
succès, conservent-ils toujours, pour qui les lit avec attention, je ne sais
quelle fraîcheur d'ombre et de silence qui les suit même dans la lumière et
dans le bruit. Appartenant à tous et se réservant pour quelques-uns, il par-
tageait son existence entre son pays , auquel il dédiait toute son intelligence ,
et sa famille, à laquelle il donnait toute son âme. C'est ainsi qu'il a obtenu
la double palme, l'une bien éclatante, l'autre bien douce j comme poète, la
renommée, comme homme, le bonheur.
Cette vie pourtant, si sereine au dedans, si brillante au dehors, ne fut ni
sans épreuves, ni sans traverses. Tout jeune encore, M. Casimir Delavigne
eut à lutter par le travail contre la gêne. Ses premières années furent rudes
RÉPONSE À M. SAINTE-BEUVE. 67
et sévères. Plus tard son talent lui fit des amis, son succès lui fit un public,
son caractère lui fit une autorité. Par la hauteur de son esprit, il était, dès sa
jeunesse même, au niveau des plus illustres amitiés. Deux hommes éminents,
vous l'avez dit, monsieur, le recherchèrent et eurent la joie, qui est aujour-
d'hui une gloire, de l'aider et de le servir, M. Français de Nantes sous l'em-
pire, M. Pasquier sous la restauration. Il put ainsi se livrer paisiblement à ses
travaux, sans inquiétude, sans trop de souci de la vie matérielle, heureux,
admiré, entouré de l'affection publique, et, en particulier, de l'affection
populaire. Un jour arriva cependant où une injuste et impolitique défaveur
vint frapper ce poëte dont le nom européen faisait tant d'honneur à la
France j il fut alors noblement recueilli et soutenu par le prince dont Napo-
léon a dit : L<f Duc d'Orléans eH toujours reBè national; grand et juste esprit qui
comprenait dès lors comme prince, et qui depuis a reconnu comme roi, que
la pensée est une puissance et que le talent est une liberté.
Quand la méditation se fixe sur M. Casimir Delavigne, quand on étudie
attentivement cette heureuse nature, on est frappé du rapport étroit et
intime qui existe entre la qualité propre de son esprit, qui était la clarté, et
le principal trait de son caractère, qui était la douceur. La douceur, en effet,
est une clarté de l'âme qui se répand sur les actions de la vie. Chez M. Dela-
vigne, cette douceur ne s'est jamais démentie. Il était doux à toute chose, à
la vie, au succès, à la souffrance} doux à ses amis, doux à ses ennemis. En
butte, surtout dans ses dernières années, à de violentes critiques, à un aéni-
grement amer et passionné, il semblait, c'est son frère qui nous l'apprend
dans une intéressante biographie, il semblait ne pas s'en douter. Sa sérénité
n'en était pas altérée un instant. Il avait toujours le même calme, la même
expansion, la même bienveillance, le même sourire. Le noble poëte avait
cette candide ignorance de la haine qui est propre aux âmes délicates et
fières. Il savait d'ailleurs que tout ce qui est bon, grand, fécond, élevé, utile,
est nécessairement attaqué} et il se souvenait du proverbe arabe : On ne jette
de pierres qu'aux arbres chargés de fruits d'or.
Tel était, monsieur, l'homme justement admiré que vous remplacez dans
cette compagnie.
Succéder à un poëte que toute une nation regrette quand cette nation
s'appelle la France et quand ce poëte s'appelle Casimir Delavigne , c'est plus
qu'un honneur qu'on accepte, c'est un engagement qu'on prend. Grave
engagement envers la littérature, envers la renommée, envers le pays!
Cependant, monsieur, j'ai hâte de rassurer votre modestie. L'académie peut
le proclamer hautement, et je suis heureux de le dire en son nom, et le sen-
timent de tous sera ici pleinement d'accord avec elle, en vous appelant dans
son sein, elle a fait un utile et excellent choix. Peu d'hommes ont donné
68 AVANT L'EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.
plus de gages que vous aux lettres et aux graves labeurs de rintelligence.
Poëte, dans ce siècle où la poésie est si haute, si puissante et si féconde,
entre la messénienne épique et l'élégie lyrique, entre Casimir Delavigne qui
est si noble et Lamartine qui est si grand, vous avez su dans le demi-jour
découvrir un sentier qui est le vôtre "et créer une élégie qui est vous-même.
Vous avez donné à certains épanchements de l'âme un accent nouveau.
Votre vers, presque toujours douloureux, souvent profond, va chercher tous
ceux qui souffrent, quels qu'ils soient, honorés ou déchus, bons ou méchants.
Pour arriver jusqu'à eux, votre pensée se voile, car vous ne voulez pas trou-
bler l'ombre où vous allez les trouver. Vous savez, vous poëte, que ceux qui
souffrent se retirent et se cachent avec je ne sais quel sentiment farouche et
inquiet qui est de la honte dans les âmes tombées et de la pudeur dans les
âmes pures. Vous le savez, et, pour être un des leurs, vous vous enveloppez
comme eux. De là, une poésie pénétrante et timide à la fois, qui touche
discrètement les fibres mystérieuses du cœur. Comme biographe, vous avez,
dans vos Portraits de femmes, mêlé le charme à l'érudition, et laissé entrevoir
un moraliste qui égale parfois la délicatesse de Vauvenargues et ne rappelle
jamais la cruauté de La Rochefoucauld. Comme romancier, vous avez sondé
des côtés inconnus de la vie possible , et dans vos analyses patientes et neuves
on sent toujours cette force secrète qui se cache dans la grâce de votre talent.
Comme philosophe vous avez confronté tous les systèmes j comme critique,
vous avez étudié toutes les littératures. Un jour vous compléterez et vous
couronnerez ces derniers travaux qu'on ne peut juger aujourd'hui, parce que,
dans votre esprit même, ils sont encore inachevés, vous constaterez, du même
coup d'oeil, comme conclusion définitive, que, s'il y a toujours, au fond de
tous les systèmes philosophiques, quelque chose d'humain, c'est-à-dire de
vague et d'indécis, en même temps il y a toujours dans l'art, quel que
soit le siècle, quelle que soit la forme, quelque chose de divin, c'est-
à-dire de certain et d'absolu j de sorte que, tandis que l'étude de toutes les
philosophies mène au doute, l'étude de toutes les poésies conduit à l'enthou-
siasme.
Par vos recherches sur la langue , par la souplesse et la variété de votre
esprit, par la vivacité de vos idées toujours fines, souvent fécondes, par ce
mélange d'érudition et d'imagination qui fait qu'en vous le poëte ne dispa-
ra t jamais tout à fait sous le critique, et le critique ne dépouille jamais
entièrement le poëte, vous rappelez à l'académie un de ses membres les plus
regrettés, ce bon et charmant Nodier, qui était si supérieur et si doux. Vous
lui ressemblez par le côté ingénieux, comme lui-même ressemblait à d'autres
grands esprits par le côté insouciant. Nodier nous rendait quelque chose de
La Fontaine} vous nous rendrez quelque chose de Nodier.
RÉPONSE À M. SAINTE-BEUVE. 69
Il était impossible, monsieur, que, par la nature de vos travaux et la
pente de votre talent enclin surtout à la curiosité biographique et littéraire,
vous n'en vinssiez pas à arrêter quelque jour vos regards sur deux groupes
célèbres de grands esprits qui donnent au dix-septième siècle ses deux aspects
les plus originaux, l'hôtel de Rambouillet et Port-Royal. L'un a ouvert le
dix-septième siècle, l'autre l'a accompagné et fermé. L'un a introduit l'ima-
gination dans la langue, l'autre y a introduit l'austérité. Tous deux, placés
pour ainsi dire aux extrémités opposées de la pensée humaine, ont répandu
une lumière diverse. Leurs influences se sont combattues heureusement, et
combinées plus heureusement encore j et dans certains chefs-d'œuvre de notre
littérature, placés en quelque sorte à égale distance de l'un et de l'autre, dans
quelques ouvrages immortels qui satisfont tout ensemble l'esprit dans son
besoin d'imagination et l'âme dans son besoin de gravité, on voit se mêler
et se confondre leur double rayonnement.
De ces deux grands faits qui caractérisent une époque illustre et qui ont si
puissamment agi en France sur les lettres et sur les mœurs, le premier,
l'hôtel de Rambouillet, a obtenu de vous, çà et là, quelques coups de pin-
ceau vifs et spirituels} le second, Port-Royal, a éveillé et fixé votre attention.
Vous lui avez consacré un excellent livre, qui, bien que non terminé, est
sans contredit le plus important de vos ouvrages. Vous avez bien fait, mon-
sieur. C'est un digne sujet de méditation et d'étude que cette grave famille
de solitaires qui a traversé le dix-septième siècle, persécutée et honorée,
admirée et haïe, recherchée par les grands et poursuivie par les puissants,
trouvant moyen d'extraire de sa faiblesse et de son isolement même je ne
sais quelle imposante et inexplicable autorité, et faisant servir les grandeurs
de l'intelligence à l'agrandissement de la foi. Nicole, Lancelot, Lemaistre,
Sacy, Tillemont, les Arnauld, Pascal, gloires tranquilles, noms vénérables,
parmi lesquels brillent chastement trois femmes, anges austères, qui ont dans
la sainteté cette majesté que les femmes romaines avaient dans l'héroïsme !
Belle et savante école qui substituait, comme maître et docteur de l'intelli-
gence, saint- Augustin à Aristote, qui conquit la duchesse de Longueville,
qui forma le président de Harlay, qui convertit Turenne, et qui avait puisé
tout ensemble dans saint-François de Sales l'extrême douceur et dans l'abbé
de Saint-Cyran l'extrême sévérité. À vrai dire, et qui le sait mieux que
vous, monsieur (car dans tout ce que je dis en ce moment, j'ai votre livre
présent à l'esprit) ? l'œuvre de Port-Royal ne fut littéraire que par occasion,
et de côté, pour ainsi parler j le véritable but de ces penseurs attristés et
rigides était purement religieux. Resserrer le lien de l'église au dedans et à
l'extérieur par plus de discipline chez le prêtre et plus de croyance chez le
fidèle } réformer Rome en lui obéissant} faire à l'intérieur et avec amour ce
JO AVANT L'EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.
que Luther avait tenté au dehors et avec colère 5 créer en France, entre le peuple
souffrant et ignorant et la noblesse voluptueuse et corrompue, une classe inter-
médiaire, saine, stoïque et forte, une haute bourgeoisie intelligente et chrétiennej
fonder une église modèle dans l'église, une nation modèle dans la nation, telle
était l'ambition secrète , tel était le rêve profond de ces hommes qui étaient
illustres alors par la tentative religieuse et qui sont illustres aujourd'hui par le
résultat littéraire. Et pour arriver à ce but, pour fonder la société selon la foi, entre
les vérités nécessaires, la plus nécessaire à leurs yeux, la plus lumineuse, la
plus efficace, celle que leur démontraient le plus invinciblement leur croyance
et leur raison, c'était l'infirmité de l'homme prouvée par la tache originelle,
la nécessité d'un Dieu rédempteur, la divinité du Christ. Tous leurs efforts
se tournaient de ce côté, comme s'ils devinaient que là était le péril. Ils
entassaient livres sur livres, preuves sur preuves , démonstrations sur démons-
trations. Merveilleux instinct de prescience qui n'appartient qu'aux sérieux
esprits! Comment ne pas insister sur ce point .^^ Ils bâtissaient cette grande
forteresse à la hâte comme s'ils pressentaient une grande attaque. On eût dit
que ces hommes du dix-septième siècle prévoyaient les hommes du dix-
huitième. On eût dit que, penchés sur l'avenir, inquiets et attentifs, sentant
à je ne sais quel ébranlement sinistre qu'une légion inconnue était en marche
dans les ténèbres, ils entendaient de loin venir dans l'ombre la sombre et
tumultueuse armée de l'Encyclopédie, et qu'au milieu de cette rumeur
obscure ils distinguaient déjà confusément la parole triste et fatale de Jean-
Jacques et l'effrayant éclat de rire de Voltaire !
On les persécutait, mais ils y songeaient à peine. Ils étaient plus occupés
des périls de leur foi dans l'avenir que des douleurs de leur communauté
dans le présent. Ils ne demandaient rien, ils ne voulaient rien, ils n'ambi-
tionnaient rieni ils travaillaient et ils contemplaient. Ils vivaient dans l'ombre
du monde et dans la clarté de l'esprit. Spectacle auguste et qui émeut l'âme
en frappant la pensée Tandis que Louis XIV domptait l'Europe, que
Versailles émerveillait Paris, que la cour applaudissait Racine, que la ville
applaudissait Molière j tandis que le siècle retentissait d'un bruit de fête et
de victoire; tandis que tous les yeux admiraient le grand roi et tous les
esprits le grand règne , eux , ces rêveurs , ces solitaires , promis à l'exil , à la
captivité , à la mort obscure et lointaine , enfermés dans un cloître dévoué à
la ruine et dont la charrue devait effacer les derniers vestiges, perdus dans
un désert à quelques pas de ce Versailles, de ce Paris, de ce grand règne, de
ce grand roi, laboureurs et penseurs, cultivant la terre, étudiant les textes,
ignorant ce que faisaient la France et l'Europe, cherchant dans l'écriture
sainte les preuves de la divinité de Jésus, cherchant dans la création la glori-
fication du créateur, l'œil fixé uniquement sur Dieu, méditaient les livres.
RÉPONSE A M. SAINTE-BEUVE. /I
sacrés et la nature étemelle, la Bible ouverte dans l'église et le soleil épanoui
dans les cieux !
Leur passage n'a pas été inutile. Vous l'avez dit, monsieur, dans le livre
remarquable qu'ils vous ont inspiré, ils ont laissé leur trace dans la théologie,
dans la philosophie, dans la langue, dans la littérature, et, aujourd'hui
encore, Port-Royal est, pour ainsi dire, la lumière intérieure et secrète de
quelques grands esprits. Leur maison a été démolie, leur champ a été ravagé,
leurs tombes ont été violées, mais leur mémoire est sainte, mais leurs idées
sont debout, mais des choses qu'ils ont semées, beaucoup ont germé dans les
âmes, quelques-unes ont germé dans les cœurs. Pourquoi cette victoire à
travers ces calamités r Pourquoi ce triomphe malgré cette persécution? Ce
n'est pas seulement parce qu'ils étaient supérieurs, c'est aussi, c'est surtout
parce qu'ils étaient sincères! C'est qu'ils croyaient, c'est qu'ils étaient con-
vaincus, c'est qu'ils allaient à leur but pleins d'une volonté unique et d'une
foi profonde. Après avoir lu et médité leur histoire, on serait tenté de
s'écrier : — Qui que vous soyez, voulez-vous avoir de grandes idées et faire
de grandes choses r Croyez ! ayez une foi ! Ayez une foi religieuse , une foi
patriotique, une foi littéraire. Croyez à l'humanité, au génie, à l'avenir, à
vous-mêmes. Sachez d'où vous venez pour savoir où vous allez. La foi est
bonne et saine à l'esprit. Il ne suffit pas de penser, il faut croire. C'est de foi
et de conviction que sont faites en morale les actions saintes et en poésie les
idées sublimes.
Nous ne sommes plus, monsieur, au temps de ces grands dévouements
à une pensée purement religieuse. Ce sont là de ces enthousiasmes sur les-
quels Voltaire et l'ironie ont passé. Mais, disons -le bien haut, et ayons
quelque fierté de ce qui nous reste, il y a place encore dans nos âmes pour
des croyances efficaces, et la flamme généreuse n'est pas éteinte en nous. Ce
don, une conviction, constitue aujourd'hui comme autrefois l'identité même
de l'écrivain. Le penseur, en ce siècle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile,
et croire, je le répète, à la patrie, à l'intelligence, à la poésie, à la liberté.
Le sentiment national, par exemple, n'est-il pas à lui seul toute une religion .»*
Telle heure peut sonner où la foi au pays, le sentiment patriotique, profon-
dément exalté, fait tout à coup, d'un jeune homme qui s'ignorait lui-même,
un Tyrtée, rallie d'innombrables âmes avec le cri d'une seule, et donne à la
parole d'un adolescent l'étrange puissance d'émouvoir tout un peuple.
Et à ce propos, puisque j'y suis naturellement amené par mon sujet,
permettez-moi, au moment de terminer, de rappeler, après vous, monsieur,
un souvenir.
Il est une époque , une époque fatale , que n'ont pu effacer de nos mé-
moires quinze ans de luttes pour la liberté, quinze ans de luttes pour la civi-
-Jl AVANT L'EXIL. — ACADEMIE FRANÇAISE.
lisation , trente années d'une paix féconde. C'est le moment où tomba celui
qui était si grand que sa chute parut être la chute même de la France. La
catastrophe fut décisive et complète. En un jour tout fut consommé. La
Rome moderne fut livrée aux hommes du nord comme l'avait été la Rome
ancienne; l'armée de l'Europe entra- dans la capitale du monde j les drapeaux
de vingt nations flottèrent déployés au milieu des fanfares sur nos places
publiques; naguère ils venaient aussi chez nous, mais ils changeaient de
maître en route. Les chevaux des cosaques broutèrent l'herbe des Tuileries.
Voilà ce que nos yeux ont vu ! Ceux d'entre nous qui étaient des hommes
se souviennent de leur indignation profonde; ceux d'entre nous qui étaient
des enfants se souviennent de leur étonnement douloureux.
L'humiliation était poignante. La France courbait la tête dans le sombre
silence de Niobé. Elle venait de voir tomber, à quatre journées de Paris, sur
le dernier champ de bataille de l'empire, les vétérans jusque-là invincibles
qui rappelaient au monde ces légions romaines qu'a glorifiées César et cette
infanterie espagnole dont Bossuet a parlé. Ils étaient morts d'une mort
sublime, ces vaincus héroïques, et nul n'osait prononcer leurs noms. Tout
se taisait; pas un cri de regret; pas une parole de consolation. Il semblait
qu'on eût peur du courage et qu'on eût honte de la gloire.
Tout à coup, au milieu de ce silence, une voix s'éleva, une voix inat-
tendue, une voix inconnue, parlant à toutes les âmes avec un accent sym-
pathique, pleine de foi pour la patrie et de religion pour les héros. Cette
voix honorait les vaincus, et disait :
Parmi des tourbillons de flamme et de famée ,
O douleur! quel spectacle à mes yeux vient s'offrir ?
Le bataillon sacré , seul devant une armée ,
S'arrête pour mourir !
Cette voix relevait la France abattue, et disait :
Malheureux de ses maux et fier de ses victoires,
Je dépose à ses pieds ma joie et mes douleurs j
J'ai des chants pour toutes ses gloires,
Des larmes pour tous ses malheurs !
Qui pourrait dire l'inexprimable effet de ces douces et fières paroles .? Ce
fut dans toutes les âmes un enthousiasme électrique et puissant, dans toutes
les bouches une acclamation frémissante qui saisit ces nobles strophes au
passage avec je ne sais quel mélange de colère et d'amour, et qui fit en un
jour d'un jeune homme inconnu un poëte national. La France redressa la
tête, et, à dater de ce moment, en ce pays qui fait toujours marcher de front
sa grandeur militaire et sa grandeur littéraire, la renommée du poëte se rat-
tacha dans la pensée de tous à la catastrophe même, corrime pour la voiler
REPONSE A M. SAINTE-BEUVE. 73
et l'amoindrir. Disons-le, parce que c'est glorieux à dire, le lendemain du
jour où la France inscrivit dans son histoire ce mot nouveau et funèbre,
Waterloo, elle grava dans ses fastes ce nom jeune et éclatant, Casimir Delavi^e.
Oh ! que c'est là un beau souvenir pour le généreux poëte , et une gloire
digne d'envie Quel homme de génie ne donnerait sa plus belle œuvre pour
cet insigne honneur d'avoir fait battre alors d'un mouvement de joie et
d'orgueil le cœur de la France accablée et désespérée "^ Aujourd'hui que la
belle âme du poëte a disparu derrière l'horizon d'où elle nous envoie encore
tant de lumière , rappelons-nous avec attendrissement son aube si éblouissante
et si pure. Qu'une pieuse reconnaissance s'attache à jamais à cette noble
poésie qui fut une noble action ! Qu'elle suive Casimir Delavigne , et qu'après
avoir fait une couronne à sa vie, elle fasse une auréole à son tombeau!
Envions-le et aimons-le ! Heureux le fils dont on peut dire : Il a consolé sa
mère ! Heureux le poëte dont on peut dire : Il a consolé la patrie !
CHAMBRE DES PAIRS
1845-1848.
I
LA POLOGNE(^).
19 mars 1846.
Messieurs,
Je dirai très peu de mots. Je cède à un sentiment irrésistible qui m'appelle
à cette tribune.
La question qui se débat en ce moment devant cette noble assemblée
n'est pas une question ordinaire, elle dépasse la portée habituelle des ques-
tions politiques 5 elle réunit dans une commune et universelle adhésion les
dissidences les plus déclarées, les opinions les plus contraires j et l'on peut
dire, sans craindre d'être démenti, que personne dans cette enceinte, personne,
n*est étranger à ces nobles émotions, à ces profondes sympathies.
D'où vient ce sentiment unanime.'* Est-ce que vous ne sentez pas tous
qu'il y a une certaine grandeur dans la question qui s'agite P C'est la civilisa-
tion même qui est compromise, qui est offensée par certains actes que nous
('^ Dans la discussion du projet de loi relatif aux dépenses secrètes, M. de Montalembert vint
plaider la cause de la Pologne et adjurer le gouvernement de sortir de sa politique égoïste.
M. Guizot répondit que le gouvernement du roi persistait et persisterait dans les deux règles de
conduite qu'il s'était imposées : la non-intervention dans les affaires de Pologne; les secours,
l'asile oflFert aux malheureux polonais. «L'opposition, disait M. Guizot, peut tenir le langage
qui lui plaît; elle peut, sans rien faire, sans rien proposer, donner à ses reproches toute l'amer-
tume, à ses espérances toute la latitude qui lui conviennent. Il y a, croyez-moi, bien autant,
et c'est par égard que je ne dis pas bien plus, de moralité, de dignité, de vraie charité même
envers les polonais, à ne promettre et à ne dire que ce qu'on fait réellement.» — En somme,
M. Guizot tenait le débat engagé pour inutile et ne pensait pas que la discussion des droits de
la Pologne, que l'expression du jugement de la France pussent produire aucun effet heureux
pour la reconstitution de la nationalité polonaise. Le gouvernement français, selon M. Guizot,
devait remplir son devoir de neutralité en contenant, four obéir à l'intérêt légitime de son pays, les
sentiments qui s'élevaient aussi dans son âme. — Apres M. le prince de la Moskowa qui répondit k
M. Guizot, M. Victor Hugo monta à la tribune.
Ce discours, le premier discours politique qu'ait prononcé Victor Hugo, fut très froidement
accueilli.
(Note de l'Edition de lij^, La dernière phrase a été ajoutée en 1875.)
-je AVANT L'EXIL. — CHAMBRE DES PAIRS.
avons vu s'accomplir dans un coin de l'Europe. Ces actes, messieurs, je ne
veux pas les qualifier, je n'envenimerai pas une plaie vive et saignante. Cepen-
dant je le dis, et je le dis très haut, la civilisation européenne recevrait une
sérieuse atteinte, si aucune protestation ne s'élevait contre le procédé du
gouvernement autrichien envers la Galicie.
Deux nations entre toutes, depuis qua'-re siècles, ont joué dans la civili-
sation européenne un rôle désintéressé; ces deux nations sont la France et la
Pologne. Notez ceci, messieurs : la France dissipait les ténèbres, la Pologne
repoussait la barbarie; la France répandait les idées, la Pologne couvrait la
frontière. Le peuple français a été le missionnaire de la civilisation en
Europe; le peuple polonais en a été le chevalier.
Si le peuple polonais n'avait pas accompli son œuvre, le peuple français
n'aurait pas pu accomplir la sienne. À un certain jour, à une certaine heure,
devant une invasion formidable de la barbarie, la Pologne a eu Sobieski
comme la Grèce avait eu Léonidas.
Ce sont là, messieurs, des faits qui ne peuvent s'effacer de la mémoire des
nations. Quand un peuple a travaillé pour les autres peuples, il est comme
un homme qui a travaillé pour les autres hommes : la reconnaissance de tous
l'entoure, la svmpathie de tous lui est acquise; il est glorifié dans sa puissance,
il est respecté dans son malheur; et si, par la dureté des temps, ce peuple,
qui n'a jamais eu l'égoïsme pour loi, qui n'a jamais consulté que sa géné-
rosité, que les nobles et puissants instincts qui le portaient à défendre la civi-
lisation, si ce peuple devient un petit peuple, il reste une grande nation.
C'est là, messieurs, la destinée de la Pologne. Mais la Pologne, messieurs
les pairs, est grande encore parmi vous; elle est grande dans les sympathies
de la France ; elle est grande dans les respects de l'Europe ! Pourquoi -* C'est
qu'elle a servi la communauté européenne; c'est qu'à certains jours, elle a
rendu à toute l'Europe de ces services qui ne s'oublient pas.
Aussi, lorsque, il y a quatrevingts ans, cette nation a été rayée du
nombre des nations, un sentiment douloureux, un sentiment de profond
regret s'est manifesté dans l'Europe entière.
En 1773, la Pologne est condamnée; quatrevingts ans ont passé, et per-
sonne ne pourrait dire que ce fait soit accompli. Au bout de quatrevingts ans,
ce grave fait de la radiation d'un peuple, non, ce n'est point un fait accom-
pli! Avoir démembré la Pologne, c'était le remords de Frédéric IIj n'avoir
pas relevé la Pologne, c'était le regret de Napoléon.
Je le répète, lorsqu'une nation a rendu au groupe des autres nations de
ces services éclatants, elle ne peut plus disparaître; elle vit, elle vit à jamais!
Opprimée ou heureuse, elle rencontre la sympathie; elle la trouve toutes les
fois qu'elle scjèvc.
LA POLOGNE. -JJ
Certes, je pourrais presque me dispenser de le dire, je ne suis pas de ceux
qui appellent les conflits des puissances et les conflagrations populaires. Les
écrivains, les artistes, les poètes, les philosophes, sont les hommes de
la paix. La paix fait fructifier les idées en même temps que les intérêts.
C'est un magnifique spectacle depuis trente ans que cette immense paix
européenne, que cette union profonde des nations dans le travail universel
de l'industrie, de la science et de la pensée. Ce travail, c'est la civilisation
même.
Je suis heureux de la part que mon pays prend à cette paix féconde, je
suis heureux de sa situation libre et prospère sous le roi illustre qu'il s'est
donné j mais je suis fier aussi des frémissements généreux qui l'agitent quand
l'humanité est violée, quand la liberté est opprimée sur un point quelconque
du globe i je suis fier de voir, au milieu de la paix de l'Europe, mon pays
prendre et garder une attitude à la fois sereine et redoutable : sereine parce
qu'il espère, redoutable parce qu'il se souvient.
Ce qui fait qu'aujourd'hui j'élève la parole, c'est que le frémissement
généreux de la France, je le sens comme vous tous, c'est que la Pologne ne
doit jamais appeler la France en vain; c'est que je sens la civilisation offensée
par les actes récents du gouvernement autrichien Dans ce qui vient de se
faire en Galicie, les paysans n'ont pas été payés, on le nie du moins j mais
ils ont été provoqués et encouragés, cela est certain. J'ajoute que cela est
fatal. Quelle imprudence ! s'abriter d'une révolution politique dans une révo-
lution sociale ! Redouter des rebelles et créer des bandits !
Que faire maintenant.? Voilà la question qui naît des faits eux-mêmes et
qu'on s'adresse de toutes parts. Messieurs les pairs, cette tribune a un devoir :
il faut qu'elle le remplisse. Si elle se taisait, M. le ministre des Affaires étran-
gères, ce grand esprit, serait le premier, je n'en doute pas, à déplorer son
silence.
Messieurs, les éléments du pouvoir d'une grande nation ne se composent
pas seulement de ses flottes, de ses armées, de la sagesse de ses lois, de
l'étendue de son territoire. Les éléments du pouvoir d'une grande nation
sont, outre ce que je viens de dire, son influence morale, l'autorité de sa
raison et de ses lumières, son ascendant parmi les nations civilisatrices.
Eh bien! messieurs, ce qu'on vous demande, ce n'est pas de jeter la
France dans l'impossible et dans l'inconnu j ce qu'on vous demande d'engager
dans cette question, ce ne sont pas les armées et les flottes de la France, ce
n'est pas sa puissance continentale et militaire, c'est son ascendant moral,
c'est l'autorité qu'elle a si légitimement parmi les peuples, cette grande
nation qui fait au profit du monde entier depuis trois siècles toutes les expé-
riences de la civilisation et du progrès.
/S AVANT L'EXIL. ~ CHAMBRE DES PAIRS.
Mais qu'est-ce que c'est, dira-t-on, qu'une intervention morale.'* Peut-elle
avoir des résultats matériels et positifs ?
Pour toute réponse, un exemple :
Au commencement du dernier siècle, l'inquisition espagnole était encore
toute-puissante. C'était un pouvoir formidable qui dominait la royauté elle-
même, et qui, des lois, avait presque passé dans les mœurs. Dans la première
moitié du xviii" siècle, de 1700 à 1750, le saint-ofEce n'a pas fait moins de
douze miUe victimes, dont seize cents moururent sur le bûcher. Eh bien,
écoutez ceci : dans la seconde moitié du même siècle, cette même inqui-
sition n'a fait que quatrevingt-dix-sept victimes. Et, sur ce nombre, combien
de bûchers a-t-elle dressés.? Pas un seul. Pas un seul! Entre ces deux chiffres,
douze mille et quatrevingt-dix-sept, seize cents bûchers et pas un seul, qu'y
a-t-il.? Y a-t-il une guerre .^^ y a-t-il intervention directe et armée d'une nation.?
y a-t-il effort de nos flottes et de nos armées, ou même simplement de notre
diplomatie.? Non, messieurs, il n'y a eu que ceci : une intervention morale.
Voltaire et la France ont parlé, l'inquisition est morte.
Aujourd'hui comme alors une intervention morale peut suffire. Que la
presse et la tribune françaises élèvent la voix, que la France parle, et, dans un
temps donné, la Pologne renaîtra.
Que la France parle, et les actes sauvages que nous déplorons seront
impossibles, et l'Autriche et la Russie seront contraintes d'imiter le noble
exemple de la Prusse, d'accepter les nobles sympathies de l'Allemagne pour
la Pologne.
Messieurs, je ne dis plus qu'un mot. L'unité des peuples s'incarne de deux
façons, dans les dynasties et dans les nationalités. C'est de cette manière,
sous cette double forme, que s'accomplit ce difficile labeur de la civilisation,
œuvre commune de l'humanité j c'est de cette manière que se produisent les
rois illustres et les peuples puissants. C'est en se faisant nationalité ou dynastie
que le passé d'un empire devient fécond et peut produire l'avenir. Aussi c'est
une chose fatale quand les peuples brisent des dynasties j c'est une chose plus
fatale encore quand les princes brisent des nationalités.
Messieurs, la nationalité polonaise était glorieuse j elle eût dû être res-
pectée. Que la France avertisse les'p rinces, qu'elle mette un terme et qu'elle
fasse obstacle aux barbaries. Quand la France parle, le monde écoute j quand
la France conseille, il se fait un travail mystérieux dans les esprits, et les
idées de droit et de liberté, d'humanité et de raison, germent chez tous les
peuples.
Dans tous les temps, à toutes les époques, la France a joué dans la civili-
sation ce rôle considérable, et ceci n'est que du pouvoir spirituel j c'est le
pouvoir qu'exerçait Rome au moyen-âge. Rome était alors un état de
LA POLOGNE. 79
quatrième rang, mais une puissance de premier ordre. Pourquoi.? C'est que
Rome s'appuyait sur la religion des peuples, sur une chose d'où toutes les
civilisations découlent.
Voilà, messieurs, ce qui a fait Rome catholique puissante, à une époque
où l'Europe était barbare.
Aujourd'hui la France a hérité d'une partie de cette puissance spirituelle
de Romej la France a, dans les choses de la civilisation, l'autorité que Rome
avait et a encore dans les choses de la religion.
Ne vous étonnez pas, messieurs, de m'entendre mêler ces mots, civili-
sation et religion j la civilisation, c'est la religion appliquée.
La France a été et est encore plus que jamais la nation qui préside au
développement des autres peuples.
Que de cette discussion il résulte au moins ceci : les princes qui possèdent
des peuples ne les possèdent pas comme maîtres, mais comme pères 5 le seul
maître, le vrai maître est ailleurs j la souveraineté n'est pas dans les dynasties,
elle n'est pas dans les princes, elle n'est pas dans les peuples non plus, elle est
plus haut} la souveraineté est dans toutes les idées d'ordre et de justice, la
souveraineté est dans la vérité.
Quand un peuple est opprimé, la justice souffre, la vérité, la souveraineté
du droit, est off'enséej quand un prince est injustement outragé ou précipité
du trône, la justice souffre également, la civilisation souffre également. Il y
a une éternelle solidarité entre les idées de justice qui font le droit des
peuples et les idées de justice qui font le droit des princes. Dites-le
aujourd'hui aux têtes couronnées comme vous le diriez aux peuples dans
l'occasion.
Que les hommes qui gouvernent les autres hommes le sachent, le pouvoir
moral de la France est immense. Autrefois, la malédiction de Rome pouvait
placer un empire en dehors du monde religieuxj aujourd'hui l'indignation
de la France peut jeter un prince en dehors du monde civilisé.
Il faut donc, il faut que la tribune française, à cette heure, élève en faveur
de la nation polonaise une voix désintéressée et indépendante} qu'elle pro-
clame, en cette occasion, comme en toutes, les éternelles idées d'ordre et de
justice, et que ce soit au nom des idées de stabilité et de civilisation qu'elle
défende la cause de la Pologne opprimée. Après toutes nos discordes et toutes
nos guerres, les deux nations dont je parlais en commençant, cette France
qui a élevé et mûri la civilisation de l'Europe, cette Pologne qui l'a défendue,
ont subi des destinées diverses} l'une a été amoindrie, mais elle est restée
grande} l'autre a été enchaînée, mais elle est restée fière. Ces deux nations
aujourd'hui doivent s'entendre, doivent avoir l'une pour l'autre cette sympa-
thie profonde de deux sœurs qui ont lutté ensemble. Toutes deux, ]C l'ai dit
8o AVANT L'EXIL. — CHAMBRE DES PAIRS.
et je le répète, ont beaucoup fait pour l'Europe : l'une s*est prodiguée, l'autre
s'est dévouée.
Messieurs, je me résume et je finis par un mot. L'intervention de la
France dans la grande question qui nous occupe, cette intervention ne doit
pas être une intervention matérielle, directe, militaire, je ne le pense pas.
Cette intervention doit être une intervention purement morale j ce doit être
l'adhésion et la sympathie hautement exprimées d'un grand peuple, heureux
et prospère, pour un autre peuple opprimé et abattu. Rien de plus, rien de
moins.
n
CONSOLIDATION ET DÉFENSE DU LITTORAL (i).
27 juin et i*' juillet 1846.
Messieurs,
Je me réunis aux observations présentées par M. le ministre des Travaux
publics. Les dégradations auxquelles il s'agit d'obvier marchent, il faut le
dire, avec une effrayante rapidité. Il y a pour moi, et pour ceux qui ont
étudié cette matière, il y a urgence. Dans mon esprit même, le projet de loi
a une portée plus grande que dans la pensée de ses auteurs. La loi qui vous
est présentée n'est qu'une parcelle d'une grande loi, d'une grande loi pos-
sible, d'une grande loi nécessaire} cette loi, je la provoque, )e déclare que je
voudrais la voir discuter par les Chambres, je voudrais la voir présenter et
soutenir par l'excellent esprit et l'excellente parole de l'honorable ministre
qui tient en ce moment le portefeuille des Travaux publics.
L'objet de cette grande loi dont je déplore l'absence, le voici : maintenir,
consolider et améliorer au double point de vue militaire et commercial la
configuration du littoral de la France. {Mouvement d'attention.)
Messieurs, si on venait vous dire : Une de vos frontières est menacée j
vous avez un ennemi qui, à toute heure, en toute saison, nuit et jour,
investit et assiège une de vos frontières, qui l'envahit sans cesse, qui empiète
sans relâche, qui aujourd'hui vous dérobe une langue de terre, demain une
bourgade, après-demain une ville entière} si l'on vous disait cela, à l'instant
même cette Chambre se lèverait et trouverait que ce n'est pas trop de toutes
les forces du pays pour défendre un pareil intérêt, pour lutter contre un
pareil danger. Eh bien! messieurs les pairs, cette frontière menacée, elle
existe : c'est votre littoral} cet ennemi, il existe, c'est l'océan. {Mouvement.)
W Dans la séance du 27 juin, un incident fut soulevé par M. de Boissj, sur l'ordre du
jour. La Chambre avait à discuter deux projets de loi : le premier était relatif à des travaux à
exécuter dans différents ports de commerce, le second décrétait le rachat du havre de Cour-
seuUes. M. de Boissy voulait que la discussion du premier de ces projets, qui comportait
13 millions de dépense, fût remise après le vote du budget des recettes. La proposition de
M. de Boissy, combattue par M. Dumon, le ministre des Travaux publics, et par M. Tupinier,
rapporteur de la commission qtii avait examiné les projets de loi, fut rejetée après ce discours
de M. Victor Hugo. La discussion eut lieu dans la séance du 29.
(Note de l'Édition de iSj^.)
ACTES ET PAROLES. — I. 6
82 AVANT L'EXIL. — CHAMBRE DES PAIRS.
Je ne veux rien exagérer. M. le ministre des Travaux publics sait comme
moi que les dégradations des côtes de France sont nombreuses et rapides j il
sait, par exemple, que cette immense falaise, qui commence à l'embouchure
de la Somme et qui finit à l'embouchure de la Seine, est dans un état de
démolition perpétuelle. Vous n'ignorez pas que la mer agit incessamment
sur les côtes i de même que l'action de l'atmosphère use les montagnes,
l'action de la mer use les côtes. L'action atmosphérique se complique d'une
multitude de phénomènes. Je demande pardon à la Chambre si j'entre dans
ces détails, mais je crois qu'ils sont utiles pour démontrer l'urgence du projet
actuel et l'urgence d'une plus grande loi sur cette matière. {De toutes parts :
Park^! parler !)
Messieurs, je viens de le dire, l'action de l'atmosphère qui agit sur les
montagnes se complique d'une multitude de phénomènes^ il faut des milliers
d'années à l'action atmosphérique pour démolir une muraiUe comme les
Pyrénées, pour créer une ruine comme le cirque de Gavarnie, ruine qui est
en même temps le plus merveilleux des édifices. Il faut très peu de temps
aux flots de la mer pour dégrader une côte; un siècle ou deux suffisent,
quelquefois moins de cinquante ans, quelquefois un coup d'équinoxe. Il y a
la destruction continue et la destruction brusque.
Depuis l'embouchure de la Somme jusqu'à l'embouchure de la Seine , si
l'on voulait compter toutes les dégradations quotidiennes qui ont lieu, on
serait effiayé. Etretat s'écroule sans cesse j le Bourg d'Ault avait deux villages
il y a un siècle, le village du bord de la mer, et le village du haut de la
côte; le premier a disparu, il n'existe plus aujourd'hui que le village du haut
de la côte. Il y avait une église, l'église d'en bas, qu'on voyait encore il y a
trente ans, seule et debout au milieu des flots comme un navire échoué; un
jour l'ouragan a soufflé, un coup de mer est venu, l'église a sombré. [Mouve-
ment.) Il ne reste rien aujourd'hui de cette population de pêcheurs, de ce
petit port si utile. Messieurs, vous ne l'ignorez pas, Dieppe s'encombre tous
les jours; vous savez que tous nos ports de la Manche sont dans un état
grave, et pour ainsi dire atteints d'une maladie sérieuse et profonde.
Vous parlerai- je du Havre, dont l'état doit vous préoccuper au plus haut
degré .f* J'insiste sur ce point; je sais que ce port n"a pas été mis dans la loi; je
voudrais cependant qu'il fixât l'attention de M. le ministre des Travaux
publics. Je prie la Chambre de me permettre de lui indiquer rapidement
quels sont les phénomènes qui amèneront, dans un temps assez prochain, la
destruction de ce grand port, qui est à l'Océan ce que Marseille est à la
Méditerranée. (Park'^! par/e^!)
Messieurs, il y a quelques jours on discutait devant vous, avec un rare
talent et une remarquable lucidité de vues, la question de la marine; cette
LA DÉFENSE DU LITTORAL. 83
question a été traitée dans une autre enceinte avec une égale supériorité. La
puissance maritime d'une nation se fonde sur quatre éléments : les vaisseaux,
les matelots, les colonies et les ports ^ je cite celui-ci le dernier, quoiqu'il soit
le premier. Eh bien, la question des vaisseaux et des matelots a été appro-
fondie, la question des colonies a été effleurée} la question des ports na pas
été traitée, elle n'a pas même été entrevue. Elle se présente aujourd'hui, c'est
le moment sinon de la traiter à fond, au moins de l'effleurer aussi. [Oui! oui!)
C'est du gouvernement que doivent venir les grandes impulsions j mais
c'est des Chambres , c'est de cette Chambre en particulier, que doivent venir
les grandes indications. [Très bien!)
Messieurs, je touche ici à un des plus grands intérêts de la France j je prie
la Chambre de s'en pénétrer. Je le répète et j'y insiste : maintenir, consolider
et améliorer, au profit de notre marine militaire et marchande, la configu-
ration de notre littoral, voilà le but qu'on doit se proposer. [Oui, très bien!)
La loi actuelle n'a qu'un défaut , ce n'est pas de manquer d'urgence , c'est de
manquer de grandeur. [Sensation.)
Je voudrais que la loi actuelle fût un système, qu'elle fît partie d'un
ensemble, que le ministre nous l'eût présentée dans un grand but et dans
une grande vue, et qu'une foule de travaux importants, sérieux, considé-
rables, fussent entrepris dans ce but par la France. C'est là, je le répète, un
immense intérêt national. {JJ if assentiment.)
_ Voici, puisque la chambre semble m'encourager, ce qui me paraît devoir
frapper son attention. Le courant de la Manche . . .
M. LE CHANCELffiR. — J'invite l'orateur à se renfermer dans le projet en
discussion.
M. Victor Hugo. — Voici ce que j'aurai l'honneur de faire remarquer à
M. le chancelier. Une loi contient toujours deux points de vue : le point de
vue spécial et le point de vue général j le point de vue spécial, vous venez
de l'entendre traiter 5 le point de vue général, je l'aborde.
Eh bien! lorsqu'une loi soulève des questions aussi graves, vous voudriez
que ces questions passassent devant la chambre sans être traitées, sans être
examinées par elle! (Bruit.)
À l'heure qu'il est, la question d'urgence se discute $ je crois qu'il ne s'agit
que de cette question, et c'est elle que je traite, je suis donc dans la question.
{Plusieurs voix : Oui! oui!) Je crois pouvoir démontrer à cette noble chambre
qu'il y a urgence pour cette loi, parce qu'il y a urgence pour tout le littoral.
Maintenant si, au nombre des arguments dont je dois me servir, se présente
le fait d'une grande imminence, d'un péril démontré, constaté, évident
pour tous, et en particulier pour M. le ministre des Travaux publics, il me
semble que je puis, que je dois invoquer cette grande urgence, signaler ce
6.
8^4 AVANT L'EXIL. — CHAMBRE DES PAIRS.
grand péril, et que si je puis réussir à montrer qu'il y a là un sérieux intérêt
public, je n'aurai pas mal employé le temps que la Chambre aura bien voulu
m'accorder. {Adhésion sur plmieurs bancs.)
Si la question d'ordre du jour s'oppose à ce que je continue un développe-
ment que je croyais utile, je prierai la Chambre de vouloir bien me réserver
la parole au moment de la discussion de cette loi [Sans doute! sans doute!) y car
je crois nécessaire de dire à la Chambre certaines choses j mais dans ce
moment-ci je ne parle que pour soutenir l'urgence du projet de loi. J'approuve
l'insistance de M. le ministre des Travaux publicsj je l'appuie, je l'appuie
énergiquement.
(^) Vous nous mettez en présence d'une petite loij je la vote, je la vote
avec empressementj mais j'en provoque une grande.
Vous nous apportez des travaux partiels, je les approuve} mais je voudrais
des travaux d'ensemble.
Un mot sur l'importance de la question.
Messieurs, toute nation à la fois continentale et maritime comme la
France a toujours trois questions qui dominent toutes les autres, et d'où
toutes les autres découlent. De ces trois questions, la première, la voici :
améliorer la condition de la population. Voici la seconde : maintenir et
défendre l'intégrité du territoire. Voici la troisième : maintenir et consolider
la configuration du littoral.
Maintenir le territoire, c'est-à-dire surveiller l'étranger. Consolider le
littoral, c'est-à-dire surveiller l'océan.
Ainsi, trois questions de premier ordre : le peuple, le territoire, le littoral.
De ces trois questions, les deux premières apparaissent fréquemment sous
toutes les formes dans les délibérations des assemblées. Lorsque l'impré-
voyance des hommes les retire de l'ordre du jour, la force des choses les y
remet. La troisième question, le littoral, semble préoccuper moins vivement
les corps délibérants. Est-elle plus obscure que les deux autres.? Elle se com-
plique, à la vérité, d'un élément politique et d'un élément géologique, elle
exige de certaines études spéciales; cependant elle est, comme les deux
autres, un sérieux intérêt public.
Chaque fois que cette question du littoral, du littoral de la France en
particulier, se présente à l'esprit , voici ce qu'elle oflire de grave et d'inquié-
tant : la dégradation de nos dunes et de nos falaises, la ruine des populations
riveraines, l'encombrement de nos ports, l'ensablement des embouchures de
nos fleuves, la création des barres et des traverses, qui rendent la navigation
si difficile, la fréquence des sinistres, la diminution de la marine militaire et
de la marine marchande; enfin, messieurs, notre côte de France, nue et
C Ici commence le discours du i"" juillet. {Note de l'Editeur.)
LA DÉFENSE DU LITTORAL. 85
désarmée, en présence de la côte d'Angleterre, armée, gardée et formidable!
[Émotion.)
Vous le voyez, messieurs, vous le sentez, et ce mouvement de la Chambre
me le prouve , cette question a de la grandeur : elle est digne d'occuper au
plus haut point cette noble assemblée.
Ce n'est pas cependant à la dernière heure d'une session, à la dernière
heure d'une législature, qu'un pareil sujet peut être abordé dans tous ses
détails, examiné dans toute son étendue. On n'explore pas au dernier
moment un si vaste hori7on, qui nous apparaît tout à coup. Je me bornerai
à un coup d'oeil. Je me bornerai à quelques considérations générales pour
fixer l'attention de la chambre, l'attention de M. le ministre des Travaux
publics, l'attention du pays, s'il est possible. Notre but, aujourd'hui, mon
but à moi, le voici en deux motsj je l'ai dit en commençant : voter une
petite loi, et en ébaucher une grande.
Messieurs les pairs, il ne faut pas se dissimuler que l'état du littoral de la
France est en général alarmant} le littoral de la France est entamé sur un très
grand nombre de points, menacé sur presque tous. Je pourrais citer des faits
nombreux, je me bornerai à un seul; un fait sur lequel j'ai commencé à
appeler vos regards à l'une des précédentes séances; un fait d'une gravité
considérable, et qui fera comprendre par un seul exemple de quelle nature
sont les phénomènes qui menacent de ruiner une partie de nos ports et de
déformer la configuration des côtes de France.
Ici, messieurs, je réclame beaucoup d'attention et un peu de bienveil-
lance, car j'entreprends une chose très difficile; j'entreprends d'expliquer à la
Chambre en peu de mots, et en le dépouillant des termes techniques, un
phénomène à l'explication duquel la science dépense des volumes. Je serai
court et je tâcherai d'être clair.
Vous connaissez tous plus ou moins vaguement la situation grave du
Havre; vous rendez-vous tous bien compte du phénomène qui produit cette
situation , et de ce qu'est cette situation } Je vais tâcher de le faire comprendre
à la Chambre.
Les courants de la Manche s'appuient sur la grande falaise de Normandie,
la battent, la minent, la dégradent perpétuellement; cette colossale démoli-
tion tombe dans le flot, le flot s'en empare et l'emporte; le courant de
l'Océan longe la côte en charriant cette énorme quantité de matières, toute
la ruine de la falaise; chemin faisant, il rencontre le Tréport, Saint- Valery-
en-Caux, Fécamp, Dieppe, Etretat, tous vos ports de la Manche, grands et
petits, il les encombre et passe outre. Arrivé au cap de la Hève, le courant
rencontre, quoi.^* la Seine qui débouche dans la mer. Voilà deux forces en
présence, le fleuve qui descend, la mer qui passe et qui monte.
86 AVANT L'EXIL. — CHAMBRE DES PAIRS.
Comment ces deux forces vont-elles se comporter.? Une lutte s'engagej la
première chose que font ces deux courants qui luttent, c'est de déposer les
fardeaux qu'ils apportent j le fleuve dépose ses alluvions, le courant dépose
les ruines de la côte. Ce dépôt se fait, où? Précisément à l'endroit où la
Providence a placé le Havre-de-Grâce.
Ce phénomène a depuis longtemps éveillé la sollicitude des divers gouver-
nements qui se sont succédé en France. En 1784 un sondage a été ordonné,
et exécuté par l'ingénieur Degaule. Cinquante ans plus tard, en 1834, un
autre sondage a été exécuté par les ingénieurs de l'état. Les cartes spéciales
de ces deux sondages existent, on peut les confronter. Voici ce que ces deux
cartes démontrent. [Attention marquée.)
À l'endroit précis où les deux courants se rencontrent, devant le Havre
même, sous cette mer qui ne dit rien au regard, un immense édifice se
bâtit, une construction invisible, sous-marine, une sorte de cirque gigan-
tesque qui s'accroît tous les jours, et qui enveloppe et enferme silencieuse-
ment le port du Ha^re. En cinquante ans, cet édifice s'est accru d'une
hauteur déjà considérable. En cinquante ans! Et à l'heure où nous sommes,
on peut entrevoir le jour où ce cirque sera fermé, où il apparaîtra tout entier
à la surface de la mer, et ce jour-là, messieurs, le plus grand port commer-
cial de la France, le port du Havre n'existera plus. {Mouvement.)
Note2 ceci; dans ce même lieu quatre ports ont existé et ont disparu :
Graville , Sainte- Adresse , Harfleur, et un quatrième , dont le nom m'échappe
en ce moment ^^l
Oui, j'appelle sur ce point votre attention, je dis plus, votre inquiétude.
Dans un temps donné le Havre est perdu, si le gouvernement, si la science
ne trouvent pas un moyen d'arrêter dans leur opération redoutable et mysté-
rieuse ces deux infatigables ouvriers qui ne dorment pas, qui ne se reposent
pas, qui travaillent nuit et jour : le fleuve et l'Océan!
Messieurs, ce phénomène alarmant se reproduit dans des proportions diffé-
rentes sur beaucoup de points de notre littoral. Je pourrais citer d'autres
exemples, je me borne à celui-ci. Que pourrais-je vous citer de plus frappant
qu'un si grand port en proie à un si grand danger .^^
Lorsqu'on examine l'ensemble des causes qui amènent la dégradation de
notre littoral ... — Je demande pardon à la Chambre d'introduire ici une
parenthèse, mais j'ai besoin de lui dire que je ne suis pas absolument étranger
à cette matière. J'ai fait dans mon enfance, étant destiné à l'école poly-
technique, les études préliminaires; j'ai depuis, à diverses reprises, passé
beaucoup de temps au bord de la merj j'ai de plus, pendant plusieurs années,
O Sans doute l'Heure. {Note de l'Editeur.)
LA DÉFENSE DU LITTORAL. 87
parcouru tout notre littoral de l'Océan et de la Méditerranée, en étudiant,
avec le profond intérêt qu'éveillent en moi les intérêts de la France et les
choses de la nature, la question qui vous est, à cette heure, partiellement
soumise.
Je reprends maintenant.
Ce phénomène, que je viens de tâcher d'expliquer à la Chambre, ce
phénomène qui menace le port du Havre, qui, dans un temps donné, enlè-
vera à la France ce grand port, son principal port sur la Manche, ce phéno-
mène se produit aussi, je le répète, sous diverses formes, sur divers points du
littoral.
Le choc de la vague! au milieu de tout ce désordre de causes mêlées, de
toute cette complication, voilà un fait plein d'unité, un fait qu'on peut
saisit; la science a essayé de le faire.
Amortissez, détruisez le choc de la vague, vous sauvez la configuration du
littoral.
C'est là un vaste problème digne de rencontrer une magnifique solution.
Et d'abord, qu'est-ce que le choc de la vague .f* Messieurs, l'agitation de la
vague est un fait superficiel; la cloche à plongeur l'a prouvé; la science l'a
reconnu. Le fond de la mer est toujours tranquille. Dans les redoutables
ouragans de Téquinoxe, vous avez à la surface la plus violente tempête, à
trois toises au-dessous du flot le calme le plus profond.
Ensuite, qu'est-ce que la force de la vague .f* La force de la vague se
compose de sa masse. Divisez la masse, vous n'avez plus qu'une immense
pluie : la force s'évanouit.
Partant de ces deux faits capitaux, l'agitation superficielle, la force dans la
masse, un anglais, d'autres disent un français, a pensé qu'il suffirait, pour
briser le choc de la vague, de lui opposer, à la surface de la mer, un obstacle
à claire- voie, à la fois fixe et flottant. De là l'invention du brise-lame du capi-
taine Taylor, car, dans mon impartialité, je crois et je dois le dire, que
l'inventeur est anglais. Ce brise -lame n'est autre chose qu'une carcasse de
navire, une sorte de corbeille de charpente qui flotte à la surface du flot,
retenue au fond de la mer par un ancrage puissant. La vague vient, rencontre
cet appareil, le traverse, s'y divise, et la force se disperse avec l'écume.
Vous le voyez, messieurs, si la pratique est d'accord avec la théorie, le
problème est bien près d'être résolu. Vous pouvez arrêter la dégradation de
vos côtes. Le choc de la vague est le danger, le brise-lame serait le remède.
Messieurs les pairs, je n'ai aucune compétence ni aucune prétention pour
décider de l'excellence de cette invention; mais je rends ici un véritable, un
sincère hommage à M. le ministre des Travaux publics qui a provoqué dans
un port de France une expérience considérable du brise-lame flottant. Cette
88 AVANT L'EXIL. — CHAMBRE DES PAIRS.
expérience a eu lieu à la Ciotat. M le ministre des Travaux publics a auto-
risé au port de la Ciotat, port ouvert aux vents du sud-est qui viennent y
briser les navires jusque sur le quai, il a autorisé dans ce port la construction
d'un brise-lame flottant à huit sections.
L'expérience paraît avoir réussi. D'autres essais ont été faits en Angleterre ,
et, sans qu'on puisse rien affirmer encore d'une façon décisive, voici ce qui
s'est produit jusqu'à ce jour. Toutes les fois qu'un brise-lame flottant est
installé dans un port, dans une localité quelconque, même en pleine mer, si
l'on examine dans les gros temps de quelle façon la mer se comporte auprès
de ce brise-lame, la tempête est au delà, le calme est en deçà.
Le problème du choc de la vague est donc bien près d'être résolu.
Féconder l'invention du brise-lame, la perfectionner, voilà, à mon sens, un
grand intérêt public que je recommande au gouvernement.
Je ne veux pas abuser de l'attention si bienveillante de l'assemblée, je ne
veux pas entrer dans des considérations plus étendues encore auxquelles
donnerait lieu le projet de loi. Je ferai remarquer seulement, et j'appelle sur
ce point encore l'attention de M. le ministre des Travaux publics, qu'une
grande partie de notre littoral est dépourvue de ports de refuge. Vous savez
ce que c'est que le golfe de Gascogne, c'est un lieu redoutable, c'est une
sorte de fond de cuve où s'accumulent, sous la pression colossale des vagues,
tous les sables arrachés depuis le pôle au littoral européen. Eh bien, le golfe
de Gascogne n'a pas un seul port de refuge. La côte de la Méditerranée n'en
a que deux. Bouc et Cette. Le port de Cette a perdu une grande partie de
son efficacité par l'établissement d'un brise-lame en maçonnerie qui, en
rétrécissant la passe, a rendu l'entrée extrêmement difficile. M. le ministre
des Travaux publics le sait comme moi et le reconnaît. Il serait possible
d'établir à Agde un port de refuge qui semble indiqué par la nature elle-
même. Ceci est d'autant plus important que les sinistres abondent dans ces
parages. De 1836 à 1844, en sept ans, quatrevingt-douze navires se sont
perdus sur cette côte : un port de refuge les eût sauvés.
Voilà donc les divers points sur lesquels j'appelle la sollicitude du gouver-
nement : premièrement, étudier dans son ensemble la question du littoral
que je n'ai pu qu'effleurer; deuxièmement, examiner le système proposé par
M. Bernard Fortin, ingénieur de l'état, pour l'embouchure des fleuves et
notamment pour le Havre, troisièmement, étudier et généraliser l'application
du brise-lame; quatrièmement, créer des ports de refuge.
Je voudrais qu'un bon sens ferme et ingénieux comme celui de l'hono-
rable M. Dumon s'appliquât à l'étude et à la solution de ces diverses ques-
tions. Je voudrais qu'il nous fût présenté à la session prochaine un ensemble
de mesures qui régulariserait toutes celles qu'on a prises jusqu'à ce jour et à
LA DÉFENSE DU LITTORAL. 89
l'efficacité desquelles je m'associe en grande partie Je suis loin de mécon-
naître tout ce qui a été fait, pourvu qu'on reconnaisse tout ce qui peut être
fait encore i et pour ma part j'appuie le projet de loi. Une somme de cent
cinquante millions a été dépensée depuis dix ans dans le but d'améliorer les
ports i cette somme aurait pu être utilisée dans un système plus grand et plus
vaste i cependant cette dépense a été localement utile et a obvié à de grands
inconvénients, je suis loin de le nier. Mais ce que je demande à M. le
ministre des Travaux publics, c'est l'examen approfondi de toutes ces ques-
tions. Mous sommes en présence de deux phénomènes contraires sur notre
double littoral. Sur l'un, nous avons l'Océan qui s'avance j sur l'autre, la
Méditerranée qui se retire. Deux périls également graves. Sur la côte de
l'Océan, nos ports périssent par l'encombrement j sur la côte de la Médi-
terranée , ils périssent par l'atterrissement.
Je ne dirai plus qu'un mot, messieurs. La nature nous a fait des dons
magnifiques j elle nous a donné ce double littoral sur l'Océan et sur la Médi-
terranée. Elle nous a donné des rades nombreuses sur les deux mers, des
havres de commerce, des ports de guerre. Eh bien, il semble, quand on
examine certains phénomènes, qu'elle veuille nous les retirer. C'est à nous de
nous défendre, c'est à nous de lutter. Par quels moyens .f* Par tous les moyens
que l'art, que la science, que la pensée, que l'industrie mettent à notre
service. Ces moyens, je les ignore, ce n'est pas moi qui peux utilement les
indiquer J je ne peux que provoquer, je ne peux que désirer un travail sérieux
sur la matière, une grande impulsion de l'état. Mais ce que je sais, ce que
vous savez comme moi, ce que j'affirme, c'est que ces forces, ces marées qui
montent, ces fleuves qui descendent, ces forces qui détruisent, peuvent aussi
créer, réparer, féconder j elles enfantent le désordre, mais, dans les vues éter-
nelles de la Providence , c'est pour l'ordre qu'elles sont faites. Secondons ces
grandes vuesj peuple, chambres, législateurs, savants, penseurs, gouvernants,
ayons sans cesse présente à l'esprit cette haute et patriotique idée, fortifier,
fortifier dans tous les sens du mot, le littoral de la France, le fortifier contre
l'Angleterre, le fortifier contre l'Océan. Dans ce grand but, stimulons l'esprit
de découverte et de nouveauté qui est comme l'âme de notre époque. C'est
là la mission d'un peuple comme la France 5 dans ce monde, c'est la mission
de l'homme lui-même, Dieu l'a voulu ainsi j partout où il y a une force, il
taut qu'il y ait une intelligence pour la dompter. La lutte de l'intelligence
humaine avec les forces aveugles de la matière est le plus beau spectacle de la
nature; c'est par là que la création se subordonne à la civilisation et que
l'œuvre complète de la Providence s'exécute
Je ^'Ote donc pour le projet de loij mais je demande à M. le ministre des
Travaux publics un examen approfondi de toutes le» questions qu'il soulève.
90 AVANT L'EXIL. ~ CHAMBRE DES PAIRS.
Je demande que les points que je n'ai pu parcourir que très rapidement, j'en
ai indiqué les motifs à la Chambre , soient étudiés avec tous les moyens dont
le gouvernement dispose, grâce à la centralisation. Je demande qu'à l'une des
sessions prochaines, un travail général, un travail d'ensemble, soit apporté
aux Chambres. Je demande que la question grave du littoral soit mise désor-
mais à l'ordre du jour pour les pouvoirs comme pour les esprits. Ce n'e^t pas
trop de toute l'intelligence de la France pour lutter contre toutes les forces
de la mer. {Jipprobation sur tous les bancs. )
ni
LA FAMILLE BONAPARTE (i).
14 juin 1847.
Messieurs les pairs, en présence d'une pétition comme celle-ci, je le
déclare sans hésiter, je suis du parti des exilés et des proscrits. Le gouverne-
ment de mon pays peut compter sur moi, toujours, partout, pour l'aider et
pour le servir dans toutes les occasions graves et dans toutes les causes justes.
Aujourd'hui même, dans ce moment, je le sers, je crois le servir du moins,
en lui conseillant de prendre une noble initiative, d'oser faire ce qu'aucun
gouvernement, j'en conviens, n'aurait fait avant l'époque où nous sommes,
d'oser, en un mot, être magnanime et intelligent. Je lui fais cet honneur de
le croire assez fort pour cela.
D'aiUeurs, laisser rentrer en France des princes bannis, ce serait de la
grandeur, et depuis quand cesse-t-on d'être fort parce qu'on est grand.'*
Oui, messieurs, je le dis hautement, dût la candeur de mes paroles faire
sourire ceux qui ne reconnaissent dans les choses humaines que ce qu'ils
appellent la nécessité politique et la raison d'état, à mon sens, l'honneur de
notre gouvernement de juillet, le triomphe de la civilisation, la couronne
de nos trente-deux années de paix, ce serait de rappeler purement et simple-
ment dans leur pays, qui est le nôtre, to.us ces innocents illustres dont l'exil
fait des prétendants et dont l'air de la patrie ferait des citoyens. {Très bien!
très bien !)
Messieurs, sans même invoquer ici, comme l'a fait si dignement le noble
prince de la Moskowa, toutes les considérations spéciales qui se rattachent au
passé militaire, si national et si briUant, du noble pétitionnaire, le frère d'armes
(') Une pétition de Jérôme-Napoléon Bonaparte, ancien roi de ''^stphalie, demandait aux
chambres la rentrée de sa famille en France. M. Charles Dupin proposait le dépôt de cette
pétition au bureau des renseignements; il disait dans son rapport : «C'est à la couronne qu'il
appartient de choisir le moment pour accorder, suivant le caractère et les mérites des personnes,
les faveurs qu'une tolérance éclairée peut conseiller ; faveurs accordées plusieurs fois à plusieurs
membres de l'ancienne famille impériale, et toujours avec l'assentiment de la générosité natio-
nale.» La pétition fut renvoyée au bureau des renseignements.
Le soir de ce même jour, 14 juin, le roi Louis-Philippe, après avoir pris connaissance du
discours de M. Victor Hugo, déclara au maréchal Soult, président du conseil des ministres,
qu'il entendait autoriser la famille Bonaparte \ rentrer en France. {Note de l'Édition de iSj^.)
92 AVANT L'EXIL. ~ CHAMBRE DES PAIRS.
de beaucoup d'entre vous, soldat après le i8 brumaire, général à Waterloo,
roi dans l'intervalle; sans même invoquer, je le répète, toutes ces considéra-
tions pourtant si décisives, ce n'est pas, disons-le, dans un temps comme le
nôtre qu'il peut être bon de maintenir les proscriptions et d'associer indéfini-
ment la loi aux violences du sort et-aux réactions de la destinée.
Ne l'oublions pas, car de tels événements sont de hautes leçons, en fait
d'élévations comme en fait d'abaissements, notre époque a vu tous les spec-
tacles que la fortune peut donner aux hommes. Tout peut arriver, car tout
est arrivé. Il semble, permettez-moi cette figure, que la destinée, sans être
la justice, ait une balance comme elle : quand un plateau monte, l'autre
descend. Tandis qu'un sous-lieutenant d'artillerie devenait empereur des
français , le premier prince du sang de France devenait professeur de mathé-
matiques. Cet auguste professeur est aujourd'hui le plus éminent des rois de
l'Europe, {jidhésion.) Messieurs, au moment de statuer sur cette pétition,
ayez ces profondes oscillations des existences royales présentes à l'esprit.
Non, ce n'est pas après tant de révolutions, ce n'est pas après tant de vicis-
situdes qui n'ont épargné aucune tête, qu'il peut être impolitique de donner
solennellement l'exemple du saint respect de l'adversité. Heureuse la dynastie
dont on pourra dire : Elle n'a exilé personne ! elle n'a proscrit personne ! elle
a trouvé les portes de la France fermées à des français, elle les a ouvertes et
elle a dit : entrez !
J'ai été heureux, je l'avoue, que cette pétition fût présentée. Je suis de
ceux qui aiment l'ordre d'idées qu'elle soulève et qu'elle ramène. Gardez-
vous de croire, messieurs, que de pareilles discussions soient inutiles! eUes
sont utiles entre toutes. Elles font reparaître à tous les yeux, elles éclairent
d'une vive lumière pour tous les esprits ce côté noble et pur des questions
humaines qui ne devrait jamais s'obscurcir ni s'effacer. Depuis quinze ans, on
a traité avec quelque dédain et quelque ironie tout cet ordre de sentiments,
on a ridiculisé l'enthousiasme : Poésie ! disait-on j on a raillé ce qu'on a appelé
la politique sentimentale et chevaleresque; on a diminué ainsi dans les cœurs
la notion, l'éternelle notion du vrai, du juste et du beau, et l'on a fait pré-
valoir les considérations d'utilité et de profit, les hommes d'afïkires, les inté-
rêts matériels. Vous savez, messieurs, où cela nous a conduits. {Mouvement.)
Quant à moi, en voyant les consciences qui se dégradent, l'argent qui
règne, la corruption qui s'étend, les positions les plus hautes envahies par les
passions les plus basses {mouvement prolongé)^ en voyant les misères du temps •
présent, je songe aux grandes choses du temps passé, et je suis, par moments,
tenté de dire à la Chambre, à la presse, à la France entière : Tenez, parlons
un peu de l'empereur, cela nous fera du bien ! {Uive et profonde adhésion.)
Oui, messieurs, remettons quelquefois à l'ordre du jour, quand l'occasion
LA FAMILLE BONAPARTE. 93
s'en présente, les généreuses idées et les généreux souvenirs. Occupons-nous
un peu, quand nous le pouvons, de ce qui a été et de ce qui est noble et pur,
illustre, fier, héroïque, désintéressé, national, ne fût-ce que pour nous con-
soler d'être si souvent forcés de nous occuper d'autre chose. (Très bien!)
J'aborde maintenant le côté purement politique de la question. Je serai
très court î je prie la Chambre de trouver bon que je l'effleure rapidement en
quelques mots.
Tout à l'heure, j'entendais dire à côté de moi : Mais prenez garde ! on ne
provoque pas légèrement l'abrogation d'une loi de bannissement politique :
il y a danger} il peut y avoir danger. Danger! quel danger .f* Quoi.? Des
menées } des intrigues .'* des complots de salon .? la générosité payée en conspi-
rations et en ingratitude.'' Y a-t-il là un sérieux péril.? Non, messieurs. Le
danger, aujourd'hui, n'est pas du côté des princes. Nous ne sommes, grâce
à Dieu, ni dans le siècle ni dans le pays des révolutions de caserne et de
palais. C'est peu de chose qu'un prétendant en présence d'une nation libre
qui travaille et qui pense. E^ppelez-vous l'avortement de Strasbourg suivi de
l'avortement de Boulogne.
Le danger aujourd'hui, messieurs, permettez-moi de vous le dire en pas-
sant, voulez-vous savoir où il est? Tournez vos regards, non du côté des
princes, mais du côté des masses, — du côté de ces classes nombreuses et
laborieuses, où il y a tant de courage, tant d'intelligence, tant de patrio-
tisme, où il y a tant de germes utiles et en même temps, je le dis avec dou-
leur, tant de ferments redoutables. C'est au gouvernement que j'adresse cet
avertissement austère. Il ne faut pas que le peuple souffre ! il ne faut pas que
le peuple ait faim ! Là est la question sérieuse, là est le danger, là seulement,
là, messieurs, et point ailleurs! [Oui!) Toutes les intrigues de tous les pré-
tendants ne feront point changer de cocarde au moindre de vos soldats, les
coups de fourche de Buzançais peuvent ouvrir brusquement un abîme ! [Mou-
vement. )
J'appelle sur ce que je dis en ce moment les méditations de cette sage et
illustre assemblée.
Quant aux princes bannis, sur lesquels le débat s'engage, voici ce que je
dirai au gouvernement} j'insiste sur ceci, qui est ma conviction, et aussi, je
crois, celle de beaucoup de bons esprits : j'admets que, dans des circonstances
données, des lois de bannissement politique, lois de leur nature toujours
essentiellement révolutionnaires, peuvent être momentanément nécessaires.
Mais cette nécessité cesse, et, du jour où elles ne sont plus nécessaires, elles
ne sont pas seulement iUibérales et iniques, elles sont maladroites.
L'exil est une désignation à la couronne : les exilés sont des en-cas. [Mou-
vement.) Tout au contraire, rendre à des princes bannis, sur leur demande.
94 AVANT L'EXIL. — CHAMBRE DES PAIRS.
leur droit de cité, c'est leur ôter toute importance, c'est leur déclarer qu'on
ne les craint pas, c'est leur démontrer par le fait que leur temps est fini. Pour
me servir d'expressions précises, leur restituer leur qualité civique, c'est leur
retirer leur signification politique. Cela me paraît évident. Replacez-les donc
dans la loi commune j laissez-les, puisqu'ils vous le demandent, laissez-les
rentrer en France comme de simples et nobles français qu'ils sont , et vous ne
serez pas seulement justes, vous serez habiles.
Je ne veux remuer ici, cela va sans dire, aucune passion. J'ai le sentiment
que j'accomplis un devoir en montant à cette tribune. Quand j'apporte au
roi Jérôme-Napoléon, exilé, mon faible appui, ce ne sont pas seulement
toutes les convictions de mon âme, ce sont tous les souvenirs de mon enfance
qui me sollicitent. Il y a, pour ainsi dire, oe l'hérédité dans ce devoir, et il
me semble que c'est mon père, vieux soldat de l'empire, qui m'ordonne de
me lever et de parler. (Sensation.) Aussi je vous parle, messieurs les pairs,
comme on parle quand on accomplit un devoir. Je ne m'adresse, remarquez-
le, qu'à ce qu'il y a de plus calme, de plus grave, de plus religieux dans vos
consciences. Et c'est pour cela que je veux vous dire et que je vais vous dire,
en terminant, ma pensée tout entière sur l'odieuse iniquité de cette loi dont
je provoque l'abrogation. (Marques d'attention.)
Messieurs les pairs, cet article d'une loi française qui bannit à perpétuité
du sol français la famille de Napoléon me fait éprouver je ne sais quoi d'inouï
et d'inexprimable. Tenez, pour faire comprendre ma pensée, je vais faire
une supposition presque impossible. Certes, l'histoire des quinze premières
années de ce siècle, cette histoire que vous avez faite, vous, généraux, vété-
rans vénérables devant qui je m'incline et qui m'écoutez dans cette enceinte. . .
(mouvement) y cette histoire, dis-je, est connue du monde entier, et il n'est
peut-être pas, dans les pays les plus lointains, un être humain qui n'en ait
entendu parler. On a trouvé en Chine, dans une pagode, le buste de Napo-
léon parmi les figures des dieux ! Eh bien ! je suppose, c'est là ma supposition
à peu près impossible, mais vous voulez bien me l'accorder, je suppose qu'il
existe dans un coin quelconque de l'univers un homme qui ne sache rien de
cette histoire, et qui n'ait jamais entendu prononcer le nom de l'empereur,
je suppose que cet homme vienne en France, et qu'il lise ce texte de loi qui
dit : «La famille de Napoléon est bannie à perpétuité du territoire français.»
Savez-vous ce qui se passerait dans l'esprit de cet étranger .f^ En présence d'une
pénalité si terrible, il se demanderait ce que pouvait être ce Napoléon, il se
dirait qu'à coup sûr c'était un grand criminel, que sans doute une honte
indélébile s'attachait à son nom, que probablement il avait renié ses dieux,
vendu son peuple, trahi son pays, que sais-je.f*. .. Il se demanderait, cet
étraoger, avec une sorte d'efïroi, par quels crimes monstrueux ce Napoléon
LA FAMILLE BONAPARTE. 95
avait pu mériter d'être ainsi frappé à jamais dans toute sa race. {Mouvement.)
Messieurs, ces crimes, les voici j c'est la religion relevée; c'est le Code
civil rédigé; c'est la France augmentée au delà même de ses frontières natu-
relles; c'est Marengo, léna, Wagram, Austerlitz; c'est la plus magnifique dot
de puissance et de gloire qu'un grand homme ait jamais apportée à une
grande nation ! {l!rh bien! A.pprobation.)
Messieurs les pairs, le frère de ce grand homme vous implore à cette
heure. C'est un vieillard, c'est un ancien roi aujourd'hui suppliant. Rendez-
lui la terre de la patrie ! Jérôme-Napoléon, pendant la première moitié de sa
vie, n'a eu qu'un désir, mourir pour la France. Pendant la dernière, il n'a
eu qu'une pensée, mourir en France. Vous ne repousserez pas un pareil vœu.
{Approbation prolonge sur tous les bancs. )
96 AVANT L'EXIL. — CHAMBRE DES PAIRS.
IV
LE PAPE PIE IX (^).
13 janvier 1848
Messieurs,
Les années 1846 et 1847 ont vu se produire un événement considérable.
Il y a, à l'heure où nous parlons, sur le trône de saint-Pierre un homme,
un pape, qui a subitement aboli toutes les haines, toutes les défiances, je
dirais presque toutes les hérésies et tous les schismes -, qui s'est fait admirer à
la fois, j'adopte sur ce point pleinement les paroles de notre noble et élo-
quent collègue M. le comte de Montalembert, qui s'est fait admirer à la fois,
non seulement des populations qui vivent dans l'église romaine, mais de
l'Angleterre non catholique, mais de la Turquie non chrétienne; qui a fait
faire, enfin, en un jour, pourrait-on dire, un pas à la civilisation humaine.
Et cela comment? De la façon la plus calme, la plus simple et la plus
grande, en communiant publiquement, lui pape, avec les idées des peuples,
avec les idées d'émancipation et de fraternité. Contrat auguste j utile et
admirable alliance de l'autorité et de la liberté, de l'autorité sans laquelle
il n'y a pas de société, de la liberté sans laquelle il n'y a pas de nation.
[Mouvement.)
Messieurs les pairs, ceci est digne de vos méditations. Approfondissez cette
grande chose.
('' Ce discours, du reste assez mal accueilli, fut prononcé dans la discussion de l'adresse en
réponse au discours de la couronne, à propos du paragraphe 6 de cette adresse, qui était ainsi
conçu :
«Nous croyons, avec votre Majesté, que la paix du monde est assurée. Elle est essentielle à
tous les gouvernements et à tous les peuples. Cet universel besoin est la garantie des bons rap-
ports qui existent entre les États. Nos vœux accompagneront les progrès que chaque pays pourra
accomplir, dans son action propre et indépendante. Une ère nouvelle de civilisation et de liberté
s'ouvre pour les Etats italiens. Nous secondons de toute notre sympathie et de toutes nos espé-
rances le pontife magnanime qui l'inaugure avec autant de sagesse que de courage, et les
souverains qui suivent, comme lui, cette voie de réformes pacifiques oii marchent de concert
les gouvernements et les peuples.»
Le paragraphe ainsi rédigé fut adopté à l'unanimité.
À cette époque, l'Itahe criait : Uiva Pio mm! Vie IX était révolutionnaire. On peut mesurer
aujourd'hui la distance qu'il y a entre le pape des Droits de l'homme et le pape du Syllabus.
{Note de l'Edition de iSj^j sauf le dernier alinéa, ajouté en 187 j.)
LE PAPE PIE IX. 97
Cet homme qui tient dans ses mains les clefs de la pensée de tant d'hom-
mes, il pouvait fermer les intelligences, il les a ouvertes. Il a posé l'idée
d'émancipation et de liberté sur le plus haut sommet où l'homme puisse
poser une lumière. Ces principes éternels que rien n'a pu souiller et que
rien ne pourra détruire, qui ont fait notre révolution et lui ont survécu, ces
principes de droit, d'égalité, de devoir réciproque, qui, il y a cinquante ans,
étaient un moment apparus au monde, toujours grands sans doute, mais
farouches, formidables et terribles sous le bonnet rouge, Pie IX les a trans-
figurés, il vient de les montrer à l'univers rayonnants de mansuétude, doux
et vénérables sous la tiare. C'est que c'est là leur véritable couronne en effet !
Pie IX enseigne la route bonne et sûre aux rois, aux peuples, aux hommes
d'état, aux philosophes, à tous. Grâces lui soient rendues! Il s'est fait l'auxi-
liaire évangélique, l'auxiliaire suprême et souverain, de ces hautes vérités
sociales que le continent, à notre grand et sérieux honneur, appelle les idées
françaises. Lui, le maître des consciences, il s'est fait le serviteur de la raison.
Il est venu, révolutionnaire rassurant, faire voir aux nations, à la fois éblouies
et effrayées par les événements tragiques, les conquêtes, les prodiges mili-
taires et les guerres de géants qui ont rempli la fin du dernier siècle et le
commencement de celui-ci, il est venu, dis-je, faire voir aux nations que,
pour féconder le sillon où germe l'avenir des peuples libres, il n'est pas
nécessaire de verser le sang, il suffit de répandre les idées j que l'évangile
contient toutes les chartes j que la liberté de tous les peuples comme la déli-
vrance de tous les esclaves était dans le cœur du Christ et doit être dans le
cœur de l'évêquej que, lorsqu'il le veut, l'homme de paix est un plus grand
conquérant que l'homme de guerre, et un conquérant meilleur j que celui-là
qui a dans l'âme la vraie charité divine, la vraie fraternité humaine, a en
même temps dans l'intelligence le vrai génie politique, et qu'en un mot,
pour qui gouverne les hommes, c'est la même chose d'être saint et d'être
grand, {jidhésion.)
Messieurs, je ne parlerai jamais de l'ancienne papauté, de l'antique pa-
pauté, qu'avec vénération et respect} mais je dis cependant que l'apparition
d'un tel pape est un événement immense. (Interruption.)
Oui, j'y insiste, un pape qui adopte la révolution française {bruit), qui
en fait la révolution chrétienne, et qui la mêle à cette bénédiction qu'il
répand du haut du balcon Quirinal sur Rome et sur l'univers, urbi et orbi, un
pape qui fait cette chose extraordinaire et sublime, n'est pas seulement un
homme, il est un événement.
Evénement social, événement politique. Social, car il en sortira toute une
phase de civilisation nouvelle} politique, car il en sortira une nouvelle
Italie.
ACTES ET PAROLES. — I. 7
98 AVANT L'EXIL. — CHAMBRE DES PAIRS.
Ou plutôt, je le dis, le cœur plein de reconnaissance et de joie, il en
sortira la vieille Italie.
Ceci est l'autre aspect de ce grand fait européen. (Interruption. Beaucoup de
pairs protègent. )
Oui, messieurs, je suis de ceux -qui tressaillent en songeant que Rome,
cette vieille et féconde Rome, cette métropole de l'unité, après avoir enfanté
l'unité de la foi, l'unité du dogme, l'unité de la chrétienté, entre en travail
encore une fois, et va enfanter peut-être, aux acclamations du monde, l'unité
de l'Italie. {Mouvements divers.)
Ce nom merveilleux, ce mot magique, l'Italie, qui a si longtemps ex-
primé parmi les hommes la gloire des armes, le génie conquérant et civili-
sateur, la grandeur des lettres, la splendeur des arts, la double domination
par le glaive et par l'esprit, va reprendre, avant un quart de siècle peut-être,
sa signification sublime, et redevenir, avec l'aide de Dieu et de celui qui
n'aura jamais été mieux nommé son vicaire , non seulement le résumé d'une
grande histoire morte, mais le symbole d'un grand peuple vivant!
Aidons de toutes nos forces à ce désirable résultat. {Interruption, hes pro-
teHations redoublent.) Et puis, en outre, comme une pensée patriotique est
toujours bonne, ayons ceci présent à l'esprit, que nous, les mutilés de 1815,
nous n'avons rien à perdre à ces remaniements providentiels de l'Europe,
qui tendent à rendre aux nations leur forme naturelle et nécessaire. {Mouve-
ment. )
Je ne veux pas faire rentrer la Chambre dans le détail de toutes ces ques-
tions. Au point où la discussion est arrivée, avec la fatigue de l'assemblée,
ce qu'on aurait pu dire hier n'est plus possible aujourd'hui j je le regrette, et
je me borne à indiquer l'ensemble de la question, et à en marquer le point
culminant. Il importe qu'il parte de la tribune française un encouragement
grave, sérieux, puissant, à ce noble pape, et à cette noble nation! un en-
couragement aux princes intelligents qui suivent le prêtre inspiré, un décou-
ragement aux autres, s'il est possible! {Agitation.)
Ne l'oublions pas, ne l'oublions jamais, la civilisation du monde a une
aïeule qui s'appelle la Grèce, une mère qui s'appelle l'Italie, et une fille
aînée qui s'appelle la France. Ceci nous indique, à nous Chambres françaises,
notre droit qui ressemble beaucoup à notre devoir.
Messieurs les pairs, en d'autres temps nous avons tendu la main à la
Grèce, tendons aujourd'hui la main à l'Italie. {Mouvements divers. — Aux
voix! aux voix!)
REUNIONS ELECTORALES.
1848-1849.
I
LETTRE AUX ÉLECTEURS.
29 mars 1848.
Des électeurs écrivent à M. Victor Hugo pour lui proposer la candidature à
l'Assemblée nationale constituante. Il répond :
Messieurs,
J'appartiens à mon pays, il peut disposer de moi.
J'ai un respect, exagéré peut-être, pour la liberté du choix j trouvez bon
que je pousse ce respect jusqu'à ne pas m'offrir.
J'ai écrit trente-deux volumes, j'ai fait jouer huit pièces de théâtre j j'ai
parlé six fois à la chambre des pairs, quatre fois en 1846, le 14 février, le
19 mars, le i" avril, le 5 juillet, une fois en 1847, le 14 juin, une fois en
1848, le 13 janvier. Mes discours sont au Moniteur.
Tout cela est au grand jour. Tout cela est livré à tous. Je n'ai rien à y
retrancher, rien à y ajouter.
Je ne me présente pas. A quoi bon } Tout homme qui a écrit une page
en sa vie est naturellement présenté par cette page s'il y a mis sa conscience
et son cœur.
Mon nom et mes travaux ne sont peut-être pas absolument inconnus de
mes concitoyens. Si mes concitoyens jugent à propos, dans leur liberté et
dans leur souveraineté, de m'appeler à siéger, comme leur représentant,
dans l'assemblée qui va tenir en ses mains les destinées de la France et de
l'Europe, j'accepterai avec recueillement cet austère mandat. Je le remplirai
avec tout ce que j'ai en moi de dévouement, de désintéressement et de
courage.
S'ils ne me désignent pas, je remercierai le ciel, comme ce Spartiate,
qu'il se soit trouvé dans ma patrie neuf cents citoyens meilleurs que moi.
lOO AVANT L'EXIL. — REUNIONS ELECTORALES.
En ce moment, je me tais, j'attends et j'admire les grandes actions que
fait la providence.
Je suis prêt, — si mes concitoyens songent à moi et m'imposent ce grand
devoir public, à rentrer dans la vie politique} — sinon, à rester dans la vie
littéraire.
Dans les deux cas, et quel que soit le résultat, je continuerai à donner,
comme je le fais depuis vingt-cinq ans, mon cœur, ma pensée, ma vie et
mon âme à mon pays.
Recevez, messieurs, l'assurance fraternelle de mon dévouement et de ma
cordialité.
II
PLANTATION DE L'ARBRE DE LA LIBERTÉ
PLACE DES VOSGES t^).
2 mars 1848.
C'est avec joie que je me rends à l'appel de mes concitoyens et que je
viens saluer au milieu d'eux les espérances d'émancipation, d'ordre et de
paix qui vont germer, mêlées aux racines de cet arbre de la liberté. C'est
un beau et vrai symbole pour la liberté qu'un arbre ! La liberté a ses racines
dans le cœur du peuple, comme l'arbre dans le cœur de la terre j comme
l'arbre, elle élève et déploie ses rameaux dans le cielj comme l'arbre, elle
grandit sans cesse et couvre les générations de son ombre. {A.cclamations.)
Le premier arbre de la liberté a été planté, il y a dix-huit cents ans, par
Dieu même sur le Golgotha. {A.cclamations.) Le premier arbre de la liberté,
c'est cette croix sur laquelle Jésus-Christ s'est offert en sacrifice pour la
liberté, l'égalité et la fraternité du genre humain. {Bravos et longs applaudisse-
ments. )
La signification de cet arbre n'a point changé depuis dix-huit siècles;
seulement, ne l'oublions pas, à temps nouveaux devoirs nouveaux; la révo-
lution que nos pères ont faite il y a soixante ans a été grande par la guerre ;
la révolution que vous faites aujourd'hui doit être grande par la paix. La
première a détruit, la seconde doit organiser. L'œuvre d'organisation est le
complément nécessaire de l'œuvre de destruction; c'est là ce qui rattache
intimement 1848 à 1789. Fonder, créer, produire, pacifier; satisfaire à tous
les droits, développer tous les grands instincts de l'homme, pourvoir à tous
les besoins des sociétés ; voilà la tâche de l'avenir. Or, dans les temps où nous
sommes, l'avenir vient vite. {Applaudissements.^
On pourrait presque dire que l'avenir n'est plus demain , il commence dès
aujourd'hui. {Bravo l) A l'œuvre donc, à l'œuvre, travailleurs par le bras,
(^) Un journal de la réaction reprochait, hier encore, à M. Victor Hugo, son républicanisme
r/ceat. En réponse k ce journal, et à tous ceux qui affectent de croire que M. Victor Hugo n'est
devenu républicain qu'après avoir été élu par le parti de l'ordre, nous publions la pièce suivante
que le hasard nous fait tomber entre les mains.
Ce sont des paroles prononcées en mars 1848, à l'occasion de la plantation de l'arbre de la
Liberté de la place des Vosges. {Note de l'Edition de i8j}.)
I02 PLANTATION DE L'ARBRE DE LA LIBERTÉ.
travailleurs par l'intelligence, vous tous qui m'écoutez et qui m'entourez!
mettez à fin cette grande œuvre de l'organisation fraternelle de tous les peu-
ples, conduits au même but, rattachés à la même idée, et vivant du même
cœur. Soyons tous des hommes de bonne volonté, ne ménageons ni notre
peine ni nos sueurs. Répandons sur le peuple qui nous entoure, et de là sur
le monde entier, la sympathie , la charité et la fraternité. Depuis trois siècles ,
le monde imite la France. Depuis trois siècles, la France est la première des
nations. Et savez-vous ce que veut dire ce mot, la première des nations.? Ce
mot veut dire, la plus grande 5 ce mot veut dire aussi, la meilleure. {Accla-
mations. )
Mes amis, mes frères, mes concitoyens, établissons dans le monde entier,
parla grandeur de nos exemples, l'empire de nos idées! Que chaque nation
soit heureuse et fière de ressembler à la France ! [Bravo!)
Unissons-nous dans une pensée commune, et répétez avec moi ce cri :
Vive la liberté universelle! Vive la République universelle! {"Vive la Képu-
hlicjue ! IJive TJictor Hu^o ! — Longues acclamations. )
III
RÉUNION DES AUTEURS DRAMATIQUES.
Je suis profondément touché des sympathies qui m'environnent. Des voix
aimées, des confrères célèbres m'ont glorifié bien au delà du peu que je
vaux. Permettez-moi de les remercier de cette cordiale éloquence à laquelle
je dois les applaudissements qui ont accueilli mon nomj permettez-moi, en
même temps, de m'abstenir de tout ce qui pourrait ressembler à une solli-
citation de suffrages. Puisque la nation est en train de chercher son idéal,
voici quel serait le mien en fait d'élections. Je voudrais les élections libres
et pures 5 libres, en ce qui touche les électeurs j pures, en ce qui touche les
candidats.
Personnellement, je ne me présente pas. Mes raisons, vous les connaissez,
je les ai publiées j elles sont toutes puisées dans mon respect pour la liberté
électorale. Je dis aux électeurs : Choisissez qui vous voudrez et comme vous
voudrez j quant à moi, j'attends, et j'applaudirai au résultat quel qu'il soit.
Je serai fier d'être choisi, satisfait d'être oublié. {A.pprobation.)
Ce n'est pas que je n'aie aussi, moi, mes ambitions. J'ai une ambition
pour mon pays, — c'est qu'il soit puissant, heureux, riche, prospère, glo-
rieux, sous cette simple formule : Liberté, égalité, fraternité; c'est qu'il soit le
plus grand dans la paixj comme il a été le plus grand dans la guerre. {Bravo!
bravo!) Et puis, j'ai une ambition pour moi, c'est de rester écrivain libre et
simple citoyen.
Maintenant, s'il arrive que mon pays, connaissant ma pensée et ma
conscience qui sont publiques depuis vingt-cinq ans, m'appelle, dans sa
confiance, à l'Assemblée nationale et m'assigne un poste où il faudra veiller
et peut-être combattre, j'accepterai son vote comme un ordre et j'irai où il
m'enverra. Je suis à la disposition de mes concitoyens. Je suis candidat à
l'Assemblée nationale comme tout soldat est candidat au champ de bataille.
(déclamations.)
Le mandat de représentant du peuple sera à la fois un honneur et un
danger J il suffît que ce soit un honneur pour que je ne le sollicite pas, il
suffit que ce soit un danger pour que je ne le refuse pas. (Longes accla-
mations. )
Vous m'avez compris. Maintenant je vais vous parler de vous.
Il y a, en ce moment, en France, à Paris, deux classes d'ouvriers qui.
104 AVANT L'EXIL. — REUNIONS ÉLECTORALES.
toutes deux, ont droit à être représentées dans l'Assemblée nationale. L'une. . .
à Dieu ne plaise que je parle autrement qu'avec la plus cordiale effusion de
ces braves ouvriers qui ont fait de si grandes choses et qui en feront de plus
grandes encore j je ne suis pas de ceux qui les flattent, mais je suis de ceux
qui les aiment j ils sauront compléter la haute idée qu'ils ont donnée au
monde de leur bon sens et de leur vertu. Ils ont montré le courage pendant
le combat, ils montreront la patience après la victoire. Cette classe d'ou-
vriers, dis-je, a fait de grandes choses, elle sera noblement et largement
représentée à l'Assemblée constituante, et, pour ma part, je réserve aux
ouvriers de Paris dix places sur mon bulletin.
Mais je veux, je veux pour l'honneur de la France, que l'autre classe
d'ouvriers, les ouvriers de l'intelligence, soit aussi noblement et largement
représentée. Le jour où l'on pourrait dire : Les écrivains, les poètes, les
artistes, les hommes de la pensée, sont absents de la représentation nationale,
ce serait une sombre et fatale éclipse, et l'on verrait diminuer la lumière de
la France ! (Bravo!)
Il faut que tous les ouvriers aient leurs représentants à l'Assemblée natio-
nale, ceux qui font la richesse du pays et ceux qui font sa grandeur j ceux
qui remuent les pavés et ceux qui remuent les esprits! (A.cclamations.)
Certes, c'est quelque chose que d'avoir construit les barricades de Février
sous la mousqueterie et la fusillade, mais c'est quelque chose aussi que
d'être sans cesse, sans trêve, sans relâche, debout sur les barricades de la
pensée, exposé aux haines du pouvoir et à la mitraille des partis, {applau-
dissements.) Les ouvriers, nos frères, ont lutté trois jours j nous, travailleurs
de l'intelligence, nous avons lutté vingt ans.
Avisez donc à ce grand intérêt ! Que l'un de vous parle pour vous j que
votre drapeau, qui est le drapeau même de la civilisation, soit tenu au
milieu de la mêlée par une main ferme et illustre. Faites prévaloir les idées !
Montrez que la gloire est une force! {Bravo!) Même quand les révolutions
ont tout renversé, il y a une puissance qui reste debout, la pensée. Les révo-
lutions brisent les couronnes, mais n'éteignent pas les auréoles, {hon^ applau-
dissements.)
Un des auteurs présents ayant demandé à M. Victor Hugo ce qu'il ferait si un
club marchait sur l'Assemblée constituante , M. Victor Hugo réplique :
Je prie M. Théodore Muret de ne point oublier que je ne me présente
pasj je vais lui répondre cependant, mais je lui répondrai comme électeur
et non comme candidat. {Mouvement d'attention.) Dans un moment où le
système électoral le plus large et le plus libéral que les hommes aient
jamais pu, je ne dis pas réaliser, mais rêver, appelle tous les citoyens à
REUNION DES AUTEURS DRAMATIQUES. 105
déposer leur vote, tous, depuis le premier jusqu'au dernier, — je me
trompe, il n'y a plus maintenant ni premier, ni dernier, — tous, veux-je
dire, depuis ce qu'on appelait autrefois le premier jusqu'à ce qu'on appelait
autrefois le dernier ^ dans un moment où de tous ces votes réunis va sortir
l'assemblée définitive, l'assemblée suprême qui sera, pour ainsi dire, la
majesté visible de la France, s'il était possible qu'à l'heure où ce sénat
prendra possession de la plénitude légitime de son autorité souveraine, il
existât dans un coin quelconque de Paris une fraction, une coterie, un
groupe d'hommes, je ne dirai pas assez coupables, mais assez insensés, pour
oser, dans un paroxysme d'orgueil, mettre leur petite volonté face à face
et de front avec la volonté auguste de cette assemblée qui sera le pays
même, je me précipiterais au-devant d'eux, et je leur crierais : Malheureux!
arrêtez-vous, vous allez devenir de mauvais citoyens! [Bravo! bravo!) Et s'il
ne m'était pas donné de les retenir, s'ils persistaient dans leur tentative
d'usurpation impie, oh! alors je donnerais, s'il le fallait, tout le sang que
j'ai dans les veines, et je n'aurais pas assez d'imprécations dans la voix, pas
assez d'indignation dans l'âme, pas assez de colère dans le cœur, pour
écraser l'insolence des dictatures sous la souveraineté de la nation !
{Immenses acclamations.)
I06 AVANT UEXIL. — RÉUNIONS ÉLECTORALES.
IV
VICTOR HUGO À SES CONCITOYENS.
26 mai 1848.
Mes concitoyens,
Je réponds à l'appel des soixante mille électeurs qui m'ont spontanément
honoré de leurs suffrages aux élections de la Seine. Je me présente à votre
libre choix.
Dans la situation politique telle qu'elle est, on me demande toute ma
pensée. La voici :
Deux républiques sont possibles.
L'une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros
sous avec la colonne, jettera bas la statue de Napoléon et dressera la statue
de Marat, détruira l'institut, l'école polytechnique et la légion d'honneur,
ajoutera à l'auguste devise : hibertéj Egalité, Fraternité, l'option sinistre : ou la
Mort ; fera banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, anéan-
tira le crédit, qui est la fortune de tous, et le travail, qui est le pain de
chacun, abolira la propriété et la famille, promènera des têtes sur des piques,
remplira les prisons par le soupçon et les videra par le massacre, mettra
l'Europe en feu et la civilisation en cendre, fera de la France la patrie
des ténèbres, égorgera la liberté, étouffera les arts, décapitera la pensée,
niera Dieu j remettra en mouvement ces deux machines fatales qui ne vont
pas l'une sans l'autre , la planche aux assignats et la bascule de la guillotine j
en un mot, fera froidement ce que les hommes de 93 ont fait ardemment,
et après l'horrible dans le grand que nos pères ont vu, nous montrera le
monstrueux dans le petit.
L'autre sera la sainte communion de tous les français dès à présent, et de
tous les peuples un jour, dans le principe démocratique j fondera une liberté
sans usurpation et sans violences, une égalité qui admettra la croissance
naturelle de chacun, une fraternité, non de moines dans un couvent, mais
d'hommes libres 5 donnera à tous l'enseignement comme le soleil donne la
lumière, gratuitement j introduira la clémence dans la loi pénale et la con-
ciliation dans la loi civile j multipliera les chemins de fer, reboisera une
partie du territoire, en défrichera une autre, décuplera la valeur du solj
VICTOR HUGO A SES CONCITOYENS. 107
partira de ce principe qu'il faut que tout homme commence par le travail
et finisse par la propriété, assurera en conséquence la propriété comme la
représentation du travail accompli, et le travail comme l'élément de la pro-
priété future i respectera l'héritage , qui n'est autre chose que la main du père
tendue aux enfants à travers le mur du tombeau j combinera pacifiquement,
pour résoudre le glorieux problème du bien-être universel, les accroisse-
ments continus de l'industrie, de la science, de l'art et de la pensée j pour-
suivra, sans quitter terre pourtant et sans sortir du possible et du vrai, la
réalisation sereine de tous les grands rêves des sages -, bâtira le pouvoir sur la
même base que la liberté, c'est-à-dire sur le droit} subordonnera la force à
l'intelligence 5 dissoudra l'émeute et la guerre, ces deux formes de la bar-
barie} fera de l'ordre la loi des citoyens, et de la paix la loi des nations }
vivra et rayonnera} grandira la France, conquerra le monde} sera, en un
mot, le majestueux embrassement du genre humain sous le regard de Dieu
satisfait.
De ces deux républiques, celle-ci s'appelle la civilisation, celle-là s'appelle
la terreur. Je suis prêt à dévouer ma vie pour établir l'une et empêcher
l'autre.
Io8 AVANT L'EXIL. — RÉUNIONS ÉLECTORALES.
V
SEANCE DES CINQ^ASSGCIATIONS
D'ART ET D'INDUSTRIE.
29 mai 1848.
M. Victor Hugo. — Il y a un mois, j'avais cru devoir, par respect pour
l'initiative électorale , m'abstenir de toute candidature personnelle j mais en
même temps, vous vous le rappelez, j'ai déclaré que, le jour où le danger
apparaîtrait sur l'Assemblée nationale, je me présenterais. Le danger s'est
montré, je me présente. (0/? applaudit.)
Il y a un mois, l'un de vous me fit cette question que j'acceptai avec
douleur : — S'il arrivait que des insensés osassent violer l'Assemblée natio-
nale, que pensez-vous qu'il faudrait faire } J'acceptai, je le répète, la question
avec douleur, et je répondis sans hésiter, sur-le-champ : Il faudrait se lever
tous comme un seul homme , et — ce furent mes propres paroles — écraser
l'insolence des dictatures sous la souveraineté de la nation.
Ce que je demandais il y a un mois, trois cent mille citoyens armés l'ont
fait il y a quinze jours.
Avant cet événement, qui est un attentat et qui est une catastrophe,
s'offrir à la candidature, ce n'était qu'un droit, et l'on peut toujours s'abste-
nir d'un droit. Aujourd'hui c'est un devoir, et l'on n'abdique pas le devoir.
Abdiquer le devoir, c'est déserter. Vous le voyez, je ne déserte pas.
i^A-dhésion?)
Depuis l'époque dont je vous parle, en quelques semaines, les linéaments
confus des questions politiques se sont éclaircis, les événements ont brus-
quement éclairé d'un jour providentiel l'intérieur de toutes les pensées, et,
à l'heure qu'il est, la situation est d'une éclatante simplicité. Il n'y a plus
que deux questions : la vie ou la mort. D'un côté, il y a les hommes qui
veulent la liberté, l'ordre, la paix, la famille, la propriété, le travail, le
crédit, la sécurité commerciale, l'industrie florissante, le bonheur du peuple,
la grandeur de la patrie, en un mot, la prospérité de tous composée du
bien-être de chacun. De l'autre côté, il y aies hommes qui veulent l'abîme.
Il y a les hommes qui ont pour rêve et pour idéal d'embarquer la France
SÉANCE DES CINCLASSOCIATIONS. 109
sur une espèce de radeau de la Méduse où l'on se dévorerait en attendant la
tempête et la nuit. {Mouvement.')
Je n'ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas de ces hommes-là, que
je n'en serai jamais ! {Non! non! nom le savons !) Je lutterai de front jusqu'à
mon dernier souffle contre ces mauvais citoyens qui voudraient imposer la
guerre à la France par l'émeute, et la dictature au peuple par la terreur. Ils
me trouveront toujours là, debout, devant eux, comme citoyen à la
tribune, ou comme soldat dans la rue. {Très bien! très bien!)
Ce que je veux, vous le savez. Je l'ai dit il y a peu de jours j je l'ai dit à
mon pays tout entier j je l'ai dit en prenant toutes mes convictions dans mon
âme, en essayant d'arracher du cœur de tous les honnêtes gens la parole que
chacun pense et que personne n'ose dire. Eh bien, cette parole, je l'ai dite !
Mon choix est faitj vous le connaissez. Je veux une république qui fasse
envie à tous les peuples , et non une république qui leur fasse horreur ! Je
veux, moi, et vous aussi vous voulez une république si noble, si pure, si
honnête, si fraternelle, si pacifique que toutes les nations soient tentées de
l'imiter et de l'adopter. Je veux une république si sainte et si belle que,
lorsqu'on la comparera à toutes les autres formes de gouvernement , elle les
fasse évanouir rien que par la comparaison. Je veux une république telle que
toutes les nations en regardant la France ne disent pas seulement : Qu'elle
est grande ! mais disent encore : Qu'elle est heureuse ! {yipplaudissements.)
Ne vous y trompez pas, — et je voudrais que mes paroles dépassassent
cette enceinte étroite, et peut-être la dépasseront-elles, • — la propagande de
la république est toute dans la beauté de son développement régulier, et la
propagande de la république, c'est sa vie même. Pour que la république
s'établisse à jamais en France, il faut qu'elle s'établisse hors de France, et
pour qu'elle s'établisse hors de France , il faut qu'elle se fasse accepter par la
conscience du genre humain. {Bravo ! bravo !)
Vous connaissez maintenant le fond de mon cœur. Toute ma pensée, je
pourrais la résumer en un seul motj ce mot, le voici : haine vigoureuse de
l'anarchie, tendre et profond amour du peuple. {TJive et unanime adhésion^
J'ajoute ceci, et tout ce que )'ai écrit, et tout ce que j'ai fait dans ma vie
publique est là pour le prouver, pas une page n'est sortie de ma plume
depuis que j'ai l'âge d'homme , pas un mot n'est sorti de ma bouche qui ne
soit d'accord avec les paroles que je prononce en ce moment. {Oui! oui! c'est
vrai!) Vous le savez tous, vous, mes amis, mes confrères, mes frères, je suis
aujourd'hui l'homme que j'étais hier, l'avocat dévoué de cette grande famille
populaire qui a souffert trop longtemps} le penseur ami des travailleurs, le
travailleur ami des penseurs j l'écrivain qui veut pour l'ouvrier, non l'aumône
qui dégrade, mais le travail qui honore. {Très bien!) Je suis l'homme qui.
lio AVANT L'EXIL. — REUNIONS ELECTORALES.
hier, défendait le peuple au milieu des riches, et qui, demain, défendrait,
s'il le fallait, les riches au milieu du peuple. [Nouvelle adhésion.) C'est ainsi
que je comprends, avec tous les devoirs qu'il contient, ce mot sublime qui
m'apparaît écrit par la main de Dieu même, au-dessus de toutes les nations,
dans la lumière éternelle des cieux, fraternité ! {Acclamations.)
M. Paulin regrette que le citoyen Victor Hugo, dont il admire l'immense
talent, ait cru devoir signaler le danger de l'anarchie sans parler du danger
de la réaction. Il pense que la révolution de février n'est pas une révolution
politique, mais une révolution sociale. Il demande au citoyen Victor Hugo
s'il est d'avis que le prolétariat doive disparaître de la société.
M. Victor Hugo. — Disparaître, comme l'esclavage a disparu! dispa-
raître à jamais ! mais non en ramenant, sous une autre forme, le servage et
la mainmorte! {Sensation.)
Je n'ai pas deux paroles j je disais tout à l'heure que je suis aujourd'hui
l'homme que j'étais hier. Mon Dieu ! bien avant de faire partie d'un corps
politique, il y a quinze ans, je disais ceci dans un livre imprimé : «Si, à moi
qui ne suis rien dans l'état, la parole m'était donnée sur les affaires du pays,
je la demanderais seulement sur l'ordre du jour, et je sommerais les gouver-
nements de substituer les questions sociales aux questions politiques. »
Il y a quinze ans que j'imprimais cela. Quelques années après la publi-
cation des paroles que je viens de rappeler, j'ai fait partie d'un corps
politique — Je m'interromps, permettez-moi d'être sobre d'apologies rétro-
spectives, je ne les aime pas. Je pense d'ailleurs que lorsqu'un homme,
depuis vingt-cinq ans, a jeté sur douze ou quinze cent mille feuilles sa
pensée au vent, il est difficile qu'il ajoute quelque chose à cette grande pro-
fession de foi, et quand je rappelle ce que j'ai dit, je le fais avec une candeur
entière, avec la certitude que rien dans mon passé ne peut démentir ce que
je dis à présent. Cela bien établi, je continue.
Lorsque je faisais partie de la chambre des pairs, il arriva, un jour, qu'à
propos des falsifications commerciales, dans un bureau où je siégeais, plu-
sieurs des questions qui viennent d'être soulevées furent agitées. Voici ce
que je dis alors j je cite :
«Qui souffre de cet état de choses } la France au dehors, le peuple au
dedans î la France blessée dans sa prospérité et dans son honneur, le peuple
froissé dans son existence et dans son travail. En ce moment, messieurs,
j'emploie ce mot, le peuple, dans une de ses acceptions les plus restreintes et
les plus usitées, pour désigner spécialement la classe nombreuse et laborieuse
qui fait la base même de la société , cette classe si digne d'intérêt parce qu'elle
travaille, si digne de respect parce qu'elle souffre. Je ne le cache pas,
messieurs, et je sais bien qu'en vous parlant ainsi je ne fais qu'éveiller vos
SÉANCE DES CINQ^ASSOCIATIONS. m
plus généreuses sympathies, j'éprouve pour l'homme de cette classe un
sentiment cordial et fraternel. Ce sentiment, tout esprit qui pense le partage.
Tous, à des degrés divers, nous sommes des ouvriers dans la grande œuvre
sociale. Eh bien ! je le déclare, ceux qui travaillent avec le bras et avec la
main sont sous la garde de ceux qui travaillent avec la pensée.»
( Applaudissements.)
Voilà de quelle manière je parlais à la chambre aristocratique dont j'avais
l'honneur de faire partie. {Mouvements en sens divers^ Ce raoï., j'avais l'honneur,
ne saurait vous choquer. Vous n'attendez pas de moi un autre langage j
lorsque ce pouvoir était debout, j'ai pu le combattre} aujourd'hui qu'il est
tombé, )ç. le respecte. [Très bien ! Frofonde sensation.)
Toutes les questions qui intéressent le bien-être du peuple, la dignité du
peuple, l'éducation due au peuple, ont occupé ma vie entière. Tenez, entrez
dans le premier cabinet de lecture venu, lisez quinze pages intitulées Claude
Gueux, que je publiais il y a quatorze ans, en 1834, et vous y verrez ce que
je suis pour le peuple, et ce que le peuple est pour moi.
Oui, le prolétariat doit disparaître j mais je ne suis pas de ceux qui
pensent que la propriété disparaîtra. Savez-vous, si la propriété était frappée,
ce qui serait tué ? Ce serait le travail.
Car, qu'est-ce que c'est que le travail } C'est l'élément générateur de la
propriété. Et qu'est-ce que c'est que la propriété .^ C'est le résultat du
travail. ( Oui ! oui !) Il m'est impossible de comprendre la manière dont cer-
tains socialistes ont posé cette question. Ce que je veux, ce que j'entends,
c'est que l'accès de la propriété soit rendu facile à l'homme qui travaille,
c'est que l'homme qui travaille soit sacré pour celui qui ne travaille plus. Il
vient une heure où l'on se repose. Qu'à l'heure où l'on se repose, on se sou-
vienne de ce qu'on a souffert lorsqu'on travaillait, qu'on s'en souvienne pour
améliorer sans cesse le sort des travailleurs ! Le but d'une société bien faite,
le voici : élargir et adoucir sans cesse la montée, autrefois si rude, qui con-
duit du travail à la propriété , de la condition pénible à la condition heureuse,
du prolétariat à l'émancipation , des ténèbres où sont les esclaves à la lumière
où sont les hommes libres ! Dans la civilisation vraie, la marche de l'huma-
nité est une ascension continuelle vers la lumière et la liberté ! {Accla-
mations.)
M. Paulin n'a jamais songé à attaquer les sentiments de M. Victor Hugo,
mais il aurait voulu entendre sortir de sa bouche le grand mot, Association,
le mot qui sauvera la république et fera des hommes une famiUe de frères.
( On applaudit.)
M. Victor Hugo. — Ici encore, à beaucoup d'égards, nous pouvons
nous entendre. Je n'attache pas aux mots autant d'efficacité que vous. Je ne
112 AVANT L'EXIL. — REUNIONS ELECTORALES.
crois pas qu'il soit donné à un mot de sauver le monde j cela n'est donné
qu'aux choses, et, entre les choses, qu'aux idées. [C'est vrai ! très bien !)
Je prends donc l'association, non comme un mot, mais comme une idée,
et je vais vous dire ce que j'en pense.
J'en pense beaucoup de bienj pas tout le bien qu'on en dit, parce qu'il
n'est pas donné à l'homme, je le répète, de rencontrer ni dans le monde
physique, ni dans le monde moral, ni dans le monde politique, une panacée.
Cela serait trop vite fini si, avec une idée ou le mot qui la représente, on
pouvait résoudre toutes les questions et dire : embrassons-nous. Dieu impose
aux hommes un plus sévère labeur. Il ne suffit pas d'avoir l'idée, il faut
encore en extraire le fait. C'est là le grand et douloureux enfantement. Pen-
dant qu'il s'accomplit, il s'appelle révolution ; quand il est accompli, l'enfan-
tement de la société, comme l'enfantement de la femme, s'appelle déli-
vrance. {Sensation.) En ce moment, nous sommes dans la révolutions mais,
je le pense comme vous, la délivrance viendra ! {Bravo!)
Maintenant, entendons-nous.
Remarquez que, si je n'ai pas prononcé le mot association, j'ai souvent
prononcé le mot société. Or, au fond de ces deux mots, société, association,
qu'y a-t-il .'' La même idée : fraternité.
Je veux l'association comme vous, vous voulez la société comme moi.
Nous sommes d'accord.
Oui, je veux que l'esprit d'association pénètre et vivifie toute la cité.
C'est là mon idéal j mais il y a deux manières de comprendre cet idéal.
Les uns veulent faire de la société humaine une immense famille.
Les autres veulent en faire un immense monastère.
Je suis contre le monastère et pour la famille. {Mouvement. A.pplaudk-
sements.)
Il ne suffit pas que les hommes soient associés, il faut encore qu'ils soient
sociables.
J'ai lu les écrits de quelques socialistes célèbres, et j'ai été surpris de voir
que nous avions, au dix-neuvième siècle, en France, tant de fondateurs de
couvents. {On rit.)
Mais, ce que je n'aurais jamais cru ni rêvé, c'est que ces fondateurs de
couvents eussent la prétention d'être populaires.
Je n'accorde pas que ce soit un progrès pour un homme de devenir un
moine, et je trouve étrange qu'après un demi-siècle de révolutions faites
contre les idées monastiques et féodales, nous y revenions tout doucement,
avec les interprétations êiM raot association. {Très bien!) Oui, l'association, telle
que je la vois expliquée dans les écrits accrédités de certains socialistes, —
moi écrivain un peu bénédictin, qui ai feuilleté le moyen-âge, je la
SÉANCE DES CINCLASSOCIATIONS. 113
connais i elle existait à Cluny, à Citeaux, elle existe à la Trappe. Voulez-
vous en venir là? Regardez-vous comme le dernier mot des sociétés
humaines le monastère de l'abbé de Rancé ? Ah ! c'est un spectacle admi-
rable ! Rien au monde n'est plus beau j c'est l'abnégation à la plus haute
puissance, ces hommes ne faisant rien pour eux-mêmes, faisant tout pour le
prochain, mieux encore, faisant tout pour Dieu! Je ne sache rien de plus
beau, je ne sache rien de moins humain. [Sensation.) Si vous voulez trancher
de cette manière héroïque les questions humaines, soyez sûrs que vous
n'atteindrez pas votre but. Quoique cela soit beau, je crois que cela est
mauvais. Oui, une chose peut à la fois être belle et mauvaise' et je vous
invite, vous tous penseurs, à réfléchir sur ce point j les meilleurs esprits, les
plus sages en apparence, peuvent se tromper, et, voyant une chose belle,
dire : elle est bonne. Eh bien ! non, le couvent, qui est beau, n'est pas bon !
non, la vie monastique, qui est sublime, n'est pas applicable ! Il ne faut
pas rêver l'homme autrement que Dieu ne l'a fait. Pour lui donner des
perfections impossibles, vous lui ôteriez ses qualités naturelles. [Bravo !)
Pensez-y bien, l'homme devenu un moine, perdant son nom, sa tradition
de famille, tous ses liens de nature, ne comptant plus que comme un
chiffre, ce n'est plus un homme, car ce n'est plus un esprit, car ce n'est plus
une liberté ! Vous croyez l'avoir fait monter bien haut, regardez, vous
l'avez fait tomber bien bas. Sans doute, il faut limiter l'égoïsmej mais, dans
la vie telle que la providence l'a faite à notre infirmité, il ne faut pas exa-
gérer l'oubli de soi-même. L'oubli de soi-même, bien compris, s'appelle
abnégation; mal compris, il s'appelle abrutissement. Socialistes, songez-y!
les révolutions peuvent changer la société, mais elles ne changent pas le
cœur humain. Le cœur humain est à la fois ce qu'il y a de plus tendre et
ce qu'il y a de plus résistant. Prenez garde à votre étrange progrès ! il va
droit contre la volonté de Dieu. N'ôtez pas au peuple la famille pour lui
donner le monastère ! {A.pplaudissements prolongés.)
M. Taylor fait remarquer que M. Victor Hugo sera, sans nul doute,
d'autant plus disposé à défendre ce fécond principe de l'association , que c'est
l'association qui l'a d'abord choisi pour son candidat, qu'il parlait tout à
l'heure devant une association des associations, et que c'est, en réalité, de
l'association qu'il tiendra le mandat que les artistes et les ouvriers veulent lui
confier, au nom de l'art et du travail.
M. AuBRY. — Beaucoup de personnes que je connais, qui sont loin
d'avoir l'instruction nécessaire pour juger les causes et les effets, m'ont
demandé, — lorsque je proposais le grand nom de M. Victor Hugo, que
je verrais avec bonheur à la Chambre, — m'ont demandé pourquoi, en pro-
mettant de combattre les hommes qui veulent être, il n'avait pas parlé de
ACTES ET PAROLES. — I. 8
mmiMEUB
114 AVANT L'EXIL. — REUNIONS ELECTORALES.
combattre les hommes qui ont été. Dans ce moment, la classe ouvrière
craint plus les individus qui se cachent que les individus qui se sont
montrés. . . Les républicains qui ont attenté à l'assemblée le 15 mai. . . je me
trompe, ce ne sont pas des républicains ! (Bravo ! bravo! ^Applaudissements) les
individus qui se montrent, on les écrase sous le poids du mépris pour ceux
qui se cachent, nous désirons que nos représentants viennent dire : Nous les
combattrons. {A.pprobation,)
M. Victor Hugo. — J'ai écouté avec attention, et, chose remarquable,
chez un orateur si jeune qui parle avec une facilité si distinguée, qui dit si
clairement sa pensée, je n'ai pu la saisir tout entière. Je vais toutefois
essayer de la préciser. Il va voir avec quelle sincérité j'aborde toutes les
hypothèses.
Il m'a semblé qu'il désignait comme dangereux, j'emprunte ses propres
expressions, non seulement ceux qui veulent être, mais ceux qui ont été.
Je commence par lui dire : Entendez-vous parler de la famille qui vient
d'être brisée par un mouvement populaire } Si vous dites oui, rien ne m'est
plus facile que de répondre j remarquez que vous ne me gênez pas du tout
en disant oui.
M. AuBRY. — En parlant ainsi, je n'ai pas voulu parler des personnes,
mais des systèmes 5 non de M. Louis-Philippe, ni de M. Blanqui [sourires),
mais du système de Louis-Philippe et du système de Blanqui.
M. Victor Hugo. — Vous me mettez trop à mon aise. S'il ne s'agit que
des systèmes, je répondrai par des faits.
J'ai été trois ans pair de France j j'ai parlé six fois comme pair j j'ai donné,
dans une lettre que les journaux ont publiée, les dates de mes discours.
Pourquoi ai-je donné ces dates ? C'est afin que "chacun pût recourir au
Moniteur. Pourquoi ai-je donné avec une tranquillité profonde ces six dates
aux millions de lecteurs des journaux de Paris et de la France ? C'est que je
savais que pas une des paroles que j'ai prononcées alors ne serait hors de
propos aujourd'hui i c'est que les six discours que j'ai prononcés devant les
pairs de France, je pourrais les redire tous demain devant l'Assemblée natio-
nale. Là était le secret de ma tranquillité.
Voulez-vous plus de détails } Voulez-vous que je vous dise quels ont été
les sujets de ces six discours ? {De toutes parts : Oui ! oui !)
Le premier discours, prononcé le 14 février 1846, a été consacré aux
ouvriers, au peuple, dont nous voyons ici une honorable et grave députation.
Une loi avait été présentée qui tendait à nier le droit que l'artiste industriel
a sur son oeuvre. J'ai combattu la disposition mauvaise que cette loi con-
tenait} je l'ai fait rejeter.
Le second discours a été prononcé le 20 mars de la même année, les
SÉANCE DES CINCLASSOCIATIONS. II5
journaux l'ont cité il y a quelques jours $ c'était pour la Pologne. Le i" avril
suivant, j'ai parlé pour la troisième fois. C'était encore pour le peuple j c'était
sur la question de la probité commerciale, sur les marques de fabrique. Deux
mois après, les 2 et 5 juillet, j'ai repris la parole; c'était pour la défense et
la protection de notre littoral ; je signalais aux Chambres ce fait grave que les
côtes d'Angleterre sont hérissées de canons, et que les côtes de France sont
désarmées.
Le cinquième discours date du 14 juin 1847. Ce jour-là, à propos de la
pétition d'un proscrit, je me suis levé pour dire au gouvernement du roi
Louis-Philippe ce que je regrette de n'avoir pu dire ces jours passés au gou-
vernement de la république : que c'est une chose odieuse de bannir et de
proscrire ceux que la destinée a frappés. J'ai demandé hautement — il n'y a
pas encore un an de cela — que la famille de l'empereur rentrât en France.
La Chambre me l'a refusé, la providence me l'a accordé. {Mouvement
prolongé.)
Le sixième discours, prononcé le 13 janvier dernier, était sur l'Italie,
sur l'unité de l'Italie, sur la révolution française, mère de la révolution
italienne. Je parlais à trois heures de l'après-midi; j'affirmais qu'une grande
révolution allait s'accomplir dans la péninsule italienne. La Chambre des
pairs disait non, et, à la même minute, le 13 janvier, à trois heures, pendant
que je parlais, le premier tocsin de l'insurrection sonnait à Palerme. {Nou-
veau mouvement.) C'est la dernière fois que j'ai parlé.
L'indépendance de ma pensée s'est produite sous bien d'autres formes .
encore; je rappelle un souvenir que les auteurs dramatiques n'ont peut-être
pas oublié. Dans une circonstance mémorable pour moi, c'était la première
fois que je recueillais des gages de la sympathie populaire, dans un procès
intenté à propos du drame le Koi s'amuse, dont le gouvernement avait sus-
pendu les représentations, je pris la parole. Personne n'a attaqué avec plus
d'énergie et de résolution le gouvernement d'alors ; vous pouvez relire mon
discours.
Voilà des faits. Passerons-nous aux personnes ^ Vous me donnez bien de
la force. Non, je n'attaquerai pas les personnes; non, je ne ferai pas cette
lâcheté de tourner le dos à ceux qui s'en vont, et de tourner le visage à ceux
qui arrivent; jamais, jamais! personne ne me verra suivre, comme un vil
courtisan, les flatteurs du peuple, moi qui n'ai pas suivi les flatteurs des rois!
{Explosion de bravos.) Flatteurs de rois, flatteurs du peuple, vous êtes les
mêmes hommes, j'ai pour vous un mépris profond.
Je voudrais que ma voix fût entendue sur le boulevard, je voudrais que
ma parole parvînt aux oreilles de tout ce loyal peuple répandu en ce moment
dans les carrefours, qui ne veut pas de proscription, lui qui a été proscrit si
Il6 AVANT L'EXIL. — REUNIONS ELECTORALES.
longtemps! Depuis un mois, il y a deux jours où j'ai regretté de ne pas être
de l'Assemblée nationale j le 15 mai, pour m'opposer au crime de lèse-
majesté populaire commis par l'émeute, à la violation du domicile de la
nation i et le 25 mai, pour m'opposer au décret de bannissement. Je n'étais
pas là lorsc[ue cette loi inique et inutile a été votée par les hommes mêmes
qui soutenaient la dynastie il y a quatre mois ! Si j'y avais été, vous m'auriez
vu me lever, l'indignation dans l'âme et la pâleur au front. J'aurais dit :
Vous faites une loi de proscription ! mais votre loi est invalide ! mais votre
loi est nulle ! Et, tenez, la providence met là, sous vos yeux, la preuve
éclatante de la misère de cette espèce de lois. Vous avez ici deux princes,
— je dis princes à dessein, — vous avez deux princes de la famille Bona-
parte , et vous êtes forcés de les appeler à voter sur cette loi , eux qui sont
sous le coup d'une loi pareille ! et, en votant sur la loi nouvelle, ils violent.
Dieu soit loué , la loi ancienne ! Et ils sont là au milieu de vous comme
une protestation vivante de la toute-puissance divine contre cette chose
faible et violente qu'on appelle la toute-puissance humaine ! [y4.cclamation.)
Voilà ce que j'aurais dit. Je regrette de n'avoir pu le diie; et, soyez tran-
quilles, si l'occasion se représente, je la saisirai} j'en prends à la face du
peuple l'engagement. Je ne permettrai pas qu'en votre nom on fasse des
actions honteuses. Je flétrirai les actes et je démasquerai les hommes.
[Bravo !) Non, je n'attaquerai jamais les personnes d'aucun parti malheureux !
Je n'attaquerai jamais les vaincus ! J'ai l'habitude de traiter les questions par
l'amour et non par la haine. [Sensation.) J'ai l'instinct de chercher le côté
noble, doux et conciliant, et non le côté irritant des choses 5 je n'ai jamais
manqué à cette habitude de ma vie entière, je n'y manquerai pas aujourd'hui.
Et pourquoi y manquerais-je } dans quel but ^ Dans un but de candidature !
Est-ce que vous croyez que j'ai l'ambition d'être député à l'Assemblée natio-
nale ^ J'ai l'ambition du pompier qui voit une maison qui brûle, et qui dit :
Donnez-moi un seau d'eau ! [Bravo! bravo!)
M. AuBRY. — Ce que mes amis demandent, c'est précisément de voir
stigmatiser ces mêmes individus qui ont voté la loi de proscription, dont
nous ne voulons pas. S'ils ont proscrit la famille de Louis-Philippe, c'est
qu'ils craignent de la voir revenir, eux qui lui doivent tout, et qui se sont
montrés si ingrats. Ces hommes devraient être marqués d'un fer rouge à
l'épaule. Nous n'en voulons pas, parce qu'ils ont un système ténébreux. Ils
en ont donné la preuve en votant cette loi.
M. Victor Hugo. — Je ferai ce que j'ai fait, toujours fait, je resterai
indépendant, dussé-je rester isolé. Je ne suis rien qu'un esprit pensif, solitaire
et sérieux. L'homme qui aime la solitude ne craint pas l'isolement.
Je suis résolu à toujours agir selon cette lumière qui est dans mon âme.
SEANCE DES CINCLASSOCIATIONS. II7
et qui me montre le juste et le vrai. Soyez tranquilles, je ne serai jamais ni
dupe ni complice des folies d'aucun parti. J'ai bien assez, nous avons tous
bien assez des fautes personnelles qui tiennent à notre humanité , sans prendre
encore le fardeau et la responsabilité des fautes d'autrui. Ce que je sais de
pire au monde, c'est la faute en commun. Vous me verrez me jeter sans le
moindre calcul tantôt au-devant des nouveaux partis qui veulent refaire un
mauvais passé, tantôt au-devant des vieux partis qui veulent, eux aussi,
refaire un passé pire encore ! {Émotion et adhésion.)
Je ne veux pas plus d'une politique qui a abaissé la France, que je ne
veux d'une politique qui l'a ensanglantée. Je combattrai l'intrigue comme
la violence, de quelque part qu'elles viennent j et, quant à ce que vous
appelez la réaction, je repousse la réaction comme je repousse l'anarchie.
( Applaudissements. )
En ce moment, les véritables ennemis de la chose publique sont ceux qui
disent : Il faut entretenir l'agitation dans la rue, faire une émeute désarmée
et indéfinie, que le marchand ne vende plus, que l'acheteur n'achète plus,
que le consommateur ne consomme plus, que les faillites privées amènent
la faillite publique, que les boutiques se ferment, que l'ouvrier chôme, que
le peuple soit sans travail et sans pain, qu'il mendie, qu'il traîne sa détresse
sur le pavé des ruesj alors tout s'écroulera! — Non, ce plan affreux ne
réussira pas! non, la France ne périra pas de misère! un tel sort n'est pas
fait pour elle ! Non , la grande nation qui a survécu à Waterloo n'expirera
pas dans une banqueroute! {Emotion profonde. Bravo ! bravo !)
Un membre. — Que M. Victor Hugo dise : Je ne suis pas un républicain
rouge, ni un républicain blanc, mais un républicain tricolore.
M. Victor Hugo. — Ce que vous me dites, je l'ai imprimé il y a trois
jours.
Il me semble qu'il est impossible d'être plus clair et plus net que dans
cette publication. Je ne voudrais pas qu'un seul de vous écrivît mon nom
sur son bulletin et dît le lendemain : je me suis trompé. Savez-vous pourquoi
je ne crie pas bien haut : je suis républicain } C'est parce que beaucoup
trop de gens le crient. Savez-vous pourquoi j'ai une sorte de pudeur et de
scrupule à faire cet étalage de républicanisme } C'est que je vois des gens qui
ne sont rien moins que républicains faire plus de bruit que vous qui êtes
convaincus. Il y a une chose sur laquelle je défie qui que ce soit, c'est le sen-
timent démocratique. Il y a vingt ans que je suis démocrate. Je suis un
démocrate de la veille. Est-ce que vous aimeriez mieux le mot que la
chose } Moi, je vous donne la chose, qui vaut mieux que le mot! {Applau-
dissements^
M. Marlet, au nom des artistes peintres, demande l'appui de M. Victor
II 8 AVANT L'EXIL. — RÉUNIONS ÉLECTORALES.
Hugo dans toutes les questions qui intéressent l'élection, le concours, les
droits des artistes et les franchises de l'art.
M. Victor Hugo déclare qu'ici encore son passé répond de son avenir,
et que pour défendre les libertés et les droits de l'art et des artistes, depuis
vingt ans, il n'a pas attendu qu'on le lui demandât. Il continuera d'être ce
qu'il a toujours été, le défenseur et l'ami des artistes. Ils peuvent compter
sur lui.
L'assemblée proclame, à l'unanimité, Victor Hugo candidat des asso-
ciations réunies.
VI
SÉANCE DES ASSOCIATIONS
APRÈS LE MANDAT ACCOMPLI (".
Mai 1849.
Je vous rapporte un double mandat, le mandat de président de l'asso-
ciation que vous voulûtes bien, il y a un an, me confier à l'unanimité, le
mandat de représentant que vos votes, également unanimes, m'ont conféré à
la même époque. Je rappelle cette unanimité qui est pour moi un cher et
glorieux souvenir.
Messieurs, nous venons de traverser une année laborieuse Grâce à la
toute-puissante volonté de la nation, nettement signifiée aux partis par le
suffrage universel, un gouvernement sérieux, régulier, normal, fonctionnant
selon la liberté et la loi, peut désormais tout faire refleurir parmi nous, le
travail, la paix, le commerce, l'industrie, l'art; c'est à-dire remettre la France
en pleine possession de tous les éléments de la civilisation.
C'est là, messieurs, un grand pas en avant j mais ce pas ne s'est point
accompli sans peine et sans labeur. Il n'est pas un bon citoyen qui n'ait
poussé à la roue dans ce retour à la vie sociale j tous l'ont fait, avec des forces
inégales sans doute, mais avec une égale bonne volonté. Quant à moi,
l'humble part que j'ai prise dans les grands événements survenus depuis un
an, je ne vous la dirai pasj vous la savez, votre bienveillance même se l'exa-
gère. Ce sera ma gloire, un jour, de n'avoir pas été étranger à ces grands
faits, à ces grands actes. Toute ma conduite politique depuis une année peut
se résumer en un seul mot : j'ai défendu énergiquement, résolument, de ma
poitrine comme de ma parole, dans les douloureuses batailles de la rue
comme dans les luttes amères de la tribune, j'ai défendu l'ordre contre
l'anarchie et la liberté contre l'arbitraire. {Oui! oui! c'e^ vrai!)
(') Dans une séance de l'Assemblée générale annuelle des auteurs dramatiques tenue le
6 mai 1849, M. Victor Hugo prononça, en remettant à l'Assemblée son titre et ses pouvoirs de
président de l'Association, un discours qui fut couvert d'unanimes et enthousiastes applaudis-
sements.
Voici la fin du discours de M. Victor Hugo, qui rendait compte de la façon dont il avait
rempli son mandat à l'Assemblée nationale {Note de l'Édition de i8j^).
I20 AVANT L'EXIL. — REUNIONS ELECTORALES.
Cette double loi, qui, pour moi, est une loi unique, cette double loi de
ma conduite, dont je n'ai pas dévié un seul instant, je l'ai puisée dans ma
conscience, et il me semble aussi, messieurs, que je l'ai puisée dans la vôtre!
{Unanime adhésion.) Permettez-moi de dire cela, car l'unanimité de vos suf-
frages il y a un an, et l'unanimité de vos adhésions en ce moment, nous fait
en quelque sorte, à vous, les mandants, et à moi, le mandataire, une âme
commune. ( Oui! oui!) Je vous rapporte mon mandat rempli loyalement. J'ai
fait de mon mieux, j'ai fait, non tout ce que j'ai voulu, mais tout ce que j'ai
pu, et je reviens au milieu de vous avec la grave et austère sérénité du devoir
accompli. {Jipplaudissements.)
ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
1848.
ATELIERS NATIONAUX (^).
20 juin 1848.
Messieurs,
Je ne monte pas à cette tribune pour ajouter de la passion aux débats qui
vous agitent, ni de l'amertume aux contestations qui vous divisent. Dans un
moment où tout est difficulté, où tout peut être danger, je rougirais
d'apporter volontairement des embarras au gouvernement de mon pays
Nous assistons à une solennelle et décisive expérience j j'aurais honte de moi
s'il pouvait entrer dans ma pensée de troubler par des chicanes, dans l'heure
si difficile de son établissement, cette majestueuse forme sociale, la Répu-
blique, que nos pères ont vue grande et terrible dans le passé, et que nous
voulons tous voir grande et bienfaisante dans l'avenir. Je tâcherai donc, dans
le peu que j'ai à dire à propos des ateliers nationaux, de ne point perdre de
vue cette vérité, qu'à l'époque délicate et grave où nous sommes, s'il faut de
la fermeté dans les actes, il faut de la conciliation dans les paroles.
La question des ateliers nationaux a déjà été traitée à diverses reprises
devant vous avec une remarquable élévation d'aperçus et d'idées. Je ne
reviendrai pas sur ce qui a été dit. Je m'abstiendrai des chiffires que vous
connaissez tous. Dans mon opinion, je le déclare franchement, la création
(*) Ce discours fut prononce quatre jours avant la fatale insurrection du 24 juin. Il ouvrit la
discussion sur le décret suivant, q\ii fut adopté par l'Assemblée.
Art. 1". L'allocation de 3 millions demandée par M. le ministre des Travaux publics pour
les ateliers nationaux lui est accordée d'urgence.
Art. 2. Chaque allocation nouvelle affectée au même emploi ne pourra excéder le chiffre de
I milhon.
Art. 3. Les pouvoirs de la commission chargée de l'examen du présent décret sont continués
jusqu'k ce qu'il en soit autrement ordonné par l'Assemblée. {NoU de l'Édition de i8f^.)
122 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
des ateliers nationaux a pu être, a été une nécessité 5 mais le propre des
hommes d'état véritables, c'est de tirer bon parti des nécessités, et de
convertir quelquefois les fatalités mêmes d'une situation en moyens de gou-
vernement. Je suis obligé de convenir qu'on n'a pas tiré bon parti de cette
nécessité-ci.
Ce qui me frappe au premier abord, ce qui frappe tout homme de bon
sens dans cette institution des ateliers nationaux, telle qu'on l'a faite, c'est
une énorme force dépensée en pure perte. Je sais que M. le ministre des
Travaux publics annonce des mesures 5 mais, jusqu'à ce que la réalisation de
ces mesures ait sérieusement commencé, nous sommes bien obligés de parler
de ce qui est, de ce qui menace d'être peut-être longtemps encore j et, dans
tous les cas, notre contrôle a le droit de remonter aux fautes faites, afin
d'empêcher, s'il se peut, les fautes à faire.
Je dis donc que ce qu'il y a de plus clair jusqu'à ce jour dans les ateliers
nationaux, c'est une énorme force dépensée en pure perte 5 et à quel moment.?
au moment où la nation épuisée avait besoin de toutes ses ressources, de la
ressource des bras autant que de la ressource des capitaux. En quatre mois,
qu'ont produit les ateliers nationaux.? Rien.
Je ne veux pas entrer dans la nomenclature des travaux qu'il était urgent
d'entreprendre, que le pays réclamait, qui sont présents à tous vos esprits j
mais examinez ceci : d'un côté une quantité immense de travaux possibles,
de l'autre côté une quantité immense de travailleurs disponibles, et le
résultat ? néant ! ( Mouvement. )
Néant, je me trompe 5 le résultat n'a pas été nul, il a été fâcheux, fâcheux
doublement, fâcheux au point de vue des finances, fâcheux au point de vue
de la politique.
Toutefois, ma sévérité admet des tempéraments j je ne vais pas jusqu'au
point où vont ceux qui disent avec une rigueur trop voisine peut-être de la
colère pour être tout à fait la justice : — Les ateliers nationaux sont un expé-
dient fatal. Vous avez abâtardi les vigoureux enfants du travail, vous avez
ôté à une partie du peuple le goût du labeur, goût salutaire qui contient la
dignité, la fierté, le respect de soi-même et la santé de la conscience. À ceux
qui n'avaient connu jusqu'alors que la force généreuse du bras qui travaille,
vous avez appris la honteuse puissance de la main tendue j vous avez dés-
habitué les épaules de porter le poids glorieux du travail honnête, et vous
avez accoutumé les consciences à porter le fardeau humiliant de l'aumône.
Nous connaissions déjà le désœuvré de l'opulence, vous avez créé le dés-
œuvré de la misère, cent fois plus dangereux pour lui-même et pour autrui.
La monarchie avait les oisifs, la République aura les fainéants. — {Assenti-
ment marqué. )
ATELIERS NATIONAUX. 123
Ce langage rude et chagrin, je ne le tiens pas précisément, je ne vais pas
jusque-là. Non, le glorieux peuple de Juillet et de Février ne s'abâtardira
pas. Cette fainéantise fatale à la civilisation est possible en Turquie j en
Turquie et non pas en France. Paris ne copiera pas Naplesj jamais, jamais
Paris ne copiera Constantinople 5 jamais, le voulût-on, jamais on ne par-
viendra à faire de nos dignes et intelligents ouvriers qui lisent et qui pensent,
qui parlent et qui écoutent, des lazzaroni en temps de paix et des janissaires
pour le combat. Jamais! [Sensation.)
Ce mot le voulut-on, je viens de le prononcer; il m'est échappé. Je ne vou-
drais pas que vous y vissiez une arrière-pensée , que vous y vissiez une accu-
sation par insinuation. Le jour où je croirai devoir accuser, j'accuserai, je
n'insinuerai pas. Non, je ne crois pas, je ne puis croire, et je le dis en toute
sincérité, que cette pensée monstrueuse ait pu germer dans la tête de qui
que ce soit, encore moins d'un ou de plusieurs de nos gouvernants, de
convertir l'ouvrier parisien en un condottiere , et de créer dans la ville la plus
civilisée du monde, avec les éléments admirables dont se compose la popu-
lation ouvrière, des prétoriens de l'émeute au service de la dictature. {Mouve-
ment prolongé. )
Cette pensée, personne ne l'a eue, cette pensée serait un crime de lèse-
majesté populaire! {CeB vrai!) Et malheur à ceux qui la concevraient
jamais! malheur à ceux qui seraient tentés de la mettre à exécution! car le
peuple, n'en doutez pas, le peuple, qui a de l'esprit, s'en apercevrait bien
vite, et ce jour-là il se lèverait comme un seul homme contre ces tyrans
masqués en flatteurs, contre ces despotes déguisés en courtisans, et il ne serait
pas seulement sévère, il serait terrible. {Très bienl Très bien!)
Je rejette cet ordre d'idées, et je me borne à dire qu'indépendamment de
la funeste perturbation que les ateliers nationaux font peser sur nos finances,
les ateliers nationaux tels qu'ils sont, tels qu'ils menacent de se perpétuer,
pourraient, à la longue, — danger qu'on vous a déjà signalé, et sur lequel
j'insiste, — altérer gravement le caractère de l'ouvrier parisien.
Eh bien, je suis de ceux qui ne veulent pas qu'on altère le caractère de
l'ouvrier parisien; je suis de ceux qui veulent que cette noble race d'hommes
conserve sa pureté; je suis de ceux qui veulent qu'elle conserve sa dignité
virile, son goût du travail, son courage à la fois plébéien et chevaleresque; je
suis de ceux qui veulent que cette noble race, admirée du monde entier,
reste admirable.
Et pourquoi est-ce que je le veux.? Je ne le veux pas seulement pour
l'ouvrier parisien, je le veux pour nous; je le veux à cause du rôle que Paris
remplit dans l'œuvre de la civilisation universelle.
Paris est la capitale actuelle du monde civilisé . . .
124 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
Une voix. — C'est connu ! ( On rit. )
M. Victor Hugo. — Sans doute, c'est connu! J'admire l'interruption!
il serait rare et curieux que Paris fût la capitale du monde et que le monde
n'en sût rien, {très bien! — On rit.) Je poursuis. Ce que Rome était autre-
fois, Paris l'est aujourd'hui. Ce que Paris conseille, l'Europe le médite 5 ce
que Paris commence, l'Europe le continue. Paris a une fonction dominante
parmi les nations. Paris a le privilège d'établir à certaines époques, souve-
rainement, brusquement quelquefois, de grandes choses : la liberté de 89, la
république de 92, Juillet 1830, Février 18485 et ces grandes choses, qui est-ce
qui les fait.^* Les penseurs de Paris qui les préparent, et les ouvriers de Paris
qui les exécutent. {Interruptions diverses.)
Voilà pourquoi je veux que l'ouvrier de Paris reste ce qu'il est : un noble
et courageux travailleur, soldat de l'idée au besoin, de l'idée et non de
l'émeute {sensation) ^ l'improvisateur quelquefois téméraire des révolutions,
mais l'initiateur généreux, sensé, intelligent et désintéressé des peuples. C'est
là le grand rôle de l'ouvrier parisien. J'écarte donc de lui avec indignation
tout ce qui peut le corrompre.
De là mon opposition aux ateliers nationaux.
Il est nécessaire que les ateliers nationaux se transforment promptement
d'une institution nuisible en une institution utile.
Quelques voix. — Les moyens }
M. Victor Hugo. — Tout à l'heure, en commençant, ces moyens, je
vous les ai indiqués 5 le gouvernement les énumérait hier, je vous demande
la permission de ne pas vous les répéter.
Plusieurs membres. — Continuez ! continuez !
M. Victor Hugo. — Trop de temps a déjà été perdu j il importe que les
mesures annoncées soient le plus tôt possible des mesures accomplies. Voilà
ce qui importe. J'appelle sur ce point l'attention de l'Assemblée et de ses
délégués au pouvoir exécutif.
Je voterai le crédit sous le bénéfice de ces observations.
Que demain il nous soit annoncé que les mesures dont a parlé M. le
mi.nistre des Travaux publics sont en pleine exécution, que cette voie soit
largement suivie, et mes critiques disparaissent. Est-ce que vous croyez qu'il
n'est pas de la plus haute importance de stimuler le gouvernement lorsque le
temps se perd, lorsque les forces de la France s'épuisent.?
En terminant, messieurs, permettez-moi d'adresser du haut de cette
tribune, à propos des ateliers nationaux... — ceci est dans le sujet, grand
Dieu! et les ateliers nationaux ne sont qu'un triste détail d'un triste
ensemble... — permettez-moi d'adresser du haut de cette tribune quelques
paroles à cette classe de penseurs sévères et convaincus qu'on appelle les
ATELIERS NATIONAUX. 125
socialistes [Oh! oh! — Ecoute^! écoute'^!) et de jeter avec eux un coup d'oeil
rapide sur la question générale qui trouble , à cette heure , tous les esprits et
qui envenime tous les événements, c'est-à-dire sur le fond réel de la situation
actuelle.
La question, à mon avis, la grande question fondamentale qui saisit la
France en ce moment et qui emplira l'avenir, cette question n'est pas dans
un mot, elle est dans un fait. On aurait tort de la poser dans le mot répu-
blique, elle est dans le fait démocratie} fait considérable, qui doit engendrer
l'état définitif des sociétés modernes et dont l'avènement pacifique est, je le
déclare, le but de tout esprit sérieux.
C'est parce que la question est dans le fait démocratie et non dans le mot
république, qu'on a eu raison de dire que ce qui se dresse aujourd'hui devant
nous avec des menaces selon les uns, avec des promesses selon les autres, ce
n'est pas une question politique, c'est une question sociale.
Représentants du peuple, la question est dans le peuple. Je le disais il y a
un an à peine dans une autre enceinte, j'ai bien le droit de le redire aujour-
d'hui icii la question, depuis longues années déjà, est dans les détresses du
peuple, dans les détresses des campagnes qui n'ont point assez de bras, et des
villes qui en ont trop, dans l'ouvrier qui n'a qu'une chambre où il manque
d'air, et une industrie où il manque de travail, dans l'enfant qui va pieds
nus, dans la malheureuse jeune fille que la misère ronge et que la prosti-
tution dévore, dans le vieillard sans asile, à qui l'absence de la providence
sociale fait nier la providence divine j la question est dans ceux qui souffrent,
dans ceux qui ont froid et qui ont faim. La question est là. [Oui! oui!)
Eh bien, — socialiste moi-même, c'est aux socialistes impatients que je
m'adresse, — est-ce que vous croyez que ces souffrances ne nous prennent
pas le cœur.f* est-ce que vous croyez qu'elles nous laissent insensibles.'* est-ce
que vous croyez qu'elles n'éveillent pas en nous le plus tendre respect, le
plus tendre amour, la plus ardente et la plus poignante sympathie .^^ Oh!
comme vous vous tromperiez! [Sensation.) Seulement, en ce moment, au
moment où nous sommes, voici ce que nous vous disons :
Depuis le grand événement de Février, par suite de ces ébranlements
profonds qui ont amené des écroulements nécessaires, il n'y a plus seulement
la détresse de cette portion de la population qu'on appelle plus spécialement
le peuple, il y a la détresse générale de tout le reste de la nation. Plus de
confiance, plus de crédit, plus d'industrie, plus de commerce j la demande a
cessé, les débouchés se ferment, les faillites se multiplient, les loyers et
les fermages ne se payent plus, tout a fléchi à la foisj les familles riches
sont gênées, les familles aisées sont pauvres, les familles pauvres sont
affamées .
126 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
À mon sens, le pouvoir révolutionnaire s'est mépris. J'accuse les fausses
mesures, j'accuse aussi et surtout la fatalité des circonstances.
Le problème social était posé. Quant à moi, j'en comprenais ainsi la solu-
tion : n'effrayer personne, rassurer tout le monde, appeler les classes jusqu'ici
déshéritées, comme on les nomme, aux jouissances sociales, à l'éducation,
au bien-être, à la consommation abondante, à la vie à bon marché, à la
propriété rendue facile . . .
Plusieurs membres. — Très bien!
De toutes parts. — Nous sommes d'accord, mais par quels moyens.''
M. Victor Hugo. — En un mot, faire descendre la richesse. On a fait le
contraire i on a fait monter la misère.
Qu'est-il résulté de la.? Une situation sombre où tout ce qui n'est pas en
perdition est en péril, où tout ce qui n'est pas en péril est en question j une
détresse générale, je le répète, dans laquelle la détresse populaire n'est
plus qu'une circonstance aggravante, qu'un épisode déchirant du grand
naufrage.
Et ce qui ajoute encore à mon inexprimable douleur, c'est que d'autres
jouissent et profitent de nos calamités. Pendant que Paris se débat dans ce
paroxysme, que nos ennemis, ils se trompent! prennent pour l'agonie,
Londres est dans la joie, Londres est dans les fêtes j le commerce y a triplé j
le luxe, l'industrie, la richesse s'y sont réfugiés. Oh! ceux qui agitent la rue,
ceux qui jettent le peuple sur la place publique, ceux qui poussent au dés-
ordre et à l'insurrection, ceux qui font fuir les capitaux et fermer les bou-
tiques, je puis bien croire que ce sont de mauvais logiciens, mais je ne puis
me résigner à penser que ce sont décidément de mauvais français, et je leur
dis, et je leur crie : En agitant Paris, en remuant les masses, en provoquant
le trouble et l'émeute, savez-vous ce que vous faites.'' Vous construisez la
force , la grandeur, la richesse , la puissance , la prospérité et la prépondérance
de l'Angleterre. {Mouvement prolongé.)
Oui, l'Angleterre, à l'heure où nous sommes, s'assied en riant au bord de
l'abîme où la France tombe. {Sensation.) Oh! certes, les misères du peuple
noustouchentj nous sommes de ceux qu'elles émeuvent le plus douloureuse-
ment. Oui, les misères du peuple nous touchent, mais les misères de la
France nous touchent aussi! Nous avons une pitié profonde pour l'ouvrier
avarement et durement exploité, pour l'enfant sans pain, pour la femme sans
travail et sans appui, pour les familles prolétaires depuis si longtemps lamen-
tables et accablées j mais nous n'avons pas une pitié moins grande pour la
patrie qui saigne sur la croix des révolutions, pour la France, pour notre
France sacrée qui, si cela durait, perdrait sa puissance, sa grandeur et sa
lumière, aux yeux de l'univers. {Très bien!) Il ne faut pas que cette agonie se
ATELIERS NATIONAUX. 12/
prolonge i il ne faut pas que la ruine et le désastre saisissent tour à tour et
renversent toutes les existences dans ce pays.
Une voix. — Le moyen ?
M. Victor Hugo. — ■ Le moyen, je viens de le dire, le calme dans la
rue, l'union dans la cité, la force dans le gouvernement, la bonne volonté
dans le travail, la bonne foi dans tout. (Oui! c'ejj vrai!)
Il ne faut pas, dis-je, que cette agonie se prolonge j il ne faut pas que
toutes les existences soient tour à tour renversées. Et à qui cela profiterait-il
chez nous ? Depuis quand la misère du riche est-elle la richesse du pauvre ?
Dans un tel résultat je pourrais bien voir la vengeance des classes longtemps
souflFrantes, je n'y verrais pas leur bonheur. (Très bien!)
Dans cette extrémité, je m'adresse du plus profond et du plus sincère de
mon cœur aux philosophes initiateurs, aux penseurs démocrates, aux socia-
listes, et je leur dis : Vous comptez parmi vous des cœurs généreux, des
esprits puissants et bienveillants 5 vous voulez comme nous le bien de la
France et de l'humanité. Eh bien, aidez-nous! aidez-nous! Il n'y a plus seule-
ment la détresse des travailleurs, il y a la détresse de tous. N'irritez pas là où
il faut concilier, n'armez pas une misère contre une misère, n'ameutez pas
un désespoir contre un désespoir. {Très bien!)
Prenez garde! deux fléaux sont à votre porte, deux monstres attendent et
rugissent là, dans les ténèbres, derrière nous et derrière vous, la guerre civile
et la guerre servile {agitation), c'est-à-dire le lion et le tigre 3 ne les déchaînez
pas! Au nom du ciel, aidez-nous!
Toutes les fois que vous ne mettez pas en question la famille et la pro-
priété, ces bases saintes sur lesquelles repose toute civilisation, nous admet-
tons avec vous les instincts nouveaux de l'humanité j admettez avec nous les
nécessités momentanées des sociétés. (Mouvement.)
M. Flocon, ministre de l'A.griculture et du Commerce. — Dites les nécessités
permanentes.
Une voix. — Les nécessités éternelles.
M. Victor Hugo. — J'entends dire les nécessités éternelles. Mon opi-
nion, ce me semble, était assez claire pour être comprise. (Oui! oui!) Il va
sans dire que l'homme qui vous parle n'est pas un homme qui nie et met en
doute les nécessités éternelles des sociétés. J'invoque la nécessité momentanée
d'un péril immense et imminent, et j'appelle autour de ce grand péril tous
les bons citoyens, quelle que soit leur nuance, quelle que soit leur couleur,
tous ceux qui veulent le bonheur de la France et la grandeur du pays, et je
dis à ces penseurs auxquels je m'adressais tout à l'heure : Puisque le peuple
croit en vous, puisque vous avez ce doux et cher bonheur d'être aimés et
écoutés de lui, oh! je vous en conjure, dites-lui de ne point se hâter vers la
128 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
rupture et la colère, dites-lui de ne rien précipiter, dites-lui de revenir à
l'ordre, aux idées de travail et de paix, car l'avenir est pour tous, car l'avenir
est pour le peuple! Il ne faut qu'un peu de patience et de fraternité} et il
serait horrible que, par une révolte d'équipage, la France, ce premier navire
des nations, sombrât en vue de ce port magnifique que nous apercevons tous
dans la lumière et qui attend le genre humain. (Très bien! très bien!)
n
POUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE
ET CONTRE L'ARRESTATION DES écRlVAINS^^l
I" août 1848.
M. Victor Hugo. — Je sens que l'Assemblée est impatiente de clore le
débat, aussi ne dirai-je q^ue quelques mots. (Park'^! parle'7!)
Je suis de ceux qui pensent, aujourd'hui plus que jamais, depuis hier
surtout, que le devoir d'un bon citoyen, dans les circonstances actuelles, est
de s'abstenir de tout ce qui peut affaiblir le pouvoir dont l'ordre social a un
tel besoin, ÇTrh bien!)
Je renonce donc à entrer dans ce que cette discussion pourrait avoir d'irri-
tant, et ce sacrifice m'est d'autant plus facile que j'ai le même but que vous,
le même but que le pouvoir exécutif j ce but que vous comprenez, il peut se
résumer en deux mots, armer l'ordre social et désarmer ses ennemis.
(^dMsion.)
Ma pensée est, vous le voyez, parfaitement claire, et je demande au gou-
vernement la permission de lui adresser une question} car il est résulté un
doute dans mon esprit des paroles de M. le ministre de la Justice.
Sommes-nous dans l'état de siège, où sommes-nous dans la dictature.''
C'est là, à mon sens, la question.
Si nous sommes dans l'état de siège, les journaux supprimés ont le droit
de reparaître en se conformant aux lois. Si nous sommes dans la dictature, il
en est autrement.
M. DÉMOSTHÈNE Ollivier. — Qui donc aurait donné la dictature.?
M. Victor Hugo. — Je demande au chef du pouvoir exécutif de
s'expliquer.
t^) M. Crespel-Delatouche avait interpellé le gouvernement sur la suppression de oa'^ jour-
naux frappés d'interdit le 2j juin, sur l'arrestation et la détention au secret, dix jours durant,
du directeur de l'un des journaux supprimés, M.Emile de Girardin, etc. Les mesures attaquées
furent défendues par M. le ministre de la Justice; elles furent combattues par les représentants
Vesin, Valette, Dupont (de Bussac), Germain Sarrut et Lenglet. Le général Cavaignac, après le
discours de Victor Hugo, déclara qu'il ne voulait entrer dans aucune explication et qu'il laissait
à l'Assemblée le soin de le défendre ou de l'accuser. L'Assemblée déclara la disctission close et
passa k l'ordre du jour. {Noie de l'Édition de i8j^,)
ACTES ET PAROLES. — I. Q
I30 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
Quant à moi, je pense que la dictature a duré justement, légitimement,
par l'impérieuse nécessité des circonstances, pendant (Quatre jours. Ces q^uatre
jours passés, l'état de siège suffisait.
L'état de siège, je le déclare, est nécessaire} mais l'état de siège est une
situation légale et définie, et il me paraît impossible de concéder au pouvoir
exécutif la dictature indéfinie, lorsque vous n'avez prétendu lui donner que
l'état de siège.
Maintenant, si le pouvoir exécutif ne croit pas l'autorité dont l'Assemblée
l'a investi suffisante, qu'il s'explique et que l'Assemblée prononce. Quant à
moi, dans une occasion où il s'agit de la première et de la plus essentielle de
nos libertés, je ne manquerai pas à la défense de cette liberté. Défendre
aujourd'hui la société, demain la liberté, les défendre l'une avec l'autre, les
défendre l'une par l'autre, c'est ainsi que je comprends mon mandat comme
représentant, mon droit comme citoyen et mon devoir comme écrivain.
[Mouvement.)
Si le pouvoir donc désire être investi d'une autorité dictatoriale, qu'il le
dise, et que l'Assemblée décide.
Le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, président du conseil. — Ne
craignez rien, monsieur, je n'ai pas besoin de tant de pouvoir j j'en ai assez,
j'en ai trop de pouvoir} calmez vos craintes. {Marques d' approbation.)
M. Victor Hugo. — Dans votre intérêt même, permettez-moi de vous
le dire, à vous homme du pouvoir, moi homme de la pensée... {Inter-
ruption prolongée. )
J 'ai besoin d'expliquer une expression sur laquelle l'Assemblée pourrait se
méprendre.
Quand je dis homme de la pensée, je veux dire homme de la presse, vous
l'avez tous compris. ( Oui! oui!)
Eh bien, dans l'intérêt de l'avenir encore plus que dans l'intérêt du pré-
sent, quoique l'intérêt du présent me préoccupe autant qu'aucun de vous,
croyez-le bien, je dis au pouvoir exécutif : Prenez garde! l'immense autorité
dont vous êtes investi . . .
Le général Cavaignac. — Mais non!
Un membre à gauche. — Faites une proposition. {Kumeurs diverses.)
M. LE présuent. — Il est impossible de continuer à discuter si l'on se
livre à des interpellations particulières.
M. Victor Hugo — Que le pouvoir me permette de le lui dire, — je
réponds à l'interruption de l'honorable général Cavaignac, — dans les cir-
constances actuelles, avec la puissance considérable dont il est investi, qu'il
prenne garde à la liberté de la presse, qu'il respecte cette liberté! Que le
pouvoir se souvienne que la liberté de la presse est l'arme de cette civilisation
LA LIBERTE DE LA PRESSE. 131
que nous défendons ensemble. La liberté de la presse était avant vous, elle
sera après vous. {A.^tatwn.)
Voilà ce que je voulais répondre à l'interruption de l'honorable général
Gavai gnac.
Maintenant je demande au pouvoir de se prononcer sur la manière dont
il entend user de l'autorité que nous lui avons confiée. Quant à moi, je crois
que les lois existantes, énergiquement appliquées, suffisent. Je n'adopte pas
l'opinion de M. le ministre de la Justice, qui semble penser que nous nous
trouvons dans une sorte d'interrègne légal, et qu'il faut attendre, pour user
de la répression judiciaire, qu'une nouvelle loi soit faite par vous. Si ma
mémoire ne me trompe pas, le 24 juin, l'honorable procureur général près la
cour d'appel de Paris a déclaré obligatoire la loi sur la presse du 16 juillet 1828
Remarquez cette contradiction. Y a-t-il pour la presse une législation en
vigueur .f^ Le procureur général dit oui, le ministre de la Justice dit non.
{Mouvement.) Je suis de l'avis du procureur général.
La presse, à l'heure qu'il est, et jusqu'au vote d'une loi nouvelle, est sous
l'empire de la législation de 1828. Dans ma pensée, si l'état de siège seul
existe, si nous ne sommes pas en pleine dictature, les journaux supprimés
ont le droit de reparaître en se conformant à cette législation. [A^tation.) .ie
pose la question ainsi et je demande qu'on s'explique sur ce point. Je répète
que c'est une question de liberté, et j'ajoute que les questions de liberté
doivent être dans une assemblée nationale, dans une assemblée populaire
comme celle-ci, traitées, je ne dis pas avec ménagement, je dis avec respect.
{Adhésion.)
Quant aux journaux supprimés, je n'ai pas à m'expliquer sur leur compte,
je n'ai pas d'opinion à exprimer sur eux, cette opinion serait peut-être pour
la plupart d'entre eux très sévère. Vous comprenez que plus elle est sévère,
plus je dois la taire j je ne veux pas prendre la parole pour les attaquer quand
ils n'ont pas la parole pour se défendre. {Mouvement.) Je me sers à regret de
ces termes, les journaux supprimés ) l'expression supprimés ne me paraît ni juste,
ni politique i suspendus était le véritable mot dont le pouvoir exécutif aurait
dû se servir. {Signe d'assentiment de M. le ministre de la Justice.) Je n'attaque pas
en ce moment le pouvoir exécutif, je le conseille J'ai voulu et je veux rester
dans les limites de la discussion la plus modérée. Les discussions modérées
sont les discussions utiles. {Très bien!)
J'aurais pu dire, remarquez-le, que le pouvoir avait attenté à la propriété,
à la liberté de la pensée, à la liberté de la personne d'un écrivain j qu'il avait
tenu cet écrivain neuf jours au secret, onze jours dans un état de détention
qui est resté inexpliqué. {Mouvements divers.)
Je n'ai pas voulu entrer et je n'entrerai pas dans ce côté irritant, je le
132 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
répète, de la question. Je désire simplement obtenir une explication, afin
que les journaux puissent savoir, à l'issue de cette séance, ce qu'ils peuvent
attendre du pouvoir qui gouverne le pays.
Dans ma conviction, les laisser reparaître sous l'empire rigide de la loi, ce
serait à la fois une mesure de vraie justice et une mesure de bonne politique :
de justice, cela n'a pas besoin d'être démontré j de bonne politique, car il est
évident pour moi qu'en présence de l'état de siège, et sous la pression des
circonstances actuelles, ces journaux modéreraient d'eux-mêmes la première
explosion de leur liberté. Or c'est cette explosion qu'il serait utile d'amortir
dans l'intérêt de la paix publique. L'ajourner, ce n'est que la rendre plus
dangereuse par la longueur même de la compression. [Mouvement.) Pesez
ceci, messieurs.
Je demande formellement à l'honorable général Cavaignac de vouloir
bien nous dire s'il entend que les journaux interdits peuvent reparaître immé-
diatement sous l'empire des lois existantes, ou s'ils doivent, en attendant une
législation nouvelle, rester dans l'état où ils sont, ni vivants ni morts, non
pas seulement entravés par l'état de siège, mais confisqués par la dictature.
{Mouvement prolongé. )
m
L'ÉTAT DE SIÈGE (0.
2 septembre 1848.
M. Victor Hugo. — Au point où la discussion est arrivée, il semblerait
utile de remettre la continuation de la discussion à lundi. {Non! non! Parle'/ !
park';^!) Je crois que l'Assemblée ne voudra pas fermer la discussion avant
qu'elle soit épuisée. [Non! non!)
Je ne veux, dis-je, répondre qu'un mot au chef du pouvoir exécutif, mais
il me paraît impossible de ne pas replacer la question sur son véritable
terrain.
Pour que la Constitution soit sainement discutée, il faut deux choses :
que l'Assemblée soit libre, et que la presse soit libre. {Interruption.)
Ceci est, à mon avis, le véritable point de la questions l'état de siège
implique-t-il la suppression de la liberté de la presse r Le pouvoir exécutif
dit oui} je dis non. Qui a tort.^ Si l'Assemblée hésite à prononcer, l'histoire
et l'avenir jugeront.
L'Assemblée nationale a donné au pouvoir exécutif l'état de siège pour
comprimer l'insurrection, et des lois pour réprimer la presse. Lorsque le
pouvoir exécutif confond l'état de siège avec la suspension des lois, il est
dans une erreur profonde, et il importe qu'il soit averti. {A gauche : Très
bien!)
Ce que nous avons à dire au pouvoir exécutif, le voici :
L'Assemblée nationale a prétendu empêcher la guerre civile, mais non
interdire la discussion} elle a voulu désarmer les bras, mais non bâillonner
les consciences. {Approbation à gauche.)
('^ Le représentant Liechtcnberger avait fait une proposition relative à la levée de l'état de
siège avant la discussion sur le projet de constitution. Le comité de la justice, par l'organe de
son rapporteur, disait qu'il n'y avait pas lieu de prendre en considération la proposition. Le repré-
sentant Ledru-RoUin la défendit, le représentant Saureau la défendit également, le représentant
Demanct parla dans le même sens. Le général Cavaignac, président du conseil, présenta dans
ce débat des considérations à la suite desquelles Victor Hugo demanda la parole. La discussion
fut close après son discours. La proposition du représentant Liechtcnberger ne fut pas adoptée.
{Note de l'Édition de 18 j^.)
134 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
Pour pacifier la rue, vous avez l'état de siège j pour contenir la presse,
vous avez les tribunaux. Mais ne vous servez pas de l'état de siège contre la
presse 5 vous vous trompez d'arme, et;, en croyant défendre la société, vous
blessez la liberté. {Mouvement.)
Vous combattez pour des principes sacrés, pour l'ordre, pour la famille,
pour la propriété i nous vous suivrons, nous vous aiderons dans le combat 5
mais nous voulons que vous combattiez avec les lois.
Une voix. — Qui, nous.?
M. Victor Hugo. — Nous, l'Assemblée tout entière {A gauche : Très
bien ! très bien !)
Il m'est impossible de ne pas rappeler que la distinction a été faite plu-
sieurs fois et comprise et accueillie par vous tous, entre l'état de siège et la
suspension des lois.
L'état de siège est un état défini et légal, on l'a dit déjàj la suspension des
lois est une situation monstrueuse dans laquelle la Chambre ne peut pas vou-
loir placer la France {mouvement), dans laquelle une grande assemblée ne
voudra jamais placer un grand peuple ! Nouveau mouvement.)
Je ne puis admettre que le pouvoir exécutif comprenne ainsi son mandat.
Quant à moi, je le déclare, j'ai prétendu lui donner l'état de siège, je l'ai
armé de toute la force sociale pour la défense de l'ordre j je lui ai donné
toute la somme de pouvoir que mon mandat me permettait de lui conférer j
mais je ne lui ai pas donné la dictature, mais je ne lui ai pas livré la liberté
de la pensée, mais je n'ai pas prétendu lui attribuer la censure et la confis-
cation {Approbation sur plusieurs bancs. Kéclamations sur d'autres.) C'est la cen-
sure et la confiscation qui, à l'heure qu'il est, pèsent sur les organes de la
pensée publique. {Oui! très bien!) C'est là une situation incompatible avec la
discussion de la Constitution. Il importe, je le répète, que la presse soit
libre, et la liberté de la presse n'importe pas moins à la bonté et à la durée
de la Constitution que la liberté de l'Assemblée elle-même.
Pour moi, ces deux points sont indivisibles, sont inséparables, et je
n'admettrais pas que l'Assemblée elle-même fût suffisamment libre, c'est-à-
dire suffisamment éclairée {exclamations) si la presse n'était pas libre à côté
d'elle, et si la liberté des opinions extérieures ne mêlait pas sa lumière à la
liberté de vos délibérations.
Je demande que M. le président du conseil vienne nous dire de quelle
façon il entend définitivement l'état de siège {Il l'a dit!)-, que l'on sache si
M. le président du conseil entend par état de siège la suspension des lois.
Quant à moi, qui crois l'état de siège nécessaire, si cependant il était
défini de cette façon, je voterais à l'instant même contre son maintien,
car je crois qu'à la place d'un péril passager, l'émeute, nous mettrions
UETAT DE SIEGE. 135
un immense malheur, l'abaissement de la nation. {Mouvement,^ Que l'état de
siège soit maintenu et que la loi soit respectée, voilà ce que je demande,
voilà ce que veut la société qui entend conserver l'ordre, voilà ce que
veut la conscience publique qui entend conserver la liberté. (^A.ux voix!
La clôture!)
136 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
IV
LA PEINE DE MORTO.
15 septembre 1848.
Je regrette que cette question, la première de toutes peut-être, arrive au
milieu de vos délibérations presque à l'improviste, et surprenne les orateurs
non préparés. Quant à moi, je dirai peu de mots, mais ils partiront du sen-
timent d'une conviction profonde et ancienne.
Vous venez de consacrer l'inviolabilité du domicile j nous vous demandons
de consacrer une inviolabilité plus haute et plus sainte encore : l'inviolabilité
de la vie humaine.
Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite par la France
et pour la France, est nécessairement un pas dans la civilisation. Si elle n'est
point un pas dans la civilisation, elle n'est rien. (Très bien! très bien!)
Eh bien ! songez-y, qu'est-ce que la peine de mort ? La peine de mort est
le signe spécial et éternel de la barbarie. [Mouvement.) Partout où la peine
de mort est prodiguée, la barbarie domine j partout où la peine de mort est
rare, la civilisation règne. {Sensation.)
Ce sont là des faits incontestables . L'adoucissement de la pénalité est un
grand et sérieux progrès. Le dix-huitième siècle, c'est là une partie de sa
gloire, a aboli la torture j le dix-neuvième siècle abolira certainement la peine
de mort. ( IJive adhésion. Oui! oui !)
Vous ne l'abolirez pas peut-être aujourd'hui j mais, n'en doutez pas,
demain vous l'abolirez, ou vos successeurs l'aboliront. {Nous l'abolirons! —
jA^tation. )
Vous écrivez en tête du préambule de votre constitution : «En présence
(') Ce discours fut prononcé dans îa discussion de l'article 5 du projet de Constitution.
Cet article était ainsi conçu : La peine de mort eB abolie en matihe politique.
Les représentants Coquerel, Kocnig et Buvignier proposaient par amendement de rédiger
ainsi cet article 5 :
L,a peine de mort eB abolie.
Dans la séance du 18 septembre cet amendement fut repoussé par 498 voix contre 216. {^Note
de l'Edition de iSjj.)
LA PEINE DE MORT. 137
de Dieu», et vous commenceriez par lui dérober, à ce Dieu, ce droit qui
n'appartient qu'à lui, le droit de vie et de mort! {Très bien! très bien!)
Messieurs, il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n'appartiennent pas à
l'homme : l'irrévocable, l'irréparable, l'indissoluble. Malheur à l'homme s'il
les introduit dans ses lois' {Mouvement.) Tôt ou tard elles font plier la société
sous leur poids, elles dérangent l'équilibre nécessaire des lois et des mœurs,
elles ôtent à la justice humaine ses propositions j et alors il arrive ceci, réflé-
chissez-y, messieurs, que la loi épouvante la conscience. {Sensation.)
Je suis monté à cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot décisif,
selon moi} ce mot, le voici. {Ecoute'^! écoute'^!)
Après Février, le peuple eut une grande pensée : le lendemain du jour
où il avait brûlé le trône, il voulut brûler l'échafaud. {Très bien! — D'autres
voix : Très mal!)
Ceux qui agissaient sur son esprit alors ne furent pas, je le regrette pro-
fondément, à la hauteur de son grand cœur. {A gauche : Très bien!) On
l'empêcha d'exécuter cette idée sublime.
Eh bien! dans le premier article de la constitution que vous votez, vous
venez de consacrer la première pensée du peuple : vous avez renversé le
trône. Maintenant consacrez l'autre : renversez l'échafaud! {Applaudissements
à gauche. FroteHations a droite. )
Je vote l'abolition pure, simple et définitive de la peine de mort.
138 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
POUR LA LIBERTE DE LA PRESSE
ET CONTRE L'ÉTAT DE SlèCE ''>.
II octobre 1848.
Si je monte à la tribune, malgré l'heure avancée, malgré les signes d'im-
patience d'une partie de l'Assemblée {Non! non! Parkv!), c'est que je ne puis
croire que, dans l'opinion de l'Assemblée, la question soit jugée. {Non! elle
ne l'eli pas!) En outre, l'Assemblée considérera le petit nombre d'orateurs
qui soutiennent en ce moment la liberté de la presse, et je ne doute pas que
ces orateurs ne soient protégés, dans cette discussion, par ce double respect
que ne peuvent manquer d'éveiller, dans une assemblée généreuse, un prin-
cipe si grand et une minorité si faible ( Très bien !)
Je rappellerai à l'honorable ministre de la justice que le comité de légis-
lation avait émis le vœu que l'état de siège fût levé, afin que la presse fût
ce que j'appelle mise en liberté.
M. Abbatucci. — Le comité n'a pas dit cela.
M. Victor Hugo. — Je n'irai pas aussi loin que votre comité de légis-
lation, et je dirai à M. le ministre de la Justice qu'il serait, à mon sens,
d'une bonne politique d'alléger peu à peu l'état de siège, et de le rendre de
jour en jour moins pesant, afin de préparer la transition, et d'amener par
degrés insensibles l'heure où l'état de siège pourrait être levé sans danger.
{A.dhésion sur plusieurs bancs.)
Maintenant, j'entre dans la question de la liberté de la presse, et je dirai
à M. le ministre de la Justice que, depuis la dernière discussion, cette ques-
tion a pris des aspects nouveaux. Pour ma part, plus nous avançons dans
l'œuvre de la Constitution, plus je suis frappé de l'inconvénient de discuter la
Constitution en l'absence de la liberté de la presse. {Bruit et interruptions
diverses. )
Je dis dans l'absence de la liberté de la presse, et je ne puis caractériser
autrement une situation dans laquelle les journaux ne sont point placés et
('^ L'état de siège fut levé le lendemain de ce discours. {Note de l'Edition de iSjf).
L'ÉTAT DE SIÈGE ET LA LIBERTÉ. 139
maintenus sous la surveillance et la sauvegarde des lois, mais laissés à la dis-
crétion du pouvoir exécutif. ( CeB vrai!)
Eh bien, messieurs, je crains que, dans l'avenir, la Constitution que vous
discutez ne soit moralement amoindrie. {Dénégations. Jidhésion sur plusieurs
bancs. )
M. DupiN (de la Nièvre). — Ce ne sera pas faute d'amendements et de
critiques.
M. Victor Hugo. — Vous avez pris, messieurs, deux résolutions graves
dans ces derniers temps i par l'une, à laquelle je ne me suis point associé,
vous avez soumis la République à cette périlleuse épreuve d'une assemblée
unique 5 par l'autre, à laquelle je m'honore d'avoir concouru, vous avez con-
sacré la plénitude de la souveraineté du peuple, et vous avez laissé au pays
le droit et le soin de choisir l'homme qui doit signer le gouvernement du
pays. {Rumeurs.) Eh bien, messieurs, il importait dans ces deux occasions que
l'opinion publique, que l'opinion du dehors pût prendre la parole, la prendre
hautement et librement, car c'étaient là, à coup sûr, des questions qui lui
appartenaient. {Très bien!) L'avenir, l'avenir immédiat de votre Constitution
amène d'autres questions graves. Il serait malheureux qu'on pût dire que,
tandis que tous les intérêts du pays élèvent la voix pour réclamer ou pour se
plaindre, la presse est bâillonnée, {agitation.)
Messieurs, je dis que la liberté de la presse importe à la bonne discussion
de votre Constitution. Je vais plus loin {Ecouteur! écoute^!), je dis que la liberté
de la presse importe à la liberté même de l'Assemblée. {Très bien!) C'est là
une vérité... {Interruption.)
Le président. — Ecoutez, messieurs, la question est des plus graves.
M. Victor Huco. — Il me semble que, lorsque je cherche à démontrer
à l'Assemblée que sa liberté, que sa dignité même sont intéressées à la plé-
nitude de la liberté de la presse, les interrupteurs pourraient faire silence.
{Très bien!)
Je dis que la liberté de la presse importe à la liberté de cette Assemblée,
et je vous demande la permission d'affirmer cette vérité comme on affirme
une vérité politique, en la généralisant.
Messieurs, la liberté de la presse est la garantie de la liberté des assem-
blées. {Oui! oui!)
Les minorités trouvent dans la presse libre l'appui qui leur est souvent
refusé dans les délibérations intérieures. Pour prouver ce que j'avance, les
raisonnements abondent, les faits abondent également. {Bruit.)
Voix \ gauche. — Attendez le silence ' C'est un parti pris !
M. Victor Hugo. — Je dis que les minorités trouvent dans la presse
libre... — et, messieurs, permettez-moi de vous rappeler que toute majorité
140 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
peut devenir minorité, ainsi respectons les minorités {vive adhésion) i, — les
minorités trouvent dans la presse libre l'appui qui leur manque souvent dans
les délibérations intérieures. Et voulez-vous un fait ? Je vais vous en citer un
qui est certainement dans la mémoire de beaucoup d'entre vous.
Sous la restauration, un jour, un orateur énergique de la gauche, Casimir
Périer, osa jeter à la Chambre des députés cette parole hardie : Nous sommes
six dans cette enceinte et trente millions au dehors. {Mouvement.)
Messieurs, ces paroles mémorables, ces paroles qui contenaient l'avenir,
furent couvertes, au moment où l'orateur les prononça, par les murmures
de la Chambre entière, et le lendemain par les acclamations de la presse
unanime. ( Très bien! très bien! Mouvement prolongé. )
Eh bien, voulez- vous savoir ce que la presse libre a fait pour l'orateur
libre? {Ecoute'^!) Ouvrez les lettres politiques de Benjamin Constant, vous
y trouverez ce passage remarquable :
«En revenant à son banc, le lendemain du jour où il avait parlé ainsi,
Casimir Périer me dit : «Si l'unanimité de la presse n'avait pas fait contre-
«poids à l'unanimité de la Chambre, j'aurais peut-être été découragé.»
Voilà ce que peut la liberté de la presse , voilà l'appui qu'elle peut donner !
c'est peut-être à la liberté de la presse que vous avez dû cet homme cou-
rageux qui, le jour où il le fallut, sut être bon serviteur de l'ordre parce
qu'il avait été bon serviteur de la liberté. {Très bien!)
Ne souffrez pas les empiétements du pouvoir} ne laissez pas se faire
autour de vous cette espèce de calme faux qui n'est pas le calme, que vous
prenez pour l'ordre et qui n'est pas l'ordre j faites attention à cette vérité que
Cromwell n'ignorait pas, et que Bonaparte savait aussi : Le silence autour
des assemblées, c'est bientôt le silence dans les assemblées. {Mouvement.)
Encore un mot.
Quelle était la situation de la presse à l'époque de la Terreur?... {Inter-
ruption. )
Il faut bien que je vous rappelle des analogies, non dans les époques,
mais dans la situation de la presse. La presse alors était, comme aujourd'hui,
libre de droit, esclave de fait. Alors, pour faire taire la presse, on menaçait
de mort les journalistes j aujourd'hui on menace de mort les journaux. {Mou-
vement.) Le moyen est moins terrible, mais il n'est pas moins efficace.
Qu'est-ce que c'est que cette situation? c'est la censure. {A^tation.) C'est
la censure, c'est la pire, c'est la plus misérable de toutes les censures j c'est
celle qui attaque l'écrivain dans ce qu'il a de plus précieux au monde, dans
sa dignité mêmej celle qui livre l'écrivain aux tâtonnements, sans le mettre
à l'abri des coups d'état. {A.^tation croissante.) Voilà la situation dans laquelle
vous placez la presse aujourd'hui.
L'ÉTAT DE SIÈGE ET LA LIBERTÉ. I4I
M. Flocon. — Je demande la parole.
M. Victor Hugo. — Eh quoi! messieurs, vous raturez la censure dans
votre Constitution et vous la maintenez dans votre gouvernement ! À une
époque comme celle où nous sommes, où il y a tant d'indécision dans les
esprits... (Bruit.)
Le président. — Il s'agit d'une des libertés les plus chères au paysj je
réclame pour l'orateur le silence et l'attention de l'Assemblée. (Très bien!
très bien !)
M. Victor Hugo. — Je fais remarquer aux honorables membres qui
m'interrompent en ce moment qu'ils outragent deux libertés à la fois, la
liberté de la presse, que je défends, et la liberté de la tribune, que j'invoque.
Comment ! il n'est pas permis de vous faire remarquer qu'au moment où
vous venez de déclarer que la censure était abolie, vous la maintenez: (Bruit.
Parler! parleur!) Il n'est pas permis de vous faire remarquer qu'au moment
où le peuple attend des solutions , vous lui donnez des contradictions ! Savez-
vous ce que c'est que les contradictions en politique } Les contradictions sont
la source des malentendus, et les malentendus sont la source des catastrophes.
{Mouvement.)
Ce qu'il faut en ce moment aux esprits divisés, incertains de tout, inquiets
de tout, ce ne sont pas des hypocrisies, des mensonges, de faux semblants
politiques, la liberté dans les théories, la censure dans la pratique} non, ce
qu'il faut à tous dans ce doute et dans cette ombre où sont les consciences,
c'est un grand exemple en haut, c'est dans le gouvernement, dans l'Assem-
blée nationale, la grande et fière pratique de la justice et de la vérité! {^^-
tation prolongée. )
M. le ministre de la Justice invoquait tout à l'heure la nécessité. Je prends
la liberté de lui faire observer que la nécessité est l'argument des mauvaises
politiques j que, dans tous les temps, sous tous les régimes, les hommes
d'état, condamnés par une insuffisance, qui ne venait pas d'eux quelquefois,
qui venait des circonstances mêmes, se sont appuyés sur cet argument de la
nécessité. Nous avons entendu déjà, et souvent, sous le régime antérieur,
les gouvernants faire appel à l'arbitraire, au despotisme, aux suspensions de
journaux, aux incarcérations d'écrivains. Messieurs, prenez garde! vous faites
respirer à la République le même air qu'à la monarchie. Souvenez-vous que
la monarchie en est morte. [Mouvement.)
Messieurs, je ne dirai plus qu'un mot... [Interruption.)
L'Assemblée me rendra cette justice que des interruptions systématiques
ne m'ont pas empêché de protester jusqu'au bout en faveur de la liberté de
la presse. [A.dhésion.)
Messieurs, des temps inconnus s'approchent, préparons-nous à les recevoir
I
142 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
avec toutes les ressources réunies de l'état, du peuple, de l'intelligence, de
la civilisation française, et de la bonne conscience des gouvernants. Toutes
les libertés sont des forces j ne nous laissons pas plus dépouiller de nos libertés
que nous ne nous laisserions dépouiller de nos armes la veille du combat.
Prenons garde aux exemples que nous donnons ! Les exemples que nous
donnons sont inévitablement, plus tard, nos ennemis ou nos auxiliaires j au
jour du danger, ils se lèvent et ils combattent pour nous ou contre nous.
Quant à moi, si le secret de mes votes valait la peine d'être expliqué, je
vous dirais : J'ai voté l'autre jour contre la peine de mortj je vote aujourd'hui
pour la liberté.
Pourquoi.? C'est que je ne veux pas revoir 93! c'est qu'en 93 il y avait
réchafaud, et il n'y avait pas la liberté! [Mouvement.)
J'ai toujours été, sous tous les régimes, pour la liberté, contre la compres-
sion. Pourquoi f C'est que la liberté réglée par la loi produit l'ordre, et que
la compression produit l'explosion. Voilà pourquoi je ne veux pas de la com-
pression et je veux de la liberté. {Mouvement. Longue agitation. L'orateur descend
de la tribune).
VI
QUESTION DES ENCOURAGEMENTS
AUX LETTRES ET AUX ARTS.
lo novembre 1848.
M. LE PRÉSIDENT. — L'ordic du jour appelle la discussion du budget
rectifié de 1848.
M. Victor Hugo. — Personne plus que moi, messieurs {Vlus haut! plm
haut!), n'est pénétré de la nécessité, de l'urgente nécessité d'alléger le budget j
seulement, à mon avis, le remède à l'embarras de nos finances n'est pas dans
quelques économies chétives et contestables j ce remède serait, selon moi,
plus haut et ailleurs j il serait dans une politique intelligente et rassurante,
qui donnerait confiance à la France, qui ferait renaître l'ordre, le travail et
le crédit... {A.gitation.) et qui permettrait de diminuer, de supprimer
même les énormes dépenses spéciales qui résultent des embarras de la
situation. C'est là, messieurs, la véritable surcharge du budget, surcharge
qui, si elle se prolongeait et s'aggravait encore, et si vous n'y preniez garde,
pourrait, dans un temps donné, faire crouler l'édifice social.
Ces réserves faites, je partage, sur beaucoup de points, l'avis de votre
comité des finances.
J'ai déjà voté, et je continuerai de voter la plupart des réductions pro-
posées, à l'exception de celles qui me paraîtraient tarir les sources mêmes de
la vie publique, et de celles qui, à côté d'une amélioration financière dou-
teuse, me présenteraient une faute politique certaine.
C'est dans cette dernière catégorie que je range les réductions proposées
par le comité des finances sur ce que j'appellerai le budget spécial des lettres,
des sciences et des arts.
Ce budget devrait, pour toutes les raisons ensemble, être réuni dans une
seule administration et tenu dans une seule main. C'est un vice de notre
classification administrative que ce budget soit réparti entre deux ministères,
le ministère de l'Instruction publique et le ministère de l'Intérieur.
Ceci m'obligera, dans le peu que j'ai à dire, d'effleurer quelquefois le
ministère de l'Intérieur. Je pense que l'Assemblée voudra bien me le per-
144 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
mettre, pour la clarté même de la démonstration. Je le ferai, du reste, avec
une extrême réserve.
Je dis, messieurs, que les réductions proposées sur le budget spécial des
sciences, des lettres et des arts sont mauvaises doublement : elles sont insigni-
fiantes au point de vue financier, et nuisibles à tous les autres points de vue.
Insignifiantes au point de vue financier. Cela est d'une telle évidence,
que c'est à peine si j'ose mettre sous les yeux de l'Assemblée le résultat d'un
calcul de proportion que j'ai fait. Je ne voudrais pas éveiller le rire de
l'Assemblée dans une question sérieuse 5 cependant, il m'est impossible de ne
pas lui soumettre une comparaison bien triviale, bien vulgaire, mais qui a
le mérite d'éclairer la question et de la rendre pour ainsi dire visible et
palpable.
Que penseriez-vous , messieurs, d'un particulier qui aurait 1.500 francs de
revenu , qui consacrerait tous les ans à sa culture intellectuelle par les sciences,
les lettres et les arts, une somme bien modeste, 5 francs, et qui, dans un
jour de réforme, voudrait économiser sur son intelligence six sous! (Rire
approbatif. )
Voilà, messieurs, la mesure exacte de l'économie proposée. {Nouveau rire.)
Eh bien ! ce que vous ne conseilleriez pas à un particulier, au dernier des
habitants d'un pays civilisé, on ose le conseiller à la France. {Mouvement.)
Je viens de vous montrer à quel point l'économie serait petite j je vais
vous montrer maintenant combien le ravage serait grand.
Pour vous édifier sur ce point, je ne sache rien de plus éloquent que la
simple nomenclature des institutions, des établissements, des intérêts que les
réductions proposées atteignent dans le présent et menacent dans l'avenir.
J'ai dressé cette nomenclature j je demande à l'Assemblée la permission
de la lui lire, cela me dispensera de beaucoup de développements. Les
réductions proposées atteignent :
Le collège de France ,
Le muséum.
Les bibliothèques.
L'école des chartes,
L'école des langues orientales,
La conservation des archives nationales,
La surveillance de la librairie à l'étranger... (Ruine complète de notre
librairie, le champ livré à la contrefaçon!)
L'école de Rome,
L'école des beaux-arts de Paris,
L'école de dessin de Dijon,
Le conservatoire.
ENCOURAGEMENTS AUX LETTRES. 145
Les succursales de province.
Les musées des Thermes et de Cluny,
Nos musées de peinture et de sculpture,
La conservation des monuments historiques.
Les réformes menacent pour Tannée prochaine :
Les facultés des sciences et des lettres.
Les souscriptions aux livres.
Les subventions aux sociétés savantes.
Les encouragements aux beaux-arts.
En outre, — ceci touche au ministère de l'Intérieur, mais la Chambre me
permettra de le dire, pour que le tableau soit complet, — les réductions
atteignent dès à présent et menacent pour l'an prochain les théâtres. Je ne
veux en dire qu'un mot en passant. On propose la suppression d'un com-
missaire sur deuxj j'aimerais mieux la suppression d'un censeur et même de
deux censeurs. ( On rit. )
Un membre. — Il n'y a plus de censure !
Un membre, à gauche. — Elle sera bientôt rétablie!
M. Victor Hugo. — Enfin le rapport réserve ses plus dures paroles et
ses menaces les plus sérieuses pour les indemnités et secours littéraires. Oh I
voilà de monstrueux abus ! Savez-vous, messieurs, ce que c'est que les indem-
nités et les secours littéraires r C'est l'existence de quelques famiUes pauvres
entre les plus pauvres, honorables entre les plus honorables. Si vous adoptiez
les réductions proposées, savez-vous ce qu'on pourrait dire.f* On pourrait
dire : Un artiste, un poëte, un écrivain célèbre travaille toute sa vie, il tra-
vaille sans songer à s'enrichir, il meurt, il laisse à son pays beaucoup de gloire
à la seule condition de donner à sa veuve et à ses enfants un peu de pain.
Le pays garde la gloire et refuse le pain. {Sensation.)
Voilà ce qu'on pourrait dire, et voilà ce qu'on ne dira pasj car, à coup sûr,
vous n'entrerez pas dans ce système d'économies qui consternerait l'intelli-
gence et qui humilierait la nation. {C'eB vrai!)
Vous le voyez, ce système, comme vous le disait si bien notre honorable
collègue M. Charles Dupin, ce système attaque tout} ce système ne respecte
rien, ni les institutions anciennes, ni les institutions modernes 5 pas plus les
fondations libérales de François I" que les fondations libérales de la Conven-
tion. Ce système d'économies ébranle d'un seul coup tout cet ensemble d'in-
stitutions civilisatrices qui est, pour ainsi dire, la base du développement de
la pensée française.
Et quel moment choisit-on.? (c'est ici, à mon sens, la faute politique grave
que je vous signalais en commençant), quel moment choisit-on pour mettre
en question toutes ces institutions à la fois ? Le moment où elles sont plus
ACTES ET PAJLOLES. — I. lO
146 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
nécessaires que jamais, le moment où, loin de les restreindre, il faudrait les
étendre et les élargir.
Eh! quel est, en effet, j'en appelle à vos consciences, j'en appelle à vos
sentiments à tous, quel est le grand péril de la situation actuelle r L'ignorance.
L'ignorance encore plus que la misère, {A.dhmon) l'ignorance qui nous
déborde, qui nous assiège, qui nous investit de toutes parts. C'est à la faveur
de l'ignorance que certaines doctrines fatales passent de l'esprit impitoyable
des théoriciens dans le cerveau confus des multitudes. Le communisme n'est
qu'une forme de l'ignorance. {Très bien!) Le jour où l'ignorance disparaîtrait,
les sophismes s'évanouiraient. Et c'est dans un pareil moment, devant un
pareil danger, qu'on songerait à attaquer, à mutiler, à ébranler toutes ces
institutions qui ont pour but spécial de poursuivre, de combattre, de détruire
l'ignorance !
Sur ce point, j'en appelle, je le répète, au sentiment de l'Assemblée.
Quoi! d'un côte la barbarie dans la rue, et de l'autre le vandalisme dans le
gouvernement! {Mouvement.) Messieurs, il n'y a pas que la prudence maté-
rielle au monde, il y a autre chose que ce que j'appellerai la prudence bru-
tale. Les précautions grossières, les moyens de force, les moyens de police
ne sont pas. Dieu merci, le dernier mot des sociétés civilisées.
On pourvoit à l'éclairage des villes, on allume tous les soirs, et on fait très
bien, des réverbères dans les carrefours, dans les places publiques j quand
donc comprendra- t-on que la nuit peut se faire aussi dans le monde moral,
et qu'il faut allumer des flambeaux pour les esprits.? {A.pprohation et rires.)
Puisque l'Assemblée m'a interrompu, elle me permettra d'insister sur ma
pensée.
Oui, messieurs, j'y insiste. Un mal moral, un mal moral profond nous
travaille et nous tourmente j ce mal moral, cela est étrange à dire, n'est autre
chose que l'excès des tendances matérielles. Eh bien, comment combattre le
développement des tendances matérielles } Par le développement des tendances
intellectuelles. Il faut ôter au corps et donner à l'âme. {Oui! oui! Sensation.)
Quand je dis : il faut ôter au corps et donner à l'âme, vous ne vous mé-
prenez pas sur mon sentiment. {Non! non!) Vous me comprenez tousj je
souhaite passionnément, comme chacun de vous, l'amélioration du sort
matériel des classes souffrantes j c'est là, selon moi, le grand, l'excellent
progrès auquel nous devons tous tendre de tous nos vœux comme hommes
et de tous nos efforts comme législateurs.
Mais si ie veux ardemment, passionnément, le pain de l'ouvrier, le pain
du travailleur, qui est mon frère, à côté du pain de la vie je veux le pain de
la pensée, qui est aussi le pain de la vie. Je veux multiplier le pain de l'es-
prit comme le pain du corps. {Interruption au centre.)
ENCOURAGEMENTS AUX LETTRES. 147
Il me semble, messieurs, que ce sont là les questions que soulève natu-
rellement ce budget de l'Instruction publique que nous discutons en ce
moment. {Oui! oui!)
Eh bien, la grande erreur de notre temps, c'a été de pencher, je dis plus,
de courber, l'esprit des hommes vers la recherche du bien-être matériel, et
de le détourner par conséquent du bien-être religieux et du bien-être intel-
lectuel. {Cet vrai!) La faute est d'autant plus grande que le bien-être ma-
tériel, quoi qu'on fasse, quand même tous les progrès qu'on rêve, et que je
rêve aussi, moi, seraient réalisés, le bien-être matériel ne peut et ne pourra
jamais être que le partage de quelques-uns, tandis que le bien-être religieux,
c'est-à-dire la croyance, le bien-être intellectuel, c'est-à-dire l'éducation,
peuvent être donnés à tous.
D'ailleurs le bien-être matériel ne pourrait être le but suprême de
l'homme en ce monde qu'autant qu'il n'y aurait pas d'autre vie, et c'est là
une affirmation désolante, c'est là un mensonge affireux qui ne doit pas
sortir des institutions sociales. [Très bien! — Mouvement prolongé.)
Il importe, messieurs, de remédier au malj il faut redresser, pour ainsi
dire, l'esprit de l'homme j il faut, et c'est là la grande mission, la mission
spéciale du ministère de l'Instruction publique, il faut relever l'esprit de
l'homme, le tourner vers Dieu, vers la conscience, vers le beau, le juste et
le vrai, vers le désintéressé et le grand. C'est là, et seulement là, que vous
trouverez la paix de l'homme avec lui-même, et par conséquent la paix de
l'homme avec la société. [Très bien!)
Pour arriver à ce but, messieurs, que faudrait-il faire.'* Précisément tout le
contraire de ce qu'ont fait les précédents gouvernements} précisément tout
le contraire de ce que vous propose votre comité des finances. Outre l'ensei-
gnement religieux, qui tient le premier rang parmi les institutions libérales,
il faudrait multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les
théâtres, les librairies j il faudrait multiplier les maisons d'études pour les
enfants, les maisons de lecture pour les hommes, tous les établissements,
tous les asiles où l'on médite, où l'on s'instruit, où l'on se recueille, où l'on
apprend quelque chose, où l'on devient meilleur} en un mot, il faudrait
faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l'esprit du peuple } car c'est par
les ténèbres qu'on le perd. [Très bien!)
Ce résultat, vous l'aurez quand vous voudrez. Quand vous le voudrez,
vous aurez en France un magnifique mouvement intellectuel} ce mouve-
ment, vous l'avez déjà} il ne s'agit que de l'utiliser et de le diriger} il ne
s'agit que de bien cultiver le sol.
La question de l'intelligence, j'appeUe sur ce point l'attention de l'Assem-
148 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
blée, la question de l'intelligence est identiquement la même que la ques-
tion de l'agriculture. {Mouvement.^
L'époque où vous êtes est une époque riche et féconde j ce ne sont pas,
messieurs, les intelligences qui manquent, ce ne sont pas les talents, ce ne
sont pas les grandes aptitudes} ce qui manque, c'est l'impulsion sympa-
thique, c'est l'encouragement enthousiaste d'un grand gouvernement. (CV/?
vrai!)
Ce gouvernement, j'aurais souhaité que la monarchie le fût} elle n'a pas
su l'être. Eh bien, ce conseil affectueux que je donnais loyalement à la mo-
narchie (RJres), je le donne loyalement à la République. (Nouveaux rires.)
Je voterai contre toutes les réductions que je viens de vous signaler, et
qui amoindriraient l'éclat utile des lettres, des arts et des sciences.
Je ne dirai plus qu'un mot aux honorables auteurs du rapport. Vous êtes
tombés dans une méprise regrettable} vous avez cru faire une économie
d'argent, c'est une économie de gloire que vous faites. (Mouvement.) Je la
repousse pour la dignité de la France, je la repousse pour l'honneur de la
République. (Tm bienî Très bien!)
VII
LA SÉPARATION DE UASSEMBLÉE (0.
29 janvier 1849.
J'entre immédiatement dans le débat, et je le prends au point où le der-
nier orateur Ta laissé.
L'heure s'avance, et j'occuperai peu de temps cette tribune.
Je ne suivrai pas l'honorable orateur dans les considérations politiques de
diverse nature qu'il a successivement parcourues j je m'enfermerai dans la
discussion du droit de cette Assemblée à se maintenir ou à se dissoudre. Il a
cherché à passionner le débat, je chercherai à le calmer. {Chuchotements a
gauche. )
Mais si, chemin faisant, je rencontre quelques-unes des questions poli-
tiques qui touchent à celles qu'il a soulevées, l'honorable et éloquent orateur
peut être assuré que je ne les éviterai pas.
N'en déplaise à l'honorable orateur, je suis de ceux qui pensent que cette
Assemblée a reçu un mandat tout à la fois illimité et limité. {Exclamations.)
M. LE PRÉSIDENT. — J'invite tous les membres de l'Assemblée au silence.
On doit écouter M. Victor Hugo comme on a écouté M. Jules Favre.
M. Victor Hugo. — Illimité quant à la souveraineté, limité quant à
l'œuvre à accomplir. ( Très bien ! Mouvement. ) Je suis de ceux qui pensent que
l'achèvement de la constitution épuise le mandat, et que le premier effet de
la constitution votée doit être, dans la logique politique, de dissoudre la
constituante.
Et, en effet, messieurs, qu'est-ce que c'est qu'une assemblée constituante ''
c'est une révolution agissant et délibérant avec un horizon indéfini devant
elle. Et qu'est-ce que c'est qu'une constitution ? C'est une révolution accom-
plie et désormais circonscrite. Or peut-on se figurer une telle chose : une
révolution à la fois terminée par le vote de la Constitution et continuant par
(^^ L'Assemblée constituante discutait sur les propositions relatives soit k la convocation de
l'Assemblée législative, soit \ la modification du décret du ij décembre concernant les lois
organiques. Jules Favre venait de prononcer un discours très éloquent, très véhément, pour
prouver que l'Assemblée constituante avait droit de rester réunie, qiund Victor Hugo monta
a la tribune.
La dissolution fut votée. {Note de l'Edition de iSjjj sauf la dernière liffie ajoute'e en iSjj.)
150 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
la présence de la constituante? C'est-à-dire, en d'autres termes, le définitif
proclamé et le provisoire maintenu 5 l'affirmation et la négation en présence?
Une Constitution qui régit la nation et qui ne régit pas le parlement! Tout
cela se heurte et s'exclut. {Sensation.)
Je sais qu'aux termes de la Constitution vous vous êtes attribué la
mission de voter ce qu'on a appelé les lois organiques. Je ne dirai donc
pas qu'il ne faut pas les faire j je dirai qu'il faut en faire le moins possible.
Et pourquoi ? Les lois organiques font-elles partie de la Constitution ? parti-
cipent-eUes de son privilège et de son inviolabilité ? Oh ! alors votre droit
et votre devoir est de les faire toutes. Mais les lois organiques ne sont
que des lois ordinaires j les lois organiques ne sont que des lois comme
toutes les autres, qui peuvent être modifiées, changées, abrogées sans for-
malités spéciales, et qui, tandis que la constitution, armée par vous, se
défendra, peuvent tomber au premier choc de la première assemblée légis-
lative. Cela est incontestable. A quoi bon les multiplier, alors, et les faire
toutes dans des circonstances où il est à peine possible de les faire viables ?
Une assemblée constituante ne doit rien faire qui ne porte le caractère de la
nécessité. Et, ne l'oublions pas, là où une assemblée comme celle-ci n'im-
prime pas le sceau de sa souveraineté, elle imprime le sceau de sa faiblesse.
Je dis donc qu'il faut limiter à un très petit nombre les lois organiques
que la constitution vous impose le devoir de faire.
J'aborde, pour la traverser rapidement (car, dans les circonstances où nous
sommes, il ne faut pas irriter un tel débat), j'aborde la question délicate que
j'appellerai la question d'amour-propre, c'est-à-dire le conflit qu'on cherche
à élever entre le ministère et l'Assemblée à l'occasion de la proposition
Râteau. Je répète que je traverse cette question rapidement, vous en com-
prendrez tous le motif, il est puisé dans mon patriotisme et dans le vôtre.
Je dis seulement, et je me borne à ceci, que cette question ainsi posée, que
ce conflit, que cette susceptibilité, que tout cela est au-dessous de vous.
{Oui! oui! — Adhésion.) Les grandes assemblées comme celle-ci ne compro-
mettent pas la paix du pays par susceptibilité, elles se meuvent et se gou-
vernent par des raisons plus hautes. Les grandes assemblées, messieurs,
savent envisager l'heure de leur abdication politique avec dignité et liberté j
elles n'obéissent jamais, soit au jour de leur avènement, soit au jour de leur
retraite, qu'à une seule impulsion, l'utilité publique. C'est là le sentiment
que j'invoque et que je voudrais éveiller dans vos âmes. {Très bien!)
J'écarte donc comme renversés par les discussions antérieures les trois
arguments puisés, l'un dans la nature de notre mandat, l'autre dans la néces-
sité de voter les lois organiques, et le troisième dans la susceptibilité de
l'Assemblée en face du ministère.
LA SÉPARATION DE UASSEMBLÉE. 151
J'arrive à une dernière objection qui, selon moi, est encore entière, et
qui est au fond du discours remarquable que vous venez d'entendre. Cette
objection, la voici :
Pour dissoudre l'Assemblée, nous invoquons la nécessité politique. Pour
la maintenir, on nous oppose la nécessité politique. On nous dit : Il faut que
l'Assemblée constituante reste à son poste j il faut qu'elle veille sur son
œuvre; il importe qu'elle ne livre pas la démocratie organisée par elle,
qu'elle ne livre pas la constitution à ce courant qui emporte les esprits vers
un avenir inconnu.
Et là-dessus, messieurs, on évoque je ne sais quel fantôme d'une assemblée
menaçante pour la paix publique; on suppose que la prochaine assemblée
législative (car c'est le vrai point de la question, j'y insiste, et j'y appelle
votre attention), on suppose que la prochaine assemblée législative appor-
tera avec elle les bouleversements et les calamités, qu'elle perdra la France
au lieu de la sauver.
C'est là toute la question, il n'y en a pas d'autre; car si vous n'aviez pas
cette crainte et cette anxiété, vous, mes collègues de la majorité, que j'ho-
nore et auxquels je m'adresse, si vous n'aviez pas cette crainte et cette
anxiété, si vous étiez tranquilles sur l'esprit de la future assemblée, à coup
sûr votre patriotisme vous conseillerait de lui céder la place.
C'est donc là, à mon sens, le point véritable de la question. Eh bien,
messieurs, j'aborde cette objection, c'est pour la combattre que je suis monté
à cette tribune. On nous dit : Savez-vous ce que sera, savez-vous ce que fera
la prochaine assemblée législative ? Et l'on conclut, des inquiétudes qu'on
manifeste, qu'il faut maintenir l'Assemblée constituante.
Eh bien, messieurs, mon intention est de vous montrer ce que valent les
arguments comminatoires; je le ferai en très peu de paroles, et par un
simple rapprochement, qui est maintenant de l'histoire, et qui, à mon sens,
éclaire singulièrement tout ce côté de la question. (EcouU'z! Écoute^! —
Projbnd silence. )
Messieurs, il y a moins d'un an, en mars dernier, une partie du gouver-
nement provisoire semblait croire à la nécessité de se perpétuer. Des publi-
cations officielles, placardées au coin des rues, affirmaient que l'éducation
politique de la France n'était pas faite, qu'il était dangereux de livrer au
pays, dans l'état des choses, l'exercice de sa souveraineté, et qu'il était indis-
pensable que le pouvoir qui était alors debout prolongeât sa durée. En
même temps, un parti qui se disait le plus avancé, une opinion qui se pro-
clamait exclusivement républicaine, qui déclarait avoir fait la République,
et qui semblait penser que la République lui appartenait, cette opinion jetait
le cri d'alarme, demandait hautement l'ajournement des élections, et dénon-
152 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
çait aux patriotes, aux républicains, aux bons citoyens, l'approche d'un
danger immense et imminent. Cet immense danger qui approchait, mes-
sieurs, — c'était vous. {Très bien! très bien!) C'était l'Assemblée nationale à
laquelle je parle en ce moment. {NouveUe approbation.)
Ces élections fatales, qu'il fallait ajourner à tout prix pour le salut public,
et qu'on a ajournées, ce sont les élections dont vous êtes sortis. (Profonde
sensation. )
Eh bien, messieurs, ce qu'on disait, il y a dix mois, de l'Assemblée
constituante, on le dit aujourd'hui de l'Assemblée législative.
Je laisse vos esprits conclure, je vous laisse interroger vos consciences, et
vous demander à vous-mêmes ce que vous avez été, et ce que vous avez
fait. Ce n'est pas ici le lieu de détailler tous vos actes } mais ce que je sais,
c'est que la civilisation, sans vous, eût été perdue, c'est que la civilisation a
été sauvée par vous. Or sauver la civilisation, c'est sauver la vie à un peuple.
Voilà ce que vous avez fait, voilà comment vous avez répondu aux prophé-
ties sinistres qui voulaient retarder votre avènement.
Messieurs, j'insiste. Ce qu'on disait alors de vous, on le dit aujourd'hui
de vos successeurs j aujourd'hui, comme alors, on fait de l'assemblée future
un péril i aujourd'hui, comme alors, on se défie de la France, on se défie du
peuple, on se défie du souverain. D'après ce que valaient les craintes du
passé, jugez ce que valent les craintes du présent. [Mouvement.)
On peut l'affirmer hautement, l'Assemblée législative répondra aux pré-
visions mauvaises comme vous y avez répondu vous-mêmes, par son dévoue-
ment au bien public.
Messieurs, dans les faits que je viens de citer, dans le rapprochement que
je viens de faire, dans beaucoup d'autres actes que je ne veux pas rappeler,
car j'apporte à cette discussion une modération profonde [C'e^ vrai!) dans
beaucoup d'autres actes, qui sont dans toutes les mémoires, il n'y a pas seule-
ment la réfutation d'un argument, il y a une évidence, il y a un enseigne-
ment. Cette évidence, cet enseignement, les voici : c'est que depuis onze
mois, chaque fois qu'il s'agit de consulter le pays, on hésite, on recule, on
cherche des faux-fiiyants. [Oui! oui! non! non!)
M. DE Larochejaquelein. — On insulte constamment au suffrage uni-
versel.
Un membre. — Mais on a avancé l'époque de l'élection du président.
M. Victor Hugo. — Je suis certain qu'en ce moment je parle à la
conscience de l'Assemblée.
Et savez-vous ce qu'il y a au fond de ces hésitations? Je le dirai. {Rumeurs.
— Parle^! park'^!) Mon Dieu, messieurs, ces murmures ne m'étonnent ni
ne m'intimident. {Exclamations.)
LA SÉPARATION DE L'ASSEMBLÉE. 153
Ceux qui sont à cette tribune y sont pour entendre des murmures, de
même que ceux qui sont sur ces bancs y sont pour entendre des vérités.
Nous avons écouté vos vérités, écoutez les nôtres. {Rumeurs diverses.)
Eh bien, je dirai ce qu il y avait au fond de ces hésitations, et je le dirai
hautement, car la liberté de la tribune n'est rien sans la franchise de l'ora-
teur. Ce qu'il y a au fond de tout cela, de tous ces actes que je rappelle, ce
qu'il y a, c'est une crainte secrète du suffrage universel.
Et, je vous le dis, à vous qui avez fondé le gouvernement républicain sur
le suffrage universel, à vous qui avez été longtemps le pouvoir tout entier,
je vous le dis : il n'y a rien de plus grave en politique qu'un gouvernement
qui tient en défiance son principe. {Frojbnde sensation.)
Il vous appartient et il est temps de faire cesser cet état de choses j le pays
veut être consulté j montrez de la confiance au pays, le pays vous rendra de
la confiance. C'est par ces mots de conciliation que je veux finir. Je puise
dans mon mandat le droit et la force de vous conjurer, au nom de la France
qui attend et s'inquiète... {exclamations diverses) ^ au nom de ce noble et
généreux peuple de Paris, qu'on entraîne de nouveau aux agitations poli-
tiques. . .
Une voix. — C'est le gouvernement qui l'agite !
M. Victor Hugo. — Au nom de ce bon et généreux peuple de Paris,
qui a tant souffert et qui souffre encore, je vous conjure de ne pas prolonger
une situation qui est l'agonie du crédit, du commerce, de l'industrie et du
travail. {C'eB vrai!) Je vous conjure de fermer vous-mêmes, en vous retirant,
la phase révolutionnaire, et d'ouvrir la période légale. Je vous conjure de
convoquer avec empressement, avec confiance, vos successeurs. Ne tombez
pas dans la faute du gouvernement provisoire. L'injure que les partis pas-
sionnés vous ont faite avant votre arrivée, ne la faites pas, vous législateurs,
à l'Assemblée législative ! Ne soupçonnez pas, vous qui avez été soupçonnés j
n'ajournez pas, vous qui avez été ajournés! {Mouvements divers.)
La majorité comprendra, je n'en doute pas, que le moment est enfin
venu où la souveraineté de cette Assemblée doit rentrer et s'évanouir dans
la souveraineté de la nation.
S'il en était autrement, messieurs, s'il était possible, ce que dans mon
respect pour l'Assemblée je suis loin de conjecturer, s'il était possible que
cette Assemblée se décidât à prolonger indéfiniment son mandat... {rumeurs
et dénégations) ; s'il était possible, dis-je, que l'Assemblée prolongeât — vous
ne voulez pas indéfiniment, soit! — prolongeât un mandat désormais dis-
cuté j s'il était possible qu'elle ne fixât pas de date et de terme à ses travaux $
s'il était possible qu'elle se maintînt dans la situation où elle est aujourd'hui
h
154 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
vis-à-vis du pays, — il est temps encore de vous le dire, l'esprit de la
France, qui anime et vivifie cette Assemblée, se retirerait d'elle. {Réclama-
tions.) Cette Assemblée ne sentirait pjus battre dans son sein le coeur de la
nation. Il pourrait lui être encore donné de durer, mais non de vivre. (Kires
ironiques.) La vie politique ne se décrète pas. {Mouvement prolongé.)
VIII
LA LIBERTÉ DU THEATRE (i)
3 avril 1849.
Je regrette que cette grave question, qui divise les meilleurs esprits, sur-
gisse d'une manière si inopinée. Pour ma part, je l'avoue franchement, je ne
suis pas prêt à la traiter et à l'approfondir comme elle devrait être appro-
fondie j mais je croirais manquer à un de mes plus sérieux devoirs, si je
n'apportais ici ce qui me paraît être la vérité et le principe.
Je n'étonnerai personne dans cette enceinte en déclarant que je suis parti-
san de la liberté du théâtre.
Et d'abord, messieurs, expliquons-nous sur ce mot. Qu'entendons-nous
par là ? Qu'est-ce que c'est que la liberté du théâtre ?
Messieurs, à proprement parler, le théâtre n'est pas et ne peut jamais être
libre. Il n'échappe à une censure que pour retomber sous une autre, car
c'est là le véritable nœud de la question, c'est sur ce point que j'appelle
spécialement l'attention de M. le ministre de l'Intérieur. Il existe deux sortes
de censures : l'une, qui est ce que je connais au monde de plus respectable
et de plus efficace , c'est la censure exercée au nom des idées éternelles d'hon-
neur, de décence et d'honnêteté, au nom de ce respect qu'une grande nation
a toujours pour elle-même, c'est la censure exercée par les mœurs publi-
ques. [Mouvements en sens divers. Agitation.)
L'autre censure, qui est, je ne veux pas me servir d'expressions trop
sévères, qui est ce qu'il y a de plus malheureux et de plus maladroit, c'est
la censure exercée par le pouvoir.
Eh bien ! quand vous détruisez la liberté du théâtre, savez-vous ce que
vous faites .f* Vous enlevez le théâtre à la première de ces deux censures, pour
le donner à la seconde.
Croyez-vous y avoir gagné ?
Au lieu de la censure du public, de la censure grave, austère, redoutée,
('' Ce discours fut prononcé dans la discussion du budget, après un discours dans lequel le
représentant Jules Favre demanda pour les théâtres l'abolition de toute censure.
{Note de l'Edition de 18 jj.)
156 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
obéie, vous avez la censure du pouvoir, la censure déconsidérée et bravée.
Ajoutez-y le pouvoir compromis. Grave inconvénient.
Et savez-vous ce qui arrive encore.'' C'est que, par une réaction toute
naturelle, l'opinion publique, qui serait si sévère pour le théâtre libre, de-
vient très indulgente pour le théâtre censuré. Le théâtre censuré lui fait
l'effet d'un opprimé. ( CeB vrai ! c'eiî vrai !)
Il ne faut pas se dissimuler qu'en France, et je le dis à l'honneur de la
générosité de ce pays, l'opinion publique finit toujours, tôt ou tard, par
prendre parti pour ce qui lui paraît être une liberté en souffrance.
Eh bien, je ne dis pas seulement : il n'est pas moral, je dis : il n'est pas
adroit, il n'est pas habile, il n'est pas politique de mettre le public du côté
des licences théâtrales j le public, mon Dieu! il a toujours dans l'esprit un
fond d'opposition, l'allusion lui plaît, l'épigramme l'amuse j le public se
met en riant de moitié dans les licences du théâtre.
Voilà ce que vous obtenez avec la censure. La censure, en retirant au
public sa juridiction naturelle sur le théâtre, lui retire en même temps le
sentiment de son autorité et de sa responsabilité j du moment où il cesse
d'être juge, il devient complice.
Je vous invite, messieurs, à réfléchir sur les inconvénients de la censure
ainsi considérée. Il arrive que le public finit très promptement par ne plus
voir dans les excès du théâtre que des malices presque innocentes, soit contre
l'autorité, soit contre la censure elle-même 5 il finit par adopter ce qu'il aurait
réprouvé, et par protéger ce qu'il aurait condamné. {C'eHvrai!)
J'ajoute ceci : la répression pénale n'est plus possible, la société est désar-
mée, son droit est épuisé, elle ne peut plus rien contre les délits qui peuvent
se commettre pour ainsi dire à travers la censure. Il n'y a plus, je le répète,
de répression pénale. Le propre de la censure , et ce n'est pas là son moindre
inconvénient, c'est de briser la loi en s'y substituant. Le manuscrit une fois
censuré, tout est dit, tout est fini. Le magistrat n'a rien à faire où le censeur
a travaillé. La loi ne passe pas où la police a passé.
Quant à moi, ce que je veux, pour le théâtre comme pour la presse, c'est
la liberté, c'est la légalité.
Je résume mon opinion en un mot que j'adresse aux gouvernants et aux
législateurs : par la liberté, vous placez les licences et les excès du théâtre
sous la censure du public j par la censure, vous les mettez sous sa protection.
Choisissez. {Agitation.)
ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
1849-1831.
I
LA MISEREZ).
9 juillet 1849.
Messieurs, je viens appuyer la proposition de l'honorable M. de Melun.
Je commence par déclarer qu'une proposition qui embrasserait l'article 13
de la Constitution tout entier serait une œuvre immense sous laquelle suc-
comberait la commission qui voudrait l'entreprendre j mais ici, il ne s'agit
que de préparer une législation qui organise la prévoyance et l'assistance
publique. C'est ainsi que l'honorable rapporteur a entendu la proposition,
c'est ainsi que je la comprends moi-même, et c'est à ce titre que je viens
l'appuyer.
Qu'on veuille bien me permettre, à propos des questions politiques que
soulève cette proposition, quelques mots d'éclaircissement.
Messieurs, j'entends dire à tout instant, et j'ai entendu dire encore tout à
l'heure autour de moi, au moment où j'allais monter à cette tribune, qu'il
n'y a pas deux manières de rétablir l'ordre. On disait que dans les temps
d'anarchie il n'y a de remède souverain que la force, qu'en dehors de la
{*) M. de Melun avait proposa à l'Assemblée législative, au début de ses travaux, de «nommer
dans les bureaux une commission de trente membres, pour préparer et examiner les lois rela-
tives à la prévoyance et à l'assistance publiques». Le rapport sur cette proposition fut déposé à
la séance du 23 juin 1849. La discussion s'ouvrit le 9 juillet suivant.
Victor Hugo prit le premier la parole. Il parla en faveur de la proposition, et demanda que
la pensée en fût élargie et étendue.
Ce débat fut caractérisé par un incident utile k rappeler. Victor Hugo avait dit : a Je suis
de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut détruire la misère.» Son assertion souleva de
nombreuses dénégations sur les bancs du côté droit. M. Poujoulat interrompit l'orateur: «C'est
une erreur profonde ! » s'écria-t-il. Et M. Benoît d'Azy soutint, aux applaudissements de la
droite et du centre, qu'il était impossible de faire disparaître la misère.
La proposition de M, de Melun fut votée à l'unanimité.
{NoU de l'Édition de 18 j^.) - -
158 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
force tout est vain et stérile, et que la proposition de l'honorable M. de Me-
lun et toutes autres propositions analogues doivent être tenues à l'écart,
parce qu'elles ne sont, je répète le mot dont on se servait, que du socialisme
déguisé. {Interruption à droite.)
Messieurs, je crois que des paroles de cette nature sont moins dangereuses
dites en public, à cette tribune, que murmurées sourdement j et si je cite
ces conversations, c'est que j'espère amener à la tribune, pour s'expliquer,
ceux qui ont exprimé les idées que je viens de rapporter. Alors, messieurs,
nous pourrons les combattre au grand jour. {Murmures adroite.)
J'ajouterai, messieurs, qu'on allait encore plus loin. {Interruption.)
Voix A. droite. — Qui .? qui ^ Nommez qui a dit cela !
M. Victor Hugo. — Que ceux qui ont ainsi parlé se nomment eux-
mêmes, c'est leur affaire. Qu'ils aient à la tribune le courage de leurs opi-
nions de couloirs et de commissions. Quant à moi, ce n'est pas mon rôle de
révéler des noms qui se cachent. Les idées se montrent, je combats les idées j
quand les hommes se montreront, je combattrai les hommes. {Agitation.)
Messieurs, vous le savez, les choses qu'on ne dit pas tout haut sont souvent
celles qui font le plus de mal. Ici les paroles publiques sont pour la
foule, les paroles secrètes sont pour le vote. Eh bien! je ne veux pas, moi,
de paroles secrètes quand il s'agit de l'avenir du peuple et des lois de mon
pays. Les paroles secrètes, je les dévoile j les influences cachées, je les dé-
masque : c'est mon devoir. {Ua^tation redouble.) Je continue donc. Ceux qui
parlaient ainsi ajoutaient que «faire espérer au peuple un surcroît de bien-
être et une diminution de malaise , c'est promettre l'impossible $ qu'il n'y a
, rien à faire, en un mot, que ce qui a déjà été fait par tous les gouvernements
dans toutes les circonstances semblables j que tout le reste est déclamation
et chimère, et que la répression suffit pour le présent et la compression pour
l'avenir». {Uiolents murmures. — De nombreuses interpellations sont adressées à
l'orateur par des membres de la droite et du centre. )
Je suis heureux, messieurs, que mes paroles aient fait éclater une telle
unanimité de protestations.
M. LE président Dupin. — L'Assemblée a en effet manifesté son senti-
ment. Le président n'a rien à ajouter. {Très bien! très bien!)
M. Victor Hugo. — Ce n'est pas là ma manière de comprendre le
rétablissement de l'ordre. . . {Interruption à droite.)
Une voix. — Ce n'est la manière de personne.
M. Noël Parfait. — On l'a dit dans mon bureau. ( Cris à droite. )
M. Dufournel, à M. Parfait — Citez! dites qui a parlé ainsi!
M. DE Montalembert. — Avec la permission de l'honorable M. Victor
Hugo, je prends la hberté de déclarer. . . {Interruption.)
LA MISERE. 159
Voix nombreuses. — A la tribune ! à la tribune !
M. DE MoNTALEMBERT , à la tùbune. — Je prends la liberté de déclarer
que l'assertion de l'honorable M. Victor Hugo est d'autant plus mal fondée
que la commission a été unanime pour approuver la proposition de M. de
Melun, et la meilleure preuve que j'en puisse donner, c'est qu'elle a choisi
pour rapporteur l'auteur même de la proposition. Çtrh bien î très bien 1)
M. Victor Hugo. — L'honorable M. de Montalembert répond à ce que
je n'ai pas dit. Je n'ai pas dit que la commission n'eût pas été unanime pour
adopter la proposition ^ j'ai seulement dit, et je le maintiens, que j'avais
entendu souvent, et notamment au moment où j'allais monter à la tribune,
les paroles auxquelles j'ai fait allusion, et que, comme pour moi les objec-
tions occultes sont les plus dangereuses, j'avais le droit et le devoir d'en
faire des objections publiques, fût-ce en dépit d'elles-mêmes, afin de pou-
voir les mettre à néant. Vous voyez que j'ai eu raison, car dès le premier
mot, la honte les prend et elles s'évanouissent. {Bruyantes réclamations a droite.
Plusieurs membres interpellent vivement l'orateur au milieu du bruit. )
M. LE PRÉSIDENT. — L'otateut n'a nommé personne en particulier, mais
ses paroles ont quelque chose de personnel pour tout le monde, et je ne
puis voir dans l'interruption qui se produit qu'un démenti universel de cette
Assemblée. Je vous engage à rentrer dans la question même.
M. Victor Hugo. — Je n'accepterai le démenti de l'Assemblée que
lorsqu'il me sera donné par les actes et non par les paroles. Nous verrons si
l'avenir me donne tort j nous verrons si l'on fera autre chose que de la com-
pression et de la répression -, nous verrons si la pensée qu'on désavoue aujour-
d'hui ne sera pas la politique qu'on arborera demain. En attendant, et dans
tous les cas, il me semble que l'unanimité même que je viens de provoquer
dans cette Assemblée est une chose excellente. . . {Bruit. — Interruption.)
Eh bien! messieurs, transportons cette nature d'objections au dehors de
cette enceinte, et désintéressons les membres de cette Assemblée. Et main-
tenant, ceci posé, il me sera peut-être permis de dire que, quant à moi, je
ne crois pas que le système qui combine la répression avec la compression ,
et qui s'en tient là, soit l'unique manière, soit la bonne manière de rétablir
l'ordre. {Nouveaux murmures.)
J'ai dit que je désintéresse complètement les membres de l'Assemblée. . .
{Bruit.)
M. LE PRÉSIDENT. — L' Assemblée est désintéressée j c'est une objection
que l'orateur se fait à lui-même et qu'il va réfuter. {Kir es. — Rumeurs.)
M. Victor Hugo. — M. le président se trompe. Sur ce point encore j'en
appelle à l'avenir. Nous verrons. Du reste, comme ce n'est pas là le moins
du monde une objection que je me fais à moi-même, il me suffit d'avoir
l6o AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
provoqué la manifestation unanime de l'Assemblée , en espérant que l'Assem-
blée s'en souviendra, et je passe à un autre ordre d'idées.
J'entends dire également tous les jours... {Interruption.) Ah! messieurs,
sur ce côté de la question, je ne crains aucune interruption, car vous recon-
naîtrez vous-mêmes que c'est là aujourd'hui le grand mot de la situation j
j'entends dire de toutes parts que la société vient encore une fois de vaincre,
— et qu'il faut profiter de la victoire. {Mouvement.) Messieurs, je ne sur-
prendrai personne dans cette enceinte en disant que c'est aussi là mon
sentiment.
Avant le 13 juin, une sorte de tourmente agitait cette Assemblée} votre
temps si précieux se perdait en de stériles et dangereuses luttes de paroles j
toutes les questions, les plus sérieuses, les plus fécondes, disparaissaient de-
vant la bataille à chaque instant livrée à la tribune et offerte dans la rue.
{C'eBvrai !) Aujourd'hui le calme s'est fait, le terrorisme s'est évanoui, la
victoire est complète. Il faut en profiter. Oui, il faut en profiter! Mais savez-
vous comment }
Il faut profiter du silence imposé aux passions anarchiques pour donner la
parole aux intérêts populaires. {Sensation.) Il faut profiter de l'ordre reconquis
pour relever le travail, pour créer sur une vaste échelle la prévoyance sociale,
pour substituer à l'aumône qui dégrade {dénégations a droite) l'assistance qui
fortifie, pour fonder de toutes parts, et sous toutes les formes, des établisse-
ments de toute nature qui rassurent le malheureux et qui encouragent le
travailleur, pour donner cordialement, en améliorations de toutes sortes,
aux classes souffrantes, plus, cent fois plus que leurs faux amis ne leur ont
jamais promis ! Voilà comment il faut profiter de la victoire. {Oui! oui! Mouve-
ment prolongé. )
Il faut profiter de la disparition de l'esprit de révolution pour faire repa-
raître l'esprit de progrès! Il faut profiter du calme pour rétablir la paix, non
pas seulement la paix dans les rues, mais la paix véritable, la paix définitive,
la paix faite dans les esprits et dans les cœurs ! Il faut, en un mot, que la dé-
faite de la démagogie soit la victoire du peuple ! {'ZJive adhésion.)
Voilà ce qu'il faut faire de la victoire, et voilà comment il faut en profiter.
{Très bien! très bien!)
Et, messieurs, considérez le moment où vous êtes. Depuis dix-huit mois,
on a vu le néant de bien des rêves. Les chimères qui étaient dans l'ombre
en sont sorties, et le grand jour les a éclairées j les fausses théories ont été
sommées de s'expliquer, les faux systèmes ont été mis au pied du murj
qu'ont-ils produit.? Rien. Beaucoup d'illusions se sont évanouies dans les
masses, et, en s'évanouissant, ont fait crouler les popularités sans base et les
haines sans motif. L'éclaircissement vient peu à peuj le peuple, messieurs.
LA MISERE. l6l
a l'instinct du vrai comme il a l'instinct du juste, et, dès qu'il s'apaise, le
peuple est le bon sens même j la lumière pénètre dans son esprit j en même
temps la fraternité pratique, la fraternité qu'on ne décrète pas, la fraternité
qu'on n'écrit pas sur les murs, la fraternité qui naît du fond des choses et de
l'identité réelle des destinées humaines, commence à germer dans toutes les
âmes, dans l'âme du riche comme dans l'âme du pauvre j partout, en haut,
en bas, on se penche les uns vers les autres avec cette inexprimable soif de
concorde qui marque la fin des dissensions civiles. {Oui! oui!) La société
veut se remettre en marche après cette halte au bord d'un abîme. Eh bien !
messieurs, jamais, jamais moment ne fut plus propice, mieux choisi, plus
clairement indiqué par la Providence pour accomplir, après unt de colères
et de malentendus, la grande œuvre qui est votre mission, et qui peut, tout
entière, s'exprimer dans un seul mot : Réconciliation. [Sensation prolonge.)
Messieurs, la proposition de M. de Melun va droit à ce but.
Voilà, selon moi, le sens vrai et complet de cette proposition, qui peut,
du reste, être modifiée en bien et perfectionnée :
Donner à cette Assemblée pour objet principal l'étude du sort des classes
souffrantes, c'est-à-dire le grand et obscur problème posé par Février} envi-
ronner cette étude de solennité, tirer de cette étude approfondie toutes les
améliorations pratiques et possibles j substituer une grande et unique com-
mission de l'assistance et de la prévoyance publiques à toutes les commissions
secondaires, qui ne voient que le détail, et auxquelles l'ensemble échappe j
placer cette commission très haut, de manière à ce qu'on l'aperçoive du pays
entier {mouvement) ^ réunir les lumières éparses, les expériences disséminées,
les efforts divergents, les dévouements, les documents, les recherches par-
tielles, les enquêtes locales, toutes les bonnes volontés en travail, et leur créer
ici un centre, un centre où aboutiront toutes les idées et d'où rayonneront
toutes les solutions} faire sortir pièce à pièce, loi à loi, mais avec ensemble,
avec maturité, des travaux de la législature actuelle le code coordonné et
complet, le grand code chrétien de la prévoyance et de l'assistance publiques}
en un mot, étouffer les chimères du socialisme sous les réalités de l'évan-
gile {vive approbation); voilà quel est le véritable sens de la proposition de
M. de Melun } voilà pourquoi je m'y associe énergiquement. (M. de Melun
fait un signe d'adhésion à l'orateur. )
Je viens de dire : les chimères du socialisme, et je ne veux rien retirer
de cette expression, qui n'est pas même sévère, qui n'est que juste. Enten-
dons-nous cependant. Est-ce à dire que, dans cet amas de notions confuses,
d'aspirations obscures, d'illusions inouïes, d'instincts irréfléchis, de formules
incorrectes, qu'on désigne sous le nom vague et lui-même fort mal compris
àc socialisme, il n'y ait rien de vrai, absolument rien de vrai ?
ACTES ET tAROLES. — I. II
iNtSIHEBIt lATIOBAbS.
l62 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
Messieurs, s'il n'y avait rien de vrai, il n'y aurait aucun danger. La société
pourrait dédaigner et attendre. Pour que l'imposture ou l'erreur soient dan-
gereuses, pour qu'elles pénètrent dans l'esprit des masses, pour qu'elles puis-
sent percer jusqu'au cœur même de la société, il faut qu'elles se fassent une
arme d'une partie quelconque de la réalité. La vérité ajustée aux erreurs,
voilà le péril. En pareille matière, la quantité de danger se mesure à la
quantité de vérité contenue dans les chimères. {^Mouvement.)
Eh bien, disons-le précisément pour trouver le remède, il y a au fond du
socialisme une partie des réalités douloureuses de notre temps et de tous les
temps (^chuchotements)', il y a le malaise éternel propre à l'infirmité humaine 5
il y a l'aspiration à un sort meilleur, qui n'est pas moins naturelle à l'homme,
mais qui se trompe souvent de route en cherchant dans ce monde ce qui ne
peut être trouvé que dans l'autre. {%J'we et unanime adhésion. ) H y a des détresses
très grandes, très vives, très vraies, très poignantes, très guérissables. Il y
a enfin, et ceci est tout à fait propre à notre époque, il y a cette attitude
nouvelle donnée à l'homme par nos révolutions, qui l'ont placé si haut et
constaté si hautement la dignité humaine et la souveraineté populaires de
telle sorte qu'aujourd'hui l'homme du peuple souffre avec le sentiment
double et contradictoire de sa misère résultant du fait, et de sa grandeur
résultant du droit. (Profonde sensation.)
C'est tout cela, messieurs, qui est dans le socialisme, c'est tout cela qui
s'y mêle à des erreurs et à des passions mauvaises, c'est tout cela qui en fait
la force , c'est tout cela qu'il faut en ôter.
Voix nombreuses. — Comment .?
M. Victor Hugo. — En éclairant ce qui est faux, en satisfaisant ce qui
est juste. {CeH vrai !) Une fois cette opération faite, faite consciencieuse-
ment, loyalement, honnêtement, le socialisme disparaît. En lui retirant ce
qu'il peut avoir de vrai, vous lui retirez ce qu'il a de dangereux. Ce n'est
plus qu'un informe nuage d'erreurs que le premier souffle emportera.
Trouvez bon, messieurs, que je complète ma pensée. Je vois à l'agitation
de l'Assemblée que je ne suis pas pleinement compris. La question qui vous
est soumise est grave. C'est la plus grave de toutes celles qui peuvent être
traitées devant vous.
Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu*on peut supprimer la
souffrance en ce monde j la souffrance est une loi divine j mais je suis de
ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut détruire la misère. {Mouvements
divers. )
Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter,
circonscrire, je dis détruire. {Nouveaux murmures à droite.) La misère est une
maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain j
LA MISÈRE. 163
la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. ( Oui ! oui ! à gauche. )
Détruire la misère! oui, cela est possible. {Mouvement. — ^^uelques voix: Com-
ment? Comment?) Les législateurs et les gouvernants doivent j songer sans
cesse î car, en pareille matière, tant que le possible n*est pas fait, le devoir
n'est pas rempli. {Très bien! très bien!)
La misère, messieurs, j'aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir
où elle en est, la misère .^^ Voulez-vous savoir jusqu'où elle peut aller, jus-
qu'où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au moyen-âge, je
dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons.? Voulez-vous des
faits .?
Il y a dans Paris. . . {L'orateur s'interrompt.)
Mon Dieu, je n'hésite pas à les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais néces-
saires à révéler j et tenez, s'il faut dire toute ma pensée, je voudrais qu'il
sortît de cette Assemblée, et au besoin j'en ferai la proposition formelle,
une grande et solennelle enquête sur la situation vraie des classes laborieuses
et souffrantes en France. (Tm bien!) Je voudrais que tous les faits éclatassent
au grand jour. Comment veut-on guérir le mal si l'on ne sonde pas les plaies }
{ Très bien ! très bien !)
Voici donc ces faits.
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'émeute
soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où
des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes,
jeunes filles, enfants, n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, j'ai presque
dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation,
ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où
des créatures humaines s'enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid
de l'hiver. {Mouvement.)
Voilà un fait. En voulez-vous d'autres.? Ces jours-ci, un homme, mon
Dieu , un malheureux homme de lettres , car la misère n'épargne pas plus les
professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme
est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l'on a constaté, après sa mort,
qu'il n'avait pas mangé depuis six jours. {Lon^e interruption.) Voulez-vous
quelque chose de plus douloureux encore? Le mois passé, pendant la recru-
descence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cher-
chaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des charniers
de Montfaucon ! {Sensation.)
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent
pas être} je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa solli-
citude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses
ne soient pas! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la
l64 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
conscience de la société tout entière} que je m'en sens, moi qui parle,
complice et solidaire {mouvement)^ et que de tels faits ne sont pas seule-
ment des torts envers l'homme, que ce sont des crimes envers Dieu! [Sensa-
tion prolongée.)
Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je voudrais pénétrer tous
ceux qui m'écoutent de la haute importance de la proposition qui vous est
soumise. Ce n'est qu'un premier pas, mais il est décisif. Je voudrais que
cette Assemblée, majorité et minorité, n'importe, je ne connais pas, moi,
de majorité et de minorité en de telles questions } je voudrais que cette
Assemblée n'eût qu'une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but
magnifique, à ce but sublime, l'abolition de la misère! {Bravo! — Jipplau-
dissements. )
Et, messieurs, je ne m'adresse pas seulement à votre générosité, je
m'adresse à ce qu'il y a de plus sérieux dans le sentiment politique d'une
assemblée de législateurs. Et, à ce sujet, un dernier mot : je terminerai
par là.
Messieurs, comme je vous le disais tout à l'heure, vous venez, avec le
concours de la garde nationale, de l'armée et de toutes les forces vives du
pays, vous venez de raffermir l'état ébranlé encore une fois. Vous n'avez
reculé devant aucun péril, vous n'avez hésité devant aucun devoir. Vous avez
sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix
publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable. . . Eh
bien! vous n'avez rien fait! {Mouvement.)
Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre matériel
raffermi n'a point pour base l'ordre moral consolidé! {Très bien! très bien! —
Uive et unanime adhésion. ) Vous n'avez rien fait tant que le peuple souffre !
{Bravos a gauche.) Vous n'avez rien fait tant qu'il y a au-dessous de vous une
partie du peuple qui désespère! Vous n'avez rien fait, tant que ceux qui sont
dans la force de l'âge et qui travaillent peuvent être sans pain! tant que
ceux qui sont vieux et qui ne peuvent plus travailler sont sans asile ! tant
que l'usure dévore nos campagnes, tant qu'on meurt de faim dans nos villes
{mouvement prolongé)^ tant qu'il n'y a pas des lois fraternelles, des lois évan-
géliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes,
aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cœur! {acclamation.) Vous
n'avez rien fait, tant que l'esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance
publique! Vous n'avez rien fait, rien fait, tant que, dans cette œuvre de
destruction et de ténèbres, qui se continue souterrainement, l'homme mé-
chant a pour collaborateur fatal l'homme malheureux !
Vous le voyez, messieurs, je le répète en terminant, ce n'est pas seule-
ment à votre générosité que je m'adresse, c'est à votre sagesse, et je vous
LA MISÈRE. 165
conjure d'y réfléchir. Messieurs, songez-y, c'est l'anarchie qui ouvre les
abîmes, mais c'est la misère qui les creuse. {C'dîvrai! c'dî vrai!) Vous avez
fait des lois contre l'anarchie, faites maintenant des lois contre la misère!
[Mouvement prolon^ sur tous les bancs. — L'orateur descend de la tribune et reçoit les
félicitations de ses collèges. )
l66 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
II
L'EXPÉDITION DE ROME(^).
19 octobre 1849.
M. Victor Hugo. {Profond silence.) — Messieurs, j'entre tout de suite
dans la question.
Une parole de M. le ministre des Affaires étrangères qui interprétait, en
dehors de la réalité, selon moi, le vote de l'Assemblée constituante, m'im-
pose le devoir, à moi qui ai voté l'expédition romaine, de rétablir d'abord
les faits. Aucune ombre ne doit être laissée par nous, volontairement du
moins, sur ce vote qui a entraîné et qui entraînera encore tant d'événements.
Il importe d'ailleurs, dans une affaire aussi grave, et je pense en cela comme
l'honorable rapporteur de la commission, de bien préciser le point d'où nous
sommes partis, pour faire mieux juger le point où nous sommes arrivés.
Messieurs, après la bataille de Novare, le projet de l'expédition de Rome
(') Le triste épisode de l'expédition contre Rome est trop connu pour qu'il soit nécessaire de
donner un long sommaire \ ce discours. Tout le monde se rappelle que l'Assemblée consti-
tuante avait voté un crédit de 1.200.000 francs pour les premières dépenses d'un corps expédi-
tionnaire en destination de l'Italie, sur la déclaration expresse du pouvoir exécutif que cette
force devait protéger la péninsule contre les envahissements de l'Autriche. On se rappelle aussi
qu'en apprenant l'attaque de Rome par les troupes françaises sous les ordres du général
Oudinot, l'Assemblée constituante vota un ordre du jour qui prescrivait au pouvoir exécutif de
ramener à sa pensée primitive l'expédition détournée de son but.
Dès que l'Assemblée législative, dont la majorité était sympathique à la destruction de la
république romaine, fut réunie, ordre fut donné au général Oudinot d'attaquer Rome et de
l'enlever coule que coûte. — La ville fut prise, et le pape restauré.
Le président de la République française écrivit à son aide de camp, M. Edgar Ney, une
lettre, qui fut rendue publique, où il manifestait son désir d'obtenir du pape des institutions en
faveur de la population des Etats romains.
Le pape ne tint aucun compte de la recommandation de son restaurateur, et publia une
bulle qui consacrait le despotisme le plus absolu du gouvernement clérical dans son domaine
temporel.
La question romaine, déjà débattue plusieurs fois dans le sein de l'Assemblée législative, y
fat agitée de nouveau, à propos d'une demande de crédits supplémentaires, dans les séances du
18 et du 19 octobre 1849.
C'est dans cette discussion que M. Thuriot de la Rosière soutint que Rome et la papauté
étaient h propri/ie mdivfse de la catholicité.
Victor Hugo soutint, au contraire, la thèse «si chère à l'Italie, dit-il, de la sécularisation et
de la nationalité». ( Note de l'Edition de 1853.)
r
L'EXPÉDITION DE ROME. 167
fut apporte à l'Assemblée constituante. M. le général de Lamoricière monta
à cette tribune, et nous dit : L'Italie vient de perdre sa bataille de Waterloo,
— je cite ici en substance des paroles que tous vous pouvez retrouver dans
le Moniteur, — l'Italie vient de perdre sa bataille de Waterloo, l'Autriche est
maîtresse de l'Italie, maîtresse de la situation} l'Autriche va marcher sur
Rome comme elle a marché sur Milan, elle va faire à Rome ce qu'elle a fait
à Milan, ce qu'elle a fait partout, proscrire, emprisonner, fusiller, exécuter.
Voulez-vous que la France assiste les bras croisés à ce spectacle? Si vous ne le
voulez pas, devancez l'Autriche, allez à Rome. — M. le président du
conseil s'écria : La France doit aller à Rome pour y sauvegarder la liberté et
l'humanité. — M. le général de Lamoricière ajouta : Si nous ne pouvons y
sauver la République, sauvons-y du moins la liberté. — L'expédition
romaine fut votée.
L'Assemblée constituante n'hésita pas, messieurs. Elle vota l'expédition
de Rome dans ce double but d'humanité et de liberté que lui montrait M. le
président du conseil j elle vota l'expédition romaine afin de faire contre-poids
à la bataille de Novarej elle vota l'expédition romaine afin de mettre l'épée
de la France là où allait tomber le sabre de l'Autriche {mouvement)-^ elle vota
l'expédition romaine... — j'insiste sur ce point, pas une autre explication ne
fut donnée, pas un mot de plus ne fut ditj s'il y eut des votes avec restriction
mentale, je les ignore (o« r//)} — ... l'Assemblée constituante vota, nous
votâmes l'expédition romaine, afin qu'il ne fût pas dit que la France était
absente, quand, d'une part, l'intérêt de l'humanité, et, d'autre part, l'intérêt
de sa grandeur l'appelaient j afin d'abriter, contre l'Autriche, Rome et les
hommes engagés dans la république romaine, contre l'Autriche qui, dans
cette guerre qu'elle fait aux révolutions, a l'habitude de déshonorer toutes
ses victoires, si cela peut s'appeler des victoires, par d'inqualifiables indi-
gnités {A.cclamations a gauche.)
Puisque cette occasion m'est o£Ferte, j'en use. La tribune anglaise a flétri
ces indignités aux applaudissements de tous les partis, et il ne sera pas dit
que la tribune de France sera muette quand la tribune d'Angleterre a parlé.
{A. gauche : Très bien!) Oui, je le déclare, et je voudrais que ma parole, en
ce moment, empruntât à cette tribune un retentissement européen j les exac-
tions, les extorsions d'argent, les spoliations, les fusillades, les exécutions en
masse, la potence dressée pour des hommes héroïques, la bastonnade donnée
à des femmes, toutes ces infamies mettent le gouvernement autrichien au
pilori de l'Europe ! ( Tonnerre d'applaudissements. )
Quant à moi, soldat obscur, mais dévoué, de l'ordre et de la civilisation,
je repousse de toutes' les forces de mon cœur indigné ces sauvages auxiliaires,
CCS Radetzki, ces Haynau [vifs applaudissements à gauche) ^ qui prétendent, eux
l68 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LÉGISLATIVE.
aussi, servir cette grande, cette sainte cause, et qui font à la civilisation cette
abominable injure de la défendre par les moyens de la barbarie! {Nouvelles
acclamations. )
J*ai dû, messieurs, vous rappeler dans quel sens l'expédition de Rome fut
votée. Je le répète, c'est un devoir que j'ai rempli. L'Assemblée constituante
n'existe plus, elle n'est plus là pour se défendre j son vote est en vos mains,
à votre discrétion j vous pouvez attacher à ce vote telles conséquences qu'il
vous plaira, et s'il arrivait, ce qu'à Dieu ne plaise, que ces conséquences
fussent décidément fatales à l'honneur de mon pays, j'aurais du moins
rétabli, autant qu'il était en moi, l'intention purement humaine et libérale
de l'Assemblée constituante, et la pensée de l'expédition protestera contre le
résultat de l'expédition. {Bravos.)
Maintenant, comment l'expédition a dévié de son but, vous le savez
tous; je n'y insiste pas, je traverse rapidement des faits accomplis que je
déplore, et j'arrive à la situation actuelle.
Cette situation, la voici :
Le 2 juillet, l'armée française est entrée dans Rome. Le pape a été restauré
purement et simplement; il faut bien que je le dise. Le gouvernement
clérical, que pour ma part je distingue profondément du gouvernement
pontifical tel que les esprits élevés le comprennent, et tel que Pie IX, un
moment, avait semblé le comprendre, le gouvernement clérical a ressaisi
Rome. Un triumvirat en a remplacé un autre. Les actes de ce gouvernement
clérical, les actes de cette commission des trois cardinaux, vous les connaissez,
je ne crois pas devoir les détailler ici; il me serait difficile de les énumérer
sans les caractériser, et je ne veux pas irriter cette discussion. {Kires ironiques
a droite. )
Il me suffira de dire que dès ses premiers pas l'autorité cléricale, acharnée
aux réactions, animée du plus aveugle, du plus funeste et du plus ingrat
esprit, blessa les cœurs généreux et les hommes sages, et alarma tous les amis
intelligents du pape et de la papauté. Parmi nous le sentiment national s'est
ému. Chacun des actes de cette autorité fanatique, violente, hostile à nous-
mêmes, froissa dans Rome l'armée et en France la nation. On se demanda si
c'était pour cela que nous étions allés à Rome, si la France jouait là un rôle
digne d'elle, et les regards irrités de l'opinion commencèrent à se tourner
vers notre gouvernement. {Sensation.)
C'est dans ce moment-là qu'une lettre parut, lettre écrite par le président
de la République à l'un de ses officiers d'ordonnance envoyé par lui à Rome
en mission.
M. Desmousseaux de Givré. — Je demande la parole. ( On rit. )
M. Victor Hugo. — Je vais, je crois, satisfaire l'honorable M. de Givré.
L'EXPÉDITION DE ROME. 169
Messieurs, pour dire ma pensée tout entière, j'aurais préféré à cette lettre un
acte de gouvernement délibéré en conseil.
M. Desmousseaux de Givré. — Non pas! non pas! Ce n'est pas là ma
pensée ! {Nouveaux rires prolongés. )
M. Victor Hugo. — Eh bien! je dis ma pensée et non la vôtre. J'aurais
donc préféré à cette lettre un acte du gouvernement. — Quant à la lettre en
elle-même, je l'aurais voulue plus mûrie et plus méditée, chaque mot devait
y être peséj la moindre trace de légèreté dans un acte grave crée un embarras 5
mais, telle qu'elle est, cette lettre, je le constate, fut un fait décisif et consi-
dérable. Pourquoi.? Parce que cette lettre n'était autre chose qu'une traduc-
tion de l'opinion, parce qu'elle donnait une issue au sentiment national,
parce qu'elle rendait à tout le monde le service de dire très haut ce que
chacun pensait} parce qu'enfin cette lettre, même dans sa forme incomplète,
contenait toute une politique. Elle donnait une base aux négociations pen-
dantes} eUe donnait au saint-père, dans son intérêt, d'utiles conseils et des
indications généreuses} elle demandait les réformes et l'amnistie} elle traçait
au pape, auquel nous avons rendu le service, un peu trop grand peut-être,
de le restaurer sans attendre l'acclamation de son peuple... [sensation prolongée)
eUe traçait au pape le programme sérieux d'un gouvernement de liberté. Je
dis gouvernement de liberté, car, moi, je ne sais pas traduire autrement ces
mots '.gouvernement libéral Enfin, et j'insiste sur ce point, elle exprimait le
sentiment du pays.
Quelques jours après cette lettre, le gouvernement clérical, ce gouverne-
ment que nous avons rappelé} rétabli, relevé, que nous protégeons et que
nous gardons à l'heure qu'il est, qui nous doit d'être en ce moment, le gou-
vernement clérical publiait sa réponse.
Cette réponse, c'est le Motu proprio, avec l'amnistie pour post-scriptum.
Maintenant, qu'est-ce que c'est que le Motu proprio^ (Profond silence.)
Messieurs, je ne parlerai, en aucun cas, du chef de la chrétienté autre-
ment qu'avec un respect profond} je n'oublie pas que, dans une autre
enceinte, j'ai glorifié son avènement} je suis de ceux qui ont cru voir en lui,
à cette époque, le don le plus magnifique que la Providence puisse faire aux
nations, un grand homme dans un pape. J'ajoute que maintenant la pitié se
joint au respect. Dans ma conviction. Pie IX est restauré, mais il n'est pas
libre. Je ne lui impute pas l'acte inqualifiable émané de sa chancellerie, et
c'est ce qui me donne le courage de dire à cette tribune, sur le Motu proprio,
toute ma pensée. {Jipprobation à gauche. Lé^e rumeur à droite.) Je le ferai en
deux mots.
L'acte de la chancellerie romaine a deux faces : le côté politique qui règle
les questions de liberté, et ce que j'appellerai le côté charitable, le côté chré-
I/o AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
tien, qui règle la question de clémence. En fait de liberté politique, le saint-
siège n'accorde rien. En fait de clémence, il accorde moins encore. {Kires
approbatip a gauche, ) Il octroie une proscription en masse. Seulement il a la
bonté de donner à cette proscription le nom d'amnistie. {Kires et longs applau-
dissements. )
Voilà, messieurs, la réponse faite par le gouvernement clérical à la lettre
du président de la République.
Un grand évêque a dit, dans un livre fameux, que le pape a ses deux
mains toujours ouvertes, et que de l'une découle incessamment sur le monde
la liberté, et de l'autre la miséricorde. Vous le voyez, le pape a fermé ses
deux mains. [Sensation prolongée.)
Telle est, messieurs, la situation} elle est toute dans ces deux faits : la
lettre du président et le Motu proprio, c'est-à-dire la demande de la France et
la réponse du saint-siège.
C'est entre ces deux faits que vous allez prononcer. Quoi qu'on fasse , quoi
qu'on dise, pour atténuer la lettre du président, pour élargir le Motu
proprioj un intervalle immense les sépare. L'une dit oui, l'autre dit non.
{Bravo! bravo! — On rit.) Il est impossible de sortir du dilemme posé par la
force des choses j il faut absolument donner tort à quelqu'un. Si vous sanc-
tionnez la lettre , vous réprouvez le Motu proprioj si vous acceptez le Motu
proprio, vous désavouez la lettre. {C'elî cela!) Vous avez devant vous, d'un
côté, le président de la République réclamant la liberté du peuple romain au
nom de la grande nation qui, depuis trois siècles, répand à flots la lumière et
la pensée sur le monde civilisé} vous avez, de l'autre, le cardinal Antonelli
refusant au nom du gouvernement clérical. Choisissez !
Selon le choix que vous ferez, je n'hésite pas à le dire, l'opinion de la
France se séparera de vous ou vous suivra. {Mouvement.) Quant à moi, je ne
puis croire que votre choix soit douteux. Quelle que soit l'attitude du
cabinet, quoi que dise le rapport de la commission, quoi que semblent
penser du Motu proprio quelques membres influents de la majorité, il est bon
d'avoir présent à l'esprit que le Motu proprio a paru peu libéral au cabinet
autrichien lui-même, et il faut craindre de se montrer plus satisfait que le
prince de Schwartzenberg. {Long^ éclats de rire.) Vous êtes ici, messieurs,
pour résumer et traduire en actes et en lois le haut bon sens de la nations
vous ne voudrez pas attacher un avenir mauvais à cette grave et obscure
question d'Italie} vous ne voudrez pas que l'expédition de Rome soit, pour
le gouvernement actuel, ce que l'expédition d'Espagne a été pour la restau-
ration, c'est-à-dire le grief permanent et profond de la nation.
Vous vous souviendrez que, de toutes les humiliations, celles que la
France supporte le plus malaisément, ce sont celles qui lui arrivent à travers
L'EXPÉDITION DE ROME. 171
la gloire de notre armée. {Uive émotion.) Dans tous les cas, je conjure la
majorité d'y réfléchir, c'est une occasion décisive pour elle et pour le pays,
elle assumera par son vote une haute responsabilité politique.
J'entre plus avant dans la question, messieurs. Réconcilier Rome avec la
papauté} faire rentrer, avec l'adhésion populaire, la papauté dans Rome,
rendre cette grande âme à ce grand corps, ce doit être là désormais, dans
l'état où les faits accomplis ont amené la question, l'œuvre de notre gouver-
nement, œuvre difficile, sans nul doute, à cause des irritations et des malen-
tendus, mais possible, et utile à la paix du monde. Mais pour cela, il faut
que la papauté, de son côté, nous aide et s'aide elle-même. Voilà trop long-
temps déjà qu'elle s'isole de la marche de l'esprit humain et de tous les
progrès du continent. Il faut qu'elle comprenne son peuple et son siècle . . .
{Explosion de murmures à droite. — hon^e et violente interruption. )
M. Victor Hugo. — V)us murmurez ! vous m'interrompez . . .
A DROITE. — Oui ! Nous nions ce que vous dites.
M. Victor Hugo. — Eh bien! je vais dire ce que je voulais taire! À
vous la faute! À l'heure qu'il est, dans cette Rome qui a si longtemps guidé
les peuples lumineusement, savez-vous où en est la civilisation.'^ Pas de légis-
lation, ou, pour mieux dire, pour toute législation, je ne sais quel chaos de
lois féodales et monacales, qui produisent fatalement la barbarie des juges
criminels et la vénalité des juges civils. Pour Rome seulement, quatorze
tribunaux d'exception. {Applaudissements. — Farle'^! park'^!) Devant ces
tribunaux, aucune garantie d'aucun genre pour qui que ce soit! les débats
sont secrets, la défense orale est interdite. Des juges ecclésiastiques jugent les
causes laïques et les personnes laïques. {Mouvement prolongé.)
Je continue :
La haine du progrès en toute chose. Pie VII avait créé une commission
de vaccine, Léon XII l'a abolie. Que vous dirai-je.'* La confiscation loi de
l'état, le droit d'asile en vigueur, les juifs parqués et enfermés tous les soirs
comme au xv* siècle , une confusion inouïe , le clergé mêlé à tout ! Les curés
font des rapports de police. Les comptables des deniers publics, c'est leur
règle, ne doivent pas de compte au trésor, mais à Dieu seul. {Lon^ éclats de
rire.) Je continue. {'Park'}^! parle'^!)
Deux censures pèsent sur la pensée, la censure politique et la censure
cléricale} l'une garrotte l'opinion, l'autre bâillonne la conscience. {Profinde
sensation.) On vient de rétablir l'inquisition. {Rumeurs à droite.) Je sais bien
qu'on me dira que l'inquisition n'est plus qu'un nom} mais c'est un nom
horrible, et je m'en défie, car à l'ombre d'un mauvais nom il ne peut y
avoir que de mauvaises choses! {Marques d'approbation à gauche.) Voilà la situa-
172 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
tion de Rome. Est-ce que ce n'est pas là un état de choses monstrueux.?
( Oui! oui! oui!)
Messieurs, si vous voulez que la réconciliation si désirable de Rome avec
la papauté se fasse, il faut que cet état de choses finisse j il faut que le ponti-
ficat, je le répète, comprenne son peuple, comprenne son siècle j il faut que
l'esprit vivant de l'évangile pénètre et brise la lettre morte de toutes ces insti-
tutions devenues barbares. Il faut que la papauté arbore ce double drapeau
cher à l'Italie : Sécularisation et nationalité!
Il faut que la papauté, je ne dis pas prépare dès à présent, mais du moins
ne se comporte pas de façon à repousser à jamais les hautes destinées qui
l'attendent le jour, le jour inévitable de l'affranchissement et de l'unité de
l'Italie. {Explosion de bravos.) Il faut enfin qu'elle se garde de son pire
ennemi i or, son pire ennemi, ce n'est pas l'esprit révolutionnaire, c'est
l'esprit clérical. L'esprit révolutionnaire ne peut que la rudoyer, l'esprit
clérical peut la tuer. [Rumeurs à droite. — Bravos à gauche. )
V)ilà, selon moi, messieurs, dans quel sens le gouvernement français doit
influer sur les déterminations du gouvernement romain. Voilà dans quel sens
je souhaiterais une éclatante manifestation de l'Assemblée, qui, repoussant le
Motu proprio et adoptant la lettre du président, donnerait à notre gouverne-
ment, à notre politique, à nos négociations, un inébranlable point d'appui.
Après ce qu'elle a fait pour le saint-siège , la France a quelque droit d'inspirer
ses idées. Certes, on aurait à moins le droit de les imposer. {VroteBation a
droite. — TJoix diverses : Imposer vos idées! Jih! ah! essaye'^!)
Ici l'on m'arrête encore. Imposer les idées de la France! me dit-on j y
pensez- vous.? Vous voulez donc contraindre le pape? Est-ce qu'on peut
contraindre le pape.? Comment vous y prendrez-vous pour contraindre le
pape .?
Messieurs, si nous voulions contraindre et violenter le pape en effet,
l'enfermer au château Saint- Ange ou l'amener à Fontainebleau... {longue
interruption J chuchotements)... l'objection serait sérieuse et la difficulté consi-
dérable.
Oui, j'en conviens sans nulle hésitation, la contrainte est malaisée vis-à-vis
d'un tel adversaire} la force matérielle échoue et avorte en présence de la
puissance spirituelle Les bataillons ne peuvent rien contre les dogmes j je dis
ceci pour un côté de l'Assemblée, et j'ajoute, pour l'autre côté, qu'ils ne
peuvent rien non plus contre les idées. {A gauche : Très bien!) Il y a deux
chimères également absurdes, c'est l'oppression d'un pape et la compression
d'un peuple. {Mouvement.)
Certes, je ne veux pas que nous essayions la première de ces chimères j
mais n'y a-t-il pas moyen d'empêcher le pape de tenter la seconde ?
L'EXPEDITION DE ROME. 173
Quoi! Messieurs, le pape livre Rome au bras séculier! L'homme qui dis-
pose de l'amour et de la foi a recours à la force brutale, comme s'il n'était
qu'un malheureux prince temporel. Lui, l'homme de lumière, il veut
replonger son peuple dans la nuit! Ne pouvez-vous l'avertir? On pousse le
pape dans une voie fatale j on le conseille aveuglément pour le malj ne pou-
vons-nous le conseiller énergiquement pour le bien.? [C'elîvrai!)
Il y a des occasions, et celle-ci en est une, où un grand gouvernement
doit parler haut. Sérieusement, est-ce là contraindre le pape.? est-ce là le
violenter.? {Non! non! à gauche. — Si! si! à droite. )
Mais vous-mêmes, vous qui nous faites l'objection, vous n'êtes contents
qu'à demi, le rapport de la commission en convient, il vous reste beaucoup
de choses à demander au saint père. Les plus satisfaits d'entre vous veulent
une autre amnistie. S'il refuse, comment vous j prendrez-vous .? Exigerez-
vous cette amnistie.? l'imposerez-vous, oui ou non? [Sensation.)
Une voix A. droite. — Non !
M. Victor Hugo. — Alors vous laisserez les gibets se dresser dans Rome,
vous présents, à l'ombre du drapeau tricolore! {Frémissement sur tous les bancs.
— A, la droite.) Eh bien! je le dis à votre honneur, vous ne le ferez pas!
Cette parole imprudente, je ne l'accepte pasj elle n'est pas sortie de vos
cœurs. {TJiolent tumulte à droite.)
La même voix. — Le pape fera ce qu'il voudra, nous ne le contraindrons
pas!
M. Victor Hugo. — Eh bien! alors, nous le contraindrons, nous! Et s'il
refuse l'amnistie, nous la lui imposerons. {Longs applaudissements à gauche.)
Permettez-moi, messieurs, de terminer par une considération qui vous
touchera, je l'espère, car elle est puisée uniquement dans l'intérêt français.
Indépendamment du soin de notre honneur, indépendamment du bien que
nous voulons faire, selon le parti où nous inclinons, soit au peuple romain,
soit à la papauté, nous avons un intérêt à Rome, un intérêt sérieux, pres-
sant, sur lequel nous serons tous d'accord, et cet intérêt, le voici : c'est de
sortir de Rome le plus tôt possible. {Plusieurs voix : IJous ave'r raison.)
Nous avons un intérêt immense à ce que Rome ne devienne pas pour la
France une espèce d'Algérie {Mouvement. — A. droite : Bah.'), avec tous les
inconvénients de l'Algérie sans la compensation d'être une conquête et un
empire à nousj une espèce d'Algérie, dis-je, où nous enverrions indéfiniment
nos soldats et nos millions : nos soldats, que nos frontières peuvent réclamer j
nos millions, dont nos misères ont besoin {Bravo! à gauche. — Murmures a
droite), et où nous serions forcés de bivouaquer, jusques à quand.? Dieu le
sait! toujours en éveil, toujours en alerte, et à demi paralysés au milieu des
complications européennes. Notre intérêt, je le répète, sitôt que l'Autriche
174 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
aura quitté Bologne, est de nous en aller de Rome le plus tôt possible. {CeB
vrai! ceB vrai! à gauche. — Dénégations a droite. )
Eh bien! pour pouvoir évacuer Rome, quelle est la première condition.'*
C'est d'être sûrs que nous n'y laissons pas une révolution derrière nous. Qu'y
a-t-il donc à faire pour ne pas laisser la révolution derrière nous.'* C'est de la
terminer pendant que nous y sommes. Or comment termine-t-on une révo-
lution.'* Je vous l'ai déjà dit une fois et je vous le répète, c'est en l'acceptant
dans ce qu'elle a de vrai, en la satisfaisant dans ce qu'elle a de juste.
[Mouvement.)
Notre gouvernement l'a pensé, et je l'en loue, et c'est dans ce sens qu'il a
pesé sur le gouvernement du pape. De là la lettre du président. Le saint-
siège pense le contraire} il veut, lui aussi, terminer la révolution, mais par
un autre moyen : par la compression, et il a donné le Motu proprio. Or
qu'est-il arrivé .? Le Motu proprio et l'amnistie , ces calmants si efficaces , ont
soulevé l'indignation du peuple romain j à l'heure qu'il est, une agitation
profonde trouble Rome, et, M. le ministre des Afïaires étrangères ne me
démentira pas, demain, si nous quittions Rome, sitôt la porte refermée der-
rière le dernier de nos soldats, savez-vous ce qui arriverait.'* Une révolution
éclaterait, plus terrible que la première, et tout serait à recommencer. [Oui!
oui! à gauche. — Non! non! à droite.)
Voilà, messieurs, la situation que le gouvernement clérical s'est faite et
nous a faite.
Vraiment! est-ce que nous n'avons pas le droit d'intervenir, et d'intervenir
énergiquement, encore un coup, dans une situation qui est la nôtre après
tout.'* Vous voyez que le moyen employé par le gouvernement clérical pour
terminer les révolutions est mauvais j prenez-en un meilleur, prenez le seul
bon, celui que l'opinion publique et le sentiment national vous conseillent.
C'est à vous de voir si vous êtes d'humeur et si vous vous sentez de force à
avoir hors de chez vous, indéfiniment, un état de siège sur les bras! C'est à
vous de voir s'il vous convient que la France soit au Capitole pour y recevoir
la consigne du parti prêtre.
Quant à moi, je ne le veux pas, je ne veux ni de cette humiliation pour
nos soldats, ni de cette ruine pour nos finances, ni de cet abaissement pour
notre politique. {Ji gauche : Très bien! très bien!)
Messieurs, deux systèmes sont en présence : le système des transactions
libérales, qui peut terminer la révolution et qui vous permet de quitter
Rome 5 le système de compression, qui éternise la révolution et qui vous
condamne à y rester. Lequel préférez-vous }
Un dernier mot, messieurs. Songez-y, l'expédition de Rome, irrépro-
chable à son point de départ, je crois l'avoir démontré, peut devenir cou-
L'EXPÉDITION DE ROME. 175
pable par le résultat. Vous n'avez qu'une manière de prouver que la Consti-
tution n'est pas violée, c'est de maintenir, c'est de sauvegarder la liberté du
peuple romain. {Mouvement prolongé,')
Et, sur ce mot liberté, pas d'équivoque. Nous devons laisser dans Rome,
en nous retirant, non pas telles ou telles chétives franchises municipales,
c'est-à-dire ce que presque toutes les villes d'Italie avaient au moyen-âge, le
beau progrès vraiment! {On rit. — Bravo!) mais la liberté vraie, la liberté
sérieuse, la liberté propre au xix* siècle, la seule qui puisse être dignement
garantie par ceux qui s'appellent le peuple français à ceux qui s'appellent le
peuple romain, cette liberté qui grandit les peuples debout et qui relève les
peuples tombés, c'est-à-dire la liberté politique. (Très bien!)
Et qu'on ne nous dise pas, en se bornant à des affirmations et sans donner
de preuves, que ces transactions libérales, que ce système de concessions
sages, que cette liberté fonctionnant en présence du pontificat, souverain
dans l'ordre spirituel, limité dans l'ordre temporel, que tout cela n'est pas
possible !
Car alors je répondrai : messieurs, ce qui n'est pas possible, ce n'est pas
cela! ce qui n'est pas possible, je vais vous le dire. Ce qui n'est pas possible,
c'est qu'une expédition entreprise, nous disait-on, dans un but d'humanité et
de liberté, aboutisse au rétablissement du saint-office! Ce qui n'est pas
possible, c'est que nous n'ayons pas même secoué sur Rome ces idées géné-
reuses et libérales que la France porte partout avec elle dans les plis de son
drapeau! Ce qui n'est pas possible, c'est qu'il ne sorte de notre sang versé ni
un droit ni un pardon! c'est que la France soit allée à Rome, et qu'aux
gibets près, ce soit comme si l'Autriche y avait passé! Ce qui n'est pas
possible, c'est d'accepter le Motu proprio et l'amnistie du triumvirat des cardi-
naux, c'est de subir cette ingratitude, cet avortement, cet affront! c'est de
laisser souffleter la France par la main qui devait la bénir! {Lonp applau-
dissements. )
Ce qui n'est pas possible, c'est que cette France ait engagé une des choses
les plus grandes et les plus sacrées qu'il y ait dans le monde, son drapeau j
c'est qu'elle ait engagé ce qui n'est pas moins grand ni moins sacré, sa respon-
sabilité morale devant les nations j c'est qu'elle ait prodigué son argent,
l'argent du peuple qui souffre j c'est qu'elle ait versé, je le répète, le glorieux
sang de ses soldats j c'est qu'elle ait fait tout cela pour rien ... Je me trompe,
pour de la honte !
Voilà ce qui n'est pas possible !
{Explosion de bravos et d'applaudissements. L'orateur descend de la tribune et reçoit
les félicitations d'une foule de représentants. La séance eH suspendue vin^ minutes.)
1/6 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
III
RÉPONSE A M. DE MONTALEMBERT
20 octobre 1849.
M. Victor Hugo. {Un profond silence s'établit.) — Messieurs, hier, dans
un moment où j'étais absent, l'honorable M. de Montalembert a dit que les
applaudissements d'une partie de cette Assemblée, des applaudissements
sortis de cœurs émus par les souffrances d'un noble et malheureux peuple,
que ces applaudissements étaient mon châtiment. Ce châtiment, je l'accepte
{sensation), et je m'en honore. {Longs applaudissements a gauche.)
Il est d'autres applaudissements que je laisse à qui veut les prendre.
{Mouvement à droite.) Ce sont ceux des bourreaux de la Hongrie et des
oppresseurs de l'Italie. {Bravo! bravo ! à gauche.)
Il fut un temps, que M. de Montalembert me permette de le lui dire
avec un profond regret pour lui-même, il fut un temps où il employait
mieux son beau talent. {Dénégations a droite.) Il défendait la Pologne comme
je défends l'Italie. J'étais avec lui alors j il est contre moi aujourd'hui. Cela
tient à une raison bien simple : c'est qu'il a passé du côté de ceux qui
oppriment, et que, moi, je reste du côté de ceux qui sont opprimés. {"Vifi
applaudissements agauche.)
IV
LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT (i)
ij janvier 1850.
Messieurs, quand une discussion est ouverte qui touche à ce qu'il y a de
plus sérieux dans les destinées du pays, il faut aller tout de suite, et sans
hésiter, au fond de la question. Je commence par dire ce que je voudrais, je
dirai tout à l'heure ce que je ne veux pas.
Messieurs, à mon sens, le but, difficile à atteindre et lointain sans doute,
mais auquel il faut tendre dans cette grave question de l'enseignement, le
voici. (Plus haut! plus haut!)
Messieurs, toute question a son idéal. Pour moi, l'idéal de cette question
de l'enseignement, le voici : L'instruction gratuite et obligatoire. Obligatoire
au premier degré seulement, gratuite à tous les degrés. [Murmures a droite.
— A.pplaudmements a gauche?) L'enseignement primaire obligatoire, c'est le
droit de l'enfant [mouvement'), qui, ne vous y trompez pas, est plus sacré
encore que le droit du père , et qui se confond avec le droit de l'état.
Je reprends. Voici donc, selon moi, l'idéal de la question : l'instruction
gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de marquer. Un grandiose
enseignement public, donné et réglé par l'état, partant de l'école de village
(i) Le parti catholique, en France, avait obtenu de M. Louis Bonaparte que le ministère de
l'instruction publique fut confié k M. de Falloux.
L'Assemblée législative, où le parti du passé arrivait en majorité, était k peine réunie que
M. de Falloux présentait un projet de loi sur l'enseignement. Ce projet, sous prétexte d'orga-
niser la liberté d'enseigner, établissait, en réalité, le monopole de l'instruction publique en
faveur du clergé. Il avait été préparé par une commission extra-parlementaire choisie par le
gouvernement, et où dominait l'élément catholique. Une commission de l'Assemblée, inspirée
du même esprit, avait combiné les innovations de la loi de telle façon que l'enseignement
laïque disparaissait devant l'enseignement catholique.
L'artifice des dispositions cauteleuses du projet de M. de Falloux et des deux commissions
n'échappa point k la sagacité des représentants de la gauche.
La discussion sur le principe général de la loi s'ouvrit le 14 janvier i8jo. — Toute la pre-
mière séance et la moitié de la seconde journée du débat furent occupées par un très habile
discours de M. Barthélémy Saint-Hilaire. Après lui, M. Parisis, évêque de Langres, vint k la
tribune donner son assentiment k la loi proposée, sous quelques réserves toutefois, et avec
certaines restrictions.
M. Victor Hugo, dans cette même séance, répondit au représentant du parti catholique.
C'est dans ce discours que le mot droit de l'enfant a été prononcé pour la première fois. {J>\ote
de l'Edition de i8j^ sauf le dernier alinéa, ajouté en iSjj.)
ACTES ET PAS.OLES. — I. 72
1/8 AVANT CEXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
et montant de degré en degré jusq^u'au Collège de France, plus haut encore,
jusqu'à l'Institut de France. Les portes de la science toutes grandes ouvertes
à toutes les intelligences. Partout où il y a un champ, partout où il y a un
esprit, qu'il y ait un livre. Pas une commune sans une école, pas une ville
sans un collège, pas un chef-lieu sans une faculté. Un vaste ensemble, ou,
pour mieux dire, un vaste réseau d'ateliers intellectuels, lycées, gymnases,
collèges, chaires, bibliothèques, mêlant leur rayonnement sur la surface du
pays, éveillant partout les aptitudes et échauffant partout les vocations. En
un mot, l'échelle de la connaissance humaine dressée fermement par la main
de l'état, posée dans l'ombre des masses les plus profondes et les plus
obscures, et aboutissant à la lumière. Aucune solution de continuité : le
cœur du peuple mis en communication avec le cerveau de la France. {Lonp
applaudissements. )
Voilà comme je comprendrais l'éducation publique nationale. Messieurs,
à côté de cette magnifique instruction gratuite, sollicitant les esprits de tout
ordre, offerte par l'état, donnant à tous, pour rien, les meilleurs maîtres et
les meilleures méthodes, modèle de science et de discipline, normale, fran-
çaise, chrétienne, libérale, qui élèverait, sans nul doute, le génie national à
sa plus haute somme d'intensité, je placerais sans hésiter la liberté d'ensei-
gnement, la liberté d'enseignement pour les instituteurs privés, la liberté
d'enseignement pour les corporations religieuses, la liberté d'enseignement
pleine, entière, absolue, soumise aux lois générales comme toutes les autres
libertés, et je n'aurais pas besoin de lui donner le pouvoir inquiet de l'état
pour surveillant, parce que je lui donnerais l'enseignement gratuit de l'état
pour contre-poids. {Bravo ! à gauche. — Murmures à droite.)
Ceci, messieurs, je le répète, est l'idéal de la question. Ne vous en trou-
blez pas, nous ne sommes pas près d'y atteindre, car la solution du problème
contient une question financière considérable, comme tous les problèmes
sociaux du temps présent.
Messieurs, cet idéal, il était nécessaire de l'indiquer, car il faut toujours
dire où l'on tendj il offre d'innombrables points de vue, mais l'heure n'est
pas venue de le développer. Je ménage les instants de l'Assemblée, et
j'aborde immédiatement la question dans sa réalité positive actuelle. Je la
prends où elle en est aujourd'hui, au point relatif de maturité où les
événements d'une part, et d'autre part la raison publique, l'ont amenée.
À ce point de vue restreint, mais pratique, de la situation actuelle, je
veux, je le déclare, la liberté de renseignement} mais je veux la surveillance
de l'état, et comme je veux cette surveillance effective, je veux l'état laïque,
purement laïque, exclusivement laïque. L'honorable M. Guizot l'a dit avant
moi, en matière d'enseignement, l'état n'est pas et ne peut pas être autre
LA LIBERTE DE L'ENSEIGNEMENT. 179
chose que laïque. Je veux donc la liberté de l'enseignement sous la surveil-
lance de l'état, et je n'admets, pour personnifier l'état dans cette surveillance
si délicate et si difficile, qui exige le concours de toutes les forces vives du
pays, que des hommes appartenant sans doute aux carrières les plus graves,
mais n'ayant aucun intérêt, soit de conscience, soit de politique, distinct de
l'unité nationale. C'est vous dire que je n'introduis, soit dans le conseil
supérieur de surveillance, soit dans les conseils secondaires, ni évêques, ni
délégués d'évêques. J'entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire
plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l'église et
de l'état, qui était l'utopie de nos pères, et cela dans l'intérêt de l'église
comme dans l'intérêt de l'état. {A.cclamation à gauche. — Frotdîatton à droite.)
Je viens de vous dire ce que je voudrais. Maintenant, voici ce que je ne
veux pas :
Je ne veux pas de la loi qu'on vous apporte.
Pourquoi ?
Messieurs, cette loi est une arme. Une arme n'est rien par elle-même j
elle n'existe que par la main qui la saisit.
Or, quelle est la main qui se saisira de cette loi } Là est toute la question.
Messieurs, c'est la main du parti clérical. {Mouvements à droite. —
Ji gauche : Uoila la vérité.)
Messieurs, je redoute cette mainj je veux briser cette arme, je repousse
ce projet.
Cela dit, j'entre dans la discussion.
J'aborde tout de suite, et de front, une objection qu'on fait aux oppo-
sants placés à mon point de vue, la seule objection qui ait une apparence
de gravité.
On nous dit : Vous excluez le clergé du conseil de surveillance de l'état j
vous voulez donc proscrire l'enseignement religieux ?
Messieurs, je m'explique. Jamais on ne se méprendra, par ma faute, ni
sur ce que je dis, ni sur ce que je pense.
Loin que je veuille proscrire l'enseignement religieux, entendez-vous
bien } il est, selon moi, plus nécessaire aujourd'hui que jamais. {Marques
d'approbation à droite.) Plus l'homme grandit, plus il doit croire. Plus il
approche de Dieu, mieux il doit voir Dieu. {Mouvement.)
Il y a un malheur dans notre temps, je dirais presque il n'y a qu'un
malheur, c'est une certaine tendance à tout mettre dans cette vie. {A.ppro-
bation générale.) À qui la faute } Chacun se la rejette. Je ne récrimine pas. En
donnant à l'homme pour fin et pour but la vie terrestre et matérielle, on
aggrave toutes les misères par la négation qui est au boutj on ajoute à
l'accablement des malheureux le poids insupportable du néant ; et de ce qui
l8o AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
n'était que la souffrance, c'est-à-dire la loi de Dieu, on fait le désespoir.
{Uoix diverses : Ceii très beau et très vrai l) De là de profondes convulsions
sociales.
Certes je suis de ceux qui veulent, et personne n'en doute dans cette
enceinte, je suis de ceux qui veulent, je ne dis pas avec sincérité, le mot est
trop faible, je veux avec une inexprimable ardeur, et par tous les moyens
possibles, améliorer dans cette vie le sort matériel de ceux qui souffrent}
mais la première des améliorations, c'est de leur donner l'espérance. {Marques
générales d'assentiment.) Combien s'amoindrissent nos misères finies quand il
s'y mêle une espérance infinie !
Notre devoir à tous, qui que nous soyons, les législateurs comme les
évêques, les prêtres comme les écrivains, publicistes ou philosophes, c'est
de répandre, c'est de dépenser, c'est de prodiguer, sous toutes les formes,
toute l'énergie sociale pour combattre et détruire la misère, et en même
temps de faire lever toutes les têtes vers le ciel. {TJives et nombreuses marques
d'approbation.) C'est de diriger toutes les âmes, de tourner toutes les attentes
vers une vie ultérieure où justice sera faite et où justice sera rendue. {Nouvelles
marques d'approbation.)
Disons-le bien haut, personne n'aura injustement ni inutilement souffert.
La mort est une restitution. La loi du monde matériel, c'est l'équilibre 3 la
loi du monde nioral, c'est l'équité. {Très bien !) Dieu se retrouve à la fin de
tout. Ne l'oublions pas, et enseignons-le à tous j il n'y aurait aucune dignité
à vivre, et cela n'en vaudrait pas la peine, si nous devions mourir tout
entiers. Ce qui allège le labeur, ce qui sanctifie le travail, ce qui rend
l'homme fort, bon, sage, patient, bienveillant, juste, à la fois humble et
grand , digne de l'intelligence , digne de la liberté , c'est d'avoir devant soi la
perpétuelle vision d'un monde meilleur rayonnant à travers les ténèbres de
cette vie. {IJive et unanime approbation)
Quant à moi , puisque le hasard veut que ce soit moi qui parle en ce mo-
ment et met de si graves paroles dans une bouche de peu d'autorité, qu'il
me soit permis de le dire ici et de le déclarer, je le proclame du haut de
cette tribune, j'y crois profondément à ce monde meilleur j il est pour moi
bien plus réel que cette misérable chimère que nous dévorons et que
nous appelons la vicj il est sans cesse devant mes yeuxj j'y crois de
toutes les puissances de ma conviction, et, après bien des luttes, bien
des études et bien des épreuves, il est la suprême certitude de ma raison,
comme il est la suprême consolation de mon âme. {Marques nombreuses d'as-
sentiment)
Je veux donc, je veux sincèrement, fermement, ardemment, l'enseigne-
ment religieux. Mais je veux l'enseignement religieux de l'église et non
LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT. l8l
•renseignement religieux d'un parti. Je le veux sincère et non hypocrite.
(Bravo ! bravo !) Je le veux ayant pour but le ciel et non la terre. [Mouvement.)
Je ne veux pas qu'une chaire envahisse l'autre, je ne veux pas mêler le
prêtre au professeur. Ou, si je consens à ce mélange, moi législateur, je le
surveille, j'ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes
l'œil de l'état, et, j'y insiste, de l'état laïque, jaloux uniquement de sa gran-
deur et de son unité.
Jusqu'au jour, que j'appelle de tous mes voeux, où la liberté complète
de l'enseignement pourra être proclamée, et en commençant je vous ai dit
à quelles conditions, jusqu'à ce jour-là, je veux l'enseignement de l'église au
dedans de l'église et non au dehors. Surtout je considère comme une déri-
sion de faire surveiller, au nom de l'état, par le clergé, l'enseignement du
clergé. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères :
l'église chez elle et l'état chez lui. ( Oui ! oui !)
L'Assemblée voit déjà clairement pourquoi je repousse le projet de loij
mais j'achève de m'expliquer.
Messieurs, comme je vous l'indiquais tout à l'heure, ce projet est quelque
chose de plus, de pire, si vous voulez, qu'une loi politique, c'est une loi
stratégique. {Bruits divers.)
Je m'adresse, non, certes, au vénérable évêque de Langres, non à quelque
personne que ce soit dans cette Assemblée, mais au parti qui a, sinon
rédigé, du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent,
au parti clérical. Je ne sais pas s'il est dans le gouvernement, je ne sais pas
s'il est dans l'Assemblée [mouvement);, mais je le sens un peu partout. [Kire
général.) Il a l'oreille fine, il m'entendra. [Nouveaux rires.) Je m'adresse donc
au parti clérical, et je lui dis : Cette loi est votre loi. Tenez, franchement,
je me défie de vous. Instruire, c'est construire. [Sensation.) Je me défie de
ce que vous construisez. ( Très bien ! très bien !)
Je ne veux pas vous confier l'enseignement de la jeunesse, l'âme des
enfants, le développement des intelligences neuves qui s'ouvrent à la vie,
l'esprit des générations nouvelles, c'est-à-dire l'avenir de la France. Je ne
veux pas vous confier l'avenir de la France, parce que vous le confier, ce
serait vous le livrer. [Mouvement.)
Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j'entends
qu'elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux ni de votre main, ni de
votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit
défait par vous. Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte. [TJive
approbation à gauche. — Ji droite : oh ! oh !)
Votre loi est une loi qui a un masque. Elle dit une chose et elle en ferait
une autre. C'est une pensée d'asservissement qui prend les allures de la
l82 AVANT L'EXIL. ~ ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
liberté. C'est une confiscation intitulée donation. Je n'en veux pas. [Applau-*
dissements a gauche^
C'est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici
une liberté. Quand vous faites une proscription, vous criez : Voilà une
amnistie ! [Nouveaux applaudissements.)
Ah ! je ne vous confonds pas, vous parti clérical, avec l'église, pas plus
que je ne confonds le gui avec le chêne. Vous êtes les parasites de l'église,
vous êtes la maladie de l'église. {Mouvements en sens divers^ Ignace est l'ennemi
de Jésus. {IJive approbation a gauche^ Vous êtes, non les croyants, mais les
sectaires d'une religion que vous ne comprenez pas. Vous êtes les metteurs
en scène de la sainteté. Ne mêlez pas l'église à vos affaires, à vos combi-
naisons, à vos stratégies, à vos doctrines, à vos ambitions. Ne l'appelez pas
votre mère pour en faire votre servante. (Profonde sensation.) Ne la tourmentez
pas sous le prétexte de lui apprendre la politique. Surtout ne l'identifiez pas
avec vous. Voyez le tort que vous lui faites. M. l'évêque de Langres vous
l'a signalé. {On rit.)
Voyez comme elle dépérit depuis qu'elle vous a ! Vous vous faites si peu
aimer que vous finiriez par la faire haïr! En vérité, je vous le dis, elle se
passera fort bien de vous. Laissez-la en repos. Quand vous n'y serez plus,
on y reviendra. Laissez-la, cette vénérable église, cette vénérable mère,
dans sa solitude, dans son abnégation, dans son humilité. Tout cela compose
sa grandeur I Sa solitude lui attirera la foule j son abnégation est sa puissance,
son humilité est sa majesté.
Vous parlez d'enseignement religieux ! Savez-vous quel est le véritable
enseignement religieux, celui devant lequel il faut se prosterner, celui qu'il
ne faut pas troubler ? C'est la sœur de charité au chevet du mourant. C'est
le frère de la Merci rachetant l'esclave. C'est Vincent de Paul ramassant
l'enfant trouvé. C'est l'évêque de Marseille au milieu des pestiférés. C'est
l'archevêque de Paris affrontant avec un sourire ce formidable faubourg
Saint- Antoine, levant son crucifix au-dessus de la guerre civile, et s'inquié-
tant peu de recevoir la mort, pourvu qu'il apporte la paix. {Bravo !) Voilà le
véritable enseignement religieux, l'enseignement religieux réel, profond,
efficace et populaire, celui qui, heureusement pour la religion et l'humanité,
fait encore plus de chrétiens que vous n'en défaites! {Longs applaudissements
a gauche).
Ah ! nous vous connaissons ! nous connaissons le parti clérical. C'est un
vieux parti qui a des états de service. {On rit.) C'est lui qui monte la garde à
la porte de l'orthodoxie. {On rit.) C'est lui qui a trouvé pour la vérité ces
deux étais merveilleux, l'ignorance et l'erreur. C'est lui qui fait défense à la
science et au génie d'aller au delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée
LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT. 183
dans le dogme. Tous les pas qu'a faits l'intelligence de l'Europe, elle les a
faits sans lui et malgré lui. Son histoire est écrite dans l'histoire du progrès
humain, mais elle est écrite au verso. [Sensation.) Il s'est opposé à tout.
{Murmures.)
C'est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les étoiles
ne tomberaient pas. C'est lui qui a fait appliquer Campanella vingt-sept fois
à la question pour avoir affirmé que le nombre des mondes était infini et
entrevu le secret de la création. C'est lui qui a persécuté Harvey pour avoir
prouvé que le sang circulait. De par Josué, il a enfermé Galilée j de par
saint-Paul, il a emprisonné Christophe CDlomb. [Sensation.) Découvrir la loi
du ciel, c'était une impiété j trouver un monde, c'était une hérésie. C'est
lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion , Montaigne au nom de
la morale, Molière au nom de la morale et de la religion. Oh ! oui, certes,
qui que vous soyez, qui vous appelez le parti catholique et qui êtes le parti
clérical, nous vous connaissons. Voilà longtemps déjà que la conscience
humaine se révolte contre vous et vous demande : Qu'est-ce que vous me
voulez } Voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à
l'esprit humain. [Acclamations a gauche.)
Et vous voulez être les maîtres de l'enseignement ' Et il n'y a pas un
poëte, pas un écrivain, pas un philosophé, pas un penseur, que vous
acceptiez Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé,
inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l'héritage séculaire des
générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez! Si le
cerveau de l'humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert
comme la page d'un livre, vous y feriez des ratures ! ( Oui! oui!) Convenez-en !
( Mouvement prolongé. )
Enfin, il y a un livre, un livre qui semble d'un bout à l'autre une éma-
nation supérieure, un livre qui est pour l'univers ce que le koran est pour
l'islamisme, ce que les védas sont pour l'Inde, un livre qui contient toute la
sagesse humaine éclairée par toute la sagesse divine, un livre que la véné-
ration des peuples appelle le Livre, la Bible! Eh bien! votre censure a
monté jusque-là ! Chose inouïe ! des papes ont proscrit la Bible : Quel éton-
nement pour les esprits sages, quelle épouvante pour les cœurs simples, de
voir l'index de Rome posé sur le livre de Dieu ! [Uive adhésion a gauche.)
Et vous réclamez la liberté d'enseigner ! Tenez, soyons sincères, enten-
dons-nous sur la liberté que vous réclamez : c'est la liberté de ne pas
enseigner. [Applaudissements a. gauche. — Uives réclamations a droite)
Ah ! vous voulez qu'on vous donne des peuples à instruire ! Fort bien. —
Voyons vos élèves. Voyons vos produits. Qu'est-ce que vous avez fait de
l'Italie } Qu'est-ce que vous avez fait de l'Espagne ? Depuis des siècles vous
184 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
tenez dans vos mains, à votre discrétion, à votre école, sous votre férule,
ces deux grandes nations, illustres parmi les plus illustres, qu'en avez-vous
fait? Je vais vous le dire. Grâce à vous, l'Italie, dont aucun homme qui
pense ne peut plus prononcer le nom qu'avec une inexprimable douleur
filiale, l'Italie, cette mère des génies et des nations, qui a répandu sur
l'univers toutes les plus éblouissantes merveilles de la poésie et des arts,
l'Italie, qui a appris à lire au genre humain, l'Italie aujourd'hui ne sait pas
lire! {Jipprobation a gauche.)
Oui, l'Italie est de tous les états de l'Europe celui où il y a le moins de
natifs sachant lire ! {Kéclamations à droite. — Cris violents.)
L'Espagne, magnifiquement dotée, l'Espagne qui avait reçu des romains
sa première civilisation, des arabes sa seconde civilisation, de la Providence,
et malgré vous, un monde, l'Amérique j l'Espagne a perdu, grâce à vous,
grâce à votre joug d'abrutissement, qui est un joug de dégradation et
d'amoindrissement [applaudissements à gauche), TEspagne a perdu ce secret de
la puissance qu'elle tenait des romains, ce génie des arts qu'elle tenait des
arabes, ce monde qu'elle tenait de Dieu, et, en échange de tout ce que
vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l'inquisition. {Mouvement.)
L'inquisition, que certains hommes du parti essayent aujourd'hui de
réhabiliter avec une timidité pudique dont je les honore. {Longue hilarité à
gauche.) L'inquisition, qui a brûlé sur le bûcher ou étouffé dans les cachots
cinq millions d'hommes ! {Dénégations à droite.) Lisez l'histoire ! L'inquisition,
qui exhumait les morts pour les brûler comme hérétiques ( C'eB vrai !)
témoin Urgel et Arnault, comte de Forcalquier. L'inquisition, qui déclarait
les enfants des hérétiques, jusqu'à la deuxième génération, infâmes et inca-
pables d'aucuns honneurs publics, en exceptant seulement, ce sont les
propres termes des arrêts, ceux qui auraient dénoncé leur père! {Long mouvement.)
L'inquisition, qui, à l'heure où je parle, tient encore dans la bibliothèque
vaticane les manuscrits de Galilée clos et scellés sous le scellé de l'index !
{Agitation.) Il est vrai que, pour consoler l'Espagne de ce que vous lui étiez
et de ce que vous lui donniez, vous l'avez surnommée la Catholique 1
{Rumeurs a droite.)
Ah ! savez-vous } vous avez arraché à l'un de ses plus grands hommes ce
cri douloureux qui vous accuse : «J'aime mieux qu'elle soit la Grande que
la Catholique ! » ( Cris à droite. Longue interruption. Plusieurs membres interpellent
violemment l'orateur.)
Voilà vos chefs-d'œuvre ! Ce foyer qu'on appelait l'Italie , vous l'avez
éteint. Ce colosse qu'on appelait l'Espagne, vous l'avez miné. L'une est en
cendres, l'autre est en ruine. Voilà ce que vous avez fait de deux grands
peuples. Qu'est-ce que vous voulez faire de la France? {Mouvement prolongé.)
LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT. 185
Tenez, vous venez de Rome ; je vous fais compliment. Vous avez eu là
un beau succès ! (RJres et bravos à gauche.) Vous venez de bâillonner le peuple
romain i maintenant vous voulez bâillonner le peuple français. Je comprends :
cela est encore plus beau, cela tente j seulement, prenez garde ! c'est malaisé :
celui-ci est un lion tout à fait vivant. {Agitation.)
À qui en voulez-vous donc } Je vais vous le dire. Vous en voulez à la
raison humaine. Pourquoi ? Parce qu'elle fait le jour. [Oui! oui ! non ! non !)
Oui, voulez-vous que je vous dise ce qui vous importune } C'est cette
énorme quantité de lumière libre que la France dégage depuis trois siècles,
lumière toute faite de raison, lumière aujourd'hui plus éclatante que jamais,
lumière qui fait de la nation française la nation éclairante, de telle sorte
qu'on aperçoit la clarté de la France sur la face de tous les peuples de
Tunivers. [Sensation.) Eh bien, cette clarté de la France, cette lumière libre,
cette lumière directe, cette lumière qui ne vient pas de Rome, qui vient de
Dieu, voilà ce que vous voulez éteindre, voilà ce que nous voulons
conserver ! {/acclamations à gauche. — Kires ironiques à droite. )
Je repousse votre loi. Je la repousse parce qu'elle confisque l'enseigne-
ment primaire, parce qu'elle dégrade l'enseignement secondaire, parce qu'elle
abaisse le niveau de la science, parce qu'elle diminue mon pays. {Sensation.)
Je la repousse, parce que je suis de ceux qui ont un serrement de cœur
et la rougeur au front toutes les fois que la France subit, par une cause quel-
conque, une diminution, que ce soit une diminution de territoire, comme
par les traités de 18 15, ou une diminution de grandeur intellectuelle, comme
par votre loi ! {"^ijs applaudissements à gauche.)
Messieurs, avant de terminer, permettez-moi d'adresser ici, du haut de
la tribune, au parti clérical, au parti qui nous envahit {Ecoute'^! écoute^!) ,
un conseil sérieux. {Rumeurs à droite.)
Ce n'est pas l'habileté qui lui manque. Quand les circonstances l'aident,
il est fort, très fort, trop fort! {Mouvement.) Il sait l'art de maintenir une
nation dans un état mixte et lamentable, qui n'est pas la mort, mais qui
n'est plus la vie. Il appelle cela gouverner. C'est le gouvernement par la
léthargie. {A. gauche : CeB cela ! ceB vrai !)
Mais qu'il j prenne garde, rien de pareil ne convient à la France. C'est
un jeu redoutable que de lui laisser entrevoir, seulement entrevoir, à cette
France, l'idéal que voici : la sacristie souveraine, la liberté trahie, l'intelli-
gence vaincue et liée, les livres déchirés, le prône remplaçant la presse, la
nuit faite dans les esprits par l'ombre des soutanes, et les génies matés par les
bedeaux! {Acclamations à gauche. — Dénégations furieuses à droite.)
C'est vrai, le parti clérical est habile j mais cela ne l'empêche pas d'être
naïf. {Hilarité.) Quoi ! il redoute le socialisme ! Quoi ! il voit monter le flot.
l86 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
à ce qu'il dit, et il lui oppose, à ce flot qui monte, je ne sais quel obstacle
à claire-voie ' Il voit monter le flot, et il s'imagine que la société sera sauvée
parce qu'il aura combiné, pour la défendre, les hypocrisies sociales avec les
résistances matérielles, et qu'il aura mis un jésuite partout où il n'y a pas un
gendarme! {Kir es et applaudissements.) Quelle pitié !
Je le répète, qu'il y prenne garde, le dix-neuvième siècle lui est contraire j
qu'il ne s'obstine pas, qu'il renonce à maîtriser cette grande époque pleine
d'instincts profonds et nouveaux, sinon il ne réussira qu'à la courroucer, il
développera imprudemment le côté redoutable de notre temps, et il fera
surgir des éventualités terribles. Oui, avec ce système qui fait sortir, j'y
insiste, l'éducation de la sacristie et le gouvernement du confessionnal. . . .
{Lon^e interruption. Cris : Jl l'ordre ! Plusieurs membres de la droite se revent.
M. le président et M. Uictor Hugo échangent un colloque qui ne parvient pas jusqu'à
nous. TJiolent tumulte. L! orateur reprend, en se tournant vers la droite .•)
Messieurs, vous voulez beaucoup, dites-vous, la liberté de l'enseignement}
tâchez de vouloir un peu la liberté de la tribune. {On rit. Le bruit s'apaise.)
Avec ces doctrines qu'une logique inflexible et fatale entraîne malgré les
hommes eux-mêmes et féconde pour le mal, avec ces doctrines qui font
horreur quand on les regarde dans l'histoire {Nouveaux cris : A. l'ordre.
U orateur s' interrompant .•)
Messieurs, le parti clérical, je vous l'ai dit, nous envahit. Je le combats,
et au moment où ce parti se présente une loi à la main , c'est mon droit de
législateur d'examiner cette loi et d'examiner ce parti. Vous ne m'empêcherez
pas de le faire. (Tm bienl) Je continue :
Oui, avec ce système-là, cette doctrine-là et cette histoire-là, que le parti
clérical le sache, partout où il sera, il engendrera des révolutions; partout,
pour éviter Torquemada, on se jettera dans Robespierre. {Sensation.) Voilà
ce qui fait du parti qui s'intitule parti catholique un sérieux danger public.
Et ceux qui, comme moi, redoutent également pour les nations le boule-
versement anarchique et l'assoupissement sacerdotal, jettent le cri d'alarme.
Pendant qu'il en est temps encore, qu'on y songe bien! {Clameurs à droite)
Vous m'interrompez. Les cris et les murmures couvrent ma voix.
Messieurs, je vous parle, non en agitateur, mais en honnête homme!
{Ecoute'^! écoute^!) Ah çà, messieurs, est-ce que je vous serais suspect, par
hasard }
Cris À droite. — Oui ! oui !
M. Victor. Hugo. — Quoi ! je vous suis suspect! Vous le dites ?
Cris X droite. — Oui ! oui !
c^ ( Tumulte inexprimable. Une partie de la droite se lève et interpelle l'orateur impas-
sible à la tribune.)
LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT. 187
Eh bien ! sur ce point, il faut s'expliquer. {Le silence se rétablit.) C'est en
quelque sorte un fait personnel. Vous écouterez, je le pense, une explication
que vous avez provoquée vous-mêmes. Ah! je vous suis suspect! Et de
quoi } Je vous suis suspect : Mais l'an dernier, je défendais l'ordre en péril
comme je défends aujourd'hui la liberté menacée ! comme je défendrai
l'ordre demain, si le danger revient de ce côté-là. {Mouvement.)
Je vous suis suspect . Mais vous étais-je suspect quand j'accomplissais
mon mandat de représentant de Paris, en prévenant l'effusion du sang dans
les barricades de juin.? {Bravos à gauche. Nouveaux cris a droite. Le tumulte
recommence.)
Eh bien ! vous ne voulez pas même entendre une voix qui défend réso-
lument la liberté ! Si je vous suis suspect, vous me l'êtes aussi. Entre nous
le pays jugera. {Très bien ! très bien!)
Messieurs, un dernier mot. Je suis peut-être un de ceux qui ont eu le
bonheur de rendre à la cause de l'ordre, dans les temps difficiles, dans un
passé récent, quelques services obscurs. Ces services, on a pu les oublier, je
ne les rappelle pas. Mais au moment où je parle, j'ai le droit de m'y
appuyer {Non ! non ! — Si ! si .')
Eh bien ! appuyé sur ce passé, je le déclare, dans ma conviction, ce qu'il
faut à la France, c'est l'ordre, mais l'ordre vivant, qui est le progrès j c'est
l'ordre tel qu'il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle du
peuple } c'est l'œuvre se faisant à la fois dans les faits et dans les idées par le
plein rayonnement de l'intelligence nationale. C'est tout le contraire de
votre loi ! {IJive adhésion à gauche.)
Je suis de ceux qui veulent pour ce noble pays la liberté et non la com-
pression, la croissance continue et non l'amoindrissement, la puissance et
non la servitude, la grandeur et non le néant ! {Bravo ! à gauche.) Quoi ! voilà
les lois que vous nous apportez! Quoi! vous gouvernants, vous législateurs,
vous voulez vous arrêter ! vous voulez arrêter la France I Vous voulez pétri-
fier la pensée humaine, étouffer le flambeau divin, matérialiser l'esprit!
( Oui ! oui ! Non ! non !) Mais vous ne voyez donc pas les éléments mêmes du
temps où vous êtes. Mais vous êtes donc dans votre siècle comme des
étrangers !
Quoi! c'est dans ce siècle, dans ce grand siècle des nouveautés, des
événements, des découvertes, des conquêtes, que vous rêvez l'immobilité!
( Très bien .') C'est dans le siècle de l'espérance que vous proclamez le déses-
poir! {Bravo!) Quoi! vous jetez à terre, comme des hommes de peine
fatigués, la gloire, la pensée, l'intelligence, le progrès, l'avenir, et vous
dites : C'est assez ! n'allons pas plus loin j arrêtons-nous ! {Dénégations à droite.)
Mais vous ne voyez donc pas que tout va, vient, se meut, s'accroît, se
l88 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
transforme et se renouvelle autour de vous, au-dessus de vous, au-dessous
de vous ! [Mouvement.)
Ah ! vous voulez vous arrêter ! Eh bien ! je vous le répète avec une pro-
fonde douleur, moi qui hais les catastrophes et les écroulements, je vous
avertis la mort dans l'âme [on rit a droite), vous ne voulez pas du .progrès ?
vous aurez les révolutions ! ( Profonde agitation. ) Aux hommes assez insensés
pour dire : L'humanité ne marchera plus. Dieu répond par la terre qui
tremble !
(Longs applaudissements a gauche. U orateur, descendant de la tribune, eH entouré
par une foule de membres qui le félicitent. L'jissemblée Se sépare en proie à une vive
émotion^
LA DEPORTATION (1)
5 avril 1850.
Messieurs, parmi les journées de février, journées qu'on ne peut com-
parer à rien dans l'histoire, il y eut un jour admirable : ce fut celui où cette
voix souveraine du peuple qui, à travers les rumeurs confuses de la place
publique, dictait les décrets du gouvernement provisoire, prononça cette
grande parole : La peine de mort est abolie en matière politique ! Ce jour-
là, tous les cœurs généreux, tous les esprits sérieux tressaillirent. Et en effet,
voir le progrès sortir immédiatement, sortir calme et majestueux d'une révo-
lution toute frémissante i voir surgir au-dessus des masses émues le Christ
vivant et couronné; voir du milieu de cet immense écroulement de lois
humaines se dégager dans toute sa splendeur la loi divine [Bravo!)-, voir la
multitude se comporter comme un sage 3 voir toutes ces passions , toutes ces
intelligences, toutes ces âmes, la veille encore pleines de colère, toutes ces
bouches qui venaient de déchirer des cartouches, s'unir et se confondre
dans un seul cri, le plus beau qui puisse être poussé par la voix humaine :
(^)JPar soa message du 31 octobre 1849, M. Louis Bonaparte avait congédié un ministère
indépendant et chargé un ministère subalterne de l'exécution de sa pensée.
Quelques jours après, M. Rouher, ministre de la justice, présenta un projet de loi sur la
déportation. Sous le prétexte hypocrite de mettre le système pénal en harmonie avec l'article 5
de la Constitution républicaine qui abolissait la peine de mort en matière politique, le projet de
M. Rouher rétablissait en réalité cet atroce châtiment. Il contenait deux dispositions principales,
la déportation simple dans l'île de Pamanzi et les Marquises, et la déportation compliquée de
la détention dans une enceinte fortifiée : la citadelle de Zaoudzi, près l'île Mayotte.
La commission nommée par l'Assemblée adopta la pensée du projet, l'emprisonnement dans
l'exil. Elle l'aggrava'même en ce sens qu'elle autorisait l'application rétroactive de la loi aux
condamnés antérieurement à sa promulgation. Elle substitua l'île de Noukahiva à l'île de
Pamanzi, et la forteresse de Vaïthau, îles Marquises, à la citadelle de Zaoudzi.
C'était bien là ce que le déporté Tronçon-Ducoudray avait qualifié la guillotine sèche,
M. Victor Hugo pritla parole contre cette loi dans la séance du j avril 1850.
{NoU de l'Édition de iSj^.)
Le lendemain du jour oîi ce discours fut prononcé, une souscription fut faite pour le répandre
dans toute la France. M. Emile de Girardin demanda qu'une médaille fût frappée à l'effigie
de l'orateur, et portât pour inscription la date, / avril iSjOj et ces paroles extraites du discours :
«Quand les hommes mettent dans une loi l'injustice. Dieu y met la justice, et il frappe avec
cette loi ceux qui l'ont faite.»
Le gouvernement permit la médaille, mais défendit l'inscription.
{Note de l'Édition de iSjj.)
190 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Clémence ! ce fut là, messieurs, pour le philosophe, pour le publiciste, pour
l'homme chrétien, pour l'homme politique, ce fut pour la France et pour
l'Europe un magnifique spectacle. Ceux mêmes que les événements de février
froissaient dans leurs intérêts, dans leurs sentiments, dans leurs affections,
ceux mêmes qui gémissaient, ceux mêmes qui tremblaient, applaudirent et
reconnurent que les révolutions peuvent mêler le bien à leurs explosions
les plus violentes, et qu'elles ont cela de merveilleux qu'il leur suffit d'une
heure sublime pour effacer toutes les heures terribles. {Exclamations a droite.
— A.pprohations a gauche. )
Du reste, messieurs, ce triomphe subit et éblouissant, quoique partiel, du
dogme qui prescrit l'inviolabilité de la vie humaine, n'étonna pas ceux qui
connaissent la puissance des idées. Dans les temps ordinaires, dans ce qu'on
est convenu d'appeler les temps calmes, faute d'apercevoir le mouvement
profond qui se fait sous l'immobilité apparente de la surface, dans les épo-
ques dites époques paisibles, on dédaigne volontiers les idées j il est de bon
goût de les railler. Rêve, déclamation, utopie! s'écrie-t-on. On ne tient
compte que des faits, et plus ils sont matériels, plus ils sont estimés. On ne
fait cas que des gens d'affaires, des esprits pratiques, comme on dit dans un
certain jargon [Très bien!), et de ces hommes positifs, qui ne sont, après
tout, que des hommes négatifs. {C'eBvrai!)
Mais qu'une révolution éclate, les hommes d'affaires, les gens habiles,
qui semblaient des colosses, ne sont plus que des nains j toutes les réalités
qui n'ont plus la proportion des événements nouveaux s'écroulent et s'éva-
nouissent j les faits matériels tombent, et les idées grandissent jusqu'au ciel.
[Mouvement.)
C'est ainsi, par cette soudaine force d'expansion que les idées acquièrent
en temps de révolution, que s'est faite cette grande chose, l'abolition de la
peine de mort en matière politique.
Messieurs, cette grande chose, ce décret fécond qui contient en germe
tout un code, ce progrès, qui était plus qu'un progrès, qui était un principe,
l'Assemblée constituante l'a adopté et consacré. Elle l'a placé, je dirais pres-
que au sommet de la Constitution , comme une magnifique avance faite par
l'esprit de la révolution à l'esprit de la civilisation 5 comme une conquête,
mais surtout comme une promesse -, comme une sorte de porte ouverte qui
laisse pénétrer, au milieu des progrès obscurs et incomplets du présent, la
lumière sereine de l'avenir.
Et en effet, dans un temps donné, l'abolition de la peine capitale en
matière politique doit amener et amènera nécessairement, par la toute-puis-
sance de la logique, l'abolition pure et simple de la peine de mort! [Oui!
oui!)
LA DÉPORTATION. I9I
Eh bien! messieurs, cette promesse, il s'agit aujourd'hui de la retirer!
cette conquête, il s'agit d'y renoncer j ce principe, c'est-à-dire la chose qui
ne recule pas, il s'agit de le briser 5 cette journée mémorable de février,
marquée par l'enthousiasme d'un grand peuple et par l'enfantement d'un
grand progrès, il s'agit de la rayer de l'histoire. Sous le titre modeste de loi
sur la déportation, le gouvernement nous apporte et votre commission vous
propose d'adopter un projet de loi que le sentiment public, qui ne se trompe
pas, a déjà traduit et résumé en une seule ligne, que voici : La peine de mort
eB rétablie en matière politique. ( Bravos à gauche. — Dénégations à droite. — Il
neB pas quefîion de cela! — On comble une lacune du code! voilà tout. — C'eB pour
remplacer la peine capitale!)
Vous l'entendez, messieurs, les auteurs du projet, les membres de la com-
mission, les honorables chefs de la majorité se récrient et disent : — Il n'est
pas question de cela le moins du monde. Il y a une lacune dans le code
pénal, on veut la remplir, rien de plusj on veut simplement remplacer la
peine de mort. — N'est-ce pas .? C'est bien là ce qu'on a dit ? On veut donc
simplement remplacer la peine de mort, et comment s'y prend-on .^^ On
combine le climat. . . Oui, quoi que vous fassiez, messieurs, vous aurez beau
chercher, choisir, explorer, aller des Marquises à Madagascar, et revenir de
Madagascar aux Marquises, aux Marquises, que M. l'amiral Bruat appelle
le tombeau des européens, le climat du lieu de déportation sera toujours, comparé
à la France, un climat meurtrier, et l'acclimatement, déjà très difficile pour
des personnes libres, satisfaites, placées dans les meilleures conditions d'acti-
vité et d'hygiène , sera impossible , entendez-vous bien } absolument impos-
sible pour de malheureux détenus. ( C'ell vrai!)
Je reprends. On veut donc simplement remplacer la peine de mort. Et
que fait-on.? On combine le climat, l'exil et la prison : le climat donne sa
malignité, l'exil son accablement, la prison son désespoir} au lieu d'un bour-
reau on en a trois. La peine de mort est remplacée. {Profonde sensation.) Ah!
quittez ces précautions de paroles, quittez cette phraséologie hypocrite j
soyez du moins sincères, et dites avec nous : La peine de mort est rétablie!
( Bravo ! à gauche. )
Oui, rétablie 5 oui, c'est la peine de mort! et, je vais vous le prouver
tout à l'heure, moins terrible en apparence, plus horrible en réalité! {C'eH
vrai! c'eB cela. )
Mais, voyons, discutons froidement. Apparemment vous ne voulez pas
faire seulement une loi sévère, vous voulez faire aussi une loi exécutable, une
loi qui ne tombe pas en désuétude le lendemain de sa promulgation.? Eh
bien ! pesez ceci :
Quand vous déposez un excès de sévérité dans la loi, vous y déposez l'im-
192 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LÉGISLATIVE.
puissance. {Oui! oui! c'elîvrai!) Vouloir faire rendre trop à la sévérité de la
loi , c'est le plus sûr moyen de ne lui faire rendre rien. Savez-vous pourquoi }
C'est parce que la peine juste a, au fond de toutes les consciences, de cer-
taines limites qu'il n'est pas au pouvoir du législateur de déplacer. Le jour
où , par votre ordre , la loi veut transgresser cette limite , cette limite sacrée ,
cette limite tracée dans l'équité de l'homme par le doigt même de Dieu, la
loi rencontre la conscience qui lui défend de passer outre. D'accord avec
l'opinion, avec l'état des esprits, avec le sentiment public, avec les mœurs,
la loi peut tout. En lutte avec ces forces vives de la société et de la civilisa-
tion, elle ne peut rien. Les tribunaux hésitent, les jurys acquittent, les textes
défaillent et meurent sous l'œil stupéfait des juges. [Mouvement.) Songez-y,
messieurs, tout ce que la pénalité construit en dehors de la justice s'écroule
promptement, et, je le dis pour tous les partis, eussiez- vous bâti vos iniquités
en granit, à chaux et à ciment, il suffira pour les jeter à terre d'un souffle
[Oui! oui!) y de ce souffle qui sort de toutes les bouches et qu'on appelle
l'opinion. [Sensation.) Je le répète, et voici la formule du vrai dans cette
matière : Toute loi pénale a de moins en puissance ce qu'elle a de trop en
sévérité. [C'elî vrai!)
Mais je suppose que je me trompe dans mon raisonnement, raisonnement,
remarquez-le bien, que je pourrais appuyer d'une foule de preuves. J'admets
que je me trompe 3 je suppose que cette nouveauté pénale ne tombera pas
immédiatement en désuétude. Je vous accorde qu'après avoir voté une
pareille loi, vous aurez ce grand malheur de la voir exécutée. C'est bien.
Maintenant, permettez-moi deux questions : Où est l'opportunité d'une telle
loi } où en est la nécessité }
L'opportunité.? nous dit-on. Oubliez-vous les attentats d'hier, de tous les
jours, le 15 mai, le 23 juin, le 13 juin.? La nécessité .? Mais est-ce qu'il n'est
pas nécessaire d'opposer à ces attentats, toujours possibles, toujours flagrants,
une répression énorme, une immense intimidation.? La révolution de février
nous a ôté la guillotine. Nous faisons comme nous pouvons pour la rem-
placer 5 nous faisons de notre mieux. ( Bruit a droite. )
Je m'en aperçois. ( On rit. )
Avant d'aller plus loin, un mot d'explication.
Messieurs, autant que qui que ce soit, et j'ai le droit de le dire, et je
crois l'avoir prouvé, autant que qui que ce soit, je repousse et je condamne,
sous un régime de suffrage universel, les actes de rébellion et de désordre,
les recours à la force brutale. Ce qui convient à un grand peuple souverain
de lui-même, à un grand peuple intelligent, ce n'est pas l'appel aux armes,
c'est l'appel aux idées. [Sensation.) Pour moi, et ce doit être, du reste,
l'axiome de la démocratie, le droit de suffrage abolit le droit d'insurrection.
LA DÉPORTATION. I93
C'est en cela que le suffrage universel résout et dissout les révolutions.
( Applaudissements. )
Voilà le principe, principe incontestable et absolu 5 j'y insiste. Pourtant,
je dois le dire, dans l'application pénale, les incertitudes naissent. Quand de
funestes et déplorables violations de la paix publique donnent lieu à des
poursuites juridiques, rien n'est plus difficile que de préciser les faits et de
proportionner la peine au délit. Tous nos procès politiques l'ont prouvé.
Quoi qu'il en soit, la société doit se défendre. Je suis sur ce point pleine-
ment d'accord avec vous. La société doit se défendre, et vous devez la
protéger. Ces troubles, ces émeutes, ces insurrections, ces complots, ces
attenuts, vous voulez les empêcher, les prévenir, les réprimer, Soitj je le
veux comme vous.
Mais est-ce que vous avez besoin d'une pénalité nouvelle pour cela } Lisez
le code. Voyez-y la définition de la déportation. Quel immense pouvoir
pour l'intimidation et pour le châtiment !
Tournez-vous donc vers la pénalité actuelle ! remarquez tout ce qu'elle
remet de terrible entre vos mains !
Quoi ! voilà un homme , un homme que le tribunal spécial a condamné !
un homme frappé pour le plus incertain de tous les délits , un délit politique ,
par la plus incertaine de toutes les justices, la justice politique ! . . . {Rumeurs
à droite. — hon^e interruption. )
Messieurs, je m'étonne de cette interruption. Je respecte toutes les juri-
dictions légales et constitutionnelles; mais quand je qualifie la justice poli-
tique en général comme je viens de le faire, je ne fais que répéter ce qu'a
dit dans tous les siècles la philosophie de tous les peuples, et je ne suis que
l'écho de l'histoire.
Je poursuis.
Voilà un homme que le tribunal spécial a condamné.
Cet homme, un arrêt de déportation vous le livre; remarquez ce que
vous pouvez en faire, remarquez le pouvoir que la loi vous donne! Je dis
le code pénal actuel, la loi actuelle, avec sa définition de la déportation.
Cet homme, ce condamné, ce criminel selon les uns, ce héros selon les
autres, car c'est là le malheur des temps.. . {Explosion de murmures à droite.)
M. LE PRÉSIDENT. — Quand la justice a prononcé, le criminel est criminel
pour tout le monde, et ne peut être un héros que pour ses complices. {Bravos
à droite. )
M. Victor Hugo. — Je ferai remarquer ceci à monsieur le président
Dupin : le maréchal Ney, jugé en 1815, a été déclaré criminel par la justice.
Il est un héros pour moi, et je ne suis pas son complice, {honp applaudisse-
ments à gauche, )
ACTES ET PAB.OLES. — I. I3
194 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Je reprends. Ce condamné, ce criminel selon les uns, ce héros selon les
autres, vous le saisissez; vous le saisissez au milieu de sa renommée, de son
influence, de sa popularité; vous l'arrachez à tout, à sa femme, à ses enfants,
à ses amis, à sa famille, à sa patrie; vous le déracinez violemment de tous
ses intérêts et de toutes ses affections ; vous le saisissez encore tout plein du
bruit qu'il faisait et de la clarté qu'il répandait, et vous le jetez dans les
ténèbres, dans le silence, à on ne sait quelle distance effrayante du sol natal.
{Sensation.) Vous le tenez là, seul, en proie à lui-même, à ses regrets, s'il
croit avoir été un homme nécessaire à son pays; à ses remords, s'il reconnaît
avoir été un homme fatal. Vous le tenez là, libre, mais gardé, nul moyen
d'évasion, gardé par une garnison qui occupe l'île, gardé par un stationnaire
qui surveille la côte, gardé par l'océan, qui ouvre entre cet homme et la
patrie un gouffre de quatre mille lieues. Vous tenez cet homme là, incapable
de nuire, sans échos autour de lui, rongé par l'isolement, par l'impuissance
et par l'oubli, découronné, désarmé, brisé, anéanti!
Et cela ne vous suffit pas! {Mouvement.)
Ce vaincu, ce proscrit, ce condamné de la fortune, cet homme politique
détruit, cet homme populaire terrassé, vous voulez l'enfermer! Vous voulez
faire cette chose sans nom qu'aucune législation n'a encore faite, joindre aux
tortures de l'exil les tortures de la prison ! multiplier une rigueur par une
cruauté! {C'eB'vrai !) Il ne vous suffit pas d'avoir mis sur cette tête la voûte
du ciel tropical, vous voulez y ajouter encore le plafond du cabanon! Cet
homme, ce malheureux homme, vous voulez le murer vivant dans une
forteresse qui, à cette distance, nous apparaît avec un aspect si funèbre, que
vous qui la construisez, oui, je vous le dis, vous n'êtes pas sûrs de ce que
vous bâtissez là, et que vous ne savez pas vous-mêmes si c'est un cachot ou
si c'est un tombeau! {A.pprohations a gauche.)
Vous voulez que lentement, jour par jour, heure par heure, à petit feu,
cette âme, cette intelligence, cette activité, — cette ambition, soit! —
ensevelie toute vivante, toute vivante, je le répète, à quatre mille lieues de
la patrie, sous ce soleil étouffant, sous l'horrible pression de cette prison-
sépulcre, se torde, se creuse, se dévore, désespère, demande grâce, appelle
la France, implore l'air, la vie, la liberté, et agonise et expire misérable-
ment! Ah! c'est monstrueux! {Profonde sensation.) Ah! je proteste d'avance
au nom de l'humanité ! Ah ! vous êtes sans pitié et sans cœur ! Ce que vous
appelez une expiation, je l'appelle un martyre; et ce que vous appelez une
justice, je l'appelle un assassinat! {JLcdamations a gauche.)
Mais levez-vous donc, catholiques, prêtres, évêques, hommes de la reli-
gion qui siégez dans cette Assemblée et que je vois au milieu de nous!
levez-vous, c'est votre rôle! Qu'est-ce que vous faites sur vos bancs? Montez
LA DEPORTATION. I95
à cette tribune, et venez, avec l'autorité de vos saintes croyances, avec l'au-
torité de vos saintes traditions, venez dire à ces inspirateurs de mesures
cruelles, à ces applaudisseurs de lois barbares, à ceux qui poussent la majorité
dans cette voie funeste, dites-leur que ce qu'ils font là est mauvais, que ce
qu'ils font là est détestable, que ce qu'ils font là est impie! {Oui! oui!)
Rappelez-leur que c'est une loi de mansuétude que le Christ est venu
apporter au monde, et non une loi de cruauté j dites-leur que le jour où
l'Homme-Dieu a subi la peine de mort, il l'a abolie {Bravo ! à gauche) -^ car il
a montré que la folle justice humaine pouvait frapper plus qu'une tête inno-
cente, qu'elle pouvait frapper une tête divine ! {Sensation. )
Dites aux auteurs, dites aux défenseurs de ce projet, dites à ces grands
politiques que ce n'est pas en faisant agoniser des misérables dans une ceUule,
à quatre mille lieues de leur pays, qu'ils apaiseront la place publique; que,
bien au contraire, ils créent un danger, le danger d'exaspérer la pitié du
peuple et de la changer en colère. {Oui! oui!) Dites à ces hommes d'être
humains; ordonnez-leur de redevenir chrétiens; enseignez-leur que ce n'est
pas avec des lois impitoyables qu'on défend les gouvernements et qu'on
sauve les sociétés ; que ce qu'il faut aux temps douloureux que nous traver-
sons, aux cœurs et aux esprits malades, ce qu'il faut pour résoudre une
situation qui résuite surtout de beaucoup de malentendus et de beaucoup de
définitions mal faites, ce ne sont pas des mesures de représailles, de réaction,
de rancune et d'acharnement, mais des lois généreuses, des lois cordiales,
des lois de concorde et de sagesse, et que le dernier mot de la crise sociale
où nous sommes, je ne me lasserai pas de le répéter, non! ce n'est pas la
compression, c'est la fraternité; car la fraternité, avant d'être la pensée du
peuple, était la pensée de Dieu! Nouvelles acclamations.)
Vous vous taisez ! — Eh bien ! je continue. Je m'adresse à vous, messieurs
les ministres, je m'adresse à vous, messieurs les membres de la commission.
Je presse de plus près encore l'idée de votre citadelle, ou de votre forte-
resse, puisqu'on choque votre sensibiUté en appelant cela une citadelle.
( On rit. )
Quand vous aurez institué ce pénitentiaire des déportés, quand vous
aurez créé ce cimetière , avez-vous essayé de vous imaginer ce qui arriverait
là-bas } Avez-vous la moindre idée de ce qui s'y passera } Vous êtes-vous dit
que vous livriez les hommes frappés par la justice politique à l'inconnu et à
ce qu'il y a de plus horrible dans l'inconnu? Etes-vous entrés avec vous-
mêmes dans le détail de tout ce que renferme d'abominable cette idée, cette
affreuse idée, de la réclusion dans la déportation.'' {Murmures à droite.)
Tenez, en commençant, j'ai essayé de vous indiquer et de caractériser
d'un mot ce que serait ce climat, ce que serait cet exil, ce que serait ce
196 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
cabanon. Je vous ai dit que ce seraient trois bourreaux. Il y en a un qua-
trième que j'oubliais, c'est le directeur du pénitencier. Vous êtes- vous rappelé
Jeannet, le bourreau de Sinnamary .f* Vous êtes-vous rendu compte de ce que
serait, je dirais presque nécessairement, l'homme quelconque qui acceptera,
à la face du monde civilisé, la charge morale de cet odieux établissement
des îles Marquises, l'homme qui consentira à être le fossoyeur de cette prison
et le geôlier de cette tombe ? {Lang mouvement. )
Vous êtes-vous figuré, si loin de tout contrôle et de tout redressement,
dans cette irresponsabilité complète, avec une autorité sans limite et des
victimes sans défense, la tyrannie possible d'une âme méchante et basse.?
Messieurs, les Sainte-Hélène produisent les Hudson Lowe. (Brapo!) Eh
bien! vous êtes-vous représenté toutes les tortures, tous les raffinements, tous
les désespoirs qu'un homme qui aurait le tempérament de Hudson Lowe
pourrait inventer pour des hommes qui n'auraient pas l'auréole de Napo-
léon ?
Ici, du moins, en France, à DouUens, au Mont-Saint-Michel... (L'ora-
teur s'interrompt. Mouvement d'attention. )
Et puisque ce nom m'est venu à la bouche, je saisis cette occasion pour
annoncer à M. le ministre de l'Intérieur que je compte prochainement lui
adresser une question sur des faits monstrueux qui se seraient accomplis dans
cette prison du Mont-Saint-Michel. ( Chuchotements. — A. gauche : Très bien !
— L'orateur reprend.) Dans nos prisons de France, à DouUens, au Mont-
Saint-Michel, qu'un abus se produise, qu'une iniquité se tente, les journaux
s'inquiètent, l'Assemblée s'émeut, et le cri du prisonnier parvient au gou-
vernement et au peuple, répercuté par le double écho de la presse et de la
tribune. Mais dans votre citadelle des îles Marquises, le patient sera réduit à
soupirer douloureusement : Ah! si le peuple le savait! {Très bien!) Oui, là,
là-bas, à cette épouvantable distance, dans ce silence, dans cette solitude
murée, où n'arrivera et d'où ne sortira aucune voix humaine, à qui se
plaindra le misérable prisonnier } qui l'entendra } Il y aura entre sa plainte et
vous le bruit de toutes les vagues de l'océan. [Sensation profonde.)
Messieurs, l'ombre et le silence de la mort pèseront sur cet efhroyable
bagne politique.
Rien n'en transpirera, rien n'en arrivera jusqu'à vous, rien ! ... si ce n'est
de temps en temps, par intervalles, une nouvelle lugubre qui traversera les
mers, qui viendra frapper en France et en Europe, comme un glas funèbre,
sur le timbre vivant et douloureux de l'opinion, et qui vous dira : Tel
condamné est mort! {A-gitation.)
Ce condamné, ce sera, car à cette heure suprême on ne voit plus que le
mérite d'un homme, ce sera un publiciste célèbre, un historien renommé,
LA DÉPORTATION. 197
un écrivain illustre, un orateur fameux. Vous prêterez l'oreille à ce bruit
sinistre, vous calculerez le petit nombre de mois écoulés, et vous frisson-
nerez! [Murmures a droite. — TJive approbation a gauche.)
Ah ! vous le voyez bien ! c'est la peine de mort ! la peine de mort déses-
pérée ! c'est quelque chose de pire que l'échafaud ! c'est la peine de mort sans
le dernier regard au ciel de la patrie ! ( Bravos répétés à gauche. )
Vous ne le voudrez pas! vous rejetterez la loi! {Mouvement.) Ce grand
principe, l'abolition de la peine de mort en matière politique, ce généreux
principe tombé de la large main du peuple, vous ne voudrez pas le ressaisir!
Vous ne voudrez pas le reprendre furtivement à la France, qui, loin d'en
attendre de vous l'abolition, en attend de vous le complément! Vous ne
voudrez pas raturer ce décret, l'honneur de la révolution de Février! Vous
ne voudrez pas donner un démenti à ce qui était plus même que le cri de la
conscience populaire, à ce qui était le cri de la conscience humaine! {Uive
adhésion a gauche. — Murmures a droite, )
Je sais, messieurs, que toutes les fois que nous tirons de ce mot, la con-
science, tout ce qu'on en doit tirer, selon nous, nous avons le malheur de
faire sourire de bien grands politiques. (^ droite : C'eHvrai! — A. gauche : Ils
en conviennent!) Dans le premier moment, ces grands politiques ne nous
croient pas incurables, ils prennent pitié de nous, ils consentent à traiter
cette infirmité dont nous sommes atteints, la conscience, et ils nous oppo-
sent avec bonté la raison d'état. Si nous persistons, oh! alors ils se fâchent,
ils nous déclarent que nous n'entendons rien aux affaires, que nous n'avons
pas le sens politique, que nous ne sommes pas des hommes sérieux, et...
comment vous dirai-je cela.? ma foi! ils nous disent un gros mot, la plus
grosse injure qu'ils puissent trouver, ils nous appellent poètes! {On rit.)
Ils nous affirment que tout ce que nous croyons trouver dans notre
conscience, la foi au progrès, l'adoucissement des lois et des mœurs, l'accep-
tation des principes dégagés par les révolutions, l'amour du peuple, le
dévouement à la liberté, le fanatisme de la grandeur nationale, que tout
cela, bon en soi sans doute, mène, dans l'application, droit aux déceptions
et aux chimères, et que, sur toutes ces choses, il faut s'en rapporter, selon
l'occasion et la conjoncture, à ce que conseille la raison d'état. La raison
d'état! ah ! c'est là le grand mot! et tout à l'heure je le distinguais au milieu
d'une interruption.
Messieurs, j'examine la raison d'état ; je me rappelle tous les mauvais
conseils qu'elle a déjà donnés. J'ouvre l'histoire, je vois dans tous les temps
toutes les bassesses, toutes les indignités, toutes les turpitudes, toutes les
lâchetés, toutes les cruautés que la raison d'état a autorisées ou qu'elle a
faites. Marat l'invoquait aussi bien que Louis XI j elle a fait le Deux sep
198 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
tcmbre après avoir fait la Saint-Barthélémy j elle a laissé sa trace dans les
Cévennes, et elle l'a laissée à Sinnamaryj c'est elle qui a dressé les guillotines
de Robespierre, et c'est elle qui dresse les potences de Haynau ! {Mouvement.)
Ah ! mon cœur se soulève ! Ah ! je ne veux, je ne veux, moi, ni de la poli-
tique de la guillotine, ni de la politique de la potence, ni de Marat, ni de
Haynau , ni de votre loi de déportation ! ( Bravos prolongés. ) Et quoi qu'on
fasse , quoi qu'il arrive , toutes les fois qu'il s'agira de chercher une inspiration
ou un conseil, je suis de ceux qui n'hésiteront jamais entre cette vierge qu'on
appelle la conscience et cette prostituée qu'on appelle la raison d'état.
[Immense acclamation à gauche. )
Je ne suis qu'un poëte, je le vois bien!
Messieurs, s'il était possible, ce qu'à Dieu ne plaise, ce que j'éloigne pour
ma part de toutes mes forces, s'il était possible que cette Assemblée adoptât
la loi qu'on lui propose, il y aurait, je le dis à regret, il y aurait un spectacle
douloureux à mettre en regard de la mémorable journée que je vous rappe-
lais en commençant j ce serait une époque de calme défaisant à loisir ce qu'a
fait de grand et de bon , dans une sorte d'improvisation sublime , une époque
de tempête. {Très bien!) Ce serait la violence dans le sénat, contrastant avec
la sagesse dans la place publique. {Bravo à gauche.) Ce serait les hommes
d'état se montrant aveugles et passionnés là où les hommes du peuple se
sont montrés intelligents et justes! {Murmures à droite.) Oui, intelligents et
justes! Messieurs, savez-vous ce que faisait le peuple de Février en procla-
mant la clémence } Il fermait la porte des révolutions. Et savez-vous ce que
vous faites en décrétant les vengeances.'^ Vous la rouvrez. {Mouvement pro-
lon^.)
Messieurs, cette loi, dit-on, n'aura pas d'effet rétroacJf et est destinée à
ne régir que l'avenir. Ah! puisque vous prononcez ce mot, l'avenir, c'est
précisément sur ce mot et sur ce qu'il contient que je vous engage à réflé-
chir. Voyons, pour qui faites-vous cette loi.^^ Le savez-vous .^^ {Afftation sur
tous les bancs. )
Messieurs de la majorité, vous êtes victorieux en ce moment, vous êtes
les plus forts, mais êtes-vous sûrs de l'être toujours.? {Longue rumeur à droite.)
Ne l'oubliez pas, le glaive de la pénalité politique n'appartient pas à la
justice, il appartient au hasard. {L'agitation redouble.) Il passe au vainqueur
avec la fortune. Il fait partie de ce mobilier révolutionnaire que tout coup
d'état heureux, que toute émeute triomphante trouve dans la rue et ramasse
le lendemain de la victoire, et il a cela de fatal, ce terrible glaive, que cha-
que parti est destiné tour à tour à le tenir dans sa main et à le sentir sur sa
tête. {Sensation générale.)
Ah! quand vous combinez une de cçs lois de vengeance {Non! non! a
LA DÉPORTATION. I99
droite) y que les partis vainqueurs appellent lois de justice dans la bonne foi
de leur fanatisme, vous êtes bien imprudents d'aggraver les peines et de
multiplier les rigueurs. Quant à moi, je ne sais pas moi-même, dans cette
époque de trouble, l'avenir qui m'est réservé j je plains d'une pitié fraternelle
toutes les victimes actuelles, toutes les victimes possibles de nos temps
révolutionnaires. Je hais et je voudrais briser tout ce qui peut servir d'arme
aux violences. Or cette loi que vous faites est une loi redoutable qui peut
avoir d'étranges contre-coups, c'est une loi perfide dont les retours sont
inconnus. Et peut-être, au moment où je vous parle, savez-vous qui je
défends contre vous } C'est vous ! {Fropnde sensation. )
Oui, j'y insiste, vous ne savez pas vous-mêmes ce qu'à un jour donné, ce
que, dans des circonstances possibles, votre propre loi fera de vous! {Ji^ta-
tion inexprimable. Les interruptions se croisent. )
Vous vous récriez de ce côté, vous ne croyez pas à mes paroles. {A. droite :
Non! non!) Voyons. Vous pouvez fermer les yeux à l'avenir j mais les fer-
merez-vous au passé } L'avenir se conteste, le passé ne se récuse pas. Eh bien !
tournez la tête, regardez à quelques années en arrière. Supposez que les
deux révolutions survenues depuis vingt ans aient été vaincues par la royauté,
supposez que votre loi de déportation eût existé alors, Charles X aurait pu
l'appliquer à M. Thiers, et Louis-Philippe à M. Odilon Barrot. {uApplaudis-
sements a gauche. )
M. Odilon Barrot, se levant. — Je demande à l'orateur la permission
de l'interrompre.
M. Victor Hugo. — Volontiers.
M. Odilon Barrot. — Je n'ai jamais conspiré j j'ai soutenu le dernier
la monarchie i je ne conspirerai jamais, et aucune justice ne pourra pas plus
m'atteindre dans l'avenir qu'elle n'aurait pu m'atteindre dans le passé. ( Trh
bien ! a droite. )
M. Victor Hugo. — M. Odilon Barrot, dont j'honore le noble carac-
tère, s'est mépris sur le sens de mes paroles. Il a oublié qu'au moment où je
parlais, je ne parlais pas de la justice juste, mais de la justice injuste, de la
justice politique, de la justice des partis. Or la justice injuste frappe l'homme
juste, et pouvait et peut encore frapper M. Odilon Barrot. C'est ce que j'ai
dit, et c'est ce que je maintiens. {Kéclamations à droite.)
Quand je vous parle des revanches de la destinée et de tout ce qu'une
pareille loi peut contenir de contre-coups, vous murmurez. Eh bien! j'in-
siste encore! et je vous préviens seulement que, si vous murmurez main-
tenant, vous murmurerez contre l'histoire. {Le silence se rétablit. — Ecoute^!)
De tous les hommes qui ont dirigé le gouvernement ou dominé l'opinion
depuis soixante ans, il n'en est pas un, pas un, entendez-vous bien.'' qui n'ait
200 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
été précipité, soit avant, soit après. Tous les noms qui rappellent des
triomphes rappellent aussi des catastrophes 5 l'histoire les désigne par 'des
synonymes où sont empreintes leurs disgrâces , tous , depuis le captif d'Ol-
mutz, qui avait été La Fayette, jusqu'au déporté de Sainte-Hélène, qui avait
été Napoléon. {^Mouvement.)
Voyez et réfléchissez. Qui a repris le trône de France en 1814.'^ L'exilé de
Hartwell. Qui a régné après 1830.? Le proscrit de Reichenau, redevenu
aujourd'hui le banni de Claremont. Qui gouverne en ce moment .f* Le pri-
sonnier de Ham. [Profonde sensation.) Faites des lois de proscription main-
tenant ! ( Bravo ! a gauche. )
Ah ! que ceci vous instruise ! Que la leçon des uns ne soit pas perdue pour
l'orgueil des autres !
L'avenir est un édifice mystérieux que nous bâtissons nous-mêmes de nos
propres mains dans l'obscurité, et qui doit plus tard nous servir à tous de
demeure. Un jour vient où il se referme sur ceux qui l'ont bâti. Ah ! puisque
nous le construisons aujourd'hui pour l'habiter demain, puisqu'il nous attend,
puisqu'il nous saisira sans nul doute, composons-le donc, cet avenir, avec ce
que nous avons de meilleur dans l'âme, et non avec ce que nous avons de
pirej avec l'amour, et non avec la colère !
Faisons-le rayonnant et non ténébreux ! faisons-en un palais et non une
prison !
Messieurs, la loi qu'on vous propose est mauvaise, barbare, inique. Vous
la repousserez. J'ai foi dans votre sagesse et dans votre humanité. Songez-y
au moment du vote. Quand les hommes mettent dans une loi l'injustice.
Dieu y met la justice, et il frappe avec cette loi ceux qui l'ont faite. {Mouve-
ment général et prolongé. )
Un dernier mot, ou, pour mieux dire, une dernière prière, une dernière
supplication.
Ah! croyez-moi, je m'adresse à vous tous, hommes de tous les partis qui
siégez dans cette enceinte , et parmi lesquels il y a sur tous ces bancs tant de
cœurs élevés et tant d'intelligences généreuses, croyez-moi, je vous parle
avec une profonde conviction et une profonde douleur, ce n'est pas un bon
emploi de notre temps que de faire des lois comme celle-ci ! {Très bien! ceB
vrai!) Ce n'est pas un bon emploi de notre temps que de nous tendre les
uns aux autres des embûches dans une pénalité terrible et obscure, et de
creuser pour nos adversaires des abîmes de misère et de souffrance où nous
tomberons peut-être nous-mêmes! {Agitation.)
Mon Dieu ! quand donc cesserons-nous de nous menacer et de nous dé-
chirer ? Nous avons pourtant autre chose à faire ! Nous avons autour de nous
les travailleurs qui demandent des ateliers, les enfants qui demandent des
LA DEPORTATION. 201
écoles, les vieillards qui demandent des asiles, le peuple qui demande du
pain, la France qui demande de la gloire ! [Mouvements divers. )
Nous avons une société nouvelle à faire sortir des entrailles de la société
ancienne, et, quant à moi, je suis de ceux qui ne veulent sacrifier ni l'enfant
ni la mère. {Mouvement) Ah! nous n'avons pas le temps de nous haïr!
[Nouveau mouvement. )
La haine dépense de la force, et, de toutes les manières de dépenser de
la force, c'est la plus mauvaise. ( Tm ^/V» .' ^^z^o .') Réunissons fraternellement
tous nos efforts, au contraire, dans un but commun, le bien du pays. Au
lieu d'échafauder péniblement des lois d'irritation et d'animosité, des lois
qui calomnient ceux qui les font, cherchons ensemble, et cordialement, la
solution du redoutable problème de civilisation qui nous est posé, et qui
contient, selon ce que nous en saurons faire, les catastrophes les plus fatales
ou le plus magnifique avenir. [Bravo! à gauche. )
Nous sommes une génération prédestinée, nous touchons à une crise
décisive, et nous avons de bien plus grands et de bien plus effrayants devoirs
que nos pères. Nos pères n'avaient que la France à servir j nous, nous avons
la France à sauver. Non, nous n'avons pas le temps de nous haïr! [Mouvement
prolongé. ) Je vote contre le projet de loi ! [^Acclamations a gauche et longs applau-
dissements. — ha séance eli suspendue, pendant que tout le coté gauche en masse descend
et vient féliciter l'orateur au pied de la tribune. )
202 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
VI
LE SUFFRAGE UNIVERSELS.
21 mai 1850.
Messieurs, la révolution de Février, et, pour ma part, puisqu'elle semble
vaincue, puisqu'elle est calomniée, je chercherai toutes les occasions de la
glorifier dans ce qu'elle a fait de magnanime et de beau (Très bien ! très bien !) ,
la révolution de Février avait eu deux magnifiques pensées, La première, je
vous le rappelais l'autre jour, ce fut de monter jusqu'aux sommets de l'ordre
politique et d'en arracher la peine de mortj la seconde, ce fut d'élever subite-
ment les plus humbles régions de l'ordre social au niveau des plus hautes et
d'y installer la souveraineté.
Double et pacifique victoire du progrès qui, d'une part, relevait l'huma-
nité, qui, d'autre part, constituait le peuple, qui emplissait de lumière en
même temps le monde politique et le monde social , et qui les régénérait et
les consolidait tous deux à la fois : l'un par la clémence, l'autre par l'égalité.
{Bravo! à gauche.)
Messieurs, le grand acte, tout ensemble politique et chrétien, par lequel
la révolution de Février fit pénétrer son principe jusque dans les racines
mêmes de l'ordre social , fut l'établissement du suffrage universel : fait capital ,
fait immense, événement considérable qui introduisit dans l'état un élément
nouveau, irrévocable, définitif. Remarquez-en, messieurs, toute la portée.
Certes, ce fut une grande chose de reconnaître le droit de tous, de composer
l'autorité universelle de la somme des libertés individuelles, de dissoudre ce
qui restait des castes dans l'unité auguste d'une souveraineté commune, et
d'emplir du même peuple tous les compartiments du vieux monde social j
certes, cela fut grand 5 mais, messieurs, c'est surtout dans son action sur les
classes qualifiées jusqu'alors classes inférieures qu'éclate la beauté du suffrage
universel. (RJres ironiques à droite.)
Messieurs, vos rires me contraignent d'y insister. Oui, le merveilleux côté
(^) Ce discours fut prononcé durant la discussion du projet qui devint la funeste loi du
31 mai 1850. {Note de l'Édition de i8j^.)
Ce projet avait été préparé, de complicité avec M. Louis Bonaparte, par une commission
spéciale de dix-sept membres. (Phrase ajoutée en iSjj.)
LE SUFFRAGE UNIVERSEL. 205
du suffrage universel, le côté efficace, le côté politique, le côté profond, ce
ne fut pas de lever le bizarre interdit électoral qui pesait, sans qu'on pût
deviner pourquoi , — - mais c'était la sagesse des grands hommes d'état de ce
temps-là — qui sont les mêmes que ceux de ce temps-ci... — (Rires appro-
batip à gauche); ce ne fut pas, dis-je, de lever le bizarre interdit électoral qui
pesait sur une partie de ce qu'on nommait la classe moyenne , et même de
ce qu'on nommait la classe élevée j ce ne fut pas de restituer son droit à
l'homme qui était avocat, médecin, lettré, administrateur, officier, profes-
seur, prêtre, magistrat, et qui n'était pas électeur j à l'homme qui était juré,
et qui n'était pas électeur j à l'homme qui était membre de l'institut, et qui
n'était pas électeur j à l'homme qui était pair de France, et qui n'était pas
électeur : non, le côté merveilleux, je le répète, le côté profond, efficace,
politique, du suffi-age universel, ce fut d'aller chercher dans les régions dou-
loureuses de la société, dans les bas-fonds, comme vous dites, l'être courbé
sous le poids des négations sociales, l'être froissé qui, jusqu'alors, n'avait eu
d'autre espoir que la révolte, et de lui apporter l'espérance sous une autre
forme [Très bien!), et de lui dire : Vote! ne te bats plus. Ce fut de rendre sa
part de souveraineté à celui qui jusque-là n'avait eu que sa part de souf-
france ! Ce fut d'aborder dans ses ténèbres matérielles et morales l'infortuné
qui, dans les extrémités de sa détresse, n'avait d'autre arme, d'autre défense,
d'autre ressource que la violence, et de lui retirer la violence, et de lui
remettre dans les mains, à la place de la violence, le droit! {Bravos prolongés.)
Oui, la grande sagesse de cette révolution de Février qui, prenant pour
base de la politique l'évangile {à droite : Quelle impiété!), institua le suffrage
universel, sa grande sagesse, et en même temps sa grande justice, ce ne fut
pas seulement de confondre et de dignifier dans l'exercice du même pouvoir
souverain le bourgeois et le prolétaire j ce fut d'aller chercher dans l'accable-
ment, dans le délaissement, dans l'abandon, dans cet abaissement qui con-
seille si mal, l'homme de désespoir, et de lui dire : Espère! l'homme de
colère, et de lui dire : Raisonne! le mendiant, comme on l'appelle, le vaga-
bond, comme on l'appelle, le pauvre, l'indigent, le déshérité, le malheu-
reux, le misérable, comme on l'appelle, et de le sacrer citoyen! {Acclamation
a gauche.)
Voyez, messieurs, comme ce qui est profondément juste est toujours en
même temps profondément politique : le suffiage universel, en donnant un
bulletin à ceux qui souffient, leur ôte le fusil. En leur donnant la puissance,
il leur donne le calme. Tout ce qui grandit l'homme l'apaise.
Le suffiage universel dit à tous, et je ne connais pas de plus admirable
formule de la paix publique : Soyez tranquilles, vous êtes souverains.
{Sensation.)
204 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Il ajoute : Vous souffrez? eh bien! n'aggravez pas vos souffrances, n'aggravez
pas les détresses publiques par la révolte. Vous souffrez.? eh bien! vous allez
travailler vous-mêmes, dès à présent, au grand œuvre de la destruction de la
misère, par des hommes qui seront à vous, par des hommes en qui vous
mettrez votre âme, et qui seront, en quelque sorte, votre main. Soyez
tranquilles.
Puis, pour ceux qui seraient tentés d'être récalcitrants, il dit :
— Avez-vous voté.f^ Oui. Vous avez épuisé votre droit, tout est dit.
Quand le vote a parlé, la souveraineté a prononcé. Il n'appartient pas à une
fraction de défaire ni de refaire l'œuvre collective. Vous êtes citoyens, vous
êtes libres, votre heure reviendra, sachez l'attendre. En attendant, parlez,
écrivez, discutez, contestez, enseignez, éclairez j éclairez-vous, éclairez les
autres. Vous avez à vous, aujourd'hui, la vérité, demain la souveraineté,
vous êtes forts. Quoi! deux modes d'action sont à votre disposition, le droit
du souverain et le rôle du rebelle, vous choisiriez le rôle du rebelle! ce serait
une sottise et ce serait un crime. {^A.pplaudissements a gauche,^
Voilà les conseils que donne aux classes souffrantes le suffrage universel.
[Ouil oui! à gauche. — Kires a droite.) Messieurs, dissoudre les animosités,
désarmer les haines, faire tomber la cartouche des mains de la misère, relever
l'homme injustement abaissé et assainir l'esprit malade par ce qu'il y a de
plus pur au monde, le sentiment du droit librement exercé j reprendre à
chacun le droit de force, qui est le fait naturel, et lui rendre en échange la
part de souveraineté, qui est le fait social j montrer aux souffrances une issue
vers la lumière et le bien-être j éloigner les échéances révolutionnaires et
donner à la société, avertie, le temps de s'y préparer j inspirer aux masses
cette patience forte qui fait les grands peuples : voilà l'œuvre du suffrage
universel {sensation profonde) , œuvre éminemment sociale au point de vue de
l'état, éminemment morale au point de vue de l'individu.
Méditez ceci, en effet : sur cette terre d'égalité et de liberté, tous les
hommes respirent le même air et le même droit. (Mouvement.) Il y a dans
l'année un jour où celui qui vous obéit se voit votre pareil, où celui qui
vous sert se voit votre égal, où chaque citoyen, entrant dans la balance uni-
verselle, sent et constate la pesanteur spécifique du droit de cité, et où le
plus petit fait équilibre au plus grand. {Bravo ! à gauche. — On rit à droite.) Il
y a un jour dans l'année où le gagne-pain, le journalier, le manœuvre,
l'homme qui porte des fardeaux, l'homme qui casse des pierres au bord des
routes, juge le sénat, prend dans sa mam, durcie par le travail, les ministres,
les représentants, le président de la République, et dit : La puissance, c'est
moi! Il y a un jour dans l'année où le plus imperceptible citoyen, où l'atome
social participe à la vie immense du pays tout entier, où la plus étroite poi-
LE SUFFRAGE UNIVERSEL. 205
trine se dilate à l'air vaste des affaires publiques j un jour où le plus faible
sent en lui la grandeur de la souveraineté nationale, où le plus humble sent
en lui l'âme de la patrie! {applaudissements à gauche. — Kjres et bruit à droite.)
Quel accroissement de dignité pour l'individu, et par conséquent de mora-
lité! Quelle satisfaction, et par conséquent quel apaisement! Regardez
l'ouvrier qui va au scrutin. Il y entre, avec le front triste du prolétaire
accablé, il en sort avec le regard d'un souverain. {A.cclamations à gauche. —
Kires à droite. )
Or qu'est-ce que tout cela, messieurs.? C'est la fin de la violence, c'est la
fin de la force brutale, c'est la fin de l'émeute, c'est la fin du fait matériel, et
c'est le commencement du fait moral. {Mouvement.) C'est, si vous permettez
que je rappelle mes propres paroles, le droit d'insurrection aboli par le droit
de suffTa.gc. {^approbation à gauche.)
Eh bien ! vous , législateurs chargés par la Providence de fermer les abîmes
et non de les ouvrir, vous qui êtes venus pour consolider et non pour
ébranler, vous, représentants de ce grand peuple de l'initiative et du pro-
grès, vous, hommes de sagesse et de raison, qui comprenez toute la sainteté
de votre mission, et qui, certes, n'y faillirez pas, savez-vous ce que vient
faire aujourd'hui cette loi fatale, cette loi aveugle qu'on ose si imprudem-
ment vous présenter.? {Projbnd silence. )
Elle vient, je le dis avec un frémissement d'angoisse, je le dis avec
l'anxiété douloureuse du bon citoyen épouvanté des aventures où l'on préci-
pite la patrie, elle vient proposer à l'Assemblée l'abolition du droit de
suffrage pour les classes souffrantes, et, par conséquent, je ne sais quel réta-
blissement abominable et impie du droit d'insurrection. {Mouvement prolongé.)
Voilà toute la situation en deux mots. ( Nouveau mouvement. )
Oui, messieurs, ce projet, qui est toute une politique, fait deux choses :
il fait une loi, et il crée une situation.
Une situation grave, inattendue, nouvelle, menaçante, compliquée,
terrible.
Allons au plus pressé. Le tour de la loi, considérée en elle-même, viendra.
Examinons d'abord la situation.
Quoi! après deux années d'agitation et d'épreuves, inséparables, il faut
bien le dire, de toute grande commotion sociale, le but était atteint!
Quoi! la paix était faite! Quoi! le plus difficile de la solution, le procédé,
était trouvé, et, avec le procédé, la certitude. Quoi! le mode de création
pacifique du progrès était substitué au mode violent j les impatiences et les
colères avaient désarmé j l'échange du droit de révolte contre le droit de
suffrage était consommé j l'homme des classes souffrantes avait accepté, il
avait doucement et noblement accepté. Nulle agitation, nulle turbulence.
206 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Le malheureux s'était senti rehaussé par la confiance sociale. Ce nouveau
citoyen, ce souverain restauré, était entré dans la cité avec une dignité
sereine. {A.pplaudissements à gauche. — Depuis quelques inBants, un bruit presque
continuel, venant de certains bancs de la droite, se mêle a la voix de l'orateur. M. 'Uictor
Hugo s'interrompt et se tourne vers la droite. )
Messieurs, je sais bien que ces interruptions calculées et systématiques
{dénégations à droite. — Oui! oui! à gauche) ont pour but de déconcerter la
pensée de l'orateur [C'eli vrai!) et de lui ôter la liberté d'esprit, ce qui est
une manière de lui ôter la liberté de la parole. {Très bien!) Mais c'est là vrai-
ment un triste jeu, et peu digne d'une grande assemblée. {Dénégations à
droite.) Quant à moi, je mets le droit de l'orateur sous la sauvegarde de la
majorité vraie, c'est-à-dire de tous les esprits généreux et justes qui siègent
sur tous les bancs et qui sont toujours les plus nombreux parmi les élus d'un
grand peuple. ( Très bien! à gauche. )
Je reprends : La vie publique avait saisi le prolétaire sans l'étonner ni
l'enivrer. Les jours d'élection étaient pour le pays mieux que des jours de
fête, c'étaient des jours de calme. {C'elivrai!) En présence de ce calme, le
mouvement des affaires, des transactions, du commerce, de l'industrie, du
luxe, des arts, avait repris 5 les pulsations de la vie régulière revenaient. Un
admirable résultat était obtenu. Un imposant traité de paix était signé entre
ce qu'on appelle encore le haut et le bas de la société. ( Oui! oui!)
Et c'est là le moment que vous choisissez pour tout remettre en question !
Et ce traité signé, vous le déchirez! {Mouvement.) Et c'est précisément cet
homme, le dernier sur l'échelle de vie, qui, maintenant, espérait remonter
peu à peu et tranquillement, c'est ce pauvre, c'est ce malheureux, naguère
redoutable, maintenant réconcilié, apaisé, confiant, fraternel, c'est lui que
votre loi va chercher! Pourquoi? Pour faire une chose insensée, indigne,
odieuse, anarchique, abominable! pour lui reprendre son droit de suffrage!
pour l'arracher aux idées de paix, de conciliation, d'espérance, de justice, de
concorde, et, par conséquent, pour le rendre aux idées de violence! Mais
quels hommes de désordre ctes-vous donc! {Nouveau mouvement.)
Quoi! le port était trouvé, et c'est vous qui recommencez les aventures!
Quoi! le pacte était conclu, et c'est vous qui le violez!
Et pourquoi cette violation du pacte ? pourquoi cette agression en pleine
paix.? pourquoi ces emportements? pourquoi cet attentat? pourquoi cette
folie? Pourquoi? je vais vous le dire : c'est parce qu'il a plu au peuple, après
avoir nommé qui vous vouliez, ce que vous avez trouvé fort bon, de
nommer qui vous ne vouliez pas, ce que vous trouvez mauvais. C'est parce
qu'il a jugé dignes de son choix des hommes que vous jugiez dignes de vos
insultes. C'est parce qu'il est présumable qu'il a la hardiesse de changer d'avis
LE SUFFRAGE UNIVERSEL. 207
sur votre compte depuis que vous êtes le pouvoir, et qu'il peut comparer les
actes aux programmes, et ce qu'on avait promis avec ce qu'on a tenu. {C'dl
celai) C'est parce qu'il est probable qu'il ne trouve pas votre gouvernement
complètement sublime. {Très bien! — On rit.) C'est parce qu'il semble se
permettre de ne pas vous admirer comme il convient. ( Très bien! très bien! —
Mouvement.) C'est parce qu'il ose user de son vote à sa fantaisie, ce peuple,
parce qu'il paraît avoir cette audace inouïe de s'imaginer qu'il est libre, et
que, selon toute apparence, il lui passe par la tête cette autre idée étrange
qu'il est souverain {Très bien!); c'est, enfin, parce qu'il a l'insolence de vous
donner un avis sous cette forme pacifique du scrutin et de ne pas se prosterner
purement et simplement à vos pieds. ( Mouvement. ) Alors vous vous indignez ,
vous vous mettez en colère, vous déclarez la société en danger, vous vous
écriez : Nous allons te châtier, peuple! nous allons te punir, peuple! tu vas
avoir aflfaire à nous, peuple! — Et comme ce maniaque de l'histoire, vous
battez de verges l'océan ! ( acclamation à gauche. )
Que l'Assemblée me permette ici une observation qui, selon moi, éclaire
jusqu'au fond, et d'un jour vrai et rassurant, cette grande question du suffrage
universel.
Quoi! le gouvernement veut restreindre, amoindrir, émonder, mutiler le
suffrage universel! Mais y a-t-il bien réfléchi.? Mais voyons, vous, ministres,
hommes sérieux, hommes politiques, vous rendez-vous bien compte de ce
que c'est que le suffrage universel .? le suffrage universel vrai , le suffrage uni-
versel sans restrictions, sans exclusions, sans défiances, comme la révolution
de Février l'a établi , comme le comprennent et le veulent les hommes de
progrès.? {A.u banc des ministres : C'eH de l'anarchie. Nous ne voulons pas de ça!)
Je vous entends, vous me répondez : — Nous n'en voulons pas! c'est le
mode de création de l'anarchie ! — ( Oui! oui! à droite. ) Eh bien ! c'est précisé-
ment tout le contraire. C'est le mode de création du pouvoir. {Bravo! a
gamhe.) Oui, il faut le dire et le dire bien haut, et j'y insiste, ceci, selon
moi , devrait éclairer toute cette discussion : ce qui sort du suffrage universel ,
c'est la liberté, sans nul doute, mais c'est encore plus le pouvoir que la
liberté!
Le suffrage universel, au milieu de toutes nos oscillations orageuses, crée
un point fixe. Ce point fixe, c'est la volonté nationale légalement mani-
festée, la volonté nationale, robuste amarre de l'état, ancre d'airain qui ne
casse pas et que viennent battre vainement tour à tour le flux des révolutions
et le reflux des réactions! {Profonde sensation.)
Et, pour que le suffrage universel puisse créer ce point fixe, pour qu'il
puisse dégager la volonté nationale dans toute sa plénitude souveraine , il faut
qu'il n'ait rien de contestable {C'eB vrai! c'eH cela!)-., il faut qu'il soir bien
II
2o8 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
réellement le suffrage universel, c'est-à-dire qu'il ne laisse personne, absolu-
ment personne en dehors du votej qu'il fasse de la cité la chose de tous, sans
exception; car, en pareille matière, faire une exception, c'est commettre une
usurpation {Bravo ! à gauche) -, il faut, en un mot, qu'il ne laisse à qui que ce
soit le droit redoutable de dire à la société : Je ne te connais pas !
A ces conditions, le suffrage universel produit le pouvoir, un pouvoir
colossal, un pouvoir supérieur à tous les assauts, même les plus terribles j un
pouvoir qui pourra être attaqué, mais qui ne pourra être renversé, témoin le
15 mai, témoin le 23 juin [C eH vrai! c'eH vrai!)-, un pouvoir invincible parce
qu'il pose sur le peuple, comme Antée parce qu'il pose sur la terre! {Mouve-
ments divers.) Oui, grâce au suffrage universel, vous créez et vous mettez au
service de l'ordre un pouvoir où se condense toute la force de la nation j un
pouvoir pour lequel il n'y a qu'une chose qui soit impossible, c'est de
détruire son principe, c'est de tuer ce qui l'a engendré. {Nouveaux applaudisse-
ments à gauche.)
Grâce au suffrage universel, dans notre époque où flottent et s'écroulent
toutes les fictions, vous trouvez le fond solide de la société. Ah! vous êtes
embarrassés du suffrage universel, hommes d'état! ah! vous ne savez que
faire du suffrage universel ! Grand Dieu ! c'est le point d'appui , l'inébranlable
point d'appui qui suffirait à un Archimède politique pour soulever le monde!
{Lon^e acclamation a gauche. — R/m ironiques a droite. )
Ministres, hommes qui nous gouvernez, en détruisant le caractère inté-
gral du suffrage universel, vous attentez au principe même du pouvoir, du
seul pouvoir possible aujourd'hui! Comment ne voyez-vous pas cela.f*
Tenez, voulez-vous que je vous le dise.^^ Vous ne savez pas vous-mêmes ce
que vous êtes ni ce que vous faites. Je n'accuse pas vos intentions, j'accuse
votre aveuglement. Vous vous croyez, de bonne foi, des conservateurs, des
reconstructeurs de la société, des organisateurs.'' Eh bien! je suis fâché de
détruire votre illusion; à votre insu, candidement, innocemment, vous êtes
des révolutionnaires ! {Longue et universelle sensation. )
Oui ! et des révolutionnaires de la plus dangereuse espèce , des révolution-
naires de l'espèce naïve! {Hilarité générale.) Vous avez, et plusieurs d'entre
vous l'ont déjà prouvé, ce talent merveilleux de faire des révolutions sans le
voir, sans le vouloir et sans le savoir, en voulant faire autre chose ! ( On rit. —
Très bien! très bien!) Vous nous dites : Soyez tranquilles! Vous saisissez dans
vos mains, sans vous douter de ce que cela pèse, la France, la société, le pré-
sent, l'avenir, la civilisation, et vous les laissez tomber sur le pavé par mal-
adresse! Vous faites la guerre à l'abîme en vous y jetant tête baissée! {Long
mouvement. — M. d'Hautpoul rit.)
Eh bien! l'abîme ne s'ouvrira pas! {Sensation.) Le peuple ne sortira pas de
LE SUFFRAGE UNIVERSEL. • 209
son calme! Le peuple calme, c'est l'avenir sauvé. {A.pplaudissements à gauche.
— Kumeurs à droite. )
L'intelligente et généreuse population parisienne sait cela, voyez-vous, et,
je le dis sans comprendre que de telles paroles puissent éveiller des mur-
mures, Paris offrira ce grand et instructif spectacle que si le gouvernement
est révolutionnaire, le peuple sera conservateur. {Bravo! bravo! — Kires à
droite. )
Il a à conserver, en effet, ce peuple, non seulement l'avenir de la France,
mais l'avenir de toutes les nations ! il a à conserver le progrès humain dont la
France est l'âme, la démocratie dont la France est le foyer, et ce travail
magnifique que la France fait et qui, des hauteurs de la France, se répand
sur le monde, la civilisation par la liberté! {Explosion de bravos.) Oui, le
peuple sait cela, et quoi qu'on fasse, je le répète, il ne remuera pas. Lui qui
a la souveraineté, il saura aussi avoir la majesté. {Mouvement.) Il attendra,
impassible, que son jour, que le jour infaillible, que le jour légal se lève!
Comme il le fait déjà depuis huit mois, aux provocations quelles qu'elles
soient, aux agressions quelles qu'elles soient, il opposera la formidable tran-
quillité de la force, et il regardera, avec le sourire indigné et froid du
dédain, vos pauvres petites lois, si furieuses et si faibles, défier l'esprit du
siècle, défier le bon sens public, défier la démocratie, et enfoncer leurs mal-
heureux petits ongles dans le granit du suffrage universel! {A.cclamation pro-
longée a gauche.)
Messieurs, un dernier mot. J'ai essayé de caractériser la situation. Avant
de descendre de cette tribune, permettez-moi de caractériser la loi.
Cette loi, comme brandon révolutionnaire, les hommes du progrès pour-
raient la redouter j comme moyen électoral, ils la dédaignent.
Ce n'est pas qu'elle soit mal faite, au contraire. Tout inefficace qu'elle est
et qu'elle sera, c'est une loi savante, c'est une loi construite dans toutes les
règles de l'art. Je lui rends justice. Tenez, voyez, chaque détail est une
habileté. Passons, s'il vous plaît, ce'tte revue instructive. {Nouveaux rires. —
Très bien!)
A la simple résidence décrétée par la Constituante, elle substitue sournoi-
sement le domicile. Au lieu de six mois, elle écrit trois ans, et elle dit : C'est
la même chose. {Dénégations à droite.) À la place du principe de la perma-
nence des listes, nécessaire à la sincérité de l'élection, elle met, sans avoir
l'air d'y toucher {on rit), le principe de la permanence du domicile, attenta-
toire au droit de l'électeur. Sans en dire un mot, elle biffe l'article 104 du
code civil, qui n'exige pour la constatation du domicile qu'une simple décla-
ration, et elle remplace cet article 104 par le cens indirectement rétabli, et, à
défaut du cens, par une sorte d'assujettissement électoral mal déguisé de
ACTES BT PAXOLES. — I. I4
lurKiMcmi
210 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
l'ouvrier au patron, du serviteur au maître, du fils au père. Elle crée ainsi,
imprudence mêlée à tant d'habiletés, une sourde guerre entre le patron et
l'ouvrier, entre le domestique et le maître, et, chose coupable, entre le père
et le fils. {Mouvement. — Ceffvrai!)
Ce droit de suffrage, qui, je crois l'avoir démontré, fait partie de l'entité
du citoyen, ce droit de suffrage sans lequel le citoyen n'est pas, ce droit qui
fait plus que le suivre , qui s'incorpore à lui , qui respire dans sa poitrine , qui
coule dans ses veines avec son sang, qui va, vient et se meut avec lui, qui est
libre avec lui , qui naît avec lui pour ne mourir qu'avec lui , ce droit imper-
dable, essentiel, personnel, vivant, sacré {on rit à droite), ce droit, qui est le
souffle, la chair et l'âme d'un homme, votre loi le prend à l'homme et le
transporte à quoi? A la c]iose inanimée, au logis, au tas de pierres, au
numéro de la maison! Elle attache l'électeur à la glèbe! {Bravos à gauche, —
Murmures à droite, )
Je continue :
Elle entreprend, elle accomplit, comme la chose la plus simple du
monde, cette énormité, de faire supprimer par le mandataire le titre du
mandant. {Mouvement.) Quoi encore.? Elle chasse de la cité légale des classes
entières de citoyens, elle proscrit en masse de certaines professions libérales,
les artistes dramatiques, par exemple, que l'exercice de leur art contraint à
changer de résidence à peu près tous les ans.
À DROITE. — Les comédiens dehors! Eh bien! tant mieux.
M, Victor Hugo. — - Je constate, et le Moniteur constatera que, lorsque
j'ai déploré l'exclusion d'une classe de citoyens digne entre toutes d'estime et
d'intérêt, de ce côté on a ri et on a dit : Tant mieux!
A DROITE. — - Oui! oui!
M. Th. Bac. — C'est l'excommunication qui revient. Vos pères jeuient
les comédiens hors de l'église, vous faites mieux, vous les jetez hors de la
société. ( Très bien! a gauche, )
A DROITE. — ' Oui ! oui !
M. Victor Hugo. — Passons. Je continue l'examen de votre loi. Elle
assimile, elle identifie l'homme condamné pour délit commun et l'écrivain
frappé pour délit de presse. {A droite ; EUe fait bien!) Elle les confond dans la
même indignité et dans la même exclusion. {A droite : Elle a raison!) De telle
sorte que si Voltaire vivait, comme le présent système, qui cache sous un
masque d'austérité transparente son intolérance religieuse et son intolérance
politique {mouvement) .y ferait certainement condamner Voltaire pour offense à
la morale publique et religieuse ,.. {A droite : Oui! oui! et l'en ferait très bien!. , .
■ — M. Thiers et M. de Montalembert s'agitent sur leur banc. )
M. Th. Bac. — Et Béranger! il serait indigne)
LE SUFFRAGE UNIVERSEL. 211
Autres voix. — Et M. Michel Chevalier!
M. Victor Hugo. — Je n'ai voulu citer aucun vivant. J'ai pris un des
plus grands et des plus illustres noms qui soient parmi les peuples, un nom
qui est une gloire de la France, et je vous dis : Voltaire tomberait sous votre
loi, et vous auriez sur la liste des exclusions et des indignités le repris de
justice Voltaire. [Long mouvement.)
À droite. — Et ce serait très bien! {Inexprimable a^tation sur tous les
bancs. )
M. Victor Hugo reprend : — Ce serait très bien, n'est-ce pas.^* Oui, vous
auriez sur vos listes d'exclus et d'indignes le repris de justice Voltaire {nouveau
mouvement)., ce qui ferait grand plaisir à Loyola! {A.pplaudmements a gauche et
lon^ éclats de rire. )
Que vous dirai-je.'^ Cette loi construit, avec une adresse funeste, tout un
système de formalités et de délais qui entraînent des déchéances. Elle est
pleine de pièges et de trappes où se perdra le droit de trois millions
d'hommes! [IJive sensation.) Messieurs, cette loi viole, ceci résume tout, ce
qui est antérieur et supérieur à la Constitution, la souveraineté de la nation.
[Bravos à gauche. )
Contrairement au texte formel de l'article 25 de cette Constitution, elle
attribue à une fraction du peuple l'exercice de la souveraineté qui n'appar-
tient qu'à l'universalité des citoyens, et elle fait gouverner féodalement trois
millions d'exclus par six millions de privilégiés. Elle institue des ilotes [mou-
vement)., fait monstrueux! Enfin, par une hypocrisie qui est en même temps
une suprênie ironie, et qui, du reste, complète admirablement l'ensemble
des sincérités régnantes, lesquelles appellent les proscriptions romaines amnis-
ties, et la servitude de l'enseignement liberté [Bravo.'), cette loi continue de
donner à ce suffrage restreint, à ce suffrage mutilé, à ce suffrage privilégié,
à ce suffrage des domiciliés, le norn de suffrage universel! Ainsi, ce que
nous discutons en ce moment, ce que je discute, moi, à cette tribune, c'est
la loi du suffrage universel! Messieurs, cette loi, je ne dirai pas, à Dieu ne
plaise! que c'est Tartuffe qui l'a faite, mais j'affirme que c'est Escobar qui l'a
baptisée, ['^ifi applaudissements et hilarité sur tous les bancs. )
Eh bien! j'y insiste : avec toute cette complication de finesses, avec tout
cet enchevêtrement de pièges, avec tout cet entassement de ruses, avec tout
cet échafaudage de combinaisons et d'expédients, savez-vous si, par impos-
sible, elle est jamais appliquée, quel sera le résultat de cette loi.'' Néant.
[Sensation.)
Néant pour vous qui la faites. [Ji droite : C'dl notre affaire!)
C'est que, comme je vous le disais tput à l'heure, votre projet de loi est
212 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
téméraire, violent, monstrueux, mais il est chétif. Rien n'égale son audace,
si ce n'est son impuissance. ( Oui! c'eB vrai!)
Ah! s'il ne faisait pas courir à la paix publique l'immense risque que je
viens de signaler à cette grande Assemblée, je vous dirais : Mon Dieu! qu'on
le vote ! il ne pourra rien et il ne fera rien. Les électeurs maintenus venge-
ront les électeurs supprimés. La réaction aura recruté pour l'opposition.
Comptez-y. Le souverain mutilé sera un souverain indigné. ( IJive approbation
à gauche.)
Allez, faites! retranchez trois millions d'électeurs, retranchez-en quatre,
retranchez-en huit millions sur neuf. Fort bien! Le résultat sera le même
pour vous, sinon pire. {Oui! oui!) Ce que vous ne retrancherez pas, ce sont
vos fautes {mouvement) -^ ce sont tous les contre-sens de votre politique de
compressions c'est votre incapacité fatale {rires au banc des ministres)-, c'est
votre ignorance du pays actuel j c'est l'antipathie qu'il vous inspire et l'anti-
pathie que vous lui inspirez. {Nouveau mouvement.) Ce que vous ne retran-
cherez pas, c'est le temps qui marche, c'est l'heure qui sonne, c'est la terre
qui tourne, c'est le mouvement ascendant des idées, c'est la progression
décroissante des préjugés, c'est l'écartement de plus en plus pro/ond entre le
siècle et vous, entre les jeunes générations et vous, entre l'esprit de liberté et
vous, entre l'esprit de philosophie et vous. {Très bien! très bien!)
Ce que vous ne retrancherez pas, c'est ce fait invincible, que, pendant
que vous allez d'un côté, la nation va de l'autre, que ce qui est pour vous
l'orient est pour elle le couchant, et que vous tournez le dos à l'avenir, tandis
que ce grand peuple de France, la face tout inondée de lumière par l'aube
de l'humanité nouvelle qui se lève, tourne le dos au passé! {Explosion de
bravos à gauche. — Kires à droite. )
Tenez, faites-en votre sacrifice! que cela vous plaise ou non, le passé est
le passé. {Bravos.) Essayez de raccommoder ses vieux essieux et ses vieilles
roues, attelez-y dix-sept hommes d'état si vous voulez. {Kire universel.) Dix-
sept hommes d'état de renfort! {Nouveaux rires prolongés.) Traînez-le au grand
jour du temps présent, eh bien! quoi! ce sera toujours le passé! On verra
mieux sa décrépitude, voilà tout. {Kires et applaudissements à gauche. — Mur-
mures à droite. )
Je me résume et je finis :
Messieurs, cette loi est invalide, cette loi est nulle, cette loi est morte
même avant d'être née. Et savez-vous ce qui la tue.'* C'est qu'elle ment!
{Profonde sensation.) C'est qu'elle est hypocrite dans le pays de la franchise,
c'est qu'elle est déloyale dans le pays de l'honnêteté ! C'est qu'elle n'est pas
juste, c'est qu'elle n'est pas vraie, c'est qu'elle cherche en vain à créer une
fausse justice et une fausse vérité sociales! Il n'y a pas deux justices et deux
LE SUFFRAGE UNIVERSEL. 213
vérités : il n'y a qu'une justice, celle qui sort de la conscience, et il n'y a
qu'une vérité, celle qui vient de Dieu! Hommes qui nous gouvernez, savez-
vous ce qui tue votre loi? C'est qu'au moment où elle vient furtivement
dérober le bulletin, voler la souveraineté dans la poche du faible et du
pauvre, elle rencontre le regard sévère, le regard terrible de la probité natio-
nale ! lumière foudroyante sous laquelle votre œuvre de ténèbres s'évanouit.
( Mouvement prolongé. )
Tenez, prenez-en votre parti. Au fond de la conscience de tout citoyen,
du plus humble comme du plus grand, au fond de l'âme — j'accepte vos
expressions — du dernier mendiant, du dernier vagabond, il y a un senti-
ment sublime, sacré, indestructible, incorruptible, éternel, le droit! {sensa-
tion) ce sentiment, qui est l'élément de la raison de l'homme j ce sentiment,
qui est le granit de la conscience humaine, le droit, voilà le rocher sur lequel
viennent échouer et se briser les iniquités, les hypocrisies, les mauvais des-
seins, les mauvaises lois, les mauvais gouvernements! Voilà l'obstacle caché,
invisible, obscurément perdu au plus profond des esprits, mais incessamment
présent et debout, auquel vous vous heurterez toujours, et que vous n'userez
jamais, quoi que vous fassiez! [Non! non!) Je vous le dis, vous perdez vos
peines. Vous ne le déracinerez pas! vous ne l'ébranlerez pas! Vous arracheriez
plutôt recueil du fond de la mer que le droit du cœur du peuple! {acclama-
tions à gauche.)
Je vote contre le projet de loi. {La séance eB suspendue au milieu d'une inexpri-
mable agitation. )
214 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
VII
RÉPLIQUE A M. DE MONTALEMBERT.
23 mai 1850.
M. Victor Hugo. — ■ Je demande la parole pour un fait personnel.
{Mouvement^
M. LE p>\ÉsiDENT. — M. Victor Hugo a la parole.
M. ViCTOK. Hugo, a la tribune. {Profond silence.)
— Messieurs, dans des circonstances graves comme celles que nous tra-
versons, les questions personnelles ne sont bonnes, selon moi, qu'à faire
perdre du temps aux assemblées, et si trois honorables orateurs, M. Jules de
Lasteyrie, un deuxième dont le nom m'échappe {on rit à gauche ; tous les
regards se portent sur M. Béchard), et M. de Montalembert, n'avaient pas tous
les trois , l'un après l'autre , dirigé contre moi , avec une persistance singulière,
la même étrange allégation, je ne serais certes pas monté à cette tribune.
J'y monte en ce moment pour n'y dire qu'un mot. Je laisse de côté les
attaques passionnées qui m'ont fait sourire. L'honorable général Cavaignac
a dit noblement hier qu'il dédaignait de certains éloges ; je dédaigne, moi,
de certaines injures {sensation), et je vais purement et simplement au fait.
L'honorable M. de Lasteyrie a dit, et les deux honorables orateurs ont
répété après lui, avec des formes variées, que j'avais glorifié plus d'un pou-
voir, et que par conséquent mes opinions étaient mobiles, et que j'étais
aujourd'hui en contradiction avec moi-même.
Si mes honorables adversaires entendent faire allusion par là aux vers
royalistes, inspirés du reste par le sentiment le plus candide et le plus pur,
que j'ai faits dans mon adolescence, dans mon enfance même, quelques-uns
avant l'âge de quinze ans, ce n'est qu'une puérilité, et je n'y réponds pas.
{Mouvement.) Mais si c'est aux opinions de l'homme qu'ils s'adressent, et non
à celles de l'enfant ( Très bien ! à gauche. — Rires à droite) , voici ma réponse
{Ecouteur ! écoute'/ !) :
Je vous livre à tous, à tous mes adversaires, soit dans cette Assemblée,
soit hors de cette Assemblée, je vous livre, depuis l'année 1827, époque où
j'ai eu l'âge d'homme, je vous livre tout ce que j'ai écrit, vers ou prose j
je vous livre tout ce que j'ai dit à toutes les tribunes, non seulement à
RÉPLIQUE À M. DE MONTALEMBERT. 215
rAssemblée législative, mais à l'Assemblée constituante, mais aux réunions
électorales, mais à la tribune de l'institut, mais à la tribune de la Chambre
des pairs. {Mouvement.)
Je vous livre, depuis cette époque, tout ce que j'ai écrit partout où j*ai
écrit, tout ce que j'ai dit partout où j'ai parlé, je vous livre tout, sans rien
retrancher, sans rien réserver, et je vous porte à tous, du haut de cette
tribune, le défi de trouver dans tout cela, dans ces vingt-trois années de
l'âme, de la vie et de la conscience d'un homme, toutes grandes ouvertes
devant vous, une page, une ligne, un mot, qui, sur quelque question de
principes que ce soit, me mette en contradiction avec ce que je dis et avec
ce que je suis aujourd'hui ! {Bravo ! bravo ! — Mouvement prolonge.)
Explorez, fouillez, cherchez, je vous ouvre tout, je vous livre tout;
imprimez mes anciennes opinions en regard de mes nouvelles, je vous en
défie. {Nouveau mouvement.)
Si ce défi n'est pas relevé, si vous reculez devant ce défi, je le dis et je le
déclare une fois pour toutes, je ne répondrai plus à cette nature d'attaques
que par un profond dédain, et je les livrerai à la conscience publique, qui
est mon juge et le vôtre! {Acclamations à gauche.)
M. de Montalembert a dit, — en vérité j'éprouve quelque pudeur à
répéter de telles paroles, — il a dit que j'avais flatté toutes les causes et que je
les avais toutes reniées. Je le somme de venir dire ici quelles sont les causes
que j'ai flattées et quelles sont les causes que j'ai reniées.
Est-ce Charles X dont j'ai honoré l'exil au moment de sa chute, en 1830,
et dont j'ai honoré la tombe après sa mort, en 1836 ? {Sensation.)
Voix X droite. — Antithèse !
M. Victor. Hugo. — Est-ce madame la duchesse de Berry, dont j'ai
flétri le vendeur et condamné l'acheteur } { Triple salve d'applaudissements à
gauche. Tous les jeux se tournent vêts M. Thiers.)
M. LB PRÉSIDENT, s' adressant à la gauche. — Maintenant vous êtes satisfaits}
faites silence. {Exclamations a gauche.)
M. Victor Hugo. — M. Dupin, vous n'avez pas dit cela à la droite
hier, quand elle applaudissait.
M. LE président. — Vous trouvez mauvais quand on rit, mais vous
trouvez bon quand on applaudit. L'un et l'autre sont conttaires au règlement.
{Les applaudissements de la gauche redoublent.)
M. DE LA MosKOWA. — Monsieur le président, rappelez-vous le principe
de la libre défense des accusés.
M. Victor Hugo. — Je continue l'examen des causes que j'ai flattées et
que j'ai reniées.
Est-ce Napoléon, pour la famille duquel j'ai demandé la rentrée sur le
2l6 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
sol de la patrie, au sein de la Chambre des pairs, contre des amis actuels de
M. de Montalembert, que je ne veux pas nommer, et qui, tout couverts
des bienfaits de l'empereur, levaient la main contre le nom de l'empereur ?
(Tous les regards cherchent M. de Montebello.)
Est-ce, enfin, madame la duchesse d'Orléans dont j'ai, l'un des derniers,
le dernier peut-être, sur la place de la Bastille, le 24 février, à deux heures
de l'après-midi, en présence de trente mille hommes du peuple armés, pro-
clamé la régence, parce que je me souvenais de mon serment de pair de
France ? {Mouvement.) Messieurs, je suis en effet un homme étrange, je n'ai
prêté dans ma vie qu'un serment, et je l'ai tenu ! [Très bien! très bien!)
Il est vrai que depuis que la République est établie, je n'ai pas conspiré
contre la République : est-ce là ce qu'on me reproche? {Applaudissements à
gauche.)
Messieurs, je dirai à l'honorable M. de Montalembert : Dites donc quelles
sont les causes que j'ai reniées j et, quant à vous, je ne dirai pas quelles sont
les causes que vous avez flattées et que vous avez reniées, parce que je ne
me sers pas légèrement de ces mots-là. Mais je vous dirai quels sont les dra-
peaux que vous avez, tristement pour vous, abandonnés. Il y en a deux :
le drapeau de la Pologne et le drapeau de la liberté, {ji gauche : Très bien !
très bien !)
M. Jules de Lasteyrie. — Le drapeau de la Pologne, nous l'avons aban-
donné le 15 mai.
M. Victor Hugo. — Un dernier mot.
L'honorable M. de Montalembert m'a reproché hier amèrement le crime
d'absence. Je lui réponds : — Oui, quand je serai épuisé de fatigue par une
heure et demie de luttes contre MM. les interrupteurs ordinaires de la majo-
rité {cris à droite), qui recommencent, comme vous voyez! {Rires à gauche.)
Quand j'aurai la voix éteinte et brisée, quand je ne pourrai plus pro-
noncer une parole, et vous voyez que c'est à peine si je puis parler aujourd'hui
{la voix de l'orateur eB, en effet , visiblement altérée) j quand je jugerai que ma
présence muette n'est pas nécessaire à l'Assemblée} surtout quand il ne
s'agira que de luttes personnelles , quand il ne s'agira que de vous et de moi ,
oui, monsieur de Montalembert, je pourrai vous laisser la satisfaction de
me foudroyer à votre aise, moi absent, et je me reposerai pendant ce
temps-là. {Longs éclats de rire à gauche et applaudissements.) Oui, je pourrai
n'être pas présent ! Mais attaquez, par votre politique, vous et le parti clérical
{mouvement), attaquez les nationalités opprimées, la Hongrie suppliciée,
l'Italie garrottée, Rome crucifiée {profonde sensation); attaquez le génie de la
France par votre loi d'enseignement} attaquez le progrès humain par votre
loi de déportation } attaquez le suffrage universel par votre loi de mutilation }
RÉPLIQUE À M. DE MONTALEMBERT. 21/
attaquez la souveraineté du peuple, attaquez la démocratie, attaquez la
liberté, et vous verrez, ces jours-là, si je suis absent!
{Explosion de bravos. — U orateur, en descendant de la tribune, eH entouré d'une
foule de membres qui le félicitent, et regagne sa place, suivi par les applaudissements de
toute la gauche. — La séance eH un moment suspendue.)
2l8 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
VIII
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE (0.
9 juillet 1850.
Messieurs, quoique les vérités fondamentales, qui sont la base de toute
démocratie, et en particulier de la grande démocratie française, aient reçu
le 31 mai dernier une grave atteinte, comme l'avenir n'est jamais fermé, il
est toujours temps de les rappeler à une assemblée législative. Ces vérités,
selon moi , les voici :
La souveraineté du peuple, le suffrage universel, la liberté de la presse,
sont trois choses identiques, ou, pour mieux dire, c'est la même chose sous
trois noms différents. A elles trois, elles constituent notre droit public tout
entier j la première en est le principe, la seconde en est le mode, la troisième
en est le verbe. La souveraineté du peuple, c'est la nation à l'état abstrait,
c'est l'âme du pays. Elle se manifeste sous deux formes : d'une main, elle
écrit, c'est la liberté de la presse j de l'autre, elle vote, c'est le suffrage
universel.
Ces trois choses, ces trois faits, ces trois principes, liés d'une solidarité
essentielle, faisant chacun leur fonction, la souveraineté du peuple vivifiant,
le suffrage universel gouvernant, la presse éclairant, se confondent dans une
étroite et indissoluble unité, et cette unité, c'est la République.
Et voyez comme toutes les vérités se retrouvent et se rencontrent, parce
qu'ayant le même point de départ elles ont nécessairement le même point
d'arrivée! La souveraineté du peuple crée la liberté, le suffrage universel
crée l'égalité, la presse, qui fait le jour dans les esprits, crée la fraternité.
Partout où ces trois principes, souveraineté du peuple, suffrage universel,
''' Depuis le 24 février 1848, les journaux étaient affranchis de l'impôt du timbre.
Dans l'espoir de tuer, sous une loi d'impôt, la presse républicaine, M. Louis Bonaparte fit
présenter à l'Assemblée une loi fiscale, qui rétablissait le timbre sur les feuilles périodiques.
Une entente cordiale, scellée par la loi du 31 mai, régnait alors entre le président de la répu-
blique et la majorité de la Législative. La commission nommée par la droite donna un assen-
timent complet à la loi proposée.
Sous l'apparence d'une simple disposition fiscale, le projet soulevait la grande question de la
liberté de la presse.
Il appartenait au penseur, à l'écrivain, au pobtc de prendre la parole dans cette discussion, de
la dégager de ce qu'elle paraissait avoir d'exclusivement fiscal, pour porter le débat sur son
véritable terrain, le droit qui appartient à tout citoyen d'émettre librement ses idées.
C'est l'époque où M. Rouher disait : la catastrophe de février. (Note de l'Editioft de i8j^, sauf la
dernière ligne ajoutée en iSjj.)
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 219
liberté de la presse, existent dans leur puissance et dans leur plénitude, la
république existe , même sous le mot monarchie. Là où ces trois principes sont
amoindris dans leur développement, opprimés dans leur action, méconnus
dans leur solidarité, contestés dans leur majesté, il y a monarchie ou
oligarchie, même sous le mot république.
Et c'est alors, comme rien n'est plus dans l'ordre, qu'on peut voir ce
phénomène monstrueux d'un gouvernement renié par ses propres fonction-
naires. Or, d'être renié à être trahi il n'y a qu'un pas.
Et c'est alors que les plus fermes cœurs se prennent à douter des révo-
lutions, ces grands événements maladroits qui font sortir de l'ombre en
même temps de si hautes idées et de si petits hommes ! [applaudissements) des
révolutions, que nous proclamons des bienfaits quand nous voyons leurs
principes, mais qu'on peut, certes, appeler des catastrophes quand on voit
leurs ministres ! (acclamations.)
Je reviens, messieurs, à ce que je disais.
Prenons-y garde et ne l'oublions jamais, nous législateurs, ces trois prin-
cipes, peuple souverain, suffrage universel, presse libre, vivent d'une vie
commune. Aussi voyez comme ils se défendent réciproquement ! La liberté
de la presse est-elle en péril, le suffrage universel se lève et la protège. Le
suffrage universel est-il menacé, la presse accourt et le défend. Messieurs,
toute atteinte à la liberté de la presse, toute atteinte au suffrage universel est
un attentat contre la souveraineté nationale. La liberté mutilée, c'est la sou-
veraineté paralysée. La souveraineté du peuple n'est pas, si elle ne peut agir
et si elle ne peut parler. Or, entraver le suffrage universel, c'est lui ôter
l'action ; entraver la liberté de la presse, c'est lui ôter la parole.
Eh bien, messieurs, la première moitié de cette entreprise redoutable a
été faite le 31 mai dernier. On veut aujourd'hui faire la seconde. Tel est le
but de la loi proposée. C'est le procès de la souveraineté du peuple qui
s'instruit, qui se poursuit et qu'on veut mènera fin. (Oui! oui! ceHcela!) Il
m'est impossible, pour ma part, de ne pas avertir l'Assemblée.
Messieurs, je l'avouerai, j'ai cru un moment que le cabinet renoncerait à
cette loi.
Il me semblait, en effet, que la liberté de la presse était déjà toute livrée
au gouvernement. La jurisprudence aidant, on avait contre la pensée tout
un arsenal d'armes parfaitement inconstitutionnelles, c'est vrai, mais parfai-
tement légales. Que pouvait-on désirer de plus et de mieux ? La liberté de
la presse n'était-elle pas saisie au collet par des sergents de ville dans la per-
sonne du colporteur } traquée dans la personne du crieur et de l'afficheur }
mise à l'amende dans la personne du vendeur ? persécutée dans la personne
du libraire .? destituée dans la personne de l'imprimeur .? emprisonnée dans
220 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
la personne du gérant ? Il ne lui manquait qu'une chose , malheureusement
notre siècle incroyant se refuse à ce genre de spectacles utiles, c'était d'être
brûlée vive en place publique, sur un bon bûcher orthodoxe, dans la per-
sonne de l'écrivain. [Exclamations à droite. — IJive approbation à gauche).
Mais cela pouvait venir. (Kire approbatif à gauche.)
Voyez, messieurs, où nous en étions, et comme c'était bien arrangé! De
la loi des brevets d'imprimerie, sainement comprise, on faisait une muraille
entre le journaliste et l'imprimeur. Écrivez votre journal, soitj on ne l'im-
primera pas. De la loi sur le colportage, dûment interprétée, on faisait une
muraille entre le journal et le public. Imprimez votre journal, soitj on ne
le distribuera pas. ( Très bien !)
Entre ces deux murailles, double enceinte construite autour de la pensée,
on disait à la presse : Tu es libre ! {On rit.) Ce qui ajoutait aux satisfactions
de l'arbitraire les joies de l'ironie. [Nouveaux rires.)
Quelle admirable loi en particulier que cette loi des brevets d'imprimeur !
Les hommes opiniâtres qui veulent absolument que les constitutions aient
un sens, qu'elles portent un fruit, et qu'elles contiennent une logique quel-
conque, ces hommes-là se figuraient que cette loi de 1814 était virtuellement
abolie par l'article 8 de la Constitution, qui proclame ou qui a l'air de pro-
clamer la liberté de la presse. Ils se disaient, avec Benjamin Constant, avec
M. Eusèbe Salverte, avec M. Firmin Didot, avec l'honorable M. de Tracy,
que cette loi des brevets était désormais un non-sens 5 que la liberté d'écrire,
c'était la liberté d'imprimer, ou ce n'était rien j qu'en affranchissant la pensée,
l'esprit de progrès avait nécessairement affranchi du même coup tous les pro-
cédés matériels dont elle se sert, l'encrier dans le cabinet de l'écrivain, la
mécanique dans l'atelier de l'imprimeur $ que, sans cela, ce prétendu affran-
chissement de la pensée serait une dérision. Ils se disaient que toutes les
manières de mettre l'encre en contact avec le papier appartiennent à la
liberté} que l'écritoire et la presse, c'est la même chose } que la presse, après
tout, n'est que l'écritoire élevée à sa plus haute puissance} ils se disaient que
la pensée a été créée par Dieu pour s'envoler libre en sortant du cerveau de
l'homme, et que les presses ne font que lui donner ce million d'ailes dont
parle l'Écriture. Dieu l'a faite aigle, et Gutenberg l'a faite légion. [Applaudis-
sements.) Que si cela est un malheur, il faut s'y résigner} car, au dix-neuvième
siècle, il n'y a plus pour les sociétés humaines d'autre air respirable que la
liberté. Ils se disaient enfin, ces hommes obstinés, que, dans un temps qui
doit être une époque d'enseignement universel, que, pour le citoyen d'un
pays vraiment libre, — à la seule condition de mettre à son œuvre la marque
d'origine, — avoir une idée dans son cerveau, avoir une écritoire sur sa table,
avoir une presse dans sa maison, c'étaient là trois droits identiques} que nier
LA LIBERTE DE LA PRESSE. 221
l'un , c'était nier les deux autres j que sans doute tous les droits s'exercent sous
la réserve de se conformer aux lois, mais que les lois doivent être les tutrices
et non les geôlières de la liberté. {Uive approbation à gauche.)
Voilà ce que se disaient les hommes qui ont cette infirmité de s'entêter
aux principes, et qui exigent que les institutions d'un pays soient logiques et
vraies. Mais, si j'en crois les lois que vous votez, j'ai bien peur que la vérité
ne soit une démagogue, que la logique ne soit une rouge {rires), et que ce
ne soient là des opinions et un langage d'anarchistes et de factieux.
Voyez en regard le système contraire ! Comme tout s'y enchaîne et s'y
tient ! Quelle bonne loi, j'y insiste, que cette loi des brevets d'imprimeur,
entendue comme on l'entend, et pratiquée comme on la pratique ! Quelle
excellente chose que de proclamer en même temps la liberté de l'ouvrier et
la servitude de l'outil, de dire : La plume est à l'écrivain, mais l'écritoire est
à la police 5 la presse est libre, mais l'imprimerie est esclave !
Et, dans l'application, quels beaux résultats ! quels phénomènes d'équité !
Jugez-en. Voici un exemple :
Il y a un an, le 13 juin, une imprimerie est saccagée. {Mouvement d'atten-
tion.) Par qui .? Je ne l'examine pas en ce moment, je cherche plutôt à atté-
nuer le fait qu'à l'aggraver j il y a eu deux imprimeries visitées de cette façon j
mais pour l'instant je me borne à une seule. Une imprimerie donc est mise
à sac, dévastée, ravagée de fond en comble.
Une commission, nommée par le gouvernement, commission dont
l'homme qui vous parle était membre, vérifie les faits, entend des rapports
d'experts, déclare qu'il y a lieu à indemnité, et propose, si je ne me trompe,
pour cette imprimerie spécialement, un chiffre de 75.000 francs. La décision
réparatrice se fait attendre. Au bout d'un an, l'imprimeur victime du désastre
reçoit enfin une lettre du ministre. Que lui apporte cette lettre } L'allocation
de son indemnité .f* Non, le retrait de son brevet.
Admirez ceci, messieurs ! Des furieux dévastent une imprimerie. Com-
pensation : le gouvernement ruine l'imprimeur. {Nouveau mouvement. — £«
ce moment ï orateur s'interrompt. Il eH très pale et semble souffrant. On lui crie de
toutes parts : repose^r-vom ! M. de Larochejaquelein lui passe un flacon. Il le retire j
et reprend au bout de quelques inHants.)
Est-ce que tout cela n'était pas merveilleux ? Est-ce qu'il ne se dégageait
pas, de l'ensemble de tous ces moyens d'action placés dans la main du pou-
voir, toute l'intimidation possible } Est-ce que tout n'était pas épuisé là en
fait d'arbitraire et de tyrannie, et y avait-il quelque chose au delà ,?
Oui, il y avait cette loi.
Messieurs, je l'avoue, il m'est difficile de parler avec sang-froid de ce
projet de loi. Je ne suis rien, moi, qu'un homme accoutumé, depuis qu'il
111 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
existe, à tout devoir à cette sainte et laborieuse liberté de la pensée, et,
quand je lis cet inqualifiable projet de loi, il me semble que je vois frapper
ma mère. {Mouvement)
Je vais essayer pourtant d'analyser cette loi froidement.
Ce projet, messieurs, c'est là son caractère, cherche à faire obstacle de
toutes parts à la pensée. Il fait peser sur la presse politique, outre le caution-
nement ordinaire, un cautionnement d'un nouveau genre, le cautionnement
éventuel, le cautionnement discrétionnaire, le cautionnement de bon plaisir
{rires et bravos), lequel, à la fantaisie du ministère public, pourra brusque-
ment s'élever à des sommes monstrueuses, exigibles dans les trois jours. Au
rebours de toutes les règles du droit criminel, qui présume toujours l'inno-
cence, ce projet présume la culpabilité, et il condamne d'avance à la ruine
un journal qui n'est pas encore jugé. Au moment où la feuille incriminée
franchit le passage de la chambre d'accusation à la salle des assises, le cau-
tionnement éventuel est là comme une sorte de muet aposté qui l'étrangle
entre les deux portes. {Sensation profonde.) Puis, quand le journal est mort, il
le jette aux jurés, et leur dit : Jugez-le ! {Très bien!)
Ce projet favorise une presse aux dépens de l'autre, et met cyniquement
deux poids et deux mesures dans la main de la loi.
En dehors de la politique, ce projet fait ce qu'il peut pour diminuer la
gloire et la lumière de la France. Il ajoute des impossibilités matérielles, des
impossibilités d'argent, aux difficultés innombrables déjà qui gênent en
France la production et l'avènement des talents. Si Pascal, si La Fontaine, si
Montesquieu, si Voltaire, si Diderot, si Jean-Jacques, sont vivants, il les
assujettit au timbre. Il n'est pas une page illustre qu'il ne fasse salir par le
timbre. Messieurs, ce projet, quelle honte ! pose la griffe malpropre du fisc
sur la littérature ! sur les beaux livres I sur les chefs-d'œuvre ! Ah ! ces beaux
livres, au siècle dernier, le bourreau les brûlait, mais il ne les tachait pas. Ce
n'était plus que de la cendre j mais cette cendre immortelle, le vent venait
la chercher sur les marches du palais de justice, et il l'emportait, et il la jetait
dans toutes les âmes, comme une semence de vie et de liberté 1 {Mouvement
prolongé.)
Désormais les livres ne seront plus brûlés, mais marqués. Passons.
Sous peine d'amendes folles, d'amendes dont le chiffre, calculé par le
Journal des Débats lui-même, peut varier de 2.500.000 francs à 10 millions
pour une seule contravention {violentes dénégations au banc de la commission et au
banc des ministres); je vous répète que ce sont les calculs mêmes du Journal des
Débats, que vous pouvez les retrouver dans la pétition des libraires, et que ces
calculs, les voici. {U orateur montre un papier qu'il tient à la main.) Cela n'est
pas croyable , mais cela est ! — Sous la menace de ces amendes extravagantes
LA LIBERTE DE LA PRESSE. 223
{nouvelles dénégations au banc de la commission : — IJous calomnie'^ la loi), ce
projet condamne au timbre toute édition publiée par livraisons, quelle
qu'elle soit, de quelque ouvrage que ce soit, de quelque auteur que ce soit,
mort ou vivant; en d'autres termes, il tue la librairie. Entendons-nous, ce
n'est que la librairie française qu'il tue, car, du contre-coup, il enrichit la
librairie belge. Il met sur le pavé notre imprimerie, notre librairie, notre
fonderie, notre papeterie, il détruit nos ateliers, nos manufactures, nos
usines j mais il fait les affaires de la contrefaçon; il ôte à nos ouvriers leur
pain et il le jette aux ouvriers étrangers. {Sensation profonde.)
Je continue.
Ce projet, tout empreint de certaines rancunes, timbre toutes les pièces
de théâtre sans exception. Corneille aussi bien que Molière. Il se venge du
Tartuffe sur PolyeuBe. { Kires et applaudissements, )
Oui, remarquez-le bien, j'y insiste, il n'est pas moins hostile à la produc-
tion littéraire qu'à la polémique politique, et c'est là ce qui lui donne son
cachet de loi cléricale. Il poursuit le théâtre autant que le journal, et il vou-
drait briser dans la main de Beaumarchais le miroir où Basile s'est reconnu.
{Bravos à gauche.)
Je poursuis.
Il n'est pas moins maladroit que malfaisant. Il supprime d'un coup, à
Paris seulement, environ trois cents recueils spéciaux, inoifensifs et utiles,
qui poussaient les esprits vers les études sereines et calmantes. {Oeuvrai !
c'eH vrai !)
Enfin, ce qui complète et couronne tous ces actes de lèse-civilisation, il
rend impossible cette presse populaire des petits livres, qui est le pain à bon
marché des intelligences. {Bravo ! à gauche. — ^ droite : Plus de petits livres l
tant mieux! tant mieux!)
En revanche, il crée un privilège de circulation au profit de cette misé-
rable coterie ultramontaine à laquelle est livrée désormais l'instruction
publique. {Oui! oui!) Montesquieu sera entravé, mais le père Loriquet
sera libre.
Messieurs, la haine pour l'intelligence, c'est là le fond de ce projet. Il se
crispe, comme une main d'enfant en colère, sur quoi.'' Sur la pensée du
publiciste, sur la pensée du philosophe, sur la pensée du pocte, sur le génie
de la France, {Bravo! bravo î)
Ainsi, la pensée et la presse opprimées sous toutes les formes, le journal
traqué, le livre persécuté, le théâtre suspect, la littérature suspecte, les
talents suspects, la plume brisée entre les doigts de l'écrivain, la librairie
tuée , dix ou douze grandes industries nationales détruites , la France sacrifiée
à l'étranger, la contrefaçon belge protégée, le pain ôté aux ouvriers, le livre
224 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
ôté aux intelligences, le privilège de lire vendu aux riches et retiré aux
pauvres {mouvement)^ l'éteignoir posé sur tous les flambeaux du peuple, les
masses arrêtées, chose impie ! dans leur ascension vers la lumière, toute jus-
tice violée, le jury destitué et remplacé par les chambres d'accusation, la
confiscation rétablie par l'énormité des amendes, la condamnation et l'exé-
cution avant le jugement, voilà ce projet ! [Longue acclamation.)
Je ne le qualifie pas, je le raconte. Si j'avais à le caractériser, je le ferais
d'un mot : c'est tout le bûcher possible aujourd'hui. {Mouvement — Protes-
tations a droite.)
Messieurs, après trente-cinq années d'éducation du pays par la liberté de
la presse; alors qu'il est démontré par l'éclatant exemple des États-Unis, de
l'Angleterre et de la Belgique, que la presse libre est tout à la fois le plus
évident symptôme et l'élément le plus certain de la paix publique j après
trente-cinq années, dis-je, de possession de la liberté de la presse; après trois
siècles de toute-puissance intellectuelle et littéraire, c'est là que nous en
sommes! Les expressions me manquent, toutes les inventions de la restau-
ration sont dépassées; en présence d'un projet pareil, les lois de censure sont
de la clémence, la loi de jmtice et d'amour est un bienfait : je demande qu'on
élève une statue à M. de Peyronnet ! {Kires et bravos à gauche. — Murmures à
droite.)
Ne vous méprenez pas! ceci n'est pas une injure, c'est un hommage.
M. de Peyronnet a été laissé en arrière de bien loin par ceux qui ont signé
sa condamnation, de même que M. Guizot a été bien dépassé par ceux qui
l'ont mis en accusation. {Ouij c'eftvrai ! à gauche.) M. de Peyronnet, dans cette
enceinte, je lui rends cette justice, et je n'en doute pas, voterait contre cette
loi avec indignation, et, quant à M. Guizot, dont le grand talent honorerait
toutes les assemblées, si jamais il fait partie de celle-ci, ce sera lui, je l'espère,
qui déposera sur cette tribune l'acte d'accusation de M. Baroche. {A.cclamation
prolongée^
Je reprends.
Voilà donc ce projet, messieurs, et vous appelez cela une loi! Non! ce
n'est pas là une loi ! Non ! et j'en prends à témoin l'honnêteté des con-
sciences qui m'écoutent, ce ne sera jamais là une loi de mon pays ! C'est trop,
c'est décidément trop de choses mauvaises et trop de choses funestes ! Non !
non! cette robe de jésuite jetée sur tant d'iniquités, vous ne nous la ferez
pas prendre pour la robe de la loi ! (Bravos.)
Voulez-vous que je vous dise ce que c'est que cela, messieurs.'* c'est une
protestation de notre gouvernement contre nous-mêmes, protestation qui est
dans le cœur de la loi, et que vous avez entendue hier sortir du cœur du
ministre ! {Sensation.) Une protestation du ministère et de ses conseillers contre
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 225
l'esprit de notre siècle et l'instinct de notre pays $ c*est-à-dire"une protestation
du fait contre l'idée , de ce qui n'est que la matière du gouvernement contre
ce qui est la vie, de ce qui n'est que le pouvoir contre ce qui est la puissance,
de ce qui doit passer contre ce qui doit rester} une protestation de quelques
hommes chétifs, qui n'ont pas même à eux la minute qui s'écoule, contre la
grande nation et contre l'immense avenir! {Jipplaudmements.)
Encore si cette protestation n'était que puérile, mais c'est qu'elle est
fatale ! Vous ne vous y associerez pas, messieurs, vous en comprendrez le
danger, vous rejetterez cette loi !
Je veux l'espérer, quanta moij les clairvoyants de la majorité, — et, le
jour où ils voudront se compter sérieusement, ils s'apercevront qu'ils sont les
plus nombreux, — les clairvoyants de la majorité finiront par l'emporter sur
les aveugles, ils retiendront à temps un pouvoir qui se perd j et, tôt ou tard,
de cette grande assemblée, destinée à se retrouver un jour face à face avec la
nation , on verra sortir le vrai gouvernement du pays.
Le vrai gouvernement du pays, ce n'est pas celui qui nous propose de
telles lois. {Non ! non ! — A. droite : Si! si !)
Messieurs, dans un siècle comme le nôtre, pour une nation comme la
France, après trois révolutions qui ont fait surgir une foule de questions
capitales de civilisation dans un ordre inattendu, le vrai gouvernement, le
bon gouvernement est celui qui accepte toutes les conditions du développe-
ment social, qui observe, étudie, explore, expérimente, qui accueille l'intel-
ligence comme un auxiliaire et non comme une ennemie, qui aide la vérité à
sortir de la mêlée des systèmes, qui fait servir toutes les libertés à féconder
toutes les forces, qui aborde de bonne foi le problème de l'éducation pour
l'enfant et du travail pour l'homme ! Le vrai gouvernement est celui auquel
la lumière qui s'accroît ne fait pas mal, et auquel le peuple qui grandit ne
fait pas peur ! {acclamation a gauche^
Le vrai gouvernement est celui qui met loyalement à Tordre du jour, pour
les approfondir et pour les résoudre sympathiquement, toutes ces questions
si pressantes et si graves de crédit, de salaire, de chômage, de circulation, de
production et de consommation, de colonisation, de désarmement, de ma-
laise et de bien-être, de richesse et de misère, toutes les promesses de la
Constitution, la grande question du peuple, en un mot !
Le vrai gouvernement est celui qui organise, et non celui qui comprime !
celui qui se met à la tête de toutes les idées, et non celui qui se met à la
suite de toutes les rancunes ! Le vrai gouvernement de la France au dix-
neuvième siècle, non, ce n'est pas, ce ne sera jamais celui qui va en arrière !
{Sensation.)
Messieurs, en des temps comme ceux-ci, prenez garde aux pas en arrière !
ACTBS ET PAKOLBS. — I. IJ
■ATIOP&U.
226 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
On vous parle beaucoup de l'abîme, de l'abîme qui est là, béant, ouvert,
terrible, de l'abîme où la société peut tomber.
Messieurs, il y a un abîme, en effet j seulement il n'est pas devant vous,
il est derrière vous.
Vous n'y marchez pas, vous y reculez. {Applaudissements à gauche.)
L'avenir où une réaction insensée nous conduit est assez prochain et assez
visible pour qu'on puisse en indiquer dès à présent les redoutables linéa-
ments. Ecoutez ! il est temps encore de s'arrêter. En 1829, on pouvait
éviter 1830. En 1847, on pouvait éviter 1848. Il suffisait d'écouter ceux qui
disaient aux deux monarchies entraînées : Voilà le gouffre !
Messieurs, j'ai le droit de parler ainsi. Dans mon obscurité, j'ai été de
ceux qui ont fait ce qu'ils ont pu, j'ai été de ceux qui ont averti les deux
monarchies, qui l'ont fait loyalement, qui l'ont fait inutilement, mais qui
l'ont fait avec le plus ardent et le plus sincère désir de les sauver. ( Clameurs et
dénégations a droite.)
Vous le niez ! Eh bien ! je vais vous citer une date. Lisez mon discours du
14 juin 1847 à la Chambre des pairs j M. de Montebello, lui, doit s'en
souvenir.
{M. de MontebeUo baisse la tête et garde le silence. Le calme se rétablit. )
C'est la troisième fois que j'avertis j sera-ce la troisième fois que j'échouerai ?
Hélas ! je le crains.
Hommes qui nous gouvernez, ministres! — et en parlant ainsi je
m'adresse non seulement aux ministres publics que je vois là sur ce banc,
mais aux ministres anonymes , car en ce moment il y a deux sortes de gou-
vernants, ceux qui se montrent et ceux qui se cachent {rires et bravos), et nous
savons tous que M. le président de la république est un Numa qui a dix-sept
Egéries (^l {Explosion de rires.) — Ministres 1 ce qu evous faites, le savez-vous ?
Où vous allez, le voyez-vous .? Non !
Je vais vous le dire.
Ces lois que vous nous demandez, ces lois que vous arrachez à la majorité,
avant trois mois, vous vous apercevrez d'une chose, c'est qu'elles sont ineffi-
caces, que dis-je inefficaces ? aggravantes pour la situation.
La première élection que vous tenterez, la première épreuve que vous
ferez de votre suffrage remanié, tournera, on peut vous le prédire, et de
quelque façon que vous vous y preniez, à la confusion de la réaction. Voilà
pour la question électorale.
Quant à la presse, quelques journaux ruinés ou morts enrichiront de leurs
W La commission qui proposait la loi, de connivence avec le président, se composait de
diX'Sept membres. {Note de f Édition d$ z8jf.)
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. llj
dépouilles ceux qui survivront. Vous trouvez les journaux trop irrités et trop
forts. Admirable effet de votre loi! dans trois mois, vous aurez doublé leur
force. Il est vrai que vous aurez doublé aussi leur colère. O hommes d'état !
{On rit)
Voilà pour les journaux.
Quant au droit de réunion, fort bien! les assemblées populaires seront
résorbées par les sociétés secrètes. Vous ferez rentrer ce qui veut sortir. Réper-
cussion inéviuble. Au lieu de la salle Martel et de la salle Valentino, où vous
êtes présents dans la personne de votre commissaire de police, au lieu de ces
réunions en plein air où tout s'évapore, vous aurez partout de mystérieux
foyers de propagande où tout s'aigrira, où ce qui n'était qu'une idée deviendra
une passion , où ce qui n'était que de la colère deviendra de la haine.
Voilà pour le droit de réunion.
Ainsi, vous vous serez frappés avec vos propres lois, vous vous serez
blessés avec vos propres armes !
Les principes se dresseront de toutes parts contre vous j persécutés, ce qui
les fera forts j indignés, ce qui les fera terribles !
Vous direz : Le péril s'aggrave. Vous direz : Nous avons frappé le suffrage
universel , cela n'a rien fait. Nous avons frappé le droit de réunion , cela n'a
rien fait. Nous avons frappé la liberté de la presse , cela n'a rien fait. Il faut
extirper le mal dans sa racine.
Et alors, poussés irrésistiblement, comme de malheureux hommes possé-
dés, subjugués, traînés par la plus implacable de toutes les logiques, la
logique des fautes qu'on a faites {Bravo ,'), sous la pression de cette voix fatale
qui vous criera : Marchez ! marchez toujours ! — que ferez-vous ?
Je m'arrête. Je suis de ceux qui avertissent, mais je m'impose silence
quand l'avertissement peut sembler une injure. Je ne parle en ce moment
que par devoir et avec affliction. Je ne veux pas sonder un avenir qui n'est
peut-être que trop prochain. {Sensation.) Je ne veux pas presser douloureu-
sement et jusqu'à l'épuisement des conjectures les conséquences de toutes
vos fautes commencées. Je m'arrête. Mais je dis que c'est une épouvante
pour les bons citoyens de voir le gouvernement s'engager sur une pente
connue, au bas de laquelle il y a le précipice.
Je dis qu'on a déjà vu plus d'un gouvernement descendre cette pente,
mais qu'on n'en a vu aucun la remonter. Je dis que nous en avons assez, nous
qui ne sommes pas le gouvernement, qui ne sommes que la nation, des
imprudences, des provocations, des réactions, des maladresses qu'on fait par
excès d'habileté et des folies qu'on fait par excès de sagesse ! Nous en avons
assez des gens qui nous perdent sous prétexte qu'ils sont des sauveurs ! Je dis
que nous ne voulons plus de révolutions nouvelles. Je dis que, de même
228 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
que tout le monde a tout à gagner au progrès, personne n'a plus rien à
gagner aux révolutions, {^ive et profonde adhésion.)
Ah ! il faut que ceci soit clair pour tous les esprits ! il est temps d'en finir
avec ces éternelles déclamations qui servent de prétexte à toutes les entre-
prises contre nos droits, contre le suffrage universel, contre la liberté de la
presse, et même, témoin certaines applications du règlement, contre la
liberté de la tribune. Quant à moi, je ne me lasserai jamais de le répéter, et
j'en saisirai toutes les occasions, dans l'état où est aujourd'hui la question
politique, s'il j a des révolutionnaires dans l'Assemblée, ce n'est pas de ce
côté. {L'orateur montre la gauche.)
Il est des vérités sur lesquelles il faut toujours insister et qu'on ne saurait
remettre trop souvent sous les yeux du pays : à l'heure où nous sommes , les
anarchistes, ce sont les absolutistes j les révolutionnaires, ce sont les réaction-
naires ! {Oui! oui! à gauche. — Une inexprimable agitation règne dans l' Assemblée.)
Quant à nos adversaires jésuites, quant à ces zélateurs de l'inquisition,
quant à ces terroristes de l'église {applaudissements), qui ont pour tout argu-
ment d'objecter 93 aux hommes de 1850, voici ce que j'ai à leur dire :
Cessez de nous jeter à la tête la Terreur et ces temps où l'on disait : Divin
cœur de Marat ! divin cœur de Jésus ! Nous ne confondons pas plus Jésus
avec Marat que nous ne le confondons avec vous ! Nous ne confondons pas
plus la Liberté avec la Terreur que nous ne confondons le christianisme avec
la société de Loyola $ que nous ne confondons la croix du Dieu-agneau et du
Dieu-colombe avec la sinistre bannière de saint-Dominique j que nous ne
confondons le divin supplicié du Golgotha avec les bourreaux des Cévennes
et de la Saint-Barthélémy, avec les dresseurs de gibets de la Hongrie, de la
Sicile et de la Lombardie {a^tation); que nous ne confondons la rehgion,
notre religion de paix et d'amour, avec cette abominable secte, partout
déguisée et partout dévoilée, qui, après avoir prêché le meurtre des rois,
prêche l'oppression des nations {Bravo ! bravo !) -, qui assortit ses infamies aux
époques qu'elle traverse, faisant aujourd'hui par la calomnie ce qu'elle ne
peut plus faire par le bûcher, assassinant les renommées parce qu'elle ne peut
plus brûler les hommes, diffamant le siècle parce qu'elle ne peut plus déci-
mer le peuple, odieuse école de despotisme, de sacrilège et d'hypocrisie,
qui dit béatement des choses horribles, qui mêle des maximes de mort à
l'évangile et qui empoisonne le bénitier ! ( Mouvement prolongé. — Une voix
à droite : Envoyé'^ l'orateur à Bicétre !)
Messieurs, réfléchissez dans votre patriotisme, réfléchissez dans votre
raison. Je m'adresse en ce moment à cette majorité vraie, qui s'est plus d'une
fois fait jour sous la fausse majorité, à cette majorité qui n'a pas voulu de la
citadelle ni de la rétroactivité dans la loi de déportation, à cette majorité qui
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 229
vient de mettre à néant la loi des maires. C'est à cette majorité qui peut
sauver le pays que je parle. Je ne cherche pas à convaincre ici ces théori-
ciens du pouvoir qui l'exagèrent, et qui, en l'exagérant, le compromettent,
qui font de la provocation en artistes, pour avoir le plaisir de faire ensuite de
la compression {rires et bravos), et qui, parce qu'ils ont arraché quelques peu-
pliers du pavé de Paris, s'imaginent être de force à déraciner la presse du
cœur du peuple ! {Bravo! bravai)
Je ne cherche pas à convaincre ces hommes d'état du passé, infiltrés
depuis trente ans de tous les vieux virus de la politique, ni ces personnages
fervents qui excommunient la presse en masse, qui ne daignent même pas
distinguer la bonne de la mauvaise et qui affirment que le meilleur des
journaux ne vaut pas le pire des prédicateurs. (R/m.)
Non, je me détourne de ces esprits extrêmes et fermés. C'est vous que
j'adjure, vous législateurs nés du suffrage universel, et qui, malgré la funeste
loi récemment votée, sentez la majesté de votre origine, et je vous conjure
de reconnaître et de proclamer par un vote solennel , par un vote qui sera un
arrêt, la puissance et la sainteté de la pensée. Dans cette tentative contre la
presse, tout le péril est pour la société. {Oui l oui!) Quel coup prétend-on
porter aux idées avec une telle loi, et que leur veut-on.? Les comprimer.?
Elles sont incompressibles. Les circonscrire .? Elles sont infinies. Les étouffer .?
Elles sont immortelles. {Longue sensation.) Oui! elles sont immortelles! Un
orateur de ce côté l'a nié un jour, vous vous en souvenez, dans un discours
où il me répondait; il s'est écrié que ce n'étaient pas les idées qui étaient
immortelles, que c'étaient les dogmes, parce que les idées sont humaines,
disait-il, et que les dogmes sont divins. Ah! les idées aussi sont divines! et,
n'en déplaise à l'orateur clérical... {IJioknte interruption à droite. — M. de
Montalembert s'agite.)
À DROITE. — À l'ordre ! c'est intolérable. ( Cris.)
M. LE PRÉSIDENT. — E^t-cc que VOUS prétendez que M. de Montalembert
n'est pas représentant au même titre que vous.? {Bruit.) Les personnalités
sont défendues.
Une voix X gauche. — M. le président s'est réveillé.
M. Charras. — Il ne dort que lorsqu'on attaque la révolution.
Une voix à. gauche. — Vous laissez insulter la République !
M. le président. — La République ne souffre pas et ne se plaint pas.
M. Victor Hugo. — Je n'ai pas supposé un instant, messieurs, que cette
qualification pût sembler une injure à l'honorable orateur auquel je l'adres-
sais. Si eUe lui semble une injure , je m'empresse de la retirer.
M. LE PRÉSIDENT. — Elle m'a paru inconvenante.
( M. de Montalembert se lève pour répondre. )
230 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Voix à droite. — Parlez ! parlez !
A GAUCHE. — Ne vous laisscz pas interrompre, monsieur Victor Hugo.
M. LE PRÉSIDENT. — Monsieur de Montalembert, laissez achever le dis-
cours j n'interrompez pas. Vous parlerez après.
Voix X DROITE. — Parlez ! parlez !
Voix k gauche. — Non ! non !
M. LE PRÉSIDENT, à M. "Victof Hugo. — Consentcz-vous à laisser parler
M. de Montalembert }
M. Victor. Hugo. — J'y consens.
M. LE PRÉSIDENT. — M. Victot Hugo J conscnt.
M. Charras, et autres membres. — À la tribune !
M. LE PRÉSIDENT. — Il cst en face de vous.
M. DE Montalembert, de sa place. — J'accepte pour moi, monsieur le
président, ce que vous disiez tout à l'heure de la République. À travers tout
ce discours, dirigé surtout contre moi, je ne souffre de rien et ne me plains
de rien. {A.pprobation a droite. — Kéclamations à gauche.)
M. Victor Hugo. — L'honorable M. de Montalembert se trompe
quand il suppose que c'est à lui que s'adresse ce discours. Ce n'est pas à lui
personnellement que je m'adresse 5 mais, je n'hésite pas à le dire, c'est à son
parti 5 et quant à son parti, puisqu'il me provoque lui-même à cette expli-
cation, il faut bien que je le lui dise. . . (Rires bruyants à droite. )
M. PiSC\TORY. — Il n'a pas provoqué.
M. LE PRÉSIDENT. — Il n'a pas provoqué du tout.
M. Victor Hugo. — Vous ne voulez donc pas que je réponde }. . .
{^gauche : Non ! ils ne veulent pas! c'eH leur ta£îique.)
M. Victor Hugo. — Combien avez-vous de poids et de mesures ^
Voulez-vous, oui ou non, que je réponde .f* (Parle^!) Eh! bien, alors,
écoutez !
Voix diverses à. droite. — On ne vous a rien dit, et nous ne voulons pas
que vous disiez qu'on vous a provoqué.
A gauche. — Si ! si ! parlez, monsieur Victor Hugo !
M. Victor Hugo. — Non, je n'aperçois pas M. de Montalembert au
milieu des dangers de ma patrie, j'aperçois son parti tout au plusj et, quant
à son parti, puisqu'il veut que je le lui dise, il faut bien qu'il sache...
(Interruption à droite.)
Quelques voix X droite. — Il ne vous l'a pas demandé.
M. Victor Hugo. — Puisqu'il veut que je le lui dise, il faut bien qu'il
sache. . . (Nouvelle interruption.)
M. le président. — M. de Montalembert n'a rien demandé, vous n'avez
donc rien à répondre !
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 231
À GAUCHE. — Les voilà qui reculent maintenant ! ils ont peur que vous
répondiez. Parlez !
M. Victor Hugo. — Comment ! je consens à être interrompu, et vous
ne me laissez pas répondre ? Mais c'est un abus de majorité, et rien de plus.
Que m'a dit M. de Montalembert ? Que c'était contre lui que je parlais.
{Interruption à droite.)
Eh bien! je lui réponds, j'ai le droit de lui répondre, et vous, vous avez
le devoir de m'écouter.
Voix X droite. — Comment donc !
M. Victor Hugo. — Sans aucun doute, c'est votre devoir. {Marques
d'oésentiment de tous les cotés.)
J'ai le droit de lui répondre que ce n'est pas à lui que je m'adressais, mais
à son parti j et, quant à son parti, il faut bien qu'il le sache, les temps où il
pouvait être un danger public sont passés.
Voix à droite. — Eh bien ! alors, laissez-le tranquille.
M. LE PRÉSIDENT, à l'orateuT. — Vous n'êtes plus du tout dans la discussion
de la loi.
Un membre X l'extrême gauche. — Le président trouble l'orateur.
M. le PRÉSIDENT. — Le président fait ce qu'il peut pour ramener l'ora-
teur à la question. {Uives dénégations à gauche.)
M. Victor Hugo. — C'est une oppression ! La majorité m'a invité à
répondres veut-elle, oui ou non, que je réponde.»* {Par/e^donc!) Ce serait
déjà fait.
Il m'est impossible d'accepter la question posée ainsi. Que j'aie fait un
discours contre M. de Montalembert, non. Je veux et je dois expliquer que
ce n'est pas contre M. de Montalembert que j'ai parlé, mais contre son parti.
Maintenant, je dois dire, puisque j'y suis provoqué. . .
À DROITE. — Non ! non ! — À gauche. — Si ! si !
M. Victor Hugo. — Je dois dire, puisque j'y suis provoqué. . .
À DROITE. — Non ! non ! — A gauche. — Si ! si !
M. LE PRÉSIDENT, s' adressant à la droite. — Ça ne finira pas ! Il est évident
que c'est vous qui êtes dans ce moment-ci les indisciplinables de l'Assemblée.
Vous êtes intolérables de ce côté-ci maintenant.
Plusieurs membres À. droite. — Non ! non !
M. Victor Hugo, s' adressant a la droite. — Exigez-vous, oui ou non, que
je reste sous le coup d'une inculpation de M. de Montalembert ^
À droite. — Il n'a rien dit !
M. Victor Hugo. — Je répète pour la troisième, pour la quatrième
fois que je ne veux pas accepter cette situation que M. de Montalembert
veut me faire. Si vous voulez m'empêcher, de force, de répondre, il le
232 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
faudra bierij je subirai la violence et je descendrai de cette tribune j mais
autrement, vous devez me laisser m' expliquer, et ce n'est pas une minute de
plus ou de moins qui importe.
Eh bien! j'ai dit à M. de Montalembert que ce n'était pas à lui que je
m'adressais, mais à son parti. Et quant à ce parti... {Nouvelle interruption à
droite.) — Vous tairez- vous ?
( Le silence se rétablit. L'orateur reprend : )
Et quant au parti jésuite, puisque je suis provoqué à m' expliquer sur son
compte (h-uit à droite); quanta ce parti qui, à l'insu même de la réaction,
est aujourd'hui l'âme de la réaction j à ce parti aux yeux duquel la pensée
est une contravention, la lecture un délit, l'écriture un crime, l'imprimerie
un attentat! {bruit) quant à ce parti qui ne comprend rien à ce siècle, dont
il n'est pasj qui appelle aujourd'hui la fiscalité sur notre presse, la censure
sur nos théâtres, l'anathème sur nos livres, la réprobation sur nos idées, la
répression sur nos progrès, et qui, en d'autres temps, eût appelé la proscrip-
tion sur nos têtes {C'efi cela! bravo!), à ce parti d'absolutisme, d'immobilité,
d'imbécillité, de silence, de ténèbres, d'abrutissement monacal j à ce parti qui
rêve pour la France, non l'avenir de la France, mais le passé de l'Espagne j
il a beau rappeler complaisamment ses titres historiques à l'exécration des
hommes j il a beau remettre à neuf ses vieilles doctrines rouillées de sang
humain } il a beau être parfaitement capable de tous les guet-apens sur tout
ce qui est la justice et le droit j il a beau être le parti qui a toujours fait les
besognes souterraines et qui a toujours accepté dans tous les temps et sur
tous les échafauds la fonction de bourreau masqué j il a beau se glisser traî-
treusement dans notre gouvernement, dans notre diplomatie, dans nos écoles,
dans notre urne électorale, dans nos lois, dans toutes nos lois, et en parti-
culier dans celle qui nous occupe j il a beau être tout cela et faire tout cela,
qu'il le sache bien, et je m'étonne d'avoir pu moi-même croire un moment
le contraire, oui, qu'il le sache bien, les temps où il pouvait être un danger
public sont passés! {Oui! oui!)
Oui, énervé comme il l'est, réduit à la ressource des petits hommes et à
la misère des petits moyens, obligé d'user pour nous attaquer de cette liberté
de la presse qu'il voudrait tuer, et qui le tue {applaudissements !) hérétique lui-
même dans les moyens qu'il emploie, [condamné à s'appuyer, dans la poli-
tique, sur des voltairiens qui le raillent, et dans la banque sur des juifs qu'il
brûlerait de si bon cœur {explosion de rires et d'applaudissements) ! balbutiant en
plein dix-neuvième siècle son infâme éloge de l'inquisition, au milieu des
haussements d'épaules et des éclats de rire, le parti jésuite ne peut plus être
parmi nous qu'un objet d'étonnement, un accident, un phénomène, une
curiosité {rires) y un miracle, si c'est là le mot qui lui plaît {rire universel) y
LA LIBERTE DE LA PRESSE. 233
quelque chose d'étrange et de hideux comme une orfraie qui volerait en
plein midi {vive sensation) ^ rien de plus. Il fait horreur, soitj mais il ne fait
pas peur! Qu'il sache cela, et qu'il soit modeste! Non, il ne fait pas peur!
Non, nous ne le craignons pas ! Non, le parti jésuite n'égorgera pas la liberté,
il fait trop grand jour pour cela ! [Lon^ applaudissements.)
Ce que nous craignons, ce dont nous tremblons, ce qui nous fait peur,
c'est le jeu redoutable que joue le gouvernement, qui n'a pas les mêmes
intérêts que ce parti et qui le sert, et qui emploie contre les tendances de la
société toutes les forces de la société.
Messieurs, au moment de voter sur ce projet insensé, considérez ceci :
Tout, aujourd'hui, les arts, les sciences, les lettres, la philosophie, la
politique, les royaumes qui se font républiques, les nations qui tendent à
se changer en familles, les hommes d'instinct, les hommes de foi, les
hommes de génie, les masses, tout aujourd'hui va dans le même sens, au
même but, par la même route, avec une vitesse sans cesse accrue, avec une
sorte d'harmonie terrible qui révèle l'impulsion directe de Dieu. [Sensation.)
Le mouvement au dix-neuvième siècle, dans ce grand dix-neuvième
siècle, n'est pas seulement le mouvement d'un peuple, c'est le mouvement
de tous les peuples. La France va devant, et les nations la suivent. La Provi-
dence nous dit : Allez ! et sait où nous allons.
Nous passons du vieux monde au monde nouveau. Ah ! nos gouvernants,
ah ! ceux qui rêvent d'arrêter l'humanité dans sa marche et de barrer le che-
min à la civilisation, ont-ils bien réfléchi à ce qu'ils font ! Se sont-ils rendu
compte de la catastrophe qu'ils peuvent amener, de l'effroyable Fampoux ^^^
social qu'ils préparent, quand, au milieu du plus prodigieux mouvement
d'idées qui ait encore emporté le genre humain, au moment où l'immense
et majestueux convoi passe à toute vapeur, ils viennent furtivement, chéti-
vement, misérablement, mettre de pareilles lois dans les roues de la presse,
cette formidable locomotive de la pensée universelle ! [Profonde émotion.)
Messieurs, croyez-moi, ne nous donnez pas le spectacle de la lutte des lois
contre les idées. [Bravo ! à gauche. — Une voix à droite : Et ce discours coûtera
zj francs a la France !)
Et, à ce propos, comme il faut que vous connaissiez pleinement quelle
est la force à laquelle s'attaque et se heurte le projet de loi, comme il faut
que vous puissiez juger des chances de succès que peut avoir, dans ses entre-
prises contre la liberté, le parti de la peur, — car il y a en France et en
Europe un parti de la peur [sensation), c'est lui qui inspire la politique de
compression i et, quanta moi, je ne demande pas mieux que de n'avoir pas
t'^ On se rappelle la catastrophe de chemin de fer à Fampoux. i^Note de l'Edition de i8yj.)
234 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
à le confondre avec le parti de l'ordre, — comme il faut que vous sachiez
où l'on vous mène, à quel duel impossible on vous entraîne, et contre quel
adversaire, permettez-moi un dernier mot.
Messieurs, dans la crise que nous traversons, crise salutaire, après tout,
et qui se dénouera bien, c'est ma conviction, on s'écrie de tous les côtés : Le
désordre moral est immense, le péril social est imminent.
On cherche autour de soi avec anxiété, on se regarde, et l'on se demande :
Qui est-ce qui fait tout ce ravage ? Qui est-ce qui fait tout le mal ?,.quel est le
coupable ? qui faut-il punir ? qui faut-il frapper ?
Le parti de la peur, en Europe, dit : C'est la France. En France, il dit :
c'est Paris. À Paris, il dit : C'est la presse. L'homme froid qui observe et qui
pense dit : Le coupable, ce n'est pas la presse, ce n'est pas Paris, ce n'est
pas la France j le coupable , c'est l'esprit humain ! ( Mouvements en sens divers. )
C'est l'esprit humain. L'esprit humain qui a fait les nations ce qu'elles
sont; qui, depuis l'origine des choses, scrute, examine , discute , débat, doute,
contredit, approfondit, affirme et poursuit sans relâche la solution du pro-
blème éternellement posé à la créature par le créateur. C'est l'esprit humain
qui, sans cesse persécuté, combattu, comprimé, refoulé, ne disparaît que
pour reparaître, et, passant d'une besogne à l'autre, prend successivement de
siècle en siècle la figure de tous les grands agitateurs ! C'est l'esprit humain
qui s'est nommé Jean Huss, et qui n'est pas mort sur le bûcher de Constance
[Bravo); qui s'est nommé Luther, et qui a ébranlé l'orthodoxie j qui s'est
nommé Voltaire , et qui a ébranlé la foi j qui s'est nommé Mirabeau , et qui
a ébranlé la royauté! {Longue sensation.) C'est l'esprit humain qui, depuis que
l'histoire existe, a transformé les sociétés et les gouvernements selon une loi
de plus en plus acceptable par la raison, qui a été la théocratie, l'aristocratie,
la monarchie, et qui est aujourd'hui la démocratie. {A.pplaudissements.) C'est
l'esprit humain qui a été Babylone, Tyr, Jérusalem, Athènes, Rome, et qui
est aujourd'hui Paris } qui a été tour à tour, et quelquefois tout ensemble,
erreur, illusion, hérésie, schisme, protestation, vérité; c'est l'esprit humain
qui est le grand pasteur des générations, et qui, en somme, a toujours mar-
ché vers le juste, le beau et le vrai, éclairant les multitudes, agrandissant les
âmes, dressant de plus en plus la tête du peuple vers le droit et la tête de
l'homme vers Dieu. {Explosion de bravos.)
Eh bien! je m'adresse au parti de la peur, non dans cette Chambre, mais
partout où il est en Europe, et je lui dis : Regardez bien ce que vous voulez
faire; réfléchissez à l'œuvre que vous entreprenez, et, avant de la tenter,
mesurez-la. Je suppose que vous réussissiez. Quand vous aurez détruit la
presse, il vous restera quelque chose à détruire, Paris. Quand vous aurez
détruit Paris, il vous restera quelque chose à détruire, la France. Quand vous
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 235
aurez détruit la France, il vous restera quelque chose à tuer : l'esprit humain.
( Mouvement proton^. )
Oui, je le dis, que le grand parti européen de la peur mesure l'immen-
sité de la tâche que, dans son héroïsme, il veut se donner. (Kires et bravos.)
Il aurait anéanti la presse jusqu'au dernier journal, Paris jusqu'au dernier
pavé, la France jusqu'au dernier hameau, il n'aurait rien fait. {Mouvement.) Il
lui resterait encore à détruire quelque chose qui est toujours debout, au-
dessus des générations et en quelque sorte entre l'homme et Dieu , quelque
chose qui a écrit tous les livres, inventé tous les arts, découvert tous les
mondes, fondé toutes les civilisations; quelque chose qui reprend toujours,
sous la forme révolution, ce qu'on lui refuse sous la forme progrès ; quelque
chose qui est insaisissable comme la lumière et inaccessible comme le soleil,
et qui s'appelle l'esprit humain ! [Acclamations prolongées.)
( Un ffand nombre de membres de la gauche (Quittent leurs places et viennent féliciter
l'orateur. La séance eH suspendue.)
236 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
IX
REVISION DE LA CONSTITUTIONS.
17 juillet 1851.
M. Victor Hugo {profond silence). — Messieurs, avant d'accepter ce
débat, il m'est impossible de ne pas renouveler les réserves déjà faites par
d'autres orateurs. Dans la situation actuelle, la loi du 31 mai étant debout,
plus de quatre millions d'électeurs étant rayés, — résultat que je ne veux
pas qualifier à cette tribune, car tout ce que je dirais serait trop faible pour
moi et trop fort pour vous, mais qui finira, nous l'espérons, par inquiéter,
par éclairer votre sagesse, — le suffrage universel, toujours vivant de droit,
étant supprimé de fait, nous ne pouvons que dire aux auteurs des diverses
propositions qui investissent en ce moment la tribune :
Que nous voulez-vous } Quelle est la question ? Que demandez-vous î La
revision de la Constitution ! Par qui } Par le souverain ! Où est-il ^
Qu'en a-t-on fait.? {Mouvement.)
Quoi ! une Constitution a été faite par le suffrage universel, et vous voulez
la faire défaire par le suffrage restreint ! Quoi ! ce qui a été édifié par la
nation souveraine, vous voulez le faire renverser par une fraction privilégiée!
Quoi ! cette fiction d'un pays légal, témérairement posée en face de la majes-
tueuse réalité du peuple souverain, cette fiction chétive, cette fiction fatale,
vous voulez la rétablir, vous voulez la restaurer, vous voulez vous y confier
de nouveau !
Un pays légal, avant 1848, c'était imprudent. Après 1848, c'est insensé!
{A gauche : Très bien! très bien!)
('^ M. Louis Bonaparte, voulant se perpétuer, proposait la revision de la constitution.
M. Victor Hugo la combattit.
Ce discours fut prononcé après la belle harangue de M. Michel (de Bourges) sur la même
question.
Les débats semblaient épuisés par le discours du représentant du Cher; M. Victor Hugo les
ranima en imprimant un nouveau tour à la discussion. M. Michel (de Bourges) avait usé de
ménagements infinis; il avait été écouté avec calme. M. Victor Hugo, laissant de côté les pré-
cautions oratoires, entra dans le vif de la question. Il attaqua la réaction de face. Après Ivii, la
discussion, détournée de son terrain par M. Baroche, fut close.
La proposition de revision fut rejetéc.
(Note de l'Édition de iSfj.)
REVISION DE LA CONSTITUTION. 237
Et puis, un mot.
Quel peut être, dans la situation présente, tant que la loi du 31 mai n'est
pas abrogée, purement et simplement abrogée, entendez-vous bien, ainsi
que toutes les autres lois de même nature et de même portée qui lui font
cortège et qui lui prêtent main-forte : loi du colportage, loi contre le droit
de réunion, loi contre la liberté de la presse, — quel peut être le succès de
vos propositions ? Qu'en attendez-vous ? Qu'en espérez-vous ?
Quoi ! c'est avec la certitude d'échouer devant le chiffre immuable de la
minorité, gardienne inflexible de la souveraineté du peuple, de la minorité,
cette fois constitutionnellement souveraine et investie de tous les droits de la
majorité, de la minorité, pour mieux dire, devenue elle-même majorité!
quoi ! c'est sans aucun but réalisable devant les yeux, car personne ne suppose
la violation de l'article m, personne ne suppose le crime... {^mouvements
divers) quoi! c'est sans aucun résultat parlementaire possible que vous, qui
vous dites des hommes pratiques, des hommes positifs, des hommes sérieux,
qui faites à votre modestie cette violence de vous décerner à vous-mêmes, et
à vous seuls, le titre d'hommes d'état j c'est sans aucun résultat parlementaire
possible, je le répète, que vous vous obstinez à un débat si orageux et si
redoutable! Pourquoi .f* pour les orages du débat! {Bravo! bravo!) Pour agiter
la France, pour faire bouillonner les masses, pour réveiller les colères, pour
paralyser les affaires , pour multiplier les faillites , pour tuer le commerce et
l'industrie! Pour le plaisir! [Uive approbation à gauche.)
Fort bien ! le parti de l'ordre a la fantaisie de faire du désordre , c'est un
caprice qu'il se passe. Il est le gouvernement, il a la majorité dans l'Assemblée,
il lui plaît de troubler le pays, il veut quereller, il veut discuter, il est le
maître !
Soit! Nous protestons. C'est du temps perdu, un temps précieux j c'est la
paix publique gravement troublée. Mais puisque cela vous plaît, puisque
vous le voulez, que la faute retombe sur qui s'obstine à la commettre. Soit,
discutons.
J'entre immédiatement dans le débat. {Rumeur à droite. Crû : La clôture!
M. Mole, assis au fond de la salle , se lève, traverse tout l'hémicycle, fait signe à la
droite, et sort. On ne le suit pas. Il rentre. On rit à gauche. L'orateur continue.)
Messieurs, je commence par le déclarer, quelles que soient les protestations
de l'honorable M. de Falloux, les protestations de l'honorable M. Berryer,
quelles que soient ces protestations tardives, qui ne peuvent effacer tout ce
qui a été dit, écrit et fait depuis deux ansj — je le déclare, à mes yeux, et,
je le dis sans crainte d'être démenti, aux yeux de la plupart des membres
qui siègent de ce côté {l'orateur désigne la gauche), votre attaque contre la
République française est une attaque contre la Révolution française !
238 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Contre la Révolution française tout entière, entendez-vous bien 5 depuis
la première heure qui a sonné en 1789 jusqu'à l'heure où nous sommes!
( A. gauche : Oui ! oui ! ceH cela !)
Nous ne distinguons pas, nousj à moins qu'il n'y ait pas de logique au
monde, la Révolution et la République sont indivisibles. L'une est la mère,
l'autre est la fille. L'une est le mouvement humain qui se manifeste, l'autre
est le mouvement humain qui se fixe. La République, c'est la Révolution
fondée. {"Vive approbation.)
Vous vous débattez vainement contre ces réalités j on ne sépare pas 89 de
la République, on ne sépare pas l'aube du soleil. {Interruption à droite. —
Bravos a gauche. ) Nous n'acceptons donc pas vos protestations. Votre attaque
contre la République , nous la tenons pour une attaque contre la Révolution ,
et c'est ainsi, quant à moi, que j'entends la qualifier à la face du pays. Non,
nous ne prendrons pas le change ! Je ne sais pas si, comme on l'a dit, il y a
des masques dans cette enceinte ^^^, mais j'affirme qu'il n'y aura pas de dupes!
( Kumeurs a droite. )
Cela dit, j'aborde la question.
Messieurs, en admettant que les choses, depuis 1848, eussent suivi un
cours naturel et régulier dans le sens vrai et pacifique de la démocratie s'élar-
gissant de jour en jour et du progrès, après trois années d'essai loyal de la
Constitution, j'aurais compris qu'on dît :
— La Constitution est incomplète. Elle fait timidement ce qu'il fallait
faire résolument. Elle est pleine de restrictions et de définitions obscures.
Elle ne déclare aucune liberté entière, elle n'a fait faire, en matière pénale,
de progrès qu'à la pénalité politique, elle n'a aboli qu'une moitié de la peine
de mort. Elle contient en germe les empiétements du pouvoir exécutif, la
censure pour certains travaux de l'esprit, la police entravant la pensée et
gênant le citoyen. Elle ne dégage pas nettement la liberté individuelle. Elle
ne dégage pas nettement la liberté de l'industrie. [A. gauche : CeH celai —
Murmures a droite. )
Elle a maintenu la magistrature inamovible et nommée par le pouvoir
exécutif, c'est-à-dire la justice sans racines dans le peuple. {Kumeurs à droite.)
Que signifient ces murmures } Comment ! vous discutez la République , et
nous ne pourrions pas discuter la magistrature ! Vous discutez le peuple , vous
discutez le supérieur, et nous ne pourrions pas discuter l'inférieur! vous dis-
cutez le souverain, nous ne pourrions pas discuter le juge !
M. LE PRÉSIDENT. — Je fais remarquer que ce qui est permis cette semaine
(') Mot de M. de Mornay.
REVISION DE LA CONSTITUTION. 239
ne le sera pas la semaine prochaine j mais c'est la semaine de la tolérance.
(K/res d'approbation à droite.)
M. DE Panât. — C'est la semaine des saturnales !
M. Victor Hugo. — Monsieur le président, ce que vous venez de dire
n'est pas sérieux. {uA gauche : très bien!)
Je reprends, et j'insiste.
J'aurais donc compris qu'on dît : La Constitution a des fautes et des
lacunes j eUe maintient la magistrature inamovible et nommée par le pouvoir
exécutif, c'est-à-dire, je le répète, la justice sans racines dans le peuple. Or il
est de principe que toute justice émane du souverain.
En monarchie, la justice émane du roi 5 en République, la justice doit
émaner du peuple. (Sensation.)
Par quel procédé .^^ Par le suffrage universel choisissant librement les
magistrats parmi les licenciés en droit. J'ajoute qu'en République il est aussi
impossible d'admettre le juge inamovible que le législateur inamovible.
( Mouvement prolongé. )
J'aurais compris qu'on dît : La Constitution s'est bornée à affirmer la
démocratie 5 il faut la fortifier. Il faut que la République soit en sûreté dans
la Constitution, comme dans une citadelle. Il faut donner au suffrage uni-
versel des extensions et des applications nouvelles. Ainsi, par exemple, la
Constitution crée l'omnipotence d'une Assemblée unique, c'est-à-dire d'une
majorité, et nous en voyons aujourd'hui le redoutable inconvénient, sans
donner pour contre-poids à cette omnipotence la faculté laissée à la minorité
de déférer, dans de certains cas graves et selon des formes faciles à régler
d'avance, une sorte d'arbitrage décisoire entre elle et la majorité au suffrage
universel directement invoqué, directement consulté} mode d'appel au
peuple beaucoup moins violent et beaucoup plus parfait que l'ancien procédé
monarchique constitutionnel, qui consistait à briser le parlement.
J'aurais compris qu'on dît. . . {Interruption et rumeurs a droite.)
Messieurs, il m'est impossible de ne pas faire une remarque que je sou-
mets à la conscience de tous. Votre attitude, en ce moment, contraste étran-
gement avec l'attitude calme et digne de ce côté de l'Assemblée {la gauche).
{IJives réclamations sur les bancs de la majorité. — A.Uons donc! A.llons donc! —
La clôture! la clôture! — Le silence se rétablit. — L'orateur reprend :)
J'aurais compris qu'on dît : Il faut "proclamer plus complètement et déve-
lopper plus logiquement que ne le fait la Constitution les quatre droits
essentiels du peuple : Le droit à la vie matérielle, c'est-à-dire, dans l'ordre
économique, le travail assuré. . .
M. Greslan. — C'est le droit au travail !
240 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
M. Victor Hugo continuant, — ... L'assistance organisée, et, dans l'ordre
pénal, la peine de mort abolie.
Le droit à la vie intellectuelle et morale, c'est-à-dire l'enseignement
gratuit, la conscience libre, la presse libre, la parole libre, l'art et la science
libres.
Le droit à la liberté , c'est-à-dire l'abolition de tout ce qui est entrave au
mouvement et au développement moral, intellectuel, physiq^ue et industriel
de l'homme.
Enfin, le droit à la souveraineté, c'est-à-dire le suffrage universel dans
toute sa plénitude, la loi faite et l'impôt voté par des législateurs élus et
temporaires, la justice rendue par des juges élus et temporaires. . . {Exclama-
tions à droite. )
A GAUCHE. — Ecoutez ! écoutez !
Plusieurs membres X droite. — Parlez ! parlez !
M. Victor Hugo reprenant. — ... La commune administrée par des
magistrats élus et temporaires j le jury progressivement étendu, élargi et
développé} le vote direct du peuple entier, par oui ou par non, dans de
certaines grandes questions politiques ou sociales, et cela après discussion
préalable et approfondie de chaque question au sein de l'Assemblée natio-
nale plaidant alternativement, par la voix de la majorité et par la voix de la
minorité, le oui et le non devant le peuple, juge souverain. [Kumeurs à droite.
— Longue et vive approbation a gauche. )
Messieurs, en supposant que la nation et son gouvernement fussent vis-à-
vis l'un de l'autre dans les conditions correctes et normales que j'indiquais
tout à l'heure, j'aurais compris qu'on dît cela, et qu'on ajoutât : la Constitu-
tion de la République française doit être la charte même du progrès humain
au dix-neuvième siècle, le testament immortel de la civilisation, la Bible
politique des peuples. Elle doit approcher aussi près que possible de la vérité
sociale absolue. Il faut reviser la Constitution.
Oui, cela, je l'aurais compris.
Mais qu'en plein dix-neuvième siècle, mais qu'en face des nations civi-
lisées, mais qu'en présence de cet immense regard du genre humain, qui
est fixé de toutes parts sur la France, parce que la France porte le flambeau,
on vienne dire : Ce flambeau que la France porte et qui éclaire le monde,
nous allons l'éteindre ! . . . ( Dénégations à droite. )
Qu'on vienne dire : Le premier peuple du monde a fait trois révolutions
comme les dieux d'Homère faisaient trois pas. Ces trois révolutions qui n'en
font qu'une, ce n'est pas une révolution locale, c'est la révolution humaine j
ce n'est pas le cri égoïste d'un peuple, c'est la revendication de la sainte
équité universelle , c'est la liquidation des griefs généraux de l'humanité de-
REVISION DE LA CONSTITUTION^ , 241
puis que l'histoire existe {IJive approbation a gauche. — Kires a droite)-, c'est,
après les siècles de l'esclavage, du servage, de la théocratie, de la féodalité,
de l'inquisition, de la monarchie absolue, du despotisme sous tous les noms,
du supplice humain sous toutes les formes, la proclamation auguste des droits
de l'homme! {A.cclamation.)
Après de longues épreuves, cette révolution a enfanté en France la Répu-
blique j en d'autres termes, le peuple français, en pleine possession de lui-
même et dans le majestueux exercice de sa toute-puissance, a fait passer de
la région des abstractions dans la région des faits, a constitué et institué, et
définitivement et absolument établi la forme de gouvernement la plus logi-
que et la plus parfaite, la République, qui est pour le peuple une sorte de
droit naturel comme la liberté pour l'homme. {Murmures à droite. — appro-
bation à gauche. ) Le peuple français a taillé dans un granit indestructible et
posé au milieu même du vieux continent monarchique la première assise
de cet immense édifice de l'avenir, qui s'appellera un jour les Etats-Unis
d'Europe ! [Mouvement. Long éclat de rire à droite^^-.)
Cette révolution, inouïe dans l'histoire, c'est l'idéal des grands philosophes
réalisé par un grand peuple , c'est l'éducation des nations par l'exemple de la
France. Son but, son but sacré, c'est le bien universel, c'est une sorte de
rédemption humaine. C'est l'ère entrevue par Socrate, et pour laquelle il a
bu la ciguë i c'est l'œuvre faite par Jésus-Christ, et pour laquelle il a été mis
en croix! {IJives réclamations a droite. — Cris : A. l'ordre! — Applaudissements
répétés a gauche. Lon^e et générale agitation. )
M. DE Fontaine et plusieurs autres. — C'est un blasphème !
M. DE Heeckeren ^^^. — On devrait avoir le droit de sifHer, si on applau-
dit des choses comme celles-là !
M. Victor Hugo. — Messieurs, qu'on dise ce que je viens de dire ou du
moins qu'on le voie, — car il est impossible de ne pas le voir, la Révolution
française, la République française, Bonaparte l'a dit, c'est le soleil ! — qu'on
le voie donc et qu'on ajoute : Eh bien! nous allons détruire tout cela, nous
allons supprimer cette Révolution, nous allons jeter bas cette République,
(') Ce mot, les États-Unis d'Europe, fit un eflFet d'étoanement. Il était nouveau. C'est dans ce
discours qu'il a été prononcé pour la première fois. Il indigna la droite, et surtout l'égaya. Il y
eut une explosion de rires, auxquels se mêlaient des apostrophes de toutes sortes. Le représentant
Bancel en saisit au passage quelques-unes, et les nota. Les voici :
M. de Montalembert. — Les États-Unis d'Europe ! C'est trop fort. Hugo est fou.
M. Mole. — Les États-Unis d'Europe ! Voilk une idée ! Quelle extravagance !
M. J^ueatitt-Baucbart. — Ces poètes !
{NoU de rÈditioa de iSjj.)
(*) Plus tard sénateur de l'empire, \ 30.000 francs par an.
(NoU de l'Édition de 1SJ3.)
ACTES ET PAROLES. — I. l6
mnia&MB iatioiui.
24? AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
nous allons arracher des mains de ce peuple le livre du progrès et y raturer ces
trois dates : 1792, 1830, 1848} nous allons barrer le passage à cette grande
insensée, qui fait toutes ces choses sans nous demander conseil, et qui s'appelle
la Providence. Nous allons faire^ reculer la liberté, la philosophie, l'intelli-
gence, les générations j nous allons faire reculer la France, le siècle, l'huma-
nité en marche j nous allons faire reculer Dieu ! {Profonde sensation.) Messieurs,
qu'on dise cela, qu'on rêve cela, qu'on s'imagine cela, voilà ce que j'admire
jusqu'à la stupeur, voilà ce que je ne comprends pas ! {A gauche : Très bien!
très bien ! — Nouveaux rires à droite. )
Et qui êtes-vous pour faire de tels rêves ? Qui êtes-vous pour tenter de
telles entreprises.? Qui êtes-vous pour livrer de telles batailles.? Comment
vous nommez-vous .? Qui êtes vous ?
Je vais vous le dire.
Vous vous appelez la monarchie, et vous êtes le passé.
La monarchie ! Quelle monarchie .? {Rires et bruit à droite. )
M. Emile de Girardin, au pied de la tribune. — Écoutez donc, messieurs !
nous vous avons écoutés hier.
M. Victor Hugo. — Messieurs, me voici dans la réalité ardente du
débat.
Ce débat, "ce n'est pas nous qui l'avons voulu, c'est vous. Vous devez,
dans votre loyauté, le vouloir entier, complet, sincère. La question Répu-
blique ou Monarchie est posée. Personne n'a plus le pouvoir, personne n'a
plus le droit de l'éluder. Depuis plus de deux ans, cette question, sourdement
et audacieusement agitée, fatigue la République j elle pèse sur le présent,
elle obscurcit l'avenir. Le moment est venu de s'en délivrer. Oui, le moment
est venu de la regarder en face, le moment est venu de voir ce qu'elle
contient. Cartes sur table! Disons tout. {Ecoute'^! écoute'r! — Profond silence.)
Deux monarchies sont en présence. Je laisse de côté tout ce qui, aux yeux
mêmes de ceux qui le proposent ou le sous-entendent, ne serait que transition
et expédient. La fusion a simplifié la question. Deux monarchies sont en pré-
sence. — Deux monarchies seulement se croient en posture de demander
la re vision à leur bénéfice, et d'escamoter à leur profit la souveraineté du
peuple.
Ces deux monarchies sont : la monarchie de principe, c'est-à-dire la légiti-
mité j et la monarchie de gloire, comme parlent certains journaux privilégiés
{rires et chuchotements) y c'est-à-dire l'empire.
Commençons par la monarchie de principe j à l'ancienneté d'abord.
Messieurs, avant d'aller plus loin, je le dis une fois pour toutes, quand je
prononce , dans cette discussion, ce mot monarchie, je mets à part et hors du
REVISION DE LA CONSTITUTION. 243
débat les personnes, les princes, les exilés, pour lesquels je n'ai au fond du
cœur que la sympathie qu'on doit à des français et le respect qu'on doit à des
proscrits j sympathie et respect qui seraient bien plus profonds encore, je le
déclare, si ces exilés n'étaient pas un peu proscrits par leurs amis. {Très bien!
très bien!)
Je reprends. Dans cette discussion, donc, c'est uniquement de la monar-
chie principe, de la monarchie dogme, que je parle j et une fois les personnes
mises à part, n'ayant plus en face de moi que le dogme royauté, j'entends le
qualifier, moi législateur, avec toute la lioerté de la philosophie et toute la
sévérité de l'histoire.
Et d'abord, entendons-nous sur ces mots, dogme et principe. Je nie que la
monarchie soit ni puisse être un principe ni un dogme. Jamais la monarchie
n'a été qu'un fait. [Rumeurs sur plusieurs bancs.)
Oui, je le répète en dépit des murmures, jamais la possession d'un peuple
par un homme ou par une famille n'a été et n'a pu être autre chose qu'un
fait. {Nouvelles rumeurs.)
Jamais, — et, puisque les murmures persistent, j'insiste, — jamais ce soi-
disant dogme en vertu duquel, — et ce n'est pas l'histoire du moyen-âge que
je vous cite, c'est l'histoire presque contemporaine, celle sur laquelle un
siècle n'a pas encore passé, — jamais ce soi-disant dogme en vertu duquel il
n'y a pas quatrevingts ans de cela, un électeur de Hesse vendait des hommes
tant par tête au roi d'Angleterre pour les faire tuer dans la guerre d'Amé-
ritjue {dénégations rritées), les lettres existent, les preuves existent, on vous les
montrera quand vous voudrez... {le silence se rétablit) jamais, dis-je, ce pré-
tendu dogme n'a pu être autre chose qu'un fait, presque toujours violent,
souvent monstrueux. {A gauche : CeB vrai! celî vrai!)
Je le déclare donc, et je l'affirme au nom de l'éternelle moralité humaine,
la monarchie est un fait, rien de plus. Or, quand le fait n'est plus, il n'en
survit rien, et tout est dit. Il en est autrement du droit. Le droit, même
quand il ne s'appuie plus sur le fait, même quand il n'a plus l'autorité maté-
rielle, conserve l'autorité morale, et il est toujours le droit. C'est ce qui fait
que d'une République étouffée comme la république romaine il reste un
droit, tandis que d'une monarchie écroulée il ne reste qu'une ruine. {Applau-
dissements. )
Cessez donc, vous légitimistes, de nous adjurer au point de vue du droit.
Vis-à-vis du droit du peuple, qui est la souveraineté, il n'y a pas d'autre
droit que le droit de l'homme, qui est la liberté. {Très bien!) Hors de là,
tout est chimère. Dire le droit du roi, dans le grand siècle où nous sommes, et
à cette grande tribune où nous parlons, c'est prononcer un mot vide de sens.
( Applaudissements à gauche. )
16.
244 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Mais, si vous ne pouvez parler au nom du droit, parlerez-vous au nom
du fait? Invoquerez-vous l'utilité? C'est beaucoup moins superbe, c'est
quitter le langage du maître pour le langage du serviteur 5 c'est se faire bien
petit. Mais soit! Examinons. Direz-vous que la stabilité politique naît de
l'hérédité royale? Direz-vous que la démocratie est mauvaise pour un état,
et que la royauté est meilleure? Voyons, je ne vais pas me mettre à feuilleter
ici l'histoire, la tribune n'est pas un pupitre à in-folio j — je reste dans les
faits vivants, actuels, présents à toutes les mémoires. Parlez, quels sont vos
griefs contre la République de 1848 ? Les émeutes? Mais la monarchie avait
les siennes. L'état des finances? Mon Dieu ! je n'examine pas, ce n'est pas le
moment, si depuis trois ans les finances de la République ont été conduites
par des républicains. . .
A DROITE. — Non ! fort heureusement pour elles !
M. Victor Hugo. — ... Mais la monarchie constitutionnelle coûtait
fort chetî mais les gros budgets, c'est la monarchie constitutionnelle qui les
a inventés. Je dis plus, car il faut tout dire, la monarchie proprement dite,
la monarchie de principe, la monarchie légitime, qui se croit ou se prétend
synonyme de stabilité, de sécurité, de prospérité, de propriété, la vieille
monarchie historique de quatorze siècles, messieurs, faisait quelquefois,
faisait volontiers banqueroute! {Kires et applaudissements.)
Sous Louis XIV, je vous cite la belle époque, le grand siècle, le grand
règne, sous Louis XIV, on voit de temps en tcm^s pa/ir, c'est Boileau qui le
dit, le rentier
A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier.
Or, quels que soient les euphémismes d'un écrivain satirique qui flatte
un roi, un arrêt qui retranche un quartier aux rentiers, messieurs, c'est la
banqueroute. {A. gauche : Très bien! — Rumeurs à droite. — Et les assignats?)
Sous le régent, la monarchie empoche, ce n'est pas le mot noble, c'est le
mot vrai {on rit), empoche trois cent cinquante millions par l'altération des
monnaies j c'était le temps où on pendait une servante pour cinq sous. Sous
Louis XV, neuf banqueroutes en soixante ans.
Une voix au fond X droite. — Et les pensions des poètes !
M. IJictor Huzp s'arrête.
À GAUCHE. — Méprisez cela ! Dédaignez ! Ne répondez pas !
M. Victor Hugo. — Je répondrai à l'honorable interrupteur que, trompé
par certains journaux, il fait allusion à une pension qui m'a été offerte par le
roi Charles X, et que j'ai refusée.
M. de Falloux. — Je vous demande pardon, vous l'aviez sur la cassette
du roi. [Rumeurs à gauche.)
REVISION DE LA CONSTITUTION. 245
M. Bac. — Méprisez ces injures !
M. DE Falloux. — Permettez-moi de dire un mot,
M. Victor Hugo. — Vous voulez que je raconte le fait? il m'honore }
je le veux bien.
M. DE Falloux. — Je vous demande pardon... {^gauche : C'est de la
personnalité! — On cherche le scandale! — Laisse^ parler! — N' interrompe';^ pas !
■ — yi l'ordre! à l'ordre!)
M. DE Falloux. — L'Assemblée a pu observer que je n'ai pas cessé,
depuis le commencement de la séance, de garder moi-même le plus profond
silence, et même, de temps en temps, d'engager mes amis à le garder
comme moi. Je demande seulement la permission de rectifier un fait matériel.
M. Victor Hugo. — Parlez !
M. DE Falloux. — L'honorable M. Victor Hugo a dit : «Je n'ai jamais
touché de pension de la monarchie. . .»
M. Victor Hugo. — Non, je n'ai pas dit cela. {TJives réclamations a droite,
mêlées d'applaudissements et de rires ironiques. )
Plusieurs membres À gauche, a M. Uictor Hugo. — Ne répondez pas!
M. S0UBIES, à la droite. — Attendez les explications, au moins j vos
applaudissements sont indécents!
M. Frichon, à M. de Falloux. — Ancien ministre de la République, vous
la trahissez.
M. Lamarque. — C'est le venin des jésuites !
M. Victor Hugo, /adressant à M. de Falloux, au milieu du bruit : — Je
prie M. de Falloux d'obtenir de ses amis qu'ils veuillent bien permettre
qu'on lui réponde. {Bruits confus.)
M. DE Falloux. — Je fais ce que je puis.
À l'extrême gauche. — Faites donc faire silence à droite, monsieur le
président ! ' ^
M. LE PRÉSIDENT. — On fait du bruit des deux côtés. {A ^orateur.) Vous
voulez toujours tirer parti, à votre avantage, des interruptions} je les con-
damne, mais je constate qu'il y a autant de bruit à gauche qu'à droite.
( Uiol entes réclamations et protelîations à l'extrême gauche. — hes membres assis sur
les bancs inférieurs de la gauche font des efforts pour ramener le silence. )
Un membre à gauche. — Vous n'avez d'oreilles que pour notre côté.
M. le président. — On interrompt des deux côtés. [Non! non! — Si! si!)
Je vois, je constate... {Nouvelles exclamations bruyantes sur les mêmes bancs à
gauche. )
Je constate que, depuis cinq minutes, M. Schœlcher et M. Grévy récla-
ment le silence. {Réclamations et proteBations nouvelles a gauche, — M. Schœlcher
prononce (quelques mots que le bruit mus empêche de saisir. )
246 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Je constate que vous-mêmes réclamez le silence depuis plusieurs minutes,
monsieur Schœlcher et monsieur Grévy, je vous rends cette justice.
M. ScHOFLCHER. — Nous le réclamons, parce que nous nous sommes
promis de tout entendre.
Un membre à l'extrême gauche. — Le Moniteur répondra à M. le pré-
sident.
M. LE PRÉSIDENT. — On pcut nict un fait qui se passe dans un bureau,
mais on ne peut pas nier un fait qui se passe à la face de l'Assemblée. {De
vives apolkophes sont adressées de la gauche a M. le piisident. )
Il vous tarde de prendre vos allures accoutumées! [Exclamations à l'extrême
gauche. )
Un membre. — C'est à vous qu'il tarde de reprendre les vôtres. . .
D'autres membres. — Ce sont des provocations.
M. le président. — Je demande le silence des deux côtés.
M. Arnaud (de l'Ariège.) — Ce sont des personnalités.
M, Savatier-Laroche. — Ce sont des provocations qu'on cherche à
rendre injurieuses.
M. LE PRÉSIDENT. — Voulez-vous faire silence et écouter l'orateur.? {Le
silence se rétablit. )
M. Victor Hugo. — Je remercie l'honorable M. de Falloux. Je ne cher-
chais pas l'occasion de parler de moi. Il me la donne à propos d'un fait qui
m'honore. {A. la droite.) Écoutez ce que j'ai à vous dire. Vous avez ri les
premiers i vous êtes loyaux, je le pense, et je vous prédis que vous ne rirez
pas les derniers, {Sensation.)
Un membre à l'extrême droite. — Si !
M. Victor Hugo, à l'interrupteur. — En ce cas vous ne serez pas loyal.
{Bravos à gauche. — Un profond silence s'établit. )
J'avais dix-neuf ans. . .
Un membre 1 droite. — Ah! bon, j'étais si jeune! {Longs murmures a
gauche. — Cm ; CeB indécent l)
M. Victor Wugo ^ se tournant vers l'interrupteur. — L'homme capable d'une
si inqualifiable interruption doit avoir le courage de se nommer. Je le somme
de se nommer. {Applaudissements à gauche. — Silence à droite. — Personne ne se
nomme. )
Il se tait. Je le constate.
{Les applaudissements de la gauche redoublent. )
M. Victor Hugo, reprenant. — J'avais dix-neuf ans j je publiai un volume
de vers. Louis XVIII, qui était un roi lettré, vous le savez, le lut et m'en-
voya une pension de deux mille francs. Cet acte fut spontané de la part du
roi, je le dis à son honneur et au^mienj je reçus cette pension sans l'avoir
REVISION DE LA CONSTITUTION. 247
demandée. La lettre que vous avez dans les mains, monsieur de Falloux, le
prouve. (M. de Falloux fait un si^e d'assentiment — Mouvement à droite. )
M. DE Larochejaquelein. — C'est très bien, monsieur Victor Hugo!
M. Victor Hugo. — Plus tard, quelques années après, Charles X régnait,
je fis une pièce de théâtre, Marion de Lorme; la censure interdit la pièce $
j'allai trouver le roi^ je lui demandai de laisser jouer ma pièce, il me reçut
avec bonté, mais refusa de lever l'interdit. Le lendemain, rentré chez moi,
je reçus de la part du roi l'avis que, pour me dédommager de cet interdit,
ma pension était élevée de deux mille francs à six mille. Je refusai. (Lon^
mouvement.) J'écrivis au ministre que je ne voulais rien que ma liberté de
poëte et mon indépendance d'écrivain. {AppLudùsements prolonges à gauche. —
Sensation même à droite. )
C'est là la lettre que vous tenez entre les mains. {Bravo! bravo!) Je dis
dans cette lettre que je n'offenserai jamais le roi Charles X. J'ai tenu parole,
vous le savez. [Profonde sensation.)
M. DE Larochejaquelein. — C'est vrai ! dans de bien admirables vers !
M. Victor Hugo, à h droite. — Vous voyez, messieurs, que vous ne
riez plus et que j'avais raison de remercier M. de Falloux. {Oui ! Oui ! Long
mouvement. — Un membre rit au fond de h salie. )
A gauche. — Allons donc ! c'est indécent !
Plusieurs membres de la droite, à M. Uictor Hug). — Vous avez bien
fait.
M. SouBiES. — Celui qui a ri aurait accepté le tout.
M. Victor Hugo. — Je disais donc que la monarchie faisait quelquefois
banqueroute. Je rappelais que, sous le régent, la monarchie avait empoché
trois cent cinquante millions par l'altération des monnaies. Je continue. Sous
Louis XV, neuf banqueroutes.
Voulez-vous que je vous rappelle celles qui me viennent à l'esprit .î* Les
deux banqueroutes Desmaretz, les deux banqueroutes des frères Paris, la
banqueroute du Visa et la banqueroute du Système. . . Est-ce assez de ban-
queroutes comme cela.'* Vous en faut-il encore .f* {Longue hilanté a gmche.)
En voici d'autres du même règne : la banqueroute du cardinal Fleury, la
banqueroute du contrôleur général Silhouette, la banqueroute de l'abbé
Terray ! Je nomme ces banqueroutes de la monarchie du nom des ministres
qu'elles déshonorent dans l'histoire. Messieurs, le cardinal Dubois définissait
la monarchie : U/; gouvernement fort, parce qu'il fait banqueroute quand il veut.
{Nouveaux rires. )
Eh bien! la République de 1848, elle, a-t-elle fait banqueroute.'^ Non
quoique, du côté de ce que je suis bien forcé d'appeler la monarchie, on le
lui ait peut-être un peu conseillé. ( On rit encore à gauche, et même à droite. )
248 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Messieurs, la République, qui n'a pas fait banqueroute, et qui, on peut
l'affirmer, si on la laisse dans sa franche et droite voie de probité populaire,
ne fera pas, ne fera jamais banqueroute {A. gauche : Non! non!) la République
de 1848 a-t-elle fait la guerre européenne? Pas davantage.
Son attitude a peut-être été même un peu trop pacifique, et, je le dis
dans l'intérêt même de la paix, son épée à demi tirée eût suffi pour faire
rengainer bien des grands sabres.
Que lui reprochez-vous donc, messieurs les chefs des partis monarchiques,
qui n'avez pas encore réussi, qui ne réussirez jamais à laver notre histoire
contemporaine tout éclaboussée de sang par 1815.^ {Mouvement.) On a parlé
de 1793, j'ai le droit de parler de 181 5 ! [TJive approbation à gauche.)
Que lui reprochez-vous donc, à la République de 1848.'* Mon Dieu! il y
a des accusations banales qui traînent dans tous vos journaux, et qui ne sont
pas encore usées, à ce qu'il paraît, et que je retrouvais ce matin même dans
une circulaire pour la revision totale, «les commissaires de M. Ledru-Rollin !
les quarante-cinq centimes! les conférences socialistes du Luxembourg!...»
— Le Luxembourg ! ah ! oui, le Luxembourg ! voilà le grand grief! Tenez,
prenez garde au Luxembourg j n'allez pas trop de ce côté-là, vous finiriez
par j rencontrer le spectre du maréchal Ney ! {Sensation. — Jipplaudissements
prolongés a gauche. )
M. DE Rességuier. — Vous y trouveriez votre fauteuil de pair de France !
M. LE PRÉSIDENT. — Vous u'avez pas la parole, monsieur de Rességuier.
Un membre à. droite. — La Convention a guillotiné vingt-cinq géné-
raux !
M. DE Rességuier. — Votre fauteuil de pair de France! {Bruit.)
M. LE PRÉSIDENT. — N'interrompez pas.
M. Victor Hugo. — Je crois. Dieu me pardonne, que M. de Ressé-
guier me reproche d'avoir siégé parmi les juges du maréchal Ney! {Excla-
mations a droite. — Kires ironiques et approbatifs à gauche. )
M. DE Rességuier. — Vous vous méprenez. . .
M. LE président. — Veuillez vous asseoir j gardez le silence : vous n'avez
pas la parole.
M. de Rességuier, s adressant a l'orateur. — Vous vous méprenez formel-
lement. . .
M. LE PRÉSIDENT. — Mousieut de Rességuier, je vous rappelle à l'ordre
formellement.
M. DE B^ssÉGuiER. — Vous VOUS méprenez avec intention.
M. LE PRÉSIDENT. — Je VOUS rappellerai à l'ordre avec inscription au
procès-verbal , si vous méprisez tous mes avertissements.
M. Victor Hugo. — Hommes des anciens partis, je ne triomphe pas de
REVISION DE LA CONSTITUTION. 249
ce qui est votre malheur, et, je vous le dis sans amertume, vous ne jugez
pas votre temps et votre pays avec une vue juste, bienveillante et saine. Vous
vous méprenez aux phénomènes contemporains. Vous criez à la décadence.
Il y a une décadence en effet, mais, je suis bien forcé de vous l'avouer, c'est
la vôtre. {Rires a gauche, — Murmures a droite.')
Parce que la monarchie s'en va, vous dites : La France s'en va! C'est une
illusion d'optique. France et monarchie, c'est deux. La France demeure, la
France grandit , sachez cela ! ( Très bien ! — Kires à droite. )
Jamais la France n'a été plus grande que de nos jours j les étrangers le
savent, et, chose triste à dire et que vos rires confirment, vous l'ignorez!
Le peuple français a l'âge de raison, et c'est précisément le moment que
vous choisissez pour taxer ses actes de folie. Vous reniez ce siècle tout entier,
son industrie vous semble matérialiste, sa philosophie vous semble immorale,
sa littérature vous semble anarchique. {Kires ironiques à droite. — Oui! oui!)
Vous voyez, vous continuez de confirmer mes paroles. Sa littérature vous
semble anarchique, et sa science vous paraît impie. Sa démocratie, vous la
nommez démagogie. ( Oui! oui! à droite. )
Dans vos jours d'orgueil, vous déclarez que notre temps est mauvais, et
que, quant à vous, vous n'en êtes pas. Vous n'êtes pas de ce siècle. Tout est
là. Vous en tirez vanité. Nous en prenons acte.
Vous n'êtes pas de ce siècle, vous n'êtes plus de ce monde, vous êtes
morts ! C'est bien ! je vous l'accorde ! {Kires et bravos. )
Mais, puisque vous êtes morts, ne revenez pas, laissez tranquilles les
vivants. {Kire général.)
M. DE TiNGUY, à l'orateur. — Vous nous supposez morts, monsieur le
vicomte }
M. LE PRÉSIDENT. — Vous tessuscitcz, VOUS, monsieur de Tinguy!
M. DE Tinguy. — Je ressuscite le vicomte !
M. Victor Hugo, croisant les bras et regardant la droite en face. — Quoi!
vous voulez reparaître ! {Nouvelle explosion d'hilarité et de bravos.)
Quoi ! vous voulez recommencer ! Quoi ! ces expériences redoutables qui
dévorent les rois, les princes, le faible comme Louis XVI, l'habile et le fort
comme Louis-Philippe, ces expériences lamentables qui dévorent les familles
nées sur le trône, des femmes augustes, des veuves saintes, des enfants inno-
cents, vous n'en avez pas assez! il vous en faut encore. {Sensation.)
Mais vous êtes donc sans pitié et sans mémoire! Mais, royalistes, nous
vous demandons grâce pour ces infortunées familles royales !
Quoi! vous voulez rentrer dans cette série de faits nécessaires, dont toutes
les phases sont prévues et pour ainsi dire marquées d'avance comme des
étapes inévitables ! Vous voulez rentrer dans ces engrenages formidables de la
250 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
destinée! [Mouvement) Vous voulez rentrer dans ce cycle terrible, toujours
le même, plein d'écueils, d'orages et de catastrophes, qui commence par des
réconciliations plâtrées de peuple à roi, par des restaurations, par les Tuileries
rouvertes, par des lampions allumés, par des harangues et des fanfares, par
des sacres et des fêtes j qui se continue par des empiétements du trône sur le
parlement, du pouvoir sur le droit, de la royauté sur la nation, par des luttes
dans les Chambres, par des résistances dans la presse, par des murmures dans
l'opinion, par des procès où le zèle emphatique et maladroit des magistrats
qui veulent plaire avorte devant l'énergie des écrivains {vifs applaudissements
a gauche) t, qui se continue par des violations de chartes où trempent les
majorités complices [Très bien!), par des lois de compression, par des mesures
d'exception, par des exactions de police d'une part, par des sociétés secrètes
et des conspirations de l'autre, — et qui finit. . . — Mon Dieu 1 cette place
que vous traversez tous les jours pour venir à ce palais ne vous dit donc rien }
{Interruption. — A. l'ordre! à l'ordre!) Mais frappez du pied ce pavé qui est à
deux pas de ces funestes Tuileries que vous convoitez encore; frappez du
pied ce pavé fatal, et vous en ferez sortir, à votre choix, l'échafaud qui pré-
cipite la vieille monarchie dans la tombe, ou le fiacre qui emporte la royauté
nouvelle dans l'exil! {Applaudissements prolongés à gauche. — Murmures. Excla-
mations. )
M. LE PRÉSIDENT. — Mais qui menacez-vous donc là.? Est-ce que vous
menacez quelqu'un } Ecartez cela !
M. Victor Hugo. — C'est un avertissement.
M. LE PRÉSIDENT. — C'cst un avertissement sanglant, monsieur; vous
passez toutes les bornes, et vous oubliez la question de la revision. C'est une
diatribe, ce n'est pas un discours.
M. Victor Hugo. — Comment! il ne me sera pas permis d'invoquer
l'histoire !
Une voix À gauche, s' adressant au président. — On met la Constitution et
la République en question, et vous ne laissez pas parler!
M. LE président. — Vous tuez les vivants et vous évoquez les morts j
ce n'est pas de la discussion. {Interruption prolongée. — Kires app-obatifs à
droite. )
M. Victor Hugo. — Comment, messieurs, après avoir fait appel, dans
les termes les plus respectueux, à vos souvenirs; après vous avoir parlé de
femmes augustes, de veuves saintes, d'enfants innocents; après avoir fait
appel à votre mémoire, il ne me sera pas permis, dans cette enceinte, après
ce qui a été entendu ces jours passés, il ne me sera pas permis d'invoquer
l'histoire comme un avertissement, entendez-le bien, mais non comme une
menace ? il ne me sera pas permis de dire que les restaurations commencent
REVISION DE LA CONSTITUTION. 251
d'une manière qui semble triomphante et finissent d'une manière fetale? Il
ne me sera pas permis de vous dire que les restaurations commencent par
l'éblouissement d'elles-mêmes, et finissent par ce qu'on a appelé des cata-
strophes, et d'ajouter que si vous frappez du pied ce pavé fatal qui est à deux
pas de vous, à deux pas de ces funestes Tuileries que vous convoitez encore,
vous en ferez sortir, à votre choix, l'échafaud qui précipite la vieille mo-
narchie dans la tombe, ou le fiacre qui emporte la royauté nouvelle dans
l'exil! {Bj4meursa droite. — Bravos à gauche.) Il ne me sera pas permis de dire
cela ! Et on appelle cela une discussion libre ! ( Uive approbation et applaudisse-
ments à gauche. )
M. Emile deGirardin. — Elle l'était hier!
M. Victor Hugo. — Ah! je proteste! Vous voulez étouffer ma voixj
mais on l'entendra cependant. . . {Kéclamations à droite.) On l'entendra.
Les hommes habiles qui sont parmi vous, et il y en a, je ne fais nulle
difficulté d'en convenir. . .
Une voix à droite. — Vous êtes bien bon !
M. Victor Hugo. — Les hommes habiles qui sont parmi vous se croient
forts en ce moment, parce qu'ils s'appuient sur une coalition des intérêts
effrayés. Etrange point d'appui que la peur! mais, pour faire le mal, c'en
est un. — Messieurs, voici ce que j'ai à dire à ces hommes habiles : Avant
peu, et quoi que vous fassiez, les intérêts se rassureront; et, à mesure qu'ils
reprendront confiance , vous la perdrez.
Oui, avant peu, les intérêts comprendront qu'à l'heure qu'il est, qu'au
dix-neuvième siècle, après l'échafaud de Louis XVI. . .
M. DE MoNTEBELLO. — Encore !
M. Victor Hugo. — ... Après l'écroulement de Napoléon, après l'exil
de Charles X, après la chute de Louis-Philippe, après la Révolution fran-
çaise, en un mot, c'est-à-dire après le renouvellement complet, absolu,
prodigieux, des principes, des croyances, des opinions, des situations, des
influences et des faits, c'est la République qui est la terre ferme, et c'est la
monarchie qui est l'aventure. {Applaudissements.)
Mais l'honorable M. Berryer nous disait hier : Jamais la France ne s'accom-
modera de la démocratie !
À DROITE. — Il n'a pas dit cela !
Une VOIX X droite. — Il a dit de la République.
M. DE MoNTEBELLO. — C'est autre chose.
M. Mathieu Bourdon. — C'est tout différent.
M. Victor Hugo. — Cela m'est égal ! j'accepte votre version. M. Berryer
nous a dit : Jamais la France ne s'accommodera de la République.
Messieurs, il y a trente-sept ans, lors de l'octroi de la charte de Louis XVIII,
252 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LEGISLATIVE.
tous les contemporains l'attestent, les partisans de la monarchie pure, les
mêmes qui traitaient Louis XVIII de révolutionnaire et Chateaubriand de
jacobin {hilarité), les partisans de la monarchie pure s'épouvantaient de la
monarchie représentative, absolument comme les partisans de la monarchie
représentative s'épouvantent aujourd'hui de la République.
On disait alors : C'est bon pour l'Angleterre ! exactement comme M. Ber-
ryer dit aujourd'hui : C'est bon pour l'Amérique ! {Très bien! très bien!)
On disait : La liberté de la presse, les discussions de la tribune, des
orateurs d'opposition, des journalistes, tout cela, c'est du désordre j jamais la
France ne s'y fera ! Eh bien ! elle s'y est faite !
M. DE TiNGUY. — Et défaite.
M. Victor Hugo. — La France s'est faite au régime parlementaire, elle
se fera de même au régime démocratique. C'est un pas en avant. Voilà tout.
{Mouvement.)
Après la royauté représentative, on s'habituera au surcroît de mouvement
des mœurs démocratiques, de même qu'après la royauté absolue on avait fini
par s'habituer au surcroît d'excitation des mœurs libérales, et la prospérité
publique se dégagera à travers les agitations républicaines, comme elle se
dégageait à travers les agitations constitutionnelles; elle se dégagera agrandie
et affermie. Les aspirations populaires se régleront comme les passions bour-
geoises se sont réglées. Une grande nation comme la France finit toujours
par retrouver son équilibre Sa masse est l'élément de sa stabilité.
Et puis, il faut bien vous le dire, cette presse libre, cette tribune souve-
raine, ces comices populaires, ces multitudes taisant cercle autour d'une idée,
ce peuple, auditoire tumultueux et tribunal patient, ces légions de votes
gagnant des batailles là où l'émeute en perdait, ces tourbillons de bulletins
qui couvrent la France à un jour donné, tout ce mouvement qui vous effraye
n'est autre chose que la fermentation même du progrès {Très bien!), fermen-
tation utile, nécessaire, saine, féconde, excellente! Vous prenez cela pour la
fièvre } C'est la vie ! {Longs applaudissements. )
Voilà ce que j'ai à répondre à M. Berryer.
Vous le voyez, messieurs, ni l'utilité, ni la stabilité politique, ni la sécu-
rité financière, ni la prospérité publique, ni le droit, ni le fait, ne sont du
côté de la monarchie dans ce débat.
Maintenant, car il faut bien en venir là, quelle est la moralité de cette
agression contre la Constitution, qui masque une agression contre la Répu-
blique }
Messieurs, j'adresse ceci en particulier aux anciens, aux chefs vieillis,
mais toujours prépondérants, du parti monarchique actuel, à ces chefs qui
ont fait, comme nous, partie de l'Assemblée constituante, à ces chefs avec
REVISION DE LA CONSTITUTION. 253
lesquels je ne confonds pas, je le déclare, la portion jeune et généreuse de
leur parti, qui ne les suit qu'à regret.
Du reste, je ne veux certes offenser personne, j'honore tous les membres
de cette Assemblée , et s'il m'échappait quelque parole qui pût froisser qui
que ce soit parmi mes collègues, je la retire d'avance. Mais enfin, pourtant,
il faut bien que je le dise, il y a eu des royalistes autrefois . . .
M. Callet. — Vous en savez quelque chose. {Exclamations à gauche. —
N'interrompe^ pas!)
M. Charras, a M. Uictor Hugo. — Descendez de la tribune.
M, Victor Hugo. — C'est évident ! il n'y a plus de liberté de tribune !
(Kéc/amations à droite. )
M. LE PRÉSIDENT. — Demandez à M. Michel (de Bourges) si la liberté de
la tribune est supprimée.
M. SouBiES. — Elle doit exister pour tous, et non pour un seul.
M. LE PRÉSIDENT. — Monsicur, l'Assemblée est la mêmej les orateurs
changent. C'est à l'orateur à faire l'auditeur, on vous l'a dit avant-hier j c'est
M. Michel (de Bourges) qui vous l'a dit.
M. Lamarque. — 11 a dit le contraire.
M. le président. — C'est ma variante.
M. Michel (de Bourges), de sa place. — Monsieur le président, voulez-
vous me permettre un mot ^ (Si^e d'assentiment de M. le président. )
Vous avez changé les termes de ce que j'ai dit hier. Ce que j'ai dit ne vient
pas de mois '^'cst le plus grand orateur du dix-septième siècle qui l'a dit,
c'est Bossuet. Il n'a pas dit que l'orateur faisait l'auditeur j il a dit que c'était
l'auditeur qui faisait l'orateur. {A. gauche : Très bien! très bien!)
M. LE président. — En renversant les termes de la proposition, il y a
une vérité qui est la mêmej c'est qu'il y a une réaction nécessaire de l'ora-
teur sur l'Assemblée et de l'Assemblée sur l'orateur. C'est Royer-Collard
lui-même qui, désespérant de faire écouter ceruines choses, disait aux
orateurs : Faites qu'on vous écoute.
Je déclare qu'il m'est impossible de procurer le même silence à tous les
orateurs, quand ils sont aussi dissemblables. {Hilarité bruyante sur les bancs de la
majorité — Kumeurs et interpellations diverses à gauche. )
M. Emile de Girardin. — Est-ce que l'injure est permise }
M. Charras. — C'est une impertinence.
M. Victor Hugo. — Messieurs, à la citation de Royer-Collard que vient
de me faire notre honorable président, je répondrai par une citation de
Sheridan, qui disait : — ■ Quand le président cesse de protéger l'orateur,
c'est que la liberté de la tribune n'existe plus. {Applaudissements répétés à
gauche. )
254 AVANT L'EXIL. ~ ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
M. Arnaud (de l'Ariège). — Jamais on n'a vu une pareille partialité.
M. Victor Hugo. — Eh bien! messieurs, que vous disais-je.f' Je vous
disais, — et je rattache cela à l'agression dirigée aujourd'hui contre la Répu-
blique, et je prétends tirer la moralité de cette agression — je vous disais :
Il y a eu des royalistes autrefois. Ces royalistes-là, dont des hasards de famille
ont pu mêler des traditions à l'enfance de plusieurs d'entre nous, à la mienne
en particulier, puisqu'on me le rappelle sans cesse 5 ces royalistes-là, nos
pères les ont connus, nos pères les ont combattus. Eh bien! ces royalistes-là,
quand ils confessaient leurs principes, c'était le jour du danger, non le lende-
main ! ( J{ gauche. — Très bien ! très bien !)
Ce n'étaient pas des citoyens, mais c'étaient des chevaliers. Ils faisaient
une chose odieuse, insensée, abominable, impie : la guerre civile} mais ils
la faisaient, ils ne la provoquaient pas ! [IJive approbation à gauche.) Ils avaient
devant eux, debout, toute jeune, toute terrible, toute frémissante, cette
grande et magnifique et formidable Révolution française qui envoyait contre
eux les grenadiers de Mayence, et qui trouvait plus facile d'avoir raison de
l'Europe que de la Vendée.
M. DE LA RocHEJAQUELEiN. — C'est vtai !
M. Victor Hugo. — Ils l'avaient devant eux, et ils lui tenaient tête. Ils
ne rusaient pas avec elle, ils ne se faisaient pas renards devant le lion!
[A.pplaudissements à gauche. — M. de la Kochejaquelein fait un signe d'assentiment.)
M. Victor Hugo, à M. de la Kochejaquelein. — Ceci s'adresse à vous et à
votre nomj c'est un hommage que je rends aux vôtres.
Ils ne venaient pas lui dérober, à cette Révolution, l'un après l'autre, et
pour s'en servir contre elle, ses principes, ses conquêtes, ses armes! ils cher-
chaient à la tuer, non à la voler ! {Bravos à gauche. )
Ils jouaient franc jeu, en hommes hardis, en hommes convaincus, en
hommes sincères qu'ils étaient j et ils ne venaient pas en plein midi, en plein
soleil, ils ne venaient pas en pleine Assemblée de la nation, balbutier :
Vive le roi ! après avoir crié vingt-sept fois dans un seul jour : Vive la Répu-
blique ! {A.cclamations à gauche. — Bravos prolongés.)
M. Emile de Girardin. — Ils n'envoyaient pas d'argent pour les blessés
de Février.
M. Victor Hugo. — Messieurs, je résume d'un mot tout ce que je viens
de dire. La monarchie de principe, la légitimité, est morte en France. C'est
un fait qui a été et qui n'est plus.
La légitimité restaurée, ce serait la révolution à l'état chronique, le mou-
vement social remplacé par les commotions périodiques. La République, au
contraire, c'est le progrès fait gouvernement, {^approbation.)
Finissons de ce côté.
REVISION DE LA CONSTITUTION. 255
M. LÉO DE Laborde. — Je demande la parole. {Mouvement proîon^.)
M. Mathieu Bourdon. — La légitimité se réveille.
( M. de Falloux se lève. )
À GAUCHE. — Non ! non ! n'interrompez pas ! n'interrompez pas I
{M. de FaJloux s'approche de h tribune. — A.^itation bruyante. )
À GAUCHE, à l'orateur. — Ne laissez pas parler! ne laissez pas parler!
M. Victor Hugo. — Je ne permets pas l'interruption.
( Af. de Falloux monte au bureau auprès du président, et échange avec lui quelques
paroles. )
M. Victor Hugo. — L'honorable M. de Falloux oublie tellement les
droits de l'orateur, que ce n'est plus à l'orateur qu'il demande la permission
de l'interrompre, c'est au président.
M. DE Falloux, revenant au pied de la tribune. — Je vous demande la
permission de vous interrompre.
M. Victor Hugo. — Je ne vous la donne pas.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous avcz la parole, monsieur Victor Hugo.
M. Victor Hugo. — Mais des publicistes d'une autre couleur, des jour-
naux d'une autre nuance, qui expriment bien incontestablement la pensée
du gouvernement, car ils sont vendus dans les rues avec privilège et à l'ex-
clusion de tous les autres, ces journaux nous crient : — Vous avez raison j la
légitimité est impossible, la monarchie de droit divin et de principe est
morte; mais l'autre, la monarchie de gloire, l'empire, celle-là est non seule-
ment possible, mais nécessaire. Voilà le langage qu'on nous tient.
Ceci est l'autre côté de la question monarchie. Examinons.
Et d'abord, la monarchie de gloire, dites-vous! Tiens! vous avez de la
gloire .f* Montrez-nou-la ! [Hilarité.) Je serais curieux de voir de la gloire
sous ce gouvernement-ci ! (Kires et applaudissements à gauche. )
Voyons! votre gloire, où est-elle.'^ Je la cherche. Je regarde autour de
moi. De quoi se compose-t-elle .?
M. Lepic. — Demandez à votre père !
M. Victor Hugo. — Quels en sont les éléments.? Qu'est-ce que j'ai
devant moi } Qu'est-ce que nous avons devant les yeux } Toutes nos libertés
prises au piège l'une après l'autre et garrottées j le suffrage universel trahi,
livré, mutilé; les programmes socialistes aboutissant à une politique jésuite;
pour gouvernement une immense intrigue {mouvement), l'histoire dira peut-
être un complot... {vive sensation) je ne sais quel sous-entendu inouï qui
donne à la République l'empire pour but, et qui fait de cinq cent mille
fonctionnaires une sorte de franc-maçonnerie bonapartiste au milieu de la
nation! toute réforme ajournée ou bafouée; les impôts improportionnels
et onéreux au peuple maintenus ou rétablis j l'état de siège pesant sur cinq
2^6 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
départements} Paris et Lyon mis en surveillance} l'amnistie refusée} îa
transportation aggravée, la déportation votée} des gémissements à la kasbah
de Bone, des tortures à Belle-Isle, des casemates où l'on ne veut pas laisser
pourrir des matelas, mais où on laisse pourrir des hommes!... {A. gauche :
Très bien! très bien!) la presse traquée, le jury trié} pas assez de justice et
beaucoup trop de police} la misère en bas, l'anarchie en haut} l'arbitraire,
la compression , l'iniquité } au dehors , le cadavre de la République romaine !
[Bravos a gauche.)
Voix À droite. — C'est le bilan de la République,
M. LE PRÉSIDENT. — Laissez donC} n'interrompez pas. Cela constate que
la tribune est libre. Continuez. [Très bien ! très bien ! à gauche.)
M. Charras. — Libre malgré vous.
M. Victor Hugo. — ... La potence, c'est-à-dire l'Autriche {mouvement) ^
debout sur la Hongrie, sur la Lombardie, sur Milan, sur Venise} la Sicile
livrée aux fusillades } l'espoir des nationalités dans la France détruit } le lien
intime des peuples rompu } partout le droit foulé aux pieds } au nord comme
au midi, à Cassel comme à Palerme, une coalition de rois latente et qui
n'attend que l'occasion} notre diplomatie muette, je ne veux pas dire com-
plice} quelqu'un qui est toujours lâche devant quelqu'un qui est toujours
insolent} la Turquie laissée sans appui contre le czar et forcée d'abandonner
les proscrits} Kossuth, le glorieux Kossuth, agonisant dans un cachot de
l'Asie Mineure} voilà où nous en sommes! La France baisse la tête. Napo-
léon tressaille de honte dans sa tombe, et cinq ou six mille coquins crient :
IJive l'empereur ! Est-ce tout cela que vous appelez votre gloire, par hasard .f*
{Profonde agitation. )
M. DE Ladevansaye. — C'est la République qui nous a donné tout cela !
M. LE président. — C'est aussi au gouvernement de la République
qu'on reproche tout cela !
M. Victor Hugo. — Maintenant, votre empire, causons-en, je le veux
bien. {Kires à gauche.)
M. Vieillard ^^l — Personne n'y songe, vous le savez bien.
M. Victor Hugo. — Messieurs, des murmures tant que vous voudrez,
mais pas d'équivoques. On me crie : Personne ne songe à l'empire. J'ai pour
habitude d'arracher les masques. Personne ne songe à l'empire, dites-vous?
Que signifient donc ces cris payés de : Vive l'empereur.? Une simple question :
Qui les paye.? Personne ne songe à l'empire, vous venez de l'entendre!
Que signifient donc ces paroles du général Changarnier, ces allusions aux
(*J Aujourd'hui sénateur, k 30.000 francs par an. {Note de l'Édition de i8jj.)
REVISION DE LA CONSTITUTION. 257
prétoriens en débauche applaudies par vous? Que signifient ces paroles de
M. Thiers, également applaudies par vous : L'empire est fait?
Que signifie ce pétitionnement ridicule et mendié pour la prolongation
des pouvoirs? {Kumeurs à droite.) Qu'est-ce que la prolongation, s'il vous
plaît ? C'est le consulat à vie. Où mène le consulat à vie ? À l'empire !
Messieurs, il y a là une intrigue! Une intrigue, vous dis-je! J'ai le droit
de la fouiller. Je la fouille. Allons ! le grand jour sur tout cela ! Il ne faut
pas que la France soit prise par surprise et se trouve, un beau matin, avoir
un empereur sans savoir pourquoi ! ( A.pplaudmements. )
Un empereur ! Discutons un peu la prétention.
Quoi ! parce qu'il y a eu un homme qui a gagné la bataille de Marengo,
et qui a régné , vous voulez régner, vous qui n'avez gagné que la bataille de
Satory! (Kires.)
A GAUCHE. — Très bien ! très bien ! — Bravo !
M. Emile de Girardin. — Il l'a perdue.
M. Ferdinand Barrot ^^\ — Il y a trois ans qu'il gagne une bataille : celle
de l'ordre contre l'anarchie.
M. Victor Hugo. — Quoi ! parce que, il y a dix siècles de cela, Charle-
magne, après quarante années de gloire, a laissé tomber sur la face du globe
un sceptre et une épée tellement démesurés que personne ensuite n'a pu et
n'a osé y toucher, — et pourtant il y a eu dans l'intervalle des hommes qui
se sont appelés Philippe- Auguste , François ?', Henri IV, Louis XIV ! Quoi !
parce que, mille ans après, car il ne faut pas moins d'une gestation de mille
années à l'humanité pour reproduire de pareils hommes j parce que , mille ans
après, un autre génie est venu, qui a ramassé ce glaive et ce sceptre, et qui
s'est dressé debout sur le continent, qui a fait l'histoire gigantesque dont
Téblouissement dure encore, qui a enchaîné la révolution en France et qui
l'a déchaînée en Europe, qui a donné à son nom pour synonymes éclatants
Rivoli, léna, Essling, Friedland, Montmirail! Quoi! parce que, après
dix ans d'une gloire immense, d'une gloire presque fabuleuse à force de
grandeur, il a, à son tour, laissé tomber d'épuisement ce sceptre et ce glaive
qui avaient accompli tant de choses colossales, vous venez, vous, vous voulez,
vous, les ramasser après lui, comme il les a ramassés, lui. Napoléon, après
Charlemagne, et prendre dans vos petites mains ce sceptre des titans, cette
épée des géants! Pour quoi faire? (Longs applaudissements.) Quoi! après
Auguste, Augustule! Quoi! parce que nous avons eu Napoléon-le-Grand,
il faut que nous ayons Napoléon-le-Petit ! {La gauche applaudit, la droite crie.
La séance eH interrompue pendant plusieurs minutes, tumulte inexprimable. )
''' Aujourd'hïii sénateur, sous rempirc, k 30.000 francs par an. {îioU de ^Édition ae iSj}.)
ACTES BT PAROLBS. — I. 17
258 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
A GAUCHE. — Monsieur le président, nous avons écouté M. Berryerj la
droite doit écouter M. Victor Hugo. Faites taire la majorité.
M. Savatier-Laroche. - — On doit le respect aux grands orateurs.
{^gauche : Trh bien !)
M. DE LA MosKOWA^^l — M. le président devrait faire respecter le
gouvernement de la République dans la personne du président de la Répu-
blique.
M. Lepic '-1 — On déshonore la République !
M. DE LA MosKOWA. — Ces messieurs crient : Uipe la République, et
insultent le président.
M. Ernest de Girardin. — Napoléon Bonaparte a eu six millions de
suffrages j vous insultez Télu du peuple ! ( TJive agitation au hanc des miniBres.
— M. le président essaye en vain de se faire entendre au milieu du bruit.)
M. de LA MosKOWA. — Et, sur les bancs des ministres, pas un mot d'in-
dignation n'éclate à de pareilles paroles !
M. Baroche, miniBre des affaires étranges ''^\ — Discutez, mais n'in-
sultez pas.
M. LE président. — Vous avez le droit de contester l'abrogation de
l'article 45 en termes de droit, mais vous n'avez pas le droit d'insulter ! [Les
applaudissements de l'extrême gauche redoublent et couvrent la voix de M. le président.)
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES. VoUS disCUteZ des projets
qu'on n'a pas, et vous insultez! {Les applaudissements de l'extrême gauche con-
tinuent.)
Un MEMBRE DE l'extrÊme GAUCHE. — Il fallait défendre la République
hier quand on l'attaquait !
M, LE PRÉSIDENT. - — L'opposition a affecté de couvrir d'applaudissements
et mon observation et celle de M. le ministre, que la mienne avait précédée.
Je disais à M. Victor Hugo qu'il a parfaitement le droit de contester la
convenance de demander la revision de l'article 45 en termes de droit, mais
qu'il n'a pas Iç droit de discuter, sous une forme insultante , une candidature
personnelle qui n'est pas en jeu.
Voix à l'extrême gauche. — Mais si, elle est en jeu.
M. Charras. — Vous l'avez vue vous-même à Dijon, face à face.
M. LP PRÉSIDENT. — Je vous rappelle à l'ordre ici, parce que je suis
président 5 à Dijon, je respectais les convenances, et je me suis tu.
M, Charras. — On ne les a pas respectées envers vous.
('' Aujourd'hui sénateur, à 50.000 francs par an.
^') Aujourd'hui aide de camp de l'empereur.
'•') Aujourd'hui, président du conseil d'état de l'empire, à 150.000 francs par an. {Noies ae
Edition de jSj^.)
RÉVISION DE LA CONSTITUTION. 259
M. Victor Hugo. — Je réponds à M. le ministre et à M. le président,
qui m'accusent d'offenser M. le président de la République, qu'ayant le
droit constitutionnel d'accuser M. le président de la République, j'en userai
le jour où je le jugerai convenable, et je ne perdrai pas mon temps à l'of-
fenser j mais ce n'est pas l'offenser que de dire qu'il n'est pas un grand homme.
ÇUives réclamations sur quelques bancs de la droite.)
M. Briffaut. — ■ Vos insultes ne peuvent aller jusqu'à lui.
M. DE Caulaincourt. — Il y a des injures qui ne peuvent l'atteindre,
sachez-le bien !
M. LE PRÉSIDENT. — Si VOUS Continuez après mon avertissement, je vous
rappellerai à l'ordre.
M. Victor Hugo. — Voici ce que j'ai à dire, et M. le président ne
m'empêchera pas de compléter mon explication. [Uive agitation.)
Ce que nous demandons à M. le président responsable de la République,
ce que nous attendons de lui, ce que nous avons le droit d'attendre ferme-
ment de lui, ce n'est pas qu'il tienne le pouvoir en grand homme, c'est qu'il
le quitte en honnête homme.
A GAUCHE. — Très bien ! très bien !
M. Clary^^I — Ne le calomniez pas, en attendant.
M. Victor Hugo. — Ceux qui l'offensent, ce sont ceux de ses amis qui
laissent entendre que le deuxième dimanche de mai il ne quittera pas le
pouvoir purement et simplement, comme il le doit, à moins d'être un
séditieux.
Voix X gauche. — Et un parjure !
M. Vieillard. — Ce sont là des calomnies j M. Victor Hugo le sait bien.
M. Victor Hugo. — Messieurs de la majorité, vous avez supprimé la
liberté de la presse j voulez-vous supprimer la liberté de la tribune ^ [Mouve-
ment.) Je ne viens pas demander de la faveur, je viens demander de la fran-
chise. Le soldat qu'on empêche de faire son devoir brise son épéej si la
liberté de la tribune est morte, dites-le-moi, afin que je brise mon mandat.
Le jour où la tribune ne sera plus libre, j'en descendrai pour n'y plus
remonter. {A. droite : Le beau malheur!) La tribune sans liberté n'est accep-
table que pour l'orateur sans dignité. [Frofonde sensation.)
Eh bien ! si la tribune est respectée, je vais voir. Je continue.
Non ! après Napoléon-le-Grand, je neveux pas de Napoléon-le-Petit !
Allons ! respectez les grandes choses. Trêve aux parodies ! Pour qu'on
puisse mettre un aigle sur les drapeaux , il faut d'abord avoir un aigle aux
Tuileries! Où est l'aigle } [Longs applaudissements.)
^') Aujourd'hui sénateur, à 30.000 francs par an. {Note de l'Edition de i8fj.)
26o AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
M. LÉON Faucher. — L'orateur insulte le président de la République.
[Oui ! oui ! à droite.)
M. LE PRÉSIDENT. — Vous offensez le président de la République. {Oui!
oui! a droite. — M. A.bbattucci^^'i gefticule vivement.)
M Victor Hugo. — Je reprends.
Messieurs, comme tout le monde, comme vous tous, j'ai tenu dans
mes mains ces journaux, ces brochures, ces pamphlets impérialistes ou césa-
ristes, comme on dit aujourd'hui. Une idée me frappe, et il m'est impos-
sible de ne pas la communiquer à l'Assemblée. {A.gitation. U orateur poursuit :)
Oui, il m'est impossible de ne pas la laisser déborder devant cette Assemblée.
Que dirait ce soldat, ce grand soldat de la France, qui est couché là, aux
Invalides, et à l'ombre duquel on s'abrite, et dont on invoque si souvent et
si étrangement le nom 5 que dirait ce Napoléon qui, parmi tant de combats
prodigieux, est allé, à huit cents lieues de Paris, provoquer la vieille barbarie
moscovite à ce grand duel de 1812 .? que dirait ce sublime esprit qui n'entre-
voyait qu'avec horreur la possibilité d'une Europe cosaque, et qui, certes,
quels que fussent ses instincts d'autorité , lui préférait l'Europe républicaine 5
que dirait-il, lui! si, du fond de son tombeau, il pouvait voir que son em-
pire, son glorieux et belliqueux empire, a aujourd'hui pour panégyristes,
pour apologistes, pour théoriciens et pour reconstructeurs, qui ? des hommes
qui, dans notre époque rayonnante et libre, se tournent vers le nord avec
un désespoir qui serait risible, s'il n'était monstrueux! des hommes qui,
chaque fois qu'ils nous entendent prononcer les mots démocratie, liberté,
humanité, progrès, se couchent à plat ventre avec terreur et se collent l'oreiUe
contre terre pour écouter s'ils n'entendront pas enfin venir le canon russe I
( Longs applaudissements a gauche. Clameurs a droite. — Toute la droite se levé et
couvre de ses cris les dernières paroles de l'orateur. — ^ l'ordre ! a l'ordre ! à l'ordre!)
Plusieurs ministres se lèvent sur leurs bancs et proteltent avec vivacité contre les
paroles de l'orateur. Le tumulte va croissant. Des apoHrophes violentes sont lancées à
l'orateur par un grand nombre de membres. MM. Bineau '^'^\ le général Gourgaud et
plusieurs autres représentants siégeant sur les premiers bancs de la droite se font remar-
quer par leur animation?)
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES '^l — Vous savez bien que cela
n'est pas vrai! Au nom de la France, nous protestons!
M. DE Rangé ^'*'. — Nous demandons le rappel à l'ordre.
O Aujourd'hui ministre de la justice de l'empire, 120.000 francs par an.
W Aujourd'hui sénateur, 30.000 francs, et ministre des finances de l'empire, 120.000 francs ;
total, 1 50.000 francs par an.
(') Le même Baroche. ^
W Aujourd'hui commissaire général de police, à 40.000 francs par an. {Notes de l'Edition de
i8f3.)
RÉVISION DE LA CONSTITUTION. 261
M. DE Crouseilhes, miniBre de l'inBruction publique^'^\ — Faites une appli-
cation personnelle de vos paroles ! À qui les appliquez-vous ? Nommez !
nommez !
M. LE PRÉSIDENT. — Je VOUS rappelle à l'ordre, monsieur Victor Hugo,
parce que, malgré mes avertissements, vous ne cessez pas d'insulter.
Quelques voix X droite. — C'est un insulteur à gages !
M. Chapot. — Que l'orateur nous dise à qui il s'adresse.
M. DE Staplande. — - Nommez ceux que vous accusez, si vous en avez
le courage ! {A.^tation tumultueuse. )
Voix diverses À. droite. — Vous êtes un infâme calomniateur. — C'est
une lâcheté et une insolence. {^A. l'ordre: a l'ordre: La censure!)
M. LE PRÉSIDENT. — Avec le bruit que vous faites, vous avez empêché
d'entendre le rappel à l'ordre que j'ai prononcé.
M. Victor Hugo. — Je demande à m'expliquer. (Murmures bruyants et
prolongés. )
M. DE Heeckeren^^I — Laissez, laissez-le jouer sa pièce !
M. LÉON Faucher, miniBre de l'intérieur. — L'orateur. . . {Interruption a
çiuche.) L'orateur. . .
A gauche. — Vous n'avez pas la parole !
M. LE président. — Laissez M. Victor Hugo s'expliquer. Il est rappelé à
l'ordre.
M. LE ministre de l'intérieur. — Comment! messieurs, un orateur
pourra insulter ici le président de la République. . . {Bruyante interruption à
gauche.)
M. Victor Hugo. — Laissez-moi m'expliquer! je ne vous cède pas la
parole.
M. LE président. — Vous n'avez pas la parole. Ce n'est pas à vous à faire
la police de l'Assemblée. M. Victor Hugo est rappelé à l'ordre j il demande
à s'expliquer j je lui donne la parole, et vous rendrez la police impossible si
vous voulez usurper mes fonctions.
M, Victor Hugo. — Messieurs, vous allez voir le danger des interrup
tions précipitées. {Plus haut! plus haut!) J'ai été rappelé à l'ordre, et un
honorable membre que je n'ai pas l'honneur de connaître. . .
Un membre sort des bancs de la droite, vient jusqu'au pied de la tribune et dit .•
— C'est moi.
M. Victor Hugo. — Qui, vous.f*
L'interrupteur. — Moi !
('' Aujourd'hui sénateur, k 30.000 francs par an.
W Sénateur. {Notes de l'Edition de i8jj,)
262 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
M. Victor Hugo. — Soit. Taisez-vous.
L'interrupteur. — Nous n'en voulons pas entendre davantage. La mau-
vaise littérature fait la mauvaise politique. Nous protestons au nom de la
langue française et de la tribune française. Portez tout ça à la Porte-Saint-
Martin, monsieur Victor Hugo.
M. Victor Hugo. — Vous savez mon nom, à ce qu'il paraît, et moi je
ne sais pas le vôtre. Comment vous appelez-vous ?
L'interrupteur. — Bourbousson.
M. Victor Hugo. — C'est plus que je n'espérais. [Long éclat de rire sur tous
les bancs. L'interrupteur régale sa place.)
M. Victor Hugo, reprenant. . . — - Donc, monsieur Bourbousson dit qu'il
faudrait m'appliquer la censure.
Voix 1 droite. — Oui ! oui !
M. Victor Hugo. — Pourquoi .? Pour avoir qualifié comme c'est mon
droit. . . [dénégations a droite) pour avoir qualifié les auteurs des pamphlets
césaristes. . . (Kéclamations a droite. — M.. Uictor Hugo se penche vers le Sténo-
graphe du Moniteur et lui demande communication immédiate de la phrase de son dis-
cours qui a provoqué l'émotion de l'assemblée.)
Voix À. droite. - — M. Victor Hugo n'a pas le droit de faire changer la
phrase au Moniteur.
M. LE PRÉSIDENT. — L' Assemblée s'est soulevée contre les paroles qui
ont dû être recueillies par le sténographe du Moniteur. Le rappel à l'ordre
s'applique à ces paroles, telles que vous les avez prononcées, et qu'elles reste-
ront certainement. Maintenant, en vous expliquant, si vous les changez,
l'Assemblée sera juge.
M. Victor Hugo. — Comme le sténographe du Moniteur les a recueillies
de ma bouche. . . {Interruptions diverses.)
Plusieurs membres. — Vous les avez changées ! — ■ Vous avez parlé au
sténographe ! {Bruit confus.)
M. DE Panât, queHeur, et autres membres. — Vous n'avez rien à craindre.
Les paroles paraîtront au Moniteur comme elles sont sorties de la bouche de
l'orateur.
M. Victor Hugo. — Messieurs, demain, quand vous lirez le Moniteur...
{rumeurs a droite) quand vous j lirez cette phrase que vous avez interrompue
et que vous n'avez pas entendue, cette phrase dans laquelle je dis que
Napoléon s'étonnerait, s'indignerait de voir que son empire, son glorieux
empire, a aujourd'hui pour théoriciens et pour reconstructcurs, qui.? des
hommes qui, chaque fois que nous prononçons les mots démocratie, liberté,
humanité , progrès , se couchent à plat ventre avec terreur, et se collent l'oreille
contre terre pour écouter s'ils n'entendront pas enfin venir le canon russe. . .
RÉVISION DE LA CONSTITUTION. 263
Voix à droite. — A qui appliquez-vous cela ?
M. Victor Hugo. — - J'ai été rappelé à l'ordre pour cela !
M. DE TaévENEUC. — À quel parti vous adressez-vous ?
Voix à. gauche. — A Romieu ! au Spe^e rouge !
M. LE PRÉSIDENT, à M. Uïctor Hu^. — Vous nc pouvez pas isoler une
phrase de votre discours entier. Et tout cela est venu à la suite d'une com-
paraison insultante entre l'empereur qui n'est plus et le président de la Répu-
blique qui existe, [ji^tation prolongée. — Un grand nombre de membres descendent
dans l'hémicycle; ce n'est qu'avec peine que, sur l'ordre de M. le président, les huissiers
font reprendre les places et ramènent un peu de silence.)
M. Victor Hugo. ■ — - Vous reconnaîtrez demain la vérité de mes paroles.
Voix à. droite. — Vous avez dit : IJous.
M. Victor Hugo. — Jamais, et je le dis du haut de cette tribune,
jamais il n'est entré dans mon esprit un seul instant de s'adresser à qui que ce
soit dans l'Assemblée. (Réclamations et rires bruyants à droite.)
M. LE président. — Alors l'insulte reste tout entière pour M. le prési-
dent de la République.
M. DE Heeckeren. — S'il ne s'agit pas de nous, pourquoi nous le dire,
et ne pas réserver la chose pour l'Evénement ?
M. Victor Hugo, se tournant vers M. le président. — Vous voyez bien
que la majorité se prétend insultée. Ce n'est pas du président de la Répu-
blique qu'il s'agit maintenant !
M. LE PRÉSIDENT. — Vous l'avez traîné aussi bas que possible. . .
M. Victor Hugo. — Ce n'est pas là la question !
M. LE PRÉSIDENT. — Ditcs quc VOUS n'avez pas voulu insulter M. le prési-
dent de la République dans votre parallèle, à la bonne heure! {L'agitation
continue j des apostrophes d'une extrême violence sont adressées à l'orateur et échangées
entre plusieurs membres de droite et de gauche. M. Lefebvre-Durujlé , s' approchant de
h tribune, remet à l'orateur une feuille de papier qu'il le prie de lire.)
M. Victor Hugo, après avoir lu. — On me transmet l'observation que
voici, et à laquelle je vais donner immédiatement satisfaction. Voici :
«Ce qui a révolté l'Assemblée, c'est que vous avez dit vous, et que vous
n'avez pas parle indirectement. »
L'auteur de cette observation reconnaîtra demain, en lisant le Moniteur,
que je n'ai pas dit vous, que j'ai parlé indirectement, que je ne me suis
adressé à personne directement dans l'Assemblée. Et je répète que je nc
m'adresse à personne.
Faisons cesser ce malentendu. _ ; '
Voix X droite. — Bien! bien! Passez outre. - *
264 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
M. LE PRÉSIDENT. — Faites sortir rAssemblée de l'état où vous l'avez
mise. Messieurs , veuillez faire silence.
M. Victor Hugo. — Vous lirez demain le Moniteur qui a recueilli mes
paroles, et vous regretterez votre précipitation. Jamais je n'ai songé un seul
instant à un seul membre de cette Assemblée, je le déclare, et je laisse mon
rappel à l'ordre sur la conscience de M. le président. {Mouvement. — Très
bien ! très bien !)
Encore un instant, et je descends de la tribune.
{L£ silence se rétablit sur tous les bancs. L'orateur se tourne vers la droite. )
Monarchie légitime, monarchie impériale! qu'est-ce que vous nous
voulez.? Nous sommes les hommes d'un autre âge. Pour nous, il n'y a de
fleurs de lys qu'à Fontenoy, et il n'y a d'aigles qu'à Eylau et à Wagram.
Je vous l'ai déjà dit, vous êtes le passé. De quel droit mettez-vous le pré-
sent en question } qu'y a-t-il de commun entre vous et lui ^ Contre qui et
pour qui vous coalisez-vous } Et puis , que signifie cette coalition ? Qu'est-ce
que c'est que cette alliance ? Qu'est-ce que c'est que cette main de l'empire
que je vois dans la main de la légitimité.'' Légitimistes, l'empire a tué le
duc d'Enghien ! Impérialistes, la légitimité a fusillé Murât ! {IJive impression.)
Vous vous touchez les mains j prenez garde, vous mêlez des taches de
sang! {Sensation.)
Et puis qu'espérez-vous ^ détruire la République } Vous entreprenez là
une besogne rude. Y avez-vous bien songé ? Quand un ouvrier a travaillé
dix-huit heures, quand un peuple a travaillé dix-huit siècles, et qu'ils ont
enfin l'un et l'autre reçu leur payement, allez donc essayer d'arracher à cet
ouvrier son salaire et à ce peuple sa République !
Savez-vous ce qui fait la République forte ? savez-vous ce qui la fait invin-
cible } savez-vous ce qui la fait indestructible .f* Je vous l'ai dit en com-
mençant, et en terminant je vous le répète, c'est qu'elle est la somme du
labeur des générations, c'est qu'elle est le produit accumulé des efforts anté-
rieurs, c'est qu'elle est un résultat historique autant qu'un fait politique,
c'est qu'elle fait pour ainsi dire partie du climat actuel de la civilisation , c'est
qu'elle est la forme absolue, suprême, nécessaire, du temps où nous vivons,
c'est qu'elle est l'air que nous respirons, et qu'une fois que les nations ont
respiré cet air-là, prenez-en votre parti, elles ne peuvent plus en respirer
d'autre! Oui, savez-vous ce qui fait que la République est impérissable .f'
C'est qu'elle s'identifie d'un côté avec le siècle , et de l'autre avec le peuple !
elle est l'idée de l'un et la couronne de l'autre !
Messieurs les révisionnistes, je vous ai demandé ce que vous vouliez. Ce
que je veux, moi, je vais vous le dire. Toute ma politique, la voici en deux
mots : il faut supprimer dans l'ordre social un certain degré de misère, et
RÉVISION DE LA CONSTITUTION. 265
dans Tordre politique une certaine nature d'ambition. Plus de paupérisme et
plus de monarchisme. La France ne sera tranquille que lorsque, parla puis-
sance des institutions qui donneront du travail et du pain aux uns et qui
ôteront l'espérance aux autres, nous aurons vu disparaître du milieu de nous
tous ceux qui tendent la main, depuis les mendiants jusqu'aux prétendants.
{Explosion d'applaudissements. — Cris et murmures a droite.)
M. LE PRÉSIDENT. — Laisscz donc finir, pour l'amour de Dieu ! {On rit.)
M. Belin. — Pour l'amour du dîner.
M. LE PRÉSIDENT. — Allons ! de grâce ! de grâce !
M. Victor Hugo. — Messieurs, il y a deux sortes de questions, les
questions fausses et les questions vraies.
L'assistance, le salaire, le crédit, l'impôt, le sort des classes laborieuses...
— eh ! mon Dieu ! ce sont là des questions toujours négligées, toujours
ajournées ! Souffrez qu'on vous en parle de temps en temps ! Il s'agit du
peuple, messieurs! Je continue. — Les souffrances des faibles, du pauvre,
de la femme, de l'enfant, l'éducation, la pénalité, la production, la consom-
mation, la circulation, le travail, qui contient le pain de tous, le suffrage
universel, qui contient le droit de tous, la solidarité entre hommes et entre
peuples, l'aide aux nationalités opprimées, la fraternité française produisant
par son rayonnement la fraternité européenne : voilà les questions vraies.
La légitimité, l'empire, la fusion, l'excellence de la monarchie sur la
République, les thèses philosophiques qui sont grosses de barricades, le choix
entre les prétendants : voilà les fausses questions.
Eh bien ! il faut bien vous le dire , vous quittez les questions vraies pour
les fausses questions 5 vous quittez les questions vivantes pour les questions
mortes. Quoi ! c'est là votre intelligence politique ! Quoi ! c'est là le spec-
tacle que vous nous donnez! Le législatif et l'exécutif se querellent, les pou-
voirs se prennent au collet j rien ne se fait, rien ne va 5 de vaines et
pitoyables disputes j les partis tiraillent la Constitution dans l'espoir de déchi-
rer la République} les hommes se démentent, l'un oublie ce qu'il a juré,
les autres oublient ce qu'ils ont crié} et pendant ces agitations misérables, le
temps , c'est-à-dire la vie , se perd 1
Quoi I c'est là la situation que vous nous faites ! la neutralisation de toute
autorité par la lutte, l'abaissement, et, par conséquent, l'effacement du pou-
voir, la stagnation, la torpeur, quelque chose de pareil à la mort ! Nulle
grandeur, nulle force, nulle impulsion. Des tracasseries, des taquineries, des
conflits, des chocs. Pas de gouvernement !
Et cela, dans quel moment .^^
Au moment où, plus que jamais, une puissante initiative démocratique
est nécessaire ! au moment où la civilisation, à la veille de subir une solen-
266 AVANT L'EXIL. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
nelle épreuve, a, plus que jamais, besoin de pouvoirs actifs, intelligents,
féconds, réformateurs, sympathiques aux souffrances du peuple, pleins
d'amour et, par conséquent, pleins de force ! au moment où les jours trou-
blés arrivent ! au moment où tous les intérêts semblent prêts à entrer en
lutte contre tous les principes ! au moment où les problèmes les plus for-
midables se dressent devant la société et l'attendent avec des sommations à
jour fixe ! au moment où 1852 s'approche, masqué, effrayant, les mains
pleines de questions redoutables! au moment où les philosophes, les publi-
cistes, les observateurs sérieux, ces hommes qui ne sont pas des hommes
d'état, qui ne sont que des hommes sages, attentifs, inquiets, penchés sur
l'avenir, penchés sur l'inconnu , l'œil fixé sur toutes ces obscurités accumulées,
croient entendre distinctement le bruit monstrueux de la porte des révo-
lutions qui se rouvre dans les ténèbres. {IJive et universelle émotion, ,Quelcjues
rires a droite.)
Messieurs, je termine. Ne nous le dissimulons pas, cette discussion, si
orageuse qu'elle soit, si profondément qu'elle remue les masses, n'est qu'un
prélude.
Je le répète, l'année 1852 approche. L'instant arrive où vont reparaître,
réveillées et encouragées par la loi fatale du 31 mai, armées par elle pour
leur dernier combat contre le suffrage universel garrotté, toutes ces préten-
tions dont je vous ai parlé, toutes ces légitimités antiques qui ne sont que
d'antiques usurpations ! L'instant arrive où une mêlée terrible se fera de
toutes les formes déchues, impérialisme, légitimisme, droit de la force,
droit divin, livrant ensemble l'assaut au grand droit démocratique, au droit
humain ! Ce jour-là, tout sera, en apparence, remis en question. Grâce aux
revendications opiniâtres du passé, l'ombre couvrira de nouveau ce grand et
illustre champ de bataille des idées et du progrès qu'on appelle la France. Je
ne sais pas ce que durera cette éclipse, je ne sais pas ce que durera ce combat j
mais ce que je sais, ce qui est certain, ce que je prédis, ce que j'affirme,
c'est que le droit ne périra pas! c'est que, quand le jour reparaîtra, on ne
retrouvera debout que deux combattants : le peuple et Dieu ! {Immense accla-
mation. — Tom ks membres de la gauche reçoivent l'orateur au pied de la tribune et
tui serrent la matn.)
CONGRES DE LA PAIX
A PARIS.
I
DISCOURS D'OUVERTURE.
21 août 1849.
M. Victor Hugo est élu président. M. Cobden est élu vice-président.
M. Victor Hugo se l^ve et dit :
Messieurs, beaucoup d'entre vous viennent des points du globe les plus
éloignés, le cœur plein d'une pensée religieuse et sainte j vous comptez dans
vos rangs des publicistes, des philosophes, des ministres des cultes chrétiens,
des écrivains éminents, plusieurs de ces hommes considérables, de ces
hommes pubhcs et populaires qui sont les lumières de leur nation. Vous avez
voulu dater de Paris les déclarations de cette réunion d'esprits convaincus et
graves, qui ne veulent pas seulement le bien d'un peuple, mais qui veulent
le bien de tous les peuples. {A.pplaudissements.) Vous venez ajouter aux prin-
cipes qui dirigent aujourd'hui les hommes d'état, les gouvernants, les légis-
lateurs, un principe supérieur. Vous venez tourner en quelque sorte le der-
nier et le plus auguste feuillet de l'évangile, celui qui impose la paix aux
enfants du même Dieu, et, dans cette ville qui n'a encore décrété que la
fraternité des citoyens, vous venez proclamer la fraternité des hommes.
Soyez les bienvenus ! [Long mouvement.)
En présence d'une telle pensée et d'un tel acte, il ne peut y avoir place
pour un remerciement personnel. Permettez-moi donc, dans les premières
paroles que je prononce devant vous, d'élever mes regards plus haut que
moi-même, et d'oubher, en quelque sorte, le grand honneur que vous venez
de me conférer, pour ne songer qu'à la grande chose que vous voulez faire.
Messieurs, cette pensée religieuse, la paix universelle, toutes les nations
liées entre elles d'un lien commun, l'évangile pour loi suprême, la média-
tion substituée à la guerre, cette pensée religieuse est-elle une pensée pra-
268 AVANT L'EXIL. — CONGRÈS DE LA PAIX.
tique? cette idée sainte est-elle une idée réalisable? Beaucoup d'esprits
positifs, comme on parle aujourd'hui, beaucoup d'hommes politiques
vieillis, comme on dit, dans le maniement des affaires, répondent : Non.
Moi, je réponds avec vous, je réponds sans hésiter, je réponds : Oui!
[applaudissements) et je vais essayer de le prouver tout à l'heure.
Je vais plus loin 5 je ne dis pas seulement : C'est un but réalisable, je dis :
C'est un but inévitable i on peut en retarder ou en hâter l'avènement, voilà
tout.
La loi du monde n'est pas et ne peut pas être distincte de la loi de Dieu.
Or, la loi de Dieu, ce n'est pas la guerre, c'est la paix, {applaudissements.)
Les hommes ont commencé par la lutte, comme la création par le chaos.
{Bravo! bravo!) D'où viennent-ils? De la guerre j cela est évident. Mais où
vont-ils ? A la paix j cela n'est pas moins évident.
Quand vous affirmez ces hautes vérités, il est tout simple que votre affir-
mation rencontre la négation j il est tout simple que votre foi rencontre
l'incrédulité j il est tout simple que, dans cette heure de nos troubles et de
nos déchirements, l'idée de la paix universelle surprenne et choque presque
comme l'apparition de l'impossible et de l'idéal j il est tout simple que l'on
crie à l'utopie j et, quant à moi, humble et obscur ouvrier dans cette grande
œuvre du dix-neuvième siècle, j'accepte cette résistance des esprits sans
qu'elle m'étonne ni me décourage. Est-il possible que vous ne fassiez pas
détourner les têtes et fermer les yeux dans une sorte d'éblouissement, quand,
au milieu des ténèbres qui pèsent encore sur nous, vous ouvrez brusquement
la porte rayonnante de l'avenir ? ( Applaudissements.)
Messieurs, si quelqu'un, il y a quatre siècles, à l'époque où la guerre
existait de commune à commune, de ville à ville, de province à province, si
quelqu'un eût dit à la Lorraine, à la Picardie, à la Normandie, à la Bretagne,
à l'Auvergne, à la Provence, au Dauphiné, à la Bourgogne : Un jour viendra
où vous ne vous ferez plus la guerre, un jour viendra où vous ne lèverez
plus d'hommes d'armes les uns contre les autres, un jour viendra où l'on ne
dira plus : — Les normands ont attaqué les picards, les lorrains ont repoussé
les bourguignons. Vous aurez bien encore des différends à régler, des intérêts
à débattre, des contestations à résoudre, mais savez-vous ce que vous mettrez
à la place des hommes d'armes ? savez-vous ce que vous mettrez à la place
des gens de pied et de cheval, des canons, des fauconneaux, des lances, des
piques, des épées? Vous mettrez une petite boîte de sapin que vous
appellerez l'urne du scrutin, et de cette boîte il sortira, quoi ? une assemblée !
une assemblée en laquelle vous vous sentirez tous vivre, une assemblée
qui sera comme votre âme à tous, un concile souverain et populaire qui
décidera, qui jugera, qui résoudra tout en loi, qui fera tomber le glaive
DISCOURS D'OUVERTURE. 269
de toutes les mains et surgir la justice dans tous les cœurs, qui dira à
chacun : Là finit ton droit, ici commence ton devoir. Bas les armes ! vivez
en paix! {Appiaudksements.) Et ce jour-là, vous vous sentirez une pensée
commune, des intérêts communs, une destinée commune} vous vous em-
brasserez, vous vous reconnaîtrez fils du même sang et de la même racej ce
jour-là, vous ne serez plus des peuplades ennemies, vous serez un peuple }
vous ne serez plus la Bourgogne, la Normandie, la Bretagne, la Provence,
vous serez la France. Vous ne vous appellerez plus la guerre, vous vous
appellerez la civilisation !
Si quelqu'un eût dit cela à cette époque, messieurs, tous les hommes
positifs, tous les gens sérieux, tous les grands politiques d'alors se fussent
écriés : — Oh ! le songeur ! Oh ! le rêve-creux ! Comme cet homme connaît
peu l'humanité ! Que voilà une étrange folie et une absurde chimère ! —
Messieurs, le temps a marché, et cette chimère, c'est la réalité. {Mouvement.)
Et, j'insiste sur ceci, l'homme qui eût fait cette prophétie sublime eût été
déclaré fou par les sages, pour avoir entrevu les desseins de Dieu ! {Nouveau
mouvement.)
Eh bien ! vous dites aujourd'hui, et je suis de ceux qui disent avec vous,
tous, nous qui sommes ici, nous disons à la France, à l'Angleterre, à la
Prusse, à l'Autriche, à l'Espagne, à l'ItaUe, à la Russie, nous leur disons :
Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! Un
jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre
Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu'elle
serait impossible et qu'elle paraîtrait absurde aujourd'hui entre Rouen et
Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où vous France,
vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes,
nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse
individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et
vous constituerez la fraternité européenne , absolument comme la Normandie,
la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l'Alsace, toutes nos provinces, se
sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n'y aura plus d'autres
champs de bataille que les marchés s'ouvrant au commerce et les esprits s'ou-
vrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront rem-
placés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable
arbitrage d'un grand sénat souverain qui sera à l'Europe ce que le parlement
est à l'Angleterre, ce que la diète est à l'Allemagne, ce que l'Assemblée
législative est à la France ! {A.pplaudissements.) Un jour viendra où l'on mon-
trera un canon dans les musées comme on y montre aujourd'hui un instru-
ment de torture, en s'étonnant que cela ait pu être ! {RJres et bravos.) Un jour
viendra où l'on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d'Amérique,
270 AVANT L'EXIL. — CONGRÈS DE LA PAIX.
les États-Unis d'Europe {applaudissements), placés en face l'un de l'autre, se
tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur com-
merce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant
les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant
ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fra-
ternité des hommes et la puissance de Dieu ! {Longs applaudissements,)
Et ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l'amener, car nous
vivons dans un temps rapide, nous vivons dans le courant d'événements et
d'idées le plus impétueux qui ait encore entraîné les peuples, et, à l'époque
où nous sommes, une année fait parfois l'ouvrage d'un siècle.
Et français, anglais, belges, allemands, russes, slaves, européens, améri-
cains, qu'avons-nous à faire pour arriver le plus tôt possible à ce grand jour?
Nous aimer, ( Immenses applaudissements. )
Nous aimer ! Dans cette œuvre immense de la pacification, c'est la meil-
leure manière d'aider Dieu !
Car Dieu le veut, ce but sublime! Et voyez, pour y atteindre, ce qu'il
fait de toutes parts ! Voyez que de découvertes il fait sortir du génie humain ,
qui toutes vont à ce but, la paix! Que de progrès, que de simplifications !
Comme la nature se laisse de plus en plus dompter par l'homme ! comme la
matière devient de plus en plus l'esclave de l'intelligence et la servante de la
civilisation ! comme les causes de guerre s'évanouissent avec les causes de
souffrance ! comme les» peuples lointains se touchent ! comme les distances se
rapprochent! Et le rapprochement, c'est le commencement de la fraternité.
Grâce aux chemins de fer, l'Europe bientôt ne sera pas plus grande que
ne l'était la France au moyen-âge ! Grâce aux navires à vapeur, on traverse
aujourd'hui l'Océan plus aisément qu'on ne traversait autrefois la Méditer-
ranée ! Avant peu, l'homme parcourra la terre comme les dieux d'Homère
parcouraient le ciel, en trois pas. Encore quelques années, et le fil électrique
de la concorde entourera le globe et étreindra le monde. {Jipplaudissements,)
Ici, messieurs, quand j'approfondis ce vaste ensemble, ce vaste concours
d'efforts et d'événements, tous marqués du doigt de Dieuj quand je songe à
ce but magnifique , le bien-être des hommes, la paix 5 quand je considère ce
que la Providence fait pour et ce que la politique fait contre , une réflexion
douloureuse s'offre à mon esprit.
Il résulte des statistiques et des budgets comparés que les nations euro-
péennes dépensent tous les ans, pour l'entretien de leurs armées, une somme
qui n'est pas moindre de deux milliards, et qui, si l'on y ajoute l'entretien
du matériel des établissements de guerre, s'élève à trois milliards. Ajoutez-y
encore le produit perdu des journées de travail de plus de deux millions
d'hommes, les plus sains, les plus vigoureux, les plus jeunes, l'élite des popu-
DISCOURS D'OUVERTURE. 271
lations , produit que vous ne pouvez pas évaluer à moins d'un milliard , et
vous arrivez à ceci que les armées permanentes coûtent annuellement à
l'Europe quatre milliards. Messieurs, la paix vient de durer trente-deux ans ,
et en trente-deux ans la somme monstrueuse de cent vingt-huit milliards a
été dépensée pendant la paix pour la guerre ! {Sensation.) Supposez que les
peuples d'Europe, au lieu de se défier les uns des autres, de se jalouser, de
se haïr, se fussent aimés $ supposez qu'ils se fussent dit qu'avant même d'être
français, ou anglais, ou allemand, on est homme, et que, si les nations sont
des patries, l'humanité est une famille j et maintenant, cette somme de cent
vingt-huit milliards, si follement et si vainement dépensée par la défiance,
faites-la dépenser par la confiance ! ces cent vingt-huit milliards donnés à la
haine , donnez-les à l'harmonie ! ces cent vingt-huit milliards donnés à la
guerre, donnez-les à la paix ! [Jipplaudissements.) donnez-les au travail, à l'in-
telligence, à l'industrie, au commerce, à la navigation, à l'agriculture, aux
sciences, aux arts, et représentez-vous le résultat. Si, depuis trente-deux ans,
cette gigantesque somme de cent vingt-huit milliards avait été dépensée de
cette façon, l'Amérique, de son côté, aidant l'Europe, savez-vous ce qui
serait arrivé ? La face du monde serait changée ! les isthmes seraient coupés,
les fleuves creusés, les montagnes percées, les chemins de fer couvriraient les
deux continents, la marine marchande du globe aurait centuplé, et il n'y
aurait plus nulle part ni landes, ni jachères, ni marais j on bâtirait des villes
là où il n'y a encore que des solitudes 5 on creuserait des ports là où il n'y a
encore que des écueilsj l'Asie serait rendue à la civilisation, l'Afrique serait
rendue à l'homme j la richesse jaillirait de toutes parts de toutes les veines du
globe sous le travail de tous les hommes, et la misère s'évanouirait! Et
savez-vous ce qui s'évanouirait avec la misère .f* Les révolutions. {Bravos pro-
longés.) Oui, la face du monde serait changée ! Au lieu de se déchirer entre
soi , on se répandrait pacifiquement sur l'univers ! Au lieu de faire des révo-
lutions , on ferait des colonies ! Au lieu d'apporter la barbarie à la civilisation,
on apporterait la civilisation à la barbarie ! {Nouveaux applaudissements.)
Voyez, messieurs, dans quel aveuglement la préoccupation de la guerre
jette les nations et les gouvernants j si les cent vingt-huit milliards qui ont été
donnés par l'Europe depuis trente-deux ans à la guerre qui n'existait pas
avaient été donnés à la paix qui existait, disons-le, et disons-le bien haut, on
n'aurait rien vu en Europe de ce qu'on y voit en ce moment j le continent,
au lieu d'être un champ de bataille, serait un atelier, et, au lieu de ce spec-
tacle douloureux et terrible, le Piémont abattu, Rome, la ville éternelle,
livrée aux oscillations misérables de la politique humaine, la Hongrie et
Venise qui se débattent héroïquement, la France inquiète, appauvrie et
sombre J la misère, le deuil, la guerre civile, l'obscurité sur l'avenir j au lieu
2/2 AVANT L'EXIL. — CONGRÈS DE LA PAIX.
de ce spectacle sinistre, nous aurions sous les yeux l'espérance, la joie, la
bienveillance, l'effort de tous vers le bien-être commun, et nous verrions
partout se dégager de la civilisation en travail le majestueux rayonnement de
la concorde universelle. (Bravo ! bravo! -— A-pplaudùsements.)
Chose digne de méditation ! ce sont nos précautions contre la guerre qui
ont amené les révolutions. On a tout fait, on a tout dépensé contre le péril
imaginaire ! On a aggravé ainsi la misère , qui était le péril réel ! On s'est
fortifié contre un danger chimérique j on a tourné ses regards du côté où
n'était pas le point noirj on a vu les guerres qui ne venaient pas, et l'on n'a
pas vu les révolutions qui arrivaient. [Longs applaudissements.)
Messieurs, ne désespérons pas pourtant. Au contraire, espérons plus que
jamais! Ne nous laissons pas effrayer par des commotions momentanées,
secousses nécessaires peut-être des grands enfantements. Ne soyons pas
injustes pour les temps où nous vivons, ne voyons pas notre époque autre-
ment qu'elle n'est. C'est une prodigieuse et admirable époque après tout, et
le dix-neuvième siècle sera, disons-le hautement, la plus grande page de
l'histoire. Comme je vous le rappelais tout à l'heure, tous les progrès s'y
révèlent et s'y manifestent à la fois, les uns amenant les autres : chute des
animosités internationales , effacement des frontières sur la carte et des pré-
jugés dans les cœurs, tendance à l'unité, adoucissement des mœurs, élévation
du niveau de l'enseignement et abaissement du niveau des pénalités, domi-
nation des langues les plus littéraires , c'est-à-dire les plus humaines $ tout se
meut en même temps, économie politique, science, industrie, philosophie,
législation, et ccjnverge au même but, la création du bien-être et de la bien-
veillance, c'est-à-dire, et c'est là pour ma part le but auquel je tendrai tou-
jours, extinction de la misère au dedans, extinction de la guerre au dehors.
( A.pplaudissements. )
Oui, je le dis en terminant, l'ère des révolutions se ferme, l'ère des amé-
liorations commence. Le perfectionnement des peuples quitte la forme vio-
lente pour prendre la forme paisible. Le temps est venu où la Providence
va substituer à l'action désordonnée des agitateurs l'action religieuse et calme
des pacificateurs. [Oui! oui!)
Désormais, le but de la politique grande, de la politique vraie, le voici :
faire reconnaître toutes les nationalités, restaurer l'unité historique des peuples
et rallier cette unité à la civilisation par la paix, élargir sans cesse le groupe
civilisé, donner le bon exemple aux peuples encore barbares, substituer les
arbitrages aux batailles j enfin, et ceci résume tout, faire prononcer par la
justice le dernier mot que l'ancien monde faisait prononcer par la force.
{Profonde sensation.)
Messieurs, je le dis en terminant, et que cette pensée nous encourage, ce
DISCOURS D'OUVERTURE. 273
n'est pas d'aujourd'hui que le genre humain est en marche dans cette voie
providentielle. Dans notre vieille Europe, l'Angleterre a fait le premier pas,
et par son exemple séculaire elle a dit aux peuples : Vous êtes libres. La
France a fait le second pas, et elle a dit aux peuples : Vous êtes souverains.
Maintenant faisons le troisième pas, et tous ensemble, France, Angleterre,
Belgique , Allemagne , Italie , Europe , Amérique , disons aux peuples : Vous
êtes frères ! {Immense acclamation. — L'orateur se rassied au milieu des applaudis-
sements.)
ACTES ET PAROLES. — I, l8
laruMmis batioialb.
274 AVANT L'EXIL. — CONGRES DE LA PAIX.
II
CLÔTURE DU CONGRÈS DE LA PAIX.
24 août 1849.
Messieurs, vous m'avez permis de vous adresser quelques paroles de bien-
venue j permettez-moi de vous adresser quelques paroles d'adieu.
Je serai très court, l'heure est avancée, j'ai présent à l'esprit l'article 3 du
règlement, et, soyez tranquilles, je ne m'exposerai pas à me faire rappeler à
l'ordre par le président. ( On rit. )
Nous allons nous séparer, mais nous resterons unis de cœur. [Oui ! oui!)
Nous avons désormais une pensée commune, messieurs, et une commune
pensée, c'est, en quelque sorte, une commune patrie. [Sensation.) Oui, à
dater de ce jour, nous tous qui sommes ici, nous sommes compatriotes!
[Oui! oui !)
Vous avez pendant trois jours délibéré, discuté, approfondi, avec sagesse
et dignité , de graves questions , et à propos de ces questions , les plus hautes
que puisse agiter l'humanité, vous avez pratiqué noblement les grandes
mœurs des peuples libres.
Vous avez donné aux gouvernements des conseils, des conseils amis qu'ils
entendront, n'en doutez pas! [Oui! oui!) Des voix éloquentes se sont élevées
parmi vous, de généreux appels ont été faits à tous les sentiments magna-
nimes de l'homme et du peuple 5 vous avez déposé dans les esprits, en dépit
des préjugés et des inimitiés internationales, le germe impérissable de la
paix universelle.
Savez-vous ce que nous voyons, savez-vous ce que nous avons sous les
yeux depuis trois jours.? C'est l'Angleterre serrant la main de la France,
c'est l'Amérique serrant la main de l'Europe, et quant à moi, je ne sache
rien de plus grand et de plus beau ! ( Explosion d'applaudissements. )
Retournez maintenant dans vos foyers, rentrez dans vos pays le cœur
plein de joie, dites-y que vous venez de chez vos compatriotes de France.
[Mouvement. — Longue acclamation.) Dites que vous y avez jeté les bases de la
paix du monde, répandez partout cette bonne nouvelle, et semez partout
cette grande pensée !
Après les voix considérables qui se sont fait entendre, je ne rentrerai pas
DISCOURS DE CLOTURE. 275
dans ce qui vous a été expliqué et démontré, mais permettez-moi de répéter,
pour clore ce congrès solennel, les paroles que je prononçais en l'inaugurant.
Ayez bon espoir ! ayez bon courage ! L'immense progrès définitif qu'on dit
que vous rêvez, et que je dis que vous enfantez, se réalisera. (Bravo! bravo!)
Songez à tous les pas qu'a déjà faits le genre humain! Méditez le passé, car
le passé souvent éclaire l'avenir. Ouvrez l'histoire et puisez-y des forces pour
votre foi.
Oui, le passé et l'histoire, voilà nos points d'appui. Tenez, ce matin, à
l'ouverture de cette séance, au moment où un respectable orateur chrétien (^^
tenait vos âmes palpitantes sous la grande et pénétrante éloquence de
l'homme cordial et du prêtre fraternel, en ce moment-là, un membre de
cette assemblée, dont j'ignore le nom, lui a rappelé que le jour où nous
sommes, le 24 août, est l'anniversaire de la Saint-Barthélémy. Le prêtre
catholique a détourné sa tête vénérable et a repoussé ce lamentable souvenir.
Eh bien! ce souvenir, je l'accepte, moi! {Vrofonde et universelle impression.)
Oui, je l'accepte! {Mouvement prolongé.)
Oui, cela est vrai, il y a de cela deux cent soixante et dix-sept années, à
pareil jour, Paris, ce Paris où vous êtes, s'éveillait épouvanté au milieu de la
nuit. Une cloche, qu'on appelait la cloche d'argent, tintait au palais de
justice, les catholiques couraient aux armes, les protestants étaient surpris
dans leur sommeil, et un guet-apens, un massacre, un crime où étaient mêlées
toutes les haines, haines religieuses, haines civiles, haines politiques, un
crime abominable s'accomplissait. Eh bien ! aujourd'hui, dans ce même jour,
dans cette même ville. Dieu donne rendez-vous à toutes ces haines et leur
ordonne de se convertir en amour. ( Tonnerre d'applaudissements. ) Dieu retire à
ce funèbre anniversaire sa signification sinistre : où il y avait une tache de
sang, il met un rayon de lumière {long mouvement) ; à la place de l'idée de
vengeance, de fanatisme et de guerre, il met l'idée de réconciliation, de
tolérance et de paixj et, grâce à lui, par sa volonté, grâce aux progrès qu'il
amène et qu'il commande , précisément à cette date fatale du 24 août, et
pour ainsi dire presque à l'ombre de cette tour encore debout qui a sonné la
Saint-Barthélémy, non seulement anglais et français, italiens et allemands,
européens et américains, mais ceux qu'on nommait les papistes et ceux qu'on
nommait les huguenots se reconnaissent frères {mouvement prolongé) et s'unis-
sent dans un étroit et désormais indissoluble embrassement. {Explosion de
bravos et d'applaudissements. — - M. l'abbé De^erry et M. le paHeur Coquerel s'em-
brassent devant le fauteuil du président. — Les acclamations redoublent dans l'assemblée
et dans les tribunes publiques. — M. TJi^or Hugo reprend. )
(') M. l'abbé Dcgucrry, curé de la Madeleine. (No/^ de l'Edition de i8r^. )
18-
rj6 AVANT L'EXIL. — CONGRÈS DE LA PAIX.
Osez maintenant nier le progrès ! [Nouveaux applaudmements.) Mais, sachez-
le bien, celui qui nie le progrès est un impie, celui qui nie le progrès nie la
Providence, car Providence et progrès c'est la même chose, et le progrès
n'est qu'un des noms humains du Dieu éternel ! [Frofonde et universelle sensation.
— Bravo ! bravo !)
Frères, j'accepte ces acclamations, et je les offre aux générations futures.
{ JLpplaudissements répétés.) Oui, que ce jour soit un jour mémorable, qu'il
marque la fin de l'effusion du sang humain , qu'il marque la fin des massacres
et des guerres , qu'il inaugure le commencement de la concorde et de la paix
du monde, et qu'on dise : — Le 24 août 1572 s'efface et disparaît sous le
24 août 1849! {LiOn^e et unanime acclamation. — U émotion eBa son comble-, les
bravos éclatent de toutes parts ; les anglais et les américains se lèvent en agitant leurs
mouchoirs et leurs chapeaux vers l'orateur, et, sur un signe de M. Cobden, ils poussent
sept hourras. )
COUR D'ASSISES.
1831.
I
POUR CHARLES HUGO(»).
LA PEINE DE MORT.
COUR d'assises de la seine (Procès de Œvenement).
II juin i8ji.
Messieurs les jurés, aux premières paroles que M. l'avocat général a pro-
noncées, j'ai cru un moment qu'il allait abandonner l'accusation. Cette
illusion n'a pas longtemps duré. Après avoir fait de vains eflPorts pour circon-
scrire et amoindrir le débat, le ministère public a été entraîné, par la nature
même du sujet, à des développements qui ont rouvert tous les aspects de la
question, et, malgré lui, la question a repris toute sa grandeur. Je ne m'en
plains pas.
J'aborde immédiatement l'accusation j mais, auparavant, commençons
par bien nous entendre sur un mot. Les bonnes définitions font les bonnes
discussions. Ce mot «respect dû aux lois», qui sert de base à l'accusation,
quelle portée a-t-il.? que signifie-t-il .'' quel est son vrai sens.? Evidemment,
et le ministère public lui-même me paraît résigné à ne point soutenir le
contraire, ce mot ne peut signifier suppression, sous prétexte de respect, de
la critique des lois. Ce mot signifie tout simplement respect de l'exécution
des lois. Pas autre chose. Il permet la critique, il permet le blâme, même
sévère, nous en voyons des exemples tous les jours, et même à l'endroit de
'*' Un braconnier de la Nièvre, Montcharmont, condamné \ mort, fut conduit, pour y être
exécuté, dans le petit village où avait été commis le crime.
Le patient était doué d'une grande force physique ; le bourreau et ses aides ne purent l'arracher
de la charrette. L'exécution fut suspendue; il fallut attendre du renfort. Quand les exécuteurs
furent en nombre, le patient fut ramené devant l'échafaud, enlevé du tombereau, porté sur la
bascule, et poussé sous le couteau.
M. Charles Hugo, dans VEvhtemenij raconta ce fait avec horreur. Il fut traduit devant la cour
d'assises de la Seine, sous l'inculpation d'avoir manqué au respect dû à la loi.
Il fut défendu par son père. Il fut condamné. {Note de PEdition de iSjj.)
2/8 AVANT L'EXIL. — COUR D'ASSISES.
la Constitution, qui est supérieure aux loisj ce mot permet l'invocation au
pouvoir législatif pour abolir une loi dangereuse j il permet enfin qu'on
oppose à la loi un obstacle moral, mais il ne permet pas qu'on lui oppose un
obstacle matériel. Laissez exécuter une loi, même mauvaise, même injuste,
même barbare, dénoncez-la à l'opinion, dénoncez-la au législateur, mais
laissez-la exécuter ^ dites qu'elle est mauvaise, dites qu'elle est injuste, dites
qu'elle est barbare, mais laissez-la exécuter. La critique, ouij la révolte, non.
Voilà le vrai sens, le sens unique de ce mot : respect des lois.
Autrement , messieurs , pesez ceci. Dans cette grave opération de l'élabo-
ration des lois, opération qui comprend deux fonctions : la fonction de la
presse , qui critique , qui conseille , qui éclaire , et la fonction du législateur,
qui décide, — dans cette grave opération, dis-je, la première fonction, la
critique, serait paralysée, et par contre-coup la seconde. Les lois ne seraient
jamais critiquées, et, par conséquent, il n'y aurait pas de raison pour qu'elles
fussent jamais améliorées, jamais réformées, l'Assemblée nationale législative
serait parfaitement inutile. Il n'y aurait plus qu'à la fermer. Ce n'est pas là ce
qu'on veut, je suppose. ( On rit. )
Ce point éclairci , toute équivoque dissipée sur le vrai sens du mot « respect
dû aux lois», j'entre dans le vif de la question.
Messieurs les jurés, il y a, dans ce qu'on pourrait appeler le vieux code
européen, une loi que, depuis plus d'un siècle, tous les philosophes, tous les
penseurs, tous les vrais hommes d'état, veulent effacer du livre vénérable de
la législation universelle 5 une loi que Beccaria a déclarée impie et que
Franklin a déclarée abominable, sans qu'on ait fait de procès à Beccaria ni à
Franklin -, une loi qui , pesant particulièrement sur cette portion du peuple
qu'accablent encore l'ignorance et la misère, est odieuse à la démocratie,
mais qui n'est pas moins repoussée par les conservateurs intelligents ; une loi
dont le roi Louis-Philippe, que je ne nommerai jamais qu'avec le respect dû
à la vieillesse, au malheur et à un tombeau dans l'exil, une loi dont le roi
Louis-Philippe disait : Je l'ai dételée toute ma viej une loi contre laquelle
M. de Broglie a écrit, contre laquelle M. Guizot a écrit 5 une loi dont la
Chambre des députés réclamait par acclamation l'abrogation, il y a vingt ans,
au mois d'octobre 1830, et qu'à la même époque le parlement demi-sauvage
d'Otahiti rayait de ses codes ; une loi que l'Assemblée de Francfort abolissait
il y a trois ans, et que l'Assemblée constituante de la République romaine,
il y a deux ans, presque à pareil jour, a déclarée abolie a jamais, sur la pro-
position du député Charles Bonaparte 5 une loi que notre Constituante de 1848
n'a maintenue qu'avec la plus douloureuse indécision et la plus poignante
répugnance i une loi qui, à l'heure où je parle, est placée sous le coup de
deux propositions d'abolition, déposées sur la tribune législative} une loi
POUR CHARLES HUGO. 279
enfin dont la Toscane ne veut plus, dont la Russie ne veut plus, et dont il
est temps que la France ne veuille plus. Cette loi devant laquelle la conscience
humaine recule avec une anxiété chaque jour plus profonde, c'est la peine
de mort.
Eh bien ! messieurs, c'est cette loi qui fait aujourd'hui ce procès j c'est elle
qui est notre adversaire. J'en suis fâché pour M. l'avocat général, mais je
l'aperçois derrière lui! {Lang mouvement.)
Je l'avouerai, depuis une vingtaine d'années, je croyais, et moi qui parle
j'en avais fait la remarque dans des pages que je pourrais vous lire, je croyais,
— mon Dieu ! avec M. Léon Faucher, qui, en 1836, écrivait dans un recueil,
la Kevue deFaris, ceci (je cite) :
«L'échafaud n'apparaît plus sur nos places publiques qu'à de rares inter-
valles, et comme un spectacle que la justice a honte de donner.» {Mouve-
ment. )
Je croyais, dis-je, que la guillotine, puisqu'il faut l'appeler par son nom,
commençait à se rendre justice à elle-même, qu'elle se sentait réprouvée, et
qu'elle en prenait son parti. Elle avait renoncé à la place de Grève , au plein
soleil, à la foule, elle ne se faisait plus crier dans les mes, elle ne se faisait
plus annoncer comme un spectacle. Elle s'était mise à faire ses exemples le
plus obscurément possible, au petit jour, barrière Saint-Jacques, dans un lieu
désert, devant personne. Il me semblait qu'elle commençait à se cacher, et je
l'avais félicitée de cette pudeur. [Nouveau mouvement.)
Eh bien! messieurs, je me trompais, M. Léon Faucher se trompait. Elle
est revenue de cette fausse honte. La guillotine sent qu'elle est une institution
sociale, comme on parle aujourd'hui. Et qui szn} peut-être même rêve-t-elle,
elle aussi, sa restauration. {On rit.)
La barrière Saint-Jacques, c'est la déchéance. Peut-être allons-nous la voir
un de ces jours reparaître place de Grève, en plein midi, en pleine foule,
avec son cortège de bourreaux, de gendarmes et de crieurs publics, sous les
fenêtres mêmes de l'hôtel de ville, du haut desquelles on a eu un jour, le
24 février, l'insolence de la flétrir et de la mutiler !
En attendant, elle se redresse. Elle sent que la société ébranlée a besoin,
pour se raffermir, comme on dit encore, de revenir à toutes les anciennes
traditions, et elle est une ancienne tradition. Elle proteste contre ces décla-
mateurs démagogues qui s'appellent Beccaria, Vico, Filangieri, Montes-
quieu, Turgot, Franklin i qui s'appellent Louis-Philippe, qui s'appellent
Broglie et Guizot, et qui osent croire et dire qu'une machine à couper des
têtes est de trop dans une société qui a pour livre l'évangile ! {Sensation. )
Elle s'indigne contre ces utopistes anarchiques, et, le lendemain de ses
journées les plus funèbres et les plus sanglantes, elle veut qu'on l'admire!
28o AVANT L'EXIL. — COUR D'ASSISES.
Elle exige qu'on lui rende des respects! Ou, sinon, elle se déclare insultée,
elle se porte partie civile, et elle réclame des dommages-intérêts! {Hilarité
générale et prolongée. )
M. LE PRÉSIDENT. — Toute marque d'approbation est interdite , comme
toute marque d'improbation. Ces rires sont inconvenants dans une telle ques-
tion.
M. Victor Hugo, reprenant. — Elle a eu du sang, ce n'est pas assez, elle
n'est pas contente , elle veut encore de l'amende et de la prison !
Messieurs les jurés, le jour où l'on a apporté chez moi pour mon fils ce
papier timbré, cette assignation pour cet inqualifiable procès, — nous
voyons des choses bien étranges dans ce temps-ci, et l'on devrait y être
accoutumé, — eh bien! vous l'avouerai-je, j'ai été frappé de stupeur, je me
suis dit :
Quoi ! est-ce donc là que nous en sommes.''
Quoi ! à force d'empiétements sur le bon sens, sur la raison, sur la liberté
de pensée, sur le droit naturel, nous en serions là, qu'on viendrait nous
demander, non pas seulement le respect matériel, celui-là n'est pas contesté,
nous le devons, nous l'accordons, mais le respect moral, pour ces pénalités
qui ouvrent des abîmes dans les consciences, qui font pâlir quiconque pense,
que la religion abhorre , ahhorret a san^ine-, pour ces pénalités qui osent être
irréparables, sachant qu'elles peuvent être aveugles j pour ces pénalités qui
trempent leur doigt dans le sang humain pour écrire ce commandement :
«Tu ne tueras pas!» pour ces pénalités impies qui font douter de l'humanité
quand elles frappent le coupable, et qui font douter de Dieu quand elles
frappent l'innocent ! Non ! non ! non ! nous n'en sommes pas là! non ! {'Uive
et univei'selle sensation. )
Car, et puisque j'y suis amené, il faut bien vous le dire, messieurs les
jurés, et vous allez comprendre combien devait être profonde mon émotion,
le vrai coupable dans cette affaire, s'il y a un coupable, ce n'est pas mon fils,
c'est moi. {Mouvement prolongé.)
Le vrai coupable, j'y insiste, c'est moi, moi qui, depuis vingt-cinq ans,
ai combattu sous toutes les formes les pénalités irréparables ! moi qui , de-
puis vingt-cinq ans, ai défendu en toute occasion l'inviolabilité de la vie
humaine !
Ce crime, défendre l'inviolabilité de la vie humaine, je l'ai commis bien
avant mon fils, bien plus que mon fils. Je me dénonce, monsieur l'avocat
général! Je l'ai commis avec toutes les circonstances aggravantes, avec pré-
méditation, avec ténacité, avec récidive! {Nouveau mouvement.')
Oui, je le déclare, ce reste des pénalités sauvages, cette vieille et inintelli-
gente loi du talion, cette loi du sang pour le sang, je l'ai combattue toute
POUR CHARLES HUGO. 281
ma vie, — toute ma vie, messieurs les jures! — et, tant qu'il me restera
un soufHe dans la poitrine, je la combattrai de tous mes efforts comme écri-
vain, de tous mes actes et de tous mes votes comme législateur, je le déclare
(M TJictor Hugo étend le bras et montre le christ qui est au fond de la salle j au-dessus
du tribunal) devant cette victime de la peine de mort qui est là, qui nous
regarde et qui nous entend ! Je le jure devant ce gibet où, il y a deux mille
ans, pour l'éternel enseignement des générations, la loi humaine a cloué la
loi divine ! [Profonde et inexprimable émotion. )
Ce que mon fils a écrit, il l'a écrit, je le répète, parce que je le lui ai
inspiré dès l'enfance, parce qu'en même temps qu'il est mon fils selon le
sang, il est mon fils selon l'esprit, parce qu'il veut continuer la tradition de
son père. Continuer la tradition de son père ! Voilà un étrange délit, et pour
lequel j'admire qu'on soit poursuivi ! Il était réservé aux défenseurs exclusifs
de la famille de nous faire voir cette nouveauté ! ( On rit. )
Messieurs, j'avoue que l'accusation en présence de laquelle nous sommes
me confond.
Comment! une loi serait funeste, elle donnerait à la foule des spectacles
immoraux, dangereux, dégradants, féroces j elle tendrait à rendre le peuple
cruel, à de certains jours elle aurait des effets horribles, et les effets horribles
que produirait cette loi , il serait interdit de les signaler ! et cela s'appellerait
lui manquer de respect ! et l'on en serait comptable devant la justice ! et il y
aurait tant d'amende et tant de prison ! Mais alors , c'est bien ! fermons la
Chambre, fermons les écoles, il n'y a plus de progrès possible, appelons-nous
le Mogol ou le Thibet, nous ne sommes plus une nation civilisée ! Oui, ce
sera plus tôt fait, dites-nous que nous sommes en Asie, qu'il y a eu autrefois
un pays qu'on appelait la France, mais que ce pays-là n'existe plus, et que
vous l'avez remplacé par quelque chose qui n'est plus la monarchie, j'en
conviens, mais qui n'est certes pas la République ! {Nouveaux rires. )
M. LE PRÉSIDENT. — Je renouvelle mon observation. Je rappelle l'audi-
toire au silence i autrement, je serai forcé de faire évacuer la salle.
M. Victor Hugo, poursuivant. — Mais voyons, appliquons aux faits,
rapprochons des réalités la phraséologie de l'accusation.
Messieurs les jurés, en Espagne, l'inquisition a été la loi. Eh bien ! il faut
bien le dire, on a manqué de respect à l'inquisition. En France, la torture a
été la loi. Eh bien ! il faut bien vous le dire encore, on a manqué de respect
à la torture. Le poing coupé a été la loi. On a manqué. . . — j'ai manqué de
respect au couperet ! Le fer rouge a été la loi. On a manqué de respect au fer
rouge ! La guillotine est la loi. Eh bien I c'est vrai, j'en conviens, on manque
de respect à la guillotine ! {Mouvement. )
Savez-vous pourquoi, monsieur l'avocat général.? Je vais vous le dire.
282 AVANT L'EXIL. — COUR D'ASSISES.
C'est parce qu'on veut jeter la guillotine dans ce gouftre d'exécration où sont
déjà tombés, aux applaudissements du genre humain, le fer rouge, le poing
coupé , la torture et l'inquisition ! C'est parce qu'on veut faire disparaître de
l'auguste et lumineux sanctuaire de la justice cette figure sinistre qui suffit
pour le remplir d'horreur et d'ombre, le bourreau! {Profonde sensation.)
Ah! et parce que nous voulons cela, nous ébranlons la société! Ah! oui,
c'est vrai ! nous sommes des hommes très dangereux, nous voulons supprimer
la guillotine ! C'est monstrueux !
Messieurs les jurés, vous êtes les citoyens souverains d'une nation libre,
et, sans dénaturer ce débat, on peut, on doit vous parler comme à des
hommes politiques. Eh bien ! songez-y, et, puisque nous traversons un temps
de révolutions, tirez les conséquences de ce que je vais vous dire. Si Louis XVI
eût aboli la peine de mort, comme il avait aboli la torture, sa tête ne serait
pas tombée. 93 eût été désarmé du couperet. Il y aurait une page sanglante
de moins dans l'histoire, la date funèbre du 21 janvier n'existerait pas. Qui
donc, en présence de la conscience publique, à la face de la France, à la face
du monde civilisé, qui donc eût osé relever l'échafaud pour le roi, pour
l'homme dont on aurait pu dire : C'est lui qui l'a renversé! [Mouvement
prolongé. )
On accuse le rédacteur de l'Evénement d'avoir manqué de respect aux lois !
d'avoir manqué de respect à la peine de mort! Messieurs, élevons-nous un
peu plus haut qu'un texte controversable , élevons-nous jusqu'à ce qui fait le
fond même de toute législation, jusqu'au for intérieur de l'homme. Quand
Servan, qui était avocat général cependant, — quand Servan imprimait aux
lois criminelles de son temps cette flétrissure mémorable : «Nos lois pénales
ouvrent toutes les issues à l'accusation, et les ferment presque toutes à
l'accusé» } quand Voltaire qualifiait ainsi les juges de Calas : A.h! ne me park'^
pas de ces juges, moitié singes et moitié tigres! [on rit), quand Chateaubriand, dans
le Conservateur, appelait la loi du double vote loi sotte et coupable; quand Royer-
Collard, en pleine Chambre des députés, à propos de je ne sais plus quelle
loi de censure, jetait ce cri célèbre : Si vous faites cette loi, je jure de lui désobéir;
quand ces législateurs, quand ces magistrats, quand ces philosophes, quand
ces grands esprits, quand ces hommes, les uns illustres, les autres vénérables,
parlaient ainsi, que faisaient-ils.? Manquaient-ils de respect à la loi, à la loi
locale et momentanée.? c'est possible, M. l'avocat général le dit, je l'ignore j
mais ce que je sais, c'est qu'ils étaient les religieux échos de la loi des lois,
de la conscience universelle! Offensaient-ils la justice, la justice de leur
temps, la justice transitoire et faillible? je n'en sais rien; mais ce que je sais,
c'est qu'ils proclamaient la justice éternelle. [Mouvement gênerai d'adhésion.)
Il est vrai qu'aujourd'hui, on nous a fait la grâce de nous le dire au sein
POUR CHARLES HUGO. 283
mcmc de rAsscmblée nationale, on traduirait en justice l'athée Voltaire,
rimmoral Molière, l'obscène La Fontaine, le démagogue Jean-Jacques
Rousseau! {On rit.) Voilà ce qu'on pense, voilà ce qu'on avoue, voilà où on
en est! Vous apprécierez, messieurs les jurés!
Messieurs les jurés, ce droit de critiquer la loi, de la critiquer sévèrement,
et en particulier et surtout la loi pénale, qui peut si facilement empreindre
les mœurs de barbarie, ce droit de critiquer, qui est placé à côté du devoir
d'améliorer, comme le flambeau à côté de l'ouvrage à faire, ce droit de
l'écrivain, non moins sacré que le droit du législateur, ce droit nécessaire,
ce droit imprescriptible, vous le reconnaîtrez par votre verdict, vous acquit-
terez les accusés.
Mais le ministère public, c'est là son second argument, prétend que la
critique de l'Éa/ènement a été trop loin, a été trop vive. Ah! vraiment, mes-
sieurs les jurés, le fait qui a amené ce prétendu délit qu'on a le courage de
reprocher au rédacteur de l'Evhement, ce fait eâProyable, approchez-vous-en,
regardez-le de près.
Quoi! un homme, un condamné, un misérable homme, est traîné un
matin sur une de nos places publiques 5 là, il trouve l'échafaud. Il se révolte,
il se débat, il refuse de mourir : il est tout jeune encore, il a vingt-neuf ans
à peine. . . — Mon Dieu ! je sais bien qu'on va me dire : C'est un assassin !
Mais écoutez!... — Deux exécuteurs le saisissent, il a les mains liées, les
pieds liés, il repousse les deux exécuteurs. Une lutte affreuse s'engage. Le
condamné embarrasse ses pieds garrottés dans l'échelle patibulaire, il se sert
de l'échafaud contre l'échafaud. La lutte se prolonge, l'horreur parcourt la
foule. Les exécuteurs, la sueur et la honte au front, pâles, haletants, terrifiés,
désespérés, — désespérés de je ne sais quel horrible désespoir, — courbés
sous cette réprobation publique qui devrait se borner à condamner la peine
de mort et qui a tort d'écraser l'instrument passif, le bourreau [mouvement),
les exécuteurs font des efforts sauvages. Il faut que force reste à la loi, c'est la
maxime. L'homme se cramponne à l'échafaud et demande grâce -, ses vête-
ments sont arrachés , ses épaules nues sont en sangj il résiste toujours. Enfin,
après trois quarts d'heure, trois quarts d'heure!... {Mouvement. M. l'avocat
^néral fait un si^e de dénégation. M. Uictor Hugo reprend.) — On nous chicane
sur les minutes : trente-cinq minutes, si vous voulez ! — de cet effort mon-
strueux, de ce spectacle sans nom, de cette agonie, agonie pour tout le
monde, entendez-vous bien? agonie pour le peuple qui est là autant que
pour le condamné, après ce siècle d'angoisse, messieurs les jurés, on ramène
le misérable à la prison. Le peuple respire. Le peuple, qui a des préjugés de
vieille humanité, et qui est clément parce qu'il se sent souverain, le peuple
croit l'homme épargné. Point. La guillotine est vaincue, mais elle reste
284 AVANT L'EXIL. — COUR D'ASSISES.
debout, elle reste debout tout le jour, au milieu d'une population consternée.
Et, le soir, on prend un renfort de bourreaux, on garrotte l'homme de telle
sorte qu'il ne soit plus qu'une chose inerte, et, à la nuit tombante, on le
rapporte sur la place publique, pleurant, hurlant, hagard, tout ensanglanté,
demandant la vie, appelant Dieu, appelant son père et sa mère, car devant
la mort cet homme était redevenu un enfant. {Sensation.) On le hisse sur
l'échafaud, et sa tête tombe ! — Et alors un frémissement sort de toutes les
consciences. Jamais le meurtre légal n'avait apparu avec plus de cynisme et
d'abominations chacun se sent, pour ainsi dire, solidaire de cette chose
lugubre qui vient de s'accomplir, chacun sent au fond de soi ce qu'on éprou-
verait si l'on voyait en pleine France, en plein soleil, la civilisation insultée
par la barbarie. C'est dans ce moment-là qu'un cri échappe à la poitrine d'un
jeune homme, à ses entrailles, à son coeur, à son âme, un cri de pitié, un
cri d'angoisse, un cri d'horreur, un cri d'humanité 5 et ce cri, vous le
puniriez ! Et, en présence des épouvantables faits que je viens de remettre
sous vos yeux, vous diriez à la guillotine : Tu as raison ! et vous diriez à la
pitié , à la sainte pitié : Tu as tort !
Cela n'est pas possible, messieurs les jurés. {Frémissement d'émotion dans
l'auditoire. )
Tenez, monsieur l'avocat général, je vous le dis sans amertume, vous ne
défendez pas une bonne cause. Vous avez beau faire, vous engagez une lutte
inégale avec l'esprit de civilisation, avec les mœurs adoucies, avec le progrès.
Vous avez contre vous l'intime résistance du cœur de l'homme j vous avez
contre vous tous les principes à l'ombre desquels, depuis soixante ans, la
France marche et fait marcher le monde : l'inviolabilité de la vie humaine,
la fraternité pour les classes ignorantes , le dogme de l'amélioration , qui rem-
place le dogme de la vengeance ! Vous avez contre vous tout ce qui éclaire
la raison, tout ce qui vibre dans les âmes, la philosophie comme la religion,
d'un côté Voltaire, de l'autre Jésus-Christ! Vous avez beau faire, cet
effroyable service que l'échafaud a la prétention de rendre à la société, la
société, au fond, en a horreur et n'en veut pas! Vous avez beau faire, les
partisans de la peine de mort ont beau faire, et vous voyez que nous ne
confondons pas la société avec eux, les partisans de la peine de mort ont
beau faire , ils n'innocenteront pas la vieille pénalité du talion ! ils ne lave-
ront pas ces textes hideux sur lesquels ruisselle depuis tant de siècles le sang
des têtes coupées ! ( Mouvement général. )
Messieurs, j'ai fini.
Mon fils, tu reçois aujourd'hui un grand honneur, tu as été jugé digne de
combattre, de souffrir peut-être, pour la sainte cause de la vérité. A dater
d'aujourd'hui, tu entres dans la véritable vie virile de notre temps, c'est-à
POUR CHARLES HUGO. 285
dire dans la lutte pour le juste et pour le vrai. Sois fier, toi qui n'es qu'un
simple soldat de l'idée humaine et démocratique, tu es assis sur ce banc où
s'est assis Béranger, où s'est assis La Mènnais ! [Sensation.)
Sois inébranlable dans tes convictions, et, que ce soit là ma dernière
parole, si tu avais besoin d'une pensée pour t'afFermir dans ta foi au progrès,
dans ta croyance à l'avenir, dans ta religion pour l'humanité, dans ton exé-.
cration pour l'échafaud, dans ton horreur des peines irrévocables et irré-
parables, songe que tu es assis sur ce banc où s'est assis Lesurques! [Sensation
profonde et prolongée. U audience eff comme suspendue par le mouvement de l'auditoire. )
286 AVANT L'EXIL. — COUR D'ASSISES.
II
LES PROCÈS DE UÉVÈNEMENT.
Charles Hugo alla en prison. Son frère, François- Victor, alla en prison. Erdan
alla en prison. Paul Meurice alla en prison. Restait Vacquerie. UB^vènement fut sup-
prime. C'était la justice dans ce temps-là. UÉvenement disparu reparut sous ce titre :
1^ Avènement. Victor Hugo adressa à Vacquerie la lettre qu'on va lire.
Cette lettre fut poursuivie et condamnée. Elle valut six mois de prison, à qui.f*
A celui qui l'avait écrite.? Non, à celui qui l'avait reçue. Vacquerie alla à la Concier-
gerie rejoindre Charles Hugo, François- Victor Hugo, Erdan et Paul Meurice.
Victor Hugo était inviolable.
Cette inviolabilité dura jusqu'en décembre.
En décembre, Victor Hugo eut l'exil.
A M. AUGUSTE VACQUERIE,
REDACTEUR EN CHEF DE l! AvENEMENT DU PEUPLE,
Mon cher ami,
L'Evénement est mort, mort de mort violente, mort criblé d'amendes et
de mois de prison au milieu du plus éclatant succès qu'aucun journal du soir
ait jamais obtenu. Le journal est mort, mais le drapeau n'est pas à terre j
vous relevez le drapeau, je vous tends la main.
Vous reparaissez, vous, sur cette brèche où vos quatre compagnons de
combat sont tombés l'un après l'autre j vous y remontez tout de suite, sans
reprendre haleine, intrépidement 5 pour barrer le passage à la réaction du
passé contre le présent, à la conspiration de la monarchie contre la république}
pour défendre tout ce que nous voulons, tout ce que nous aimons, le
peuple, la France, l'humanité, la pensée chrétienne, la civilisation univer-
selle, vous donnez tout, vous livrez tout, vous exposez tout, votre talent,
votre jeunesse, votre fortune, votre personne, votre liberté. C'est bien. Je
vous crie : courage ! et le peuple vous criera : bravo !
Il j avait quatre ans tout à l'heure que vous aviez fondé l'Evénement, vous,
Paul Meurice, notre cher et généreux Paul Meurice, mes deux fils, deux ou
trois jeunes et fermes auxiliaires. Dans nos temps de trouble, d'irritation et
LES PROCÈS DE L'EVENEMENT. 287
de malentendus, vous n'aviez qu'une pensée : calmer, consoler, expliquer,
éclairer, réconcilier. Vous tendiez une main aux riches, une main aux pauvres,
le cœur un peu plus près de ceux-ci. C'était là la mission sainte que vous
aviez rêvée. Une réaction implacable n'a rien voulu entendre, elle a rejeté la
réconciliation et voulu le combat 1 vous avez combattu. Vous avez combattu
à regret, mais résolument. — E' Evénement ne s'est pas épargné, amis et
ennemis lui rendent cette justice, mais il a combattu sans se dénaturer.
Aucun journal n'a été plus ardent dans la lutte, aucun n'est resté plus calme
par le fond des idées. E' Evénement, de médiateur devenu combattant, a
continué de vouloir ce qu'il voulait : la fraternité civique et humaine, la
paix universelle, l'inviolabilité du droit, l'inviolabilité de la vie, l'instruction
gratuite, l'adoucissement des mœurs et l'agrandissement des intelligences par
l'éducation libérale et l'enseignement libre , la destruction de la misère , le
bien-être du peuple, la fin des révolutions, la démocratie reine, le progrès
par le progrès. L'Événement a demandé de toutes parts et à tous les partis
politiques comme à tous les systèmes sociaux l'amnistie, le pardon, la clé-
mence. Il est resté fidèle à toutes les pages de l'évangile. Il a eu deux grandes
condamnations, la première pour avoir attaqué l'échafaud, la seconde pour
avoir défendu le droit d'asile. Il semblait aux écrivains de l'Evénement que ce
droit d'asile, que le chrétien autrefois réclamait pour l'église, ils avaient le
devoir, eux, français, de le réclamer pour la France. La terre de France est
sacrée comme le pavé d'un temple. Ils ont pensé cela et ils l'ont dit. Devant
les jurys qui ont décidé de leur sort et que couvre l'inviolable respect dû à
la chose jugée, ils se sont défendus sans concessions et ils ont accepté les
condamnations sans amertume. Ils ont prouvé que les hommes de douceur
sont en même temps des hommes d'énergie.
Voilà deux mille ans bientôt que cette vérité éclate , et nous ne sommes
rien, nous autres, auprès des confesseurs augustes qui l'ont manifestée pour
la première fois au genre humain. Les premiers chrétiens souffiraient pour
leur foi , et la fondaient en souffrant pour elle , et ne fléchissaient pas. Quand
le supplice de l'un avait fini, un autre était prêt pour recommencer. Il y a
quelque chose de plus héroïque qu'un héros , c'est un martyr.
Grâce à Dieu, grâce à l'évangile, grâce à la France, le martyre de nos
jours n'a pas ces proportions terribles, ce n'est guère que de la petite persé-
cution ou de la grande taquinerie j mais, tel qu'il est, il impose toujours des
souffrances et il veut toujours du courage. Courage donc! marchez. Vous
qui êtes resté debout, en avant! Quand vos compagnons seront libres, ils
viendront vous rejoindre. L'Eâ/ènement n'est plus, l' A.venement du peuple le rem-
placera dans les sympathies démocratiques. C'est un autre journal, mais c'est
la même pensée.
288 AVANT L'EXIL. — COUR D'ASSISES.
Je vous le dis à vous, et je le dis à tous ceux qui acceptent, comme vous,
vaillamment, la sainte lutte du progrès. Allez, nobles esprits que vous êtes
tous! ayez foi! Vous êtes forts. Vous avez pour vous le temps, l'avenir,
l'heure qui passe et l'heure qui vient, la nécessité, l'évidence, la raison d'ici-
bas, la justice de là-haut. On vous persécutera, c'est possible. Après ?
Que pourriez-vous craindre et comment pourriez-vous douter ? Toutes les
réalités sont avec vous.
On vient à bout d'un homme, de deux hommes, d'un million d'hommes j
on ne vient pas à bout d'une vérité. Les anciens parlements, — j'espère que
nous ne verrons jamais rien de pareil dans ce temps-ci, — ont quelquefois
essayé de supprimer la vérité par arrêt j le greffier n'avait pas achevé de signer
la sentence, que la vérité reparaissait debout et rayonnante au-dessus du tri-
bunal. Ceci est de l'histoire. Ce qui est subsiste. On ne peut rien contre ce
qui est. Il y aura toujours quelque chose qui tournera sous les pieds de l'in-
quisiteur. Ah ! tu veux l'immobilité, inquisiteur ! J'en suis fâché. Dieu a fait
le mouvement. Galilée le sait, le voit et le dit. Punis Galilée, tu n'atteindras
pas Dieu !
Marchez donc, et, je vous le répète, ayez confiance ! Les choses pour les-
quelles et avec lesquelles vous luttez sont de celles que la violence même du
combat fait resplendir. Quand on frappe sur un homme, on en fait jaillir du
sang j quand on frappe sur la vérité, on en fait jaillir de la lumière.
Vous dites que le peuple aime mon nom, et vous me demandez ce que
vous voulez bien appeler mon appui. Vous me demandez de vous serrer la
main en public. Je le fais, et avec effusion. Je ne suis rien qu'un homme de
bonne volonté. Ce qui fait que le peuple, comme vous dites, m'aime peut-
être un peu, c'est qu'on me hait beaucoup d'un certain côté. Pourquoi.'* je
ne me l'explique pas.
Vraiment, je ne m'explique pas pourquoi les hommes, aveuglés la plu-
part et dignes de pitié, qui composent le parti du passé, me font à moi et
aux miens l'honneur d'une sorte d'acharnement spécial. Il semble, à de cer-
uins moments, que la liberté de la tribune n'existe pas pour moi, et que la
liberté de la presse n'existe pas pour mes fils. Quand je parle, à l'Assemblée,
les clameurs font effort pour couvrir ma voixj quand mes fils écrivent, c'est
l'amende et la prison. Qu'importe ! Ce sont là les incidents du combat. Nos
blessures ne sont qu'un détail. Pardonnons nos griefs personnels. Qui que
nous soyons, fussions-nous condamnés, nos juges eux-mêmes sont nos frères.
Ils nous ont frappés d'une sentence, ne les frappons pas même d'une rancune.
A quoi bon perdre vingt-quatre heures à maudire ses juges quand on a toute
sa vie pour les plaindre ? Et puis maudire quelqu'un ! à quoi bon ? Nous
n'avons pas le temps de songer à cela, nous avons autre chose à faire. Fixons
LES PROCÈS DE UÉvÈNEMENT. 289
les yeux sur le but, voyons le bien du peuple, voyons l'avenir ! On peut être
frappé au cœur et sourire.
Savez-vous ? J'irai tout cet hiver dîner chaque jour à la Conciergerie avec
mes enfants. Dans le temps où nous sommes, il n'y a pas de mal à s'habituer
à manger un peu de pain de prison.
Oui, pardonnons nos griefs personnels, pardonnons le mal qu'on nous fait
ou qu'on veut nous faire. — Pour ce qui est des autres griefs, pour ce qui
est du mal qu'on fait à la République , pour ce qui est du mal qu'on fait au
peuple, oh ! cela, c'est différent j je ne me sens pas le droit de le pardonner.
Je souhaite, sans l'espérer, que personne n'ait de compte à rendre, que per-
sonne n'ait de châtiment à subir dans un avenir prochain.
Pourtant, mes amis, quel bonheur, si, par un de ces dénouements inat-
tendus qui sont toujours dans les mains de la Providence et qui désarment
subitement les passions coupables des uns et les légitimes colères des autres j
quel bonheur, si, par un de ces dénouements possibles, après tout, que
l'abrogation de la loi du 3 1 mai permettrait d'entrevoir, nous pouvions arriver
sûrement, doucement, tranquillement, sans secousse, sans convulsion, sans
commotion, sans représailles, sans violences d'aucun côté, à ce magnifique
avenir de paix et de concorde qui est là devant nous, à cet avenir inévitable
où la patrie sera grande, où le peuple sera heureux, où la République fran-
çaise créera par son seul exemple la République européenne, où nous serons
tous, sur cette bien-aimée terre de France, libres comme en Angleterre,
égaux comme en Amérique, frères comme au ciel I
Victor Hugo.
18 septembre 1851.
ACTES ET PAROLES. — I. 19
ENTERREMENTS.
1843-1850.
I
FUNÉRAILLES DE CASIMIR DELAVIGNE.
20 décembre 1843.
Celui qui a l'honneur de présider en ce moment l'académie française ne
peut, dans quelque situation qu'il se trouve lui-même, être absent un pareil
jour ni muet devant un pareil cercueil.
Il s'arrache à un deuil personnel pour entrer dans le deuil général j il fait
taire un instant, pour s'associer aux regrets de tous, le douloureux égoïsme
de son propre malheur. Acceptons, hélas! avec une obéissance grave et
résignée les mystérieuses volontés de la Providence qui multiplient autour
de nous les mères et les veuves désolées, qui imposent à la douleur des
devoirs envers la douleur, et qui, dans leur toute-puissance impénétrable,
font consoler l'enfant qui a perdu son père par le père qui a perdu son
enfant.
Consoler ! Oui , c'est le mot. Que l'enfant qui nous écoute prenne pour
suprême consolation, en effet, le souvenir de ce qu'a été son père ! Que cette
belle vie, si pleine d'œuvres excellentes, apparaisse maintenant tout entière
à son jeune esprit, avec ce je ne sais quoi de grand, d'achevé et de véné-
rable que la mort donne à la vie ! Le jour viendra où nous dirons, dans un
autre lieu, tout ce que les lettres pleurent ici. L'académie française honorera,
par un public éloge, cette âme élevée et sereine, ce cœur doux et bon, cet
esprit consciencieux, ce grand talent! Mais, disons-le dès à présent, dussions-
nous être exposé à le redire , peu d'écrivains ont mieux accompli leur mission
que M. Casimir Delavignej peu d'existences ont été aussi bien occupées
malgré les souffrances du corps, aussi bien remplies malgré la brièveté des
jours. Deux fois poëte, doué tout ensemble de la puissance lyrique et de la
19.
292 AVANT L'EXIL. — ENTERREMENTS.
puissance dramatique, il avait tout connu, tout obtenu, tout éprouvé, tout
traversé, la popularité, les applaudissements, l'acclamation de la foule, les
triomphes du théâtre, toujours si éclatants, toujours si contestés. Comme
toutes les intelligences supérieures, il avait l'œil constamment fixé sur un but
sérieux i il avait senti cette vérité, que le talent est un devoir j il comprenait
profondément, et avec le sentiment de sa responsabilité, la haute fonction
que la pensée exerce parmi les hommes, que le poëte remplit parmi les
esprits. La fibre populaire vibrait en lui 5 il aimait le peuple dont il était, et
il avait tous les instincts de ce magnifique avenir de travail et de concorde
qui attend l'humanité. Jeune homme, son enthousiasme avait salué ces
règnes éblouissants et illustres qui agrandissent les nations par la guerre j
homme fait, son adhésion éclairée s'attachait à ces gouvernements intelligents
et sages qui civilisent le monde par la paix.
Il a bien travaillé. Qu'il repose maintenant ! Que les petites haines qui
poursuivent les grandes renommées, que les divisions d'écoles, que les
rumeurs de partis, que les passions et les ingratitudes littéraires fassent
silence autour du noble poëte endormi ! Injustices, clameurs, luttes, souf-
frances, tout ce qui trouble et agite la vie des hommes éminents s'évanouit
à l'heure sacrée où nous sommes, La mort, c'est l'avènement du vrai. Devant
la mort, il ne reste du poëte que la gloire, de l'homme que l'âme, de ce
monde que Dieu.
II
FUNÉRAILLES DE FREDERIC SOULIÉ.
27 septembre 1847.
Les auteurs dramatiques ont bien voulu souhaiter que j'eusse dans ce jour
de deuil l'honneur de les représenter et de dire en leur nom l'adieu suprême
à ce noble cœur, à cette âme généreuse, à cet esprit grave, à ce beau et loyal
talent qui se nommait Frédéric Soulié. Devoir austère qui veut être accompli
avec une tristesse virile, digne de l'homme ferme et rare que vous pleurez.
Hélas ! la mort est prompte. Elle a ses préférences mystérieuses. Elle n'attend
pas qu'une tête soit blanchie pour la choisir. Chose triste et fatale, les
ouvriers de l'intelligence sont emportés avant que leur journée soit faite. Il y
a quatre ans à peine, tous, presque les mêmes qui sommes ici, nous nous
penchions sur la tombe de Casimir Delavigne, aujourd'hui nous nous incli-
nons devant le cercueil de Frédéric Soulié.
Vous n'attendez pas de moi, messieurs, la longue nomenclature des
œuvres, constamment applaudies, de Frédéric Soulié. Permettez seulement
que j'essaye de dégager à vos yeux, en peu de paroles, et d'évoquer, pour
ainsi dire, de ce cercueil ce qu'on pourrait appeler la figure morale de ce
remarquable écrivain.
Dans ses drames, dans ses romans, dans ses poëmes, Frédéric Soulié a
toujours été l'esprit sérieux qui tend vers une idée et qui s'est donné une
mission. En cette grande époque littéraire où le génie, chose qu'on n'avait
point vue encore, disons-le à l'honneur de notre temps, ne se sépare jamais
de l'indépendance, Frédéric Soulié éuit de ceux qui ne se courbent que
pour prêter l'oreille à leur conscience et qui honorent le ulent par la dignité.
Il était de ces hommes qui ne veulent rien devoir qu'à leur travail, qui font
de la pensée un instrument d'honnêteté et du théâtre un lieu d'enseignement,
qui respectent la poésie et le peuple en même temps, qui pourtant ont de
l'audace, mais qui acceptent pleinement la responsabilité de leur audace,
car ils n'oublient jamais qu'il y a du magistrat dans l'écrivain et du prêtre
dans le poëte.
Voulant travailler beaucoup, il travaillait vite, comme s'il senuit qu'il
devait s'en aller de bonne heure. Son talent, c'était son âme, toujours pleine
294 AVANT L'EXIL. — ENTERREMENTS.
de la meilleure et de la plus saine énergie. De là lui venait cette force qui se
résolvait en vigueur pour les penseurs et en puissance pour la foule. Il vivait
par le cœur 5 c'est par là aussi qu'il est mort. Mais ne le plaignons pas j il a
été récompensé, récompensé par vingt triomphes, récompensé par une grande
et aimable renommée qui n'irritait personne et qui plaisait à tous. Cher à
ceux qui le voyaient tous les jours et à ceux qui ne l'avaient jamais vu, il
était aimé, et il était populaire, ce qui est encore une des plus douces ma-
nières d'être aimé. Cette popularité, il la méritait j car il avait toujours présent
à l'esprit ce double but qui contient tout ce qu'il y a de noble dans
l'égoïsme et tout ce qu'il y a de vrai dans le dévouement : être libre et
être utile.
Il est mort comme un sage qui croit parce qu'il pense 5 il est mort douce-
ment, dignement, avec le candide sourire d'un jeune homme, avec la gra-
vité bienveillante d'un vieillard. Sans doute il a dû regretter d'être contraint
de quitter l'œuvre de civilisation que les écrivains de ce siècle font tous
ensemble, et de partir avant l'heure solennelle et prochaine peut-être qui
appellera toutes les probités et toutes les intelligences au saint travail de
l'avenir. Certes, il était propre à ce glorieux travail, lui qui avait dans le
cœur tant de compassion et tant d'enthousiasme, et qui se tournait sans cesse
vers le peuple, parce que là sont toutes les misères, parce que là aussi sont
toutes les grandeurs. Ses amis le savent, ses ouvrages l'attestent, ses succès le
prouvent, toute sa vie Frédéric Soulié a eu les yeux fixés dans une étude
sévère sur les clartés de l'intelligence, sur les grandes vérités politiques, sur
les grands mystères sociaux. Il vient d'interrompre sa contemplation , il est
allé la reprendre ailleurs j il est allé trouver d'autres clartés, d'autres vérités,
d'autres mystères, dans l'ombre profonde de la mort.
Un dernier mot, messieurs. Que cette foule qui nous entoure et qui veut
bien m'écouter avec tant de religieuse attention} que ce peuple généreux,
laborieux et pensif, qui ne fait défaut à aucune de ces solennités doulou-
reuses et qui suit les funérailles de ses écrivains comme on suit le convoi
d'un ami} que ce peuple si intelligent et si sérieux le sache bien, quand les
philosophes, quand les écrivains, quand les poètes viennent apporter ici, à
ce commun abîme de tous les hommes, un des leurs, ils viennent sans
trouble, sans ombre, sans inquiétude, pleins d'une foi inexprimable dans
cette autre vie sans laquelle celle-ci ne serait digne ni de Dieu qui la donne,
ni de l'homme qui la reçoit. Les penseurs ne se défient pas de Dieu I Ils
regardent avec tranquillité, avec sérénité, quelques-uns avec joie, cette fosse
qui n'a pas de fond} ils savent que le corps y trouve une prison, mais que
l'âme y trouve des ailes.
Oh! les nobles âmes de nos morts regrettés, ces âmes qui, comme celle
FUNERAILLES DE FREDERIC SOULIE. 295
dont nous pleurons en ce moment le départ, n'ont cherché dans ce monde
qu'un but, n'ont eu qu'une inspiration, n'ont voulu qu'une récompense à
leurs travaux , la lumière et la liberté , non ! elles ne tombent pas ici dans un
piège ! Non ! la mort n'est pas un mensonge ! Non ! elles ne rencontrent pas
dans ces ténèbres cette captivité effroyable, cette affreuse chaîne qu'on
appelle le néant ! Elles y continuent, dans un rayonnement plus magnifique,
leur vol sublime et leur destinée immortelle. Elles étaient libres dans la
poésie, dans l'art, dans l'intelligence, dans la pensée j elles sont libres dans
le tombeau !
296 AVANT L'EXIL. — ENTERREMENTS.
m
FUNÉRAILLES DE BALZAC.
21 août i8jo.
Messieurs,
L'homme qui vient de descendre dans cette tombe était de ceux auxquels
la douleur publique fait cortège. Dans les temps où nous sommes, toutes les
fictions sont évanouies. Les regards se fixent désormais non sur les têtes qui
régnent, mais sur les têtes qui pensent, et le pays tout entier tressaille
lorsqu'une de ces têtes disparaît. Aujourd'hui, le deuil populaire, c'est la
mort de l'homme de talent j le deuil national, c'est la mort de l'homme de
génie.
Messieurs, le nom de Balzac se mêlera à la trace lumineuse que notre
époque laissera dans l'avenir.
M. de Balzac faisait partie de cette puissante génération des écrivains du
dix-neuvième siècle qui est venue après Napoléon, de même que l'illustre
pléiade du dix-septième est venue après Richelieu, — comme si, dans le
développement de la civilisation, il y avait une loi qui fît succéder aux
dominateurs par le glaive les dominateurs par l'esprit.
M. de Balzac était un des premiers parmi les plus grands, un des plus
hauts parmi les meilleurs. Ce n'est pas le lieu de dire ici tout ce qu'était
cette splendide et souveraine intelligence. Tous ses livres ne forment qu'un
livre, livre vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir et marcher
et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effaré et de terrible mêlé au réel, toute
notre civilisation contemporaine j livre merveilleux que le poëte a intitulé
comédie et qu'il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et
tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu'à Suétone, qui traverse
Beaumarchais et qui va jusqu'à Rabelais j livre qui est l'observation et qui est
l'imagination J qui prodigue le vrai, l'intime, le bourgeois, le trivial, le
matériel, et qui par moments, à travers toutes les réalités brusquement et
largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus
tragique idéal.
A son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur de
cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolution-
naires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il
arrache à tous quelque chose, aux uns l'illusion, aux autres l'espérance, à
FUNÉRAILLES DE BALZAC. 297
ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion.
Il creuse et sonde l'homme, l'âme, le cœur, les entrailles, le cerveau,
l'abîme que chacun a en soi. Et, par un don de sa libre et vigoureuse nature,
par un privilège des intelligences de notre temps qui, ayant vu de près les
révolutions, aperçoivent mieux la fin de l'humanité et comprennent mieux
la providence, Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études
qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez
Rousseau.
Voilà ce qu'il a fait parmi nous. Voilà l'œuvre qu'il nous laisse, œuvre
haute et solide, robuste entassement d'assises de granit, monument! œuvre
du haut de laquelle resplendira désormais sa renommée. Les grands hommes
font leur propre piédestal j l'avenir se charge de la statue.
Sa mort a frappé Paris de stupeur. Depuis quelques mois, il était rentré
en France. Se sentant mourir, il avait voulu revoir la patrie, comme la veille
d'un grand voyage on vient embrasser sa mère.
Sa vie a été courte, mais pleine j plus remplie d'œuvres que de jours.
Hélas! ce travailleur puissant et jamais fatigué, ce philosophe, ce penseur,
ce poëte, ce génie, a vécu parmi nous de cette vie d'orages, de luttes, de
querelles, de combats, commune dans tous les temps à tous les grands
hommes. Aujourd'hui, le voici en paix. Il sort des contestations et des haines.
Il entre, le même jour, dans la gloire et dans le tombeau. Il va briller désor-
mais, au-dessus de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes, parmi les étoiles
de la patrie !
Vous tous qui êtes ici , est-ce que vous n'êtes pas tentés de l'envier ?
Messieurs, quelle que soit notre douleur en présence d'une telle perte,
résignons-nous à ces catastrophes. Acceptons-les dans ce qu'elles ont de poi-
gnant et de sévère. Il est bon peut-être, il est nécessaire peut-être, dans
une époque comme la nôtre, que de temps en temps une grande mort
communique aux esprits dévorés de doute et de scepticisme un ébranlement
religieux. La providence sait ce qu'elle fait lorsqu'elle met ainsi le peuple
face à face avec le mystère suprême , et quand elle lui donne à méditer la
mort, qui est la grande égalité et qui est aussi la grande liberté.
La providence sait ce qu'elle fait, car c'est là le plus haut de tous les
enseignements. Il ne peut y avoir que d'austères et sérieuses pensées dans
tous les cœurs quand un sublime esprit fait majestueusement son entrée
dans l'autre vie, quand un de ces êtres qui ont plané longtemps au-dessus de
la foule avec les ailes visibles du génie , déployant tout à coup ces autres ailes
qu'on ne voit pas, s'enfonce brusquement dans l'inconnu.
Non, ce n'est pas l'inconnu ! Non, je l'ai déjà dit dans une autre occasion
douloureuse, et je ne me lasserai pas de le répéter, non, ce n'est pas la nuit.
298 AVANT L'EXIL. — ENTERREMENTS.
c'est la lumière ! Ce n'est pas la fin, c'est le commencement ! Ce n'est pas le
néant, c'est l'éternité ! N'est-il pas vrai, vous tous qui m'écoutez ? De pareils
cercueils démontrent l'immortalité j en présence de certains morts illustres,
on sent plus distinctement les destinées divines de cette intelligence qui
traverse la terre pour souffrir et pour se purifier et qu'on appelle l'homme,
et l'on se dit qu'il est impossible que ceux qui ont été des génies pendant
leur vie ne soient pas des âmes après leur mort !
LE 2 DECEMBRE 1851.
Un vaillant proscrit de décembre, M. Hippoljte Magen, a publié pendant son
exil, à Londres, en 1852 (chez JeflFs, Burlington Arcade), un remarquable récit des
faits dont il avait été témoin. Nous extrayons de ce récit les pages qu'on va lire, en
faisant seulement quelques suppressions dans les éloges adressés par M. H. Magen
à M. Viaor Hugo.
«Le 2 décembre, k dix heures du matin, des représentants du peuple étaient réunis dans une
maison de la rue Blanche.
«Deux opinions se combattaient. La première, émise et soutenue par Victor Hugo, voulait
qu'on fit immédiatement un appel aux armes; la population était oscillante, il fallait, par une
impulsion révolutionnaire, la jeter du côté de l'assemblée.
«Exciter lentement les colères, entretenir longtemps l'agitation, tel était le moyen que
Michel (de Bourges) trouvait le meilleur; pour le soutenir il s'appuyait sur le passé. En 1830,
on avait d'abord crié, puis lancé des pierres aux gardes royaux, enfin on s'était jeté dans la
bataille, avec des passions déjk fermentées; en février 1848, l'agitation de la rue avait aussi
précédé le combat.
«La situation actuelle n'offrait pas la moindre analogie avec ces deux époques.
«Malheureusement le système de la temporisation l'emporta; il fut décidé qu'on emploierait
les vieux moyens, et qu'en attendant, il serait fait un appel aux légions de la garde nationale
sur lesquelles on avait le droit de compter. Victor Hugo, Charamaule et Forestier acceptèrent
la responsabilité de ces démarches, et rendez-vous fut pris à deux heures, sur le boulevard du
Temple, chez Bonvalet, pour l'exécution des mesures arrêtées.
«Tandis que Charamaule et Victor Hugo remplissaient le mandat qu'ils avaient reçu, un
incident prouva que, suivant l'opinion repoussée dans la rue Blanche, le peuple attendait une
impulsion vigoureuse et révolutionnaire. À la hauteur de la rue Meslay, Charamaule s'aperçut
que la foule reconnaissait Hugo et s'épaississait autour d'eux : — «Vous êtes reconnu, dit-il à
son collègue.» — Au même instant, quelques jeunes gens crièrent : Uive Uilior Hugo !
«Un d'eux lui demanda : «Citoyen que faut-il faire.?»
«Victor Hugo répondit : «Déchirez les affiches factieuses du coup d'état et criez : Uive la
liconliitution !
« — Et si l'on tire sur nous.'' lui dit un jeune ouvrier.
« — Vous courrez aux armes», répliqua Victor Hugo.
«Il ajouta : — Louis Bonaparte est un rebelle; il se couvre aujourd'hui de tous les crimes.
«Nous, représentants du peuple, nous le mettons hors la loi; mais, sans même qu'il soit besoin
«de notre déclaration, il est hors la loi par le seul fait de sa trahison. Citoyens! vous avez deux
«mains, prenez dans l'une votre droit, dans l'autre votre fusil, et courez sur Bonaparte!»
«La foule poussa une acclamation.
«Un bourgeois qui fermait sa boutique dit à l'orateur : «Parlez moins haut, si l'on vous
«entendait parler comme cela, on vous fusillerait.
« — Eh bien! répondit Hugo, vous promèneriez mon cadavre, et ce serait une bonne chose
«que ma mort si la justice de Dieu en sortait!»
«Tous crièrent : Vive Vidor Hugo ! — Criez : Vive la constitution! leur dit-il. Un cri formidable
de Vive la conlîitution ! Vive la république ! sortit de toutes les poitrines.
«L'enthousiasme, l'indignation, la colère mêlaient leurs éclairs dans tous les regards. C'était
300 AVANT L'EXIL.
là, peut-être, une minute suprême. Victor Hugo fut tenté d'enlever toute cette foule et de
commencer le combat.
«Charamaule le retint et lui dit tout bas : — «Vous causerez une mitraillade inutile; tout ce
«monde est désarmé. L'infanterie est à deux pas de nous, et voici l'artillerie qui arrive.»
«En effet, plusieurs pièces de canon, attelées, débouchaient par la rue de Bondy, derrière le
Château-d'Eau. Saisir un tel moment, ce pouvait être la victoire, mais ce pouvait être aussi un
massacre.
«Le conseil de s'abstenir, donné par un homme aussi intrépide que l'a été Charamaule
pendant ces tristes jours, ne pouvait être suspect; en outre Victor Hugo, quel que fût son
entraînement intérieur, se sentait lié par la délibération de la gauche. Il recula devant la respon-
sabihté qu'il aurait encourue; depuis, nous l'avons entendu souvent répéter lui-même : «Ai-je
eu raison? Ai-je eu tort? »
«Un cabriolet passait; Victor Hugo et Charamaule s'y jetèrent. La foule suivit quelque temps
la voiture en criant : Uive la république ! "Vive Ui^or Hu^ !
«Les deux représentants se dirigèrent vers la rue Blanche, où ils rendirent compte de la scène
du Château-d'Eau; ils essayèrent encore de décider leurs collègues à une action révolutionnaire,
mais la décision du matin fut maintenue.
«Alors Victor Hugo dicta au courageux Baudin la proclamation suivante :
«Louis-Napoléon est un traître.
«Il a violé la Constitution.
«Il s'est mis hors la loi.
«Les représentants républicains rappellent au peuple et à l'armée l'ar-
ticle 68 et l'article no ainsi conçus : «L'Assemblée constituante confie la
«défense de la présente Constitution et des droits qu'elle consacre à la garde
«et au patriotisme de tous les français.»
«Le peuple est à jamais en possession du suffrage universel, n'a besoin
d'aucun prince pour le lui rendre, et châtiera le rebelle.
«Que le peuple fasse son devoir.
«Les représentants républicains marcheront à sa tête.
«Aux armes! Vive la république! »
«Michel (de Bourges), Schœlcher, le général Leydet, Joigneaux, Jules Favre, De Flotte,
Eugène Sue, Brives, Chauffour, Madier de Montjau, Cassai, Breymand, Lamarque, Baudin et
quelques autres se hâtèrent de mettre sur cette proclamation leurs noms à côté de celui de
Victor Hugo.
«A six heures du soir, les membres du conciliabule de la rue Blanche, chassés de la rue de la
Cerisaie par un avis que la police marchait sur eux, se retrouvaient au quai de Jemmapes,
chez le représentant Lafon; à eux s'étaient joints quelques journahstes et plusieurs citoyens
dévoués k la république.
«Au milieu d'une vive animation, un comité de résistance fut nommé; il se composait des
citoyens :
Victor Hugo,
Carnot,
Michel (de Bourges),
Madier de Montjau,
Jules Favre,
De Flotte,
Faure (du Rhône).
LE 2 DÉCEMBRE 1851. 301
«On attendait impatiemment trois proclamations que Xavier Durrieu avait remises à des
compositeurs de son journal. L'une d'elles sera recueillie par l'histoire; elle s'échappa de l'âme
de Victor Hugo. La voici :
PROCLAMATION
X L'AflMÉE.
Soldats ! •
JJn homme vient de briser la Constitution , il déchire le serment qu'il
avait prêté au peuple, supprime la loi, étouffe le droit, ensanglante Paris,
garrotte la France, trahit la République.
Soldats, cet homme vous engage dans le crime.
Il y a deux choses saintes : le drapeau qui représente l'honneur militaire,
et la loi qui représente le droit national. Soldats! le plus grand des attentats,
c'est le drapeau levé contre la loi.
Ne suivez pas plus longtemps le malheureux qui vous égare. Pour un tel
crime, les soldats français sont des vengeurs, non des complices.
Livrez à la loi ce criminel. Soldats! c'est un faux Napoléon. Un vrai
Napoléon vous ferait recommencer Marengoj lui, il vous fait recommencer
Transnonain.
Tournez vos yeux sur la vraie fonction de l'armée française. Protéger la
patrie, propager la révolution, délivrer les peuples, soutenir les nationalités,
afiranchir le continent, briser les chaînes partout, défendre partout le droit,
voilà votre rôle parmi les armées d'Europe j vous êtes dignes des grands
champs de bataille.
Soldats ! l'armée française est l'avant-garde de l'humanité.
Rentrez en vous-mêmes, réfléchissez, reconnaissez -vous, relevez- vous.
Songez à vos généraux arrêtés, pris au collet par des argousins et jetés, me-
nottes aux mains, dans la cellule des voleurs. Le scélérat qui est à l'Elysée
croit que l'armée de la France est une bande du bas-empire , qu'on la paie
et qu'on l'enivre, et qu'elle obéit. Il vous fait faire une besogne infâme j il
vous fait égorger, en plein dix-neuvième siècle et dans Paris même, la liberté,
le progrès, la civilisation j il vous fait détruire, à vous enfants de la France,
ce que la France a si glorieusement et si péniblement construit en trois
siècles de lumière et en soixante ans de révolution! Soldats, si vous êtes la
grande armée, respectez la grande nation.
Nous, citoyens, nous représentants du peuple et vos représentants, —
nous, vos amis, vos frères, nous qui sommes la loi et le droit, nous qui nous
dressons devant vous en vous tendant les bras et que vous frappez aveuglé-
ment de vos épées, savez-vous ce qui nous désespère.'' ce n'est pas de voir
notre sang qui coule, c'est de voir votre honneur qui s'en va.
302 AVANT L'EXIL.
Soldats! un pas de plus dans l'attentat, un jour de plus avec Louis Bona-
parte, et vous êtes perdus devant la conscience universelle. Les hommes qui
vous commandent sont hors la loij ce ne sont pas des généraux, ce sont des
malfaiteurs 5 la casaque des bagnes les attend. Vous soldats, il en est temps
encore, revenez à la patrie, revenez à la République. Si vous persistiez,
savez-vous ce que l'histoire dirait de vous.'* Elle dirait : «Ils ont foulé aux
pieds de leurs chevaux et écrasé sous les roues de leurs canons toutes les lois
de leur paysj eux, des soldats français, ils ont déshonoré l'anniversaire d'Au-
sterlitzj et, par leur faute, par leur crime, il dégoutte aujourd'hui du nom
de Napoléon sur la France autant de honte qu'il en a autrefois découlé de
gloire.»
Soldats français , cessez de prêter main-forte au crime !
Four les représentants du pmple reSiés libres, le représentant membre du comité de
résiBance,
Victor Hugo.
Paris, 3 décembre.
«Cette proclamation... où brillent toutes les qualités du génie et du patriotisme, fut, à l'aide
d'un papier bleu qui multipliait les copies, reproduite cinquante fois; le lendemain elle était
affichée dans les rues Chariot, de l'Homme-Armé, Rambuteau, et sur le boulevard du
Temple.
«Cependant on est encore averti que la police a pris l'éveil; k travers une nuit obscure, on se
dirige vers la rue Popincourt, où les ateliers de Frédéric Cournet ouvriront un asile sûr.
«... Nos amis remplissent une salle vaste et nue ; il y a deux tabourets seulement ; Victor
Hugo, qui va présider la réunion, en prend un, — l'autre est donné k Baudin, qui servira de
secrétaire. Dans cette assemblée, on remarquait Guiter, Gindriez, Lamarque, Charamaule,
Sartin, Arnaud de l'Ariège, Schœlcher, Xavier Durrieu et Kesler son collaborateur, etc., etc.
«Après un instant de confusion, qu'en pareille circonstance il est aisé de concevoir, plusieurs
résolutions furent prises. On avait vu successivement arriver Michel (de Bourges), Esquiros,
Aubry (du Nord), Bancel, Duputz, Madier de Montjau et Mathieu (de la Drôme); ce dernier
ne fit qu'une courte apparition.
«Victor Hugo avait pris la parole et résumait les périls de la situation, les moyens de
résistance et de combat.
« Tout \ coup , un homme en blouse se présente effaré.
« — Nous sommes perdus, s'écria-t-il; du point d'observation où l'on m'a placé, j'ai vu se
«diriger vers nous une troupe nombreuse de soldats.
« — Qu'importe! a répondu Cournet, en montrant des armes, la porte de ma maison est
«étroite; dans le corridor deux hommes ne marcheraient pas de front; nous sommes ici soixante
«résolus à mourir; délibérez en paix.»
«À ce terrible épisode Victor Hugo emprunte un mouvement sublime. Les paroles de
Victor Hugo ont été sténographiées, sur place, par un des assistants, et je pviis les donner
telles qu'il les prononça. Il s'écrie :
((Ecoutez, rendez-vous bien compte de ce que vous faites.
«D'un côté, cent mille hommes, dix-sept batteries attelées, six mille
bouches à feu dans les forts, des magasins, des arsenaux, des munitions de
LE 2 DÉCEMBRE 1851. 303
quoi faire la campagne de Russie j — de l'autre, cent vingt représentants,
mille ou douze cents patriotes, six cents fusils, deux cartouches par homme,
pas un tambour pour battre le rappel, pas une cloche pour sonner le tocsin,
pas une imprimerie pour imprimer une proclamation} à peine, çà et là, une
presse lithographique, une cave où l'on imprimera, en hâte et furtivement,
un placard à la brosse j peine de mort contre qui remuera un pavé, peine de
mort contre qui s'attroupera, peine de mort contre qui sera trouvé en conci-
liabule, peine de mort contre qui placardera un appel aux armes j si vous
êtes pris pendant le combat, la mortj si vous êtes pris après le combat, la
déportation et l'exil. — D'un côté, une armée et le crime j — de l'autre,
une poignée d'hommes et le droit. Voilà cette lutte, l'acceptez-vous?»
«Ce fut un moment admirable; cette parole énergique et puissante avait remué toutes les
fibres du patriotisme; un cri subit, unanime, répondit : aOui oui aous l'acceptons hy
«Et la délibération recommença grave et silencieuse.»
NOTES DE L'EDITION DE 1853 : ŒUVRES ORATOIRES.
NOTE DE L'EDITEUR (*).
Ce n'est pas à nous qu'il appartient d'analyser et d'apprécier le génie oratoire de
Victor Hugo. La grande trace qu'il a laissée donne à ce recueil le plus sérieux in-
térêt, et en le publiant nous répondons à un vœu depuis longtemps et universelle-
ment exprimé. Plusieurs des discours de Victor Hugo, dans ces dernières années
particulièrement, ont été des événements, et tel mot tombé de la bouche du grand
orateur au milieu des rudes combats de la tribune, est resté ineffaçable dans la
mémoire des peuples. Le génie de Victor Hugo a un triple aspect, poésie, prose,
parole; grâce aux deux volumes que nous publions, l'œuvre de l'orateur s'ajoute à
l'œuvre de l'écrivain et à l'œuvre du poète; et les bibliothèques pourront désormais
posséder Victor Hugo complet.
Le recueil des quatorze discours de Victor Hugo, tiré, on le sait, à plus de
cent mille exemplaires, ne donnait pas le grand orateur tout entier. Nous avons
pensé que Victor Hugo pouvait et devait affronter cette épreuve de la publication
totale dont si peu d'orateurs et si peu d'hommes politiques sortiraient triomphants.
On trouvera dans ces deux volumes, classées méthodiquement, toutes ces paroles
prononcées publiquement par Victor Hugo depuis douze ans, à commencer par les
solennités paisibles de l'Académie et à finir par les ardentes mêlées de l'Assemblée
législative.
Ainsi, l'Institut, la Chambre des pairs, l'Assemblée constituante, l'Assemblée
législative, la place publique et le sénat, tout se trouve dans ce recueil, à son année
et en son lieu ; et pour savoir le rôle que Victor Hugo j a joué et la place qu'il y a
tenue, il suffira de chercher une date dans la table.
Au point de vue purement littéraire, ce recueil ofïre un vif intérêt. Quelques-
unes des pièces qu'il contient sont des discours écrits : ce sont les discours que
l'illustre écrivain a prononcés, tantôt aux funérailles de divers hommes littéraires ou
politiques, tantôt du haut du fauteuil académique, soit comme récipiendaire, soit
comme président de l'Institut. Tous les autres, éclos dans le tumulte des assemblées
politiques, sont improvisés; et l'on j peut étudier cette puissance de coordination
et d'ensemble, cet admirable mélange de préméditation et d'inattendu, de sang-
froid, d'à-propos et de réparties, cette autorité dans le mouvement, cette lutte corps
à corps avec l'incident et l'imprévu , cette dignité tout étincelante du choc des inter-
ruptions et même, parfois, des injures, cette facilité inouïe à trouver l'expression
'^) Cet avertissement précède, dans l'édition de 1853^, les discours de Victor Hugo, et toutes
les notes sont groupées à la fin du tome 2. {Note de l'Editeur.)
ACTES ET PAKOLES. — I. 20
3o6 NOTES. — CHAMBRE DES PAIRS.
et à dégager l'idée, qui constituent la parole des grands orateurs. Rien n'est plus
intéressant que d'observer, pour ainsi dire sur le vif, et de prendre en quelque sorte
sur le fait, la génération de la pensée chez un homme tel que Victor Hugo.
Au point de vue politique, l'intérêt de ces deux volumes nous semble plus
considérable encore. C'est la génération de l'opinion dans un homme désintéressé et
juste, c'est le développement d'une grande conscience qu'on y étudie, nous serions
tenté d'ajouter «avec respect». A chaque page qu'on lit dans ce recueil, on sent
l'esprit honnête et droit de Victor Hugo s'avancer de plus en plus vers la révolution
et la démocratie. Victor Hugo, il l'a dit lui-même, est par dessus tout l'homme de
la liberté j il était tout simple qu'il devînt l'homme de la république. A nos yeux et
aux yeux de tout esprit sérieux, il y a une profonde unité dans ces transformations
généreuses ; et l'auteur du Journal d'un révolutionnaire de iSjOj l'auteur de Y Etude sut
Mirabeau, l'homme politique de la conclusion du ^J)in, l'écrivain socialiste du T>er-
nier jour d'un condamné et de Claude Gueux, le créateur dramatique de Marion de
Liortne, de Lucrèce Borgia et de Ruy Bios, le pair de France libéral qui défendait l'Italie
et la Pologne, devait tout naturellement se dresser quelque jour, grand orateur
républicain, dans nos assemblées nationales. La proscription a couronné ces grandes
luttes.
CHAMBRE DES PAIRS.
1846.
NOTE
14 février 1846.
Un projet de loi sur les dessins et modèles de fabrique était proposé par le gouvernement;
une longue discussion s'engagea, au sein de la Chambre des pairs, sur la question de savoir
quelle serait la durée de la propriété de ces dessins et de ces modèles. Le projet du gouverne-
ment décrétait une durée de quinze années. La commission qui avait fait un rapport sur le projet
de loi proposait d'étendre le droit exclusif d'exploitation d'un modèle k trente ans. Quelques
membres de la Chambre voulaient le maintien pur et simple de la législation de 1793 qui
attribue à l'auteur d'un dessin ou d'un modèle artistique destiné k l'industrie les mêmes droits
qu'à l'auteur d'une statue ou d'un tableau. Victor Hugo demanda la parole.
Messieurs,
Je n'aurai qu'une simple observation à faire sur la question la plus importante,
à mes yeux du moins, la question de durée; et j'appuierai la proposition de la
commission, en regrettant, je l'avoue, même l'ancienne législation. Je n'ai que
très peu de mots à dire, et je n'abuserai pas de l'attention de la Chambre.
Messieurs, il ne faut pas se dissimuler que c'est un art véritable qui est en
LA PROPRIETE DES ŒUVRES D'ART. 307
question ici. Je ne prétends pas mettre cet art, dans lequel l'industrie entre pour
une certaine portion, sur le rang des créations poétiques ou littéraires, créations
purement spontanées, qui ne relèvent que de l'artiste, de l'écrivain, du penseur.
Cependant, il est incontestable qu'il j a ici dans la question un art tout entier.
Et si la Chambre me permettait de citer quelques-uns des grands noms qui se
rattachent à cet art, elle reconnaîtrait elle-même qu'il y a là des génies créateurs,
des hommes d'imagination, des hommes dont la propriété doit être protégée par la
loi. Bernard Palissv était un potier; Benvenuto Cellini était un orfèvre. Un pape
a désiré un modèle de chandeliers d'église : Michel-Ange et Raphaël ont concouru
pour ce modèle, et les deux flambeaux ont été exécutés. Oserait-on dire que ce ne
sont pas là des objets d'art.?
Il j a donc ici, permettez-moi d'insister, un art véritable dans la question, et
c'est ce qui me fait prendre la parole.
Jusqu'à présent cette matière a été régie en France par une législation vague,
obscure, incomplète, plutôt formée de jurisprudences et d'extensions que composée
de textes directs émanés du législateur. Cette législation a beaucoup de défauts,
mais elle a une qualité qui, à mes yeux, compense tous les défauts : elle est
généreuse.
Cette législation, que donnait-elle à l'art qui est ici en question.? Elle lui donnait
la durée; et n'oubliez pas ceci : toutes les fois que vous voulez que de grands
artistes fassent de grandes œuvres, donnez-leur le temps, donnez-leur la durée,
assurez-leur le respect de leur pensée et de leur propriété; si vous voulez que la
France reste à ce point où elle est placée, d'imposer à toutes les nations la loi de
sa mode, de son goût, de son imagination; si vous voulez que la France reste la
maîtresse de ce que le monde appelle l'ornement, le luxe, la fantaisie, ce qui sera
toujours et ce qui est une richesse publique et nationale; si vous voulez donner à
cet art tous les moyens de prospérer, ne touchez pas légèrement à la législation
sous laquelle il s'est développé avec tant d'éclat.
Notez que depuis que cette législation, incomplète, je le répète, mais généreuse,
existe, l'ascendant de la France, dans toutes les matières d'arts et d'industries
mêlées à l'art, n'a cessé de s'accroître.
Que demandez-vous donc à une législation? qu'elle produise de bons effets,
qu'elle donne de bons résultats? Que reprochez-vous à celle-ci? Sous son empire,
l'art français est devenu le maître et le modèle de l'art chez tous les peuples qui
composent le monde civilisé. Pourquoi donc toucher légèrement à un état de choses
dont vous avez à vous applaudir?
J'ajouterai en terminant que j'ai lu avec une grande attention l'exposé des
motifs; )j ai cherché la raison pour laquelle il était innové à un état aussi excellent,
je n'en ai trouvé qu'une qui ne me paraît pas suflGisante, c'est un désir de mettre
la législation qui régit cette matière en harmonie avec la législation qui régit d'autres
matières qu'on suppose à tort analogues. C'est là, messieurs, une pure question
de symétrie. Cela ne me paraît pas sujB&sant pour innover, j'ose dire, aussi témé-
rairement.
3o8 NOTES. — CHAMBRE DES PAIRS.
J'ai pour M. le ministre du Commerce, en particulier, la plus profonde et la
plus sincère estime j c'est un homme des plus distingués, et je reconnais avec
empressement sa haute compétence sur toutes les matières qui sont soumises à son
administration. Cependant je ne me suis pas expliqué comment il se faisait qu'en
présence d'un beau, noble et magnifique résultat, on venait innover dans la loi qui
a, en partie du moins, produit cet effet.
Je le répète, je demande de la durée 5 je suis convaincu qu'un pas sera fait en
arrière le jour où vous diminuerez la durée de cette propriété. Je ne l'assimile pas
d'ailleurs, je l'ai déjà dit en commençant, à la propriété littéraire proprement dite.
Elle est au-dessous de la propriété littéraire; mais elle n'en est pas moins respectable,
nationale et utile. Le jour, dis-je, où vous aurez diminué la durée de cette
propriété, vous aurez diminué l'intérêt des fabricants à produire des ouvrages
d'industrie de plus en plus voisins de l'art; vous aurez diminué l'intérêt des grands
artistes à pénétrer de plus en plus dans cette région où l'industrie se relève par son
contact avec l'art.
Aujourd'hui, à l'heure où nous parlons, des sculpteurs de premier ordre, j'en
citerai un, homme d'un merveilleux talent, M. Pradier, n'hésitent pas à accorder
leur concours à ces productions qui ne sont pour l'industrie que des consoles, des
pendules, des flambeaux, et qui sont, pour les connaisseurs, des chefs-d'œuvre.
Un jour viendra, n'en doutez pas, où beaucoup de ces œuvres que vous traitez
aujourd'hui de simples produits de l'industrie, et que vous réglementez comme de
simples produits de l'industrie, un jour viendra où beaucoup de ces œuvres pren-
dront place dans les musées. N'oubliez pas que vous avez ici, en France, à Paris,
un musée composé précisément des débris de cet art mixte qui est en ce moment
en question. La collection des vases étrusques, qu'est-ce autre chose.?
Si vous voulez maintenir cet art au niveau déjà élevé où il est parvenu en France,
si vous voulez augmenter encore ce bel essor qu'il a pris et qu'il prend tous les
jours, donnez-lui du temps.
Voilà tout ce que je voulais dire.
Je voterai pour tout ce qui tendra à augmenter la durée accordée aux propriétaires
de cette sorte d'œuvres, et je déclare, en finissant, que je ne puis m'empêcher de
regretter l'ancienne législation. {Très bien! très bien!)
NOTE 2.
LA MARQUE DE FABRIQUE.
i" avril 1846.
Dans la discussion du projet de loi relatif aux marques de fabrique, deux systèmes étaient en
présence, celui de la marque facultative et celui de la marque obligatoire. Analyser cette
discussion nous conduirait trop loin; nous pouvons d'ailleurs citer, sans autre commentaire, les
deux discours que Victor Hugo prononça dans ce but.
LA MARQUE DE FABRIQUE. 309
Messieurs,
Je viens défendre une opinion qui, je le crains, maigre les excellentes observa-
tions qui ont été faites, a peu de faveur dans la Chambre. J'ose cependant appeler
sur cette opinion l'attention de la noble assemblée. Le projet de loi sur les dessins
de fabrique soulevait une question d'art; le projet de loi sur les marques de fabrique
soulève une question d'honneur, et toutes les fois que la loi touche à une question
d'honneur, il n'est personne qui ne se sente et qui ne soit compétent.
Il j a deux sortes de commerce : le bon et le mauvais commerce. Le commerce
honnête et loyal; le commerce déloyal et frauduleux. Le commerce honnête, c'est
celui qui ne fraude pas; c'est celui qui livre aux consommateurs des produits sincères,
c'est celui qui cherche avant tout, avant même les bénéfices d'argent, le plus sûr, le
meilleur, le plus fécond des bénéfices, la bonne renommée. La bonne renommée,
messieurs, est aussi un capital. Le mauvais commerce, le commerce frauduleux, est
celui qui a la fièvre des fortunes rapides, qui jette sur tous les marchés du monde des
produits falsifiés, c'est celui, enfin, qui préfère les profits à l'estime, l'argent à la
renommée.
Eh bien, de ces deux commerces que la loi actuelle met en présence, lequel
voulez- vous protéger? Il me semble que vous devez protection à l'un, et la proteaion
de l'un c'est la répression de l'autre. J'ai cherché dans le projet de loi, dans l'exposé
des motifs et dans le rapport de M. le baron Charles Dupin, s'il pouvait y avoir
quelque mode de répression préférable au seul mode de répression qui se soit présenté
à mon esprit, et j'avoue, à regret, n'en avoir pas trouvé. A mon avis, que je
soumets à la Chambre, il n'y a d'autre mode de répression pour le mauvais commerce,
d'autre mode de protection pour le commerce loyal et honnête, que la marque
obligatoire.
Mais on dira : La marque obligatoire est contraire à la Kberté. Permettez que je
m'explique sur ce point, car il est délicat et grave.
J'aime la liberté, je sais qu'elle est bonne; je ne me borne pas à dire qu'elle est
bonne, je le crois, je le sais; je suis prêt à me dévouer pour cette conviction. La
liberté a ses abus et ses périls. Mais à côté des abus elle a ses bienfaits, à côté des
périls elle a la gloire. J'aime donc la liberté, je la crois bonne en toute occasion. Je
veux la liberté du bon commerce; j'admettrais même, s'il en était besoin, la liberté
du mauvais commerce, quoique ce soit, à mon avis, la liberté de la ronce et de
l'ivraie. Mais, messieurs, je ne pense pas que, dans la question de la marque obli-
gatoire, la liberté soit le moins du monde compromise.
Il existe un commerce, il existe une industrie qui est soumise à la marque obli-
gatoire; ce commerce, je vais le nommer tout de suite : c'est la presse, c'est la
librairie. Il n'existe pas un papier imprimé, quel qu'il soit, dans quelque but que ce
soit, sous quelque dénomination que ce soit, si insignifiant qu'il puisse être, il
n'existe pas un papier imprimé qui ne doive, aux termes des lois qui nous régissent,
porterie nom de l'imprimeur et son adresse. Qu'est-ce que cela? C'est la marque
obligatoire. Avez-vous entendu dire que la marque obligatoire ait supprimé la liberté
de la presse? {Mouvement
3IO NOTES. — CHAMBRE DES PAIRS.
Je ne sache pas d'argument plus fort que celui-ci ; car voici une liberté publique
la plus importante de toutes, la plus vitale, qui fonctionne parmi nous sous l'empire
de la marque obligatoire, c'est-à-dire de cet obstacle qu'on objecte comme devant
ruiner une autre liberté dans ce qu'elle a de plus essentiel et de meilleur. Il est
donc évident que puisque la marque obligatoire ne gène dans aucun de ses déve-
loppements la plus précieuse de nos libertés, elle n'aura aucun effet funeste, ni
même aucun effet fâcheux sur la liberté commerciale. J'ajoute qu'à mon avis liberté
implique responsabilité. La marque obligatoire, c'est la signature, la marque obli-
gatoire, c'est la responsabilité. Eh bien, messieurs les pairs, je suis de ceux qui ne
veulent pas qu'on jouisse de la liberté sans subir la responsabilité. (Mouvement:)
Je voterai pour la marque obligatoire.
Je vois la Chambre fatiguée t^^, je ne crois pas au succès de l'amendement, et
cependant je crois devoir insister. Messieurs, c'est que ma conviction est profonde.
La marque facultative peut-elle avoir ce rare résultat de séparer en deux parts le
bon et le mauvais commerce, le commerce loyal et le commerce frauduleux? Si je
le pensais, je n'hésiterais pas à me rallier au système du gouvernement et de la
commission. Mais je ne le pense pas.
Dans mon opinion, la marque facultative est une précaution illusoire. Pourquoi.'*
Messieurs les pairs, c'est que l'industrie n'est pas libre; non, l'industrie n'est pas
libre devant le commerce. Notez ceci : l'industrie a un intérêt, le commerce croit
souvent en avoir un autre. Quel est l'intérêt de l'industrie.? Donner d'abord de bons
produits, et, s'il se peut, des produits excellents, et, s'il se peut, dans les cas où
l'industrie touche à l'art, des produits admirables. Ceci est l'intérêt de l'industrie,
ceci est aussi l'intérêt de la nation. Quel est l'intérêt du commerce ? \^ndre , vendre
vite, vendre souvent au hasard, souvent à bon marché et à vil prix. A vil prix! c'est
fort cher. Pour cela, que faut-il au commerce, je dis au commerce frauduleux que
je voudrais détruire? Il lui faut des produits frelatés, falsifiés, chétifs, misérables,
coûtant peu et pouvant, erreur fatale du reste, rapporter beaucoup. Que fait le
commerce déloyal? il impose sa loi à l'industrie. Il commande, l'industrie obéit. Il le
faut bien. L'industrie n'est jamais face à face avec le consommateur. Entre elle et
le consommateur il y a un intermédiaire, le marchand; ce que le marchand veut,
le fabricant est contraint de le vouloir. Messieurs, prenez garde! Le commerce
frauduleux, qui n'a malheureusement que trop d'extension, ne voudra pas de la
marque facultative. Il ne voudra aucune marque. L'industrie gémira et cédera. La
marque obligatoire serait une arme. Donnez cette arme, donnez cette défense à
l'industrie loyale contre le commerce déloyal. Je vous le dis, messieurs les pair», je
vous le dis en présence des faits déplorables que vous ont cites plusieurs nobles
membres de cette Chambre, en présence des débouchés qui se ferment, en présence
^^) Victor Hugo, dans la même séance, reprit la parole quand on en vint à la discussion des
articles. {Note de l'Editeur.)
LA MARQUE DE FABRIQUE. 311
des marches étrangers qui ne s'ouvrent plus, en présence de la diminution du salaire
qui frappe l'ouvrier, et de la falsification des denrées qui frappe le consommateur,
je vous le dis avec une conviction croissante, devant la concurrence .intérieure,
devant la concurrence extérieure surtout, messieurs les pairs, fondez la sincérité
commerciale! {Mouvement.)
Mettez la marque obligatoire dans la loi.
L'industrie française est une richesse nationale. Le commerce lojal tend à élever
l'industrie; le commerce frauduleux tend à l'avilir et à la dégrader. Protégez le
commerce lojal, frappez le commerce déloyal.
ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
1848-1849 i^\
NOTE 3.
SECOURS AUX THEATRES.
17 juillet 1848.
A la suite des fatales journées de juin 1848, les théâtres de Paris furent fermés. Cette clôture,
qui semblait devoir se prolonger indéfiniment, était une calamité de plus ajoutée aux autres
calamités publiques. La ruine des théâtres était imminente. M. Victor Hugo sentit l'urgence de
leur situation et leur vint en aide. Il convoqua une réunion spéciale des représentants de Paris
dans le 1" bureau, leur demanda d'appuyer un projet de décret qu'il se chargeait de présenter
et qui allouait une subvention d'un million aux théâtres, pour les mettre à même de rouvrir.
La proposition fut vivement débattue. Un membre accusa l'auteur du projet de décret de
vouloir faire du bruit, M. Victor Hugo s'écria :
Ce que je veux, ce n'est pas du bruit, comme vous dites, c'est du pain! du pain
pour les artistes, du pain pour les ouvriers, du pain pour les vingt mille familles que
les théâtres alimentent! Ce que je veux, c'est le commerce, c'est l'industrie, c'est le
travail, vivifiés par ces ruisseaux de sève qui jaillissent des théâtres de Paris, c'est la
paix publique, c'est la sérénité publique, c'est la splendeur de la ville de Paris, c'est
l'éclat des lettres et des arts, c'est la venue des étrangers, c'est la circulation de
l'argent, c'est tout ce que répandent d'activité, de joie, de santé, de richesse, de
civilisation, de prospérité, les théâtres de Paris ouverts. Ce que je ne veux pas, c'est
le deuil, c'est la détresse, c'est l'agitation, c'est l'idée de révolution et d'épouvante
que contiennent ces mots lugubres : Les théâtres de Paris sont fermés! Je l'ai dit à
une autre époque et dans une occasion pareille, et permettez-moi de le redire : Les
théâtres fermés, c'est le drapeau noir déployé.
Eh bien, je voudrais que vous, vous les représentants de Paris, vous vinssiez dire
à cette portion de la majorité qui vous inquiète : Osez déployer ce drapeau noir! osez
abandonner les théâtres! Mais, sachez-le bien, qui laisse fermer les théâtres fait
fermer les boutiques! Sachez-le bien, qui laisse fermer les théâtres de Paris fait une
chose que nos plus redoutables années n'ont pas faite, que l'invasion n'a pas faite,
que 93 n'a pas faite ! Qui ferme les théâtres de Paris éteint le feu qui éclaire , pour
ne plus laisser resplendir que le teu qui incendie! Osez prendre cette responsabilité!
Messieurs, cette question des théâtres est maintenant un côté, un côté bien dou-
loureux, de la grande question des détresses publiques. Ce que nous invoquons ici,
c'est encore le principe de l'assistance. Il j a là, autour de nous, je vous le repète,
f' En tête des notes : Assembl/e ConBituante , l'édition de 1853 donnait le discours du préfet
de police Caussidière sur les Atehers nationaux. Il nous a paru inutile de le reproduire ici.
(Note de l'Editeur.)
SECOURS AUX THÉÂTRES. 313
vingt mille Êimillcs qui nous demandent de ne pas leur ôter leur pain! Le plus
déplorable témoignage de la dureté des temps que nous traversons, c'est que les
théâtres, qui n'avaient jamais fait partie que de notre gloire, font aujourd'hui partie
de notre misère.
Je vous en conjure, réfléchissez-y. Ne désertez pas ce grand intérêt. Faites de moi
ce que vous voudrez j je suis prêt à monter à la tribune, je suis prêt à combattre,
à la poupe, à la proue, oh l'on voudra, n'importe; mais ne reculons pas! Sans vous, je
ne suis rienj avec vous, je ne crains rien! Je vous supplie de ne pas repousser la
proposition.
La proposition, appuyée par la presque unanimité des représentants de la Seine et adoptée
par le comité de l'Intérieur, fut acceptée par le gouvernement, qui réduisit à six cent mille francs
la subvention proposée. M. Victor Hugo, nommé président et rapporteur d'une commission
spéciale chargée d'examiner le projet de décret, et composée de MM. Léon de Maleville, Bixio
et Évariste Bavoux, déposa au nom du comité de l'Intérieur et lut en séance publique, le
17 juillet, le rapport suivant :
Citoyens représentants.
Dans les graves conjonctures où nous sommes, en examinant le projet de sub-
vention aux théâtres de Paris, votre comité de l'Intérieur et la commission qu'il a
nommée ont eu le courage d'écarter toutes les hautes considérations d'art, de litté-
rature, de gloire nationale, qui viendraient si naturellement en aide au projet, que
nous conservons du reste, et que nous ferons certainement valoir à l'occasion dans
des temps meilleurs^ le comité, dis-je, a eu le courage d'écarter toutes ces considé-
rations pour ne se préoccuper de la mesure proposée qu'au point de vue de l'utilité
politique.
C'est à ce point de vue unique d'une grande et évidente utilité politique et
immédiate, que nous avons l'honneur de vous proposer l'adoption de la mesure.
Les théâtres de Paris sont peut-être les rouages principaux de ce mécanisme
compliqué qui met en mouvement le luxe de la capitale et les innombrables
industries que ce luxe engendre et alimente 5 mécanisme immense et délicat, que
les bons gouvernements entretiennent avec soin, qui ne s'arrête jamais sans que la
misère naisse à l'instant même, et qui, s'il venait jamais à se briser, marquerait
l'heure fatale où les révolutions sociales succèdent aux révolutions politiques.
Les théâtres de Paris, messieurs, donnent une notable impulsion à l'industrie
parisienne, qui, à son tour, communique la vie à l'industrie des départements.
Toutes les branches du commerce reçoivent quelque chose du théâtre. Les théâtres
de Paris font vivre directement dix mille familles, trente ou quarante métiers divers,
occupant chacun des centaines d'ouvriers, et versent annuellement dans la circulation
une somme qui, d'après des chif&es incontestables, ne peut guère être évaluée à
moins de vingt ou trente millions. *
La clôture des théâtres de Paris est donc une véritable catastrophe commerciale
qui a toutes les proportions d'une calamité publique. Les feire vivre, c'est vivifier
toute la capitale. "Vbus avez accordé, il y a peu de jours, cinq millions à l'industrie
du bâtiment j accorder aujourd'hui un subside aux théâtres, c'est appliquer le même
314 NOTES. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
principe, c'est pourvoir aux mêmes nécessités politiques. Si vous refusiez aujourd'hui
ces six cent mille francs à une industrie utile, vous auriez dans un mois plusieurs
millions à ajouter à vos aumônes.
D'autres considérations font encore ressortir l'importance politique de la mesure
qui rouvrirait nos théâtres. A une époque comme la nôtre, où les esprits se laissent
entraîner, dans cette espèce de lassitude et de désœuvrement qui suit les révolutions,
à toutes les émotions, et quelquefois à toutes les violences de la fièvre politique,
les représentations dramatiques sont une distraction souhaitable, et peuvent être
une heureuse et puissante diversion. L'expérience a prouvé que, pour le peuple
parisien en particulier, il faut le dire à la louange de ce peuple si intelligent, le
théâtre est un calmant efficace et souverain.
Ce peuple, pareil à tant d'égards au peuple athénien, se tourne toujours volon-
tiers, même dans les jours d'agitation, vers les joies de l'intelligence et de l'esprit.
Peu d'attroupements résistent à un théâtre ouvert j aucun attroupement ne résis-
terait à un spectacle gratis.
L'utilité politique de la mesure de la subvention aux théâtres est donc démon-
trée. Il importe que les théâtres de Paris rouvrent et se soutiennent, et l'état
consulte un grand intérêt public en leur accordant un subside qui leur permettra
de vivre jusqu'à la saison d'hiver, où leur prospérité renaîtra, nous l'espérons, et
sera à la fois un témoignage et un élément de la prospérité générale.
Cela posé, ce grand intérêt politique une fois constaté, votre comité a du
rechercher les moyens d'arriver sûrement à ce but : faire vivre les théâtres jusqu'à
l'hiver. Pour cela, il fallait avant tout qu'aucune partie de la somme votée par vous
ne pût être détournée de sa destination, et consacrée, par exemple, à payer les
dettes que les théâtres ont contractées depuis cinq mois qu'ils luttent avec le plus
honorable courage contre les difficultés de la situation. Cet argent est destine à
l'avenir et non au passé. Il ne pourra être revendiqué par aucun créancier. \^tre
comité vous propose de déclarer les sommes allouées aux théâtres par le décret
incessibles et insaisissables.
Les sommes ne seraient versées aux directeurs des théâtres que sous des condi-
tions acceptées par eux, ayant toutes pour objet la meilleure exploitation de chaque
théâtre en particulier, et que les directeurs seraient tenus d'observer sous peine de
perdre leur droit à l'allocation.
Quant aux sommes en elles-mêmes, votre comité en a examiné soigneusement
la répartition. Cette répartition a été modifiée pour quelques théâtres, d'accord avec
M. le Ministre de l'Intérieur, et toujours dans le but d'utilité positive qui a pré-
occupé votre comité.
L'allocation de 170.000 francs a été conservée à l'Opéra dont la prospérité se lie
si étroitement à la paix de la capitale. La part du "Vaudeville a ete portée à
24.000 francs, sous la condition que les directeurs ne négligeront rien pour rendre
à ce théâtre son ancienne prospérité, et pour y ramener la troupe excellente que
tout Paris y applaudissait dans ces derniers temps.
Un théâtre oublié a été rctabfi dans la nomenclature, c'est le théâtre Beaumar-
/ A
SECOURS AUX THEATRES. 315
chais, c'cst-à-dirc le théâtre spécial du 8" arrondissement et du faubourg Saint-
Antoine (^'. L'Assemblée s'associera à la pensée qui a voulu favoriser la réouverture
de ce théâtre.
\bici cette répartition, telle qu'elle est indiquée et arrêtée dans l'exposé des
motifs qui vous a été distribué ce matin :
Pour l'Opéra, Théâtre de la Nation 170.000 fr.
Pour le Théâtre de la République 105.000
Pour l'Opéra-Comique 80.000
Pour l'Odéon 45.000
Pour le Gjmnase 30.000
Pour la Porte-Saint-Martin 35.000
Pour le Vaudeville 24.000
Pour les Variétés 24.000
Pour le Théâtre Montansier ^-^ 15.000
Pour l'Ambigu-Comique 25.000
Pour la Gaîté 25.000
Pour le Théâtre-Historique 27.000
Pour le Cirque 4.000
Pour les Folies-Dramatiques 11.000
Pour les Délassements-Comiques 11.000
Pour le Théâtre Beaumarchais 10.000
Pour le Théâtre Lazarj 4.000
Pour le Théâtre des Funambules 5.000
Pour le Théâtre du Luxembourg 5.000
Pour les théâtres de la banlieue 10.000
Pour l'Hippodrome 5.000
Pour éventualités 10.000
Total 680.000 fr.
Le comité a cru nécessaire d'ajouter aux subventions réparties une somme de
10.000 francs destinée à des allocations éventuelles qu'il est impossible de ne pas
prévoir en pareille matière.
Afin de multiplier les précautions et de rendre tout abus impossible, votre
comité, d'accord avec le ministre, vous propose d'ordonner, par l'article 2 du décret,
que la distribution de la somme afférente à chaque théâtre sera faite de quinzaine
en quinzaine, par cinquièmes, jusqu'au i*" octobre. Les deux tiers au moins de la
somme seront affectés au payement des artistes, employés et gagistes des théâtres.
Enfin, le ministre rendra compte de mois en mois de l'exécution du décret à votre
comité de l'Intérieur.
^'^ L'ancien 8" arrondissement comprenait alors les quartiers: Marais, Popincourt, faubourg
Saint-Antoine, Quinze- Vingts. — (^) En 1848, le théâtre Montansier était situé rue Montpensier,
où est actuellement le théâtre du Palais-Royal. {Notes de l'Éditeur).
3i6 NOTES. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
Un décret spécial avait été présenté pour le Théâtre de la Nation; le comité,
ne voyant aucun motif à ce double emploi, a fondu les deux décrets en un seul.
Le crédit total alloué par les deux décrets ainsi réunis s'élève à 680.000 francs.
Par toutes les considérations que nous venons d'exposer devant vous, nous
espérons, messieurs, que vous voudrez bien voter ce décret dont vous avez déjà
reconnu et déclaré l'urgence. Il faut que tous les symptômes de la confiance et de
la sécurité reparaissent 3 il faut que les théâtres rouvrent; il faut que la population
reprenne sa sérénité en retrouvant ses plaisirs. Ce qui distrait les esprits les apaise.
Il est temps de remettre en mouvement tous les moteurs du luxe, du commerce,
de l'industrie, c'est-à-dire tout ce qui produit le travail, tout ce qui détruit la
misère ! les théâtres sont un de ces moteurs.
Que les étrangers se sentent rappelés à Paris par le calme rétabli; qu'on voie des
passants dans les rues la nuit, des voitures qui roulent, des boutiques ouvertes, des
cafés éclairés; qu'on puisse rentrer tard chez soi; les théâtres vous restitueront toutes
ces libertés de la vie parisienne, qui sont les indices mêmes de la tranquillité
publique. Il est temps de rendre sa physionomie vivante, animée, paisible, à cette
grande ville de Paris, qui porte avec accablement, depuis un mois bientôt, le plus
douloureux de tous les deuils, le deuil de la guerre civile!
Et permettez au rapporteur de vous le dire en terminant, messieurs, ce que
vous ferez en ce moment sera utile pour le présent et fécond pour l'avenir. Ce ne
sera pas un bienfait perdu; venez en aide au théâtre, le théâtre vous le rendra.
\btre encouragement sera pour lui un engagement. Aujourd'hui, la société secourt
le théâtre, demain le théâtre secourra la société. Le théâtre, c'est là sa fonction et
son devoir, moralise les masses en même temps qu'il enrichit la cité. Il peut
beaucoup sur les imaginations; et, dans des temps sérieux comme ceux où nous
sommes, les auteurs dramatiques, libres désormais, comprendront plus que jamais,
n'en doutez pas, que faire du théâtre une chaire de vérité et une tribune d'honnê-
teté, pousser les cœurs vers la fraternité, élever les esprits aux sentiments généreux
par le spectacle des grandes choses, infiltrer dans le peuple la vertu et dans la foule
la raison, enseigner, apaiser, éclairer, consoler, c'est la plus pure source de la
renommée, c'est la plus belle forme de la gloire!
La subvention aux théâtres hit votée. Les théâtres rouvrirent.
NOTE 4.
SECOURS AUX TRANSPORTES.
13 août 1848.
Immédiatement après les journées de juin, M. Victor Hugo se préoccupa du sort fait aux
transportés. Il appela tous les hommes de bonne volonté, dans toutes les nuances de l'Assemblée,
à leur venir en aide. Il organisa dans ce but une réunion spéciale en dehors de tous les partis.
Voici en quels termes le fait est raconté dans la Presse du 14 août 1848 :
«Tous les hommes politiques ne sont pas en déclin, heureusement! Au premier
SECOURS AUX TRANSPORTÉS. 317
rang de ceux qu'on a vus grandir par le courage qu'ils ont déployé sous la grclc
des balles dans les tristes journées de juin, par la fermeté conciliante qu'ils ont
apportée à la tribune, et enfin par l'élan d'une fraternité sincère telle que nous la
concevons, telle que nous la ressentons, nous aimons à signaler un de nos illustres
amis, Victor Hugo, devant lequel plus d'une barricade s'est abaissée, et que la
liberté de la presse a trouvé debout à la tribune au jour des interpellations adressées
à M. le général Cavaignac.
«M. Victor Hugo vient encore de prendre une noble initiative dont nous ne
saurions trop le féliciter. Il s'agit de visiter les détenus de juin. Cette proposition a
motivé la réunion spontanée d'un certain nombre de représentants dans l'un des
bureaux de l'Assemblée nationale j nous en empruntons les détails au journal
Œvénement.
«La réunion se composait déjà de MM. Victor Hugo, Lagrange, Tévéque de
Langres, Montalembert, David (d'Angers), Galj-Cazalat, Félix Pyat, Edgar
Quinet, La Roche jaquelein, Demesmaj, Mauvais, de V)gûé, Crémieux, de Falloux,
Xavier Durrieu, Considérant, le général Lajdet, Vivien, Portails, ChoUet, Jules
Favrc, "Wblowski, Babaud-Laribière , Anton j Thouret.
«M. Victor Hugo a exposé l'objet de la réunion. Il a dit :
«Qu'au milieu des réunions qui se sont produites au sein de l'Assemblée, et qui
«s'occupent toutes avec un zèle louable, et selon leur opinion consciencieuse, des
«grands intérêts politiques du pays, il serait utile qu'une réunion se formât qui
«n'eut aucune couleur politique, qui résumât toute sa pensée dans le seul mot
iifraternité, et qui eût pour but unique l'apaisement des haines et le soulagement
«des misères nées de la guerre civile.
«Cette réunion se composerait d'hommes de toutes les nuances, qui oubheraient,
«en j entrant, à quel parti ils appartiennent, pour ne se souvenir que des souffrances
«du peuple et des plaies de la France. Elle aurait, sans le vouloir et sans le chercher,
«un but politique de l'ordre le plus élevé 5 car soulager les malheurs de la guerre
«civile dans le présent, c'est éteindre les fureurs de la guerre civile dans l'avenir.
«L'Assemblée nationale est animée des intentions les plus patriotiques j elle veut
«punir les vrais coupables et amender les égarés, mais elle ne veut rien au delà de
«la sévérité strictement nécessaire, et, certainement, à côté de sa sévérité, elle
«cherchera toujours les occasions de faire sentir sa paternité. La réunion projetée
«provoquerait, selon les faits connus et les besoins qui se manifesteraient, la bonne
«volonté généreuse de l'Assemblée.
«Cette réunion ne se compose encore que de membres qui se sont spontanément
«rapprochés et qui appartiennent à toutes les opinions représentées dans l'Assemblée;
«mais elle admettrait avec empressement tous les membres qui auraient du temps
«à donner aux travaux de fraternité qu'elle s'impose. Son premier soin serait de
«visiter les forts, en ayant soin de ne s'immiscer dans aucune des attributions du
«pouvoir judiciaire ou du pouvoir administratif. Elle se préoccuperait de tout ce qui
«peut, sans désarmer, bien entendu, ni énerver l'action de la loi, adoucir la situation
«des prisonniers et le sort de leurs familles.
3l8 NOTES. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
«En ce qui touche ces malheureuses familles, la réunion rechercherait les moyens
«d'assurer l'exécution du décret qui leur réserve le droit de suivre les transportés,
«et qui, évidemment, n'a pas voulu que ce droit fût illusoire ou onéreux pour les
«familles pauvres. Le général Cavaignac, consulté par M. Victor Hugo, a pleine-
«ment approuvé cette pensée, a compris que la prudence s'y concilierait avec
«l'intention fraternelle et l'unité politique, et a promis de faciliter, par tous les
«moyens en son pouvoir, l'accès et la visite des prisons aux membres de la réunion;
«ce sera pour eux une occupation fatigante et pénible, mais que le sentiment du
«bien qu'ils pourront faire leur rendra douce.
«En terminant, M. Victor Hugo a exprimé le vœu que la réunion mît à sa tête
«et choisît pour son président l'homme vénérable qu'elle compte parmi ses membres,
«et qui joint au caractère sacré de représentant le caractère sacré d'évéque, M. Parisis,
«évêque de Langres. Ainsi le double but évangélique et populaire sera admirable-
«ment exprimé par la personne même de son président. La fraternité est le premier
«mot de l'évangile et le dernier mot de la démocratie.»
«La réunion a complètement adhéré à ces généreuses paroles. Elle a aussitôt
constitué son bureau, qui est ainsi composé :
«Président, M. Parisis, évêque de Langres ; vice-président, M. Victor Hugoj
secrétaire, M. Xavier Durrieu.
«La réunion s'est séparée, après avoir chargé MM. Parisis, Victor Hugo et
Xavier Durrieu de demander au général Cavaignac, pour les membres de la reunion,
l'autorisation de se rendre dans les forts et les prisons de Paris. »
NOTE 5.
ACHEVEMENT DU LOUVRE.
Février 1849.
M. Victor Hugo. — Je suis favorable au projet. J'y vois deux choses, l'intérêt
de l'état, l'intérêt de la ville de Paris.
Certes, créer dans la capitale une sorte d'édifice métropolitain de l'intelligence,
installer la pensée là où était la royauté, remplacer une puissance par une puissance,
où était la splendeur du trône mettre le rayonnement du génie , faire succéder à la
grandeur du passé ce qui fait la grandeur du présent et ce qui fera la beauté de
l'avenir, conserver à cette métropole de la pensée ce nom de Louvre , qui veut dire
souveraineté et gloire; c'est là, messieurs, une idée haute et belle. Maintenant,
est-ce une idée utile ?
Je n'hésite pas; je réponds : Oui.
Qupil vivifier Paris, embellir Paris, ajouter encore à la haute idée de civilisation
que Paris représente, donner d'immenses travaux sous toutes les formes à toutes les
classes d'ouvriers, depuis l'artisan jusqu'à l'artiste, donner du pain aux uns, de la
ACHÈVEMENT DU LOUVRE. 319
gloire aux autres, occuper et nourrir le peuple avec une idée, lorsque les ennemis
de la paix publique cherchent à l'occuper, je ne dis pas à le nourrir, avec des
passions, est-ce que ce n'est pas là une pensée utile?
Mais l'argent? cela coûtera fort cher. Messieurs, entendons-nous, j'aime la gloire
du pays, mais sa bourse me touche. Non seulement je ne veux pas grever le
budget, mais je veux, à tout prix, l'alléger. Si le projet, quoiqu'il me semble beau
et utile, devait entraîner une charge pour les contribuables, je serais le premier à
le repousser. Mais, l'exposé des motifs vous le dit, on peut faire face à la dépense
par des aliénations peu regrettables d'une portion du domaine de l'état qui coûte
plus qu'elle ne rapporte.
J'ajoute ceci. Cet été, vous votiez des sommes considérables pour des résultats
nuls, uniquement dans l'intention de faire travailler le peuple. "Vbus compreniez si
bien la haute importance morale et politique du travail, que la seule pensée d'en
donner vous suflSsait. Quoi! vous accordiez des travaux stériles, et aujourd'hui vous
refuseriez des travaux utiles?
Le projet peut être amélioré. Ainsi, il faudrait conserver toutes les menuiseries
de la bibliothèque actuelle, qui sont fort belles et fort précieuses. Ce sont là des
détails. Je signale une lacune plus importante. Selon moi, il faudrait compléter la
pensée du projet en installant l'Institut dans le Louvre, c'est-à-dire en faisant siéger
le sénat des intelligences au milieu des produits de l'esprit humain. Représentez-
vous ce que serait le Louvre alors ! D'un côté une galerie de peinture comparable
à la galerie du "N^tican, de l'autre une bibliothèque comparable à la bibliothèque
d'Alexandrie j tout près cette grande nouveauté des temps modernes, le palais de
l'Industrie j toute connaissance humaine réunie et rayonnant dans un monument
unique; au centre l'Institut, comme le cerveau de ce grand corps.
Les visiteurs de toutes les parties du monde accourraient à ce monument comme
à une Mecque de l'intelligence. \bus auriez ainsi transformé le Louvre. Je dis
plus, vous n'auriez pas seulement agrandi le palais, vous auriez agrandi l'idée
qu'il contenait.
Cette création, où l'on trouvera tous les magnifiques progrès de l'art contem-
porain, dotera, sans qu'il en coûte un sou aux contribuables, d'une richesse de plus
la ville de Paris, et la France d'une gloire de plus. J'appuie le projet.
NOTE 6.
SECOURS AUX ARTISTES.
3 avril 1849.
Le discours sur les encouragements dus aux arts, prononcé par M. Victor Hugo, le lO no-
vembre 1848, hit combattu, notamment par l'honorable M. Charlemagne, comme exagérant
les besoins et les misères des artistes et des lettrés. Peu de mois s'écoulèrent, la question des arts
320 NOTES. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
revint devant l'Assemblée le 3 avril 1849, et M. Victor Hugo, appelé à la tribune par quelques
mots de M. Guichard, fut amené à dire :
Les besoins des artistes n'ont jamais été plus impérieux, ni plus urgents. Et,
messieurs, puisque je suis monté à cette tribune, — c'est l'occasion que M. Guichard
m'a offerte qui m'j a fait monter, — je ne voudrais pas en descendre sans vous
rappeler un souvenir qui aura peut-être quelque influence sur vos votes dans la
portion de cette discussion qui touche plus particulièrement aux intérêts des lettres
et des arts.
Il y a quelques mois, lorsque je discutais à cette même place et que je combattais
certaines réductions spéciales qui portaient sur le budget des arts et des lettres, je
vous disais que ces réductions, dans certains cas, pouvaient être funestes, qu'elles
pouvaient entraîner bien des détresses, qu'elles pouvaient amener même des
catastrophes. On trouva à cette époque qu'il y avait quelque exagération dans mes
paroles.
Eh bien, messieurs, il m'est impossible de ne pas penser en ce moment, et
c'est ici le lieu de le dire, à ce rare et célèbre artiste qui vient de disparaître si
fatalement, qu'un secours donné à propos, qu'un travail commandé à temps aurait
pu sauver.
Plusieurs membres. — Nommez-le I
M. \^CTOR Hugo. — Antonin Moine.
M. LÉON Faucher. — Je demande la parole.
M. \îcTOR Hugo. — Oui, messieurs, j'insiste, j'appelle votre attention sur ce
point. Ceci mérite votre attention. Ce grand artiste, je le dis avec une amère et
profonde douleur, a trouvé plus facile de renoncer à la vie que de lutter contre la
misère. [Mouvements divers.)
Eh bien! que ce soit là un grave et douloureux enseignement. Je le dépose
dans vos consciences. Je m'adresse à la générosité connue et prouvée de cette
Assemblée. Je l'ai déjà trouvée, nous l'avons tous trouvée sympathique et bienveil-
lante pour les artistes. En ce moment, ce n'est pas un reproche que je fais à
personne, c'est un fait que je constate. Je dis que ce fait doit rester dans vos esprits,
et que, dans la suite de la discussion, quand vous aurez à voter, soit à propos du
budget de l'Intérieur, soit à propos du budget de l'Instruction publique, sur certaines
réductions que je ne qualifie pas d'avance, mais qui peuvent être mal entendues, qui
peuvent être déplorables, vous vous souviendrez que des réductions fatales peuvent,
pour faire gagner quelques écus au trésor public, faire perdre à la France de grands
artistes. [Sensation.)
(CONSEILS DE GUERRE.
NOTE 7.
L'État de siège.
28 septembre 1848.
Tant que dura l'état de siège, et à quelque époque que ce fut, M. Victor Hugo regarda
comme de son devoir de lui résister sous quelque forme qu'il se présentât. Un jour, le 28 sep-
tembre 1848, il reçut en pleine séance de l'Assemblée constituante un ordre de comparution
comme témoin devant un conseil de guerre, conçu en ces termes :
« Cedule,
«La présente devra être apportée en venant déposer.
«RÉPUBLIQUE Française,
nhiberté. Egalité, Fraternité.
«Greffe du 2* conseil de guerre permanent de la x" division militaire, séant à Paris,
37, rue du Cherche-Midi.
«Nous, de Beurmann, capitaine-rapporteur près le 2* conseil de guerre de la 1" division
militaire, [requérons le sieur Hugo, Victor, représentant du peuple, rue d'Isly, j, à Paris, de
comparaître à^ l'audience du_2' conseille guerre permanent, le 28 du courant 1848, à midi,
pour y déposer en personne sur les faits relatifs aux nommés Turmel et Long, insurgés. Le
témoin est prévenu que, faute par lui de se conformer à la présente assignation, il y sera
contraint par les voies de droit.
«Donné à Paris, le 26 du mois de septembre, an 1848.
«.he rapporteur,
DE BEURMANN.»
La forme impérativc de cette réquisition et les dernières lignes contenant la menace à^une
contrainte par les voies de droit, adressée k un représentant inviolable, dictaient \ M. Victor Hugo
son devoir. C'était, comme il le dit quelques jours après au ministre de la Guerre en lui repro-
chant le fait, l'état de siège pénétrant jusque dans l'Assemblée. M. Victor Hugo refusa d'obéir à ce
qu'il appela, le lendemain même, en présence du conseil, cette étrangi intimation. Il savait, en
outre, que sa déposition ne pouvait malheureusement être d'aucune utilité aux accusés. Deux
heures plus tard, nouvelle injonction de comparaître apportée par un gendarme dans l'enceinte
même de l'Assemblée. Nouveau refus de M. Victor Hugo. Dans la soirée, une prière de venir
déposer comme témoin lui est transmise de la part des accusés e\ix-mêmes. Après avoir constaté
son refus au tribunal militaire, M. Victor Hugo se rendit au désir des accusés, et comparut,
le lendemain, devant le conseil; mais 'il commença par protester contre l'empiétement que
l'état de siège s'était permis sur l'inviolabilité du représentant.
ACTES ET PAROLES. — I. 21
322 NOTES. — CONSEILS DE GUERRE.
Voici en quels termes la Qu'eue des Tribunaux rend compte de cette audience
2' CONSEIL DE GUERRE DE PARIS.
Présidence de M. Destaing, colonel du 6i' régiment de ligne.
Audience au 2^ septembre,
INSURRECTION DE JUIN. — AFFAIRE DU CAPITAINE TURMEL ET DU LIEUTENANT LONG,
DE LA 7° LEGION. — DEPOSITION DE M. VICTOR HUGO. — INCIDENT.
Un public plus nombreux qu'hier attend l'ouverture de la salle d'audience, appelé non
seulement par l'intérêt qu'inspire l'aflFaire soumise au conseil, mais plus encore par l'incident
soulevé à la fin de la dernière audience au sujet de la déposition de M. Victor Hugo, qui doit
comparaître aujourd'hui comme témoin.
L'audience a été ouverte à onze heures et quelques minutes. Après avoir ordonné l'intro-
duction des deux accusés Turmel et Long, M. le président demande k l'huissier d'appeler
M. Victor Hugo, représentant du peuple. L'huissier annonce que M. Victor Hugo ne s'est pa*
encore présenté.
M. LE PRESIDENT. — M. Victor Hugo m'a fait prévenir qu'il se présenterait à l'ouverture
de l'audience; il viendra vraisemblablement. En attendant, Monsieur le commissaire du gou-
vernement, vous avez la parole.
M. d'Hennezel, substitut du commissaire du gouvernement, expose les faits qui résultent
des débats; et à peine a-t-il prononcé quelques phrases que l'huissier annonce l'arrivée de
M. Victor Hugo. M. Hugo s'approche.
M. LE PRESIDENT. — Veuillez nous dire vos nom, prénoms, profession et domicile.
M. "VîcTOR Hugo {Marques ^attention). — Avant de vous répondre, Monsieur le
président, j'ai à dire un mot. En venant déposer devant le conseil, je suis convenu
avec M. le président de l'Assemblée nationale que j'expliquerais sous quelles réserves
je me présente. Je dois cette explication à l'Assemblée nationale, dont j'ai l'honneur
d'être membre, et au mandat de représentant, dont le respect doit être imposé aux
autorités constituées plus encore, s'il est possible, qu'aux simples citoyens. Que le
conseil, du reste, ne voie pas dans mes paroles autre chose que l'accomplissement
d'un devoir. Personne plus que moi n'honore la glorieuse épaulette que vous portez,
et je ne cherche pas, certes, à vous rendre plus difficile la pénible mission que vous
accomplissez.
Hier, en pleine séance, au milieu de l'Assemblée, au moment d'un scrutin, j'ai
reçu par estafette l'injonction de me rendre immédiatement devant le conseil. Je n'ai
tenu aucun compte de cette étrange intimation. Je ne devais pas le faire, car il va
sans dire que personne n'a le droit d'enlever le représentant du peuple à ses travaux.
L'exercice des fonctions de représentant est sacré; il constitue comme il impose un
droit, un devoir inviolable. Je n'ai donc pas tenu compte de l'injonction qui m'était
faite.
"Vers la fin de la séance de l'Assemblée, qui s'était prolongée au delà de celle du
conseil de guerre, j'ai reçu, toujours dans l'Assemblée, une nouvelle sommation non
moins irrégulière que la première. Je pouvais n'j pas répondre, car, au moment
même où je parle, les comités de l'Assemblée nationale sont réunis, et c'est là qu'est
ma place, et non ici.
Je me présente cependant, parce que la prière m'en a été faite. Je dis la prière, en
L'ÉTAT DE SIÈGE. 323
ce qui concerne les défenseurs, dont l'intervention m'a décidé, parce que jamais je
ne ferai défaut à la prière que l'on m'adressera au nom de malheureux accusés. Je
dois le dire, cependant, je ne sais pas pourquoi la défense insiste pour mon audition.
Ma déposition est absolument sans importance, et ne peut pas plus être utile à la
défense qu'à l'accusation.
M. LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — C'cst Ic ministère publie aussi, qui, comme la
défense, a insisté; le ministère public, qui demandera k M. le président la permission de vous
répondre.
M. "VICTOR Hugo. — Rien n'était plus facile que de concilier les droits de la
représentation nationale et les exigences de la justice, c'était de demander l'autorisa-
tion de M. le président de l'Assemblée , et de s'entendre sur l'heure.
M. LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Pcrmettcz-moi de dire un mot au nom de la loi
dont je suis l'organe et au-dessus de laquelle personne ne peut se placer. L'article 80 du code
d'instruction criminelle est formel, absolu, personne ne peut s'y soustraire, et tout individu cité
régulièrement est obligé de se présenter, sous peine d'amende et même de contrainte par corps.
L'Assemblée, qui fait des lois, doit assurément obéissance aux lois existantes. M. Galj-Cazalat,
qui avait des devoirs à remplir non moins importants que ceux de l'illustre poète que nous
citions comme témoin, s'est rendu ici sans arguer d'empêchements. Nous le répétons donc, la
loi est une; elle doit être égale pour tout le monde dans ses exigences, comme elle l'est dans sa
protection.
M. Victor Hugo. — Les paroles de M. le commissaire du gouvernement
m'obligent à une courte réponse. La loi, si elle a des exigences, a aussi des excep-
tions. Sur beaucoup de points, le représentant du peuple se trouve protégé par des
exceptions nombreuses, et cela dans l'unique intérêt du peuple dont il résume la
souveraineté. Je maintiens donc qu'aucun pouvoir ne peut arracher le représentant
de son siège au moment où il délibère et où le sort du pays peut dépendre du vote
qu'il va déposer dans l'urne.
Le DEFENSEUR DES PREVENUS. — Puisque c'est moi qui, en insistant hier pour que le témoin
fût appelé devant vous, ai provoqué l'incident qu'il plaît à M. Victor Hugo de prolonger, je
demande, à mon tour, au conseil, à dire quelques mots pour revendiquer la responsabilité de ce
qui a été fait k ma prière par le ministère public, et rappeler les véritables droits de chacun ici.
M. Victor Hugo proteste, en son nom et au nom de l'Assemblée nationale, contre cet appel
de votre justice, qu'il considère comme une violation de son droit de représentant.
La question, dit-il, a été déjà jugée. C'est une erreur; elle ne l'a jamais été, parce que dans
des circonstances pareilles elle n'a jamais été soulevée. Ce qui a été jugé, le voici : c'est que
lorsqu'un représentant ou un député est appelé pendant le cours de la session d'une assemblée
législative à rempUr d'autres fonctions qui, pendant un long temps, l'enlèveraient à ses devoirs
de législateur, il doit être dispensé de ces fonctions. Ainsi pour le jury, ainsi pour les devoirs
d'un magistrat qui est appelé à choisir entre la Chambre et le palais. Mais lorsqu'un accusé
réclame un témoignage d'où dépend sa liberté, ou son honneur peut-être; lorsque ce témoi-
gnage peut être donné dans l'intervalle qui sépare le commencement d'un scrutin de sa fin;
lorsque, au pire, il retardera d'une heure un discours, important sans doute, mais qui peut
attendre, que, de par la qualité de représentant, en opposant pour tout titre quatre lignes de
M. le président de l'Assemblée nationale, on puisse refuser ce témoignage, c'est ce que personne
n'aurait soutenu, c'est ce que je m'étonne que M. Victor Hugo ait soutenu le premier.
M. Victor Hugo, continue l'honorable défenseur, proteste, au nom de l'Assemblée nationale;
324 NOTES. — CONSEILS DE GUERRE.
moi, comme défenseur contribuant k l'administration de la justice, je proteste au nom de la
justice même. Jamais je n'admettrai qu'en venant ici M. le représentant Victor Hugo fasse un
acte de complaisance. Nous n'acceptons pas l'aumône de son témoignage, la justice commande
et ne sollicite pas.
M. Victor Hugo. — Je ne refuse point de venir ici, mais je soutiens que per-
sonne n'a le droit d'arracher un représentant à ses fonctions législatives; je n'admets
point que l'on puisse violer ainsi la souveraineté du peuple. Je n'entends point en-
gager ici une discussion sur cette grave question, elle trouvera sa place dans une
autre enceinte. Je suis le premier à reconnaître l'élévation des sentiments du défen-
seur, mais ce que je veux maintenant, c'est mon droit de représentant. Pour le mo-
ment, ce n'est pas un refus, ce n'est qu'une question d'heure choisie. Je suis prêt,
monsieur le président, à répondre à vos questions.
Le défenseur. — M. Victor Hugo a écrit sur les derniers jours d'un condamné à mort des
pages qui resteront comme l'une des œuvres les plus belles qui soient sorties de l'esprit humain.
Les angoisses des accusés Turmel et Long ne sont pas aussi terribles que celles du condamné,
mais elles demandent aussi k n'être pas prolongées. Eh bien! si M. Victor Hugo, qui le pouvait
comme M. Galy-Cazalat, était venu hier ici, les accusés auraient été jugés hier, et votre tribunal
n'eût pas été dans la nécessité de s'assembler une seconde fois. Les accusés n'auraient pas passé
une nuit cruelle sous le poids d'une accusation qui peut entraîner la peine des travaux forcés.
M. Victor Hugo. — J'ai dit en commençant, et je regrette que le défenseur
paraisse l'oublier, que jamais un accusé ne me trouverait sourd à son appel. Je devais
maintenir, vis-à-vis de quelque autorité que ce soit, l'inviolabilité des délibérations
de l'Assemblée, qui tient en ses mains les destinées de la France. Maintenant,
j'ajoute que, si j'avais pu penser que ma déposition servît la cause des malheureux
accusés, je n'aurais pas attendu la citation, j'aurais demandé moi-même, et comme
un droit alors, que le conseil m'entendît. Mais ma déposition n'est d'aucune impor-
tance, comme ont pu en juger les défenseurs eux-mêmes, qui ont lu ma déclaration
écrite. Je n'avais donc point à hésiter. Je devais préférer à une comparution absolu-
ment inutile à l'accusé l'accomplissement du plus sérieux de tous les devoirs dans la
plus grave de toutes les conjonctures; je devais en outre résister à l'acte inqualifiable
qu'avait osé, vis-à-vis d'un représentant, se permettre la justice d'exception sous
laquelle Paris est placé en ce moment.
M. LE PRESIDENT. — Permettez-moi de vous adresser la question : Quels sont vos nom et
prénoms ?
M. Victor Hugo. — Victor Hugo.
M. LE PRESIDENT. — Votrc profcssion ?
M. Victor Hugo. — Homme de lettres et représentant du peuple.
M. LE PRESIDENT. — Votrc licu de naissance ?
M. Victor Hugo. — Besançon.
M. LE PRESIDENT. — Votre domicile actuel ?
M. Victor Hugo. — Rue d'Isly, j.
M. LE PRESIDENT. — Votre domicile précédent ?
M. Victor Hugo. — Place Royale, 6.
M. LE PRESIDENT. — Quc savez-vous sur l'accusé Turmel ?
L'ÉTAT DE SIÈGE. 325
M. Victor Hugo. — Je pourrais dire que je ne sais rien. Ma déposition devant
M. le juge d'instruction a été faite dans un moment où mes souvenirs étaient moins
confus, et elle serait plus utile que mes paroles actuelles à la manifestation de la
vérité. Cependant, voilà ce que je crois me rappeler.
Nous venions d'attaquer une barricade de la rue Saint-Louis, d'où partait depuis
le matin une fusillade assez vive qui nous avait coûté beaucoup de braves gens;
cette barricade enlevée et détruite, je suis allé seul vers une autre barricade placée
en travers de la rue Vieille-du-Temple, et très forte. Voulant avant tout éviter l'ef-
fusion du sang, j'ai abordé les insurgés; je les ai suppliés, puis sommés, au nom de
l'Assemblée nationale dont mes collègues et moi avions reçu un mandat, de mettre
bas les armes; ils s'y sont refusés.
M. Villain de Saint-Hilaire, adjoint au maire, qui a montré en cette occasion un
rare courage, vint me rejoindre à cette barricade, accompagné d'un garde national,
homme de cœur et de résolution, et dont je regrette de ne pas savoir le nom, pour
m'engager à ne pas prolonger des pourparlers désormais inutiles, et dont ils crai-
gnaient quelque résultat funeste. "Vbjant que mes efforts ne réussissaient pas, je
cédai à leurs prières.
Nous nous retirâmes à quelque distance pour délibérer sur les mesures que nous
avions à prendre. Nous étions derrière l'angle d'une maison. Un groupe de gardes
nationaux amena un prisonnier. Comme, depuis quelque temps, j'avais vu beau-
coup de prisonniers, je ne pourrais me rappeler si j'ai vu celui-ci.
M. LE PRESIDENT au témoin. — Regardez l'accusé, le reconnaissez-vous ?
(h,es deux accusés Turmel et Long se lèvent et se tournent 'vers Uidor Hugo.)
M. Victor Hugo, montrant Long. — Je n'ai pas l'honneur de connaître mon-
sieur. Quant à l'autre accusé, je crois le reconnaître, il était amené par un groupe
de gardes nationaux. Il vit à mon insigne que j'étais représentant. — Citoyen repré-
sentant, s'écria-t-il , je suis innocent, faites-moi mettre en liberté. — Mais tous
furent unanimes à me dire que c'était un homme très dangereux, et qu'il comman-
dait une des barricades qui nous faisaient face. Ce que voyant, je laissai la justice
suivre son cours, et on l'emmena.
M. LE PRESIDENT. — Vos souvcnirs sont parfaitement fidèles. Maintenant vous pouvez retourner
k vos travaux législatifs. Quant à nous, nous avons fait notre devoir, la loi est satisfaite, personne
n'a le droit de se mettre au-dessus d'elle.
M. Victor Hugo. — Il y a eu confusion dans l'esprit de la défense et du mi-
nistère public, et je regretterais de voir cette confusion s'introduire dans l'esprit du
conseil. J'ai toujours été prêt, et je l'ai prouvé surabondamment, à venir éclairer la
justice. C'était simplement, s'il faut que je le dise encore, une question d'heure à
choisir. Mais j'ai toujours nié, et je nierai toujours, que quelque autorité que ce
puisse être, autorité nécessairement inférieure à l'Assemblée nationale, puisse péné-
trer jusqu'au représentant inviolable, le saisir dans l'enceinte de l'Assemblée, l'arracher
aux délibérations, et lui imposer un prétendu devoir autre que son devoir de législa-
teur. Le jour où cette monstrueuse usurpation serait tolérée, il n'y aurait plus de
326 NOTES. — CONSEILS DE GUERRE.
souveraineté du peuple, il n'j aurait plus rien! rien cjue l'arbitraire et le despotisme
et l'abaissement de tout dans le pays. Quant à moi, je ne verrai jamais ce jour-là.
(^Mouvement)
M. LE PRESIDENT. — Notrc dcvoif cst de faire exécuter les lois, q^uelque élevé que soit le
caractère des personnes appelées devant la justice.
M. Victor Hugo. — Ce ne serait point là exécuter les lois, ce serait les violer
toutes à la fois. Je persiste dans ma protestation.
{M, Uidor Hugo se retire au milieu d'un mouvement de curiosité' ^ui V accompagne au dehors de la salle
d audience. )
M. LE PRESIDENT au commùsaire du gouvernement. — Vous avez la parole.
M. d'Hennezel soutient l'accusation contre les deux accusés.
M" Madier de Montjau et Briquet défendent les deux accusés.
Le conseil entre dans la salle des délibérations, et, après une heure écoulée, M. le président
prononce un jugement qui déclare Turmel et Long non coupables sur la question d'attentat,
mais coupables d'avoir pris part k un mouvement insurrectionnel, étant porteurs d'armes appa-
rentes.
En conséquence, Turmel est condamné k deux années de prison, et Long à une année de la
même peine, en vertu de l'article j de la loi du 24 mai 1834, modifié par l'article 463 du Code
pénal.
— La grave question soulevée par l'honorable M. Victor Hugo devant le conseil de guerre
a été, à son retour dans le sein de l'Assemblée, l'objet de discussions assez animées qui se sont
engagées dans la salle des conférences. Les principes posés par M. Victor Hugo ont été vive-
ment soutenus par les membres les plus compétents de l'Assemblée. On annonçait que cet inci-
dent ferait l'objet d'une lettre que le président de l'Assemblée devait adresser au président du
conseil de guerre.
CONSEIL D'ETAT
1849.
NOTE 8.
LA LIBERTE DU THEATRE.
En 1849, la commission du conseil d'état, formée pour préparer la loi sur les théâtres, fit
appel à l'eipérience des personnes que leurs études ou leur profession intéressent particidière-
ment à la prospérité et à la dignité de l'art théâtral. Six séances furent consacrées à entendre
trente et une personnes, parmi lesquelles onze auteurs dramatiques ou compositeurs, trois cri-
tiques, sept directeurs, huit comédiens. M. Victor Hugo fut entendu dans les deux séances du
17 et du 30 septembre. Nous donnons ici ces deux séances recueillies par la sténographie et
pubhées par les soins du conseil d'état.
Séance au ly septembre. — Présidence de M. Vivien.
M. Victor Hugo. — Mon opinion sur la matière qui se discute maintenant
devant la commission est ancienne et connue} je l'ai même en partie publiée. J'y
persiste plus que jamais. Le temps où elle prévaudra n'est pas encore venu. Cepen-
dant, comme, dans ma conviction profonde, le principe de la liberté doit finir par
triompher sur tous les points, j'attache de l'importance à la manière sérieuse dont la
commission du conseil d'état étudie les questions qui lui sont soumises; ce travail
préparatoire est utile, et je m'y associe volontiers. Je ne laisserai échapper, pour ma
part, aucune occasion de semer des germes de liberté. Faisons notre devoir, qui est
de semer les idées, le temps fera le sien, qui est de les féconder.
Je commencerai par dire à la commission que, dans la question des théâtres,
question très grande et très sérieuse, il n'y a que deux intérêts qui me préoccupent.
A la vérité, ils embrassent tout. L'un est le progrès de l'art, l'autre est l'amélioration
du peuple.
J'ai dans le cœur une certaine indiflFérence pour les formes politiques, et une
inexprin^ble passion pour la liberté. Je viens de vous le dire, la liberté est mon prin-
cipe, et, partout où elle m'apparaît, je plaide ou je lutte pour elle.
Cependant si, dans la question théâtrale, vous trouvez un moyen qui ne soit pas
la liberté, mais qui me donne le progrès de l'art et l'amélioration du peuple, j'irai
jusqu'à vous sacrifier le grand principe pour lequel j'ai toujours combattu, je m'in-
cUnerai et je me tairai. Maintenant, pouvez-vous arriver à ces résultats autrement
que par la liberté }
Vous touchez, dans la matière spéciale qui vous occupe, à la grande, à l'éternelle
question qui reparaît sans cesse, et sous toutes les formes, dans la vie de l'humanité.
Les deux grands principes qui la dominent dans leur lutte perpétuelle, la liberté.
328 NOTES. — CONSEIL D'ÉTAT.
l'autorité^ sont en présence dans cette question-ci comme dans toutes les autres. Entre
ces deux principes, il vous faudra choisir, sauf ensuite à faire d'utiles accommode-
ments entre celui que vous choisirez et celui que vous ne choisirez pas. Il vous
faudra choisir 5 lequel prendrez-vous ? Examinons.
Dans la question des théâtres, le principe de l'autorité a ceci pour lui et contre lui
qu'il a déjà été expérimenté. Depuis que le théâtre existe en France, le principe
de l'autorité le possède. Si l'on a constaté ses inconvénients, on a aussi constaté ses
avantages, on les connaît. Le principe de liberté n'a pas encore été mis à l'épreuve.
M. LE PRESIDENT. — Il a été mis à l'épreuve de 1791 à 1806.
M. Victor Hugo. — Il fut proclamé en 1791, mais non réalisé} on était en pré-
sence de la guillotine. La liberté germait alors, elle ne régnait pas. Il ne faut point
juger des effets de la liberté des théâtres par ce qu'elle a pu produire pendant la pre-
mière révolution.
Le principe de l'autorité a pu, lui, au contraire, produire tous ses fruits j il a eu
sa réalisation la plus complète dans un système où pas un détail n'a été omis. Dans
ce système, aucun spectacle ne pouvait s'ouvrir sans autorisation On avait été jus-
qu'à spécifier le nombre de personnages qui pouvaient paraître en scène dans chaque
théâtre, jusqu'à interdire aux uns de chanter, aux autres de parler; jusqu'à régler, en
de certains cas, le costume et même le geste; jusqu'à introduire dans les fantaisies
de la scène je ne sais quelle rigueur hiérarchique.
Le principe de l'autorité, réalisé si complètement, qu'a-t-il produit? On va me
parler de Louis XIV et de son grand règne. Louis XIV a porté le principe de l'auto-
rité, sous toutes ses formes, à son plus haut degré de splendeur. Je n'ai à parler ici
que du théâtre. Eh bien ! le théâtre du dix-septième siècle eût été plus grand sans la
pression du principe d'autorité. Ce principe a arrêté l'essor de Corneille et froissé
son robuste génie. Molière s'y est souvent soustrait, parce qu'il vivait dans la fami-
liarité du grand roi dont il avait les sympathies personnelles. Molière n'a été si favo-
risé que parce qu'il était valet de chambre tapissier de Louis XIV; il n'eût point fait
sans cela le quart de ses chefs-d'œuvre. Le sourire du maître lui permettait l'audace.
Chose bizarre à dire, c'est sa domesticité qui a fait son indépendance; si Molière
n'eût pas été valet, il n'eût pas été libre.
Vous savez qu'un des miracles de l'esprit humain avait été déclare immoral par
les contemporains; il fallut un ordre formel de Louis XIV pour qu'on jouât Tartuffe.
"Vbilà ce qu'a fait le principe de l'autorité dans son plus beau siècle. Je passerai sur
Louis XV et sur son temps; c'est une époque de complète dégradation pour l'art
dramatique. Je range les tragédies de V)ltaire parmi les œuvres les plus informes que
l'esprit humain ait jamais produites. Si Voltaire n'était pas, à côté de cela, un des
plus beaux génies de l'humanité, s'il n'avait pas produit, entre autres grands résul-
tats, ce résultat admirable de l'adoucissement des mœurs, il serait au niveau de
Campistron.
Je ne triomphe donc pas du dix-huitième siècle; je le pourrais, mais je m'abstiens.
Remarquez seulement que le chef-d'œuvre dramatique qui marque la fin de ce siècle.
LA LIBERTÉ DU THÉÂTRE. 329
le Maria^ de Figaro, est dû à la rupture du principe d'autorité. J'arrive à l'empire.
Alors l'autorité avait été restaurée dans toute sa splendeur, elle avait quelque chose
de plus éclatant encore que l'autorité de Louis XIV, il y avait alors un maître qui
ne se contentait pas d'être le plus grand capitaine, le plus grand législateur, le plus
grand politique, le plus grand prince de son temps, mais qui voulait être le plus
grand organisateur de toutes choses. La littérature, l'art, la pensée ne pouvaient
échapper à sa domination, pas plus que tout le reste. H a eu, et je l'en loue, la
volonté d'organiser l'art. Pour cela il n'a rien épargné, il atout prodigué. De Moscou
il organisait le Théâtre-Français. Dans le moment même où la fortune tournait et
où il pouvait voir l'abîme s'ouvrir, il s'occupait de réglementer les soubrettes et les
crispins.
Eh bien, malgré tant de soins et tant de volonté, cet homme, qui pouvait gagner
la bataille de Marengo et la bataille d'Austerlitz, n'a pu faire faire un chef-
d'œuvre. Il aurait donné des millions pour que ce chef-d'œuvre naquît j il aurait fait
prince celui qui en aurait honoré son règne. Un jour, il passait une revue. H j avait
là dans les rangs un auteur assez médiocre qui s'appelait ^Barjaud. Personne ne
connaît plus ce nom. On dit à l'empereur : — Sire, M. Barjaud est là. — Mon-
sieur Barjaud, dit-il aussitôt, sortez des rangs. — Et il lui demanda ce qu'il pouvait
faire pour lui.
M. ScKjBE. — M. Barjaud demanda une sous-lieutenancc, ce qui ne prouve pas qu'il eût la
vocation des lettres. Il fat tué peu de temps après, ce qui aurait empêché son talent (s'il avait
eu du talent) d'illustrer le règne impérial.
M. Victor Hugo. — V)us abondez dans mon sens. D'après ce que l'empereur
faisait pour des médiocrités, jugez de ce qu'il eût fait pour des talents, jugez de ce
qu'il eût fait pour des génies ! Une de ses passions eût été de faire naître une grande
littérature. Son goût littéraire était supérieur, le Mémorial de Sainte-Hélène le prouve.
Quand l'empereur prend un livre, il ouvre Corneille. Eh bien ! cette littérature
qu'il souhaitait si ardemment pour en couronner son règne, lui ce grand créateur,
il n'a pu la créer. Qu'ont produit, dans le domaine de l'art, tant d'efforts, tant de
persévérance, tant de magnificence, tant de volonté .f" Qu'a produit ce principe de
l'autorité, si puissamment appUqué par l'homme qui le faisait en quelque sorte
vivant? Rien.
M. Scribe. — Vous oubliez les Templiers de M. Raynouard.
M. Victor Hugo. — Je ne les oublie pas. Il y a dans cette pièce un beau vers.
V)ilà au point de vue de l'art sous l'empire, ce que l'autorité a produit, c'est-à-
dire rien de grand, rien de beau.
J'en suis venu à me dire, pour ma part, en voyant ces résultats, que l'autorité
pourrait bien ne pas être le meilleur moyen de faire fructifier l'art j qu'il fallait peut-
être songer à quelque autre chose. Nous verrons tout à l'heure à quoi.
Le point de vue de l'art épuisé, passons à l'autre, au point de vue de la moralisa-
tion et de l'instruction du peuple. C'est un côté de la question qui me touche
infiniment.
330 NOTES. — CONSEIL D'ÉTAT.
Qu'a fait le principe d'autorité à ce point de vue? et que vaut-il? Je me borne
toujours au théâtre. Le principe d'autorité voulait et devait vouloir que le théâtre
contribuât, pour sa part, à enseigner au peuple tous les respects, les devoirs moraux,
la religion, le principe monarchique qui dominait alors, et dont je suis loin de mé-
connaître la puissance civilisatrice. Eh bien, je prends le théâtre tel qu'il a été au
siècle par excellence de l'autorité, je le prends dans sa personnification française la
plus illustre, dans l'homme que tous les siècles et tous les temps nous envieront,
dans Molière. J'observe; que vois-je? Je vois le théâtre échapper complètement à la
direction que lui donne l'autorité. Molière prêche, d'un bout à l'autre de ses œuvres,
la lutte du valet contre le maître, du fils contre le père, de la femme contre le mari,
du jeune homme contre le vieillard, de la liberté contre la religion.
Nous disons, nous : Dans Tartuffe, Molière n'a attaqué que l'hypocrisie. Tous
ses contemporains le comprirent autrement.
Le but de l'autorité était-il atteint? Jugez vous-mêmes. Il était complètement
tourné; elle avait été radicalement impuissante. J'en conclus qu'elle n'a pas en elle la
force nécessaire pour donner au peuple, au moins par l'intermédiaire du théâtre, l'en-
seignement le meilleur selon elle.
"Vbjez, en effet. L'autorité veut que le théâtre exhorte toutes les désobéissances.
Sous la pression des idées religieuses, et même dévotes, toute la comédie qui sort
de Molière est sceptique; sous la pression des idées monarchiques, toute la tragédie
qui sort de Corneille est républicaine. Tous deux. Corneille et Molière, sont décla-
rés, de leur vivant, immoraux, l'un par l'académie, l'autre par le parlement.
Et voyez comme le jour se fait, voyez comme la lumière vient! Corneille et
Molière, qui ont fait le contraire de ce que voulait leur imposer le principe d'autorité
sous la double pression religieuse et monarchique, sont-ils immoraux vraiment?
L'académie dit oui, le parlement dit oui, la postérité dit non. Ces deux grands poètes
ont été deux grands philosophes. Ils n'ont pas produit au théâtre la vulgaire morale
de l'autorité, mais la haute morale de l'humanité. C'est cette morale, cette morale
supérieure et splendide, qui est faite pour l'avenir et que la courte vue des contem-
porains qualifie toujours d'immoralité.
Aucun génie n'échappe à cette loi, aucun sage, aucun juste! L'accusation
d'immoralité a successivement atteint et quelquefois martyrisé tous les fondateurs de
la sagesse humaine, tous les révélateurs de la sagesse divine. C'est au nom de la
morale qu'on a fait boire la ciguë à Socrate et qu'on a cloué Jésus au gibet.
Je reprends, et je résume ce que je viens de dire.
Le principe d'autorité, seul et livré à lui-même, a-t-il su faire fructifier l'art? Non.
A-t-il su imprimer au théâtre une direction utile dans son sens à l'amélioration du
peuple? Non.
Qu'a-t-il fait donc? Rien, ou, pour mieux dire, il a comprimé les génies, il a
gêné les chefs-d'œuvre.
Maintenant, voulez- vous que je descende de cette région élevée, où je voudrais
que les esprits se maintinssent toujours, pour traiter au point de vue purement
industriel la question que vous étudiez? Ce point de vue est pour mol peu consi-
LA LIBERTE DU THEATRE. 331
dérablc, et je déclare que le nombre des faillites n'est rien pour moi à côté d'un
chef-d'œuvre créé ou d'un progrès intellectuel ou moral du peuple obtenu. Cepen-
dant, je ne veux point négliger complètement ce côté de la question, et je deman-
derai si le principe de l'autorité a été du moins bon pour faire prospérer les entreprises
dramatiques? Non. Il n'a pas même obtenu ce mince résultat. Je n'en veux pour
preuve que les dix-huit années du dernier règne. Pendant ces dix-huit années,
l'autorité a tenu dans ses mains les théâtres par le privilège et par la distinction des
genres. Quel a été le résultat?
L'empereur avait jugé qu'il y avait beaucoup trop de théâtres dans Paris; qu'il y
en avait plus que la population de la ville n'en pouvait porter. Par un acte d'autorité
despotique, il supprima une partie de ces théâtres, il émonda en bas et conserva en
haut. "Vbilà ce que fit un homme de génie. La dernière administration des beaux-arts
a retranché en haut et multiplié en bas. Cela seul suffit pour faire juger qu'au grand
esprit de gouvernement avait succédé le petit esprit. Qu'avez-vous vu pendant les
dix-huit années de la déplorable administration qui s'est continuée, en dépit des chocs
de la politique, sous tous les ministres de l'Intérieur? Vous avez vu périr successive-
ment ou s'amoindrir toutes les scènes vraiment littéraires.
Chaque fois qu'un théâtre montrait quelques velléités de littérature, l'administra-
tion faisait des efforts inouïs pour le laire rentrer dans des genres misérables. Je
caractérise cette administration d'un mot : point de débouchés à la pensée élevée,
multiplication des spectacles grossiers; les issues fermées en haut, ouvertes en bas.
Il suffisait de demander à exploiter un spectacle-concert, un spectacle de marionnettes,
de danseurs de corde, pour obtenir la permission d'attirer et de dépraver le public.
Les gens de lettres, au nom de l'art et de la littérature, avaient demandé un second
Théâtre-Français; on leur a répondu par une dérision, on leur a donné l'Odéon!
"Vbilà comment l'administration comprenait son devoir; voilà comment le principe
de l'autorité a fonctionné depuis vingt ans. D'une part, il a comprimé l'essor de la
pensée; de l'autre, il a développé l'essor, soit des parties infimes de l'intelligence, soit
des intérêts purement matériels. Il a fondé la situation actuelle, dans laquelle nous
avons vu un nombre de théâtres hors de toute proportion avec la population
parisienne, et créés par des fantaisies sans motifs. Je n'épuise pas les griefs. On a dit
beaucoup de choses sur la manière dont on trafiquait des privilèges. J'ai peu de goût
à ce genre de recherches. Ce que je constate, c'est qu'on a développé outre mesure
l'industrie misérable pour refouler le développement de l'art.
Maintenant qu'une révolution est survenue, qu'arrive-t-il ? C'est que, du moment
qu'elle a éclaté, tous ces théâtres factices sortis du caprice d'un commis, de pis encore
quelquefois, sont tombés sur les bras du gouvernement. Il faut, ou les laisser mourir,
ce qui est une calamité pour une multitude de malheureux qu'ils nourrissent, ou les
entretenir à grands frais, ce qui est une calamité pour le budget. "Vbilà les fi"uits des
systèmes fondés sur le principe de l'autorité. Ces résultats, je les ai énumérés longue-
ment. Ils ne me satisfont guère. Je sens la nécessité d'en venir à un système fondé
sur autre chose que le principe d'autorité.
Or, ici, il n'y a pas deux solutions. Du moment où vous renoncez au principe
d'autorité, vous êtes contraints de vous tourner vers le principe de liberté.
332 NOTES. — CONSEIL D'ÉTAT.
Examinons maintenant la question des théâtres au point de vue de la liberté.
Je veux pour le théâtre deux libertés qui sont toutes deux dans l'air de ce siècle,
liberté d'industrie, liberté de pensée.
Liberté d'industrie, c'est-à-dire point de privilèges j liberté de pensée, c'est-à-dire
point de censure.
Commençons par la liberté d'industrie j nous examinerons l'autre question une
autre fois. Le temps nous manque aujourd'hui.
"Vbyons comment nous pourrions organiser le système de la liberté. Ici, je dois
supposer un peuj rien n'existe.
Je suis obligé de revenir à mon point de départ, car il ne faut pas le perdre de vue
un seul instant. La grande pensée de ce siècle, celle qui doit survivre à toutes les
autres, à toutes les formes politiques, quelles qu'elles soient, celle qui sera le fonde-
ment de toutes les institutions de l'avenir, c'est la liberté. Je suppose donc que la
liberté pénètre dans l'industrie théâtrale, comme elle a pénétré dans toutes les autres
industries, puis je me demande si elle satisfera au progrès de l'art, si elle produira la
rénovation du peuple, \bici d'abord comment je comprendrais que la liberté de
l'industrie théâtrale fût proclamée.
Dans la situation où sont encore les esprits et les questions politiques, aucune
liberté ne peut exister sans que le gouvernement y ait pris sa part de surveillance et
d'influence. La liberté d'enseignement ne peut, à mon sens, exister qu'à cette
condition j il en est de même de la liberté théâtrale. L'état doit d'autant mieux
intervenir dans ces deux questions, qu'il n'y a pas là seulement un intérêt matériel,
mais un intérêt moral de la plus haute importance.
Quiconque voudra ouvrir un théâtre le pourra en se soumettant aux conditions
de police que voici . . . aux conditions de cautionnement que voici . . . aux garanties
de diverses natures que voici . . . Ce sera le cahier des charges de la liberté.
Ces mesures ne suffisent pas. Je rapprochais tout à l'heure la liberté des théâtres
de la liberté de l'enseignement; c'est que le théâtre est une des branches de l'ensei-
gnement populaire. Responsable de la moralité et de l'instruction du peuple, l'état
ne doit point se résigner à un rôle négatif, et, après avoir pris quelques précautions,
regarder, laisser aller. L'état doit installer, à côté des théâtres libres, des théâtres qu'il
gouvernera, et où la pensée sociale se fera jour.
Je voudrais qu'il y eût un théâtre digne de la France pour les célèbres poètes
morts qui l'ont honorée; puis un théâtre pour les auteurs vivants. Il faudrait
encore un théâtre pour le grand opéra, un autre pour l'opéra-comique. Je subven-
tionnerais magnifiquement ces quatre théâtres.
Les théâtres livrés à l'industrie personnelle sont toujours forcés à une certaine
parcimonie. Une pièce coûte loo.ooo francs à monter, ils reculeront; vous, vous ne
reculerez pas. Un grand acteur met à haut prix ses prétentions, un théâtre libre
pourrait marchander et le laisser échapper; vous, vous ne marchanderez pas. Un
écrivain de talent travaille pour un théâtre libre, il reçoit tel droit d'auteur; vous lui
donnez le double, il travaillera pour vous. Vous aurez ainsi dans les théâtres de
l'état, dans les théâtres nationaux, les meilleures pièces, les meilleurs comédiens, les
plus beaux spectacles. En même temps, vous, l'état, qui ne spéculez pas, et qui, à
LA LIBERTE DU THEATRE. 333
la rigueur, en présence d'un grand but de gloire et d'utilité à atteindre, n'êtes pas
forcé de gagner de l'argent, vous ofiFrirez au peuple ces magnifiques spectacles au
meilleur marché possible.
Je voudrais que l'homme du peuple, pour dix sous, fôt aussi bien assis au
parterre, dans une stalle de velours, que l'homme du monde à l'orchestre, pour
dix francs. De même que je voudrais le théâtre grand pour l'idée, je voudrais la
salle vaste pour la foule. De cette façon vous auriez, dans Paris, quatre magnifiques
lieux de rendez-vous, où le riche et le pauvre, l'heureux et le malheureux, le
parisien et le provincial, le français et l'étranger, se rencontreraient tous les soirs,
mêleraient fraternellement leur âme, et communieraient, pour ainsi dire, dans la
contemplation des grandes œuvres de l'esprit humain. Que sortirait-il de là? L'amé-
lioration populaire et la moralisation universelle.
Voilà ce que feraient les théâtres nationaux. Maintenant, que feraient les théâtres
libres.'* Vous allez me dire qu'ils seraient écrasés par une telle concurrence. Messieurs,
je respecte la liberté, mais je gouverne et je tiens le niveau élevé. C'est à la liberté
de s'en arranger.
Les dépenses des théâtres nationaux vous ef&ajent peut-être ; c'est à tort. Fussent-
elles énormes, j'en réponds, bien que mon but ne soit pas de créer une spéculation
en faveur de l'état, le résultat financier ne lui sera pas désavantageux. Les hommes
spéciaux vous diraient que l'état fera avec ces établissements de bonnes affeires. Il
arrivera alors ce résultat singulier et heureux qu'avec un chef-d'œuvre un poëte
pourra gagner presque autant d'argent qu'un agent de change par un coup de
bourse.
Surtout, ne l'oubliez pas, aux hommes de talent et de génie qui viendront à
moi, je dirai : — Je n'ai pas seulement pour but de faire votre fortune et d'encou-
rager l'art en vous protégeant j j'ai un but plus élevé encore. Je veux que vous
fassiez des chefs-d'œuvre, s'il est possible, mais je veux surtout que vous amélioriez
le peuple de toutes les classes. Versez dans la population des idées saines j faites que
vos ouvrages ne sortent pas d'une certaine ligne que voici, et qui me paraît la
meilleure. — C'est là un langage que tout le monde comprendra; tout esprit
consciencieux, toute âme honnête sentira l'importance de la mission. Vous aurez un
théâtre qui attirera la foule et qui répandra les idées civilisatrices, l'héroïsme, le
dévouement, l'abnégation, le devoir, l'amour du pays par la reproduaion vraie,
animée ou même patriotiquement exaltée, des grands faits de notre histoire.
Et savez- vous ce qui arrivera? Vous n'attirerez pas seulement le peuple à vos
théâtres, vous j attirerez l'étranger. Pas un homme riche en Europe qui ne soit
tenu de venir à vos théâtres compléter son éducation française et littéraire. Ce sera
là une source de richesse pour la France et pour Paris. "Vos magnifiques subventions,
savez-vous qui les payera? l'Europe. L'argent de l'étranger affluera chez vousj vous
ferez à la gloire nationale une avance que l'admiration européenne vous rem-
boursera.
Messieurs, au moment où nous sommes, il n'y a qu'une seule nation qui soit
en état de donner des produits littéraires au monde entier, et cette nation, c'est la
nation française. Vous avez donc là un monopole immense, un monopole que
334 NOTES. — CONSEIL D'ÉTAT.
l'univers civilisé subit depuis dix-huit ans. Les ministres qui nous ont gouvernes
n'ont eu qu'une seule pensée : comprimer la littérature française à l'intérieur, la
sacrifier au dehors, la laisser systématiquement spolier dans un royaume voisin par
la contrefaçon. Je favoriserais, au contraire, cet admirable monopole sous toutes ses
formes, et je le répandrais sur le monde entier 5 je créerais à Paris des foyers lumi-
neux qui éclaireraient toutes les nations, et vers lesquels toutes les nations se
tourneraient.
Ce n'est pas tout. Pour achever l'œuvre, je voudrais des théâtres spéciaux pour le
peuple; ces théâtres, je les mettrais à la charge, non de l'état, mais de la ville de
Paris. Ce seraient des théâtres créés à ses frais et bien choisis par son administration
municipale parmi les théâtres déjà existants, et dès lors subventionnés par elle. Je les
appellerais théâtres municipaux.
La ville de Paris est intéressée, sous tous les rapports, à l'existence de ces théâtres.
Ils développeraient les sentiments moraux et l'instruction dans les classes inférieures;
ils contribueraient à faire régner le calme dans cette partie de la population, d'où
sortent parfois des commotions si fatales à la ville.
Je l'ai dit plus haut d'une manière générale en me faisant le plagiaire de l'em-
pereur Napoléon, je le répète ici en appliquant surtout mon assertion aux classes
inférieures de la population parisienne : le peuple français, la population parisienne
principalement, ont beaucoup du peuple athénien; il faut quelque chose pour
occuper leur imagination. Les théâtres municipaux seront des espèces de dérivatifs,
qui neutraliseront les bouillonnements populaires. Avec eux, le peuple parisien lira
moins de mauvais pamphlets, boira moins de mauvais vins, hantera moins de
mauvais lieux, fera moins de révolutions violentes.
L'intérêt de la ville est patent; il est naturel qu'elle fasse les frais de ces fondations.
Elle ferait appel à des auteurs sages et distingués , qui produiraient sur la scène des
pièces élémentaires, tirées surtout de notre histoire nationale. Vous avez vu une
partie de cette pensée réalisée par le Cirque; on a eu tort de le laisser fermer.
Les théâtres municipaux seraient répartis entre les différents quartiers de la
capitale, et placés surtout dans les quartiers les moins riches, dans les faubourgs.
Ainsi, à la charge de l'état, quatre théâtres nationaux pour la France et pour
l'Europe; à la charge de la ville, quatre théâtres municipaux pour le peuple des
faubourgs; à côté de ce haut enseignement de l'état, les théâtres libres; voilà mon
système.
Selon moi, de ce système, qui est la liberté, sortiraient la grandeur de l'art et
l'amélioration du peuple, qui sont mes deux buts. \bus avez vu ce qu'avait produit,
pour ces deux grands buts, le système basé sur l'autorité, c'est-à-dire le privilège et
la censure. Comparez et choisissez.
M. LE PRESIDENT. — Vous admettez le régime de la liberté, mais vous faites aux théâtres
libres une condition bien difficile. Ils seront écrasés par ceux de l'état.
M. Victor Hugo. — Le rôle des théâtres libres est loin d'être nul à côté des
théâtres de l'état. Ces théâtres lutteront avec les vôtres. Quoique vous soyez le gou-
vernement, vous vous trompez quelquefois. Il vous arrive de repousser des œuvres
/ A
LA LIBERTE DU THEATRE. 335
remarquables ; les théâtres libres accueilleront ces oeuvres-là. Ils profiteront des erreurs
que vous aurez commises, et les applaudissements du public que vous entendrez
dans les salles seront pour vous des reproches et vous stimuleront.
On va me dire : Les théâtres libres, qui auront peine à faire concurrence au
gouvernement, chercheront, pour réussir, les moyens les plus fâcheux j ils feront
appel au dévergondage de l'imagination ou aux passions populaires ; pour attirer le
public, ils spéculeront sur le scandale j ils feront de l'immoralité et ils feront de la
politique 5 ils joueront des pièces extravagantes, excentriques, obscènes, et des
comédies aristophanesques. — S'il y a dans tout cela quelque chose de criminel, on
pourra le réprimer par les moyens légaux; sinon, ne vous en inquiétez pas. Je suis
un de ceux qui ont eu l'inconvénient ou l'honneur, depuis Février, d'être quelquefois
mis sur le théâtre. Que m'importe! J'aime mieux ces plaisanteries, inofiFensives après
tout, que telles calomnies répandues contre moi par un journal dans ses cinquante
mille exemplaires.
Quand on me met sur la scène, j'ai tout le monde pour moi; quand on me
travestit dans un journal, j'ai contre moi les trois quarts des lecteurs. Et cependant
je ne m'inquiète pas de la liberté de la presse, je ne fais point de procès aux journaux
qui me travestissent, je ne leur écris pas même de lettres avec un huissier pour
facteur. Sachez donc accepter et comprendre la liberté de la pensée sous toutes ses
formes, la liberté du théâtre comme la liberté de la presse; c'est l'air même que
vous respirez. Contentez-vous, quand les théâtres libres ne dépassent point certaines
bornes que la loi peut préciser, de leur faire une noble et puissante guerre avec vos
théâtres rutionaux et municipaux; la victoire vous restera.
M. Scribe. — Les généreuses idées que vient d'émettre M. Victor Hugo sont en partie les
miennes; mais il me semble qu'elles gagneraient à être réalisées dans un système moins com-
pliqué. Le système de M. Victor Hugo est double, et ses deux parties semblent se contredire.
Dans ce système, où la moitié des théâtres serait privilégiée et l'autre moitié libre, il y aurait
deux choses à craindre : ou bien les théâtres du gouvernement et de la ville ne donneraient
que des pièces officielles où personne n'irait, ou bien ils pourraient à leur gré user des
ressources immenses de leurs subventions; dans ce cas, les théâtres libres seraient évidemment
écrasés.
Pourquoi, alors, permettre à ceux-ci de soutenir une lutte inégale, qui doit fatalement se
terminer par leur ruine.? Si le principe de liberté n'est pas bon en haut, pourquoi serait-il bon
en bas? Je voudrais, et sans invoquer d'autres motifs que ceux que vient de me fournir
M. Hugo, que tous les théâtres fussent placés entre les mains du gouvernement.
M. Victor Hugo. — Je ne prétends nullement établir des théâtres privilégiés ;
dans ma pensée, le privilège disparaît. Le privilège ne crée que des théâtres factices.
La liberté vaudra mieux; elle fonctionnera pour l'industrie théâtrale comme pour
toutes les autres. La demande réglera la production. La liberté est la base de tout
mon système, il est franc et complet; mais je veux la liberté pour tout le monde,
aussi bien pour l'état que pour les particuliers. Dans mon système, l'état a tous les
droits de l'individu; il peut fonder un théâtre comme il peut créer un journal.
Seulement il a plus de devoirs encore. J'ai indiqué comment l'état, pour remplir ses
devoirs, devait user de la liberté commune; voilà tout.
336 NOTES. — CONSEIL D'ÉTAT.
M. LE PRESIDENT. — Voulcz-vous mc permettre de vous questionner sur un détail? Admcttriez-
vous dans votre système le principe du cautionnement?
M. Victor Hugo, — J'en ai déjà dit un mot tout à l'heure ; je l'admettrais, et
voici pourquoi. Je ne veux compromettre les intérêts de personne, principalement
des pauvres et des faibles, et les comédiens, en général, sont faibles et pauvres. Avec
le système de la liberté industrielle il se présentera plus d'un aventurier qui dira :
— Je vais louer un local, engager des acteurs; si je réussis, je payerai j si je ne
réussis pas, je ne payerai personne. — Or c'est ce que je ne veux point. Le cau-
tionnement répondra. Il aura un autre usage, le payement des amendes qui pourront
être infligées aux directeurs. A mon avis, la liberté implique la responsabilité; c'est
pourquoi je veux le cautionnement.
M. LE PRESIDENT. — On a ptoposé devant la commission d'établir, dans l'hypothèse oh. la
liberté industrielle serait proclamée, des conditions qui empêcheraient d'établir, sous le nom de
théâtres, de véritables échoppes, conditions de construction, conditions de dimension, etc.
M. Victor Hugo. — Ces conditions sont de celles que je mettrais à l'établisse-
ment des théâtres.
M. Scribe. — Elles me paraissent parfaitement sages,
M. LE PRESIDENT. — On avait proposé aussi d'interdire le mélange des représentations théâ-
trales avec d'autres industries, par exemple les cafés-spectacles.
M. Alexandre Dumas. — C'est une affaire de police.
M. LE conseiller Dufresne. — Comment seront administrés, dans le système de M. Hugo,
les théâtres subventionnés?
M. Victor Hugo. — Vous me demandez comment je ferais administrer, dans
mon système, les théâtres subventionnés, c'est-à-dire les théâtres nationaux et les
théâtres municipaux.
Je commence par vous dire que, quoi que l'on fasse, le résultat d'un système
est toujours au-dessous de ce que l'on en attend. Je ne vous promets donc pas la
perfection, mais une amélioration immense. Pour la réaliser, il est nécessaire de
choisir avec un soin extrême les hommes qui voudront diriger ce que j'appellerais
volontiers les théâtres-écoles. Avec de mauvais choix l'institution ne vaudrait pas
grand'chose. Il arrivera peut-être quelquefois qu'on se trompera; le ministère, au
lieu de prendre Corneille, pourra prendre M. Campistron; quand il choisira mal, ce
seront les théâtres libres qui corrigeront le mal, et alors vous aurez le Théâtre-
Français ailleurs qu'au Théâtre-Français. Mais cela ne durera pas longtemps.
Je voudrais, à la tête des théâtres du gouvernement, des directeurs indépendants
les uns des autres, subordonnés tous quatre au directeur, ou, pour mieux dire, au
ministre des arts, et se faisant, pour ainsi dire, concurrence entre eux. Ils seraient
rétribués par le gouvernement et auraient un certain intérêt dans les bénéfices de
leurs théâtres.
M. MÉlesville. — Qui est-ce qui nommera et qui est-ce qui destituera les directeurs?
LA LIBERTE DU THEATRE. 337
M. Victor Hugo. — Le ministre compétent les nommera, et ce sera lui aussi
qui les destituera. Il en sera pour eux comme pour les préfets.
M. MéLESViLLE. — Vous Icuf faites Ik une position singulière. Supposez un homme hono-
rable, distingué, qiii aura administré avec succès la Comédie-Française; un ministre l\xi a
demandé une pièce d'une certaine couleur politique, le ministre suivant sera défavorable k cette
couleur politique. Le directeur, malgré tout son mérite et son service, sera immédiatement
destitué.
M. Alexandre Dumas. — C'est un danger commun k tous les fonctionnaires.
Séance du p septembre, — Présidence de M. Vivien.
M. LE PRESIDENT. — Un seul système répressif paraît possible avec le régime légal actuel,
c'est celui qui confie la répression aux tribunaux ordinaires. On a déjà signalé les dangers de ce
système; les juges ne peuvent souvent saisir le délit, parce que, pour l'apprécier en pleine
connaissance de cause, il faudrait avoir assisté à la représentation; puis, quand viendrait la
répression, souvent il serait trop tard; représentée devant douze à quinze cents personnes réunies
ensemble, une pièce dangereuse peut avoir produit un mal irréparable, et le procès ne ferait
souvent qu'aggraver et propager le scandale. Il paraît impossible d'organiser la censure répressive.
Aussi, en Angleterre, oh. la liberté existe sous toutes les formes, la censure préventive est
admise et exercée avec une grande sévérité et un arbitraire absolu.
M. Victor Hugo. — Nulle comparaison à faire, selon moi, entre la question
du théâtre en Angleterre et la question du théâtre en France.
En Angleterre, le théâtre, à l'heure qu'il est, n'existe plus, pour ainsi dire.
Tout le théâtre anglais est dans Shakespeare, comme toute la poésie espagnole est
dans le Romancero. Depuis Shakespeare, rien. Deux théâtres défrayent Londres,
qui est deux fois plus grand que Paris. De là le peu de souci des anglais pour leur
théâtre. Ils l'ont abandonné à cette espèce de pruderie publique, qui est si puissante
en Angleterre, qui j gène tant de libertés, et qu'on appelle le cant.
Or, où Londres a deux théâtres, Paris en a vingt; où l'Angleterre n'a que
Shakespeare (pardon d'employer ce diminutif pour un si grand homme!), nous
avons Molière, Corneille, Rotrou, Racine, Voltaire, Le Sage, Regnard, Marivaux,
Diderot, Beaumarchais et vingt autres. Cette liberté théâtrale, qui peut n'être pour
les anglais qu'une aflaire de pruderie, doit être pour nous une afïaire de gloire.
C'est bien différent.
Je laisse donc l'Angleterre, et je reviens à la France.
Les esprits sérieux sont assez d'accord maintenant pour convenir qu'il faut livrer
les théâtres à une exploitation libre, moyennant certaines restrictions imposées par
la loi en vue de l'intérêt public j mais ils sont assez d'accord aussi pour demander le
maintien de la censure préventive en l'améliorant autant que possible.
J'espère qu'ils arriveront bientôt à cette solution plus large et plus vraie , la liberté
littéraire des théâtres à côté de la liberté industrielle.
Pour résumer en deux mots l'état de la législation littéraire, je dirai que c'est
désordre et arbitraire. Je voudrais artiver à pouvoir la résumer dans ces deux mots
ACTES ET PAROLES. — I. 22
uirua«miB lATioiAtA.
33B NOTES. — CONSEIL D'ÉTAT.
organisation et liberté. Pour en venir là, il faudrait faire autrement qu'on n'a fait
jusqu'ici. Tout ce qui, dans notre législation, se rattache à la littérature, a été
étrangement compris jusqu'à ce jour, ^bus avez entendu des hommes qui se croient
sérieux dire pendant trente ans, dans nos assemblées politiques, que c'étaient là des
questions frivoles.
A mon avis, il n'j a pas de questions plus graves, et je voudrais qu'on les
coordonnât dans un ensemble complet, qu'on fît un code spécial pour les choses de
l'intelligence et de la pensée.
Ce code réglerait d'abord la propriété littéraire, car c'est une chose inouïe de
penser que, seuls en France, les lettrés sont en dehors du droit commun 5 que la
propriété de leurs œuvres leur est déniée par la société dans un temps donné et
confisquée sur leurs enfants.
Vous sentez l'importance et la nécessité de défendre la propriété aujourd'hui. Eh
bien, commencez donc par reconnaître la première et la plus sacrée de toutes, celle
qui n'est ni une transmission, ni une acquisition, mais une création, la propriété
littéraire.
Cessez de traiter l'écrivain comme un paria, renoncez à ce vieux communisme
que vous appelez le domaine public, cessez de voler les poètes et les artistes au nom
de l'état, reconciliez-les avec la société par la propriété.
Cela fait, organisez.
Il vous sera désormais facile, à vous, l'état, de donner à la classe des gens de
lettres, je ne dirai pas une certaine direction, mais une certaine impulsion.
Favorisez en elle le développement de cet excellent esprit d'association, qui, à
l'heure qu'il est, se manifeste partout, et qui a déjà commencé à unir les gens de
lettres, et, en particulier, les auteurs dramatiques. L'esprit d'association est l'esprit
de notre temps; il crée des sociétés dans la société. Si ces sociétés sont excentriques
à la société, elles l'ébranlent et lui nuisent; si elles lui sont concentriques, elles la
servent et la soutiennent.
Le dernier gouvernement n'a point compris ces questions. Pendant vingt années,
il a fait tous ses efforts pour dissoudre les associations précieuses qui avaient com-
mencé à se former. Il aurait dû, au contraire, faire tous ses efforts pour en tirer
l'élément de prospérité et de sagesse qu'elles renferment. Lorsque vous aurez reconnu
et organisé ces associations, les délits spéciaux, les délits de profession qui échappent
à la société trouveront en elles une répression rapide et très efficace.
Le système actuel, le voici; il est détestable. En principe, c'est l'état qui fégit la
liberté littéraire des théâtres; mais l'état est un être de raison, le gouvernement
l'incarne et le représente; mais le gouvernement a autre chose à faire que de
s'occuper des théâtres, il s'en repose sur le ministre de l'Intérieur. Le ministre de
l'Intérieur est un personnage bien occupé; il se fait remplacer par le directeur des
beaux-arts. La besogne déplaît au directeur des beaux-arts, qui la passe au bureau
de censure.
Admirez ce système qui commence par l'état et qui finit par un commis! Si bien
que cette espèce de balayeur d'ordures dramatiques, qu'on appelle un censeur, peut
dire, comme Louis XIV : L'état, c'est moi!
LA LIBERTÉ DU THEATRE. 339
La liberté de la pensée dans un journal, vous la respectez en la surveillant j vous
la confiez au iurj. La liberté de la pensée sur le théâtre, vous l'insultez en la répri-
mant j vous la livrez à la censure.
Y a-t-il au moins un grand intérêt qui excuse cela.? Point.
Quel bien la censure appliquée au théâtre a-t-elle produit depuis trente ans?
A-t-elle empêché une allusion politique de se faire jour? Jamais. En général, elle a
plutôt éveillé qu'endormi l'instinct qui pousse le public à faire, au théâtre, de l'oppo-
sition en riant.
Au point de vue politique, elle ne vous a donc rendu aucun service. En a-t-cUe
rendu au point de vue moral? Pas davantage.
Rappelez vos souvenirs. A-t-elle empêché des théâtres de s'établir uniquement
pour l'exploitation d'un certain côté des appétits les moins nobles de la foule? Non.
Au point de vue moral, la censure n'a été bonne à rienj au point de vue politique,
bonne à rien. Pourquoi donc j tenez-vous?
Il j a plus. Comme la censure est réputée veiller aux mœurs publiques, le peuple
abdique sa propre autorité, sa propre surveillance, il fait volontiers cause commune
avec les licences du théâtre contre les persécutions de la censure. Ainsi que je l'ai dit
un jour à l'Assemblée nationale, de juge il se fait complice.
La difficulté même de créer des censeurs montre combien la censure est un
labeur impossible. Ces fonctions si difficiles, si délicates, sur lesquelles pèse une
responsabilité si énorme, elles devraient logiquement être exercées par les hommes
les plus éminents en littérature. En trouverait-on parmi eux qui les accepteraient?
Ils rougiraient seulement de se les entendre proposer. Vous n'aurez donc jamais pour
les remplir que des hommes sans valeur personnelle, et j'ajouterai, des hommes qui
s'estiment peu; et ce sont ces hommes que vous faites arbitres, de quoi? De la litté-
rature! Au nom de quoi? De la morale!
Les partisans de la censure nous disent : — Oui, elle a été mal exercée jusqu'ici,
mais on peut l'améliorer. — Comment l'améliorer? On n'indique guère qu'un
mojen, faire exercer la censure par des personnages considérables, des membres de
l'Institut, de l'Assemblée nationale, et autres, qui fonctionneront, au nom du gou-
vernement, avec une certaine indépendance, dit-on, une certaine autorité, et, à
coup sûr, une grande honorabilité. Il n'j a à cela qu'une petite objection, c'est que
c'est impossible.
Tenez, nous avons vu pendant dix-huit ans un corps de l'état, très haut placé,
remplir des fonctions beaucoup moins choquantes pour la susceptibilité des esprits,
l'Institut de France jugeant d'une manière préalable, et à un simple point de vue
de convenance locale , les ouvrages qui devaient être présentés à l'exposition annuelle
de peinture.
Cette réunion d'hommes distingués, éminents, illustres, a échoué à la tâche; elle
n'avait aucune autorité, elle était bafouée chaque année, et elle a remercié la révolu-
tion de Février, qui lui a rendu le service de la destituer de cet emploi. Croyez-moi,
n'accouplez jamais ce mot, qui est si noble, l'Institut de France, avec ce mot qui
l'est si peu, la censure.
Dans votre comité de censure mettrez- vous des membres de l'Assemblée nationale
340 NOTES. — CONSEIL D'ÉTAT.
élus par cette Assemblée? Mais d'abord j'espère que l'Assemblée refuserait tout nctj et
puis, si elle j consentait, en quoi elle aurait grand tort, la majorité vous enverrait
des hommes de parti qui vous feraient de belle besogne.
Pour commission de censure, vous bornerez-vous à prendre la commission des
théâtres.'* Il j a un élément qui y serait nécessaire. Eh bien! cet élément n'j sera
pas. Je veux parler des auteurs dramatiques. Tous refuseront, comptez-j. Que sera
alors votre commission de censure.? Ce que serait une commission de marine sans
marins.
Difficultés sur difficultés. Mais je suppose votre commission composée, soitj
fonctionnera-t-elle? Point. Vous figurez-vous un représentant du peuple, un conseiller
d'état, un conseiller à la cour de cassation, allant dans les théâtres et s'occupant de
savoir si telle pièce n'est pas faite plutôt pour éveiller des appétits sensuels que des
idées élevées ? Vous les figurez-vous assistant aux répétitions et faisant allonger les
jupes des danseuses? Pour ne parler que de la censure du manuscrit, vous les
figurez-vous marchandant avec l'auteur la suppression d'un coq-à-l'âne ou d'un
calembour?
\bus me direz : Cette commission ne jugera qu'en appel. De deux choses l'une :
ou elle jugera en appel sur tous les détails qui feront difficulté entre l'auteur et les
censeurs inférieurs, et l'auteur ne s'entendra jamais avec les censeurs inférieurs,
autant, alors, ne faire qu'un degré j ou bien elle se bornera, sans entrer dans les
détails, à accorder ou à refuser l'autorisation. Alors la tyrannie sera plus grande
qu'elle n'a jamais été.
Tenez, renonçons à la censure et acceptons résolument la liberté. C'est le plus
simple, le plus digne et le plus sûr.
En dépit de tout sophisme contraire, j'avoue qu'en présence de la liberté de la
presse, je ne puis redouter la liberté des théâtres. La liberté de la presse présente, à
mon avis, dans une mesure beaucoup plus considérable, tous les inconvénients de la
liberté du théâtre.
Mais liberté implique responsabilité. A tout abus il faut la répression. Pour la
presse, je viens de le rappeler, vous avez le jury; pour le théâtre, qu'aurez- vous?
La cour d'assises? Les tribunaux ordinaires? Impossible.
Les délits que l'on peut commettre par la voie du théâtre sont de toutes sortes. Il
y a ceux que peut commettre volontairement un auteur en écrivant dans une pièce
des choses contraires aux mœurs ; il y a ensuite les délits de l'acteur, ceux qu'il peut
commettre en ajoutant aux paroles par des gestes ou des inflexions de voix un sens
répréhensible qui n'est pas celui de l'auteur.
Il y a les délits du directeur; par exemple, des exhibitions de nudités sur la
scène; puis les délits du décorateur, de certains emblèmes dangereux ou séditieux
mêlés à une décoration; puis ceux du costumier, puis ceux du coiffeur, oui, du
coiffeur! un toupet peut être factieux, une paire de favoris a fait défendre Uautrin.
Enfin, il y a les délits du public; un applaudissement qui accentue un vers, un
sifflet qui va plus haut que l'acteur et plus loin que l'auteur.
Comment votre jury, composé de bons bourgeois, se tirera-t-il de là?
Comment démclera-t-il ce qui est à celui-ci et ce qui est à celui-là? le fait de
LA LIBERTE DU THEATRE. 341
l'auteur, le fait du comédien et le fait du public? Quelquefois le délit sera un sourire,
une grimace, un geste. Transporterez-vous les jurés au théâtre, pour en juger?
Ferez- vous siéger la cour d'assises au parterre?
Supposez- vous, ce qui, du reste, ne sera pas, que les jurys en général, se défiant
de toutes ces difficultés, et voulant arriver à une répression efficace, justement parce
qu'ils n'entendent pas grand'chose aux délits de théâtre, suivront aveuglément les
indications du ministère public et condamneront sans broncher sur ouï-dire? Alors
savez-vous ce que vous aurez fait? Vous aurez créé la pire des censures, la censure de
la peur. Les directeurs, tremblant devant des arrêts qui seraient leur ruine, muti-
leront la pensée et supprimeront la liberté.
Vous êtes placés entre deux systèmes impossibles : la censure préventive, que je
vous défie d'organiser convenablement 5 la censure répressive, la seule admissible
maintenant, mais qui échappe aux moyens du droit commun.
Je ne vois qu'une mani re de sortir de cette double impossibilité.
Pour arriver à la solution, reprenons le système théâtral tel que je vous l'ai
indique. Vous avez un certain nombre de théâtres subventionnés, tous les autres sont
livrés à l'industrie privée 5 à Paris, il y a quatre théâtres subventionnés par le gouver-
nement et quatre par la ville.
L'état normal de Paris ne comporte pas plus de seize théâtres. Sur ces seize
théâtres, la moitié sera donc sous l'influence directe du gouvernement ou de la
ville, l'autre moitié fonctionnera sous l'empire des restrictions de police et autres,
que dans votre loi vous imposerez à l'industrie théâtrale.
Pour alimenter tous ces théâtres et ceux de la province, dont la position sera
analogue, vous aurez la corporation des auteurs dramatiques, corporation composée
d'environ trois cents personnes et ayant un syndicat.
Cette corporation a le plus sérieux intérêt à maintenir le théâtre dans la limite où
il doit rester pour ne point troubler la paix de l'état et l'honnêteté publique. Cette
corporation, par la nature même des choses, a sur ses membres un ascendant disci-
plinaire considérable. Je suppose que l'état reconnaît cette corporation, et qu'il en
fait son instrument. Chaque année elle nomme dans son sein un conseil de
prud'hommes, un jury. Ce jury, élu au suffiage universel, se composera de huit ou
dix membres. Ce seront toujours, soyons-en sûrs, les personnages les plus consi-
dérés et les plus considérables de l'association. Ce jury, que vous appellerez y«ry de
blâme ou de tout autre nom que vous voudrez, sera saisi, soit sur la plainte de l'auto-
rité publique, soit sur celle de la commission dramatique elle-même, de tous les
délits de théâtre commis par les auteurs, les directeurs, les comédiens. Composé
d'hommes spéciaux, investi d'une sorte de magistrature de famille, il aura la plus
grande autorité, il comprendra parfaitement la matière, il sera sévère dans la répres-
sion, et il saura superposer la peine au délit.
Le jury dramatique juge les délits. S'il les reconnaît, il les blâmej s'il blâme deux
fois, il y a lieu à la suspension de la pièce et à une amende considérable, qui peut,
si cUe est infligée à un auteur, être prélevée sur les droits d'auteur recueillis par les
agents de la société.
Si un auteur est blâmé trois fois, il y a lieu à le rayer de la liste des associés.
342 NOTES. — CONSEIL D'ÉTAT.
Cette radiation est une peine très grave ; elle n'atteint pas seulement l'auteur dans
son honneur, elle l'atteint dans sa fortune, elle implique pour lui la privation à peu
près complète de ses droits de province.
Maintenant, crojez-vous qu'un auteur aille trois fois devant le jury dramatique?
Pour moi, je ne le crois pas. Tout auteur traduit devant le jury se défendra; s'il est
blâmé, il sera profondément affecté par ce blâme, et, sojez tranquilles, je connais
l'esprit de cette excellente et utile association, vous n'aurez pas de récidives.
Vous aurez donc ainsi, dans le sein de l'association dramatique elle-même, les
gardiens les plus vigilants de l'intérêt public.
C'est la seule manière possible d'organiser la censure répressive. De cette manière
vous conciliez les deux choses qui font tout le problème, l'intérêt de la société et
l'intérêt de la liberté.
M. LE CONSEILLER BÉhic. — Mais il y a des auteurs qui ne font pas partie de l'association ?
M. "VîcTOR Hugo. — H y en a, tout au plus, douze ou quinze j si l'association
était reconnue et patronnée par l'état, il n'y en aurait plus.
M. LE CONSEILLER BÉhic. — Mais si, par impossible, un auteur persistait à se tenir en dehors
de la société, ou si un auteur blâmé trois fois, et, par conséquent, exclu de la société, conti-
nuait à écrire pour le théâtre, votre système répressif ne pourrait s'appliquer. Faudrait-il empêcher
ces hommes de faire jouer leurs pièces?
M. Victor Hugo. — Je n'irais pas jusque-là, mais dans ces cas qui seront bien
rares, je laisserais la répression aux tribunaux ordinaires, à la cour d'assises. Dura
leXj sed lex. Tant pis pour les réfractaires.
M. LE PRiêsiDENT. — Comment entendez-vous l'organisation de votre société?
M. Victor Hugo. — On est reçu avocat après avoir rempli certaines condi-
tions. Une fois avocat, on peut commettre des délits professionnels assez graves, on
peut se rendre, par exemple, coupable de diffamation dans une plaidoirie, cela
n'arrive même que trop souvent. Pour les délits professionnels, un avocat n'est justi-
ciable que du conseil de l'ordre. Pourquoi n'établirait-on pas quelque chose d'ana-
logue pour les auteurs dramatiques? Pour faire partie de leur association, il faudrait
évidemment avoir commencé à écrire j il faudrait avoir produit un ou deux ouvrages.
On maintiendrait quelque chose d'analogue à ce qui existe maintenant. Une fois
admis, l'auteur, comme l'avocat, ne serait justiciable que du syndicat de son ordre
pour ses délits professionnels.
M. LE PRESIDENT. — Je ferai remarquer k M. Victor Hugo que, lorsqu'un avocat s'écarte des
convenances dans sa plaidoirie, il y a, en dehors du conseil de l'ordre, le juge qui peut le
éprimander et même le suspendre.
M. Victor Hugo. — En dehors du syndicat de l'ordre des auteurs dramatiques,
il y aura aussi un juge qui veillera à la police de ï audience, à la dignité de la repré-
sentation; ce juge ce sera le public. Sa puissance est grande et sérieuse, elle sera
LA LIBERTÉ DU THÉÂTRE. 343
plus sérieuse encore quand il se sentira réellement investi d'une sorte de magistrature
par la liberté même. Ce juge a puissance de vie et de mort; il peut faire tomber la
toile, et alors tout est dit.
M. LE CONSEILLER BÉhic. — L'organisation de la censure répressive, telle que la propose
M. Victor Hugo, présente une difficulté dont je le rends juge. On ne peut maintenant faire
partie de l'association des auteurs dramatiques qu'après avoir fait jouer une pièce, M. Victor
Hugo propose de maintenir des conditions analogues d'incorporation. Quel système répressif
appliqucra-t-il alors à la première pièce d'un auteur?
M. Victor Hugo. — Le système de droit commun, comme aux pièces de tous
les auteurs qui ne feront pas partie de la société, la répression du jury.
M. LE CONSEILLER BÉhic. — J'ai Une autre critique plus grave à faire au système de M. Victor
Hugo. Toute personne qui remplit des conditions déterminées a droit de se faire inscrire dans
l'ordre des avocats. De plus, les avocats peuvent seuls plaider. Si un certain esprit littéraire pré-
dominait dans votre association, ne serait-il pas à craindre qu'elle repoussât de son sein les
auteurs dévoués à des idées contraires, ou même que ceux-ci ne refusassent de se soumettre à un
tribunal évidemment hostile, et aimassent mieux se tenir en dehors? Ne risque-t-on pas de voir
alors, en dehors de la corporation des auteurs dramatiques, un si grand nombre d'auteurs que
son syndicat deviendrait impuissant à réaliser la mission que lui attribue M. Victor Hugo?
M. Scribe. — Je demande la permission d'appuyer cette objecrion par quelques mots. Il y a
des esprits indépendants qui refuseront d'entrer dans notre association, précisément parce qu'ils
craindront une justice disciplinaire, à laquelle il n'y aura pas chance d'échapper, et ceux-là
seront sans doute les plus dangereux.
Du reste, il y a dans le système de M. Victor Hugo des idées larges et vraies, qu'il me semble
bon de conserver dans le système préventif, le seul qui, selon moi, puisse être établi avec quelque
chance de succès. Ne pourrait-on pas composer la commission d'appel de personnes considé-
rables de professions diverses, parmi lesquelles se trouveraient, en certain nombre, des auteurs
dramatiques élus par le suffrage de leurs confrères?
Si ces auteurs étaient désignés par le ministre, par le directeur des beaux-arts, ils n'accepte-
raient sans doute pas; mais, nommés par leurs confrères, ils accepteront. J'avais soutenu le
contraire en combattant le principe de M. Souvestre ; les paroles de M. Victor Hugo m'ont fait
changer d'opinion. Celui de nous qui serait élu ainsi ne verrait pas de honte à exercer les fonc-
tions de censeur.
M. Victor Hugo. — Personne n'accepterait. Les auteurs dramatiques consen-
tiront à exercer la censure répressive, parce que c'est une magistrature; ils refuseront
d'exercer la censure préventive, parce quc-c'cst une police.
J'ai dit les motifs qui, à tous les points de vue, me font repousser la censure
préventive; je n'y reviens pas.
Maintenant, j'arrive à cette objection, que m'a faite M. Béhic et qu'a appuyée
M. Scribe. On m'a dit qu'un grand nombre d'auteurs dramatiques pourraient se
tenir, pour des motifs divers, en dehors de la corporation, et qu'alors mon but serait
manqué.
Cette difficulté est grave. Je n'essayerai point de la tourner; je l'aborderai franche-
ment, en disant ma pensée tout entière. Pour réaliser la réforme, il faut agir vigou-
reusement, et mêler à l'esprit de liberté l'esprit de gouvernement. Pourquoi voulez-
vous que l'état, au moment de donner une liberté considérable, n'impose pas des
conditions aux hommes appelés à jouir de cette liberté? L'état dira : — Tout
344 NOTES. — CONSEIL D'ÉTAT.
individu qui voudra faire représenter une pièce sur un théâtre du territoire français
pourra la faire représenter sans la soumettre à la censure; mais il devra être membre
de la société des auteurs dramatiques. — Personne, de cette manière, ne restera en
dehors de la société; personne, pas même les nouveaux auteurs, car on pourrait
exiger pour l'entrée dans la société la composition et non la représentation d'une ou
plusieurs pièces.
Le temps me manque ici pour dire ma pensée dans toute son étendue; je la
compléterai ailleurs et dans quelque autre occasion. Je voudrais qu'on organisât une
corporation, non pas seulement de tous les auteurs dramatiques, mais encore de tous
les lettrés. Tous les délits de presse auraient leur répression dans les jugements des
tribunaux d'honneur de la corporation. Ne sent-on pas tous les jours l'inefficacité de
la répression par les cours d'assises.?
Tout homme qui écrirait et ferait publier quelque chose serait nécessairement
compris dans la corporation des gens de lettres. À la place de l'anarchie qui existe
maintenant parmi nous, vous auriez une autorité; cette autorité servirait puissam-
ment à la gloire et à la tranquillité du pays.
Aucune tjrannie dans ce système; l'organisation. A chacun la liberté entière de
la manifestation de la pensée, sauf à l'astreindre à une condition préalable de garantie
qu'il serait possible à tous de remplir.
Les idées que je viens d'exprimer, j'y crois de toute la force de mon âmc; mais je
pense en même temps qu'elles ne sont pas encore mûres. Leur jour viendra, je le
hâterai pour ma part. Je prévois les lenteurs. Je suis de ceux qui acceptent sans
impatience la collaboration du temps.
M. LE CONSEILLER Defresne. — Ce quc M. Victor Hugo et M. Souvestre demandent, c'est
tout bonnement l'établissement d'une jurande ou maîtrise littéraire. Je ne dis pas cela pour les
blâmer. L'institution qu'ils demandent serait une grande et utile institution; mais comme eux,
je pense qu'il n'y faut songer que pour un temps plus ou moins éloigné,
M. Victor Hugo. — Les associations de l'avenir ne seront point celles qu'ont
vues nos pères. Les associations du passé étaient basées sur le principe de l'autorité et
faites pour le soutenir et l'organiser; les associations de l'avenir organiseront et déve-
lopperont la liberté.
Je voudrais voir désormais la loi organiser des groupes d'individualités, pour
aider, par ces associations, au progrès véritable de la liberté. La liberté jaillirait de
ces associations et rayonnerait sur tout le pays. Il y aurait liberté d'enseignement
avec des conditions fortes imposées à ceux qui voudraient enseigner. Je n'entends
pas la liberté d'enseignement comme ce qu'on appelle le parti catholique. Liberté de
la parole avec des conditions imposées à ceux qui en usent, liberté du théâtre avec
des conditions analogues; voilà comme j'entends la solution du problème.
J'ajoute un détail qui complète les idées que j'ai émises sur l'organisation de la
liberté théâtrale. Cette organisation, on ne pourra guère la commencer sérieusement
que quand une réforme dans la haute administration aura réuni dans une même
main tout ce qui se rapporte à la protection que l'état doit aux arts, aux créations de
l'intelligence; et cette main, je ne veux pas que ce soit celle d'un directeur, mais
LA LIBERTÉ DU THEATRE. 345
celle d'un ministre. Le pilote de l'intelligence ne saurait être trop haut plac(^. Vojez,
à l'heure qu'il est, quel chaos!
Le ministre de la Justice a l'imprimerie nationale; le ministre de l'Intérieur, les
théâtres, les musées; le ministre de l'Instruction publique, les sociétés savantes; le
ministre des Cultes, les églises; le ministre des Travaux publics, les grandes construc-
tions nationales. Tout cela devrait être réuni.
Un même esprit devrait coordonner dans un vaste système tout cet ensemble et
le féconder. Que peuvent maintenant toutes ces pensées divergentes, qui tirent
chacune de leur côté.? Rien, qu'empêcher tout progrès réel.
Ce ne sont point là des utopies, des rêves. Il faut organiser. L'autorité avait orga-
nisé autrefois assez mal, car rien de véritablement bon ne peut sortir d'elle seule. La
liberté l'a débordée et l'a vaincue à jamais. La liberté est un principe fécond; mais,
pour qu'elle produise ce qu'elle peut et doit produire, il faut l'organiser.
Organisez donc dans le sens de la liberté, et non pas dans le sens de l'autorité. La
liberté, elle est maintenant nécessaire. Pourquoi, d'ailleurs, s'en eflErajer.? Nous
avons la liberté du théâtre depuis dix-huit mois; quel grand danger a-t-ellc fait
courir à la France.'*
Et cependant elle existe maintenant sans être entourée d'aucune des garanties que
je voudrais établir. Il j a eu de ces pièces qu'on appelle réactionnaires; savez- vous ce
qui en est résulté.? C'est que beaucoup de gens qui n'étaient pas républicains avant
ces pièces le sont devenus après. Beaucoup des amis de la liberté ne voulaient pas de
la république, parce qu'ils croyaient que l'intolérance était dans la nature de ce
gouvernement; ces hommes-là se sont réconciliés avec la république le jour où ils
ont vu qu'elle donnait un libre cours à l'expression des opinions, et qu'on pouvait
se pioquer d'elle, qu'elle était bonne princesse, en un mot. Tel a été l'efiFet des
pièces réactionnaires. La république s'est fait honneur en les supportant.
Voyez maintenant ce qui arrive ! La réaaion contre la réaction commence. Der-
nièrement, on a représenté une pièce ultra-réactionnaire; elle a été sifflée. Et c'est
dans ce moment que vous songeriez à vous donner tort en rétablissant la censure !
Vous relèveriez à l'instant même l'esprit d'opposition qui est au fond du caractère
national !
Ce qui s'est passé pour la politique s'est passé aussi pour la morale. En réalité, il
s'est joué depuis dix-huit mois moins de pièces décolletées qu'il ne s'en jouait
d'ordinaire sous l'empire de la censure. Le public sait que le théâtre est libre; il est
plus difficile. Voilà la situation d'esprit où est le public. Pourquoi donc vouloir faire
mal ce que la foule fait bien ?
Laissez-là la censure, organisez; mais, je vous le répète, organisez la liberté.
ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
1849-1851.
NOTE 9.
PROPOSITION MELUN. ENQUETE SUR LA MISERE.
Bureaux. — Juin 1849.
M. Victor Hugo. — J'appuie énergiqucment la proposition.
Messieurs, il est certain qu'à l'heure où nous sommes, la misère pèse sur le peuple.
Quelles sont les causes de cette misère.? Les longues agitations politiques, les lacunes
de la prévoyance sociale, l'imperfection des lois, les faux systèmes, les chimères
poursuivies et les réalités délaissées, la faute des hommes, la force des choses. Voilà,
messieurs, de quelles causes est sortie la misère. Cette misère, cette immense souf-
france publique, est aujourd'hui toute la question sociale, toute la question poli-
tique. Elle engendre à la fois le malaise matériel et la dégradation intellectuelle j elle
torture le peuple par la faim et elle l'abrutit par l'ignorance.
Cette misère, je le répète, est aujourd'hui la question d'état. Il faut la combattre,
il faut la dissoudre, il faut la détruire, non seulement parce que cela est humain,
mais encore parce que cela est sage. La meilleure habileté aujourd'hui, c'est la fra-
ternité. Le grand homme politique d'à présent serait un grand homme chrétien.
Réfléchissez, en effet, messieurs.
Cette misère est là, sur la place publique. L'esprit d'anarchie passe et s'en empare.
Les partis violents, les hommes chimériques, le communisme, le terrorisme sur-
viennent, trouvent la misère publique à leur disposition, la saisissent et la précipitent
contre la société. Avec de la souffrance, on a sitôt fait de la haine! De là ces coups
de main redoutables ou ces effrayantes insurrections, le 15 mai, le 24 juin. De là ces
révolutions inconnues et formidables qui arrivent, portant dans leurs flancs le mystère
de la misère.
Que faire donc en présence de ce danger? Je viens de vous le dire. Otcr la misère
de la question. La combattre, la dissoudre, la détruire.
V)ule2-vous que les partis ne puissent pas s'emparer de la misère publique?
Emparez-vous-en. Ils s'en emparent pour faire le mal, emparez-vous-en pour faire
le bien. Il faut détruire le faux socialisme par le vrai. C'est là votre mission.
Oui, il faut que l'Assemblée nationale saisisse immédiatement la grande question
des souffrances du peuple. Il faut qu'elle cherche le remède, je dis plus, qu'elle le
trouve. Il y a là une foule de problèmes qui veulent être mûris et médités. Il im-
LA LOI SUR L'ENSEIGNEMENT. 347
porte, à mon sens, que l'Assemblée nomme une grande commission centrale, per-
manente, métropolitaine, à laquelle viendront aboutir toutes les recherches, toutes
les enquêtes, tous les documents, toutes les solutions. Toutes les spécialités écono-
miques, toutes les opinions même, devront être représentées dans cette commission
qui fera les travaux préparatoires; et, à mesure qu'une idée praticable se dégagera de
ses travaux, l'idée sera portée à l'Assemblée qui en fera une loi. Le code de l'assistance
et de la prévoyance sociale se construira ainsi pièce à pièce avec des solutions diverses,
mais avec une pensée unique. Il ne faut pas disperser les études; tout ce grand
ensemble veut être coordonné. Il ne faut pas surtout séparer l'assistance de la pré-
voyance. Il ne faut pas étudier à part les questions d'hospices, d'hôpitaux, de
refuges, etc. Il faut mêler le travail à l'assistance, ne rien laisser dégénérer en aumône.
Il y a aujourd'hui dans les masses de la souffrance; mais il y a aussi de la dignité.
Et c'est un bien. Le travailleur veut être traité, non comme un pauvre, mais comme
un citoyen. Secourez-les en les élevant.
C'est là, messieurs, le sens de la proposition de M. de Melun, et je m'y associe
avec empressement.
Un dernier mot. \bus venez de vaincre ; maintenant savez-vous ce qu'il faut que
vous fassiez? Il faut, vous majorité, vous Assemblée, montrer votre cœur à la nation,
venir en aide aux classes souffrantes par toutes les lois possibles, sous toutes les
formes, de toutes les façons, ouvrir les ateliers et les écoles, répandre la lumière et le
bien-être, multiplier les améliorations matérielles et morales, diminuer les charges
du pauvre, marquer chacune de vos journées par une mesure utile et populaire; en
un mot, dire à tous ces malheureux égarés qui ne vous connaissaient pas et qui vous
jugeaient mal : — Nous ne sommes pas vos vainqueurs, nous sommes vos frères.
NOTE 10.
LA LOI SUR l'enseignement.
Bureaux. — Juin 1849.
M. Victor Hugo. — Je parle sur la loi. Je l'approuve en ce qu'elle contient un
progrès. Je la surveille en ce qu'elle peut contenir un péril.
Le progrès, le voici. Le projet installe dans l'enseignement deux choses qui y sont
nouvelles et qui sont bonnes, l'autorité de l'état et la Uberté du père de famille. Ce
sont là deux sources vives et fécondes d'impulsions utiles.
Le péril, je l'indiquerai tout à l'heure.
Messieurs, deux corporations considérables, le clergé jusqu'à notre révolution,
depuis notre révolution, l'université, ont successivement dominé l'instruction pu-
blique dans notre pays, je dirais presque ont fait l'éducation de la France.
Université et clergé ont rendu d'immenses services, mais, à côté de ces grands
services, il y a eu de grandes lacunes. Le clergé, dans sa vive et louable ardeur pour
348 NOTES. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
l'unité de la foi, avait fini par se méprendre, et en était venu, — ce fut là son tort du
temps de nos pères, — à contrarier la marche de l'intelligence humaine et à vouloir
éteindre l'esprit de progrès qui est le flambeau même de la France. L'université,
excellente par ses méthodes, illustre par ses services, mais enfermée peut-être dans des
traditions trop étroites, n'a pas en elle-même cette largeur d'idées qui convient aux
grandes époques que nous traversons, et n'a pas toujours fait pénétrer dans l'ensei-
gnement toute la lumière possible. Elle a fini par devenir, elle aussi, un clergé.
Les dernières années de la monarchie disparue ont vu une lutte acharnée entre
ces deux puissances, l'université et l'église, qui se disputaient l'esprit des générations
nouvelles.
Messieurs, il est temps que cette guerre finisse et se change en émulation. C'est
là le sens, c'est là le but du projet actuel. Il maintient l'université dans l'enseigne-
ment, et il introduit l'église par la meilleure de toutes les portes, par la porte de la
liberté. Comment ces deux puissances vont-elles se comporter? Se réconcilieront-
elles? De quelle façon vont-elles combiner leurs influences? Comment vont-elles
comprendre l'enseignement, c'est-à-dire l'avenir? C'est là, messieurs, la question.
Chacun de ces deux clergés a ses tendances, tendances auxquelles il faut marquer
une limite. Les esprits ombrageux, et en matière d'enseignement je suis du
nombre, pourraient craindre qu'avec l'université seule l'instruction ne fût pas assez
religieuse, et qu'avec l'église seule l'instruction ne fût pas assez nationale. Or reli-
gion et nationalité, ce sont là les deux grands instincts des hommes, ce sont là les
deux grands besoins de l'avenir. Il faut donc, je parle en laïque et en homme poli-
tique, il faut au-dessus de l'église et de l'université quelqu'un pour les dominer,
pour les conseiller, pour les encourager, pour les retenir, pour les départager. Qui?
l'état.
L'état, messieurs, c'est l'unité politique du pays, c'est la tradition française, c'est
la communauté historique et souveraine de tous les citoyens, c'est la plus grande
voix qui puisse parler en France, c'est le pouvoir suprême, qui a le droit d'imposer
à l'université l'enseignement religieux, et à l'église l'esprit national.
Le projet actuel installe l'état au sommet de la loi. Le conseil supérieur d'ensei-
gnement, tel que le projet le compose, n'est pas autre chose. C'est en cela qu'il me
convient.
Je regrette diverses lacunes dans le projet, l'enseignement supérieur dont il n'est
pas question, l'enseignement professionnel, qui est destiné à reclasser les masses
aujourd'hui déclassées. Nous reviendrons sur ces graves questions.
Somme toute, tel qu'il est, en maintenant l'université, en acceptant le clergé, le
projet fait l'enseignement Hbre et fait l'état juge. Je me réserve de l'examiner
encore.
M de Melun, qui soutint la prédominance de l'église dans l'enseignement, fut nommé
commissaire par 20 voix contre 18 à M. Victor Hugo.
DEMANDE EN AUTORISATION DE POURSUITES. 349
NOTE n.
DEMANDE EN AUTORISATION DE POURSUITES
CONTRE LES REPRESENTANTS SOMMIER ET RICHARDET.
Bureaux. — 31 juillet 1849.
M. Victor Hugo. — Messieurs, on invoque les idées d'ordre, le respect de
l'autorité qu'il faut rafiFermir, la protection que l'Assemblée doit au pouvoir, pour
appuyer la demande en autorisation de poursuites. J'invoque les mêmes idées pour
la combattre.
Et en effet, messieurs, quelle est la question? La voici :
Un délit de presse aurait été commis, il j a quatre mois, dans un département
éloigné, dans une commune obscure, par un journal ignoré. Depuis cette époque,
les auteurs présumés de ce délit ont été nommés représentants du peuple. Aujourd'hui
on vous demande de les traduire en justice.
De deux choses l'une : ou vous accordere2 l'autorisation, ou vous la refuserez.
Examinons les deux cas.
Si vous accordez l'autorisation, de ce fait inconnu de la France, oublié de la
localité même où il s'est produit, vous faites un événement. Le fait était mort, vous
le ressuscitez 5 bien plus, vous le grossissez du retentissement d'un procès, de l'éclat
d'un débat passionné, de la plaidoirie des avocats, des commentaires de l'opposition
et de la presse. Ce délit, commis dans le champ de foire d'un village, vous le jetez
sur toutes les places publiques de France. Vous donnez au petit journal de province
tous les grands journaux de Paris pour porte-voix. Cet outrage au président de la
république, cet article que vous jugez venimeux, vous le multipliez, vous le versez
dans tous les esprits, vous tirez l'offense à huit cent mille exemplaires.
Le tout pour le plus grand avantage de l'ordre, pour le plus grand respect du
pouvoir et de l'autorité.
Si vous refusez l'autorisation, tout s'évanouit, tout s'éteint. Le fait est mort, vous
l'ensevelissez, voilà tout.
Eh bien! messieurs, je vous le demande, qui est-ce qui comprend mieux les
intérêts de l'ordre et de l'autorité et le raffermissement du pouvoir, de nos adver-
saires qui accordent l'autorisation, ou de nous qui la refusons?
Cette question d'intérêt social vidée et écartée, permettez-moi de m'élever à des
considérations d'une autre nature.
Dans quelle situation êtes-vous?
Vous êtes une majorité immense, compacte, triomphante, en présence d'une
minorité vaincue et décimée. Je constate la situation et je la livre à votre apprécia-
tion politique. Le 13 juin a créé pour nous ce que vous appelez des nécessités; en
tout cas, ce sont des nécessités bien fatales et bien douloureuses. Le 13 juin est un
fait considérable, terrible, mystérieux, au tond duquel il vous importe, dites-vous,
que la justice pénètre, que le jour se tasse. Il faut, en eâet, que le pays connaisse
dans toute sa protondeur cet événement d'où a failli sortir une révolution. \ous avez
350 NOTES. — ASSEMBLEE LÉGISLATIVE.
pu aider la justice. Ce qu'elle vous a demandé en fait de poursuites, vous avez pu
le lui accorder. \bus avez été prodigues , c'est mon sentiment.
Mais enfin, de ce côté, tout est fini. Trente-huit représentants, c'est assez! c'est
trop! Est-ce que le moment n'est pas venu d'être généreux? Est-ce qu'ici la géné-
rosité n'est pas de la sagesse? Quoi! livrer encore deux représentants, non plus pour
les nécessités de l'instruction de juin, mais pour un fait ignoré, prescrit, oublié!
Messieurs, je vous en conjure, moi qui ai toujours défendu l'ordre, gardez- vous de
tout ce qui semblerait violence, réaction, rancune, parti-pris, coup de majorité! Il
faut savoir se refuser à soi-même les dernières satisfactions de la victoire. C'est à ce
prix que, de la situation de vainqueurs, on passe à la condition de gouvernants. Ne
soyez pas seulement une majorité nombreuse, sojez une majorité grande!
Tenez, voulez-vous rassurer pleinement le pays? prouvez-lui votre force. Et savez-
vous quelle est la meilleure preuve de la force? c'est la mesure. Le jour où l'opi-
nion publique dira : Ils sont vraiment modérés, la conscience des partis répondra :
C'est qu'ils sont vraiment forts !
Je refuse l'autorisation de poursuites.
M. Amable Dubois combattit M. Victor Hugo. M. Amable Dubois fut nommé rappor-
teur par 14 voix contre 11 données à M. Victor Hugo.
NOTE 12.
DOTATION DE M. BONAPARTE.
Bureaux. — 6 février 1851.
En janvier 1851, immédiatement après le vote de défiance, M. Louis Bonaparte tendit la
main à cette Assemblée qui venait de le frapper, et lui demanda trois millions. C'était une
véritable dotation princière. L'Assemblée débattit cette prétention, d'abord dans les bureaux,
puis en séance publique. La discussion publique ne dura qu'un jour et fut peu remarquable.
La discussion préalable des bureaux, qui eut lieu le 6 février, avait vivement excité l'attention
publique, et, quand la question arriva au grand jour, elle avait été comme épuisée par ce
débat préliminaire.
Dans le 12° bureau particulièrement, le débat fut vif et prolongé. A deux heures et demie,
malgré la séance commencée, la discussion durait encore. Une grande partie des membres de
l'Assemblée, groupés derrière les larges portes vitrées du 12' bureau, assistaient du dehors k
cette lutte oti furent successivement entendus MM. Léon Faucher, Sainte-Beuve, auteur de la
rédaction de défiance, Michel (de Bourges) et Victor Hugo.
M. Combarel de Leyval prit la parole le premier; M. Léon Faucher et après lui M. Bineau,
tous deux anciens ministres de Bonaparte, soutinrent vivement le projet de dotation. Le dis-
cours passionné de M. Léon Faucher amena dans le débat M. Victor Hugo.
M. Victor Hugo. — Ce que dit M. Léon Faucher m'obHge à prendre la
parole. Je ne dirai qu'un mot. Je ne désire pas être nommé commissaire j ie suis
trop souffrant encore pour pouvoir aborder la tribune, et mon intention n'était pas
de parler, même ici.
Selon moi, l'Assemblée, en votant la dotation il y a dix mois, a commis une
DOTATION DE M. BONAPARTE. 351
première faute; en la votant de nouveau aujourd'hui, elle commettrait une seconde
faute, plus grave encore.
Je n'invoque pas seulement ici l'intérêt du pays, les détresses publiques, la néces-
sité d'alléger le budget et non de l'aggraver, j'invoque l'intérêt bien entendu de
l'Assemblée, j'invoque l'intérêt même du pouvoir exécutif, et je dis qu'à tous ces
points de vue, aux points de vue les plus restreints comme aux points de vue les
plus généraux, voter ce qu'on vous demande serait une faute considérable.
Et en efiFet, messieurs, depuis le vote de la première dotation, la situation
respective des deux pouvoirs a pris un aspect inattendu. On était en paix, on est en
guerre. Un sérieux conflit a éclaté.
Ce conflit, au dire de ceux-là mêmes qui soutiennent le plus énergiquement le
pouvoir exécutif, ce conflit est une cause de désordre, de trouble, d'agitation dont
souflfrent tous les intérêts j ce conflit a presque les proportions d'une calamité
publique.
Or, messieurs, sondez ce conflit. Qu'y a-t-il au fond.'' La dotation.
Oui, sans la dotation, vous n'auriez pas eu les voyages, les harangues, les
revues, les banquets de sous-ofEciers mêlés aux généraux, Satory, la place du Havre,
la société du Dix-Décembre, les cris de vive l'E/upereur! et les coups de poing. \bus
n'auriez pas eu ces tentatives prétoriennes qui tendaient à donner à la république
l'empire pour lendemain. Point d'argent, point d'empire.
Vous n'auriez pas eu tous ces faits étranges qui ont si profondément inquiété le
pays, et qui ont dû irrésistiblement éveiller le pouvoir législatif et amener le vote
de ce qu'on a appelé la coalition, coalition qui n'est au fond qu'une juxtaposition.
Rappelez- vous ce vote, messieurs; les faits ont été apportés devant vous, vous
les avez jugés dans votre conscience, et vous avez solennellement déclaré votre
défiance.
La défiance du pouvoir législatif contre le pouvoir exécutif!
Or, comment le pouvoir exécutif, votre subordonné après tout, a-t-il reçu cet
avertissement de l'assemblée souveraine?
Il n'en a tenu aucun compte. Il a mis à néant votre vote. Il a déclaré excellent
ce cabinet que vous aviez déclaré suspect. Résistance qui a aggravé le conflit et qui
a augmenté votre défiance.
Et aujourd'hui que fait-il.?
Il se tourne vers vous, et il vous demande les moyens d'achever quoi? Ce qu'il
avait commencé. Il vous dit : — \bus vous défiez de moi. Soit! payez toujours,
je vais continuer.
Messieurs, en vous faisant de telles demandes, dans un tel moment, le pouvoir
exécutif écoute peu sa dignité. Vous écouterez la vôtre et vous refuserez.
Ce qu'a dit M. Faucher des intérêts du pays, lorsqu'il a nommé M. Bonaparte,
est-il vrai? Moi qui vous parle, j'ai voté pour M. Bonaparte. J'ai, dans la sphère de
mon action, favorisé son élection. J'ai donc le droit de dire quelques mots des
sentiments de ceux qui ont fait comme moi, et des miens propres. Eh bien! non,
nous n'avons pas voté pour Napoléon, en tant que Napoléon; nous avons voté
pour l'homme qui, mûri par la prison politique, avait écrit, en faveur des classes
352 NOTES. — ASSEMBLEE LÉGISLATIVE.
pauvres, des livres remarquables. Nous avons voté pour lui, enfin, parce qu'en
face de tant de prétentions monarchiques nous trouvions utile qu'un prince abdiquât
ses titres en recevant du pajs les fonctions de président de la république.
Et puis, remarquez encore ceci : ce prince, puisqu'on attache tant d'importance
à rappeler ce titre, était un prince révolutionnaire, un membre d'une dynastie
parvenue, un prince sorti de la révolution, et qui, loin d'être la négation de cette
révolution, en était l'affirmation. Voilà pourquoi nous l'avions nommé. Dans ce
condamne politique, il j avait une intelligence j dans ce prince, il j avait un
démocrate. Nous avons espéré en lui.
Nous avons été trompés dans nos espérances. Ce que nous attendions de l'homme,
nous l'avons attendu en vain; tout ce que le prince pouvait faire, il l'a fait, et il
continue en demandant la dotation. Tout autre, à sa place, ne le pourrait pas, ne
le voudrait pas, ne l'oserait pas. Je suppose le général Changarnier au pouvoir. Il
suivrait probablement la même politique que M. Bonaparte, mais il ne songerait
pas à venir vous demander 2 millions à ajouter à 1.200.000 francs, par cette raison
fort simple qu'il ne saurait réellement, lui, simple particulier avant son élection, que
faire d'une pareille liste civile. M. Changarnier n'aurait pas besoin de faire crier
vive l'Empereur! autour de lui. C'est donc le prince, le prince seul, qui a besoin de
2 millions. Le premier Napoléon lui-même, dans une position analogue, se contenta
de 500.000 francs, et, loin de faire des dettes, il pajait très noblement, avec cette
somme, celles de ses généraux.
Arrêtons ces déplorables tendances ; disons par notre vote : Assez ! assez !
Qui a rouvert ce débat? Est-ce vous? Est-ce nous? Si ranimer cette discussion,
c'est faire acte de mauvais citoyen, comme on vient de le dire, est-ce à nous qu'on
peut adresser ce reproche? Non, non! Le mauvais citoyen, s'il y en a un, est
ailleurs que dans l'Assemblée.
Je termine ici ces quelques observations. Quand la majorité a voté la dotation la
première fois, elle ne savait pas ce qui était derrière.
Aujourd'hui vous le savez. La voter alors, c'était de l'imprudence; la voter
aujourd'hui, ce serait de la complicité.
Tenez, messieurs du parti de l'ordre, voulez-vous faire de l'ordre? acceptez la
republique. Acceptez-la, acceptons-la tous purement, simplement, loyalement. Plus
de princes, plus de dynasties, plus d'ambitions extra-constitutionnelles ; je ne veux
pas dire : plus de complots, mais je dirai plus de rêves. Quand personne ne rêvera
plus, tout le monde se calmera. Croyez- vous que ce soit un bon moyen de rassurer
les intérêts et d'apaiser les esprits que de dire sans cesse tout haut : — Cela ne peut
durer; et tout bas : — Préparons autre chose! — Messieurs, finissons-en. Toutes ces
allures princières, ces dotations tristement demandées et fâcheusement dépensées, ces
espérances qui vont on ne sait où, ces aspirations à un lendemain dictatorial et par
conséquent révolutionnaire, c'est de l'agitation, c'est du désordre. Acceptons la
répubhque. L'ordre, c'est le définitif.
On sait que l'Assemblée refusa la dotation.
LE MINISTRE BAROCHE ET VICTOR HUGO. 353
NOTE 13.
LE MINISTRE BAROCHE ET VICTOR HUGO (^'.
Séance du i8 jtiillet i8ji.
Après le discours du 17 juillet, Louis Bonaparte, stigmatisé par Victor Hugo d'un nom que
la postérité lui conservera. Napoléon le Petit j sentit le besoin de répondre. Son ministre,
M. Baroche, se chargea de la réponse. Il ne trouva rien de mieux k opposer à Victor Hugo
qu'une citation falsifiée. Victor Hugo monta à la tribune pour répliquer au ministre et rétablir
les faits et les textes. La droite, encore tout écumante de ses rages de la veille et redoutant un
nouveau discours, lui coupa la parole et ne lui permit pas d'achever. On ne croirait pas à de
tels faits, si nous ne mettions sous les yeux du lecteur l'extrait de la séance même du i8 juillet.
Le voici :
M. Baroche, minktre des affaires étran^res. — Je voudrais ne pas entrer dans cette partie de
la discussion qui vous a été présentée hier par l'honorable M. Victor Hugo. Et cependant cette
attaque a été si agressive, si injurieuse pour un homme dont je m'honore d'être le ministre,
que je me reprocherais de ne pas la repousser, (yrh bien! très bien! a droite.)
Et d'abord, une observation. La séance d'hier a offert un douloureux contraste avec les
séances précédentes. Jusque-là, tous les orateurs, l'honorable général Cavaignac, M. Michel
(de Bourges) et même M. Pascal Duprat, malgré la vivacité de son langage, s'étaient efforcés
de donner à la discussion un caractère de calme et de dignité qu'elle n'aurait jamais dû perdre.
C'est hier seulement qu'un langage tout nouveau, tout personnel...
M. Victor Hugo. — Je demande la parole. [Mouvement)
M. Baroche. — ...est venu jeter l'irritation. Eh bien! puisque l'on nous attaque, il faut
bien que nous examinions la valeur de celui qui nous attaque.
C'est le même homme qui a conquis les suffrages des électeurs de la Seine par des circulaires
de ce genre.
{M. le ministre déroule une feuille de papier et lit :)
«Deux républiques sont possibles :
«L'une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne,
jettera bas la statue de Napoléon et dressera la statue de Marat; détruira l'Insritut, l'école
polytechnique et la légion d'honneur; ajoutera à l'auguste devise : Labertéj Egalité, Fraternité
l'option sinistre : ou la mort! fera banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres,
anéantira le crédit, qui est la fortune de tous, et le travail, qui est le pain de chacun; abolira
la propriété et la famille, promènera des têtes sur des piques, remplira les prisons par le soupçon
et les videra par le massacre, mettra l'Europe en feu et la civilisation en cendres, fera de la
France la patrie des ténèbres, égorgera la liberté, étouffera les arts, décapitera la pensée, niera
Dieu; remettra en mouvement ces deux machines fatales, qui ne vont pas l'une sans l'autre, la
planche aux assignats et la bascule de la guillotine; en un mot, fera froidement ce que les
hommes de 93 ont fait ardemment, et, après l'horrible dans le grand, que nos pères ont vu,
no\is montrera le monstrueux dans le périt ...»
M. Victor Hugo, se levant. — Lisez tout!
'*) Cette note contient, dans l'édition de 1853, des développements que nous n'avons pas
reproduits intégralement, car ils répétaient le compte rendu que nous donnons pages j8j à 588
d'après le Moniteur. { Note de l'Editeur. )
ACTES ET PAROLES. — L 23
354 NOTES. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
M. Baroche reprend. — Voilà, Messieurs, un langage qui contraste singulièrement avec celui
que vous avez entendu hier . . .
M. Victor Hugo. — Mais lisez donc tout!
M. Baroche, continuant. — Voilà l'homme qui reprochait à cette majorité de ruser comme
le renard, pour combattre le lion révolutionnaire. Voilà l'homme qui, dans des paroles qu'il a
vainement cherché à rétracter, accusait la majorité, une partie du moins de cette majorité, de
se mettre à plat ventre et d'écouter si elle n'entendait pas venir le canon russe.
M. Victor Hugo, h la tribune. — Je déclare que M. Baroche n'a articulé que
d'infâmes calomnies j qu'il a, malgré mes sommations de tout lire, tronqué honteu-
sement une citation. J'ai le droit de lui répondre. {A. gauche : Oui, oui! — A. droite :
Non! non!)
À GAUCHE. — Parlez! parlez! {Bruif prolonge.)
M. LE PRESIDENT. — Qijand un orateur n'est pas mêlé au débat, et qu'un autre implique sa
personne dans la discussion, il peut demander la parole et dire : Pourquoi vous adressez- vous à
moi? Mais quand un orateur inscrit a parlé à son tour pendant trois heures et demie, et qu'on
prononce son nom en lui répondant, il n'y a pas là de fait personnel, il ne peut exiger la parole
sur cela. {Kumeurs nombreuses.)
M. Jules Favre. — Je demande la parole.
M. LE PRESIDENT. — La parolc appartient à M. Dufaure, je ne puis vous la donner.
M. Jules Favre. — J'ai demandé la parole pour un rappel au règlement. Je n'ai à faire
qu'une simple observation {Parle'r! parle^.), j'ai le droit d'être entendu.
L'art. 45 du règlement, qui accorde la parole pour un fait personnel, est un article absolu
qui protège l'honneur de tous les membres de l'Assemblée. Il n'admet pas la distinction qu'a
voulu établir M. le président; je soutiens que M. Victor Hugo a le droit d'être entendu.
Voix nombreuses, à "Victor Hugo. — Parlez! parlez!
M. Victor Hugo. — La réponse que j'ai à faire à M. Baroche porte sur deux
points.
Le premier point porte sur un document qui n'a été lu qu'en partie j l'autre est
relatif à un fait qui s'est passé hier dans l'Assemblée.
L'Assemblée doit remarquer que ce n'a été que lorsqu'une agression personnelle
m'a été adressée pour la troisième fois que j'ai enfin exigé, comme j'en ai le droit,
la parole. {À. gauche : Oui! oui!)
Messieurs, entre le 15 mai et le 23 juin, dans un moment où une sorte d'effroi
bien justifié saisissait les cœurs les plus profondément dévoués à la cause populaire,
j'ai adressé à mes concitoyens la déclaration que je vais vous lire.
Rappelez-vous que des tentatives anarchiques avaient été faites contre le suffrage
universel, siégeant ici dans toute sa majesté; j'ai toujours combattu toutes les
tentatives contre le suffrage universel, et, à l'heure qu'il est, je les repousse encore
en combattant cette fatale loi du 31 mai. {"^ifs applaudissements à gauche.)
Entre le ij mai et le 23 juin donc, je fis afficher sur les murailles de Paris la
déclaration suivante adressée aux électeurs, déclaration dont M. Baroche a lu la
première partie, et dont, malgré mon insistance, il n'a pas voulu lire la seconde; je
vais la lire. . . {Interruption à dtoite.)
LE MINISTRE BAROCHE ET VICTOR HUGO. 355
Voix nombreuses à droite. — Lisez tout! tout! Lisez-là tout entière!
Un membre à droite, avec insistance. — Tout ou rien! tout ou rien!
M. Victor Hugo. — \bus avez déjà entendu la première partie, elle est présente
à tous vos esprits. Du reste rien n'est plus simple j je veux bien relire ce qui a cte lu.
Ce n'est que du temps perdu.
M. Lebeuf. — Nous exigeons tout ! tout ou rien !
M. Victor Hugo, à M. heheuf. — Ah! vous prétendez me dicter ce que je dois
être et ce que je dois faire à cette tribune! En ce cas, c'est différent. Puisque vous
exigez, je refuse. {A. gauche : Très htenl vous ave^ raison.) Je lirai seulement ce que
M. Baroche a eu l'indignité de ne pas lire. {Trh hien! trh bien!)
( Un long désordre règne dans fAssembUe; la séance relfe interrompue pendant quelques initants. )
M. Victor Hugo. — Je lis donc : «Deux républiques sont possibles...» —
M. Baroche a lu ce qui était relatif à la première de ces républiques j dans ma
pensée, c'est la république qu'on pouvait redouter à cette époque du 15 mai et du
23 juin... [Interruption.) Je reprends la lecture où M. Baroche l'a laissée...
{Interruption.)
A DROITE. — Non! non! tout!
M. LE PRESIDENT. — La gauche est silencieuse; faites comme elle, écoutez!
M. Victor Hugo. — Ecoutez donc, messieurs, un homme qui, visiblement,
et grâce à vos violences d'hier {À. gauche : Trh btenl très èien!), peut à peine parler.
{La voix de l'orateur elt, en effet, profondément altérée par la fati^e. — Kires à droite. —
U orateur reprend)
Le silence serait seulement de la pudeur. {Murmures à droite.)
M. Mortimer-Ternaux. — C'est le mot de Marat à la Convention.
M. LE PRESIDENT, a la droite. — C'est vous qui avez donné la parole à l'orateur, écoutez-le.
Voix nombreuses. — Parlez ! parlez !
M. Victor Hugo, lisant. — ... «L'autre sera la sainte communion de tous les
français dès à présent et de tous les peuples un jour dans le principe démocratique 5
fondera la liberté sans usurpations et sans violences, une égalité qui admettra la
croissance naturelle de chacun, une fraternité non de moines dans un couvent, mais
d'hommes libres; donnera à tous l'enseignement, comme le soleil donne la lumière,
gratuitement; introduira la clémence dans la loi pénale et la conciliation dans la loi
civile; multipliera les chemins de fer, reboisera une partie du territoire, en défrichera
une autre; décuplera la valeur du sol; partira de ce principe qu'il faut que tout
homme commence par le travail et finisse par la propriété; assurera, en conséquence,
la propriété comme la représentation du travail accompli et le travail comme
l'élément de la propriété future, respectera l'héritage, qui n'est autre chose que la
main du père tendue aux enfants à travers le mur du tombeau; combinera pacifi-
quement, pour résoudre le glorieux problème du bien-être universel, les accroisse-
356 NOTES. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
ments continus de l'industrie, de la science, de l'art et de la pensée j poursuivra, sans
quitter terre pourtant et sans sortir du possible et du vrai, la réalisation sérieuse de
tous les grands rêves des sages j bâtira le pouvoir sur la même base que la liberté,
c'est-à-dire sur le droit; subordonnera la force à l'intelligence; dissoudra l'émeute et
la guerre, ces deux formes de la barbarie; fera de l'ordre la loi du citoyen et de la
paix la loi des nations; vivra et rayonnera; grandira la France, conquerra le monde;
sera, en un mot, le majestueux embrassement du genre humain sous le regard de
Dieu satisfait.
« De ces deux républiques , celle-ci s'appelle la civilisation , celle-là s'appelle la
terreur. Je suis prêt à dévouer ma vie pour établir l'une et empêcher l'autre.
a 26 mai 1848.
«Victor Hugo.»
À GAUCHE EN MASSE. — Bravo ! bravo !
M. Victor Hugo. — "Vbilà ma profession de foi électorale, et c'est à cause de
cette profession de foi — je n'en ai pas fait d'autre — que j'ai été nommé.
M. A. DE Kerdrel aîné. — Tous les démocrates ont voté contre vous. (Bruit.)
Un membre. — Qu'en savez-vous ?
M. Brives. — Il y a bien eu des démocrates qui ont voté pour M. Baroche. (Hilarité.)
M. Victor Hugo. — C'est à cause de cette profession de foi que j'ai été nommé
représentant.
Cette profession de foi, c'est ma vie entière, c'est tout ce que j'ai dit, écrit et fait
depuis vingt-cinq ans.
Je défie qui que ce soit de prouver que j'ai manqué à une seule des promesses de
ce programme. Et voulez-vous que je vous dise qui aurait le droit de m'accuser.?...
(Interruption à droite.)
Si j'avais accepté l'expédition romaine;
Si j'avais accepté la loi qui confisque l'enseignement et qui Ta donne aux
jésuites;
Si j'avais accepté la loi de déportation qui rétablit la peine de mort en matière
politique;
Si j'avais accepté la loi contre le suffrage universel, la loi contre la liberté de la
pr.;sse ;
Savez-vous qui aurait eu le droit de me dire : \x)us êtes un apostat? {Montrant la
droite.) Ce n'est pas ce côté-ci [montrant la gauche); c'est celui-là. [Sensation. — [Très
bienl trh hienl)
J'ai été fidèle à mon mandat. {Interruption.)
A DROITE. — Monsieur le président, c'est un nouveau discours. Ne laissez pas continuer
l'orateur.
M. LE PRESIDENT. — Votre explication est complète.
M. Victor Hugo. — Non ! j'ai à répondre aux calomnies de M. Baroche.
LE RAPPEL DE LA LOI DU 31 MAI. 357
Cris X droite. — L'ordre du jour! Assez! ne le laissez pas achever!
A GAUCHE. — C'est indigne! Parlez!
M. Victor Hugo. — Quoi! hier la violence morale, aujourd'hui la violence
matérielle! {Tumulte.)
M. LE PRESIDENT. — Jc consulte l'Assembléc :ur l'ordre du jour, {ha droite se lève en masse.)
A GAUCHE. — Nous protestons! c'est un scandale odieux!
L'ordre du jour est adopté.
M. Victor Hugo. — On accuse et on interdit la défense. Je dénonce à l'indi-
gnation publique la conduite de la majorité. Il n'y a plus de tribune. Je proteste.
{U orateur quitte la tribune. — A.^tation prolongée. — Proteflation a gauche.)
NOTE 14.
LE RAPPEL DE LA LOI DU 3I MAI.
Réunion Lemardelay. — 11 novembre i8ji.
Les membres de toutes les nuances de l'opposition républicaine s'étaient réunis, au nombre
de plus de deux cents, dans les salons Lemardelay, pour délibérer sur la conduite à tenir à propos
de la proposition du rappel de la loi du 31 mai.
Le bureau était occupé par MM. Michel (de Bourges), Victor Hugo et Rigal.
MM. Schoelcher, Laurent (de l'Ardèche), Bac, Mathieu (de la Drôme), Madier de Montjau,
Emile de Girardin ont parlé les premiers.
La question était celle-ci : De quelle façon la gauche, unanime sur le fond, devait-elle
gouverner cette grave discussion? Convenait-il de procéder, pour le rappel de la loi du 31 mai,
comme on avait procédé pour la revision de la Constitution? les orateurs devaient-ils avoir le
champ libre? ou valait-il mieux que l'opposition, gardant dans son ensemble le silence de la
force, déférât la parole à un seul de ses orateurs, pour protester simplement et solennellement,
au nom du droit et au nom du peuple?
La question de liberté devait-elle primer la question de conduite?
Oui, dit M. Charras avec chaleur, oui, la liberté, la liberté tout entière. Laissons le champ
libre à la discussion. Savez-vous ce qui est advenu du libre et franc-parler sur la revision? Les
discours de Michel (de Bourges) et de Victor Hugo ont porté partout la lumière. Une question
dont les habitants des campagnes, les paysans, n'auraient jamais connu l'énoncé, est désormais
claire, nette, simple pour eux. Liberté de discussion; en conséquence, liberté illimitée. J'en
appelle à M. Victor Hugo lui-même ; ne vaut-elle pas mieux que toute précaution ? Ne l'a-t-il
pas recommandée quand il s'est agi de la revision de la loi fondamentale ?
M. Dupont (de Bussac) soutient un avis différent : — Agir! n'est-ce pas le mot même de la
situation? Est-ce que la discussion n'est point épuisée? Ne faisons pas de discours, faisons un
acte. Pas de menace à la droite; à quoi bon? Dans de telles conjonctures, la vraie menace c'est
le silence. Que l'opposition en masse se taise; mais qu'elle fasse expliquer son silence par une
voix, par un orateur, et que cet orateur fasse entendre contre la loi du 31 mai, en peu de mots
dignes, sévères, contenus, non pas la critique d'un seul, mais la protestation de tous. La situation
est solennelle; l'attitude de la gauche doit être solennelle. En présence de ce calme, le peuple
applaudira et la majorité réfléchira.
Après MM. Jules Favre et Mathieu (de la Drôme), M. Victor Hugo prend la parole.
Il déclare qu'il se lève pour appuyer la proposition de M. Dupont (de Bussac). Il ajoute :
«La responsabilité des orateurs dans une telle situation est immense j tout peut
358 NOTES. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
être compromis par un mot, par un incident de séance; il importe de tout dire et de
ne rien hasarder. D'un côté, il y a le peuple qu'il faut défendre, et de l'autre
l'Assemblée qu'il ne faut pas brusquer.
M. Victor Hugo peint à grands traits la situation faite à l'avenir par la loi du 31 mai, et il la
résume d'un mot, qui a fait tressaillir l'auditoire.
Depuis que l'histoire existe, dit-il, ceH la premihe fois que la loi donne rendez-vous à la
merre civile.
Puis il reprend :
Que devons-nous faire.? Dans un discours, dans un seul, résumer tout ce que le
silence, tout ce que l'abstention du peuple présagent, annoncent de déterminé, de
résolu, d'inévitable.
Montrer du doigt le spectre de 18^2, sans menaces.
Il ne faut pas que la majorité puisse dire : on nous menace.
Il ne faut pas que le peuple puisse dire : On me déserte.
M. Victor Hugo termine ainsi :
Je me résume.
Je pense qu'il est sage, qu'il est politique, qu'il est nécessaire qu'un orateur seule-
ment parle en notre nom à tous. Comme l'a fort bien dit M. Dupont (de Bussac),
pas de discours, un acte!
Maintenant, quel est l'orateur qui parlera.? Prenez qui vous voudrez. Choisissez.
Je n'en exclus qu'un seul, c'est moi. Pourquoi.? Je vais vous le dire.
La droite, par ses violences, m'a contraint plus d'une fois à des représailles à la
tribune qui, dans cette occasion, feraient de moi pour elle un orateur irritant. Or,
ce qu'il faut aujourd'hui, ce n'est pas l'orateur qui passionne, c'est l'orateur qui
concilie. Eh bien! je le déclare en présence de la loi du 31 mai, je ne répondrais pas
de moi.
Oui, en voyant reparaître devant nous cette loi que, pour ma part, j'ai déjà
hautement flétrie à la tribune, en voyant, si l'abrogation est refusée, se dresser dans
un prochain avenir l'inévitable conflit entre la souveraineté du peuple et l'autorité
du parlement, en voyant s'entêter dans leur oeuvre les hommes funestes qui ont
aveuglément préparé pour 1852 je ne sais quelle rencontre à main armée du pays
légal et du suflFragc universel, je ne sais quel duel de la loi, forme périssable, contre
le droit, principe éternel! oui! en présence de la guerre civile possible, en présence
du sang prêt à couler. . . je ne répondrais pas de me contenir, je ne répondrais pas de
ne point éclater en cris d'indignation et de douleur; je ne répondrais pas de ne point
fouler aux pieds toute cette politique coupable, qui se résume dans la date sinistre
du 31 mai; je ne répondrais pas de rester calme. Je m'exclus.
La réunion adopte à la presque unanimité la proposition de M. Dupont (de Bussac), appuyée
par M. Victor Hugo.
M. Michel (de Bourges) est désigné pour parler au nom de la gauche.
NOTES DE L'EDITION DE 1875.
Cette édition a repioduit les notes de l'Edition de 1853 et y a ajoute les deux
notes suivantes :
LA QUESTION DE DISSOLUTION.
En janvier 1849, la question de dissolution se posa. L'Assemblée constituante discuta la
proposition Râteau. Dans la discussion préalable des bureaux, M. Victor Hugo prononça, le
ij janvier, un discours que la sténographie a conservé. Le voici :
M. Victor Hugo. — Posons la question.
Deux souverainetés sont en présence.
Il j a d'un côté l'Assemblée, de l'autre le pays.
D'un côté l'Assemblée. Une Assemblée qui a rendu à Paris, à la France, à
l'Europe, au monde entier, un service, un seul, mais il est considérable j en juin,
elle a fait face à l'émeute, elle a sauvé la démocratie. Car une portion du peuple
n'a pas le droit de révolte contre le peuple tout entier. C'est là le titre de cette
Assemblée. Ce titre serait plus beau si la victoire eût été moins dure. Les meilleurs
vainqueurs sont les vainqueurs cléments. Pour ma part, j'ai combattu l'insurrection
anarchique et j'ai blâmé la répression soldatesque. Du reste, cette Assemblée, disons-
le, a plutôt essayé de grandes choses qu'elle n'en a fait; elle a eu ses fautes et ses
torts, ce qui est l'histoire des assemblées et ce qui est aussi l'histoire des hommes.
Un peu de bon, pas mal de médiocre, beaucoup de mauvais. Quant à moi, je ne
veux me rappeler qu'une chose, la conduite vaillante de l'Assemblée en juin, son
courage, le service rendu. Elle a bien fait son entrée j il faut maintenant qu'elle fasse
bien sa sortie.
De l'autre côté, dans l'autre plateau de la balance, il y a le pays. Qui doit
l'emporter? {Réclamations.^ Oui, messieurs, permettez-moi de le dire dans ma
conviction profonde, c'est le pays qui demande votre abdication. Je suis net, je ne
cherche pas à être nommé commissaire, je cherche à dire la vérité. Je sais que
chaque parti a une pente à s'intituler le pays. Tous, tant que nous sommes, nous
nous enivrons bien vite de nous-mêmes et nous avons bientôt fait de crier : je suis
la France! C'est un tort quand on est fort, c'est un ridicule quand on est petit. Je
tâcherai de ne point donner dans ce travers, j'userai fort peu des grands mots; mais,
dans ma conviction loyale, voici ce que je pense : l'an dernier, à pareille époque, qui
est-ce qui voulait la réforme? Le pays. Cette année, qui est-ce qui veut la dissolution
de la Chambre? Le pays. Oui, messieurs, le pays nous dit : retirez-vous. Il s'agit de
savoir si l'Assemblée répondra : je reste.
Je dis qu'elle ne le peut pas, et j'ajoute qu'elle ne le doit pas.
36o NOTES. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
J'ajoute encore ceci : le pays doit du respect à l'Assemblée, mais l'Assemblée doit
du respect au pajs.
Messieurs, ce mot, le pays, est un formidable argument j mais il n'est pas dans
ma nature d'abuser d'aucun argument. \^us allez voir que je n'abuse pas de celui-ci.
Suffit-il que la nation dise brusquement, inopinément, à une assemblée, à un
chef d'état, à un pouvoir : va- t'en! pour que ce pouvoir doive s'en aller.?
Je réponds : non!
Il ne suffit pas que la nation ait pour elle la souveraineté, il faut qu'elle ait la
raison.
Voyons si elle a la raison.
Il y a en République deux cas, seulement deux cas où le pays peut dire à une
assemblée de se dissoudre. C'est lorsqu'il a devant lui une Assemblée législative dont
le terme est arrivé, ou une Assemblée constituante dont le mandat est épuisé.
Hors de là, le pays, le pays lui-même peut avoir la force, il n'a pas le droit.
L'Assemblée législative dont la durée constitutionnelle n'est pas achevée,
l'Assemblée constituante dont le mandat n'est pas accompli ont le droit, ont le devoir
de répondre au pays lui-même : non! et de continuer, l'une sa fonction, l'autre son
œuvre.
Toute la question est donc là. Je la précise, vous voyez. La Constituante de 1848
a-t-eUe épuisé son mandat? a-t-elle terminé son œuvre? Je crois que oui, vous croyez
que non.
Une voix. — L'Assemblée n'a point épuisé son mandat.
M. Victor Hugo. — Si ceux qui veulent maintenir l'Assemblée parviennent à
me prouver qu'elle n'a point fait ce qu'elle avait à faire, et que son mandat n'est
point accompli, je passe de leur bord à l'instant même.
Examinons.
Qu'est-ce que la Constituante avait à faire? Une Constitution.
La Constitution est faite.
Le MEME MEMBRE. — Mais, apfès la Constitution, il faut que l'Assemblée fasse les lois
organiques.
M. Victor Hugo. — Voici le grand argument, faire les lois organiques!
Entendons-nous.
Est-ce' une nécessité ou une convenance?
Si les lois organiques participent du privilège de la Constitution, si, comme la
Constitution, qui n'est sujette qu'à une seule réserve, la sanction du peuple et le
droit de revision, si comme la Constitution, dis-je, les lois organiques sont souve-
raines, inviolables, au-dessus des assemblées législatives, au-dessus des codes,
placées à la fois à la base et au faîte, oh! alors, il n'y a pas de question, il n'y a
rien à dire, il faut les faire, il y a nécessité. Vous devez répondre au pays qui vous
presse : attendez! nous n'avons pas fini! les lois organiques ont besoin de recevoir
de nous le sceau du pouvoir constituant. Et alors, si cela est, si nos adversaires ont
LA QUESTION DE DISSOLUTION. 361
raison, savez-vous ce que vous avez fait vendredi en repoussant la proposition
Râteau? vous avez manqué à votre devoir!
Mais si les lois organiques, par hasard, ne sont que des lois comme les autres,
des lois modifiables et révocables, des lois que la prochaine assemblée législative
pourra citer à sa barre, juger et condamner, comme le gouvernement provisoire a
condamné les lois de la monarchie, comme vous avez condamné les décrets du
gouvernement provisoire, si cela est, où est la nécessité de les faire? à quoi bon
dévorer le temps de la France pour jeter quelques lois de plus à cet appétit de
révocation qui caractérise les nouvelles assemblées?
Ce n'est donc plus qu'une question de convenance. Mon Dieu! je suis de bonne
composition, si nous vivions dans un temps calme, et si cela vous était bien
agréable, cela me serait égal. Oui, vous trouvez convenable que les rédacteurs du
texte soient aussi les rédacteurs du commentaire, que ceux qui ont fait le livre
fassent aussi les notes, que ceux qui ont bâti l'édifice pavent aussi les rues à l'entour,
que le théorème constitutionnel fasse pénétrer son unité dans tous ses corollaires j
après avoir été législateurs constituants, il vous plaît d'être législateurs organiques j
cela est bien arrangé, cela est plus régulier, cela va mieux ainsi. En un mot, vous
voulez faire les lois organiques; pourquoi? pour la symétrie.
Ah! ici, messieurs, je vous arrête. Pour une Assemblée constituante, où il n'y
a plus de nécessité, il n'y a plus de droit. Car du moment où votre droit s'écHpse,
le droit du pays reparaît.
Et ne dites pas que si l'on admet le droit de la nation en ce moment, il faudra
l'admettre toujours, à chaque instant et dans tous les cas, que dans six mois elle
dira au président de se démettre et que dans un an elle criera à la Législative de se
dissoudre. Non! la Constitution, une fois sanctionnée par le peuple, protégera le
président et la Législative. Réfléchissez. Voyez l'abîme qui sépare les deux situa-
tions. Savez-vous ce qu'il faut en ce moment pour dissoudre l'Assemblée consti-
tuante ? Un vote , une boule dans la boîte du scrutin. Et savez-vous ce qu'il faudrait
pour dissoudre l'Assemblée législative? Une révolution.
Tenez, je vais me faire mieux comprendre encore, faites une hypothèse, reculez
de quelques mois en arrière, reportez-vous à l'époque où vous étiez en plein
travail de constitution, et supposez qu'en ce moment-là, au milieu de l'œuvre
ébauchée, le pays, impatient ou égaré, vous eût crié : Assez! le mandant brise le
mandat; retirez-vous!
Savez-vous, moi qui vous parle en ce moment, ce que je vous eusse dit
alors ?
Je vous eusse dit : Résistez!
Résister! à qui? à la France?
Sans doute.
Notre devoir eût été de dire au peuple : — Tu nous as donné un mandat, nous
ne te le rapporterons pas avant de l'avoir rempli. Ton droit n'est plus en toi, mais
en nous. Tu te révoltes contre toi-même, car nous, c'est toi. Tu es souverain, mais
tu es factieux. Ah! tu veux refaire une révolution? tu veux courir de nouveau les
chances anarchiques et monarchiques? Eh bien! puisque tu es à la fois le plus fort
362 NOTES. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
et le plus aveugle, rouvre le gouffre, si tu l'oses, nous y tomberons, mais tu y
tomberas après nous.
Voilà ce que vous eussiez dit, et vous ne vous fussiez pas sépares.
Oui, messieurs, il faut savoir dans l'occasion résister à tous les souverains, aux
peuples aussi bien qu'aux rois. Le respect de l'histoire est à ce prix.
Eh bien! moi, qui il y a trois mois vous eusse dit : résistez! aujourd'hui je vous
dit : cédez!
Pourquoi ?
Je viens de vous l'expliquer.
Parce qu'il j a trois mois le droit était de votre côté, et qu'aujourd'hui il est du
côté du pays.
Et ces dix ou onze lois organiques que vous voulez faire, savez-vous? vous ne
les ferez même pas, vous les bâclerez. Où trouverez-vous le calme, la réflexion,
l'attention, le temps pour examiner les questions, le temps pour les laisser mûrir.?
Mais telle de ces lois est un code ! mais c'est la société tout entière à refaire ! Onze
lois organiques, mais il y en a pour onze mois! Vous aurez vécu presque un an.
Un an, dans des temps comme ceux-ci, c'est un siècle, c'est là une fort belle
longévité révolutionnaire. Contentez-vous-en.
Mais on insiste, on s'irrite, on fait appel à nos fiertés. Quoi! nous nous retirons
parce qu'un flot d'injures monte jusqu'à nous! nous cédons à un quinze mai moral!
l'Assemblée nationale se laisse chasser! Messieurs, l'Assemblée chassée! Comment?
par qui.? Non, j'en appelle à la dignité de vos consciences, vous ne vous sentez
pas chassés! Vous n'avez pas donné les mains à votre honte! \bus vous retirez, non
devant les voies de fait des partis, non devant les violences des factions, mais
devant la souveraineté de la nation. L'Assemblée se laisser chasser! Ah! ce degré
d'abaissement rendrait sa condamnation légitime, elle la mériterait pour y avoir
consenti! il n'en est rien, messieurs, et la preuve, c'est qu'elle s'en irait méprisée,
et qu'elle s'en ira respectée !
Messieurs, je crois avoir ruiné les objections les unes après les autres. Me voici
revenu à mon point de départ, le pays a pour lui le droit, et il a pour lui la raison.
Considérez qu'il souffre, qu'il est, depuis un an bientôt, étendu sur le ht de
douleur d'une révolution; il veut changer de position, passez-moi cette comparaison
vulgaire, c'est un malade qui veut se retourner du côté droit sur le côté gauche.
Un membre royaliste. — Non, du côté gauche sur le côté droit. {Sourires.)
M. VcTOR Hugo. — C'est vous qui le dites, ce n'est pas moi. {On rit.) Je ne
veux, moi, ni anarchie ni monarchie. Messieurs, soyons des hommes politiques et
considérons la situation. Elle nous dicte notre conduite. Je ne suis pas de ceux qui
ont fait la République, je ne l'ai pas choisie, mais je ne l'ai pas trahie. J'ai la
confiance que dans toutes mes paroles vous sentez l'honnête homme. "Vbtre attention
me prouve que vous voyez bien que c'est une conscience qui vous parle, je me
sens le droit de m'adresser à votre cœur de bons citoyens, \bici ce que je vous
dirai : \bus avez sauvé le présent, maintenant ne compromettez pas l'avenir!
Savez-vous quel est le mal du pays en ce moment? C'est l'inquiétude, c'est
PILLAGE DES IMPRIMERIES. 363
l'anxiétc, c'est le doute du lendemain. Eh bien, vous les chefs du pays, ses chefs
momentanés, mais réels, donnez-lui le bon exemple, montrez de la confiance,
dites-lui que vous croyez au lendemain, et prouvez-le-lui! Quoi! vous aussi, vous
auriez peur! Quoi! vous aussi, vous diriez : que va-t-il arriver .f* \bus craindriez vos
successeurs! la Constituante redouterait la Législative.'* Non, votre heure est fixée
et la sienne est venue, les temps qui approchent ne vous appartiennent pas. Sachez
le comprendre noblement. Déférez au vœu de la France. Ne passez pas de la
souveraineté à l'usurpation. Je le répète, donnons le bon exemple, retirons-nous à
temps et à propos, et croyons tous au lendemain! Ne disons pas, comme je l'ai
entendu déclarer, que notre disparition sera une révolution. Comment! républicains,
vous n'auriez pas foi dans la République? Eh bien, moi patriote, j'ai foi dans la
patrie ! Je voterai pour que l'Assemblée se sépare au terme le plus prochain.
PILLAGE DES IMPRIMERIES.
Aux journées de juin 1848, Victor Hugo, après avoir contribué à la victoire, était venu au
secours des vaincus. Après le 13 juin 1849, il accepta le même devoir. La majorité était enivrée
par la colère, et voulait fermer les yeux sur les violences de son triomphe, notamment sur les
imprimeries saccagées et pillées. Victor Hugo monta le ij juin à la tribune. L'incident fut bref,
mais significatif. Le voici tel qu'il est au Moniteur.
Permanence. — Séance du ij juin 1849.
INTERPELLATION .
La parole est à M. Victor Hugo.
M. Victor Hugo. — Messieurs, je demande à l'Assemblée la permission
d'adresser une question à MM. les membres du cabinet.
Cette Assemblée, dans sa modération et dans sa sagesse, voudra certainement
que tous les actes de désordre soient réprimés, de quelque part qu'ils viennent. S'il
faut en croire les détails publiés, des actes de violence regrettables auraient été com-
mis dans diverses imprimeries. Ces actes constitueraient de véritables attentats contre
la légalité, la liberté et la propriété.
Je demande à M. le ministre de la Justice, ou, en son absence, à MM. les
membres du cabinet présents, si des poursuites ont été ordonnées, si des informations
sont commencées. {Très bien! très hien!)
Plusieurs membres. — Contre qui ?
M. DuFA.uRE, ministre de Vlntérieur. — Messieurs, nous regrettons aussi amèrement que l'hono-
rable orateur qui descend de la tribune les actes à propos desquels il nous interpelle. Ils ont eu
lieu, j'ose l'affirmer, spontanément, au milieu des émotions de la journée du 13 juin... (Inter-
ruptions a gauche. )
Je dis qu'ils ont eu lieu sponunément, c'est à ce sujet que j'ai été interrompu. Rien n'avait
364 NOTES. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
prévenu l'autorité des actes de violence qui devaient être commis dans les bureaux de quelques
presses de Paris; je veux expliquer seulement comment l'autorité n'était pas, n'a pas pu être
prévenue, comment l'autorité n'a pas pu les empêcher.
On a dit dans des journaux qu'un aide de camp du général Changarnier avait présidé à cette
dévastation. Je le nie hautement. Un aide de camp du général Changarnier a paru sur les lieux
pour réprimer cet acte audacieux; il n'a pu le faire, tout ayant été consommé; d'ailleurs, on ne
l'écoutait pas. J'ajoute qu'aussitôt que nous avons été prévenus de ces faits, ordre a été donné
de faire deux choses, de constater les dégâts et d'en rechercher les auteurs. On les recherche en
ce moment, et je puis assurer k l'Assemblée qu'aussitôt qu'ils seront découverts, le droit com-
mun aura son empire, la loi recevra son exécution. {Très bien! très bien!)
M. LE PRÉSIDENT. — L'incidcnt est réservé.
À propos de cet incident, on lit dans le Siècle du 17 juin 1849 :
M. Victor Hugo était très vivement blâmé aujourd'hui par un grand nombre de ses collègues
pour la généreuse initiative qu'il a prise hier en flétrissant du haut de la tribune les actes con-
damnables commis contre plusieurs imprimeries de journaux. — Ce n'était pas le moment, lui
disait-on, de parler de cela, et dans tous les cas ce n'était pas à nous à appeler sur ces actes
l'attention publique; il fallait laisser ce soin à un membre de l'autre côté, et la chose n'eut pas
eu le retentissement que votre parole lui a donné.
Nous étions loin de nous attendre à ce que l'honnête indignation exprimée par M. Victor
Hugo, et la loyale réponse de M. le ministre de l'Intérieur pussent être l'objet d'un blâme même
indirect d'une partie quelconque de l'Assemblée. Nous pensions que le sentiment du juste, le
respect de la propriété devaient être au-dessus de toutes les misérables agitations de parti. Nous
nous trompions.
M. Victor Hugo racontait lui-même aujourd'hui dans l'un des groupes qui se formaient çà et
là dans les couloirs une réponse qu'il aurait été amené à faire à l'un de ces modérés excessifs. —
Si je rencontrais un tel dans la rue, je lui brûlerais la cervelle, dit celui-là. — Vous vous calom-
niez vous-même, répondit M. Victor Hugo, vous vouliez dire que vous feriez usage de votre
arme contre lui, si vous l'aperceviez sur une barricade. — Non, non! disait l'autre en insistant,
dans la rue, ici même. — Monsieur, dit le poëte indigné, vous êtes le même homme qui a tué
le général Bréa! — Il est difficile de dire l'impression profonde que ce mot a causée à tous les
assistants, à l'exception de celui qui venait de provoquer cette réponse foudroyante.
NOTES
DE CETTE ÉDITION
RELIQUAT
D'AVANT L'EXIL.
Ce qui feit la richesse de ce Reliquat, c'est le nombre de discours inédits rédigés
ou ébauchés; quelques-uns paraissent d'actualité. Tel développement, sur le désar-
mement proportionnel par exemple, semble écrit d'hier.
Dans l'Introduction placée en tête du premier volume, Victor Hugo dit : «Tous
les discours qu'on trouvera dans ce livre ont été improvisés. » Mais il ajoute : « L'im-
provisation, dans les graves questions politiques, implique la préméditation.»
Cette préméditation chez lui, écrivain avant tout, se traduisait tantôt en larges
périodes coulées d'un seul jet, tantôt en notes brèves, en plans; en considérant ces
lettres à peine formées, ces lignes serrées et hâtives, on croit voir la plume courir
après la pensée. Il prononçait rarement le discours préparé; il prévoyait — et les
séances agitées de la Chambre prouvent qu'il prévoyait juste — les interruptions,
les murmures, les rires même, et il y répondait d'avance; mais si la question déviait,
telle attaque , tel incident inattendus le trouvaient aussitôt prêt et souvent ses ré-
pliques sont plus éloquentes et plus vibrantes que ses discours prémédités.
On a trouvé chez Mirabeau, après sa mort, des discours écrits; on ne peut cepen-
dant lai contester l'improvisation.
Dans la seconde partie du Reliquat, on saisit bien mieux encore que dans les
discours achevés, la pensée intime du poète; cette époque de 1848 à 1851, si féconde
en événements , revit là toute palpitante , provoquant au jour le jour tel cri de révolte,
de douleur ou d'enthousiasme. Un jugement jeté en deux lignes à peine lisibles au
dos d'une circulaire révèle une orientation nouvelle dans l'esprit de Victor Hugo , et,
page à page , on assiste à son évolution politique , on en démêle les causes et l'on en
peut apprécier la sincérité.
Ce Reliquat est composé de plusieurs éléments. Dans la première partie, nous
avons placé les passages inédits des discours prononcés à l'Académie , passages soigneu-
sement marqués par Victor Hugo d'une accolade sur le manuscrit même; puis,
par ordre chronologique , nous donnons les discours non publiés pour plusieurs raisons,
soit que, comme pour celui visant la loi sur les prisons, la discussion de cette loi
ait été interrompue par la dissolution de la Chambre des pairs , ou que Iç coup d'état
ait empêché Victor Hugo d'exprimer son opinion sur l'affaire des caves de Lille, soit
enfin que certaines questions déjà traitées lui eussent paru faire double emploi. (La
peine de mort, la liberté de la presse, etc.) Cette première partie, exception faite
des passages inédits des discours académiques , est extraite du manuscrit : Keliquat,
Avant l'exil.
La seconde partie, composée de discours préparés, inachevés, de variantes, de
reflexions sur les faits et les hommes, est empruntée d'une part au manuscrit Avant
l'exil dans lequel ces ébauches et ces notes sont reliées après le texte publié , d'autre
part au volume Reliquat, Avant l'exil où l'on compte plus de six cents feuillets de
368 RELIQUAT D'AVANT L'EXIL.
toutes dimensions et dont quelques-uns seulement sont datés. Nous les avons pour-
tant classés par ordre chronologique d'après les événements qu'ils relataient ou
d'après leur analogie avec les passages publiés j nous nous excusons d'avance des
erreurs qui auront pu se glisser dans ce classement, nous n'avons eu le plus souvent
pour nous guider qu'un nom, ou quelques mots rappelant un fait important alors,
oublié aujourd'hui et dont nous avons cherché la trace dans les journaux du temps;
les dates présumées sont indiquées entre crochets.
Nous avons en outre relevé dans la collection de M. Louis Barthou, cette admi-
rable collection qu'il mettait si généreusement à notre disposition et que l'amabilité
de ses exécuteurs testamentaires nous a permis de feuilleter à nouveau, des notes, des
documents intéressants. Enfin, nous terminons cette deuxième partie par un certain
nombre de fragments sans date qu'il nous a été impossible de classer. La provenance
de chaque fragment est indiquée en note , sauf pour ceux appartenant à la famille de
Victor Hugo ou ayant été copiés autrefois chez Paul Meurice.
Nous donnons , en appendice , les séances de la Chambre des pairs et des Assem-
blées Constituante et Législative rétablies d'après le Moniteur.
I.
ACADEMIE.
DISCOURS DE RECEPTION.
[début d'une PREMIERE VERSION DATEE DU I9 MARS 184I.]
Messieurs,
Il j a vingt-huit ans, le 25 août 18 17, dans ce même palais, dans cette même
enceinte, en présence d'un auditoire tout à la fois imposant et charmant comme
celui que j'ai à cette heure sous les jeux, un corps illustre, le même qui me prête
attention aujourd'hui, l'Académie française, décernait le plus beau et le plus
envié de ses prix, le prix de poésie. Cette cérémonie était une fête. Le sujet de
concours était heureux, le concours avait été beau. L'Académie annonçait cette
bonne nouvelle au public. Le secrétaire perpétuel, vieillard à cheveux blancs, — véné-
rable vieillard que je cherche en vain parmi vous, et auquel vous me permettrez
de donner en passant un regret, quoique son successeur soit de ceux qui ne laissent
regretter personne, — M. Raynouard, dis-je, avait proclamé les noms des
lauréats. Parmi ces noms brillaient au premier rang, — permettez-moi de le dire aussi
en passant, — deux poètes couverts d'applaudissements dès lors comme ils l'ont
toujours été depuis, et aujourd'hui vos éminents confrères, MM. Casimir Delavigne
et Lebrun. Tout à coup, en écoutant le rapport du savant secrétaire perpétuel,
une émotion, qui s'adressait plutôt au cœur qu'à l'esprit, s'empara de l'assemblée.
Un enfant, un rhétoricien de quatorze ans, avait osé se mêler, visière baissée, à ce
brillant pas d'armes littéraire. Ce concurrent n'avait pas envoyé son nom avec son
poëme, car il n'avait rien espéré du concours. En cela il avait bien jugé la médio-
crité de ses vers, mais il n'avait pas jugé l'indulgence de l'Académie. L'Académie en
eflFet s'était émue à un vers quelconque qui disait l'âge du poëte, et elle décernait
solennellement une mention honorable au n° 15. Ne pouvant nommer l'auteur,
M. Raynouard le cita. Avec la bonté propre aux grands talents, il choisit, dans
cette œuvre de commençant, quelques vers, les moins faibles, il les entoura de mille
précautions bienveillantes et les dit avec tant de charme et de grâce qu'il entraîna
dans un mouvement sympathique le public et l'Académie. Les vieillards et les
femmes applaudirent, les vieillards toujours si doux pour la jeunesse, les femmes
toujours si bonnes pour les enfants. Quelques minutes après, ce vif rayon de gloire,
si inattendu, si pur et si charmant, alla éblouir dans son obscurité le naïf lauréat,
qui, à cet instant même, jouait dans je ne sais plus quelle arrière-cour de collège à
je ne sais plus quel jeu d'écolier.
ACTES ET PAROLES. — I, 24
370 RELIQUAT. — I. — ACADEMIE.
Cet enfant, messieurs, dont personne alors ne sut le nom, a traversé depuis cette
époque toutes les phases d'une laborieuse jeunesse, il touche aujourd'hui à l'âge grave
et sévère, et c'est lui qui vous parle en ce moment.
Vous le voyez, messieurs, je ne vous suis pas étranger. Les chants informes que
dans mon plus jeune âge je bégayais dans l'ombre ont trouvé un écho sonore.
Sous cette voûte lumineuse, et à une époque où aucune bouche encore, hors du
foyer domestique, n'avait prononcé mon nom, les nobles et radieuses statues qui
m'entourent
semblent m'écouter en ce moment ont souri à mes premiers vers. Je suis sorti de
cette enceinte il y a vingt- trois ans, et j'y rentre aujourd'hui.
J'y rentre ému de toutes les émotions ensemble, fier de vos suffrages, heureux de
vos sympathies, triste de la grande perte que vous avez faite et dont il ne me sera pas
donné de vous consoler, confus enfin et troublé d'être si peu de chose dans ce lieu
réverbération sereine
auguste que remplissent à la fois de leur rayonnement serein et fraternel la gloire des
morts et la renommée des vivants. Sentant mon insuffisance , je cherche un appui
dans un souvenir, et il me semble que le choix illustre dont vous venez d'honorer
l'homme me donne le droit et m'impose presque le devoir de vous rappeler votre
gracieuse indulgence pour l'enfant.
Ainsi, messieurs, — et je n'en suis moi-même que le moindre exemple, — depuis
plus de deux siècles que cette compagnie immortelle assiste et participe à la gloire
de la France, personne ne peut dire que l'Académie française ait failli un seul jour à
laborieuse
sa grande et noble mission. Cette fille de la vieille littérature est en même temps la
mère des jeunes lettrés. Même perdue dans la cendre, pas une étincelle que son
souffle n'ait excitée, pas un début qu'elle n'ait encouragé, pas un essai qu'elle n'ait
accueilli, pas un jeune essor de poëte qu'elle n'ait réchauffé sous ses ailes, pas une
aurore, si pâle qu'elle fût, à laquelle elle n'ait mêlé son majestueux rayonnement.
Je me trompe. Cette longue série de services rendus aux lettres s'est interrompue
un jour, un jour seulement. Ce jour-là, l'Académie avait disparu. C'était en 1793,
époque fatale dont le sujet que j'ai à traiter devant vous m'oblige à vous entretenir.
Il semble, messieurs, que le dix-huitième siècle ait eu pour tâche de détruire
l'œuvre du dix-septième. Le grand siècle royal, qui a eu pour lendemain le grand
siècle révolutionnaire, s'était traduit dans la civilisation française en institutions
politiques et en institutions littéraires. 93 creusa un abîme où l'Académie de Richelieu
tomba avec la monarchie de Louis XIV. Toutes deux, hâtons-nous de le dire,
tombèrent pour renaître quelques années plus tard, modifiées par l'esprit du temps j
et elles ne pouvaient périr, car l'une tenait au cœur de l'Europe par toute son
histoire, l'autre tenait au fond même de la pensée humaine par tous ses travaux.
Dans cette même année 1793, au plus fort de la Terreur, un jeune homme... (^)
t') Lk s'arrête ce début dont nous n'avons qu'une copie. {Note de l'Éditeur.)
DISCOURS DE RECEPTION. 371
PASSAGES INEDITS MARQyÉs À L'ENCRE ROUGE SUR LK MANUSCRIT ORIGINAL ^^l
Sa renommée militaire était immense^'^X
Permettez-moi ici quelques chiffres, messieurs, il y a des cas où les chiflEres
quinze
rayonnent comme de la gloire. — À ne compter que les quatorze premières
années de sa vie historique, comme général ou comme empereur, il avait entrepris
et mené à fin treize grandes guerres. Dans ces guerres où il n'avait pas essuyé encore
personnellement une seule défaite, il avait gagné trente -trois batailles rangées, sans
compter les combats, passé de vive force dix-neuf fleuves, sans compter les rivières,
enlevé d'assaut soixante-quatorze villes, occupe triomphalement vingt-six capitales j
dans ces treize campagnes, il avait pris à l'ennemi quatre mille quatre cent quatre
vingt-six pièces de canon et quatre cent dix-huit drapeaux, y compris tous les
étendards de la garde impériale russe conquis en un seul jour j enfin il avait feit sur
toutes les armées du monde six cent trente-six mille prisonniers. Ce géant de la
guerre avait quatre bras, l'armée d'Italie, l'armée d'Espagne, la grande armée et la
garde impériale, cette autre grande armée.
Il avait daimé épouser une archiduchesse
(3).
Comme un admirable poëte qui publie tous les ans un chef-d'œuvre , il semblait
haute pensée
avoir voulu doter de quelque grande action ou de quelque illustre victoire chacune
des années de son règne. A 1800, il avait donné Marengo; à 1801, le concordatj
à 1802, la Légion d'honneurj à 1803, la conquête du Hanovrej à 1804, le cou-
ronnementj à 1805, Austerlitz^ à 1806, léna et Eylauj à 1807, Friedlandj à 1808,
la colonne de la place Vendôme 5 à 1809, Eckmûlh, Essling et Wagram; à i8io,la
réunion de la Hollande à la France. En 1811, la providence lui avait donne un fils,
et il avait fiancé cet enfant aux destinées de Rome.
£/ puis, messieurs, et ceB toujours là t^u'il en faut revenir quand on parle de M. Remercier,
quel que soit son éclat littéraire, son caractère était peut-être plus complet encore que son
talent (*).
En disant ceci, c'est sa propre pensée que je traduis et sa noble orpheline me
récrivait il y a quelques jours à peine, il attachait plus d'importance et donnait plus,
de valeur à sa vie civique qu'à sa vie littéraire. Là, il se sentait inattaquable.
Il était de ces rares penseurs qui ont mis autant de leur âme et de leur volonté
dans leur conduite publique que dans leurs livres.
Car on se tromperait singuUèrement, messieurs, on aurait bien peu compris toutes
les paroles que je viens de prononcer ici et l'on aurait bien peu étudié les hommes
(') Nous faisons précéder chaque passage inédit d'une citation du texte publié. — (') Voir
P'^g^ 37- — ''' Voir page 38. — (*' A partir d'ici jusqu'à la fin le texte est entouré.
{Note de V Editeur.)
*4«
372 RELIQUAT. — I. — ACADÉMIE.
comme M. Lemercier si l'on croyait que l'habitude de la méditation et de la rêverie
ôte à l'homme la faculté de se traduire aux yeux de tous par des faits énergiques et
persistants, (^uanà un homme eH vraiment supérieur, il y a un lien intime et profond entre
ce au il pense et ce qu'il fatt^^\ Eschyle avait un frère qui s'appelait Cynégirej la
pensée a une sœur qui s'appelle l'action.
(^ Cette phrase imprimée en italiques est rayée sur le manuscrit.
REPONSE A M. SAINT-MARC GIRARDIN.
[passages INEDITS.]
Faute réeUe, mais charmante^^X
Au reste, hâtons-nous de le dire, ce culte littéraire de la femme n'est pas un carac-
tère qui soit propre à l'esprit de M. Campenon et qui n'appartienne qu'à lui. Cette
introduaion de la femme dans les œuvres de la poésie et de la pensée est un grand
fait et une grande chose. C'est depuis longtemps déjà un des caractères principaux
des littératures modernes j c'est aujourd'hui, disons-le à l'honneur du temps, le
caractère principal de la littérature contemporaine.
L'antiquité, on l'a remarqué avant moi, l'antiquité hébraïque comme l'antiquité
pajenne, avait, pour ainsi dire, presque oublié la femme dans la création. Toute
l'observation se concentrait sur l'homme; toute la contemplation allait à la nature.
Chose étrange, les poètes regardaient les fleurs, ils regardaient les étoiles; ils ne
regardaient pas les femmes. À peine çà et là, dans Homère et dans Virgile, l'un
le plus naïf et le plus grand, l'autre le plus doux et le plus mélancolique des
poètes anciens, trouve-t-on quelque lueur de ce sentiment respectueux, délicat
idéal
et chevaleresque qui fait une religion de l'amour, qui semble bien naturel à
l'homme et qui pourtant lui a manqué si longtemps. La femme alors ne comptait
pas. C'était la chair, la forme, la beauté matérielle, Vénus, rien de plus. Les
philosophes lui refusaient une âme; les législateurs lui refusaient un droit. Même
mère
épouse, elle était esclave; même reine, elle était servante.
L'humanité a ses âges et ses initiations successives. L'évangile, cette grande
explication universelle, ce code de rédemption, de réhabilitation et de charité, est
venu agrandir l'esprit humain, fortifier le faible, doter le pauvre, délivrer l'esclave
et relever la femme. On pourrait dire que le Jehovah de la Genèse avait donné la
femme à l'homme et que le Jésus de l'Evangile la lui a révélée.
En modifiant le fond même de l'inteUigence humaine, le christianisme a dû
changer et il a changé en effet la face des législations, des philosophies et des
littératures. Autrefois l'homme, c'était l'homme; aujourd'hui l'homme, c'est l'homme
et la femme. Pas immense.
Puisque ce coup d'oeil sur les œuvres d'un tendre et gracieux écrivain m'y a
naturellement amené, pourquoi n'insisterais-je pas en passant, si mon vénérable et
charmant auditoire me le permet, sur ce qu'il y a de fécond pour l'âme et d'utile
pour le progrès moral dans ce grand fait tout moderne et tout chrétien, l'apparition
de la femme dans la poésie.? apparition rayonnante! avènement d'abord timide,
(*' Voir page 49.
374 RELIQUAT. — I. — ACADEMIE.
aujourd'hui triomphant, demain souverain! Douce révolution de l'art dont les
conséquences, déjà si visibles et si glorieuses, se feront mieux sentir de jour en
jour !
Mère par le dévouement! '^^
Là même quand elle fléchit sous le fardeau, quand la force lui manque, quand il
lui arrive de faillir, qui de nous oserait, après Jésus, lui jeter la première pierre?
la pure région des âmes
Ange intermédiaire entre le ciel et nous, elle tient des deux natures, de la nature
d'en haut et de la nature d'en bas; emportée par son âme vers le ciel, attirée par son
cœur vers la chute, quand clic tombe, c'est qu'elle a voulu descendre jusqu'à nous.
De quel droit l'accablcrions-nous dans cet abaissement douloureux et touchant? N'en
sommes-nous pas la cause? quoi? si indulgents pour nous et si sévères pour elle?
Non, respectons-la, même tombée, et n'accusons que nous. Nous avons mis en
elle ce qui est mauvais ; nous n'y avons pas mis ce qui est pur et grand. Toutes ses
fautes lui viennent de l'homme ; toutes ses vertus lui viennent de Dieu.
Inspirer aux hommes le respca de la femme, développer la compassion, la sym-
pathie et la vénération pour tant de faiblesse unie à tant de vertu , montrer dans tous
ses torts notre égoïsme, et dans toutes ses chutes notre orgueil, mettre en lumière
le sentiment désintéressé et noble qui rachète presque toujours ses fautes et qui ne
meurt jamais en elle, retirer des mœurs ce qu'elles contiennent de préjugés et des
lois ce qu'elles contiennent d'injustices envers elle, continuer enfin l'œuvre de Christ
et donner la pensée pour auxiliaire à la charité, c'est là, ne le croyez-vous pas,
monsieur? la plus utile peut-être, la plus généreuse à coup sûr, de toutes les idées
morales qui doivent dominer notre littérature, et en partlcuUer le haut enseignement
littéraire auquel vous appartenez.
Il y a toujours eu dans la société chrétienne un homme qui s'est mis au service
de la femme. Autrefois c'était le chevalier. Qu'aujourd'hui ce soit l'écrivain!
Comme je viens de le faire entendre, l'enseignement littéraire supérieur, dont
vous êtes un des guides, monsieur, peut gagner beaucoup d'efficacité et de gran-
deur à la propagation de ces idées qui étaient comme le fond même de l'esprit et du
talent de votre honorable prédécesseur.
Ce sera pour vom-même, monsieur, un enseignement intérieur c^ui profitera, n'en doutv^ pas,
à votre enseignement du dehors ^^\
Dans ce commerce avec tant d'esprits excellents et tranquilles, avec tous ces
nobles vieillards, vos anciens et vos maîtres, votre parole si vive, si animée, si
spirituelle, si justement applaudie, gagnera cette autorité que donne la raison calme,
cette gravité et cette mesure qui résultent des études approfondies , cet ascendant que
conquièrent toujours les convictions mûries et méditées, ce charme qui s'attache aux
'^ Voir page j8 — (^) Voir page 59.
RÉPONSE À M. SAINT-MARC GIRARDIN. 375
inspirations du goût agrandi et conseillé par l'imagination. Reconnaissant et joyeux
de tout ce que vous recueillerez parmi tant d'hommes vénérables qui savent le vrai
et qui veulent le bien, vous recevrez ici des leçons que vous reporterez ailleurs.
jQr/o/ de plus fécond que des leçons pareilles qui seraient composées de sagesse autant que de
science, qui apprendraient tout aux jeunes gens, et quelque chose aux vieillards! ^''
Car tout entre dans ce cadre magnifique : les grands siècles, les grands peuples,
les grands esprits, le passé qui pour les lettres est toujours le présent; la comparaison
des époques et des génies ; les libertés de l'art aussi anciennes et aussi vénérables que
ses chefs-d'œuvre; les grandes vues morales qui éclairent les profondeurs de la
passion et de la souffrance; les formes et les âges des langues; les aspects de la vérité
immuable qui changent à mesure que le genre humain marche et se déplace; les
systèmes construits par les philosophes, les lueurs jetées par les poètes sur la destinée,
fantôme au double masque, tantôt fatalité, tantôt providence.
• • • -Qj^ ''^ ^°'^^ ^^ ^^^ fleurs de ces noirs rameaux (^'.
Lettrés! c'est un des vôtres qui vous parle; une voix obscure, mais amie. Vous êtes
hommes, et par conséquent faillibles; et ce côté humain qui est en vous, dont
s'applaudissait Tcrence, dont se réjouissait Montaigne, dont s'effrayait Pascal, dont
Molière s'attristait, ce côté humain, fécond tout à la fois en souffrances pour votre
cœur et en inspirations pour votre génie, peut être une source de faiblesses dans
votre vie et de chefs-d'œuvre dans vos travaux. Mais en dehors de ces procédés
impénétrables
mystérieux dont se sert la providence pour créer les grandes œuvres par les grandes
passions
émotions, en dehors de cette sensibilité qui est la vie même de votre imagination,
songez que, pour tout ce qui est extérieur et public, les yeux sont fixés sur vous et
qu'à de certaines époques vous devez de certains exemples. Après Satan, l'argent est
le plus ancien des tentateiirs. Dès le temps d'Hésiode et de Salomon, l'argent régnait;
il règne encore. Méprisez l'argent, ce que fait tout le monde; dédaignez-le, ce que
personne ne fait. Oui, de ce côté surtout, soyez sévères. L'argent entraîne où l'on
ne voudrait pas aller. Bornez vos désirs, bornez vos besoins. Dans un siècle intelligent
comme le nôtre, on n'est jamais esclave que de ses fautes. Rester pur, c'est rester
libre. Ne relevez que de votre conscience et de Dieu. Vous n'avez besoin que d'une
conduire ceux qui pensent
k foule la
plume pour mener les esprits et d'une parole pour les captiver. Que vous importe la
richesse et le luxe! Votre richesse, c'est le talent; votre luxe, c'est la renommée.
Respectez en vous tous les premiers ce talent et cette renommée. Prenez garde.
('' Voir page 6i. — (*J Voir page 63 .
3/6 RELIQUAT. — I. — ACADÉMIE.
les multitudes écoutent, les esprits attendent, les imaginations s'allument, les âmes
sont ouvertes autour de vous. Prenez garde à ce que vous j laissez tomberj tout
germera, ce que vous j aurez jeté dans les heures de hâte et d'insouciance comme ce
que vous j aurez soigneusement déposé dans les heures de recueillement et de
méditation. Songez que tout l'avenir se fait de tout ce qui ensemence le présent.
Prenez garde à ce que vous mettez dans vos livres et dans vos discours. Prenez garde
surtout à ce que vous semez dans ces innombrables journaux, sombre tourbillon de
feuilles volantes que le vent des révolutions qui s'approchent peut-être emporte
chaque matin et disperse aux extrémités du monde !
Encore un mot, et j'ai fini. Encore un mot 5 car je ne voudrais pas qu'on se
méprît au sens de mes paroles et qu'on y pût voir un blâme, même indirect et voilé,
jeté sur cette presse si infatigable et si utile qui met tant de puissance au service de
tant d'idées et de tant d'intérêts, ni un reproche adressé à tous ces beaux talents, à
tous ces écrivains justement célèbres, que le public applaudit, que le succès désigne
et que l'Académie adoptera. Assez de voix chagrines s'élèvent autour d'eux 5 les
objections dures ne leur manqueront pasj assez de censeurs amers, ceux que le
succès importune ou qui préfèrent de bonne foi les idées mortes aux idées vivantes,
s'efforceront de contester leurs mérites, exagérant ce qui est ombre en eux et niant
ce qui est lumière.
Oh! qu'il ne tombe jamais de ma bouche, qu'il ne sorte jamais de cette enceinte
une parole de doute et de découragement ! Ce que nous devons tous dans ce siècle
à ceux qui pensent, à ceux qui luttent, à ceux qui enfantent et qui produisent, ce
n'est pas le dénigrement ni l'injure, c'est la bienveillance, c'est la cordialité, c'est
l'acclamation quelquefois — c'est la sympathie toujours, c'est la joie profonde avec
laquelle toute âme élevée voit le talent monter au succès et le génie monter à la
gloire! Soyons tous fiers, quelque part d'initiative et de responsabilité qui nous
revienne, si nous avons toujours satisfait notre conscience et si nous sentons en
nous, bien droite et bien entière, notre dignité intérieure, soyons tous fiers d'appar-
tenir à cette grande époque où de toutes parts l'esprit humain se renouvelle ! ^^^
. , , Les graves et saintes paroles de la concorde universelle ^^1 1
Auguste exhortation! prière majestueuse adressée à notre jeune civilisation révo-
lutionnaire par la royauté en cheveux blancs!
Courage donc! Courage à tous ceux qui travaillent! Reconnaissance à tous ceux
qui espèrent! Excitons de la voix et du geste, entraînons vers le grand, vers le noble
et vers l'utile ces générations toutes neuves qui nous arrivent, pleines de loyauté et
de candeur, qui se développent et s'épanouissent en foule autour de nous, et qui,
comme les jeunes feuillages au vent du printemps, frissonnent joyeusement au
souffle des idées nouvelles! Disons-leur toutes les vérités fécondes : Que tous les
génies ne font qu'une lumière; que tous les peuples ne font qu'un peuple; que
(') Ici le texte se relie au passage publié page 61. — (*' Voir page 61.
REPONSE A M. SAINT-MARC GIRARDIN. 377
rhumanitc n'a pas de frontières j que les nations ne doivent pas avoir de haines.
Enseignons-leur la sage alliance des idées de liberté et des idées d'autorité, l'amour
de la tradition et de la grande forme historique et séculaire sous laquelle la France
est devenue France, l'apaisement des passions étroites et exclusives, l'oubli de ce qui
est inutilement injuste et amer, la générosité envers les adversaires, la modération,
la gravité, afin que cette jeunesse précieuse et chère ait de hautes idées, et qu'elle
nous remplace un jour, et qu'elle s'eflForce à son tour comme nous de réaliser le juste
dans les lois, le bien dans les mœurs, le vrai dans la science, le beau dans les arts!
Agissons de telle sorte qu'en nous voyant faire elle nous estime! Le travail! c'est
tout à la fois le conseil et l'exemple que nous lui devons. Le travail des bras et
des intelligences, c'est le repos des ambitions et des âmes. Pour nos fils comme pour
nous, pour les temps où nous ne serons plus comme pour l'époque où nous
vivons, glorifions donc le travail, loi générale et loi domestique, loi de la maison
et de la patrie, loi saine et profonde sur laquelle s'appuient et se fondent ces deux
grandes choses : la paix du foyer, qui donne le bonheur à l'homme; la paix du
monde, qui donne la civiHsation au genre humain!
13 janvier 1845.
3/8 RELIQUAT. — I. — ACADÉMIE.
REPONSE A M. SAINTE-BEUVE.
PASSAGES INEDITS.
...le deuil d'une seule famiUe dans tous les cœurs ^^\
Rien ne fit défaut à ce concours funèbre, rien ne manqua à ce dernier hommage,
ni la sympathie royale, ni l'attendrissement du peuple, et en présence d'une telle
perte et d'une telle affliction, celui qui en ce jour mémorable et funèbre avait
l'honneur de représenter l'Académie, le même qui vous parle en ce moment, se
fut senti bien au-dessous de la solennité de sa mission si, par une cruelle et fatale
rencontre, il ne se fût trouvé, lui aussi, en ce moment-là même, dans une de ces
situations d'âme qui sont au niveau de tous les deuils et s'il n'eût été un de ces
hommes tristement choisis auxquels Dieu, à défaut des grandes pensées, a envoyé
les grandes douleurs (^l
Ce cri de f homme qui souffre sous la deBinée '^l
"Véritablement et sans hyperbole, l'auteur dramatique a la foule dans sa main.
Cette grande puissance, ne nous lassons pas de le répéter, contient un grand devoir.
Toutes les fois que beaucoup d'âmes écoutent un seul esprit, il ne doit parler que
pour dire des choses efficaces, fécondes et utiles. L'émotion dramatique ne doit être
pour lui qu'un moyen de faire germer dans tous les cœurs la pitié pour l'opprimé,
la bienveillance pour le faible, le pardon, le dévouement, le désintéressement, le
goût des hautes vertus, le respect des grandes infortunes, tous les sentiments doux
qui améliorent, tous les sentiments vrais qui civilisent. L'auteur dramatique qui
userait de sa puissance pour pervertir serait un empoisonneur public. Au théâtre
surtout, malheur au grand homme qui ne contient pas un honnête homme!
.. et à toutes les mémoires de grands triomphes
(4).
Et remarquez-] e, monsieur, l'œil ne peut parcourir ce groupe d'œuvres excel-
lentes, sans en voir se dégager une certaine idée de puissance et de grandeur. Tous
ces poëmes, écrits d'un style si pur, si énergique et si brillant, divers en apparence
mais au fond secrètement rattachés l'un à l'autre par le lien commun d'une même
pensée philosophique, tragédies, comédies, drames, Messéniennes, élégies, épîtres,
ne font, pour ainsi dire, qu'un seul vaste poème où le noble esprit de M. Delavigne
O Voir page 64. — (^' Victor Hugo venait de perdre sa fille aînée, le 4 septembre 1843,
quand il prononça, le 20 décembre, son discours sur la tombe de Casimir Delavigne. {Note de
l'Ediieut.) — (^' Voir page 65. — ''' Voir page 66.
RÉPONSE À M. SAINTE-BEUVE. 379
apparaît tout entier avec ses sympathies généreuses et populaires, avec son impar-
tialité sévère et douce, avec sa bienveillance clémente et humaine. Tout entre à la
fois dans cette oeuvre ainsi considérée, tout y a sa place, l'Italie et la Grèce, Rome
et Paris, l'orient et l'occident, la Sicile qui massacra ses conquérants, la Venise
qui décapita ses doges, les nations avec leurs tyrans, la France de Louis XI,
l'Angleterre de Richard III, l'Espagne de Philippe II, le Cid qui est la foi, et
le doute,
Luther qui est la pensée, le temps passé et le temps présent, le despote et le tribun,
le paria et le comédien, les larmes et le rire, tout en un mot, la vie et l'histoire,
l'histoire des hommes, cette chose mystérieuse et profonde qui n'a au-dessus d'elle
qu'une autre chose plus profonde et plus mystérieuse encore, la vie de l'homme!
N'est-il pas vrai, monsieur, qu'il y a de la puissance dans cette hauteur de vues,
dans cette variété féconde que domine une lumineuse unité? Et trouvez bon,
monsieur, que j'insiste sur ce point, en enfermant tant de choses dans sa pensée,
en soumettant tant d'objets à son inspiration, en donnant à son œuvre de si vastes
frontières, M. Casimir Delavigne obéissait à une loi profonde de l'art et faisait,
dans la mesure des forces que Dieu lui avait données, ce qu'ont fait en tout temps
tous les génies. Les grands esprits ont de grandes ambitions et aiment les grands
sujets. Ils ont de larges ailes et de longs regards. Us volent haut et ils voient loin.
Il faut à leur inspiration tout l'espace d'une grande idée. Il faut à Homère la chute de
Troie, c'est-à-dire de l'Asie; à Virgile la naissance de Rome, c'est-à-dire de l'Europe.
Lucrèce prend la nature, c'est-à-dire toute la création visible, Dante prend l'enfer,
Milton le paradis. Camoëns se précipite à travers les mers inconnues et y trouve
un poëme comme Colomb y avait trouvé un monde. D'autres, qui s'appellent
Eschyle, Aristophane, Shakespeare, Molière, Corneille, ont peint sous tous ses
aspects, dans des ouvrages de moins longue haleine, ce magnifique et inépuisable
sujet qui après avoir lassé les poètes du passé reste encore tout entier aux poètes de
l'avenir, l'âme humaine. Leurs compositions sont courtes, mais elles sont substan-
tielles, nombreuses, puissantes, multipliées, mais chacune d'elles sort d'une vaste
idée, mais l'ensemble de leur œuvre est immense. Je le répète, quoi que fasse le
poëte, épopée ou drame, il faut qu'il sente en lui une grande pensée première.
Une pensée première, qui est à la fois étendue et profonde, a dans sa plénitude
même une multitude de forces cachées et un certain sublime d'où l'idéal se dégage
plus aisément. Ce n'est pas trop de l'océan pour produire Vénus. Le grand
engendre le beau.
...la ff-âce, la clarté continue, et, par moments, ï éclat ^^^.
Son vers n'est pas le vers de Régnier, de Molière, de La Fontaine ou d'André
Chénier. C'est l'alexandrin de cette belle école de Malherbe, que les uns appellent
'•' Voir page 66.
380 RELIQUAT. — L — ACADEMIE.
sage, que les autres appellent timide, que nous appelons noble. C'est ce vers que
trois siècles illustres ont successivement adopté, perfectionné et modifié, que Racine
avait fait si harmonieux. Voltaire si libre, Delille si souple, et que M. Delavigne
rappelant Racine dans les chœurs du Paria, égalant Voltaire dans ses étttres,
dépassant Delille dans certaines parties des Messéniennes , savait faire correct, souple,
libre et harmonieux tout ensemble.
Fragment retrouvé parmi les brouillons et qui forme variante au passage publié
page 71 :
Pourquoi ne vous dirais-je pas, monsieur, toute ma pensée? Ce qui manque
peut-être à cet ensemble d'œuvres si remarquables, c'est une conviction définitive
et fondamentale, indiquée çà et là aux endroits utiles, c'est un point de départ fixe,
arrêté et certain, c'est la foi en une chose ou en une idée. Cette lacune, ce manque,
comme dirait Pascal, n'empêche pas l'ensemble de vos œuvres de frapper l'esprit,
tantôt vivement, tantôt profondément, grâce à la souplesse et à la variété de votre
pensée, mais c'est là une preuve du charme qui est dans votre esprit, et rien de plus.
En général, à tout écrivain qui ne se serait pas comme vous mis au-dessus de tout
conseil par le double droit du talent et du succès, on pourrait dire : Uom ave^ eu
de ffanàes idées et fait de ^andes choses, aye^ une conviBion, aye^ une foi!
ADRESSE AU ROI.
Le 21 juillet 1842, à l'occasion de la mort du Prince royal, l'Institut royal de
France ayant été reçu en corps par le Roi, l'adresse suivante a été présentée à Sa
Majesté par M. Victor Hugo, président de l'Institut '^^
Sire,
L'Institut de France dépose au pied du trône l'expression de sa profonde
douleur.
Votre royal fils est mort. C'est une perte pour la France et pour l'Europe ; c'est
un vide parmi les intelligences. La nation pleure le prince j l'armée pleure le soldat j
l'Institut regrette le penseur.
Le duc d'Orléans avait compris en eflFet que, dans le siècle laborieux et mémo-
rable où nous sommes, être l'héritier du trône de France, ce n'est pas seulement
occuper une haute position, c'est aussi exercer une grande fonction. Ce que le Roi
fait pour le présent, le Prince royal doit le faire pour l'avenir j tandis que le père,
chargé des destinées actuelles de la patrie , auguste et infatigable gardien de la natio-
nalité et de la civilisation, fait tête aux événements, le fils, prince des générations
nouvelles et roi des générations futures, doit ouvrir son âme aux idées. L'action est
le partage du Roi, l'étude est le partage du Prince royal. En attendant l'heure de
régner, il faut qu'il médite sans cesse l'histoire de ses aïeux, la tradition de son
père, les besoins nouveaux de son pays. C'est ce que le duc d'Orléans avait admi-
rablement senti. Ame haute, calme, sereine, ferme et douce j noble intelligence au
niveau de tous les talents j fils de Henri IV par le sang, par la bravoure, par
l'amour de
l'aménité cordiale et charmante de sa personne, fils de la Révolution par le respect
tout progrès
de tout droit et l'amour de toute liberté j entraîné vers la gloire militaire par
conquêtes
l'instina de sa race, ramené vers les travaux de la paix par les besoins de son
esprit j capable et avide de grandes choses j populaire au dedans, rutional au
dehors, rien ne lui a manqué, excepté le temps 5 et l'on peut dire que tous les
germes d'un grand Roi se manifestaient déjà dans ce Prince, mort si jeune, hélas!
qui aimait les arts comme François I""", les lettres comme Louis XIV, la patrie
comme vous-même.
Sire, votre sang est le sang même du pays; votre famille et la France ont le
même cœur. Ce qui frappe l'une blesse l'autre. C'est avec une inexprimable sym-
pathie que le peuple français fixe en ce moment ses regards sur votre famille, sur
vous. Sire, qui vivrez longtemps encore, car Dieu et la France ont besoin de
VOUS; sur cette Reine, mère auguste et éprouvée entre toutes les mères ; sur cette
(i)
L/ Moniteur 22 juillet 1842.
382 RELIQUAT. — I. — ACADEMIE.
Princesse enfin, si française par son cœur et par notre adoption, qui a donné à la
patrie deux Français, à la dynastie deux princes, à l'avenir deux espérances.
Que du moins cette affliction universelle soit pour "Vbtre Majesté une sorte de
consolation! Sire, c'est aussi là une acclamation. La mort fatale du Prince a pu
ébranler le trône, ce deuil public et national consolide la dynastie. La France qui
vous consacrait, il y a douze ans, par l'unanimité de son adhésion, vous consacre
aujourd'hui une seconde fois par l'unanimité de sa douleur.
CHAMBRE DES PAIRS.
[SUR LE PROCES DU MARECHAL NEY](^).
19 juin 1846.
En rentrant de la séance où a parlé le prince de la Moskowa sur le procès de son
père, j'ai cru utile de fixer à la hâte cjuelc[ues-uncs des idées qui me traversaient
l'esprit, et que j'eusse dites si un débat m'eût forcé de parler.
Ici se présente une grave question.
Une Chambre peut-elle juger comme Chambre politique ce qu'elle a fait comme
cour de justice.?
Réfléchissons.
Ce qui domine dans une Chambre, c'est l'opinion. Ce qui domine dans une
cour, c'est la conscience.
L'opinion, c'est la place publique j la conscience, c'est le for intérieur.
Eh bien! une Chambre peut-elle juger un tribunal? L'opinion peut-elle juger la
conscience?
Je n'hésite plus, je réponds : Non, messieurs.
Mais il ne s'agit pas de juger ce qu'a fait la cour des pairs en 18 15.
La conscience est un sanctuaire j c'est aussi un asile.
Vous n'avez pas le droit de violenter notre conscience au nom de la vôtre.
Je m'oppose à l'ordre du jour.
Messieurs, la pairie anglaise est accoutumée, je dirais presque aguerrie, à ce qui
se passe en ce moment au sein de la pairie française. Pour ne citer qu'un fait, un
exemple contemporain, le procès de la reine d'Angleterre a été vingt fois reproché à
la Chambre des lords dans la Chambre des lords. Il y a eu chaque fois sur cette
question, comme sur toute autre, une majorité et une minorité 5 mais jamais le
droit de débat n'a été contesté. Et rien de plus simple. Ceci est l'essence même des
corps perpétuels. Un jurj momentané, qui sort de la foule et qui rentre dans la
foule, peut réclamer ce droit de silence et d'oubli, cela se conçoit jusqu'à un certain
point; mais les corps perpétuels sont dans une situation qui a plus de grandeur et
par conséquent plus de responsabilité. C'est votre perpétuité même qui vous rend
saisissables à l'histoire. Cette perpétuité est bonne, sage, profitable, excellente pour
<*' Le chancelier avait, dans une séance précédente, prononcé des paroles fort sévères sur le
maréchal Ney et rendu la Chambre de 1846 solidaire de l'arrêt prononcé en 1815.
Nous donnons entre crochets les titres qui ne figurent pas au manuscrit. {Note de l'Ediieur.)
384 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
l'état, pour le peuple, pour le pajs. C'est le privilège dont vous êtes utilement
investis j c'est aussi l'inconvénient que vous subissez.
Les corps perpétuels sont toujours présents devant l'histoire et devant la discussion
de la postérité pour tous leurs actes et en particulier pour ceux de leurs actes judi-
ciaires qui ont été aussi des aaes politiques. On a le droit de déplorer ce que la
Chambre des pairs a fait en 18 15, parce qu'on a le droit d'admirer ce qu'elle a fait
en 1830.
Cette perpétuité dont vous jouissez pour le bien de l'État et du pays, est un
grand privilège} comme tous les grands privilèges, c'est aussi quelquefois un grand
inconvénient.
La perpétuité, je me hâte de le dire, n'entraîne en aucune façon la solidarité.
Dans la Chambre des pairs, en Angleterre, les fils succèdent aux pères. En France,
les générations succèdent aux générations. Qui ne voit que dans ce mouvement
qui maintient l'institution en renouvelant les individus, la perpétuité se consacre et
la solidarité disparaît.?
Nous ne sommes donc pas solidaires, nous autres, non, nous ne sommes pas
solidaires de ce grand acte, de cet acte fatal de 18 15. Un sang glorieux a coulé à
celte époque en violation du droit des gens et d'une capitulation solennelle. Un
maréchal de France a été fusillé sous le mur du Luxembourg par douze vétérans
français, l'Autriche, l'Angleterre, la Prusse et la Russie faisant le carré. Le maré-
chal Nej a été jugé malgré le droit, condamné malgré la gloire, exécuté à la honte
du prince qui régnait alors. Nous autres, nous sommes purs de ce sang qu'on a
versé. Nous étions enfants alors, nous sommes hommes aujourd'hui, et pairs de
France à notre tour, nous nous opposons à ce qu'on étouffe la réclamation qui
s'élève en ce moment, parce que c'est un fils qui réclame pour son père, parce que
ce père est peut-être le plus illustre soldat de l'Empire, et à coup sûr la plus illustre
victime de la Restauration !
Je m'oppose à l'ordre du jour.
À Dieu ne plaise qu'une parole sorte de ma bouche qui puisse afïaiblir le respect
profond du à ce grand tribunal! Mais si haut placée que soit cette Chambre, supé-
rieure à tout et à tous dans l'État, elle a au-dessus d'elle la philosophie et l'histoire,
c'est-à-dire la raison jugeant les idées et la raison jugeant les faits.
...Ce que la France pensait alors, l'histoire le dit aujourd'hui. Ce qui n'était
que l'instinct des contemporains est devenu aujourd'hui la justice de la postérité. Et
que ceci soit l'objet des méditations continuelles de ce tribunal omnipotent. Oui,
messieurs, ne l'oubliez jamais. Là, devant l'histoire, devant la postérité, se
vident les appels de cette cour sans appel. L'histoire juge toujours ceux qui ont
jugé et condamne souvent ceux qui ont condamné.
SUR LE PROCÈS DU MARÉCHAL NEY. 385
Les Chambres sont occupées aujourd'hui des vastes enfantements de l'industrie
et de la pensée, mais nous serions des cœurs chétits et des cerveaux misérables si
nos aspirations vers l'avenir nous rendaient indifférents aux grandes fautes, aux
grandes gloires, aux grandes douleurs du passé. Tournons nos yeux vers les grands
destins inconnus, mais restons bons fils! Fondons la France de la paix, mais ne
soyons point injustes envers la France de la guerre !
ACTES ET PAS.OLES. — l.
*5
«!■ IIATlOliLa
386 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
UNIVERSITE.
Et d'abord ce n'est pas un médiocre bienfait que l'enseignement en commun.
Permettez-moi d'insister sur ce point.
Disons-le hautement, c'est un noble spectacle pour le monde entier que nos
collèges français tels que l'esprit nouveau de nos institutions les a faits. C'est mieux
qu'un spectacle, c'est un enseignement. Dans les universités d'Allemagne et
d'Angleterre, si illustres et si savantes d'ailleurs, les distinctions de naissance sont
consacrées, les distances qui séparent les pères dans l'état sont maintenues entre les
enfants dans l'école. Le gentilhomme reste gentilhomme, le pajsan reste pajsan. A
l'heure où je parle, Oxford a probablement encore ces fameux gazons où les fils de
lords ont seuls le droit de marcher, privilège qui irritait si profondément l'écolier
Cromwell et qui féconda peut-être dans ce sombre enfant tous les germes de
l'homme fatal. Chez nous rien de pareil. Dans les universités d'Angleterre et
d'Allemagne, la jeunesse garde ses rangs j chez nous, elle les rompt. Ou pour, mieux
dire, dans nos collèges, il n'y a pas de rangs, il n'j a que des bancs.
On dit que nos collèges font tout pour l'instruction, et rien pour l'éducation.
Mais on n'y songe pas! Messieurs, c'est déjà toute une éducation que cette confu-
sion intelligente, saine et féconde de toutes les conditions, de toutes les familles, de
toutes les fortunes, de tous les avenirs. C'est toute une éducation que cet air libre
et vigoureux qu'on fait respirer dès les premiers pas aux jeunes poumons de l'en-
fance. Ce qu'elle respire là, ce qui pénètre en elle par tous les pores, c'est la vie
même, c'est le monde, c'est la société française, grande, mêlée et libre, telle qu'elle
est pour nous, telle qu'elle sera pour nos fils. Cette atmosphère salubre, particuliè-
rement excellente pour les générations nouvelles, se compose de tout ce qu'il y a de
meilleur dans les principes que nos révolutions ont dégagés, liberté, émulation,
concours, droit de l'intelligence, droit du travail. Je le répète, point de rangs, des
bancs. Le fils du pauvre coudoie le fils du riche, le noble lutte avec le plébéien, le
nom historique qui deviendra peut-être obscur rencontre le nom obscur qui
deviendra peut-être historique.
Généreux combats! où les écoliers se sentent frères. L'état les fera un jour tous
de la même citéj le collège les fait tous de la même famille; et si par hasard, dans
les caprices et les saillies de l'âge, quelqu'un d'entre eux manque aux lois de cette
fraternité, tous la lui rappellent, vivement, énergiquement, avec cette grâce de
l'enfance qui peut devenir de la rudesse sans cesser d'être de la grâce. Au-dessus de
cette foule naïve et ardente où fermentent, mêlées à des rires d'enfants et à de?
rêves d'écoliers, les destinées futures de la nation, au-dessus de ces jeunes esprits
qui commencent, resplendissent, dans le majestueux rayonnement du génie, les
grands hommes, objet éternel d'étude et de contemplation, les poètes, les philo-
sophes, les historiens, Homère, Eschyle, Platon, Virgile, Tacite, astres qui font le
UNIVERSITÉ. 3S7
jour dans le cerveau même du genre humain. Réfléchissons-j, messieurs. Il est
bon, il est efficace que les choses soient ainsi. Le collège tel qu'il est prépare saine
ment la jeunesse; en attendant que la vie publique saisisse ces écoliers et en fasse
des citoyens , le collège crée pour eux quelque chose de plus grand encore et de plus
fécond que l'égalité devant la loi, l'égalité devant la pensée!
Égalité réelle, égalité profitable d'où se dégage librement dès l'enfance, dans la
diversité des intelligences, des aptitudes et des vocations, d'où se dégagera un jour
plus puissamment encore, pour le service de la patrie, pour les besoins de la civili-
sation, la grande, la sainte, l'utile inégalité de la nature!
388 RELIQUAT. -— I. — CHAMBRE DES PAIRS.
[LOI SUR LES PRISONS.]
Sur une page du manuscrit des Misères ''^ on lit cette note : Interrompu le i8 avril
[1847] par la loi sur les prisons. Du 18 avril au 3 mai Victor Hugo prend des notes'*'
pour un discours destiné à la Chambre des Pairs; le 3 mai il ébauche un début, mais
le lendemain même il en écrit un nouveau et continue jusqu'au 10 mai; une note du
manuscrit mentionne que ce n'est que le 21 janvier 1848 qu'il a été repris; puis la
révolution de Février ayant aboli la pairie, ce discours est resté inédit.
3 mai [1847].
Messieurs,
La matière qui occupe la Chambre en ce moment est si délicate, si difficile, et
demande, sous quelque aspect qu'on la traite, une telle circonspection, qu'ayant
peu d'habitude de la tribune encore, je n'ai pas osé me livrer au hasard de la
parole. Il m'a semblé que, dans un si grave sujet et devant un si grave auditoire, il
pourrait y avoir inconvénient, soit à dire un mot de trop, soit même à ne pas dire
un mot nécessaire, et que c'était là une de ces questions pleines de responsabilité où
l'on ne doit improviser ni les actes, ni les discours.
J'ai donc écrit ce que je voulais dire à la Chambre.
"Vous connaissez, messieurs les pairs, les travaux des écrivains sur cette matière
et sur les nombreuses questions qu'elle soulève. Le souvenir de ces travaux a été
honorablement rappelé dans le remarquable rapport qui vous a été distribué. Les
idées qui inspiraient Beccaria et Bentham, idées auxquelles j'appartiens, ne sont
plus guères en faveur, je le sais, et n'ont que bien peu d'échos dans cette
illustre assemblée; mais c'est pour le devoir et non pour le succès que je monte à
cette tribune, et si la noble Chambre m'accueille sans trop de froideur, je m'esti-
merai heureux. D'ailleurs je connais le haut esprit de la Chambre des pairs, sa
raison, son bon vouloir, sa gravité attentive, l'idée élevée qu'elle a de sa mission,
et j'ai confiance; confiance dans la sincérité que je sens en moi, confiance dans
l'impartialité que je vois autour de moi.
De tout ceci, messieurs, vous pouvez déjà conclure que je ne viens pas préci-
sément défendre le projet, je viens simplement l'approuver, et j'ai peur, je le dis
à regret, que mon appui ne lui soit plutôt dangereux qu'utile.
Maintenant j'entre en matière.
Messieurs, il faut commencer par convenir d'un fait;, les adversaires du projet
de loi vous l'ont déjà dit, et je vous le dirai comme eux. Le projet de loi touche
au code pénal, et en frappe de caducité certaines parties essentielles(^).
Eh bien! je le dis tout de suite, parmi les changements qu'il faut prévoir, et
'*' Titre primitif des Misérables. — '*' Voir pages 404-408. — ('' Nous passons une partie de
cette première version; elle est recopiée dans le texte définitif. {Note de l'Editeur.)
LOI SUR LES PRISONS. 389
dont quelques-uns vous ont été déjà savamment signalés et éncrgiquement
dénoncés, il en est un qui passe presque inaperçu, et qui suffirait à lui seul pour
me déterminer en faveur du projet. Messieurs, ce qui me convient dans la loi
proposée, le voici : c'est que tout en maintenant l'expiation, tout en maintenant
l'intimidation, en l'augmentant peut-être, elle tend à modifier profondément le
régime des peines irrévocables ^^l
4 mai [1847],
Messieurs,
Je commencerai comme les adversaires du projet.
Quand on vote une loi, et une loi de cette nature et de cette gravité, il importe
de savoir précisément ce qu'on fait et où l'on va. Vous introduisez une réforme dans
les prisons? Messieurs, je le dis avec approbation comme les adversaires du projet le
disent avec blâme, vous introduisez une réforme dans le code pénal.
Et plus d'une fois, dans le cours de cette discussion, tout en blâmant peut-être ce
qu'approuvent les adversaires du projet, tout en approuvant quelquefois ce qu'ils
blâment, je serai d'accord avec eux sur ce point unique et fondamental. Je constaterai
le même résultat, à la vérité pour en tirer d'autres conséquences. Je ne recule en
aucune façon, messieurs, ni devant le fait, ni devant l'aveu. Le code pénal français,
composé harmonieux de tout ce que les législations antérieures avaient laissé de
praticable, est, à beaucoup d'égards, un beau et noble monument. Pourtant il faut
bien qu'il subisse, lui aussi, comme tout ce qui est dans ce monde, la transfor-
mation lente, mais inévitable, des temps, des mœurs et des idées.
Messieurs, qu'on le veuille ou non, qu'on se l'avoue ou non, les reformes
dans un ordre entraînent toujours, dans un temps donné, des réformes dans un
autre ordre. À proprement parler, dans l'état de société, il n'j a pas de change-
ments matériels j tous les changements sont des changements moraux. Vous con-
struisez des chemins de fer et vous dites : je me borne à poser deux barres de fer
sur le sol. Non. Vous modifiez tout votre système de relations et d'échanges, vous
modifiez la sociabilité humaine elle-même. Vous bâtissez une prison cellulaire et
vous dites : je me borne à isoler le condamné. Non. Vous modifiez tout votre sys-
tème pénal.
Vous le modifiez en aggravant sous un certain rapport la pénalité, en l'allégeant
sous un autre rapport; vous le modifiez en substituant un mode de châtiment
uniforme aux divers procédés employés jusqu'à ce moment; vous le modifiez enfin,
et bien plus profondément encore, par la transformation que votre innovation fera
nécessairement subir aux peines irrévocables.
C'est sur ce dernier point que je désire appeler spécialement l'attention de la
Chambre; c'est là, à mon sens, le grand côté, le côté fécond de la loi.
Je m'cxpUque.
Jusqu'à nos jours, messieurs, votre savant rapporteur vous l'a dit, en France et
partout, chez tous les peuples sans exception, la loi pénale n'avait qu'un but, un
''' Ici s'arrête le premier début. (Note de l'Editeur.)
390 RELIQUAT. - - I. — CHAMBRE DES PAIRS.
but unique, un but exclusif, protéger la société. C'était là toute la théorie des
criminalistes. Pour arriver à ce but, si désirable en effet, tout leur était bon. Aussi la
pénalité ne se composait- elle alors que de deux choses, l'expiation et l'intimidation;
l'expiation, d'où résulte l'intimidation j l'intimidation, d'où résulte la sécurité
publique. Faire des exemples, tout était là. La bonté d'un châtiment se mesurait à
la quantité d'intimidation qu'il produisait; le plus effroyable était le meilleur; le
terrible se dégageait de l'horrible. Cela était clair, simple et logique.
Dès qu'un individu avait failli d'une façon que les criminalistes jugeaient grave,
la loi le saisissait. C'en était fait. Il n'appartenait plus ni à la cité, ni à la famille, ni
à quoi que ce fût de social et d'humain; il appartenait à l'exemple. La pénalité
s'épuisait sur lui. Elle ne connaissait aucun tempérament, aucune limite, votre
rapporteur vous l'a rappelé. Le condamné n'était plus qu'une chose passive dont il
n'y avait qu'un parti à tirer, l'intimidation. La loi pénale l'enveloppait tout entier;
elle ne lui laissait rien; elle le torturait physiquement, elle le dégradait moralement.
Il n'y avait pas d'échafaud assez ignominieux, pas de chaîne assez lourde, pas de
prison assez affreuse. Il fallait que le condamné devînt un être effrayant; qu'enchaîné
il fît peur, que libre il fît horreur. Le forçat, par exemple, était une sorte de démon
fait par la loi.
A ce point de vue, que devaient être alors et qu'étaient en effet les éléments de la
pénalité.? c'était l'irréparable, quant à la personne; l'irrévocable, quant à l'honneur;
d'une part les mutilations, la flétrissure au fer rouge, la mort; d'autre part, l'infamie.
— Et je le répète, tout cela était logique '^).
L'histoire, messieurs, est pleine des résultats de cette théorie pénale, si longtemps
et si universellement pratiquée. Les archives de vos maisons de justice en sont
encombrées. Ces résultats sont tristes. Je me sers d'un mot très doux. En appliquant
ces théories, on n'avait pas songé que, même en se tenant à ce point de vue unique
du châtiment pour l'exemple, les divers procédés employés pour produire l'intimi-
dation chez le peuple, produisaient en même temps l'exaspération chez le condamné,
s'il survivait, et réussissaient surtout à faire de tous les coupables des scélérats et de
tous les scélérats des monstres. Le crime renaissait du crime avec mille têtes. De là
une inquiétante progression dans la criminalité. Sans compter bien d'autres inconvé-
nients et bien d'autres périls. Dès le dernier siècle, Montesquieu, Voltaire, puis
Beccaria, puis Howard et Bentham élevèrent la voix. Les criminalistes furent forcés
de reconnaître, d'abord que la société n'était pas protégée, que le but n'était pas
atteint; ensuite, que, même la société fût-elle protégée et garantie, tout n'était pas
dit, qu'il restait un devoir à remplir, et qu'enfin dans ce condamné, dans cette chair
vile, dans ce sujet du châtiment et du supplice, dans cette matière à expériences
pénales, il y avait un homme.
C' En marge, ces quelques lignes encerclées, précédées de cette note : Pont l'interruption.
Je n'exagère rien , bien au contraire, j'adoucis le tableau, mais il serait surprenant,
messieurs, que de pareilles choses eussent pu être faites, et qu'elles ne puissent pas
être dites. D'ailleurs je ne fais que rappeler le propre langage de votre rapporteur.
Je continue.
LOI SUR LES PRISONS. 39I
Un homme, c'est-à-dire une créature douée de raison, de sensibilité, de volonté;
une créature ayant, non pas seulement un instinct comme la brute, mais une
intelligence, et par conséquent une destinée; une créature digne d'attention, même
dans son abaissement, parce qu'elle a en elle l'étincelle céleste qui ne s'éteint pas,
parce que rien de définitif ne s'accomplit dans ce monde, même pour le condamné
le plus misérable; parce qu'enfin, si mutilé et si anéanti qu'il soit dans la vie
présente, ce condamné contient encore, dans toute sa sainteté redoutable, le mystère
d'une autre vie.
La loi a reconnu cela et a eu raison de le reconnaître. Oui, le condamné est un
homme. Cet homme n'est point à jamais perdu. Il n'appartient pas à la loi, comme
on disait dans l'ancien langage; tout condamné qu'il est, il appartient à lui-même,
c'est-à-dire à Dieu. Quel qu'il soit, il a comme nous tous, et autant que nous tous,
il conserve sous toutes les inflictions légales, au fond de la plus douloureuse
abjection, même après avoir perdu justement son nom, son bien, sa place dans la
famille, son inviolabilité comme citoyen, sa liberté comme homme, il conserve le
droit qu'aucune loi ne peut entamer, qu'aucune sentence ne peut retrancher, le
droit qu'on ne peut jamais perdre, le droit de devenir meilleur.
Voilà ce que la loi a reconnu; elle sait en outre maintenant et désormais elle
n'oubliera plus que, dans un homme déchu, même quand on ne respecte plus
l'homme, on doit encore respecter l'humanité.
Ceci, messieurs, a été un pas immense. Reconnaître une vérité, c'est s'élever à
un sommet. Une fois cette vérité reconnue, l'horizon de la loi s'est agrandi. A dater
de ce moment, la pitié, la grande pitié chrétienne, entre dans la loi. Un nouvel
élément s'introduit dans la question pénale. Jusque-là, vous vous le rappelez, elle
n'avait que deux termes, l'expiation et l'intimidation. À ces deux termes il vient
s'en loindre un troisième, l'amendement du coupable. Or, vous le savez, messieurs,
les problèmes sociaux sont comme les problèmes algébriques. Y ajouter un terme,
c'est les modifier de fond en comble. La question pénale a donc changé de face.
J'aborde sur le champ ce nouveau point de vue, et je vais essayer de le caracté-
riser en quelques mots, en demandant d'avance pardon et attention à la Chambre
pour les idées un peu métaphysiques et pour les généralités inséparables du sujet.
Je promets d'y insister le moins possible.
Vous le savez, messieurs, l'homme social pour la loi n'a que trois aspcas : il naît
et se développe, puis il existe dans la plénitude de ses facultés, puis il peut déchoir
et faillir; en d'autres termes, il est enfant, il est homme, enfin il peut être
coupable.
Voilà un enfimt, qu'en ferez-vous .f* Voilà un homme, qu'en ferez-vous? Voici un
coupable, qu'en ferez-vous .?
Vous devez à l'enfant l'enseignement, à l'homme l'occupation, au coupable le
châtiment.
De là les trois grands problèmes, je dirais presque les seuls, qui embrassent la
société tout entière : l'éducation, le travail, la pénalité.
L'éducation, l'organisation du travail, la pénaHté, trois grands principes d'où
découlent trois législations qu'il faut sans cesse retoucher, constamment perfectionner.
392 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
toujours refaire, et qui se tiennent et se pénètrent si intimement, que la dernière,
la législation pénale, ne fait que combler les lacunes et compléter l'œuvre des deux
premières; d'où il suit qu'elle n'est bonne, cette législation pénale, qu'autant qu'elle
les résume et les contient toutes les deux; en d'autres termes, que la pénalité doit se
composer d'éducation et de travail.
Ces trois choses que la prévoyance sociale doit au peuple, doit à tous, — car
lorsque je dis le peuple je dis tout le monde, — sont trois bienfaits. Certes, personne
ne le conteste, l'éducation est un bienfait; le travail assuré et réglé est un bienfait;
mais, j'appuie sur ce point, car, selon moi, ceci éclaire toute la loi que vous discutez
et en donne le vrai sens, la pénalité aussi doit être un bienfait; un bienfait sévère,
mais un bienfait.
Bienfait pour la société qu'elle doit protéger, bienfait pour le coupable qu'elle doit
améliorer.
Voilà, messieurs, sous son double aspect, quel est l'état complet, l'état moderne
de la question.
Améliorer le coupable.? Cela est-il possible? Cela est-il utile à la société? Si cela
est possible, si cela est utile, comment j arriver? par quels moyens? par des moyens
doux? Mais alors on diminue l'intimidation qui doit s'attacher à la peine, et la
société n'est plus protégée. Par des moyens rudes? Quels sont-ils? Et en ce cas,
comment conciHer la douceur paternelle du but avec la dureté du moyen?
Telles sont, messieurs les pairs, les principales difficultés que le projet de loi
soulève. Je vais les examiner rapidement, et j'espère vous faire voir qu'elles abou-
tissent toutes à la grande modification pénale qu'elles rendent imminente et que
j'indiquais en commençant.
Premièrement, est-il possible d'amender le coupable? sur ce point pas d'objections
sérieuses. Pour dire non, il faudrait nier l'évangile, le christianisme, la civilisation,
l'humanité même.
Deuxièmement, est-il utile d'amender le coupable? ici encore point d'objection.
L'utilité est flagrante. A ne se placer qu'au point de vue de l'exemple, point de vue
sans doute incomplet, mais du reste excellent, certes, c'est un bon exemple qu'un
coupable puni ; il y en a pourtant un meilleur, c'est un coupable repentant.
Reste le moyen. Comment arriver à l'amendement du condamné?
Il est évident que l'amendement doit sortir du châtiment, et que le moyen
d'amélioration doit être contenu dans le mode de punition. Tout homme coupable
est une éducation manquée qu'il faut refaire. La prison doit être une école. J'ajoute
ceci : quoi que vous fassiez, messieurs, la prison est nécessairement et sera toujours
une école. La captivité ne peut être un état neutre et inerte. L'esprit d'un homme
ne saurait entrer dans une prison pour n'y rien faire. Il faut qu'il y travaille. Seule-
ment si vous ne voulez pas que ce soit une école pour le bien, ce sera une école
pour le mal.
C'est là en effet ce qu'était la prison sous ce que j'appellerai l'ancien régime pénal.
Alors, comme le point de vue était tout autre, comme la loi voulait, avant tout et
à tout prix, l'exemple uniquement, l'exemple dans toute sa terreur, système que
pour ma part je déclare franchement détestable, comme le but de la pénalité.
LOI SUR LES PRISONS. 393
aujourd'hui complexe, était simple, tout concourait logiquement à la dégradation
du condamné. On eût dit que la loi ne voulait pas en avoir le démenti; dès qu'elle
avait déclaré un homme infâme, s'il ne l'était pas encore, il fallait qu'il le devînt. La
perversité du coupable était, si l'on peut ainsi parler, précieuse à la loi et faisait partie
de l'exemple. Un homme commettait une faute; la pénalité s'emparait de lui. On
serait presque tenté de dire qu'elle l'examinait, et que, lui ayant reconnu des dispo-
sitions, elle le plaçait dans une maison d'éducation. Messieurs les pairs, ces maisons
d'éducation existent encore; ce sont les prisons actuelles, les prisons dites prisons-en-
commun. Représentez-vous un moment, cela importe au parti que prendront vos
consciences dans cette discussion, représentez- vous ce que sont ces prisons dont je
parle. Là, chaque spécialité, permettez-moi ce langage, car il exprime clairement la
chose, chaque spécialité, dis-je, a ses professeurs qui font des cours de crime supé-
rieur, qui expliquent les maîtres et les modèles, et qui enseignent aux petits coupables
le respect et l'admiration des grands criminels ^^î. Là chaque misérable trouve un
guide pour le mener plus avant. Le banqueroutier trouve le voleur, le voleur trouve
le meurtrier. C'est tout un système complet d'enseignement auquel rien ne manque ,
et qui se complique de la promiscuité des âges, et qui admettait même, il n'y a pas
bien longtemps encore, la promiscuité des sexes. Si vous doutez, si le tableau vous
semble trop noir pour être vrai, vous pouvez vous convaincre, faites un pas, n'allez
pas plus loin qu'une des barrières de Paris, et entrez dans cette prison qu'on appelle
le dépôt des condamnés. Vous trouverez là pêle-mêle, dans la même salle, dans le
même dortoir, le filou et le faussaire, le vagabond et l'assassin, l'enfant de seize ans
et demi condamné à treize mois de prison pour le vol d'un mouchoir, et le forçat
rompu à tous les crimes qui retourne au bagne avec des cheveux blancs. Vous verrez
là faisant le même travail, assis sur le même banc, côte à côte, riant ensemble et
chuchotant tout bas des paroles affreuses, des malheureux qui vous épouvanteront,
les uns par leur vieillesse, les autres par leur jeunesse.
Oui, messieurs, vous les verrez se parler bas et rire ensemble. Que peut-il y
avoir dans un pareil rire.f*
Ce sont ces maisons-là qui vous font la criminalité que vous avez.
Ces prisons ne sont autre chose que des cuves où se combine et fermente toute la
lie sociale; véritables foyers d'infection morale, disséminés sur la face du pays, entre-
tenus à grands frais par l'état, d'où se répandent dans la population entière tous les
miasmes de l'ignominie et toutes les contagions du crime.
Maintenant, messieurs, voulez- vous savoir ce qu'on vous propose pour remplacer
ces vieilles prisons, ces hideux collèges de honte et de dépravation.? Le voulez- vous
voir? Rien de plus facile. Sortez du dépôt des condamnés que j'ai essayé de vous
peindre, traversez la rue, frappez à la porte qui est en face. Il y a là une prison
cellulaire. Les deux systèmes sont en présence et se regardent. Entrez. Faites-vous
ouvrir successivement une, deux, trois, dix cellules au hasard. Qu.'y trouvez- vous.?
Un prisonnier calme et sérieux, qui a tout à la fois l'air puni et l'air grave. Il sait
(') Victor Hugo fait démontrer l'application de ces cours de crtme supérieur par Glapieu, le héros
du drame : Mille francs de récompense édition de l'Imprimerie nationale. {Note de V Éditeur.)
394 RELIQUAT. — L — CHAMBRE DES PAIRS.
qu'il a des compagnons de captivité, mais il n'en a jamais vu un seul. Personne ne
sait son nom dans la maison, excepté le directeur. Enfermez-vous avec lui. Ques-
tionnez-le. Vous lui demandez s'il s'ennuie, il vous répond qu'il travaille j que
d'ailleurs il voit ses parents une fois par mois, le médecin une fois par semaine,
l'instituteur une fois par semaine, des visiteurs charitables de temps en temps, le
contremaître tous les jours, le gardien à chaque instant, l'aumônier chaque fois qu'il
le veut. Il ne savait pas lire en entrant dans la prison; il vous montre son écriture
et ses livres. Il ignorait le travail; maintenant il sait un métier et il a un état qui le
fera vivre. Il n'avait jamais songé à Dieu; maintenant il prie tous les jours, et il a
dans l'âme tout ce que la prière j met. Il est captif, mais il savoure soir et matin la
prière comme une liberté; il est seul, mais il sent distinctement la compagnie de
Dieu. Aucun désespoir, aucune exaspération, aucun mauvais projet. Il a connu
peut-être d'autres prisons, demandez-lui quelle est celle qu'il préfère, il vous
répondra : — Celle-ci. — Pourquoi.? La plupart diront : Pane ^ue Jj suis seul. —
Un jour un prisonnier m'a fait cette réponse remarquable : — Parce que rien ne me
dérange. Un autre m'a remis un mémoire écrit que j'ai entre les mains et qui se
termine par la conclusion que voici : «Ce n'est qu'à l'aide du système cellulaire, qu'à
l'aide de deux retraites générales tous les ans pendant trois jours dans la chapelle,
qu'on parviendra à faire de véritables bons sujets.» Un autre auquel je posais cette
question : si vous aviez un jeune frère qui fît une faute, où le mettriez-vous .? m'a
répondu : — Ah! ici! — Enfin entrez à l'infirmerie, il j a cinq cents détenus,
vous trouvez deux ou trois malades.
Messieurs les pairs, vous avez vu tout à l'heure l'ancien système, vous voyez
maintenant le nouveau. Comparez, et choisissez.
Mais, dira-t-on, ceci est la Roquette, et il n'y a là que des enfants. Allez à Tours,
à Bordeaux; ce sont des pénitenciers d'hommes; vous constaterez les mêmes
résultats.
Messieurs, j'ai lu comme vous les statistiques, je connais les chiffres. Je ne les
discuterai pas. Il paraît que rien n'est facile à se procurer comme des chiffres. Il y en
a pour, il y en a contre; tout le monde en a. Les chiffres sont comme des batteries
de canons; on s'empare de ceux de son adversaire et on s'en sert contre lui; il suffit
de les retourner. Je ne me servirai donc dans cette question ni des chiffres, ni des
statistiques; j'aime mieux parler à la haute raison de mes nobles auditeurs, au bon
sens, au sentiment intime du juste et de l'utile. Je me borne aux faits que je sais
bien. J'ai visité depuis quinze ans un grand nombre des prisons de France depuis
le bagne humide et glacial de Brest jusqu'au bagne brûlant de Toulon; j'ai visite
les prisons d'une moitié de l'Europe, depuis les vieilles geôles classiques de l'Espagne
jusqu'aux pénitenciers de Lausanne et d'Eberbach. Je parle comme un homme
simple et sincère qui a vu.
Eh bien, voici ce qui est le vrai pour moi :
Qu'est-ce que la cellule } un calmant. Le plus puissant et le plus efficace de tous
les calmants. Au moment où le condamné y entre, qu'y trouve-t-il .'' L'ennui.? le
désespoir.? la torture.? la rage.? l'endurcissement.? la fohe.? non, messieurs, dans cette
cellule il y a trois choses : l'isolement, le travail, le silence; l'isolement qui fait
LOI SUR LES PRISONS. 395
qu'on se cherche et qu'on se trouve; le travail qui occupe le corps et la pensée sans
distraire la conscience; le silence, source de méditation et d'assainissement, car, vous
le savez, messieurs, de même qu'il y a de certaines paroles qui engendrent les
ténèbres dans l'esprit, il j a un certain silence qui y produit la lumière.
Sans doute le système cellulaire offre encore des lacunes. Il a beaucoup à recevoir
de l'expérience. Cette éducation du condamné qu'on refait peut être mieux refaite.
Premièrement les livres, par exemple, peuvent être d'un choix meilleur, et sur ce
point spécial il faut donner à l'université qui les approuve des avertissements sérieux.
Deuxièmement, c'est bien sans doute d'enseigner au prisonnier l'orthographe, mais
il faut lui enseigner aussi la prononciation, cette autre orthographe. Troisièmement,
les chapelles doivent être construites de façon que tous les prisonniers voient le
prêtre, les infirmeries de façon que tous les malades voient perpétuellement les
infirmiers. Quatrièmement, le métier qu'on fait apprendre au prisonnier doit être
un métier complet qui puisse le faire vivre et non un fragment de métier, comme
cela arrive dans les maisons où l'intérêt de l'entrepreneur du travail est plus écouté
que l'intérêt du condamné, qui est l'intérêt même de l'état. Cinquièmement, les
guichetiers laïques doivent être remplacés par des guichetiers religieux qui ont fait
vœu d'humilité et de douceur, et qui sont des frères pour le prisonnier. Tous ces
perfectionnements et bien d'autres encore sont nécessaires et possibles. Mais somme
toute, et toutes restrictions admises, il reste ceci : la cellule est un lieu de justice
et de recueillement où le condamné achève lui-même sur lui-même le jugement
que la société a commencé; la cellule est un lieu de dépouillement où le coupable
quitte son passé. Dans ce grand silence que la cellule fait autour de lui, le coupable
donne la parole à toutes ces voix de sa pensée qu'il avait fait taire jusqu'alors.
Je le dis avec un sentiment de conviction profonde, telle qu'elle est, la cellule est
bonne; elle atteint les deux buts de la loi; elle terrifie et elle améliore.
La Chambre le voit, j'ai abordé toutes les questions successivement, et je les ai
résolues comme la loi projetée. Oui, l'amendement des condamnes est possible.
Oui, il est utile. Oui, il peut être, oui, il doit être obtenu par l'emprisonnement
cellulaire, procédé excellent, parce qu'il est tout ensemble afflictif et calmant.
J'abonde, vous le voyez, dans le sens du projet.
C'est ici, messieurs les pairs, que surgit la grande difficulté, et selon moi, le
grand avenir de la loi ^^^.
Un homme sort de votre maison cellulaire des travaux forcés; il a racheté sa
faute, il a subi sa peine; la cellule a produit Feffet que vous en attendez; elle a fait
de lui un autre homme. C'est maintenant un travailleur honnête et laborieux. Le
terme de son expiation est arrivé; il voit devant lui le soleil, la liberté, cette société
humaine qui l'a rejeté et qui le rappelle; il est plein de joie, d'espérance et de bonnes
pensées; la prison s'ouvre, il va en franchir le seuil. En ce moment la loi le saisit
au collet, et lui dit : Halte-là! tu es infâme!
^'' Interrompu le lo mai 1847. Repris le 21 janvier 1848.
[Noie en marge au manuscrit. \
396 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
Tu es, à perpétuité! sous la surveillance de la haute police, tu seras publiquement
et légalement observé, tu es enveloppé par toutes les incapacités ignominieuses
qu'entraîne la dégradation civique j tu seras exclu de tous les droits, de toutes les
aptitudes et même de toutes les charges honorables du citoyen. Tu ne pourras
témoigner en justice, ton serment est méprisé d'avance j ta signature ne pourra faire
foi dans un acte ; tu ne pourras être tuteur de tes propres enfants qu'avec permission
de ta famille; personne ne savait ton nom dans ta prison, tout le monde le saura
dans ton village ou dans ta ville; on te montrera au doigt, on te fuira, on aura
honte et horreur de toi, ta vie entière est à jamais flétrie. Tu es infâme.
Messieurs, ceci est grave. Quoi! vous auriez fait tant de choses pour en venir là!
Mais vous auriez simplement oublié l'essentiel ! Quoi ! vous auriez ôté ce qu'il y
avait de mauvais dans cette âme, et vous maintiendriez ce qu'il j a d'irrévocable
dans la peine ! Quoi ! d'un côté l'homme qui s'est amendé , de l'autre la sentence qui
ne fléchit pas! Quoi! pendant de longues années, à l'aide d'une sorte d'orthopédie
morale, vous auriez redressé une conscience difforme, et à l'heure de la guérison et
de la délivrance, vous la forceriez à reprendre ce vêtement de la honte publique fait
pour une perversité qu'elle n'a plus! Ainsi, vous sembleriez n'avoir réveille dans ce
prisonnier le goût et l'amour du bien, n'avoir renouvelé l'épiderme de ce cœur que
par un raffinement de cruauté, et pour le rendre plus sensible au froid de l'ignominie
et du mépris! Ainsi, tandis que dans la paix sombre d'une prison, par le silence,
par la solitude, par le travail, par la prière, vous refaites une âme de toutes pièces,
œuvre miséricordieuse et chrétienne, le vieux système implacable resterait à la porte,
attendrait sa proie et la ressaisirait au passage, en sorte qu'on pourrait dire que ce
serait le jour de la liberté que commencerait le supplice! Ainsi vous auriez fait faire
en Angleterre, en Suisse, en Amérique, tant de patientes explorations, tant d'in-
telligentes études, vous auriez appelé les trois pouvoirs, vous auriez dépensé des
années et des millions pour produire une loi dont le chef-d'œuvre serait un honnête
homme infâme!
Ah! si une telle monstruosité était possible, si ce résultat immoral, révoltant,
navrant, pouvait être accepté par le législateur et maintenu, savez- vous de quel
côté serait désormais le crime, le crime contre la raison, contre l'humanité,
contre la société, contre la justice, le crime contre le repentir? Je n'hésite pas à le
dire, du côté de la loi. Ce serait la plus sombre des dérisions. La loi que vous faites
mentirait en promettant de rouvrir au coupable amendé et repentant cette porte de
la société que les peines infamantes, geôlières monstrueuses, tiennent à jamais
fermée !
Mais, dira-t-on, il y a les dispositions du code d'instruction criminelle sur la
réhabilitation. Le libéré pourra en profiter'^). Messieurs, vous le savez, ces dispo-
sitions sont à peu près illusoires. Elles ne peuvent, dans tous les cas, être invoquées
que cinq ans, au plus tôt, après l'expiration de la peine. Cinq ans! et que fera,
pendant ces cinq années, votre honnête homme infâme.'' Quel spectacle donnera-t-il
à la société, et que se passera-t-il en lui? Messieurs, restons dans le vrai; la réha-
''' T. — art. — {NoU au manuscrit attendant une vérification, La 'vérification n'a pas été faite.)
LOI SUR LES PRISONS. 397
bilitation est un leurre j (citer les chiflFrcs des réhabilités) l'infamie une fois prononcée
est indélébile j elle ne comporte ni augmentation ni diminution. Elle est un
superlatif; la clémence royale, toute puissante contre la mort, est impuissante contre
l'infamie. Une grâce ne l'efface pas. Tous les criminalistes le déclarent, tous, c'est
une peine irrévocable et perpétuelle!
Eh bien, messieurs! revenons au principe. Le principe, le voici : messieurs,
disons-le, la perpétuité de l'infamie suppose, implique, exige la perpétuité de la
perversité. Où il n'y a plus de perversité, l'infamie est le plus douloureux des
contresens.
Votre loi qui amende doit donc amender doublement, détruire la perversité dans
le cœur du coupable et, du contrecoup, détruire l'infamie dans la pénalité. Ou du
moins la restreindre et la limiter, je vais dire à quoi et comment.
Nous voici donc amenés logiquement, irrésistiblement, selon moi, à ce point
que je signalais en commençant, à ce but si désirable, la revision des articles du
code pénal qui établissent les peines infamantes et la revision des articles du code
d'instruction criminelle qui règlent la réhabilitation. En d'autres termes, et en réser-
vant les cas dont je vais vous entretenir sommairement tout à l'heure, à la sup-
pression de l'infamie pénale. Ce qui sera un nouveau pas, un pas décisif vers ce
but glorieux indiqué au législateur dès le siècle dernier par Voltaire et Beccaria,
l'abolition complète des peines irréparables.
Cette suppression sera, dans un temps donné, l'inévitable complément de la loi
que vous discutez en ce moment. Ainsi, messieurs, de preuve en preuve, de
déduction en déduction, je reviens à l'affirmation par laquelle j'ai commencé : Cette
réforme des prisons sera la modification du code pénal.
Messieurs, ne vous étonnez ni ne vous alarmez de ce grand résultat. C'est un
bon signe pour les nations que leur loi pénale s'adoucisse. Montesquieu l'a dit, la
pénalité dans un état diminue à mesure qu'il approche de la liberté.
Et puis ne pensez pas que l'infamie légale, avec l'extension irréfléchie qu'on lui
a donnée, soit bonne. Ne pensez pas qu'elle se soit introduite dans vos codes sans
résistance de la part des esprits les meilleurs et les plus graves. En 1808, dans la
discussion du code pénal, les peines infamantes furent repoussées par Regnault de
Saint-Jean-d'Angélj, Corvetto et Berlier. Merlin les fit admettre, par ce seul motif
que la constitution en parlait, et attachait aux peines infamantes la privation des
droits politiques. Bentham dans sa théorie des peines et M. Livingston dans son
Rapport sur un plan de code pénale répudient tous deux les peines infamantes. L'effi-
cacité et la bonté de ce genre de peines a été contestée devant vous en 1832 par
notre noble collègue, M. le duc Decazes ^^\ et par notre autre collègue, M. Rossi,
dans son Traité de droit pénal. Enfin les deux jurisconsultes commentateurs du code
pénal, MM. Chauveau et Faustin-Hélie, trouvent à l'infamie légale ces quatre
inconvénients immenses : d'être immorale, indivisible, inégale et irréparable, et ne lui
reconnaissent d'autre mérite que d'être exemplaire.
''' Voir ses paroles dans le commentaire du code de MM. Ad. Chauveau et
Faustin-Hélie, t. I", page 95. {Note du manuscrit.)
398 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
C'est là, certes, payer l'exemplarité bien cher.
Messieurs, je le répète et je livre ceci à vos méditations, admettre d'un côté et
réaliser en effet l'amélioration du condamné, et d'un autre côté maintenir je ne sais
quelle éternité dans la peine, cela est inadmissible. Je dirai au législateur : si ce que
les peines infamantes ont d'exemplaire vous paraît bon, si vous craignez de désarmer
la société, attachez, j'j consens, attachez l'infamie aux cas de récidive, à l'endur-
cissement constaté, aux crimes frappés de pénalités perpétuelles, aux grands actes de
corruption et de prévarication solennelle qui entraînent la dégradation civique; mais
réservez-la, et ne la prodiguez point. Qu'elle ne se dresse pas de toutes parts sur le
seuil de la loi. Qu'elle ne puisse jamais être encourue pour une première faute.
Qu^elle ne puisse atteindre un adolescent! Que savez-vous de cette âme pour la
damner .f* ce qui me fait le plus frissonner, c'est l'irrévocable accompli aveuglément,
c'est l'irrémissible prononcé sommairement, ce sont les choses graves faites
légèrement.
Jeter une peine irrévocable sur une conscience qui peut encore se corriger et se
repentir, sur un être auquel il reste une étincelle, si faible qu'elle soit, de vie
morale, c'est identiquement la même chose qu'enterrer un homme encore vivant.
Messieurs, je n'exagère point. L'infamie est une peine de mort. Ainsi considérée,
elle a son utilité, je dirais presque son excellence. Restreinte aux cas que je viens
d'indiquer, elle est, je le dis dans ma profonde et inébranlable conviction, la seule
peine de mort que les hommes aient droit et intérêt à prononcer. Elle est irrévo-
cable comme l'autre peine de mort, et n'est pas matériellement irréparable; elle
fait un exemple aussi terrible, et plus long, par conséquent plus salutaire; elle ne
peut jamais être efficacement appliquée que d'accord avec l'opinion; elle n'inquiète
pas la conscience du juge; elle n'usurpe pas le droit de vie et de mort qui
n'appartient qu'à Dieu; elle ne risque jamais d'abrutir le peuple et de le rendre
féroce; elle l'intimide et le civilise. Grave considération! elle ne donne point d'arme
aux révolutions!
J'insiste sur ce mot qui peut-être ne se fait pas assez comprendre au premier
abord : l'infamie est une peine de mort. L'infamie en effet retranche le coupable
de la société comme le glaive; l'infamie crée un être qui n'a, pour ainsi dire, plus
de nom, plus de famille, plus de place dans l'état, plus de droit dans la cité; qui
erre autour de tout sans avoir droit à rien; qui n'existe plus, et qui vit pourtant;
qui se meut, qui respire, perpétuellement exposé à tous les regards, afin de
montrer à tous, pour l'épouvante de toutes les mauvaises pensées, ce que le crime
peut faire d'un homme, ce que le châtiment peut faire d'un citoyen; afin, en un
mot, de montrer à ceux qui penchent ce qu'on devient quand on est tombé!
Oui, conservez cette peine dans la loi, appliquez-la aux derniers coupables et
faites-la coïncider alors avec la perpétuité de l'expiation matérielle. Cela est exem-
plaire, efficace, et juste; mais ne faites pas de cette peine capitale et terrible une
peine accessoire, n'en faites pas le prolongement inutile d'un châtiment afflictif subi
et complet, ne l'ajoutez pas, le jour de la délivrance, à la destinée d'un malheureux
amendé et repentant, comme supplément, comme luxe, comme si la loi disait :
A.h! i'at oublié quelque chose!
LOI SUR LES PRISONS. 399
C'est ébranler, par cette infliction superflue, la solidité de ce repentir et par
conséquent la paix de la société, créer un danger en s'imaginant qu'on prend une
précaution, couronner la justice par l'injustice. Oh! messieurs; j'y insiste, ce serait
un triste leurre et un étrange travail que celui-ci : Votre loi pénitentiaire s'efforçant
de rendre aux condamnés un avenir que votre loi pénale leur aurait retiré à jamais !
cela ne se peut. Evidemment la loi nouvelle contrariera, minera et finira par
réformer la loi ancienne, et c'est du fond du cœur que je m'associe à ce grand
progrès.
V)ici un développement traitant un autre aspect de la question, mais qui devait
prendre place après ces mots : la suppression de l'infamie pénale '^l
C'est-à-dire que nous nous acheminons dès aujourd'hui, de ce pas grave et
lent, mais infaillible, qui convient à la loi, vers la réalisation du vœu de Voltaire
et de Beccaria, vers un autre but, plus souhaitable encore, l'abolition des peines
irréparables.
Il ne faut pas se le dissimuler, messieurs, il j a dans le châtiment deux
choses, un côté incomplet, défectueux, ne concernant que l'individu, délicat pour
la conscience du juge, facile à excéder, incertain, l'expiation; un côté complet,
excellent, utile à l'individu, efficace pour la société, impossible à exagérer, cer-
tain, l'intimidation. Le but de la loi étant de réprimer pour prévenir, la meilleure
loi pénale serait celle qui retirerait au côté incertain pour ajouter au côté certain,
qui diminuerait la souffrance en accroissant l'exemple; en d'autres termes, qui
tirerait de la moins grande quantité d'expiation la plus grande quantité d'inti-
midation.
Je viens de dire que l'expiation est le côté défectueux, incertain et incomplet
de la pénalité. Et savez- vous pourquoi, messieurs? C'est qu'à considérer le fond
vrai et éternel des choses, l'expiation des actions humaines n'est pas un fait
humain; l'expiation des actions humaines est un mystère, mystère impénétrable
comme la providence elle-même. L'expiation légale n'est qu'une ombre de cette
redoutable expiation divine qui attend les hommes et qui les saisit tous, à son
heure, les uns pendant la vie, les autres après. La loi obligée de veiller, de pré-
voir, de défendre les bons, de frapper les mauvais, imite comme elle peut cette
grande action de la providence. La loi elle aussi, il ne faut pas l'oublier, et c'est
là sa sainteté, est une sorte de providence d'en bas; mais, la plupart du temps,
tout lui manque pour apprécier dans leurs variétés innombrables les faits, les
individus, les circonstances, les aggravations, les excuses, et par conséquent pour
châtier le coupable dans la proportion de la faute. Quelle machine grossière que
la balance de la loi à côté de cette invisible balance éternelle où un grain de pous-
sière pèse quelquefois autant qu'un empire! Messieurs, à proprement parler,
''' Voir page 397.
400 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
l'expiation appartient à Dieu. Il se l'est réservée. La société n'a pleinement que
l'intimidation.
Voici donc quel doit être le principal objet de la loi pénale : diminuer la peine
en réalité à la condition de l'accroître en apparence. L'expiation sans doute, mais
l'intimidation surtout.
Pour le dire en passant, au moment où nous sommes, l'administration en
France fait tout le contraire. Elle fait ce que j'appelle des exemples à huis-clos. Il
suffit pour s'en convaincre de songer à la manière dont la peine de mort s'exécute
maintenant, à Paris en particulier, de comparer l'exemple qui se fait place Saint-
Jacques à l'exemple qui se faisait place de Grève. Mais voici un autre fait qui
prouve ce que j'avance.
Messieurs, le vieux système pénal, comme l'a si justement dit l'honorable pro-
cureur général à la Cour de cassation, était atroce^^"^-^ mais il avait du moins ceci
de bon qu'il faisait ce qu'il voulait faire. Il excellait dans l'expiation, et il excellait
dans l'intimidation. Rien de glaçant comme cet appareil de poteaux, de roues,
d'échafauds, de gibets permanents, on pourrait presque dire de potences monu-
mentales dont il couvrait le pays.
L'ancien mode de transport des condamnés aux bagnes, conservé jusqu'à nos
jours, était particulièrement terrible. Vous vous rappelez cette effroyable chaîne
des galériens, ces misérables traversant les provinces, traversant toute la France,
liés sur des charrettes, jambes pend^j^tes, le carcan au cou, transis de froid,
mouillés par la pluie, roués de coups de bâton, espèce de pilori ambulant qui
durait vingt ou trente jours. Certes, cela était au plus haut degré intimidant ^^K
Cela était intimidant, mais cela était sauvage. Or, quand l'intimidation est par
trop sauvage, quand l'exemple est par trop pittoresque, notre civilisation n'en
veut pas. Il a fallu renoncer à ce procédé. Eh bien, savez- vous ce qu'on a imaginé
pour remplacer cette vieille chaîne effrayante.? Une voiture peinte des couleurs les
plus riantes, peinte des couleurs joyeuses du perroquet, vert, rouge et jaune, un
omnibus dont les jalousies sont fermées, et qui fait dire aux passants quand il
traverse la ville : — Tiens! mais on doit être fort bien là-dedans!
Eh bien non! on y est très mal. On y est très mal, mais on ne s'en douterait
pas. Le prisonnier est là, dans un compartiment étroit, assis sur une planche,
meurtri par tous les cahots de la voiture, manquant d'espace pour ses pieds, pour
ses coudes, pour ses genoux, étouffant l'été, glacé l'hiver, et après trois ou quatre
jours passés dans cette boîte, gaie à l'extérieur, affreuse à l'intérieur, il arrive à
Toulon évanoui de douleur. Messieurs, il y a là ce que je connais de plus triste
au monde, du châtiment perdu.
Eh bien! savez-vous ce que je voudrais? Tout le contraire. Je voudrais qu'à de
certains jours on vît passer dans les rues et sur les grandes routes avec une rapi-
dité terrible une espèce de cercueil roulant, une longue voiture toute noire sur
^^^ Propres paroles de M. Dupin à la Cour de cassation. (Son discours, page lo. )
[Noie de Ui^or Hugo écrite sur un jeuiUet séparé.] — ^^^ Tout un chapitre des Misérables , IV" partie
La Codent) , décrit cette chaîne des galériens. {Note de i' Editeur.)
LOI SUR LES PRISONS. 40I
laquelle on lirait en lettres blanches ce seul mot : Justice. On se dirait avec terreur :
C'est là qu'ils sont!
Et puis je voudrais que dans cette voiture il n'y eût ni géhenne, ni torture,
qu'il ne fût pas absolument impossible au prisonnier d'y déplacer sa jambe ou son
pied, et qu'il pût y être transporté sans y tomber malade. Car, je le répète, pour
moi l'idéal du châtiment est le châtiment qui ferait le moins de mal possible à
celui qui est dedans en faisant le plus de peur possible à celui qui est dehors j ou,
comme je le disais tout à l'heure, qui tirerait de la moindre expiation la plus
grande intimidation.
C'est là le problème du châtiment : diminuer la souffrance et augmenter
l'appareil. L'avenir le résoudra.
En attendant, j'approuve la loi proposée, je l'approuve parce qu'elle améliore
le condamné dans le présent et la pénalité dans l'avenir; je l'approuve parce qu'elle
fait clairement ressortir le vice des peines infamantes; je l'approuve parce qu'à
mon sens et j'ai tâché de le démontrer, par le seul fait de sa présence au milieu
de nos lois, elle détruira prochainement l'infamie légale et dans un temps donne
toutes les autres peines irréparables; grand bienfait pour mon pays; grand exemple
pour les nations.
En proposant cette loi, le gouvernement est dans une bonne voie. Qu'il
continue. Qu'il mette successivement à l'étude toutes les hautes questions sociales.
Nous l'y aiderons avec ardeur.
J'ai fini, messieurs. Il me reste pourtant encore un mot à dire. Par toutes les
raisons pour lesquelles j'adopte la loi, je repousse et je déclare que je combattrai
dans la discussion ultérieure la disposition proposée par la commission qui enve-
loppe dans cette loi d'amendement des criminels les condamnés pour délits poli-
tiques. Il suffit d'énoncer cette proposition pour faire sentir ce qu'elle a d'étrange.
Je me sers d'un mot modéré.
Entendons-nous d'abord sur ce mot, faits politiques. Ne plaçons pas sous ce mot
des crimes qui voudraient bien prendre cette couleur de la passion politique, mais
qui ne sont après tout que des crimes communs, affreux et vils comme les crimes
communs. L'assassinat est toujours l'assassinat, le pillage est toujours le vol, le
régicide n'est qu'une forme orgueilleuse et horrible du parricide. Ravaillac masque
en Brutus reste Ravaillac.
Cela posé, et toute confusion écartée, voyons le vrai.
Ce qu'on appelle les infractions et les délits politiques résulte en général des
luttes de la presse, des chocs de l'opinion, de la polémique des partis. Chaque
forme sociale, théocratie, monarchie ou démocratie, déclare attentat ce qui la
blesse. Sous l'inquisition, la liberté de la pensée était un crime. Galilée a été un
prisonnier poUtique.
Les délits sociaux sont absolus, les délits politiques sont relatifs; appliquer la
même mesure au relatif et à l'absolu, cela blesse la logique. Se figure-t-on ceci?
isoler un écrivain parce qu'on a donné de bonnes raisons pour isoler un voleur.
Mais j'irai plus loin. Entrez dans l'application. Une loi de pénalité générale doit
ACTES ET PAROLES. — I." 26
l«PIII»r-BIK VATlOIAtS.
402 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
être applicable à tous les régimes. Représentez-vous la République isolant Maleshcrbcs
pour l'amender, représentez-vous l'Empire isolant Chateaubriand pour le perfec-
tionner, représentez-vous la Restauration isolant Béranger pour l'améliorer. Voilà
pourtant ce qui est contenu dans l'amendement de la commission (^^.
Veut-on que je serre cet amendement de plus près encore.? Soit. Voici un écri-
vain, un journaliste, un homme de lettres, condamné pour délit politique. Vous
l'isolez ; vous faites cette chose cruelle et grave de lui ôter la seule douceur qui
puisse lui rester, la compagnie de ceux qui partagent son malheur et ses idées;
vous le mettez en cellule. Pourquoi.? Pour lui apprendre à lire? Non apparem-
ment. Pour lui apprendre à écrire? Pas davantage. Pour lui apprendre à faire des
bretelles, des chapeaux de paille ou des chaussons de lisière? Non encore. Est-ce
pour le dépouiller de ce qu'il a de mauvais? Mais qu'a-t-il de mauvais aux jeux
de la pénalité? Ses opinions.
Messieurs, le vol et le meurtre ont quelque chose de hideux qui se révèle
infailliblement dans la solitude à une conscience livrée à elle-même; sans doute;
mais s'imaginer que la conviction monarchique ou la foi républicaine deviendront,
elles aussi, difformes dans une prison devant la contemplation d'un prisonnier et lui
feront horreur, ceci est plus qu'étrange. Je dis mieux. L'histoire et l'expérience
prouvent le contraire. La solitude exalte les croyances politiques ou religieuses. Le
prisonnier devient à ses propres jeux un martjr et ce qui n'était qu'une opinion
devient un fanatisme. Est-ce pour le contraindre à se recueillir et à méditer? Sur
quoi? Sur votre iniquité? Est-ce pour prévenir les conspirations qui pourraient
s'ourdir dans la prison entre détenus appartenant aux mêmes factions politiques?
Ah! messieurs, dans un gouvernement de discussion et de liberté, ce ne sont pas
les conspirations qui sont à prévoir et à craindre, ce sont les révolutions. Quoi,
dans un pajs où la presse est libre, où la pensée est souveraine, où rien de puis-
sant ne peut se faire dans l'ombre, où rien ne peut se produire et exister qu'au
grand jour, où les citojens intelligents et participant à la souveraineté discutent et
jugent tout, les factions aussi bien que le pouvoir, dans un tel pajs, en France, au
dix-neuvième siècle, craindre comme en Russie, comme en Turquie, les conspira-
tions obscures, les complots de prisons, les machinations de quelques condamnés
qu'on a sous la main et qu'on surveille, les prises d'assaut de la société tout entière
par une poignée d'hommes, cela n'est pas sérieux! Et si, comme je le crois, pour
justifier cette révoltante assimilation des condamnés politiques aux condamnes
ordinaires, on n'a pas d'autre motif, alors c'est triste. C'est une monstruosité
appujée sur une puérilité!
Et puis, messieurs, supposez que ce condamné politique que vous mettez en
cellule, que vous plongez dans ce puits profond de l'isolement, soit un personnage
considérable et gênant, un grand écrivain, un grand orateur populaire, et mainte-
nant songez aux chances de mort, et de disparition subite dans les ténèbres. Quelle
responsabilité pour un gouvernement honnête ! Quelle facilité pour un gouverne-
ment lâche et hardi (^M
^'' Ici une note du manuscrit nous renvoie k une intcrcalation de trois pages portant cha-
cune la lettre J. — W Ici finit l'intercalation. {Notes de l'Editeur.)
LOI SUR LES PRISONS. 403
Messieurs, cet amendement, je le dis à regret, est un emprunt aux mauvais
jours. Vous le repousserez. Vous maintiendrez l'exception sagement proposée par
le gouvernement lui-même. Quant à moi, je dirai à la commission : Protégez
l'état par des lois spéciales comme vous protégez les individus et les citoyens par
des lois générales, mais ne mettez pas pêle-mêle dans la loi de réforme péniten-
tiaire deux ordres de faits diâFérents, les dangers des personnes et des propriétés et
les périls du gouvernement, et croyez-moi, quand vous vous occupez d'amender
les voleurs et les assassins, oubliez les écrivains, oubliez les penseurs, oubliez même
les conspirateurs, s'il y en a! À faits divers, pénalités diverses.
Messieurs, une loi de cette nature ne connaît pas le gouvernement, elle ne
connaît que la justice. Elle vous met en présence de ce qu'il y a de plus élevé
dans les idées des philosophes, de ce qu'il y a de plus permanent dans les instincts
des hommes, de ce qu'il y a de plus urgent dans les besoins des communautés
sociales. Dans une question pareille, le débat est entre les légistes et les philo-
sophes, n'y laissez pas intervenir les hommes du pouvoir qui n'y ont que faire.
Loin de vous en ce moment les préoccupations de parti! Messieurs, vous êtes au
seuil d'un avenir sombre et inconnu, il faut que vous puissiez invoquer un jour
tous les exemples que vous avez donnés. Ne faites pas de lois dont les révolutions
puissent se servir.
Laissez, telle qu'elle est, sans mélange et sans alliage, la grave austérité de vos
codes généraux. Ne confondez pas, je le répète, les intérêts du pouvoir, si respec-
tables qu'ils soient, avec les intérêts de la société j ne confondez pas les faits
variables qui marquent la vie éphémère des partis avec les éternels et vrais crimes
qui sont crimes dans les républiques comme sous les monarchies. N'agitez pas la
robe de la justice du souffle des passions politiques j faites une loi grande, une loi
pure, une loi sévère et tranquille!
Je ne puis quitter cette tribune sans vous dire la dernière pensée qui me vient.
Pensée triste et sombre adoucie pourtant par quelque espérance. Cette loi que
vous discutez est particulièrement une loi pour le peuple, c'est pour cela que je
l'appelle une grande loi.
En votant cette loi, il m'est impossible de ne pas jeter un regard sur ces
classes nombreuses et souflFrantes qui contiennent les germes de toutes les vertus
comprimés par le développement de toutes les détresses.
Messieurs, je le dis avec douleur, le peuple sur qui tout retombe, qui endure
la peine, la fatigue, les famines, les hivers rudes, dont les enfants, durement
exploités, subissent le labeur malsain des manufactures, dont les fils payent tous
inexorablement l'impôt militaire, le peuple qui est la force de la nation, qui a
tous les bons instincts de la paix et qui fait toutes les grandes choses de la guerre,
le peuple qui, dans l'état social tel qu'il est, porte tant de tardeaux, porte aussi,
plus que toutes les autres classes, le poids de la pénalité. Ce n'est pas sa faute.
Pourquoi.? Parce que les lumières lui manquent d'un côté, parce que le travail lui
manque de l'autre. Trop souvent du moins. D'un côté les besoins le poussent, de
l'autre aucun flambeau ne l'éclairé. De là les chutes.
46.
404 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
Messieurs, c'est à cela qu'il est urgent de pourvoir, ce que vous faites aujour-
d'hui comparé à ce qui reste à faire, n'est encore que superficiel, et la vraie
réforme des prisons, la vraie réforme de la pénalité, ce serait une loi qui donnerait
gratuitement à ceux qui ne peuvent la payer l'éducation, ou au moins l'enseigne-
ment primaire, ce serait une législation qui résoudrait la question si compliquée
du travail. Ce que vous faites aujourd'hui est bonj mais on pourrait presque dire
que vous commencez par la fin. N'importe, améliorons la pénalité, mais n'oublions
pas qu'il faut que le complément vienne. La loi que vous votez n'est qu'un pre-
mier pas, et vous engage. Quant à moi, je souffre, je souffre profondément
quand je pense qu'il y a autour de moi tant d'hommes, mes compatriotes, mes
frères, mes égaux devant la loi, mes pareils devant Dieu, dont les uns ne savent
pas lire, dont les autres n'ont pas de pain. Messieurs, tirez le peuple de ces
affreuses vieilles prisons, écoles de vice, ateliers de crime, dans lesquelles, vous le
savez maintenant par les révélations de Clairvaux, le froid et la faim sont employés
comme moyens de répression et comme auxiliaires du geôlier, dans lesquelles la
discipline, maintenue avec une abominable férocité, va jusqu'au rétablissement de
la torture, dans lesquelles la mortalité, grâce à de hideux abus, est de un sur
onze, quelquefois de un sur sept, dans lesquelles enfin sur vingt-cinq malheureux
qui sortent du cachot, vingt-cinq meurent! Tirez le peuple au plus vite de ces
horribles prisons, mais tirez-le aussi de ces deux autres prisons plus cruelles
encore, l'ignorance et la misère.
Un dernier mot. Dans le temps où nous sommes, on flatte beaucoup le peuple.
Messieurs, ne le flattons pas, aimons-le.
NOTES POUR LE DISCOURS : LA LOI SUR LES PRISONS l'^.
A lire pour quelques détails.
Il faut que votre prisonnier séparé de la société corrompue soit en contact
perpétuel avec la société saine.
Institutions charitables. — Fréquentes visites, etc.
Autrement :
Solitude. — Oubli. — Ténèbres. — Isolement. — Désespoir. — Folie, etc.
Et voici le pas que vous aurez fait : vos prisons étaient des enfers et seront
désormais des tombeaux. Vous aviez des damnés. Vous aurez des morts vivants.
Est-ce un progr.:s.f* si c'en est un, ce n'est toujours pas de ceux qu'on peut
accueillir avec joie.
Dire un mot des frères.
(') Un feuillet entier donne des extraits d'auteurs consultés : Montesquieu, Chauveau,
Faustin Hélie, Rossi, Decazes, Bentham, Beccaria. — Code pénal de 1802 refait en 1832. {Noie
du manuscrit.)
LOI SUR LES PRISONS. 405
À moins qu'elles ne viennent en aide à cette haute probité du savant qui s'appuie
sur la conviction et sur les idées, on fait dire à peu près tout ce qu'on veut aux
statistiques. Je n'en citerai qu'un exemple et qui, bien entendu, ne sera point
emprunté à la discussion actuellement pendante devant la Chambre. Il y a quelque
temps, un calculateur supputa qu'en dix ans, de 1829 à 1838, il avait comparu
devant les assises 33 avocats et 33 prêtres, et il en conclut que la criminalité était
identiquement la même pour les prêtres et les avocats. Cette opinion eut cours
jusqu'au moment où survint un redresseur de chiffres qui dit : pardon, il y a
40.447 prêtres et 8.993 avocats. — Ce petit détail avait été oublié.
Le bagne n'intimide réellement que par l'infamie. Exposition perpétuelle du
condamné au milieu de la population. — Eh bien, disons-le, l'inÊimie est un
mauvais moyen d'intimidation. Efficace, mais détestable.
Faites une loi d'où sorte la crainte, même pour ceux qui veulent inspirer l'effroi,
et en même temps faites une loi d'où sorte le bien, même pour ceux qui ont fait le
mal.
[1847.]
Cette loi, c'est une loi faite directement pour le peuple, ce que j'appelle une
grande loi.
Un mot en terminant à ce sujet.
Aujourd'hui — remarquez-le bien, messieurs, — la flatterie se dirige du côte
du peuple. C'est un indice que la force est là. La flatterie a des instincts bas qui
ne la trompent jamais.
Nous, messieurs, ne le flattons pas, éclairons-le, servons-le, aimons-le.
Aimons-le d'un immense et profond amour, aimons-le jusqu'à être sévères. Ayons
de l'indulgence pour ses fautes, n'en ayons pas pour ses vices. Faisons-lui des lois
fraternelles, des lois pénétrées de l'esprit de charité et de douceur, des lois chré-
tiennes. Faisons-lui de bonnes lois et des lois bonnes.
N'oublions pas que depuis cinquante ans c'est lui qui a fait toutes les grandes
choses, parce que c'est lui qui a produit tous les grands hommes.
Que la classe qui travaille et qui souffre, et qui porte presque tout le poids des
lois pénales, chose triste, sente toujours au-dessus d'elle la paternité de cette grande
assemblée.
A Dieu ne plaise que j'étende la solidarité d'un acte à ceux qui ne l'ont pas
commis, mais, dans de certains faits, dans de certaines catastrophes, dans l'évène-
406 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
ment de Buzançais par exemple, il y a pour le législateur quelque chose à méditer.
Ce jour-là, un gouflFre s'est entr' ouvert, il s'est referme tout de suite, mais vous
avez eu le temps d'j jeter un coup d'œil. Il est toujours là sous vos pieds, ne
l'oubliez pas'*'.
Toujours, dans tous les cas, lors même qu'il cherche à se cacher sous je ne sais
quel effroyable orgueil, la loi, l'opinion, la raison, la justice, appellent l'assassin
assassin, le régicide parricide, et retrouvent sous le masque de Brutus la face hideuse
de Ravaillac.
Quand on a tué celui qui tua, qu'a-t-on fait? On n'a pas châtié, on n'a pas
effrayé, on n'a pas corrigé, on n'a pas amélioré, non. On a mis le crime social en
regard du crime individuel, et l'on a tout simplement dit aux consciences : com-
parez!
A dater de ce moment, la pitié entre dans la loi. Oui, messieurs, ceci est un grand
fait et je ne puis le constater sans émotion. La pénalité implacable, la pénalité qui ne
voyait dans l'homme que matière et qui frappait sans miséricorde cette matière, cette
loi qu'on pourrait appeler payenne est tenue en échec aujourd'hui par la loi chrétienne,
par la loi pleine de charité et de pitié. On peut contester et discuter, accorder plus
ou donner moins, hâter ou retarder l'œuvre qui s'élabore j mais quoi qu'on fasse, le
condamné sera désormais traité par les hommes comme un homme, ceci est un fait
acquis à la cause, comme on dit, et il n'est au pouvoir de personne de le détruire.
Quant à moi, c'est du plus profond... etc.
Développer et finir ce paragraphe par :
... Quant à moi, c'est du plus profond de mon cœur et de ma conscience, c'est
avec un inexprimable sentiment de reconnaissance pour la divine providence qui
nous gouverne, que j'applaudis à ces magnifiques progrès de nos codes qui
témoignent de la dignité de notre nature et qui prouvent que la loi croit enfin à
l'âme humaine.
Un honorable magistrat imbu des principes de l'ancien régime pénal, s'écriait
dans une autre enceinte :
Que parle-t-on d'améliorer le coupable? Rêve dangereux autant qu'irréalisable!
Vous substituez un sentiment de bienveillance et de charité à l'horreur et à la répro-
(^) En 1846, dans les campagnes et principalement dans l'Indre, la population se souleva, des
émeutes produites par la cherté du blé éclatèrent; k Buzançais, un propriétaire refusant de livrer
son blé à moitié prix fut tué. L'armée réprima durement cette révolte et plusieurs condam-
nations à mort et aux travaux forcés furent prononcées contre ces affamés. (Note de l'Editeur.)
LOI SUR LES PRISONS. 407
bation que doit inspirer l'homme frappe par la loi! (M. de Pejramont — auj.
procureur général — 24 avril 1844.)
La pénalité doit être une seconde éducation. Quand il est enfant, l'homme est en
tutelle} quand il est coupable, il rentre en tutelle 5 mais cette fois la société, douce
pour l'enfant, rigide pour l'homme, le place sous la tutelle austère du châtiment.
Chose frappante, les deux premières questions, éducation et travail, se retrouvent
dans la troisième, pénalité. La pénalité refait l'éducation par le travail.
Qu'est-ce qu'une exécution à mort.? dit Bentham. C'est une tragédie solennelle
que la législation présente au peuple assemble.
Le droit de grâce, dit Beccaria, est une improbation tacite des lois existantes.
Si la peine eff nécessaire, dit Bentham , on ne doit pas la remettre; si elle n'eH pas
nécessaire, on ne doit pas la prononcer. Faites de bonnes lois, vous n'aurez pas besoin
du droit de grâce. Le droit de grâce déclare perpétuellement que la loi est mauvaise.
Chose bizarre, la clémence royale peut sauver de la mort, elle ne relève pas de
l'infamie.
La réalité, le vrai, c'est que l'infamie ne saurait résulter de la loi. L'infamie est
une infliction réservée à l'opinion. Cela est tellement vrai que l'opinion jette
souvent l'infamie sur des hommes que les lois n'atteignent pas, et qu'elle a souvent
déclaré illustres ceux qu'un arrêt déclarait infâmes. (Citer Guizot.)
Le législateur, en élaborant la loi, ne doit jamais perdre de vue l'abus qu'on
peut en faire.
Messieurs, l'ancienne pénalité, votre savant rapporteur vous l'a dit, avait surtout
pour but de produire la terreur. Elle frappait sans rémission, elle supprimait au
condamné l'avenir, elle lui fermait toutes les portes du retour. Elle faisait du
désespoir le principal élément de l'intimidation. Il lui semblait qu'un criminel
désespéré était bon à montrer au peuple. Messieurs, dans l'ancienne théorie de
l'exemple tout se tenait, et cette grande cruauté qui consiste à désespérer un homme
pouvait paraître efficace; aujourd'hui elle serait monstrueuse et inutile; je dis plus,
elle serait nuisible. Reconnaissons-le hautement, le désespoir est mauvais, de quelque
4o8 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
façon qu'on s'en serve. Le désespoir est un afïreux conseiller qui ne laisse au
misérable que le choix des résolutions perverses. Messieurs, faites des lois chrétiennes
et non des lois payennes. Laissons l'espérance dans les choses humaines j c'est Dieu
qui l'y a mise. Laissons au condamné une porte ouverte vers l'honneur j ne soyez
pas arrêtés par cette idée que vous affaiblirez l'intimidation ; songez-y bien , en ôtant
l'espérance au condamné, ce n'est pas seulement un bonheur que vous lui arrachez 3
vous lui retirez une lumière, vous lui retranchez une vertu ^^l
Messieurs, je me hâte de le dire, si ces théories nous semblent aujourd'hui
cruelles, il serait injuste d'en faire retomber la responsabilité sur les criminalistes
seulement. C'était là l'esprit du temps, et cette dureté était autant la faute des mœurs
que celle des lois.
Je ne comprends rien à ces murmures. Le vieil adage accepté par la raison de
tous : j^«/ aime hien châtie bien, n'a pas d'autre sens. {Châtier bien, quel est le sens
de ces mots.? est-ce châtier durement? non, c'est châtier utilement.)
Ne l'oublions pas, messieurs, et que cette pensée reste présente à toute cette
discussion et la domine, dans cette matière les criminalistes sont hautement compé-
tents, les philosophes le sont aussi. Les philosophes et les criminalistes se doivent
un mutuel respect. Ils sont utiles, ils sont nécessaires les uns et les autres. Les
criminalistes vont au plus pressé, ils mettent avant tout et d'abord la société à l'abri,
ils improvisent des pénalités souvent irréfléchies, terribles, informes, mais efficaces
et expédientes. Derrière eux, dans l'ombre, les philosophes font leur travail plus
lent, plus mur, mieux ordonné, qui tient compte des faits, mais qui tient compte
aussi des idées. Les criminalistes rendent à la société ce service immense, mais,
qu'ils ne l'oublient pas, leurs constructions ne sont que provisoires 5 dans un temps
donné, elles doivent disparaître devant cet éternel édifice que bâtissent les penseurs
et qui a pour base la justice et pour sommet la vérité.
Dans les derniers temps de la monarchie on s'occupait beaucoup de la réforme
des prisons. A ce sujet il m'arriva de dire un jour dans un bureau de la Chambre
des pairs : Messieurs, il n'y a que deux prisons; l'une s'appelle l'ignorance, l'autre
s'appelle la misère. Réformez ces deux prisons-là!
('> Au verso d'un bulletin de répétition de Marion de Lorme au Théâtre-Français, 3 mai 1847.
{Note de l'Editeur.)
LE TRAVAIL DES ENFANTS.
Dès 1838 , dans Melancholia '^^ Victor Hugo avait flétri ce
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre.
Qui produit la richesse en créant la misère.
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil!
En juin 1847, un projet de loi tendant à modifier la réglementation du travail des
enfants dans les manufactures, fabriques et ateliers, fut déposé à la Chambre des
Pairs j Victor Hugo s'était remis à ce moment aux Misérables; il note sur son
manuscrit :
7 juin 184-/. Interrompu pour les travaux de la Chambre. AflFaire Cubières ^^\
Loi sur le travail des enfants. — Pétition Jérôme ^'l
Et il prépare un discours pour défendre les petits ; mais la Chambre des Pairs fut
dissoute avant même qu'elle consentît à discuter le projet.
Il y a, messieurs, un respect plus sacré encore que le respect de la vieillesse,
c'est le respect de l'enfance. Et en effet, que respectez- vous dans le vieillard? D'une
part, vous respectez le passé, cette ombre vénérable que les événements accomplis
jettent sur le front d'un homme 5 d'autre part, vous respectez la souffrance, la vie
traversée, la journée faite, les épreuves subies, l'expérience acquise, les fautes
commises qui ont été expiées dans ce monde ou qui vont l'être dans l'autre; vous
respectez l'accusé qui va comparaître devant le juge. Et que respectez-vous dans
l'enfant.? vous respectez l'innocence. Et j'ajoute ceci : vous respectez l'avenir.
L'innocence et l'avenir! deux choses auxquelles les hommes n'ont pas encore
touché, deux choses qui sont encore dans la main de Dieu!
Matière délicate, difficile, qui entre toutes engage la responsabilité du législateur.
Remarquez ceci : Vous faites des lois sur quoi et sur qui que ce soit, homme ou
femme. Les réclamations s'élèvent, la lumière vous arrive de toutes parts. Sur le
clergé? les évêques prennent la parole. Sur l'université? vos collèges sont en rumeur.
Sur la classe ouvrière? elle s'agite. Sur le commerce? il pétitionne. Sur les médecins?
ils se plaignent. Vous faites des lois sur les enfants? ils se taisent.
Ils se taisent. Pourquoi? parce qu'ils ignorent. Qu'y a-t-il de plus grave et de
CJ Les Contemplations. — ('' Voir Choses -vueSj tome I", édition de rimprimerie nationale. —
('^ Voir page 91. {Notes de l'Editeur.)
4IO RELIQUAT. - I. — CHAMBRE DES PAIRS.
plus touchant! Ils ignorent. Ils ne se doutent pas que vous vous occupez d'eux; ils
ne savent même pas ce que vous leur faites. Ne sentez-vous pas que ceci vous
saisit au plus profond et au plus intime de la conscience?
Ils se taisent. Et que de choses ils auraient à dire s'ils pouvaient parler! ils vous
peindraient leur destinée, leur labeur, leurs fatigues avant et après le travail, la
privation de soins, d'enseignement, de repos, de sommeil; ils vous diraient que
lorsqu'il s'agit de les accabler de travail, la pauvreté dans la famille parle le même
langage âpre et exigeant que la cupidité dans le maître. Ils vous diraient que pour
eux le travail, qui devrait être un éducateur, n'est qu'une dégradation et un
abrutissement. Ils vous diraient tout ce qu'ils souffrent, eux, messieurs, qui sont
devant le législateur les seuls êtres absolument ignorants et absolument innocents.
Ah! messieurs, ajez pitié d'eux; à tous les accablements de la destinée, de la
la dureté
faiblesse, de la misère, n'ajoutez pas ce dernier accablement, l'inefiScacité de la loi.
... Vous ajoutez quelques aunes de calicot, beaucoup d'aunes de calicot, la
richesse publique, je le sais bien. Mais vous ôtez des âmes à Dieu, des intelligences
France
à la civilisation, des citoyens à l'état.
(Intercaler ici la machine.)
Ce travail a mille formes, la plupart épuisantes, presque toutes abrutissantes.
Je n'en citerai qu'une seule qui fera juger des autres.
L'industrie a créé des espèces de monstres qui vivent presque, et qui se meuvent
avec une puissance énorme et réglée, comme s'ils entendaient, comme s'ils voyaient.
Pourtant, pour que la vie soit complète, il faut des âmes à ces machines. On prend
des enfants.
Pourquoi des enfants .f* Messieurs, l'industrie calcule tout. Il lui faut des âmes qui
tiennent peu de place, qui mangent peu, et qui ne coûtent pas cher.
Voilà donc de pauvres êtres contraints de renoncer à être des créatures intelligentes
pour leur compte et pour le compte de Dieu. Leur destinée désormais est d'être
l'âme d'une mécanique.
Je n'insiste pas, mais il me semble que cela suffit pour faire réfléchir le
législateur.
Sous la toute-puissance des passions cupides, il s'est produit des faits monstrueux
en Angleterre, des faits douloureux en France. Il y avait bien des pas à faire en
avant dans la voie de l'humanité et de l'évangile. Chose étrange! la loi a proposé
un pas en arrière.
Je dis que lors même que les Chambres mettraient ceci dans la loi, elles ne
parviendraient pas à le mettre dans le droit.
Je m'explique. Et ce sera mon dernier mot.
LE TRAVAIL DES ENFANTS. 411
Dans ce grand code international si divers et si complexe qui règle les rapports de
peuple à peuple, il y a deux choses : le droit qui est écrit, et le droit qui n'est pas
écrit. Cette distinction n'est pas nouvelle j depuis près de deux miUe ans elle est
formellement énoncée dans le droit romain, et avant d'être dans le droit romain,
elle était dans l'intelligence humaine. Qu'est-ce que le droit écrit? c'est la collection
de tous les aaes, de toutes les transactions, de toutes les conventions par lesquelles
nations domination, ou leur sujétion, ou
les peuples constatent leur degré de civilisation et le combinent d'une part avec la
leur indépendance réciproque
justice, d'autre part avec les besoins variables de l'état de société.
Le droit écrit est l'œuvre plus ou moins parfaite du temps et des hommes; les
feits le construisent; il est lentement bâti et créé par les événements, par les
nécessités, par les expédients, par les prospérités et par les malheurs, parles bonnes
époques et par les mauvaises, par ce que les uns appellent la providence, par ce
que les autres appellent le hasard. Il contient quelque chose des mœurs des peuples,
quelque chose de leurs idées, quelque chose de leurs intérêts — trop peut-être — ,
beaucoup de leur histoire, un peu de droit.
Qu]est-ce que le droit non écrit? c'est l'ensemble de toutes les clartés qui
composent l'équité naturelle, de toutes les notions qui composent la conscience
humaine, et qui constituent essentiellement et invariablement le vrai pour chaque
homme, le juste pour chaque peuple. Cette portion de droit qui n'est écrite dans
aucune loi, mais qui est gravée dans toutes les âmes, s'appelle plus particulièrement
dans le langage politique droit des gens. Jus genfium.
Messieurs, le droit des gens existe tout aussi bien dans la loi civile et dans les
relations des hommes entre eux que dans la région politique et dans les relations des
nations entre elles.
Dans l'équilibre européen, par exemple, dans la sphère des faits internationaux,
le droit des gens protège spécialement l'Irlande, la Grèce, la Pologne, tous les
peuples opprimés; dans l'ordre social, le droit des gens protège spécialement les
femmes, les mineurs, les enfants, tous les êtres faibles.
Messieurs, ces deux droits, le droit écrit et le droit non écrit, sont respectables.
Le sont-ils tous deux également? Non. Je n'hésite pas, je dis non! Pourquoi? L'un
est plus respectable que l'autre. C'est que l'un est pur, et que l'autre ne l'est pas.
C'est que l'un contient une plus grande quantité de justice et de vérité que l'autre.
L'un est un droit inférieur et contingent, mêlé d'accidents et d'infirmités; l'autre est
un droit supérieur, calme, absolu, infaillible, que l'homme ne peut défaire, parce
que l'homme ne l'a pas fait. Pour rendre ma pensée clairement, je dirais que le droit
écrit est respectable, et que le droit non écrit est vénérable. L'un peut être utile,
important, expédient, impérieux, honorable , obligatoire ; l'autre est sacré.
Le droit écrit est d'autant meilleur que sa base s'appuie plus largement sur le
droit non écrit.
Eh bien, messieurs, c'est le droit supérieur et antérieur à tous les codes, c'est ce
droit contre lequel, dit Bossuet, il n'y a pas de droite c'est ce droit vénérable, éternel
défenseur de tout ce qui est sans défense, éternel soutien du plus faible contre le
412 RELIQUAT. — I. — CHAMBRE DES PAIRS.
plus fort, qui se lève aujourd'hui, qui vous adjure, qui proteste contre un projet de
loi contraire à la justice et à l'humanité, et qui vous crie : Ne laissez pas exploiter
les enfants par les hommes!
INCOlSfVENIENTS DE LA LOI.
Les enfants étaient admis au travail à huit ans. Il n'j seront plus admis qu'à
dix. Perte pour la famille.
Ils étaient admis à un travail modéré et possible, 8 heures sur 24. Ils sont admis
à un travail dur, 12 heures sur 24. Dommage pour l'enfant.
Ils étaient astreints à suivre les écoles jusqu'à 12 ans. On les en dispense sur un
simple certificat du maire. Or le maire peut être le manufacturier lui-même. Dom-
mage pour l'enfant.
Le projet donne pour sa principale raison l'inconvénient de la loi actuelle qui
crée deux classes d'enfants ouvriers, les 8 heures et les 12 heures. Il crée lui-même
deux classes, ceux qui vont à l'école et ceux qui n'y vont pas, et tombe ainsi dans
tous les inconvénients qu'il signale et auxquels il prétend remédier.
Faites une loi qui soit une mère.
Quand il s'agit des enfants, la loi ne doit plus être la loi; elle doit être la mère.
Il y a, messieurs, de certains moyens de prépondérance et de prospérité que pour
ma part je répudie.
Je ne dis pas, à Dieu ne plaise! qu'il faille négliger les besoins du commerce et
de l'industrie. Mais je dis que tout immoler aux intérêts ^politiques et matériels,
sacrifier la Pologne à un protocole, l'Irlande à un clergé fanatique, la Grèce à un
nobliau, sacrifier l'humanité, l'enfance, la pitié, la religion, le droit, la justice, la
civilisation, à la richesse et à la puissance, c'est là peut-être de la grandeur, mais
c'est là une grandeur carthaginoise et anglaise qui ne convient pas à la France.
Depuis quelque temps, les deux grandes nations paraissent changer de sentiments
comme on échange ses vêtements. Notre rôle chevaleresque semble nous être pris
peu à peu par l'Angleterre à laquelle nous prenons son esprit positif et commercial.
Deux choses m'affligeraient et m'inquiéteraient également, ce serait de voir
l'Angleterre devenir française et la France devenir anglaise.
ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
[SUBVENTION A L'INDUSTRIE DES BRONZES
ET DE L'ÉBÉNISTERIE.]
\^ici, relevées dans l'Evénement an 26 août 1848, les paroles prononcées par Victor
Hugo dans le 15* bureau sur le projet tendant à accorder une subvention de
622.000 francs à l'industrie des bronzes et à l'ébénisterie parisienne :
Qu]est-ce que le projet? un expédient. Mais à l'heure où nous sommes, ne
dédaignons pas les expédients. En industrie, en diplomatie, en finances, nous
sommes réduits aux expédients. C'est la loi de la nécessité, il faut la subir. Le
temps de la politique à idées viendra, nous n'en sommes en ce moment qu'à la
politique à expédients. Cest la seule possible aujourd'hui, contentons-nous en.
On comprendra un jour qu'une subvention n'est qu'une aumône, et qu'une
aumône à l'industrie, c'est à peine la vie, et ce n'est jamais la prospérité. On
substituera au système ruineux et faux des subventions le système vrai des grandes
commandes par l'Etat. On comprendra surtout que la meilleure des subventions,
la plus large de toutes les commandes, c'est le rétablissement de l'ordre et de la
tranquillité. Vous pouvez, vous, représentants, vous, hommes d'Etat, calmer la rue
et les esprits. La confiance renaîtra, et tout avec elle. Confiance, circulation,
crédit, consommation, travail, richesse, — mots différents qui n'expriment qu'une
idée. Gouvernez donc de manière à inspirer la confiance, tout est là.
En attendant, faisons de notre mieux, faisons régénérer l'industrie et vivre
l'ouvrier^ le projet actuel n'est pas bon, mais il est passable; la commission pourra
l'améliorer, les objections au fond même du décret ne sont pas admissibles. Quoi!
refuser une subvention à l'industrie de Paris parce qu'on ne peut pas l'accorder à
l'industrie de toute la France.?
Mais c'est l'impossible qu'on voudrait. Il faut évidemment borner. Et puis, au
moment où nous sommes, toutes les mesures sont évidemment des mesures
politiques. Et de quoi s'agit-il avant tout? de pacifier Paris; car la paix à Paris, c'est
la paix de la France : avantage pour tous dans la mesure.
Ensuite, de quoi est-il question? De deux industries essentiellement parisiennes :
de l'industrie des bronzes et de l'industrie des ameublements. Soit dit en passant,
l'industrie des bronzes est cantonnée dans le quartier du Marais; l'industrie des
meubles dans le faubourg Saint-Antoine; autre grave considération. Ce sont là
deux industries mères qui sont en possession d'imposer le goût de Paris à la France ,
à l'Europe, au monde entier; ces deux industries, toutes pénétrées du génie
inventif propre à l'ouvrier parisien, ont fait depuis trente ans, grâce aux développe-
414 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
ments de l'art, grâce aux révolutions fécondes qui se sont opérées dans toutes les
régions industrielles, de merveilleux progrès.
Les bronzes sont devenus de véritables objets d'art; le génie du seizième siècle
s'y est admirablement mêlé au génie du dix-neuvième. Quant aux ameublements,
ils ont pris une véritable valeur architecturale, tout en conciliant la richesse et la
commodité avec la fantaisie. Par ces deux industries, le goût du peuple, l'imagina-
tion du peuple se fait jour, et tel pauvre ouvrier, dans sa mansarde, trouve moyen
d'être artiste, je dis plus, d'être poëte, en modelant une pendule ou en sculptant
un fauteuil. Je ne sache rien de plus touchant et de plus respectable que cette
poésie du peuple, qui devient une des richesses de la France.
Encourageons donc ces deux industries, encourageons-les par tous les moyens,
encourageons-les, non seulement dans l'intérêt de Paris, mais dans l'intérêt du pays
tout entier. Quand le crédit et le luxe renaîtront, elles se passeront de nous; mais
donnons à ces deux industries ce chétlf bienfait, une subvention, en attendant que
nous leur donnions ce grand bienfait, la paix publique. J'appuie le projet de
décret ^^h
O Le crédit a été voté le i""" septembre 1848. {Note de PEditeur.)
LA UBERTE DE LA PRESSE.
II septembre 1848.
On mettait en discussion un projet de décret conférant au pouvoir exécutif le droit
de suspension des journaux, droit que la législation exerçait avant l'état de siège.
Victor Hugo prononça ce discours, non recueilli dans ASies et Paroles et que nous
avons extrait du Moniteur :
J'arrive à la fin d'une discussion approfondie, et je ne prolongerai que de peu
de temps le débat.
Le comité de législation a donné implicitement gain de cause à l'opinion qui a
été émise à cette tribune, et que je m'honore d'j avoir soutenue. Le décret qu'il
vous propose tend à faire cesser une confusion de pouvoirs qui s'était introduite à
l'ombre de l'état de siège par une interprétation erronée du gouvernement, et qui
menaçait de se perpétuer.
• Je commence par déclarer, messieurs, que rien, dans ce que je vais avoir
l'honneur de dire, ne peut être personnellement applicable à l'honorable chef du
pouvoir exécutif. {Kumeurs diverses.)
Le citoyen Cavaignag, président du Conseil. — Je puis vous assurer que je suis
parfaitement tranquille à cet égard.
Le citoyen "VicTOR Hugo. — Si je fais cette observation, c'est qu'il m'a paru
que, dans les précédentes discussions, une méprise se produisait dans l'esprit de
quelques membres de cette Assemblée, et que cette accusation a été portée contre
les hommes qui soutiennent l'opinion que je défends, de sacrifier l'ordre à la
liberté. Eh bien, messieurs, permettez-moi de le dire, il est bon de poser les
principes; car les principes posés dessinent les situations. Les véritables amis de
l'ordre ont toujours été les plus sérieux amis de la liberté. {Très bien!) Combattre
l'anarchie dans la rue, combattre l'arbitraire dans le pouvoir, c'est la même chose.
{Mouvement.) C'est combattre l'anarchie sous toutes ses formes. {Très bien!) Les bons
citoyens, et c'est ici que je suppUe qu'on ne voie aucune application dans les
paroles que je prononce... {Bruit); je suis obligé de le dire, parce que ceci est le
principe de ma conduite, à moi personnellement, les bons citoyens résistent
également à ceux qui voudraient imposer leur volonté par les coups de fusil, et à
ceux qui voudraient imposer leur volonté par les coups d'état. {Mouvement.) Eh
bien, ce mot coups d'état, je le prononce à dessein, c'est le véritable mot de la
situation.
Suspendre les journaux, les suspendre par l'autorité directe, arbitraire, violente,
du pouvoir exécutif, cela s'appelait coups d'état sous la monarchie, cela ne peut
pas avoir changé de nom sous la République. {Sensation.)
Ceux qui défendent, ceux qui soutiennent cette opinion, sont donc les amis de
l'ordre en même temps que les amis de la liberté. La suspension des journaux
crée un état de choses inqualifiable auquel il importe de mettre un terme, et
4l6 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
quant à moi, je préfère à cette situation tout, même le décret qu'on vous
propose.
Je ne rentrerai pas dans la discussion de ce décret; on vous en a savamment
montre tous les vices. -Je déplore profondément, je l'avoue, que le pouvoir exécutif
ne se soit pas cru suffisamment armé par les lois sévères que nous lui avions
données. Cette législation, il la croyait efficace lorsqu'il nous l'a demandée; vous
la croyiez efficace quand vous la lui avez accordée. Je regrette qu'il ait jugé à
propos de la mettre pour ainsi dire au rebut avant de l'avoir mise à l'essai.
{Très bien!)
Je regrette que, dans cette circonstance, l'honorable général Cavaignac ne
vienne pas à cette tribune, avec la loyauté que je m'empresse de lui reconnaître,
se dessaisir du surcroît de pouvoir que le décret tendrait à lui attribuer. Je ne
pense pas, quant à moi, que le droit de suspension des journaux, même retire au
pouvoir exécutif et donné aux tribunaux, je ne pense pas, dis-je, que ce soit une
bonne chose.
Le droit de suspension des journaux! Mais, messieurs, réfléchissez-y, ce droit
participe de la censure par l'intimidation, et de la confiscation par l'atteinte à la
propriété. {CeB vrai!) La censure et la confiscation sont deux abus monstrueux que
votre droit public a rejetés! et je ne doute pas que le droit de suspension des
journaux qui, je le répète, se compose de ces deux éléments abolis et détestables,
confiscation et censure, ne soit jugé et prochainement condamné par la conscience
publique. Nous l'admettons (ceux du moins qui l'admettent) temporairement,
provisoirement. Provisoirement! messieurs, je me défie du provisoire ! {Mouvement.)
Nous avons le droit de le dire depuis Février, beaucoup de mal durable est souvent
fait par les choses provisoires. {Nouveau mouvement.) Quant à moi, je verrais avec
douleur ce droit fatal entrer dans nos lois; je m'inclinerais devant la nécessité, mais
j'espère que s'il y entrait aujourd'hui, ce serait pour en sortir demain; j'espère que
les circonstances mauvaises qui l'ont apporté l'emporteront. {Sensation.) Je ne puis
m'empécher de vous rappeler à cette occasion un grand souvenir. Lorsque le droit
de suspension des journaux voulut s'introduire dans notre législation sous la
restauration, M. de Chateaubriand le stigmatisa au passage par des paroles mé-
morables. Eh bien, les écrivains d'aujourd'hui ne manqueront pas à l'exemple que
leur a donné le grand écrivain d'alors. {Sensation.) Si nous ne pouvons empêcher
de reparaître ce droit odieux de suspension, nous le laisserons entrer, mais en le
flétrissant. {A. gauche : Très bien!)
Permettez-moi, messieurs, en terminant ce peu de paroles, de déposer dans
vos consciences une pensée qui, je le déclare, devrait, selon moi, dominer cette
discussion : c'est que le principe de la liberté de la presse n'est pas moins essentiel,
n'est pas moins sacré que le principe du suffiage universel. Ce sont les deux côtés
du même fait. {Oui! oui!) Ces deux principes s'appellent et se complètent récipro-
quement. La liberté de la presse à côté du suffi-agc universel, c'est la pensée de
tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l'une, c'est attenter à l'autre.
{Uive approbation à gauche. )
Eh bien! toutes les fois que ce grand principe sera menacé, il ne manquera pas.
LA LIBERTE DE LA PRESSE.
417
sur tous CCS bancs, d'orateurs de tous les partis pour se lever et pour protester comme
je le fais aujourd'hui. La liberté de la presse, c'est la raison de tous cherchant à
guider le pouvoir dans les voies de la justice et de la vérité. {Sensations diverses.)
Favorisez, messieurs, favorisez cette grande liberté, ne lui faites pas obstacle;
songez que le jour où, après trente années de développement intellectuel et
d'initiative par la pensée, on verrait ce principe sacré, ce principe lumineux, la
liberté de la presse, s'amoindrir au milieu de nous, ce serait en France, ce serait
en Europe, ce serait dans la civilisation tout entière l'effet d'un flambeau qui
s'éteint! {Sensation.) Messieurs, vous avez le plus beau de tous les titres pour être
les amis de la liberté de la presse, c'est que vous êtes les élus du suflrage universel!
{Très hienî très hienî)
Je voterai, tout en rendant justice aux excellentes intentions du comité de
législation, je voterai pour tous les amendements, pour toutes les dispositions qui
tendraient à modérer le décret.
ACTES ET PAROLES. — 1.
27
IMPKIIUMB >lTIOIU,K.
41 8 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
LA PEINE DE MORT.
Septembre 1848.
Quand j'ai dit à rAssemblée : le généreux peuple de Février a voulu brûler
réchafaud'^^; on a nie le fait. Il s'est trouvé des hommes pour dire : cela n'est pas.
Le fait est vrai, et je le prouverai.
Mais n'est-il pas triste qu'on se plaise toujours à contester ce que l'histoire a de
plus beau et de plus grand.? Au profit de qui.? de personne. Au détriment de la
moralité des nations. On a nié le mot de François I**" après Pavie, on a nié le mot
de l'abbé Edgeworth à Louis XVI, on a nié le mot de Cambronne à "Waterloo.
Eh mon Dieu! si ce sont des fictions, respectons-les, adorons-les! croyons-y
pour l'honneur des hommes! oui, laissons à l'histoire ces mensonges sublimes.
Ne les discutons pas. Si l'histoire ment, c'est qu'elle veut idéaliser la nature
humaine, si l'histoire ment, c'est que les mensonges qu'elle fait valent mieux que
la vérité que nous faisons!
Selon les criminalistes, la peine de mort a deux efficacités, l'une directe, l'autre
indirecte, le coup qu'elle frappe sur l'individu par le retranchement, le coup
qu'elle frappe sur la société par l'exemple.
"Vby ons d'abord ce que c'est que l'exemple.
L'exemple, le bon exemple donné par la peine de mort, nous le connaissons.
Il a eu plusieurs noms. Chacun de ces noms exprime tout un ordre de faits et
d'idées. L'exemple s'est appelé Montfaucon, il s'est appelé la place de Grève, il
s'appelle aujourd'hui la barrière Saint- Jacques. Examinez les trois termes de cette
progression décroissante : Montfaucon, l'exemple terrible et permanent; la place
de Grève, l'exemple qui est encore terrible, mais qui n'est plus permanent; la
barrière Saint-Jacques, l'exemple qui n'est plus ni permanent, ni terrible, l'exemple
inquiet, honteux, timide, effrayé de lui-même, l'exemple qui s'amoindrit, qui se
dérobe, qui se cache. Le voilà à la porte de Paris, prenez garde, si vous ne le
retenez pas, il va s'en aller! il va disparaître!
Qi/est-ce à dire.? Voilà qui est singulier! l'exemple qui se cache, l'exemple qui
fait tout ce qu'il peut pour ne pas être l'exemple. N'en rions pas. La contradiction
n'est étrange qu'en apparence; au fond il y a en ceci quelque chose de grand et
de touchant. C'est la sainte pudeur de la société qui détourne la tête devant un
crime que la loi lui fait commettre. Ceci prouve que la société a conscience de
ce qu'elle fait et que la loi ne l'a pas.
V)ye2, examinez, réfléchissez. Vous tenez à l'exemple. Pourquoi.? pour ce qu'il
enseigne. Que voulez-vous enseigner avec votre exemple.? Qu'il ne faut pas tuer.
Et comment enseignez-vous qu'il ne faut pas tuer.? en tuant.
En France, l'exemple se cache à demi. En Amérique, il se cache tout à fait.
Ces jours-ci on a pu lire dans les journaux américains l'exécution d'un nommé
(') Voir page 137.
LA PEINE DE MORT. 419
Hall. L'exécution a eu lieu non sur une apparence de place publique, comme à
Paris, mais dans l'intérieur de la prison. «Dans la geôle.» Y avait-il des spectateurs?
Oui, sans doute. Que deviendrait l'exemple s'il n'y avait pas de spectateurs.'* Quels
spectateurs donc? D'abord la famille. La famille de qui? du condamné. Non, de la
victime. C'est pour la famille de la victime que l'exemple s'est fait. L'exemple a
dit au père, à la mère, au mari (c'était une femme qui avait été assassinée), aux
frères de la viaime : cela vous apprendra! Ah! j'oublie, il j avait encore d'autres
spectateurs, une vingtaine de gentlemen qui avaient obtenu des entrées de feveur
moyennant une guinée par personne. La peine de mort en est là. Elle donne des
spectacles à huis clos à des privilégiés, des spectacles où elle se fait payer, et elle
appelle cela des exemples!
De deux choses l'une : ou l'exemple donné par la peine de mort est moral, ou
il est immoral. S'il est moral, pourquoi le cachez-vous? S'il est immoral, pourquoi
le faites-vous?
Pour que l'exemple soit l'exemple, il faut qu'il soit grand j s'il est petit, il ne fait
pas frémir, il fait vomir. D'efficace il devient inutile, d'effrayant, misérable. Il
ressemble à une lâcheté. Il en est une. La peine de mort furtive et secrète n'est
plus que le guet-apens de la société sur l'individu.
Soyez donc conséquents. Pour que l'exemple soit l'exemple, il ne suffit pas qu'il
se fasse, il faut qu'il soit efficace. Pour qu'il soit efficace, il faut qu'il soit terrible 5
revenez à la place de Grève! il ne suffit pas qu'il soit terrible, il faut qu'il soit
permanent; revenez à Montfaucon! je vous en défie.
Je vous en défie! Pourquoi? Parce que vous en frissonnez vous-mêmes, parce
que vous sentez bien que chaque pas en arrière dans cette voie affieuse est un pas
vers la barbarie; parce que, ce qu'il faut aux grandes générations du dix-neuvième
siècle, ce n'est point des pas en arrière, c'est des pas en avant! parce qu'aucun de
nous, aucun de vous ne veut retourner vers les ruines hideuses et diflFormes du
passé, et que nous voulons tous marcher, du même pas et du même cœur, vers le
rayonnant édifice de l'avenir!
Rejetons donc la théorie de l'exemple. Vous y renoncez vous-mêmes, vous
voyez bien.
Reste l'efficacité directe de la peine de mort; le service rendu à la société par
le retranchement du coupable; la mesure de sûreté. La peine de mort est la plus
sûre des prisons. Ah! ici, vous frissonnez encore, malgré vous-même. Quoi, le
tombeau utilisé comme maison de justice! la mort devient un employé de l'état!
la mort devient un fonctionnaire auquel on donne à garder les hommes dangereux!
Voici un homme qui a fait le mal et qui peut le faire encore, vous pourriez
essayer de guérir cette âme et d'en déraciner le crime; mais non, vous n'allez pas
si loin, bah! améliorer un homme, le corriger, l'assainir, le sauver physiquement
et moralement, théories! visions! rêveries de poètes! Vous dites : il faut enfermer
cet homme, la meilleure manière de l'enfermer c'est de le tuer, et vous le tuez!
Monstrueux.
A législation barbare, raisonnement sauvage. Criminalistes, débattez- vous sous
vos propres énormités.
420 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
J'ai examiné la peine de mort par ses deux côtés, action directe, action indirecte.
Qu'en reste-t-il? Rien. Rien qu'une chose horrible et inutile, rien qu'une voie de
fait sanglante qui s'appelle crime quand c'est l'individu qui l'accomplit, et qui
s'appelle justice (ô douleur!) quand c'est la société qui la commet. Sachez ceci,
qui que vous sojez, législateurs ou juges, aux jeux de Dieu, aux jeux de la
conscience, ce qui est crime pour l'individu est crime pour la société.
Encore une réflexion. Remarquez l'attitude des criminalistes devant cette
question de la peine de mort. Ceci vous dira le fond de leur pensée j ceci vous
dira où en est la pénalité capitale dans le for intérieur de ceux qui la défendent.
Vojez d'abord les vieux, les gothiques, les féodaux. Le supplice leur plaît et les
fait rajonner. Farinace salue l'échafaud comme le prêtre salue l'autel : c'est en
effet son autel à lui. Les criminalistes anciens sont fiers de la peine de mortj les
criminalistes modernes en sont honteux, et n'en parlent qu'en s'essujant le front.
C'est qu'en vérité, ces derniers sont de notre avisj c'est que le rajon de
l'équité naturelle, quand il traverse tout un siècle, n'épargne aucune âme et les
pénètre toutes. Dieu le veut. Au fond ces hommes pensent comme nous de
l'échafaud, il est dès aujourd'hui abattu dans leur conscience; demain il le sera
dans la place publique.
Ils nous disent seulement : — Attendez un peu!
Attendre.? pourquoi attendre.? On coupe des têtes pendant ce temps-là.
Lorsque l'Assemblée nationale faisait la constitution, la question s'est présentée.
Je lui ai crié : c'est l'heure, hâtez-vous! Faites de grands pas! faites de grandes
choses! il j a de certains moments où il faut donner des coups de collier en
civilisation, précipiter le progrès, entraîner le genre humain! Ceci est une occasion,
remerciez Dieu, et profitez-en! Une constitution nouvelle, en France, au dix-
neuvième siècle, doit jeter autour d'elle, au moment où elle apparaît, une clarté
subite! Elle doit être l'adoption des classes souffrantes et malheureuses! Elle doit
saisir l'intelligence des nations par la consécration éclatante du bien, du juste et
du vrai. La civilisation se compose de ces acceptations successives et solennelles
de la vérité. Eh bien! consacrez aujourd'hui, tout de suite, sans plus attendre,
ce grand fait : l'inviolabilité de la vie humaine! Abolissez la peine de mort.
L'Assemblée a écouté, mais n'a pas entendu.
Savez-vous ce qui est triste ? C'est que c'est sur le peuple que pèse la peine de
mort. Vous j avez été obligés, dites-vous. Il j avait dans un plateau de la balance
l'ignorance et la misère, il fallait un contrepoids dans l'autre plateau, vous j avez
mis la peine de mort. Eh bien! ôtez la peine de mort, vous voilà forcés, forcés,
entendez-vous.? d'ôter aussi l'ignorance et la misère. Vous êtes condamnés à toutes
ces améliorations à la fois. Vous parlez souvent de nécessité, je mets la nécessite
du côté du progrès, en vous contraignant d'j courir, par un peu de danger au
besoin.
Ah! vous n'avez plus la peine de mort pour vous protéger. Ah! vous avez là
devant vous, face à face, l'ignorance et la misère, ces pourvojeuses de l'échafaud.
I
LA PEINE DE MORT. 421
et vous n'avez plus l'échaÊiud! Qu'allez-vous faire? Pardicu, combattre! Détruire
l'ignorance, détruire la misère! C'est ce que je veux.
Oui, je veux vous précipiter dans le progrès! je veux brûler vos vaisseaux pour
que vous ne puissiez revenir lâchement en arrière! Législateurs, économistes,
publicistes, criminalistes, je veux vous pousser par les épaules dans les nouveautés
fécondes et humaines comme on jette brusquement à l'eau l'enfant auquel on
veut apprendre à nager. \^us voilà en pleine humanité, j'en suis fâche, nagez,
tirez-vous de là!
Tenez, tous tant que nous sommes, renonçons à la terreur. Depuis six mille ans
les sociétés humaines vivent sur la haine, c'est assez! essayons de l'amour!
Que désormais l'homme du peuple, l'homme pauvre et ignorant, l'homme mal
conseillé par son intelligence et par sa destinée, s'il rencontre dans les ténèbres une
idée coupable, et s'il ne la rejette pas, et s'il sort de ces ténèbres avec cette idée
coupable, voie se dresser devant lui, non la guillotine, mais la fraternité!
Et s'il persiste, et s'il accomplit l'idée criminelle, oh! alors, qu'il tremble! la
fraternité peut être terrible. Que l'homme de meurtre sache qu'il a tué son frère,
qu'il vive réprouvé au milieu de nous, et qu'il s'appelle Caïn!
Et en faisant cela, savez-vous ce que vous ferez? Vous appliquerez la législation
de celui qui a jugé le premier et qui jugera le dernier, la législation de Dieu!
Et si vous aviez su comprendre, législateurs, j'aurais ajouté ceci :
Il y a un demi-siècle, un triste et grand esprit, qui se croyait le prophète de
l'avenir et qui n'était que le docteur désespéré et sombre du passé, Joseph de
Maistre, jetait dans les consciences ces paroles presque terribles : — L'ordre antique
des sociétés humaines repose sur trois hommes qui en sont les pierres angulaires
et qui contiennent chacun une partie de l'idée sociale : le roi, le prêtre, le
bourreau. —
Eh bien! cet ordre antique, vous le refaites en ce moment, vous le refaites de
toutes pièces, vous le refaites dans l'excellenee de vos intentions et dans la plé-
nitude de votre légitime souveraineté. Il n'est rien de plus élevé ni de plus juste
que votre souveraineté, car elle participe à la fois du peuple qui vous investit et
de la providence qui vous conseille. — Nous vous aidons dans cette grande
œuvre, nous à la fois les hommes d'hier et les hommes de demain, nous venons
en aide à vous les hommes d'aujourd'hui j nous qui ne sommes pas convaincus
peut-être autant que vous' que la monarchie ait fini, nous venons à vous, et nous
vous assistons, je dis plus, nous vous secourons dans cette tache eflFrayante de
faire une grande constitution à un grand peuple. Nous vous assistons loyalement,
sincèrement, honnêtement, de notre mieux, de bon cœur. Nous ne nous refusons
pas, imitez-nous. Nous vous avons concédé le roi, concédez-nous le bourreau, et
puis maintenant, entendons-nous comme des frères que nous sommes, pour
conserver le prêtre, cette véritable pierre angulaire de l'édifice; en d'autres termes,
brisons le sceptre, brisons le glaive, et gardons l'évangile!
422 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
[LA CENSURE ET LE THEATRE.]
Félix Pyat avait proposé à l'Assemblée un amendement contre le droit de censure
en matière théâtrale (article 8, paragraphe 3). — M. Vivien appuya le droit de cen-
sure ; Victor Hugo alors demanda la parole. Nous avons extrait du Moniteur ce discours
non recueilli dans Aêfes et Paroles.
20 septembre 1848.
L'impatience de l'Assemblée m'avertit qu'il ne lui semble pas que cette question
puisse être discutée à fond et avec les développements nécessaires, aujourd'hui.
{Oui! oui! Parle^!) Je ne prétends pas la traiter. L'Assemblée comprend qu'une
pareille matière soulève des idées qui prendraient probablement le reste de la séance.
Je ne veux donc pas donner en ce moment, à cette discussion, les proportions
qu'elle appellerait naturellement, et j'ajoute que, dans ma pensée, l'heure serait
mal choisie pour entrer dans une contestation aussi considérable. Je sais que dans la
pensée de beaucoup trop de membres de cette Assemblée, je le regrette, les
questions de théâtre semblent des questions futiles . . . {Non! non! — Celf vrai! c'eB
vrai!)
J'accepte cette interruption, et j'en remercie les interrupteurs j je vois que le jour
où les lois organiques amèneront cette grande question devant vous, nous pourrons
l'approfondir, assurés d'avance de la bienveillance de l'Assemblée. {Oui! oui!)
Je me borne à faire remarquer aujourd'hui que tout ce qui vient d'être dit tout à
l'heure, contre la liberté du théâtre, a été dit, dans le temps, contre la liberté de la
presse. La liberté de la presse a répondu.
Comment? En marchant, et en faisant marcher la civilisation j le théâtre, qui sera
libre un jour, n'en doutez pas, fera la même réponse aux mêmes préventions.
Messieurs, voilà ce que nous eussions désiré, et ceci, je le déclare du fond de ma
conscience, dans l'intérêt même de la Constitution; oui, pour l'honneur de votre
Constitution, nous eussions désiré que la liberté de l'intelligence tout entière j fût
inscrite. {Interruption.) Oui, j'y insiste, et je dis ceci pour vous législateurs, plus
encore que pour nous écrivains !
YdiW ce que nous demandions, je le répète, pour l'honneur même de votre
Constitution.
Car, sachez-le bien, la durée de votre Constitution se mesurera à la grandeur des
principes qu'elle contiendra. {Mouvement.)
Je vois avec une surprise amère toutes les idées de Hberté se défigurer et s'amoindrir
dans cette discussion d'une Constitution républicaine. {Plusieurs voix : Oui! oui!)
Aucune idée de liberté n'a encore été admise par vous entière. {Mouvement.) Ne
trouvez-vous pas quelque inconvénient à faire voir ainsi par les faits que la République,
comme vous l'entendez, est moins libérale que ne l'était la monarchie? Car, je le
déclare, la prohibition qui frappait la censure dans la charte de 1830 était beaucoup
LA CENSURE ET LE THEATRE. 423
plus large, plus absolue et plus respectueuse pour l'intelligence humaine que l'article
de votre projet de Constitution. (Nouveau mouvement.)
Si vous continuez ainsi, le résultat auquel vous arriverez ne répondra pas à la
pensée des peuples, à l'attente solennelle de l'humanité. Je le dis, parce que je le
crains, cette Constitution ressemblera à un avortement. {Bruit. — K/cIamations.)
"V^us pouviez la faire grande , vous la ferez petite ! (Sur plusieurs hancs : Très hienl —
Mouvement.)
Messieurs, j'ai dit ce que je voulais dire. Quand la discussion des lois organiques
ramènera cette importante question du théâtre, nous serons prêts, et, pour ma part,
je ne faillirai ni au droit de tous, ni à mon devoir personnel. Dès à présent je réclame,
et je réclamerai jusqu'à mon dernier jour, la liberté de l'intelligence; car, pour que
l'intelligence donne à la société toute sa lumière, il faut que la société lui laisse toute
sa liberté. [Mouvement en sens divers) ^^\
(1)
L'amendement fut rejeté. {Note de l'e'diteur.)
424 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
if bureau. — OPINION SUR L'EXCLUSION DES BONAPARTE.
Le 6 octobre 1848, Lamartine avait affirmé, à l'Assemblée, la nécessité de faire
élire le président de la République par la France entière ; la question de l'exclusion
de Louis Bonaparte à la présidence avait été posée nettement et la minorité voyait
(était-ce à tort?) un danger dans la nomination d'un membre de la famille impériale.
C'est alors que Victor Hugo , au nom des principes , prononça le discours suivant :
Je pense que l'Assemblée ne peut se déjuger et doit maintenir la sage résolution
qu'elle a prise récemment à une si grande majorité. Laissons le peuple faire les
affeires du peuple.
J'entre tout de suite dans le vif et dans le vrai de la question.
Messieurs, que faisons-nous en ce moment? Est ce une constitution pour le pays?
est-ce un expédient pour la situation ?
Si c'est une constitution, restons dans la grandeur, dans la sincérité, dans la
simplicité des principes. Il y a dans cette simplicité même quelque chose d'auguste
qui est la force. Une constitution est une sorte de niveau suprême qui doit être
placé assez haut pour admettre toutes les vérités et n'imposer d'amoindrissement à
aucune. Si c'est une constitution que nous faisons, si nous nous appelons démocratie,
si nous sommes en eflFet le gouvernement de tous par tous et pour tous, acceptons
toujours dans sa plénitude, subissons au besoin, le suffrage universel, ayons foi en
lui, nous représentants, pour qu'il ait foi en nous.
Prenez garde, messieurs, de restreindre les principes. Toute restriction aux
principes révèle une défiance du législateur contre le peuple et crée une défiance du
peuple contre le législateur.
Rien n'est plus périlleux que l'action et la réaction de cette défiance réciproque.
Messieurs, s'il était jamais possible, si le malheur des temps voulait jamais qu'une
élection fût faite par le suffrage universel contre un texte formel de la constitution,
c'est-à-dire par la souveraineté du peuple contre la souveraineté de la loi, cette
élection ne serait plus une élection, ce serait une révolution.
Songez-y, messieurs, c'est là un sérieux danger dont je livre la méditation à vos
consciences.
Si ce n'est pas une constitution que nous faisons, si ce n'est qu'un expédient,
un expédient pour la situation , soit. Examinons l'expédient.
Messieurs, de quoi s'agit-il? D'exclure un candidat. Pourquoi? parce que ce
candidat serait un prétendant. Qui le prouve? Ses paroles? il le nie. Ses actes? il n'a
rien fait depuis Février que de se rallier à la République. Où donc est le motif
d'exclusion? Messieurs, je sens ici le besoin de m'interrompre, et de déclarer, car
les situations nettement dégagées font la clarté des paroles, de déclarer, dis-je, que
je n'ai point personnellement l'honneur de connaître notre collègue le représentant
Louis Bonaparte. Je ne lui ai jamais parlé, et je ne l'ai jamais vu qu'à la distance
qui sépare mon banc du sien dans l'Assemblée. Cela posé, je continue. A mon
OPINION SUR L'EXCLUSION DES BONAPARTE. 425
sens, les mesures comme celle qu'on vous propose en ce moment, sont deux fois
mauvaises. Elles grandissent les prétendants, s'il y en a, et elles amoindrissent la
Republique.
Messieurs, la République, je le dis à regret, a déjà été diminuée le jour où le
serment politique a été rétabli. A mes jeux, la République était grande parce
qu'elle était confiante. Cette confiance et cette grandeur s'imposaient aux consciences
honnêtes et les liaient mieux que la formalité vaine du serment politique, précaution
puérile qu'ont prise successivement tous les princes depuis cinquante ans, qui les
a leurrés tous et n'en a sauvé aucun. La République, en dédaignant le serment
pour faire appel aux loyautés, se montrait plus haute que la monarchie j elle avait
foi en eUe-méme. Cela sufiîsait, je le répète, pour les consciences honnêtes. Quant
aux consciences déloyales, en rétablissant le serment, messieurs, vous avez oublié
cette vérité que celui qui ne recule pas devant une trahison ne s'arrête point devant
un parjure.
\bilà pourquoi j'ai voté contre le rétablissement du serment politique. C'est
pour la République une perte de prestige, un amoindrissement j mais ce qu'on
vous propose aujourd'hui, c'est plus qu'un amoindrissement, c'est un abaissement.
On vous propose de déclarer, par l'amendement qui vous est soumis, que la
République a peur d'un nom, d'un souvenir, d'une ombre, et qu'un peuple a
peur d'un homme. Et quel peuple, messieurs! Le grand peuple que vous repré-
sentez! Pour ma part, et je crois en parlant ainsi sentir battre en moi le cœur de
ce peuple dont je suis l'émanation directe, je ne m'associe ni à la peur qu'on semble
éprouver, ni à la précaution qu'on veut prendre. A mon avis, le danger est dans
l'adoption de l'amendement, mais le contraire fût-il vrai, je suis de ceux qui
préfèrent l'acceptation d'un danger à la mutilation d'un principe.
Je dis, messieurs, que le danger est dans l'adoption de l'amendement^ et en
effet, voyez ce qu'on vous propose et où l'on vous conduirait. La qualité de
citoyen est indivisible, concrète, absolue. Il n'y a pas de moitié de citoyen, ni de
quart de citoyen. On est citoyen ou l'on ne l'est pas. Aucune situation intermé-
diaire n'est possible. Les seules conditions d'âge remplies, la qualité de citoyen se
compose essentiellement, entre autres droits, du droit d'être élu représentant et du
droit d'être élu président. Sous l'empire de votre constitution tout homme né en
France porte en lui ce double droit mêlé à ses futures destinées. Eh bien! si
l'amendement était adopté, il y aurait en France des français qui ne seraient
français que jusqu'à un certain point, qui pourraient être représentants, par
exemple, et ne pourraient pas être présidents. Quelle serait, messieurs, je vous le
demande, quelle serait au sein du pays la situation de ces hommes auxquels la loi
défendrait d'être princes et ne permettrait pas d'être citoyens?
Cette situation, messieurs, je n'hésite pas à le dire, serait toujours un embarras
et souvent un danger pour le pays. Vous seriez amenés fatalement, dans un temps
donne, par cette logique des choses plus inflexible et plus implacable que la logique
des hommes, à compléter la loi que vous auriez faite, à lui donner ses conséquences
naturelles, et parce que vous les auriez exclus de la présidence, vous seriez forcés
de les bannir du territoire.
426 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
Vous voteriez donc une loi d'exclusion dans le présent et de proscription dans
l'avenir. Comme loi d'exclusion, je repousse l'amendement; comme loi de
proscription, je le condamne.
Maintenant j'aborde la question de personnes. Elle est délicate, mais je l'aborde
comme on doit aborder les questions délicates, résolument. Qui veut-on exclure
dans la personne du représentant Louis Bonaparte ? Est-ce l'homme ? est-ce le nom ?
L'homme.'' On ne le connaît pas. Je ne veux ni le flatter, ni le blesser, à Dieu ne
plaise, mais on peut dire que, grâce au malheur des temps, grâce à l'exil qui a
pesé sur son enfance et sa jeunesse, Louis Napoléon Bonaparte est le plus inconnu
de tous les citoyens sous le plus célèbre de tous les noms. Est-ce le nom, est-ce
ce nom, qu'on veut exclure? Ah! messieurs, prenez garde, vous iriez droit contre
le sentiment français, droit contre le sentiment populaire; sans doute il ne faut pas
oublier ce que le général Bonaparte a fait contre la République, mais il faut se
rappeler aussi ce que l'empereur Napoléon a fait pour la France. Des précautions,
soit, mais pas d'exclusion. Adopter l'amendement, ce serait avoir peur d'un
fantôme, ce serait entourer de défiance ce nom que l'Europe entoure d'admiration
et de respect, ce serait repousser ce qu'il y a de plus grand dans l'histoire avec ce
qu'il y a de plus petit dans la politique.
Je termine par un mot, messieurs. Si par impossible vous adoptiez l'amendement,
vous vous placeriez dans une position fausse aux yeux du peuple qui vous estime,
mais qui vous observe. "Vbus concéderiez en apparence le suffrage universel et vous
le retireriez en réalité. Donner et retenir ne vaut, adopter l'amendement, ce serait
véritablement retenir l'élection du président par une exclusion considérable qui ne
laisserait pour ainsi dire plus le choix aux électeurs.
Je me résume. Je repousse l'amendement. Si c'est un article de constitution, il
en dehors des principes
est au-dessous de la justice et de la vérité; si c'est un expédient, il est au-dessous
de la politique.
SUR LE REMPLACEMENT MILITAIRE.
La question du remplacement militaire avait déjà été discutée à la Chambre des
pairs en 1847; elle fut mise à l'ordre du jour de l'Assemblée en octobre 1848, mais
Victor Hugo n'y put parler, la lettre suivante nous en donne la raison :
Monsieur,
L.C Mottifmr me porte, par erreur, comme absent, lors du vote d'hier. J'étais
présent, et j'ai contribue par mon vote à la solution immédiate de cette question
du remplacement qui excitait tant d'anxiétés dans le pays. J'ai voté contre l'ajourne-
ment, de même que j'ai voté aujourd'hui, avec le regret que mon tour d'inscrip-
tion ne me permît pas de prendre la parole, contre l'interdiction du remplacement
militaire, interdiction contraire à la liberté, aux intérêts supérieurs de la civilisation
et à ce fécond développement de toutes les aptitudes dans toutes les directions, qui
Élit la grandeur de la France.
Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les plus distingues.
Victor HuGo(^).
Samedi 21 octobre.
\î)ici le discours prononcé dans une réunion préparatoire :
Opinion prononcée dans le 5* bureau.
Ceux qui veulent abolir la faculté du remplacement militaire blessent à la fois la
liberté et l'égalité.
Ils blessent la liberté, et l'une des premières entre toutes, la liberté des transac-
tions, la liberté des contrats, la liberté de disposer de soi-même 3 liberté profonde
et nécessaire qu'on ne déracinera point, car Dieu merci, on n'arrachera jamais du
cœur de l'homme les racines du droit naturel.
Ils blessent l'égalité, car l'interdiction du remplacement militaire introduira dans
l'armée toute une aristocratie de soldats riches, éclairés, lettrés, qui auront nécessai-
rement le monopole des grades. C'est la porte de l'avancement fermée aux classes
moins favorisées, à l'ouvrier, au paysan. L'épaulette sera accaparée comme autrefois.
Le privilège de l'éducation remplacera le privilège de la naissance.
Autre chose.
La civilisation d'un pays comme la France n'est pas un fait simple. Rien n'est
plus complexe que cette civilisation. EUc se compose d'une prodigieuse variété
d'intelligences, d'aptitudes, de vocations rayonnant librement dans toutes les direc-
tions j l'armée au contraire réclame, impose, exige l'uniformité. Si vous forcez
toutes ces intelligences, toutes ces aptitudes, toutes ces vocations diverses à traverser
(1)
Reliquat. Lettre publiée dans le Moniteur du 22 octobre 1848.
428 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
l'armée, ce cadre inflexible, de deux choses l'une : ou la variété triomphera de l'uni-
formité ou l'uniformité triomphera de la variété 5 en d'autres termes ou la discipline
défera le citojen, ou le citoyen défera la discipline.
Dans le premier cas vous compromettez la civilisation, dans le second cas vous
compromettez l'armée.
Je crois que c'est la civilisation qui souffrira.
"Vbus figurez-vous Voltaire contraint de porter sept ans le mousquet.? Voltaire
disparaît. Maintenant, représentez-vous le dix-huitième siècle sans Voltaire, la
France, l'Europe, le monde sans Vbltaire. Réfléchissez à toutes ces choses auxquelles
touche votre projet d'article.
Vous emprisonnez tous les essors dans une destinée commune, rigide, inflexible j
vous déprimez la civilisation dans tous les cerveaux à la foisj vous faites subir au
génie de la nation l'influence fatale du premier pli ; pas un des sommets de la société
qui ne tombe sous votre niveau; vous les décapitez tous du même coup. Vous dites
à la nation qui a eu Molière, à la nation qui a eu Pascal, à la nation qui a eu
Poussin, à la nation qui a eu La Fontaine : — Tu n'auras plus que des soldats.
Vbus poussez de plus en plus le pays vers le gouvernement du sabre. Et quant à
moi, quelle que soit mon affection, je dirais presque ma religion pour l'épaulette,
je ne veux pas du gouvernement des généraux. Les jeunes républiques inclinent au
gouvernement des généraux comme les monarchies vieillies au gouvernement des
évêques. Chaque forme a sa pente où elle glisse. Or je ne veux pas plus du gou-
vernement des généraux que je ne voulais du gouvernement des évêques. Et puis,
nous n'en avons pas même les éléments. Nous n'avons point Bonaparte, nous
n'avons pas même
n'avons point Cromwell. Nous avons peut-être Espartero.
Je repousse donc l'abolition du remplacement militaire, parce que je ne confon-
drai jamais une idée militaire avec une idée démocratique, et une idée prussienne
avec une idée française.
Je veux sans doute, et je veux ardemment l'amélioration de notre législation
militaire, mais je veux aussi le maintien de notre armée, telle que la Révolution l'a
faite, telle que l'Empire l'a constituée; je veux le maintien de cette armée qui
remplit de son nom les plus belles pages qu'ait l'histoire militaire d'aucun peuple,
de cette armée qui défend la France contre les ennemis et la civilisation contre les
barbares; de cette armée intelUgente, brave, disciplinée, patiente, sereine, forte,
solide au feu, de laquelle Napoléon disait : pour combattre aujourd'hui, à nombre
égal, une armée française, il faudrait ressusciter une armée romaine.
Messieurs, soyez logiques. Ah! vous voulez dire : le remplacement est interdit.
Soit. Mais alors commencez par dire : la domesticité est interdite.
Faites cela, si vous l'osez et si vous le pouvez. Et d'abord, sachez-le : la Conven-
tion, qui osait tout, ne l'a pas osé; la Convention, qui pouvait tout, ne l'a pas pu.
Pourquoi? parce que ceci est un point où la loi touche les mœurs et rencontre ce
qu'elles ont de plus réfractaire. Ne l'oublions pas, messieurs, au fond des mœurs
comme au fond des lois il y a de l'absolu.
SUR LE REMPLACEMENT MILITAIRE. 429
Cet absolu se compose de tous les instincts nécessaires de l'humanité qui com-
posent le droit naturel et qui sont les racines mêmes de la civilisation. Il n'y a pas
une fibre de la vie sociale qui ne corresponde à l'un de ces instinas.
Eh bien, la liberté des contrats, la liberté des transactions, la liberté de disposer
de soi-même, tout cela fait partie de cet absolu.
Si vous placez vos lois en dehors de cet absolu qui est dans les mœurs, vous
faites une constitution sans base, une législation sans racine. \ous posez votre code
à plat sur le sol.
Le premier événement qui passera poussera du pied tout votre système de lois et
le renversera. | ^^'Et vous direz : voilà qui est étrange! Cela ne tenait donc à rien! |
Vous dites que le remplacement militaire froisse l'égalité.? Quoi, messieurs, voici
un contrat entre deux hommes, un contrat libre, volontaire, utile et agréable à tous
les deux. En vertu de ce contrat, l'un de ces hommes entre dans l'armée, l'autre
reste dans la cité. Où est donc l'inégalité.? Lequel de ces deux hommes est inférieur
à l'autre? Depuis quand le soldat n'est-il plus l'égal du citoyen? Et avez-vous
réfléchi à ce que c'est dans le monde qu'un soldat français? Quoi! voici un homme
qui accepte à la place d'un autre, librement, volontairement, je le répète, la glo-
rieuse fonction de porter l'uniforme national, de faire flotter l'ombre du drapeau
tricolore sur le commerce, sur l'industrie, sur l'agriculture, gardés et rassurés, de
maintenir l'ordre en France et l'équilibre en Europe, de défendre tantôt le territoire,
tantôt la civilisation, de faire front, en un mot, à la frontière aux invasions de
l'ennemi et dans la rue aux invasions de la barbarie ! \bici un homme qui accepte
de porter cette illustre épaulctte de laine de nos grenadiers qui ne le cède pas en
éclat héroïque à l' épaulctte d'or des généraux! Quoi! voici un homme qui accepte
la chance de voir des Marengo et des Austerlitz et d'être un de ces héros auxquels
Napoléon dira : Camarades, vous avez en quarante jours égalé les légions romaines!
Et vous arrêtez cet homme ! et vous lui faites défense de signer ce contrat ! Au nom
de quoi? au nom de sa dignité! "Vbus lui déclarez qu'il s'abaisse! Vous lui déclarez
qu'il s'avilit! Ah! messieurs!
Ne blasphémez pas la gloire au nom de l'égalité! N'offensez pas cette religion de
l'uniforme et de l'épée qui est un des plus nobles instinas de la France ! Renoncez !
renoncez à cet argument qui fait monter la rougeur au front! Renoncez à dire au
généreux enfant du peuple qu'il y a en lui un citoyen qui murmure de le voir se
transformer en soldat!
Mais, dites-vous, c'est par le contrat en lui-même, c'est parce que cet homme se
vend, se loue, loue sa personne et son service à un autre homme, que l'égalité est
blessée. Est-ce là votre argument? Eh bien! je vais vous signaler, le mot est trop
faible, je vais vous dénoncer une autre espèce de contrat.
Voici un homme qui se loue à un autre homme. . . ^^K
(*' Les deux barres avant et après cette phrase sont dans le manuscrit. — (^) Là s'arrête ce
manuscrit.
430 I. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
[LA LIBERTE DU THEATRE. — Juin i8;o.]
Dans la séance du 13 juin 1850, M. Baroche, ministre de l'Intérieur, présenta un
projet de loi en vertu duquel aucun ouvrage dramatique ne pourrait être représenté
sans l'autorisation du ministre de l'Intérieur à Paris et du préfet dans les départe-
ments ; de plus , des inspecteurs devaient assister à la mise en scène et aux répétitions
générales, se réservant de retirer l'autorisation. C'était la censure rétablie avec aggra-
vation. Victor Hugo se proposa de combattre ce projet.
Je ne veux faire qu'une simple observation.
Messieurs, on nous avait promis une loi de principes, on nous apporte une loi
d'expédients. Je ne lui ferai pas quant à moi l'honneur de la discuter.
D'ailleurs, je la considère comme votée d'avance.
Il j a quinze mois, j'ai combattu devant l'Assemblée constituante une loi contre
la censure (^5 proposée et soutenue par M. Léon Faucher alors ministre de l'Intérieur,
et j'ai eu le bonheur de l'emporter. Je n'ai pas cette espérance aujourd'hui.
Je ne suis monté à cette tribune que pour dire un seul mot.
Depuis plus de deux ans le théâtre est libre ou à peu près libre. Je ne ferai pas à
la puissante et illustre littérature de mon temps l'injure de la défendre de ces
accusations vaines qui sont toujours les mêmes dans tous les temps contre tous les
grands mouvements d'idées.
La chute des arts suit la perte des mœurs.
Gilbert le disait sous 'Vbltaire. Cela s'était dit avant Gilbert et cela se répète après
lui. Ce sont des banalités. Passons.
Ce que je veux dire et ce que je constate à cette tribune, c'est que depuis
deux ans que le théâtre est libre, il a dignement et noblement usé de la liberté. Il
n'a donné aucun prétexte à la loi actuelle. Les seuls abus, les seuls excès qui ont
troublé dans son calme cette grande liberté civilisatrice et littéraire du théâtre, ce
sont les excès et les abus de l'esprit réactionnaire. Nous, les adversaires de la
réaction, nous ne nous en sommes pas irrités et nous ne nous en sommes pas
plaints, car nous applaudissons à tout ce qui prouve et affirme la liberté, même à
nos dépens.
Seulement voici la considération que je veux déposer dans l'esprit de la majorité
au moment où elle va rétablir la censure :
Dorénavant, de deux choses l'une : ou les pièces réactionnaires, si vivement
applaudies d'un certain public, seront interdites par la censure, ou elles seront
permises.
Si elles sont interdites, je ne vois pas ce que la réaction j gagnera.
Si elles sont permises, par cela même elles deviendront le fait du pouvoir,
(') Discours sur la LiberU du théâtre j 3 avril 1849. (Voir page ijj.)
LA LIBERTE DU THEATRE. 431
M. Carlier'^^ en sera le collaborateur et nous aurons ce spectacle curieux : le principe
du gouvernement attaqué avec l'autorisation du gouvernement.
Jusqu'à présent les vaudevilles réactionnaires n'avaient été que des saillies d'une
certaine opinion qui a droit comme toute autre de se faire jour. C'était la Republique
critiquée par la liberté. Désormais ce sera la République insultée par la police.
Ici encore je ne vois pas ce que la réaction j gagnera.
Cela dit, je descends de cette tribune. Je le répète, je ne discute pas cette loi.
Cette loi n'est pas de celles qu'on examine sérieusement. Ce n'est pas une loi, c'est
une mesure.
D'ailleurs, une liberté de plus ou de moins, nous n'en sommes plus à les compter.
Le gouvernement peut les enchaîner toutes les unes après les autres. Quand l'heure
sonnera, elles sortiront toutes ensemble de leur prison. Elles j entrent dans le
silence de la consternation publique, elles en sortiront aux acclamations de la
France.
Je repousse le projet ^^\
(1) Préfet de police. — (*' Manuscrit.
432 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
LA LIBERTE DE LA PRESSE.
Après le discours du 9 juillet 1850 (La liberté de la Presse), Victor Hugo , souffrant ,
avait demandé un congé d'un mois qui lui fut accordé j néanmoins , la discussion
d'un projet de loi rétablissant pour les journaux l'impôt du timbre et le cautionne-
ment^'^ s'étant poursuivie jusqu'au 16 , Victor Hugo vint à la Chambre dans l'intention
de prononcer le discours dont voici la préparation } mais il vit sans doute la partie
perdue et se contenta de voter contre la loi qui fut d'ailleurs adoptée par 386 voix
contre 256.
Une note, à la fin du discours, montre où. Victor Hugo voulait en venir après
avoir exposé les atrocités que la presse, libre, pouvait dénoncer et combattre; la voici ;
Sous ces mots, timbre et cautionnement, c'est une haute question de civilisation
qui s'agite.
Mon Dieu, messieurs! mais est-ce qu'il est possible de contester ce que je dis l^?
Mais vos murmures confirment mes paroles! Tenez, quand ici, à cette tribune,
à cette tribune française, le sommet le plus lumineux et le plus élevé qu'il j ait
dans le monde, nous parlons, nous, des progrès de notre temps et de notre pays,
et de la marche heureuse de la civilisation qui s'est éclairée et adoucie , grâce à nos
philosophes et à nos écrivains, ces commentateurs de l'Evangile, quand nous
constatons les résultats magnifiques de nos révolutions, la chute successive des
abus, l'abaissement des rigueurs pénales, tous les bons exemples que la France
donne aux autres peuples, et tout ce que le genre humain doit de grand, de
sage, de juste, d'excellent, particulièrement depuis un siècle, à l'initiative de la
pensée française, que font les orateurs de la majorité?
Les orateurs de la majorité se lèvent indignés et viennent tonner à cette
même tribune. Ils nous déclarent que, tout au contraire de nos paroles, la France
traverse en ce moment une époque abominable, que ses mœurs sont impies, que
ses lois sont athées, que les révolutions, loin d'amener le progrès, ont produit la
décadence, que la liberté a été mauvaise et non bonne, et que ce qui est beau,
juste, humain, magnifique, excellent, religieux, ce sont les vieilles mœurs et les
vieilles lois, c'est le passé!
Oui, vous le dites! Et tandis que vous parlez ainsi, éblouis que vous êtes par le
rayonnement de ce qui n'est plus et aveuglés à la clarté de ce qui est, tandis que
vous prodiguez l'anathème au temps présent et l'adoration et l'idolâtrie au temps
passé, au moment même où vous élevez la voix, à l'heure même où vous êtes à
cette tribune, il se passe autour de vous sur les divers points de l'Europe où n'a
pas encore pénétré cette lumière française, qui éclaire selon nous, et qui incendie
selon vous, il se passe des faits étranges, des faits que vous n'apercevez point et
qu'il faut bien que je vous montre pour votre enseignement.
(') Cet impôt avait été aboli par le Gouvernement provisoire.
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 433
A Londres, on pend deux créatures humaines, un homme et une femme, au
milieu des éclats de rire obscènes de la foule, et parmi les rieurs il j en a qui ont
payé leur place deux guinées.
En Suisse, dans je ne sais plus quel canton, à Claris, je crois, un juge, fidèle
observateur de la loi, de cette loi qu'il n'est jamais monstrueux d'exécuter, comme
le disait l'autre jour M. le procureur général Baroche, un juge, pour contraindre
une femme d'avouer un infanticide, la fait suspendre au plafond par les coudes
avec un pavé aux pieds et dans cette situation lui fait donner des secousses qui
lui disloquent les os.
Dans un autre canton, à Appenzel, on soupçonne une misérable jeune fille
d'un meurtre, on l'applique à la question — ceci se passait le 15 novembre
dernier — elle avoue, on la condamne à mort, puis on la traîne sur une claie
au lieu du supplice, là cette malheureuse pousse des cris effrayants, jure Dieu
qu'elle est innocente et engage une lutte horrible avec le bourreau.
Alors — écoutez la fin! — on terrasse la condamnée sur le pavé, on roule
ses longs cheveux autour d'une perche pour lui assujettir la tête, des hommes la
prennent par les bras, d'autres par les pieds, et le bourreau, à genoux sur sa
•poitrine, lui scie le cou avec un sabre. Je répète que ceci se passait le ij no-
vembre.
Eh bien! savez-vous ce que c'est que ces faits étranges? c'est le passé qui,
pendant que vous parlez, pendant que vous le glorifiez, se dresse, et vient faire
au milieu de vos beaux discours des apparitions lugubres! C'est le passé qui vous
dit à vous-mêmes : Me voici! je suis le gibet, je suis la torture, je suis l'inquisition,
je suis le passé! Puisque vous m'admirez, regardez-moi!
ACTES ET PAROLES. — 1. 28
434 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE LEGISLATIVE.
LES CAVES DE LILLE.
Dans les Châtments^^\ Victor Hugo rappelle la visite qu'il fit aux caves de Lille et
l'angoisse qui l'étreignit en présence de «ce morne enfer». C'est l'économiste
Adolphe Blanqui , l'ardent apôtre des pauvres , qui le détermina , par cette lettre , à
se joindre à lui :
«Mon cher confrère.
Je ne saurais vous exprimer combien je suis chagrin de voir le peu d'intérêt
qu'inspire à l'Assemblée la grande question du paupérisme. Est-ce parti pris? est-ce
ignorance? est-ce la difficulté du remède? L'essentiel serait pourtant de constater le
mal; mais on aime mieux le nier. Si vous êtes décidés, M. de Girardin, vous et
quelques nobles cœurs à frapper un grand coup, politique à part, au seul nom sacré
de l'humanité qui passe avant la politique, je vous propose de partir un de ces soirs
pour Lille, d'y passer un seul jour et de faire une visite aux caves. Je sais le terrain
par cœur et vous en apprendrez plus ce jour-là qu'en dix ans. Nous irons ensuite si
vous voulez à Rouen, un jour seulement aussi et vous verrez à quel point la vérité
est au-dessus du peu que j'ai dit et qu'on taxe d'exagération. C'est une croisade
digne de vous et qui peut produire un bien immense. Je serai le pilote de cette triste
et sainte navigation en mer morte.
Tout à vous.
Blanqjji.
Réponse, je vous prie.
Paris, 3 février 1851.
Je vais en écrire ou en parler à Girardin. Parlez-lui-en et amenez quelques-uns
de vos collègues. Plus nous serons, plus notre voix aura d'empire».
Le 20 février Victor Hugo était à Lille. Le mois suivant, il commença ce magni-
fique plaidoyer en faveur des malheureuses familles terrées «plus bas que les égouts
des rues». Le coup d'état ne lui laissa pas le temps de le prononcer.
Rendons-nous bien compte de ce que c'est que ce débat. Nous sommes en
face du problème social. Depuis deux ans tout à l'heure que cette Assemblée sou-
veraine est réunie, on recule devant lui, on vote des lois palliatives, on fait des
rapports pleins de bonnes intentions, on prend des termes, on donne des acomptes,
on ajourne. Peine inutile, messieurs.
Hélas! les choses pressent, les hommes ajournent. C'est là le caractère de ce
temps-ci.
(1) Joyeutc v$e.
LES CAVES DE LILLE. - 435
Messieurs, à quoi bon ajourner? Sachez-le bien, quand des profondeurs d'un
vieil ordre politique écroulé un tel problème que le problème social a surgi, c'est
un créancier impitoyable, on ne reconduit pas aisément. Il faut, tôt ou tard,
s'expliquer avec lui, il feiut, tôt ou tard, compter avec lui. Au moment où l'on s'y
attend le moins, il reparaît. On le chasse par la porte du suffrage universel qu'on
referme violemment et qu'on verrouille avec soin, il rentre par la porte du
budget.
Et cela est si vrai, messieurs, que le voilà! — Eh bien! puisque nous ne
pouvons l'éviter, abordons-le.
Marchons résolument, marchons droit à cette redoutable question du paupé-
risme qui contient toutes les difficultés sociales.
À mon sens, pour que ce grand débat eût une base certaine, il aurait dû être
précédé d'une enquête solennelle, d'une enquête comme celle que O'Connell
réclamait pour l'Irlande, d'une enquête faite par des commissaires de l'Assemblée
souveraine, et je m'étonne que la commission de l'assistance publique n'ait pas
réclamé de vous cette extension naturelle et nécessaire de son mandat. Cette
commission, selon moi, aurait dû faire pour le paupérisme ce qu'une autre
commission du même genre fait en ce moment même pour la marine, tout voir,
tout sonder, pénétrer partout de la suprême autorité de l'Assemblée, étudier sur
place ces détresses des campagnes, visiter tous les grands centres manufacturiers,
scruter les essais locaux d'organisation partielle du travail, comme ceux de
MM. Scrive frères et Marquette par exemple, recueillir et confronter les faits,
vérifier les statistiques, comparer l'intensité des plaintes à l'intensité des souffrances,
et revenir ici les mains pleines de documents, et vous dire : "Vbilà le mal, tel que
nous l'avons vu, et voici le remède, tel que nous le comprenons.
Alors l'Assemblée eût avisé, l'Assemblée eût décidé en parfaite connaissance
de cause et sous la pleine clarté des faits.
Voule2-vous, messieurs, vous rendre compte de la portée considérable d'une
pareille enquête, de ce qu'elle eût fait connaître, de ce qu'elle eût révélé, jugez-en
par un fait.
Vous vous en souvenez, on a parlé un jour à cette tribune de Lille, et de ce
que la classe ouvrière y soufiFre. Eh bien, moi qui vous parle, j'ai voulu voir, j'y
suis allé.
Oui, j'ai voulu éclairer ma conscience, et je suis surpris qu'on en murmure!
Oui, j'ai voulu savoir qui avait tort et qui avait raison, de l'opposition qui se
plaignait ou du ministre qui contestait. Je suis allé à Lille. J'y suis allé avec
plusieurs personnes préoccupées des mêmes idées que moi, notamment avec deux
de nos honorables collègues, et un savant et célèbre économiste membre de
l'Institut (^l
Ce que j'ai vu, ce que nous avons vu, je vais vous le dire.
('J Adolphe Blanqui. {NoU de fÈdifeur.)
28.
436 RELIQUAT. — I, — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Avant tout, puisque le seul énoncé d'une chose si simple a suffi pour soulever
des exclamations et des murmures, permettez-moi de le déclarer, je ne citerai que
des faits précis, constants, circonstanciés, réels dans toute l'acception du mot, des
faits que six personnes, avec lesquelles j'étais, ont vus comme moi et peuvent
attester, des faits que chacun de vous peut vérifier demain, si bon lui semble.
Lille n'est qu'à quelques heures de Paris.
Nous avons commencé par les caves.
La première cave où nous sommes descendus...
Et d'abord un mot : voici ce que c'est que les caves de Lille : elles n'ont en
général aucune communication avec les maisons qui sont bâties dessus; on y
descend par des escaliers de sept ou huit marches, ces caves ne reçoivent d'air et
de jour que par la porte ou par la trappe qui ferme l'escalier; quelques-unes
pourtant ont une lucarne vitrée que le passant aperçoit de la rue sous ses pieds
comme au fond d'un trou. Je ne sais si le fisc fait payer l'air qui pénètre dans les
caves par ces lucarnes. Si cela est, le fisc vole, car il n'entre pas d'air.
Des familles entières, hommes, femmes, enfants, habitent dans ces souterrains.
Ici, messieurs, on m'arrête. On m'objecte que pour ce genre de misère le
remède est trouvé et qu'il a été fait une loi contre les logements insalubres. Je
vide snr-le-champ l'objeaion. Je le déclare, de toutes les lois palliatives faites depuis
un an, la loi des logements insalubres est peut-être la moins inefficace.
Je sais qu'elle a fermé à Lille un certain nombre de caves, non pas cent,
comme l'a dit, par erreur, le précédent ministre de l'Intérieur, faisant en cela un
tort involontaire à la loi, mais deux cent cinquante; je sais que rue des Etaques,
dans cette rue des Etaques que son horreur a rendue célèbre, la loi des logements
insalubres a condamné une maison, le n" 2. J'ai visité cette maison le lendemain
même du jour où elle a été condamnée. Mais dans une ville comme Lille, est-ce
qu'il s'agit de fermer cent ou deux cents caves? Il faut les fermer toutes. Est-ce
qu'il s'agit d'assainir ou de condamner telle ou telle maison çà et là? il faut démolir
et reconstruire des quartiers tout entiers.
Ces caves fermées, et ces quartiers démolis et reconstruits de fond en comble,
il resterait encore un immense problème à résoudre.
Messieurs, ne nous le dissimulons pas, dans la situation d'une ville comme
Lille, où sur soixante-dix mille habitants il J a trente-deux mille indigents inscrits,
réduits aujourd'hui à vingt-deux mille, parce qu'on a rayé des contrôles tous ceux
qui avaient moins de cinq enfants, (je serai heureux de voir ces chiflFres contestés,
contredits, amoindris, mais comme je les ai recueillis sur les lieux, comme ils
m'ont été communiqués par les personnes les plus notables, jusqu'à rectification
probante et complète, je les tiens pour vrais).
Je reprends : dans la situation des villes comme Lille, dans la quantité de
misère que contiennent tous nos grands centres du travail, il y a un vice social,
il y a un mal profond; or, c'est dans la direction de ce vice social qu'il faut faire
pénétrer l'action législative, c'est jusqu'à ce vice social qu'il faut enfoncer la loi.
dl
LES CAVES DE LILLE. 437
c'est ce mal profond qu'il faut guérir, et pour cela il faut autre chose que la loi des
logements insalubres ou l'eau claire des lavoirs publics.
Un dernier mot sur cette loi des logements insalubres pour n'avoir plus à y
revenir.
\^ule2-vous juger de la force d'exécution qu'elle porte en elle?
Ecoutez un exemple :
Un banquier de Lille est propriétaire de quatre maisons, rue du Dragon,
numéros i, 3 et 5, et rue du Vieux-Faubourg, numéro 51. La commission spéciale
visite ces maisons, les déclare insalubres et, en vertu de votre loi, condamne le
propriétaire à les assainir. Le banquier-propriétaire résiste. Comment.? par la force
d'inertie. Il épuise les délais et les juridictions. Tout simplement. L'aflEaire va de
la commission spéciale au maire, du maire au conseil municipal, du conseil muni-
cipal au commissaire de police pour exécution de la décision prise, du commissaire
de police au procureur de la République pour refus d'exécution, du procureur de
la République au tribunal correctionnel. Cela dure du 24 juin 1850 au 14 mars 1851.
Neuf mois. Enfin, au bout de neuf mois, accouchement. Le tribunal correctionnel
prononce contre le propriétaire récalcitrant des quatre maisons malsaines où dépé-
rissent trente familles, la sentence, vingt-cinq francs d'amende (^^.
On en est là. Et remarquez, messieurs, que le propriétaire réfractaire a encore
deux degrés de juridiction à épuiser : la cour d'appel et la cour de cassation.
Jugez d'après cela du degré d'efficacité de la loi des logements insalubres, et de
toutes les lois de même nature votées depuis un an, lois faites sans vue d'ensemble
et par conséquent sans portée.
L'objcaion écartée, je reviens aux faits dont il est de mon devoir d'entretenir
l'Assemblée. Messieurs, quand nous sommes allés à Lille, mes honorables compa-
gnons de voyage et moi, la loi des logements insalubres y avait passé j voici ce
qu'elle avait laissé derrière elle, voici ce que nous avons trouvé :
La première cave où nous nous sommes présentés est située Cour à l'eau, n" 2.
Je vous dis l'endroit. Bien que la porte fut toute grande ouverte au soleil depuis
le matin, car c'était une belle journée de février, il sortait de cette cave une odeur
tellement infecte, l'air y était tellement vicié que, sur sept visiteurs que nous
étions, nous ne fûmes que trois qui pûmes y descendre. Un quatrième qui s'y
hasarda ne put dépasser le milieu de l'escalier, et de même que cela était arrivé en
1848 au préfet de Lille accompagnant M. Blanqui, il s'arrêta comme asphyxié au
seuil de la cave et fut obligé de remonter précipitamment.
Nous trouvâmes dans cette cave au pied de l'escalier une vieille femme et un
tout jeune enfant. Cette cave était si basse qu'il n'y avait qu'un seul endroit où l'on
pût s'y tenir debout, le milieu de la voûte. Des cordes sur lesquelles étaient étalés
de vieux linges mouillés interceptaient l'air dans tous les sens. Au fond il y avait
deux lits, c'est-à-dire deux coflEres en bois vermoulu contenant des paillasses dont la
toile, jamais lavée, avait fini par prendre la couleur de la terre.
(') À la fin des notes sur les caves de Lille, un fragment de journal donne les détails de ce
^toch. {Note dt l'Éditeur,)
438 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Pas de draps, pas de couvertures.
Je m'approchai d'un de ces lits, et j'y distinguai dans l'obscurité un être vivant.
C'était une petite fille d'environ six ans qui gisait là, malade de la rougeole, toute
tremblante de fièvre, presque nue, à peine couverte d'un vieux haillon de lainej
par les trous de la paillasse sur laquelle elle était couchée, la paille sortait. Un
médecin qui nous accompagnait me fit toucher cette paille. Elle était pourrie.
La vieille femme, qui était la grand'mère, nous dit qu'elle demeurait là avec sa
fille qui est veuve et deux autres enfants qui reviennent à la nuit j qu'elle et sa fille
étaient denteUières; qu'elles payaient dix-huit sous de loyer par semaine, qu'elles
recevaient de la ville tous les cinq jours iin pain, et qu'à elles deux elles gagnaient
dix sous par jour.
A côté du lit, près de l'enfant malade, il y avait un grand tas de cendre qui
exhalait une odeur repoussante. C'est de la cendre de tourbe que ces malheureuses
familles ramassent et vendent pour vivre. Au besoin cette cendre leur sert de lit.
Telle était cette cave.
Messieurs, six créatures humaines, deux femmes et quatre enfants, vivent là!
Plus loin... — je veux ménager les instants de l'Assemblée , je ne citerai que
quelques faits. D'après ceux-là, vous jugerez du reste.
Remarquez-le d'ailleurs, messieurs, ces faits ne sont pas des faits choisis exprès,
ce sont les premiers faits venus, ceux que le hasard nous a donnes dans une visite
qui n'a duré que quelques heures. Ces faits ont au plus haut degré tout le caractère
d'une moyenne. Ils sont horribles^ il y en a de plus horribles pourtant, et que je
connais; mais je n'en parlerai pas, car je ne veux citer que ceux que j'ai vus.
Dans une autre cave, cour Ghâ, il y avait quatre enfants seuls. Le père et la
mère étaient au travail. L'aînée, une fille de sept ans qui en paraissait cinq, berçait
le plus petit qui pleurait. Les deux autres étaient accroupis à côte de la sœur aînée
dans une attitude de stupeur. Messieurs, ces quatre enfants dans cette cave, seuls,
vêtus de lambeaux, livides, immobiles, silencieux, accablés, une atmosphère
fétide, des guenilles séchant sur des cordes, à terre des flaques d'eau produites par
le suintement des eaux de la cour le long des murs de la cave, je renonce à vous
donner une idée de cette misère!
Ailleurs, rue des Étaques, n° 14, une allée noire où coulait un ruisseau infect
nous a conduits dans une cour étroite bordée de masures. Nous sommes entres au
hasard, 'fj insiste, dans la première. Il y avait là une femme qui sanglotait. Cette
femme, appelée Eugénie "Watteau, a eu deux enfants. L'un est mort à trois mois
et demi. L'autre est malade de la maladie de la lymphe dont son frère est mort.
Quant à la mère, elle perd la vue. Les conditions spéciales de travail et
l'atmosphère malsaine où vivent ces familles malheureuses engendrent des
ophtalmies qui produisent des amauroses. Elle est seule au monde avec son enfant.
Elle nous a dit en pleurant : si je travaille, je deviendrai aveugle, si je ne travaille
pas, nous mourrons de faim.
Tout à côté, dans la masure voisine, au fond d'une chambre sans meubles, un
ouvrier filetier, phtisique, homme d'environ trente-cinq ans, était couché sur un
LES CAVES DE LILLE. 439
grabat. On l'entendait râler du dehors. "Vbus n'ignorez pas, messieurs, que lorsqu'on
ne peut pas prendre les précautions hygiéniques auxquelles l'extrême indigence "est
forcée de renoncer, certaines industries insalubres, notamment le peignage du lin,
développent une certaine espèce de phtisie.
Au-dessus de l'ouvrier malade, au premier étage, car il n'y a pas de solution de
continuité, toutes ces douleurs se touchent, pas un anneau ne manque à cette
chaîne de misère qui pèse sur ces populations accablées, nous avons trouvé une
femme veuve. Cette femme est épileptique. Elle fait de la dentelle et gagne trois
sous par jour. Elle a trois petits enfants. L'aîné gagne quinze sous par semaine, le
second ne travaille pas encore, l'autre, qui est une fille, est affilie, nous dit la
mère, ce qui signifie scrofuleuse. Ils couchent tous les quatre, la mère et les
enfants, sur une paillasse qui est là. Ils n'ont ni draps, ni couvertures. Ils ne font
jamais de feu.
J'ai demandé à cette veuve : De quoi vivez-vous.? EUe m'a répondu : — Quand
nous avons du pain, nous mangeons.
Je m'arrête, messieurs, je ne veux pas multiplier, à moins que des contradic-
tions imprudentes ne m'y forcent, ces douloureux détails. Représentez-vous
pourtant des rues, des rues entières où l'on rencontre à chaque pas de ces
spectacles-là, où palpite partout, sous toutes les formes, la détresse la plus lamen-
table. Nous ne sommes restés qu'un jour à Lille, mes compagnons de route et moij
nous avons été devant nous au hasard, je le répète, dans ces quartiers malheureux^
nous sommes entrés dans les premières maisons venues. Eh bien ! nous n'avons
pas entr'^ouvert une porte sans trouver derrière cette porte une misère — quelque-
fois une agonie.
Figurez-vous ces caves dont rien de ce que je vous ai dit ne peut vous donner
l'idée 5 figurez-vous ces cours qu'ils appellent des courettes, resserrées entre de hautes
masures, sombres, humides, glaciales, méphitiques, pleines de miasmes stagnants,
encombrées d'immondices, les fosses d^aisance à côté des puits!
Hé mon Dieu! ce n'est pas le moment de chercher des délicatesses de lan-
Figurez- vous ces maisons, ces masures habitées du haut en bas, jusque sous
terre, les eaux croupissantes filtrant à travers les pavés dans ces tanières où il y a
des créatures humaines. Quelquefois jusqu'à dix familles dans une masure, jusqu'à
dix personnes dans une chambre, jusqu'à cinq ou six dans un lit, les âges et les
sexes mêlés, les greniers aussi hideux que les caves, des galetas où il entre assez
de froid pour grelotter et pas assez d'air pour respirer!
Je demandais à une femme de la rue du Bois-Saint-Sauveur : pourquoi
n'ouvrez- vous pas les fenêtres? — elle m'a répondu : — parce que les châssis sont
pourris et qu'ils nous resteraient dans les mains. — J'ai insisté : — vous ne les
ouvrez donc jamais.'* — Jamais, monsieur!
Figurez-vous la population maladive et étiolée, des spectres au seuil des portes,
la virilité retardée, la décrépitude précoce, des adolescents qu'on prend pour des
CQ^nts, de jeunes mères qu'on prend pour de vieilles femmes, les scrofules, le rachis.
440 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
l'ophtalmie, l'idiotisme, une indigence inouïe, des haillons partout, on m'a montre
comme une curiosité une femme qui avait des boucles d'oreilles d'argent!
Et au milieu de tout cela le travail sans relâche, le travail acharné, pas assez
d'heures de sommeil, le travail de l'homme, le travail de la femme, le travail de
l'âge mûr, le travail de la vieillesse, le travail de l'enfance, le travail de l'infirme,
et souvent pas de pain, et souvent pas de feu, et cette femme aveugle, entre ses
deux enfants dont l'un est mort et l'autre va mourir, et ce filetier phtisique
agonisant, et cette mère épileptique qui a trois enfants et qui gagne trois sous par
jour! Figurez-vous tout cela, et si vous vous récriez, et si vous doutez, et si vous
niez ...
Ah! vous niez! Eh bien, dérangez-vous quelques heures, venez avec nous,
incrédules, et nous vous ferons voir de vos yeux, toucher de vos mains les plaies,
les plaies saignantes de ce Christ qu'on appelle le peuple !
Ah! messieurs! je ne fais injure au cœur de personne, si ceux qui s'irritent
à mes paroles en ce moment avaient vu ce que j'ai vu, s'ils avaient vu comme
moi de": malheureux enfants vêtus de guenilles mouillées qui ne sèchent pas de
tout l'hiver, d'autres qui ont toujours envie de dormir parce que, pour gagner
leurs trois ou quatre misérables sous par jour, on les arrache de trop bonne heure
à leur sommeil, d'autres qui ont toujours faim et qui, s'ils trouvent dans la rue,
dans la boue, des feuilles vertes, les essuient et les mangent, s'ils avaient vu les
pères et les mères de ces pauvres petits êtres, qui souffrent bien plus encore, car ils
souffrent dans eux-mêmes et dans leurs enfants, s'ils avaient vu cela comme moi,
ils auraient le cœur serré comme je l'ai en ce moment, et, j'en suis sûr, et je
leur fais cet honneur d'en être sûr, loin de m'interrompre, ils me soutiendraient,
et ils me crieraient : courage! parlez pour les pauvres!
Car, eh mon Dieu! pourquoi vous méprenez-vous? parler pour les pauvres, ce
n'est pas parler contre les riches! A quelque opinion qu'on appartienne, est-ce que
ce n'est pas votre avis à tous? oh n'a plus de passions politiques en présence de
ceux qui souffrent! et on ne se sent plus au fond de soi qu'un cœur qui souffre
avec eux et une âme qui prie pour eux!
Messieurs, allez à Rouen, allez à Lyon, à Reims, à Amiens, à Tourcoing, à
Roubaix, visitez ici, à Paris, visitez à fond nos faubourgs Saint- Antoine et Saint-
Marceau, vous y constaterez des faits pareils à ceux que je vous ai signalés, des
faits pires! Sortez des villes, explorez les campagnes, là encore, comme vous l'a
dit notre honorable collègue M. Arago, d'inexprimables dénuments se dresseront
devant vous, et vous ne trouverez qu'une chose à comparer aux détresses indus-
trielles, ce sont les détresses agricoles.
"Voici, pour tout compléter en quatre lignes, ce que je lis dans le Moniteur, dans
un rapport fait par M. Blanqui à l'Institut, à la suite d'une mission officielle,
quatre lignes seulement : «On compte encore par centaines de mille (en France)
les hommes qui n'ont jamais connu les draps de lit, d'autres qui n'ont jamais
LES CAVES DE LILLE. 441
porté de souliers j et par millions ceux qui ne boivent que de l'eau, qui ne mangent
jamais ou presque jamais de viande, ni même de pain blanc» ^^l
Certes, c'est là une situation grave.
Cette situation, il ne sufl&t pas de l'exposer. Il faut en sonder les causes; il ne
suffit pas d'en sonder les causes; il faut, dans la mesure de ses forces, tacher d'en
trouver le remède.
Si je ne comprenais pas de la sorte le religieux et solennel devoir de l'orateur
dans cette périlleuse question, je ne serais pas monté à cette tribune.
Eh bien! les causes de cette situation, quelles sont-elles.?
Messieurs, ces causes sont de tout ordre, variées, complexes, profondes, les unes
lointaines et indistinctes, les autres prochaines et saisissables.
À mon sens, une des plus évidentes, et à coup sûr, la plus immédiate, c'est ce
que je n'hésite pas à appeler notre exécrable système financier et économique.
Voilà, selon moi, le point qu'il faut aborder résolument.
D'autant plus résolument, d'autant plus énergiquement qu'il y a de toutes parts,
et particulièrement dans la commission du budget, des hésitations, et que ces
hésitations, il faut les vaincre.
C'est là, du reste, le côté parfeitement mûr de la question.
Oui, messieurs, réfléchissez-j. Savez- vous quel est le produit net de ce détes-
table mécanisme financier qu'on vous a déjà signalé plus d'une fois et qui est la
faute, qui est le crime de tous nos gouverrunts, depuis trente-cinq ans que dure la
paix européenne.? Savez-vous ce qui sort de votre impôt qui prélève sur neuf milliards
de production dix-huit cents millions, c'est-à-dire un cinquième, et qui soutire au
seul travail agricole près de neuf cents millions par an? Savez-vous ce qui sort de
votre loi de recrutement qui prend à tout homme jeune et vigoureux le cinquième
de la vie active.? Savez-vous ce qui sort de votre routine administrative, judiciaire,
ecclésiastique, militaire, douanière, qui met tout un monde officiel à la charge de
la nation, qui institue une sorte de taxe des pauvres en haut, et qui fiiit vivre
douze cent mille individus aux frais du peuple.? Combinaison sociale inqualifiable
qui énerve l'agriculture, le commerce, l'industrie, et qui change en parasites onéreux
plus d'un million d'hommes qui pourraient être des travailleurs utiles! Savez-vous
ce qui sort de votre réseau à mailles serrées d'octrois, de tarifs, d'impôts de
consommation, d'entraves de toute espèce, système inouï qui semble avoir pour
but, et qui, à coup sûr, a pour résultat, d'ôter à la production française le marché de
la France, de telle sorte qu'un de vos honorables collègues (^) a pu vous dire avec
vente qu'/7^ a en France v'tn^-àeux millions h français qui ne consomment pas !
Oui, savez-vous ce qui sort de vos lois proteaionnistes, de vos douanes qui
appauvrissent tout le monde pour enrichir quelques-uns, savez-vous ce qui sort de
vos institutions de banque, qui ne sont pas de réelles institutions de crédit, de vos
monts-de-piéte qui font l'usure, de la part trop grande feitc au capital dans les fruits
C' Un fragment du Moniteur, donnant cette citation du rapport d'Adolphe Blanqui à
l'Institut, figure au feuillet 498 du Reliquat. {Note de l'Éditeur.) — W M. Jorct. {Note du ma-
Hutm't.)
442 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
du travail, de la part plus grande encore faite à la spéculation, de ce jeu aveugle de
la dette flottante, de ce luxe insensé des armées permanentes, de cette absurdité de
la paix armée, de tous vos systèmes politiques depuis trente-deux ans, de vos
systèmes économiques, de vos systèmes prohibitifs, savez-vous ce qui en. sort?
Deux misères. La misère de l'état et la misère du peuple. Songez-y, hommes
politiques, la misère du peuple, c'est-à-dire l'émeute 3 la misère de l'état, c'est-à-dire
la banqueroute ! . ."
Il n'y a pas d'autre question que celle-là. Sortons des illusions. Revenons au
vrai, messieurs. Que ce grand débat de la détresse publique nous ramène aux
réalités. Tenez, voulez-vous que je vous le dise.? Tous les bons citoyens ont le cœur
serré. Et savez-vous pourquoi.? C'est parce qu'au lieu de voir dans tout le corps
social cette activité qui suit les lois d'organisation, on y constate cet afiaisscment qui
suit les lois de compression; parce qu'on ne sent pas, au-dessus du gouvernement,
votre action fécondante et suprême, la grande pression démocratique qui appartient
à une assemblée née du sufiErage universel; parce qu'il semble en particulier que
votre autorité, la plus haute de toutes, s'amoindrit à plaisir; parce que le temps se
perd, parce que, permettez-moi la franchise de ce langage, on ne flatte pas les
grands pouvoirs, parce qu'au lieu d'assister à de salutaires travaux de réforme et
d'utilité publique, on assiste à des luttes sans dignité et sans portée. L'an dernier
c'était le duel de représentant à représentant; cette année, c'est le duel de pouvoir
à pouvoir.
Tout cela est triste. Les chefs des diverses fractions dominantes de la majorité
semblent plus que jamais au-dessous de leur, tâche. La conscience publique, qui a
toujours le sentiment vrai des situations, compare la petitesse des hommes à l'im-
mensité des devoirs. De là l'anxiété universelle.
Et c'est en présence d'une telle situation... J'élargis la question, messieurs, et
je m'adresse, non pas seulement aux rapporteurs de la commission, mais à tous les
économistes, à tous les financiers, même en dehors de cette Assemblée, à tous les
hommes d'état du système dominant, du système stationnaire, je m'adresse à eux,
à tous, et je leur dis : c'est en présence d'une telle situation, c'est en présence des
catastrophes sociales, des événements effrayants qu'elle peut et qu'elle doit entraîner,
c'est avec Buzançais derrière vous, c'est avec juin 1848 derrière vous et l'inconnu
devant vous, que vous venez nous déclarer unanimement, dans des dissertations
académiques, qu'après tout la misère est un mal inhérent à l'humanité, que la société
a fait à peu près tout ce qu'elle pouvait faire , et qu'il n'y a plus guère qu'à perfec-
tionner les hôpitaux, les crèches, les salles d'asile, les bureaux de bienfaisance et
les dépôts de mendicité! c'est en présence de cette situation que vous nous apportez
pour remède, quoi? Des assoupissants, des palliatifs, rienl
Vous êtes le néant attendant le chaos!
Messieurs, je m'étonne de l'émotion que ces paroles soulèvent dans ce côté de
l'Assemblée. J'ai déclaré que je ne m'adressais pas aux personnes, mais aux systèmes.
Or, un système, c'est une idée; une idée, c'est l'impersonnel, et contre l'imper-
sonnel, il n'y a pas de personnalité. ',
Je continue.
LES CAVES DE LILLE. 443
Je m'adresse aux hommes de finances et je leur dis : Jugez vous-mêmes votre
système. \bus prenez au peuple son capital, — le capital du travail, — sous la
forme impôt pour lui en rendre une parcelle sous la forme aumône.
Vous lui prenez son argent, sa vie, sa substance, par l'impôt des portes et
fenêtres, par toutes vos taxes en sens inverse du juste et du vrai, par l'impôt des
boissons, par les octrois, par les douanes, par les prohibitions, pour lui en rendre à
peine le centième par les hôpitaux, par les crèches, par les salles d'asile, par les
bureaux de charité! Et vous appelez cela l'assistance publique! Messieurs les
hommes d'état et les grands financiers de ce temps-ci, permettez-moi une compa-
raison triviale, mais qui fait toucher du doigt ma pensée, vous ressemblez à un
chirurgien qui couperait à un homme sa jambe saine pour avoir le plaisir de lui
faire ensuite une jambe de bois.
Ah! messieurs, je l'avoue, je ne comprends pas ces murmures (^), je ne com-
prends pas les résistances qui ont accueilli mes paroles de ce côté (l'orateur désigne
la droite) pendant que j'essayais de vous peindre toutes ces détresses. Est-ce que je
m'adresse aux opinions en ce moment? Non, je vais plus haut, je m'adresse aux
cœurs, je m'adresse aux âmes, je m'adresse à vos sentiments de chrétiens, de
français, d'hommes!
Faut-il que je vous le rappelle.? Ces mêmes classes, ces mêmes hommes qui
endurent tant de souffrances, ce sont eux qui, lorsqu'il le faut, défendent si vail-
lamment, et entre tous, et au premier rang, le sol du pays. Ce sont eux qui sont
toujours prêts, qui se sont levés hier et qui se lèveront demain! Ce sont eux, —
leurs pères ou eux, c'est la même chose, ils ont la même âme, — ce sont eux qui,
en 1792, formés en bataillons improvisés, couraient aux frontières, couraient à
l'ennemi, à peine vêtus, mal armés, en chantant ce qu'un ministre de M. Louis
Bonaparte a appelé à cette tribune des chants soi-disant patriotiques!
Ce sont eux qui, en 1814, pour la défense de la patrie, mettaient au service de
ce génie. Napoléon, ce héros, le peuple français!
Ne l'oublions pas, messieurs, quand il le faut, cette vile multitude, comme on
l'a nommée encore (^^, tient en échec tous les rois de l'Europe, ces va-nu-pieds
passent les Alpes, ces déguenillés remuent le monde! Oui, c'est ce pauvre peuple
qui est la grande nation!
Ah! quelles que soient nos divisions dans cette enceinte, qu'il nous soit à tous
doublement sacré, à cause de son héroïsme et encore plus à cause de ses souf-
frances! Inclinons-nous devant ses lauriers et agenouillons-nous devant ses plaies!
Je reviens au point d'où les interruptions m'ont écarté.
Messieurs, cette situation, je viens de l'exposer, je viens d'en chercher les
causes. Maintenant quel est le remède?
Messieurs, le remède est complexe comme la cause. La question est aujour-
^'' Cette page prévoyant des interraptions est une variante du texte qu'on vient de lire.
— W Thiers, dans son discours, le 24 mai 1850, avait prononcé à plusieurs reprises ces mots •'
la vile multitude. {Notes de l'Editeur.)
444 RELIQUAT. ~ I. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
d'hui étudiée sous toutes ses faces. Plusieurs solutions, à l'heure qu'il est, sont
entrevues par les esprits élevés, et mûrissent pour l'avenir sous la double action
des idées et des faits. Quant à moi, je vais au plus simple et au plus pressé. A
mon avis, la plus promptement réalisable des solutions, la meilleure loi d'assistance
publique, celle qu'il faut faire tout de suite, c'est la réforme du budget.
Réforme radicale, complète, absolue. Que le remède ait la grandeur du mal!
Messieurs, avant d'aller plus loin, un mot. A Dieu ne plaise que dans ce que
je viens de dire ou dans ce que je vais dire, j'aie un instant la pensée d'ébranler
dans l'esprit des populations ce que j'appelle le budget vrai, le budget réel, le
budget utile et profitable à tous, le budget des besoins publics. Mais malheureu-
sement, à côté du budget des besoins, il y a le budget des abus. Je voudrais
accroître l'un, je voudrais détruire l'autre. C'est le budget des abus que j'attaque.
Lui seulement. Je l'attaque à outrance, mais je n'attaque que lui. Je m'explique.
J'écarte pour l'instant tous les systèmes d'organisation sociale, même ceux vers
lesquels j'incline le plus. Je me limite à ce qu'il y a à la fois de plus pratique et
de plus urgent. Je ne vous dirai pas ce que vous pourriez faire, mais je vous
dirai ce que vous pourriez ou ce que vous auriez pu ne pas faire.
"Vous pourriez ne pas allouer à votre armée et à votre marine le chiffre énorme
de quatre cent quinze millions, adopter un système de recrutement, déjà expliqué
à cette tribune, qui soulagerait nos finances sans désarmer notre nationalité, et
nous permettrait d'attendre ainsi, dans une attitude inattaquable, le jour inévitable
où la diplomatie européenne se décidera à la mesure nécessaire du désarmement
proportionnel, et mettra fin à cette monstrueuse paix armée qui depuis trente
cinq ans dévore le monde civilisé, véritable calamité publique artificielle, faite de
la main des hommes d'état, qui, seulement dans les trente-deux années qu'a duré
chez nous la monarchie restaurée, a coûté à l'Europe, chose effrayante à dire, la
somme inouïe de cent vingt-huit milliards I
Je continue.
Vous pourriez ne pas donner quatre millions par an à votre diplomatie de luxe
qui vous est à peu près inutile, qui, à l'heure où je parle, énervée par trente-cinq
années de routine qui lui ont désappris les grandes affaires, serait absolument
incapable d'entreprendre et de mener à fin la haute et urgente mesure de salut
continental, la négociation du désarmement proportionnel, désarmement qui, laissant
à chaque état la représentation de sa force relative, soulagerait les peuples en mainte-
nant l'équilibre des puissances, désarmement impérieux et puissant sans lequel ce n'est
pas seulement la France qui va à la banqueroute, c'est l'Europe!
\bus pourriez ne pas permettre que le gouvernement dépensât, comme il l'a
fait l'an dernier, neuf cent soixante-quinze mille francs rien qu'en frais de déplace-
ment d'agents diplomatiques.
Je continue.
Vous pourriez, comme les Etats-Unis d'Amérique, laisser rétribuer chaque culte
par SCS fidèles, et ne pas donner tous les ans au clergé quarante et un millions
qui vont s'ajouter aux cinquante millions d'impôt volontaire que prélèvent les
fabriques des églises.
LES CAVES DE LILLE. 445
"Vous pourriez notamment ne pas allouer pour frais d'installation de chaque
nouveau cardinal quarante-cinq mille francs, le pain de cent familles!
Et à ce propos, et puisqu'on m'interrompt, un mot. On nous a dit à cette
tribune que le pape exigeait de tout prêtre dont il fait un cardinal, que ce prêtre
eût au moins vingt mille francs de rente ou de revenu. Messieurs, quand Jésus-
Christ ramassait le long du lac de Génézareth des pêcheurs pour en faire des
apôtres, leur demandait-il : Etes-vous riches? Non! il leur demandait : Etes-vous
pauvres.? Et c'est parce qu'ils étaient pauvres qu'il leur disait : Allez et enseignez!
Je continue : Les trois millions dont, l'an dernier, par une complaisance conci-
liatrice qui a été inutile et que vous regrettez avec raison aujourd'hui, vous avez
aggravé le traitement constitutionnel du président de la République; la multitude
des crédits extraordinaires et des crédits supplémentaires; les allocations accordées
avec trop peu d'examen à de certains travaux publics, tels que ceux, par exemple,
— et pour n'éveiller aucune susceptibilité dans cette Assemblée, je ne citerai qu'un
fait qui incombe à la responsabilité des régimes précédents, tels que ceux qui, sur
cent cinquante-et-un miUions dépensés dans le port de Cherbourg ont gaspillé,
tous les hommes spéciaux sont d'accord sur ce point, plus de cinquante millions,
et en particulier, et assez récemment, huit millions pour des constructions si mal
faites qu'il a fallu les refaire. /
Les sommes exorbitantes que vous coûtent ces deux machines si compliquées
qu'on appelle en France la justice et l'administration, et cela à côté de l'Angleterre
dont le budget sent à peine le poids de la judicature, en face des États-Unis dont
le budget sent à peine le poids de l'administration!
Les sommes énormes jetées dans l'Algérie qui depuis 1830 nous a coûté sept
milliards, ce que je ne regretterais pas, je me hâte de le dire, si en l'arrachant au
régime militaire, en étendant sur elle la loi nationale, cet abri de tous les droits,
de toutes les idées et de tous les intérêts, en l'assimilant à la France, en la faisant
France, en un mot, on avait fait de l'Algérie le déversoir utile et magnifique du
trop plein de notre population laborieuse au lieu d'en faire ce qu'on en a fait, un
prétexte à expéditions!
Vous murmurez! J'insiste!
J'ajoute que ces expéditions ont été la plupart du temps stériles!
Vous murmurez encore! J'ajoute qu'elles ont même été quelquefois, comme
celle de Zaatcha, désavouées par l'esprit de civilisation, sans lequel la France n'est
plus la France!
Quant à l'expédition actuelle de la petite Kabylic, je n'en parle pas. Lorsque le
drapeau de la France est engagé, je ne sais plus que me taire et faire des vœux
pour mon pays.
Je continue.
Les soixante millions engloutis, — M. Charras vous en a fait l'irréfutable
calcul, — dans cette fatale expédition de Rome, d'où il n'est sorti intact que l'hon-
neur de nos soldats, et qui, je le dis la rougeur au front, a donné au parti jésuite
militant ce triomphe de faire faire par la France, par la nation qui émancipe,
l'office dégradant du gouvernement qui bâillonne, de l'Autriche!
446 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Messieurs, pourquoi murmurez-vous.'* Qu^'attendcz-vous de moi? la vérité proba-
blement. Eh bienl je la dis! Que voulez-vous de plus?
Mon Dieu, est-ce que véritablement, vous majorité, vous qui êtes mes adver-
saires, mais parmi lesquels je reconnais tant de nobles intelligences, vous vou-
driez, dans un tel sujet, jouer à ce jeu désastreux de vous déguiser à vous-mêmes
la réalité? Et quand nous nous y prêterions tous, quand il serait en votre pouvoir
de bâillonner les bouches qui parlent à cette tribune, quand nous réussirions à
nous étourdir, et à nous tromper les uns les autres, est-ce que nous tromperons le
fait lui-même, le fait terrible et vivant, le fait du paupérisme qui est là, qui nous
presse, qu'on ne bâillonnera pas, lui, et qui, si nous mentons, dira la vérité, et
qui, si nous éteignons le flambeau, allumera une torche I car il faut que le jour se
fasse, voyez-vous bien, et s'il ne se fait pas par la discussion, il se fera par
l'incendie universel!
Essayez de lui échapper, je vous en défie.
Messieurs, ce problème que vous agitez en ce moment, oui, c'est la grande
question, c'est la vraie, j'ai presque dit : c'est la seule. C'est la sombre énigme du
présent et de l'avenir. Chacun en croit avoir le mot.
Pour les uns, ce mot est : organisation de la charité. Pour les autres ce mot est :
organisation du travail. Pour moi qui vous parle, ce mot est : démocratie, c'est-à-
dire gouvernement du peuple par le peuple.
Oui, j'y insiste, le peuple, son malaise auquel il taut mettre un terme, son
bien-être qu'il faut créer et développer, son labeur auquel il faut faire rendre tous
ses truits, sa liberté qu'il faut assurer, sa souveraineté qu'il faut cimenter, son intel-
ligence qu'il faut éclairer, son âme qu'il faut emplir de lumière et de religion, le
peuple qui travaille et qui souffre et qui doit, dans l'avenir, aidé par la matière feitc
machine, aidé par la nature faite esclave, aidé par la société faite providence,
travailler de mieux en mieux et souffrir de moins en moins, voilà le but, voilà le
but suprême de toute philosophie sociale comme de toute politique pratique. Au
dedans, émanciper le peuple, au dehors émanciper l'humanité. Tout est là.
Messieurs, ce budget des abus que je viens de mettre sous vos yeux, cet
argent que je viens de détailler, ces millions que je viens d'énumérer, ce mons-
trueux superflu des dépenses inutiles ou nuisibles, savez- vous ce que c'est? C'est
le nécessaire de plusieurs millions d'hommes!
C'est le sang des malheureux! c'est le lit de ceux qui couchent sur la paille!
c'est le toit de ceux qui n'ont pas d'abri, c'est la chaussure de ceux qui vont
pieds nus, c'est le vêtement de ceux qui sont en haillons, c'est l'air de ceux qui
sont dans les caves, c'est le feu de ceux qui ont froid, c'est le pain de ceux qui
ont faim, c'est la vie de ceux qui meurent!
C'est ce qui fait jeter à tant de familles lamentables ces plaintes étouffées par
la voûte sociale qui pèse sur elles, gémissements redoutables que vous n'entendez
pas, qui ne montent pas vers vous, qui ne montent pas vers le ciel, et qui
semblent se perdre sous terre, mais qui s'enfoncent, avec un grossissement
terrible, dans des profondeurs inconnues, et qui vont remuer l'abîme!
LES CAVES DE LILLE. 447
Ah! rayez, rayez du budget, commencez par là, rayez ces dépenses folles, ces
dépenses mauvaises, ces dépenses fatales, ces abus dévorants, rayez ces millions!
Vous êtes souverains, vous le pouvez, vous êtes comptables, vous le devez!
Abolissez en outre ces impôts de consommation, ces impôts contre nature qui
sont des suppressions de force, d'activité et de santé! Abolissez ces prohibitions à
nœuds redoublés, ces barrières, ces entraves, ces douanes, ces octrois qui sont à la
circulation commerciale et industrielle dans le corps social ce que sont des liga-
tures à la circulation du sang dans le corps humain!
Messieurs, voilà ce qui dépend de vous, voilà le remède qui est dans vos
mains. Réformez le budget! faites refluer cinq cents millions dans les artères
vitales du pays!
Rendez les bras, la circulation, l'argent, les millions, cinq cents millions! aux
grands travaux utiles, à l'achèvement des chemins de fer, au commerce, à l'indus-
trie, à l'agriculture! Vous demandez ce qu'on peut faire, faites cela! Vbus nous
mettez au pied du mur, c'est nous qui vous y mettons! Réformez le budget!
Vous le pouvez! vous le devez! En attendant la fondation du crédit foncier, les
banques agricoles comme en Allemagne, en attendant les progrès de l'esprit
d'association, en attendant les extensions nouvelles et fécondes de la science
sociale, réformez le budget! Voilà, je le répète, la meilleure loi actuelle d'assis-
tance publique!
La détresse populaire! Vous cherchez les moyens de la soulager, commencez
par ne pas la produire !
C'est dans ce moment-là que les pouvoirs se prennent au collet et se neutra-
lisent l'un par l'autre!
Que ceux qui ont la responsabilité de cette situation se jugent eux-mêmes !
Quant à moi, je ne descendrai pas de cette tribune sans avoir fait mon devoir
jusqu'au bout.
Un dernier mot.
Messieurs, on est venu plus d'une fois jeter le cri d'alarme dans cette Assem-
blée. On vous a dit, comme je viens de le faire, mais à un point de vue autre que
le mien, au point de vue du passé, tandis que je me place, moi, au point de vue
de l'avenir, on vous a dit que le mal croissait, que le flot montait, que le danger
social grandissait d'instant en instant. On a signalé à vos sévérités les plus impla-
cables de grands conspirateurs, de grands coupables, l'esprit de scepticisme, l'esprit
de doute, l'esprit d'examen. Eh bien! moi aussi, je viens faire ma dénonciation à
cette tribune. Messieurs, je vous dénonce la misère!
Je vous dénonce la misère, qui est le fléau d'une classe et le péril de toutes! Je
vous dénonce la misère qui n'est pas seulement la souflBrance de l'individu, qui est
la ruine de la société, la misère qui a fait les jacqueries, qui a fait Buzançais, qui
a fait juin 1848! Je vous dénonce la misère, cette longue agonie du pauvre qui
se termine par la mort du riche 1
44^ RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Législateurs, la misère est la plus implacable ennemie des lois! Poursuivez-la,
frappez-la, détruisez-la!
Car, je ne me lasserai jamais de le redire, on peut la détruire! la misère n'est
pas éternelle!
Non! je le répète en dépit des murmures, non, elle n'est pas éternelle! il est
dans sa loi de décroître et de disparaître. La misère, comme l'ignorance, est une
nuit, et à toute nuit doit succéder le jour.
La force des choses, qui est le travail d'en haut, tend à détruire la misère. Eh
bien! à la force des choses, ajoutons l'effort des hommes, à l'action providentielle,
unissons l'action sociale, et nous triompherons.
Il y a, je le sais, un mandement épiscopal où on lit ceci : La misère est néces-
saire. Mais il y a Jésus qui a dit : La misère disparaîtra! Nec erit e^nm nec metidicm
inter vos.
Messieurs, entre le Dieu qui affirme et le prêtre qui nie, qui donc osera dire :
je suis pour le prêtre contre le Dieu!
Messieurs, la situation presse, hâtez-vous, avisez! nous vous adjurons au nom
des périls publics.
Ah! songez-y, quand les temps sont proches, quand l'heure est venue, quand
la mesure est comble, savez-vous ce qu'il y a de plus éloquent, ce qu'il y a de
plus irrésistible, ce qu'il y a de plus terrible pour commencer les révolutions, ce
n'est pas M. Thiers signant la protestation des journalistes de 1830, ce n'est pas
M. Odilon Barrot agitant les banquets de 1847, ce n'est pas Chateaubriand, ce
n'est pas Lamartine, ce n'est pas même Mirabeau, ce n'est pas même Danton,
c'est un enfant qui crie à sa mère : j'ai faim!
[NOTES, FRAGMEMTS SUR LES CAVES DE LILLE.]
A la fin du discours, le manuscrit renferme un petit cahier de papier emporté à
Lille par Victor Hugo et daté 20 février iSji. Il contient des notes prises sur place.
Puis viennent ces quelques fragments :
Ainsi, non seulement je n'exagérais pas en disant : un homme est mort de
faim ces jours passés 5 mais j'étais au dessous de la vérité. J'aurais pu et dû dire :
il est mort un homme de faim hier et il en mourra un demain.
Autre exemple : — Et permettez-moi d'y insister, car il m'amènera à dire des
choses qu'il faut que vous sachiez, et il me mettra tout de suite au cœur même
du sujet.
On a parlé récemment à cette tribune des caves de Lille.
M. le ministre de l'Intérieur a déclaré à cette occasion que sur trois raille loge-
LES CAVES DE LILLE. 449
mcnts visites par clic, la commission municipale de Lille n'avait trouvé que
cent cinquante logements insalubres.
Messieurs, c'est le procès du paupérisme qui s'instruit. Nous qui montons à cette
tribune, nous parlons comme des témoins. Vous qui êtes sur ces bancs, nous devez
écouter comme des juges.
V>ici donc ce que j'ai vu, moi huitième. Nous étions notamment trois représen-
tants du peuple. Un savant économiste, membre de l'Institut, nous conduisait,
assisté d'un des plus notables habitants de Lille.
Je dois le dire, plusieurs de ces caves, les plus horribles, ont été fermées^ entre
autres celles où M. Blanqui, dans sa première exploration à Lille, avait vu, faute
de lit, faute d'une botte de paille, faute d'un haillon pour servir de couverture,
des trous creusés dans la terre pour j coucher des enfants.
Je dois ajouter que ces souterrains ont été fermés deux ou trois jours avant
notre visite, peut-être un peu prévue, aux caves de Lille.
Vous voyez, messieurs, que cette visite n'a pas été tout à fait inutile.
M. Victor Lefranc était modéré à outrance. Selon lui, c'était manquer à la
modération que d'aller voir les caves de Lille.
(En février 1851, je le lui proposai. Il refusa.)
Vous le voyez, messieurs, je vous parle calculs, je vous parle chii&es, je vous
parle comme un homme d'état, je n'ai pas d'entrailles. Et cependant, au moment
de solliciter de vous le remède, le sevd remède qui me paraisse efficace dans cette
situation, il faut bien que je vous dise ce que c'est que cette misère après vous
avoir indiqué d'où elle vient.
Il faut bien que je mette sous vos yeux, non pas le tableau tout entier
rassurez-vous, mais un coin seulement, — un coin du tableau de ces classes dés
héritées sur lesquelles pèsent à l'heure qu'il est, malgré la fraternité qui est dans
la Constitution, malgré la fraternité plus haute qui est dans l'évangile, sur les-
quelles pèsent, dis-je, le labeur excessif, le salaire insuffisant, le chômage, l'igno-
rance forcée et fatale, l'infirmité précoce, la décrépitude mêlée à l'enfance, le
dénûment, la maladie, la prostitution, toutes les formes de l'accablement!
ACTES ET PAJLOLBS — I. ^9
450 RELIQUAT. — I. — ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Messieurs, il faut dénoncera cette tributie cette torpeur, cette apathie, ce fatal
sjstème d'ajournement des réformes, cet assoupissement de tous les pouvoirs; il faut
réveiller le gouvernement, réveiller les hommes d'état, réveiller la majorité; il faut
vous dire jusqu'où va la misère d'une partie de la nation, il faut vous dire jusqu'où
vont les détresses des classes qui travaillent et sur lesquelles pèse le plus lourd du
budget; il faut montrer le mal aux récalcitrants pour les contraindre à appliquer le
remède; il faut avertir, exciter, stimuler, importuner ceux qui sont au bord d'un tel
gouffre et qui s'endorment. C'est ce service que je viens vous rendre. C'est ce devoir
que je viens accomplir.
Et si vous me permettez de définir d'un mot le grand rôle qui appartient, selon
moi, à cette Assemblée souveraine, je voudrais qu'elle s'occupât un peu plus de
ce qui se passe dans les caves de Lille et un peu moins de ce qui se passe dans
les antichambres de l'Éljsée.
Ah! je vous le dis avec désespoir, car vous savez bien que je veux comme
vous la fin des choses violentes, mais il faut bien que je vous le dise, cette mal-
heureuse mère en haillons que j'ai vue dans les caves de LiUe entourée de ses
six enfants agonisant de dénûment, cette misérable vieille femme amaigrie par
la fièvre et par la faim, gisant muette et accablée sur le pavé, si faible que sa main
pouvait à peine se tendre pour l'aumône qu'on lui offrait, savez-vous, au jour
venu, à l'heure marquée, elle se lèvera, elle se dressera, elle grandira brusque-
ment, elle deviendra spectre et géant, ce sera la figure même, la figure lamen-
table de la misère, elle saisira dans ses bras devenus tout à coup formidables et
terribles, votre ordre légal, votre ordre social, vOs gouvernements, vos hommes
d'état, tout ce vieux monde, et elle vous dira avec une voix qui sera comme le
tonnerre : reconnaissez-moi, je m'appelle Révolution!
II
FAITS CONTEMPORAINS {politique). — IDEES.
CHAMBRE DES PAIRS.
En tête des fragments formant cette seconde partie du Reliquat , la note suivante
est reliée :
Ce dossier, comme tous les autres du même temps, devra être revu sévère-
ment et fort épluché, car ce cju'il contient se ressent bien souvent des vieux
points de vue erronés que j'ai eus autrefois -
10 juillet 1875.
[1843-1844.]
La Chambre des députés se puise dans le peuple 5 la Chambre des pairs dans la
royauté.
Le peuple, vaste récipient de toutes les réalités, de tous les Éiits, de toutes les
idées, produit des députés sans fatigue et sans déperdition de substance. La royauté
au contraire, principe plutôt que fonction, pouvoir, en tout cas, de constitution
délicate que le Élit social ne doit pas accoster trop souvent, même pour le féconder,
la royauté s'énerve en émettant des pairs.
Jadis, dans la production des pairies, elle était aidée par l'hérédité. Maintenant
clic est toute seule j elle est abandonnée à ses propres forces. Il faut que sans
assistance, sans secours, sans coopération extérieure, de toute pièce, d'un seul
morceau, elle fasse une Chambre. Chose monstrueuse pour le royaume, exorbi-
tante pour la royauté, — un pouvoir qui enfante un autre pouvoir!
Dans un temps donné, cet état violent ferait dépérir la royauté et périr la pairie.
Il est donc essentiel, si l'on veut conserver le gouvernement par trois pouvoirs,
que désormais, dans la génération de la pairie, la royauté se fasse aider par la
nation. Or, il n'y a que deux j)rincipes pour constituer des Chambres : l'hérédité,
qui est morte, et l'élection, qui est vivante.
A défaut de l'hérédité, il faut donc que le trône fesse entrer d'une façon quel-
conque l'élection dans la constitution de la Chambre des pairs.
Mais comment.? Ceci est la question.
Directement, immédiatement, brutalement, pour ainsi dire, par le mode ordi-
ruire, par les collèges électoraux.? Non assurément. Cela ne ferait pas une Chambre
des pairs et une Chambre des députés, cda ferait deux Chambres des députés, deux
assemblées identiques. Et alors pourquoi deux fois la même chose.? A quoi bon.?
29.
452 RELIQUAT. — IL
En peu de temps, on aboutirait nécessairement à une Chambre unique, c'est-à-dire
à un pouvoir unique, c'est-à-dire à l'abolition, non seulement de la pairie, mais de
la royauté.
Mais le suffrage national ne se produit pas uniquement par les collèges électo-
raux. A côté des électeurs, au-dessus des électeurs, il y a tout le monde. Or, que
fait tout le monde? des renommées. Les électeurs font des députés, la nation fait
des notabilités. Dans les sciences, dans les lettres, dans les arts, la voix publique
décerne, dans un temps donné, l'illustration à de certains hommes. Qui dit célèbre,
dit populaire. Dans la célébrité il j a de l'élection.
Que la royauté puise donc largement parmi ces hommes pour en remplir la
Chambre qui n'a plus l'hérédité j que de toute illustration elle fasse une pairie.
De cette façon la royauté, au lieu de s'afïaiblir en faisant des pairs, se fortifiera.
Au lieu de leur donner de son rayonnement, ce qui la fait pâlir d'autant, elle
recevra du leur.
De cette façon la Chambre des pairs sera aussi forte, aussi considérable, aussi
populaire que la Chambre des députés. Toutes deux représenteront également le
pays, chacune par une fece. La Chambre des députés représentera plus spéciale-
ment les affaires j la Chambre des pairs représentera plus spécialement les idées ^^l
AUX FONDATEURS DU JURY DES RECOMPENSES POUR LES OUVRffiRS.
Paris, le i6 mai 1846.
Messieurs,
Un jour viendra où les pouvoirs publics comprendront que dans l'état actuel de
l'Europe et de la civilisation, il doit y avoir et il y a assimilation parfaite entre le
soldat et l'ouvrier. Le soldat est l'ouvrier de la guerre, l'ouvrier est le soldat de la
paix. Le premier risque sa vie pour le pays dans sa lutte avec l'étranger; le second
donne sa vie, et l'use et la dépense tous les jours, au profit de tous, dans sa lutte
avec la matière. Il y a plus d'héroïsme dans le labeur du soldat, lequel implique
la discipline; il y a plus d'intelligence dans le labeur de l'ouvrier, lequel réclame
la liberté; mais tous les deux, l'ouvrier comme le soldat, travaillent à la civilisa-
tion, l'un en protégeant et en agrandissant le territoire national, l'autre en le
fécondant, en le cultivant, en le dount de toutes les richesses de l'agriculture et
de l'industrie.
Permettez-moi d'ajouter ici que cette assimilation me frappe avec une vivacité
particulière, moi, fils d'un soldat et ouvrier de la pensée.
Le jour où ces vérités seront admises, les mêmes sollicitudes sociales, les
mêmes récompenses soutiendront, encourageront et glorifieront le soldat et
l'ouvrier. L'état, représentant la nation, honorera, par les marques pubUques et
11)
Reliquat.
FAITS CONTEMPORAINS. 453
visibles d'estime dont il dispose, l'ouvrier honnête, laborieux, intelligent et
distingue, comme il honore le brave soldat. L'état recueillera et abritera dans sa
vieillesse l'homme de la paix, comme il honore et abrite l'homme de la guerre.
On comprendra enfin tout ce qu'il y a de social et de profond dans cette grande
pensée de Louis XIV que nous appelons l'Hôtel des Invalides, et dans cette
grande pensée de Napoléon que nous appelons la Légion d'honneur.
Votre projet, messieurs, est un acheminement vers ce beau et désirable résultat.
C'est un exemple que vous donnez à la société tout entière : l'idée que l'état
devait avoir, vous l'avez. Ce que l'état fera demain, vous le faites aujourd'hui.
Voilà, messieurs, ce que j'approuve et ce que j'honore particuUèrement dans le
projet que vous voulez bien me communiquer. C'est un pas que vous faites, je
vous en félicite j mais ne nous le dissimulons point, ce n'est qu'un pas, il en faut
d'autres, il faut aller plus loin. La France a fait halte assez longtemps j il est temps
que les penseurs et les travailleurs donnent le signal, et qu'on se remette en
marche de toutes parts vers les idées de l'avenir ^^^
Le 2 juin 1846, la Presse, en rendant compte de la visite que firent à Victor Hugo
les fondateurs du jury des récompenses pour le remercier de son adhésion , publia les
paroles que le poète leur adressa. Les voici :
Le temps des questions purement politiques est passé, ces questions sont
épuisées aujourd'hui. Après avoir fait leur temps comme théories, elles sont
entrées dans la pratique, elles ont agité les assemblées, elles ont occupé les gou-
vernants, elles ont servi tour à tour de programme aux ministères et aux opposi-
tions; l'indiflFérence publique les accueille, chacun sent plus ou moins distincte-
ment, dans tous les étages de la société, qu'au fond de ces questions, autrefois si
orageuses et si fécondes, il n'y a plus rien aujourd'hui; des disputes d'ambitions,
des luttes de portefeuilles, rien de plus. Une nouvelle ère s'ouvre, l'ère des ques-
tions sociales que j'appellerais plus volontiers les questions populaires. Le travail,
le salaire, l'éducation, la pénalité, la création des richesses, la répartition des jouis-
sances, la dette du bien-être payée aux travailleurs par les gouvernants, payée à
l'individu utile par la société équitable, l'encouragement à toutes les aptitudes, les
grandes impulsions qui doivent venir de l'état, les grands eflForts qui doivent
venir du peuple, voilà, messieurs, les questions qui ont l'avenir désormais. Ces
questions-ci sont les plus nouvelles, elles sont aussi les plus anciennes. La Chambre
à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, les comprend toutes; elle les comprend de
haut, elle les étudie de près. Elle n'apporte dans son impartiale appréciation de
toutes ces questions vitales aucune préoccupation de parti, aucun intérêt de clocher,
aucune passion contraire à la vérité, aucune volonté étrangère à la justice.
Tout ce que j'indique là devant vous, messieurs, j'aurai souvent l'occasion de
le développer à la Chambre des pairs. Nous sommes tous électeurs ici, et tous
('' Documents. Cette lettre a été publiée dans la Presse, 21 mai 1846^
454 RELIQUAT. — II.
nous sommes arrives aux droits politiques par le travail. Eh bien! sans imposer au
député que nous nommerons de mandat impératif (je n'approuve point les man-
dats impératifs : comme je n'en voudrais pas accepter, je n'en veux pas imposer),
inspirons à ce député la pensée sérieuse qui nous anime. Heureuse la France le
jour où les Chambres délaisseront absolument les questions personnelles pour les
questions générales et les querelles qui satisfont l'ambition de quelques-uns pour
les idées qui préparent l'avenir de tous! Faisons pénétrer ces idées dans les lois et
dans les mœurs; tournons-nous vers le peuple, vers ce peuple grave, calme, coura-
geux et patient, qui travaille et qui souffre; et peu à peu, par une série de
réformes urgentes et d'améliorations successives, faisons sortir de son travail la
richesse, et de sa souffrance le bien-être. Richesse pour la France, c'est-à-dire
grandeur et puissance, bien-être pour le peuple, c'est-à-dire moralité et raison :
voilà le but, messieurs, voilà l'avenir!
Dicté à Charles le 2J mai i8^6^^\
... Certainement, à ne voir les choses humaines qu'au point de vue des intérêts
politiques, c'est un malheur pour un peuple que sa religion ne fasse point partie
de son unité. Le peuple grec, le peuple romain, avaient leur religion chez eux.
De nos jours, l'Angleterre et la Russie ont leur religion chez elles. Ce n'est pas là
un médiocre élément de prospérité et de grandeur.
Oui, certes, plus j'y réfléchis, plus je le dis hautement, c'est un malheur, c'est
un péril que le prince des citoyens, des bras, des épées, soit dans le pays, et que
le prince des consciences soit hors de la frontière. C'est ne point posséder son âme.
Chose grave pour un état comme pour un individu, pour un peuple comme pour
un homme.
Le gallicanisme est un à peu près de religion chez soi. Trois hommes qui
avaient le génie de l'unité, l'ont marqué de leur empreinte, Louis XIV qui l'a
inspiré, Bossuet qui l'a inventé. Napoléon qui l'a reconstruit. Le gallicanisme est
un moyen d'unité et par conséquent un élément de puissance donné par ces trois
hommes à la France. Loin d'afÊiiblir le gallicanisme, il faut le fortifier.
Je répète que je me borne ici à parler politique.
Je dirai aux hommes d'état : Vous occupez-vous des intérêts du ciel? Avez-vous
pour but le salut de votre âme et le salut des âmes.? Soyez ultramontains. Rien de
mieux. Vous occupez-vous des choses de la terre et aes intérêts de ce bas monde }
A-vez-vous pour but la grandeur de votre pays.? Soyez gallicans. Il me semble que
ceci n'est que du simple bon sens.
Je comprends à merveille qu'un évêquc ne parle pas comme un ministre, mais
je veux qu'un ministre ne parle pas comme un évêque. Ce n'est pas la même
C Les 22 et 23 mai 1846, M. Isambcrt protesta, k la Chambre des députés, contre des
mandements d'archevêques, qui autorisaient le clergé k s'approprier des libertés que la loi lui
refusait. {Note de l'Éditeur.) ...
FAITS CONTEMPORAINS. 455
chose d'être cvêque et d'être ministre. La différence vaut la peine qu'on s'y arrête.
Un cvêque a charge d'âmes, un ministre a charge d'empire ('^.
[1847.]
Ministres,
Depuis sept ans, huit ans bientôt, qu'avcz-vous fait? qu*ave2-vous fait de grand,
de beau, de glorieux, de sain, d'utile, de juste, de miséricordieux, de prévoyant,
de patriotique, de rutional? qu'avez- vous Élit?
Avez-vous rappelé les bannis?
Avez-vous rétabli l'eflfigie de Napoléon sur la Légion d'honneur?
Avez-vous ouvert les cachots politiques?
Avez-vous réformé les pérulités et les prisons?
Avez-vous réformé l'industrie, la manuÊicture, le travail de l'homme, de la
femme, du vieillard, de l'enfant?
Avez-vous réglé le régime des finances? Non. Il y a des faillites partout. Avez-
vous réglé le régime des eaux? Non, il y a des inondations. Avez-vous réglé le
régime du pain? Non, il y a des famines.
Avez-vous créé une colonie avec une conquête et une province avec une
colonie? Non. Alger, ce grand élément de puissance, n'est pour nous qu'un élément
de faiblesse.
Avez-vous reformé la chambre élective , à l'intérieur et à l'extérieur, à l'intérieur,
dans sa composition, à l'extérieur, dans l'élection?
Avez-vous donné des lumières, de l'instruction, des garanties, de la fierté, de
la grandeur et de la puissance au peuple?
(Développer tout ceci. Ne pas oublier les théâtres, les lettres, les arts, rien!).
Arguments des partisans de l'hérédité :
Avez-vous rendu à cette Chambre, à la pairie, son hérédité qui lui est néces-
saire, qui lui est essentielle, qui la constitue pouvoir distinct, qui feit que dans une
nation à la fois vieille et jeune, elle représente l'histoire et les traditions, et, avec
les traditions et l'histoire, les renouvellements qui ont des racines? L'heredite sans
laquelle elle n'est ni suffisamment indépendante vis-à-vis de la royauté, ni suflB-
samment puissante vis-à-vis de la Chambre populaire ? L'hérédité qui Êiit qu'un pou-
voir politique, au grand profit de l'unité nationale, plonge à la fois dans le passe et
dans l'avenir? L'hérédité enfin qui maintient le législateur entre deux règles, ses
pères dont il tient l'exemple, ses fils auxquels il le doitj double et admirable néces-
sité, grâce à laquelle un homme est forcé d'être tout à la fois un digne descendant
pour ses ancêtres et un digne ancêtre pour ses descendants?
(Combattre. — Puis continuer ceci.)
Quoi! vous êtes depuis huit ans au pouvoir, et vous n'avez rien hit de tout
cela? Mais qu'avez-vous donc fait alors ^^)?
^') Reliquat. — W Id. ........ - - -.
4)6 RELIQUAT. — IL
[1847.]
Ministres !
En Algérie, au Maroc, à Taïti(^), sur la Plata, qu'avez-vous fait du sang de la
France? Dans vos budgets, dans vos lois de finances, dans vos combinaisons de
Bourse, dans vos arrangements de chemins de fer, dans vos traités de commerce et
de politique, qu'avez-vous fait de ses intérêts et de son argent? Dans l'affaire
Pritchard, dans l'affaire de la Pologne, vis-à-vis de lord Palmerston, vis-à-vis des
trois cours du Nord, qu'avez-vous fait de son honneur?
Le temps des ménagements et des tempéraments est fini. Le moment est venu
où il Êiut dénoncer et accuser, le moment est venu où il faut tirer de l'ombre tous
ces griefs douloureux qui grondent depuis si longtemps dans l'âme sombre et acca-
blée d'un grand peuple j le moment est venu, dis- je, et si personne ne parle, ce
sera moi! Oui, je me lèverai, fussé-je seul, et je viendrai, pour votre épouvante et
pour la joie de mon pays, secouer ces foudres à la tribune (^^ !
[1847]-
Je dirai à ce gouvernement :
Vous avez travaillé dix -sept ans à établir la paix en Europe et vous avez cru
que, cette besogne faite, on n'avait rien à vous demander au delà. Erreur. Quand
on gouverne une grande nation, il y a deux choses qui sont également, — je dis
également, — nécessaires. Ces deux choses, les voici : établir la paix, illustrer la
paix.
Or vous avez établi la paix, c'est vrai et je l'accorde j vous ne l'avez pas illustrée.
Ceux qui devaient, ceux qui voulaient, ceux qui pouvaient l'illustrer, les écri-
vains, les penseurs, les artistes, les poètes, vous les avez dédaignés, repoussés,
méconnus ou combattus.
Les conséquences, vous les entrevoyez aujourd'hui.
Et prenez-y garde, de cette manière on peut finir par avoir beaucoup de paix,
mais on a aussi beaucoup de honte.
Quelle figure faites-vous en Europe? quelle figure faites- vous dans le monde?
Où est le respect que vous inspirez?
Oh! prenez-y garde, je le répète, car de cette Éiçon on en vient à fausser l'esprit
des nations, et à leur faire préférer, chose grave et triste, la guerre à la paix. Oui,
quand cette nation est la France, elle préférera toujours la guerre illustre à la paix
honteuse (^^ !
Ministres, gouvernants, depuis dix-sept ans, vous ne vous êtes pas aperçus qu'il
était aussi grave de laisser la France sans gloire que de laisser le peuple sans
pai
un(*).
C' Victor Hugo raconte, dans Choses vues, la conversation qu'il eut, en 1844, avec Louis-
Philippe, et oh. le roi lui avait parlé de Taïti. — W Keliquat. — (') Reliquat. — (*' Au verso
d'une convocation de la Cour des pairs, 19 juillet 1847. — Keliquat.
FAITS CONTEMPORAINS. 457
En fait de gloire nous avons triomphé de la reine Pomarc, mais nous avons été
battus par la reine Ranavalo.
Voilà où en est la France d'Austerlitz^'l
[Avril 1847.]
Digression Dubois de Gennes. — Pénalités d'exception, etc.
... Mais, dira-t-on, en Afrique comme en Afrique. Il faut bien être un peu bar-
bare parmi ces sauvages ! Ce n'est point là le lieu des raffinements et de la civilisa-
tion! L'air, le climat, la population, le passé, les traditions, là, tout invite aux
moyens extrêmes, etc., etc.
Messieurs, ce serait là de tous les arguments le plus déplorable, et je ne l'accepte
pas. La barbarie est en Afrique, je le sais, mais que nos pouvoirs responsables ne
l'oublient pas, nous ne devons pas l'y prendre, nous devons l'y détruire j nous ne
sommes pas venus l'y chercher, mais l'en chasser. Nous ne sommes pas venus dans
cette vieille terre romaine qui sera française inoculer la barbarie à notre armée,
mais notre civiUsation à tout un peuple j nous ne sommes pas venus en Afrique
pour en rapporter l'Afrique , mais pour y apporter l'Europe t^^.
M. le ministre de la Guerre (Saint-Yon)^^^,
Trouvez bon. Monsieur le ministre et cher collègue, que j'appelle votre plus vif
intérêt sur le malheureux pionnier Dubois de Gennes, fusilier aux compagnies de
discipline en Afrique, en ce moment en congé de convalescence à Paris.
L'autre jour, à la Chambre, quand je vous ai remis sa suppHque, les faits qui le
concernent m'étaient connus, mais ne m'étaient pas encore prouvés. J'en doutais
même, j'en voulais douter, tant ils me semblaient déplorables. Aujourd'hui j'ai les
renseignements, j'ai les preuves, j'ai l'évidence. Ces feits, vous les connaissez.
Monsieur le ministre et cher collègue , ils appellent à la fois vos méditations comme
pair de France et votre intervention comme ministre. Le gouvernement réprouve
certainement tout le premier, maintenant qu'il est informé, ces pénalités d'excep-
tion si durement, disons-le, si illégalement appliquées à l'armée d'Afrique. Dubois
de Gennes n'a pas été puni, mais torturé.
J'accomplis un devoir en appelant sur tous ces feits affligeants votre haute et
sévère attention. En attendant les mesures générales que vous conseillera l'intérêt
public, vous penserez sans doute, dans votre généreuse équité, qu'il est juste de
tenir compte au pionnier Dubois de Gennes. de tout ce qu'il a souflFert, vous
voudrez le dédommager autant qu'il est en vous. Il a certes bien mérité et bien
acheté la remise pleine et entière de sa peine. Je serais touché. Monsieur le
(1)
Reliquat. — '*) liiem. — ('' Brouillon d'une lettre au ministre de la Guerre. — Reliquat.
458 RELIQUAT. — IL
ministre, que sur ma demande instante vous voulussiez bien solliciter de Sa Majesté
la grâce de ce malheureux. Je l'espère de votre justice et je l'attends de la bonté
du Roi.
Vous mettrez le comble à votre bienveillante sollicitude en envoyant Dubois de
Gennes achever dans un régiment de France le temps de service qu'il doit encore
à l'état. Je sais que M. le duc d'Elchingen, colonel du 7' dragons, l'accueillerait
avec plaisir dans son corps. Il m'en a donné l'assurance personnelle. Dubois de
Gennes ayant servi au 2' chasseurs d'Afrique et au 5* hussards peut être envoyé
dans cette arme.
Je sollicite de votre bonne grâce une prompte décision, car Dubois de Gennes
ayant un congé près d'expirer, n'a plus que vingt jours à rester à Paris.
Permettez-moi en terminant. Monsieur le ministre et cher collègue, d'insister
sur la haute importance de cette affaire qui pourrait si facilement s'envenimer, et
veuillez recevoir la nouvelle assurance de ma cordialité empressée et de ma haute
considération.
V. H.
16 avril 1847.
[1847.]
Hommes du pouvoir, croyez-moi, ne venez pas ici d'un cœur si léger, ne soyez
pas à ce point confiants et tranquilles devant cette Chambre des pairs, si indulgente
pour les ministres debout, si sévère pour les ministres tombés ^^^ !
1847.
'Vbici la différence entre l'Espagne et la France en ce moment.
La monarchie se compose d'un principe, la royauté, et d'une incarnation, la
dynastie. En Espagne la royauté se porte bien, la dynastie mal. En France c'est le
contraire. En Espagne la royauté, principe sain, est représentée par une famille
pourrie; en France la royauté, principe malade, est représentée par une famille
saine ^^l
[la FAMILLE BONAPARTE.]
14 juin 1847.
Écrit sous ma diBée che^ moi par A.ntony Thouret avant de partir pour la Chambre
des pairs le i^ juin.
Messieurs,
Je n'ai rien dans le cœur qui ne soit paisible et modère.
Vous avez pu même remarquer que dans les quelques idées que je viens de
^^y Reliquat. — (.^^ ReliqMai. ...,;. . :. . .1 . '
FAITS CONTEMPORAINS. 459
vous soumettre, je n'ai pas encore prononce le nom si éclatant et si populaire qui
est au fond de ce débat.
Messieurs, qu'il me soit permis de vous le dire ^^\ vous ne chasserez pas
de France ce nom glorieux. Vous avez commencé les réparations, achevez-les j vous
avez relevé la statue de l'empereur, vous avez ramené son cercueil; maintenant
rappelez sa femille, rétablissez son effigie sur l'étoile de la Légion d'honneur et
vous serez quittes envers cette grande ombre.
Je ne veux pas insister, mais s'il était possible que la Chambre écartât cette péti-
tion d'un roi, si le nom de l'empereur devait subir dans cette séance un nouvel
échec, je dis plus, un nouvel affiont, si une étroite et mesquine raison d'état
l'emportait sur ce que conseille le sentiment national, ce serait pour moi une
tristesse profonde de voir les hommes qui gouvernent mon pays repousser ce qu'il
y a de plus grand dans l'histoire avec ce qu'il y a de plus petit dans la politique ^^\
Sous les deux pages dictées une modification de l'écriture de Victor Hugo :
S'il en était autrement, si le gouvernement méconnaissait son intérêt véritable
au point de s'opposer au renvoi que nous demandons, s'il était possible qu'une fin
de non-recevoir écartât cette prière rojale, s'il était possible que le nom de
Napoléon subît ici aujourd'hui un nouvel échec. ..
La fin est semblable au texte dicté. Sauf pour une phrase, ces notes n'ont pas été
utilisées.
Sur fétat des lettres.
[1847.1
Tous les hommes d'état et ministres depuis 1830.
...Ils se croient quittes envers le génie de la France quand ils lui ont déclare,
avec je ne sais quelle tranquillité insolente et risible, qu'il est en décadence]
Et qu'en savent-ils (').''
[1847.]
... Le gouvernement de juillet — tout de suite devenu chétif — s'excusant de ne
rien faire et de ne rien être sur les émotions et les rumeurs de la place publique,
plus gêné d'une émeute que Napoléon ne l'était de vingt batailles.
V)us avez oubUé ceci :
Un gouvernement a besoin de beauté, un gouvernement a besoin de grandeur,
parce que le peuple a de l'imagination et du cœur. Vous avez été laids et petits.
"Vbus avez voulu être utiles, dites-vous, vous avez cru que c'était assez, que
c'était tout d'être utiles. Erreur grossière. L'utilité se concilie avec la diflFormité et
s'accommode de l'abjection. Cela suffirait pour juger un gouvernement qui ne veut
('î Un mot illisible. — W Manuscrit. — W Reliquat.
46o RELIQUAT. — IL
être qu'utile. Au point de vue même de l'utilité, il manquerait son but, car le
peuple le rejetterait avec dégoût. Dans ces hautes régions où se meut le pouvoir,
il y a quelque chose de plus nécessaire que l'utile, c'est le juste, il y a quelque
chose de plus utile que l'utile, c'est le grand.
Pour composer un bon gouvernement, il faut ces trois cléments : le juste, le
grand, l'utile. Un gouvernement qui ne serait que juste pourrait être triste, un
gouvernement qui ne serait que grand pourrait être fou,, un gouvernement qui
n'est qu'utile est fatalement plat (^).
[1847.]
Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui pensent que la paix n'est bonne qu'à
faire fleurir le commerce et l'industrie. Les hommes. Dieu merci, et les nations,
ont d'autres besoins que les besoins matériels. Les développements intellectuels, les
conquêtes de l'esprit, les arts, les lettres, les sciences, la domination par la pensée,
voilà les grandes et vraies gloires de la paix. Je désire ardemment que notre gou-
vernement finisse par s'en apercevoir. Il ne dépendra pas de moi de hâter le
moment où ses yeux s'ouvriront et où il comprendra tout ce qu'il pourrait faire
d'intelligent et d'illustre à notre époque. Mais toutes mes réserves Eites sur ce
point, je veux que la France ait un grand commerce et une grande industrie,
parce que je veux qu'elle ait une grande marine et une grande puissance. Or, le
moment est venu de Êiire entendre des avertissements sérieux du haut de cette
tribune si désintéressée et si grave. Sans doute, il y a d'honorables et de nom-
breuses exceptions, mais en présence des abus de la fraude et de la publicité qui
sont aujourd'hui de notoriété publique, c'est se montrer véritablement ami des
intérêts de la France, que de souhaiter à notre commerce plus de probité, à notre
industrie moins d'âpreté ^^l
Note écrite en vue du discours sur Pie IX.
[Janvier 1848.]
J'aurais voulu que l'hommage fût égal à l'homme, que la glorification fût
grande comme l'événement j j'aurais voulu que le silence regrettable de la cou-
ronne fût racheté par une manifestation éclatante de la Chambre des pairs, d'accord
avec le sentiment populaire et avec le sentiment national, et que dans cette occa-
sion comme dans toutes, la voix de la Chambre fût la voix de la France.
Au reste l'avenir me console, l'espérance me soutient, j'ai une foi profonde dans
l'œuvre entreprise par Pie IX, il la mènera glorieusement à fin, et j'attends avec
confiance l'heure, l'heure de l'inévitable avenir, où mon pays, ce pays que vous
représentez, illustres pairs, élèvera solennellement la voix et donnera au monde ce
beau spectacle : la France remerciant le pape au nom du genre humain.
(>) Reliquat. — CJ Au verso d'une lettre datée 7 mai iS^y. — Reliquat.
REVOLUTION DE 1848.
FAITS, PIECES, ETC.
En tctc de ce chapitre nous trouvons cet avertissement
Tout ceci est à revoir sévèrement.
Mars i8yo.
J'ai écrit ces notes, très consciencieuses du reste, dans les premiers mois de 1848.
Les (^î républicains du National régnaient et opprimaient. J'observais cela
dans un étrange état d'esprit, comprenant peu cette révolution et craignant qu'elle
ne tuât la liberté. Plus tard, la révolution s'est faite en moi-même j les hommes ont
cessé de me masquer les principes. J'ai compris que Révolution, République et
Liberté sont identiques. La liberté est le principe, la révolution est le moyen, la
république est le résultat ^^\
Mars 1848.
L'état penche — le trésor vide — la banqueroute approche — l'argent a
disparu. Faillite sur faillite.
Ainsi l'un après l'autre
Dans un vaisseau qui brûle éclatent les canons ^'l
Messieurs, il y a deux choses dont la France ne veut pas : c'est la guerre sans
la gloire des armes, et la paix sans la gloire des lettres.
Le jour où les théâtres de Paris fermeraient, ce serait à Paris, en France, en
Europe, l'effet d'un flambeau qui s'éteint (*l
[Mars 1848.]
Quand je songe au présent gouvernement et à la liberté, je me sens également
irrité des choses qu'il fait contre elle et des phrases qu'il fait pour elle ^^\
^'1 Le papier ^tant rongé à cet endroit, le mot manque. — W Keli^uat. — W Keli^uat. —
W Manuscrit. — (') R/lijuat.
462 RELIQUAT. — IL
Mars 1848,
Nous sommes sur le radeau de la Méduse, et la nuit tombe.
Quoi! depuis vingt ans chacun de nous apporte sa pierre à l'édifice de l'avenir j
c'est avec cette pierre qu'on veut nous lapider aujourd'hui !
1848.
En mars on crut que ce serait une tragédie, en mai on vit que ce n'était qu'un
mélodrame.
Robespierre Lcdru-Rollin
Shakespeare eût accepté 93, Guilbert de Pixérécourt eût dédaigné 1848.
En révolution j'aime encore mieux les culs-de-jatte que les nains et Couthon
que Marrast.
Dans le cul-de-jatte il y a eu un homme ^^\
\bus vojez la révolution dans ceci : Barbes, représentant du peuple ^^"l-^ je la voyais
encore bien plus dans ceci : Monsieur Barhetj pair de France ^^\
Maintenant, messieurs, quelle est la situation de la France? Le droit est
conquis, et par ce seul fait que le droit est conquis, toutes les libertés étant debout,
tout citoyen qui veut travailler, peut acheter, vendre, féconder son intelligence,
multiplier son industrie, vivre, en un mot, je ne dis pas riche, mais libre, ce qui
suffit. A Dieu ne plaise que je prétende qu'il n'j ait plus rien à faire. Loin de là.
La prévoyance sociale a encore d'immenses devoirs à remplir, et elle les remplira.
Mais ce que je veux dire, c'est que depuis 1789, le droit a paru, le droit populaire,
souverain, imprescriptible, et que lorsque le droit a paru, dans un temps donné la
misère doit disparaître. Il n'est plus besoin pour cela d'une révolution, il suffit du
progrès.
Eh bien, dans cette situation, nous, nous voulons le progrès, vous, vous voulez
une révolution.
Quelle révolution?
Je vais vous le dire.
Messieurs, jusqu'à ce jour, il y a eu dans le monde deux sortes de révolutions,
les révolutions de la misère et les révolutions du droit.
Ce que c'est que ces deux sortes de révolutions, je vais essayer [de le dire afin
de caractériser la situation présente.
(^) Ces quatre pensées appartiennent au Reliquat. — (*> Elu en avril 1848. — W Reliquat.
RÉVOLUTION DE 1848. 463
Messieurs, quand le seul fait de naître est pour des classes entières une fatalité,
quand les uns ont tout et les autres rien, quand la société est mère pour les uns et
marâtre pour les autres, quand à côté de ceux qui ont des palais il j a ceux qui
n'ont pas de toit, quand le pain manque, quand le travail manque, quand la. terre
manque, quand le Élit social sans yeux et sans cœur marche sur le pauvre peuple
et l'écrase, alors, messieurs, une explosion terrible éclate, une explosion égale à
la compression, les masses désespérées et furieuses s'ébranlent et se précipitent dans
je ne sais quelle vengeance de ceux qui souâFrent contre ceux qui jouissent, guerre
de ceux qui ont des haillons contre ceux qui ont des vêtements, et de ceux qui
sont nus contre ceux qui ont des haillons , guerres fameuses dans l'histoire , vous en
savez les noms, guerres des ventres creux, guerres des gras et des maigres, luttes
horribles et profondes, barbares comme l'ignorance, sauvages comme la haine,
bestiales comme la faimj ce sont les révolutions de la misère.
Quand le sentiment du juste a été froissé chez un peuple pendant des siècles,
quand la population est divisée en castes infranchissables, espèces de compartiments
arbitraires où les hommes sont parqués et où les intelligences sont liées à des
destinées qui ne sont pas Élites pour elles, il arrive un jour où l'esprit de justice
que Dieu a mis au cœur de l'homme, cet esprit incompressible et formidable,
réagit violemment contre cet entassement d'iniquités, d'exceptions et de privilèges
la loi
qui s'appelle l'état et qui pèse sur Ja civilisation, il arrive un jour où les aptitudes
cherchent à se remettre en équilibre avec la destinée, un jour où les droits naturels
reprennent leur niveau, alors cette construction artificielle et difiForme s'écroule et
de ses décombres sortent les principes éternels et rayonnants, la souveraineté du
peuple, la liberté de la conscience, la Hberté de la pensée, l'émancipation des
capacités, l'égalité devant la loi. Ce sont là, messieurs, les révolutions du droit.
Messieurs, les révolutions de la misère sont fatales et portent le douloureux et
navrant caractère de la nécessité. Ce sont les jacqueries. Les révolutions du droit
sont légitimes, saintes et justes. C'est 1789 en France, c'esti 1642 en Angleterre.
Maintenant, voulez-vous que je vous le dise? La révolution que vous voulez
feire, vous, n'a ni le caractère de la justice, ni le caractère de la nécessité. La
révolution que vous voulez &.ire, ce n'est ni la révolution du droit, ni la révolution
de la misère, c'est la révolution de l'envie.
C'est la guerre non pas seulement de ceux qui n'ont rien contre ceux qui
possèdent quelque chose, mais de ceux qui ont moins contre ceux qui ont davan-
tage; c'est la guerre du champ d'un arpent contre le champ de deux arpents, c'est
la guerre de la chaumière contre la maison et de la cabane contre la chaumière,
c'est la guerre du fermier contre le propriétaire, du paysan contre le fermier, du
vagabond contre le paysan, c'est la guerre d'échelon en échelon, de bas en haut,
dans tout l'ordre social; après les nobles qui n'existent plus, il y a les riches qui
existent à peine, après les riches les bourgeois, après les bourgeois les ouvriers,
après les ouvriers les fainéants, et parmi les fainéants, les forts et les faibles, les
vieux et les jeunes, les malades et les bien portants, les intelligents et les stupides,
c'est la guerre dans tout cela! la guerre sans fond, sans limites, sans issue, sans
464 RELIQUAT. — II.
espérance, sans pitié, entre toutes les inégalités sociales, c'est-à-dire entre tous les
citoyens, entre toutes les inégalités naturelles, c'est-à-dire entre tous les hommes.
Oui, oui, oui! c'est la révolution de l'envie.
C'est le chaos, c'est le naufrage, c'est la nuit faite sur le genre humain^^M
[Mai 1848.]
Les hommes de Février semblent s'entendre pour ébranler à qui mieux mieux
l'ordre de choses qu'ils ont fondé j ceux qui sont hors du pouvoir par leurs menées,
ceux qui sont au pouvoir par leurs mesures. Ces derniers surtout, je les admire.
Les lois qu'on propose, les combinaisons qu'on imagine, les expédients qu'on
improvise, les étranges façons de gouvernement qu'on a, autant de coups portés,
qu'on le fasse exprès ou non, à l'établissement actuel, | dont personne plus que
moi n'aurait souhaité le succès et la durée. | (^^ En vérité, les partis hostiles, s'il y en
a, seraient bien insensés et bien imbéciles d'intriguer et de comploter. A quoi bon
prendre cette peine .f' Ce qu'ils ont de mieux à faire, c'est de laisser les républicains
conspirer contre la République ^^l
Dieu à cette heure fait évidemment une expérience.
Le péril, la singularité et le mystère de ce temps-ci, c'est que c'est une époque
forte livrée à des hommes faibles.
Regardez autour de vous, regardez sur ce plateau où est le pouvoir, de quelque
côté que vous vous tourniez, l'immensité des événements, la violence des idées,
ces deux grands vents qui soufflent, ne courbent que de petits hommes.
Il est vrai que par moments le vent qui les courbe, les redresse aussi et alors ils
se croient grands.
Qui est-ce qui pense au peuple? personne. Pas même les populaires. On songe
à soi.
Qui n'a pas la vanité a l'intérêt, qui n'a pas l'intérêt a l'ambition, qui n'a pas
l'ambition a le néant dans l'esprit.
Personne n'a l'amour.
Quand le penseur regarde l'horizon, c'est-à-dire le cœur humain, il n'y trouve
que l'égoïsme. Maintenant traversez ce désert.
Et ce qui est triste, c'est que nous sommes dans un de ces moments où un
grand homme, par cela seul qu'il est grand, n'est pas applicable. Il n'y a pas de
lit fait pour un géant.
Ayez donc une idée vaste , et essayez de la faire entrer dans tous ces cerveaux
étroits !
(•' Au bas et au verso d'une lettre datée février et demandant à Victor Hugo un de ses auto-
graphes. — Keliquai, — <*' Ces deux barres sont au manuscrit et indiquent que la phrase n'est
que proposée, et provisoire. — (') Reliquat.
RÉVOLUTION DE 1848. 465
Ayez une îdce tendre, et tachez de l'introduire dans tous ces cœurs secs.
Soyez aigle, pour commander à une armée de moineaux ('^ !
Quoi ! nous verrions Barbes dévorer Sobrier comme Robespierre dévorait Danton
et Blanqui dévorer Barbes '^) comme Tallien dévorait Robespierre ! Nous verrions
recommencer le duel à la guillotine!
On peut tomber au-dessous de Marat, au-dessous de Couthon, au-dessous de
Carrier. Comment.? en les imitant. Ils étaient horribles et graves. On serait horrible
et ridicule. Quoi, la Terreur parodie! quoi, la guillotine plagiaire! Y a-t-il quelque
chose de plus hideux et de plus béte.? Voyez un peu, est-ce là ce que vous voulez.?
93 a eu ses hommes, il y a de cela cinquante -cinq ans, et maintenant il aurait ses
singes ^'l
0 parodistes de 93! prenez garde de produire autour de vos noms la terreur un
moment et l'horreur à jamais!
Prenez garde ...
Voulant être effrayants, de rester exécrables.
Et de produire autour de vos noms misérables
La terreur un moment et l'horreur à jamais (*'!
Ah ! doucement. Ne confondez pas les hommes de 92 et de 93 avec les hommes
de 1848. Les anciens révolutionnaires, les grands révolutionnaires ont été taillés à
coups de serpe de la main même de Dieu dans le vieux chêne populaire. Ceux-ci
sont les copeaux du travail (^l '
Soyez effrayants, je le veux bien, mais soyez originaux. Quoi! toujours la
même vieille guenille rouge! toujours la même pique! O copistes des choses
terribles! Respectez ces choses, car elles ont été grandes. Ne les faites pas risibles en
les recommençant. Vous êtes les moutons de Panurge, et vous êtes ces moutons-là
au point de devenir des tigres t'^M
[Mai 1848.]
Il est impossible que les braves et généreux ouvriers qu'on égare avec des mots
ne finissent pas par réfléchir, et le jour où ils réfléchiront, ils s'indigneront.
O Keliquat. — (') L'arrestation de Barbes après l'émeute du ij mai situe cette note entre fé-
vrier et mai 1848. — Keliquat. — ('' Manuscrit. — (*> Keliquat. — (s) jj^^ — (e) ^^ \^^ jg ^ç
feuillet, on lit le brouillon d'une phrase publiée dans le discours sur les ateliers nationaux. —
Keliquat.
ACTES ET PAROLES. — I.
30
466 RELIQUAT. — II.
Le terrorisme et le communisme, combinés et se prêtant un mutuel appui, ne
sont autre chose que l'antique attentat contre les personnes et contre les propriétés.
Quand on plonge au plus profond de ces théories, quand on creuse le fond des
choses, on descend même au delà de Marat et du Père Duchesne, et il se trouve
que le communisme s'appelle Cartouche et que le terrorisme s'appelle Mandrin ^^\
De février à mai, dans ces quatre mois d'anarchie où l'on sentait de toutes parts
l'écroulement, la situation du monde civilisé fut inouïe. L'Europe avait peur d'un
la République,
peuple, la France, ce peuple avait peur d'un parti, le terrorisme j et ce parti avait
peur d'un homme, Blanqui.
Le dernier mot de tout était la peur de quelque chose ou de quelqu'un (*).
Un homme du peuple, qui en ce moment-là était le peuple tout entier, a dit
un mot sublime : Nous avons trois mois de misère au service de la K/puèliaue (^l
N'oubliez pas ceci, autrefois il j avait la question de la réforme, la question des
mariages, la question d'Alger, la question d'Espagne, la question de Taïti, la ques-
tion d'Orient. Maintenant il j a la question de la vie.
Ceci change un peu la politique (*l
ATELIERS NATIONAUX.
Juin 1848.
Quelle situation ! J'aimais mieux la besogne telle qu'elle s'oflFrait au 24 février.
Cela était terrible, mais beau, et pouvait s'achever vite et bien. Aujourd'hui cela
est hideux, pourri, et, qui sait? peut-être incurable. Ah! j'aime mieux avoir affaire
à une fièvre cérébrale qu'à une gangrène. Oui, certes! alors le peuple était ardent,
mais bon, généreux, plein d'amour, respectueux pour toute noble chose , admirable !
Aujourd'hui le peuple, ce même peuple, ces mêmes blouses, hélas! est amer,
mécontent, injuste, défiant, presque haineux. En quatre mois de fainéantise on a
fait du brave ouvrier un flâneur hostile auquel la civilisation est suspecte. L'oisiveté
nourrie de mauvaises lectures, voilà tout le secret du changement. Ces travailleurs
sont dégoûtés du travail, ces français sont dégoûtés de l'honneur, ces parisiens sont
dégoûtés de la gloire. Il y en a, oui, il y en a qui rêvent je ne sais quels tristes
rêves de pillage, de massacre et d'incendie. De ces hommes dont Napoléon faisait
(') Au bas du feuillet, quelques lignes, ébauche du chapitre : Uiâor Hugo h ses concitoyens
(v. page 106), situent ce fragment vers mai 1848. — Reliquat. — W Reliquat. — O Idem. —
W Idem.
RÉVOLUTION DE 1848. 467
monsieur Blanqui
monsieur Raspail
des héros, nos pamphlétaires font des sauvages! Ohl il me vient des sanglots du
fond du cœur par moments! Et la France! où en est-elle? où en est Paris? où en
est l'intelligence, la pensée, l'art, l'industrie, la science, la famille, la propriété, la
richesse publique, la discipline de l'armée, la grandeur du pays! Où en est tout
ce que nous avons fait, voulu, essayé, construit, bâti, fondé depuis soixante ans?
Ruines en haut, abîmes en bas. Nous sommes entre un plafond qui s'écroule sur
notre tétc et un plancher qui s'effondre sous nos pieds (^U
LES DOCTRINES SOCIALISTES.
[Juin 1848,]
H n'y a pas cent socialismes comme on le dit volontiers. Il y en a deux. Le
mauvais et le bon.
Il y a le socialisme qui veut substituer l'état aux activités spontanées, et qui,
sous prétexte de distribuer à tous le bien-être, ôte à chacun sa liberté. La France
couvent, mais couvent où l'on ne croit pasj une espèce de théocratie à froid, sans
prêtre et sans Dieu. Ce socialisme-là détruit la société.
Il y a le socialisme qui abolit la misère, l'ignorance, la prostitution, les fiscalités,
les vengeances par les lois, les inégalités démenties par le droit ou par la nature,
toutes les ligatures, depuis le mariage indissoluble jusqu'à la peine irrévocable. Ce
socialisme-là ne détruit pas la société; il la transfigure.
En d'autres termes, sous le mot socialisme comme sous tous les mots humains,
il y a la vérité et il y a l'erreur.
Je suis contre l'erreur et pour la vérité ^^\
Du reste toutes les fois que les socialistes, dans leur impatience, se mêlèrent
aux partis et se firent un expédient de la violence d'autrui, ils curent tort.
Un groupe d'esprits ardents et hâtifs, quelques-uns de ces improvisateurs qu'on
appelle des cerveaux brûlés, de petits incendies partiels éclatant çà et là dans les
événements ou dans les hommes, suffisent pour précipiter le moment où une idée
encore trop nouvelle, trop verte ou éclose depuis trop peu de temps, sera appli-
cable à la société, maniable pour ainsi parler. Mais pour que cette idée vienne
complètement à point, pour qu'elle devienne un fait social, naturel, organique,
nécessaire, il faut sur cette idée l'action lente, la chaleur douce et féconde, le
rayonnement continu, sympathique et lointain de la vérité éternelle. Un peu de
feu sufl&t pour cuire un fruit j pour le mûrir il faut le soleil.
l') Manuscrit, — W Keliquat.
30.
I
468 RELIQUAT. — II.
Contenir, soutenir.
Rien n'est plus odieux que les inégalités de l'Egalité ^^\
Sans doute, toute notre destinée n'est pas dans nos mains. Le navire dont nous
tenons le gouvernail est livré à des souffles d'en haut, souffles inconnus que nous
ne dirigeons pas. Il dépend de la providence que le ciel soit orageux ou serein,
mais il dépend de nous que l'équipage soit insensé ou intelligent, anarchiquc ou
discipliné.
Nous admettons avec vous les besoins permanents, mais admettez avec nous
les nécessités momentanées.
Le moment où nous sommes est un moment suprême. Je dis au gouvernement :
ayez de la force I Je dis à l'Assemblée : ayez de l'unité! Je dis à tous les citoyens
l'union !
de la cite, à toutes les classes de la nation : ayez de la fraternité!
Oui, socialistes, penseurs, hommes de bonne volonté et de bonne foi, aidez-
nous! Employez-vous, non plus à soulever les masses, mais à les calmer (^^. Il faut
qu'on s'entende, qu'on s'unisse et qu'on s'aime. C'est là le premier devoir et le
premier besoin de la situation. Il faut que les travailleurs comprennent les souffrances
des autres classes comme les autres classes comprennent les souffrances des tra-
vailleurs. Il faut qu'une partie de la nation cesse de peser sur l'autre. Faites
comprendre ceci à tous, versez sur tous, non plus des cris de colère et de haine,
mais des paroles de concorde et d'amour. Cette fraternité qui est dans les mots,
mettez-la dans les actes. Qu^en résultera-t-il.'' Le peuple comprendra et se calmera.
Cette congestion de la rue qu'on appelle l'émeute, se dissipera, la confiance
renaîtra, le crédit reparaîtra, les problèmes se rempliront subitement de clarté et se
résoudront^ une bonne politique aidant, la richesse et la puissance reviendront.
Et alors, quand l'ordre sera raffermi, quand la paix publique sera assurée, quand
le sang cessera de couler aux quatre veines de la France, quand l'agonie aura fait
place à la convalescence, quand la détresse universelle aura disparu, quand la vie,
en un mot, sera revenue, alors, nous vous le promettons, nous en prenons l'en-
gagement solennel, nous nous unirons à vous à notre tour, nous reviendrons
exclusivement à l'étude du paupérisme et de la question populaire, nous nous
pencherons avec amour sur toute la famille prolétaire, sur l'enfant, sur la fille, sur
le pèrej et tout en conservant religieusement les bases saintes sur lesquelles la société
repose, la propriété et la famille, nous résoudrons toutes les questions, avec vous,
dans le sens de la plus tendre fraternité.
Si nous ne le faisons pas, si nous manquons à cet engagement sacre, si après avoir
obtenu de vous la concorde dans les temps orageux, nous ne vous apportons pas le
dévouement dans les jours meilleurs, si nous laissons l'égoïsme reparaître avec la
prospérité, si nous recommençons la faute qu'ont faite les classes moyennes depuis
(') Keli({uat. — (*) Voir le discours sur les Ateliers nationaux, page 127.
RÉVOLUTION DE 1848. 469
trente ans de fermer les jeux au sort des classes souffrantes, oh! alors, levez-vous
indignes, rappelez-nous nos promesses, armez-vous de nos paroles, et ne nous
déclarez pas seulement traîtres à la patrie, dcclarez-nous traîtres au peuple! traîtres
à l'cvangilc! traîtres à l'humanité ^^ M
Eux aussi pourtant se trompèrent et firent fausse route. Indiquons quelques-unes
de leurs erreurs.
Les deux instincts principaux de l'homme sont l'égoïsme et la perpétuité. Le
moi n'ajant pas la perpétuité, du moins dans ce monde, il est évident que l'instinct
de perpétuité combat l'instinct d'égoïsme. Dans ce combat, il ne l'annule pas, mais
il le subjugue, le transforme et l'anoblit. L'homme, livré à l'unique penchant de
l'égoïsme, travaille pour lui-même, pour lui seulj modifié et amélioré par l'instinct
de la perpétuité, il travaille pour ses enfants, pour sa race, pour son nom. Tra-
vailler pour sa famille est le premier pas, travailler pour sa patrie est le deuxième.
Les esprits vulgaires ne vont pas au delà du premier^ les hommes d'élite font
toujours le second. De là les plus grandes choses. L'instinct de la perpétuité élevé
à la plus haute puissance, c'est l'amour de la patrie. La patrie est la principale des
hérédités.
Le tort des socialistes, le tort de la révolution de juillet elle-même, fut de
méconnaître ces vérités et de poursuivre l'instinct de la perpétuité sous toutes ses
formes, sans réfléchir que, comme il faut un but au travail humain, tout ce qu'on
ôte à l'instinct de perpétuité, on le donne à l'instinct d'égoïsme. Il devait donc
résulter de cette faute un immense et monstrueux accroissement de l'égoïsme.
Ce qu'on ne prévit pas alors, on le voit aujourd'hui ^^l
[Juin 1848.]
Noble et digne peuple qu'on pervertit et qu'on trompe.
Oisiveté, paresse, fainéantise organisées. Barrières, jeux sans fin, ennui, rixes.
Aumône qui flétrit le cœur au heu du salaire qui le satisfait.
Libelles, pamphlets, affiches odieuses, etc.
Helas! vous dégradez le peuple et vous l'égarez. Quand aurez- vous fini de
l'enivrer de répubUque rouge et de vin bleu (^' !
Et toutes ces jouissances, ces dix sous de plus, ce fameux bien-être, ce gros
ventre, par-dessus le marché, vous ne les aurez pas, ce qu'il j a de bon! car la
révolution avortera (*l
(') Reliquat. — (^' Idem. — W Manuscrit. — Au bas de ce feuillet on lit, ray^c, une phrase
publiée dans le discours sur les Ateliers nationaux j 20 juin 1848. — W Reliquat.
470 RELIQUAT. — IL
[Juin 1848.]
De tous les points du globe, tous les regards sont tournés vers Paris, non seule-
ment comme vers un sommet, mais comme vers un incendie. Il y a quelque
chose d'effaré dans l'attention.
C'est que Paris est la seule ville de l'univers qui soit à l'état de volcan.
De même que les volcans sont en communication avec les entrailles de la terre ,
Paris est en communication avec les masses, avec la fournaise profonde et bouillon-
nante des misères souterraines, avec les entrailles du peuple. "Voilà soixante ans que
l'éruption a éclaté, et elle ne se ralentit pas. Quand l'éruption d'événements cesse,
l'éruption d'idées recommence; quelquefois événements et idées sortent pêle-mêle
du gouffre, de telle sorte qu'on ne sait plus si ce sont les événements qui amènent
les idées où les idées qui poussent les événements. Flamboiement magnifique et
terrible qui éclaire une foule de choses dans le monde, mais qui les éclaire de la
clarté propre au chaos.
La commotion accompagne le rayonnement. Partout où quelque chose tremble
dans l'univers, c'est une secousse de Paris (^'.
Que faire à cela, messieurs? À quoi tient ce fait d'influence souveraine qui ne
se représente dans l'histoire que pour deux ou trois cités privilégiées? pourquoi
cette puissance de Paris? pourquoi cette domination de Paris? Messieurs, je viens
de vous le dire, c'est que cette ville étrange, ce n'est pas une ville, c'est le centre
de la grande famille européenne. C'est le point d'appui du levier universel ^^l
[Juin 1848.]
Ne nous contentons pas d'être le parti fort, soyons en même temps le parti
juste.
Les minorités ont le droit d'avoir tort, elles sont violentes, pourquoi? parce
qu'elles sont faibles. Les majorités sont condamnées à avoir toujours raison.
Au-dessus de vous, gouvernement, au-dessus de vous. Assemblée, au-dessus
même de vous, peuple qui m'écoutez, il y a le droit.
Quand on vous parle d'une violation de la liberté, de la propriété, de la légalité,
ne dites pas : c'est peu de chose.
Il n'y a pas de petites attaques contre le droit.
Le droit, c'est le cœur même de l'ordre.
Blesser le droit, c'est tuer l'ordre.
Toutes les fois qu'une atteinte est faite au droit, même par vos amis, même
contre vos ennemis, même pour vous servir, même pour vous défendre, législateurs,
réprimez-la sévèrement. Réprimez les infractions au droit, non seulement pour
(') Un passage du discours sur les Ateliers nationaux, résume ce fragment et le suivant. —
Keliquat. — (*) Manuscrit.
RÉVOLUTION DE 1848. 471
qu'elles soient réprimées dans le présent, mais encore pour qu'elles soient impossibles
dans l'avenir. Hélas! cet avenir, le connaissons-nous? Nous sommes majorité
aujourd'hui, nous pouvons être demain minorité. Nous ne savons pas quelles
épreuves nous pouvons avoir à traverser. Ce que nous entrevoyons est ténébreux.
Gardons la justice avec nous^^^
[Juin 1848.]
Vous n'êtes pas seulement la politique, vous êtes aussi la justice. Pourquoi.?
parce que vous êtes la loi.
Le juge, c'est la loi vivante; le législateur, c'est la loi régnante.
Eh bien, en ce moment, c'est monstrueux, vous n'êtes pas justes!
Prenez-y garde!
Où en serions-nous, grand Dieu, dans nos troubles civils, dans nos tourmentes
révolutionnaires, si le droit, si le respect du droit, si le sentiment du droit, cette
dernière ancre de salut des sociétés en péril, était arraché du cœur des légis-
lateurs ^^) !
[Juin 1848.]
Il y a quatre mois, la situation était vierge. Qui retrouvera cette virginité ?
personne. Aujourd'hui, c'est gâté, compromis; l'esprit va du difficile à l'impossible.
En mars tout pouvait se résoudre avec une fermeté droite, cordiale et résolue; en
juin il faudrait plus et moins. Alors c'était l'heure de la force; aujourd'hui c'est
l'heure de la violence.
O moment précieux, peut-être à jamais passé! Je pouvais être l'homme de la
force, je le sentais, je le sens toujours; je ne serai jamais l'homme de la violence.
Devant une tête qu'il faut couper, je m'arrête ^^\
[Juin 1848.]
Les quatre mois qui suivirent Février furent un moment étrange et terrible. La
France stupéfaite, déconcertée, en apparence joyeuse et terrifiée en secret, éblouie
d'un éblouissement plein d'épouvantes, aveuglée par toutes les lueurs du doute,
l'autorité
ayant perdu le pouvoir et tâchant de trouver le génie, en était à ne pas distinguer le
faux du vrai, le bien du mal, le juste de l'injuste, le sexe du sexe, le jour de la
nuit, entre cette femme qui s'appelait Lamartine et cet homme qui s'appelait George
Sand(4).
'•) Cette page et la suivante doivent répondre aux mesures prises, le 21 juin, contre les
ouvriers. — Keliquat. — (*J Kelitfuaf. — W Idem. — t*^ Cette réflexion semble suggérée par la
modération de Lamartine qui hésitait, par crainte du socialisme, à poursuivre l'œuvre si vail-
lamment commencée et qxii se laissait compromettre par les légitimistes au point que l'évèquc
472 RELIQUAT. — IL
[Juin i848(').]
D'autre part, ayons pour le peuple qui soufiFre une tendresse inépuisable et infinie
(développer).
Oui, de toutes parts et pour tous ceux qui souffrent, princes ou pauvres, frater-
nité!
'Vbus murmurez (^) de l'assimilation. Mais sachez-le pourtant, si vous me forcez
à choisir entre les douleurs d'en haut et les douleurs d'en bas, si vous voulez absolu-
ment que je déclare où va ma sympathie la plus profonde, je vous le dis avec le
plus grand respect pour les souffrances royales, c'est du côté du peuple que mon
cœur penchera. Certes, elles m'émeuvent par je ne sais quoi d'auguste et de touchant,
ces mères nées dans des conditions royales qui voient, par suite de nos légitimes
révolutions, se dérober la destinée sous leurs enfants bien-aimés, etc., nobles am-
bitions, nobles facultés condamnées à s'éteindre, etc. Cela est triste, oui. Mais les
Hécubes populaires ne me sont pas moins saintes et moins sacrées, et il y a quelque
chose de plus douloureux encore qu'une mère qui voit ses enfants sans trône, c'est
une mère qui voit ses enfants sans pain.
Messieurs, en terminant permettez-moi, comme je l'ai déjà fait en plus d'une
occasion, de m'adresser, sans acception de parti, sans acception d'opinion, à tous les
cœurs généreux qui sont en si grand nombre, après tout, dans cette assemblée. Je le
dis à l'éternel honneur de l'humanité, la pitié est la plus grande de toutes les forces,
c'est une faute grave de la mettre contre soi. Que cette vérité nous éclaire tous sur
tous les bancs de cette Chambre 5 ne soyons sans pitié ni de ce côte-ci pour les
infortunes royales, ni de ce côté-là pour les détresses populaires. Ayons, dans sa
plénitude et dans son immensité, le sentiment de cette souveraineté du peuple qui
est placée si haut qu'elle ne peut distinguer la moindre différence entre un roi et un
simple citoyen j devant elle il n'y a que les mêmes hommes ayant tous les mêmes
droits. Abrogeons du moins toutes les lois de bannissement et de proscription. La
souveraineté du peuple n'exile pas et ne bannit pas. Exiler les rois, c'est une façon
de les reconnaître ^^\
Août 1848.
Février a mis une couche de république sur la France. L'ancienne société reparaît
déjà dessous.
Il faudra une seconde couche. À réaction révolution et demie ^^l
de Rennes put appuyer sa candidature comme étant celle d'un monarchiste; le contraste était
frappant entre cette attitude et celle de George Sand , dont le caractère était si énergique, si exalté
même qu'on lança, malgré elle, l'idée de sa candidature à l'Assemblée nationale; dans sa crainte
des élections, qu'elle prévoyait contraires aux intérêts démocratiques, elle alla jusqu'à envisager
que le peuple, «qui a fait les barricades... pourrait manifester une seconde fois sa volonté».
{Bulletin de la K^puhlique, 15 avril 1848.) — La note de Victor Hugo, écrite au verso d'un exem-
plaire imprimé : UiUor Hugo à ses concitoyens, faisait partie de la Collection de M. Louis Barthou.
(') Cette ébauche est une protestation contre le décret de bannissement qui avait frappé, le
25 mai 1848, la famille d'Orléans. — W Mot douteux. — W Manuscrit. — W Keliqu^.
{Notes de l'Éditeur.)
RÉVOLUTION DE 1848. 473
L'autre jour au milieu d'une tourmente, sur les côtes de Barfleur, des pécheurs en
perdition ont trouvé sur un ccueil une ancre que la tempête y avait jetée. C'est de
cette façon que la révolution de Février a produit le suffrage universel. Là aussi,
l'ancre de salut est sortie de la tempête ^^l
Août 1848.
Oui, cette peine de mort qui pèse sur le peuple, sur le peuple ignorant, sur le
peuple malheureux, je veux l'abolir, et je veux l'abolir parce qu'elle pèse sur le
peuple. L'ignorance et la misère, c'est la barbariej la peine de mort, c'est la bar-
barie. Je ne veux pas combattre la barbarie avec la barbarie, je veux combattre la
barbarie avec la civilisation.
Je veux lutter contre l'ignorance par l'enseignement, contre la misère par le
travail, et non, grand Dieu! par l'échaÉiud. Je ne veux pas que ma justice se com-
pose de l'éclair du glaive s'abattant dans la nuit.
Lumière aux ignorants, sourire aux pauvres, main tendue, cœur ouvert. "V^ilà
ma politique, voilà aussi ma justice.
Mais vous me dites : ce peuple que vous aimez, il ne vous aime pas! D'abord
qu'en savez-vous? Il doit m'aimer puisque je l'aime. Et puis qu'importe! Le devoir
est là, la conscience est là, l'autre vie est là. Dieu nous entend et nous attend.
Agissons l'œil fixé sur lui. D'ailleurs je le connais, ce peuple. J'ai vécu seize ans au
milieu du bon et noble penple du quartier Saint-Antoine. Mais vous m'interrompez.
— Ah oui, parlez de celui-là. Il vous a forcé de quitter ce quartier. Dans les journées
de juin, il vous cherchait pour vous fusiller. — C'est possible, mais qu'est-ce que
cela vous fait? De quoi vous mêlez- vous.? C'est une aflFaire entre lui et moi. Cela
nous regarde. Il se trompait et on le trompait. Je désire qu'il connaisse désormais ses
vrais amis et ses vrais frères. Il voulait ma mort, je veux sa vie ^^\
[Août 1848.]
Eh bien soit! nous recommencerons ces grandes et sombres luttes de nos pères,
nous en reviendrons aux assemblées révolutionnaires. \bus en retrouverez la violence,
mais nous en retrouverons l'énergie.
"Vbus rencontrerez toujours, au bout de toutes vos peines, cet obstacle invincible,
la conscience d'un honnête homme.
La souveraineté sur mon pays, je la laisse au peuple. La souveraineté sur ma
conscience, je la réserve à Dieu.
Tenez, messieurs, respectons-nous les uns les autres. Nous j gagnerons tous. Je
reclame mon droit en même temps que je m'incline devant le vôtre. L'orateur doit
W Reliquat. — W Idem.
474 RELIQUAT. — IL
respecter dans l'Assemblée la souveraineté de la nation j rAsscmblce doit respecter
dans l'orateur la liberté de la tribune (^l
[l'État de siège _ septembre 1848 «.]
Pour que la liberté puisse se mouvoir sans péril dans la société, il faut que la
forme du gouvernement soit solide. Autrement, la liberté brise dans ses bonds de
lionne les cloisons fragiles du pouvoir, et entre, rugissante et terrible, dans les parties
réservées à la civilisation. "V^us la saisissez alors et vous la jetez en cage. \^us
appelez cette situation l'état de siège.
le pouvoir
le pays
Quant à moi, je ne veux pas la liberté dans une cagej je veux la civilisation
dans une citadelle.
Je me défie de l'état de siège. L'état de siège est le commencement des coups
d'état. L'état de siège est le pont où passe la dictature. Pont tremblant qui peut
crouler sous le poids du despotisme, mais qui entraîne tout en s'abîmant.
Quant à un certain général investi d'un haut commandement qui révérait autre
chose que la plus parfaite obéissance à la souveraineté nationale, s'il est vrai que ce
général existe, je lui dois un avis : — Pour qu'une épée puisse, impunément et
sans soulever l'indignation de la France, trancher le nœud gordien des libertés et des
complications politiques, il faut que cette épée revienne de Marengo, d'Arcole et
deLodi(3).
[Septembre 1848.]
Quant à moi qui n'ai jamais vu la liberté dans l'anarchie et qui ne vois pas
davantage l'ordre dans l'état de siège . . .
Messieurs, dans ma conviction profonde, je le déclare, non, ce n'est point là
l'unique manière de comprendre l'ordre j j'ajoute que ce n'est pas la bonne.
Il y a une autre manière et la voici :
Je suis, quant à moi, avec ceux qui, tout en acceptant résolument les nécessités
des situations, tout en proclamant l'efficacité momentanée de la répression et de la
compression, tout en faisant, quand il le faut, de la force, car faire de la force,
c'est faire très souvent de la vie et de la santé, je suis avec ceux qui pensent que
('' Au verso du feuillet contenant ces trois pensées se trouve la copie d'une lettre de Victor
Hugo k des prisonniers politiques; voir cette lettre datée 10 août 18^8 j page 634. — Reliquat, —
(*) Les cinq notes groupées sous ce titre sont au mantucrit.
RÉVOLUTION DE 1848. 475
tout n'est pas là cependant, et que dans un généreux pays comme la France, il y a
un ordre meilleur que l'ordre fait avec de la force, c'est l'ordre feit avec du progrès.
Je suis avec ceux qui pensent que les lois dures doivent être corrigées, et en quelque
sorte expliquées, par les lois sympathiques, que, dans un temps donné, les mesures
de compression doivent faire place aux mesures d'organisation, que la souffrance
peut être diminuée, que la misère peut être combattue j que ce n'est pas promettre
des choses vaines que promettre cela, et que là où l'esprit révolutionnaire ne prodi-
guait que les bouleversements, l'esprit chrétien doit prodiguer les améliorations.
Je suis enfin avec ceux qui pensent que pour résoudre les difficultés des temps
comme les nôtres, il faut la fermeté et le courage, le dévouement à l'ordre, le
respect des lois, le 2èle ardent de la paix publique, mais que tout cela n'est rien s'il
ne s'y mêle ce qui doit être aujourd'hui l'âme de l'homme politique, un profond
amour du peuple!
\bilà, selon moi, la bonne, voilà la vraie manière de comprendre l'établissement
définitif de l'ordre.
Messieurs, s'il était vrai, et pour ma part, je le regretterais sincèrement, que les
amis de l'ordre, dans cette enceinte et hors de cette enceinte, se divisassent dans les
deux catégories que je viens d'indiquer, et qu'il y eût parmi eux ce qu'on pourrait
appeler les hommes de la force et ce qu'on pourrait nommer les hommes de la
fraternité, je dirais : les premiers pourront servir le pays, c'est aux derniers qu'il sera
donné de le sauver.
Prenez le nom que vous voudrez, mais ne vous appelez pas république puisque
vous opprimez la liberté, ne vous appelez pas France puisque vous opprimez
l'intelligence.
Si vous voulez faire forger des chaînes, choisissez un autre forgeron que la
liberté.
France (^) !
Prenez garde au jugement que prononcent déjà sur vous les hommes qui ont le
coup d'oeil historique.
Septembre 1848.
Etat de siège.
MM. les généraux qui nous gouvernent — qui nous gouvernent un peu trop —
mettent aujourd'hui leur gloire à faire reculer la liberté. H vaudrait mieux faire reculer
les autrichiens (^l
(') Au verso d'une circulaire imprimée envoyée par M°" Victor Hugo sollicitant des secours
pour des femmes pauvres, et donnant son adresse : j, rue de l'Islj. — Kf liguât. — W Rjgliquat.
4/6 RELIQUAT. — II.
L'abbé Fajet, ancien précepteur de M. le duc de Bordeaux, adorateur béat du
banc de Cavaignac.
Evécjue prêt à se faire rouge pour devenir cardinal (*\
Amendement proposé par M. Victor Hugo :
Art. zy
Sont électeurs et /Unifies tous les français. (Le reste comme au projet.)
Art. z6.
Supprimé.
J'ai montré ceci, le 28 septembre au matin, à Lamartine dans le 3® bureau.
Lamartine n'a pas voulu ^'^\
[Septembre 1848.]
Gouvernants! vous dites :
Si ce droit était accordé, nous ne dormirions plus!
Dormir! ah! vous voulez gouverner et vous voulez dormir! Le cocher veut
dormir sur son siège! le pilote veut dormir au gouvernail! Eh bien! nous ne le
voulons pas, nous! Savez- vous pourquoi vous êtes ici, juges, maîtres, souverains,
au faîte du pouvoir, au sommet de l'état.? pour dormir.? non! pour veiller!
Ah! veillez! veillez! gouvernez de votre mieux, gouvernez comme vous pourrez,
la sueur au front, la terreur au cœur, à travers cet innombrable archipel d'écueils et
de récifs qu'on appelle les droits et les devoirs et sur lequel viennent se briser tour à
tour tous les mauvais gouvernements ^^^ !
[Octobre 1848.]
Que l'Assemblée nomme le président de la République! mais ce droit lui
manque. Ce droit est au peuple. Tous les pouvoirs sont inclus dans la souveraineté
du peuple, le pouvoir exécutif comme le pouvoir législatif, et le peuple a le droit
de les déléguer tous directement. Y pensez-vous.? Et puis voyez le bel expédient
politique! quelle force vous donneriez à cet homme! Il aurait sa racine dans l'arbre.
(^) Keliquat, — (*) Le texte proposé, et adopté dans la séance du 28 septembre 1848, était
celui-ci : Article 25 : Sont électeurs tous les Français âgés de vingt-et-un ans et jouissant de leurs
droits civils et politiques. — Article 26 : Sont éligibles, sans condition de cens ni de domicile,
tous les Français âgés de vingt-cinq ans et jouissant de leurs droits civils et politiques. —
Reliquat. — (=>) Um.
RÉVOLUTION DE 1848. 477
dans le chêne, si vous voulez, et non dans le sol. Le sol, c'est le peuple. Il suffirait
de la poigne du premier ouvrier venu pour arracher ce président parasite. Est-ce
là ce que vous voulez? \^us n'êtes souverains, vous, que par délégation, et vous
délégueriez une délégation. "Vbtre président serait le reflet d'un reflet, un pouvoir
d'emprunt à sa deuxième décroissance!
Non! sortez du transitoire, sortez de l'anonjme, et appelez le pays à choisir
l'homme qui signera le gouvernement du pays.
Après la liberté, constituez l'unité ^^\
[Octobre 1848.]
\bus perpétuez la misère, savez-vous comment.? En perpétuant le provisoire.
Qu'est-ce que le provisoire? c'est l'incertitude, c'est le doute, c'est l'instabilité, c'est
l'agitation, l'oubli de la veille, l'ignorance du lendemain. Et qu'est-ce que tout cela
réuni? c'est la défiance. Ainsi mort du crédit, du commerce, de l'industrie, du
travail, de la richesse en haut, du bien-être en bas, voilà le provisoire. Et c'est là ce
que vous éternisez! Par exemple, vous vouUez nommer le président vous-mêmes! En
faisant cela, vous n'usurpiez pas seulement la souveraineté du peuple, je n'examine
pas ce côté de la question en ce moment, mais vous ajoutiez un fantôme de plus
aux fentômes qui passent devant nos yeux depuis six mois! vous grossissiez d'un
nom de plus la liste des hommes provisoires que la révolution de février a déjà
dévorés! "Vbus acheviez du coup le commerce, l'industrie, le crédit, le travail, tout
ce qui végète encore, tout ce qui palpite encore! Et cela après la lutte de juin, au
seuil ténébreux de cet hiver plein de désastres entrevus ! ce ne serait plus la misère ,
ce serait l'agonie. Ah! ayons pitié du peuple! il peut supporter, lui, sa misère avec
courage, mais nous devons être sans courage, nous, pour supporter cette misère j
nous ne devons supporter la misère du peuple qu'avec angoisse et désespoir.
Repoussons donc le provisoire et organisons le définitif ^^l
[Octobre 1848 W.]
La pensée, messieurs — et dans ce mot, la pensée, je comprends toutes les
formes de sa puissance manifestée, la tribune, la presse, le théâtre, la chaire, la
presse et la tribune ne sont que les principales, — la pensée, selon la manière dont
on la traite, est ce qu'il y a de plus utile ou ce qu'il y a de plus redoutable. Elle
a deux modes de développement, son développement régulier et son développement
irrégulier : et savez-vous, hommes de gouvernement, quel est son développement
régulier? c'est son développement fibre.
Oui, — et ceci est une vérité prouvée par les faits et qu'aucun véritable homme
politique ne contestera, — le plus grand gage de sécurité pour un pays, le plus
C' Reliquat. — ('' Idem. — ('' "Variante du discours : Pour la liberté' de la presse et contre Y état
de siège, 11 octobre 1848 (v. page 138).
t
4/8 RELIQUAT. — IL
grand indice de paix publique, c'est la presse parfaitement libre. \^yc2 l'Angleterre,
vojez la Belgique, voyez les États-Unis.
Que nos gouvernants sachent encore ceci, ou nous permettent de le leur
rappeler puisqu'ils l'oublient, la pensée ne reste jamais inerte. Empêcher son labeur
pacifique qui produit le bien, c'est provoquer son travail violent qui fait le mal.
Ce qu'on lui ôte sous une forme, elle le reprend sous une autre. Le jour où son
développement régulier est entravé, son développement irrégulier commence. Et
alors malheur aux gouvernements! malheur aux nations! malheur aux sociétés! Ce
qui était lumière devient flamme. Libre, la pensée éclaire le monde j comprimée,
elle l'incendie '^l
Mais gouvernants et princes, que ceux qui ont couché dans la fosse tous les
héros de la Hongrie , de la Lombardie et de la Sicile , que ces hommes de tyrannie
et de meurtre le sachent bien — les fosses sont des sillons, et il y germe des
haines fécondes, et il en sort des idées immortelles qui délivrent les peuples, le
jour venu'^' !
Octobre 1848.
(Intrigants. — Ambitieux. — Antichambres, etc.).
Tout cela fera des comédies un jour. En attendant cela fait des tragédies ^^h
Octobre.
En ce moment l'Assemblée, fort travaillée par son président, compose les droits
et la fonction du président de la République. Il me semble voir M. Marrast ^*^
faisant le lit de Louis Bonaparte ^^h
[Novembre 1848.]
Objections.
Ils veulent l'état sans chef, ni consul, ni président, une assemblée unique, sept
cent cinquante têtes gouvernant, l'agitation perpétuelle, l'instabilité en permanence,
les coups de majorité, c'est-à-dire les coups de vent, faisant tout, la loi, le pouvoir,
l'administration, les finances, et à la merci de ces continuelles brusqueries d'une
assemblée, ils mettent un pays de trente millions d'hommes avec son inextricable
complication de droits, d'intérêts, d'idées, d'affaires, de spéculations industrielles,
de transaaions commerciales, et ils veulent que ce pays marche et prospcrcl Ces
gens-là n'ont vu de leur vie un colimaçon C^) !
(') Reliquat. — (^) Au verso d'une circulaire envoyée par M"' Victor Hugo, demeurant alors
rae de l'Isl/. Du 23 juin au ij octobre 1848. — Reliquat. — W Idem. — W Président de l'Assem-
blée nationale, — (*' Reliquat. — (*' Idem.
• RÉVOLUTION DE 1848. 479
[Novembre 1848.]
Objections.
\feus dites : cette minorité sera toujours Êiible, et vous vous endormez là-
dessus.
Mais réfléchissez donc! prenez l'expérience, si vous êtes vieux, et prenez
l'histoire, si vous êtes jeune, et regardez.
Quand les temps deviennent mauvais, voyez comme les minorités sinistres
grossissent rapidement. C'est que les heures violentes sont aux partis violents. Alors
ils se recrutent de tous les hommes faibles et de tous les hommes lâches. Ainsi le
long-parlement j ainsi la Convention.
Avez-vous jamais réfléchi qu'il ne faut que des gouttes d'eau pour faire une
vague et qu'il ne faut que des vagues pour faire une tempête.?
Les minorités commencent par être gouttes d'eau et finissent par être tempêtes.
Et c'est là en particulier le péril des assemblées uniques. Un vent se lève,
emporte les questions au hasard, brise les hommes contre les événements, jette
l'imprévu et l'inconnu au milieu des combinaisons politiques, et tout est dit. \^ilà
comme les révolutions s'engloutissent en elles-mêmes j voilà comme les pays se
perdent.
Une assemblée unique est un océan dont l'ouragan s'appelle l'urgence ^^\
[Novembre 1848.]
Quoi! l'un de vos premiers actes, ce serait la négation du pouvoir et du droit
populaire , ce serait une atteinte à la souveraineté nationale ! Mais réfléchissez. Que
faites-vous en ce moment .'' Une constitution. "Vous bâtissez un édifice. Sur quelle
base.? Sur la souveraineté du peuple. Et vous démolissez la souveraineté du peuple !
Oh! quels architectes êtes- vous.? D'une main vous construisez votre édifice, de
l'autre vous en sapez le fondement^^' !
Novembre 1848.
Il faut à un parti un principe ou un homme. Quand il a l'un et l'autre, ce parti
est formidable J quand le principe est vrai, et quand l'homme est juste, le parti est
grand.
En ce moment le parti républicain proprement dit est dans une feusse position.
Il a peur de son principe et il n'a pas trouvé son homme.
Ou, pour mieux dire, son principe, le suflErage universel, ne veut pas de ses
hommes ^^\
H s'agit de Élire un président de la République.
— Offrons Blanqui, dit le parti. Mais il réfléchit. Le sufiErage universel dirait
(1)
Keliquat. — («) Idem. — W IJem.
480 RELIQUAT. — II.
non. — Faisons une concession, offrons Raspail. — Le suffrage universel dit
non. — Encore une concession, offrons Ledru-RoUin. — Le suffrage universel
dit non. — Reculons encore. OflFrons Cavaignac. — Le suffrage universel dira
Et tout cela n'empêche pas que le parti républicain n'ait raison et que l'avenir
ne soit à la Republique. Après tout la République n'a pas besoin d'un homme?
elle a Dieu (*).
14 novembre [1848].
B. ^^' me disait :
Avec cette Constitution où tout recommence à chaque instant, la France passera
son temps à essuyer les plâtres ^^l
[Novembre 1848.]
"V^us croyez faire une Constitution? Tenez, vous ne faites qu'un expédient.
\^us proclamez la souveraineté du peuple, et vous en avez peur! \^us qui l'avez
évoquée, vous reculez devant elle. Nous, nous lui tendons les bras!
Vous êtes en présence de deux faits, de deux faits qui sont dans le peuple et qui
constituent la situation : une immense misère, un droit souverain.
Oui, c'est de ce double élément, misère et souveraineté, misère absolue, souve-
raineté absolue, misère et souveraineté combinées et mêlées par la providence
même, que se compose ce monstre étrange qu'on appelle la situation actuelle,
situation difforme et terrible qui veut tout dévorer parce qu'elle se nomme la faim et
qui peut tout dévorer parce qu'elle se nomme la force.
O pauvre peuple! pauvre grand peuple bien-aimé! Roi en haillons! Tête cou-
ronnée et pieds nus! Despote mendiant, sublime et déguenillé, vivant à la fois au
plus haut et au plus bas, le front dans le bleu, les talons dans une boue qui,
hélas! deviendra peut-être sanglante! Que voulez- vous qu'il fasse.? Les deux
éléments contraires sont en lui et y luttent. La souveraineté est son âme, la misère
est sa vie.
"Voilà donc la situation.
Et savez- vous ce que vous faites?
Rien pour cette misère.
Tout contre cette souveraineté.
A chaque occasion, en cachette, furtivement, par derrière, vous républicains
(') Ces trois fragments sont sur la même page. — Reliquat. — t*) Béraagir? — ('' Reliquat.
RÉVOLUTION DE 1848. 481
vous vous glissez et vous tâchez de lui dérober son droit, à ce pauvre peuple,
sans même lui mettre un morceau de pain à la place.
Eh bien, prenez garde! il fait passer sa souveraineté avant sa misère. Il tient
encore, et c'est là son éternel honneur, il tient encore à son droit plus qu'à son
pain. Le jour où il s'apercevra que vous voulez le lui voler, il se réveillera et il
sera terrible. Vjus lui dites qu'il est le maître et vous voulez en faire votre esclave!
"V^us lui affirmez que c'est pour son bien et vous croyez qu'il vous croira! Ah!
niais ^^1 !
Ceux que l'Assemblée hue assez ordinairement :
Pierre Leroux. — Lamennais. — Considérant. — Louis Blanc.
Ceux qu'elle applaudit avec enthousiasme :
MM. Fresneau. — Freslon. — Frechon. — Frichon.
Hélas ! ce pays a l'abaissement facile.
Ch. Dupin me disait : Cette Assemblée, c'est l'anarchie constituée.
J'ai ajouté : — Et constituante.
Marrast est un Pasquier perfectionné.
Thiers est un grand petit esprit ^^l
26 décembre [1848J.
... Je suis d'accord avec vousj je veux comme vous le progrès, comme vous
l'amélioration du sort du peuple, comme vous l'élargissement des bases sur
lesquelles repose l'édifice social 5 vous voulez comme moi l'ordre, la paix, la liberté
et la grandeur du pays. Nous nous entendrons toujours ^^J.
('' Kdiquat. — W La page contenant ces cinq dernières notes était jointe aux Discours de
Michel de Bourgs et de Uiêor Hugo sur la Kevision de la Coniîitution. — CoBeHion de M. Louis
Bartbou. — (*) Brouillon de lettre sans nom de destinataire. — Bibliothèque nationale.
ACTES ET PAROLES. — I. 3I
482 RELIQUAT. — II.
1849.
, , [variantes du discours : la séparation de L'ASSEMBLEE.
29 JANVIER 1849.] ^^)
Quoi! VOUS vous dites issus du suffrage universel, et vous en êtes à nier le
suflEragc universel! Le peuple a toujours raison, disiez-vous il y a six mois, vous
dites aujourd'hui : le peuple pourrait bien se tromper. "Vbus vous dites le gouver-
nement de la volonté de tous, et vous vous dérobez à la volonté de tous! "V^us
voulez arracher votre racine, tarir votre source, tuer votre vie! \bus dites à votre
principe : non! à votre autorité : à bas! à votre vérité : tu mens! \bus en êtes là.
Ah! murmurez-vous tout bas, c'est que la France ne veut peut-être pas de nous.
Eh bien, retirez-vous alors! c'est vrai, vous êtes beaux, jeunes, bien faits, charmants,
spirituels, vous êtes les plus jolis du monde, mais allez-vous en! On ne se fait pas
aimer d'une lemme de force (^^
Ces murmures ne me troublent ni ne m'intimident. Ceux qui sont à cette
tribune y sont pour entendre des murmures, de même que ceux qui sont sur ces
bancs j sont pour entendre des vérités t^l
Les honorables membres qui m'interrompent et qui couvrent ma voix avant
que j'aie pu prononcer une parole me fournissent un argument pour commencer.
Ce qu'ils font en effet en interrompant un représentant du peuple avant qu'il
ait parlé et en étouffant sa pensée avant qu'elle se soit produite, c'est la destruction
de la liberté de la tribune. Or, la liberté de la tribune, c'est la vie même des
assemblées. Le jour où la tribune n'est plus libre, l'assemblée est morte.
Puisque les honorables interrupteurs croient à la vie de cette Assemblée, je les
invite à ne pas décréter sa mort^^^
C'est un ami qui parle.
— Je n'ai jamais rien demandé et je ne demanderai jamais rien au gouverne-
ment actuel.
Cela posé, qu'il me permette de lui adresser, non une demande, mais une
question.
— Que fait-il de la paix (^^ ?
(') Nous reproduisons ici les notes qui ont servi à la préparation de quelques discours. —
(^' Manuscrit. — '*' On retrouvera cette phrase dans le discours sur la Séparation de l'Assemblée.
— (4) Reliquat. — (") Idem.
i849- 483
J'ai combattu les deux tyrannies dont se composait la liberté d'alors, la tyrannie
du sabre comme la tyrannie de la rue^^^.
Les personnes qui sont assises à ce banc se trompent si elles croient être les
ministres de M. Louis Bonaparte. On n'est pas ministre de M. Louis Bonaparte.
Un ministre, dans l'ordre constitutionnel et parlementaire, est quelque chose par
lui-même. Il ne se confond pas avec le pouvoir exécutif. Il est l'émanation d'une
majorité, et ce que cette majorité ordonne, il le conseille.
Or pour M. Louis Bonaparte, la majorité n'est pas, l'Assemblée est peu. À ses
yeux, sa volonté à lui est seule, elle est toute, et sous prétexte qu'il est respon-
sable, il veut être absolu. On n'a pas de ministres dans ces conditions-là. —
M. Léon Faucher, je suis fâché de le lui dire, n'est qu'un ornement ^^'.
. - . [Avril 1849.]
LES CLUBS.
Pour moi, le premier de tous les biens, c'est la liberté et le premier de tous les
intérêts, c'est le développement indéfini de la liberté. Je me trompe, il y a une
chose, une seule, qui passe dans mon esprit avant ce grand intérêt, c'est la
grandeur de la patrie. Cette idée est la seule qui puisse, lorsqu'il s'agit de la
liberté, m'inspirer les ajournements et les sacrifices. Le jour où il me serait
démontré qu'une Hbertc nouvelle, non encore définie, non encore limitée, brus-
quement introduite dans nos mœurs par la haute fantaisie d'une révolution, mine
mon pays en le divisant, l'affaiblit par la fièvre lente d'une agitation continuelle,
lui fait perdre en l'affaiblissant quelque chose de son poids dans la balance euro-
péenne, et le livre moins robuste, moins vigoureux, moins puissant aux jalousies
et aux compétitions de l'étranger, le jour où cela me serait démontré, je puiserais
dans mon patriotisme le courage de renoncer momentanément à cette liberté ^^h
[VARLVNTES DU DISCOURS : LA LIBERTE DU THEATRE.
AVRIL 1849.]
Messieurs, l'autre jour vous frappiez d'interdiaion les clubs, et je m'associais à
votre vote. La liberté était-elle en cause dans ce vote.? non. À mon avis, ce qui
sort des clubs, tels du moins qu'on les entend, tels qu'on les pratique en ce
moment, ce n'est pas une liberté, c'est une tyrannie. Et la pire de toutes les
tyrannies, la tyrannie multiple et anonyme.
Aujourd'hui je viens défendre devant vous la liberté du théâtre. Pourquoi.? parce
(0
Reliquat. — « Idem. — (=») IJem.
484 RELIQUAT. — II.
que la liberté du théâtre n'a rien de commun avec la liberté des clubs. Parce que
c'est là, à mon sens, une vraie, réelle et féconde liberté.
Je ne traiterai pas la question dans toute son étendue. Le moment serait mal
choisi. Vous êtes à la fin de vos travaux et au milieu des agitations publiques j
absorbés comme vous l'êtes par la gravité des questions politiques, il est impossible
que vous puissiez même entrevoir la grandeur des questions littéraires.
Ceci n'est pas un reproche que je fais, c'est un fait que je constate.
Des temps viendront plus calmes, plus libres, meilleurs pour tout le monde, où
les sérieuses questions de l'intelligence et de l'art pourront être utilement approfondies
dans les assemblées politiques, et où leur haute importance civilisatrice apparaîtra à
tous les jeux. Alors je ne manquerai pas à mon devoir, soit comme homme politique,
soit comme homme littéraire ^^K
[Avril 1849.]
Et puis voulez-vous que je vous le dise? Il n'y a rien à faire à cela. Acceptez les
conditions du temps où vous êtes. \bus vivez aujourd'hui avec la liberté du
théâtre, comme vous viviez hier avec la liberté de la presse, comme vous vivrez
demain avec la liberté des clubs. Le développement successif des libertés, c'est la
loi même de l'épanouissement de l'humanité. Seulement ce qu'il faut demander aux
surgissent
libertés qui se développent, c'est de venir à leur heure. Une liberté qui vient trop
tôt n'est pas plus possible qu'une compression qui vient trop tard.
Et maintenant la liberté du théâtre vient-elle trop tôt? est-ce une liberté brusque,
subite, étrange, inattendue, inquiétante à essayer comme l'inconnu? Messieurs, ici
il faut bien que je rétabUsse la vérité obscurcie par une longue éclipse de cette
précieuse liberté, il faut bien que je l'apprenne à ceux qui l'ignorent. Savez-vous
ce que c'est que la liberté du théâtre? C'est la plus ancienne des libertés de la pensée.
La liberté du théâtre existait, cela va sans dire, avant la liberté de la presse. Elle
existait avant la liberté politique, avant la liberté religieuse. C'est l'éveil, c'est le
premier bégaiement de la liberté. Et cela se comprend, le théâtre a commencé par
être mêlé de beaucoup d'improvisation. Or l'improvisation ne se censure pas.
Messieurs, n'oubliez donc pas ceci, en matière de théâtre, c'est la liberté qui est
ancienne, c'est la censure qui est nouvelle. Or, quels ont été depuis qu'il existe des
nations littéraires, quels ont été les inconvénients de la liberté des théâtres? Je
n'hésite pas à le dire. Aucuns. Quels gouvernements a-t-elle renversés? Quelles
sociétés a-t-elle corrompues? Messieurs, la liberté du théâtre est caractérisée tout
entière par ce proverbe antique qu'elle a engendré : ESe corrige les mœurs en riant Je
ne veux rien dissimuler, je connais les objections. Elles se résument toutes dans un
mot, dans un nom : Aristophane. Or, messieurs, ce nom est un des plus grands
que compte le génie humain. Ceux-là même qui voudraient que la liberté du
théâtre n'existât pas seraient bien fâchés qu'Aristophane n'eût point existé. Messieurs,
(') Manuscrit.
1849. 4^5
la liberté du théâtre fait partie de la gloire antique des nations. C'est une grande,
féconde, utile et illustre liberté. Jugez-la sur ce seul rapprochement : C'est une
gloire pour Louis XIV de l'avoir laissée à Molière, c'est une tache pour Napoléon
Chcnicr
de l'avoir ôtée à Lemercier^^).
Quant aux inconvénients de la liberté du théâtre, expliquons-nous encore.
"Voyons, quels sont- ils.? On a parlé des tableaux vivants. Je n'examine pas la question,
et je me borne à faire remarquer que l'exhibition des tableaux vivants appartient au
régime de la censure. On a parlé des personnes mises sur la scène. Certes, c'est là
un grave inconvénient et l'un de ceux qui déshonoreraient le théâtre, si ces scandales
se prolongeaient et se renouvelaient. Mais ici encore, le régime de la censure est
aussi riche en ce genre de scandales que le régime de la liberté. Il y a trente ans (^)
un très célèbre et très populaire auteur dramatique fut mis très crûment sur la scène
(au théâtre du Palais-Royal) avec approbation et privilège de la couronne. Je n'irai
pas très loin pour trouver encore un autre exemple. Seulement sous la censure on
pouvait s'attaquer aux poètes et les mettre en scène, mais on ne pouvait s'attaquer
aux ministres ni aux membres du Parlement. Voici la nuance : le régime de la
censure livre les hommes de lettres et couvre les hommes d'état, le régime de la
liberté laisse en paix les personnes littéraires et taquine plus volontiers les personnes
politiques. Je serais bien tenté de vous dire : Ma foi, messieurs, chacun son tour.
Prenez votre parti comme nous avons pris le nôtre.
Mais non, je dis qu'il y a là un grave péril, un sérieux abus, et que la loi doit
aviser. Eh bien, la loi avisera! Ce sera une loi difficile à rédiger, j'en conviens, et
votre Conseil d'état, où il n'y a pas un seul homme de lettres, sera peut-être un peu
embarrasse pour la préparer, mais on finira par la faire, n'en doutez pas, et quand
elle sera faite, vous aurez deux bonnes choses de plus, une bonne liberté et une
bonne loi (^^.
Mai 1849.
AUX COMMUNISTES.
Votre troupeau coasse encor mieux qu'il ne vole.
Vous faites trop de bruit, vous ferez peu de mal.
Vous auriez pu jadis sauver le capitole.
Mais vous ne pourrez pas perdre le capital '^l
(') Manuscrit. — W Le Conseil d'état, pour préparer cette loi, fit appel, en septembre 1849, ï
des hommes compétents; Victor Hugo fut du nombre et prononça les deux discours qu'on a
lus pages 327 à 34J. — Manuscrit. — W Faits contemporains. Tas ae pierres. Inédit.
486 RELIQUAT. — II.
Faites une égalité qui s'appelle équité quand elle touche aux hommes et équi-
libre quand elle touche aux choses.
Convoquez l'Europe en congrès et pour commencer dites : — Désarmons. La
paix armée est une sottise. C'est tout le poids de la guerre sans la gloire. Il n'y a
qu'une paix, c'est le désarmement. Conservons la relation de nos forces j que celui
qui a quatre se réduise à deux, que celui qui a six se réduise à trois. La balance
européenne sera maintenue. Et nous pourrons rendre beaucoup de bras au travail
et beaucoup de millions au bien-être. Il y a des isthmes à couper, des Afriques et
des Amériques à défricher^ il faut deux choses : que le globe soit peuplé et qu'il
soit habitable.
Si nous avions consacré à cela depuis trente-trois ans les sommes énormes que
nous avons dépensées à poser des sentinelles inutiles à nos frontières, nous aurions
changé la face du monde. Désarmons. Il est temps que le continent civilisé travaille
grandement au bien commun de l'humanité. Désarmons.
Le succès de la proposition serait certain. C'est une rare bonne fortune en poli-
tique de rencontrer et de pouvoir mettre à l'ordre du jour une idée qui est à la fois
grandiose et pratique, qui appartient au réel et qui touche à l'idéal, qui met
d'accord les hommes d'afiàires et les hommes de pensée, qui plaît à la fois à un
banquier comme Rothschild et à un poëte comme Lamartine ^^\
Permettez-moi, messieurs, de vous faire toucher du doigt par un fait l'étrange
aberration de ceux qui, contrairement aux volontés de la providence, voudraient
perpétuer, en plein dix-neuvième siècle, la politique guerrière. Permettez-moi de
vous montrer dans toute sa réalité et de résoudre en chiffres ce fléau inventé par les
gouvernements modernes qui n'est pas la paix, qui n'est pas la guerre, et qu'on
appelle la paix armée. Permettez-moi de vous faire voir que les hommes chimé-
riques ce sont eux, et que les hommes positifs, c'est nous (^l
Remarquez, messieurs, ce cercle vicieux, les armées permanentes font l'énor-
mité des budgets, l'énormité des budgets crée la misère, la misère enfante les révo-
lutions, les révolutions rendent nécessaires les armées permanentes.
Supprimez les armées permanentes, vous supprimez les gros budgets, vous
supprimez la misère, vous supprimez les causes de révolutions t^l
'■' Ce fragment de discours précède le Congrès de la paix ouvert k Paris en août 1849.
Reliquat. — (*) Reliquat. — (*> Idem.
i849- 487
Juin 1849.
Etre de cette majorité! Préférer la consigne à la conscience! Non'^M
LA MISERE. VARIANTES A CONSULTER
[9 JUILLET 1849.]
Oui, la misère sera abolie!
Jésus a dit : Nec erit egenm, nec indigens tnter vos.
Oui, — je complète ma pensée, — oui, la guerre, l'émeute, la haine de
peuple à peuple, la haine de classe à classe, l'exploitation des faibles et des misé-
rables, la loi dure substituée à l'enseignement doux et libre, la peine de mort, le
bagne, la flétrissure indélébile, la fatalité tenue pour crime, ce reste d'esclavage qui
pèse sur la femme et qu'on appelle la prostitution, oui, la négation de la liberté
humaine et de la souveraineté populaire, oui, tout cela disparaîtra. Tout cela dispa-
raîtra, non seulement de chez nous, France, mais de la face du monde entier.
L'évangile, qui est une lettre morte, deviendra une lettre vive.
Et cette révolution, ou, pour mieux dire, cette transformation, vaste, profonde,
radicale, pacifique, fraternelle, nous la verrons, je vous l'annonce avec joie, nous
la verrons de nos yeux. C'est notre époque qui l'accomplira. Je vous le dis avec
une conviction profonde, jusqu'à présent nous n'avons eu que des siècles catho-
liques, le dix-neuvième siècle est le premier siècle chrétien '^^\
LA MISERE.
Ah! je le sais bien, vous ne voulez pas que cela soit, mais cela est pourtant!
Vous dites non au philosophe qui arrive avec ses observations, vous dites non au
poëte qui arrive avec ses plaintes, vous dites non au savant qui arrive avec ses
calculs, vous dites non à la statistique, vous dites non aux réalités, vous dites non
aux chiffres; mais cela n'empêche pas que les faits ne vous entourent, ne vous
pressent, ne vous débordent, cela n'empêche pas que le flot des misères ne gros-
sisse dans toute cette ombre où vous ne voulez pas jeter les yeux et qui est
l'ordre social
le chaos social, et, je vous le dis avec désespoir, si vous n'y prenez garde, si vous
n'avisez pendant qu'il est temps encore, si vous continuez à nier follement et à
détourner la tête, c'est une marée qui monte, vous périrez!
Elle vous engloutira ! Elle engloutit tout ^^^ !
Grâce à votre énergie, grâce au concours de la garde nationale, de l'armée, de
toutes les forces vives du pays, l'ordre matériel est rétabli, il importe à présent
(»)
Keliquat. — W Manuscrit. — '') Idem.
488 RELIQUAT. — II.
d'établir l'ordre moral. "Vous avez calme la surface, c'est bien, il faut maintenant
calmer le fond. La paix faite dans les rues n'est que l'ombre de la paix, la paix
véritable, c'est la paix faite dans les esprits et dans les cœurs.
Messieurs, le champ vous est livré.
Avant le 13 juin... — , il ne sortira pas de ma bouche une parole amère pour
les vaincus, mais qu'il me soit permis de le dire, avant le 13 juin, le véritable parti
populaire n'avait pas la parole dans cette enceinte, l'esprit de révolution imposait
silence à l'esprit de progrès (^l
Vous avez été envoyés ici, non seulement pour rétablir l'ordre, mais aussi pour
établir l'ordre, ce qui est autrement profond et difficile. Rétablir l'ordre, c'est
remettre en place ce qui j était, c'est recomposer la situation matérielle du pays,
raccommoder l'échafaudage, réparer la brèche, pacifier la voie publique. Cela se fait
avec des baïonnettes, des juges et des gendarmes. Mais établir l'ordre, c'est créer
quelque chose de nouveau et de beauj cela ne se fait qu'avec de grandes idées et de
bonnes lois (^l
Messieurs, ceci est la question suprême. Jamais vous n'avez été en présence d'une
question plus haute.
Le peuple souffi-e, messieurs. Il souffi-e dans sa vie matérielle, il souffire dans sa
vie morale. Malgré nos soixante ans de révolutions, les vieilles servitudes des pré-
jugés, des superstitions et des abus pèsent encore sur lui. Il y a un ensemble de
lois qui tendent à lui ôter le pain de la pensée et il y a un ensemble d'impôts qui
tendent à lui ôter le pain du corps. Messieurs, je vous en conjure, abolissez ces
entraves, ces taxes sur l'intelligence, ces taxes sur la vie, ces impôts, ces lois, ces
sottises, ces iniquités!
Le jésuitisme voudrait l'abrutir et le budget réussit à l'afïamer ('V
Remarquez ceci :
D'abord les querelles religieuses, puis les querelles politiques, puis les querelles
économiques.
Au seizième siècle la question de l'âme, au dix-huitième la question du cerveau,
au dix-neuvième la question du ventre.
Ainsi les questions diminuent et s'abaissent.
Qu'est-ce que cela prouve.?
Le genre humain monte-t-il l'échelle ou la descend-il.?
Ceux qui n'observent que l'apparence ou qui se décident sur la surface, s'écrient :
ce que cela prouve, c'est que le genre humain descend.
C) Reliquat. — (') Uem. — ('> Manuscrif.
i849- 4^9
Moi, je dis : — Au contraire, c'est qu'il monte!
L'homme sort de l'ombre par la tête.
Les ténèbres l'engloutissaient tout entier j des ténèbres doubles qui aveuglaient
son âme et qui glaçaient son corps. Il a commencé par dégager son esprit, mainte-
nant il dégage sa matière.
Il est beau de penser qu'il a commencé à s'occuper de l'autre vie avant de songer
à celle-ci; qu'il s'est senti plus obsédé par son destin ultérieur, lequel n'était que
mystérieux, que par son destin présent, qui était douloureux. Enfermé dans cette
double prison, ignorer et souffrir, il a voulu d'abord sortir de la première.
Il a mis trois siècles à détruire le premier esclavage, l'ignorance; maintenant il
travaille à se délivrer du second, la misère.
Quand ce dernier labeur sera accompli, quand l'homme sera en pleine possession
de CCS trois choses : la raison, le droit, le bien-être, quand il aura les trois toits qui
doivent abriter la tcte humaine, l'espérance, la loi, la famille, alors il sera libre, la
dernière chaîne sera brisée, il pourra aller et marcher, tous les progrès seront
possibles. L'homme sera bon ou méchant en connaissance de cause.
On ne pourra plus dire de l'un : il est bon, parce qu'il ignore; ni de l'autre : il
est méchant, parce qu'il souffre.
Est-ce à dire que l'homme sera parfeit?
Non; terre et perfection s'excluent; mais l'homme sera meilleur.
Il sera meilleur parce qu'il sera de moins en moins sujet de la matière, parce que
le bien-être crée le loisir, allège le poids des sens et tourne l'intelligence à la
contemplation, qui est l'agrandissement; parce que l'homme aura en lui une plus
grande quantité d'esprit, c'est-à-dire une plus grande quantité de Dieu.
La matière, c'est le démon ^^).
Messieurs, il y a deux sortes de révolutions, les révolutions du droit et les
révolutions de la misère. Les premières sont bonnes, les secondes sont fatales.
Eh bien, la révolution du droit est faite; tâchons que la révolution de la misère
ne se fesse pas (^).
Non, la misère n'est pas éternelle! et la preuve, c'est que par la seule force des
choses, elle va décroissant de siècle en siècle. La misère est encore terrible aujour-
d'hui, mais elle était horrible autrefois. Cette ancienne misère avait des symptômes
vivants et lamentables dont plusieurs sont encore sous nos yeux et auxquels nous
ne prenons pas garde. Les boutiques des boulangers, et on les retrouve encore telles
dans les vieux quartiers de Paris, étaient barricadées comme les boutiques des chan-
geurs. Le pain avait besoin d'être protégé par des barreaux de fer comme l'or ^^K
('' Manuicrii. — (*) Manuscrit. — W Ce fragment est au verso d'une bande du Moniteur universn
envoyé rue de la Tour-d'Auvergne; on j lit la phrase qui termine le discours publié : Nous
n'avons rien fait! — Manuscrit,
490 RELIQUAT. — II.
Je ne comprends pas ces rires, et j'avoue que je ne m'y attendais pas. Il s'agit
des misères du peuple. Je traite une question grave avec gravité. A qui s'adressent
ces rires? est-ce à l'orateur.? est-ce à la question.? Si c'est à l'orateur, ils sont inconve-
nants, si c'est à la question, ils sont scandaleux. Si ces rires continuent, je déclare
que je descendrai de la tribune, et je n'en descendrai pas sans dire à haute et intel-
ligible voix que je cesse de parler parce que je ne veux pas faire rire les représentants
du peuple avec les misères du peuple et traiter une question pleine de douleur
devant un auditoire plein de gaîté ^^\
Vous voulez l'armée, la guerre, le canon, la force brutale! moi je veux la
lumière et la paix!
Quel est le malheur du temps où nous sommes? qu'est-ce qui pèse sur le temps
où nous sommes? La misère et l'ignorance j en d'autres termes les ténèbres. Eh
bien, celui qui veut chasser les ténèbres prend-il une épée? Non! il prend un
flambeau ^^M
"Vous avez donné de nouveaux gages à l'ordre, à la tranquilHté publique, à la
civilisation.
Vous avez eu le juste et douloureux courage de la sévérité.
Qu'il j ait au fond de toutes ces mesures le dévouement à l'ordre, le zèle de la
tranquillité publique, la défense des principes de la civilisation, cela est évident, mais
cela ne suflit pas. Le moment est venu de prouver et vous le prouverez! que
dans tous vos actes, dans les lois que vous votez, dans vos sévérités même, il y a
un profond amour du peuple.
Messieurs, depuis quinze mois, avec beaucoup d'entre vous, membres comme
moi de l'Assemblée constituante, j'ai combattu, obscurément sans doute, mais réso-
lument, mais vaillamment, souf&ez que je le dise, pour une classe respectable,
alors attaquée avec fureur et folie, pour ceux qui possèdent. Mais aujourd'hui, après
la victoire de l'ordre, après le triomphe des principes éternels de la propriété, je puis
le dire, et je suis sûr de n'éveiller sur ce point aucune contradiction dans cette
enceinte, il j a pour moi deux classes encore plus vénérables et plus sacrées, ceux
qui travaillent et ceux qui souf&ent.
J'avoue que je ne puis comprendre ces murmures. J'invite ceux qui me font
l'honneur de m'interrompre à lire un livre qu'ils ne connaissent pas et qui s'appelle
l'évangile (^' !
[Juillet-août 1849.]
L'ennemi public, cette année, depuis le 13 juin, a changé de nom. En 1848, il
s'appelait le démagogue, aujourd'hui il s'appelle l'absolutiste. Messieurs, je suis
(') Manuscrit. — t^) Idem. — (=>' Reliquat.
i849- 491
déterminé à le combattre sous toutes les formes qu'il prendra. Je l'ai combattu l'an
dernier, je le combattrai cette année, car, qu'il se nomme démagogue ou absolu-
tiste, je le reconnais sous tous ses masques, c'est toujours le même esprit de
tyrannie et par conséquent d'anarchie, c'est toujours l'ennemi public!
\bus m'interrompez, vous murmurez de ce côté de l'Assemblée. Eh bien, je
vous le déclare, entre les démagogues vos adversaires et vous, il n'j a pas de difié-
rence, si ce n'est que les démagogues commencent par l'anarchie pour aboutir au
despotisme et que vous commencez par le despotisme pour aboutir à l'anarchie, de
telle sorte que leur parti comme le vôtre se meut avec une sorte de précision fatale.
Quand l'un s'en va, l'autre arrive. Démagogues et absolutistes, vous êtes le flux et
le reflux des révolutions (^ M
Savez-vous ce que vous êtes, messieurs? Vous êtes les pionniers généreux de
l'humanité, les rêveurs qui ont cette rare et étrange démence d'oublier leurs intérêts,
leurs passions, leurs plaisirs, jusqu'à leurs droits, tout leur égoïsme en un mot, pour
ne songer qu'au progrès de tous les peuples et au bonheur de tous les hommes,
vous êtes les désintéressés semeurs d'idées auxquels il ne sera pas donné peut-être de
voir leur moisson, vous êtes les songeurs, les prophètes, les préparateurs, les précur-
seurs, vous êtes les sublimes insensés du temps présent qui seront les sages de
l'avenir '^l
Le peuple . . . Ne comptez pas sur lui pour vos intrigues. Il ne vous aidera pas à
monter par des bassesses. Le peuple!... on peut quelquefois, quand on est grand,
s'en faire un piédestal j on ne s'en fait jamais un marchepied t^l
En Hongrie, un horrible va victis! des vaincus frappés de peines infamantes. —
Peines infemantes en effet, non pour ceux qui les subissent, mais pour ceux qui les
prononcent (*l
[variantes au discours sur L'EXPEDITION DE ROME.
15 OCTOBRE 1849.]
Début différent de celui publié p. 166.
Messieurs, il y a dans cette Assemblée des hommes qui, en présence des phases
douloureuses qu'a subies l'expédition romaine, l'expédition romaine qu'ils avaient
<•' Keliquat. — (*) Se rapporte sans doute au Coagrh de la paix, 1849. — Manmcrtt. —
W Idem. — W Idem.
492 RELIQUAT. — II.
votée, ont cru devoir, par esprit de prudence et de réserve et afin de ne rien faire
qui pût déconcerter au milieu d'une opération militaire l'ardeur généreuse de nos
soldats, ont cru devoir, dis-je, s'abstenir d'élever la voix, mais qui aujourd'hui, au
point où l'affaire de Rome est parvenue, dans la situation extrême et décisive où
l'honneur de la France se trouve placé, sentent qu'il est impossible de garder plus
longtemps le silence. Je suis de ceux-là.
J'entre tout de suite dans la question. Je parle, non comme membre de la
commission, mais comme membre de l'Assemblée.
Je commence, et je fais en cela comme le rapport de votre commission, par bien
préciser le point d'où nous sommes partis afin de mieux feire juger le point où
nous sommes arrivés ^^l
Autre début :
Messieurs, jusqu'à ce moment, dans les diverses discussions qui Ont eu lieu à
propos de l'affaire de Rome, deux opinions seulement, deux opinions extrêmes, se
sont fait jour à cette tribune, celle qui voit dans l'expédition romaine une violation
de la Constitution, et celle qui y voit un grand service rendu au continent et à la
chrétienté, le rétablissement pur et simple de la papauté. Une troisième opinion
n'est pas encore intervenue dans le débat, c'est celle qui, fidèle au premier sens du
vote de l'expédition, voit dans cette expédition, non une infraction à la Constitu-
tion, non le rétablissement pur et simple de la papauté, mais ce qu'j a vu
l'Assemblée constituante. Permettez-moi de le rappeler en termes brefs et précis ^^l
Passage s'enchaînant à ces mots publiés :
. . . Ne pouve^-vom F avertir ^^^ ?
Et s'il persiste, direz-vous? s'il refuse de vous écouter.? si les hommes qui
l'entourent réussissent à le faire toujours inaccessible à vos conseils? que ferez-
vous.?
Messieurs, l'histoire est là pour le prouver, quand on insiste et qu'on est une
puissance, le Saint-Siège cède. Il se résigne. Il n'y a rien d'absolu dans ce monde,
pas même l'entêtement du gouvernement clérical. Céder est une partie de sa poli-
tique j c'est en cédant qu'il a duré. Ce qui importe, c'est que l'Assemblée nationale
de France, par une manifestation éclatante, adoptant la lettre du Président et
réprouvant le moiu proprio donne un inébranlable point d'appui à notre diplomatie.
Parlez haut, le Saint-Siège cédera (*l
(') Manuscrit. — W Idem. — (') Voir page i66. — C' Manuscrit.
i849- 493
Devant toute prétention légitime, fermement soutenue, le Saint-Siège cède.
Céder à temps est un de ses secrets. Qui a dit ce mot remarquable : Uivimm
concedendo? ctsxun pape. Demandez à l'histoire ce que Clément III, Grégoire IX,
Innocent VI ont concédé aux romains! Ce que Grégoire XI, Boniface IX,
Martin V, Nicolas V ont concédé aux bolonais I Messieurs, parlez haut, le gouver-
nement clérical cédera (* M
L'Assemblée nationale, selon moi, doit ajouter le sceau de la souveraineté à la
lettre du Président de la République. Nous devons à cette révolution, qu'il feut
clore, l'amnistie j mais nous devons aux romains le seul présent qu'une nation qui
s'appelle la France puisse faire à un peuple qui se nomme le peuple romain, la
liberté.
Mais on se récric : quelle liberté? La liberté politique? Forcer le pape à subir la
liberté politique? Cela n'est pas possible ^^l
À quoi voulez-vous le contraindre, nous dit-on, à reconnaître le droit du peuple
romain et à laisser fonaionner chez lui la liberté politique? Mais vous n'y songez
pas! Là-dessus, on nous adjure au nom de ce qu'on appelle les faits, on nous
affirme que le peuple romain est une race abâtardie, dégénérée, déchue, sans trop
s'apercevoir que, si cela était vrai, ce serait un formidable argument contre le
gouvernement clérical qui tient ce grand peuple depuis tant de siècles et qui
l'aurait abâtardi} on nous fait entendre que cette race est plongée dans les ténèbres
au point de ne pouvoir supporter la lumière, que ce peuple est abruti par la servi-
tude au point de ne pouvoir porter la liberté, on ajoute que le pape accorde par son
motu proprioj sinon la liberté politique qui est impossible, du moins de certaines
franchises administratives fort suffisantes, et l'on conclut en nous disant : \^us
n'êtes pas dans le vrai, les faits sont contre vous, laissez les choses comme elles
sont.
Messieurs, je me défie en gênerai de ces affirmations absolues qui prétendent
caractériser un peuple avec un mot, qui, pour empêcher le progrès, commencent
par le nier, et qui condamneraient ainsi des populations entières à l'ignorance, à la
servitude et à la misère à perpétuité. Mais ici, je ne veux froisser personne, pour-
tant il i^ut bien que je le dise, ma défiance redouble quand je vois parmi les
hommes qui érigent superbement ces aphorismes politiques, ces affirmations déso-
lantes, précisément les mêmes hommes d'état qui pendant dix-huit ans, mêlés
ensemble ou tour à tour au gouvernement de notre pajs, ont contesté à la seconde
liste du jury la capacité électorale, affirmant, — car ils affirmaient aussi alors, —
que la France n'était pas mûre pour un tel excès de hberté, et qui, en s'appuyant
ainsi sur ce qu'ils appelaient les faits, et nous qualifiant, nous, et vous aussi,
l») MMuerit. — W Idm.
494 RELIQyjAT. — II.
monsieur Odilon Barrot, de fous et de rêveurs, ont conduit tout doucement, tout
prudemment et pas à pas la monarchie jusqu'à l'abîme où elle est tombée, abîme
où ils sont tombés eux-mêmes, abîme où ils n'ont plus trouvé pour tout sauver que
la chose précisément qui, selon eux, devait tout perdre, — le suffrage universel.
Cette épreuve de leur sagesse me suffit ^^h
Je repousse donc les affirmations non prouvées et les aphorismes non justifiés et
je maintiens qu'il en est du peuple romain comme il en était du peuple français,
qu'il est beaucoup plus mûr qu'on ne le dit, que les révolutions lui ont, comme à
nous, élargi l'intelligence, et qu'avec l'histoire qu'il a et les traditions qu'il a, il est
d'âge à débuter dans la liberté politique.
Ici nos adversaires nous font leur seconde question. Vous voulez, nous disent-ils,
contraindre le pape à subir la liberté politique. Soit. Mais comment le contraindrez-
vous? Par quel mojen?
Messieurs, je l'avoue, ceci est sérieux et il j a là une difficulté assez considérable.
On peut, quand on est soi-même une puissance, contraindre une grande puissance
politique et territoriale, on peut lui parler haut et ferme, et quand on a pour soi
une bonne cause appuyée d'une bonne armée, je le répète, on peut la contraindre.
Si elle conteste, si elle refuse, eh bien alors, flottes contre flottes, canons contre
canons, et Dieu décide. Il n'y a pas d'attendrissement préalable au service de votre
adversaire, la force a affaire à la force, rien de mieux, une bataille et tout est dit.
Mais le pape! que faire? Quand il était serré de trop près, Abd-el-Kader s'enfonçait
et disparaissait dans le désert j le pape s'enfonce et disparaît dans sa faiblesse.
Ce vieillard, qui tient les clés des âmes, n'est jamais plus redoutable que persécuté.
Plus la main qui veut le contraindre est grande et forte, plus il lui échappe aisément.
Saisissez-le. "Vbus ne tenez qu'un moine. La force matérielle échoue devant cette
puissance invisible et inconnue qui est après tout la seule force vraie en ce monde
et qu'on appelle le pouvoir spirituel. Il n'y a pas d'Austerlitz ni d'Iéna possibles
contre le pape. Le plus grand des hommes de guerre l'a éprouvé. Napoléon a eu
un vainqueur, un seul vainqueur, qui ne s'appelle pas "Wellington, qui s'appelle
Pie VII (2).
Je n'ai pas à juger ici la révolution romaine, elle appartient désormais à l'histoire
et non à la tribune, mais... oh! que Pie IX eût été mieux inspiré si, au heu de
faire ce qu'il a fait, au lieu de s'enfuir à Gaëte, au lieu de pousser les armées contre
son peuple, il eût dit à ce peuple : le courant des siècles vous entraîne, vous croyez
aux nouveautés et aux théories, soit! Essayez. \bus ne voulez plus être mes sujets,
mais vous ne pouvez pas faire que vous ne soyez pas mes enfants. Vous ne m'appar-
tenez pas, mais je vous appartiens. Je reste au milieu de vous, faites de moi ce que
(») Manuicrit. — (*> Idem.
i849- 495
vous voudrez. Je suis prêtre et je ne sais que prier, je suis cvéque et je ne sais que
bénir. Je rentre dans ma solitude et je vais me mettre en prières. Si je vous gêne,
vous me chasserez, et j'irai prier pour vous ailleurs. Si vous voulez ma vie, vous la
prendrez. Mourir pour vous, c'est encore prier pour vous.
Et si en même temps il eût dit aux princes, aux armées, aux puissances : laissez-
moi seul avec mon peuple. Je n'ai pas peur de mon peuple. Je n'ai pas besoin de la
force des hommes, j'ai avec moi la force de Dieu.
Je n'hésite pas à le dire, messieurs, si Pie IX eût agi ainsi, il eût donné au
monde le plus sublime et j'ajoute le plus utile des enseignements j il eût tiré de
l'amoindrissement apparent du pontificat sa glorification la plus réelle et la plus
éclatante, il eût montré que la foi est plus forte que l'idée, et sans nul doute
l'esprit de révolution lui-même, ce redoutable esprit qui a brisé des bastilles et ren-
versé des trônes, eût reculé devant cette chose vénérable et invincible, un pauvre
vieux prêtre à genoux!
Oui, tous lès sentiments élevés du cœur humain sont là pour l'attester, en agis-
sant ainsi. Pie IX n'eût pas seulement agrandi son pouvoir spirituel, il eût sauvé
son pouvoir temporel; mais je suppose qu'il en eût été autrement, que l'esprit de
révolution ne se fût pas arrêté, que ce grand pape, que ce sublime pape eût été
dépossédé, dépouillé, chassé, savez-vous ce qui serait arrivé? c'est qu'un tel spectacle
eût éveillé l'attendrissement de l'univers, c'est que l'évêque du monde, à la fois père
et martyr de son peuple, aurait vu devant lui d'un côté Rome ingrate et révoltée
et de l'autre toutes les lutions à genoux, c'est que la persécution du pontife eût été
la propagation de l'évangile, c'est qu'un tel événement eût fait des chrétiens par-
tout, c'est qu'aujourd'hui vous n'auriez peut-être pas le pape au Vatican, mais vous
auriez la religion dans tous les cœurs (^'.
Ici, messieurs, s'ofire la question de la souveraineté du peuple romain, ques-
tion, à mon avis, bien légèrement tranchée dans le rapport de la commission.
Messieurs, pour tout peuple comme pour tout homme, le premier de tous les
droits, c'est de se posséder soi-même. Ces deux principes, liberté individuelle,
souveraineté du peuple, découlent de la même source. La souveraineté est aussi
grande chez un petit peuple que chez un grand. Le peuple romain est souverain
du même droit et au même titre que le peuple français. Une souveraineté ne peut
attenter à l'autre. Dans l'état actuel du droit public européen, il n'j a pas de
nations suzeraines et de nations vassales. Les conditions imposées aux états neutres
dans l'intérêt général ne touchent jamais à leur souveraineté intérieure. Cela posé,
j'admets qu'il j a pour l'Europe un intérêt capital à ce que la papauté soit main-
tenue, et maintenue indépendante, et une haute et glorieuse convenance à ce
qu'elle soit maintenue à Rome. Un intérêt et une convenance, messieurs, voilà
tout. Ni un intérêt, ni une convenance ne constituent un droit.
") Manuscrit.
496 RELIQUAT. — II.
Messieurs, si le peuple romain refusait d'admettre la papauté, je le déclare et je
le répète, Rome sans la papauté n'est plus Rome, on l'a dit avec quelque exagéra-
tion, ce n'est plus qu'un grand village, mais enfin si le peuple romain, comme
César, aimait mieux être le premier dans ce village que le second dans Rome,
l'Europe pourrait le contraindre. Soit. Ferait-elle un acte de droit? Non. Un acte de
force, rien de plus!
Mais à quoi bon un acte de force là où une transaction suffirait? Messieurs,
dans cette affaire, l'intérêt du peuple romain est identiquement le même que
l'intérêt de l'Europe. Il y a pour les romains un tel avantage à conserver chez eux
la papauté, que même en lui maintenant l'autorité temporelle, à la seule condition
de la limiter, la transaction non seulement est possible, mais se ferait en quelque
sorte d'elle-même '^l
Remarquez ceci : \^us alliez à Rome pour protéger la ville, et vous l'aurez
canonnée! vous y alliez pour maintenir la liberté, et vous y aurez rétabli le Saint-
Office 1
Messieurs, laissons à la fatalité des événements ce qui lui appartient dans cett
douloureuse affaire, mais n'allons pas jusqu'à lui laisser notre honneur! Sauvons de
la liberté romaine tout ce qui peut en être sauvé. C'est plus que jamais notre devoir
aujourd'hui t^'.
Avec une telle politique, voulez-vous que je vous dise ce que vous faites? \bus
attaquez, vous irritez, vous indignez le sentiment national. Eh bien! connaissez
toute la profondeur du danger.
Messieurs, prenez-y garde, en France, dans ce pays où rien ne dure, où tout
apparaît et disparaît si vite, dans ce pays où il semble qu'il n'y ait que des choses
fragiles, il y a une chose éternelle j et savez-vous ce que c'est que cette chose éter-
nelle? C'est le sentiment national.
Messieurs, le sentiment monarchique peut passer, le sentiment républicain peut
se contester, le sentiment national subsiste et ne s'éteint pas. Celui qui lutte contre
le sentiment républicain a pour lui le sentiment monarchique, celui qui lutte contre
le sentiment monarchique a pour lui le sentiment républicain, celui qui attaque le
sentiment national a contre lui tout le monde.
Le sentiment national froissé crée une colère sourde et obscure au fond du peuple.
Cette colère n'éclate pas tout d'abord, elle trompe les hommes d'état à courte vue
qui s'y méprennent et qui disent : tout est calme j elle monte et s'accroît silencieuse-
ment dans les esprits, elle se grossit de mille détails, de l'incident de chaque jour,
de tout ce qui lui semble humiliation et abaissement, et à un moment donné, à
l'heure venue, elle déborde, elle déborde à la fois de toutes les bouches, de toutes
les âmes, de tous les cœurs et elle emporte les gouvernements. Messieurs, presque
(') Manuscrit, — (*> Idem.
i849- 497
toutes les révolutions que vous avez vues dans ce siècle, ces révolutions si sur-
prenantes et si rapides, ne sont autre chose qu'une submersion soudaine du gou-
vernement par l'opinion, qu'une sorte de crue brusque et terrible du sentiment
national !
Eh bien, messieurs, c'est là une prédiction douloureuse à faire, mais on y est
invinciblement amené; par cette conclusion de votre expédition romaine, s'il était
possible que ce fût là votre conclusion, si vous commettiez la faute fatale de vous
en tenir là, par cette restauration pure et simple du pouvoir clérical, savez-vous ce
que vous feriez? vous irriteriez Rome, et puis vous irriteriez la France. Et savez-vous
ce que vous produiriez dans un temps donné, tôt ou tard, mais à coup sûr? Deux
chutes. La chute cette fois définitive et irrémédiable du gouvernement pontifical,
et chez vous, la chute de votre propre gouvernement. Etrange restauration qui se
solderait par deux révolutions! Etrange restauration qui aboutirait à faire tomber
deux gouvernements, le gouvernement qu'on restaure et le gouvernement qui a
restauré! ^^^
"Vbilà les principes, messieurs, et j'énonce ici des vérités sur lesquelles sont
d'accord les bons esprits de tous les partis. — Mais si nulle conscience droite ne
peut hésiter sur le principe, avec l'application le doute et les incertitudes naissent.
Qu'y a-t-il de plus controversable, par exemple, et de plus malaisé à établir que
la culpabilité à propos d'une affeire comme l'affaire de Rome.''
Chaque parti croit avoir le droit pour soi. L'un dit : la Constitution est violée.
L'autre dit : les élus du suffrage universel sont attaqués. Quel trouble dans les
esprits! Joignez- j les ombres que les partis, dans leurs luttes pleines de passion et
d'emportement, jettent sur ces questions déjà si difficiles! Quel chaos de passions
ardentes et de témoignages obscurs! Et jugez maintenant! Où est le vrai.'' où est le
(zux? Qui a tort? qui a raison? Au milieu de ces obscurités que devient le délit? ^^J
Je ne suis pas d'accord sur ce point avec les partisans de la République romaine j
à mes yeux, l'institution catholique, avec sa haute loi morale, avec son chef électif
qui représente la domination de l'intelligence sur le fait brutal, qui peut sortir et
qui est souvent sorti des derniers rangs du peuple et qui s'assied au-dessus des rois,
rinstitutlon catholique est une république, une admirable république, et j'ajoute la
republique qui convient à Rome. Rome sans la papauté n'est plus Rome. Si Rome
s'appelle la Ville Eternelle, elle doit cette sorte d'éternité à ce qu'après avoir été
pendant des siècles le centre de la force matérielle, elle est devenue le chef-lieu de
la puissance spirituelle. Sa destinée a été de toujours dominer le genre humain,
d'abord en le subjuguant, puis en l'éclairant. Que ceux qui voulaient mettre une
république locale à la place de la république universelle, que ceux-là y réfléchissent.
(') Manuscrit . — W Idem.
ACTES ET PAROLES. — I. 3a
«ATIOIALS.
49B RELIQUAT. — II.
Rome, qui est une splendeur plutôt encore qu'une puissance, fait, pour ainsi dire,
partie de la décoration du monde. Si Rome se séparait de la papauté, elle ne serait
plus qu'un état de dixième ordre, elle tomberait au rang de simple ville libre, et
elle perdrait à l'instant même cet immense rayonnement dont elle remplit l'univers.
Il est impossible que, la première fièvre de l'aveuglement passée, ces vérités ne
soient pas comprises de la nation romaine. La nation romaine a identiquement le
même intérêt que l'Europe, c'est ^^)
Prenez garde, rois du continent. La France peut mettre le feu aux poudres,
prenez garde.
La France est la poudrière. Soit. Mais l'Europe est le navire (^).
Rome veut refaire son Saint-Office. Vous voulez refaire votre Sainte- Alliance. Jl
est possible que FAutriche en soit le sbire, mais la France n'en sera pas le
gendarme '^^.
1849.
Le lendemain de mon discours sur les affaires de Rome, le prince de la Moskowa
me dit : — Prenez garde! Ne vous rendez pas impossible. — Je lui répondis :
— Les hommes qui suivent la ligne que je suis sont impossibles jusqu'au jour où
ils sont nécessaires ^*^.
Aujourd'hui 20 février iSji^^', nouvelle demande de crédits pour la garnison de
Rome.
Bien! allez!
La France est assez riche pour pajer sa honte ^^l
O La suite n'a pas été retrouvée. — Manuscrit. — W Manuscrit, — (^' Idem. — (*' Idem. —
'*' Malgré cette date, nous avons placé ce fragment ici, comme conclusion des débats sur
l'expédition de Rome. — <*> Manuscrit.
1850. 499
1850.
[variantes au discours : LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT.
I^ JANVIER 1830.]
Messieurs, regardons bien et vojons-y clair. Qu'y a-t-il derrière cette loi.'* pour
les simples, il y a la liberté d'enseignement. Pour les habiles, il y a un parti. Quel
parti? le parti catholique. Eh bien! messieurs, je le déclare, j'attendais cette occasion.
Puisque le parti catholique vient vers nous, poussant des projets de loi devant lui,
je vais m'expliquer nenement et catégoriquement sur le parti catholique.
Pourquoi? parce que ce parti dont je me suis toujours défié
(Le caractériser)
se glisse et s'introduit dans la société, non par des brèches comme les autres partis
dangereux, mais, ce qui est bien plus grave, par la porte, c'est-à-dire par la loi.
Et sur ce point, ma profession de foi ne sera pas longue, je vais la faire en deux
mots : je ne sache rien de plus grand et de plus utile au monde que la religion
catholique, je ne sache rien de plus funeste et de plus petit que le parti catholique.
Oui, je le déclare, rien n'est plus douloureux et plus monstrueux que 1 alliance
de ces deux mots : religion et parti j religion, c'est-à-dire la vérité divine j parti,
c'est-à-dire l'aveuglement humain (^^
Eh bien, à l'heure où nous parlons, le danger public, ce n'est, certes, pas le grand
parti démocratique qui marche gravement et pacifiquement à la conquête certaine
de la civilisation complète, non, le danger public, c'est le parti jésuite absolutiste.
Le danger public, c'est ce parti qui, j'y insiste, porte écrit en grosses lettres sur son
drapeau le panégyrique de l'inquisition, et qui, chose inouïe, vit, se meut sous
nos yeux en plein dix-neuvième siècle, et qui nous fait espérer . qu'avant peu nous
verrons voler les orfraies en plein midi!
Et, messieurs, savcz-vous comment le parti jésuite absolutiste est un danger
public? De toutes les façons, par lui-même, d'abord ^^).
... Ce fetal esprit d'unité violente et mal entendue, ce faux esprit catholique qui
se prétend l'église elle-même, que de mal n'a-t-il pas déjà fait!
Dans les trois derniers siècles, pendant que la philosophie élevait un flambeau
et faisait le jour dans les esprits, ce iaux esprit catholique avait une torche et mettait
le feu à des bûchers.
(" Manuscrit. — (») Uem.
500 RELIQUAT. — IL
La philosophie lui a arraché la torche, mais n'a pu lui faire accepter le flambeau.
Ah! je le déclare et je le dis bien haut, le jour où l'église acceptera ce flambeau
de la raison et du progrès, le jour où elle prendra en main cette magnifique
lumière de l'intelligence humaine qui n'est autre chose qu'un rayon direct de la
lumière divine, le jour où l'église mêlera à ce rayon sa splendeur propre et auguste,
la sainte autorité de ses affirmations, la croyance à une autre vie, les radieuses
ardeurs de la charité, ce jour-là il se fera la plus grande clarté qui se soit jamais
faite parmi les hommes, et ce ne sera pas seulement la société qui sera sauvée, ce
sera la religion, ce ne sera pas seulement le progrès humain, la liberté, la civilisa-
tion, ce sera la foi, ce ne sera pas seulement l'avenir des hommes, ce sera l'avenir
des âmes!
Vous en avez eu une idée, vous avez vu poindre cette aube, le jour où Pie IX
a paru.
Malheureusement, les démagogues d'un côté, les absolutistes de l'autre, et
l'ombre est retombée ^^U
Je vous connais, je sais le fond de votre pensée. \bus voudriez arracher des
blbhothèques, chasser des écoles, rayer de l'enseignement tous ces libres penseurs
de tous les siècles, tous ces philosophes, tous ces écrivains, tous ces poètes, qui
appartiennent à l'esprit humain et qui n'appartiennent pas à l'esprit dévot!
Faux parti catholique, vous n'êtes au fond qu'un parti de haine et d'envie. Vous
êtes envieux de tout ce qui est lumière, clarté, esprit des temps. Vous êtes envieux
des intelligences, des talents, des génies qui ont rayonné sur les âmes en dehors
des confessionnaux et des sacristies. Vous êtes envieux de la France, parce qu'elle a
pris parmi les peuples cette grande fonction civilisatrice et spirituelle que Rome a
désertée 5 vous êtes jaloux du peuple, parce qu'il se montre toujours généreux dans
le triomphe où vous vous montrez toujours égoïstes!
Chaque fois que la Providence accomplit un progrès, vous raillez le progrès,
c'est-à-dire vous raillez la Providence. Vous êtes envieux de tout, même de
Dieu (2)1
Ces questions que M. Thiers traite avec la science d'un docteur et la grâce d'un
écolier.
Ou : avec toute la grâce d'un docteur et toute la science d'un écolier. — Ahl
pardon! c'est le contraire que je voulais dire!
Ou : avec toute la science d'un écolier et toute la grâce d'un pédant ^'^
Messieurs, c'est une petite guerre littéraire qu'on me fait. Il y a ici des gens de
goût qui me font ce qu'on appelle dans les théâtres la guerre aux mots.
' '' Manuscrit. — <'' Idem. — '^^ Au verso d'une circulaire dutcc janvier iSjo. — Reliquat.
1850. 50I
Mais je leur apprendrai ceci, c'est qu'Ici, à cette tribune, je ne suis pas force
d'avoir du talent, je ne suis pas forcé d'avoir, en particulier, le genre de talent qui
leur convient. Que d able! tout le monde ne peut pas parler comme M. Prudhommc,
par exemple, et M. Pidoux, qui m'interrompent habituellement de leurs épi-
grammes! Ici, à cette tribune, je ne suis tenu qu'à une chose, c'est à parler en
honnête homme, et c'est ce que je fais en ce moment! et il n'y a pas dans vos
interruptions la même loyauté que dans mes paroles '*^ !
Messieurs, je ne puis faire face aux interrupteurs qui violent en ce moment le
règlement de tous les côtés à la fois, malgré les efforts nouis de M, le président.
Mais si je ne puis répondre à tous, je vais tâcher d'y suppléer en répondant aux
deux principaux qui sont deux interrupteurs littéraires, et qui, si j'en crois le Moni-
teur, se nomment, l'un M. Pidoux, l'autre M. Prudhomme.
M. Pidoux me renvoie habituellement à la Porte Saint-Martin et M. Prudhomme
me reproche de faire des antltèhses. Je remercie M. Pidoux de me rappeler un des
nobles champs de bataille où j'ai commence à lutter pour la liberté de la pensée j et
quant à M. Prudhomme qui me reproche ce qu'il veut bien appeler mes antithèses,
je lui dirai qu'un homme qui était plus fort que lui. Voltaire, a fait le même
reproche à un homme qui était plus fort que moi, Montesquieu, et j'ajoute que
Montesquieu n'en est pas mort, ce qui me rassure un peu, et que Voltaire n'en est
pas mort non plus, ce qui doit rassurer M. Prudhomme ^^\
Si vous ne nous laissez d'autre alternative que le rationalisme ou le jésuitisme,
la librc-pcnssc.
nous choisissons le rationalisme.
Oui, si nous avons à choisir entre Voltaire et Loyola, nous choisissons Voltaire ''J
Dans mon discours sur la liberté de non-enseignement, j'ai oublié Gutenberg
qui lui aussi fut traduit devant l'inquisition et contraint de se justifier *'.
[variantes du discours : la déportation.
5 AVRIL 1850.]
Tenez, ministres qui avez eu le malheur de signer ce projet, en voulez-vous la
preuve.? Vous aviez un code et des arrêts souverains sortis de ce code qui vous
t'J Reliquat. — Au verso d'une convocation adressée rue de la Tour-d'Auvergne. Ce passage
et le suivant rappellent les interruptions faites à la séance du ij janvier i8jo. — (*'' Rtliquat. —
W Idjrn. — (*) Idem.
502 RELIQUAT. — II.
enjoignaient d'attacîier au poteau infamant du carcan les noms des condamnés
politiques contumaces. La loi vous l'ordonnait. Les mœurs vous le défendaient.
C'est aux mœurs que vous avez obéi. Vous n'exécutez pas l'arrêt, et vous nous
proposez de réformer le code, et vous faites bien.
Il j a six mois, vous gouvernement, ce n'est plus aux ministres actuels que je
m'adresse, vous avez pensé autrement. C'est aux lois que vous avez voulu obéir.
Vous avez exécuté les arrêts. "Vbus avez mis les condamnés politiques contumaces au
poteau. Que pensez-vous de votre succès.'*
Et remarquez, messieurs, l'inconséquence! tandis que vous allégeriez la pénalité
politique d'un côté, vous l'aggraveriez de l'autre! Dans le même moment où vous
renversez le poteau des contumaces, vous bâtiriez la citadelle pour les déportés! Vous
feriez à la fois un pas en avant dans la civilisation et un pas en arrière dans la
barbarie H^^
Et puis quel est le tribunal chargé d'en connaître? Un tribunal d'exception. À
tort ou à raison , toutes les vieilles préventions de la nation se réveillent. Qui sait si
le sentiment public ne glorifiera pas demain ce qu'un arrêt aura condamné aujour-
d'hui? Cela s'est vu. Sans doute, sous la loi du sulTrage universel, la vérité sociale
est absolue, mais savez-vous quel est votre malheur? c'est de faire défendre la vérité
sociale par la justice politique.
Ce malheur cependant, il faut s'y résigner. J'accepte, quant à moi, les faits tels
qu'ils sont, seulement je ne veux pas les aggraver (^l
[variantes du discours : le suffrage universel.
20 mai i8)o.]
Toute atteinte au suffrage universel, sous quelque prétexte que ce soit, constitue,
de la part du pouvoir quel qu'il soit qui se le permet un acte de haute trahison!
Cela est manifestement dans l'esprit de la Constitution, il fallait le mettre expressé-
ment dans la lettre. Il faut donc au suffrage universel des extensions et des applica-
tions nouvelles ^^).
Songez-y. Tout ce que vous ôtez au droit de suffrage, vous le rendez au droit
d'insurrection.
Le vrai socialisme, ce n'est pas le dépouillement d'une classe par l'autre, c'est-à-
dire le haillon pour tous, c'est l'accroissement, au profit de tous, de la richesse
publique'^*).
(') Manuscrit. — (*> Keliquat. — (*> Idem. — <*) Cette pensée et la précédente sont au verso
d'un bulletin de répétition à^Angelo k la Comédie Française, j mai i8jo. — Keliquat.
1850. 503
Quant au communisme, je n'ai jamais eu pour idéal un damier.
Je veux l'infinie variété humaine ^^J.
Messieurs les ministres prennent l'habitude d'interrompre beaucoup trop souvent
les orateurs. Ils ont le droit de répondre quand bon leur semble, mais non d'inter-
rompre quand il leur plaît.
Le règlement existe pour eux comme pour nous.
En outre, ils oublient qu'ils sont responsables devant nous et que nous ne
sommes pas responsables devant eux.
Messieurs les ministres, ne coupez pas la parole aux orateurs. Imposez silence à
vos actes, si vous pouvez. Ce sont eux qui parlent plus haut que nous et qui vous
accusent.
Quant à ce que je viens de dire et qui a éveillé la susceptibilité impatiente de
M. ^-) , je suis resté dans mes paroles au-dessous même de mon droit. J'ai
accusé, non les intentions du gouvernement, mais son aveuglement, je l'ai averti,
je lai dit, et je le répète, vous êtes des révolutionnaires de l'espèce naïve qui n'est
pas la moins dangereuse '^l
Je ne demande pas mieux que de faire la paix avec M. le Président. Tai déjà
bien assez d'adversaires par devant, et je ne cherche pas le moins du monde à en
avoir par derrière.
Cependant, de quelque côté qu'on m'attaque, je me tourne et je combats.
Et je dirai à M. le Président :
On interrompt beaucoup au banc des ministres. M. le Président a déjà eu l'idée
excellente de faire mettre le banc des commissions au bout de la salle. Le jour où
il réalisera cette idée, je lui recommande le banc des ministres ^^l
Je ne comprends pas cette interruption. Comment! un projet vous est apporté
qui contient des catastrophes et nous ne pourrions pas le dénoncer à votre patriotisme !
Comment! le représentant du peuple, cette sentinelle de l'ordre et de la paix
publique, devrait garder le silence en présence d'une loi de malheur qui approche,
et ne pourrait pas jeter le cri d'alarme!
Ah! je me fie aux esprits élevés qui m'écoutent, cette grande assemblée com-
prendra tout ce que lui impose la gravité d'un tel débat mêlée à la gravité d'une telle
conjoncture. Les orateurs qui prennent part à ce débat si sérieux ne montent à la
tribune, que sous l'impérieuse pression de leur conscience; l'Assemblée respectera
dans leur personne le droit invoqué avec confiance et le devoir accompH avec
C Keliquat. — (*' Le nom est rest^ en blanc dans le manuscrit. — (*' Cette dernière phrase
a été prononcée dans le discours sur le Suffrage universel. — Keliquat. — (') Keli^uat.
504 RELIQUAT. — II.
douleur, et, dans sa modération, dans sa haute probité politique, elle ne voudra
certes pas qu'il soit dit qu'il j eut, dans notre histoire parlementaire, un jour néfaste
où, voulant égorger la souveraineté du peuple, on commença par bâillonner la
liberté de la tribune !
Non! vous ne le voudrez pas.
Aucun de mes honorables collègues, à coup sûr, n'a pu se méprendre tout à
l'heure sur le sens et sur la portée de mes paroles, mais, puisque cette interruption
m'a fait rompre le fil de mes idées, j'ajoute, et cette explication de ma pensée en
sera l'affirmation, et ce cri de ma conscience sera un hommage à votre sagesse, non!
jamais, dans ce noble et libre pays, jamais l'insurrection ne sera rétablie par personne
ni comme droit, ni comme fait. Vous rejetterez cette loi! vous en ferez justice, vous
la mettrez à néant par votre verdict souverain !
Non, la civilisation ne reculera pas! non, ce droit sauvage, ce droit brutal, le
droit de révolte qui n'est pas autre chose que le droit de barbarie, ne reparaîtra pas!
non, l'anarchie ne relèvera pas la tête dans cette France maîtresse d'elle-même! Vous
êtes là, messieurs! La paix publique, je l'affirme du haut de cette tribune, ne sera
troublée en aucun cas! et les agitateurs, quels qu'ils soient, recevront cette sévère
et mémorable leçon qu'en même temps que le peuple, par sa patience, par son
abnégation, par sa confiance, par sa tranquillité profonde, montrera son respect
pour l'Assemblée, l'Assemblée, elle, par son vote libre et tout-puissant, par le rejet
péremptoire d'une loi de trouble et de désordre, par l'énergique anéantissement de
cette entreprise contre la souveraineté, prouvera son respect pour le peuple!
Oui, vous repousserez, vous condamnerez cette loi. Devant une loi pareille, vous
n'êtes pas des législateurs, vous êtes des juges.
Comme je viens de vous le dire, messieurs, ce projet tendrait à créer une
situation nouvelle. Une situation grave, inattendue, menaçante, compliquée,
terrible. Cette situation, permettez-moi de l'examiner et de l'approfondir'^'.
mutilé
Savez-vous pourquoi vous avez attaqué le suflFrage universel (^' .? c'est parce que
vous la sentiez là! Savez-vous pourquoi vous reculez devant le budget? C'est parce
que vous l'y retrouvez.
Savez-vous pourquoi vous n'avez pas cru pouvoir donner des juges aux transportes
de juin? c'est parce que vous avez compris que c'était elle, que c'était cette que;tion
redoutable qui s'assoirait sur la sellette devant les juges, et que vous vous êtes
demandé, dans votre anxiété d'hommes politiques, — mon Dieu! messieurs, je ne
blâme ni n'approuve, je me borne à constater — ... vous vous êtes demande, dis-je,
quel serait, dans les temps où nous sommes, le tribunal qui oserait regarder en face
cette grande et sombre accusée, la Misère '^M
(1)
Reliquat. — (") Cette phrase date ce fragment : i8jo. — '*> Manusmi.
1830, 505
[Mai i8jo.]
La vérité est réfractairc de sa nature. Elle ne se prête pas aux transactions, aux
accommodements, aux combinaisons, aux calculs. On hit ce qu'on veut d'une
expédition lointaine, d'une négociation diplomatique, d'un cabinet, d'une majorité,
dune assemblée, d'un peuple quelquefois! On ne fait pas ce qu'on veut d'une
conscience, et c'est le cri d'une conscience que vous entendez en ce moment ^^h
[Mai 1850.]
Coups d'état, lois de compression, lois de vengeance, provocations, etc.
J'éprouve en ce moment un sentiment indéfinissable! l'humiliation d'avoir en face
de moi la bêtise toute-puissante (^).
"Vbllà qu'on nous menace d'assassinat de la part des gens de l'ordre.
Décidément Jocrisse devient chef de brigands ^^h
Mai i8jo.
Ils attaquent le peuple maintenant!
O pauvres furieux imprudents! Si violents, si hargneux et si petits! Egratigncr
ce qui dévore! Abojer contre ce qui rugit (*) !
[variantes au discours : LA LIBERTE DE LA PRESSE.
9 JUILLET 1850.]
Avant d'aller plus loin, en présence de ce grand trouble jeté dans les affaires
publiques par la brusque invasion de dix-sept auxiliaires'^' un peu violents que
nous ne demandions pas, il m'est impossible de ne pas faire une réflexion.
Mon Dieu, faut-il vous rappeler des souvenirs douloureux? Mais on a déjà vu
quelque chose de pareil dans l'histoire, et dans une histoire qui n'est pas loin de
nous! On a vu, deux fois en vingt années, d'autres grands politiques qui se décla-
raient et qui se croyaient, eux aussi, les sauveurs de la société, provoquer l'explosion
populaire, appeler à on ne sait quelle lutte insensée l'esprit de révolution qui
dormait, mais qui n'était pas mort'*'l
Comment s'j prennent-ils .? Mon Dieu! le procédé est historique. Il a déjà servi
souvent, et il a toujours produit le même succès, — une catastrophe.
(*' Reliquat. — (*) Idem. — t^' IJem, — (*' Uem. — (*^ On trouve^ dans le discours sur /a
hiberté de la Presse, une allusion aux dix-sept membres d'une commission nommée par le prési-
dent de la Républicjue. Voir page 226. — ^*' Reliquat.
506 RELIQUAT. — IL
Ce procédé, le voici : — Comme ces sauveurs jurés de la société ne sont pas
des génies, comme ils ne sont pas des victorieux, comme ils n'ont à leur disposition
aucun des éléments de la grande tyrannie, ils ont recours à la petite, ils s'arment,
non de ce qui peut tuer, mais de ce qui peut blesser, irriter, piquer ; leur politique
n'est pas une politique, c'est une persécution, ce n'est pas même une persécution,
c'est une taquinerie j et ils la dirigent, cette taquinerie, contre qui? contre le génie
même de la nation, contre ce qu'il j a de meilleur dans le peuple, et par conséquent
de plus fort, et par conséquent de plus redoutable, contre la raison, contre l'équité,
contre la justice, contre la conscience populaire!
Et quand la patience publique est à bout, quand le malheur arrive, quand
l'explosion éclate, ils disent : nous avions pourtant fait tout ce que nous avions pu
pour sauver la société ^^)|
Le gouvernement imprime aux poursuites qu'il dirige contre la presse un
caractère si étrange qu'elles frappent de stupeur l'honnêteté publique, et les jurés
répondent au gouvernement par des verdicts qui acquittent tout le monde. Je me
trompe, ces verdicts condamnent quelqu'un, le gouvernement!
Situation grave pour le cabinet.
Que faire? comment sortir de là?
Le bon sens répond : par la porte.
Le gouvernement dit : par une loi.
Car, messieurs, le gouvernement ne connaît pas d'autre issue à ses embarras. Il
est imperturbable dans l'admiration qu'il s'inspire à lui-même, et comme en aucun
cas il ne peut avoir tort, dans tout échec qui lui survient, il ne voit qu'une occasion
d'enrichir la législation d'une invention nouvelle. Les électeurs le condamnent, il
fait une loi contre les électeurs. Les jurés le condamnent, il fait une loi contre le
jury, car la loi actuelle n'est pas autre chose. Mais qu'il j prenne garde, sait-il ... ^^^
(Liberté de la presse. — Brevets d'imprimeurs. Brevets de libraire. Censure
mdirecte.)
Qu^est-ce que c'est qu'une liberté dont on jouit sous la tolérance de celui auquel
elle déplaît? de telle sorte qu'on doit savoir gré au pouvoir de cette liberté au moment
même où l'on en use contre lui, à qui la reconnaissance doit être d'autant plus
grande que l'attaque est plus violente'^)?
Et de quoi se plaint le cabinet? serait-ce des agressions des journaux contre lui?
Il me répond de ce banc, il me répond non! Et il a raison. La presse ne le gêne
(•' Keliquat, — (*) Le texte s'arrête à ces mots ; la suite n'a pas ité. retrouvée. — Manuscrit, —
W Reliquat.
1850. 5^7
pas en effet, la polémique le cherche et ne le trouve pas. Les attaques dirigées contre
lui ne l'atteignent pas plus qu'elles n'atteindraient Fox, Pitt ou Richelieu. Le
problème que d'autres ont résolu à force de grandeur, il l'a résolu à force de petitesse.
Il est imperceptible, c'est sa manière d'être inaccessible. La col re des journaux, la
colère des orateurs, les événements du dehors et du dedans, les échecs parlementaires,
les échecs électoraux passent sur lui sans lui faire de mal, tant il est mince!
Il n'a même pas l'épaisseur nécessaire pour être écrasé (^' !
Tentative insolente, mais vaine. Oui, vaine.
Messieurs, quelques efforts qu'elle fesse pour tout étreindre et pour tout étouffer,
cette loi contre la presse est petite. Elle ne dépasse pas la hauteur du cabinet ^^l
C'est parce que je veux la souveraineté nationale dans toute sa vérité que je veux
la presse dans toute sa liberté^').
[Juillet 18 jo.]
presse
Hommes du pouvoir, je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, traitez la pensée
avec ménagement. N'en faites pas une ennemie au gouvernement, car vous pourriez
en faire une ennemie à la société. Les compressions amènent les explosions. Vous
vous croyez forts; prenez garde de n'être que violents, et dans la violence il y a
toujours de la faiblesse. Vous avez des canons, soixante mille hommes, des camps
dans Paris et autour de Paris. Tout cela est beaucoup si vous servez véritablement
la société et la liberté en vous oubliant vous-mêmes; tout cela n'est rien si vous
mettez la justice et la pensée contre vous. Méditez le passé, le passé d'hier. Ne
vous laissez pas aller aux tentatives fatales de l'arbitraire. Ayez présents à l'esprit ces
gouvernements tombés en pleine force apparente devant les soulèvements de la
pensée indignée. Ne vous méprenez pas sur les éléments dont est faite la vraie
puissance. Il y entre beaucoup plus de force morale que de force matérielle.
Savez-vous qui est armé? celui qui a une idée. Savez-vous qui est désarmé.'' celui
qui n'a qu'une épée^*).
f Juillet-août i8jo.]
Vîs lois, mon Dieu! vos lois! votre loi contre le suffrage universel, votre loi
contre la liberté de la presse, quoi encore! votre loi contre le droit de réunion!
mais savez-vous ce que c'est que vos lois? mais elles sont misérablement puériles à
force d'inefficacité! mais il n'y a rien au monde de plus avorté, de plus débile, de
^'^ Au verso d'une convocation de l'Académie, datée 9 mars 1850. — Kelicjunt, — '*' Kelicjuat,
— W Idem. — (»' Idem.
5o8 RELIQUAT. — IL
plus impuissant, de plus inutile! mais cela fait rire de penser que vous mettez un
espoir quelconque là-dedans! oui, cela ferait rire si cela ne faisait pas trembler!
Mais voyez-les, vos lois, regardez-les, mesurez-les! elles sont violentes, j'en
conviens, elles sont insolentes, d'accord, mais elles sont si chétives! elles sont si
bien frappées de leur sceau d'origine, nullité et incapacité!
Savez- vous? elles feront juste le contraire de ce que vous voulez qu'elles fassent!
nulles pour comprimer, bonnes pour provoquer, voilà vos lois, jugez-les vous-
mêmes (^) !
Ce que c'est que cela? Faire des lois contre le jury, faire des lois contre les
électeurs, c'est faire des lois contre la France.
Messieurs, ces murmures m'étonnent. Je professe dans les termes les plus absolus
comme citoyen l'obéissance aux lois, aux lois mêmes que j'ai pu condamner et
combattre comme législateur. Mais il ne faut rien exagérer, pas même la quantité de
respect due aux lois, et quand un orateur de ce côté (la droite), applaudi par vous
s'écrie : /'/ n'y a tas de droit contre la loi, il donne un démenti à Bossuet qui dit : il
n'y a pas de droit contre le droit. Messieurs, les lois, qu'on fait, ne peuvent modifier
la justice, qu'on ne fait point. En présence de la souveraineté des assemblées, la
raison et la vérité n'abdiquent pas, et il y a, notre histoire en offre plus d'une
preuve, il y a pour un gouvernement un moyen sûr de tomber et de tomber
promptement, c'est d'avoir pour soi toutes les lois, et contre soi la conscience
publique.
Je reviens au projet de loi^^'.
Censure, police, compression, gouvernement fourbe, lourd et béte, qui tient du
sacristain et du caporal! La guérite vous guette et le confessionnal vous espionne '^^.
iSjo. TO septembre.
Si le malheureux pouvoir fou continue ses compressions, si l'explosion n'est pas
prévenue à temps, elle sera terrible. On annonce pour le 13, jour du retour du
président, un conflit, sanglant peut-être, entre les sociétés secrètes et la société du
10 décembre.
Il y a dans de certains quartiers de Paris des fabriques clandestines de fusils.
11 paraît que dans la cour du Dragon il y a un de ces ateliers où l'on fait jusqu'à
dix fusils par jour, mauvaises armes, mais suffisantes pour un coup de main. En
outre, on m'a assuré aujourd'hui qu'on avait trouvé le moyen de faire de la poudre
avec du sucre, du chlorate de potasse et du cyanure de potasse. Cette poudre est
plus énergique encore que la poudre ordinaire, mais elle encrasse l'arme assez
promptement.
Di, avertite^'^^ l
(1) Reliquat. — W Idem. — (=>) Uem. — (*) Idem.
1850. 509
Depuis deux ans, la monarchie, secrètement et publiquement, par tous les moyens
à la fois, par les journaux qu'elle a le privilège de vendre librement dans les rues,
par les lois qu'elle fait et qu'elle inspire, travaille à son œuvre. Pour déjouer ce
travail de deux années, la République n'a qu'une heure, l'heure suprême où nous
sommes. Vous ne lui ôterez pas cette heure. La monarchie a le gouvernement,
l'administration, la majorité dans l'Assemblée, la police, une législation faite exprès
pour elle, la République n'a que la parole. Vous ne lui ôterez pas la parole. Le
moment est venu de s'expliquer. Disons tout^^'.
... Et si, dans les choses qui se sont accomplies depuis vingt années, soit dans la
région des faits, soit dans la région des idées, quelque part d'initiative et de solidarité
peut m'échoir à moi qui parle ici et qui suis si peu de chose, qu'on le sache bien,
cette part de responsabilité, je la revendique et je la réclame. Je suis fier d'appartenir,
non pas simplement comme spectateur, mais comme travailleur et comme écrivain,
à cette grande et illustre époque où de toutes parts l'esprit humain se renouvelle I
Elle n'a qu'un tort, c'est de se mal juger. L'avenir lui rendra plus de justice qu'elle
ne s'en rend à elle-même ^^\
Messieurs les orateurs dévots ont en général des natures méchantes. Beaucoup
de fiel.
On demande : est-ce quoique? ou parce que.'' Moi je dis parce que^^l
M. de Montalembert, qui est-ce qui me garantit que vos allégations sont vraies
et que vos citations sont exactes.?
\btre mémoire ou votre conscience.
L'une me fait douter de l'autre (*).
Commérages — cancans — parlages.
La Constituante était une Babel, la Législative est une Babet'^^
Voici la situation actuelle :
Un parti frénétique qui s'appelle le parti modère et qui veut absolument dévorer
quelque chose. Seulement il oublie qu'il n'a plus de dents.
Les plus édentés sont les plus furieux.
Hélas ! ce que ce triste parti veut dévorer, c'est précisément ce qui le dévorera.
(1) Reliquat. — (*) Idem. — (=« IJem. — (*' Reliquat. — (*) IJem.
5IO RELIQUAT. — II.
Où j a-t-il jamais rien eu de pareil? Un troupeau de moutons enragés qui
demande le combat contre une troupe de tigres ^^^.
Moniteur.
Cette impartialité se révèle jusque dans le choix des mots employés pour carac-
tériser les agitations de l'Assemblée. Ainsi, vous, messieurs (gauche) vous jetez
des cris, vous poussez des clameurs. Tandis que vous, messieurs, des cris, des cla-
meurs, fi donc! c'est bon pour la gauche, c'est bon pour la vile multitude. Mais la
droite, mais des gens bien élevés! à peine de légers murmures (^^'
Ah! si aucun empiétement n'avait été toléré, si l'autorité législative n'avait
jamais reculé devant les prétentions executives, si cette assemblée souveraine avait
toujours maintenu, et en toute occasion, et sévèrement, le pouvoir exécuteur de
ses lois et de ses volontés dans l'attitude subalterne qui lui convient vis-à-vis d'elle,
nous n'aurions pas la situation actuelle : ce je ne sais quoi qui ressemble d'un côte
à l'abdication et de l'autre à l'usurpation ^^\
N'en déplaise à l'orateur clérical, je souhaite à tous les dogmes, au dogme de la
présence réelle, par exemple, ou de l'immaculée conception, la même durée, la
même immortalité, la même éternité qu'à cette idée, cette impérissable idée de
liberté et d'affranchissement qui, depuis le berceau du monde, fait battre dans
la poitrine de tous les peuples le cœur unique de l'humanité, qui faisait dresser
Spartacus debout il y a deux mille ans, qui soulevait hier la Hongrie et qui ressus-
citera demain l'Italie (*U
Prenons garde, messieurs. Avant peu, nous ne ferions plus de progrès que dans
l'abaissement. C'est à vous d'avertir et de redresser. A force de s'effrayer on se
dégrade. La peur conseille mal la dignité. Où va-t-on.? L'an dernier c'était l'apo-
théose de l'homme de guerre, cela avait encore quelque noblesse, cette année, c'est
la déification de l'homme de police. Nous trouvons moyen de tomber encore plus
bas. C'était une chute pourtant déjà bien profonde. Nous passons de l'adoration du
sabre à l'adoration du gourdin (^' !
(') Au verso d'un bulletin de répétition daté i" mai iSfOj An^lo au Théâtre Français. —
Reliquat. — '*' Au verso d'une lettre adressée à Victor Hugo et datée 29 mai 18^0. — Reliquat.
— W Reliquat. — (*) Idem. — (») Idem.
1850. 511
Quel progrès dans rabaissement! quelle chute de Changarnier à Carlier^*^!
L'an dernier ils adoraient le sabre. Les voilà mainteiunt qui adorent le
gourdin ^-^ !
Jusqu'à ce jour il y avait quelque chose derrière les révolutions possibles. Der-
rière la révolution de 1830, il y avait la monarchie moyenne. Derrière b révolution
de 1848, il y avait la République. Derrière la révolution future, il y a le vide.
Il y a ce que les uns nomment avec espoir le socialisme et ce que les autres
nomment avec terreur le chaos.
Il y a un gouvernement qui entre à Vincennes et un gouvernement qui sort de
Doullens.
Il n'y aura même plus, si de sinistres prévisions se réalisaient, si l'admirable et
généreux bon sens du peuple ne parvenait pas à maîtriser et à limiter cette qua-
trième commotion sociale, il n'y aura même plus, pour ceux qui défendront la
société à cette heure suprême, la liberté de la presse que vous aurc2 bâillonnée, ni
le droit d'avoir des juges que vous aurez conteste.
Hélas! derrière cette révolution fatalement provoquée par vos compressions, il y
a tant d'ombre, tant d'obscurité, tant d'inconnu, que ceux qui ont le plus de loi
dans la providence, et je suis du nombre, que ceux qui ont le plus de confiance
dans l'avenir, et je suis du nombre, reculent et disent : n'allons pas là^^^!
185L
Février i8ji.
Prenez garde d'aboutir à des révolutions à pic.
Selon le chemin que vous suivrez, si vous abandonnez la route qui descend par
rampes douces et par pentes insensibles et si vous prenez le sentier qui va aux escar-
pements, ce qui pouvait être charmante vallée deviendra afiFreux précipice (*M
[dotation de m. BONAPARTE.
FEViOER iSjI.J
Quoi! tout ce que le monde sait de vous, c'est que vous avez besoin d'argent de
temps en temps! Quoi! vous voulez recommencer l'homme de Sainte-Hélène et
vous avez à peine les proportions de Œchy 1 A.llotiSj re§pe£ie^ le ^and Napoléon! irhe
aux parodies ^^Kf
^'> Préfet de police en 1850. — t*) Ke/:^uat. — Au verso d'une enveloppe. — '*> Idem.
'*' Idem. — (') Cette dernière ligne est biffée. — Reliquat.
5T2 RELIQUAT. — II.
Les directeurs de la politique régnante croient avoir sauvé la société parce qu'ils
se sont blottis, eux, derrière quelques chétives lois de compression qui, au jour
venu, ne résisteront pas une minute à la pression du droit.
Cela fait, que le peuple souffre ou non, ils n'ont plus souci de rien.
Quoi! voilà la situation! l'effacement des pouvoirs, l'affaissement, la stagnation,
la torpeur, quelque chose de pareil à la mort! D'un côté pas de ministère sérieux, de
l'autre pas de majorité vraie. Nulle grandeur, nulle force, nulle impulsion, de la
compression, de l'arbitraire, presque pas de gouvernement'^'!
[Mars-avril i8ji.]
Il y a, dans cette question douloureuse, tant de choses sur lesquelles vous êtes
obligés d'attendre que la nature dise son mot : (les industries insalubres, etc.) la
science cherche, et l'heure où elle trouvera est dans la main de Dieu. Il j a, je le
reconnais, dans ce sombre problème, un certain nombre de solutions qui ne
dépendent pas de vous. Raison de plus pour réaliser immédiatement les solutions
qui sont à votre portée. Faites ce que vous pourrez, faites-le largement, faites-le
vite. Quant à moi, je ne me lasserai pas de le redire, la première des solutions,
c'est la réforme du budget '^'.
Les assemblées ont en général toujours fort mal accueilli les orateurs qui sont
venus leur proposer des systèmes. Charlatanisme, empirisme, néant! s'écrie-t-on.
M. Louis Blanc, M. Proudhon, M. Considérant, M. Pierre Leroux l'ont éprouvé.
Quand on se hasarde à exposer une théorie sociale à la tribune, au milieu des
interruptions, des rires, des murmures, des interprétations improvisées, tout système
devient une utopie, toute utopie est un abîme. Eh bien, moi, messieurs, je ne vous
appellerai pas sur ce terrain de l'inconnu, je ne vous apporterai pas de théories ni de
systèmes, je ne vous dirai pas ce que vous pourriez faire, mais je vous dirai ce
que vous pourriez ne pas faire '^).
II avril 1851.
Faucher, Rouher, Fould, Baroche — anciens ministres tués par l'Assemblée et
ressuscites par le président.
Empire, royauté, théocratie, droit divin, légitimité, tous ces spectres reparaissent.
Pour nous préparer au retour et au règne des principes fantômes, nous avons un
ministère de revenants '*'.
Je suis peu troublé par l'Elysée, mais je suis inquiet du côté de la majorité. Je
ne vois pas Napoléon, et je vois Pichegru'^l
(') Au verso d'un faire-part daté du 23 mars 18 ^i. — Reliquat. — (*) Ce fragment et le sui-
vant sont au verso d'une bande du Moniteur adressée 37, rue de la Tour-d' Auvergne. —
Reliquat. — (») Reliquat. — (*) Idem. — (') Idem.
1851. 513
[Avril 18 ji.]
L'empire I
Mon Dieu! vous l'avouerai-je, je ne crois pas beaucoup aux revenants j le grand
jour du dix-neuvième siècle ne leur est pas bon; n'en doutez pas, nous verrons
s'évanouir le fantôme de Napoléon v N'avons-nous pas vu déjà disparaître l'ombre de
Monck(i)!
Mais qu'en présence de ce grand peuple on puisse être chétif, petit, imper-
ceptible et le gouverner, ôtez-vous cela de l'esprit (^^ !
Hommes de compression, de quel droit déclamez-vous contre les révolutions?
Il est permis à tout le monde d'accuser l'incendie, excepté à l'incendiaire (^).
...Ce gouvernement, je le caractérise d'un mot : la police partout, la justice
nulle part (*l
Eh bien, contre votre monarchie, contre toutes vos monarchies, qui ne peuvent
plus être et qui ne sont plus désormais que des masques variés du despotisme, nous
défendrons la République ^^M
[Mai-juin 18 ji.]
Et d'abord, messieurs, pour être à la hauteur de cette discussion solennelle, soyons
nets, précis, exacts. Il y a, dans un tel débat, deux écueils à éviter : les affirmations
sans certitude et les dénégations sans examen.
À quoi servent les allégations irréfléchies? A quoi servent les dénégations vio-
lentes? quel pas font-elles faire aux questions? que changent-elles au fond des
choses? Tenez, permettez-moi de vous citer un exemple qui, j'espère, rendra cette
discussion plus calme en montrant le danger des paroles précipitées. Il y a un peu
moins de deux ans, quand je suppliais l'Assemblée de ne point s'engager dans la
politique de compression et d'entrer dans la politique d'organisation, je citais, à
propos des souf&ances sociales, le fait récent d'un homme mort de faim^^^.
Là-dessus, dénégation. Un membre du cabinet d'alors me jeta cette réponse qui est
au Moniteur .• En France, on ne meurt pas de faim!
La majorité applaudit.
(•' Keliquat. — (^) Idem. — (*' et '*) Au verso d'un billet de Paul Foucher à Victor Hugo ,
9 mai 1851. — Reliquat. — C") Au verso d'un amendement imprimé et daté du 8 mai 1851. —
Reliquat. — (*) La Miske, 9 juillet 1849.
ACTES ET PAROLES. — I. 33
514 RELIQUAT. — IL
Eh bien, messieurs, les statistiques officielles de la misère, qui sont là reliées et
dorées sur tranche dans votre bibliothèque, répliquaient au ministre et à la majorité :
Si! on meurt de faim! Ouvrez ces statistiques publiées par le ministère de la
Justice, vous y trouverez ces chiffres ^^\
[Mai-juin 1851.]
Messieurs, je déclare que je suis dans mon droit constitutionnel en parlant
comme je parle et que M. le président de la République n'est pas dans le sien en
agissant comme il agit.
En présence des actes coupables que chaque jour nous révèle, et que le pétition-
nement organisé vient encore d'aggraver t^), je déclare que si j'étais autre chose qu'un
membre de la minorité, je ne me bornerais pas à l'accusation verbale qui est le
droit du représentant, et j'aurais recours à l'accusation constitutionnelle qui est le
droit de l'Assemblée.
Je ne le puis, mais du moins quand la sentinelle voit approcher l'ennemi,
messieurs, tolérez le cri d'alarme C^!
[Juin i8ji.]
Pétitionnement? pression sur l'Assemblée? coup d'état.? — Dédain.
Et d'abord, dissoudre cette Assemblée avant l'heure, avant le jour constitu-
tionnel, qu'on s'ôte cela de l'esprit. Qui l'oserait.? qui le pourrait.? Le long Parle-
ment était bien méprisable, et pour le dissoudre, il a fallu Cromwell. Les conseils
sous le Directoire étaient bien faibles, et pour les briser, il a fallu Bonaparte.
Or cette Assemblée a toute la force qui manquait aux deux sénats que je viens
de rappeler.
Et puis de ces mains qui puissent remuer la hache énorme de White-Hall, ou
la grande épée de Rivoli, nous n'en avons plus parmi nous.
Et je remercie le Dieu de l'humanité et de la liberté (*).
[Juin-juillet 18 ji.]
Devant cette politique pleine de pièges, pleine d'audace et de ruse, pleine de
catastrophes, nous sentons, nous minorité, toutes les colères du devoir s'éveiller
('' Nous les trouvons, en effet, relevés par Victor Hugo dans le compte rendu officiel; pour
1845 (p. 281-28J du compte rendu) : Morts de froid, de fatigue et de faim : 260; suicidés par
misërc ou par peur de la misère : 161. Pour 1846 : 398 morts de faim ... — Reliquat.
'^^ Le 4 mai i8j2, l'Assemblée législative et le pouvoir exécutif devaient, obligatoirement
d'après la Constitution, être renouvelés. Dès 1850, une campagne fut menée pour la revision de
la Constitution, seul moyen de prolonger légalement les pouvoirs du Président de la Répu-
blique. Mal accueillie d'abord, cette campagne fut reprise activement par Léon Faucher, de
nouveau ministre, en avril 1851. On fit circuler par toute la France des pétitions et on recueillit
ainsi un million de signatures. La question vint devant l'Assemblée le 28 mai i8ji. Cette note
et les trois suivantes préludent au discours du 17 juillet i8ji. (Voir page 236.) — '*' Keliquat. —
") Idem. — {Notes de l'Éditeur.)
1851. 515
dans notre cœur. Ah! la tribune libre défendra le peuple souverain. Nous avons une
mission et nous la remplirons.
Cette indigne intrigue qui tend à deshonorer le président de la République en
laissant croire qu'il est capable de manquer à son serment, cette intrigue dans
laquelle trempe, je le déclare, une partie de l'administration, et qui se complique
de compression, d'escamotage et de pétitionnement forcé, nous la traînerons au
grand jour, nous lui arracherons ses dissimulations, ses précautions, ses obscurités,
ses réticences, tous ces faux semblants sous lesquels elle se cache, toutes ces hypo-
crisies dont elle couvre ses laideurs, et nous lui imprimerons publiquement la honte
à la face. Non! cette législation coupable, cette législation qui serait un attentat
contre le droit, n'échappera pas à nos flétrissures. Nous avons deux mains, l'une
pour la démasquer, l'autre pour la souffleter (^) !
Je ne vous parle pas à vous, jésuites!
Ah! je le sais bien! vous ne serez pas contents, vous autres, tant que vous
n'aurez pas réussi dans votre entreprise contre ce siècle, tant que vous n'aurez pas
mis hors la souveraineté la liberté, cette grande accusée, et le peuple, ce grand
suspect! Tant que vous ne l'aurez pas là, devant vous, ce peuple, vaincu, humilié,
rendu à votre merci, pieds nus comme la misère et la corde de l'ignorance au cou.
Je ne vous parle pas! laissez-moi tranquille (^'.
Quant à moi je fais une diflFérence profonde entre le parti de l'ordre et le parti du
passe.
Développer :
Parti du passé (définir : négation du siècle, du peuple, de la France, de la
Révolution.
Parti de l'ordre : Progrès, paix, amour du peuple.
Le parti du passé s'est glissé et mêlé dans le parti de l'ordre.
Interpeller brusquement ces hommes. Qui êtes- vous? d'où venez- vous? nous
vous reconnaissons.
Vous, vous venez du procès du maréchal Nej.
Vous, vous sortez du collège des Jésuites.
Vous, vous venez de la rue Transnonain, etc.
Nous sommes innocents de tout cela, nous sommes purs de tout ce passé, nous
ne voulons pas de vous.
Allez-vous en (^^ !
(i) Keliquat. — '*) Idem. — (»> Idem.
33.
5l6 RELIQUAT. — IL
[variantes au discours : revision de la constitution.
17 juillet 1851.]
Une simple question : qui les paye'^^.? Messieurs, il y a huit jours, le 7 juillet,
je me suis trouvé sur le passage du président. M. Bonaparte avait une si grosse
escorte de cavalerie que j'ai cru un moment qu'il allait à Vincennes. Point. Il reve-
nait de Beauvais et il rentrait à Paris. Des hommes entouraient sa calèche en pous-
sant des cris de : Vive l'Empereur! J'ai regardé pour voir si le président de la Répu-
blique allait les faire arrêter. Point. Il les a salués. — Qu'est-ce que cela signifie (^)?
Cris du ^ mai.
Je n'ai nommé personne, je ne conteste aucune dénégation personnelle, mais je
maintiens le feit général, et je dis qu'avant de l'efïacer de l'histoire il faudra sup-
primer le peuple de Paris qui vous a entendus et éteindre le soleil du 4 mai qui
vous a vus acclamer la République devant les statues de l'Hôpital et de d'Aguesseau
sur les marches de ce palais (^) !
Ne prêtez pas, messieurs, à mes paroles un sens de dérision qu'elles n'ont pas.
Si elles pouvaient l'avoir, je les retirerais à l'instant même. Ce que je viens de
dire, je l'ai dit avec un sentiment amer pour les conseillers mauvais et douloureux
pour les princes tombés, car je n'ai dans l'âme pour les deux monarchies disparues,
dont l'une a eu tous les vœux de mon enfance et l'autre le lojal concours de ma
virilité, qu'une pitié mêlée de respect.
Je ne demanderais pas mieux que de ne pas les troubler en ce moment, ce
n'est pas moi qui fais reparaître leur souvenir, c'est vous! Je ne les évoque pas, je
les rencontre. Pourquoi .f* parce que vous nous remettez dans leur chemin ^'^l
On me demande d'expliquer mes paroles. Rien n'est plus facile.
Je réclame l'égalité de la tribune.
Il j a six mois à peine, un orateur de ce côté (M. Victor Hugo désigne la
droite), un chef d'une des fractions de la majorité, disait, aux applaudissements de
son parti, qu'il j avait hors de France quelqu'un qui n'avait qu'à mettre le pied en
France pour être à l'instant même le premier des français, le Roi.
Je déclare qu'à mes jeux cette parole est un appel à une Vendée, une parole de
guerre civile.
Eh bien! cette manifestation royaliste au milieu d'une assemblée républicaine
a-t-elle attiré sur son auteur un rappel à l'ordre ou même une simple observation du
('' Que signifient donc ces cris pay^s de : Uive l'Empereur? (Voir page 256.) — (*' Keliquat.
— (=» Reliquat. — (*) Idem.
1851. 517
président? Non. — Il serait étrange que la tribune fut libre pour ceux qui disent de
telles paroles et qu'elle ne fût pas libre pour ceux qui les blâment.
Je reprends :
Ces royalistes d'autrefois, ils avaient devant eux. . . (^l
[Juin-juillet 18 ji.]
Quant à M. le président de la République, que je ne confonds pas avec ses par-
tisans, que je crois incapable de nouvelles aventures, et dont j'aime à invoquer la
loyauté, voici, pour ma part, ce que du haut de cette tribune où le peuple nous a
donné le droit et l'ordre de parler librement, voici, sans m'écarter un instant du
langage parlementaire, ce que j'ai à lui dire :
Faites votre devoir, monsieur. Faites-le noblement et simplement. C'est facile. Il
n'y a pas besoin de se donner beaucoup de peine pour ne pas manquer à sa parole
d'honneur.
Le 20 décembre 1848, en notre présence à nous représentants du peuple, à la face
de la France, à la face de l'Europe, devant Dieu que vous avez pris à témoin, vous
avez déposé votre serment sur cette tribune. Il y est encore, et je l'y vois.
Le jour où vous le violeriez, ce serment, il se lèverait, il se dresserait contre
vous, il vous accuserait devant Dieu et devant les hommes, et chacun des mots
dont il se compose deviendrait un fer rouge et s'imprimerait sur votre front.
Tenez votte serment, monsieur. Au jour voulu, le deuxième dimanche de
mai 1852, sortez de l'Elysée comme vous y êtes entré, en serviteur obéissant de la
nation. Vous êtes le soldat qu'on relève du poste.
Vous n'avez pas rempli les espérances de tout le monde, du moins ne trahissez la
confiance de personne. Le rôle de Washington vous était offert, vous ne l'avez pas
voulu ou vous ne l'avez pas compris. Vous n'avez pas su êtte un grand homme,
c'est vrai, sachez rester un honnête homme ^^^ !
Vous me faites souvenir de ce mot d'un ultra de 18 15 apprenant que le rédacteur
du ConSiitutïonnel — de l'ancien — venait d'être suspendu. — Que cela! dit-il.
Oui, c'est bien là le système. On fait ce qu'on peut. Ici suspendre, ailleurs pendre.
Il y a des peuples gouvernés par le bâillon, d'autres par le gibet, selon qu'ils ont
af&ire à la sévérité de Haynau ou à la douceur de Radetzky.
Messieurs, un parti existe en France qui ne demanderait pas mieux que de traiter
la pensée comme l'Italie et les penseurs comme la Hongrie ^^^.
('' Se rapporte à l'allusion qu'on trouve dans le discours : Lm KevUion de la Constitution. (Voir
page 254.) — Keliauat. — (*' Au verso d'une convocation de l'Association des artistes drama-
tiques, datée du 2 mai 1851. — Reliquat. — '*) Idem.
5l8 RELIQUAT. — II.
[Juillet 1851.]
Messieurs, je sais bien qu'aujourd'hui comme l'autre jour, l'impartialité bien
connue de M. le président me laissera interrompre quatrevingt-cinq fois par la
majorité pour prouver la liberté de la tribune.
— "V^us avez offensé les lois du pays et la chose jugée.
Je n'ai point fait ce que vous dites là. Je n'ai fait, et j'en atteste les souvenirs de
mes collègues impartiaux, je n'ai fait que rappeler, monsieur le président, les prin-
cipes d'éternelle justice, d'éternelle vérité qui, heureusement pour vous, je le dis à
votre honneur, ont dirigé la première moitié de votre vie politique et que vous ne
voudrez sans doute pas désavouer dans la dernière moitié.
Je fais juge le pays tout entier du procédé qu'on emploie en ce moment de ce côté
pour empêcher un orateur de parler. C'est, je le déclare, l'oppression complète de la
tribune, et pour rencontrer quelque chose de pareil dans l'histoire il faudrait
remonter jusqu'à cette Chambre de i8ij qu'on avait, je ne sais pourquoi, sur-
nommée ^introuvable, et qui était parfaitement retrou vable, nous en savons quelque
chose ^^\
En vérité, messieurs, si Ton vous disait :
Un homme entrera un jour dans l'assemblée d'un peuple, et là, solennellement,
la main sur le cœur, à la face de cette assemblée, à la face de ce peuple, à la face de
Dieu, cet homme dira : Je jure (Le serment du président résume)... Cet homme
portera un des plus grands noms de l'histoire, il aura dit cela, déclaré cela, affirmé
cela, protesté cela, juré cela, il aura donné sa parole d'honneur de cela, et cela
fera une question!
Et cela fera une question, non seulement pour ceux qui le voient de loin, mais
pour ceux qui l'approchent, non seulement pour ceux qui l'approchent, mais pour
lui! Et il semblera lui-même ne pas être sûr de ne point être un traître! Et il
passera trois années à regarder ce grand peuple avec un sourire équivoque !
Oui, si le 20 décembre on vous eût dit cela, messieurs. . . (^K
[Juillet 1851.]
Tout à l'heure, de ce côté, dans une interruption, on m'appelait apostat à la
monarchie. Un mot d'explication.
Politiquement, je repousse absolument la monarchie. Philosophiquement, j'en
parlerai avec calme.
La monarchie a été une tutelle. Elle a contribué à l'éducation de la nation dans le
court et laborieux passage de l'état barbare à l'état civilisé. Elle a fait l'éducation du
corps pendant que le catholicisme faisait l'éducation de l'esprit. Or, à la majorité du
peuple, la tutelle s'évanouit. Le peuple français est majeur, la monarchie n'a plus
de raison d'être.
(') Reliquat. — '^) Le texte s'arrête là . . . — Reliquat.
1851. 519
Nous proposer, à l'âge <jue nous avons comme peuple, de revenir à la monarchie,
c'est absolument comme si l'on proposait à M. Bcrryer de revenir à l'école.
Qu en pensc-t-il?
La monarchie a été un mode de progrès, un procédé de civilisation, rien de plus.
Le procédé a vieilli. On y renonce. C'est aussi simple que cela.
Messieurs, il y a dans ce monde des choses sacrées, il y a hors de ce monde des
choses divines. Je comprends qu'on mette sa religion dans les unes, sa foi dans les
autres, sa conscience dans toutes; je vais plus loin, pour toutes ces choses, je com-
prends le fanatisme. Mais franchement je ne comprends pas plus le fanatisme pour
les monarchies que je ne comprendrais le fanatisme pour les malles-poste (^).
[Juillet 1851.]
Voyons, j'ouUie un instant que le candidat du parti impérialiste est impossible,
parce qu'il est inconstitutionnel et que dans la position qu'il occupe, il ne pourrait
devenir candidat sans cesser d'être honnête homme, j'oublie cela un instant, et je dis
à ce parti du 10 décembre : Ménagez donc un peu votre pauvre prétendant. \^us
êtes entre deux partis monarchiques qui proposent chacun de leur côté un dénoue-
ment différent du vôtre. Si ces partis réussissaient, voyez quelle situation ridicule
pour vous : entre deux solutions, le candidat par terre (^'.
[Juillet 1851.]
Tenez, messieurs les impérialistes, soyez sages, renoncez à l'empire. Laissez en
paix Napoléon. Il y a entre vous et lui, il y a entre votre empire et le sien, il y a
entre votre gloire et la sienne la distance qui sépare le gourdin de la place du Havre
de l'épée d'Austerlitz !
Mais on se fait modeste en efiFet, des hauteurs de la gloire on se rabat sur l'expé-
dient; on renonce à être grand, mais on se proclame nécessaire. On n'est pas une
colonne, on est un pilier. On se contente pour l'instant de la prolongation des pou-
voirs, de ce qu'on appelle avec une faute de français la prorogation. Messieurs, dans
le parti du 10 décembre on rêve des solutions variées. Si les uns veulent l'empire,
tout bonnement, les autres se bornent à ceci : la prorogation. Or la prorogation,
puisque prorogation il y a, est inconstitutionnelle, c'est-à-dire que, comme M. le
président de la Répubhque ne peut devenir candidat en 1852 qu'en cessant d'être
honnête homme, la prorogation est impossible; l'empire, lui, est risible, et je crains
bien que cette fraction du grand parti de l'ordre qui a la fonction d'assommer les
gens et qu'on appelle la société du 10 décembre, j'ai bien peur, dis-je, l'empire étant
chimérique, la prorogation étant impossible, que cette société d'assurance politique
n'aboutisse à ce dénouement ridicule : entre deux solutions, le candidat par terre ^^M
('^ Reliquat. — (*' Au bas de ce feuillet quelques lignes rayées, terminées par la phrase
répétée aux deux fragments suivants : Entre Jeux solutions ^ le candidat par terre. — Keliquat. —
(^) Keliquat.
520 RELIQUAT. — II.
Août 1851.
Il j a des gens qui se cabrent devant un prêtre et qui se hérissent devant un
évéquc. Est-ce que vous croyez que je suis de ces gens-là? Est-ce que vous croyez
que je suis froissé dans ma philosophie par une soutane et dans mon égalité par une
mitre ? Ce sont là des haines imbéciles.
Questionnez ceux qui ont ces haines-là. Demandez-leur pourquoi ils les ont. Ils
ne vous le diront pas. Ils ne le savent pas. Pour la plupart, c'est un instinct bête. Cela
leur déplaît, voilà tout. Peut-être serait-il très vrai de dire qu'ils haïssent la soutane
parce qu'elle est noire et la mitre parce qu'elle est blanche. La gravité et la splendeur
importunent également les cerveaux médiocres.
Certes, le clergé a fait bien des fautes et s'est mêlé de bien des crimes. Depuis la
révolution de Février, il se perd et A nous perd. Il ne s'aperçoit pas qu'en tournant le
dos à la démocratie, il tourne le dos à l'évangile.
Je ne le hais pas pourtant. Je ne hais rien. Je le combats.
Je le combats à regret, mais résolument. Quoi qu'en disent mes ennemis, je ne
crache pas sur la soutane. En toute chose je vais au delà de l'habit. Quelle est l'idée
qu'il j a sous cette robe.? quelle est la tête qu'il y a sous cette mitre? quel est
l'homme qu'il j a dans ce prêtre?
Voilà pour moi les questions
(1).
...Oui, la réaction s'irrite, le jésuitisme se met en colère, l'absolutisme fait
explosion. — Eh ! mon Dieu ! les miasmes prennent feu !
Ayez la logique dans la tête et la lampe Davy dans la main, et marchez sans
cramte
(2).
Il y a un rêve qui s'appelle les Tuileries, mais il y a un réveil qui s'appelle
Vincennes.
(À la majorité.)
Les chanoines du dernier siècle avaient coutume de bâtir je ne sais quelles
masures misérables au pied des cathédrales, exactement comme vous avez construit
une foule de petites lois basses, odieuses et difformes autour de la République.
Mais les masures tombent et l'édifice reste ^^h
Extirpons de notre sol tout fainéant qui tend la main, depuis le mendiant,
candidat à un sou, jusqu'au prétendant, candidat à un trône ^''K
('' Reliquat. — W Au verso d'une convocation de l'Académie, datée du 2 novembre i8jo. —
Reliquat. — (3) Idem. — (*' Idem.
I85I.
521
Ah! vous avez feit beaucoup de rêves! On ne sait quelles dictatures! on ne sait
quelles apothéoses ! la popularité employée comme procédé de fabrication de la toute-
puissance! Eh bien, je vous le dis, moi qui suis désintéresse dans toutes ces ques-
tions, moi qui ne veux pas être tribun et qui ne veux pas être ministre, la nation
ne se prêtera ni aux fantaisies de votre orgueil , ni aux combinaisons de votre ambi-
tion. Le peuple vous comprend, vous juge et se retire de vous. \bus voudriez qu'il
vous servît de piédestal, il ne vous servira pas même de marchepied ^^M
Nous n'avons plus, nous, dans les mains qu'une chose : les clefs de la
Constitution.
Nous ne vous les livrerons pas ^^h
Écoutez, il y a deux ans, il j a trois ans, quand vous criiez si haut et si fort :
Vive la République! je me taisais. J'y suis venu lentement, mais... (Développer
comme quoi c'est le progrès fait gouvernement) '^^\
N'en doutez pas, l'armée, notre brave et illustre armée, connaît ses devoirs. Elle
sait que l'Assemblée c'est la nation résumée, c'est le pays même, et quand l'Assem-
blée en péril requerra l'armée, l'armée défendra l'Assemblée.
Dans tous les cas et quoi qu'il arrive, le jour où l'Assemblée requerra directe-
ment, l'Assemblée sera obéie ou sauvée. Car de deux choses l'une : vous aurez pour
vous défendre ou l'armée qui marchera sur la réquisition directe de l'Assemblée, ou
le peuple qui marchera sous la réquisition directe d'une révolution (*î.
Prenez-y bien garde, pour ce cas exceptionnel, pour ce cas unique, la minorité
devient la majorité, la majorité représentant la république entière, la majorité
'') Keliquat. — (*' Idem, — '^^ Idem. — (*) Le ministre de la Guerre Saint-Arnaud avait adresse
k l'armée de Paris une circulaire tendant à retirer k l'Assemblée le droit de requérir la force armée
qm appartiendrait désormais au pouvoir exécutif. Les trois questeurs : Baze, Le Flô et de Panât
s'émurent et déposèrent le 6 novembre 1851 une proposition rappelant un décret de mai 1848,
encore affiché dans toutes les casernes, conférant «au président de l'Assemblée nationale le droit
de requérir la force armée et toutes les autorités militaires dont il juge le concours nécessaire».
Saint-Arnaud fit aussitôt arracher toutes les affiches. Grand tumulte k l'Assemblée le 17 novem-
bre 1851. «Nous sommes entre deux coups d'état» écrit Victor Hugo (voir page 65), l'un, après
avoir assuré la réélection illégale de Louis Bonaparte, lui livrait la France; l'autre permettait
aux royalistes, s'ils disposaient de l'armée, un coup de force qui ramènerait un Bourbon. Cette
dernière crainte poussa la plupart des républicains à repousser la proposition des questeurs. Il j
eut bien des exceptions : Edgar Quinet, Grévy, Marc Dufraisse, quelques autres, mais la majo-
rité l'emporta. Quinze jours plus tard le coup d'état éclatait. C'est en prévision d'une réponse
à cette proposition des questions que Victor Hugo écrivit ces dernières notes. Keli^uat. — {Note
de l'Éditeur. )
522 RELIQUAT. — II
investie de toute la puissance de la constitution, de toute la majesté de la nation,
de toute la force qui se dégage de la souveraineté populaire, la majorité ayant le
pouvoir de faire appel au peuple et à l'armée pour défendre la souveraineté nationale ,
et au besoin si elle rencontrait quelque résistance, même dans cette enceinte, ayant
tous les droits de la majorité souveraine contre la minorité rebelle ^^l
(Continuer et développer.)
17 novembre i8ji.
Messieurs, peu de mots. Ce n'est pas le moment des longs discours.
Messieurs, c'est pour moi une véritable douleur de voir les deux pouvoirs se
jalouser comme ils le font. Qui sera le plus fort.? qui aura l'armée.? Mon Dieu! ne
vous disputez pas l'armée, disputez-vous le peuple!
Oui, voulez-vous que je vous dise le secret de la force, soyez populaires!
Abrogez la loi du 31 mai.
Rétablissez le suffrage universel.
Abolissez les octrois et les douanes et l'impôt des boissons.
Abrogez la loi contre l'enseignement, la loi contre les associations, la loi contre
le droit de réunion, la loi contre le colportage, la loi contre la liberté de la presse.
Abrogez la loi de déportation, votez l'amnistie!
Faites que l'expédition de Rome soit une expédition pour Rome, protégez les
nationalités, ouvrez les bras aux proscrits, soyez au dehors la grande assemblée de
France, soyez au dedans la bonne assemblée du peuple, et laissez à qui les veut les
baïonnettes !
Oui, représentez le progrès! Soyez le sénat du peuple et de l'humanité, et dédai-
gnez le sabre et le canon ! De celui qui a l'idée ou de celui qui a l'épée , savez-vous
qui est armé ? c'est celui qui a l'idée.
Je vous le dis avec franchise, messieurs de la majorité, vos ennemis, ce sont les
lois que vous avez faites.
Ce sont ces ennemis-là qu'il faut détruire.
Marchez largement dans la grande voie populaire et ne craignez rien.
Surtout ne donnez jamais au bon sens du peuple des spectacles tels que ceux-ci :
Dans un plateau de la balance trois voix, dans l'autre trois millions d'électeurs, et les
trois voix l'emportant sur les trois millions.
Montesquieu l'a dit, la vraie force des états, la vraie force des pouvoirs, la vraie
force des lois, c'est le respect du droit.
Oui, on peut nier le droit, on peut le garrotter, le bâillonner, le terrasser, on
peut le fouler aux pieds. Cela dure un temps. Mais il vient un jour, un jour inévi-
table, où le droit qui a en lui la force même de Dieu, se dresse tout à coup, brise
ses liens, arrache son bâillon, devient terrible, et vous dit : \bus n'avez pas voulu
que je m'appelasse justice et droit, je m'appelle Révolution!
(" Reliquat.
FRAGMENTS SANS DATE. 523
Messieurs, je repousse la proposition des questeurs. Elle est fondée en principe.
Mais dans l'application qu'en veut-on faire?
Nous ne serions pas des hommes politiques si nous ne nous posions pas cette
question.
On nous place entre deux coups d'état. Un coup d'état légal et un coup d'état
illégal. Eh bien, je le déclare, j'aime mieux avoir aâaire à un coup d'état illégal.
Je le dis tout net à de certains hommes politiques qui ont la prétention de mener
cette majorité, je le leur dis tout net : — Nous ne nous fions pas au pouvoir
exécutif, mais nous nous défions de vous.
Le pouvoir exécutif, après tout, n'est que votre complice. Vous le combattez,
parce qu'il s'interrompt.
\bter le projet des questeurs, c'est selon moi décréter la guerre civile.
Eh bien, non! nous ne décréterons pas la guerre civile.
La guerre civile est dans la loi du 31 mai que vous n'avez pas voulu abroger 5
c'est assez.
La guerre civile ! nous la détestons ! vous n'avez pas voulu en lâcher le drapeau ;
maintenant vous voulez en saisir l'épée. Nous ne vous la livrerons pas.
Messieurs, je respecte profondément l'autorité de cette Assemblée; je la déclare
omnipotente et souveraine; elle est le vrai pouvoir, je dirais presque le seul pouvoir,
puisqu'elle est la tête ; le pouvoir exécutif n'est que le bras.
Oui, je respecte profondément l'autorité de l'Assemblée, je ne sépare pas de ce
respect deux grandes institutions, l'une glorieuse, l'autre vénérable, l'armée et le
sacerdoce. Mais je le dis tout net : il y a deux choses que je combattrai toute ma
vie; c'est la loi dans la main de Tartufe, et l'épée dans la main de Monk^^l
[FRAGMENTS SANS DATE]
(2).
La question des nobles a été agitée et vidée; maintenant c'est la question des
riches qui s'agite.
Que la bourgeoisie j prenne garde.
Un 93 des riches ne serait pas seulement la chute de la monarchie, ce serait la
chute même de la civilisation.
Messieurs les pairs, les poètes, les philosophes et les écrivains sont en temps de
paix ce que sont les généraux en temps de guerre, des chefs d'armées! Seulement,
notre armée à nous, c'est la grande légion pacifique des penseurs et des travailleurs.
(') Reliquat. — (*) Ces fragments sont tous extraits, sauf deux (pages 526 et 540), du volume
de Reliquat; les premiers, d'après les idées qu'ils expriment, semblent précéder le moment où
Victor Hugo est devenu pair de France ; nous échelonnons donc ces pensées sur une période de
sept années environ : 1844 à la fin de 1851. {Note de l'Editeur.)
524 RELIQUAT. — IL
Ce préjugé bizarre contre ce qu'on appelle les poètes est un fait tout moderne,
immédiatement contemporain, actuel, comme on dit dans une langue que je ne
parle que le moins possible. Il ne date guère que de la révolution de juillet. Il
résulte, par une sorte de loi naturelle, de cet ensemble d'idées bourgeoises qui
domine depuis 1830. Il fait partie de la haine de la bourgeoisie contre toute aristo-
cratie. Ce préjugé difficile à qualifier et qu'on ne devrait pas rencontrer dans une
Chambre des pairs, n'existait pas sous la Restauration. Jamais M. Royer-Collard
n'aurait songé à dire à M. de Chateaubriand : vous êtes un poëte. En devons-nous
conclure que nous sommes plus poètes que M. de Chateaubriand, ou que vous
êtes moins intelligents que M. Rojer-CoUard^^^?
On peut commencer le fragment ainsi :
Il arriva que dans les diverses oscillations produites par le choc tumultueux des
idées, des passions et des événements, le pouvoir fut confié à des hommes qui
avaient été lumineux sous la Restauration et qui se trouvèrent petits après 1830.
Quand on s'en approcha et qu'on les toucha, qu'on s'en servit, on vit qu'ils étaient
peu libéraux, peu sympathiques, peu tolérants, peu nationaux, étroits, chétifs, et
d'une médiocrité étrange. On s'en étonna, et à tort. Il semble en effet qu'il j ait
des esprits dont la propriété soit d'illuminer et de conduire momentanément leur
pays, mais pour peu de temps, et à la façon des chandelles qui diminuent à
mesure qu'elles éclairent et qui sont plus petites de toute la lumière qu'elles ont
donnée. Au-dessus de ces sortes d'esprits utiles, il y a les intelligences qui ont pour
nature de brûler sans se consumer, de rayonner sans s'amoindrir, et qui éclairent les
hommes du fond de la sérénité et de l'azur, comme les astres.
L'égalité! — Savez-vous comment je la comprends, comment je la comprends
pour moi-même ? Je la comprends comme le vœu cordial de ceux qui sont en haut
bien plus que comme le désir envieux de ceux qui sont en bas. Quant à moi, je le
déclare, il y a des ducs et pairs dans cette enceinte, je n'ai nul souci d'être leur
égal, je le suis peut-être, mais ce n'est pas cela qui me préoccupe. Je ne regarde
pas au-dessus de ma tête, je regarde sous mes pieds. C'est là qu'on pleure et qu'on
désespère. Savez-vous vers qui je me tourne avec une indicible fraternité dans le
cœur.? Savez-vous de qui je veux être l'égal? Je veux être l'égal du pauvre, du
petit, du faible, du misérable, de tous ceux qui travaillent, de tous ceux qui
souffi-ent! Je veux pouvoir dire à tout homme accablé sous sa charge de peine et
de malheur : mon frère, mets un peu de ton fardeau sur moi. Nos deux épaules
sont de niveau.
"Voilà mon ambition en fait d'égalité.
(') Au bas de la page, quelques notes rayées semblent se rapporter à un discours k l'Académie.
FRAGMENTS SANS DATE. 525
L'état actuel, c'est le monopole, taquiné et contrarié par les empiétements.
Détruisons le monopole j remplaçons-le par l'unité. Détruisons les empiétements j
remplaçons-les par la liberté.
Un dernier mot pour compléter et expliquer cette dernière idée.
Permettez-moi de parler un instant le langage sévère et abstrait de la vérité philo-
sophique. Cela n'est pas déplacé peut-être dans le sujet qui nous occupe. Partout où
l'harmonie règne, partout où domine ce mélange d'intelligence et de nécessité qui
est le propre des lois bien faites, les contraires ne sont qu'apparents et ne s'excluent
pas. De leur combinaison résulte la vie. Ainsi dans l'ordre des faits dont l'ensemble
constitue la création, l'unité se concilie avec la variété j dans l'ordre des faits dont
l'ensemble constitue la civilisation, l'unité se concilie avec la Hberté.
Vous l'avez prouvé dans le débat sur les affaires d'Italie, vous êtes cosmopolites.
Vjus vivez dans une idée, dans un système, dans une forme politique qui est tout
pour vous. Nous, ce qui est tout pour nous, ce n'est pas une forme politique, c'est
un territoire que notre histoire fait sacré et que notre union devrait faire inviolable,
c'est cette terre où est le champ de nos pères j la maison , l'église de nos pères, la
tombe de nos pères , c'est là ce qui est tout pour nous ! C'est là ce qui peut à toute
heure demander tous les battements de notre cœur et jusqu'à la dernière goutte de
notre sang, c'est à cette terre sainte que nous sommes dévoués, et non à telle ou telle
forme politique. Oui, vous l'avez prouvé, nous sommes, vous et nous, presque des
étrangers les uns pour les autres. Nous n'avons pas la même patrie. Votre patrie à
vous s'appelle la république, notre patrie à nous s'appelle la France !
Mojen-âge, — exactions, oppressions, supplices, tyrannies, etc.
Oh! il viendra un jour, une heure, un moment, où l'homme de chair se dres-
sera sous l'homme de fer, le saisira dans ses mains vivantes, et le brisera!
Il j a, à cette heure, deux partis monarchiques, le parti chevaleresque et le parti
égoïste ; le parti qui croit aux droits et le parti qui ne croit qu'aux intérêts ; celui qui
voit dans la monarchie son drapeau, et celui qui voit dans la monarchie sa boutique j
le parti qui dans la pièce de cinq francs vénère l'effigie royale qu'elle porte, et le
parti qui dans la pièce de cinq francs vénère la pièce de cinq francs.
Rendons du moins cette justice au parti républicain. Il eut lutté contre la pairie
corps à corps, comme une idée dehors contre une idée installée, comme une théorie
contre une institution. Viinqueur, il eût détruit la pairie comme il eût détruit la
monarchie j il les eût détruites, il ne les eût pas mutilées j il ne les eût pas laissées
526 RELIQUAT. — IL
vivre le jarret coupé. Il eût agi contre la pairie ainsi que contre la monarchie,
comme on agit dans les guerres de principe à principe, avec la rigueur, la rudesse et
la hauteur de la logique. Mais il n'eût pas prêté l'oreille une minute aux inspirations
jalouses d'un sentiment bas (^K
République, c'est bien. Tâchons que le mot n'empêche pas la chose.
Législateurs, n'abolissez pas l'héritage, de peur d'ôter quelque chose à la paix des
morts.
Ils veulent effacer la propriété dans le code civil, mais ils la retrouveront dans le
code pénal.
Solution permanente, quel que soit l'avenir :
Que le roi soit peuple et que le peuple soit roi.
Prenez garde ! ne troublez pas le fond de la vague ! ne faites pas tout gronder à la
fois autour de ce pauvre navire en perdition! Il serait si beau, si simple et si facile de
voguer tous fraternellement, passagers et matelots de la civilisation nouvelle, vers le
nouveau monde de l'avenir! Ne nous faites pas rebrousser chemin! Ne nous faites
pas désirer la côte ! En avant, et que le ciel soit bleu !
Autrement, tout est perdu.
Prenez garde! Si la République est la tempête, la royauté sera le port.
Il j a une chose lointaine, colossale et immobile que nous apercevons tous confu-
sément de tous les points de l'horizon dans l'ombre profonde de l'avenir. Cette chose
fatale vers laquelle nous nous sentons irrésistiblement et mystérieusement entraînés,
à laquelle on n'échappe pas, même en se détournant, même en essayant de reculer et
de s'enfuir, cette chose inconnue que le prêtre blasphème souvent, que le sage
adore toujours, qui apparaît aux uns comme toute faite de lumière, et qui est pour
les autres un objet épouvantable, ténébreux et terrible, qui nous attire tous et qui
nous marque à tous notre but, c'est le doigt de Dieu.
t'J Maauserit.
f.ra;gments sans date. 527
Messieurs, depuis Février 1848, les principes réels du droit public définitif ont fait
leur entrée dans le monde politique. Ils ont pris place dans la pratique, et ils sont
passés de l'état de théorie à l'état de faits. À coup sûr, étant à la fois la nouveauté et la
vérité, ils n'ont pu s'introduire dans le vieil ordre européen sans le troubler profon-
dément, mais chaque jour, comme ils possèdent eux-mêmes une immense puissance
de satisfaction et d'apaisement, ils tendent à pacifier ce qu'ils ont troublé. Désormais
leurs conquêtes sont commencées et leur victoire est assurée. Us sont pour la France
la base du présent et pour l'Europe l'élément de l'avenir. Ces principes, ces grandes
vérités politiques que notre Constitution constate, consacre et qualifie droits antérieurs
et supérieurs, il importe de les préciser pour les bons esprits.
Vous êtes le parti qui veut l'ordre sans le progrès, nous sommes le parti qui veut
le progrès sans le désordre.
Je veux pour la France l'avenir de la France et non le passé de l'Espagne.
H faut donc que Paris soit représenté par tout ce qui compose sa suprématie : par
les hommes qui font ses révolutions et par les hommes qui font sa splendeur.
Paris est révolutionnaire, dites-vous.
Paris se dévoue, c'est vrai. Depuis soixante ans, Paris brûle pour éclairer le monde.
Les intérêts, si vite et si aisément effarouchés, commencent à se rassurer. On
remet le nez à la fenêtre peu à peu. Il semble qu'on se dise : Tiens! ce n'est que ça,
la République!
Les révolutions ont des haches, les congrès ont des ciseaux. Les révolutions
décapitent des rois, coupent des têtes, les congrès châtrent des peuples.
Savez- vous pourquoi dans cette époque si grande, si illustre, si belle, vous criez,
vous, si opiniâtrement et de si bonne foi — je le reconnais — à l'amoindrissement,
à la laideur, à la difformité, à la petitesse de tout, à la décadence? Savez- vous pour-
quoi? je vais vous le dire. C'est que vous regardez le siècle dans votre miroir.
528 RELIQUAT. — IL
Il j a des heures qui sont des abîmes. Les vieilles sociétés j tombent. Je me
demandai si nous touchions à une de ces heures-là, l'une de ces heures suprêmes qui
précèdent, qui annoncent, qui déterminent les transformations sociales.
O grandes heures! quelque chose de surhumain passe dans l'air, et ce surhumain,
chacun le respire. Que dit-on.? que fait-on? est-ce sublime.? est-ce effroyable.? Dans
tout ce qui avertit, dans tout ce qui réclame, dans tout ce qui enseigne, dans tout
ce qui rit, dans tout ce qui pleure, dans tout ce qui se plaint, dans tout ce qui
menace, on entend comme les deux voix mêlées de la civilisation qui finit toujours
par refaire les sociétés et de la révolution qui commence toujours par les dévorer;
c'est ce qui fait que l'éloquence des grands hommes révolutionnaires tient je ne sais
quel étrange milieu entre la parole et le rugissement.
Les théories sociales se sont aventurées jusqu'aux frontières de ce qu'on appelait
autrefois le vol.
...Et pour nous amener aux concessions dernières, on nous place entre ces
deux alternatives : la république rouge ou le socialisme, c'est-à-dire la bourse ou
la vie.
. inimitics
animosités
En parlant ainsi, je sais à quelles vengeances je me dévoue, mais je sais aussi à
quelles fatalités mon pays serait dévoué si quelques hommes de cœur ne se
dévouaient pas à la haine.
Messieurs, il j a toujours, et dans l'histoire de tous les peuples, un moment où,
quand Dieu se permet de faire une révolution, les hommes sérieux, les hommes
importants, les hommes capables, les hommes nécessaires, le punissent en s'abstenant.
Ils disent : c'est bien. Le bon Dieu a pris sur lui de faire cela tout seul. Qu'il s'en
tire. C'est son affaire, nous ne l'aiderons pas. Vous allez voir, il va faire de belle
besogne ! Cela lui apprendra à faire des coups de tête. Tant pis pour lui !
Oui, messieurs, toutes les fois que le bon Dieu se passe la fantaisie de faire une
révolution, il faut bien qu'il se dise une chose : c'est que pendant quelque temps,
ma foi! M. Thiers le boudera.
Cependant, je ne sais pas comment cela se fait, mais malgré cette bouderie, à
tout prendre, le bon Dieu finit par réussir passablement, c'est étonnant, mais c'est
ainsi! cette belle besogne finit par devenir supportable, tout se remet à marcher tant
bien que mal, tout doucement, par degrés, peu à peu, l'ordre se rétablit, la paix se
fait, les esprits se calment; alors les hommes capables commencent à s'alarmer, les
hommes nécessaires, les hommes d'état patentés commencent à trouver cela mauvais.
Ils s'écrient : Ah ça ! est-ce que par hasard Dieu s'imaginerait qu'il peut se passer de
FRAGMENTS SANS DATE. 529
nous? ce serait un peu fort! il ne faut pas qu'il prenne de ces habitudes-là! Il n j
entend rien. Ayons pitié de lui. Aidons-le.
Et là-dessus, et incontinent, ils se mettent à l'œuvre j sous prétexte d'aider le bon
Dieu, qui s'est fourvoyé dans un mauvais pas, ils ont la bonté de le corriger. Avec les
meilleures intentions du monde, ils compriment, répriment, suppriment, et, au
besoin même, oppriment. Partout où Dieu a mis le mouvement, Us mettent la
résistance, partout où il a mis la marche, ils mettent l'obstacle. Ils font en travers du
fleuve humain de magnifiques barrages qui produisent des inondations et des débor-
dements. Ils coupent, taillent, rognent, les droits, les libertés, les facultés. Ils
mutilent tout ce qui peut féconder. Ils couchent le progrès sur un lit orthopédique.
Ils poussent vigoureusement, et de tous les côtés à la fois, ce beau travail de redresse-
ment de la providence qui s'appelle contre-révolution.
Eh bien! franchement, monsieur Mole, j'aimais mieux le temps où vous vous
absteniez! monsieur Thiers, j'ai mauvais goût, mais j'aimais mieux le temps où
vous laissiez le bon Dieu travailler tout seul, et se tirer de sa révolution comme il
pouvait!
Par pitié, boudez, et ne gouvernez pas!
Ce ministère chétif vous déplaît. Pourquoi? parce qu'il est sans talent. Parce qu'il
n'a pas d'artiste dans son sein. Ce qu'il fait est médiocre, mais ce qu'il Êiit fût-il
excellent, comme il l'expliquerait mal, vous seriez mécontents.
O français! vous ne voulez pas seulement que les choses soient bien faites, vous
voulez qu'elles soient bien dites, c'est en cela que vous êtes athéniens.
Ce qui n'a pas empêché M. Odilon Barrot de préparer la loi, et ce qui n'empê-
chera pas M. Thiers de la voter.
Certes, si la cécité poUtique est quelque part, elle est là! Ces hommes-là sont vos
chefs, j'honore leurs talents, je n'accuse ni leurs intentions, ni les vôtres, mais c'est
pour moi un étrange sujet d'étonnement de voir les partis vainqueurs choisir
toujours pour guides, qui? des aveugles!
Il en est des révolutions comme de ces maladies dont on ne se préserve, dont on
ne neutralise ce qu'elles ont de mortel, qu'en s'en inoculant le principe.
Voulez-vous guérir un peuple d'une révolution? Inoculez-lui la liberté.
Je commence par rendre hommage à mes adversaires. Chaque fois que MM. les
jésuites (ils ne prendront pas ce mot en mauvaise part) parlent ici, en présence de
cette Assemblée, ou proposent des projets, ils sont sincères. La tribune les confesse.
ACTES ET PAROLES. — I.
34
tItntIMSKU «ITIOSALB.
530 RELIQUAT. — II.
Les anciens partis qui s'intitulent, étrange déviation du sens des mots, l'un le
parti religieux, l'autre le parti conservateur, se dressent aujourd'hui et se liguent,
et sous prétexte de combattre l'esprit de révolution, veulent étouflFer l'esprit de
progrès. Or, le jour où l'on aura tué l'esprit de progrès en France, savez- vous qui
l'on aura tué.'' La France. Si ces vieux partis étaient plus forts, je me trompe, s'ils
étaient moins faibles, moins chétifs, moins impuissants, on pourrait croire qu'ils
conspirent.
Je suis un homme qui n'a jamais parlé de la France qu'avec orgueil et du peuple
qu'avec amour.
L'empire et la royauté sont deux passés enfoncés dans la nuit à des profondeurs
différentes. Le soleil se couche sur l'un, la lune se couche sur l'autre.
Oui, nous voulons fortifier l'autorité, mais par le droit! Oui, nous voulons
sauver la civilisation, mais par la liberté! Oui, nous voulons fonder l'ordre, mais
par la justice !
Danger.
À toute restriction aux principes, correspond une défiance dans le peuple.
Oui, ma foi est telle dans la souveraine et victorieuse vertu des idées que si
j'avais, dans la situation obscure et douloureuse où se trouve l'Europe, si j'avais un
conseil à donner aux nationalités victimes, aux peuples que les puissances foulent
aux pieds, aux individualités illustres, aux hommes d'élite de ces peuples opprimés,
je leur dirais : attendez votre jour, et ce jour-là, saisissez une idée! saisissez une
idée éternelle, une idée divine et formidable, une idée de liberté, d'humanité,
d'affranchissement! Rien n'est redoutable, rien ne se transforme selon les besoins
de la lutte, rien ne se transfigure selon la nature de l'ennemi comme une idée, et
sitôt que vous l'avez prise en main, selon que vous avez à combattre les hommes
de ténèbres ou les hommes de tyrannie , c'est un flambeau ou c'est une épée !
En des temps comme ceux-ci, il faut du despotisme, dit-on. Expliquons-nous.
Dans des temps comme ceux où nous sommes, les événements sortent directe-
ment des mains de la providence avec une autorité divine et irrésistible. On accepte
le despotisme des événements, on n'accepte pas le despotisme des hommes. Le
despotisme des événements se traduit par ces décrets nécessaires que vous votez
FRAGMENTS SANS DATE. 531
chaque jour dans la plénitude de votxc légitime souveraineté. Rien n'est plus eleve
et plus juste que votre souveraineté qui participe à la fois du peuple qui vous
investit et de la providence qui vous conseille. Mais le despotisme des hommes,
même les meilleurs, même les plus honnêtes, quoi qu'on fasse, c'est l'arbitraire,
c'est toujours l'arbitraire, ce n'est jamais que l'arbitraire, et sous le poids de l'arbi-
traire la liberté obstinée palpite et proteste !
Dans les temps où nous sommes (quelles que soient les classifications secon-
daires qui n'indiquent que des nuances), il n'y a dans l'Assemblée, il n'y a dans
la nation que deux partis : le parti qvii veut la révolution française, qui la veut
dans tous ses principes, qui la veut dans toutes ses conséquences, et le parti qui ne
la veut pas.
Il n'est pas un de ces zélateurs du passé, pas un! qui, s'il sait l'histoire, voulût
vivre dans une autre époque que celle où nous vivons.
Sans doute, et c'est pour moi plus qu'une conviction, c'est une déduction rigou-
reuse et mathématique, l'avenir vaudra mieux que le présent, mais le présent vaut
mieux que le passé.
Oui, ce présent que vous haïssez vaut mieux que ce passé que vous adorez!
Un jour on reconnaîtra [que l'hérédité politique n'avait jamais été instituée que
pour protéger et garantir l'hérédité sociale dont elle est à la fois le symbole et le
boulevard.
Une loi est violée. Vous dites : bah! c'est peu de chose, et vous évaluez le dégât.
Quelques centaines de francs! Eh bien! on les payera! Ne criez pas.
C'est là une mauvaise et fâcheuse façon de comprendre le fait et de raisonner.
V)us considérez la petitesse du dommage matériel et vous ne considérez pas la
grandeur du dommage moral.
\bus voyez le carreau cassé, l'habit déchiré, les quelques écus perdus, moi je vois
la loi violée.
Prenez garde, il y a une pente, et vous y êtes, et vous vous y endormez, pente
fatale au bas de laquelle les majorités dans les Chambres se réveillent minorités dans
le pays.
34-
532 RELIQUAT. — II.
Ceux-là sont faibles qui ont pour eux le nombre et contre eux le droit.
Le parti vainqueur ne vit qu'à la condition de faire ce que le parti vaincu avait
promis.
La clémence est conservatrice; les gouvernements débonnaires sont les gouverne-
ments durables, il j a une sorte de lien mystérieux entre leur mansuétude et leur
longévité. Tant que Louis-Philippe a fait grâce, il est resté sur le trône et son gou-
vernement s'est maintenu 18 ans; 8 mois après l'exécution inattendue du malheureux
Lecomte, il avait cessé de régner t^l
Ah ! vous n'aurez pas raison de la liberté. C'est une étrange citadelle que celle-là.
Le jour où, après un long siège, vous l'avez enfin prise d'assaut, ruinée, rasée,
détruite, elle se rebâtit d'elle-même, à l'instant même, à quelques pas plus loin.
Un jour viendra où les assemblées françaises, rien qu'en jetant les yeux sur les
exemples que nous donnons aux autres grands peuples libres, reconnaîtront qu'une
foule de simplifications pratiques sont possibles.
Oui, messieurs, et dès à présent, réfléchissez-y, grâce à l'extension intelligente
du jury et des justices de paix, l'Angleterre ignore tous les rouages si compliqués
et si onéreux de notre justice, nos juges d'instruction, nos procureurs du roi ou de
la république, nos... (ici le chifire) parquets, nos... tribunaux de i'"^ instance, nos
27 cours d'appel!
Aucun traitement, hormis le traitement du Président de la République et peut-
être des ministres, ne doit dépasser l'indemnité des représentants du peuple.
Le vrai est insubmersible. Vous attachez des lois de plomb au droit de liège ; les
lois entraînent le droit, il disparaît. Un jour l'attache se casse, le fil qui He la loi au
droit pourrit, les lois restent au fond du gouffre et le droit remonte à la surface.
Toujours le vrai surnage.
Trois conditions pour attirer les colons en Afrique :
Sécurité. — Protection militaire, bien traités, etc.
(^) Choses vues, attentat de hecomte, tome I, édition de l'Imprimerie nationale.
FRAGMENTS SANS DATE. 533
Légalité. — Introduction de garanties contre l'arbitraire.
Salubrité. — Dessèchements, défrichements, routes, plantations, etc.
N'oublions pas...
Et qu'enfin si illustres et si radieuses que soient ces époques mémorables, c'est en
dehors d'elles que se sont faites les plus grandes œuvres du génie, — oui, les plus
grandes. : — C'est en dehors d'elles en eftet, c'est en dehors de ces époques consacrées
où des préjugés étroits voudraient nous enfermer, que rayonnent pour toutes les
littératures et sur tous les esprits, la Bible, Homère, Dante et Shakespeare, ces
quatre grands flambeaux les plus lumineux qui aient jamais éclairé la pensée
humaine.
\fes calomnies sont involontaires. Vous n'êtes pas places où il faut pour bien juger
votre temps et votre pays. Vous vivez avec les hommes et vous trouvez la France
petite j je vis avec les idées et je trouve la France grande.
Prenez la question par les grands côtés, non par les petits. Songez que vous êtes
la France et que c'est vous qui menez le monde, \byez les réalités. Ne vous déchirez
pas pour des mots, ne vous colletez pas pour des chimères. L'amélioration morale,
intellectuelle et matérielle de tous, que ce soit là le but. Qu[on laisse là les puérilités.
Qu'on ne s'exagère pas l'importance d'un morceau de toile rouge ou bleu sur les
destinées du genre humain. Que Jacques appelle Paul de l'appellation qui lui plaît.
Qu'on ne soit pas réactionnaire pour dire monsieur et terroriste pour dire citoyen.
Monsieur, mi senior, cela veut dire mon vieux. Ne faites ni la république des ouvriers,
ni la république des paysans, ni la république des bourgeois, faites la république de
tout le monde. La richesse possible, la misère impossible, voilà le problème. Tournez
tous les progrès vers le peuple. Ayez des lois d'équilibre qui empêchent l'exploitation
et l'oppression. Ayez si peu de gouvernement qu'on ne sente pas l'impôt, réduisez
l'état à une question de police j résolvez tout par le sufiirage de tous. Pas de guerre,
pas d'armée, et en même temps ayez des arts, ayez de grandes villes, soyez plutôt
Rome ,
Athènes que Pontoiscj faites la république de la civilisation.
Et savcz-vous ce qui préoccupe les bons citoyens, ce qui préoccupe les esprits
sérieux dans ces éventualités terribles, ce ne sont pas tant les gouvernements qui
entrent dans les prisons d'état, ce sont les gouvernements qui en sortent.
Non, je le répète, personne désormais n'a plus rien à gagner aux révolutions, de
même que tout le monde a tout à gagner au progrès. C'est pour cela que nous
534 RELIQUAT. — IL
libéraux
démocrates
démocrates
VOUS craignons ! C'est pour cela que nous voudrions au pouvoir des révolutionnaires
qui feraient peut-être du progrès et non des réactionnaires qui feront à coup sûr des
révolutions
Le peuple en ce moment prend ses flatteurs pour ses amis et ses amis pour ses
ennemis.
\bus ne regardez qu'un coin dans le monde, l'Europe, un coin dans l'Europe,
la France, un coin dans la France, Paris, un coin dans Paris, votre maison, votre
foyer, votre salon, votre groupe, votre esprit, votre cerveau. Cela vu, vous concluez.
C'est aller trop vite. Ayez des idées plus générales. C'est l'état moyen de la
civilisation totale du globe qu'il faut considérer. Autrement la cause obscure d'une
foule de phénomènes étranges vous échappe. Chaque siècle a son milieu particulier
qui lui est propre et qui se compose du progrès des uns et de la barbarie des autres.
Ne vous imaginez pas que l'état sauvage qui occupe encore une partie du monde,
que l'état barbare qui occupe une autre partie, soient des faits indifférents à vous
peuples policés, et ne se mêlent pas dans une certaine mesure, par je ne sais quelle
influence miasmatique et lointaine, à votre progrès. C'est de tout cela qu'est laite
l'atmosphère que vous respirez. Il ne vous est pas donné de vous y dérober. Cela est
fatal. Les mauvaises forces sont des forces, et neutralisent mystérieusement les
bonnes. De certaines choses se verront tant que dans de certains lieux, même les
plus reculés et les plus perdus, de certains peuples seront dans un certain état. Les
petites pesanteurs ne doivent pas être plus négligées par le philosophe que par le
mathématicien. De même que la fourmi pèse sur le globe, le caraïbe pèse sur la
civilisation.
Messieurs, je le sais, il est convenu que de ce côté, nous sommes des révolu-
tionnaires, et que de ce côté, vous êtes des conservateurs. Je n'y fais nul obstacle.
Seulement désormais, il faudra changer le sens des mots de la langue, et dans le
dictionnaire de l'Académie on devra lire ces définitions : K^évolutionnaires , ceux qui
veulent empêcher les révolutions. Conservateurs, ceux qui démolissent tout.
... Cette chambre de 1815, l'histoire l'a flétrie, songez-y.
Car il faut bien qu'on le sache, même à cette tribune, où la liberté est sujette à
tant d'entraves, on ne peut pas toujours dire la vérité aux assemblées. Mais ce que
la tribune ne leur dit pas, l'histoire le leur dit.
Oui, — et vous tous qui vous intéressez à la moralité des choses humaines, vous
devez être hcureux'qu'il en soit ainsi, oui, pour punir les pouvoirs coupables, pour
FRAGMENTS SANS DATE. 535
châtier les assemblées qui ont trahi le peuple, violé la justice, mutilé le droit,
bâillonné la liberté, il j a une vengeresse toujours debout et qui tient le fer rouge
à la main, c'est l'histoire.
— Je n'ai point à expliquer ni à rétracter mes paroles. J'ai énoncé des vérités de
l'ordre absolu. C'est un malheur pour qui se reconnaît dans cette nature de miroirs.
Mes paroles, je le déclare, étaient au plus haut degré impersonnelles. Me
rappeler à l'ordre, ce ne serait pas rappeler à l'ordre un orateur, ce serait rappeler à
l'ordre une vérité générale, ce serait rappeler à l'ordre une maxime philosophique
qui a traversé cette tribune.
Je n'ai rien à dire de plus.
Tenez, messieurs, je vais être impartial.
Savez-vous quelle est, de ce côté, notre maladie? c'est l'utopie. Et savez- vous
quelle est la vôtre? c'est la routine.
L'utopie, c'est l'avenir qui s'eflForce de naître. La routine, c'est le passe qui
s'obstine à vivre. L'une devance son heure, l'autre retarde la sienne.
Eh bien ! j'aime mieux notre maladie que la vôtre.
J'aime mieux les douleurs saines et fécondes qui accompagnent la création de
l'avenir que les fièvres lentes de l'agonie. J'aime mieux le mal d'enfant que le mal
de mort.
Je m'explique, messieurs. Certes, il y a un malheur dans ce temps-ci, c'est
qu'on ait tout mis dans cette vie. C'est qu'on ait retiré au malheureux la croyance
à un meilleur monde qui plaçait l'espérance hors de celle-ci, qui ajournait à la
tombe les revendications du désespoir. C'est que le pauvre, le malheureux, celui
qui... (développer) n'ait plus dans cette vie d'autre horizon que sa misère, et n'ait
plus dans le cœur et devant les yeux d'autre réalité que la réalité poignante et
abjecte de ce monde douloureux.
Si vous m'ôtez cela, que voulez-vous qui me tente? est-ce d'être propriétaire
d'un champ? est-ce de marcher ayant sous mes pieds de la terre qui est à moi?
Hélas! la terre qui est à l'homme n'est pas sous la semelle de ses souliers, mais sous
la planche de son cercueil.
Ainsi plus d'avenir pour l'homme. La philosophie le lui ôte dans le ciel, le
socialisme le lui ôte sur la terre.
536 RELIQUAT. — II.
Certes, c'est pour l'homme politique comme pour le philosophe une route
ténébreuse et difficile que celle qui aboutit à la solution de tous ces sombres
problèmes. Mais dans cette voie obscure nous avons beaucoup de choses qui nous
éclairent. Nous n'y avançons pas aussi à tâtons que vous voulez bien le dire. Chacune
de vos fautes est un flambeau.
Gouvernement par le suflFrage universel direct. Sur la motion de la minorité,
tiers ou quart des voix, l'Assemblée propose, le suffrage universel dispose. — Par
oui ou non. — Grande et solennelle discussion préalable à la tribune. — Toutes les
grandes questions décidées ainsi. — Une seule exception :
Ne pourra être soumise au sufeage universel, et par conséquent à aucun pouvoir
quel qu'il soit, aucune question pouvant entraîner soit des peines sans jugement
contre des personnes déterminées, soit la dépossession matérielle et directe et sans
indemnité d'une classe de citoyens.
Qu'été s- vous.? étes-vous une majorité compacte, une, unie, ayant une idée, un
dogme, un principe, un but, un drapeau? Non! vous êtes une sorte de parti
multiple et hybride, un parti d'expédient gouverné par trois hommes, c'est-à-dire
une hydre à trois têtes ; trois têtes qui se dévoreraient ou pour mieux dire qui se sont
déjà dévorées — mordues du moins.
Il y a en Europe des gouvernements sbires, des gouvernements gendarmes, des
gouvernements geôliers, mais il y a un peuple libérateur. Un de ces jours, avant
peu, demain peut-être, on le verra!
La raison, la philosophie, la vérité, la liberté, l'égalité, la fraternité, sont des
flambeaux.
Les choses que les gouvernements refusent de lire à la lumière de ces flambeaux,
ils sont forcés de les épeler plus tard à la clarté des incendies.
Ah! dans la splendeur de cette gloire intellectuelle toujours rajeunie et toujours
agrandie depuis trois siècles, que la France oublie les misères de la politique. La
grandeur de ses penseurs a de quoi la consoler de la petitesse de ses gouvernants.
\^us êtes armés d'une façon qui m'est suspecte, le fourreau s'appelle la République,
mais l'épée s'appelle la monarchie.
'FRAGMENTS SANS DATE. 537
Les assemblées délibérantes perdent leur dignité dans le tumulte. C'est un
malheur pour elles quand la lutte des poumons j remplace la lutte des raisons, de
telle sorte qu'un orateur qui a de mauvaises raisons et de bons poumons l'emporte
sur un orateur qui n'a que de bonnes raisons et des poumons médiocres.
Le moment est venu de montrer au peuple quels sont ses véritables amis. Il
choisira entre vos adversaires et vous. Vos adversaires voulaient lui prodiguer les
bouleversements, vous lui prodiguerez les améliorations. Et savez-vous ce que vous
ferez en agissant ainsi? Vous anéantirez les griefs qu'on exploite, les souffrances
qu'on change en colères, vous abolirez ces misères populaires dont on fait sortir les
calamités sociales. Vbus détruirez le principe même du désordre. Sans doute les lois
de compression sont efficaces. Je crois à leur utilité momentanée comme je crois,
passez-moi cette comparaison triviale, comme je crois à l'excellence de la camisole
de force pendant la fièvre chaude, mais une fois l'accès passé, quand la fièvre
commence à se calmer, les lois dures doivent s'eflfecer devant les lois sympathiques,
les lois de compression doivent disparaître par degrés et faire place aux lois d'organi-
sation. De cette façon, ce ne sont pas seulement des troubles du présent que l'on
comprime, ce sont les révolutions de l'avenir que l'on étouffe. Messieurs, quel est
le meilleur adversaire de l'esprit de révolution? est-ce l'esprit de compression ? l'esprit
de répression? l'esprit de sévérité? Non, messieurs, c'est l'esprit de progrès.
Et savez-vous pourquoi? c'est que l'esprit de révolution, c'est le désordre, et que
le progrès, c'est l'ordre vivant.
Les révolutions promettent et mentent. Le progrès tient parole.
Dans un temps donné, le grand jour se fera, tous les contresens s'évanouiront,
toutes les anomalies disparaîtront. L'esclavage, par exemple, disparaîtra des États-Unis.
Car il faut bien que cette grande et illustre République, notre sœur, un peu plus
même, le sache et le sache de nous. L'esclavage chez elle, c'est le déshonneur pour
elle. C'est une insolence du vieil esprit de tyrannie d'être ainsi venu s'installer au
cœur de cette jeune nation libre. Chaque fois qu'aux Etats-Unis un homme vend
ou achète un homme, c'est l'esprit du vieux temps, c'est le passé qui se dresse en
face de cette jeune République et qui la soufflette.
A moins de démentir l'histoire, et l'histoire la plus récente, l'histoire d'hier, à
moins de repousser l'expérience de nos soixante ans de révolution écrite page à page
dans les souvenirs de quatre générations encore debout, à moins de fermer les yeux
aux faits les plus éclatants, vous ne pouvez pas nier que la justice politique, si haut
placée qu'on la fasse, si intègres qu'en soient les dépositaires, vous ne pouvez pas
nier que la justice politique ne soit trop souvent à la merci du parti qui triomphe.
Et remarquez-le bien, ce n'est pas la justice d'un parti que j'accuse, c'est la justice
de tous les partis. Et savez-vous par qui je la lais condamner? par la conscience de
tous les hommes.
533 RELIQUAT. — II.
Sachez-le bien, vous êtes les hommes de l'immobilité, vous avez pu avoir raison
contre les hommes du bouleversement, mais vous n'aurez pas raison contre les
hommes du progrès.
Il faut, passez-moi l'expression, qu'un gouvernement fasse de la poésie ou de la
prose. Henri IV, Richelieu, Louis XIV, Napoléon, faisaient de la poésie à ce qu'il
paraît. V)us n'avez pas voulu en faire ! "Vbus avez voulu faire de la prose. La voilà.
Elle n'est pas belle.
Il était réservé aux soi-disant défenseurs de l'ordre d'essayer de mettre en désaccord
ces deux autorités sacrées, le Père et le Juge, de telle sorte qu'il y aurait d'un côté
le juge qui dirait : vous avez tort, et de l'autre le père qui dirait : tu as raison!
Permettez-moi de vous le dire, quel que fût le choix de la conscience de l'accusé
dans une telle situation, il serait regrettable, ou il froisserait la loi humaine qui
veut qu'on respecte le juge, ou il offenserait la loi divine qui veut que le père soit
Un jour à cette tribune, à propos du maréchal Bugeaud, M. de Montalembert
vous a cité de la littérature des Marats rouges. Permettez-moi, à mon tour, de vous
citer de la littérature des Marats blancs.
Ouvrez l'histoire et voyez, et d'après le passé, concluez l'avenir. La guerre
d'homme à homme a disparu, la guerre de famille à famille a disparu, la guerre de
tribu à tribu a disparu, la guerre de ville à ville a disparu, la guerre de province à
province a disparu. Il ne reste plus que la guerre de nation à nation. La guerre de
nation à nation disparaîtra!
Nous touchons au dernier chaînon de la chaîne. Le dernier terme de cette loi
fatale, ce sera la guerre de continent à continent. Il y aura des choses terribles sur
les mers, des générations s'y engloutiront, puis la réconciliation des continents se
fera comme se seront faites toutes les autres réconciliations, et le majestueux rayon-
nement de la paix universelle apparaîtra.
Le grand péril et le grand problème de la situation actuelle, c'est la vieillesse des
choses aux prises avec la nouveauté des idées.
Que voulez-vous fonder? un gouvernement dur, inflexible, rude, grossier, stérile,
fait pour porter des chaînes et des carcans, hideux, mort, auquel on pourra her le
peuple, il est vrai, mais à la condition de le garrotter? ou un gouvernement vivant,
profond, sorti des entrailles du peuple et y tenant, utile, libre, fécond, florissant,
ayant de vastes racines et un vaste feuillage, un gouvernement auquel nous donnerons
FRAGMENTS SANS DATE. 539
tous de la sève et qui nous donnera à tous de l'ombre? Choisissez. "V^us voulez planter
quelque chose dans le sol en ce moment. Est-ce un poteau.? est-ce un arbre.? Si c'est
un poteau, c'est bien 5 prenez la massue et le merlin, allez,' enfoncez, redoublez les
coups, frappez à tour de bras. Si c'est un arbre, doucement!
En ce moment, vous confondez ces deux choses si diflFérentes, planter un poteau,
planter un arbre. Vous essayez de planter l'arbre à coups de massue.
Messieurs, j'ai pour toutes les nations un respect profond, et ce respect est
volontiers d'autant plus grand que le peuple est plus petit. Je ne parlerai donc
jamais qu'avec la plus sincère sympathie de ce sage et courageux peuple belge qui
maintient avec tant de dignité sa délicate et difficile neutralité. Mais enfin il faut
bien que je le dise, nous sommes dans une autre situation intellectuelle et morale
que le peuple belge. La France a devant la civilisation une autre responsabilité que
la Belgique.
Nous avons à défendre, nous, contre les empiétements de l'esprit clérical, une
nationalité considérable, amie de tous les peuples, suspecte à toutes les puissances,
une nationalité redoutée, jalousée, qui a lutté contre dix coaHtions, qui a tenu
l'Europe en échec, qu'on n'ose plus attaquer de front, mais qu'on pourrait miner
souterrainement et qui pourrait être envahie par la ruse après avoir vaincu des armées.
Or, une telle nationalité est une immense gloire, nous avons à la défendre. Nous
avons à défendre, contre l'esprit clérical, l'esprit du dix-neuvième siècle, l'esprit
français, l'esprit libre. Nous avons à défendre, contre la réaction des idées bigotes,
toutes les grandes œuvres de nos pères, ce magnifique travail du génie français qui a
produit l'adoucissement des mœurs, Pascal, Molière, Montesquieu, Jean-Jacques!
Nous avons à défendre "Vbltaire contre Loyola! Nous avons à défendre contre ces
catholiques qui sont catholiques au point de n'être plus chrétiens, la liberté, la
pensée, la conscience, la science, les arts, les lettres, les grands principes dégagés
par nos révolutions, nous avons à défendre contre cet esprit clérical le dépôt sacré
de tous les progrès qui est dans les mains de la France, notre mission parmi les
peuples, notre rayonnement parmi les intelligences, notre initiative en civilisation,
Paris qui a succédé à Rome, l'émancipation fiiture des nationalités souflFrantes,
l'avenir, en un mot, les intentions de Dieu même sur le genre humain!
\bilà ce que nous avons à défendre contre les empiétements de l'esprit sacerdotal.
L'esprit clérical veut étouffer ce que nous voulons, ce que nous devons faire
rayonner. Je le répète, la France a devant la civilisation universelle une autre
responsabilité que la Belgique. La Belgique éteinte, c'est la nuit sur la Belgique.
La France éteinte, c'est là nuit sur le monde (^J.
Ce qu'il faut faire? Il faut aimer tendrement le peuple et profondément la France.
H faut la fierté vis-à-vis de l'Europe et la fraternité entre nous. Pas de luttes, pas
de haines, pas de défiances, pas de guerres civiles. Qu'on sente toujours notre épce
('^ Manuscrit.
540 RELIQUAT. — II.
au dehors et qu'on ne la sente jamais au dedans. Il faut vouloir toutes les grandes,
vraies et bonnes choses sans leur excès qui est en même temps leur négation, l'ordre
sans l'immobilité, le pouvoir sans l'arbitraire, la démocratie sans la démagogie. Le
peuple toujours, la populace jamais.
Et pour moi il y a de la populace en haut comme en bas. Celle d'en haut est la pire.
Entre ceux qui veulent le bouleversement où l'on meurt, et ceux qui veulent la
stagnation où l'on pourrit, levons résolument le drapeau du progrès. Malheur à qui
recule comme à qui précipite! Avançons d'un pas mesuré et sûr vers ces deux
grands buts qui se confondent, la création du bien-être populaire, l'accroissement
de la puissance nationale. Rejetons tout ce qui est mauvais, triste, violent, odieux,
sanglant, fatal, dans le passé. Ni 93, ni i8ij. Soyons les hommes de l'avenir!
Tous les rois de l'Europe ont sous leurs yeux, devant les fenêtres de leur palais,
deux choses : des fleuves qui s'en vont vers l'océan et des peuples qui s'en vont
vers la démocratie. Qu'ils le sachent bien, il n'est pas plus en leur pouvoir d'arrêter
les peuples que d'arrêter les fleuves! Il faudrait refaire la forme de la terre pour cela!
Il faudrait changer les pentes, les inclinaisons, les attractions, les lois de gravita-
tion des esprits, les versants de l'humanité.
Et pour faire une telle chose il ne suffirait pas d'un grand génie, il faudrait
encore un grand impie.
Au besoin on trouverait l'impie, mais où trouvera-t-on le grand génie.?
Je sais que la démocratie a contre elle un despote, un despote formidable qui
peut mettre en mouvement dix rois et quinze cent mille bayonnettes et qui
s'appelle l'empereur Nicolas, mais je sais aussi qu'elle a pour elle un autre despote
qui s'appelle Dieu!
(Mettre ici les dix lignes sur le progrès : qui sommes-nous pour nous y opposer,
etc. Et continuer. (^)).
Vous ne le voudrez pas, vous voudrez rester d'accord avec vous-mêmes, avec
l'esprit de ce grand siècle, avec le génie de cette grande nation qui depuis qu'elle
a donné le signal de la marche aux autres peuples, va toujours en avant, jamais en
arrière! Qui sommes-nous, mon Dieu! pour faire obstacle à la civilisation, à la
philosophie, à l'adoucissement des mœurs, à la mansuétude des esprits, à ce
magnifique courant d'idées, d'événements, d'intelligences, de forces mystérieuses,
de faits providentiels mêlés aux faits humains, qu'on appelle le progrès, courant qui
soutient ceux qui le suivent, mais qui brise ceux qui lui résistent. Qui sommes-
nous? tout par lui, rien contre lui.
Avant un siècle, avant un demi-siècle peut-être, je vous annonce cette bonne
nouvelle, il y aura dans le monde une grande chose qu'on nommera les États-Unis
d'Europe.
Et qui fera face, d'un continent à l'autre, à cette autre grande chose qu'on
nomme les Etats-Unis d'Amérique.
(>) Nous avons retrouva ces dix lignes, nous les publions k la suite.
NOTES
DE CETTE EDITION
LE MANUSCRIT D'AVANT L'EXIL.
11 y a pour l'ensemble de cette œuvre : Avant, Tendant, Depuis l'exil, sept gros
volumes manuscrits; indépendamment du texte publié, chacune de ces trois divi-
sions comprend un volume spécial de Reliquat et Documents; pour la dernière
division : Depuis l'exil, les documents sont si nombreux et le Reliquat si important
qu'ils ont nécessité un septième volume.
De la partie : Avant l'exil, nous ne possédons que fort peu de texte publié,
seuls les manuscrits de l'Introduction : he Droit et la Loi et les discours académiques
sont complets, puis nous ne trouvons plus que quelques brouillons, quelques
fragments de discours; plus des trois quarts du manuscrit sont occupés par des
variantes, des documents qui auraient grossi démesurément le volume spécial de
Reliquat.
La note de l'éditeur, placée en tête du livre : Avant l'exil, n'est pas au manuscrit.
L'original , de la main de Victor Hugo , est dans le volume d'épreuves que possède
la Maison de Victor Hugo.
Deux pages où le titre se répète.
LE DROIT ET LA LOI.
Sous le titre de l'introduction , cette note :
(Il manque les pages de la fin qui ont été soustraites à l'imprimerie.)
Ces pages ont été retrouvées. On lit aux feuillets 12, 17, 25, 34 et 38, les noms
des compositeurs et l'une des pages porte ce cachet : Reçu le 20 mai 1875.
Feuillet 5. — Le début primitif , plus condensé que dans le texte publié, se trouve,
rayé, dans la première moitié et dans la marge de cette page. L'enchaînement se
faisait ainsi : La convention, en créant l'Institut, avait la vision, confuse, mais prof onde ,
de l'avenir. Le Droit et la Loi , telles sont les deux forces.
Tout ce premier début est rayé.
Les quatre derniers alinéas du premier paragraphe ont été ajoutés sur les épreuves.
Feuillet 9. — En marge et au bas, un important ajouté allant de ces mots :
Propriété nationale jusqu'à : ceft Ih qu'au milieu des rayons et des roses ... Le tout est rayé
et recopié, légèrement modifié et augmenté, sur les deux pages suivantes (feuillets 10
et II). Deux détails sont supprimés dans la version définitive : aux noms de
Torquemada et de Joseph de Maistre, était joint celui de Pie V. Plus loin, en
parlant du plus jeune des trois frères «qui était encore un enfant», le texte rayé
ajoute : Les deux aînés l'appelaient «le mioche».
544 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL
Feuillet 12. — Nouvelles ratures recopiées au feuillet suivant avec quelques inter-
versions. Au verso, note sur le livre de M°" Victor Hugo :
IJictor Hugo raconté.
Ce livre, si sincère et si élevé, est habituellement très exact. Pourtant, comme
toute histoire, il contient ça et là, notamment sur le fait Lahorie, des détails erronés,
dont quelques-uns sont rectifiés ici.
Feuillet 16. — Sous le nom de Lucotte, on lit celui-ci : BeUavene.
Feuillet 21-22. — Les deux dernières lignes du feuillet 21 et toute la marge du
feuillet 22 répètent une partie du paragraphe IV, depuis ces mots : £« dehors de la
religion qui eJf une jusqu'à : il a séjourné dans les milieux d'idées les plus divers. Tout ce
texte est rayé.
Feuillet 23. — V)ici le début, rayé, du paragraphe VI :
En 1848 , jeté dans des faits inattendus, en présence d'un gouvernement militaire où il ne
pouvait reconnaître un gouvernement démocratique , il se retrancha dans la liberté, et attendit.
Feuillet 25. — Tout le début du paragraphe VII jusqu'à ces mots : C'est une vie
violente. . . tient dans la marge.
Feuillet 27. — Le passage où. l'appellation : Napoléon le petit est citée est ajouté
jusqu'à : Etre un contre tous, cela est quelquefois laborieux.
La seconde moitié de la page est rayée et développée en marge.
Feuillet 28. — Un jour, un célèbre ministre anglais... Le nom est rayé : lord
Wellin^on.
Feuillet 29. — Note de Victor Hugo signalant à l'imprimeur l'intercalation des
paragraphes IX, X, XI et XII.
Feuillet 31. — Au chapitre IX, le portrait de l'un des représentants tenait en
deux lignes rayées :
Cet autre, ancien héros déformé, qui aprh avoir (té presque Achille, était devenu presque
Thersite. Une variante en marge le montre : général devant Abd-el-Kader, caporal
derrière FaUoux, coquin et henêt. . .
Feuillet 35-36. — Changement d'écriture pour le onzième paragraphe, intercalé,
qui semble antérieur au reste de l'Introduction. Ce chiffre XI se répète au paragraphe
suivant, ce qui produit un décalage dans le numérotage.
LE MANUSCRIT. 545
Feuillet 37. — Plusieurs ajoutés en marge, dont le dernier remplace ces lignes
biffées : Hélas! les exilés, les transportés, les déportés, ces damnés faits par l'homme. . .
Au verso, passage rayé et repris au paragraphe V.
Feuillet 38. — Quelques lignes rayées : Hier encore on en était à la menace universelle.
Nous sortons d'un temps d'angoisse où, sans que personne fût méchant, quiconque semblait bon
était suSpeél. On montrait le poing à la compassion. On jetait des pierres aux ramasseurs de
blessés, et, avoir pitié des vaincus, c'était monftrueux. ha viBoire n'admettait qu elle-même.
(Quiconque conseillait la miséricorde faisait horreur. Trille sort du bon conseil. Persécuté, oui;
suivi, non.
Au bas de la page , Victor Hugo a rappelé l'attaque dont sa maison , place des
Barricades, avait été l'objet :
Anniversaire du fait de Bruxelles, nuit du 27 mai 1871.
Paris, 27 mai 1875.
Feuillet 38'". — Titre du livre et sommaire.
ACADEMIE.
Sur la première page de la chemise qui contenait autrefois les discours prononcés
à l'Académie, Victor Hugo a écrit :
Académie.
Discours.
Ce dossier contient :
1° Lemercier (ma réception).
2" Campenon (Saint-Marc Girardin).
3° Cas. Delà vigne (Sainte-Beuve).
En outre :
1° La copie de plusieurs des passages restés inédits ( Campenon j.
2° La copie du dise, sur C. Delav. avec quelques passages de ma main.
Enfin des exemplaires imprimés.
Essentiel. Dans tous ces discours des passages importants sont restés inédits, et sont
marqués sur les manuscrits.
ACTES ET PAROLES. I. 3J
546 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL
DISCOURS DE RECEPTION.
Feuillet 49. — À la première page de la chemise qui contenait le discours de
réception, un rébus dont voici la reproduction :
^/
^^ Oi^z^
Puis une recommandation :
Note essentielle,
À insérer dans le T. de p. '^^ les passages marqués à l'encre rouge.
Victor Hugo n'avait pu prévoir cette édition où les inédits viendraient compléter
l'œuvre déjà publiée et voulait sauver de l'oubli ces passages. On les a lus au
Reliquat.
Ce discours, daté en tête 29 mars 1841, comprend trente-et-un feuillets remplis au
recto et au verso; il est paginé par Victor Hugo en lettres alphabétiques de A à O,
C Toi de Pierres dont une partie a déjk été publiée dans Littérature et Philosophie mêlées et dans
PoHScriptum de ma vie, édition de l'Imprimerie nationale.
LE MANUSCRIT. 547
avec trois pages intercalées, feuillets 48, 49, 50, sur la résistance opposée à l'empe-
reur par «six poètes».
Dès la première page un signe nous renvoie à une modification en marge, rem-
plaçant ces deux lignes rayées :
Tout en lui faisait éclater le choix palpahle et imme'diat de la providence.
Feuillet 48, verso. — En face de ces mots : À Dieu ne plaise que je prétende. . .
on lit : Repris le p avril; puis, en marge, un important développement prenant à ce
passage : Qui suis-je d'ailleurs. . .
Feuillet 54. — Passage rayé en partie : C'est à mon sens, une volonté de la
Providence que la France, devinée entre tous les peuples à la domination en temps de guerre
et à l'initiative en temps de paix, ait toujours à sa tête . . .
Feuillet 55. — En marge quelques lignes entourées formant variante sur l'ombre
que font sur le genre humain les révolutions : Cette obscurité momentanée descend
d'en haut. Quand le Seigneur étend sa droite sur un peuple, on ne voit pas sa main,
mais on en voit l'ombre.
Feuillet 56, verso. — Toute la partie sur Agamemnon est en marge.
Feuillets 63, verso, et 64. — Le texte sur les tragédies de Lemercier, interdites ou
suspendues, est rayé et modifié en marge.
Feuillet 68, verso. — Deux lignes inédites en marge : Partout où on lit Corneille
et Molière, la France est là, la France domine, la France règne.
Feuillet 71, recto et verso. — Passage entouré. Victor Hugo a écrit en travers des
pages : F^mployé.
Feuillet 72. — En marge, tient le tableau que Victor Hugo trace de l'influence
de l'Académie sur la civilisation.
Feuillet 73. — À la fin la date 16 avril. Deux reprises, indiquées par un trait,
aux feuillets 60 et 68.
Feuillets 73""' et 73'". — Deux pages détachées qui font double emploi avec les
feuillets 55 et 57.
Feuillets 74 et 74'"'. — Sur le premier, Victor Hugo a écrit : Utile. Les accolades sont
inédites. Sur le second : Copie de plusieurs des passages reliés inédits.
Cette copie, faite par M"' Drouet, occupe les feuillets 74*" à 76*"* :
Au début des notes qui suivent le texte (V Avant l'exil^ nous trouvons quelques
remarques sur Lemercier :
Choses (jiie je ne dirai pas.
M. Lemercier. — Sorte de modestie hautaine. — Ne parlait jamais de lui ni des
autres.
Sa plénitude de lui-même ne se révélait que par l'impossibilité d'admettre autrui.
35-
548 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
M. Lemercier dès l'enfance avait été atteint d'une hémiplégie. Il avait la moitié
du cerveau et du corps paralysée. Il arrivait souvent que la mauvaise moitié de son
cerveau s'obstinait à vouloir travailler aux ouvrages de la moitié saine. La moitié
saine avait l'idée, la moitié infirme faisait le style.
M. Lemercier n'a jamais pu se débarrasser de ce collaborateur qu'il portait en lui
et qui a écrit presque tous ses ouvrages.
Au-dessus de la nomenclature des œuvres de Lemercier, ces réflexions :
Beaumarchais pour éditeur.
Lemercier l'aimait tant qu'il n'a pas fait une seule épigramme contre lui.
Une sorte de modestie hautaine : je suis aussi las de mon beau caractère que de
ma tragédie ^ Agamemnon.
C'est une gloire pour Louis XIV d'avoir laissé la liberté du théâtre à Molière, et
une tache pour Napoléon de l'avoir ôtée à Lemercier.
RÉPONSE AU DISCOURS DE M. SAINT-MARC GIRARDIN.
Feuillet 77. — En tête du discours paginé par Victor Hugo de A à H et écrit au
recto et au verso , la date 4 'janvier ; puis cette note :
Les passages reliés inédits sont marqués d'une double ((. Très importants.
Le début du discours diffère légèrement du texte publié :
Au moment où j'élève la voix dans cette enceinte pour répondre à vos élégantes et
ingénieuses paroles, il m'est impossible de maîtriser une profonde et douloureuse
émotion. Pardonnez-la moi. Monsieur, pardonnez-moi si le premier mouvement de
ma pensée ne se porte pas d'abord vers vous . . .
Feuillet 77, verso. — Quelques modifications ou suppressions dans le texte sur
Villemain; la première se lit après ces mots : pour qu'ils laissent leur tâche
inachevée.
La providence nous le rendra, soyez-en sûrs, parce que beaucoup de choses en ce
monde ont encore besoin de lui 5 parce qu'il manque aux lettres, au progrès des
esprits, à la pensée publique, au gouvernement de l'état, — surtout, parce qu'il
manque, hélas ! à trois pauvres petits enfants!
Feuillet 78. — S'il était donné à l'Académie, s'il était àonné à la nohle et charmante
assemblée qui m'écoute, de l'entendre en cette occasion, lui l'organe habituel et
applaudi de cette compagnie, parler de la place où je suis . . ,
Au bas du feuillet et en marge , quelques lignes , supprimées sur les épreuves :
. . . après votre excellent discours que le public considérera comme un ouvrage et que
l'Académie considère comme un titre . . .
Feuillet 82. — Note, d'une écriture inconnue, sur les travaux de Saint-Marc
Girardin.
LE MANUSCRIT. 549
Feuillet 84. — Passage non entouré, mais supprimé sans doute sur l'épreuve. Sur
l'Académie :
Nous ignorons les disputes, les emportements, les contestations violentes, les
querelles d'un jour, toute cette rumeur inutile que Despréaux, dans son excellent
style, appelait les cm de l'école.
Suppression , dans le bas du même feuillet , sur les qualités des académiciens :
Ils n'ont ni haine, ni rancune, ni animosité, ni colère j ils ont bien autre chose à
faire, bon Dieu!
A la première moitié du feuillet 89, le texte publié s'arrête, et, en face d'une
accolade, on lit : ïtiédit jmqu'à la fin. Pourtant, au ^Terso du feuillet 90 et sur la
moitié du feuillet 91, s'inscrit cette restriction : Excepté ceci qui eft publié ailleurs. Ceci,
c'est le passage , légèrement modifié , publié ainsi page 61 :
Ce n'est pas une médiocre fonction , monsieur, que de porter le poids d'un grand
enseignement public dans cette mémorable et illustre époque ...
Dans le manuscrit on lit, continuant la période commencée :
Soyons tous fiers, les petits comme les ^ands, les obscurs comme les puissants^^\
d'appartenir à cette grande et illustre époque où de toutes parts l'esprit humain se
renouvelle! Elle n'a qu'un tort, c'est de se mal juger. L'avenir lui rendra plus de
justice qu'elle ne s'en rend à elle-même. À une génération de soldats . . .
Et le texte continue tel qu'il est publié jusqu'à la fin de l'alinéa.
Cinq reprises, indiquées par un trait au verso des feuillets 80, 84, 86, 89 et 91.
La copie faite par M"* Drouet est reliée après le manuscrit. La double page qui
servait de chemise à cette copie porte, sous le titre, cette note de Victor Hugo :
Copie avec beaucoup de passages de ma main.
Les intercalations et modifications sont, en effet, de son écriture.
Sur la première pa^e de cette copie sur laquelle on a composé , cette recomman-
dation pour l'imprimeur :
Très essentiel.
M'envoyer ce soir mercredi à sept heures et demie ^r/nifj- l'épreuve. On l'attendra,
et je la corrigerai sur-le-champ pour qu'on la remporte immédiatement. M'envoyer
demain jeudi sans faute, à midi au plus tard, au secrétariat de l'Institut, douze
épreuves cachetées sous enveloppe à mon adresse.
V. H.
REPONSE AU DISCOURS DE M. SAINTE-BEUVE.
Feuillet lOp. — Sur la page de titre précédant le discours cette note :
Les passages marqués de la double accolade sont inédits. — Importants.
(1)
Ces mots sont rayés.
550 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
Feuillet iij verso. — Le haut de ce feuillet porte un titre : Rhin. Manuscrit. De
Strasbourg à Zurich.
Victor Hugo a retourné cette page et l'a employée pour continuer son discours.
Reprises indiquées par des traits au verso des feuillets iio, m, 113 et 118.
Feuillets 123 à 141. — Copie destinée à l'impression. Avant la première page,
Victor Hugo a indiqué : Quelques passages de ma main.
Dans le manuscrit même,oà la suite du texte et avant les notes, ces deux feuillets
(193'"' et 19+) qui auraient pu, comme les réflexions sur Lemercier, être intitulées :
Choses que je ne dirai pas.
S'il pouvait jamais arriver, supposition gratuite et impossible, qu'on pût voir en
présence dans cette compagnie un offenseur et un offensé, personne ne s'apercevrait
de cette rencontre étrange, tant est profonde ici la paix des esprits. L'offensé ne
saurait même pas qu'il a eu un offenseur, et au bout d'un temps très court, l'offenseur,
chose admirable et rare, pardonnerait à l'offensé.
Au-dessous quelques lignes de brouillon utilisées.
Permettez-moi. . . (un signe nous renvoie au bas de la page) :
de m'adresser, non à vous, non pas même à cette assemblée illustre et choisie qui
m'écoute, mais à un immense auditoire extérieur auquel nous devons toujours parler
lors même qu'il ne nous écoute pas, et qui à de certains jours recueille les paroles
qui descendent de cette tribune, non à cause de l'homme qui les prononce, mais à
cause du lieu d'où elles sortent.
... Je lui dirai :
Vbus avez vu en présence deux hommes, ce qu'on appelle aujourd'hui un critique
et un poëte. Le critique a fait son œuvre de critique, il a attaqué. Et qu'a fait le
poëte.f' Il n'a pas répondu.
Était-ce impuissance? non. Les arguments se pressaient dans son esprit et les
répliques sur ses lèvres. Etait-ce dédain.'* non. L'homme distingué qui est devant
nous n'éveille pas ce sentiment et ne mérite pas cette injure. Pourquoi donc n'a-t-il
pas repondu.''
C'est qu'il a paru qu'à cette foule d'esprits élevés et attentifs le poëte devait
autre chose que le spectacle des luttes puériles de l'égoïsme littéraire. Etc.
Maintenant, monsieur, venez vous asseoir parmi nous.
Des discours prononcés à la Chambre des pairs, nous ne possédons aucun manu-
scrit, rien que deux chemises qui avaient dû autrefois contenir des notes :
Chambre des pairs, 18^^-1848. — Politique. 184J-1848. Chambre des pairs.
I
LE MANUSCRIT. ^ 551
Pourtant, aux feuillets 224-227, nous trouvons ces deux variantes au discours sur
le pape Pie IX :
J'aurais voulu que l'hommage fut égal à l'homme , que la glorification fut grande
comme l'événement j j'aurais voulu que le silence regrettable de la couronne fût
racheté par une manifestation éclatante de la Chambre des pairs, d'accord avec le
sentiment populaire et avec le sentiment national, et que, dans cette occasion comme
dans toutes, la voix de la Chambre fut la voix de la France.
Au reste l'avenir me console, l'espérance me soutient, j'ai une foi profonde dans
l'œuvre entreprise par Pie IX, il la mènera glorieusement à fin, et j'attends avec
confiance l'heure, l'heure de l'inévitable avenir, où mon pays, ce pajs que vous
représentez, illustres pairs, élèvera solennellement la voix et donnera au monde ce
beau spectacle : la France remerciant le pape au nom du genre humain.
Je n'ajoute plus qu'un mot, et je me résume.
Ce que le pape a entrepris, ce qu'il a déjà fait en partie, ce qu'il achèvera, n'en
doutons pas, le voici : d'une part, la révolution française faite révolution chrétienne,
d'autre part, la constitution de l'unité de l'Italie. Ce ne sont encore que des ébauches,
j'en conviens, mais ce sont des ébauches immenses. Ce sont deux bienfaits qui
la liberté
tombent de la main pontificale, l'un pour l'Europe, l'autre pour l'humanité tout
entière.
Devant ces entreprises majestueuses, faites aux acclamations de la chrétienté pour
le bien de tous les peuples et de tous les hommes, le silence me paraît impossible.
RÉUNIONS ÉLECTORALES.
Nous trouvons fort peu de chose de ce chapitre.
Feuillet 147'". — Lettre dont nous donnons le texte à l'historique ^^^5 au verso et
sur la page restée libre , est le brouillon de la Lettre aux éleveurs.
Feuillet 150. — Viâior Hugo à ses concitoyens. Cette profession de foi est écrite au
verso et sur la partie libre d'une livraison des Guêpes, d'Alphonse Karr; l'annonce
des Lettres au peuple par George Sand occupe le dos de la couverture. À l'extrême
coin de la page, la date : écrit le 22 mai 1848.
Dans le premier ajouté en marge, sur ce que réserverait la première des deux
republiques opposées, une phrase supprimée :
. . . donnera à la femme la laideur de l'homme sous prétexte de lui en donner
les droits.
(') Voir page 623.
552 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
Toujours à propos de la femme, ces mots qu'on ne lit pas au texte :
... reconnaîtra les droits de la femme, distincts des droits de l'homme et non
moins sacrés ...
Voici le début primitif de ce manifeste :
Aux dernières élections, par respect pour le grand acte qui allait s'accomplir, je
me suis abstenu de toute candidature personnelle et j'ai attendu en silence que la
libre volonté des électeurs se manifestât. Soixante mille suffrages (59.446), honneur
insigne et qui suffirait à payer tous les travaux de ma vie, sont venus spontanément
me chercher dans ma solitude. En me présentant aujourd'hui, je crois remplir un
devoir et répondre à leur appel.
Je ne ferai pas de profession de foi. Il n'est pas une de mes pensées publiées
depuis vingt ans qui ne soit une profession de foi.
Au verso de ce début et d'une écriture très postérieure, cette pensée :
Après cette vie, nous nous reverrons et nous serons anges.
Nous resterons pourtant assez hommes pour nous reconnaître.
Le paradis doit se composer de toutes les amours retrouvées.
Feuillet 152. — Séance des cincl.associations d'art et d'industrie. — Cette page
contient la citation d'un discours prononcé dans un bureau de la Chambre des
pairs et relatif, dit Victor Hugo lui-même, à la probité commerciale ^^\ On
trouvera en effet, aux notes de l'édition de 1853, un discours sur la marque de
fabrique, assez différent du texte cité. Il est possible qu'en publiant alors les paroles
de Victor Hugo, on n'ait donné dans les notes qu'un discours incomplet. Réta-
blissons le passage rayé en marge :
Ce0 sur cette classe que pèseront le plm durement les conséquences du commerce jrauduleux.
Ce commerce, en discréditant Y indmtrie française, lui ferme les débouchés; en lui fermant les
débouchés^ il diminue la produBionj en diminuant la produBion, il amoindrit le travail et
avilit le salaire. Songe^ à ceci, ce mauvais commerce frappe de deux façons ï homme de la
classe pauvre et laborieuse; il le frappe comme ouvrier tar la diminution du travail et l^ abaisse-
ment du salaire, il le frappe comme consommateur par la cherté relative des denrées et des
produits, cherté réelle masquée par un bon marché apparent.
ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
Feuillet 154. — Fragment du discours sur les ateliers nationaux.
Feuillets 156, 157 et 157'"'. — L'État de siège. — 2 septembre 1848. Légères
modifications. Ce manuscrit est coupé comme pour être distribué aux compositeurs ;
sans doute pour la publication qui en a été faite en 18 ji.
Feuillet 159. — Le suffrage universel. — Deux fragments de ce discours j le
premier donne un début différent du texte publié :
Messieurs, la révolution de Février, et pour ma part, puisque, en dehors de cette
O Voir pages 309-310.
LE MANUSCRIT. 553
enceinte, il y a des partis qui la disent vaincue, puisqu'elle est reniée par tant
d'hommes qui l'ont acclamée, puisqu'elle est outragée par tant d'hommes qui l'ont
encensée . . .
Quel est le sens de ces murmures ? Je ne parle pour personne ici. Est-ce qu'il y a
quelqu'un qui se reconnaît.''
Je reprends :
Puisque la révolution de Février semble vaincue aujourd'hui, puisqu'elle est
calomniée, je saisirai, moi qui ne l'ai pas acclamée quand elle était toute-puissante,
je chercherai toutes les occasions de la glorifier. . .
Au feuillet suivant quelques variantes, ajoutant le nom de La Fontaine à celui de
"Voltaire , modifient le passage publié page 210 :
De telle sorte que si La Fontaine vivait, si \bltaire vivait, comme le présent
système qui affecte une morale farouche et qui cache son intolérance religieuse et
son intolérance politique sous un masque de pruderie bourgeoise, les ferait certaine-
ment condamner tous deux pour offense à la morale, vous auriez, sur vos listes
d'indignité, le repris de justice La Fontaine et le repris de justice \bltaire exclus en
même temps que le repris de justice Cartouche !
Feuillet 162. — La liberté de la presse. — Un seul petit fragment, mais qui
contient un alinéa inédit après l'incident de l'imprimeur ruiné''' :
Quel besoin avait-on d'une loi nouvelle ?
Quel besoin.? Je crois l'avoir deviné et je vais faire une indiscrétion, je vais vous
le dire. Depuis quelque temps, ce magnifique système de compressions et de persé-
cutions combinées fonctionne médiocrement et semble se déranger sous la pression
importune de l'opinion. Tous les jours quelque rouage casse. Le tribunal correc-
tionnel condamne les vendeurs, c'est vrai, mais la cour d'assises acquitte les journaux.
Les jurés ne sont pas d'accord avec les sergents de ville. La justice donne mal la
réplique à la police.
Feuillets 164-167. — Revision de la constitution. — Quelques passages inédits
dans ces quatre fragments dont le dernier semble avoir été envoyé à l'impression.
Le premier inédit vient après cette phrase : Au moment où les problèmes les plus
implacables se dressent devant la société et l'attendent avec des sommations à jour
fixe'*'!
Pas d'équivoque encore une fois, je ne m'adresse pas à l'Assemblée. Je m'adresse
à vous, hommes d'état, je m'adresse à vous, chefs du gouvernement, je m'adresse
à vous, chefs de la majorité, vous vous divisez, vous vous amoindrissez, vous vous
évanouissez, vous vous annulez les uns les autres, vous vous en allez, le pouvoir
executif en fumée, le pouvoir législatif en poussière, au moment où plus que jamais,
vous dis-je, une puissante initiative est nécessaire, où plus que jamais il faut veiller.
(1) Voir page 221. — W Voir page 266.
554 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
agir, travailler, étudier, panser les plaies, guérir les maux, où plus que jamais il faut
aimer le peuple et lui prouver qu'on l'aime !
Au moment où 18^2 s'approche, masqué, effrayant, les mains pleines de
questions redoutables (^) !
Au moment où personne ne peut dire quelle réponse la souveraineté nationale
fera à cette grande provocation qu'on nomme la loi du 31 mai.
Le feuillet suivant ne donne qu'une variante du texte que nous venons de repro-
duire; puis vient un fragment contenant la phrase qui évoque le canon russe, phrase
qui avait déchaîné le tumulte dans l'Assemblée; au-dessous, ce passage inédit :
Ah! certes. Napoléon, ce fut là son crime, n'aimait pas la liberté, mais du moins
la nationalité vivait, palpitait, bouillonnait en lui, et le sentiment de la nationalité
indignée eût suffi pour que tous ces ineptes pamphlets cosaques, auxquels l'Elysée
sourit, nous dit-on, allassent ignominieusement expirer sous le talon de la botte de
l'empereur!
Feuillet 169. — Le manuscrit ne nous donne plus, de la période politique , que la
note écrite au moment de la publication en 1875 et qui précède le chapitre :
Les PROCES de l'Événement.
ENTERREMENTS 1843-1850.
Feuillets 171-172. — Funérailles de Casimir Delavigne. — Discours écrit au
recto et au verso. Un passage rayé est repris au dernier alinéa. Date finale :
ip décembre iS^^.
Feuillets 172-173'"'. — Funérailles de Frédéric SguliÉ. — La première page ne
porte que cette dédicace : Pour toi, mon doux ange. V. Dans le texte plusieurs inter-
versions rayées, puis reportées plus loin. Trois pages recto et verso.
Nous n'avons que le brouillon d'une partie du discours sur la tombe de Balzac.
LE 2 DÉCEMBRE 1851.
Feuillet 174. — La note qui précède le récit d'Hippolyte Magen est de l'écriture
de Victor Hugo et suivie de l'indication : (Extrait de la page 36 à la page 54).
Écriture de 1875.
Feuillets 176 à 181. — La question de la dissolution. Le manuscrit de cette
note a été envoyé à l'impression. Les lignes qui précèdent le texte et quelques
ajoutés ont été écrits en 1875.
Feuillet 183. — Table des notes.
('' Cette phrase est publiée page 266.
LE MANUSCRIT. 555
Feuillets 184 à 505. — Notes et variantes des discours publies. — La plupart
de ces feuillets ont formé la deuxième partie du reliquat. Nous ne donnerons donc
ici que des variantes peu importantes et des indications sur les notes qui n'ont pu
trouver place dans le reliquat.
Tout d'abord, de l'écriture de 1870-1872, une variante du titre général :
V. H.
VIE PARLEMENTAIRE.
Feuillets 187-188. — Brouillon d'une partie de l'introduction Le Droit et la Loi.
Feuillets 190-194. — Notes sur Lemercier et Sainte-Beuve, nous les avons repro-
duites pages 547 et 550.
Feuillets 195-203. — Notes prises par Victor Hugo sur les candidats au prix
Montyon.
Feuillets 205-209. — ■ Chemises portant des annotations et des titres : Choses
faites. — Discours prononcés. — Matériaux pour la Chambre. — Choses écrites avant 1848. —
Mes discours prononcés à la Chambre [avec les documents qui s'y rattachent). — A compléter.
Feuillets 213-214. — Sous quelques lignes de brouillon du discours pour la
Défense du Littoral , ce texte inédit :
Sur notre double littoral, deux périls d'une nature contraire et également grave.
L'océan nous envahit, la Méditerranée s'en va. Fréjus, le port de Jules César, est
maintenant à plus d'une lieue dans les terres. L'ancien phare des romains qui était à
la pointe du môle et qui dominait et illuminait toute la mer, tombe aujourd'hui en
ruine au milieu d'un champ de blé.
Nous avons déjà, pour lutter contre la mer, l'épi qui emploie l'océan lui-même à
construire une digue j les plantations de Brémontier qui ont fixé les dunes du golfe
de Gascogne, le brise-lames flottant qui est destiné peut-être à protéger nos falaises
de Normandie. Continuons. Allons plus loin. Dans le monde géographique, il ny
a qu'une Amérique ; dans la région scientifique et intellectuelle il j a autant
d'Amériques qu'il y a de Christophe Colomb. Embarquez-vous, partez, et pourvu
que vous soyez un génie, vous êtes sûr de trouver un monde.
Je voudrais qu'il me fût donné d'exciter un grand peuple dans cette lutte magni-
fique de l'homme contre les phénomènes mystérieux de la nature.
Feuillets 215-217. — Des notes, inutilisées dans le discours, énumèrent des projets
pour améliorer Calais, le Tréport, Saint- Valéry-en-Caux , Saint- Waast, le gué
Saint-Brieuc, Audierne, Noirmoutiers, l'île de Ré, Tonnay-Charente, la Pointe de
556 ACTES ET PAROLES. — AVANT L'EXIL.
Grave, Ronfleur, Redon, Courseulles. Et dans la Méditerranée, le canal de Bouc à
Marti gués.
Jusqu'au feuillet 505 , ce manuscrit contient les pages publiées au Reliquat. Du
feuillet 506 au 543, ce ne sont que brouillons couverts de ratures où rien d'inédit
ne subsiste} puis viennent les Documents (feuillets 504-817) que nous avons employés
dans l'Historique.
APPENDICE.
EXTRAITS DU MONITEUR.
Quand Victor Hugo a publié Aâtes
et Paroles, il a dû supprimer dans ses dis-
cours bien des répétitions, intervertir
certaines phrases, élaguer quelques in-
terruptions qui hachaient le développe-
ment de sa pensée et auraient dérouté le
lecteur.
Il nous a paru intéressant, tout en res-
pectant dans le volume le texte établi
par Victor Hugo , de donner aux notes
de cette édition , à titre de documents ,
les passages supprimés , les répliques des
adversaires, les rappels à l'ordre, les
marques d'approbation, les injures, les
cris , enfin de restituer à ces séances sou-
vent orageuses leur véritable physiono-
mie, d'après le Moniteur.
Chaque passage supprimé est précédé
d'une phrase imprimée en italiques j on
la retrouvera dans le volume en se repor-
tant aux pages indiquées en note.
Nous donnons en outre deux discours
non recueillis.
CHAMBRE DES PAIRS.
La DEFENSE DU LITTORAL.
27 juin et i" juillet 1846.
M. LE VICOMTE Victor Hugo. — ... le
courant de la Manche. . . (^'.
M. LE Chancelier. — II m'est impossible,
malgré le haut intérêt qui s'attache à la dis-
cussion de l'honorable pair, de ne pas lui faire
remarquer qu'elle est en dehors de la question
qui est \ traiter en ce moment. II s'agit d'une
''' Voir page 83.
question spéciale, d'une proposition faite par
le Gouvernement, et le noble pair nous entre-
tient d'un des plus grands sujets sans doute
qui puisse occuper l'assemblée et le Gouverne-
ment; mais ce n'est pas en le jetant ainsi au
milieu d'un intérêt déterminé qu'on peut
arriver à quelque chose de satisfaisant. Je l'en-
gage donc à conclure d'une manière qui, tout
en étant d'accord avec ses idées, permette à la
Chambre d'avancer sa besogne.
M. LE vicomte Victor Hugo. — ... Uous
■voudrie^ que ces queltions passassent devant la
Chambre sans être examine'es par elle ('). (Bruit.)
M. LE MARQUIS DE LaPLACE. II s'agit
ici du maintien de la loi à l'ordre du jour, et
je ne pense pas que ce soit le moment d'entrer
dans de longues explications. Lors de la dis-
cussion de la loi, il sera possible de traiter la
vaste question que vient de soulever M. le
vicomte Victor Hugo, et moi-même je me
propose de demander à la Chambre la permis-
sion de m'entendre relativement k un autre
ennemi de nos côtes, aussi redoutable que les
flots, et à propos duquel j'ai besoin d'adresser
une interpellation au Gouvernement; mais je
crois qu'il ne s'agit maintenant que du main-
tien de la loi à l'ordre du jour. {Aux voix!
aux voix !)
M. LE VICOMTE Victor Hugo. — ... le
temps que la Chambre aura bien voulu ni accorder^^\
{Adhésion sur plusieurs bancs.)
M. LE Chancelier. — Je ferai remarquer
à l'honorable pair que les discussions dans la
Chambre sont toujours renfermées dans un
certain cercle, et ce cercle est trace par le
projet qui se trouve en délibération. . . Ce qui
est utile, ce qu'il faut chercher, c'est que les
déUbérations de la Chambre aient un résultat,
('• Voir page 83. — ''' Voir page 84.
558
APPENDICE.
et les paroles de M. le vicomte Victor Hugo
ont un résultat certain; il a appelé l'attention
de la Chambre et l'attention de M. le Ministre
sur un point très délicat, la défense et la con-
servation de nos côtes et de nos ports. Mais
de plus grands développements ne peuvent
rien ajouter; il faudrait faire deux volumes,
trois volumes pour compléter cet aperçu. Je
suis donc obligé de prier l'honorable pair de
se renfermer dans la discussion.
M. LE COMTE DE MONTALEMBERT. Je
dois faire remarquer k M. le Chancelier que
les occasions de discuter ne sont pas si fré-
quentes dans cette enceinte qu'il faille les
éviter.
M. LE GENERAL COMTE DE CaSTELLANE.
La question peut être très controversée. Com-
ment empêchera-t-on, par exemple, la mer
Méditerranée de s'éloigner du littoral; c'est
une question qui, pour être approfondie, de-
manderait un temps considérable.
Séance du i" juillet,
M. LE Chancelier. — Quelqu'un de-
mande-t-il la parole sur l'ensemble du projet
de loi }
M. LE VICOMTE Victor Hugo. — Je la
demande.
M.'le Chancelier. — Vous avez la parole.
M. LE vicomte Victor Hugo. — La
Chambre permet que je complète les quelques
observations que j'avais présentées à l'occasion
du projet sur les ports.
Je dirai au Gouvernement, je dirai en par-
ticulier à l'honorable Ministre des travaux
publics, dont j'aurai occasion de citer le nom
avec honneur dans cette discussion : Uous nom
meUe'T en présence d^ une petite loi, . , ^'^
Après le discours de"Victor Hugo
(pages 81-90), le Ministre des travaux pu-
blics donne des explications détaillées
sur le sujet et Victor Hugo reprend ainsi
la parole :
Je n'avais d'autre but que d'appeler l'atten-
tion du Gouvernement sur les graves questions
contenues dans le projet de loi. J'y ai réussi;
je me félicite des explications que vient de
nous donner M. le Ministre des travaux pu-
blics. Il resterait encore d'autres questions k
traiter à cette occasion ; mais il est trop tard
''' Voir page 84.
pour les aborder dans cette session; elles se
représenteront un jour ou l'autre, et je les
recommanderai alors \ l'intérêt de la Chambre
et à la sollicitude du Gouvernement.
La famille Bonaparte.
14 juin 1847.
Avant le texte conservé dans l'édition
originale, Victor Hugo avait prononcé
ces quelques paroles que nous emprun-
tons au Moniteur :
J'ai été vivement touché des observations
présentées par M. le rapporteur (') dans cette
manière élevée et éloquente qui lui est propre.
Mais j'irai plus loin que votre comité. Je
pense comme le noble prince de la Moskowa
que le dépôt au bureau des renseignements
n'est qu'un ordre du jour adouci; c'est l'espèce
d'ordre du jour qui convient dans une telle
Chambre à la pétition d'un roi. Je demande
le renvoi de la pétition du roi Jérôme Napo-
léon à son compagnon d'armes, M. le Prési-
dent du conseil.
Messieurs les pairs, en présence d'une péti-
tion, ,. (^'.
. . . ce serait de rappeler purement et simplement
dans leur pays. , . tous ces innocents illulires , , , dont
l'air de la patrie ferait des citoyens ^■^\
Je dis purement et simplement; cependant
j'imposerais à ces porteurs de noms historiques
pour leur rentrée en France, une condition,
une seule : ce serait de la demander. {Trh
bien] trh bien!) De la demander à qui? Au
Roi qui représente l'unité inviolable et perpé-
tuelle de la nation, et aux chambres qui en
représentent le mouvement, la pensée et la
vie. {Mouvement d'approbation.) Une telle de-
mande faite dans des termes respectueux serait
une reconnaissance formelle de tous les faits
politiques accomplis. Je comprendrais parfai-
tement qu'avant d'autoriser les princes bannis
à revenir au milieu de nous, on attendît qu'ils
l'eussent demandé; mais lorsqu'ils le deman-
dent, je ne comprendrais pas qu'on le leur
refusât.
. . . elle les a ouvertes et elle a dit : entre^r'^'^^ !
Elle a régné, parce que tous sentaient qu'il
était bon qu'elle régnât; elle a régné parce
''' Baron Charles Dupin. — '*' Voir page 91.
— ''1 Voir page 91. — ''' Voir page 9».
EXTRAITS DU MONITEUR.
559
que la France l'a voulu, et que Dieu j a
consenti.
Le pape Pie IX.
13 janvier 1848.
M. Victor Hugo se dirige vers la tribune.
De toutes parts. — Aux voix ! aux voix !
M. LE VICOMTE Victor Hugo. — Mes-
sieurs... (Aux 'voix! aux voix! — Varle^.
tarle-%1) M. le Chancelier nous a dit hier que
le renvoi à la commission élargirait le champ
de la discussion. Je le remercie pour ma part
de l'avoir ainsi compris, et je ne doute pas
que la Chambre, dans sa haute intelligence,
ne le comprenne comme M. le Chancelier.
Je viens appuyer la rédaction proposée. . .
Plusieurs voix. — Personne ne la conteste!
M. LE VICOMTE Victor Hugo. — Je ne
crois pas inutile de la commenter et de lui
donner toute la signification qu'elle a, dans
ma pensée du moins. Je m'en réfère à la
Chambre. {Parler! parle^!) Je dirai peu de
mots, et je parlerai très sommairement.
Messieurs j les anne'es 18^6 et i8^y. . . ^''.
Dernier paragraphe du discours ;
Messieurs les pairs, devant les choses ma-
jestueuses qui s'accomplissent, qui s'ébauchent,
si vous voulez, en Italie, par l'influence souve-
raine de Pie IX, pour le bien de tous les
peuples et de tous les hommes, le silence
était impossible. Je n'ai voulu qu'une chose :
dire clairement pourquoi j'adhère, avec le
commentaire que j'ai cru utile d'j joindre, à
la rédaction proposée par la commission.
ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
L'État de siège.
2 septembre 1848.
NouSj l'Assemblée tout entihe ('^ :
L'Assemblée, l'opinion de la majorité de
l'Assemblée, je le pense, n'est pas que l'état
de siège soit levé. Ce n'est pas la mienne du
moins. Quant à moi, je déclare que je voterai
pour le maintien de l'état de siège, mais je
voterai en même temps... (Kumeurs diverses.
Interruption.) Je ne peux pas m'expliquer cette
'■' Voir page 96. — '"' Voir page 134.
interruption ; il n'est pas nécessaire de rappeler
à l'Assemblée... {Nouvelle interruption).
Le citoyen Président. — L'Assemblée,
par cette agitation extrême, n'a fait que pro-
longer cette discussion. Je l'invite au silence
et au calme. La clôture va être mise aux
voix tout à l'heure, permettez à l'orateur de
développer sa pensée.
Question des encouragements aux lettres
et aux arts.
10 novembre 1848.
. . . Une politique. . . qui ferait renaître l'ordre,
le travail et le crédit. . . (•'.
Plusieurs membbes. — C'est très facile, il
suffirait de la trouver !
Une voix. — La politique de PEvèneme»t.
RÉCOMPENSES NATIONALES ^*' .
8 décembre 1848.
Le citoyen Président (M. Carbon, vice-
président). — M. Victor Hugo a la parole
sur le procès-verbal.
(Lf citoyen Ui^or Hugo parait à la tribune.)
Z^oix à gauche : ah ! ah !
Le citoyen Victor Hugo. — Dans la
séance d'hier, dans un moment où j'étais
absent, un honorable membre qui siège de ce
côté {l'orateur désigne la gauche) m'a interpellé
et m'a désigné comme le rédacteur de l'un
des journaux qui avaient publié les pièces
dont l'opinion publique s'est si justement
émue.
Une voix a gauche. — Si aveuglément
émue.
Le citoyen Millard. — Je demande la
parole.
Le citoyen Victor Hugo. — L'hono-
rable membre m'a invité k désavouer ce jour-
'■' Voir page 143. — '*' Un projet avait été déposé
à l'Assemblée le 19 septembre , consistant à accor-
der des récompenses nationales aux blessés de
février et aux victimes des émeutes de juin.
VÉvénement avait publié le 7 décembre 1848, à la
suite d'un violent article, la liste des noms pro-
posés ; on y trouvait, parmi les noms d'anciens
ministres , d'anciens représentants , de condamnés
politiques, ceux de voleurs et d'assassins.
Cet incident n'a pas été publié dans l'édition
originale. v
560
APPENDICE.
nal. Voici ce que j'ai k lui répondre : Je n'ai
rien à avouer, rien k désavouer. {Hilarité.)
Une voix. — La réponse n'est pas com-
promettante !
Une autre voix. — Si on n'est pas con-
tent de cette réponse, il faut vraiment être
difficile !
Le citoyen Victor Hugo. — Et cela par
une raison trb simple, c'est que je suis abso-
lument étranger à quelque journal que ce
soit. {Oh! oh!) Je ne prends aucune part,
j'en fais ici la déclaration formelle, caté-
gorique et définitive. . .
Une voix. — C'est un désaveu, alors.
Le citoyen Victor Hugo — ... A aucun
journal, quel qu'il soit.
Cela posé, qu'il me soit permis de dire
que le jour où il me conviendrait d'user de
mon droit de citoyen, d'user de la liberté
de la presse, je le ferais hautement, publique-
ment {approbation à droite); je ne m'en cache-
rais pas, je m'en vanterais; ce serait pour la
défense de la société en péril, et k côté de
mon vote comme représentant, je mettrais
tous les jours ma signature comme écrivain.
Voilà ce que j'avais k déclarer. {Nouvelle
approbation a droite.)
Le citoyen Président. — La parole est k
M. MiUard.
Le citoyen Millard. — Je suis heureux
d'avoir fourni k M. Victor Hugo l'occasion
de désavouer sa participation k la rédaction
du journal l'Éve'nementj du moins en ce qui
concerne l'article d'hier.
Le Moniteur me fait dire :
«Il y a ici un rédacteur de l^Eve'nementj
c'est un représentant du peuple; qu'il désa-
voue son article; c'est M. Victor Hugo.»
Ce ne sont pas exactement mes paroles; je
n'ai certes pas voulu accuser M. Hugo d'être
l'auteur de l'article infâme qui a pour titre :
L,es prix Montyon de la République. Mais,
comme de toutes parts autour de moi on
s'écriait : «Hugo est ici, il est rédacteur de
l'' 'Evénement y il pourrait donner des expli-
cations», moi aussi j'ai voulu mettre M. Hugo
k même de donner des explications k l'Assem-
blée sur l'odieuse publication de la prétendue
liste des récompenses nationales, où ]'on a réuni
les noms les plus honorables k des noms de vo-
leurs et d'assassins. On peut être attaché k la
rédaction d'un journal et ne pas assumer la res-
ponsabilité de tous les articles qui s'y publient;
et si j'ai dit ces mots : «Que M. Victor Hugo
désavoue son article», cela voulait dire, l'ar-
ticle de l'Événement j et non le sien propre. Ce
qui a pu faire penser que M. Hugo était
attaché k l'Événement, c'est l'opinion k peu
près unanime de toute la presse, lorsque les
premiers numéros de ce journal ont paru, et
de plus, c'est le nom de M. Hugo, placé
chaque jour en tête du journal, au-dessous
d'une épigraphe k laquelle nous nous asso-
cions tous, car tous nous nous écrions : Haine
vig)Hreuse de l'anarchie, tendre et profond amour
du peuple !
Le citoyen Victor'Hugo. — Je ne veux
pas prolonger ce débat, je veux seulement
répondre k l'honorable M. Millard que, dans
ma pensée, les droits de la presse ont été
étrangement mis en question dans la séance
d'hier {exclamations a gauche), et que je suis
de ceux qui les maintiendront, et jusqu'au
bout.
Je n'avais pas introduit au début d'épithètes
irritantes; mais puisque l'orateur auquel je
succède s'est servi de certains mots, c'est k la
liste qui a été publiée que je les renvoie.
{Allons donc! allons donc!)
Plusieurs voix À droite. — Très bien !
Le citoyen Millard. — Je maintiens mes
paroles, l'article est infâme!
Voix nombreuses. — Oui! oui!
Plusieurs voix. — Et l'auteur aussi !
Le citoyen Victor Hugo. — La liste est
infâme, voilk la vérité.
Nous détachons du Reliquat cette
note relative à M. Millard :
Je remarque que l'honorable M. Millard
qui me fait l'honneur de m'interrompre ne
demande jamais la parole et la prend tou-
jours. Il devrait bien monter quelquefois k la
tribune afin que nous puissions l'interrompre
k notre tour.
La SEPARATION DE I-* ASSEMBLEE.
29 janvier 1849.
Une Assemblée conltituante ne doit rien
faire^'^\.. (Rires au banc de M. Ledru-RoUin)
qui ne porte le caractère de la nécessité. (L'orateur
se tourne vers le banc de M. Ledru-RoUin.)
•'' Voir page 150.
EXTRAITS DU MONITEUR.
561
En vérité. Monsieur Ledni-RoUin , c'est
puéril.
Plusieurs membres à droite. — C'est un parti
pris d'interrompre.
Le citoyen Denjoy. — Il y a quatre ou
cinq membres qui interrompent ainsi constam-
ment.
Un membre. — C'est au banc de M. Ledru-
Rollin.
Le citoyen Président. — J'invite ces
messieurs à vouloir bien écouter en silence.
On respecte le droit de la tribune en leur
personne, ils doivent le respecter dans leurs
collègues.
Le citoyen Victor Hugo. — Je le répète,
tout ce que fait une assemblée constituante
doit porter la marque de la nécessité.
OeB la le sentiment que jinvoq^ue et que je vou-
drais éveiller dans 'vos âmes ('\
Je suis donc certain, quoi qu'il arrive,
qu'au moment du vote, de ce vote si grave
qm doit consterner ou rassurer le pajs. . .
(Ke'clamations a gauche.) Oui, consterner ou
rassurer le pays. [Marques d'^seutiment à droite.)
Je dis que je suis certain qu'aucune considé-
ration mesquine ne dominera vos esprits au
moment de ce vote si grave qui, je le répète
encore, doit consterner ou rassurer le pays.
Et Poa conclut des inquiétudes qu'on manifeSie,
qu'il faut maintenir P Assemblée constituante '^).
Le citoyen Jules Favre. — Je n'ai pas
dit un mot de cela !
Le citoyen Victor Hugo. — Si on ne le
dit pas, on le pense, et je réponds à la
pensée, et c'est mon droit! {Parlent)
Le précédent orateur aussi a fait allusion à
des pensées qu'on ne dit pas; j'ai le même
droit et j'en use.
N'ajoume'7 pas, vous qui ave^ été ajournés ^'' !
Je suis convaincu que, malgré les inter-
ruptions systématiques qui accueillent les
paroles des défenseurs de la proposition, cette
Assemblée, dans sa sagesse, pèsera toutes les
raisons et comprendra la nécessité de fixer k
ses travaux un terme précis et prochain.
S^ il était possible que cette Assemblée se décidât i
prolon^r indéfiniment son mandat. , , W.
(A gauche). — Personne n'a dit cela!
'■' Voir page ijo. — '*' Voir page 151. — ''' Voir
page 153. — '*' Voir page 153.
actes et paroles. — i.
Le citoyen Victor Hugo. — Ce que
nous voulons, c'est la fixation d'une date.
{Kumeurs à gauche.) Ce que nous voulons,
c'est la fixation d'une date; si c'est là aussi
le sentiment de ceux qui m'interrompent,
nous sommes d'accord; mais s'il était possible
que cette opinion si sage, et que je me réjouis
de voir partagée par mes honorables interrup-
teurs; s'il était possible, dis-je, que cette opi-
nion ne prévalût pas; s'il était possible que
l'Assemblée prolongeât indéfiniment... {Nou-
velles rumeurs à gauche. )
On a toujours permis à un orateur une
hypothèse, surtout quand il a commencé par
dire que cette hypothèse lui paraissait impro-
bable.
La zfie politique ne se décrke pas ^^\
Voilà tout ce que je voulais dire. Je ter-
mine. . .
{A gauche : Ah! ah!)
{A droite : C'est indécent; ce sont des ex-
clamations d'écolier.)
Le citoyen Victor Hugo. — Je termine
en suppliant l'Assemblée constituante de con-
voquer l'Assemblée législative; de ne pas
s'arrêter à ces vaines terreurs que je lui ai
signalées et qui retomberaient sur elle-même;
et quant à moi, je voterai pour le terme le
plus prochain possible. (Approbation.)
La Misère.
9 juillet 1849.
Après ce discours , M. de Beaumont
déclara dangereuses ces paroles de Victor
Hugo : on peut détruire la misère. Puis,
vers la fin de la séance , le ministre de
l'Intérieur, M. Dufaure, mit en doute
qu'un homme de lettres ait pu mourir
de faim, et cela pour l'honneur du pays.
Victor Hugo alors reprit la parole :
Je m'associe pleinement aux paroles que
vient de prononcer M. le Ministre de l'Inté-
rieur; et demain, ceux de mes honorables
collègues qui voudront bien prendre la peine
de reUre les paroles que j'ai prononcées à cette
tribune verront que les sentiments qui
•'' Voir page 154.
36
562
APPENDICE.
animent M. le Ministre sont identiquement
ceux qui m'animent aussi, moi. Je ne pré-
tends pas tirer avantage contre la société du
monde la plus humaine et la plus civilisée,
de quelques faits douloureux que j'ai dû. tra-
duire devant cette Assemblée , pour accuser la
société entière {Murmures); c'était mon devoir.
( No» ! non ! — Si ! si !)
Si ! c'était mon devoir, et j'élèverai la voix
toutes les fois qu'il le faudra pour faire con-
naître à mon pays les souflFrances des classes
malheureuses... {Interruption et bruit.)
Le citoyen Lebeuf. — Vous auriez mieux
fait de venir \ son secours et de ne pas le
laisser mourir de faim.
Le citoyen Victor Hugo. — Je n'ai pas
entendu l'interruption.
Le citoyen Lebeuf. — Je dis que votre
devoir, à vous homme de lettres, c'était de ne
pas le laisser mourir de faim.
Le citoyen Président à l'interrupteur. —
Votre devoir, k vous, c'est de ne pas inter-
rompre.
Le citoyen Victor Hugo. — Que l'ho-
norable interrupteur veuille bien monter à
cette tribune, qu'il vienne parler ici, et je lui
répondrai.
(Quelques paroles vives s'échangent entre
le citoyen Président et le citoyen Lebeuf, qui
est rappelé à l'ordre.)
Le citoyen Victor Hugo. — Quant aux
faits douloureux que j'ai cités, je les maintiens,
et je donnerai sur ces faits, à M. le Ministre
de l'Intérieur, toutes les explications dési-
rables.
Le citoyen Ministre. — C'est un peu
tard!
Le citoyen Victor Hugo. — Mainte-
nant, je ne suis pas monté à cette tribune
seulement pour faire cette observation ; je suis
monté à cette tribune pour rétabhr les paroles
que j'avais prononcées et que l'honorable
M. Gustave de Beaumont n'a pas bien enten-
dues. {Rumeurs.)
Messieurs, tout ce qui se dit à cette tribune
est très grave, surtout en cette matière, et je
ne veux pas qu'on me fasse dire ce que je
n'ai pas dit. J'avais dit qu'on pouvait détruire
la misère en ce monde. M. Gustave de Beau-
mont m'a répondu que la souffrance ne pou-
vait pas disparaître; c'étaient les propres
paroles dont je m'étais servi. {Interruption.)
Je viens de prendre k la sténographie du
Moniteur les paroles mêmes que j'ai pro-
noncées.
Voici ce que j'avais dit; je lis ce que les
sténographes ont écrit :
«Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui
croient qu'on peut supprimer la souffrance
en ce monde, la souffrance est une loi divine;
mais je suis de ceux qui pensent et qui affir-
ment qu'on peut détruire la misère.» {De'ne'-
gations sur plusieurs bancs.)
Le citoyen Poujoulat. — C'est une
erreur profonde! On peut l'atténuer, mais
non la détruire d'une manière absolue.
Le citoyen Victor Hugo. — Lk-dessus,
et ma comparaison doit être encore présente
k quelques-uns d'entre vous, j'ai comparé la
misère k la lèpre et j'ai dit : La misère dis-
paraîtra comme la lèpre a disparu.
La misère n'est pas la souffrance, la misère
n'est pas la pauvreté même {Bruit); la misère
est une chose sans nom que j'ai essayé de
caractériser... {Interruption.) La souffrance ne
peut pas disparaître, mais la misère peut dis-
paraître, la misère doit disparaître. C'est vers
ce but que la société doit tendre, et, pour
que mes paroles soient parfaitement comprises,
je déclare qu'en effet il y aura toujours des
malheureux, mais qu'il est possible qu'il n'y
ait plus de misérables. {Approbation à gauche.
— Rires ironiques sur plusieurs bancs. ) Je main-
tiens ce que j'ai dit.
Le citoyen Lebeuf. — Je répondrai k
M. Victor Hugo que je n'ai pas l'honneur
d'être homme de lettres; mais que si j'étais
de la société des gens de lettres, et que j'eusse
appris qu'un confrère serait mort pour avoir
pendant six jours manqué de pain, je me
serais bien gardé d'apporter un pareil fait k la
tribune; j'en rougirais pour mon pays, j'en
rougirais pour moi-même; j'en gémirais pour
la société des gens de lettres, qui n'aurait pas
découvert et secouru une telle misère. Mais
encore une fois, je ne veux pas y croire!
Le citoyen Victor Hugo. — Je n'ai
qu'un mot k répondre; il est tout simple.
Il ne suffit malheureusement pas d'être
homme de lettres pour être informé des faits
avant tout le monde. Je n'ai connu le fait
dont j'ai parlé que quand il a été consomme.
{Exclamations diverses.)
EXTRAITS DU MONITEUR.
563
L'Expédition de Rome.
19 octobre 1849.
...la haStonnade donnée à des femmes 0), (^
gauche : Celi vrai! Très bien. — Parle^!
parlent)
M. Victor Hugo. — Oui, toutes ces in-
famies déshonorent les hommes qui les com-
mettent, quels qu'ils soient, ministres, géné-
raux, gouvernants, et les mettent au pilori
de l'Europe! {à gauche : — Oui! oui! Très
bien ! très bien !)
Une Tjoix a gauche. — On devrait les y
attacher !
Uoila trop longtemps déjà (^) que les papes
s'isolent de la marche de l'esprit humain et de
tous les progrès du continent. (Réclamations
sur plusieurs bancs de la droite. — Approbation a
gauche.) Vous murmurez... {A droite : Oui!
oui!) Vous m'interrompez... {A droite : Oui!
oui!)
M. LE Président. — Eh bien, vous avez
tort, vous ne devez pas interrompre.
M. Victor Hugo. — Mais, k l'heure qu'il
est. . . ( Vous me faites dire ce que je voulais
taire, ce que je ne voulais pas dire); mais à
l'heure qu'il est... {Uoix a droite : Ne le
dites pas ! — Réclamations diverses. — A gauche :
Parle^! parle^!)
À l'heure qu'il est, dans cette Rome... je
ne sais quel chaos de lois féodales et mona-
cales, qui produit comme un résultat fatal et
nécessaire (tous les historiens contemporains
sont d'accord) la barbarie des juges criminels
et la vénalité des juges civils. . . (Interruption à
droite. — A gauche : Très bien ! très bien !) Par
vos interruptions vous m'y avez forcé; je vais
dire ce que je taisais. (Très bien! très bien!
parki^) Pour Kome seulement. . .
M. Victor Hugo. — Messieurs j si vous
voule^ que cette réconciliation si désirable de Kome
avec la papauté se fasse. . . C^).
Un membre au fond de la salle. — Il faut vous
nommer cardinal. (Rires.)
M. LE Président. — C'est inconvenant de
rire dans un pareil sujet.
M. Victor Hugo. — Si vous voule^ que
cette réconciliation. . . et brise la lettre morte de toutes
ces institutions devenues barbares. (Longue rumeur
a droite. — Interruptions diverses.)
''' Voir page 167. — (»> Voir page 171. —
'*' Voir page 172.
M. LE Président. — Laissez donc entendre
l'orateur. Vous faites aujourd'hui ce que vous
reprochiez aux autres de faire hier.
M. Victor Hugo. — Cette amniHie, s'il la
refuse ^^\ comment vous j prendrez -vous?
L'exigerez -vous, l'imposerez -vous, oui ou
non? (A droite j avec énerve : Non! non!)
Vous ne la lui imposerez pas? (A droite :
Non! non!) Alors, vous laisserez dresser des
gibets dans Rome, à l'ombre du drapeau tri-
colore ! (Uives réclamations a droite. — Applau-
dissements a gauche. )
M. de Montalembert. — C'est une
calomnie odieuse. (A^tation prolongée.)
M. Victor Hugo. — Eh bien, je le dis à
votre honneur, je n'accepte pas la parole im-
prudente échappée à plusieurs d'entre vous.
Oui, vous exigerez l'amnistie. (A droite :
Non! non! — A gauche : Si! si!)
M. DE LA Rochejaquelein. — Nous
comptons sur le cœur de Pie IX et non sur
des menaces.
M. LE Président. — Gardez le silence,
M. de la Rochejaquelein !
M. Victor Hugo. — Vous exigerez l'am-
nistie, ou si vous ne l'exigez pas, nous l'exi-
gerons, nous, et nous contraindrons le pape,
nous en convenons. (Rumeurs a droite. —
Approbations nombreuses a gauche)
Après le discours de Victor Hugo , le Prési-
dent suspendit la séance. À la reprise,
Montalembert, en l'absence momentanée de
Victor Hugo, réfuta son discours en de tels
termes que le Président dut, à plusieurs re-
prises, l'inviter à cesser les attaques person-
nelles. Dès que Montalembert fut descendu
de la tribune, Victor Hugo y monta et
s'écria : Je demande à répondre, mais le Pré-
sident leva la séance et ce n'est que le lende-
main 20 octobre que Victor Hugo put pro-
noncer la
RÉPONSE À M. DE Montalembert.
20 octobre 1849.
M. Victor Hugo, d'une voix faible. —
Messieurs, je demande un moment de silence
à l'Assemblée, car c'est à peine si je puis
parler. (Bruit. — On n'entend pas!)
C Voir page 173.
36.
564
APPENDICE.
M. LE Président. — M. Victor Hugo est
enroué, il réclame un silence profond.
M. Victor Hugo. — {Mouvement d'atten-
tion.) Messieurs, hier, dans un moment ou fétaii
absent ^^\,.
Ce châtiment je l'accepte et je m'en honore ^^\
{A gauche : Bravo ! bravo !) Il elt d autres applau-
dissements que je laisse a qui •veut les prendre. . .
{Kumeurs à droite, — Approbation a gauche.)
M. Antony Thouret, — Très bien ! c'est
une juste réponse.
M. KÉratry. — A qui peut les prendre!
M, Victor Hugo. — Si vous ne m'aviez
pas interrompu, si vous m'aviez laissé terminer
ma phrase, vous auriez vu qu'elle ne s'appli-
quait pas à vous.
Une voixj à droite. — Elle n'a rien d'offen-
sant.
M. Victor Hugo. — Il est d'autres
applaudissements que je laisse à qui veut les
prendre. Ce sont les applaudissements des
bourreaux de la Hongrie et des oppresseurs
de l'Italie. {A gauche : Très bien! très bien!) Il
fut un temps, que l'honorable M. de Montalembert
me permette de le lui dire avec un profond regret
pour lui-même, il fut un temps où il faisait de son
beau talent un meilleur emploi. {A gauche :
Très bien ! très bien !)
Une 'voix a droite. — Non, jamais un
meilleur !
Vers la fin de la séance se place un incident
provoqué par la lecture d'un ordre du jour
présenté par Victor Hugo , demandant la clô-
ture motivée et lu par le Président :
«L'Assemblée, adoptant pour le maintien
de la liberté et des droits du peuple romain
les principes contenus dans la lettre du Pré-
sident de la République. . ,
M. Ségur d'Aguesseau. — Allons donc!
( Kires et applaudissements a gauche. )
M. LE Président. — Et dans les dépêches
du Gouvernement, clôt la discussion générale.
Signé : Victor Hugo.» {Hilarité'.)
M. Chapot et autres membres. — La clô-
ture pure et simple !
M. LE Président. — De même que l'ordre
du jour pur et simple a la priorité sur un
ordre du jour motivé, de même la clôture
pure et simple doit avoir la priorité sur la
clôture motivée. {Oui! oui!)
I'' Voir page 176. — '*' Voir page 176.
Plusieurs membres s'adressant h M. Ui^or
Hugo, qui est monté a la tribune. Retirez vos
motifs! Retirez-les dans l'intérêt de vos opi-
nions!
M. le Président. — Je mets aux voix la
clôture pure et simple. {UAssemble'e, consultée,
prononce la clôture pure et simple. )
M. DE LA Roche JAQUELEiN, s'adressant a
M. Uiltor Hugo : Vous auriez dû déclarer que
vous retiriez vos motifs.
M. Victor Hugo, descendant de la tribune.
— C'est sur l'avis même de M. le Président
que je les ai présentés, et dans la forme oh. il
les a lus.
M. LE Président. — J'accepte tout ce
qu'on me donne. {Kire ff'néral.)
Le Président lit différents ordres du jour et
revient à celui de UiHor Hugo. — M. Victor
Hugo, en effaçant la conclusion de sa pre-
mière rédaction, propose ceci...
M. Victor Hugo. — Je ne l'ai adopté que
sur votre avis. {A gauche : Très bien! très bien!)
M. LE Président. — Permettez, monsieur!
M. Victor Hugo. — Il faut qu'on
sache... {Bruit.)
M. LE Président. — Ne faites pas d'équi-
voque. M. Victor Hugo vint ici et me dit :
J'ai envie de demander la clôture avec des
motifs. Je lui ai dit : cela ne s'est jamais fait;
mais, si vous voulez le faire, vous en êtes le
maître, l'Assemblée jugera. Mais que j'aie
opiné et que j'aie été de votre avis, non^''!
{Hilarité bruyante. — M. Uilior Hugo monte a
la tribune. — IJives exclamations à droite. — A
gauche : P arle%J parU'ij)
M. LE Président. — Mais alors je ne devrai
plus laisser personne venir me parler au fau-
teuil, si, acceptant ce que je ne peux pas
refuser, on en conclut que je suis d'avis de ce
qu'on me présente et que je l'approuve !
M. Victor Hugo. — Messieurs. . .
Uoix a droite. — Non ! non ! Vous n'avez
pas la parole; ne laissez pas parler l'orateur,
M. le président.
M, Taschereau. — Sur quoi l'orateur a-
t-il la parole.?
C Nul doute que le président Dupin ait ap-
prouvé l'ordre du jour proposé par Victor Hugo ;
mais, voyant qu'il n'cuit pas agréé par l'Assem-
blée, il craignit de se compromettre en s'asso-
ciant à cet ordre du jour qui contresignait en
quelque sorte la lettre du Président de la Répu-
blique.
EXTRAITS DU MONITEUK.
565
M. Victor Hugo. — Sur un fait person-
nel. {A droite : Non ! non ! il n^j a rien de
personnel. — Aux voix! aux voix!) J'ai le
droit de rétablir les faits. {A gauche : Oui! oui!
parleur ! — A droite : — Non! non! la clôture
eft prononce'e. — Bruyante afftation.)
M. LE Président. — Écoutez l'orateur;
vous auriez déjà fini; vous perdez le temps.
M. Victor Hugo. — Je suis en contra-
diction formelle avec M. le Président. . . {In-
terruption. — Aux voix ! aux voix !)
Un membre. — C'est une conversation par-
ticulière, cela ne nous regarde pas. {A gauche :
Parle^! parle^.)
M. Victor Hugo. — Je n'ai qu'un mot k
dire. . . {Non ! non ! aux voix ! aux voix !)
Un membre au banc de la commission. — La
question préalable! {A droite : Oui! oui! —
A gauche : Non! non! parle^! parle^! —
Bruit prolonge.)
Plusieurs membres ^ à Porateur. — Vous trou-
blez les délibérations de l'Assemblée. —
Assez! assez!
Autres membres. — On ne peut pas refuser
la parole pour une explication personnelle.
M. Victor Hugo. — Je maintiens que
j'ai consulté M. le Président sur la forme k
donner k la proposition et que c'est sur son
avis que je l'ai rédigée. {Uoix a droite : Cela
ne regarde pas r Assemblée, ..) Voilk ce que je
maintiens. Maintenant je donne k cette pro-
position la forme de l'ordre du jour motivé,
mais je maintiens ce que je viens de dire
quant au conseil que m'a donné M. le Prési-
dent. {Exclamations à droite.)
Uoix nombreuses. — Assez ! assez !
M. LE Président. — Je vous ai dit que je
ferais ce que je viens de faire ; je vous ai dit :
faites, et je soumettrai k l'Assemblée qui
jugera. — La parole est k M. le Président du
conseil.
La Liberté de l'Enseignement.
ij janvier i8jo.
... hyce'eSj gymnases, cottages, chaires, biblio-
thèques...('^^ {RJres à droite et au centre. —
Approbation a gauche. ) Gymnases, lycées, collèges,
chaires, bibliothèques . . .
{A gauche : Oui ! oui ! Très bien ! très bien !
— Nouveaux rires à droite, )
Voir page 178.
Uoix a gauche : Monsieur le Président, em-
pêchez donc que l'orateur soit interrompu.
M. LE Président. — Vous, voulez -vous
que je vous empêche d'applaudir. -^ C'est vous
qui interrompez en applaudissant.
M. Victor Hugo. — Je ferai remarquer k
ce côté de l'Assemblée {la droite) qu'il y a
quelque chose de grave k interrompre ainsi,
d'une façon qui peut paraître systématique,
un orateur avant qu'il ait pu expliquer sa
pensée.
A droite : Mais ce sont vos amis qui vous
applaudissent et qui vous interrompent.
M. Victor Hugo. — J'ai dit quel était le
but k atteindre, j'ajoute qu'il faut que la
France entière présente un vaffe ensemble ou,
pour mieux dire, un voile réseau d'ateliers intel-
le^uels.
Il offre d'innombrables points de vue. . . O.
Si l'heure n'était pas si avancée, je dévelop-
perais devant vous les innombrables points de
vue qu'il présente, et les interrupteurs eux-
mêmes seraient obligés de s'arrêter devant la
grandeur d'un tel but national. {De toutes
parts : Parle^! parle^!)
Et en échange de tout ce que vous lui avp%fait
perdre, elle a reçu de vous P inquisition ^^h {Mar-
ques très vives d'approbation a gauche, )
Oui, l'inquisition. Eh bien, je vais vous
parler de l'inqtiisition, l'inquisition que cer-
tains d'entre vous essayent de réhabiliter
aujourd'hui... {Uives dénégations a droite, —
A gauche : Oui! oui!)
Voix diverses. — Ce sont des calomnies...
Rappelez l'orateur k l'ordre, monsieur le Pré-
sident.
M. LE Président. — Vous avez tort de
dire : quelques-uns d'entre vous. Attaquez les
partisans dehors, mais pas ici. Vous ne pouvez
imputer k personne dans cette Assemblée un
dessein prémédité de ce genre-lk. {Kires iro-
niques a gauche.)
M. Victor Hugo. — J'ai dit que je
m'adressais au parti clérical tout entier; c'est
lui qui est en question, et non pas quelques
membres de cette Assemblée; c'est au parti
clérical que je m'adresse, parce qu'il est un
danger public, parce qu'il nous envahit. {A
gauche : OeB vrai!) Je dis donc, et l'on pourra
{')
Voir page 178. — ''' Voir page 184.
566
APPENDICE.
vous citer les livres si vous le voulez, que
certains d'entre vous, hommes du parti cléri-
cal, ont essayé de réhabiliter aujourd'hui
l'inquisition, et j'ajoute qu'ils l'ont fait avec
une timidité pudique dont je les honore.
{Hilarité a gauche.)
Une voix a droite. — C'est encore une ca-
lomnie que vous ramassez dans le passé de
vos nouveaux amis.
M. Victor Hugo. — Oui, ils ont essayé
de réhabiliter l'inquisition, l'inquisition qui a
fait périr dans les flammes cinq millions
d'hommes! {Exclamations a droite.) C'est de
l'histoire. . .
Plusieurs voix. — C'est de la poésie !
M. Victor Hugo. — C'est de l'histoire.
Allez \ la Bibliothèque, ouvrez le premier
livre d'histoire.
M. DE Larcy. — L'inquisition, nous la
maudissons autant que nous maudissons les
crimes de la révolution.
IJoix nombreuses a droite : Oui ! oui ! nous la
maudissons comme vous.
M. Victor Hugo. — Mon Dieu, mes-
sieurs, vous voulez, je veux, comme vous, la
liberté de l'enseignement {Exclamations à
droite); mais tâchez de vouloir aussi la liberté
de la tribune. {Approbation a gauche.)
Je maintiens mon droit; je répète que le
parti clérical est en question : je répète que
c'est lui qui a donné k l'Espagne l'inquisi-
tion...
A droite : À la question !
M. Victor Hugo. — Et je répète que j'ai
le droit de dire ce que c'est que l'inquisition.
A droite : À la question!
A gauche : C'est bien la question! — •
Parlez !
M. Victor Hugo. — Il est un détail que
vous pouvez trouver encore dans votre biblio-
thèque : l'inquisition déclarait les enfants des
hérétiques, jusqu'k la deuxième génération,
infâmes et incapables d'aucuns honneurs
publics, excepté ceux qui avaient dénonce' leur
père !
M. DE Larcy. — A la question! {Excla-
mations a gauche. )
À gauche : On veut vous mettre k la ques-
tion !
M. Victor Hugo. — C'est la question!
vous n'avez pas le droit de m 'indiquer le
mode de discussion que je dois suivre.
A droite. — Mais cela n'a pas trait à la loi
en discussion.
M. DE Larcy. — A la question!
M. Victor Hugo. — Tenez, Monsieur
de Larcy, vous qui m'interrompez, ceci est
tout à fait dans la question : l'inquisition tient
encore, k l'heure qu'il est, au moment o^ je
parle, dans la bibhothèque du Vatican, les
manuscrits de Galilée, clos et sous les scellés
de l'index. {Rires bruyants a gauche.)
M. DE Larcy. — Cela n'empêche pas la
terre de tourner. {Nouvelle hilarité.)
M. Victor Hugo. — Voilà comment le
parti clérical entend l'enseignement.
Je disais et je reprends : Oui, voilk les
dons que l'Espagne a reçus du parti clérical;
il est vrai qu'en échange, et pour la consoler
de ce que vous lui étiez et de ce que vous lui
donniez, vous l'avez surnommée la Catho-
lique. {Interruptions nombreuses a droite.)
Une voix. — Nous ne lui ôtons rien.
M. D^MAREST. — Nous ne sommes pas
ces gens-là. À qui parlez-vous?
Un membre à l'orateur. — Parlez en général ,
ne vous adressez pas k quelques personnes ici.
A gauche. — À l'ordre les interrupteurs!
M. LE Président. — Il n'y a pas k rap-
peler k l'ordre, mais k rappeler un peu k la
question.
A gauche. — L'orateur est dans la question,
M. Victor Hugo. — Messieurs, si les
interruptions ne rompaient pas le fil des idées
de l'orateur qui est k la tribune, vous verriez
jusqu'à quel point ce que je dis est dans la
question. Qujest-ce que je veux dire et prou-
ver.-* Que le parti clérical a tenu dans ses
mains deux des plus grands peuples du
monde; qu'en a-t-il fait.-* Ce fojer qu'on appelait
l'Italie. . .
...la nuit faite dans les écrits par les soutanes
et les génies matés par les bedeaux ^^^\ {Applau-
dissements a gauche. — Réclamations prolonges a
droite. )
Un membre au pied de la tribune, — C'est là
le parti clérical, les soutanes? Mais alors,
c'est le pape, c'est le clergé tout entier que
vous attaquez. {Uive a^tation.)
M. LÉO DE Laborde. — Vous insultez le
clergé catholique. C'est infâme!
C Voir page i8j.
EXTRAITS DU MONITEUR.
567
A gauche, — À l'ordre, rinterrupteur ! à
l'ordre !
M. LÉO DE Laborde. — Je le répète, c'est
infâme! On doit parler avec plus de respect
quand on parle des soutanes. (A Pordre! A
l'ordre I)
M. Victor Hugo. — ...Et qiCil aura mis
un je'suite partout où il n'y aura pas un gendarme t^' !
{Applaudissements répétés a gauche. — Uives dé-
négations sur les bancs de la majorité. )
Uoix a droite, — C'est digne de l'Ambigu
Comique !
M. Victor Hugo. — ... et le gouvernement
du confessionnal,,,^^ {Kéclamations bruyantes et
nombreuses à droite. — OeH épouvantable! A
l'ordre ! a l'ordre '.)
Uoix a droite. — C'est donc l'Église que
vous attaquez maintenant!
M. Denjot. — C'est de la vieille friperie
d'il y a vingt ans !
M. LE Président {s" adressant a l'orateur). —
Mais par ces expressions-là, vous attaquez non
seulement ce que vous appelez le parti clé-
rical, mais la religion elle-même.
M. PiDoux, a l'orateur. — Allez à la Porte
Saint-Martin !
(Plusieurs membres de la droite interpellent
avec vivacité l'orateur; ces interpellations sont
couvertes par les applaudissements de la
gauche. — Aux cris bruyants : À l'ordre! à
l'ordre! partis de la droite, répondent les
bravos répétés de la gauche.)
M. DE Dampierre, de sa place. — Je
demande qu'on rappelle l'orateur à l'ordre.
{Uive agitation.)
M. LÉO DE Laborde. — Il a insulté une
classe de citoyens tout entière.
A gauche. — N'interrompez pas! — À
l'ordre !
M. Victor Hugo. — Je croyais. . .
M. Denjoy. — Vous avez insulté le culte
catholique! {Agitation générale.)
Uoix nombreuses à gauche. — À l'ordre , les
interrupteurs !
M. LE Président. — Si vous continuez à
interrompre, M. Léo de Laborde et M. Den-
joy, je vous rappellerai à l'ordre. J'ai donné à
l'orateur l'avertissement que j'ai cru devoir
'■' Voir page 186. — <*' Voir page 186.
lui donner, en lui disant qu'il employait des
expressions consacrées au culte, et qui impli-
quaient une attaque indirecte contre le culte
même et la religion : je l'ai engagé k s'abstenir
de ces expressions.
M. Desmarest. — Qu'il rétracte ses expres-
sions !
Un membre a gauche, ^adressant au Président.
— Vous avez dit vous-même qu'on ne con-
fessait pas le gouvernement.
M. le Président. — L'Assemblée est par-
tagée en deux camps, voilà ce que je vois.
Les uns applaudissent, les autres critiquent;
il y a un milieu, c'est de laisser parler.
l/a membre. — Maintenez la liberté de la
tribune !
M. LE Président. — La liberté de la tri-
bune a des limites. Il n'y a que les excès qui
n'ont pas de limites, j'y suis accoutumé; mais
je déplore seulement quand je les vois se pro-
duire des deux côtés.
\]n membre a droite, — Il n'y a pas excès de
ce côté-ci!
M. LE Président. — Il y a excès, car il y
a tumulte !
M. Victor Hugo. — Je croyais avoir fait,
et dès les premiers mots, une distinction
comprise de l'Assemblée...
A droite, — AUons donc !
\Jn membre. — C'est une distinction jésui-
tique !
M. Victor Hugo. — Je croyais avoir fait,
dis-je, une distinction comprise de l'Assem-
blée, et j'ajoute applaudie par vous-mêmes,
et le Moniteur le constatera demain... {Inter-
ruption a droite.)
M. LE Président, s' adressant au coté droit, —
Vous voyez bien que le tumulte part de ce
côté-là.
M. Victor Hugo. — Le Moniteur consta-
tera que vous-mêmes, de ce côté (la droite),
avez applaudi à la distinction que j'ai faite en
commençant, entre la religion et le parti
clérical.
A droite, — Mais non ! mais non !
M. LE Président, a l'orateur. — Rap-
prochez-vous du projet de loi.
M. Victor Hugo. — Eh bien. Messieurs,
cette distinction, j'y insiste, et j'ai le droit,
en couvrant de ma vénération l'Église, notre
mère à tous... {Murmures a droite.)
M. Druet-Desvaux. — Ayez plutôt le
courage de l'attaquer!
568
APPENDICE.
U» membre, — Vous l'insultez par vos
éloges !
M. LE Président, se tournant vers la droite,
— Vous prenez le langage de vos adversaires ;
vous insultez l'orateur par vos termes. {Agi-
tation. — Plusieurs membres sie'geant sur les der-
niers bancs de l'extrême droite se lèvent et sortent
de l'enceinte. )
M. LÉO DE Laborde, <7« moment où il va
franchir la porte. — On ne peut pas continuer
\ se laisser outrager ainsi... (IJives réclamations
a gauche. )
M. LE Président. — Je vous rappelle à
Tordre, M. de Laborde. Quel rôle jouez-vous
donc Ik? Voilà un quart d'heure que vous êtes
debout, occupé à interrompre et k haranguer!
Plusieurs membres a gauche, — Rappelez à
l'ordre !
M. le Président. — L'orateur s'est rappelé
lui-même à l'ordre en sortant!
M. Victor Hugo. — Je répète que le parti
clérical est un danger public, c^elt mon droit de
U^lateur, et, au moment où il se présente une loi
a la main, , .
Eh mon Dieu, Messieurs, elt-ce que je vous serais
suSpeB, par hasard ^'^ ?
"Voix nombreuses a droite. — Oui ! oui ! très
suspect! {Exclamations et rires à gauche.)
Un membre. — Beaucoup plus que les mon-
tagnards !
M. Victor Hugo. — Ah! je vous suis
suspect! {Oui ! oui! Beaucoup !) Eh bien, tenez,
je finis par là, il faut s'expliquer sur ce point;
c'est en quelque sorte un fait personnel, et
vous écouterez, je pense, une expHcation que
vous avez vous-mêmes provoquée.
Je vous suis suspect! {Oui! oui!) Et de quoi?
Mais, l'an dernier, à cette tribune, je défen-
dais l'ordre en péril comme je défends aujour-
d'hui la liberté menacée. {Interruption a droite.)
M. LE Président. — Qu'est-ce qu'il y a
de personnel dans ce que dit l'orateur mainte-
nant? Ecoutez donc!
M. Victor Hugo. — Comment! vous
m'avez provoqué à m'expliquer, et vous ne
voulez pas m'écouter! {Parle^:^! parle^!) Je
défendais l'ordre en péril l'an dernier, à cette
tribune, comme je défends aujourd'hui la
liberté menacée, comme je défendrais l'ordre
demain si le danger revenait de ce côté-là. Je
vous suis suspect! Mais, voyons, il faut bien
que je vous rappelle ces faits : vous étais-je
suspect le 23 juin, quand, pour empêcher
l'efiFasion du sang, je marchais aux barricades?
{Exclamations et interruptions diverses à droite.)
M. Peupin. — Il ne s'agit pas de cela; il
s'agit de doctrines morales et religieuses, pas
d'autre chose.
M. Victor Hugo. — Comment est-il
possible qu'il y ait quelqu'un dans cette en-
ceinte qui doute de ma conscience politique?
Je vous parle en honnête homme et non en
agitateur. {Rumeurs a droite.) Je vous suis sus-
pect ! ( Oui ! oui !)
M. le Président. — C'est une longue
personnalité ; gardez vos sentiments pour vous.
— Vous avez eu certainement des torts, mon-
sieur Victor Hugo, quelques expressions pro-
vocantes; mais on s'en est vengé avec usure
sur vous, et on m'a dispensé de rien ajouter,
car on s'est fait justice à soi-même.
Un membre à droite. — Vous n'avez pas assez
fait. Monsieur le Président!
M. LE Président. — Je voudrais bien vous
y voir, interlocuteur! {Kire général.)
M. Victor Hugo. — Messieurs, je n'in-
siste pas; je suis de ceux qui ont eu le bon-
heur de rendre, dans des temps difficiles, dans
un passé récent, quelques services obscurs à
la cause de l'ordre... {Nouvelles rumeurs a
droite. )
Un membre. — Où ?
M. Victor Hugo. — On a pu les oublier,
vous les avez oubliés; je ne les rappelle pas;
mais j'ai le droit de m'appuyer sur ce passé
au moment où je parle.
Un membre, — Il n'existe pas !
M. Victor Hugo. — Eh bien, appuyé
sur ce passé, sur ce passé tout récent, yV vous
le déclare, dans ma conviction. . .
f Voir page 186.
La Déportation.
j avril 1850.
...On ne fait cas que de ces hommes positifs,
qui ne sont aprh tout que des hommes négatifs (*'.
Une voix. — Quel pathos !
M. Victor Hugo. — Mais qu'une révo-
lution survienne, les hommes d'affaires, les
gens habiles ne sont plus que des nains...
{Sourires à droite.)
'■' Voir page 190.
EXTRAITS DU MONITEUR.
569
M. Boissré. • — Et les imbéciles sont des
géants ! {Hilarité brujanle et prolonge. — Trh
bien! trh bien! — Assentiment marque' à droite.)
M. Victor Hugo. — Mais qu'une révo-
lution survienne. . . les faits matériels tombent,
et les idées qu'on raillait, qu'on dédaignait,
grandissent tout à coup d'une grandeur déme-
surée et imprévue... (Interruption.)
M. LE Président, se tournant vers la droite.
— Silence donc. Messieurs, vous n'êtes pas
chargés d'interrompre à chaque phrase. Voilà
comment on rend les séances violentes, c'est
toujours par ces concerts d'interruptions.
M. Victor Hugo. — Je laisse la sagesse
de la grande majorité de l'Assemblée juge de
cette nature et de ce système d'interruptions
et je continue Oelt ainsij par cette soudaine
force.
M. Victor Hugo. — ... eussie^vom bâti
•vos iniquités en granit, a chaux et a ciment. ..(*).
{Oh! oh! — Kires à droite.) Ne vous pressez
pas tant de rire, messieurs, vous riez des pa-
roles mêmes de l'Écriture; j'ai eu tort de ne
pas vous prévenir. Eh bien, je répète (main-
tenant que je vous ai prévenus, vous ne rirez
plus), je répète et je le dis pour tous les par-
tis : Eussie^vous bâti. . .
Uoilh un homme que le tribunal Spe'cial a con-
damné. . . (^^
M. LE Président. — Le droit commun !
M. Baze. — Il n'y a pas de tribunaux
spéciaux. Vous dénaturez tout.
M. Victor Hugo. — Cet homme, un
arrêt de déportation vous le livre. . . ce crimi-
nel, selon les uns, ce héros, selon les autres. . .
{Uives interruptions a droite et au centre.)
M. LE Président. — Héros selon ses com-
plices! {Bruit.)
Un membre a droite. — Vous ne devriez pas
souffrir ces paroles-là. Monsieur le Président!
M. LE Président. — J'ai déjà répondu et
je réponds : Criminel selon la loi, héros selon
ses complices. ( Trh bien ! trh bien ! — Cris a
gauche : Et Boulogne! et Strasbourg! et le
maréchal Ney ! )
M. Victor Hugo. — Je ne veux pas
combattre notre honorable président, mais
pour moi le maréchal Ney, déclaré criminel
par la justice politique en 181 j, est un héros,
'"' Voir page 192. — ''' Voir page 195.
et je ne suis pas son complice. {Uive appro-
bation à gauche. )
Uoix à droite. — Il était un héros avant !
M. Lacaze. — Ce n'est pas pour ses faits
héroïques qu'il a été condamné !
M. de la Moskowa. — Le maréchal Ney
a été assassiné, il n'a pas été jugé.
M. Victor Hugo. — Je reprends. Voilà un
homme qu'un arrêt de déportation vous a
livré; cet homme, ce condamné, vous le
saisissez... Vous le tenez là seul, en proie à
lui-même... à ses remords...
M. le Président. — Et la justice!
M. DE RanÉe. — Jetez le Code pénal au
feu bien vite !
M. AuDREN DE Kerdrel. — Dc l'huma-
nité pour des tigres!
M. Victor Hugo. — Je reprends, mes-
sieurs; vous allez voir à quel point cette inter-
ruption est puérile. Vous tenez là, seul, en
proie à lui-même. . . ^Vous tenez cet homme
là...
M. Heurtrier. — Ce n'est pas la loi
actuelle.
M. Baroche, miniffre de l'Intérieur. — Ce
n'est pas la loi actuelle. Vous n'avez pas lu le
Code pénal dont vous parlez.
M. Victor Hugo. — Quand vous aurez
désigné un lieu pour la déportation, vous
exécuterez la loi actuelle dans les termes que
voici. Si vous vouliez me laisser achever,
monsieur Baroche, comme je faisais l'autre
jour pour vous, tout en ayant bonne envie de
vous interrompre {on rit), vous verriez que
j'ai raison.
M. RouHER, miniltre de la Julliee. — Il était
dans le vrai et vous n'y êtes pas !
M. Victor Hugo. — Je dis ce que le
Code pénal vous autorise à faire, et tout à
l'heure je dirai ce que vous voulez ajouter au
Code. Le Code pénal vous autorise à faire ce
que je viens de dire. {Oui! — Non!) Nous
sommes d'accord.,.
IJous ne save^ pas voui-mêmes si c^elt un cachot
ou si c'en un tombeau ^^^ .'
M. AuDREN DE Kerdrel. — Ni l'un ni
l'autre.
M. Emmanuel Arago. — Vous verrez !
M. AuDREN DE Kerdrel. — Ah! nous
verrons !
'*' Voir page 194.
570
APPENDICE.
Une voix à gauche. — C'est bien possible!
(Rires!)
M. Victor Hugo. — Z^ous 'uoule^ que^
lentement. . .
Ah ! e'eff monifrueux t^' /
Une voix à gauche, — C'est modéré !
Un membre a droite. — Et les victimes que
cet homme a faites !
M. Victor Hugo. — Je protefle d'avance. . .
. , . le jour oh Phomme-Dieu a subi la peine de
mortj il Va abolie (^' .' {Uive approbation a gauche.
— Rumeurs a droite.)
Uoix diverses. — C'est un scandale! c'est
une profanation!
M. Emmanuel Arago. — Il serait encore
crucifié aujourd'hui! {Aviation.)
Une voix a droite. — Par vous.
M. Victor Hugo. — J'explique ma pensée.
Le jour oh. l'homme-Dieu a subi la peine de
mort, il l'a abolie, car... {A droite : Asse^!
asse^!) Car il a fait voir ^ue la foUe juSîice hu-
maine. . .
... et le geôlier de cette tombe^^'^ ? {Exclamations
à droite. — A gauche : Trh bien! tiès bien!)
Uoix a droite : Portez cela à la Porte Saint-
Martin !
M. Victor Hugo. — ...ha tyrannie d'une
âme méchante et basse (*' ? {Exclamations a droite.)
Un membre a gauche. — Et Sainte-Hélène?
M. Victor Hugo. — Sachez-le, vous qui
m'interrompez, les Sainte-Hélène produisent les
Hudson Lowe.
...Et cette proflituée qu'on appelle la raison
d'état^^\ {Applaudissements répétés à gauche. —
Un fpedateur, place dans les tribunes publiques^
applaudit. )
M. LE Président. — J'invite les tribunes
à s'abstenir.
. . . Il fermait la porte des révolutions (*'.
M. Prudhomme. — Et le 23 juin, c'était
de la clémence!
M. Victor Hugo. — Et save'^vous ce que
vous faites si vous décrète^ les vengeances ? Uous
la rouvre'z, { Murmures h droite. )
''' Voir page 194. — ''' Voir page 195. —
- '" " • ' _(») Voir
''' Voir page 196. — '*' Voir page 196
- m Voir n^of Tr>8.
pagc 198. — '"' Voir page 198.
Une voix à droite. — Quel abus de la pa-
role !
U oyons, pour qui faites-vous cette loi ? Le save^
vous '^' ?
ZJoix à droite. — Ah voilà !
Une autre voix à droite. — Elle est faite pour
tout le monde.
M. Victor Hugo. — Messieurs de la ma-
jorité, vous l'emportez en ce moment, vous
êtes les plus forts; mais êtes-vous sûrs de l'être
toujours ?
M. AuDREN DE Kerdrel. — Non, si on
nous déserte comme vous nous avez désertés.
M. Victor Hugo. — ... le glaive de la
pénalité politique n'appartient pas k la justice,
il appartient au hasard. {Uives réclamations à
droite.) Il passe au vainqueur avec la fortune.
M. LE Président. — Vous niez la justice
du pays, et vous oubliez que, sous la Répu-
blique, la justice se rend au nom du peuple
français; ou il n'y en a pas, ou il y a celle-là.
La plus grande attaque et le plus grand péril
qu'on puisse faire subir à une République,
c'est de nier, sous ce gouvernement, la puis-
sance des autorités et des pouvoirs qui sont
reconnus sous tous les autres gouvernements.
{Rumeurs a gauche. — Uive approbation à droite.)
M. Victor Hugo. — Messieurs, je fais
appel à vos souvenirs, et je n'éveillerai aucune
susceptibilité en vous disant que, dans des
temps qui ne sont pas éloignés de nous, et
qui font partie de l'histoire de nos pères, le
glaive de la pénalité politique n'appartenait
pas à la justice. . . Chaque parti semblait des-
tiné tour à tour à le tenir dans ses mains ou à
le sentir sur sa tête^^K {Rumeurs à droite.) Pouvez-
vous nier l'histoire.-* Je viens de la rappeler
fidèlement.
A droite. — 93 !
M. Victor Hugo. — Eh bien. Messieurs,
quand vous combinez, je m'adresse aux au-
teurs de la loi, quand vous combinez une de
ces lois de répression exagérée que les partis
victorieux, dans l'entraînement de leur
triomphe et dans la bonne foi de leur fana-
tisme, appellent lois de justice, ne vous
sentez-vous pas imprudents en vous-mêmes
d'aggraver les peines et de multiplier les
rigueurs? Eh! mon Dieu! nous vivons dans
des temps troubles ; ce n'est offenser personne
que de se préoccuper de l'avenir. Les vertus
C Voir page 198. — '^' Voir page 198.
EXTRAITS DU MONITEUR.
571
les plijs hautes, les caractères les plus purs,
les dévouements les plus éprouvés ne sont
pas à l'abri de ces coups de foudre. Cette loi
que vous faites est une loi redoutable. . . savez-
vous qui je défends contre vous.'' c'est vous!
{R/res ironiques à droite.)
Uoix à droite. — Merci! Mais ne prenez
pas tant de peine !
M. ^Victor Hugo. — Oui, c'est votre
prudence que j'invoque, c'est votre modé-
ration que je veux éveiller. Au fond de
vos consciences, en vous interrogeant vous-
mêmes, vous ne pouvez pas savoir... ce que
votre propre loi 'fera de vous. {Nouvelle inter-
ruption.) Mon Dieu! vous fermez les yeux à
l'avenir, les fermerez-vous au passé ? (Rumeurs
et proteHations à droite.)
M. VÉsiN. — C'est un appel à la peur !
"Uoix nombreuses. — Nous n'y céderons pas !
M. Victor Hugo. — Vous vous récriez de
ce côté; vous ne croyez pas \ mes paroles.
Une uoix a droite. — On les qualifie.
. . . Charles X aurait pu l'appliquer à
M. ThierSj et houh-Philippe a M. Odilon
Barrot^^\ {Bravos et applaudissements a gauche.).
M. ChÉgarat. — Il ne vous convient pas
d'injurier Louis-Philippe qui vous a nommé
pair de France.
M. Odilon Barrot, de sa place. — J'ai
défendu ce gouvernement, je n'ai pas con-
spiré.
M. LE Président. — Vous supposez qu'il
était criminel.
M. Odilon Barrot. — M. Victor Hugo,
en me nommant, m'a donné le droit de ré-
pondre deux mots; il est trop juste pour ne
pas me le permettre. {Rumeurs à gauche.) Si je
m'honore de quelque chose dans ma carrière
politique, c'est de n'avoir jamais conspiré
contre aucun gouvernement. {Marques très
"vives d^ approbation sur les bancs de la majorité.)
C'est d'avoir défendu jusqu'au bout et le der-
nier la constitution de mon pays. Si vous
appelez cela un attentat, et s'il y avait un
gouvernement au monde, fût-ce celui de vos
amis, qui punît le respect et la défense des
lois comme un attentat, ce parti serait d'avance
jugé, et vous seriez bien malheureux de lui
appartenir. {Marques nombreuses S approbation et
applaudissements. — Rires ironiques a gauche. )
''' Voir page 199.
Vne uoix a droite. — Et pendant qu'il dé-
fendait la Constitution, M. Victor Hugo
chantait le duc de Bordeaux.
M. Ducoux, au milieu du bruit. — C'est
Jupiter faisant de la bouillie !
M. Victor Hugo. — L'honorable M. Odi-
lon Barrot, dont personne plus que moi n'ap-
précie le noble caractère... {Oh! oh! — RJres
prolonges sur les bancs de la majorité'. )
Uoix diverses a droite. — Il est bien temps !
c'est trop tard! {A gauche : Parle^! parleur!)
M. Victor Hugo. — L'honorable M. Odi-
lon Barrot s'est mépris sur le sens de mes
paroles. Quand j'ai parlé d'une justice qui
aurait pu l'atteindre, j'ai parlé d'une justice
injuste. {Explosion de rires à droite. — Bruit pro-
longe'. )
IJoix diverses a droite. — Ah ! ah ! ^ — Il n'y
a qu'une justice! — C'est une véritable dé-
faite d'Escobar!
M. Victor Hugo. — Je répète que je
parle d'une justice injuste; c'est la justice des
partis.
Uoix diverses. — Allons donc ! allons donc !
Mais vous oubliez que c'était de la justice de
vos amis que vous parliez !
M. Victor Hugo. — Messieurs, quand je
vous parle des revanches possibles de la deSiinée. . .
. . . Faites des lois de proscription maintenant^^H
Une uoix. — Il paraît que cela porte bon-
heur. {On rit.)
M. Victor Hugo. — Messieurs, l'inno-
vation pénale qu'on vous propose, la réclu-
sion aggravant la déportation, est mauvaise.
Uous la repoutsere^.
...Et il frappe avec cette loi ceux qui l'ont
faite ^^\ {Approbation à gauche.)
Uoix diverses à droite. — C'est la suite du
même système d'intimidation! — Vous ne
nous faites pas peur! — C'est le meilleur
moyen de faire passer la loi!
M. Victor Hugo. — Un dernier mot. . .
Les uieiUards qui demandent des asiles^^K,.
{Interruptions diverses à droite.)
Quelques uoix. — Pour cela il faut de la
tranquiUité ! — Il faut que le pays ne soit pas
agité !
''' Voir page 200.
''' Voir page 201.
— '*' Voir page 200. —
572
APPENDICE.
M. Victor Hugo. — Le peuple qui de-
mande du paifij la France qui demande de la
gloire !
Le suffrage universel.
21 mai 1850.
...Je chercherai toutes les occoiions de la glorifier
dans ce qu'elle a fait de magnanime et de beau, ..(•'.
M. DE MoRNAY. — Vous avez glorifié de
même la monarchie!
. . . C'était la sagesse des grands hommes d'état
de ce temps-la j qui sont, du reBe, les mêmes que
ceux de ce temps-ci, . . {Kires approhatifs a gauche.)
"Voix a droite, — Vous étiez de ces grands
hommes-là k la Chambre des pairs !
... Et de lui dire : Vote ! ne te hats plus t^) .' {Ap-
plaudissements sur quelques bancs de la gauche. )
Uoix a droite. — Il avait bien compris cela
au mois de juin !
... Il en sort avec le regard d'un souverain (').
{Applaudissements a gauche. — Rotj a droite. —
Agitation prolongée.) Messieurs , il m'est impos-
sible de ne pas faire remarquer une chose;
c'est que cette nature d'interruptions, d'inter-
ruptions calculées et systématiques... (Vives
dénégations a droite.)
A gauche, — C'est vrai !
M. Charles Dain. — Ajoutez : et indé-
centes!
M. Victor Hugo. — Cette nature d'inter-
ruptions, qui n'a pas d'autre but que de dé-
concerter la pensée de l'orateur... {Nouvelles
dénégations a droite, )
M. LE Président. — Vous savez bien qu'on
n'y réussirait pas.
M. Victor Hugo. — ... Cette nature
d'interruptions qui n'a pas d'autre but que de
lui ôter la liberté d'esprit, ne pouvant lui ôter
la liberté de la parole, n'est pas un jeu digne
d'une grande Assemblée. {A gauche : Très
bien! très bien!) Quant à moi, en présence de
ces interruptions, que je ne qualifie pas, que
je laisse à l'opinion publique le soin d'ap-
précier. . .
M. le Président. — Vous n'avez pas été
interrompu, je dois le constater.
M. Bac. — L'Assemblée a manqué de
'■' Voir page 202. — '"' Voir page 203. — ''' Voir
page 20J.
dignité en interrompant comme elle l'a fait.
M. Victor Hugo. — En présence de cette
nature d'interruptions, dis-je, je mets le droit
de l'orateur sous la sauvegarde de la vraie
majorité, de la majorité des esprits honnêtes
et justes, qui sont toujours, j'en suis con-
vaincu, les plus nombreux dans l'Assemblée
des élus d'un grand peuple.
Voix a droite. — Il n'y a pas de doute !
M. Victor Hugo. — Je continue. Mes-
sieurs. J'énumérais devant vous les effets du
suffrage universel, et je vous disais : QueB-ce
tout cela ? C'eli la fin de la violence. . .
. . . C'eH parce qu'il a plu au peuple j après
avoir nommé qui 'vous voulie'Tj ce que vous avie'T
trouvé fort bon. . . '•^K
Une voix a droite. — Vous, par exemple.
M. Victor Hugo. — De nommer qui vous
ne voulieitas.
A gauche avec force. — À l'ordre, l'inter-
rupteur !
M. Bac, a M. ViHor Hugo. — Méprisez
l'interruption et n'y répondez pas, c'est trop
grossier.
Voix a l'extrême gauche. — L'interrupteur a
manqué à l'Assemblée; Monsieur le Président,
rappelez-le à l'ordre!
M. LE Président. — Vous faites vingt fois
plus de bruit que cela ne mérite. {C'eB vrai!)
Le peuple calme j c'efl l'avenir sauvé ^'^\ Le
peuple sait cela.
M. Bac. — C'est le suffrage universel con-
solidé malgré eux.
... A la simple résidence j décrétée par l'Assem-
blée conliituante, cette loi met sournoisement le
domicile. . .'^'. {Réclamations au banc de la Commis-
sion.) — Comment, sournoisement.''
M. LÉON Faucher. — C'est très ouverte-
ment.
M. Victor Hugo. — Vous savez très bien
que la résidence et le domicile sont deux faits
légaux très différents. Je continue. Où il y
avait six mois, elle écrit trois années, et elle
dit : c'est la même chose.
Au banc de la Commission. — Mais non, du
tout.
Du fils au père W. . . {Exclamations,)
Voix à droite ironiquement, — Quel malheur !
f Voir page 206. — '*' Voir page 209. —
l'i Voir page 209. ''' Voir page 210.
EXTRAITS DU MONITEUR.
573
Uoix à gauche. — C'est l'antagonisme dans
la famille !
M. Victor Hugo. — Elle crée ainsi. . . etj
chose coupable j entre le phe et le fils. {Oh! oh!
Allons donc! — A l'extrême gauche : Oui! oui!
ceff 'vrai !)
M. Bac. — C'est la guerre de famille
organisée !
Ce droit imperdable, inaliénable, essentiel, per-
sonnel, sacré, xiivant...^^^. {Exclamations ironiques
a droite.) Le Moniteur constatera que, sur ces
paroles, on a ri de ce côté.
A droite. — Oui ! oui !
M. Taschereau. — Nous le lui recom-
mandons bien !
M. Mortimer-Ternaux. — Nous avons
ri à la septième épithète !
M. Victor Hugo. — Ce droit, dis-je, ce
droit personnel. . .
Entre autres celle des artistes dramatiques. . .'■''.
{Hilarité bruyante à droite.)
M. Taschereau. — Tous les comédiens
ne sont pas au théâtre.
M. ViCTO HuGOR. — Ici encore le Moni-
teur constatera... {A droite : Oui! oui!) Ici
encore le Moniteur constatera {Oui! oui! —
Bravos ironiques) que quand j'ai nommé toute
une classe de citoyens, ce côté a ri. {A droite :
Oui! oui!)
M. LE Président. — N'interrompez pas!
M. Emmanuel Arago. — C'est l'excom-
munication politique.
...De telle sorte que si Uoltaire vivait... ^^h
{Interruption prolongée.)
M. DE TiNGUY. — Il aurait ri avec nous.
Voltaire.
Uoix a gauche. — Béranger ne serait pas
électeur.
Autre voix. — Ni Michel Chevalier non
plus.
M. Victor Hugo. — Je ne veux pas nom-
mer des vivants... ferait certainement con-
damner Voltaire, pour offense k la morale
publique et religieuse . . .
A droite. — Mais oui! — Il l'aurait bien
mérité !
M. Victor Hugo. — Oui, n'est-ce pas?
'•' Voir page 210.
'*' Voir page 210.
— W Voir page 210. —
Eh bien, voici la conséquence de la loi acceptée
par ce côté de l'Assemblée {la droite), vous
auriez sur la liste d'indignité le repris de justice
Voltaire. {Agitation.)
A droite. — Pourquoi pas.**
Mais f affirme que c'eli Escobar qui l'a baptisée (').
{Acclamations et applaudissements répétés a gauche.
— A droite, ironiquement : Bis !)
M. LE Président. — Le Moniteur constatera
aussi ces applaudissements.
. . , Uoler la souveraineté dans la poche du fiible
et du pauvre. . .(*' {Interruption à droite. — Applau-
dissements a gauche.)
Uoix diverses a droite. — Vous répétez ce
qu'a dit M. Lagrange ! — Vous le volez !
RÉpLiqyE À M. DE Montalembert.
23 mai i8jo
(»).
M. Victor Hugo — M. le Président, je
demande la parole pour un fait personne l^'^h
M. LE Président. — La parole est à
M. Victor Hugo pour un fait personnel.
M. Victor Hugo. — Messieurs, l'Assem-
blée s'apercevra, dès les premiers mots que je
prononcerai... {De plusieurs bancs : On n'entend
pas.) L'Assemblée s'apercevra, dès les premiers
mots que je prononcerai, que j'ai une peine
extrême à parler. {Kumeurs à droite. — A
gauche : C'efi indécent !)
M. LE Président. — Écoutez donc !
M. Victor Hugo. — J'ai été hier violem-
ment attaqué. Je suis dans la position de
l'homme qui vient se défendre; je ne demande
à la majorité d'autre faveur que son silence.
Et je vais purement et simplement aufait^^^.
•'' Voir page 211. — '*' Voir page 213. —
'*' M. de Montalembert avait, dans son dis-
cours du 22 mai, parle «de ces hommes dont la
vie a été une attaque permanente aux pouvoirs
établis. Je ne dirais pas cela pour M. Victor
Hugo s'il était ici, car s'il était ici pour m'cn-
tendre, je lui rappellerais les antécédents de sa
vie , toutes les causes qu'il a chantées , toutes les
causes qu'il a flattées, toutes les causes qu'il a
reniées. Mais il n'est plus ici. C'est une vieille
habitude chez lui ! Comme il se dérobe au service
des causes vaincues, il se dérobe aussi aux repré-
sailles qu'on a le droit d'exercer sur lui». {Kires.)
— (*) Voir page 214. — ''' Voir page 214.
574
APPENDICE.
Fltuieurs membres. — Ah! ah! votre voix
revient.
M. Victor Hugo. — L'honorable M. Jules
de Lastejrie a dit, et les deux orateurs qui lui
ont succédé ont répété après lui, avec des
formes variées, mais je prends le fond de ce
qui a été dit, et je cite les propres paroles de
M. de Lasteyrie, je vais arriver tout à l'heure
à M. de Montalembert. . . {Nouvelles interrup-
tions a droite.) L'honorable M. de Lasteyrie a
dit que j'avais été le panégyriste de plus d'un
pouvoir, et que par conséquent mes opinions
étaient mobiles, et que j'étais aujourd'hui en
contradiction avec moi-même; je crois que
c'est bien le sens de ses paroles.
M. Jules de Lasteyrie. — Je n'ai pas dit
que vous fussiez en contradiction avec vous-
même !
M. Victor Hugo. — C'est également le
sens des paroles des deux orateurs qui lui ont
succédé. Messieurs, si les honorables orateurs
ont prétendu faire allusion à des vers monar-
chiques, inspirés, je le déclare, par le senti-
ment le plus candide et le plus pur, que j'ai
faits dans mon adolescence, dans mon en-
fance, quelques-uns avant quinze ans...
{Interruption. — K.ires et chuchotements sur les
bancs de la majorité. )
Un membre de l'extrême gauche s'adressant à la
droite. — Combien en avez-vous servi, vous,
de gouvernements ?
M. Victor Hugo. — Si c'est à cela que
ces honorables orateurs ont prétendu faire
allusion, ce n'est qu'une puérilité; je n'y
réponds pas. {Nouveaux rires sur les bancs de la
majorité. )
M. LE PRESIDENT. — ÉcOUtCZ doUc!
M. Victor Hugo, se tournant vers M. le pré-
sident, — Vous le voyez, M. le président, je
suis sans cesse interrompu. Faites exécuter le
règlement.
M. LE PRESIDENT. — Le règlement ne peut
pas me donner la force d'empêcher de rire.
M. Victor Hugo. — Mais si c'est aux
opinions de l'homme qu'ils s'adressent et non
à celles de l'enfant . . . ( Nouvelles interruptions à
a droite.)
... Si 'VOUS recule^ devant ce défi. ..(''. {Oh]
oh ! Réclamations bruyantes a droite. — A. gauche :
Très bien ! très bien !) Nous verrons !
'■' Voir page Hj.
M. DE LA MûSKOWA. — Vous avcz le droit
de le dire, vous avez le droit d'employer ces
expressions.
M. LE Président. — C'est à M. de Mon-
talembert qu'il faut adresser cela ; l'Assemblée
n'est pas obligée de lire vos œuvres pour savoir
s'il y a quelque chose k vous reprocher.
M. DE LA MosKOWA. — C'est aussi k M. de
Montalembert que l'orateur s'adresse.
M. DE MoRNAY. — Je demande la parole
si c'est un défi.
Un membre. — Et la loi électorale !
M. Victor Hugo. — Maintenant, dis-je,
si ce défi n'est pas relevé... {Kumeurs à droite.)
S'il n'est pas accepté, si les adversaires reculent
devant ce défi. . .
A droite. — Allons donc !
M. ScHŒLCHER. — Rappelez donc au
silence, monsieur le Président!
M. Victor Hugo. — Je déclare, et je le
dis une fois pour toutes Et zious verre-^
si je suis absent,
M. DE Montalembert. — ... Depuis le
jour o^i j'ai vu l'honorable M. Victor Hugo,
après son discours sur l'expédition de Rome,
disparaître pendant la réponse que je lui
adressais, pour revenir trois mois après avec
un discours longuement étudié ('), {Brujants
applaudissements à droite.) depuis ce jour-lâ, je
ne pensais pas qu'il fût nécessaire de prendre
au sérieux son opposition. . . (Kumeurs à gauche.)
Mais lorsque je l'ai vu recommencer cette
manoeuvre avant-hier, après un discours qui
avait légitimement indigné la majorité...
{Réclamations a gauche. — A droite : Oui! oui!)
M. Legros-Devot. — Et toute la France.
M. Noël Parfait, à M. de Montalembert.
— C'est le vôtre qui a indigné la France.
M. DE Montalembert. — Votre France,
soit ! pas la mienne ! pas la nôtre ! Après cette
répétition de son ancienne manœuvre, je n'ai
pas pu m'empêcher de lui adresser, toujours
'■' Après son discours sur l'expédition de Rome,
19 octobre 1849, Victor Hugo s'cuit absenté un
moment; revenu pendant la réponse de Monta-
lembert, il avait, tout de suite après, demandé
la parole; mais le Président, fort à propos pour
M. de Montalembert, avait levé la séance. Le
lendemain 20 octobre (et non trois mois après),
Victor Hugo prononçait la Réponse à M, de
Montalembert, (Voir ^pagc 176.)
EXTRAITS DU MONITEUR.
575
en son absence volontaire et prolongée, l'allu-
sion qu'il vient de relever tout à l'heure.
... Je relève ce défi. Il a d'abord chanté,
pour ne pas dire flatté, la restauration; il a
chanté la naissance et le baptême de M. le
duc de Bordeaux; il a chanté le sacre de
Charles X : il s'en défend aujourd'hui. . .
M. Victor Hugo. — Du tout!
M. DE MoNTALEMBERT. — Commc ayant
été trop candide et trop jeune. {Rires prolonges
à droite.)
M. Victor Hugo, de sa place. — Je fais
réimprimer tous les six mois les vers dont vous
parlez.
Un membre. — M. Hugo plaide le défaut
de discernement comme en police correction-
nelle!
M. DE MoNTALEMBERT. — Aussitôt après
la révolution de juillet, comme pour racheter
cette faute de jeunesse, il a chanté les obsèques
des héros de juillet, et cela le lendemain de
la chute du roi Charles X.
M. Victor Hugo. — Je vous défie de
citer les vers dont vous parlez , M. de Monta-
lembert.
M. DE MoNTALEMBERT. Mais je
laisse là sa poésie, je ne m'occupe que de
sa prose, et de sa prose à ces tribunes, qu'il
a invoquée tout k l'heure Ivii-même. Oui,
je n'ai pas pu me défendre d'tm mouve-
ment d'indignation, quand je me suis sou-
venu d'avoir entendu moi-même, en pleine
cour des pairs, adresser par lui au roi Louis-
Philippe les paroles les plus adulatrices qui
aient jamais frappé mes oreilles... (Rires
approhatifs sur les bancs de la majorité') et qu'en-
suite, deux ans après, à cette même tribune
oi je parle, et où il parlait tout à l'heure, il
est venu à l'Assemblée constituante féliciter
le peuple de Paris d'avoir brûlé le trône où
siégeait ce vieux roi naguère adulé, et d'où
était descendu sur lui le brevet de pair de
France. ÇVive approbation et lon^ applaudisse-
ments (i droite.)
M. Victor Hugo. — Cela n'est pas vrai.
M. Changarnier. — Très bien! très bien!
tous les hommes de cœur sont avec vous,
M. de Montalembert, faites justice!
M. Druet-Desvaux. — Elle sera ratifiée
par le pays!
M. DE Montalembert. — ... Vous trou-
verez dans son langage toujours les mêmes
formules, mais toujours adressées à des objets
difiFérents. . . Eh bien , voici ce que je lui pré-
dis : Si jamais il s'élève, comme je le redoute,
dans ce pays-ci, sur les ruines de la liberté
déshonorée et dégradée par le parti auquel
s'est rallié M. Hugo, si jamais il s'élève un
despotisme quelconque, il sera le premier à le
flatter, il essayera de faire respirer à ce despo-
tisme futur cet encens qu'il offre aujourd'hui
à l'ouvrier et qu'il a fait déjà respirer à deux
dynasties '•'. ( Trh bien ! très bien ! — Des applau-
dissements éclatent a trois reprises sur les bancs de
la majorité.)
M. Victor Hugo. — J'avais demandé à
l'honorable M. de Montalembert des faits et
non des mots; je l'avais défié et je le défie
encore... {Exclamations h droite.)
M. LE Président. — Écoutez la réponse!
Chacun a applaudi son orateur; mais tous
doivent écouter les répliques.
M. Victor Hugo. — Je l'avais défié et je
le défie encore, non pas de faire des phrases,
mais de faire des citations textuelles : qu'il
l'entende bien. Quant à moi, voici un défi que
je lui adresse : C'est de faire imprimer sa pro-
clamation aux électeurs après la révolution de
1848 en regard de la mienne. Je l'en défie, et
nous verrons s'il le fait! Que M. de Monta-
lembert remarque bien que je l'ai défié ; nous
verrons s'il accepte ce défi et s'il s'y rend.
M. DE Montalembert. — Allons donc!
elle est imprimée partout; la Presse l'a récem-
ment reproduite; je n'ai pas un mot à y
changer.
M. Victor Hugo. — L'honorable M. de
Montalembert a fait une chose étrange, et je
ne m'en plains pas : il a cité des paroles qu'il
dit m'avoir entendu prononcer dans les déli-
bérations secrètes d'un tribunal. Je vous laisse
à juger quelle confiance on peut ajouter dans
la conscience d'un tel juge. {Bravos a gauche.
— Rumeurs a droite.)
Eh bien, puisque l'honorable M. de Mon-
talembert m'a donné une occasion que je ne
cherchais pas, puisqu'il a soulevé un voile que
je ne me serais pas cru le droit de soulever,
je vais dire à cette Assemblée comment,
pourquoi et dans quel but j'ai prononcé les
paroles dont M. de Montalembert a gardé un
assez infidèle souvenir.
'"' A cette prédiction, dix-neuf ans d'exil ont
répondu. {Note de l'éditeur.)
576
APPENDICE.
Il s'agissait de juger un homme ('^ qui avait
commis un attentat sur la personne du roi
Louis-Philippe ; je voulais sauver la tête de cet
homme; je ne tromperai les souvenirs d'aucun
membre de la cour des pairs en disant que
nous n'étions que trois qui voulussions sauver
la tête de cet homme. . .
Uoix a droite, — De cet assassin !
M. LE Président. — Vous révélez les déli-
bérations de la cour! {K/elamations à gauche.)
M. Victor Hugo. — Je ne suis donc pas
libre k cette tribune ?
Uoix diverses. — L'orateur est dans son
droit! — M. de Montalembert a commencé!
M. Victor Hugo. — Et à cette occasion,
messieurs. . . {Interruptions diverses, )
Une voix au fond de la salle. — Où est donc
la loi?
M. Victor Hugo. — J'étais donc (je puis
révéler ceci) un pair qui voulais sauver la tête
de cet homme...
Un membre a droite, — Dites de cet assassin !
M. Victor Hugo. — Et, à cette occasion,
j'adressai k la cour une allocution où je la
suppliai d'épargner ce malheureux, et où je
lui dis que le cœur du roi Louis-Philippe lui
saurait gré de le devancer dans cet acte de
clémence. Voilà ce que j'ai dit.
M. DE Montalembert. — Non, ce n'est
pas ça le moins du monde!
M. le Président. — Monsieur de Monta-
lembert, n'allez pas non plus plus loin; c'est
de la chambre du conseil, cela ne doit pas
être révélé. {Interruptions bruyantes,)
M. Victor Hugo. — Je profite de la porte
qui m'est ouverte. {A l'extrême gauche : Parle^!
parle^!)
M. LE Président, s' adressant aux membres de
l'extrême gauche, — Je sais bien que vous ne
reculez devant aucune indiscrétion, et que
vous les excitez; mais, moi, je dois les calmer,
si je peux. {Assentiment a droite, — déclama-
tions a gauche,) Je dis à M. Victor Hugo qui
a été juge : Respectez les secrets de la chambre
du conseil.
Voilk mon devoir.
M. Victor Hugo. — C'est incroyable!
M. le Président. — M. de Montalembert
n'a révélé aucun vote et n'a rien dit de la
chambre du conseil.
''' Lccomtc. Voir Choses vues, édition de l'Im-
primerie nationale , tome I.
M. Napoléon Bonaparte. — Il est hon-
teux de rappeler les arrêts de la cour des pairs;
ils ont été flétris par le peuple. {Uive affta-
tion. )
M. de Heeckeren. — C'est le candidat
manqué de la Chambre des pairs qui réclame
en ce moment.
M. Victor Hugo. — J'atteste les souvenirs
de l'Assemblée, ceux de M. de Montalembert
lui-même, afin que ceci se retroiTve dans le
Moniteur, que M. de Montalembert a dit :
En cour des pairs... {Dénégations a droite. —
A gauche : Oui! oui!) J'atteste les souvenirs
unanimes de l'Assemblée et les siens. Main-
tenant, cette porte qu'il avait imprudemment,
indiscrètement ouverte, je la referme. Je
pourrais aussi exercer quelques représailles, je
ne le ferai pas, et voici ce qui me reste à dire
k M. de Montalembert. Il m'a accusé hier,
et dans le parti auquel il appartient, on
m'accuse volontiers d'avoir, comme on dit,
déserté le camp de l'ordre. Messieurs, je n'ai,
je le dis k M. de Montalembert, je n'ai jamais
été, il le sait bien, dans le même camp que
lui.
M. DE Montalembert. — Vous avez été
nommé k Paris.
M. Victor Hugo. — Et vous ne l'avez
pas été. C'est précisément ce que je dis.
M. LE Président. — N'interrompez pas,
M. de Montalembert.
Uoix a gauche, — Obtenez donc le silence,
M. le Président.
M. LE Président. — Mais, messieurs, vous
n'entendez donc pas que j'ai dit k l'interrup-
teur de se taire.
L,a même 'voix a gauche. — Vous ne l'avez
pas dit assez haut.
M. LE Président. — Donnez-moi donc un
porte-voix au milieu de toutes vos clameurs!
M. Victor Hugo. — Quoi! on m'accuse
d'être un transfuge; mais, messieurs, alors je
serais une étrange espèce de transfuge, et qu'il
faudrait encourager, un transfuge qui passe
du camp des vainqueurs dans le camp des
vaincus. Mais non, je ne suis pas un transfuge,
je suis un homme d'ordre qui voit devant lui
la réaction, c'est-k-dire le désordre, et qui le
combat; je suis un homme de liberté qui voit
devant lui les hommes de servitude, et qui
les combat. {Approbation a gauche, — il/rer a
droite et au centre.)
EXTRAITS DU MONITEUR.
577
Une voix a droite. — Gardez cela pour
vous.
M. Victor Hugo. — Que faisais-je dans
l'Assemblée constituante, et que faisait M. de
Montalembert? Je défendais la liberté de la
presse pendant qu'il se taisait, je réclamais la
levée de l'état de siège pendant qu'il se tai-
sait, je combattais la censure pendant qu'il
se taisait, je demandais l'amnistie pendant
qu'il se taisait.
Plusieurs voix. — Et il avait bien raison !
Autres voix. — Vous faisiez Ik une belle
chose, vraiment!
M. Victor Hugo. — Je demandais l'abo-
lition de la peine de mort pendant qu'il se
taisait. Depuis vingt-trois ans, je ne reconnais,
quant k moi , qu'un souverain , le peuple . . .
{A droite : Oh! oh! Bruit.)
M. Legros-Devot, au pied de la tribune j à
M. ViHor Hu?p :
«Dans l'exil, s'il le faut, j'irai suivre mon roi.»
M. LE Président. — Veuillez ne pas faire
de biographie.
M. Bouvattier. — Et vous lui oflFriez
jusqu'à la dernière goutte de votre sang.
M. Victor Hugo. — La date.? (M. Bou-
vattier remet le journal l'Ami du Peuple a
M. Vi^or Hugo.
Uoix nombreuses a droite : Lise^! lise'r! —
{Longue interruption et rires ironiques à droite. )
M. Taschereau. — Je demande qu'on
passe à l'ordre du jour.
M. LE Président. — Vous ne voulez donc
pas que cet incident finisse ! Écoutez donc !
M. Druet-Desvaux. — La lecture! {A
droite : Lise^! lise^!)
M. Victor Hugo. — Si vous voulez que
je vous réponde, écoutez!
M. LE Président, aux interrupteurs. — Si
vous ne vous taisez pas, je me couvrirai et je
suspendrai la séance. Il faut que cet incident
n'ait pas un plus long cours. Veuillez terminer,
M. Victor Hugo.
M. Victor Hugo. — Je vais répondre à
la question qui m'est adressée, de la manière
la plus simple et la plus victorieuse. {A droite :
Ah ! ah !) Je l'annonce d'avance ! Jugez de la
bonne foi de l'interruption qu'on m'adresse;
ces vers ont été imprimés en 1818; en 1818,
i'avais quinze ans. {l^ive approbation à gauche.)
Un membre a gauche, — C'est un collégien
qui fait des vers !
M. Bouvattier. — La citation est faite
sans date, vous le remarquerez. {Kires ironiques
à giucbe.)
M. Victor Hugo. — Messieurs, à cette
citation de l'époque où j'avais quinze ans, je
vais opposer une citation textuelle que ma
mémoire me fournit, et que vous pouvez vé-
rifier, car j'indique et la date et la source. En
1841, le 3 juin, j'avais l'honneur d'être reçu
à l'Académie française, en présence de M. le
duc d'Orléans et de M"" la duchesse d'Orléans;
j'ai dit là ces paroles que vous pouvez retrou-
ver, puisqu'elles sont dans un discours officiel.
«Les familles couronnées sont faites pour les
nations souveraines.» Voilà les termes dont je
me suis servi. {A gauche : Très bien! très bien!)
M. LE Président. — Les rois sont faits
pour les peuples, et non les peuples pour les
rois, cela a été dit cent fois.
M. Victor Hugo. — J'avais donc raison...
{Rires ironiques à droite.)
M. LE Président. — J'appelle toujours le
terme de cette discussion, où la personnalité
prend trop évidemment la place de l'intérêt
public.
M. Victor Hugo. — Je termine. J'avais
donc raison de dire qu'il y avait entre M. de
Montalembert et moi un abîme. Je ne recon-
nais, moi, qu'un souverain, le peuple. Il ne
reconnaît, lui, qu'un souverain, le pape.
{Applaudissements à gauche. — Rires ironiques à
droite. — Au moment oit M. Ui£ior Hugo retourne
à sa place j de nouveaux applaudissements se font
entendre sur les bancs de la gauche. )
La Liberté de la Presse.
9 juillet i8jo.
• • • S^'ti f""^ sortir de l'ombre, en même temps,
de si grandes idées et de si petits hommes (''.
A gauche : Très bien ! très bien ! Bravo ! —
{Applaudissements redoubles. — (Quelques applau-
dissements ironiques se font entendre à droite. )
Un membre à droite. — C'est du gouverne-
ment provisoire, sans doute, que vous voulez
parler; ce sont des épigrammes sur vos nou-
veaux amis... {Rumeurs a gzuche.)
M. Victor Hugo. — Des révolutions,
dis-je. . . {Aviation en sens divers.)
(') Voir page 219.
actes et paroles. — L
37
578
APPENDICE.
M. LE Président, à la gauche. — N'inter-
rompez pas. {Exclamations a gauche.) Vous avez
applaudi. Vous devez être contents. Gardez le
silence maintenant. {On rit.) Je n'ai pas con-
tredit les applaudissements; je demande le
silence maintenant à la droite comme à la
gauche. {Nouveaux rires d'approbation.)
M. Victor Hugo. — Des révolutions,
dis-je, que nous proclamons toutes des bien-
faits pour l'humanité... {Marques de dénéga-
tion.)
"Voix a droite. — Il faut en faire tous les
jours, alors.
M. Victor Hugo. — ... Que nous con-
sidérons, que nous proclamons toutes être des
bienfaits pour l'humanité... {Interruption.)
Le Président. — Je rappellerai \ l'ordre
tous les interrupteurs que je distinguerai.
M. Victor Hugo. — ... Que nous pro-
clamons des bienfaits pour l'humanité, quand
nous considérons les principes qu'elles dé-
gagent, mais qu'on peut certes appeler des
catastrophes quand on voit les ministres
qu'elles produisent. {Applaudissements a gauche.
— Jl/r« a droite et au banc des ministres. ) ^
M. Victor Hugo. — '^oyi\j Messieurs, en
regard du sjltème (^^ que je viens de vous exposer,
qui était celui de Benjamin Constant (je cite
avec plaisir le nom de cet infatigable athlète
de la liberté), en regard, voyez le système
contraire.
M. Victor Hugo. — ... dont le chiffre peut
•varier de 2.J00.000 francs a 10 millions ^^\ (décla-
mations sur les bancs de la majorité.) C'est incon-
testable.
M. BarthÉlemt Saint-Hilaire. — Ce sont
des chiffres.
M. Victor Hugo. — Ce sont des chiffres
que voici, que je vous communique, si vous
le voulez, car vous n'avez pas étudié votre loi.
Lisez-les, ces chiffres, les voilà. {U orateur pré-
sente a M. le Rapporteur qui siège au banc de la
commission le papier qu'il tient à la main. —
Exclamations a droite.)
M. LE Rapporteur. — C'est moi à qui
vous vous adressez."* C'est une plaisanterie que
je n'accepte pas, que je ne peux pas accepter
de vous.
M. Victor Hugo. — J'offre ces renseigne-
ments à la commission.
Cl Voir page 221. — ''' Voir page 222.
M. LE Président. — Le rapporteur n'est
pas tenu d'accepter votre offre. {On rit.)
M. Victor Hugo, insistant, toujours le papier
à la main. Je vous l'offre.
IJoix à droite. — 11 n'en veut pas.
Autre voix. — C'est une plaisanterie trop
prolongée.
M. Victor Hugo. — J'offre ce renseigne-
ment à la commission; elle est maîtresse de
ne pas l'accepter.
Au banc de la commission. — On vous répon-
dra à l'article 10.
M. Victor Hugo. ...le miroir ou Basile s'eB
reconnu^^'', {Bravos a gauche. — Rumeurs et
marques (^impatience a droite. )
M. LÉON de Maleville. — Et Tartufe?
il est démagogue aujourd'hui; quand la reli-
gion est à la mode. Tartufe est dévot; mais
dans ce moment-ci, il est démagogue. {Appro-
bation et rires a droite.)
M. Victor Hugo. — Ce projet de loi
n'est pas moins maladroit que malfaisant.
Une voix. — À l'amendement!
M. le Président. — Laissez donc discuter;
l'amendement, c'est la loi elle-même.
M. Victor Hugo. — Le projet n'est pas
moins maladroit que malfaisant; écoutez
encore ce détail, vous qui souhaitez que les
lettres restent paisibles. Ce projet supprime
d'un coup, à Paris seulement, environ 300 re-
cueils spéciaux (j'en ai la liste, je vous la
communiquerai)... ce projet rend impossible
cette presse populaire des petits livres. . .
A droite : Ah ! ah !
M. Victor Hugo. — . . .Qui est le pain à
bon marché de l'intelligence. {Approbation à
gauche, )
M. DE TiNGUY. — Dites le poison.
M. DE La Rochejaquelein. — Mais il y a
le contre-poison.
M. Victor Hugo. — En revanche, il crée
un privilège de circulation. . .
M. Victor Hugo. — Je demande qu'on élève
une Batue a M. de Pejronnet ^^^ \ {Mouvement
prolongé. — Assentiment a gauche. — Rires iro-
niques à droite.)
M. de la Rochejaquelein. — C'est vrai !
M. Victor Hugo. — . . .vous ne nous fert-i^
pas prendre pour la robe de la loi cette robe de
<■• Voir page 223. — <" Voir page 224.
EXTRAITS DU MONITEUR.
579
jésuite jetée sur tant d'iniquités '^'^''X {Bravos à
gauche. )
M. DE La Rochejaquelein. — Il y a des
jésuites religieux et des jésuites politiques.
M. Victor. Hugo. — . ..J'ai été de ceux qui
ont averti les deux monarchies entraînées W. {Excla-
mations ironiques à droite, )
M. DE MoRNAY. — N'abordez pas ce ter-
rain-lk , croyez-moi !
M. Victor Hugo. — J'ai été de ceux-là,
j'ai eu raison de dire, dans mon obscurité,
car vous n'en saviez rien, les faits sont là
cependant pour le prouver. . .
Un membre à droite. — Et les lettres aussi.
M. Victor Hugo. — • Je répète que j'ai
été de ceux qui ont averti les deux monarchies
entraînées. {Nouvelles exclamations à droite.)
M. Victor Hugo. — ...s'ilj a des révolu-
tionnaires dans l'Assemblée ^^\ ce que je n'afErme
pas, s'il y en a, ce n'est pas de ce côté {la
gauche).
M. MiOT. — Il y en a. {Hilarité prolonge à
droite. )
M. LÉON DE Maleville. — Écoutez! on
vous donne un démenti à gauche!
M. Victor Hugo. — . . .Les révolutionnaires,
ce sont les réactionnaires ^'^^ \ Et quant aux véri-
tables auteurs de cette loi qui essayent vaine-
ment de se cacher sous leurs rires, quant à
nos adversaires jésuites... {Interruptions diverses
a droite.) Et quant aux véritables auteurs de
cette loi, quant \ nos adversaires jésuites...
{Nouvelles interruptions a droite.)
M. de Heeckeren, — L'orateur parle des
jésuites politiques!
M. Victor Hugo. — Quant à nos adver-
saires jésuites. . .
Une -voix à droite. — Envoyez-le à Bicêtre !
Une autre z>oix à droite. — C'est une véri-
table manie!
M. Victor Hugo. — Qiynt à nos adver-
saires jésuites. . . {Bruyantes exclamations a droite.)
M. LE Président, s' adressant au côté droit. —
Vous voulez donc faire la contre-partie ? Vous
ne pouvez pas entendre ce mot-là de sang-
froid?
''' Voir page 224. — •'' Voir page 226. —
''' Voir page 228. — '*' Voir page 228.
M. Victor Hugo. — Quant à ces apolo-
gistes de l'inquisition... {Ob! oh!) Oui, oui,
oui, quant à ces terroristes de l'Eglise, voici
ce que j'ai à leur dire. . . {Bruit et interruption à
droite.)
M. LE Président. — J'invite la droite à
faire silence. Il est évident qu'avec vos inter-
ruptions géminées, vous marchez à l'imitation
de ce que j'ai essayé vainement de réprimer
hier; il faut savoir écouter, et répondre sur-
tout. {Kires approbatifs.)
M. Victor Hugo. — Vous ne m'empê-
cherez pas de parler! {Oh! oh!)
Une voix a droite. — C'est une dérision !
M. Victor Hugo. — Je touche ici le cœur
même de la loi et je le sens bien à la résistance
que j'éprouve là {la droite. — Exclamations
diverses.) Vous ne m'empêcherez pas de parler,
soyez tranquilles. C'est le cœur de la loi, j'y
touche et j'y suis ; j'attendrai un quart d'heure,
tant que vous voudrez, cela m'est égal. {Bruit
à droite.) Quant à ces terroristes de l'Église,
qui ont pour tout argument d'objecter 93 aux
hommes de i8jo, voici ce que j'ai à leur dire :
Cessez, pour en venir à étouffer la liberté de
la presse, cessez vos jongleries, cessez vos fan-
tasmagories de démagogie et d'anarchie,
cessez! {Interruption et rires à droite.) Oui, cessez
de nous jeter à la tête 93 , et la Terreur, et ces
temps où l'on disait : Divin cœur de Marat,
divin cœur de Jésus! Nous ne confondons pas
plus Jésus avec Marat que nous ne le confon-
dons avec vous. {Approbation à gauche.) Nous
ne confondons pas plus la démocratie et la
liberté avec la Terreur, que nous ne confon-
dons le christianisme avec la société de
Loyola. . .
M. DE MoNTALEMBERT. — Parlcz-nous un
peu de Torquemada.
M. Victor Hugo. — Ah! les idées aussi
sont divines O ! Et quant à moi, dans ma bonne
volonté profonde et respectueuse pour la reli-
gion de nos pères, pour la rehgion catho-
lique. . .
A droite. — Oh ! oh !
M. Victor Hugo. — Je souhaite à tous
les dogmes, n'en déplaise h l'orateur clérical...
M. Victor Hugo. — C'eft une oppression^*\
''' Voir page 229. — <*' Voir page 231.
il'
58o
APPENDICE.
M. LE Président. — C'est vous qtii avez
provoqué M. de Montalembert personnelle-
ment; M. de Montalembert a dit : Je ne me
plains pas, et vous voulez maintenant, pour
faire arriver une réponse, vous faire une
objection k vous-même. {Kires approhatifs à
droite.) Vous êtes en dehors de la question.
Maintenant, continuez si vous voulez.
M. Victor Hugo. — La majorité m'a invité
h répondre. . .
M. LE Président. — Uous êtes intolérables
de ce côté-ci maintenant ^^\ {Plusieurs membres h
droite : Non! non!) M. de Montalembert n'a
pas besoin d'être soutenu par des clameurs; il
répondra si bon lui semble.
M. DE SÈZE. — Il ne s'agit pas de M. de
Montalembert, il s'agit de l'Assemblée.
M. Victor Hugo. — Exigez-vous, oui ou
non, que je reste sous le coup d'une accusa-
tion de M. de Montalembert?
A droite. — Parlez! parlez!
M. Favreau. — Mais ne dites pas qy.e vous
avez été provoqué!
La Revision de la Constitution.
17 juillet i8ji.
. . .l^ous z'oule'z vous y confier de nouveau (^^
Messieurs, la loi du 31 mai est, à l'heure qu'il
est, sous le coup d'une demande d'abrogation.
Avant peu, nous la discuterons de nouveau
devant vous, nous ferons appel, avec l'espoir
que je viens d'exprimer, à votre sagesse mieux
éclairée; mais, dès à présent, nous vous le
disons et nous avons le droit de vous le dire,
la fiction d'un pays légal, avant 1848, c'était
imprudent. Après 1848, c'est insensé! {A
gauche : Très bien! très bien!) Et puis, un mot.
Quel peut être (et ici je suis bien obligé d'in-
sister sur une observation fort juste de l'hono-
rable M. de La Rochejaquelein), quel peut
être, dans la situation présente, la loi du
31 mai n'étant pas abrogée, purement et sim-
plement abrogée, ainsi que toutes les autres
lois de même nature et de même portée, faites
dans le même esprit et pour le même but...
''' Voir page 231. — ''' Voir page 236.
{Exclamation à droite. — Approbation h gauche.)
Je m'explique, car il est nécessaire de bien
s'entendre : j'entends parler de la loi du
colportage, de la loi contre le droit de réu-
nion, de la loi contre la liberté de la presse;
tant que toutes ces lois-lk sont debout, dans
la situation présente, quel peut être le succès
des propositions de revision? Qu'en attendez-
vous? Qu'en espérez-vous? Quoi? Eh mon
Dieu, l'honorable M. de La Rochejaquelein
vient de vous le dire encore : c'est avec la
certitude d'échouer devant le chiffre immuable
de la minorité. . . de la minorité devenue elle-
même la majorité. {A gauche : Très bien!)
C'est sans aucun but réalisable devant les
yeux, car quelque allusion qu'on ait faite
tout à l'heure à de certaines pzrolss , personne
ne suppose la violation de l'article III. . .
Jusqu'à l'heure où nous sommes ^^''l {Nouvelle
approbation à gauche. — Rumeurs diverses sur les
bancs de la majorité. ) A moins qu'il n'y ait plus
de logique en ce monde, la Révolution et la
République sont indivisibles, sont identiques.
{Interruption et rumeurs à droite.) Messieurs, il
m'est impossible de ne pas faire une remarque
que je soumets à I3 conscience de tous. Votre
attitude, en ce moment, contraste étrange-
ment avec l'attitude calme et digne de ce côté
de l'Assemblée. {La gauche. — Uives réclama-
tions sur les bancs de la majorité, — Allons donc!
allons donc! — La clôture! la clôture!)
"Voix diverses a droite. — Il faut être un
homme sérieux! — On a écouté M. Michel
(de Bourges).
M. Victor Hugo. — Cette observation,
je l'espère, n'échappera pas k l'opinion pu-
blique. {Exclamations et rires k droite.)
On ne sépare pas l'aube du soleil^*! ! {Kires iro-
niques a droite, — A gauche : Très bien !)
Un membre à droite. — 1793 était le soleil!
M. Victor Hugo. — Nous n'acceptons
donc pas vos protestations. . . Cela dit, j'aborde
la question. {Exclamations d'impatience a droite.)
M. LE Président. — Conservez donc au
débat le caractère qu'il a eu jusqu'ici; les
orateurs peuvent changer, peuvent exciter des
impressions diverses, mais c'est à l'Assemblée
k être toujours la même pour elle-même, et
dans son intérêt. {Très bien! très bien!)
t') Voir page 238. — **' Voir page 238.
EXTRAITS DU MONITEUR.
581
M. Victor Hugo. — Une justice qui n'a
pM de racines dans le peuple ^^\ {Kéclamations a
droite. — Assentiment à gauche.) Or il est de
principe que toute justice émane du souverain :
en monarchie, la justice émane du roi; en
république, la justice doit émaner du peuple.
{A. gauche : Très bien!) J'ajoute qu'il est aussi
impossible d'admettre en république les juges
inamovibles que les législateurs inamovibles.
{Uive approbation a gauche.)
Une voix, à droite. — Alors revisez la
Constitution.
M. Legrand (de l'Eure). — Où serait
l'indépendance du magistrat s'il n'était pas
inamovible?
M. Victor Hugo. — Ce débat, on "vous l'a
dit avant moi^^\ ce n'est pas nous qui l'avons
voulu , c'est vous ; vous devez donc , dans votre
loyauté, dont je ne doute pas, quoique vous
ne la prouviez guère dans ce moment, le 'vou-
loir entier, complet, sinche. . .
Deux monarchies sont en présence (').
Une voix, a gauche. — Trois ! trois !
M. Victor Hugo. — ... sympathie et reSpeH
qui seraient pourtant bien plm grands encore, je le
déclare, s'il ne me semblait pas que ces exilés sont
un peu proscrits par leurs amis^'^K {J^uelques xioix
a gauche : Très bien ! très bien !)
M. DE MoRNAT. — Vous parlez de sym-
pathie, vous oubliez la reconnaissance.
M. Victor Hugo. — Cesse^donc, vous, léff-
timiftes^^\ dont je respecte les opinions et de-
vant la conscience desquels je m'incline, cessey
de nous adjurer, . .
M. Victor Hugo. — J'avais dix-neuf
ans...W. {Sourires h droite. — Ah! ah! —
Exclamations à gauche.)
M. LE Président. — Faites silence!
Uoix a gauche. — Descendez de la tribune,
M. Hugo!
Autres voix du même côté. — Non! non!
n'en descendez pas!
Plusieurs membres a gauche. — Où est donc
le Président? — Ce sont des injures person-
nelles.
<■' Voir page 239. — W Voir page 242. —
''' Voir page 242. — <*' Voir page 243. — <•) Voir
page 243. — '•' Voir page 246.
M. LE Président. — En vain je demande
le silence.
M. Duché. — Vous ne leur dites rien!
M. Victor Hugo. — J'espère que l'inter-
rupteur voudra bien se nommer, afin qu'on
puisse lui faire apprécier la convenance de son
interruption. Je le somme de se nommer.
M. Victor Hugo. — Je Jîs une pièce de
théâtre, Marion de Lorme^^\ qui fut défendue
par la censure. Je m'adressai au roi Charles X,
et lui demandai de permettre la représentation
de ma pièce. Le roi Charles X, dans les
termes les plus honorables, c'est une mémoire,
à laquelle, personnellement, je n'ai pas man-
qué, vous le savez, et je ne manquerai jamais
(Très bien!)\ Charles X refusa d'autoriser la
représentation, et le lendemain, sans que je
fusse averti de son intention , dans une pensée
de dédommagement, il m'envoya un brevet
royal qui élevait à 6.000 francs cette pension
de 2.000 francs. {Chuchotements a droite.) Je
refusai ; j'écrivis une lettre que vous avez entre
les mains et dans laquelle je dis que je ne
demandais qu'une chose, ma liberté et mon
indépendance de poëte, d'écrivain. J'aurais
cru manquer k un sentiment de respect an-
cien, et que je ne cache pas, pour la personne
du roi mort, si j'avais enveloppé dans ce re-
fus le renvoi de la première pension. {Un
membre rit au fond de la salle.)
A gauche. — Allons donc! Oest indécent!
M. Victor Hugo. — Uous êtes morts; c'eft
bien, je vous l'accorde ^'*^\
Une voix a droite. — Accordez-nous au
moins la paix du tombeau.
M. Victor Hugo. — Profitez de la con-
cession. {Agitation et rires.)
M. Mathieu Bourdon. — Vous nous en-
terrez trop vite! Nous ne sommes pas encore
morts !
M. LE Président. — Les gens que vous
tuez se portent assez bien.
M. Victor Hugo. — Quoi! vous voulez
reparaître ! ( Kire général. )
M. DE TiNGUY. — Uous nous suppose^mortSj
M. le Uicomte?
M. Victor Hugo. —
ments et des fêtes^^h
..par des couronne'
<'> Voir page 247.
''• Voir page 2JO.
— '') Voir page 249. —
)82
APPENDICE.
M. Grelier-Dufougeroux. — Et des
Odes! {Rires et bravos a droite. — Kumeurs à
gauche. )
A gauche, — Toujours des faits personnels !
M. Victor Hugo. — S'il m'échappait quelque
parole qui pût froisser qui que ce soit parmi mes
collègues, je la retire d'avance '•^\ {Bruit confus.)
Il faut être d'avance, et systématiquement,
bien mal disposé, pour que les paroles que je
viens de dire éveillent de pareilles interrup-
tions. Comment! je déclare que s'il m'échappe
quelques paroles qui puissent blesser qui que
ce soit parmi mes collègues je les retirerai, et
on murmure! ...
Plusieurs voix. — Mais on ne dit rien! —
Parlez! on ne vous interrompt pas!
M. DesÈze, au milieu du bruit. — On vous
dit que personne n'en sera blessé.
M. Victor Hugo. — Eh bien. Messieurs,
il faut bien en venir Ik, iljy a eu des royalistes
autrefois. , .
M. Arnaud (de l'Ariège). — Jamais on n'a
vu une pareille partialité ^'^\
M. Victor Hugo. — Quant à moi, je ne
vous demande pas de la faveur, je vous de-
mande de la franchise : si la liberté de la
tribune n'existe plus, dites-le-moi. {Kires et
murmures h droite)
M. Desmarest. — Mais vous savez bien
qu'elle existe, vous en avez assez dit pour le
savoir.
M. Emile de Girardin. — Elle existe
comme la liberté de la presse, pour les uns
et pas pour les autres.
M. Victor Hugo. — Le jour où la tribune
ne sera plus libre, j'en redescendrai pour n'y
plus remonter. La tribune sans liberté n'est
acceptable que pour l'orateur sans dignité.
{Bravos a gauche. Rires à droite.) Eh bien. Mes-
sieurs, que vous disais-je?
M. Victor Hugo. — Un empereur! Discu-
tons un peu la prétention (''. Quoi ! . . . c'est au
parti bonapartiste que je parle.
Plusieurs membres. — Il n'y en a pas.
M. LE Président. — Messieurs, veuille^faire
silence (*^.
''' Voir page 253. — '*' Voir page 254. —
''' Voir page 2J7. — <** Voir page 264.
M. Victor Hugo. — Je termine. Que
nous veulent les partisans des deux monar-
chies? Et je le déclare, pour que ceci soit
bien compris, je m'adresse aux partisans des
deux monarchies dans la France entière, aux
auteurs du mouvement révisionniste tout
entier; je ne m'adresse k personne dans cette
Assemblée. {Rumeurs h droite.) Que nous
veulent les partisans des deux monarchies ?
M. Victor Hugo. — ...la lé gtimité a fusillé
Murât '•^^ {Murmures sur plusieurs bancs de la
droite. )
Uoix diverses a droite, — Quelle inconve-
nance!... Tenir un pareil langage devant le
fils de la victime !
M. Victor Hugo. — Quand l'empire et la
légitimité se donnent la main, qu'ils y pren-
nent garde, ils mêlent des taches de sang!
M. Victor Hugo. — Save^vous ce qui fait
la République forte^^^}
Une voix a droite. — Ce n'est pas vous.
M. Victor Hugo. — ... depuis les mendiants
jusqu'aux prétendants ^^^, {Trh bien! — Rumeurs
à droite. — Applaudissements à gauche.)
M. DE LA Devansaye. — La popularité a
ses mendiants aussi.
M. DE Morny. — Et ce sont les plus misé-
rables.
M. DE LA Devansaye, s'adressant aux Sténo-
graphes : Mettez au Moniteur que j'ai dit : La
popularité a ses mendiants aussi.
M. Sautayra, s'adressant également aux Sténo-
graphes : Mettez au Moniteur les noms de ceux
qui demandent qu'on mette les interruptions
qu'ils font après coup.
M. LE Président. — Laissez donc finir,
pour l'amour de Dieu! {On rit.)
M. Belin. — Pour l'amour du dîner.
M. LE Président. — Allons! de grâce! de
grâce !
M. Victor Hugo. — Quelle situation!
quelles vaines et pitoyables disputes! Les pou-
voirs se harcèlent. Les hommes sont infidèles
aux institutions ; les uns oublient ce qu'ils ont
juré, les autres oublient ce qu'ils ont crié.
{Sourires et chuchotements à droite. )
''> Voir page 264 ,
C Voir page 26J.
— ''' Voir page 264. —
EXTRAITS DU MONITEUR.
583
Ufie voix. — Et vous, n'avcz-vous rien à
oublier ?
M. Victor Hugo. — Messieurs, ilj a deux
sortes de queftions. . ,
Après Victor Hugo, M. de Falloux
prit la parole. "V^ici quelques-unes de ses
attaques :
. . . Lorsque M. Victor Hugo parlait de la res-
tauration, comment comprimer le souvenir
présent à tout le monde, présent pour sa
gloire, s'il eût su la garder, qu'il avait été le
plus pindarique des royalistes } (Rires h droite.
— Exclamations à gauche.)
M. Victor Hugo. — Je demande la
parole.
M. Emile de Girardin. — Et vous, le
plus pindarique des républicains. «Le soleil
n'était pas plus radieux que nos cœurs ! » Voilà
ce que vous avez écrit; le voilà! {M. de Girar-
din montre une feuille imprimée.)
M. LE Président. — M. de Girardin, vous
n'avez pas la parole. M. Victor Hugo a parlé
pendant trois heures et demie.
M. Emile de Girardin. — Et il a été in-
terrompu soixante fois.
M. de Falloux. — ... Lorsqu'il a évoqué
les souvenirs cruels du Luxembourg, que
personne de nous n'aurait eu l'impudeur
d'évoquer devant deux fils du maréchal Ney,
était-il possible que chacun de nous ne se
rappelât pas que cette grande et douloureuse
ombre du maréchal Nej ne lui avait pas tou-
jours tant fait horreur, puisqu'il n'avait cessé
de solliciter depuis un siège à ce même
Luxembourg? (Vives rumeurs a gauche et cris :
A l'ordre! — Uive approbation a droite.)
Un membre a droite. — Dites plutôt mendier.
MM. Uakntin et Emile de Girardin. — Il
s'y est assis à côté du fils du maréchal Ney.
A la fin du discours de M. de Falloux,
Victor Hugo s'est élancé à la tribune en
demandant la parole, mais le président
s'est couvert et a levé la séance.
Le lendemain, 18 juillet, M. de la
Moskowa ayant été mis en cause person-
nellement par M. de Girardin, dans la
séance du 17'juillet {Il s'y efi assis à côté
du fils du maréchal Nej) , expliqua com-
ment il avait été amené à siéger à la
Chambre des pairs et termina en priant
les membres de l'Assemblée de ne pas
évoquer de pénibles souvenirs :
L'honorable M. Victor Hugo n'était pas
obligé, hier, de se rappeler que ma mère
vivait encore (Sensation), que mon frère et
moi nous étions là pour l'entendre. Il a donc
pu, pour la troisième fois, obéissant d'ailleurs
à des sentiments dont ma famille doit être
profondément reconnaissante, appeler la
condamnation de mon père au secours de la
cause qu'il défendait ici. Je le répète, les con-
sidérations individuelles de personnes doivent
s'eflFacer devant les nécessités d'un discours
politique, devant l'utiUté publique. Ainsi
donc, ce n'est pas au nom de la douleur de
ma famille que je le sollicite, c'est au nom
du pays, qui ne peut rien gagner aux agita-
tions de cette Assemblée, que je le prie de
nous épargner à tous, à l'avenir, de rappeler
d'aussi pénibles souvenirs.
(MM. Dambrajj de Rességuier et ViÛor Hugo
se lèvent pour parler.)
Uoix nombreuses. — Non ! non ! — L'ordre
du
jour!
L'Assemblée
M. LE Président.
passe à l'ordre du jour.
(M. TJiHor Hugo, toujours debout h sa place,
insifte pour obtenir la parole. — Non ! non ! —
L'ordre du jour eH prononcé!)
M. LE Président. — Ne troublez pas la
paix des tombeaux, l'Assemblée a passé à
l'ordre du jour. L'incident est vidé. {Oui!
oui!)
M. Victor Hugo, se dirigeant vers la tri-
lune, — C'est pour un fait personnel. {Non!
non! — Agitation.)
M. LE Président. — N'allez pas renouveler
les agitations d'hier.
M. Victor Hugo, au pied^ de la tribune. —
Je fais l'Assemblée juge. . . {A droite : A l'ordre !
à l'ordre! — M. Uiâor Hugo, de retour à sa
place, prononce avec animation quelques^ mots que le
bruit nous empêche d'entendre. — A l'ordre! à
l'ordre ! — Voix à droite : Asse^ de mélodrame !)
M. LE Président. — N'ajoutez rien à la
séance d'hier.
L'Assemblée reprend son ordre du jour.
584
APPENDICE.
Notes de l'édition de 1853.
LA MARQUE DE FABRIQUE (Note 2).
i" avril 1846.
Après la première partie du discours
de Victor Hugo ''>, M. Ferrier commenta
ainsi ses paroles :
M. Ferrier. — ... Puisque je suis à la tri-
bune, j'en profiterai pour répondre k mon
honorable collègue M. le vicomte Victor
Hugo, relativement à l'exemple qu'il a tiré
des journaux. Si les journaux sont assujettis
k la signature d'un gérant, c'est dans un in-
térêt purement social qui, s'il reçoit quelque
atteinte, exige et entraîne le recours aux tri-
bunaux. Je ne crois pas que l'exemple s'ap-
plique d'une manière directe à la question . . .
M. LE VICOMTE Victor Hugo. — Un
mot seulement. — M. Ferrier aurait raison,
l'exemple que j'ai cité serait incomplet si
j'avais parlé des journaux seulement; mais
j'ai parlé de la librairie tout entière. J'ai dit
qu'aux termes des lois existantes, il n'y avait
pas un livre, pas une brochure, pas un feuillet
imprimé pour quelque cause que ce fût et si
insignifiant qu'il pût être, qui ne dût porter
le nom et la demeure de l'imprimeur. Ceci
est la véritable marque obligatoire dans ses
termes les plus explicites, les plus clairs et les
plus précis.
Que si j'avais parlé des journaux j'aurais
dit bien autre chose. Ce n'est pas seulement
le nom de l'imprimeur qui est exigé sur les
journaux, mais le nom du gérant et mille
autres formalités qui sont présentes à vos es-
prits en ce moment; formalités très strictes,
très sévères, et qui n'entravent pas, que je
sache, la liberté de la presse. Eh bien, je le
répète, puisque cette liberté vit, se développe,
fleurit sous l'empire d'une restriction si rigou-
reuse, sous la gêne de la marque obligatoire,
je ne comprendrais pas que la liberté com-
merciale en souffrît. Pourquoi en souffrirait-
elle? Comment en souffrirait-elle? Qu'on me
le dise, qu'on me l'explique, je le demande;
je ne le vois pas.
"V^ici un extrait du discours de
(') Voir page 307.
M. Cousin , qui , vers la fin de la séance,
proteste contre les paroles de Victor
Hugo :
M. Cousin. — ... M. Hugo a rappelé que
la liberté de la presse est entière, et que pour-
tant on exige de tout gérant de journal de
signer de son nom le journal qu'il publie. Je
repousse de toutes mes forces l'assimilation
de la presse k une industrie. Je repousse cette
assimilation comme contraire à la dignité de
la presse et à la nature des choses. La presse
n'est pas moins qu'une institution politique. . .
M. LE VICOMTE Victor Hugo. — Je ne
rentrerai pas dans la question. Je me borne k
faire remarquer k la Chambre que M. Cousin
a complètement dénaturé mes intentions. Je
proteste contre les paroles de M. Cousin.
SECOURS AUX ARTISTES (Note 6).
3 avril 1849.
Voici le début de ce discours résumé
dans l'édition de 1853 :
C'est une simple observation que j'apporte
k cette tribune.
Je viens appuyer les observations présentées
par l'honorable M. Guichard, et je m'en pré-
vaudrai pour demander k l'Assemblée de
maintenir la totalité du crédit, k la condition
que M. le Ministre de l'Intérieur prendra en
très sérieuse considération les indications qui
viennent de lui être données, et particulière-
ment la convenance et l'utilité pour la bonne
distribution des sommes votées par vous,
d'une allocation directe et spéciale aux caisses
de secours des associations dont l'honorable
préopinant vient de vous entretenir... {IJoix
diverses : Il ne s'agit pas de cela.)
Le citoyen Charles Blanc. — Ce n'est
pas ce chapitre-lk. Votre observation se rap-
porte k un chapitre qui, malheureusement,
est déjk voté. Il s'agit ici des indemnités an-
nuelles.
Le citoyen Victor Hugo. — Indemnités
et secours k des artistes malheureux.
Le citoyen Président. — Voici l'intitulé
du chapitre : «Indemnités annuelles ou secours
accordés k des artistes, auteurs dramatiques,
compositeurs, et k leurs veuves». Par consé-
EXTRAITS DU MONITEUR.
585
quent, l'orateur est parfaitement dans la
question.
Le citoyen Victor Hugo. — J'insiste
donc, et je dis que ces associations, dont plu-
sieurs sont déjà anciennes, ont rendu et ren-
dent tous les jours d'immenses services. Elles
embrassent la famille presque entière des
artistes et des écrivains; elles ont des caisses
de secours qtii nourrissent des veuves, des
vieillards et des orphelins; elles connaissent
toutes les misères, toutes les souffrances, toutes
les pudeurs; elles font pénétrer le bienfait
plus avant que ne peut le faire le gouverne-
ment; elles peuvent faire accepter fraternelle-
ment des aumônes très modiques que l'État
ne pourrait pas offrir décemment, c'est-à-dire
qu'elles peuvent faire beaucoup plus de bien
avec bien moins d'argent. En outre, elles
peuvent justifier de l'emploi des sommes qui
leur sont confiées par des pièces comptables
d'une régularité parfaite. Rien n'est donc
meilleur, rien n'est plus utile pour atteindre
le but que vous vous proposez en votant un
fonds de secours aux artistes, rien n'est plus
utile qu'une allocation directe aux caisses de
ces associations. L'honorable M. Sénard, sur
l'avis du Comité de l'Intérieur, l'a fait, et j'en
loue hautement son administration, qui,
d'ailleurs, et j'ajouterai avec plaisir cet éloge,
s'est toujours montrée très sympathique pour
les arts et pour les artistes.
Avant lui, car je tiens à rappeler les précé-
dents et à vous montrer l'extrême régularité
de ce que je propose, ou, pour mieux dire,
de ce que j'ai l'honneur de conseiller au
Ministère, avant lui, la même initiative avait
été prise par l'honorable M. de Salvandy.
Je crois donc qu'il serait très utile de suivre
l'exemple excellent donné par ces deux mi-
nistres; je recommande cet exemple à M. le
ministre de l'Intérieur et à M. le ministre de
l'Instruction publique, chacun en ce qui les
concerne, et sous le bénéfice de ces observa-
tions, je crois pouvoir prier l'Assemblée de
voter la totahté du crédit.
J'ajoute que les besoins des artiBes n'ont jamais
été plus impérieux. ,.(').
'') Voir page 322.
LE MINISTRE BAROCHE
ET VICTOR HUGO. (Note 13.)
18 juillet 1851.
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES.
— C'est hier, tout a coupj qu'un langage tout nou-
veau, personnel. ..^^^.
M. Victor Hugo. — Je demande la parole.
{Exclamations sur les bancs de la majorité. — Non !
Asse^! asse^!)
Une uoix, à droite. — Nous ne sommes pas
condamnés à vous entendre toujours.
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES.
— C'est hier, disais-je, qu'un langage tout
nouveau a été apporté à cette tribune; et chez
qui ce changement de langage s'est-il mani-
festé? Chez qui? Il faut le dire; puisqu'il
nous attaque, il faut bien que nous exami-
nions quel est celui qui nous attaque, et
quelle est la valeur de son agression. {Trh bien !
très bien ! — Bravo ! bravo ! — Parle^! parle^.)
Chez qui, messieurs? Chez un homme qui
n'a pas même l'excuse d'une ancienne convic-
tion ...{A droite : C'est cela ! Bien ! très bien ! )
... chez un homme qtii, après avoir été,
comme on l'a dit spirituellement, le plus
pindarique des royahstes, après la révolution
de 1848 s'est faufilé, c'est une expression à lui
que je prends, s'est faufilé dans nos rangs, est
venu jusque dans le comité électoral de la
rue de Poitiers... {Bravos et applaudissements. —
C'eft -vrai! c'eB vrai!)
M. DE Heeckeren. — Oui, il a signé à
côté de moi.
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES.
— Son nom figurait dans le Journal des Débats
du 18 mars 1849 à côté de celui de M. de
Heeckeren, qui ne vote pas, ce me semble,
maintenant, comme vote M. Victor Hugo.
Voilà comment on s'est présenté à nous au
milieu de nos amis, comment on s'est faufilé
parmi nous, comment on publiait des circu-
laires de la nature de celle-ci :
Deux répubhques sont possibles . . . nous
montrera le monstrueux dans le petit (*'.
Uoix à droite. — Toujours des antithèses . . .
quel pathos!
M. DE Heeckeren. — Cela n'est pas nou-
veau; il a injurié tous les partis.
M. LE PRESIDENT. — Allons, mcssieurs,
paix à droite!
(') Voir page 353. — •'' Voir page 353.
586
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES.
— Voilà ce qu'on écrivait le 26 mai 1848.
Voilà, messieurs, un langage qui contraste,
j'en appelle à tous vos souvenirs . . .
pour entendre le canon russe. . . ''). {M. Z^tltor Hugo
se lève pour parler. — Exclamations à droite, —
hes colle ffies •voisins de M, Uiihr Hugo le déter-
minent à se rasseoir . )
M. LE PRÉSIDENT, — Je dis toujours : paix
à droite!
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES.
— ... Vous aurez beau, monsieur, permettez-
moi le mot, par des épigrammes de mauvais
goût, par des antithèses froidement élabo-
rées... {A. droite : Trh bien! trh bien!) venir
parler d'Auguste et d'Augustule, de Napoléon
le Grand et de Napoléon le Petit, le Napoléon
d'aujourd'hui aura sa part de gloire, lui, pour
avoir contribué au rétablissement de l'ordre;
et soyez-en bien sûr, le témoignage des bons
citoyens et la reconnaissance nationale le ven-
geront largement de vos injures et de vos
attaques. {Approbations à droite.) Vous aurez
beau dresser contre lui un long acte d'accusa-
tion, lui reprocher nos libertés prises au piège,
le suffrage universel mutilé, d'odieux impôts
établis, l'état de siège pesant sur six départe-
ments, la déportation votée et la presse tra-
quée; tous ces reproches, tous ces griefs que
dans la violence de votre improvisation . . .
(Exclamations et rires à droite) qui, vous ne
vous en apercevez pas, retomberaient sur cette
Assemblée bien plus encore que sur le Prési-
dent de la République, sont pour l'Assemblée
et pour le gouvernement du Président des
titres à la reconnaissance nationale.
Après le discours de M. Baroche, le pré-
sident de l'Assemblée donne la parole à
M. Dufaure.
M. Victor Hugo. — Je demande la parole
pour un fait personnel. {A droite : Non! non!
— M. Uiêor Hugo monte a la tribune. )
M. LE PRESIDENT. — Vous u'avcz pas la
parole. La parole est à M. Dufaure.
M. Victor Hugo. — Je demande à
répondre à une accusation infâme... {Non!
non ! — l'ordre du jour !)
M. LE PRESIDENT. — Vous avcz parlé hier;
on vous a répondu aujourd'hui; vous n'avez
t'i Voir page 3J4.
APPENDICE.
pas le droit de revenir à la tribune. Autre-
ment il n'y en aurait que pour vous. {RJres et
bruit.)
M. Victor Hugo. — J'ai le droit de
répondre à des injures infâmes et à des men-
songes. {Approbation à gauche.)
M. LE PRESIDENT. — On ne peut prendre
pour un fait personnel une rectification. Ce
n'est plus une discussion, c'est un dialogue,
alors.
M. DE RessÉguier. — Consultez l'As-
semblée!
M. LE PRESIDENT. — Dans mon opinion . . .
M. Victor Hugo. — Je demande la parole
pour un rappel au règlement.
M. LE PRESIDENT. — Vous u'avcz pas la
parole! {Bruit et murmures à gauche.) Dans mon
opinion, quand un orateur n'est pas mêlé au
débat, et qu'un autre implique sa personne
par une allégation quelconque, il peut deman-
der la parole pour un fait personnel et dire :
Pourquoi vous adressez-vous à moi? Mais
quand un orateur inscrit a parlé, discuté, dis-
cuté trois heures et demie et qu'on vient pour
lui répondre, s'il prend pour un fait personnel
la réfutation... {Uives réclamations a gauche) il
en résulte... {Interruptions a gauche) Laissez-
moi achever ... il en résulte . . .
(Quelques membres à droite. — Consultez
l'Assemblée !
M. LE PRÉSIDENT. — Précisément, mais
laissez-moi achever!
M. Victor Hugo. — On a trompé l'As-
semblée !
M. LE PRÉSIDENT. — Il en résulte qu'il n'y
a plus qu'un dialogue entre deux orateurs.
ZJoix à gauche. — Vous avez bien, hier,
laissé répondre M. de Falloux.
M. LE PRÉSIDENT. — M. de Falloux n'a
parlé au préjudice de personne, tandis que
M. Victor Hugo veut prendre la parole au
préjudice de M. Dufaure.
M. Jules Favre. — On a calomnié
M. Hugo, il a bien le droit de répondre.
(Bruit.)
M. LE PRÉSIDENT. — Je consultc l'As-
semblée.
M. Jules Favre. — Je demande la parole
pour un rappel au règlement. (M. Jules Favre
remplace M. Uiifor Hugo à la tribune. Le bruit
l'empêche de parler } il en descend. )
M. LE PRÉSIDENT. — Je consulte l'As-
semblée.
EXTRAITS DU MONITEUR.
587
M. Jules Favre. — Si vous voulez con-
sulter l'Assemblée, je demande la parole.
M. LE PRÉSIDENT. — Ou l'Asscmblée
voudra passer à l'ordre du jour, et alors la
parole est k M. Dufaure; ou elle voudra
entendre M. Victor Hugo sur l'incident, et il
aura la parole.
M. Jules Favre, au pied de la tribune, —
S'il y a doute, je demande à faire une obser-
vation pour un rappel au règlement. Sur cette
question, j'ai toujours le droit d'être entendu.
Voici mon observation en deux mots.
L'article 45 du règlement, qui dit qu'un
membre est toujours admis à prendre la parole
pour un fait personnel, est un article absolu
qui protège l'honneur de tous les membres de
cette Assemblée.
M. Napoléon Bonaparte. — Qui les pro-
tège contre les insultes et les calomnies des
ministres.
Un ^and nombre de voix a droite. — Laissez
parler !
(piques membres du même côté. — Consultez
l'Assemblée!
M. le PRESIDENT. — Alors M. Hugo a la
parole pour un fait personnel.
M. Victor Hugo. — Messieurs, la réponse
que j'ai à faire à l'honorable M. Baroche ... Je
vais la lire '*'.
A droite. — Tout entière! Lisez-la tout
entière.
M. Rigal. — Non; lisez seulement ce qui
n'a pas été lu.
A droite. — Lisez tout ! lisez tout !
A gauche. — Non! non! c'est inutile!
M. Victor Hugo. — Vous avez entendu la
première partie.
"Voix a droite. — Lisez tout!... Ce sera
curieux à entendre de nouveau de votre
bouche!
A gauche. — Non ! non !
M. Lebeuf. — Tout ou rien !
M. Victor Hugo. — Est-ce que vous
croyez, M. Lebeuf, avoir le droit de me
dicter ce que je dois dire et de m'imposer ce
que je dois faire k cette tribune?
M. Lebeuf. — Oui, nous sommes juges!
M. Victor Hugo. — Non, ce droit, je
vous le refuse; je ne lirai pas cette partie que
vous avez entendue; et puisque vous l'exigez,
je vous le refuse. {Bruit.) Je disais donc :
'"' Voir page 354.
«Deux républiques sont possibles...» M. Ba-
roche vous a lu quelle était la première de ces
deux républiques; dans ma pensée, c'était la
république qui fait des ij mai et des 23 juin.
M. Raspail, au pied de la tribune. — Je
demande la parole. {Rires et exclamations à
droite. — Mouvement prolong/.)
M. Victor Hugo, se penchant sur la tribune.
— Cela ne touche pas votre père, que
j'honore, vous le savez. Monsieur Raspail.
M. de Flotte. — Je demande la parole.
{Bruyantes exclamations à droite et au centre.) Je
la demande pour un fait personnel !
M. le PRESIDENT. — C'cst cncorc pour un
fait personnel! {Kires ironiques sur les bancs de
la majorité.)
M. Chapot. — C'est le ij mai et le 23 juin
qui demandent la parole !
M. LE PRESIDENT. — On me fait violence
de toutes les manières! On ne peut pas parler
d'une sédition sans que cela devienne un fait
personnel! M. Victor Hugo a la parole; il a
cité le ij mai, et une voix a demandé la
parole. Il a cité le 23 juin, une autre a demandé
la parole.
M. DE Flotte. — Non! non! ce n'est pas
pour cela!
M. LE Président. — Vous n'avez pas été
nommé. Je vous refuse la parole. {M. de Flotte
relte debout, a sa place, et semble x/ouloir parler à
l'Assemblée. Agitation tumultueuse.)
^Quelques voix a droite a M. de Flotte. —
Parlez! parlez!
M. LE PRÉSIDENT. — Je VOUS rappelle à
l'ordre, formellement, M. de Flotte.
Plusieurs voix de gauche au président. — Mais
il ne peut vous entendre au milieu du bruit!
C'est l'Assemblée qui lui a dit de parler.
M. LE PRÉSIDENT. — Mais l' Assemblée n'a
pas ce droit-là! {Se tournant vers la droite.) Si
vous cherchez le scandale, vous pouvez dire :
Parlez! Mais moi, qui ne le cherche pas, je
vous dis de vous taire, à vous, la droite! Il
semble que vous excitiez tout ce que nous
redoutons tous.
Uoix nombreuses. — C'est vrai ! c'est vrai !
M. LE PRÉSIDENT. — Il ne peut y avoir de
réclamation sans dommage pour quelqu'un,
et, quelquefois, sans dommage pour tous.
{Nouvelles approbations.)
Plusieurs voix à gauche. — Parlez, M. Victor
Hugo !
M. Victor Hugo. — Je reprends la lec-
588
APPENDICE.
ture à l'endroit où M. Baroche l'a laissée
( Nouvelles interruptions a droite. — Non ! non ! )
M. LE PRÉSIDENT. — Vous vojcz bien que
c'est à droite qu'on fait le tumulte. {De'néga-
tions à droite.) Si! la gauche est silencieuse.
Vous avez dit : Parlez! Écoutez, ce sera votre
punition peut-être; mais, enfin, écoutez.
( Kires approbatifs. )
Une égalité qui admettra la croksance naturelle
de chacun ('). {Kires bruyants et prolongés à droite.)
Vous accusez, et voilà de quelle façon vous
écoutez ceux que vous accusez, et vous avez
devant vous un homme qui, visiblement,
peut k peine parler. (Nouveaux rires à droite.
— Approbation h gauche.) Le silence serait
seulement de la pudeur. {Exclamations ironiques
à droite.)
IJoix a droite. — Pour vous.
M. LE PRÉSIDENT, s' adressant a la droite. —
C'est vous qui avez donné la parole à l'ora-
teur. (Non! non!) Si! Malgré moi.
M. Mortimer-Ternaux. — Monsieur Victor
Hugo, vous ne faites que prononcer les paroles
prononcées par Marat le 14 mars 1793, en
pleine Convention.
Je sut! prêt a dévouer ma vie pour établir l'une
et empêcher l' autre '^^\ {Bravos et applaudissements à
l'extrême-gauche. )
A droite. — Vous avez changé votre pro-
gramme depuis ce temps-là.
A gauche. — Assez! assez!
MM. Victor Lefranc et Rigal. —
Assez! assez! vous en avez assez dit. Pas un
mot de plus!
M. Victor Hugo. — Eh bien. Messieurs,
ce fut là ma profession de foi électorale; c'est
à cause de cette profession de foi, et je n'en
ai pas fait d'autre . . .
M. de Kerdrel. — Tous les démocrates
ont voté contre vous.
M. Lacaze. — C'est nous qui vous avons
nommé; et puis vous venez nous insulter!
M. DE Heeckeren. — C'est la rue de Poi-
tiers qui vous a fait nommer.
A gauche. — Monsieur le Président, ne
laissez donc pas interrompre.
'*' Voir page 35J. — W Voir page 3j6.
M. Victor Hugo. — C'est à cause de
cette profession de foi que j'ai été nommé
représentant . . . Eh bien . . . {Interruptions diverses
a droite.)
M. LE PRÉSIDENT. — Pourquoi s'est-on
trompé?
. . . qui aurait le droit de m" accuser si f avais
accepté ,, ,^^\ {Interruptions et rires à droite.)
M. LE PRÉSIDENT. — Écoutez donc !
A gauche. — La majorité donne un bel
exemple !
... C'est celui-là W! {A gauche. Très bien!
trh bien!)
M. DE Heeckeren. — Vous avez donné
300 francs pour les combattre !
M. Victor Hugo. — J'ai donc été fidèle à
tout ce j'ai dit {A droite : Non! non!) y écrit
{A droite : Non! non!) y et fait depuis vingt-
cinq ans. {A droite : Non! non! asse'r!)
M. Victor Hugo. — Et maintenant on
vient me dire . . .
M. BÉCHARD. — C'est ennuyeux comme
un mélodrame!
M. Victor Hugo. — Attendez; je ré-
pondrai.
M. LE président. — Alors ce n'est plus
un fait personnel; c'est un second discours.
M. Bac, s' adressant a M. UiHor Hugo. —
Bornez-vous à leur dire que vous avez été avec
eux parce que vous les croyiez sincères, et
que vous les avez quittés parce que vous vous
êtes aperçu qu'ils étaient hypocrites!
M. LE PRÉSIDENT. — Ce n'cst pas à vous à
dicter la réponse à M. Hugo. Si c'était vrai, il
aurait pu l'imaginer lui-même.
Uoix nombreuses a droite. — L'ordre du jour !
l'ordre du jour!
M. Victor Hugo. — Vous ne pouvez pas. . .
{U ordre du jour! l'ordre du jour!)
M. LE PRÉSIDENT. — Je consultc l'Assem-
blée sur l'ordre du jour. {U Assemblée, consultée,
prononce l'ordre du jour à une immense majorité. )
M. Victor Hugo. — Vous refusez de m'en-
tendre, la tribune n'est plus libre; je proteste!
f) Voir page 356. — <'l 'Idem,
NOTES DE L'EDITEUR.
AVANT L'EXIL. — HISTORIQUE.
Dans l'introduction à la première par-
tie d'Aêies et Paroles^ Victor Hugo dit
n ouvrir à deux battants sa vie à ses contem-
porainsf). Nous avons, nous, une autre
ambition; par ses notes, par sa corres-
pondance, par les documents inédits,
puis , à partir de l'exil , par ses Carnets ,
nous essaierons de dégager l'idée domi-
nante qui a présidé à toute sa vie , qu'on
lit entre les lignes de ses discours , qu'on
aperçoit au-dessus des querelles de parti
et des luttes de tribune, qui lui a dicté
en France et hors de France ses A£ies
et Paroles : la pitié.
Son premier appel à la clémence , tout
le monde le connaît, quatre vers l'ont
immortalisé et ont obtenu de Louis-
Philippe la grâce de Barbes en 1839 ''^j
la dernière intervention que nous rele-
vons est en faveur d'un détenu de Fon-
tevrault, le 31 octobre 1884^*^ Entre ces
deux dates, que de discours, que de
démarches ignorées, que de lettres pu-
bliées ou inédites pour venir en aide
aux malheureux , quelle que fût leur opi-
nion, aux prisonniers, même anciens
adversaires , à tous les vaincus de la vie
ou de la politique.
Nous le verrons , en exil , interrompre
l'œuvre commencée pour répondre à
une sollicitation, qu'elle vienne d'un
individu ou d'un peuple. A Guernesey,
les appels de l'Italie, de la Crète, de
'•' Par votre ange envolée ainsi qu'une colombe.
— Les Rajom et les Ombres. — '*> Documents.
l'Espagne étaient entendus comme les
supplications des femmes des condamnés
irlandais.
Son premier discours politique à la
Chambre des pairs est un cri de pitié
pour la Pologne, en 1846; son dernier
discours, en 1880, au Sénat, est un cri
de pitié pour les vaincus de la Com-
mune; les femmes, les enfants des dé-
portés réclament son appui , et le dernier
vœu du vieillard, c'est l'amnistie.
«De toutes les échelles qui vont de
l'ombre à la lumière, la plus méritoire
et la plus difficile à gravir, certes, c'est
celle-ci : être né aristocrate et royaliste,
et devenir démocrate ^^l»
Comment Victor Hugo a-t-il gravi
cette échelle ? Comment s'est opérée cette
transformation .'' C'est ce que les docu-
ments groupés dans cet historique vont
nous aider à établir. Les plus concluants
sont réunis dans un dossier aujourd'hui
relié au Reliquat : il y a là des réflexions
personnelles , des appréciations de la con-
duite de Victor Hugo par lui-même , des
cris de l'âme , protestations , inquiétudes ,
révoltes, décisions prises. Il écrivait ces
notes intimes pour lui , sans intention de
les publier. Ce dossier est intitiilé : Moi.
(" Odes et BaSades : Préface de l'édition de
i8j3.
590
ACTES ET PAROLES.
"Vbici d'abord une sorte de bilan de
son évolution :
«Depuis l'âge où mon esprit s'est
ouvert et où j'ai commencé à prendre
part aux transformations politiques et
aux fluctuations sociales de mon temps,
voici les phases ^successives que ma con-
science a traversées en s'avançant sans
cesse et sans reculer un jour, — je me
rends cette justice, — vers la lumière :
1818. — Royaliste.
1824. — Royaliste-libéral.
1827. — Libéral.
1828. — Libéral-socialiste.
1830. — Libéral-socialiste-démocrate.
1849. — Libéral-socialiste -démocrate-
républicain (^))).
Suivons pas à pas cette ascension.
Victor Hugo a toujours été combatif,
il a toujours fait de la politique à tra-
vers la littérature; ses premiers vers
bataillent pour la cause royaliste et le
rédacteur-protée du Conservateur littéraire '^'
n'a pas assez d'imprécations pour les
ennemis de la monarchie; il confond
dans une même aversion la Révolution
et Buonaparte; nous croyons qu'il faut
attribuer une large part de son chan-
gement d'opinion sur l'empereur au
rapprochement qui s'est produit, après la
mort de M"' Hugo , entre le général et
son fils; jusque-là Victor Hugo n'avait
connu Napoléon qu'à travers Chateau-
briand et les écrits des monarchistes,
mais en parlant avec le général, en revi-
vant cette époque de gloire, peu à peu,
Victor Hugo, tout comme son Marius
des Misérables, cessa de ne voir en l'em-
pereur que VOgre de Corse et le spolia-
teur de la royauté.
(') Relf^uai. — Moi. — (2) Victor Hugo
rédigeait presque seul ce recueil sous onze
signatures différentes. Lttt/rature et Philosophie
mêl/esj historique, édition de l'Imprimerie
nationale.
En 1823 , c'est encore un tyran, «mais
un chef prodigieux» ''^; peu à peu il le
plaint ^*', il défend sa mémoire ^^\ en-
fin il l'admire et, même rallié à la Répu-
blique , combattant et souffrant pour elle ,
il chantera la gloire de Napoléon.
Ce qui ne l'empêchera pas de lui
reprocher, en toute occasion, d'avoir,
sous son despotisme, étouffé la liberté,
cette liberté que toute sa vie , dans toutes
ses œuvres comme à la tribune , le poète
a toujours défendue.
Victor Hugo, royaliste, avait un génie
républicain. En février 1819, tout en
demandant «du pouvoir pour le roi», il
réclamait déjà «des garanties pour le
peuple »^*^
Il écrit une ode officielle pour le sacre
de Charles X, mais l'année suivante, on
sent vivre et palpiter dans les vers dits
par Milton à Cromwell l'âme même de
l'auteur '°'. Dans Hernani, don Carlos,
comparant le peuple à l'océan, jette à
travers sa méditation des paroles dont
l'écho s'entend dans les discours de
l'orateur ou dans les strophes du poète :
. . . Rois ! regardez en bas !
Ah ! le peuple ! — océan ! — onde sans cesse émue ,
Où l'on ne jette rien sans que tout ne remue!
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau !
Ah ! si l'on regardait parfois dans ce flot sombre ,
On y verrait au fond des empires sans nombre.
Grands vaisseaux naufragés, que son flux et reflux
Roule, et qui le gênaient, et qu'il ne connaît plusl
Pas un des drames de Victor Hugo,
pas un de ses volumes de vers où l'on ne
trouve, peut-être même à son insu, cette
tendance républicaine; avant la révo-
lution qui détrône Charles X, en
juin 1830, il constate que le peuple est
Assez fort pour tout voir et pour tout épargner,
Lui qu'on n'exile pas et qui laisse régner O.
(1) Odes et Ballades : À mon père. — («) Les
Orientales : Lui. — (^' Les Chants du Crépuscule :
A la Colonne — (*) Littérature et Philosophie
mêlées. Journal d'un jeune Jacobite. — (*' Crom-
wett, acte III, écrit du 22 septembre au 9 oc-
tobre 1826. — W Les Feuilles d'automne: Rêverie
^unpMsant h propos t^uu rot.
HISTORIQUE.
591
Quatre mois plus tard il peut écrire :
...La liberté sait aujourd'hui sa force.
Un trône est sous sa main comme un gui sur
[l'écorceC.
«... Un roi qui tombe est toujours peu de chose »
fera-t-il dire à Alphonse Rabbe ^^\ On
pourrait multiplier ces citations qui exal-
tent la liberté et le peuple.
Victor Hugo, dans ses œuvres, sui-
vait et jugeait la politique, mais il sem-
ble n'avoir voulu qu'assez tard y jouer
un rôle ; dans une lettre à Thiers , alors
ministre de l'Intérieur^'^ il affirme nette-
ment la position prise, au moins quant
au présent :
27 juillet 1833.
«...Je n'appartiens à cette heure.
Dieu merci, à aucun parti politique
actuellement défini. Je les regarde tous
faire avec pleine impartialité, plein
d'amour pour la France et pour le pro-
grès, applaudissant tantôt le pouvoir,
tantôt l'opposition, selon que l'opposi-
tion ou le pouvoir me semblent bien
agir dans l'intérêt du pays. Je ne suis
d'aucun parti, dis-je, je désire ardem-
ment qu'ils finissent par s'entendre tous;
en attendant je pense que le meilleur
conseil à donner à ceux qui ont le pou-
voir, c'est qu'ils traitent bien ceux qui
ne l'ont plus et ceux qui ne l'ont pas
encore t*h).
Cette lettre s'accorde avec le but indi-
qué au poète dans la préface des Z^oix
Intérieures : « Etre de tous les partis par
leur côté généreux; n'être d'aucun par
leur côté mauvais ».
Dès qu'il entra dans la vie politique,
('' hes Chants du Crépuscule : A la colonne. —
(*) Les Chants du Crépuscule. — ('' Victor
Hugo demandait le transfert d'un détenu po-
litique, Antony Thouret, dans la prison de
Saint-Waast, à Douai, où habitait sa famille,
— (*) Documents.
il étonna et choqua peut-être les nobles
pairs en leur parlant du peuple, de ses
droits, de ses souffrances; la première
fois qu'il prit la parole, ce fut en faveur
des artisans <'^; mais après la révolution
de 1848 , en contact direct avec le peu-
ple , il le connut mieux et ne cessa de
lutter pour lui , il se détacha peu à peu
d'un parti qui ne partageait pas ses sen-
timents et avec lequel il ne se sentait
plus en communion d'idées.
Il n'avait d'ailleurs , dans sa profession
de foi, pris aucun engagement vis-à-vis
d'aucun parti. Il avait même déclaré
avant d'être élu : je resterai indépendant,
dussé-je rester isolé ^'^
Dans le dossier de ses notes intimes :
Moi, nous avons retrouvé une page d'au-
tobiographie qui explique, avec plus de
détails que n'en donne l'introduction Le
Droit et la Loi, «ce qu'on a appelé l'his-
toire de son apostasie». Cette page date
environ de 1875 :
«Le 13 juin 1849 marque une date
décisive dans la vie de Victor Hugo.
A partir de ce jour-là, il a été et voulu
être un des vaincus. Jusqu'à cette époque
il s'était borné à défendre uniquement,
partout et toujours, la liberté, mais il
avait réservé son adhésion à la Republique.
Le gouvernement autoritaire et militaire
du général Cavaignac l'avait froisse; il
s'était indigne des excès de l'état de
siège, des suppressions de journaux,
des incarcérations d'écrivains, des trans-
portations sans jugement. Après avoir
combattu l'insurrection de 1848, étant
un des soixante membres envoyés par
l'Assemblée aux barricades, il avait élevé
la voix en faveur des insurgés vaincus.
11 avait intercédé pour tant de familles
accablées, il avait pris parti pour ces
(^) La propriété' des œuvres et art. — '^> Séance
des ein^ associations.
592
ACTES ET PAROLES.
malheureux travailleurs, combattants de
la faim et du désespoir, aveuglément
et brutalement envoyés à Lambessa et à
Cajennej l'arbitraire militaire sous le
nom de république le révoltait, et il ne
voulait pas être de cette victoire-là. De là
son hésitation. Il se demandait : Où est
la liberté.'' Mais le 13 juin 1849 jeta un
éclair dans son esprit. Quand il vit ceux
qui triomphaient et de quelle façon ils
triomphaient, il se dit que ce qui l'em-
portait, c'était le mensonge, et que ce
qui était vaincu, c'était la vérité, et
vojant la République à terre, il vint à
la République. Il se rallia à la défaite,
comprenant qu'il allait droit à la pros-
cription et à l'exil , et y consentant. »
On pourrait donc dire, d'après cette
note , que l'évolution politique de Victor
Hugo résulte en grande partie de sa pitié ,
de cet amour du peuple qu'il a exprimé
ainsi le 29 mai 1848 à la séance des cinq
associations d'art et d'industrie :
« Haine vigoureuse de l'anarchie, ten-
dre et profond amour du peuple » .
Bien plus tard, nous lisons dans le
Reliquat de William Shakjspeare :
La pitié est juste, la pitié est utile.
Avoir pitié, cela suffit pour la pléni-
tude d'une âme.
L'ACADEMIE.
Nous voudrions retracer un tableau
des luttes constantes entre Victor Hugo et
l'Académic} si elle l'encouragea à ses
débuts '*', bien vite elle lui fiât et lui
demeura hostile. Des malveillants insi-
nuent qu'elle l'est encore.
(^^ Mention accordée en 1817 pour le poème
mis au concours : Bonheur que procure Vétude
dam toutes les situations de la vie.
À vingt-deux ans, Victor Hugo bri-
gua les suffrages de deux académiciens,
MM. de Villars et François de Neufchâ-
teau ^^\ non pour lui, mais pour son ami
Lamartine} il échoua lamentablement,
et exprima son amertume à Alfred de
Vigny : « Que voulez-vous que l'on fasse
au milieu de tant de tracasseries poli-
tiques et littéraires, de ces insolentes
médiocrités, de ces génies poltrons,
de l'élection de Droz, de l'échec de
Lamartine et de Guiraud .? Que voulez-
vous que l'on fasse entre le ministère et
l'Académie '*' h)
Dès que Victor Hugo s'écarta du
sentier purement classique et montra
quelque originalité, les Baour-Lormian
contemporains s'inquiétèrent; Bug-
Jargal, la seconde édition des Odes, Han
d'Islande, avaient été fort malmenés par
la presse attitrée de l'Académie [le Confli-
tutionnel, le Globe, le Drapeau blanc) ; mais
le comble de l'abomination , ce qui pro-
voqua une levée en masse de boucliers
académiques, ce fut la Vréface de
CromweU ; le Globe refusa les deux articles
que Sainte-Beuve lui apportait; de lon-
gues études furent consacrées à démontrer
que préface et drame «n'étaient pas
écrits en français», que l'auteur «a imité
servilement tout ce qu'on connaît»; ce
livre était «une des productions les plus
pernicieuses à l'art»; en résumé, il
était triste «de voir beaucoup de temps
et quelque talent employés à produire un
monstre» ^'^
Victor Hugo, pour toute réponse,
envoya à M. Auger, secrétaire perpétuel
de l'Académie, deux exemplaires de
Cromwell auxquels il joignit cette lettre :
«J'ai l'honneur d'adresser à Monsieur
le Secrétaire perpétuel deux exemplaires
de Crowjvell. Je le prie d'en vouloir bien
(1) Correspondance, 14 et 15 novembre 1824.
— ('' Correspondance, 29 décembre 1824. —
(*' ha Ga'^tte de France. — Le Mercure de
France,
HISTORIQUE.
593
faire agréer un à l'Académie française
dans sa séance du premier mardi 1828,
comme hommage de l'auteur. L'autre
exemplaire est pour M. Auger qui
voudra bien , j'espère , le recevoir comme
gage d'une estime que des discussions
littéraires ne sauraient altérer.
Je le prie de me croire, avec une en-
tière considération.
Son bien dévoué et bien obéissant
serviteur.
Victor Hugo ('h).
Ce 28 décembre 1827.
L'Académie reçut officiellement son
exemplaire dans la séance du 8 jan-
vier 1828, mais ne désarma pas.
Les Orientales, qui parurent en jan-
vier 1829 , achevèrent d'exaspérer les clas-
siques , et leur fit tirer le Canon d'alarme
par l'entremise de l'académicien Baour-
Lormian, qui exhala tout son mépris
dans cet alexandrin devenu fameux :
Avec impunité les Hugo font des vers!
Victor Hugo n'était pas le seul atteint
par le canon de M. Baout; toute la jeune
littérature était visée, mais hélas! rien
n'arrêtait cette cohorte; avant d'envahir
l'Académie, elle prenait d'assaut le
Théâtre-Français : Alexandre Dumas y
fit pénétrer Henri III et sa cour; Alfred de
Vigny élargit la brèche par où passa
Othello, et, comble d'horreur! Marion de
Larme y fut reçue ! C'en était trop ! M. de
Martignac, allié des Quarante et ministre
de Charles X, déféra à la censure le nou-
veau drame qui , finalement , fut interdit.
Mais avec ces diables de romantiques,
on n'en avait jamais fini j le 13 août 1829
Marion de Lorme était définitivement con-
damnée; le 29, Victor Hugo commen-
çait Hernani, le 24 septembre il l'achevait
et le lisait au Comité du Théâtre-Fran-
('^ Lettre communiquée par M. Blar^t.
ACTES ET PAROLES. — I.
çais le j octobre. Ce fut alors que quatre
académiciens aidés de trois aspirants à
l'immortalité adressèrent au roi Charles X
une supplique pour le déterminer, lui
qui avait maintenu l'mterdit sur Marion
de Lorme, à fermer définitivement le
temple de la tragédie à cet ignoble rival.
Cette pétition était signée : Arnault,
Népomucène Lemercier, Etienne, de Jouy,
Uiennet, Jay, 0. Leroy.
Leur supplique eut le sort de leurs
tragédies : aucun succès. Et l'on vit
Hernani s'apprêter pour la lutte devenue
plus âpre de jour en jour; les académi-
ciens tenaient bon : deux d'entre eux,
MM. Laya et Brifaut, étaient censeurs,
ils furent chargés d'examiner la pièce.
Quelle occasion de déflorer, de ridicu-
liser, d'estropier d'avance le nouveau
drame ! Jules Janin entendit un des cen-
seurs, M. Brifaut, «lire et dénaturer des
vers (THernani de façon à rendre tout
vers grotesque ^'b. Des citations fort ar-
rangées étaient livrées aux journaux.
«Ainsi ce vers du second acte :
Venir ravir de force une femme la nuit
fut imprimé de cette façon :
Venir prendre d'assaut les femmes par derrière»?'.
Victor Hugo se plaignit au ministre de
l'Intérieur'''; M. Brifaut se défendit
comme il put : il avait, dans une séance
de comité, entendu citer quelques vers
à^Hernani, vers fort ridicules , il en avait
lui-même cité trois qui ne valaient
guère mieux et il avait ri avec les quelques
personnes présentes. C'était tout'*'.
Pendant les répétitions, on découvrit
M. Casimir Bonjour, candidat perpé-
tuel à l'Académie, caché dans les cou-
lisses'*'.
(•' "Vidor Hugo raconté inédit, Bulletin du
Bibliophile, août-septembre 1936. — '*' Idtm.
— '" Correspondance, 5 janvier 1830. — '*' Le
Moniteur, 6 mars 1830. — '*' UiAor Hugo
raconté inédit, Bulletin du Bibliophile, août-
septembre 1936.
594
ACTES ET PAROLES.
D'autre part, M. Jay, l'un des signa-
taires de la supplique, donna aussi son
coup de pied sous la forme d'une bro-
chure intitulée : la Conversion d'un
romantique; il y faisait justice de l'absur-
dité de tous ces révolutionnaires. Pour
le remercier, l'Académie le reçut, et,
louant spécialement son dernier ouvrage,
en profita pour faire publiquement le
procès de «ces esprits moins pervers que
pervertis, qui, n'étant pas doués de la
faculté d'invention, feraient mieux d'es-
sayer d'imiter Corneille, Racine et "Vol-
taire dans leur régularité, plutôt que,
dans leur difformité, Dante et Shake-
speare'''.»
Tels étaient, en 1830, les sentiments
de l'Académie pour la nouvelle école et
son jeune chef.
En 1832, trois des signataires de la
pétition remise à Charles X étaient de-
venus députés sous Louis-Philippe et,
comme tels, votaient le budget, ce bud-
get qui subventionnait le Théâtre-
Français, désormais asile de ces turpi-
tudes ! Le Roi s'amme fut interdit. Et l'on
vit «le gouvernement prêter main-forte
à l'Académie '^' ! »
Ce fut le moment que choisit
M. Duval , autre académicien célèbre ,
pour dresser son a5î:e d'accmation^^^ dans
une lettre ouverte à M, Z^iSior Hugo.
L'accusé n'y répondit alors que par les
succès de Lucrèce Borgia et de Marie
Tudor.
En 1834, Victor Hugo perdit un
ennemi; M. Arnault, secrétaire perpé-
tuel de l'Académie et grand pourfen-
deur des romantiques, mourut; quand
(1) Discours de M. Arnault, directeur de
l'Académie, k la réception de M. Jay.
— (*) Procès du Koi s'amuse. Discours de Victor
Hugo. — '*' Les Contemplations : Ke'ponse à
un alîe i accusation.
il s'agit de le remplacer, la Revue de Paris
mit en avant le nom sur lequel on
disputait tant^'*.
Nous ne citerons de ce long article,
qui passe en revue tous les titres de
Victor Hugo , que trois courts passages :
«... M. Victor Hugo n'est pas un
homme qu'on puisse imposer; on ne
le reçoit pas, on l'accueille; nous ne
ferons donc pas grands frais de raison-
nements pour prouver qu'il est digne de
l'Académie : ce serait faire injure à ce
corps, car ce serait supposer que ses
membres ne lisent pas , et qu'ils restent
tout à fait étrangers au mouvement
littéraire de notre époque.
. . . M. Victor Hugo apparaît à
l'Académie après quinze ans de la plus
curieuse lutte intellectuelle qui se puisse
voir, et à la tête d'une œuvre littéraire qui
se déroule sous trois faces : la poésie , le
roman, le drame; toutes trois faces
pareillement développées, pareillement
fécondes. Quelle est l'autre renommée en
candidature prochaine devant l'Aca-
démie, qui ait plus, qui ait autant de
titres à présenter ?
«... Au résumé, l'opinion publique
présente à l'Académie française un
candidat digne de son attention, un
écrivain de son bord sur les points prin-
cipaux de la littérature, un poète qui a
un nombreux auditoire et une grande
renommée. »
«L'opinion publique» présentait ce
candidat, mais lui ne se présenta pas; il
préparait les Chants du Crépuscule.
La Revue des Veux Mondes suivit
l'exemple de La Revue de Paris et à deux
reprises engagea Victor Hugo à faire
acte de candidat; après avoir protesté
(') La Revue de Paris. U Académie et ses can-
didats, novembre 1834.
HISTORIQUE.
595
contre l'élection de Scribe, Gustave
Planche ajoute : « . . . Pourtant les grands
noms ne manquaient pas. Depuis
Béranger jusqu'à La Mennais, depuis
Alfred de Vigny jusqu'à Victor Hugo,
il y avait de quoi contenter les plus
difficiles.
. . . Quel que soit le partage des avis
sur l'orthodoxie de M. Hugo, on ne
peut contester sa puissance. Qujon
mette ses odes au-dessus de ses romans,
ses romans au-dessus de ses drames, la
chose est naturelle et ne peut étonner
personne, mais nier la réalité de son
énergie, nier la trouée qu'il a faite dans
la poésie moderne, nier les questions
qu'il a soulevées ou résolues depuis dix
ans, c'est résister à l'évidence, résister
au bon sens '''. »
Quinze jours après, nouvel article;
mais, d'après un billet daté du ii dé-
cembre 1834 et adressé par Sainte-Beuve
à Buloz , directeur de la Revue des Deux
Mondes, la fin de cet article signé G. P.
serait de Sainte-Beuve '*'. Cette fin
comprenait le passage suivant :
«... Que M. Hugo se présente,
qu'il ne recule pas devant les ennuis
d'une candidature officielle, car, si
chacun des membres de l'Académie peut
aller jusqu'à proclamer individuellement
la supériorité de l'auteur des Orientales,
on ne peut pas exiger d'un corps tout
entier la même humilité et la même
abnégation. Une société littéraire qui
peut nommer comme siens Chateau-
briand, Lamartine, Lerminicr, Cousin,
est en droit de traiter avec le poète le
plus illustre et le plus populaire sur le
pied d'une égalité parfaite ^''. »
('' Kevue des Deux Mondes , i" décembre 1834.
— (*' Jean Bonnerot, Correspondance ^nérale
de Sainte-Beuve, Tome I. — (^) Bucvue des Deux
Mondes, 15 décembre 1834.
Guiraud, le 4 février 1835, écrit à
Victor Hugo :
«Que fait Achille sous sa tente, mon
cher Victor, et pourquoi laisse-t-il le
combat s'engager sans lui.? \bilà, je
l'espère, un appel assez académique
pour que mes confrères me le pardon-
nent. Cela veut dire que je vous donne
trente-neuf visites à faire, moins pourtant
celle qui me concerne, et un discours
à préparer. »
Mais Victor Hugo était justement en
train d'écrire An^elo, puis il fut pris par
les répétitions, la première eut lieu le
28 avril, et les intrigues académiques
passèrent au second plan de ses préoccu-
pations.
Ce n'est que dans les derniers jours
de 1835 que Victor Hugo se porta can-
didat au fauteuil de M. Laîné, ancien
ministre, pair de France et académicien,
mort le 17 décembre. On trouverait
peut-être l'origine de cette décision
subite dans une lettre écrite par Jules
de Rességuier à Soumet en 1820 :
«Je lui ai demandé (à Victor Hugo)
à quoi il se destinait, et si son
intention était de suivre uniquement
la carrière des lettres. Il m'a répondu
qu'il espérait devenir un jour pair de
France. . . et il le sera^'M »
Ce n'était sans doute alors qu'un rêve
de tout jeune homme, mais il est évi-
dent, et cela n'a pas échappé aux
critiques qui ont commenté son discours
de réception, que l'Académie était un
marchepied pour atteindre la pairie.
Le roi ne pouvait choisir les pairs que
dans certaines catégories, l'Académie
était la seule accessible à Victor Hugo,
il fallait donc qu'il en fût.
M. Gustave Simon a publié le récit
{'^ Tristan Légat, ViHorHu^ et l'Académie
38.
596
ACTES ET PAROLES.
des visites obligatoires d'après un
manuscrit de M°" Victor Hugo^'' qui
comptait sans doute ajouter ce chapitre
à son "Villor Hugo raconté par un témoin
de sa vie. Elle dit que ce futNépomucène
Lemercier qui, le premier, apprit à
Victor Hugo la mort de M. Laîné et
l'engagea vivement à se présenter. Le
fait est d'autant plus bizarre que
Lemercier fut un des plus acharnés
adversaires du romantisme. Escomptait-il
un échec .''
Le jour même où. eut lieu cette en-
trevue, Victor Hugo reçut cette lettre
de Lamartine :
«Cher ami, le premier de nos
hommes politiques est mort. Il ne peut
être remplacé que par le premier de
nos hommes littéraires. Vous savez si
vous pouvez compter sur ma voix (*K »
En même temps que ce mot, il en
reçut un autre d'Alexandre Soumet :
«Ce n'est pas à vous à venir me
demander ma voix, mais à moi à vous
la porter. Celle de Guiraud vous est
également assurée. Il est aussi désireux
que moi de vous avoir pour confrère (^'. »
Victor Hugo commença donc ses
visites. La première était due à
Chateaubriand; voici un extrait du
compte rendu qu'en donne M°" Victor
Hugo :
«En apercevant son visiteur. Cha-
teaubriand se leva, avança un fauteuil
et lui dit :
— Je vous attendais. Monsieur
(') L,e Temps du 14 au 21 décembre 1913.
(î) M"' Victor. Hugo : "TJiHor Huga raconte'
par un témoin de sa vie. — (*> Les lettres et
documents dont nous n'indiquons pas les
références proviennent, soit de la famille
de Victor Hugo, soit de copies faites autre-
fois chez Paul Meurice.
Hugo j ajant appris la mort de M. Laîné,
je pensais bien que vous viendriez
me voir. \bus faites bien de vous
présenter à l'Académie. C'est une
bêtise. Mais tous les hommes de génie
l'ont faite. Racine et Corneille ont été
de l'Académie; il ne faut pas leur
donner un démenti. Le titre d'acadé-
micien en impose à la foule. Il faut que
le génie ait ce petit cachet pour que l'on
j croie. L'Académie n'a du reste d'im-
portance, et n'en aura surtout pour
vous, que parce qu'elle vous ouvrira la
carrière politique. »
Puis Chateaubriand, après avoir
raconté à Victor Hugo comment il
avait été nommé, revint à l'élection
actuelle :
«...Je ne vous dis pas. Monsieur
Hugo, que vous aurez ma voix, cela
va sans dire. Tant que vous vous pré-
senterez, je ne nommerai que vous. Il y
aurait dix tours de scrutin , que dix fois
j'écrirais votre nom. Si vous n'avez
qu'une voix, ce sera la mienne. Je
n'entends pas l'élection comme ces
Messieurs qui promettent leur voix à
neuf personnes à la fois et qui en effet
la donnent à ces neuf personnes s'il y a
neuf tours de scrutin. C'est une façon de
tenir sa parole contre laquelle je m'élève.
On ne promet sa voix qu'à un candidat
et on n'abandonne jamais ce candidat,
c'est ma manière de voir; il n'y a pas
de compromis avec la conscience.
Ainsi donc, il est inutile que vous
veniez me revoir, si vous vous présentez ;
ne vous donnez pas cette peine. Ma
voix, je vous le répète, vous est
acquise. »
Les autres visites académiques avaient
laissé peu d'espoir au candidat. Après
HISTORIQUE.
597
en avoir conté les détails, M°" Victor
Hugo les résume ainsi :
«M. Nodier lui objecta Lucrèce
Bor^a; M. Alexandre Duval, Kohett
Macairej M. Villemain, son secrétariat
perpétuel; M. Cousin, la majesté du
poète; M. Scribe, le grand siècle;
M. Thiers, des convenances ministé-
rielles; M. Casimir Delavigne, les droits
de M. Mole; M. Dupin, les titres de
M. Casimir Bonjour; M. Viennet,
les mérites ^A.rbogaste; M. Royer-
Collard, le grand âge de l'Académie;
M. Dro2, la parabole de Fénelon.»
Par contre, Victor Hugo eut un appui
qu'il dut toujours ignorer :
Béranger était grand ami de Lebrun,
dont Victor Hugo avait passablement
égratigné autrefois la Marie Stuart dans
le Conservateur littéraire. Lebrun faisait
autorité à l'Académie et Béranger ne
cessa de lui recommander Victor Hugo
chaque fois qu'il se présenta. Le i jan-
vier 1836, il lui écrivit :
«... Quant à Hugo , puisqu'il vous
fait l'honneur de rechercher un fauteuil,
pour Dieu, ne le repoussez pas! Le fier
Sicambre vient présenter sa tête au bap-
tême; que l'église lui tende les bras! Je
serais pourtant bien fâché qu'après la
génuflexion il se prît à adorer tout ce
qu'il a brûlé et à brûler tout ce qu'il a
adoré. En vérité, mon cher ami, après
tant de choix ridicules, n'cst-il pas temps
pour votre vieille synagogue de se don-
ner un pareil lévite.? Songez à tout ce
qu'il y a de bon et de beau dans les œu-
vres de Hugo. Je sais mieux que vous
tous qui ne le lisez presque pas, tout
ce qu'on peut dire contre son talent,
mais en dépit de ses défauts n'est-il pas
le poète le plus remarquable de notre
époque et l'un de nos meilleurs prosa-
teurs.? Eh bien, vous verrez que les Du-
val, les Lemercier, ces fiers républicains,
aimeront mieux un grand seigneur
comme M. Mole qu'un poète comme
Y. Hugo(i).»
L'élection eut lieu le 18 février. Une
lettre de Guiraud, écrite le jour même
de l'échec, donnait à Victor Hugo ces
détails :
«Le ConBitutionnel l'a emporté, mon
cher Victor.
Vous avez eu d'emblée.. .
Dupaty
Mole
9 VOIX.
12 —
Mais vos amis n'ont pas tenu bon,
VOUS en avez perdu trois au deuxième
tour.
Un de vos amis a dit tout haut que
9 voix c'était une belle entrée. J'ai
répondu assez vivement. Au fait, on a
nommé Dupaty,
Qui se ressemble s'assemble.
Adieu, mon ami; Chateaubriand,
Lamartine, Soumet et moi ne vous
avons pas quitté, tant qu'il y a eu espé-
rance. \feus avez même eu toujours
2 voix dont je ne vous dirai pas le
secret.
Tout à vous, de tout cœur.
A. Guiraud.»
Ce 18 février jeudi W.
Comme fiche de consolation, Victor
Hugo reçut de Dupaty ce quatrain qui,
seul, sauvera son nom de l'oubli :
Avant vous je monte à l'autel.
Mon âge y pouvait seul prétendre;
Déjà vous êtes immortel
Et vous avez le temps d'attendre Cl.
(^) Bibliothèque Ma^rine. — <*' Bibliotbècfue
nationale. — W Tristan Legay, "Viilor Hugo et
l'Académie,
598
ACTES ET PAROLES.
L'cchcc de Victor Hugo stimula la
verve de Jules Janin; après avoir mal-
mené congrûment le vaudeville vain-
queur en la personne de M. Dupaty, il
concluait :
«Monsieur Hugo représentait à lui
seul une grande partie de la littérature
et de la critique contemporaines dont il
eût été le loyal et hardi représentant à
l'Institut, si cette fois encore le vaude-
ville n'avait pas prévalu sur les plus
nobles ouvrages, sur les plus incontes-
tables talents.
Cela est fâcheux pour l'Académie,
non pour M. Hugoj cela est fâcheux
pour l'opinion publique qui, sur trente-
neuf voix que les quarante se réservent,
devrait bien au moins avoir une voix
pour faire la quarantaine^^).»
G. Planche alla jusqu'à écrire : « La
honte n'est pas pour le vaincu, mais
bien pour le triomphateur; et surtout
pour les vieillards énervés qui couronnent
les eunuques ^'' ».
Victor Hugo ne se découragea pas et
se présenta de nouveau le 29 décembre
1836; il s'agissait de remplacer M. Ray-
nouard, l'auteur des Templiers et l'un
des juges de l'Enfant sublime au con-
cours organisé par l'Académie en 1817.
Qu^elques jours avant l'élection, Victor
Hugo reçut cette lettre de Lamartine :
Samedi 24 décembre.
Mon cher Hugo,
«Je m'étais hâté d'arriver à Paris pour
vous donner une voix qui vous appar-
tient depuis si longtemps d'amitié et
d'admiration, j'ai été pris en route par
une recrudescence si violente d'une con-
tusion au genou que me voilà dans mon
(" Journal des Déliais, 22 fe'vrier 1836. —
(*) Chronique de Paris, 21 février 1836.
lit sans aucun mouvement possible. Ne
pourriez- vous pas faire retarder le jour
de l'élection? et dans tous les cas venir
causer un moment [avec] moi de ce
qui m'intéresse autant que vous?
Tout à vous.
Lamartine ('l»
82, rue de l'Université.
Cinq tours de scrutin comme la pre-
mière fois; l'historien Mignet fut élu;
cette fois, c'est M°" de Girardin qui dans
son Courrier de Paris ''^ proteste avec véhé-
mence :
«Le grand scandale de la semaine
est la préférence donnée par l'Acadé-
mie à M. Mignet sur Victor Hugo.
Nous plaignons M. Mignet s'il en est
flatté. M. Mignet sans doute a du talent,
mais Victor Hugo est un homme de
génie, c'est ce que l'Académie aurait dû
remarquer. »
Après avoir copieusement dit leur
fait aux académiciens. M"" de Girardin
termine ainsi :
«Pour l'honneur du pays, Victor
Hugo a pour soutiens dans l'Académie
Chateaubriand et Lamartine : la jus-
tice vient d'en haut comme vous voyez.
Quelqu'un disait à propos de cela : si l'on
pesait les voix, Hugo serait nomme.
Malheureusement on les compte.»
De ce nouvel échec, Victor Hugo se
consola en terminant et en publiant les
IJoix intérieures, en écrivant et en fai-
sant jouer Kuy Bh^. Dans la première
moitié de l'année 1839, il composa une
grande partie des poésies qui devaient
paraître dans les Rayons et les Ombres; il
fit deux actes des Jumeaux et ^ sans ter-
(') Archives Spoelberch de Lovenjoul. — Album
d'autographes donné par M"" Victor Hugo k
M"" Charles Asplet. — (*> La Presse, 5 janvier
1837.
HISTORIQUE.
599
miner le troisième, quitta Paris, visita
le Rhin, une partie de la Suisse, le
midi de la France et la Bourgogne et
apprit à son retour la mort de l'acadé-
micien Michaud , historien des croisades ,
survenue le 30 septembre 1839.
Victor Hugo songea à combler ce vide ;
il était pourtant fort indécis , comme en
témoigne cette lettre à Villemain qui
cumulait alors les fonctions de ministre
de l'Instruction publique et de secrétaire
perpétuel de l'Académie :
Ce 30 octobre 1839.
«...Nos petits dissentiments, en
quelque matière que ce soit, n'ont ja-
mais été qu'à la surface. Au fond, je crois
et je suis fier de croire que nous sommes,
vous et moi, du même avis sur bien des
choses.
Je sais que je vous dois des remer-
ciements personnels sur des choses toutes
récentes. J'irai vous voir un de ces jours
et je vous dirai ce qui se passe en moi à
l'endroit de l'Académie. Je ne veux ni
l'importuner, ni l'embarrasser. Mais vous,
je vous remercie pour tout et du fond du
cœur^^l»
On opposait cette fois à Victor Hugo
Berryer, Casimir Bonjour et Vatout.
Berryer était le concurrent le plus à
craindre; Béranger le comprit et écrivit
de nouveau à Lebrun :
Tours, ij novembre 1839.
« Je vois , d'après ce que vous me dites,
que vous n'êtes pas pour Berryer. N'est-
ce pas un peu la faute des classiques de
l'Académie si Hugo rencontre ce concur-
rent? Nos anciens Hbéraux, dit-on, se
sont coalisés avec les légitimistes pour
fermer la porte au chef des romantiques.
En vérité, l'envie d'être des vôtres eût-elle
(') Tristan Légat, TJiBor Huff) et l'Académie,
dû me venir jamais, cette injustice envers
Hugo suffirait pour me dégoûter du titre
d'académicien. Et je vous assure que les
opinions de Berryer n'y sont pour rien.
Il serait cent fois plus légitimiste, s'il l'était
surtout d'une manière désintéressée, que,
si je lui connaissais d'autres titres litté-
raires que ses discours, je trouverais bien
qu'il fût admis au nombre des 40. Mais
quoi ! vous allez donc préférer un parlo-
teur politique à un vrai poëte, à un vrai
littérateur! N'avez-vous pas assez de
Dupin, qui, du moins, lui, a écrit tant
bien que mal, et peut être un travailleur
utile, si on travaille à l'Académie. Vous
êtes bien plaisant d'en appeler à mon
patriotisme pour me jeter au milieu de
ce conflit. A l'exception de deux ou trois
d'entre vous, où rencontrerait- il de la
sympathie.? Tout au plus m'emploierait-
on comme, il y a huit ans, on a employé
Viennet à repousser Constant.
. . . \^us êtes de ceux sur qui je me
repose le plus sûrement, et je suis per-
suadé d'avance qu'entre Berryer et Hugo
vous n'hésiterez pas à voter pour ce
dernier ^^l»
De son côté, Cuvillier-Fleury écrit
un véritable plaidoyer en faveur de Victor
Hugo. Pour lui, «il n'y a qu'une ques-
tion sérieuse : celle de savoir comment
il est possible que M. Victor Hugo, s'il
se présente, ne soit pas de l'Académie.
Je sais qu'il y a toutes sortes de raisons
pour qu'un homme de lettres ne soit
pas de l'Académie : (en les énumérant,
le critique les réfute). Enfin l'Aca-
démie. . . a le droit de laisser à la porte
les écrivains qui n'ont ni verve, ni origi-
nalité, ni couleur, ne fût-ce que pour ne
pas grossir le nombre de ceux qui siègent
à tous ces titres sur ses bancs. Mais M.
(') Bibliotb}que Martine. /
6oo
ACTES ET PAROLES.
Victor Hugo? Franchement, est-ce le
génie qui lui manque, s'il lui manque
quelque chose? N'a-t-il pas le feu sacré
qui fait les poètes ? Ses plus grands adver-
saires (et je suis du nombre) peuvent-ils
lui refuser l'originaUté, l'inspiration, la
force, la puissance^''?»
Balzac avait songé à se porter candi-
dat, il déclara toutefois que si Victor
Hugo se présentait, il se retirerait; ce
qu'il fit d'ailleurs, malgré cette lettre du
poète :
[Décembre 1839.]
«Puisque vous désirez l'apprendre par
moi, je m'empresse de vous faire savoir
que depuis l'autre soir les choses ont
tourné de la façon la plus honorable et
que ma candidature en résulte tout natu-
rellement. Je me présente donc, mais,
par grâce, croyez-moi, ne vous retirez
pas. Vous savez ce que je vous ai dit à
ce sujet.
Mille bonnes amitiés ^^^»
En apprenant la décision tardive de
Victor Hugo, Guiraud lui écrivit le 13
décembre qu'ayant engagé sa voix à son
ami Berryer, il devait garder la neutra-
lité. Une voix amie de moins.
L'élection eut lieu le 19 décembre
1839; Berryer se maintint en tête de la
liste sans obtenir pourtant la majorité;
sept tours de scrutin n'ayant donné
aucun résultat, on décida de recom-
mencer l'épreuve deux mois plus tard.
Victor Hugo employa ces deux mois à
avancer son prochain volume de vers :
Les Rayons et les Ornières.
Cette lutte sans cesse renouvelée in-
quiétait l'entourage de Victor Hugo ; son
beau-père, le bonhomme Foucher, qui
avait assisté aux efforts du jeune homme
parti à vingt ans, sans sou ni maille, à
'" Journal des Vivats, 16 novembre 1839. —
(*> Colkdtott Spoelbsrch de hovenjoul.
la conquête de la gloire, note ses in-
quiétudes:
«Victor Hugo, dans un état de for-
tune rassurant, est une des grandes célé-
brités du siècle . . . Pourtant je ne suis pas
tranquille; sa gloire importune bien du
monde. Il a contre lui les académiciens,
et toute une école littéraire. Ses ennemis
sont parvenus à le commettre même avec
le gouvernement.
... L'hypocrisie de ces hommes me
fait peur autant que leur crédit. Il faudra
toute la force, tout le sang- froid de Victor
Hugo pour qu'il ne succombe pas dans
cette lutte ''^»
A la fin de décembre, une nouvelle
vacance se produisit : l'archevêque de
Paris, M*' de Ouélen, mourut. Berryer
et Vatout s'étaient retirés de la lutte;
mais Flourens, secrétaire de l'Académie
des sciences, et M. Mole surgirent
aussitôt.
Cette fois Victor Hugo semble s'être
occupé activement de son élection;
nous le voyons escompter ses chances
dans cette lettre à Victor Cousin :
[Février 1840.]
Mardi, minuit.
«Tout va bien, mon Illustre ami;
M. Vlennet a dit ce soir tout net à un
des miens qu'il voterait pour mol, et
s'est enquls avec beaucoup de sollicitude
de mes chances.
Sans lui, j'avais 74 voix sures au premier
tout; comptez :
Vous. Ségur.
Chateaubriand. Pongervlllc.
Lacretellc. Thlers.
Vlllemaln. Nodier.
Royer-Collard. Salvandy.
Lebrun. Gulzot.
Lamartine. Mlgnet.
(') Pierre Foucher, Mémoires.
HISTORIQUE.
6oi
M. de Fcictz paraît sûr. M. Bcrtin
le recevra demain matin. Villemain me
dit de compter sur M. Tiisot. Je
verrai M. Thiers, d'après votre conseil,
pour M. Dupin. On me dit ce soir que
M. Campenon est fort éloigné de Flourens
et blâme l'intrigue. Viennet étant sûr,
vous voyez que les chances sont belles.
C'est égal, je ne m'endors pas. A vous de
toute âme et mille fois merci (^^))
La veille même de l'élection, Victor
Hugo avait encore bon espoir; il écrivait
à M. de Ségur :
« Même Soumet et Guiraud absents ^^^ ,
je crois le succès probable. Je crois pouvoir
me compter 17 voix sàres et 18 voix
possibles (^'. »
Les ij voix sûres se réduisirent à 15
au deuxième tour : la majorité était de
16. M. Flourens fut élu au quatrième
tour. La presse discuta vivement ce
résultat; la Kevue des Deux Mondes s'éleva
contre la cabale acharnée à l'exclusion du
poète :
«Nous regrettons surtout que
M. Flourens, un homme honorable,
un savant distingué, qui remplit si bien
son rang à l'Académie des Sciences, se soit
prête à une véritable intrigue qui, sans
lui, aurait probablement échoué (*'».
L,es Guêpes piquèrent l'élu et l'évincé :
«...Tous les gens qui n'ont pas écrit,
tous ceux qui ne devraient pas être de
l'Académie, ont voté avec frénésie pour
M. Flourens. . . Qu'allait donc demander
M. Viaor Hugo à l'Académie.? A-t-il
pense à l'Académie en écrivant ses plus
beaux vers.?... Bel honneur pour un
('' Carnets historiques et littéraires, 13 juin
1900. — (*' Ils étaient tous deux malades. —
t'' Carnets historiques et littéraires, 13 juin 1900.
— {*) Kevue des Deux Mondes.
poëte d'être le quarantième d'un corps
quelconque, et surtout d'un corps dont
vingt membres au moins n'ont aucune
valeur ni aucune autorité... Vos hon-
neurs, ô poëte, c'est de faire battre de
jeunes et nobles cœurs au bruit de vos
beaux vers^'^»
C'est bien ce que Victor Hugo fit,
il acheva et publia les Rayons et les
Ombres , «réponse royale aux injustices de
l'Académie»^''. Puis, en août 1840, il
repartit pour le Rhin, d'où il revint fin
octobre pour se présenter à la succession
de Népomucène Lemercier. Quels can-
didats allait-on, pour la cinquième fois,
dresser contre Victor Hugo? On avait
ajourné l'élection «pour avoir le temps
de trouver quelque génie qui aurait par
hasard échappé jusqu'ici à l'attention»^''.
— On ne découvrit que MM. Ancelot,
Azaïset d'Anglemont.
Une circonstance imprévue redoubla
l'animosité des académiciens; Casimir
Delavigne, quand on eut ramené en
France le corps de Napoléon, publia en
décembre 1840 le Retour des cendres de
l'Empereur ; ipTcsc[ue en même temps parut
le Retour de l'Empereur ^*'/ la presse cons-
tata unanimement l'infériorité des vers
de Casimir Delavigne, et même les jour-
naux classiques et bien pensants louèrent
le poème de Victor Hugo. Aussi ses amis
s'inquiétaient-ils ; l'élection était fixée
au 7 janvier 1841; le j janvier, M"" de
Ségur envoie à Victor Hugo ces recom-
mandations :
«... Ne négligez rien, assurez-vous
bien qu'il n'y aura pas de rhume, de
rhumatisme qui tienne (^'. Passez en
(') Alphonse Karr, Les Guêpes, mars 1840.
— (S) M"' DE GiRARDiN, La Presse, 8 mai
1840. — W Les Guêpes, 30 mai 1840. —
(*' Joint en 1883 à la dernière série de La
Légende des Siècles. — (*) Allusion au rhuma-
tisme de Lamartine en 1836 et à l'absence de
Soumet et Guiraud en 1840.
6o2
ACTES ET PAROLES.
revue vos voIx; celles-là ne doivent pas
être intérieures. \bs ennemis combattront
en désespérés; ils jetteront de l'huile
bouillante, du plomb fondu, pendant
que vos amis n'emploient que des armes
courtoises. Vous ctes-vous réassuré (ce
n'est peut-être pas académique) de
M. Mole, de M. de Salvandj, de
M. Roy er-CoUard ? M. Soumet est-il à
Paris?... M. de Ségur verra sûrement à
la Chambre M. Villemain^^).»
Le lendemain soir, Victor Hugo
répond :
«... J'ai couru aujourd'hui toute la
journée pour exécuter vos ordres; je
reviens satisfait et voici dix-sept voix bien
sures que je dépose à nos pieds avec la
permission de mon noble et àitt président:
MM. MM.
de Ségur. Mole,
de Lamartine. Salvandj.
de Lacretelle. Pongerville.
Mignet. Guizot.
Thiers. Soumet.
Lebrun. Cousin.
Villemain. Viennet.
Nodier. Chateaubriand.
Rojer-Collard. Total : 17.
Il y aura quatre absents, MM. de
Barante , Guiraud , Frayssinous et Duval ,
ce qui réduira l'Académie à 33 votants.
Vous voyez donc que j'ai la majorité. Je
crois pouvoir en outre compter sur
M. Dupin. M. Viennet s'est conduit
avec moi de la manière la plus noble et
la plus digne. Il m'a semblé qu'il y avait
sur lui un reflet de vous.
Soyez donc tranquille. Madame,
puisque vous êtes assez bonne pour vous
inquiéter, et trouvez bon que je mette à
(•^ Archives de M, de huppé, Collationné sur
le brouillon.
vos pieds l'hommage de mon profond
et affectueux respect.
Victor Hugo(^).»
Enfin le lendemain 7 janvier Victor
Hugo fut élu. Le soir même il reçut ce
mot de M. Lebrun :
Paris, le 7 janvier 1841.
«Mon cher confrère.
Je vous dis comme don Gormas à
don Diègue, enfin vous f emporte^. Nous
avons 17 voix sur 32 votants. Vos amis
sont fort heureux de ce succès, et dans
leur nombre vous savez que je ne suis
pas celui qui m'en réjouis le moins. Je
veux être le premier à vous en féliciter
et à en féliciter M"* Hugo.
Adieu, mon cher confrère, c'est avec
bien du plaisir que je joins ce titre à celui
d'ami que je prends sans cérémonie.
Lebrun. »
A. Monsieur hebrun.
8 janvier [1841].
«Je vous le disais hier, mon cher et
noble confrère, et vous le savez bien,
n'est-ce pas.? ce qui me charme et me
touche profondément, ce n'est pas seu-
lement d'être nommé, c'est d'être nomme
par vous. Votre doux et charmant billet
me comble de joie, nous sommes
confrères, cela est bien, mais nous
sommes amis, cela est mieux.
Je vous aime et je vous serre les deux
mains.
Vbtrc ami,
"VÎCTOR HuGo(^b).
Victor Hugo alla remercier Chateau-
briand, mais il ne le trouva pas chez lui.
(») Archives de M. de huppé. — W Bihlio-
thè^ue Ma':^rine.
HISTORIQUE.
603
II lui adressa alors, le 18 janvier, une
lettre, signalée par le catalogue E. Cha-
ravay, mais que nous n'avons pas.
Chateaubriand lui répondit :
20 janvier 1841,
«"Vbus ne devez rien à personne.
Monsieur, votre talent a tout Êiit, vous
avez mis vous-même votre couronne sur
votre tête. Je suis désolé de la peine que
vous avez bien voulu prendre de passer
chez moi.
Agréez, je vous prie. Monsieur, la
nouvelle assurance de mon dévouement
et le nouvel hommage de mon admi-
ration.
Chateaubriand » .
Dans le compte des ijvoix sûres envoyé
à M"" de Ségur, Victor Hugo avait indi-
qué Guizot qui, retenu à la Chambre,
était arrivé trop tard pour voter à l'Aca-
démie; en revanche il ne nommait
qu'éventuellement Dupin , dont il n'était
pas sûr ^''. "Vbici la liste dressée par
M"" Victor Hugo et destinée au chapitre
réservé pour une édition ultérieure de
'ViÛor Hugo raconté :
Election académique du 7 janvieri84i.
Pour Victor Hugo. Pour M. Angelot.
MM. MM.
Chateaubriand. Casimir Delavigne.
Lamartine. Scribe.
Royer-Collard. Dupatj.
Villemain. Roger.
Ch. Nodier Jouj.
Ph. deSégur. Jay.
Lacre telle. Brifaut.
Pongerville. Campenon.
Soumet. Féletz.
('' Une lettre de Béranger k Lebrun {Biblio-
ib^ue Maiarine) indique l'intervention de
Béranger près de Dupin.
Pour Victor Hugo. Pour M. Ancelot.
MM. MM.
Mignet. Droz.
Cousin. Etienne.
Lebrun. Tissot.
Dupin. Lacuéc de Cessac.
Thiers. Flourens.
Viennet. Baour-Lormian..
Salvandj.
Mole.
La réception n'eut lieu que le 3 juin.
Cinq mois d'attente après l'élection,
c'était beaucoup. Il semble bien que
M. de Salvandy, alors directeur de
l'Académie, et qui, à ce titre, devait
répondre au nouvel élu, ait été pour
quelque chose dans cette date éloignée.
Au début de 1841 il écrit à M"" Népo-
mucène Lemercier :
«Si je me résigne à faire un discours
tel quel sur-le-champ, ce serait pour
le 20 mai^^'.»
Victor Hugo, lui, avait écrit son
discours du 29 mars au 16 avril.
Le 10 mai, Salvandy le prévient qu'il
« espère toujours être prêt pour la semaine
prochaine » . Et il termine en se lamentant
sur la lecture forcée des œuvres de
Lemercier :
«O FAtlantiade, la Vanhypocrisiade, la
Mérovéide, ^Homéréide, et tout le reste ^^^ I »
De toutes parts affluaient les demandes
de billets pour assister à la réception du
3 juin; Victor Hugo, inlassablement,
écrivait à Lebrun pour obtenir quelques
places supplémentaires; l'une de ces
lettres se termine ainsi :
«Je suis en ce moment le plus mal-
heureux des académiciens, et je trouve
('' Kevue Bleue j 26 avril 19 13. — W CoïïeHton
Spoelberch de Lavenjoul.
6o4
qu'il n'y a que la mort qui ait de l'agré-
ment les jours de réception» ^^h
A ce propos, une anecdote amusante
fut contée par M"" de Girardin '*'. Nestor
Roqueplan, rencontrant au foyer de la
Porte Saint-Martin Victor Hugo sub-
mergé par le flot des solliciteurs , lui offrit
une entrée pour sa propre réception ;
les indiscrets comprirent la leçon et
s'éloignèrent.
De toutes les lettres de demande, nous
ne citerons qu'une : celle de Sainte-
Beuve; depuis longtemps il convoitait
un fauteuil à l'Académie, nous le savons
par cette lettre à M"" Juste Olivier après
l'échec de Victor Hugo, en décem-
bre 1839 :
«... Hugo n'est pas encore de l'Aca-
démie; c'a été la grande nouvelle des
trois dernières semaines; l'élection a été
remise à trois mois; dans l'intervalle,
il mourra quelques académiciens. Hugo
entrera-t-il ?
Il a toutes nos destinées académiques
dans ses flancs : savcz-vous que, si j'étais
de l'Académie , j'aurais sans peine deux
ou trois mille francs par an (étant d'une
des commissions) '^)».
Et, un an plus tard, le 27 décem-
bre 1840 : (.(Pofi-Royal achevé et l'Aca-
démie me mettront hors de tout...
C'est le 7 janvier que se décide l'élection
de Hugo et par suite les nôtres» (*'.
Après l'élection, nouvelle lettre à
M°" Juste Olivier :
«Voilà Hugo nommé... Hugo apporte
comme candidats de sa prédilection et
de sa charge quatre illustres : Alexandre
Dumas, Balzac, de Vigny; je suis le
('^ Bibliothèque Ma<%arine. Correspondance
de M. Lebrun. — (^' La Presse, 30 mai 1841.
— C Correspondance de Satnte-Beuve avec M, et
Af™ Juste Olivier. — (*) îdem.
ACTES ET PAROLES.
quatrième très indigne et pourtant moins
impossible encore, je crois, qu'aucun des
trois autres»(^'.
On verra plus loin que c'était là pure
invention de Sainte-Beuve j il n'était pas
le quatrième rêvé.
Deux mois après :
«Il n'est plus question d'Académie;
d'abord il n'y a pas de morts. Et puis
le goût m'en est passé.»
Était-il vraiment passé? il y a lieu
d'en douter quand nous voyons Sainte-
Beuve tenter de se rapprocher de Victor
Hugo quelques jours avant sa réception :
Ce dimanche (fin mai 1841).
«Ce n'est pas sans une grande hési-
tation que, vous sachant accablé comme
vous devez l'être de demandes, je me
décide à y venir ajouter la mienne. Il
me serait pourtant très agréable de vous
devoir mon billet d'entrée à votre récep-
tion. Dans mes sollicitations près de
M. Lebrun, je n'en ai pas fait pour
moi, me réservant de vous l'adresser.
Ce que vous pourrez ou ne pourrez pas
sera bien, car je ne doute pas que vous
ne désiriez répondre favorablement à
mon désir.
Mille souvenirs et hommages autour
de vous^^h).
Victor Hugo envoya le billet de-
mandé''* et Sainte-Beuve lui dut d'en-
tendre ce «pathos long et lourd, très
bon à mugir dans un Colisée, devant
des romains, des thraces et des bêtes»'*'.
Les commentaires des journaux
(■) Correspondance de Sainte-Beuve avec M. et
AT" Juste Olivier, j avril 1841. — (»' Gustave
Simon, he Roman de Sainte-Beuve. — ''' Idem.
— (*) Correspondance avec M, et M"" Julie Olivier,
17 juillet 1841.
HISTORIQUE.
605
allaient leur train , c'était à qui donnerait
une avant-séance; nuisible ou favorable au
récipiendaire, peu importait, pourvu
qu'elle fût sensationnelle ; Victor Hugo ,
prévenu qu'un article à tendance hostile
allait paraître dans le Charivari, s'en ouvre
à Balzac j voici lettre et réponse :
Ce mardi i" juin [1841].
«Je suis averti, confidentiellement,
mon cher Balzac, que le Charivari doit
publier un article de M. Pages très hos-
tile pour moi à propos de ma réception.
Vous avez toute influence surM. Dutacq.
Vdus me rendriez un très ^anà service si
vous pouviez l'empêcher. Je vous dirai
mes raisons la première fois que je serai
assez heureux pour vous serrer la main.
Faites-moi savoir demain avant sept
heures du soir si vous tenez toujours
à ce que je vous garde un billet de
centre.
Mille profondes amitiés ^^h).
[1841.]
«Mon cher Hugo, je trouve votre
lettre chez moi où le hasard m'a fait
aller. Je vous écris du Charivari, je serai
chez vous à 9 heures avec l'épreuve,
vous verrez à faire retrancher ou modi-
fier, mais vodà toute mon influence. L^
Charivari regarde comme de son essence
de faire un article en charge , et Dutacq
me l'a spécialement demandé, il trouve
que c'est fermer boutique que de ne
rien dire, j'ai proposé l'Académie en
échange, mais selon lui, 39 ne valent
pas I, arithmétique des Cavillon.
Tout à vous,»
DE Balzac.
Il parut en effet dans U Charivari du
3 juin , sous le titre : Vêtit discours d'un
(*) CoUeHion Spoelbtreh de Lavenjoul.
^and poète, un discours imaginaire , assez
burlesque, et non signé. La lettre de
Balzac semble dire qu'il en était l'au-
teur ('>.
On trouvera dans la Kevue de la Cri-
tique l'opinion de quelques journaux
contemporains sur le discours de récep-
tion.
M"" Népomucène Lemercier écrivit à
Victor Hugo pour le remercier; nous
n'avons pas cette lettre, mais voici la
réponse :
[Juin 1841.]
«Nous ne pouvions pas. Madame,
ne pas être d'accord en tout, car nous
avons au cœur le même vœu et la mémo
pensée : glorifier celui que vous pleurez.
\btre gracieuse lettre me touche vive-
ment et je vous remercie de vos remer-
ciements.
Je mets tous mes respects affectueux
à vos pieds.
Victor Hugo (2'».
Au moment où les discours allaient
être imprimés, M. de Salvandy demanda
à Victor Hugo une rectification souhaitée
par le roi et la correspondance suivante
s'engagea entre eux :
[Juin 1841.]
«Mon cher confrère.
Je crois devoir vous dire, tout le
monde ignorant que je vous le dis, ce
qui vous laisse parfaitement Hbre, que
le Roi, qui est très touché de ce que
vous dites de son gouvernement, de sa
dynastie et de sa personne, très touché j
regrette beaucoup le mot àHaide de camp
de Dumouriez comme inexact d'abord
et comme pouvant fausser sa situation.
('' Le compte rendu de la séance, publié le
j juin, est franchement hostile. Il est égale-
ment anonyme, mais il ne peut être attribue à
Balzac. — (*) Collelhon de M. Louis Bartbou.
6o6
ACTES ET
Il n'a jamais été aide de camp de
personne. A Valmy il commandait toute
la seconde ligne de Kellermann, à
Jemmapes, toute l'aile droite de l'armée,
qui était la moitié de l'armée. J'ai cru
voir aussi quelque regret d'avoir son
nom lié à celui de Dumouriez. Si vous
imprimiez : lieutenant de Kellermann et
de Dumouriez, vous ne modifieriez pas
sensiblement votre expression, et ce serait
plus exact. Encore une fois, vous êtes
parfaitement libre, puisque c'est une
indiscrétion officieuse que je commets.
Je pars pour la campagne. Dès que
les discours seront imprimés, je solli-
citerai l'audience royale pour la présen-
tation officielle. Ayez la bonté de m'in-
former du moment où vous serez prêt.
"Veuillez faire agréer à Madame Hugo
mes humbles hommages et recevez mes
compliments empressés.
Salvandy. »
«Ce que le roi désire sera fait, mon
cher confrère j les biographies sont for-
melles, mais j'aime mieux encore le roi
que ses biographies. Je mettrai donc
lieutenant de Kellermann j et je ne pronon-
cerai même plus le nom de Dumouriez.
J'envoie immédiatement le discours
chez Didot.
' Je viens de relire votre discours dans
les Déhats, et je suis heureux de me dire
que si, comme homme, il me froisse
peut-être un peu, comme écrivain il me
charme.
Je vous serre la mainj offrez à
Madame de Salvandy dont les bontés
précieuses me seront à jamais présentes,
mes hommages dévoués et respec-
tueux ^^\»
('' Le brouillon de cette réponse est au bas
de la lettre de Salvandy.
PAROLES.
Éponne, 6 juin [1841].
«Je me hâte, mon cher confrère, de
vous accuser réception pour deux motifs.
Le premier est d'éviter un malentendu
sur un point : je ne sais nullement si
le mot de lieutenant convient à l'illustre
intéressé. Je sais seulement que celui d'aide
de camp ne lui convient pas. Je ne vous
conseillerais même pas pour vous de sup-
primer le nom de Dumouriez : le chan-
gement serait trop marqué. D'ailleurs
vous effaceriez Jemmapes où il a un
rôle beaucoup plus considérable qu'à
Valmy. En unissant les deux noms, vous
pareriez à tous les inconvénients; Jem-
mapes et Valmy seraient indiqués, et le
nom de Dumouriez ne dominerait
plus(i).
Mon second motif est de vous remer-
cier de vos très aimables expressions. Vos
amis et vos ennemis se sont appliques
depuis trois jours à nous brouiller avec
un tel zèle, volontairement ou non, que
je vous admire de leur insuccès et vous
en sais un gré infini. Je regrette que
quelques points aient pu vous froisser.
Ils sont nécessairement secondaires. En
vous rappelant à la littérature qu'évidem-
ment vous délaissiez, je me suis occupe
de votre situation politique avec un soin
qui n'a pu échapper à un esprit clair-
voyant et sûr comme levôtre. J'ai dit ma
pensée avec effusion sur tous les points
où mon adhésion est entière. Sur les
autres, j'ai fait une réserve conservatoire
parce que je ne sais dire que ma pensée.
Je ne sais pas flatter. Je ne suis pas
courtisan. J'ose dire que les dernières
lignes de mon discours le prouvent
beaucoup plus que tout le reste. Mais
aussi on peut compter sur la sincérité de
(^) La rectification fut faite et maintenue
dans les éditions ultérieures.
HISTORIQUE.
607
mes paroles telles qu'elles sont et la soli-
dité de mes sentiments tels que je les
exprime. C'est quelque chose.
Vous avez raison de conserver de
bonnes dispositions pour Madame de
Salvandy qui aurait voulu ne laisser
subsister de mon discours que les choses
qui pouvaient satisfaire, non pas vous
qui êtes peu exigeant, mais vos amis.
Elle nous a écoutes tous deux avec des
sentiments qui lui auraient concilié toute
la bienveillance de Madame Hugo.
A bientôt, je pense. En dépit de
tous mes panégyristes et de tous les
vôtres, crojez-moi bien sincèrement à
vous.
Salvandy.»
Après avoir lu l'article d'Alphonse
Karr ( nous le donnons à la Kevue de la
Critique) Victor Hugo écrit cette note :
Juillet 1841.
«Alphonse Karr dit ^^5 que je suis entré
à l'Académie en enfonçant les portes et que
mes confrères, mal^é eux, ont fait comme les
vieilles femmes des villes prises d'assaut; elles
jettent du haut des fenêtres, sur la tête de
f ennemi, tous leurs ustensiles de ménage. —
En effet, on m'a vidé sur la tête le
discours de Salvandy.»
En résumé, l'Académie n'ouvrit ses
portes à Victor Hugo qu'après lui avoir
infligé quatre échecs et ne le reçut qu'à
contre-cœur; pendant l'exil du poète,
un académicien proposa sa radia-
tion; on ne trouve pas trace de cette
proposition dans les registres de l'Aca-
démie, mais une lettre adressée de Guer-
nesey à Paul Meurice en fait foi :
«... En regard de l'Académie française
qui a délibéré sur mon expulsion, l'Aca-
W Les Guipes. {NoU de ViBor Huq>.)
demie des sciences de Lisbonne vient me
chercher dans l'exil.
3 avril i864(').»
Quand Victor Hugo rentra en France,
l'Académie l'accueillit assez froidement;
les chefs-d'œuvre admirés du monde en-
tier ne purent la désarmer . Le principal
détracteur de Victor Hugo, Edmond
Biré, avait systématiquement, dans près
de deux mille pages, attaqué l'une des
plus grandes gloires de l'Académie; que
fit l'Académie en présence de cette œuvre
de dénigrement? elle la couronna.
On a lu, page 381, V Adresse au Roi,
remise à Louis-Philippe le 21 juillet 1842 j
le duc d'Orléans venait de mourir acci-
dentellement le 13 juillet; ce fut Victor
Hugo, alors président de l'Académie,
qui prit la parole au nom de l'Institut.
Le surlendemain, il recevait de M. de
Salvandy cette lettre :
Paris, samedi matin [23 juillet 1842].
«Mon cher confrère, le Roi a daigné
hier soir me refaire ministre de l'Instruc-
tion publique pour un quart d'heure,
et le quart d'heure qui pouvait me
charmer le plus. En se reprochant de
n'avoir pas donné le matin cette mission
à M, Villemain, il m'a expressément
chargé hier soir de vous faire savoir
combien les seules paroles de l'Institut
l'ont profondément touché. Il les a beaucoup
admirées. Il en a été hien ému, vous avez
parlé, dans une hien belle lanme, de son
pauvre cher fils qui méritait hien tout cela.
CeB une ^ande consolation pour son cœur
qu'on lui rende jufîice, et il vous remercie
bien de l'avoir fait avec tant d'effusion et
(') Correlpondaace entre Uicior Hugo et Paul
Meurice.
6o8
ACTES ET PAROLES.
de talent Je vous répète ses propres
termes. Je voudrais me les rappeler tous.
L'honneur de parler au nom de
l'Institut tout entier, dans cette mémo-
rable et douloureuse circonstance, vous
récompense, mon cher confrère, de
l'éloquente et bonne action que vous
avez si courageusement faite dans une
de vos séances. Elle vous a fait notre
directeur. Je m'en applaudis plus que
jamais aujourd'hui. Car il j aura eu du
moins de dignes paroles sur ce Prince
que ne pourront jamais assez pleurer
ceux qui comme vous et moi l'ont bien
connu.
Moi aussi je vous remercie du bien
que vous m'avez fait, et je suis très
heureux que le Roi m'ait fourni l'oc-
casion de vous le dire.
Adieu, cher confrère, je vous serre
bien cordialement la main.
Salvandy».
Victor Hugo , en exprimant les senti-
ments très réels qu'il ressentait pour le
duc d'Orléans, avait touché le cœur du
roi; c'est de ce moment que datent ses
fréquentes visites aux Tuileries.
À l'étranger même, le poète était
apprécié.
Le pays de Galice, évoqué dans
Hernani, voulant, en novembre 1842,
honorer Victor Hugo, l'Académie litté-
raire de Santiago lui adressa le diplôme
d'associé émérite que les écrivains de Galice,
amis du savoir, envoyaient à l'auteur de
Notre-Dame'"'.
Dans la Revue Suisse dirigée à Lausanne
par son ami Juste Olivier, Sainte-Beuve
envoya, de 1843 à 1846, sous le couvert
de l'anonymat , des Chroniques Parviennes
(') Documents.
où il se donnait «le plaisir de dire des
choses justes et vraies sur le courant des
productions et des faits littéraires. On le
peut , on le pouvait alors sans être troublé ,
ni même soupçonné ou reconnu. Paris ne
s'inquiète que de ce qui est imprimé à
Paris (').»
Donc, sans le moindre danger, il
répandait de là ses aPoisonsy)^*^ sur ses
confrères, sur ses anciens amis; Victor
Hugo en eut sa large part , on le constatera
à la Revue de la Critique. A l'occasion,
Sainte-Beuvey faisait sa propre apologie'*'.
Pourtant, dans le numéro de jan-
vier 1844, Sainte-Beuve ne laisse échapper
aucun mot désagréable; des éloges sans
restrictions; la fin de l'article nous en
fera comprendre la raison :
«Le grand événement littéraire a été la
mort de Casimir Delavigne. . . Victor
Hugo a trouvé d'éloquentes paroles sur
la tombe de son rival, et lui-même il a
eu le droit de rappeler avec sentiment
le coup qui venait de le frapper. Ces
paroles de Victor Hugo ont été accueillies
de tous comme elles le méritaient ; et elles
ont ajouté à la consécration funèbre de
ce jour. Hugo se trouve en ce moment
ce qu'on appelle directeur de l'Académie;
c'est-à-dire le président élu pour le tri-
mestre qui finit. Ce sera lui qui natu-
rellement sera chargé de répondre au
successeur de Casimir Delavigne à l'Aca-
démie et qui devra encore une fois
apprécier les titres du poëte dramatique
qu'on lui a si souvent opposé. Nous-
même nous y reviendrons alors. »
Sainte-Beuve y reviendra d'autant
plus qu'il se portait candidat à la succes-
sion de Casimir Delavigne'*'; il avait
(1) Nouveaux lundis. — <*' Victor Giraud,
Cahiers intimes inédits. — '*' Voir pages 679-
680.
— (*' Il s'était déjk présenté pour remplacer
M. Roger, mort en mars 1842, et n'avait obtenu
que trois voix au quatrième tour. J. B0NNER.OT.
Rjevue Universelle, i" juillet 193J.
HISTORIQUE.
609
pour concurrents Alfred de Vigny, Emile
Deschamps et \^tout; il n'était pas fort
rassuré sur le résultat, car il écrivait
alors à M°" Juste Olivier :
«J'ai contre moi Hugo, Thiers, très
peu pour moi Lamartine; si j'arrive, ce
sera laborieux^''.»
Il ne s'épargnait pourtant pas , multi-
pliant les lettres , les démarches. «Depuis
cinq semaines je ne vis pas», écrivait-il
le 18 janvier 1844 à Ch. Eymard^*'.
Enfin le 8 février, après sept tours de
scrutin sans résultat, l'élection fut remise
à un mois; au septième tour Alfred de
Vigny n'avait obtenu que trois voix;
Sainte-Beuve et Vatout seize chacun.
Il était clair que de Vigny, malgré les
efforts de Victor Hugo, n'atteindrait
pas, le mois suivant, la majorité. Cette
majorité, Sainte-Beuve ne l'avait man-
quée que d'une voix; il écrivait à
M°" Juste Olivier : « . . . Qu'il vous suffise
de savoir qu'il ne m'eût fallu qu'une voix
de plus pour réussir et que Victor Hugo
m'a constamment et hautement refusé
la sienne, en annonçant qu'il votait
moins ^o«r Vigny que contre moi. On me
dit que je réussirai dans trois semaines ;
je n'en crois rien et ne fais plus un mou-
vement pour cela. »
Cette lettre est du 29 février 1844;
mais d'autres documents cités par
M. Bonnerot''^ nous montrent au con-
traire Sainte-Beuve plus actif que jamais ;
de concert avec Mérimée, il quête des
voix partout; il se décide même à aller
chez Victor Hugo le 11 mars, et, le
lendemain, tient Victor Cousin au
courant du résultat de sa visite :
Ce mardi matin [12 mars 1844].
«Tout marche. J'ai vu hier à huit
('' Correlpondance de Sainte-Beuve avec M, et
M"" Jufte Olivier, 7 février 1844. — (" J. BoN-
NEROT, Kevue Universelle, i" juillet 1935. —
l^) Kevue Universelle, i" juillet 1935.
ACTES ET PAROLES. I.
heures du soir M. Hugo ; un quart d'heure
après est arrivé M. de Vigny. On a cause
deux heures durant, et Hugo a parlé à
Vigny sur son intérêt mieux que je
n'aurais pu faire. Hugo, je dois le dire,
a été parfait, et il a accepté franchement
une proposition qui était faite de même.
Sainte-Beuve (* '. »
Quelle proposition.'' Cette lettre de
Sainte-Beuve à M. Lebrun va nous l'ap-
prendre :
Mardi 2 heures [mars 1844].
«Cher Monsieur,
Je vous dois de vous informer en deux
mots du résultat des négociations ouvertes
avec M. de Vigny. M. de Saint-Priest
a laissé Hugo neutre et plutôt favorable.
Moi-même, j'ai vu Hugo hier soir et de
Vigny y est venu pendant ce temps.
On a causé dans de bons termes. Victor
Hugo est tout acquk et il démontre de
son mieux à Vigny la nécessité de laisser
passer Moi et Mérimée ^^^ (je suis l'or-
dre), pour s'assurer lui-même son élection
future. Vigny est très ébranle. On presse,
d'ailleurs, M. Guiraud pour qu'il en
passe par là. M. Mole que j'ai vu ce matin
doit aller ce soir chez Hugo pour mettre
le sceau à la négociation et garantir à
M. de Vigny, si celui-ci consent, de
solides espérances; voilà l'état des choses.
J'espère pour demain une solution ^^h).
Victor Hugo s'était d'autant plus prête
à cette combinaison qu'Alfred de Vigny,
en se présentant à la succession de Casimir
(') Gustave Simon, lue Koman de Sainte-
Beuve, — '^' Mérimée, qui se présentait à la
succession de Ch. Nodier, était allé le 12 mars
chez Victor Hugo pour y appuyer la proposi-
tion de Sainte-Beuve. — (-' Guy de la Batut,
Correipondance litte'raire de Sainte-Beuve.
39
6io
ACTES ET PAROLES.
Delavigne, avait, le même jour, disputé
le fauteuil de Campenon à Saint-Marc
Girardin et n'avait obtenu que sept voix
contre son adversaire élu à une majorité
de dix-huit voix. Puisque Alfred de
Vignj n'avait aucune chance de passer
le 14 mars, Victor Hugo pensa qu'il ne
pouvait mieux le servir qu'en lui ména-
geant des voix pour la première vacance.
Il accepta la proposition de Sainte-Beuve
qui fut élu et qui, d'ailleurs, oubliant
que Victor Hugo avait été «parfait»,
écrivit à M"® Juste Olivier en lui annon-
çant sa victoire :
«Il y a une espèce de paix plâtrée entre
Hugo, Vignj et moi. Mon élection était
assurée sans cela» ^^\
Victor Hugo s'occupa alors activement
de la candidature d'Alfred de Vigny j
ils s'écrivirent et se virent souvent à
cette époque, cette lettre l'indique :
Lundi 23 mars 1844.
«Qu'il est triste, mon ami, de trouver
deux fois votre nom à sa porte ! Que ne
faites-vous donc comme moi? Aujour-
d'hui par exemple je vous avertis que
demain soir à 8 heures je serai chez vous :
Pourrai-je vous persuader de m'écrire
ainsi d'avance ? rien ne me ferait sortir.
Mais autrement vous ne sauriez me
rencontrer jama'S, si ce n'est le mercredi
et ne vous l'avais-je pas dit? je ne m'en
souviens plus.
A demain donc et à toujours, cher
Victor, dont l'amitié est si bonne et si
ferme, à demain.
Alfred de Vigny ^^l»
Alfred de Vigny fut élu le 8 mai 1845 ;
Victor Hugo , dans son Journal, rappelle
(') Gustave Simon , Le roman de Sainte-Beuve.
— (-i CoUeHion de M. Armand Godoy,
les conditions dans lesquelles eut lieu
cette élection <'^
Saint-Marc Girardin devait prendre
séance le 16 janvier 1845 j Victor Hugo,
directeur de l'Académie, obligatoire-
ment, le recevait; la tâche était délicate.
Saint-Marc Girardin, depuis 1833, pro-
fessait en Sorbonne le mépris de la
nouvelle école et attaquait particulière-
ment le théâtre de Victor Hugo.
L'usage voulait que directeur et
récipiendaire se communiquassent leurs
discours; Saint-Marc Girardin envoya le
sien à Lebrun, secrétaire perpétuel, qui,
en le transmettant à Victor Hugo,
l'accompagna de quelques conseils de
clémence :
Plombières, 2 septembre 1844.
«Mon cher ami,
M. Saint-Marc Girardin m'envoie son
discours et me charge de vous le remettre.
Il est absent de Paris et ne sait pas que
j'en suis absent aussi. C'est de Plombières
que je vous adresse le manuscrit qui vient
de m'arriver. Il y a, me dit-il, à retrancher
et à ajouter. Parmi les additions doit
être la péroraison, qu'il n'a pas jugé
nécessaire de faire six mois d'avance,
parce que, pense-t-il, dans ces sortes de
morceaux, l'à-propos a toujours quelque
place. A votre tour maintenant. Voyons,
je vous attends à l'œuvre. Je suis sûr
d'avance que vous ne vous souviendrez
pas que vous vous êtes senti blessé. Dans
le fauteuil de l'Académie, l'Académie
seule prend place; celui qui la représente
songe à elle, non à lui. "Vbus éprou-
verez, j'imagine, un vrai plaisir à pouvoir
et à ne pas vouloir, à vous montrer, ainsi
qu'il vous convient, au-dessus des ressen-
timents personnels.
(1' Choses vues, tome I. Edition de l'Im-
primerie nationale.
HISTORIQUE.
6ii
Je ne sais si je vous ai raconté la petite
histoire d'un pajsan de mes amis, mon
ancien voisin de Champrosaj. Il avait cte
saccagé , maltraité, battu , par ceux de nos
alliés de 1 8 15 qui passèrent par son village,
et, furieux, il avait juré de se venger et
de tuer le premier qui lui tomberait sous
la main. Un de ces étrangers , un de ceux
qui l'avaient frappé, alla un jour jusqu'à
le forcer de le conduire à la viUe dans
sa propre charrette. "V^ilà mon vigneron
en route, tout palpitant d'avoir enfin
trouvé son moment, il se promet de
brûler la cervelle au Prussien en tra-
versant le bois. — «Arrivé au bois,
me dit-il, j'arrête mon cheval, je saute
dans ma voiture... — Eh bien, vous
l'avez tué! — Monsieur, je n'ai pas
pu, il était endormi.» — Auriez- vous
eu plus de courage que le père Jean
Decours.?»
Le bon Lebrun était inquiet. Dans le
tome premier de son Cours de littérature
dramatique, Saint-Marc Girardin venait
de passer en revue le théâtre de Victor
Hugo , « ce théâtre qui fait prévaloir les
émotions du corps sur celles de l'esprit
et fait de ses héros des maniaques».
Dans le Roi s'amuse, le critique-professeur
avait découvert une chose imprévue :
Triboulet était amoureux! «Triboulet
semble aimer sa fille comme on aime
une femme». L'amour maternel de
Lucrèce Borgia n'est «qu'une passion
aveugle qui agit par fougue et par
caprice». . . Notre-Dame de Paris ne trouve
pas grâce non plus et la Sachette dé-
fendant sa fille contre le bourreau n'est
«qu'une folle furieuse, une bête féroce».
Et c'était cet auteur si bien apprécié
qui allait recevoir ce critique et lui
répondre. Lebrun avait raison de crain-
dre une séance orageuse. Victor Hugo
le rassure vite :
8 septembre 1844.
«Merci, cher ami, de votre bonne et
charmante lettre et de l'histoire du vieux
père Jean Decours que vous me contez
avec tant de grâce. Je vous promets la
même clémence si je parviens à endormir
mon prussien à moi. Pourvu que ce ne
soit pas lui qui commence ! Que diriez-
vous si toute cette grande querelle se
terminait par un duel au sommeil? \bilà
qui serait exemplaire; remarquez que je
ne dis pas : académique.
Plaisanterie à part, j'ai besoin d'avoir
lu tout le discours de M. Saint-Marc
Girardin pour savoir ce que je repondrai.
La péroraison surtout. Car celui qui
répond commence ordinairement par où
celui qui a parlé vient de finir. Je ne
sais donc encore ce que je lui dirai. Mais
soyez tranquille, cher et excellent ami,
j'aurai présentes à l'esprit les douces
paroles de votre bonne et cordiale amitié,
et je ferai tout ce qui dépendra de moi
pour concilier, dans cette circonstance
déhcate, ce que je dois au public, ce
que je dois à l'Académie, et ce que je
me dois à moi-même. Très imhris torti
radios '^^h).
Victor Hugo vainquit cette triple
difficulté et son discours, diversement
apprécié, déjoua la malveillance. Il eut
même la coquetterie de présenter un
tableau idéal de cette Académie qui lui
avait été si longtemps hostile.
Sainte-Beuve , en envoyant à la Revue
Suisse la Chronique Parisienne qu'on lira à
la Revue de la Critique, ajoute cette
recommandation :
«Faire en sorte que ce jugement sur
Hugo ait bien l'air d'être votre, d'être
rédigé là-bas sur les pièces (d'après des
impressions, il est vrai, transmises de
0) Bibliothèque Maiarine, — Corrt^ondanet
de M. Leifrutt.
' 39.
6 12
ACTES ET PAROLES.
Paris par quelque compatriote), mais
conclu par vous» (^).
* *
Sainte-Beuve, qui ne devait pourtant
être reçu que le 27 février 1845, s'était
depuis longtemps préparé à ce grand jour.
Victor Pavie , au courant de sa brouille
avec Victor Hugo, lui avait conseillé en
1843, à la mort de Léopoldine, de
«rentrer par cette large blessure »'^'j
Sainte-Beuve avait refusé et déclaré alors :
«En voilà pour l'éternité*^'»; mais ses
ambitions académiques avaient abrégé
cette éternité : il fit une visite au moins
en mars**'; maintenant, il va place
Royale sans même prévenir :
Ce 2 novembre [1844.]
«J'étais allé l'un des soirs de l'autre
semaine Place Royale pour vous dire que
mon discours était prêt : je l'ai fait copier
au net. Je me tiens donc à votre disposition
lorsque vous voudrez bien vous occuper
de cette affaire soit pour vous le lire, soit
pour vous communiquer le manuscrit.
Mon désir serait que nous puissions être
prêts de manière à ce que je fusse reçu
dans le courant de décembre. Mais il va
sans dire que le tout est subordonné à
vos convenances. Je voulais aller vous
dire cela, mais retenu tous ces soirs je
crains en tardant davantage de laisser
passer quelque moment favorable où
vous pourriez être vacant. Dès que ce
moment de loisir se présentera pour
vous, je serai heureux d'en profiter.
Mille compliments dévoués et hom-
mages respectueux, s'il vous plaît,
auprès de vous.
Sainte-Beuve ^^b).
(') Correspondance avec M. et M"" Jufte
Olivier, février 184J. — **> Th. Pavie, Uiltor
Pavte, sa Jeunesse, ses relations littéraires. — (*' Idem,
14 septembre 1843. — W Voir page 609. —
'*' CoUeilion Pierre L,ejhre-Uacquerie, Copie
extraite des archives Spoelhercb de Lovenjoul,
Il dut y avoir plus d'une discussion à
propos de ce discours , car la veille même
de la réception , Victor Hugo et Sainte-
Beuve n'étaient pas d'accord, nous
l'apprenons par deux lettres de Sainte-
Beuve , l'une à Charles Labitte , critique
à la Kevue des Veux Mondes, l'autre
à Victor Pavie :
[Fin février 1845.]
«Je vous en supplie, soyez bien pour
V. Hugo. Il a été pour moi d'autant
mieux que la veille je lui avais résiste
sur quelques points et qu'il a maintenu
tous ses éloges (^))).
ij mars 184J.
«...Hugo a été, vous l'avez su, très
bien pour moi en cette grave circons-
tance; il l'a été d'autant plus que la veille
il avait voulu exiger de moi certaines
modifications dans mon discours, les-
quelles je n'avais pas consenties, et
malgré mon refus fort net, il n'a rien
changé à ses éloges. Ainsi tout s'est
passé dignement et avec une parfaite
convenance '^l».
Ses éloges! On sent qu'ils lui ont été
au cœur; il en est touché et fier; ce
bon mouvement durera peu : les Poisons
en font foi; mais le lendemain de sa
réception, encore ému, il écrit à
Victor Hugo :
[28 février 184 j.]
«Le flot de monde m'a empêché
hier de vous atteindre. J'ai couru le
soir pour vous chercher. Recevez mes
remerciements pour ce que vous avez
écrit et proféré sur moi avec l'autorité
que j'attache à vos paroles, pour ce que
vous avez pour ainsi dire écrit deux fois
puisque vous l'avez maintenu. Quand
je m'occuperai de Port-Royal, j'aurai
désormais en vue le grand tableau que
vous en avez tracé comme fond de
('' G. Sangnier, Lettres a Charles Lahitte.
— (*^ Correspondance dt Saintt-Beuve.
HISTORIQUE.
613
perspective, et quant à ma poésie, ce
que vous avez bien voulu en dire
restera ma gloire ^^' » ,
Le jour même il reçut cette réponse :
«\btre lettre me touche et m'émeut.
C'est du fond du cœur que je vous
remercie de votre remerciement».
V.
28 février [ 1845 ](^).
Terminons cette période de la vie de
Victor Hugo par ce billet de Lamartine ;
on y sent vibrer tout son cœur :
Février [1845].
«Mon cher grand homme, vous
venez de faire votre chef-d'œuvre
d'éloquence, de ferme bon sens, de
hautes vues et de magnifique style.
Que j'ai regretté de ne pouvoir assis-
ter à une réunion où a retenti la plus
belle parole de ce temps-ci !
Adieu, je vous écris en vous lisant.
C'est d'impatience, d'admiration. Honte
aux envieux!»
Lamartine ^^\
Bien plus tard, vers 1856 d'après l'écri-
ture, Victor Hugo s'amusa, en souvenir
de ses luttes académiques , à croquer ce
profil d'un confrère imaginaire :
C
Maison db Victor Hugo.
('î Gustave Simon, Le Komatt de Sainte-Beuve. — (*> Cotte(Uon Spoelbereb de Lovenjoul. Sous la
date, on lit cette note de Sainte-Beuve : Utêor Hu^, après le discours acade'mique, — ('* Album
de M°" V. H. CoBelHott Pierre Lefhre-Uacquerie. Lettre publiée dans ha Revuej ij juin 1912.
6l4 ACTES ET PAROLES
CHAMBRE DES PAIRS.
On ignore qu'il s'en fallut de peu
que Victor Hugo ne fut jamais pair de
France.
Dans une enveloppe bordée de noir,
portant le cachet : Cabinet du Miniftre de
l'Intérieur et adressée à Monsieur IJiêlor
Hu^o, Place Royale, N° 4 ou 6, nous
avons trouvé une petite lettre trh confi-
dentielle et assez énigmatique :
«Il est impossible qu'on fasse des
pairs sans vous nommer. Mais si vous
vous obstinez, il est possible qu'on se
tire d'embarras en ne faisant pas de pro-
motion.
«Est-ce là votre but, illustre entêté.''
Réfléchissez (^)».
Pas de signature. Il y avait là une
énigme; nous en avons trouvé le secret
en feuilletant un autre dossier de la
collection de M. Louis Barthou. Une
note de la main de Madame Victor
Hugo, note destinée sans doute aux
Mémoires qu'elle écrivait à cette
époque '*', était enfouie parmi des lettres
de proscrits ; la voici :
Mardi 14 décembre 1858.
Guernesey.
«Je rangeais hier des papiers, j'ai
trouvé cette lettre et n'y ai rien
compris. Ce matin, en déjeunant, j'en
ai parlé à mon mari. Il m'a répondu
que la lettre était de M. Duchâtel,
ministre de l'Intérieur sous Louis-
Philippe.
Mon mari était académicien depuis
1840'^), d'une des catégories d'où l'on
(') Collection de M. Louis Barthou. — ('' ViHor
Hugo raconté par un témoin de sa vie, — (*> M"'
Victor Hugo à fait erreur; il faut lire 1841.
prenait les pairs. À partir de cette
nomination, le duc et la duchesse
d'Orléans désiraient le voir à la Chambre
des pairs. Louis-Philippe trouvait tout
simple d'j admettre l'académicien, mais
le roi se réservait la haute chambre,
il voulait que les pairs soutinssent les
propositions des ministres et fussent de
son gouvernement. Il faisait venir les
aspirants à la pairie, les tâtait, confessait
leurs principes et leurs opinions et
s'assurait d'eux.
Mon mari ne voulut passer par
aucune de ces conditions, il dit à
Duchâtel que s'il entrait à la Chambre
des pairs, c'était pour parler et voter
avec la plus grande liberté de conscience.
Le roi était assez embarrassé; faisant
une promotion, il lui fallait choisir un
pair dans l'Académie, en dehors des
académiciens faisant déjà partie de la
Chambre. Mon mari avait la réputation
la plus éclatante et sa nomination était
indiquée. C'est alors que Duchâtel
écrivit à mon mari, lui demandant
d'être bon prince.
Mon mari continua de résister et ce
fut le roi qui céda. Il ne demanda à
mon mari autre chose que d'accepter la
pairie.
Le roi estima mon mari pour sa sévé-
rité de principes. Mon mari lui sut gré
de sa bonne grâce.
Quelques jours après la nomination
de mon mari à la pairie, il vit la
duchesse d'Orléans. La duchesse, lui par-
lant du roi, lui dit : «Vous vous êtes
conquis l'un l'autre ^^K»
(1) CoUeêion de M. Lom Barthou.
HISTORIQUE.
615
\^ici la lettre officielle par laquelle
Victor Hugo apprit sa nomination :
PRÉSIDENCE
DU CONSEIL DES MINISTRES.
Cabinet,
Paris, le 16 avril 1845.
«Monsieur le Vicomte,
J'ai l'honneur de vous transmettre
l'ampliation d'une ordonnance du 13 de
ce mois, par laquelle le Roi vient de
vous élever à la dignité de Pair de
France.
Je m'estime heureux d'avoir à vous
faire part de ce témoignage de la haute
confiance de Sa Majesté et de pouvoir j
joindre l'expression de mes sincères féli-
citations.
Recevez, Monsieur le Vicomte, l'assu-
rance de mes sentiments de haute consi-
dération.
Le président du Conseil ,
Ministre Secrétaire d'Etat de la Guerre ,
Maréchal Duc de Dalmatie^^'».
Les premières félicitations vinrent
d'Alexandre de Humboldt :
«Je suis trop radical pour croire qu'un
gouvernement puisse ajouter à la gloire
de votre nom. Cependant j'ai une vive
et sincère joie de votre nomination à la
Pairie, mon noble et illustre ami ! Il est
des joies que je ne discute pas! j'aime
surtout que les gouvernements aient la
divination quelquefois de ce qui les
honore en honorant le libre exercice de
la pensée, les conquêtes de l'intelligence,
les productions de l'imagination créatrice.
Fidèle aux libertés publiques, distinguant
le calme de la léthargie, la foi dans les
principes de cette habile facilité de les
(^) CoBelUon de M. Louis Barihou.
accommoder toujours à de prétendus
besoins de l'époque, vous préparerez de
nouvelles joies à ceux de vos amis qui
ont le secret de savoir aimer en admi-
rant.
Je vous conjure, mon cher et illustre
confrère, de ne pas répondre à ces lignes
dans un temps où vous avez tant de
devoirs à remplir.
Al. DE Humboldt.
Ce 17 avril 1845.
Mes respectueux hommages à l'aimable
et spirituelle vicomtesse.»
Nous avons trouvé, relié dans les
Documents, l'avis, rédigé en espagnol,
auquel cette lettre de Victor Hugo fait
allusion :
« À Son Excellence Monsieur le
Grand Chancelier de la Légion d'Hon-
neur.
Paris, le 22 mars 184 j.
Monsieur le Grand Chancelier,
S. M. la reine d'Espagne a bien
voulu me conférer, par décret du 10
mars 1845, l'ordre de Charles III. J'en
suis informé par le premier secrétaire
d'état, M. Martinez de la Rosa, dont
j'ai l'honneur de vous transmettre sous
ce pli l'avis officiel. Je prie Votre Excel-
lence de vouloir bien demander pour
moi au Roi l'autorisation de porter cette
décoration.
Agréez, Monsieur le Grand Chan-
celier, l'assurance de ma très haute con-
sidération.
Le V*« Victor Hucot^).»
(') Lettre communiquée par M. Comuau.
6i6
ACTES ET PAROLES.
Après deux discours défendant les
intérêts des artistes et des artisans'"',
Victor Hugo aborda le 19 mars 1846
devant les pairs une question qui lui
tenait fort au cœur : la question polo-
naise ; le droit des peuples opprimés a
toujours trouvé en lui un défenseur j ses
sentiments pour la Pologne s'étaient
déjà affirmés en 1831 dans les Feuilles
d'Automne^^\ en 1835 dans les Chants du
Crépuscule^^K Le devoir de l'orateur était
pour lui semblable au devoir du poète et
il le remplit dès son entrée dans la vie
politique. Son discours sur la Pologne
fut froidement accueilli j nous dit la note de
l'édition de 1875, c'était justice : il y
affirmait «le droit des peuples», il y con-
testait «la souveraineté des princes», les
nobles pairs pouvaient-ils admettre ces
idées subversives ? Qu'eussent-ils dit s'ils
eussent connu les vers qu'il écrivait au
même moment et qui n'ont paru qu'après
sa mort, dans Toute la Lyre^''^?
En revanche, Victor Hugo, le len-
demain du jour où il avait si vaillam-
ment défendu- la Pologne devant une
Chambre plutôt hostile, reçut ces deux
lettres :
« Monseigneur,
Les paroles nobles et généreuses que
vous avez prononcées à la Chambre des
Pairs de France pour réclamer en faveur
des droits les plus sacrés et les plus légi-
times violés ouvertement en insultant au
reste de l'Europe par les infâmes spolia-
teurs de la malheureuse Pologne, reten-
(^) La propriété des auvres d^art. — La marque
de fabrique. (Voir pages 306-311.)
(*) Quand un cosaque affreux, que la rage transporte ,
Viole Varsovie échevelée et morte...
t'I Seule au pied de la tour d'où sort la voix du maître...
'*! O princes insensés 1 Quoi I ne tremblent-ils pas...
( Corde d'airain. )
tiront longtemps dans les cœurs des polo-
nais.
Leur profonde reconnaissance n'éga-
lera que la vive admiration que votre
caractère élevé leur a inspirée.
Daignez recevoir. Monseigneur, leur
respectueux hommage.
Les Polonais résidant dans le départe-
ment de la Nièvre :
GOSTKOWSKI. — DOBROVOLSKI, cap.
— Meyssner, major. — Wru-
BLEwsKi, lieutenant. — Stupski,
lieutenant. — De Rahoza, lieu-
tenant. — Lasko, sous-lieute-
nant. — Kaminski, sous-lieute-
nant. — Balisza, soldat. —
PiORECKi, D.M.M. — Wydzga,
major. — Czapleiewski, lieute-
nant.— Radowski, sous-officier.
— Klimowiez, soldat. — Ro-
GOwsKi, sous-officier. — Li-
sowsKi, soldat. — Puzanski. —
Crasnecki, lieutenant. — Vie-
CZYNSKI, D. M. NlEWIA-
DOMSKi, sous-officier. — Jour-
KOWSKi, major'''.»
20 mars 1846.
« Monsieur,
Les belles et éloquentes paroles que
vous avez fait entendre du haut de la
tribune de la Chambre des pairs dans la
séance d'hier rempliront le cœur de tout
polonais de reconnaissante admiration.
L'intérêt que vous portez à la sainte
et glorieuse cause polonaise est bien
ancien. Vous faisiez partie du Comité
polonais il 7 a seize ans, et aujourd'hui
vous j revenez généreusement en en-
'•' La plupart des signataires donnent leur
grade dans l'armée, mais en recherchant danj
les bibliographies polonaises de la première
moitié du xix* siècle, on constate qu'il s'agit
en général d'écrivains et de poètes. — DocU'
menu.
HISTORIQUE.
617
voyant votre adhésion. C'est donc un
gage indissoluble qui vous unit à la
Pologne 5 aussi daignez la défendre dans
toutes les occasions, qu'aucune adversité
ne vous décourage, et votre nom, qui
est déjà populaire en Pologne par les
traductions de vos œuvres littéraires le
sera aussi dans son sentiment le plus
national.
Veuillez agréer encore une fois mes
sincères remerciements pour votre amour
pour la Pologne.
L. Chodzko(^).»
La réponse fat écrite le lendemain
même :
«Je suis touché. Monsieur, de votre
honorable adhésion. J'ai fait mon devoir.
J'aime les grands peuples comme les
grands hommes. La Pologne a toutes
mes sympathies. Elle est pour moi
presque une patrie ^^l »
C'est encore Victor Hugo que les
polonais prièrent de défendre leurs inté-
rêts quand, en 1850, on voulut réduire
l'allocation accordée aux réfugiés ^''.
Il est curieux de se reporter, en lisant
le discours sur la Défense du littoral, aux
lettres que Victor Hugo écrivait à sa
femme en 1837 pendant son voyage en
Normandie. C'est à ce moment, et sans
penser qu'il les utiliserait neuf ans plus
tard, qu'il prit des notes sur les dégâts
faits par l'océan et sur la disparition des
ports et des villages dont il devait parler
en 1846.
\fers 1850, la droite insinua que
Victor Hugo avait, sous Louis-Philippe,
brigué un portefeuille. Il se peut que le
t') Documents, — W Idem. — (') Idem.
roi ait songé à nommer ministre le poète
qu'il estimait j il semble bien pourtant,
d'après la note suivante, que Victor
Hugo ne se soit pas montré fort enthou-
siaste :
1847.
Je ne veux pas être ministre.
Un vrai ministre doit dominer et
gouverner. Or dans le moment actuel,
le roi prend le gouvernement, la presse
prend la domination 5 il en résulte
qu'avec la presse telle qu'elle est et le
foi que nous avons, les ministres ne
sont que des commis piloriés (^l
La première intervention de Victor
Hugo en faveur des Bonaparte date de
1847; il est possible que le roi Jérôme
ait sollicité son appui; le frère aine de
Napoléon, le roi Joseph, lui avait écrit
dès 1831 (^^; puis en janvier 1833, à
propos du Ro/ s'amuse, il lui avait adressé
une lettre fort curieuse dont la conclu-
sion, toute politique, marque l'intention
très nette de se servir de Victor Hugo
pour restituer à Napoléon sa réelle phy-
sionomie, ce qui, «en représentant l'un
des plus grands caractères de l'histoire
sous son véritable jour, le ferait aimer
des Français autant qu'il l'est par moi-
même». Le roi Joseph terminait en
assurant le poète de sa « vive sympathie
pour le fils du général Hugo, mon
ami('^).
Nul doute, en effet, que le souvenir
du général ait plaidé pour la famille de
* \
(•) A la Cbamhre des pairs. Choses vues,
tome I, édition de l'Imprimerie nationale. —
W La réponse de Victor Hugo est publiée
dans la Correspondance. — '^^ Lettre publiée
dans la Revue de la critique, he K)i s'amuse,
édition de l'Imprimerie nationale.
6i8
ACTES ET PAROLES.
l'empereur. Il y a, dit Victor Hugo
aux pairs qui l'écoutaient, «de l'hérédité
dans ce devoir et il me semble que c'est
mon père, vieux soldat de l'empire, qui
m'ordonne de me lever, et de parler ^^l.»
La même idée est exprimée dans ces
vers inédits :
A ce cri d'un vieillard, d'un soldat et d'un roi.
Mon père, le regard plein d'un feu qui me brûle.
S'est levé de la tombe et m'a dit : Lève-toi
De ta chaise curule P) !
Avant même de prononcer son dis-
cours , Victor Hugo avait insisté pour
que la pétition du roi Jérôme fut mise à
l'ordre du jour :
Chamhre des pairs. Séance du 12
juin 1847,
M. LE VICOMTE VCTOR HuGO. Il
y a en ce moment, portée au feuilleton
des pétitions, et depuis longtemps, une
pétition qui me paraît digne de fixer au
plus haut degré l'attention de la Chambre ;
c'est la pétition du roi Jérôme Napoléon.
Il paraîtrait convenable, à cause du grand
nom du pétitionnaire, et aussi des ques-
tions considérables que cette pétition peut
soulever, que la Chambre des pairs voulût
bien faire ce qu'elle a fait déjà en maintes
occasions, c'est-à-dire qu'elle fixât un jour
spécial pour discuter sur la pétition du
roi Jérôme.
PImieurs pairs. — Oui ! à lundi !
M. LE PRESIDENT. — La Chambre
veut-elle consacrer la séance de lundi à
discuter la question dont il s'agit .f" S'il
y avait d'autres pétitions à l'ordre du
jour, on s'en occuperait également.
M. LE VICOMTE Victor Hugo. — Il
est bien entendu alors que dans la séance
('' Voir page 94. — '*) Tm de pierres. Poli-
tique.
de lundi, la pétition du roi Jérôme
Napoléon sera discutée.
Elle fut, en effet, discutée et repous-
sée, on trouvera le compte rendu de
cette séance dans Choses vues ^'' , avec les
noms de ceux qui votèrent pour ou contre
la pétition; de ces derniers était le fils
du maréchal Lannes.
À ceux qui reprochèrent plus tard à
Victor Hugo son insistance pour la
rentrée des Bonaparte, insistance payée
par dix-neuf ans d'exil, il répondit par
le vers de Corneille :
Je le ferais encor si j'avais à le faire.
Pouvait-il ne pas plaindre les exilés,
celui qui avait écrit :
Oh! n'exilons personne! oh! l'exil est impie!
Le 27 septembre, à la demande des
auteurs dramatiques, Victor Hugo pro-
nonça le dernier adieu sur la tombe de
Frédéric Soulié'*'. Quelques jours après
l'enterrement, il apprit que le père de
Frédéric Soulié était dans une situation
précaire; il écrivit aussitôt au ministre
de l'Instruction publique, M. de Salvan-
dy, pour demander une pension , mais ,
tout en faisant espérer un résultat pro-
chain, la réponse fut négative : Mon
impuissance actuelle est absolue , écrivait
le ministre le 5 octobre; Victor Hugo
insista; nouvelle lettre de Salvandy :
Ministère de ïlniiruction puhlique.
Paris, le 9 novembre 1847.
«Monsieur et cher confrère,
J'ai reçu avec votre lettre la note que
vous m'avez transmise au nom des parents
(') A la Chambre des Pairs j édition de l'Im-
primerie Nationale. — '^' Sainte-Beuve note
dans ses Poisons : Discours aux funérailles de
Soulié : «Charlatan de cimetière. O creux! ô
ampoule ! qui donc me crèvera cette vessie ! »
HISTORIQUE.
619
de M. Frédéric Soulié, dont la mort
prématurée a causé de si justes regrets.
Les souffrances auxquelles j'ai dû
venir en aide dans les deux années si
pénibles qui viennent de s'écouler ne me
laissent aucun mojen d'offrir, quant à
présent, à M. Soulié père le soulagement
qui m'est demandé pour lui, et auquel
lui donneraient droit les brillants travaux
de son fils. Mais sitôt que l'état des
crédits me le permettra, je m'empresserai
de déférer au vœu que vous m'exprimez.
Je désire que ce soit prochainement.
Recevez, Monsieur et cher confrère,
l'assurance de ma considération trcs haute.
Le Ministre j
Salvandy».
Cette promesse se réalisa plus vite
qu'on ne l'espérait, car le 20 novembre
Victor Hugo recevait ce remerciement
du père de Frédéric Soulié :
Paris, 20 novembre 1847.
«Monsieur le Vicomte,
Lorsque Monsieur Debray a eu
l'honneur de vous écrire en mon nom
pour vous remercier de ce que vous aviez
bien voulu faire en ma faveur, je ne
pouvais moi-même écrire. Aujourd'hui
que je le puis, c'est un devoir pour moi,
un besoin pour mon cœur de vous
témoigner personnellement ma profonde
reconnaissance. Je me plais à vous le dire.
Monsieur le Vicomte, c'est à vous que
je suis redevable du succès de ma
demande et du résultat avantageux qu'elle
a eu pour moi, résultat qui rendra plus
calmes et moins pénibles les jours que
j'ai encore à vivre avant de rejoindre
mon pauvre Frédéric.
J'ai l'honneur d'être avec la plus haute
considération. Monsieur le Vicomte,
votre très humble et très obéissant
serviteur,
M. SouLiÉ père. »
Victor Hugo répondit aussitôt :
22 novembre 1847.
«Vous ne me devez rien. Monsieur,
vous devez tout à votre fils. C'est sa
mémoire qui a tout fait et non les
quelques paroles que j'ai pu dire ou les
quelques mots que j'ai pu écrire. Je n'ai
fait que mon devoir comme le ministre
n'a fait que le sien en payant au pcre de
Frédéric Soulié la dette de la littérature
et du pays. J'aimais profondément votre
fils et c'est moi qui vous remercie de
m'avoir donné le bonheur et procuré
l'honneur de servir son père en cette
occasion.
Recevez, Monsieur, etc.,
Victor Hugo.
P. -S. — M'étant blessé au bras droit,
je suis obligé de dicter cette lettre.
Veuillez m'excuser ^^\ »
he pape Pie IX, dernier discours
prononcé par Victor Hugo à la Chambre
des pairs, y avait soulevé force protes-
tations; mais le propre Journal ^^^ du poète
n'est pas moins sévère :
i^ janvier iS^S. — J'ai parlé à la
Chambre hors de propos et sans succès.
^0 janvier. — Lamartine a fait hier
un magnifique discours à la Chambre
des députés sur le sujet que j'ai manqué,
ritaUe.
C' hettre communique'e par la Fondation UiHor
Hugo, — (*) Nous en avons donné de nom-
breux extraits dans Choses vues, édition de
l'Imorimerie nationale.
620
ACTES ET PAROLES.
)i. — M. Thiers a très bien parlé,
lui aussi, sur l'Italie. J'ai fait cette
remarque que, dans le Moniteur, le
discours de M. de Lamartine est beaucoup
plus beau que dans les journaux, tandis
que celui de M. Thiers est beaucoup
mieux dans les journaux que dans le
Moniteur. Cela tient à ce que l'un et
l'autre ont écrit leur discours dans le
Moniteur.
REVOLUTION DE 1848.
Le véritable rôle politique de Victor
Hugo commença avec la révolution du
24 février 1848 , trois mois avant son
entrée à l'Assemblée nationale.
On a pu lire dans Choses vues, notées
pendant la fièvre des événements, ses
impressions, ses démarches, ses angois-
ses; on y suit d'heure en heure les
progrès faits dans les esprits par l'idée
de république; on y voit comment, pour
tenir la promesse faite à Odilon Barrot,
le poète essaya vainement de proclamer,
place de la Bastille, la régence de la
duchesse d'Orléans. Sur cet incident
qui faillit coûter la vie à Victor Hugo,
voici le témoignage d'un inconnu; le
début de ce document ne nous paraît pas
clair; cet homme aurait-il parlé dans
une réunion ou dans la rue d'une façon
ambiguë qui l'aurait déterminé plus tard
à rétablir clairement les faits? Telle
qu'elle est, voici cette lettre :
3 mars 1848.
« Citoyen ,
Ma conscience me dicte un devoir que
je crois devoir remplir spontanément.
Dans le cas où mes paroles auraient
été mal interprétées ou auraient donné
ou donneraient prise à suspecter un seul
instant votre patriotisme, votre dévoue-
ment au pays (ce que je ne crois pas
possible, car ce n'est pas d'aujourd'hui
que date votre amour pour le peuple), je
viens relater exactement ce qui s'est passé
le 24 février 1848, de 2 à 3 heures.
Je déclare donc que vous vous êtes
présenté sur la place de la Bastille, porté
en triomphe par les flots du peuple et de
la garde nationale, que vous vous êtes
placé un moment devant la colonne de
Juillet, donnant le bras à deux officiers
de la garde nationale.
Prenant alors la parole, vous avez
annoncé que M. Odilon Barrot avait été
appelé au ministère, que des réformes lar-
ges allaient être accordées, que satisfaction
complète serait donnée aux vœux du
peuple, que le roi avait abdiqué, que la
régence allait être proclamée. Toutes vos
paroles qu'il m'a été impossible de retenir
respiraient du reste le plus grand patrio-
tisme.
Je vous ai répondu avec le peuple
entier 'qu'il n'était plus temps, que la
couronne devait tomber; c'est alors qu'un
cri presque unanime : Marchons sur les
Tuileries s'est fait entendre sur la place de
la Bastille.
Aussitôt fait que dit, le peuple en
armes franchissant les barricades s'est mis
en marche vers les Tuileries.
Je ne recherche pas la publicité. Je
suis républicain et connu pour tel depuis
dix-sept ans, ma déclaration ne peut
donc être suspecte, vous en ferez ce que
vous jugerez convenable.
Veuillez agréer l'expression de ma
considération et me croire votre dévoue
citoyen,
Delclou, de Bordeaux,
Hôtel de Tours, place de la Bourse,
Paris (').»
(1) Documents.
HISTORIQUE.
621
De fin mars 1848 date cette note de
Victor Hugo, dont l'écriture est ici
presque illisible :
(Avant que l'abdication de L.-Ph. fût
connue j avant que les événements
eussent dit leur dernier mot.)
Je ne comprends pas qu'on ait peur
du peuple souverain, le peuple, c'est
nous tous. C'est avoir peur de soi-même.
Quant à moi, depuis trois semaines,
je le vois tous les jours de mon balcon,
dans cette vieille place Rojale qui eût
mérité de garder son nom historique, je
le vois calme, joyeux, bon, spirituel,
quand je me mêle aux groupes, imposant
quand il marche en colonnes, le fusil ou
la pioche sur l'épaule, tambours et
drapeau en tête. Je le vois, et je vous
jure que je n'ai pas peur de lui.
Je lui ai parlé, un peu haut^^K..
7 fois dans ces deux jours.
Dans ce moment de panique, je n'ai
peur que de ceux qui ont peur^^l
Victor Hugo croyait la République
prématurée j il l'avait écrit en 1832 à
Sainte-Beuve^'', il le disait encore en
1848 à Lamartine qui lui offrait le
ministère de l'Instruction publique'*';
il se tenait sur la réserve et écrivait dans
ses notes intimes :
«Ce que la République sera pour la
France, je le serai pour la République.»
Il n'acceptait aucun poste officiel; il
était d'ailleurs suspect à une partie de la
population, il s'en était rendu compte
(•' Quelques mots illisibles. — (*' Moi. —
W Nous aurons un jour une république,
et quand cUe viendra, elle sera bonne. Mais
ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera
mûr qu'en août. Corre^ondancCj 12 juin 1832. —
(*' Choses -vues, tome I, édition de l'Imprimerie
nationale.
deux fois place de la Bastille : A mort ,
h pair de France! avait-on crié en le cou-
chant en joue.
Le brevet de maire lui avait été offert ,
le 25 février, par le gouvernement provi-
soire, ill'avait refusé'''. Le bruit de cette
nomination s'était pourtant répandu dans
le ix' arrondissement et voici la lettre de
protestation que cette fausse nouvelle
avait dictée à un groupe d'ouvriers :
«Monsieur,
Au nom de la Société du peuple du
IX® arrondissement, je viens vous déclarer
que nous protestons tous contre votre
nomination aux fonctions de maire de
notre arrondissement.
Nous protestons parce que : 1° Nous
n'avons aucune confiance dans votre
dévouement aux institutions démocra-
tiques de la République française. Parce
que : 1" Nous connaissons depuis long-
temps vos allures dédaigneuses , hautaines
et aristocrates. Parce qu'enfin votre
conduite passée ne nous donne aucune
garantie recommandable et sur laquelle
nous puissions franchement nous reposer.
Une pétition va immédiatement être
adressée aux membres du gouvernement
provisoire, qui, nous n'en doutons pas,
sera justement appréciée, et nous venons
à l'avance vous en prévenir afin que vous
révoquiez sans retard des fonctions qui
ne seront jamais appuyées par la masse
de l'arrondissement.
Pour les membres de la Société du peuple
du IX* arrondissement,
Auguste Maurin^^I»
Cette lettre, qui méconnaissait si
étrangement les sentiments du poète, lui
C Ce brevet est à la Maison de Victor
Hugo. — (*' Documents.
622
ACTES ET PAROLES.
a peut-être inspire
suivante :
la protestation
[Avril 1848.]
Je ne suis pas républicain, dites- vous.
Quel est le républicain, de celui qui
veut faire aimer la République ou de
celui qui veut la faire haïr? Si je n'étais
pas républicain, si je voulais le renver-
sement de la République, — écoutez ! —
Je provoquerais la banqueroute, je
provoquerais la guerre civile, j'agiterais
la rue, je mettrais l'armée en suspicion,
je mettrais la garde nationale en suspi-
cion, je mettrais le pays lui-même en
suspicion, je conseillerais le viol des
consciences et l'oppression de la liberté,
je donnerais à des hommes violents ou à
des hommes tarés le droit de briser à
leur caprice la vieille épée des officiers,
j'instituerais des pachas républicains, je
tâcherais de mainteiiir les boutiques
fermées, je mettrais le pied sur la gorge
au commerce, à l'industrie, au travail,
je crierais : mort aux riches! je provo-
querais l'abolition de la propriété et de
la famille, je prêcherais le pillage, le
meurtre, le massacre, je réclamerais un
comité de salut public, j'ajournerais
indéfiniment les élections, c'est-à-dire
que je confisquerais la souveraineté du
peuple, je tâcherais de faire surgir, aux
jeux de tous, les spectres de 93, je ferais
construirais
mieux, je prêcherais des doctrines qu'on
ne pourrait même plus dédier à Robes-
pierre et à Marat, mais sur le frontispice
desquelles il faudrait écrire : hacenaire,
Cartouche, Mandrin, et en faisant cela,
savez- vous ce que je ferais? je détruirais
la Republique. Je serais sûr de la faire
crouler dans un temps donné et avant
peu sous l'horreur du genre humain.
Que fais-je.'' tout le contraire. Je dé-
clare que la République veut, doit et
peut grouper autour d'elle le commerce,
la richesse, l'industrie, le travail, la pro-
priété, la famille, les arts, les lettres,
l'intelligence, la puissance nationale, la
prospérité publique, l'amour du peuple
et l'admiration des nations. Je réclame la
liberté, l'égalité, la fraternité, et 'fj ajoute
l'unité. J'aspire à la république univer-
selle. C'est le cri que j'ai poussé il y a
un mois quand le peuple vint me cher-
cher dans ma maison pour planter un
arbre de la liberté ^^\ Réfléchissez mainte-
nant avant de m'accuser. Savez-vous à
qui il faut dire : vous n'êtes pas républi-
cains.? C'est aux terroristes.
Vous venez de voir le fond de mon
cœur. Si je ne voulais pas la République,
je vous montrerais la guillotine dans les
ténèbres 5 et c'est parce que je veux la
République que je vous montre dans
la lumière la France libre, fière, heu-
reuse et triomphante.
Et puis (nécessité de l'ancienne
Terreur, inutilité de la Terreur actuelle.
Plagiat hideux et gratuit. Le démontrer
par les faits) ^^l
Quand approchèrent les élections,
Victor Hugo fut de plusieurs côtés solli-
cité de se présenter j l'Association des
auteurs dramatiques, les artistes, les
industriels, les artisans, les ouvriers,
dont il avait soutenu les intérêts à la
Chambre des pairs, voulaient être défen-
dus par lui à l'Assemblée nationale ; nous
ne citerons qu'une des lettres qui lui
parvinrent :
Paris, le 29 mars 1848.
«Monsieur,
Au moment où la France a besoin
(') Le 2 mars 1848. (Voir page ici.)
W Moi.
HISTORIQUE.
623
de Élire appel à toutes les capacités et à
tous les dévouements, je viens, au nona
de la jeunesse parisienne, dont vous
avez si souvent éveillé les sympathies
et l'admiration, vous supplier avec les
plus vives instances de consentir à vous
porter candidat aux fonctions de repré-
sentant du peuple.
La constitution de notre pays, pour
être forte et durable, doit être l'œuvre
d'esprits généreux j il faut que l'édifice
social soit fondé par les ouvriers de
l'intelligence. À ce titre, vous nous devez
votre concours. Monsieur j permettez-
nous de le réclamer, certains que nous
sommes que vous remplirez mieux que
qui que ce soit, le mandat que nous
serions heureux et fiers de vous confier.
\^uillez. Monsieur, prendre la peine
de me répondre quelles sont vos inten-
tions à cet égard, et croire à l'expression
des sentiments respectueux avec lesquels
i'ai l'honneur d'être
Vbtre très humble serviteur,
H.-H. Bramtôt»,
22, rue du Bouloi^''.
A Pierre Cau-wet^*', qui l'avait éga-
lement sollicité de se présenter, Victor
Hugo répondait :
[6 avril 1848, timbre postal.]
Je vous remercie. Monsieur. "Vbtrc
cœur comprend le mien. Ce n'est pas
une lettre, c'est un serrement de main
que je vous envoie.
Je ne suis pas candidat, mais je ne
suis pas refusant. C'est là ce qui m'a
semblé juste et digne. Je suis candidat
à l'Assemblée comme tout soldat est
('V Manuscrit. — (*' Pierre Cauwet était un
ouvrier que Victor Hugo par la suite, aida
souvent en diverses circonstances.
candidat au champ de bataille. Si je suis
commandé, j'irai. Mais je ne solliciterai
point.
Merci toujours de votre cordiale
sympathie,
Victor Hugo.
5 avril (''.
Sans se présenter officiellement, Victor
Hugo réunit près de soixante mille voix ,
c'était insuffisant; l'Assemblée nationale
tint sa première séance le 4 mai, le 15
elle était envahie; des élections complé-
mentaires furent décidées et cette fois
Victor Hugo se porta candidat : le danger
s'efî montré , je me présente , déclara-t-il le
29 mai'*^;il écrivit alors cette profession
de foi qui , odieusement tronquée et
dénaturée par le ministre Baroche, en
1851, provoqua la réponse qu'on a lue
page 354; elle parut le 26 mai 1848; le
lendemain Victor Hugo recevait l'applau-
dissement de Lamartine :
[27 mai 1848. J
Mon cher ami,
. . . J'avais la plume en main hier en
hsant votre profession de foi ^^^ pour
écrire un seul mot : Bravo!
J'ai quitté la plume pour la bajon-
nettc car nous sommes en face de la
difficulté qu'il faut résoudre d'abord par
le conseil et le bienfait, puis enfin par
la rigueur si on nous j force.
La France est saine et se sauvera,
soyez-en sûr. Tant de bons et grands
citoyens ne la laisseront pas subjuguer
par les prétoriens du désordre et de l'insur-
rection.
Tout à vous,
Lamartine (*l
('' Lettre reliée avec l'exemplaire de : ,^ua-
tor^ discours. CoBelHon de M. Louù Bartbou.
— (') Séance des cinq associations réunies. —
^'' Victor Hugo k ses concitoyens. (Voir
page 106.) — (*) CoUeAion de M. Louis Bartbou.
624
ACTES ET PAROLES.
Victor Hugo , lui , était loin d'approu-
ver entièrement Lamartine, ce qui ne
l'empêchait pas de reconnaître les grandes
choses accomplies par son ami j il écrit à
M. de Lacretelle :
24 mai 1848.
«... Lamartine a fait des fautes grandes
comme lui, et ce n'est pas peu dire, mais
il a foulé aux pieds le drapeau rouge ; il
a aboli la peine de mortj il a ete pendant
quinze jours l'homme lumineux d'une
révolution sombre. Aujourd'hui nous
passons des hommes lumineux aux
hommes flamboyants, de Lamartine à
Ledru-Rollin, en attendant que nous
allions de Ledru-Rollin à Blanqui. Que
Dieu nous aide '^' ! »
Nous reproduisons à titre de curiosité
ce bulletin imprimé sans date et répandu
en vue des élections :
Triple protestation des électeurs indé-
pendants contre la violation des libertés
nationales :
Louis-NapolÉon Bonaparte. (Liber-
té du vote.)
Emile Thomas. (Liberté indivi-
duelle.)
Emile de Girardin. (Liberté de la
presse.)
Que ces trois noms sortent de l'urne
électorale, car ils représentent la dignité,
la fermeté et l'indépendance du pays *^).
Victor Hugo fut élu le 4 juin par
86.695 voix. Il écrivit alors ces deux
notes, dont la première, profession de
foi intime, fut et demeura la règle de sa
vie politique :
Défendre la société, défendre le peuple,
(^) Extrait du catalogue E. Charavay. —
t*) Documents.
régler le mouvement des idées, modérer
le mouvement des esprits, dégager le
progrès vrai des hideuses étreintes du faux
progrès, protéger la liberté, contenir la
réaction, sauver la France , ce qui est la
même chose que sauver la civilisation,
voilà pour moi désormais le but, le devoir,
la loi, la préoccupation unique! Voilà ce
qui remplira ma vie, tristement, mais
utilement et noblement, je l'espère. Je dis
adieu aux pures joies de l'art, de la famille,
de la poésie, de la nature (^l Je lutterai
avec ceux qui savent compter sur eux-
mêmes pour la lutte tout en ne comptant
que sur Dieu pour la victoire.
Si ténébreux que soit le présent, j'ai
foi dans l'avenir, une foi profonde. Il est
dans les vues de la providence, je l'afiîrme
comme on affirme les nécessités, que le
peuple de France, qui depuis trois siècles
fait l'éducation des autres nations, sorte
de toutes les épreuves meilleur et plus
grand.
J'espère dans le peuple, car je crois en
Dieu.
Quiconque sera contre le peuple sera
contre moi ^^^
De la même époque doit dater cette
autre note :
Je ne suis rien, mais l'adhésion des
générations nouvelles fait peut-être de
moi quelque chose. À terre, je ne suis
qu'une barre de fer 5 prenez- moi dans vos
mains, et je serai un levier ^^l
Victor Hugo prit séance à l'Assemblée
nationale le 20 juin ; tout de suite , il se
(1) Pendant les trois ans passés \ l'Assemblée ,
Victor Hugo fait peu de vers et n'ajoute que
quelques pages aux Mise'rableSj interrompus par
la révolution de 1848. — ('» Moi. — (*> Moi,
HISTORIQUE.
625
jeta dans la lutte; une grave question
était à l'ordre du jour, celle des ateliers
nationaux , il y voyait la menace d'une
nouvelle révolution , il essaya de la con-
jurer. On nous excusera de rappeler briè-
vement cette douloureuse affaire pour
éclairer les notes que nous avons publiées
sur les socialistes et leurs doctrines, et les
fragments nombreux fournis par le
Reliquat.
Après février 1848, le travail fut
interrompu dans un grand nombre
d'ateliers privés; le gouvernement pro-
visoire décréta alors la création d'ateliers
nationaux et la reprise de tous les travaux
en cours, mais avant même qu'on ait
pu organiser cette reprise, les ouvriers,
tant de province que de Paris, se pré-
sentèrent en si grand nombre qu'il fut
impossible de les employer tous ; bientôt
on dut n'occuper les hommes qu'un jour
sur quatre; ceux qui restaient inactifs
touchaient peu, mais grevaient le bud-
get; fin mars la dépense s'éleva à 70.000
francs par jour'''; l'Assemblée menaça
de dissoudre les ateliers nationaux; la
démoralisation, la misère, l'oisiveté
suscitèrent des révoltes, des émeutes
qu'on réprima durement. C'est contre
cette oisiveté, contre cette répression,
c'est devant les menaces d'une révolu-
tion imminente que Victor Hugo prit la
parole.
Trois jours plus tard, les ateliers
nationaux furent dissous et la terrible
insurrection de juin éclata. L'Assemblée
nationale promulgua ce décret :
Art. i". — L'Assemblée nationale est
en permanence.
Art. 2. — Paris est mis en état de siège.
Art. 3. — Tous les pouvoirs exécutifs
sont délégués au général Cavaignac.
A l'Assemblée nationale, le 24
juin 1848 , à 10 heures du matin '*\
(^) Ernest Hamel, Histoire du second empire,
— '*) Documents.
A.CTES ET PAROLES. — I.
Une commission executive , composée
de Lamartine, Arago, Ledru-Rollin ,
Garnier-Pagès et Marie , désigna soixante
représentants qui devaient, munis d'un
pouvoir discrétionnaire, se rendre aux
barricades et rétablir l'ordre. Victor
Hugo fut du nombre; voici, à ce sujet,
la lettre qu'il écrivait le 26 juin à Juliette
Drouet ;
«Je suis un des soixante délégués char-
gés par l'Assemblée d'un pouvoir souve-
rain pour toutes les mesures à prendre.
J'ai usé de mon mandat depuis trois jours
pour concilier les cœurs et arrêter l'eflFusion
du sang; j'ai un peu réussi. Je suis
exténué de fatigue. J'ai passé trois jours
et trois nuits debout, dans la mêlée,
sans un lit pour dormir, m'assejant par
instants sur un pavé, presque sans boire
et sans manger. De braves gens m'ont
donné un morceau de pain et un verre
d'eau ; un autre m'a donné du linge. Enfin
cette affreuse guerre de frères à frères est
finie. Je suis, quant à moi, sain et sauf,
mais que de désastres! jamais je n'ou-
blierai tout ce que j'ai vu de terrible
depuis quarante-huit heures (^^ I »
« Concilier les cœurs et arrêter l'effusion
du sang», apaiser les vainqueurs , sauver
les vaincus, c'était ainsi qu'il compre-
nait son devoir.
Dans son livre : Ui£ior Hugo che^ lui,
Gustave Rivet nomme quelques-unes
des personnes sauvées par Victor Hugo
pendant ces terribles journées; c'est
d'abord le concierge de sa propre maison ;
cet homme avait ouvert aux insurges
une porte de derrière du n" 6 de la place
Royale et les gardes nationaux allaient
pour ce fait le fusiller. Puis trois hommes
pris les armes à la main et qu'on voulait
exécuter sans jugement j d'autres encore.
Peu importait à Victor Hugo le drapeau
(') Louis Barthou, hes amours £un poète.
40
626
ACTES ET PAROLES.
sous lequel on combattait : être en dan-
ger, cela suffisait pour qu'il intervînt.
Le comte de Fouchécourt , légitimiste
mêlé à l'insurrection et qu'on allait
fusiller, lui dut la vie^''.
Bien plus tard , en marge d'un article
du général Cluseret publié dans La
Tribune du ii février 1869 sur les journées
de juin 1848 , en face de cette phrase :
«Nous entendîmes sortir de derrière les
barricades le cri de Vive l'Empereur ! »
Victor Hugo écrit : rue du Chaume, à la
barricade du comte de Fouchécourt, on criait :
UiveleKoi!^^\
Dans la Kevue des autographes de mai
1895 nous lisons ce fragment de lettre
de Paul Siraudin :
[Juin 1848.]
«... Je quitte hier soir Victor Hugo
qui s'est parfaitement conduit. Il s'est mis
à la tête d'un bataillon et a marché au
milieu de la fusillade sur une barricade
du boulevard du Temple. Il a été en
parlementaire auprès des insurgés.»
Les mesures prises par le général
Cavaignac , ministre delà guerre , avaient
été fort sévères; la transportation , que
Victor Hugo devait combattre si ardem-
ment , fut votée le 27 juin 5 cette répression
provoqua des protestations chez ceux
mêmes qui réprouvaient l'insurrection ;
c'est sans doute à l'un de ces protestataires
que s'adressait le billet suivant :
«Clémence. \bus avez raison, mon-
sieur.
Pas de sévérité, mais fermeté.
J'ai passé deux jours sous les balles à
parlementer avec les barricades pour
(') M. de Fouchécourt fut condamné à
vingt ans de travaux forces. — '*> Documents.
arrêter l'effusion du sang, puis à empêcher
qu'on fusillât les prisonniers.
"Vbus savez comme j'aime le peuple.
Maintenant ayons tous foi en Dieu et
en la France.
V.H.»
30 juin [1848] (1).
Le 28 juin, l'Assemblée nationale
déclara que le général Cavaignac avait
bien mérité de la patrie; nous avons
consulté le Moniteur, Victor Hugo n'as-
sistait pas à cette séance; mais après les
débats sur les journées de juin, le 25
novembre 1848, cet ordre du jour fut
renouvelé par 503 voix contre 34. Victor
Hugo fut des 34'^'.
Citons cet extrait du Moniteur à propos
des journées de juin :
Aujourd'hui, MM. Victor Hugo et
Ducoux ont amené à l'Assemblée natio-
nale et présenté au président un intrépide
garde national de la 6* légion, M. Charles
Bérard, blessé en prenant le drapeau de
la barricade de la barrière des Trois cou-
ronnes. Le brave capitaine Guillaume et
les sous-lieutenants Charles Bérard et
Brocard étaient de ceux qui avaient ac-
compagné MM. Victor Hugo et Galy-
Cazalat, dans la journée du samedi, à
l'attaque et à la prise des barricades du
Temple et du Marais, attaque qui n'eut
lieu, comme on sait, qu'après que
M. Victor Hugo eut épuisé tous les
moyens de conciliation ^^^.
Parmi les documents, nous trouvons
ce billet d'un officier :
«Monsieur,
Le 24 juin dernier j'ai eu l'honneur
de marcher sous vos yeux à l'attaque
(') CoUeUion de M. Louis Bartbou. — <*' Choses
vues, tomcl, édition de l'Imprimerie nationale.
— W Moniteur, 11 juillet 1848.
HISTORIQUE.
627
des barricades de la rue Saint-Louis; si
je suis assez heureux pour être resté
dans vos souvenirs, je viens vous deman-
der une attestation de la conduite que
j'ai tenue dans cette afeire.
Veuillez agréer, etc.
J. Tamelier.
Lieutenant du 2* bataillon
de la 6' légion.»
Une autre lettre d'un officier de la
garde nationale sollicitant un emploi est
ainsi apostillée par Victor Hugo :
«Monsieur Ch. Bernard a eu, sous
mes jeux, en juin 1848, la conduite la
plus honorable. J'appelle sur M. Ch.
Bernard le plus bienveillant intérêt de
M. le Directeur des Caisses d'amortis-
sement et de consignation.
Victor Hugo ^^l»
Dans le rapport sur les journées de
juin que fit à la commission d'enquête
le représentant Galy-Cazalat, nous rele-
vons cette phrase : «... J'appris que
mon collègue Victor Hugo s'était seul
avancé avec l'adjoint, M. Villain de
Saint-Hilaire, contre la barricade Vieille
rue du Temple; là, il harangua un
groupe d'insurgés qui ne voulurent rien
entendre, mais qui respectèrent en lui
une des gloires de la France, que dans
certains arrondissements on n'aurait
point épargnée'''».
UEmancipation du 2 juillet confirme,
avec plus de détails, ce rapport : « Parmi
les représentants du peuple qui ont éner-
giquement payé de leur personne dans
ces sanglantes journées, il faut citer
M. Victor Hugo.
. . . Dans son généreux désir d'épar-
gner le sang fi-ançais, il n'a pas craint
de s'avancer tout seul devant la barricade
(') Documents. — (*) Le Moniieut.
de la rue Vieille du Temple, malgré
tous ceux qui le retenaient; couché en
joue par les insurgés, il n'en a pas moins
marché vers eux, et leur a dit qu'ils
étaient des hommes égarés, mais qu'ils
étaient tous des braves, et qu'il n'y en
avait pas un d'entre eux qui voulût tirer
sur un homme marchant seul et sans
armes vers deux cents hommes armés. . .
Ces malheureux, un instant émus, lui
répondirent qu'ils avaient juré de mourir
plutôt que de se rendre, mais qu'ils ne
l'en remerciaient pas moins, et qu'ils le
regardaient comme un bon citoyen.
. . . M. Victor Hugo était encore à
l'assaut de la formidable redoute du fau-
bourg du Temple. »
Nous pensons avoir suffisamment
exposé la conduite de Victor Hugo pen-
dant ces tristes journées.
Bien que siégeant encore à droite,
Victor Hugo s'éloignait de plus en plus
de la majorité; il réprouvait la dictature,
il préconisait la clémence, il n'injuriait
pas les socialistes, mais il les conjurait
d'unir leurs efforts à ceux de leurs adver-
saires en vue de l'apaisement indispen-
sable à la paix intérieure; enfin il avait,
pendant l'émeute de juin , tout en faisant
son devoir aux barricades, ménagé,
sauvé les insurgés qu'il considérait
comme des frères en dépit de leur révolte.
Plus tard, lorsque Louis Blanc et Caus-
sidière fiirent inculpés d'avoir participé
aux événements du 15 mai et du 25 juin,
non seulement il vota contre leur mise en
accusation , mais il fit voter dans ce sens
plusieurs représentants^''. Enfin il mettait
en pratique cette déclaration trouvée dans
ses notes intimes :
Ni l'émeute de la rue, ni l'état de
(') Choses 'vues, tome I, édition de l'Impri-
merie nationale. Séance du zj août 18^8.
40.
628
ACTES ET PAROLES.
siège , ni même les décrets de l'Assemblée
nationale ne me feront faire ce que je
ne regarderai pas comme juste et bon'^'.
Cette indépendance , cette indulgence ,
inquiétaient son parti. Pour le ramener
à des vues plus conformes à la politique
de droite, un effort fut tenté par le
baron Taylor. Les immenses services
rendus aux malheureux de toutes les
classes, les nombreuses associations de
secours fondées par lui autorisaient le
baron Taylor, monarchiste et catholique
convaincu, à tâcher d'arrêter Victor
Hugo, pour lequel d'ailleurs il avait une
très réelle amitié, sur cette pente de
concessions , néfastes selon lui :
Paris, 2 juillet 1848.
«Très cher ami,
J'ai eu le bonheur de présider et de
concourir à votre entrée littéraire et
poétique dans le monde, et dernièrement
à votre véritable entrée politique dans
les affaires de notre pays. Il y a là, cher
ami, quelque chose de providentiel qui
mérite toutes les méditations de votre
cœur et de votre génie. Les paroles de
cet ami qui a deviné et qui a vu si juste
deux fois dans le courant d'une vie aussi
illustre que la vôtre ont droit d'être
écoutées par vous avec attention.
Un des poètes les plus distingués
de notre époque ^^^ vient de se perdre
par l'orgueil, comme l'ange déchu. Il a
donné la main à tous les hommes
animés de l'esprit de l'enfer j car, prêter
appui aux doctrines prêchées par certains
utopistes depuis le 24 février, c'est ren-
verser les lois fondamentales qui ont été
la base de toutes les nations depuis
quatre mille ans.
Au nom de Dieu, de tout ce qu'il
(') Reliquat. — Moi, — (*) Lamartine.
y a de plus sacré sur la terre, au nom
de votre femme et de vos enfants, de
votre famille , au nom de tous vos senti-
ments généreux et nobles, de l'amour
que vous portez à votre patrie, à son
bonheur, à sa grandeur, à sa gloire,
sauvez la France en adoptant les grandes
doctrines sociales qui seules peuvent
opposer une digue à celles qui viennent
de couvrir de sang et de deuil la ville de
Paris.
La discussion sur les ateliers nationaux
est heureusement reculée. Mais en même
temps je vois que l'Assemblée nationale
décrète à tous les instants des millions
sans aucun système de distribution heu-
reuse ou de travaux réguliers et profitables
pour cette foule énorme de gens sans
pain. On pourrait vous demander :
voulez-vous, oui ou non, recommencer
ces affreux combats, à la manière inin-
telligente avec laquelle on distribue le
peu d'or qui reste à l'état. Il est certain
que, si on suit ce système, d'ici à peu
de temps les pavés de Paris seront encore
ensanglantés.
C'est le fabricant, le maître, le
patron qui possédait quelque avoir avant
le 24 février, qu'il faut aider maintenant.
C'est dans l'intelligence de ces hommes
que se trouvent des trésors pour nourrir
l'ouvrier. C'est en prenant les intérêts de
cette partie saine et morale de la société,
c'est en la défendant, que vous vous
ferez une grande réputation populaire,
que vous obtiendrez la confiance de
l'Assemblée nationale et que vous pré-
viendrez la ruine de notre pays qui est
sur le bord d'un abîme
Tout pour le peuple, mais non tout
par lui, ou vous le ferez mourir de faim,
et dans des convulsions qui produiront
tous les excès des hommes les plus bar-
bares. Aucun de vos économistes, ni de
HISTORIQUE.
629
vos philanthropes, n'a donné des preuves
plus réelles d'amour de l'humanité et
d'idées sociales pratiques que celles que
j'ai réalisées depuis longtemps. J'ai donc
le droit de traiter ces questions, et
ma vieille et inaltérable amitié me donne
aussi le droit de vous prier de m'écouter.
Relevez par votre parole tout ce qu'on a
détruit, sauvez une des nations les plus
intelligentes du globe menacée par des
doctrines anti-sociales. Cherchez votre
force dans cette foule d'honnêtes gens
qui supplient Dieu de leur envoyer
un instrument d'ordre et de salut. C'est
par la force des armes que Bonaparte
rétablit l'ordre en France j exécutez sa
mission divine par la force de la parole.
\bus le pouvez, et je ne me trompe
pas plus maintenant que je ne me suis
trompé il y a vingt-deux ans, quand je
vous ai serré la main pour la première
fois. Que Dieu vous inspire et vous
guide dans la noble mission que je vous
propose.
Toutes les amitiés de mon cœur et de
mon âme.
Baron S. Taylor.»
Nous ne possédons malheureusement
pas la réponse de Victor Hugo.
Dans l'introduction au livre Depuis
l'exil, Victor Hugo conte la visite faite
chez lui par les insurgés de juin. V)ici
une lettre qu'il adresse à Alphonse Karr
quelques jours après cette visite :
3 jmllct 1848.
«"Vbus avez su par les journaux, mon
cher ami, l'invasion de ma maison par
les insurgés, je leur dois cette justice et
je la leur rends volontiers, qu'ils ont
tout respecté chez moi : ils en sont sortis
comme ils jetaient entrés. Seulement un
dossier de pétitions qui était sur une table
dans mon cabinet a disparu, et je n'ai
pu le retrouver j ce dossier contenait
entre autres la pétition des habitants du
Havre que je m'étais chargé de déposer
sur le bureau de l'Assemblée natio-
nale ^^l»
. . . Cette pétition portait, à ma con-
naissance, cinq mille signatures.
Je vous serre la main et suis à vous du
fond du cœur.
Victor Hugo^'^).»
Le général Cavaignac, au plus fort
de l'émeute, avait fait afficher des pro-
clamations rassurantes, promettant la
clémence aux insurgés ; la répression
fut pourtant terrible^''; hâtive, elle
frappa souvent à côté. Victor Hugo
s'employa alors à venir en aide aux pri-
sonniers, à les faire libérer, à obtenir des
secours pour leurs familles ; nous ne pou-
vons citer ici les nombreuses lettres que
nous avons réunies et fait relier aux
Documents, nous n'en donnerons qu'un
aperçu : l'une, (6 juillet) émane d'un
détenu au fort de l'Est et débute par
cette phrase : Lorsqu'il y a une bonne aSiion
à faire, on peut s'adresser h vous en toute
assurance; puis c'est un chef d'état-major
arrêté illégalement; il peint ses souf-
frances et celles de ses compagnons de
captivité , « attachés par groupes de quatre
et en proie à toutes les tortures imagi-
('' Cette pétition protestait contre le mode
de vote. — W L« Guêpes, 4 mai 1873. —
(^) Cinq mille malheureux furent transportés
sans jugement . Parmi les condamnés se trou-
vait un nommé Lagarde sur lequel il j avait
une note de police ainsi conçue : Homme
d'une probité incontestable, homme paisible,
instruit, généralement aimé, et par cela même
trh danffreux pour la propagande, Camu-LE Pbl-
LETAN, Uidor Hugo, homme politique.
630
ACTES ET PAROLES.
nables». C'est une lettre de remercie-
ments (12 juillet) ; «J'apprends seule-
ment aujourd'hui toutes les bontés que
vous avez eues pour deux pauvres prison-
niers victimes d'une méprise ou d'une
fatalité» . Le 17 août, c'est la femme d'un
«gardien de Paris» qui supplie «Monsieur
UiBor Hugotj) d'écrire à la commission
militaire pour faire libérer son mari , seul
soutien de cinq enfants et d'une vieille
mère.
Autre lettre d'un jeune statuaire sol-
licitant la revision de son dossier et de
celui de son père, détenu comme lui
au fort de l'Est. Il faut ajouter à cette
correspondance les nombreuses demandes
de secours des veuves , des filles de ceux
tombés d'un côté ou de l'autre de la bar-
ricade. Nous avons dit que Victor Hugo
s'employait pour tous.
"Vbici la lettre qu'il écrivit en faveur
d'un malheureux ouvrier :
«Monsieur le juge d'instruction.
Permettez-moi d'appeler votre plus
bienveillant intérêt sur le malheureux
Jacques Virtgen, détenu en ce moment
à la Roquette. J'ai la certitude morale
et presque matérielle que ce pauvre
homme a été entraîné dans l'émeute
à laquelle il n'a pris aucune part offensive.
Le malheur veut qu'il y ait été blessé.
Il a une femme au désespoir^ il a un
brave enfant de dou>;re ans qui gagne
trente sous par jour et qui soutient son
père et sa mère. Faites, je vous suppUe,
que ce père soit rendu à sa femme et à
son enfant. Mettez-le en liberté, il n'a
été que faible, et il deviendra un excel-
lent citoyen, je m'en fais garant.
Je serais^heureux. Monsieur le juge
d'instruction, d'apprendre la libération
de Jacques Virtgen et de vous en garder
un souvenir personnel.
Recevez, je vous prie, l'expression de
ma considération très distinguée.
Victor Hugo (^).))
14 août 1848.
Le même jour, Victor Hugo répon-
dait à l'ami d'un prisonnier qui , ayant
vu toutes ses réclamations repoussées,
avait fait parvenir sa supplique au poète :
«Dites, Monsieur, à votre pauvre et
brave et généreux ami que sa lettre
m'a profondément touché. Mon cœur
est entièrement d'accord avec le sien. Je
viens d'écrire pour lui au général Bertrand 5
j'ai signé une lettre écrite par plusieurs
représentants. Nous ferons tout ce qui sera
en notre pouvoir, malheureusement
limité par l'omnipotence de l'Assemblée.
L'Assemblée a les meilleures inten-
tions du monde 5 mais elle n'est pas
encore au point de fraternité où sont
plusieurs d'entre nous. Quant à moi,
je hais toute violence, et je crois que
la meilleure politique est celle qui
habille la force en douceur. Je voudrais
tendre la main à tous, et je suis sûr que
tous me la serreraient.
Cette lettre est pour M. Charles
Rolland en même temps que pour vous.
Montrez-la lui. Je ne vous sépare pas
dans ma pensée ; vous êtes pour moi
comme deux généreux frères, l'un ou-
vrier, l'autre artiste, tous deux intelli-
gents et bons.
Je serai plus heureux que vous s'il
m'est jamais donné de serrer la main à
votre ami en liberté.
Victor Hugo^^I»
14 août [1848].
(•' Colle^ion de M. L,OHcbeur,
niquée par M, Uilior Degranff.
W Commu-
HISTORIQUE.
631
Le 6 septembre 1848 , V Événement note
une intervention du poète :
Dans une des dernières séances du
comité de l'Intérieur, M. Victor Hugo
a profité de la présence de M. le Mi-
nistre de l'Intérieur pour lui demander
pourquoi le gouvernement mettait en
oubli les familles des généraux de Brea,
de Bourgon et Raymond, alors que des
pensions avaient été accordées aux famil-
les des généraux Damesme et Négrier,
victimes les uns et les autres des fatales
journées de juin. M. Victor Hugo a
énergiquement défendu les droits de
l'armée dans la personne de ces géné-
raux, tombés martyrs comme l'arche-
vêque de Paris, de la plus sainte cause,
et il a insisté vivement pour qu'une
récompense nationale, qui honorerait
l'armée tout entière , fût accordée à leurs
familles.
La veuve du général Raymond écrivit
à Victor Hugo pour le remercier, et reçut
cette réponse :
13 septembre [1848].
«... Ne me remerciez pas de ce que
j'ai dit pour les mémoires et les veuves
des braves généraux tombés sur le triste
champ de bataille de juin. Je remplissais
un devoir, et toute la reconnaissance est
de notre côté à nous qui avons l'honneur
de représenter la France. Le général
Lamoricière fait des objeaions, mais il
a le cœur généreux et j'espère qu'il le
voudra ^^l»
Quoiqu'il combattît quelquefois à la
tribune le général Cavaignac, Victor
Hugo le sollicita pourtant pour obtenir
(et il l'obtint) un sursis en faveur de
(') Extrait du catalogue E, Coaravay.
quatre prisonniers sous le coup d'un
arrêt de transportation ^'^
11 ne s'en tint pas à son action per-
sonnelle; dès le mois d'août, il prit
l'initiative suivante :
Formation d'une commission de re-
présentants qui, d'accord avec le pouvoir
exécutif, visiterait les prisonniers dans
un but de consolation, de surveillance
et de charité ^^\
Ce projet fut réalisé et réunit des
membres de tous les partis ^^K
Un an plus tard , la sollicitude de Vic-
tor Hugo s'exerçait encore; il écrit à son
beau -frère :
À Monsieur Victor Fouchcr,
procureur de la République.
De l'Assemblée. Lundi [1849].
«Ilya, moucher Victor, à S**-Pélagie,
un détenu de juin 1848 appelé ClaireUe
Doisy, il est malade et se dit innocent.
Il le dit en termes honnêtes et calmes. Il
me prie de demander pour lui sa trans-
lation dans une maison de santé. Je serais
charmé que cela fiât possible, et j'avoue
qu'en présence de sa lettre cela me semble
juste. Je te serais reconnaissant de t'infor-
mer d& ce pauvre homme et de faire
pour lui ce que tu pourras.
À bientôt. Tuus.
V. H.W.»
Les cmq associations littéraires , dont
Victor Hugo était le délégué à l'Assem-
blée, ayant réclamé son appui, on
('' Choses vuesj tome I, édition de l'Impri-
merie nationale. — (*' Keliquat. — (') Voir
page 317. — (*^ Inédite. Communiquée par M, le
baron de Uilliers.
632
ACTES ET PAROLES.
trouve la réponse à leur demande dans
l'Événement du i"août 1848 :
« Le Comité de l'Intérieur a adopté ce
matin à l'unanimité une proposition de
M. Victor Hugo qui demande au mi-
nistre de l'Intérieur, sur les fonds votés
récemment pour les secours aux lettres et
aux arts, une somme de 25.000 francs
destinée aux cinq associations littéraires
qui existent à Paris».
Nous venons de citer l'Événement du
i" août 1848, c'était son jour de nais-
sance. Amis et ennemis disent volon-
tiers que Victor Hugo avait créé ce jour-
nal et que, sous la signature de tel ou
tel rédacteur, c'était sa pensée même qui
se faisait jour. Il a fait justice de cette
affirmation dans la lettre que nous repro-
duisons page 635 ; quant à la création du
journal, nous tenons de Paul Meurice
le récit des circonstances dans lesquelles
l'Événement vit le jour.
Paul Meurice et Auguste Vacquerie
étaient, et cela avant même leur sortie
du collège, admirateurs passionnés du
poète, ils le sont restés toute leur vie;
voyant, en 1848, leur dieu attaqué farieu-
sement par une certaine presse, ils rê-
vaient de le défendre, d'affirmer leur
communion d'idées dans un journal;
mais il étaient loin de posséder les fonds
indispensables au lancement des pre-
miers numéros.
Paul Meurice fit alors part de ses
désirs, de ses regrets à son demi-frère,
l'orfèvre Froment-Meurice, et à son
beau-frère, Charles Mahler; tous deux
s'engagèrent à assumer une partie des
premiers frais; diverses combinaisons
furent alors envisagées , Victor Hugo les
énumère dans cette lettre à Paul Meu-
«Cher ami, plus j'j pense, plus je
vois la situation embarrassante. Je crois
pourtant qu'on peut s'en tirer.
De notre côté je ne vois toujours que
l'une de ces trois combinaisons:
Ou une combinaison Goudchaux-
Lachâtre (par tiers).
Ou une combinaison Goudchaux et
nous (meilleure).
Ou enfin votre combinaison de
soixante parts à 750 francs, trente-une à
nous. En ce cas je suis encore prêt,
comme je vous le disais hier, à faire les
14.000 francs nécessaires pour les 19 parts
miennes. Mais qui prendrait les 29 res-
tantes ?
En tout cas, il serait utile de voir
M. Goudchaux. Je ne le connais pas
personnellement, mais si vous croyez
que cela pourrait servir, je vous accom-
pagnerais chez lui.
Voulez-vous venir manger ma côte-
lette ce matin? Nous causerons. Venez
à dix heures et demie. Nous aurons
deux heures. Je suis forcé de sortir à
midi et demie.
Ex: imo.
Victor H. ^^î.»
Il est probable qu'indépendamment
de leur apport dans les « trente-et-une
parts à nous» , Froment-Meurice et Char-
les Malher s'engagèrent pour quelques-
unes des « 29 restantes » ; grâce à leur
concours, l'Événement parut; Charles
Malher, à partir du 4 septembre, signa
même : Uun des propriétaires , gérant; les
deux fils de Victor Hugo firent leurs
premières armes dans ce journal ; Paul
Meurice et Auguste Vacquerie y batail-
lèrent à qui mieux mieux; un groupe
d'ardents écrivains se joignit à eux :
Théophile Gautier, Théodore de Ban-
ville, Gérard de Nerval, Dumas fils,
Mûrger; la réussite dépassa leur attente. . .
jusqu'au jour où les fondateurs payèrent
de la prison ce trop grand succès.
(') Bibliothèque nationale.
HISTORIQUE.
633
Victor Hugo , avant de se rendre à la
séance du i" août 1848 où il fzrla pour
la liberté de la presse et contre l'arreflation
des écrivains, écrivit à Emile de Girardin :
Mercredi (*), une heure.
Combien je regrette que vous n'ayez
pas eu l'idée de m'écrire hier! "Vbs docu-
ments m'arrivent au moment où je pars
pour la séance. Je n'aurai même pas le
temps de les lire. N'importe ! Je serai là
tout à vous et bien à vous. Et s'il est
nécessaire que la réserve donne, je don-
nerai. Mais j'aurais mieux aimé être de
ceux qui engageront le premier feu.
"V^tre ami,
Victor H.(2).,)
En rentrant, il lui envoya ce billet :
«Nous avons fait ce que nous avons
pu au milieu d'une assemblée évidem-
ment hostile. Moi qui veux sa grandeur
et son pouvoir, je lui ai conseillé, dans
son intérêt même, le respect de la liberté
de la presse. Ils ont écoute, mais voté
contre.
Je vous serre la main. Mettez, je
vous prie, tous mes respects aux pieds de
Madame de Girardin».
Mardi W.
Les ouvriers typographes de la Tresse
écrivirent à Victor Hugo pour le remercier
d'avoir pris la défense de leur directeur
et d'avoir combattu pour la liberté de
la presse ^*^ ; puis ils se rendirent chez lui ,
(1) Il y a certainement une erreur de plume,
le i" août était un mardi. — O Colle^ion
Spoelberch de Lovenjoul. — f^) ColleHion Spoelberch
de Lovenjoul. — (*' Lettre publiée par La
Presse, 2 août 1848.
il était absent j au retour il leur adressa
cette lettre :
ij août 1848.
«Messieurs,
J'ai vivement regretté de ne pas
m'être trouvé chez moi quand vous
m'avez fait l'honneur de vous y présenter.
Ne me remerciez pas; je n'ai fait que
mon devoir, et je suis heureux d'avoir
défendu le travail, d'avoir plaidé la cause
des ouvriers, d'avoir combattu pour vos
intérêts qui sont des droits, en défen-
dant la cause de la liberté.
Il ne faut pas qu'on l'oublie ou qu'on
s'y méprenne, la lutte actuelle est enga-
gée entre la civilisation et la barbarie j or
l'arme de la barbarie, c'est la tyrannie j
l'arme de la civilisation, c'est la liberté.
Ne brisons pas nous-mêmes notre
épée dans nos mains.
Croyez, messieurs, que je suis à vous
bien cordialement.
Victor Hugo (^).))
Toujours à propos du discours sur la
liberté de la presse, Victor Hugo reçut
de deux prisonniers cette lettre :
Citoyen,
« Tous les hommes de cœur qui aiment
leur pays et les institutions qui l'honorent,
c'est-à-dire la justice et la liberté, ont
applaudi aux nobles paroles que vous
avez prononcées, il y a quelques jours,
à la tribune de l'Assemblée nationale.
Permettez à deux hommes qui expient
sous les verrous de la Conciergerie le crime
d'avoir use, dans la limite irréprochable
de leur droit, de cette liberté de la presse
qu'on s'efforce de monopoliser sous le
régime actuel, permettez-leur de vous
^^' La Pressej vj août 1848.
634
adresser le témoignage de leur reconnais-
sance et de leur sympathie.
Vous avez plaidé leur cause du point
de vue où doivent se placer tous les
cœurs animés d'un pur libéralisme, de
cette honnêteté inaccessible aux haineuses
passions; c'est dans ce même esprit,
citoyen, que deux prisonniers, deux pros-
crits de la presse démocratique, torturés,
spoliés sans motifs sérieusement, honnê-
tement avouables, s'efforcent de violer la
séquestration absolue qu'ils subissent,
pour rendre hommage à votre coura-
geuse fermeté.
Salut et fraternité.
GoLFAVRU, un des rédacteurs
du Père Duchesne, place de
rÉcole, 3.
J.-E. Berard, Rédacteur en
chef du Napoléonien j 48, rue
N.-D.-de-Lorette.
Paris, Conciergerie, ce 4 août 1848» C*'.
Au verso de cette lettre est une copie
de la réponse de Victor Hugo :
«Messieurs,
Votre remerciement me touche, mais
je n'ai fait que mon devoir. Défendre la
liberté, c'est défendre l'ordre et la consti-
tution. Permettez-moi de vous remercier
encore en même temps de n'avoir point
douté de moi et d'avoir pense que je res-
terais toujours fidèle aux idées et aux prin-
cipes. Je ne sais même plus si vous
m'avez jamais attaqué. Vous souffrez,
cela me suffît. Hier je vous combattais,
aujourd'hui je vous défends. Dans le
malheur et sous les verrous je ne me
connais plus d'ennemis, je ne me con-
nais même plus d'adversaires; j'ouvre les
bras et je tends la main.
(0 Documents,
ACTES ET PAROLES.
Je ne sais trop comment vous faire
parvenir cette lettre , j e la confie au hasard
qui est parfois bienveillant.
Recevez, messieurs, l'assurance de
mes sentiments de cordialité.
V. H.»
La Démocratie Pacifique et le Bien Public,
en engageant une polémique avec l'Evé-
nement, avaient mêlé à leurs attaques le
nom de Victor Hugo; l'Événement pro-
testa le 7 août 1848 :
«Deux mots à la Démocratie Pacifique et
au Bien Public. — Deux mots sérieux et
tranquilles , sans amertume et sans colère.
Rappelons d'abord à ces deux feuilles
notre formelle déclaration du premier
jour :
M. Victor Hugo est entièrement étran-
ger à la rédaction de l'Événement, et n'y
prend aucune part, ni directe ni indi-
recte. Nous avons en littérature et en
politique des idées communes avec
M. Victor Hugo; nous acceptons pleine-
ment pour notre profession de foi , celle
qu'il a adressée aux électeurs de Paris, et
qui lui a valu 87.000 suffrages; mais,
nous l'avons dit, il demeure irrespon-
sable vis-à-vis de nous , et le jour où notre
pensée se trouverait sur un point quel-
conque en désaccord avec la sienne , nous
n'hésiterions pas à la combattre, et on
pourra le voir.
Pourquoi donc la Démocratie Pacifique
et le Bien Public mêlent-ils dans leurs
attaques M. Victor Hugo à l'Événement?
Nous pensons que M. Victor Hugo répon-
dra lui-même et rectifiera cette méprise.
Mais nous sommes jaloux de le devancer
et nous prions la Démocratie et le Bien
Public de ne prendre désormais que nous
à partie, quand ils croiront devoir faire la
guerre à nos idées».
HISTORIQUE.
635
Le lendemain, Victor Hugo adressait
au K^édaBeur de l'Événement cette lettre dont
nous avons trouvé le brouillon dans le
manuscrit à^ Avant l'Exil; nous signa-
lons quelques modifications dans le texte
publié :
«Monsieur le Rédacteur,
Trouvez bon que je vous remercie
d'avoir bien voulu spontanément décla-
rer que je suis absolument étranger au
journal ÎEvénement et que je n j prends
aucune part directe ou indirecte. Je ne
comprends pas le journalisme autrement,
le jour où je ferai un journal, je le
signerai.
Qu^nt à présent, tout mon temps est
pris par l'Assemblée et par les travaux
qu'elle impose aux représentants. Je
compte parmi vos collaborateurs plusieurs
de mes meilleurs et de mes plus chers
amis, mais ils savent, vous savez vous-
même, avec quel soin scrupuleux je me
suis toujours abstenu de tout ce qui pou-
vait ressembler à une influence de mon
opinion sur la leur. Au temps où nous
sommes, le devoir a deux formes, l'iso-
lement et le dévouement'^). Nous
devons nous cntr 'aider dans nos périls et
nous isoler dans nos consciences '^).
(') La lettre publiée dans l'Événement du
8 août 1848 contient deux passages qui ne
figurent pas dans le brouillon :
«L'indépendance de toute responsabilité ex-
térieure est plus que jamais nécessaire à l'homme
public livré aux luttes de la tribune, ce qui
n'exclut pas la solidarité de tous les penseurs
devant les ennemis de l'ordre social. Ce que
vous faites de votre côté, je le fais du mien. À
chacun sa r^gle, à chacun sa tâche.» —
W «Nous avons tout \ la fois tant de choses
k combattre et tant de choses à juger! Vous
êtes les premiers à comprendre que, comme
juge des événements, des hommes et des idées,
commis par le peuple à la plus austère des
foncrions, je dois rester dans ma solitude.»
\^jez en moi, du reste, Monsieur,
un de vos lecteurs les plus sympathi-
ques. J'applaudis du fond du cœur à vos
nobles efforts que le succès couronnera
certainement, n'en doutez pas. Oui, com-
battez l'anarchie, aimez le peuple, tout
est là. Un jour, espérons-le, quand le
malentendu des doctrines et des sys-
tèmes aura cessé, le combat finira. Il ne
restera plus que l'amour. Ce jour-là, le
problème sera résoluj l'envie s'en ira du
cœur du pauvre et l'égoïsme du cœur du
riche j nous ne serons plus seulement des
citoyens, nous serons des frères.
Agréez, je vous prie, l'assurance cor-
diale de ma considération très distin-
guée.»
7 août [1848].
Même quand il siégeait à droite,
Victor Hugo se tenait à l'écart de toute
réunion ou manifestation de son parti.
Une convocation à une réunion de la rue
de Poitiers, club du parti monarchique,
porte, au bas de la feuille imprimée et
<i?iX.iz 21 août 18^8, cette note, datant,
d'après l'écriture , du retour en France :
Je ne suis allé qu'une fois au Comité
de la rue de Poitiers. Je raconterai cette
séance.
Voir cette réunion m'a suffi. Je n'y
suis plus retourné.
J'y suis allé par curiosité, comme
dans beaucoup d'autres clubs, sans en
être(i).
On a lu, page 322, l'incident de la
déposition de Victor Hugo devant le
conseil de guerre; à la première convoca-
(') Documents.
636
ACTES ET PAROLES.
tion qu'il reçut, il répondit d'abord par
la lettre suivante :
Jeudi 28 septembre [1848].
«Monsieur le Commissaire,
Je ferai mon possible, mais je ne puis
répondre de me présenter au conseil. Je
suis renvoyé au troisième bureau, à
onze heures. A midi et demi, TAssem-
blée entre en séance et entame immé-
diatement la question très importante de
l'amendement de M. Barthélémy Saint-
Hilairc sur les deux Chambres.
L'Assemblée n'admettrait certaine-
ment pas que le premier devoir des repré-
sentants fût ailleurs que dans son en-
ceinte : le conseil de guerre ne peut avoir
sur ce point d'autre opinion que l'Assem-
blée nationale. Je répète que ma déposi-
tion n'est d'aucune importance. C'est à
peine si je pourrai reconnaître le prévenu,
ferai cependant tout ce que je pourrai
pour me rendre au conseil. Mais il peut
être certain que, si je suis absent, c'est
que ma présence à l'Assemblée m'aura
paru indispensable. Il s'agit, je le répète,
des plus importantes questions de la
Constitution.
Recevez, Monsieur le Commissaire,
et veuillez faire agréer à M. le président
et au conseil, l'assurance de mes senti-
ments les plus distingués.
Victor Hugo.»
Jeudi, 28 septembre t').
Le fossé se creusait de plus en plus
entre la droite et Victor Hugo ; bien que
ne s'étantpas encore officiellement séparé
delà majorité , il appuyait les propositions
(') La Presse^ 30 septembre 1848.
de la gauche chaque fois que , selon lui ,
la liberté était attaquée sous quelque
forme que ce fût. Or l'état de siège tel
que le pratiquait le général Cavaignac
était incompatible avec les principes que
Victor Hugo défendait; qu'il parlât
contre la peine de mort ou pour la
liberté de la presse , les interruptions , les
protestations partaient de la droite. C'est
de ce moment sans doute qu'il faut dater
cette note :
[1848.]
MM., j'appartiens à vos rangs, j'ai
lutté avec vous, j'y lutterai encore. Un
concours loyal et désintéressé ne vous
suffit pas , il vous faut l'obéissance passive.
Vous ne l'obtiendrez pas de moi. Vous
voulez me dégoûter, m'irriter, me rejeter,
vous voulez me contraindre à chercher
d'autres alliés, parce que j'ai conservé
mon libre arbitre, parce que je suis déter-
miné à vous préférer dans l'occasion ce
qui me paraît être la justice et la vérité.
Soit, comme il vous plaira. Faites. Ma
conduite politique ne dépend pas d'un
applaudissement ou d'un murmure. Quoi
que vous fassiez, je resterai dans le camp
de l'ordre, mais sachez-le bien, jamais
je ne commettrai ce que ma conscience
appelle des crimes pour éviter ce que
votre politique appelle des fautes (^h
Dans son discours du 11 octobre 1848 ,
Victor Hugo disait : V)us avez soumis
la République à cette périlleuse épreuve
('^ En marge ces modifications : J'appar-
tiens à vos rangs ainsi que plusieurs de mes
amis, nous avons lutté avec vous, nous y
lutterons encore, etc.. — Vous voulez août
dégoûter, parce que nous avons, etc..
Puis k la fin revenir k moi : Quant à moi,
quoi que vous fassiez , etc. . . — Moi.
HISTORIQUE.
637
d'une assemblée unique^''. Le 28 sep-
tembre en eflFet, la Chambre avait adopté
cet article: L,e peuple français délègue le pou~
voir législatif à une assemblée unique. Le
4 novembre, la Constitution, définiti-
vement votée , consacrait le principe de
l'assemblée unique , ce qui motivait cette
note :
^ novembre 18^8.
La Chambre vient de voter la Cons-
titution.
\bici l'avenir :
La France gouvernée par une assem-
blée unique.
C'est-à-dire l'océan gouverné par
r
ouragan
(2).
Mais bien plus tard, si nous en
croyons le changement d'encre et d'écri-
ture, l'opinion de Victor Hugo s'est
modifiée , et, sous la note datée 4 novem-
bre j ïl zjonte :
Le salut n'est pas dans deux chambres
distinctes, comme je l'ai cru longtemps.
Je me fais sur ce point beaucoup d'objec-
tions à moi-même.
Tout le problème est dans ceci :
Constituer le droit des minorités.
D faut donner à la minorité de l'Assem-
blée, dans certains cas, le droit d'appel au
suffrage universel, c'est-à-dire au peuple,
c'est-à-dire au souverain.
De cette façon le définitif sortira du
peuple même et les majorités des assem-
blées n'y opprimeront plus les minorités.
Moins de frottements, plus de froisse-
ments.
Le peuple, c'est le fond solide.
Appeler au peuple, c'est jeter
l'ancre ^^h
(^î Voir page 139. — W CoBeSHon de M, Louis
BarrboH. — '*) Idem.
Mais Victor Hugo était , le 4 novembre
1848, si convaincu du danger d'une
assemblée unique, que pour affirmer
publiquement son opinion, il écrivit
cette lettre au rédacteur du Moniteur Uni-
versel :
« Monsieur,
L'institution d'une assemblée unique
me paraît si périlleuse pour la tranquillité
et la prospérité du pays que je n'ai pas
cru pouvoir voter une Constitution où ce
germe de calamité est déposé.
Je souhaite profondément que l'ave-
nir me donne tort.
Veuillez agréer. Monsieur, l'assurance
de ma considération la plus distinguée.
Victor Hugo^^).»
j novembre.
D'autre part, nous trouvons, relié au
Reliquat, ce brouillon de lettre sans nom
de destinataire :
[Novembre 1848.]
« Monsieur,
La forme républicaine, théorique-
ment et logiquement, est pour moi,
démocrate ancien et sincère , la forme de
gouvernement la plus parfaite. Néan-
moins j'ai toujours pensé, comme l'avait
reconnu le gouvernement provisoire,
que la République, dans l'intérêt même
de sa stabilité, devait être soumise à la
libre acceptation du pays. Voilà pourquoi
j'ai cru devoir refuser mon vote à une
Constitution qui refusait la sanction du
peuple.
D'autre part , l'Evénement du j novem-
bre publiait cette note :
Le vote de Victor Hugo contre
LA Constitution.
... Sur presque toutes les questions
(1) CoSedioa de M. Louis BartboM,
638
fondamentales, M. Victor Hugo est resté
en désaccord avec la Constitution.
Il a voté pour la sanction de la Cons-
titution par le peuple. — La Constitu-
tion l'a repoussee.
Il a voté pour le principe des deux
Chambres. — La Constitution établit
une Chambre unique.
Il a voté pour la liberté imprescrip-
tible de la pensée. — La Constitution
définit et restreint les droits de la presse.
Il a voté pour l'abolition pure et sim-
ple de la peine de mort. — La Consti-
tution l'a maintenue en matière civile.
L'organisation défectueuse du Conseil
d'état a également mérité le vote négatif
de M. Victor Hugo.
Quand on songe à ces sérieuses diver-
gences d'opinion, on ne s'étonne pas
que l'austère penseur ait refusé son vote
à la Constitution.
En octobre 1848 , la question de la
présidence fut agitée. Louis Bonaparte,
prudemment, ne se porta pas tout de suite
candidat ; il sentait la défiance de l'Assem-
blée flotter autour de son nom j on crai-
gnait — était-ce à tort ? — que le neveu de
l'empereur ne ressuscitât l'empire. Un pé-
ril qui semblait plus imminent menaçait
la République 5 tout un parti conspirait
le retour de la monarchie. C'est alors que
Victor Hugo prononça, «au nom des
principes», son discours sur l'exclmion
des Bonaparte '■^\ On a dû remarquer qu'il
y déclarait ne pas connaître personnel-
lement le représentant Louis Bonaparte,
ne lui avoir jamais parlé et ne l'avoir
jamais vu qu'à la distance qui séparait
leurs bancs dans l'Assemblée.
Ce fut le futur empereur qui alla, vers
(^' Voir page 424.
ACTES ET PAROLES.
la fin d'octobre, rue de la Tour-d'Au-
vergne, rendre visite au futur proscrit.
Victor Hugo , au premier chapitre de
VHiffoired'un Crime, raconte cette première
entrevue et les protestations de loyauté
de Louis Bonaparte : «Mon nom , le nom
de Bonaparte, sera sur deux pages de
l'Histoire de France ; sur l'une il y aura
le crime et la gloire ; dans la seconde , il y
aura la probité et la vertu. »
Il retourna plusieurs fois rue de la
Tour-d'Auvergne.
Le 26 octobre , Louis Bonaparte déclara
«accepter du sentiment populaire une
candidature qu'il n'avait pas recher-
chée»^^*. Victor Hugo vota pour lui; en
février 1851, il dit pourquoi '^\
Victor Hugo, en 1848 , ne voulut pour-
tant pas s'engager au delà de son vote :
« On vint me proposer de signer
une affiche qui recommandait Louis
Bonaparte.
Je refusai. Je dis en propres termes :
Je ne réponds de personne, pas même de
moi. Je réponds que je ne ferai jamais
une lâcheté, mais je ne réponds pas que
je ne ferai jamais une bêtise (^^.
Les amis de Victor Hugo espéraient
qu'il ferait partie du nouveau ministère ;
il répond à l'un d'eux , Paul Lacroix :
10 décembre 1848.
«... Par grâce, ne voyez pas en moi un
ministre, je veux rester l'ami indépendant
des lettres et des lettrés. Je veux ^influence
et non le pouvoir, l'influence honnête,
probe, éclairée et rien de plus, rien
pour moi surtout. Et toute mon
ambition, quand à vous tous vous aurez
W Moniteur. Séance du 26 octobre 1848.
— (2) Voir page 351. — ''' L,a veille de l'e'le^ion.
Choses vues, tome I, édition de l'Imprimerie
nationale.
HISTORIQUE.
639
sauvé la civilisation et le pays, ce sera
de retourner à ma charrue, c'est-à-dire
à ma plume <^)».
Cette indépendance est encore affirmée
dans cette note intime :
Je suis, je veux être et rester l'homme
de la vérité, l'homme du peuple, l'hom-
me de ma conscience. Je ne brigue pas
le pouvoir, je ne cherche pas les applau-
dissements. Je n'ai ni l'ambition d'être
ministre, ni l'ambition d'être tribun'^'.
Il se tenait volontairement à l'écart;
il écrit à M. H. Vinson qui le prie de le
recommander pour un poste adminis-
tratif :
«Il ne faut pas redonner le hideux
spectacle de la curée du National ^^h
\^us devez, vous, noble poëte, com-
prendre et approuver ma réserve et ma
pudeur. Je ne veux pas même parler
à un ministre. Ce moment passera,
l'exemple sera donné, et alors je serai
heureux s'il m'est donné de ne pas vous
être inutile.
Croyez à mes plus vives sympathies,
Victor Hugo^*'».
27 décembre 1848.
On peut rapprocher ces lettres de ces
mots qu'on lit dans Choses -vues :
«Comme je sortais de l'Assemblée,
seul, et évite comme un homme qui
a manqué ou dédaigné l'occasion d'être
ministre ...» (^)
C' Bibliothèque de l'Arsenal. — (») Mot. —
('^ En mai 1848, dès que l'Assemblée natio-
nale forma un ministère, les amis du National
accaparèrent presque toutes les places officielles.
— '*' Communiquée par M. Paul Uinson.
— (*J 1m proclamation alaPre'sidenee. Choses "vues,
corne I, édition de l'Imprimerie nationale.
La même pensée est exprimée dans
ces vers des Châtiments : Ce que le poète se
dirait en 1S4S; en se dictant son devoir ,
il commençait ainsi :
Tu ne dois pas chercher le pouvoir. . .
Nous lisons dans Choses vues des détails
sur le premier dîner offert à l'Elysée par
Louis Bonaparte. Victor Hugo y fut
invité; le président s'y montra fort
cordial, le représentant fort réservé. Le
nouvel élu s'attendait sans doute à rece-
voir des sollicitations , il n'eut que des
conseils '"'.
Un petit dossier, relié aujourd'hui avec
les Documents, nous apprend pourtant que
Victor Hugo, sept jours après ce dîner,
écrivit à Louis Bonaparte. Voici le contenu
de ce dossier trouvé aux Tuileries à la
chute de l'empire, remis à Victor Hugo
et conservé actuellement à la Biblio-
thèque nationale. Sur la première page
on lit, de l'écriture de 1872 à 1874 :
Demandes (appuyées par M™' Victor
Hugo) pour les filles du peintre Boze
et pour la colonie de Petit-Bourg (^^
(appuyées par moi) près de Louis
Bonaparte pendant les premiers temps
de sa présidence.
PAPIERS TROUVES AUX TUILERIES.
( Sans importance). A garder pourtant.
À Monsieur le Président
de la République.
«Monsieur le Président,
J'ai l'honneur de vous adresser, au nom
du conseil d'administration, les derniers
'•' L,e premier diner. Choses 'vues, tome I,
édition de l'Imprimerie nationale. — W Victor
Hugo était, en 1848, président de la Socie'té de
Petit-Bourg pour le patronage et la fondation de
colonies agricoles en faveur des jeunes garçons pau-
vres ou indigents, des enfants trouvés, abandonnés
ou orphelins de France. — Documents.
640
ACTES ET PAROLES.
comptes rendus de la colonie de Petit-
Bourg, en vous priant de vouloir bien
nous faire l'honneur de devenir un des
bienfaiteurs d'une société qui, la
première en France, a inscrit au fronton
de sa colonie : «.Mieux vaut prhenir que
réprimery), d'une société qui formera dans
l'avenir un magnifique modèle pour
fextinSlion de cette plaie du paupérisme à
laquelle vous avez si noblement consacré
les heures de votre captivité.
Depuis la révolution de Février,
Petit-Bourg ne se borne plus à adopter
les enfants pauvres, les orphelins et les
enfants trouvés de Paris, il recueille aussi
les jeunes détenus, au-dessous de 16
ans, qui ont été acquittés en vertu de V article
66 du Code pénal, comme ajant agi
sans discernement. Enfin, grâce à la
religion, à la morale et à l'instruction,
de toute cette petite population des villes
destinée par avance à l'indigence, au
vice ou au crime, nous faisons à l'agri-
culture d'habiles laboureurs, à la patrie
de vertueux citoyens.
J'ai l'honneur d'être. Monsieur le
Président, votre très humble et très
obéissant serviteur.
Le Représentant du peuple ,
président de l'Assemblée ,
Victor HuGo(^))).
Paris, 30 décembre 1848.
Une copie de la réponse faite par un
chef de cabinet et adressée à Victor
Hugo est jointe à cette demande :
«Le Président de la République me
charge de vous remercier de la pensée
que vous avez eue de lui offrir le patro-
nage de la Société de Petit-Bourg.
(*) Victor Hugo a seulement signé cette
lettre qui est d'une autre écriture.
Il accepte ce patronage avec empres-
sement et tout son intérêt est acquis à
une fondation d'une si noble bienfai-
sance, d'une si haute moralité, qui a
un homme tel que vous à sa tête.
(Signature illisible.)
20 janvier 1849.
A la page suivante est le brouillon
d'une demande de subvention à divers
ministères ; au bas de ce brouillon Victor
Hugo a indique les destinataires :
Ministre de l'Intérieur j
Ministre de l'Agriculture ;
Ministre de l'Instruction publique.
Mais un document plus intéressant
vient s'ajouter à ceux-ci : sur une feuille
à en-tête de Petit-Bourg oh. a été apposé
le cachet du cabinet du président de la
République, on lit la lettre suivante
dictée par Louis Bonaparte :
«Monsieur le Ministre,
La Colonie de Petit-Bourg est la seule
jusqu'à présent que j'aie prise sous mon
patronage. Je sais qu'elle rend de très
grands services au ' point de vue de la
morale et de l'humanité en faisant
d'honnêtes citoyens d'enfants sortis des
prisons, et en rendant à la santé tous les
nombreux scrofuleux que le gouvernement
lui confie.
Je verrais donc avec plaisir que Petit-
Bourg, par des subventions égales à celles
de Mettraj, fut mise à même de
recueillir bientôt quatre à cinq cents
enfants, c'est-à-dire de doubler ses bien-
faits, car je ne voudrais pas qu'un
établissement qui a toutes mes sympa-
thies et que je protège restât inférieur à
aucun autre.»
Suivent une circulaire, datée du 29
janvier i8jo , invitation à un bal organise
HISTORIQUE.
641
par la Société de Petit-Bourg; une lettre
du chef du cabinet du Président de la
République (25 janvier 1850) répondant
à une demande d'encouragement à la
colonie de Petit-Bourg.
Le plus curieux de ces papiers trouvés
aux Tuileries est bien certainement un
petit dossier de trois pages où sont con-
signés, en regard des noms des deman-
deurs, leurs désirs, leurs plaintes,
accompagnés quelquefois d'une appré-
ciation et du nom de la personne à qui le
demandeur sera adressé ; sorte de dossier
secret où revient souvent l'initiale M
désignant M. Mocquard, chef de cabinet
du président de la République. Nous y
trouvons d'abord :
«M™' Victor Hugo. — Recommande
deux requêtes : 1° Des filles du peintre
Boze qui proposent un tableau représen-
tant Napoléon I*"", consul, au moment
de la bataille de Marengo (3.000 fr.).
En marge : Kefus. (Ce mot a pourtant
été rayé.)
2° De la dame Losfy, née Durosel,
qui sollicite un secours. Le gênerai
Durosel-Beaumanoir était ami de Ch.
Bonaparte, père de Napoléon.
D'après un feuilleton de M. Marco
Saint-Hilaire, Ch. Bonaparte lui em-
prunta 600 francs lorsqu'il vint placer
son fils Napoléon au collège d'Autun.»
En regard de ces notes, le nom de
celui qui déciderait :
Prince.
Les deu^ requêtes étaient donc sou-
mises à Louis Bonaparte.
On trouve d'ailleurs la lettre de M"*
Victor Hugo recommandant ses proté-
gées à M. Mocquard et la réponse. Le
tableau fut refusé et quant au descen-
dant de celui qui avait prêté 600 francs
au père de l'empereur, il lui fut accordé
ACTES ET PAROLES. — •
un secours de cent francs, sans doute
pour régler les intérêts.
Dans la troisième note confidentielle,
datée 5 janvier, nous trouvons :
Victor Hugo, président de la Société
de Petit-Bourg, demande le patronage
du président de la République.
Puis au-dessous , entre parenthèses :
( S'il était proposé une mission diplo-
matique, il l'accepterait d'après certains
renseignements) ^^l
Ces renseignements n'étaient sans
doute pas exacts; Granier de Cassagnac
dit en effet dans ses Souvenirs qu'«on
offrit à Victor Hugo, le 30 décembre 1848,
l'ambassade de Naples , qu'il refusa, puis
celle de Madrid qu'il eût probablement
acceptée sans l'intervention de ses amis».
Le 26 janvier 1849 Victor Hugo re-
commanda chaleureusement à Mocquard
l'écrivain Jules Mauviel qui avait adressé
une demande au Président de la Répu-
blique (*>.
Nous verrons encore Victor Hugo solli-
citer en mars 1849 Louis Bonaparte; il
lui envoya des vers pour demander la
grâce des meurtriers du général Bréa^'^
Deux sur quatre furent exécutés. En fé-
vrier 1850, il obtint la grâce d'un trans-
porté de Belle-Isle, Jeanty-Sarre ^*\
1849.
Au début de 1849, Victor Hugo fait
lui-même une récapitulation de son rôle
(') Parmi les autres notes confidentielles,
relevons ces deux-ci : Projet du retour en
France des cendres du roi de Rome; baisse à
la Bourse. — (*) Bibliothèque nationale. Réserve.
— (*' Choses uueSj tome II, édition de l'Im-
primerie nationale. Notes complémentaires. —
(*) UÉve'nementj 20 février i8jo.
642
ACTES ET PAROLES.
politique pendant l'année 1848 ; elle est
écrite au verso d'un faire-part daté du
II janvier 1849 :
Ma première parole a été pour de-
mander la dissolution des ateliers natio-
naux et leur transformation d'une insti-
tution nuisible en une institution utile.
J'ai dénoncé, comme imminentes, la
merre civile et la guerre servile, suppliant
les pouvoirs publics de ne pas déchaîner
le lion et le ti^e. C'était le 21 juin. Le 23,
le lion et le tigre étaient en présence
dans nos rues.
J'ai toujours défendu la société du
côté où il y avait péril.
Devant les barricades, j'ai défendu
l'ordre.
Devant la dictature, j'ai défendu la
liberté.
En présence des chimères, j'ai défendu
la propriété, la famille, l'héritage, l'éter-
nelle vérité du cœur humain.
J'ai demandé la clémence pour les
égarés et la sévérité pour les traîtres :
c'est-à-dire la justice pour tous.
J'ai tendu une main fraternelle aux
vaincus, par instinct du cœur d'abord,
par instinct de la raison ensuite 5 car dans
des temps comme les nôtres, donner le
bon exemple quand on est vainqueur,
ce n'est pas seulement de la miséricorde
chrétienne, c'est de la prévoyance poli-
tique.
J'ai empêché, aidé par de généreux
collègues, que les catastrophes publiques
ne détruisissent les théâtres, les arts, les
lettres, ces sources de gloire pour la
France et de vie pour la capitale.
J'ai défini et Hmité l'état de siège j et
j'ai dit : l'anarchie, c'est l'arbitraire dans
la rue et l'arbitraire, c'est l'anarchie
dans le pouvoir. ( Séance du . . . ^^l)
'') L'indication est restée en blanc.
Cet état de siège, inutilement pro-
longé, pesait sur la ville de Paris, sur
les communes, sur le crédit, sur les
affaires, sur la confiance. Je suis de ceux
qui en ont demandé et obtenu la fin.
J'ai demandé la sanction de la Consti-
tution par le peuple.
J'ai demandé la nomination du prési-
dent par le peuple.
J'ai en toute occasion maintenu le
droit souverain du suflErage universel.
J'ai demandé deux Chambres, ou au
moins un contrepoids à l'omnipotence
de la majorité dans l'assemblée unique.
J'ai demandé l'abolition de la peine
de mort, ne connaissant rien de plus
rassurant et de plus beau que les pro-
grès évidents de la civilisation mêlés aux
progrès contestables des révolutions.
J'ai refusé mon vote à la Constitu-
tion, prévoyant les immenses périls
d'une assemblée unique et souhaitant
d'ailleurs que l'avenir me donnât tort ^^\
J'ai appuyé la candidature de Louis
Bonaparte espérant que, dans l'impossi-
bilité d'être grand comme Napoléon, il
essaierait peut-être d'être grand comme
"VC^shington.
J'ai voté la dissolution de la Chambre,
convaincu que la souveraineté de l'As-
semblée n'était plus d'accord avec la
souveraineté du pays, et qu'il était
temps que la nation prît enfin pleine-
ment possession d'elle-même ^^.
Une rectification envoyée au Moniteur
prélude au discours prononcé cinq jours
t') Lettre au Moniteur du... {Note du ma-
nuscrit.) La date est restée en blanc, c'était le
6 novembre. Voir page 643. — ^** Reliquat.
HISTORIQUE.
643
plus tard sur l'urgence de la séparation
de l'Assemblée constituante :
«Monsieur le Rédacteur,
C'est par suite d'une erreur que,
dans le scrutin de division d'aujourd'hui
23 janvier, mon nom se trouve mclé à
ceux des honorables membres qui ont
appuyé la formation d'une commission
de trente membres pour l'examen du
budget. Mon intention a été de voter
dans le sens contraire, et mon vote doit
être compté à l'opinion opposée. Dans
la situation où est le pays, la prompte
séparation de l'Assemblée nationale
étant, selon moi, nécessaire, mes votes
tendront toujours à abréger la durée de
nos travaux et à renvoyer au pouvoir
législatif tout ce qui n'exige pas rigou-
reusement l'action du pouvoir consti-
tuant'^l»
Victor Hugo était inquiet, l'avenir
lui paraissait sombre ; cette lettre, adressée
à son oncle le général Louis Hugo ,
dépeint son anxiété :
Assemblée nationale, rj janvier [1849].
«... Nous ne respirons pas ici, nous
ne vivons pas, nous sommes dans le
tourbillon. Tout sera bien, si nous par-
venons à sauver le pays ... Le ciel poli-
tique est redevenu assez noir depuis
quelques jours. Il fallait s'y attendre. Les
choses ne se remettent pas en un instant.
Il faut laisser son temps à la conva-
lescence.
Cependant il me tarde que notre
pauvre pays soit guéri et debout. Quant
à moi, je m'y dévoue ^^K»
Au moment de la discussion du
(') Moniteur, 24 janvier 1849. — '*' Extrait
du catalogie Cbaravay,
budget la Commission des finances pro-
posa une forte réduction des secours
attribués aux lettres et aux arts. Victor
Hugo reçut alors cette lettre :
COMITE DE L'ASSOCIATION
DES ARTISTES PEINTRES, SCULPTEURS,
ARCHITECTES,
GRAVEURS ET DESSINATEURS.
«Ch
er con
frère .
Nous sommes réunis en commission
pour défendre les intérêts que vous
représentez à la Chambre. \^us êtes
notre député; nous vous faisons donc
passer avec confiance la lettre que les
cinq associations des lettres et des arts
adressent à la Commission des finances
contre les conclusions du rapport de
M. Bineau, et nous vous prions de
prendre la parole pour soutenir une
cause qui vous est chère comme à nous.
Veuillez, cher confrère, agréer l'assu-
rance des sentiments de la plus haute
considération et du plus entier dévoue-
ment.
Pour la Commission,
B. S. Taylor(^).»
Victor Hugo prit en efîet la parole le
3 avril 1849 et mit l'Assemblée en face
d'un fait doxxloureux et récent qui put
la faire réfléchir et l'inciter à la généro-
sité : la disparition du statuaire Antonin
Moine, mort faute de secours.
(*^ Cette lettre datée du 20 mars 1849 et
reliée avec les Documents, porte cent signatures ,
entre autres celles de Nanteuil, A. Adam ,
Auguste Vitu, Pradier, Barye, Frederick
Lemaître, Dantan aîné, Duprez, Th. Gau-
tier, Ambroise Thomas, Ingres, Halévy, Ber-
lioz, Auber, Heim, Gérard de Nerval.
On voit que les arts et les lettres étaient
bien représentés.
644
ACTES ET PAROLES.
Nous trouvons dans les Documents une
circulaire du Comité de la rue de Poi-
tiers rédigée en vue des élections de
mai 1849 et signée de Berryer, Mole,
Persigny, Rémusat, Duvergier de Hau-
ranne et Léon de Maleville; Victor
Hugo l'a accompagnée de cette note :
Convocation du parti modéré, écrite
par Daru à mon banc. Je m'en défie.
Une seule fois dans sa vie, Victor
Hugo a voté contre l'amnistie. Les rai-
sons qu'il donne dans la note suivante
ne nous semblent pas justifier ce vote
qu'il dut d'ailleurs regretter, car moins
d'un an après, il combattit ardemment
les mesures qui aggravaient la dépor-
tation ^'h
[Mai 1849.]
Je voulais l'amnistie le 10 décembre.
J'ai voté contre l'amnistie le 4 mai^^l
D'abord je ne voulais pas l'amnistie
toute seule, je la voulais entourée
d'actes considérables et inaugurant une
grande politique de conciliation au
dedans et de paix au dehors. Le 10 dé-
cembre, Paris était calme, la France
manifestait sa souveraineté par le suf-
frage universel, aucune violence ne se
dressait contre cette souveraineté, aucune
protestation contre cette autorite, l'am-
nistie était une mesure de puissance.
C'était la porte de la clémence ouverte
par la force. Au 4 mai, Paris était
troublé, les attroupements hostiles four-
millaient, la menace reparaissait dans
les rues, on préparait une fête, disait-on,
une fête dessus, une émeute dessous.
(1) Voir page 189. — '*' Il y a erreur. C'est
le 2 mai qu'a été proposée et rejetée l'am-
nistie pour les transportés de juin 1848.
voilà quelle était la situation, on reve-
nait aux anxiétés et même aux terreurs
de l'année précédente, l'amnistie n'était
plus de la clémence, c'était de la peur.
Pardonner parce qu'on tremble, c'est la
plus triste des lâchetés. J'ai refusé l'am-
nistie (^K
Victor Hugo se présenta aux élec-
tions de l'Assemblée législative, mais
sans grand espoir si nous en croyons ces
deux notes :
2 mai 1849.
Il est probable que je ne serai pas
réélu. Il n'y a plus que deux partis en
ce moment. Je n'ai satisfait pleinement
aucun des deux. Je n'ai pas pousse
l'amour de l'ordre jusqu'au sacrifice de
la liberté, je n'ai pas poussé l'amour
de la liberté jusqu'à l'acceptation de
l'anarchie.
Mes adversaires, dans le parti de la
réaction, me reprochent deux choses :
d'avoir défendu la liberté de la presse et
voulu l'amnistie. Eh bien, je leur dis :
de ces deux choses-là, l'avenir m'en
tiendra compte, mais autrement que
vous. Les deux griefs que vous invo-
quez contre moi seront les deux titres
que j'invoquerai près de lui.
Ce qui fait ma faiblesse dans le pré-
sent et ce qui fera ma force dans
l'avenir, c'est que je n'accorde à aucun
parti son dernier mot^^l
1 \ 1 •
A cette heure ou tous les partis
deviennent fatalement extrêmes et pré-
cipitent la patrie dans l'inconnu, je n'ai
eu qu'une ambition, remplir la fonc-
(') Moi. — W Idem.
HISTORIQUE.
645
tion la plus modeste, mais aussi, selon
moi, la plus utile, être le frein qui
ralentit tous les mouvements violents,
soit en avant, soit en arrière.
Dans les descentes rapides il arrive
parfois que le frein casse.
C'est ce qui m'arrive en ce moment.
Pour qui le malheur.'* est-ce pour le
frein, ou pour le convoi (^).?
Au revers d'une liste de candidats
pour le scrutin préparatoire en vue des
élections générales du 13 mai, on lit ce
projet de désistement écrit par Victor
Hugo et destiné sans doute au Moniteur :
J'ai cru devoir voter contre la
Constitution.
Le suffrage universel semble aujour-
d'hui me donner tort. Je me retire et
j'attends l'heure infaillible où le suf-
frage universel donnera tort à la
Constitution.
Comme il importe de ne pas diviser
es votes, soyez assez bon pour annoncer
que je me désiste (^'.
Victor Hugo ne persista pas dans ce
projet, il se présenta et fut réélu le
dixième à Paris par 117.069 voix.
On a lu le rapport qac Victor Hugo
avait déposé à l'Assemblée nationale le
17 juillet 1848^''; une subvention de
680.000 francs fut accordée pour per-
mettre aux théâtres de rouvrir; mais
depuis, que de misères l'Association des
artistes dramatiques n'avait-elle pas eu à
soulager! Son fondateur et président, le
(») Moi. — W Idem. — ^'' Documents.
baron Taylor, écrivit vers juin 1849,
croyons-nous , cette lettre officielle :
À Monsieur Viaor Hugo,
Représentant du peuple
à l'Assemblée législative.
«Monsieur,
Vous connaissez la situation déplorable
des théâtres de Paris; les uns ont déjà
succombé, l'heure fatale va sonner pour
les autres : à aucune époque les artistes
dramatiques n'ont eu à lutter contre des
circonstances si rigoureuses et de si
grandes misères, et ces misères, qui nous
affligent profondément, il n'est pas en
notre pouvoir de les soulager.
Elles atteignent nos revenus dans leur
principe même, et les ressources de notre
association diminuent quand les calami-
tés s'accroissent.
C'est donc vers vous. Monsieur, que
se tournent en ce moment nos regards et
nos espérances. Votre éloquence nous fut
déjà secourable : qu'elle daigne encore
défendre notre cause, cette cause sacrée
du malheur et des arts pour laquelle vous
savez trouver de si nobles accents.
Un secours de cinquante mille francs
voté par l'Assemblée Nationale, pour
les acteurs que les faillites survenues
depuis février 1848 ont privés de leurs
appointements, pourrait apaiser bien des
douleurs, prévenir bien des désespoirs.
Cette somme serait distribuée par le
ministre de l'Intérieur, d'après les rensei-
gnements que lui fournirait le Comité
de l'Association des Artistes dramatiques.
Opposerait-on un refus à l'autorité de
votre nom et de votre parole, à ces géné-
reuses inspirations que chez vous l'ora-
teur va
puiser
dans le cœur du
poète;
Nous plaçons notre confiance en vous
seul; ne nous abandonnez pas, et
vous ajouterez à notre reconnaissance.
646
vous. Monsieur, qui ne pouvez plus
ajouter à notre admiration.
Les Membres du Comité :
B. Taylor.
Président.
SamsON.
Vice-Président».
Il est probable que Victor Hugo a dû
intervenir, mais la lettre de Taylor
n'étant pas datée , nous n'avons pas de
point de repère pour situer cette interven-
tion.
Le 13 juin 1849 éclata une tentative
d'insurrection fomentée par les chefs du
parti socialiste qui tentèrent de former un
gouvernement provisoire démocratique
et décrétèrent la mise hors la loi du prési-
dent de la République et du ministère ;
rémeute fut réprimée par le général
Changarnier qui avait alors le comman-
dement des troupes de Paris; l'état de
siège fut voté ; certains journaux républi-
cains ayant publié des articles appelant
le peuple aux armes, les soldats envahi-
rent leurs bureaux, on accusa la force
armée d'avoir brisé les presses, arrêté
des ouvriers typographes , pillé des impri-
meries. Le 15 juin, Victor Hugo défen-
dit, comme toujours, les vaincus, et
interpella le gouvernement sur les excès
des représentants de l'ordre. Le général
Gourgaud, colonel de la i" légion plus
spécialement incriminée pour ses actes de
violence, monta le 18 juin à la tribune
et déclara qu'il n'y avait eu ni bris de
presses, ni arrestations illégales. Ces deux
lettres de Victor Hennequin à Victor
Hugo prouvent que , au moins dans les
bureaux de la Démocratie Vacifque, tout
ne s'était pas passé fort légalement :
[Juin 1849.]
«Monsieur,
Je vous renouvelle mes remercie-
ments pour la démarche honorable que
ACTES ET PAROLES.
vous avez faite aux bureaux de la Démo-
cratie Vacific^ue et, suivant votre demande,
je vous transmets les noms des per-
sonnes étrangères à la rédaction arrêtées
chez nous le 13 juin et retenues encore
en prison.
Ouvriers compositeurs :
Piotin ,
François Lemaire,
Rousseau.
Commissionnaire : Blanchard (^).
Garçon de bureau : Grégoire Krutel.
"Veuillez agréer. Monsieur, l'assurance
de mes sentiments dévoués.
Victor Hennequin (^'.
Paris, 10 juillet [1849].
« Monsieur,
Je ne regrette pas d'avoir attendu
jusqu'à ce jour pour vous remercier
de la part que vous avez prise à la mise
en liberté de nos prisonniers puisque je
peux en même temps vous féliciter de
votre discours d'hier (^^; vous avez dit
des choses très vraies, très utiles. Si le
parti qui domine en ce moment voulait
consolider son pouvoir il vous écou-
terait, il se mettrait à la place des socia-
listes, organiserait le crédit, le travail,
et nous enlèverait à nous autres tout
prétexte pour reparaître à l'horizon.
''' D'après VÉve'mment du 28 juin 1849,
qui relate la visite de Victor Hugo aux bureaux
de la Démocratie Pacifique, ce commissionnaire
Blanchard était venu porter une lettre et
attendait la réponse quand il fut arrêté. —
(*^ Maison de IJillor Huga. Au coin de cette
lettre , Victor Hugo avait inscrit la lettre R, ce
qu'il n'omettait jamais en répondant, puis ces
deux mots : En liberté'. Comme en août 1848
(voir page 634) il secourait ses adversaires. —
W La Misère. 9 juillet 1849.
HISTORIQUE.
647
Pour ma part, j'accepterais volontiers
ce dénouement. Tout ce que je demande
c'est que chacun puisse vivre en travaillant
et j'applaudirai au parti, quel qu'il soit,
qui résoudra pratiquement le problème.
"Vbus verrez cependant que la majorité
ne saura point profiter de vos conseils j
elle en est déjà irritée, ses journaux vous
attaquent à l'occasion même de vos idées
les plus incontestables et les plus fécondes j
persévérez à vous montrer sincère ami du
progrès et l'on vous traitera de rouge et
l'on vous prouvera par des actes que la
majorité actuelle, portant au plus haut
point l'aveuglement, l'entêtement, et
l'ignorance des questions sociales, est
plus incapable de comprendre et de gou-
verner la France d'aujourd'hui que ne
le furent assurément M. de Polignac
et M. Hébert.
Rendez cette majorité libérale et pro-
gressive, je le souhaite, mais je ne
l'espère pas du tout. Quoi qu'il en soit,
votre mission n'en est pas moins belle,
et votre discours d'hier ainsi que la
démarche faite par vous dans nos bureaux
me confirment dans cette conviction que
de grands égards vous sont dus et que
l'on doit respecter votre caractère et vos
intentions alors même qu'on aurait le
regret de se trouver en dissidence avec
vous sur des points graves.
"Veuillez agréer la nouvelle expression
de mes remerciements et de mes félici-
tations les plus vives.
Victor Hennequin^^'.»
Ce discours sur la Misère, malgré la
vive opposition qu'il rencontra à la
Chambre, fat apprécié non seulement
par les socialistes comme Victor
Hennequin , mais par tous les cœurs
(') Maison de Ui^or Hugo.
accessibles à la pitié; cette lettre de
Mélanie Waldor traduit le sentiment
général :
«Monsieur,
Je cède au premier mouvement
d'admiration que toutes les belles paroles
font naître lorsqu'il j a du cœur sous les
paroles, les vôtres m'ont émue aux
larmes. V>us avez eu du courage, il en
faut pour être vrai, en face d'hommes
qui ne veulent pas savoir jusqu'où peut
aller la misère. — C'est bien, c'est
beau, embrassez cette cause, ne vous
fatiguez pas, revenez-y sans cesse. Avec
votre âme et votre génie, on peut tout.
Hier plusieurs journalistes me sont
venus après la séance, et m'ont dit
combien ils avaient été émus. Enfin
vous avez fait pleurer un rédacteur
du Siècle!
M. Waldor (ï).»
10 juillet [xi^gl.
Le Congrès de la Paix en 1849 fat un
événement mondial; Victor Hugo,
appelé à présider cette grande manifes-
tation fraternelle, prononça un discours
qui fat unanimement admiré, sauf par
le parti catholique. UUniverSj commen-
tant à sa façon le geste symbolique de
réconciliation fait spontanément par
le pasteur protestant Coquerel et l'abbé
Degucrry, curé de la Madeleine, en
profita pour insulter Victor Hugo :
« C'était un doux et ravissant spectacle
pour tous les amis de la tolérance, que
ces mains du prêtre catholique et du
pasteur hérétique se pressant frater-
nellement sur la poitrine du blasphé-
mateur de l'aumône, de l'auteur de
(" CoUedion de M. Louis Bartbou.
648
ACTES ET PAROLES.
Notre-Dame de Paris, du Koi samme et de
tant d'autres écrits immondes. »
Cet article, non signé, était de Louis
"V^uillot, Il n'empêcha pas le directeur de
l'Institut catholique d'offrir à Victor
Hugo, à deux reprises, le titre et le
diplôme de grand officier de cette fonda-
tion. Une seconde lettre, datée du 4 no-
vembre, sollicite une prompte réponse^"'.
On l'attendit sans doute en vain , car
nous ne voyons pas au coin de ce do-
cument la lettre R que Victor Hugo
avait coutume d'inscrire chaque fois
qu'il répondait à ses correspondants.
Un prospectus donnant de nombreuses
lettres d'adhésion à la fondation de
l'Institut catholique était joint à la
lettre du directeur.
Au début d'octobre 1849 Victor Hugo
prononça dans le 8* bureau un discours
sur les affaires de Rome; nous ne pou-
vons en donner que le résumé publié par
le National :
«M. Victor Hugo dit qu'il a vu avec
une profonde douleur l'expédition de
Rome dévier de la ligne qui lui avait
été tracée. Le général Oudinot aurait dû
attendre l'approche des puissances abso-
lutistes avant d'attaquer Rome. L'hon-
neur du drapeau a été imprudemment
engagé. Les fautes se sont multipliées.
La France, depuis trois siècles, est à
la tête de toutes les idées de civilisation
et de progrès, il est impossible qu'elle
soit allée à Rome pour la restauration
pure et simple de l'autorité pontificale.
Craignons de révolter le sentiment na-
tional. Inspirons le pape et ses conseils :
nous en avons le droit; imposons, au
besoin, nos idées de liberté, d'humanité j
^') Documents.
parlons comme une grande nation j
faisons prévaloir notre influence. Si le
commencement de l'expédition de Rome
a froissé le sentiment national et a pu
humilier la France, il faut que la fin la
relève et la glorifie.»
Après ce discours, Victor Hugo fut
nomme commissaire
(i)
Quelques jours après, une réunion de
la commission eut lieu où Thiers ap-
prouva l'attitude du pape en se déclarant
pleinement satisfait du motu proprio. Les
Débats publièrent à la suite l'opinion de
Victor Hugo :
«M. Victor Hugo s'est placé à un
point de vue diamétralement opposé. Il
s'est attaché à la lettre du président (^),
qui, à ses yeux, résume toute la politique
nationale dans la question romaine. A
son avis, c'est sur cette lettre que doit
porter toute la discussion. La comparai-
son entre cette lettre et le motu ptoprio
a-t-il dit, doit être la base des délibéra-
tions de l'Assemblée.
Il pense que l'Assemblée doit appuyer
notre gouvernement, notre cabinet et
notre diplomatie dans le sens de la fer-
meté et non dans le sens de la faiblesse.
Il craindrait que la majorité, par un vote
timide, ne donnât au cabinet une excuse
pour reculer. Il verrait un danger sérieux,
à cette occasion, dans une scission qui
éclaterait, sur une question si considé-
rable, entre le président et la majo-
rités^).»
Thiers, nommé rapporteur, déposa
son rapport le 13 octobre.
('î Archives nationales j C* 11, 134. — (») Dans
cette lettre adressée k Edgar Ney, son aide de
camp en mission k Rome, Louis Bonaparte
sommait le pape d'adopter une politique
libérale. — (') Journal des Débats, 10 octo-
bre 1849.
HISTORIQUE.
649
«Un seul bulletin a protesté contre le
rapport de M. Thiers dans le sein de la
commission j ce bulletin est attribue à
M. Victor Hugo ^^h »
Le 16 octobre, Victor Hugo fut invité
au dîner que donnait Louis Bonaparte à
l'Élyséc.
«Le Président de la République a fé-
licite M. Victor Hugo de l'initiative
qu'il avait prise dans la commission et
de l'appui éloquent qu'il avait donne à
sa lettre sur les afeires de Romc^^l»
Le 19 octobre , Victor Hugo prononça
à la tribune le discours sur l'expédition
de Rome. Nous donnons, dans les
séances de l'Assemblée rétablies selon
le Moniteur, un aperçu du tumulte qui
accueillit ce discours; la lutte continua
dans les journaux.
Le Dix Décembre, journal officieux du
Président de la République, déclarait :
«M. Victor Hugo a fait les fonctions
de ministre des affaires étrangères puis-
que le gouvernement était abandonné
ou incompris parle sien».
Les journaux royalistes attribuaient à
l'ambition du poète sa lutte pour l'indé-
pendance des romains et le montraient
assidu à l'Elysée ; on allait jusqu'à affir-
mer qu'il venait d'être chargé de former
un nouveau ministère.
Il fit démentir ces faux bruits par
l'Evénement :
«Depuis lundi, jour où il avait dîné
chez le président, c'est-à-dire trois jours
avant la discussion, M. Victor Hugo
n'a pas mis les pieds à l'Elysée et n'a eu
aucun rapport avec M. le Président de
la Républiques^'.»
(') L'Ev/fiemenij 14 octobre 1849. —
{*) URvénement, 17 octobre 1849. — ''' L'Evé-
nement, 2j octobre 1849.
Les italiens, eux, ne virent dans le
discours de Victor Hugo que ce qui y
était réellement : la défense de leurs
droits et le souci de la dignité de la
France ; Manin , ex-président de la Répu-
blique de Venise, se rendit chez Victor
Hugo pour le remercier de l'appui qu'il
avait prêté à la cause italienne ^'^
Les royalistes ouvrirent une sous-
cription pour répandre à profusion le
discours de Montalembert ; leurs adver-
saires répliquèrent par la reproduction
du discours de Victor Hugoj dans le
seul département du Loiret, près de
4.000 exemplaires furent distribués; en
remerciement, Victor Hugo écrivit cette
lettre qui parut dans la Confiitution du
Loiret et que la Démocratie Pacifique repro-
duisit le 16 novembre 1849 :
«Vous avez fait beaucoup d'honneur
à ces quelques paroles inspirées par le
double amour de la France et de l'Italie.
Quelle que soit la diversité des nuances
politiques, tous les cœurs généreux se
rencontrent là où il faut défendre les
libertés opprimées et les nationalités
bâillonnées.
Quant à moi, je ne ferai jamais
défaut à ce devoir, et si le ciel me prête
vie, je serai de ceux qui feront reculer
les despotismes et les tyrannies. Nous
autres pauvres hommes, comme indi-
vidus, nous ne sommes rien, mais
quand nous prenons en main une idée
éternelle, nous pouvons tout.
Victor Hugo.»
12 novembre 1849.
C'est de ce moment que nous croyons
devoir dater ces quatre notes :
Je n'ai de haine contre personne
dans cette enceinte. Hommes de la
W L'Evénement, 26 octobre 1849.
650
majorité, l'année dernière je combattais
avec vous parce que vous défendiez la
civilisation, cette année je combats
contre vous parce que vous attaquez la
liberté. Personne ici n'est mon ennemi,
et à cette tribune je vous tends la main
à tous, même à vous qui murmurez,
comme un frère et comme un ami. . . (^).
ACTES ET PAROLES.
Parce que j'ai la sottise d'avoir de la
conscience, vous me dites que je ne suis
pas un homme politique.
En ce cas, entendons-nous. Mettons
cet article dans le dictionnaire :
— Homme politique. Un drôle qui n'a
pas de conscience. Une canaille qui fait de
l'opposition systématique ou de l'autorité
quand même, et qui dit blanc quand son
chef dit blanc ou noir quand son maître dit
noir, en vue de son intérêt particulier ou
de son ambition personnelle, sans s'in-
quiéter s'il foule aux pieds le droit, la
justice, la raison, l'honneur, le bon sens
et l'humanité. —
Maintenant je déclare que vous me
touchez fort peu quand vous me dites : Il
faut faire telle ou telle chose, suivre telle
ou telle ligne, ou autrement vous n'arri-
verez jamais à être une canaille (^).
Je ne prétends inspirer de confiance à
aucun parti, pas plus au parti républicain
qu'au vôtre.
Et savez-vous pourquoi .''
C'est que je ne suis d'aucun parti.
Demain je combattrais le parti répu-
blicain, s'il faisait pour la république ce
que vous faites pour la monarchie, c'est-à-
dire s'il étouflfait la liberté.
Je ne suis pas un homme politique,
moi, je ne suis qu'un homme libre (^'.
Moi! me soucier de ces calomnies
d'en bas ! m'émouvoir pour tous ces petits
hommes furieux, pour ce Thiers, pour
ce Montalembert, pour ce Changarnier!
O flamboiement de colères naines !
O incendie des haines de Lilliput! Il
Hercule
n'est pas besoin d'être Goliath pour
t' éteindre, il suffit d'être Gulliver '^l
(') Moi.
(«) Idem.
Les adversaires politiques de Victor
Hugo ne sont pas toujours d'accord. À
propos de ce discours sur l'expédition de
Rome, Edmond Biré affirme que c'était
pour se rapprocher de Louis Bonaparte
et tenir enfin le portefeuille rêvé que
Victor Hugo aurait fait à la tribune
l'éloge de sa lettre contre le Motu proprio
(Bire passe soigneusement sous silence
les réserves formulées).
Granier de Cassagnac, au contraire,
dit dans ses Souvenirs du second empire que
le président de la République rompit
avec Victor Hugo à propos de ce même
discours :
«Le prince, par l'organe de ses mi-
nistres, prit une attitude modératrice
dans le débat, mais Victor Hugo, sur le
concours duquel il avait compté , décon-
certa ses plans en prenant une attitude
hostile».
Après celui de Paris, un congrès de
la Paix s'organisait à Londres et Victor
Hugo fut sollicité de le présider; il ré-
pondit :
Paris, 21 octobre 1849.
«Messieurs,
Votre honorable invitation m'a vive-
(') Moi. — (*) laem.
HISTORIQUE.
651
ment touche. Si j'ai tant tardé à vous
répondre, c'est que j'espérais jusqu'au
dernier moment pouvoir me rendre à
votre pressant appel. Malheureusement,
la gravité des circonstances politiques est
telle, que les représentants du peuple ne
peuvent déserter leur poste à l'Assemblée
nationale, ne fût-ce que pour quelques
jours. Les débats qui s'engagent peuvent
à chaque instant nous réclamer et nous
appeler à la tribune.
C'est un profond regret pour moi.
J'eusse été heureux de serrer à Londres
toutes ces mains si fraternelles et si cor-
diales qui voulaient bien chercher la
mienne à Paris; j'eusse été heureux
d'élever de nouveau la voix au milieu
de vous pour cette sainte cause qui
triomphera, n'en doutez pas; car elle
n'est pas seulement la cause des nations,
elle est la cause du genre humain; elle
n'est pas seulement la cause du genre
humain, elle est la cause de Dieu.
Quoique loin je serai parmi vous, je
vous entendrai, je vous applaudirai, je
m'unirai à vous. Comptez sur moi de
loin comme de près. Tous les efforts de
ma vie tendront à ce grand résultat : la
concorde des peuples, la réconciliation
des hommes, la paix! Nous avons tous
ici la ferme et ardente foi qui assure le
succès; dites-le, je vous prie, au nom
de vos amis de France à nos amis d'An-
gleterre.
Recevez, messieurs, l'assurance de
mes sentiments les plus fraternels.
Victor Hugo ^^\ »
('' Journaux annotes par Ui^tor Hugo, —
UEvénementj 4 novembre 1849. — Ces jour-
naux, se rapportant tous à Ailes et Paroles,
sont reliés en deux volumes, à la Bibliothèque
nationale.
1850.
L'année 1850 s'ouvre sur cette réflexion
mélancolique :
Janvier 1850.
Il j a cinq ans, j'ai été sur le point
de devenir le favori du roi. Aujourd'hui
je suis sur le point de devenir le favori
du peuple. Je ne serai pas plus ceci que
je n'ai été cela, parce qu'il viendra un
moment où mon indépendance fera
saillie et où ma fidélité à ma conscience
irritera l'un dans la rue comme elle a
choqué l'autre aux Tuileries ^^\
Sous cette note, une remarque sur la
différence d'attitude des monarchistes,
depuis la révolution de 1848 :
Au I*' janvier 1849, les cartes que
nous envoya notre vieux président de
la Chambre des pairs portaient :
M. Pasquier. Au i" janvier 1850, elles
portaient : M. le duc Pasquier.
La scission que Victor Hugo déclare
accomplie entre la droite et lui le 13 juin
1849'*^ se manifesta dans la séance du
9 juillet suivant (discours sur la Misère) ;
elle s'affirma quand vint la discussion
sur l'expédition de Rome (19 octobre
1849) ; mais elle devint définitive à pro-
pos de la liberté de l'enseignement. Cer-
tains biographes soutiennent que Victor
Hugo avait accepté, en juin 1849, lors
de la discussion dans les bureaux, cette
loi qu'il combattit, en janvier 1850,
à la tribune. Et ils déduisent de ce
changement des combinaisons machia-
véliques qu'ils prêtent au poète ^'^ S'ils
("î Moi. — (') Voir page 591. — ('? L'un
d'eux consacre un volume à démontrer que
Victor Hugo avait préparé le coup d'État à
son profit, pour s'ériger en successeur de
Napoléon I"!
652
ACTES ET PAROLES.
avaient lu les notes publiées dès 1853 ^'',
ils auraient vu que Victor Hugo n'avait
pas varié; il avait toujours voulu «ins-
taller l'état au sommet de la loi » et éta-
blir sa surveillance sur tout enseigne-
ment, qu'il vînt de l'université ou du
clergé. Il n'en faut pour preuve que l'attes-
tation de son adversaire, M. de Melun,
qui écrit dans ses Mémoires, à propos de
la discussion qui eut lieu le 26 juin 1849 ,
dans le 4* bureau ''' :
«Victor Hugo était mon concurrent;
il prit le premier la parole et se posa
comme énergique adversaire du projet
de loi. Adoptant le système d'attaque
qui avait le plus de faveur, il se déclara
ami dévoué et sincère de la liberté de
l'enseignement, mais précisément, en
vertu de ce principe, il ne voulait pas
d'un projet qui mentait à son étiquette
et n'avait pour but que d'assurer au
clergé une part prépondérante et presque
exclusive dans l'enseignement. »
Après la nomination de M. de Melun
comme commissaire, le projet de loi fut
modifié en faveur de l'enseignement des
jésuites ''\ et quand il arriva en discus-
sion devant l'Assemblée, en janvier
1850, l'opposition de Victor Hugo
s'accrut en raison de tous les change-
ments apportés au projet depuis juin
1849.
La séance fut des plus orageuses;
Montalembert , chef des catholiques et
inspirateur de la loi de liberté de l'en-
seignement, ne pouvait pardonner à
Victor Hugo son opposition; l'Indépen-
dance belge du 21 janvier 1850 publia à ce
propos ce curieux incident :
«Vendredi dernier eut lieu chez le
(" Voir page 346. — W Archives nationales,
N. C* II, 131, — W «Lorsque vint l'article qui
ouvrait aux Jésuites la porte de l'enseigne-
ment... » Mémoires du vicomte de Melun,
tome 2, p. -j^.
Président de la République un grand
dîner... M. de Montalembert, après le
dîner, s'approcha du Président et, lui
demanda son avis sur le discours de
Victor Hugo, qu'il qualifia en même
temps d'une façon . . . peu catholique. —
Uotre avis n'eBpas le mien, répondit fîeg-
matiquement le Président, yV ne hais pas
ce au a dit M. Hugo.
Mais ce qui dut, plus encore que
l'opinion exprimée par Louis Bonaparte,
mortifier Montalembert, ce fut le texte
du mandement de l'archevêque de Paris
faisant sienne la distinction établie par
Victor Hugo entre le parti clérical et
l'église, et blâmant l'Univers «qui don-
nait lieu de croire... qu'il était vrai-
ment l'organe du clergé et de l'épisco-
pat» et qui demandait à ses journalistes
laïques : «pourquoi provoquez- vous tou-
jours la guerre, comme si vous ne viviez
que par elle , et qu'il vous fallût des vio-
lences et des scandales pour subsister ^'^ ?»
Le discours sur la liberté de l'ensei-
gnement fut saisi à Lyon par ordre du
général Gémeau (Lyon était en état de
siège), he National du 30 janvier 1850
publiait à ce propos cette affirmation :
Ce discours avait été tiré à quelques
milliers d'exemplaires; on avait donné
les uns , on faisait vendre les autres . . .
la police a enlevé les exemplaires déposés
sur les tables des marchands.
Les discours de Victor Hugo étaient
traduits dans toute la presse étrangère,
mais nulle nation plus que l'Italie ne sui-
vit avec autant d'intérêt les luttes soute-
nues par le poète ; le discours sur la liberté
de l'enseignement fut reproduit par les
(*) UÈvhement du 9 septembre 1850 publia
le mandement de l'archevêque Sibour en
regard du texte de Victor Hugo.
HISTORIQUE.
653
journaux italiens et commenté au Parle-
ment; citons ici la lettre que Victor
Hugo écrivit à la rédaction du Na<^onaîe
de Turin :
Paris, 3 février i8jo.
«Messieurs,
Je vous remercie de la reproduction
de mon discours. Je vous en remercie
non pour moi, mais pour la grande
cause que nous défendons en commun.
Vous avez voulu que ce que j'avais dit
pour la France fût dit aussi pour l'Italie.
Rien ne pouvait me toucher plus vive-
ment. Je confonds la France et l'Italie
dans le même amour filial.
Je dis plus, messieurs. Dans cette
vieille Europe, que le souffle d'en haut
renouvelle à cette heure, tous les
hommes qui veulent le progrès de l'in-
telligence humaine ont la même patrie,
et tous ceux qui veulent la liberté ont
la même âme.
Permettez-moi de vous écrire comme
à des compatriotes, comme à des frères,
et de vous envoyer à travers nos luttes
un cordial serrement de main.
Victor Hugo (^).»
À propos du même discours , voici la
lettre que Victor Hugo adressa à Brof-
ferio, alors député au parlement de
Turin , et qui devint et resta son ami :
Paris, 8 février 18 jo.
«Vous avez voulu que le parlement
d'Itahe fît écho à l'Assemblée de France.
Du haut de cette tribune de Turin, qui
est l'espoir de la liberté et de l'indépen-
dance italiennes, vous m'avez adressé de
nobles et éloquentes paroles. Votre voix
a ete au fond de mon cœur. J'ai besoin
(') Journaux annoté. UÈvenemenij 17 février
1850.
de vous le dire. L'Italie peut compter
sur moi comme elle compte sur vous.
Je me regarde comme le plus humble
de ses fils, et je viens serrer la main à
vous, qui êtes l'un des plus glorieux.
Ayez foi dans la France j la France et
l'Italie ont un passé commun : la gloire,
et un avenir commun : la liberté !
Recevez, Monsieur, l'assurance de
ma haute et fraternelle considération.
Victor HuGO^^l»
Yo'ic'i un extrait de la réponse de
Brofferio ('' :
«L'Italie, du haut du Capitole, dé-
chirée et sanglante, a maudit la France.
Votre voix a réparé bien des torts , a lait
renaître bien des espérances, et les deux
nations, sous vos auspices, se sont em-
brassées encore une fois et lèvent les
yeux vers un meilleur avenir».
Le samedi 23 mars 1850, Victor Hugo
prit la parole dans le 7* bureau pour
combattre le projet de loi contre la
presse :
L'orateur précédent, M. Piscatory,
en soutenant le projet, avait blâmé le
suffrage universel : J'entends toujours parler
du peuple j avait-il dit, y> ne sais ce que c'eft.
Je sais ce que c'eB que la nation. Puis il
s'élevait contre l'indécision du cabinet
et affirmait que soixante années de révolution
avaient jeté le doute dans l'esprit du gouver-
nement.
Citons, d'après le registre des déli-
bérations du 7* bureau, la réponse de
Victor Hugo :
M. Viaor Hugo espère que le doute
(^) Journaux annotés. UÈvenement, ij février
i8jo. — (^) J. GaslSOI! , L'Evolution démocratique
de ViUor Huff>.
654
ACTES ET PAROLES.
dont parlait M. Piscatorj saisira la ma-
jorité en présence de ces lois. Cette loi
est un remède à la situation. — Quelle
est la situation? Ce sont les dernières
élections, particulièrement l'élection de
Paris diversement appréciée. Aux jeux
du Cabinet et d'une portion considé-
rable de la majorité, c'est une attaque.
Pour d'autres elle n'a aucunement le
caractère d'une ag^avation, mais seule-
ment d'une proteBaiion. Uamnktie, loi de
conclusion de toutes les révolutions, et
des réformes sociales étaient la conséquence
politique et nécessaire de l'insurrection
de juin. Eh bien, depuis une année que
la Législative est rassemblée, qu'a-t-elle
fait? — La commission d'assistance n'a
abouti qu'à un rapport général qui n'est
même pas discuté. Il j avait une troi-
sième chose qui était aussi réclamée : Une
loi d'enseignement sérieux. Sur ces trois
choses, vous avez mécontenté l'opinion
publique. Elle a répondu :
Au refus d'amnistie : De Flotte.
Au refus de réformes sociales : TJidal.
À la mauvaise loi d'enseignement :
Carnot.
Le gouvernement aurait dû compren-
dre le sens de l'élection de Paris : il fait
le contraire. Mais en supposant qu'au
lieu de céder à l'opinion publique, il
fallût la corriger, le moyen serait-il bon ?
C'est un moyen qui n'a servi de rien
à la Restauration ni au gouvernement
qui s'est appuyé sur les lois de septembre.
Les écrivains comprimés ont recours à
l'insinuation, à la réticence, armes bien
plus dangereuses que l'attaque la plus
libre. C'est quand vous avez fermé aux
écrivains le terrain politique qu'ils se sont
réfugiés sur le terrain social.
Eh bien! que nous apportez- vous?
Toujours la pénalité et toujours la
compression. Vieilles machines qui ont
deux fois de suite tué les artilleurs qui
les chargeaient. Le cautionnement se for-
mera par souscription de 12.000 action-
naires 5 voyez quelle force en gagneront
les journaux que vous craignez! Dans
six mois la situation sera pire.
M. Piscatory vous a demandé : qu'est-
ce que le peuple? Ccstla. collection entière
de la nation. Ici, M. Piscatory est d'ac-
cord avec moij mais le peuple, c'est
aussi ceux qui souffrent, ceux qui sont
dans la misère, ceux sur lesquels pèse ^^^
cet urgent besoin de réformes dont je
vous parlais tout à l'heure. Le résultat
de cette loi sera de remettre le gouver-
nement du premier peuple au second '"'.
Le lundi 25, nouvelle intervention
dans le 7® bureau sur le même sujet et
pour le droit de réunion :
M. Victor Hugo déclare que l'oppo-
sition que lui et ses amis font aux lois
présentes a pour but non d'attaquer,
mais de défendre, non de démolir, mais
d'empêcher la démolition qui serait selon
lui la conséquence de ces lois. M. Victor
Hugo donne de nouveau l'explication
qu'il a déjà donnée de l'élection de Paris.
— Le système actuel du gouvernement
est un système de compression. Lorsque
la ville est en feu, lorsque les passions
sont extrêmes, la compression peut être
bonne; mais passée à l'état de système
régulier, la compression est détestable.
Il faudrait commencer par les mesures
d'organisation.
t*) Les séances n'étaient pas, dans les bu-
reaux, transcrites par des sténographes, mais
par un membre de la commission désigné
comme secrétaire. L'écriture de celui qui a
donné ce compte rendu étant d'une lecture
très difl&cile, certains mots nous ont semblé
douteux. — (*^ Archives nationales, C* II, 131.
HISTORIQUE.
655
Proscrire les réunions électorales, leur
ôter toute liberté, c'est porter atteinte à
la souveraineté du peuple ^^).»
Par un décret du 3 mai 1850 une com-
mission fut instituée pour modifier la
loi électorale} cette commission, compo-
sée de dix-sept membres de la majorité,
déposa un projet émanant de Thiers et
rayant du droit de vote trois millions
d'électeurs. C'était l'amoindrissement du
suffrage universel. Pour assurer le suc-
cès du projet, la police, disait-on, allait
provoquer une émeute. Le général Chan-
garnier avait affirmé que si , après le vote
de la loi, une insurrection éclatait, elle
serait écrasée par la force armée qui était
sous ses ordres ''^ Ces notes de Victor
Hugo donnent une idée de la situation :
Mai i8jo.
Les circonstances sont graves, la con-
duite doit se régler sur les circonstances.
Je n'accepte aucune communication
extra-parlementaire.
Je ne veux d'aucune confidence de
qui que ce soit.
Je réponds à ceux qui prennent des
airs mystérieux et qui me demandent
des entretiens secrets :
Je ne fais ni ne reçois de confidence.
Voici ce que je fais de mes secrets : j'ai
en ce moment un téte-à-téte, un im-
mense tête-à-tête avec la France, et je
(*) Archives nationales, C* II, 131. —
^*' Nassau "William Senior, Conversations,
i" s^rie, tome I, ouvrage cité par Paul
Raphaël, Revue d'Histoire moderne, ipop-içio.
D'après les papiers de Léon Faucher consultés
par Paul Raphaël, Thiers et Faucher comp-
taient se servir de la loi électorale pour provo-
quer une émeute qui, écrasée, leur permet-
trait de reviser la Constitution et de prolonger
les pouvoirs du Président.
lui dis dans le tuyau de l'oreille du
haut de la tribune nationale tout ce que
j'ai sur le cœur.
Hier 14 mai une batterie d'artillerie a
été amenée de nuit à l'Hôtel-de- Ville.
Immédiatement après cette note assez
inquiétante , une remarque personnelle :
Le préfet de police Carlier a fait
demander vingt stalles pour la reprise
d'ylngelo qui a lieu demain jeudi '^l
16 mai i8jo.
A l'Assemblée, les bruits les plus si-
nistres. Emeute inévitable et faite par
la police. On agite dans les couloirs la
question de savoir si l'opposition fera
une proclamation au peuple pour l'in-
viter au calme le plus absolu. Crémieux
a fait un projet qu'il m'a lu. C'est sa-
gesse et prudence d'un bout à l'autre.
Je lui ai dit : Oui, mais il faut que
toutes les fractions de l'opposition
signent. La Montagne recommande mal
le calme; il faut que le centre gauche
donne à l'ensemble son cachet de gra-
vité et de modération. La paix, la paix
publique, voilà le cri du progrès et de
l'avenir. C'est plus que jamais le cri du
présent.
Les modérés sont exaspérés. Les rêves
de fructidor reviennent. On parle même
d'assassinats partiels. La maîtresse d'un
aide de camp de Changarnier a dit à
Charras qui me l'a redit : Prene^ garde,
en cas £ émeute [et la police la fera si elle
lui manque^ les rôles sont ài§hrihués. Le
COLONEL Charras, son affaire est
W Moi.
6^6
ACTES ET PAROLES.
FAiTEj disait hier quelquun. On vous tuera
d'un coup de piBolet quand vous traverserez
les Champs-Elyse'es. Jouant à Cavai^ac, il
ne passera pas le coin de la rue du Helder.
Charras a ajouté : Prenez garde à vous.
Je lui ai répondu : Bah ! qu'ils osassent
venir jusqu'à moi, dans mon trou où il
n'y a que des vers et des bribes de
strophes dans tous les coins, je trouve-
rais cela drôle.
Hier, on m'a fait dire amicalement de
ne pas parler dans la question de la loi
électorale. J'ai répliqué à l'avis : Cela
me décide, je parlerai. Ensuite, il sera
ce qu'il plaira à Dieu. Un grand sabre
brandi par ces petits hommes, du 93 en
1850, Thiers accouchant d'une énor-
mité, cela m'amuserait. Je n'ai nul mé-
rite à les braver, car ils ne me font pas
peur, j'ai beau me monter la tête pour
les trouver terribles, je ne peux les
trouver que bouffons. Si leur fructidor
éclate, je me tiendrai les côtes. Savez-
vous comment je répondrais à leur coup
de tonnerre .? par un éclat de rire.
Le lendemain même du jour où il
prononça son discours sur le suffrage uni-
verseH^^, Victor Hugo reçut une lettre
assez énigmatique si l'on songe que le
projet qu'il venait de combattre avait
été préparé par les dix-sept Êgéries du pré-
sident de la République^*' qui l'avait lui-
même signé depuis le 8 mai^'^
Louis Bonaparte ne pouvait donc
approuver le discours de Victor Hugo.
Ou Belmontet était trompé par le prési-
dent, ou il voulait tromper.
('' Voir page 202. — '*' Discours sur la liberté'
de la presse. Voir page 226. — ^^^ P. Raphaël,
La loi du }i mai i8jo. Revue d'Histoire Moderne j
1909-1910.
21 mai 1850.
«Mon cher ami.
Bravo! bravissimo! votre discours est
admirable de patriotisme, d'éloquence
sortie de l'âme et de haute pensée poli-
tique. Ah! oui, les poètes voient loin et
de haut. Ce qui caractérise éminemment
votre belle parole, en cette occasion,
c'est la portée moralisatrice que vous
avez reconnue au suffrage universel.
Votre discours est un grand acte de
dévouement à la nation. Je suis sûr qu'à
l'Eljsée il aura profondément remué les
entrailles plébéiennes du prince. \bus
êtes plus son ami que toutes les hypo-
crisies d'Etat qui lèchent les pieds de
son pouvoir, pour le faire tomber : c'est
moi, son plus ancien ami intime, qui
vous le dis.
Merci, ministre de l'avenir.
L. Belmontet ^^l»
Ce fut une autre chanson que
Montalembert fit entendre le lende-
main. Victor Hugo répliqua le 23; dès
qu'il descendit de la tribune, Monta-
lembert s'y précipita et, comptant sur le
peu de mémoire des représentants,
falsifia la vérité à propos du discours de
son adversaire sur l'expédition de Rome.
Nous avons, d'après le Moniteur, rétabli
les faits '^^ V)ici deux notes qui semblent
répondre aux attaques du 23 mai :
Mon Dieu, Messieurs! que prouve
cette nature d'interruptions et d'attaques
puérilement personnelles auxquelles, on
s'en souvient, j'ai déjà du répondre une
fois? qu'est-ce qu'elles prouvent? Ceci :
que je suis né dans un milieu qui m'a
fait royaliste dès l'enfance et en quelque
sorte avant même que je pusse savoir ce
(0 Documents. — (*' Voir Appendice, page 574.
HISTORIQUE.
657
que j'étais ; puis, qu'en avançant dans la
vie, l'expérience et la méditation aidant,
par degrés et comme beaucoup d'autres
hommes nos contemporains, je suis
arrivé aux idées de mon temps et de mon
pays. Je suis, moi qui parle, dans ma
sphère très obscure et très limitée, une
preuve vivante de la vérité et de la force
irrésistible de cette démocratie, que
vous combattez. Je ne vois pas beaucoup
quel intérêt vous avez à mettre en lu-
mière de ces évidences-là ^^^ !
Ils me disent :
— \^us avez varié. Vous avez change.
En 1848, vous étiez contre «les rouges» ;
en 1850 vous êtes pour «les rouges».
Donc, etc.
Expliquons-nous.
En 1848, «les rouges» étaient les
oppresseurs, je les combattais. En 1850,
«les rouges» sont les opprimés, je les
défends.
C'est là ce que vous appelez varier 1
Comme vous voudrez!
Voici mon avantage :
Je suis haï et je ne hais pas ('■').
À cette époque, Cuvillier-Fleurj, l'un
des adversaires politiques de Victor Hugo ,
attribue son changement à une cause lit-
téraire 5 tout en déplorant que le poète
soit devenu «le principal orateur, si ce
n'est le chef du parti ultra-démocratique
dans l'Assemblée nationale», il constate
que «sa pensée a toujours été socialiste
au fond'^', romantique dans la forme,
^'* Moi, — '*) IJem. — t') C'est ce que nous
avoDS dit au début de cet historique.
ACTES ET PAROLES. — I.
marchant à ce double but : la réforme de
la société et celle de la langue». Et
CuviUier-Fleury cite à l'appui plusieurs
passages des premiers recueils de Victor
Hugo et en conclut que chez lui la
forme a entraîné le fond et que « Messie
du socialisme en tant qu'écrivain,
M. Victor Hugo n'avait qu'un pas à faire
pour tomber dans la démocratie ac-
tive» (^).
Le 30 mai 1850, BroflFerio envoyait de
Turin à Victor Hugo cette approbation :
«Tous les Italiens savent par cœur
votre dernier discours, et pour ma part
je vous félicite de ce trésor de sublime
indignation sous laquelle fut écrase
l'odieux spectre de Loyola. »
Un document, entièrement de la
main de Victor Hugo et contemporain
sans doute de son discours sur le suffrage
universel, montre qu'il appuyait ses
paroles par des faits :
M. Victor Hugo a déposé aujourd'hui
sur le bureau de l'Assemblée neuf péti-
tions au nom des communes suivantes
du département de la Vienne :
SIGNATURES.
Saint-Martin-la-Rivière . . 29
La Trimouille 62
Plein 12
Leisejou 20
Poitiers 166
Poitiers 77
Poitiers 160
Poitiers 53
Chauvigny 209
Total 788
Ces pétitions, — au nom de la
souveraineté du peuple, — au nom
(') Portraits politiques et révolutionnaires. Jutn
i8;o.
6)8
de la Constitution, — au nom de la
paix publique, — demandent le réta-
blissement du suffrage universel. Les
signatures sont toutes légalisées t^l
Plus tard, en juillet 1851 , Victor Hugo
déposa de nouvelles pétitions pour l'abro-
gation de la loi du 31 mai , pour le réta-
blissement du suffrage universel, et celle
de Blidah contre la peine de mort.
Le 30 juin 1850, un banquet eut lieu
en l'honneur d'Emile de Girardin, à
l'occasion de son élection dans le Bas-
Rhin; les rédacteurs, administrateurs,
compositeurs et tout le petit personnel
de la Presse assistaient à ce banquet et
Victor Hugo qui , dès 1848 , avait dé-
fendu la Presse et son fondateur à la tri-
bune, fut invité.
Au toast que lui porta, au nom de ses
camarades, «l'un des travailleurs de
l'atelier fraternel de la Presse », Emile de
Girardin répondit en rappelant le jour
anniversaire de la fondation de son jour-
nal :
« Il j a aujourd'hui 30 juin 1850, il y
a aujourd'hui quatorze ans que la Presse
paraissait en s'abritant en ces termes sous
la pensée des deux illustres noms de
Victor Hugo et de Lamartine!
Elle inscrivit à son frontispice ces
paroles de Victor Hugo :
«Cette œuvre, ce sera la formation
paisible, lente et logique d'un ordre
social où les principes nouveaux, déga-
gés par la révolution française, trouve-
ront enfin leur combinaison avec les
principes éternels et primordiaux de toute
civilisation.
Concourons donc ensemble, tous,
chacun dans notre région et selon notre
(') Documents,
ACTES ET PAROLES.
loi particulière, à la grande substitution
des lois sociales aux questions politi-
ques (^K Tout est là. Tâchons de rallier
à l'idée applicable du progrès tous les
hommes d'élite et d'extraire un parti
supérieur qui veuille la civilisation de
tous les partis inférieurs qui ne savent
ce qu'ils veulent. »
Le début du toast d'Emile de Girardin
semble bien indiquer que « ces paroles
de Victor Hugo » que la Presse « inscrivit
à son frontispice » figuraient dans le pre-
mier numéro du journal le 30 juin 1836;
or, nous nous y sommes reporté : il ne
contient pas plus de texte de Victor
Hugo que de Lamartine.
Après la citation que nous venons de
reproduire, Girardin reprend :
« ha Presse lui empruntait encore cette
déclaration : »
Et il donne , sans en indiquerla source,
tout un long passage de Y Etude sur Mira-
beau'^'^^ en le faisant suivre de la signa-
ture : Victor Hugo.
En sorte que plusieurs écrivains ont
pu, de très bonne foi, certifier que
Victor Hugo , à la demande d'Emile de
Girardin, avait rédigé en partie le pro-
gramme de la Presse, en 1836.
Le fondateur de la Presse ayant, dans
son discours, rendu hommage à Victor
Hugo , le poète se leva et répondit :
En venant au milieu de vous, je n'as-
pirais qu'au bonheur d'assister inaperçu à
cette fête.
A ce bonheur, vous ajoutez un hon-
neur, honneur qui ne s'effacera jamais
de ma mémoire, vous venez de pronon-
(') Cette idée est souvent exprimée, notam-
ment dans la préface de Utte'rature et Philoso-
phie mêlées. — ('' Litte'rature et Philosophie
mêlées, page 216 à 218 de l'édition de l'Im-
piimeric nationale.
HISTORIQUE.
659
ccr mon nom ! M . de Girardin vient de
le rappeler en des termes qui m'émeu-
vent profondément 5 vous me récompen-
sez bien au delà du peu que j'ai fait. Je
ne suis rien — qu'une âme qui com-
prend un peu toutes vos âmes. (Bravos.)
Je ne suis rien, — qu'un homme qui
compose son devoir de la défense de
tous vos droits. (Applaudissements.)
Mais permettez-moi de ne songer
qu'à M. de Girardin et qu'à vous.
Permettez-moi de féliciter l'Assemblée
nationale de cette noble et considérable
recrue. {Bravo!) Nous comptons dans
nos rangs aujourd'hui, nous qui avons
tort devant la majorité, mais qui avons
raison devant le pays (Oui, oui, bravo l)^
nous comptons dans nos rangs un hom-
me d'un ferme et puissant esprit, qui,
dans tous les temps, a montré à la fois
tous les genres de courage. Vojez : il
j a huit jours à peine qu'il siège à
l'Assemblée nationale, et déjà il a prouvé
cette bravoure plus difficile et plus rare
que la bravoure des champs de bataille,
la bravoure à la tribune ! (Longs applaudis-
sements.)
Messieurs, je ne sais pas si parmi vous
il j a un citoyen de l'Alsace . . . S'il en
est un, c'est à lui que je m'adresse;
c'est lui que je prends en ce moment
non seulement comme citoyen; c'est
lui que je félicite, non seulement
comme écrivain, et à qui je parle comme
je parlerais à son pays tout entier; mais
comme représentant de Paris, c'est lui
que je félicite d'appartenir à cette noble
province, parce que dans tous les temps,
depuis que nous possédons le gouverne-
ment parlementaire, l'Alsace a envoyé
à la Chambre des représentants pa-
triotes, démocrates et libéraux. {Bravo!
bravo !)
Il semble que cette admirable pro-
vince se soit souvenue de l'insulte de ce
congrès de 18 15, qui lui contestait son
titre de province française. Depuis
trente-cinq ans, l'Alsace a, certes, bien
prouvé qu'elle fait partie de la France,
car la meilleure manière de prouver
qu'on appartient à la France, c'est de
prouver qu'on appartient à la liberté!
{Bravos répétés.)
Messieurs, un dernier mot.
Il y deux ans, ce mot : ouvrier! était
à la mode; la réaction en usait et en
abusait. Aujourd'hui, ce mot, on l'in-
sulte, on le raye des listes électorales.
C'est le moment où je veux le repren-
dre, l'honorer et le servir. {Longs et cha-
leureux applaudis fements.)
Nous sommes tous ici, je le dis et je
m'en glorifie, une réunion d'ouvriers;
et nous sommes en même temps, per-
mettez-moi de le dire, une réunion
d'intelligences. Tous tant que nous
sommes, nous servons la pensée : les uns
par la parole, les autres par la plume ;
d'autres encore en mettant en mouve-
ment ces admirables et rudes machines,
les presses, cette sublime invention,
l'imprimerie, dont nous défendrons les
les droits à la tribune dans peu de jours.
( Applaudissements. )
Glorifions-nous donc de ce titre, d'être
les serviteurs de l'intelligence, glorifions-
nous en, et tout humble qu'il semble,
connaissons-en la puissance et la beauté,
car les serviteurs de l'intelligence, ce
sont les maîtres de l'avenir. {Applaudis-
sements prolongés.)
Maintenant, permettez-moi, comme
simple lecteur de la Presse, comme mem-
bre de cette réunion, de porter la santé
du fondateur, des rédaaeurs et des ou-
vriers de la Presse. {Bravo! bravo!)
4'.
66o
ACTES ET PAROLES.
Quelques jours après, Victor Hugo
déposait à l'Assemblée une pétition de la
Société des Gens de lettres contre la nou-
velle loi sur la presse^'' (rétablissement
de l'impôt du timbre) et le 9 juillet, il
défendit encore la presse dans cette séance
orageuse où éclatèrent les protestations
de la droite et les acclamations de la
gauche^*'.
La Presse a compté pour ce discours
cent douze interruptions.
Choses vues relate la dernière visite de
Victor Hugo à Balzac qui mourut dans
la nuit du 18 au 19 août 1850 ; voici la
lettre de son beau-frère, M. de Surville :
Paris, le 19 août au matin.
«Monsieur,
Comme on nous l'avait malheureu-
sement trop bien annoncé M. de Balzac
a succombé cette nuit. Je m'empresse de
vous en faire part — comme vous me
l'avez demandé. Nous comptons sur ses
amis et surtout sur vous, Monsieur,
pour lui rendre les derniers devoirs. —
J'aurai l'honneur de vous faire connaître
les dispositions qui seront arrêtées à cet
égard.
Veuillez agréer l'assurance de la consi-
dération très distinguée avec laquelle j'ai
l'honneur d'être
Monsieur
Votre dévoué serviteur.
SURVILLE» (^).
Victor Hugo aimait Balzac, il eut
quelquefois l'occasion de le lui prouver;
Balzac se présenta trois fois à l'Acadé-
mie, la voix de Victor Hugo ne lui fit
<'^ UÈvénement, 5 juillet i8jo. — W Voir
page 218. — W Bibliothèque nationale.
jamais défaut. On peut d'ailleurs lire
dans Choses vues en quelle estime il
tenait l'auteur de la Comédie humaine. Il
fut décidé que le dernier adieu serait dit
à Balzac par Victor Hugo. Après avoir
reproduit le discours , la Presse note cet
incident :
«Après la cérémonie, un grand
nombre d'ouvriers qui avaient voulu
assister aux funérailles du grand écrivain
et montrer que le peuple sait porter les
deuils de la pensée, a suivi M. Victor
Hugo, et, à la sortie du cimetière, l'a
tout à coup salué des plus vives et des
plus sympathiques acclamations. Le
grand poëte s'est vu immédiatement
entouré et applaudi par toute cette foule,
qui l'a accompagné des cris de : «Vive
le défenseur de la liberté de la presse !
Vive le défenseur du peuple ! Honneur
à Victor Hugo ! »
Au moment où M. Victor Hugo est
monté en voiture, les ouvriers se sont
pressés à la portière et c'était à qui échan-
gerait un serrement de main avec
l'illustre orateur, profondément touché
et reconnaissant. Les cris de "Vive la
Képuhlique! ont été chaleureusement et
unanimement répétés '^^\
Comme Paris et Londres en 1849,
Francfort convoqua, en i8jo, les repré-
sentants de toutes les nations à un Con-
grès de la Paix et y invita Victor Hugo
qui, très fatigué à ce moment, répondit:
A. Messieurs les memhres au Conmh
des amis de la paix à Francfort.
«Messieurs,
Je me faisais à la fois un devoir et
une fête, cette année comme l'année
(') La Presse, 22 août i8jo.
HISTORIQUE.
66i
dernière, d'aller m'asscoir au milieu de
vous, à ce Congrès de la paix, qui appa-
raît à mon esprit comme la sainte table
de la communion des peuples.
Ma santé, altérée par les fatigues de
la tribune, me refuse ce bonheur. Entre
les travaux de la session qui finit en
France et les luttes possibles de la session
qui approche, les médecins me con-
damnent au repos. Je leur obéis, mais
à regret. Au reste, et je ne dis pas cela
pour moi seulement, je le dis pour vous
tous, hommes de conviction et de per-
sévérance, hommes religieux, nos forces
physiques peuvent s'éteindre, mais ce
qui ne s'éteindra jamais en nous, c'est
notre dévouement à l'humanité, notre
ardeur pour la conciliation universelle,
c'est notre foi profonde dans ce législa-
teur divin qui, au moment d'expirer, a
laissé tomber de ses deux mains clouées
sur la croix les deux lois de l'avenir, la
liberté qui est la loi des hommes, et la
paix qui est la loi des nations !
Le Congrès de la Paix, que les na-
tions suivent du regard et auquel tous
les nobles esprits applaudissent, a déjà
toute la vitalité et toute la puissance
d'une institution. Il est une institution,
en effet. Il est le génie de cette grande
Convention des peuples qui un jour,
bientôt peut-être, réglera pacifiquement
le sort du monde, dissoudra les haines,
et consacrera toutes les nationalités en
les rattachant à une unité supérieure.
Le Congrès de la Paix, au milieu de
nos tristes assemblées qui débattent, dans
les orages des passions égoïstes, les
intérêts tumultueux du présent, rayon-
nera comme l'Assemblée de l'avenir.
Continuez, messieurs, votre ensei-
gnement qui a toute la solennité d'une
prédication. Tous les discours qui se
prononcent parmi vous commentent
l'Évangile. Oui, vous faites l'avenir,
n'en doutez pas. Heureux les hommes
qui pourront dire : Nous avons vu le
dernier échafaud et la dernière guerre!
Ceux-là auront vu aussi la dernière
révolution.
C'est du fond du cœur que je vous
adresse ou pour mieux dire que je vous
renouvelle mon adhésion. Recevez-la
comme je vous l'envoie. Tous tant que
nous sommes, quelle que soit la langue
que nous parlons, quel que soit le peuple
auquel nous appartenons, allemands,
français, anglais, italiens, belges, euro-
péens, américains, nous sommes les
mêmes hommes, nous avons la même
âme, nous avons le même Dieu! Nous
avons une destinée commune et un
avenir commun, compatriotes sur la
terre et frères dans le ciel.
Recevez mes fraternelles effusions (^l
Victor Hugo.
Paris, i6 août i8jo.
185L
C'est le 10 février 1851 , dans le 12" bu-
reau , que Victor Hugo , pour la première
fois, prit à partie, directement, Louis
Bonaparte; il expliqua pourquoi, en
1848, il avait voté pour lui^*' :
Nous n'avons pas voté pour Napoléon
W CoBelUon de M. Loua Bartbou. — Lettre
publiée dans VEve'nemefit du 26 août i8jo. —
'^' Lamartine lui-même, après avoir «été le
plus ombrageux de tous les français, pendant
qu'on faisait la Constitution, contre le nom de
Bonaparte », ne concluait-il pas : « .Je crois que
la République a eu la main heureuse, et
qu'elle a rencontré un homme Ik où elle cher-
chait un nom ! » L? Conseiller du peuple ,
i" août 1849.
662
ACTES ET PAROLES.
en tant que Napoléon ; nous avons voté
pour l'homme qui, mûri par la prison
politique, avait écrit en faveur des classes
pauvres, des livres remarquables. Nous
avons voté pour lui, enfin, parce qu'en
face de tant de prétentions monar-
chiques . . .
Et il conclut :
Nous avons espéré en lui. Nous
avons été trompés dans nos espérances ^^).
Dans les espérances de portefeuille!
s'exclament les adversaires politiques.
D'après les faits, les notes et les lettres
que nous avons publiés nous disons,
nous, avec Paul Souday : Ce ne sont
pas ses ambitions , ce sont ses convictions
qui furent déçues '*'.
En août 1851, Victor Hugo réunit en
une plaquette quatorze de ses discours ;
il songea un moment à les faire précéder
de ces pages qui les eussent en quelque
sorte commentés :
On me demande un mot qui puisse
servir de préface aux réimpressions de
mes discours. On me dit qu'U peut être
utile d'achever pour la conscience pu-
blique l'explication que la majorité a un
peu brusquement interrompue l'autre
jour ^^\
J'évite le plus que je peux de parler
de moi, mais on me fait remarquer que
ce n'est pas de moi qu'il s'agit, qu'il y
a des jours où les hommes font mo-
mentanément corps avec les idées et
qu'en pareil cas se défendre personnelle-
ment ce n'est pas défendre l'homme,
c'est défendre l'idée.
Je suis le conseil qui m'est donné.
<') Voir pages 351-352. — W Le Temps, 11 fé-
vrier 1924. — (»> Il s'agit sans doute de la
séance du iS juillet. Voir page 353, M. Barocbe
et Ui£tor Hugo.
J'ai cru longtemps que la République
n'était qu'une forme politique.
La République est une idée, la Ré-
publique est un principe, la République
est un droit. La République est l'incar-
nation même du progrès.
Mais comment suis-je devenu répu-
blicain.? je vais vous le dire.
Depuis 25 ans je suis simplement un
homme de liberté. Avant que nous
eussions vu, comme nous le voyons au-
jourd'hui, le fond du cœur des monar-
chistes, la liberté me paraissait compa-
tible avec la monarchie, et je ne voyais
pas la nécessité absolue de la Répu-
blique. Et puis, pour tout dire, j'avais
dans l'esprit, comme tant d'autres
hommes de bonne foi, cette sorte d'effroi
permanent de 93 que les écrivains mo-
narchiques ont réussi à créer et qui est
encore aujourd'hui la grande objection
contre la République, objection qui
tombe du reste et qui achèvera prochai-
nement de disparaître devant le passé
mieux étudié et l'avenir mieux compris.
Le jour se faisant, les fantômes s'en
vont.
Mais à cette époque le fantôme était
encore dans les esprits. Le 15 mai vint
lui donner une sorte de réalité. Ce fut
alors que je fis afficher sur les murs de
Paris la déclaration suivante qui expri-
mait toute ma pensée, résumée ailleurs
par ces mots : Haine vigoureuse de
l'anarchie, tendre et profond amour du
peuple.
A l'heure qu'il est je n'ai rien à
changer à cette déclaration, sinon que
je ne crois plus la terreur possible. Le
peuple fait de tels pas tous les jours.
Pendant que l'esprit de violence s'em-
pare de ses adversaires , l'esprit de progrès
s'empare de lui.
HISTORIQUE.
663
Je le répète, depuis 25 ans j'étais sim-
plement un homme de liberté. J'étais
libéral et démocrate. Rien de plus. La
rép. n'était pour moi qu'une forme
politique. Je ne lui reconnaissais pas ce
caractère de vérité essentielle et absolue
qui constitue tout principe. Dans l'his-
toire de nos grands et formidables
jours révolutionnaires, la république,
l'immense république tenant d'une main
la hache et de l'autre l'épée, m'appa-
raissait plutôt comme la Force que
comme la Vérité. J'avais dans les veines
ce mélange de vieux sang vendéen qui
ne m'empêchait pas de l'admirer, mais
qui me poussait à la combattre. En
1848, quand je la vis se dresser brus-
quement sur l'écroulement de la monar-
chie, couvrant l'Europe de son rajonne-
mcnt, mêler les grandes choses aux
grandes idées, l'enthousiasme me vint
au cœur, mais je gardai le silence
pourtant, tant de gens criaient autour
de moi vive la République! Et puis, je
ne sentais pas la liberté à l'aise, je m'at-
tristais profondément devant ce qui
pouvait sombrer alors des nécessités
sociales, devant l'état de siège, devant la
transportation , devant la dictature, et en
moi, au fond de ma conscience, le libé-
ral faisait des objections au républicain.
C'est ce qui fit que je me tins à l'écart
dans l'Assemblée constituante, absolu-
ment isolé de quelque réunion et de
quelque groupe que ce fût, assis soli-
tairement dans le coin le plus obscur de
l'Assemblée, et n'élevant la voix de temps
à autre que pour défendre la liberté.
J'hésitais devant la République, je le
déclare. La République était puissante
alors, et je lui laissais l'empressement
et les adulations des autres. C'était le
temps où l'on se prosternait beaucoup
devant elle.
Mais depuis deux ans, quand j'ai vu
la République prise en traître, saisie par
ses ennemis, jetée à terre, liée, garrottée,
bâillonnée, quand j'ai vu toutes les lois
qu'on lui a mises aux pieds et aux mains,
quand j'ai vu la politique qu'on lui a
plongée dans le cœur, quand j'ai vu son
sang couler à flots, alors, moi qui aux
jours de triomphe m'étais tenu à l'écart,
je me suis approché d'elle au moment
où tant d'autres s'en éloignaient, et quand
j'ai vu que meurtrie, saignante, terras-
sée, foulée aux pie Js, couverte de plaies,
elle vivait encore, je me suis mis à
genoux devant elle et je lui ai dit : tu
es la vérité!
Maintenant je combats pour elle.
Mais on me dit : Prenez garde! Vous
allez partager son sort. Aujourd'hui... (^'
les haines, les violences morales et ma-
térielles, les injures, les outrages, les
calomnies, les persécutions sont pour les
républicains.
Raison de plus.
Républicains, ouvrez vos rangs. Je
suis des vôtres ^^K
Le dernier discours de Victor Hugo à
l'Assemblée nationale '^^ déchaîna contre
lui, on l'a vu, les colères et les injures
de la majorité. Il n'en tira d'autre ven-
geance que les vers publiés dans les
Châtiments : écrit le ij juiUet, en descendant
de la tribune.
L'une des interruptions les plus vio-
lentes fut celle de M. de FaJIoux rappe-
lant la pension que Louis XVIII avait
octroyée en 1820 au poète des Odes;
Victor Hugo, en rétablissant les faits,
ne parla que de la pension majorée et
(') Ces points de suspension sont dans le
manuscrit. — W Moi, — W ha reviiton de la
Constitution.
664
ACTES ET PAROLES.
ne fit pas allusion à certains avantages
offerts et qui nous sont révélés par cette
lettre de Sainte-Beuve à Lamartine,
lettre écrite au moment même de l'inter-
diction de Marion de horme :
29 août 1829.
«... \^us semblez fâché d'avoir vu
le nom de Victor mêlé à tout cela. Il
n'a pas tenu à lui de l'éviter. Il avait
fait sa pièce de Marion de horme dans un
esprit très pacifique et uniquement litté-
raire. M. de Martignac, qui se sentait
peu sûr de sa place, et qui craignait les
moindres occasions de donner prise à la
cour contre lui, vit quelques inconvé-
nients à la représentation et n'osa l'au-
toriser, sans cependant l'interdire. Sur
ces entrefaites, il tomba; M. de la Bour-
donnaje vint, qui déclara nettement à
Victor que la pièce ne serait pas jouée,
mais lui offrit tous les dédommagements
inimaginables, particulièrement une po-
sition politique au Conseil d'État et
une place dans l' adminiBration. Victor dit
que pour le moment il n'était qu'un
poëte, et qu'il n'entrait pas dans ses
idées d'aborder si vite un rôle politique,
surtout ne partageant pas les principes
de la nouvelle administration. Le lende-
main, et quand il croyait tout fini par
son refus, il reçut un brevet qui portait
à 6.000 francs sa pension de 2.000 francs
du ministère de l'Intérieur; il répondit
par un refus très respeaueux, que sa
pension de 2.000 francs, qu'il avait reçue
sans l'avoir demandée et conjointement
avec son noble ami M. de Lamartine,
pension qui lui était précieuse surtout
comme gage des bontés du roi, lui suffi-
sait, et qu'il suppliait le roi de le laisser
dans la situation où ses dernières bontés
étaient venues le chercher. V)ilà le fond
de l'affaire; il n'y a mis que l'indispen-
sable, ce qu'il se devait comme homme
de conscience et d'honneur; le reste est
du fait des journaux qui, comme vous
le dites si bien, salissent tout ce qu'ils
touchent ^^l»
Est-ce du moment où il a baptisé
Louis Bonaparte : Napoléon le Petit, qu'il
faut dater ces lignes :
1851.
Nous différons, Lamartine et moi.
Il méprise l'oncle et estime le neveu.
Moi, c'est le contraire.
Le lendemain de son discours sur la
revision de la constitution , Victor Hugo
répond à l'invitation du président pour
le deuxième Congrès de la paix à
Londres :
De l'Assemblée nationale, 18 juillet.
« Monsieur,
Je vous écris du milieu de nos luttes
ardentes. D'impérieux devoirs publics
me retiennent à Paris. V)us les connais-
sez et vous m'approuvez certainement
de ne pas quitter mon poste dans un tel
moment, même pour m'aller joindre à
vous.
Même avant de se devoir aux idées,
on se doit à sa patrie.
C'est pour ma patrie que je combats
en ce moment.
C'est aussi pour les idées, car toutes
les idées et tous les progrès sont désor-
mais dans ce fait immense qui envahira
le monde civilisé, dans la République.
La République, qui, en fondant les
États-Unis d'Europe, créera la fédération
universelle, et par conséquent la paix
universelle.
(') J. BoNNEROT. Correspondance gcnérale de
Sainte-Beuve.
HISTORIQUE.
66)
Nos luttes dans le présent sont fé-
condes j elles enfantent la paix de l'ave-
nir.
Et puis, permettez-moi de finir par ce
mot qui est dans mon cœur, dans notre
cœur à tous, dans le cœur de la France :
gloire et bonheur à la libre Angleterre!
Dites tous mes regrets à tous nos
amis du Congrès de la paix, et recevez
l'expression fraternelle de ma vive cor-
dialité t^l »
La presse du ii août 185 1 publia un
manifeste au peuple sous le titre : Compte
rendu de la Montagne; les républicains y
exposaient leurs luttes , leurs revendica-
tions, leurs espérances, leurs protesta-
tions contre les dernières exigences du
Président de la République ; Victor Hugo
envoya son adhésion par cette lettre :
lo août i8ji.
«Mes chers et honorables collègues
de la réunion de la Montagne,
Vous voulez bien me communiquer
votre manifeste.
Ce compte rendu de vos pensées et
de vos actions est inspiré d'un bout à
l'autre par le plus pur et le plus généreux
patriotisme, et je suis prêt à le signer
sans réserve et sans restriaion.
C'est avec empressement que je vous
envoie mon adhésion.
Victor Hugo».
Un article contre la peine de mort^*^
publié par Charles Hugo dans l'Événement
fit saisir ce journal le 16 mai 1851 et
conduisit l'auteur en cour d'assises. Victor
(^' UEve'nementj rj juillet i8ji. Journaux
annotés, — (^) L'exécution de Montcharmont.
Hugo défendit son fils qui fut condamne
à six mois de prison. Erdan, gérant
du journal, fut acquitté. Aussitôt, des
feuilles circulèrent qui se couvrirent
bientôt de près de six mille signatures :
écrivains, ouvriers, commerçants, sol-
dats , artistes , avocats , étudiants, tinrent
à honneur de protester contre la peine
de mort et contre cette inique condam-
nation.
On y relève les noms de Lacham-
beaudie, E. Carjat, Jules Simon, Léon
de Wailly et celui de A. Tripier, qui
donne sur lui-même ce renseignement :
fils du pair de France membre du Conseil
privé du roi, conseiller à la cour de cassation.
V)ici le texte imprimé en tête de cha-
cune des 105 pages reliées aux Documents :
PETITION POUR l'abolition DE LA PEINE
DE MORT.
A MM. les représentants du peuple à
l' Assemblée nationale lé^lative.
Attendu que l'inviolabilité de la vie
humaine est un des grands principes de
l'Évangile et de la loi naturelle 5
Considérant que la peine du talion
est indigne d'une nation chrétienne et
civilisée ;
Que la peine de mort a été de tout
temps le signe de la barbarie, et qu'elle
a été condamnée par tous les hommes
de cœur;
Que Dieu pouvant seul donner la
vie, à lui seul appartient le droit de
l'ôter, et que l'homme ne peut légiti-
mement, dans aucun cas, défaire ce qu'il
n'a pas pu faire, ni reprendre ce qu'il
n'a pas donné;
Qu'il est prouvé par l'expérience que
le spectacle des exécutions sanglantes
contribue moins à donner un exemple
aux spectateurs qu'à les démoraliser;
Considérant enfin que les innocents
666
ACTES ET PAROLES.
ont été souvent frappés de cette peine
IRREPARABLE ;
Les soussignés.
Tout en respectant la loi tant qu'elle
ne sera pas abrogée; tout en s'inclinant
devant l'arrêt qui a frappé M. Charles
Hugo,
Demandent que l'Assemblée natio-
nale décrète l'abolition de la peine de
MORT.
Victor Hugo et son fils reçurent de
toutes parts lettres , félicitations , marques
de sympathie. La première vint du comte
d'Orsay qui , bien qu'ami de Louis
Bonaparte, ne le ménageait pourtant
pas :
Jeudi.
«Cher grand maître Hugo,
Permettez-moi de chercher à me con-
soler un peu de l'humiliation que je
ressens en voyant votre noble et brave
fils condamné après une défense comme
la vôtre. Merci d'avoir ajouté une si
belle page à notre Histoire et à celle de
l'humanité. Vos paroles resteront comme
un fanal au milieu de cette route obscure
que nous parcourons; je conçois qu'un
Président de la République s'abrutisse
par le pouvoir, je conçois que les mi-
nistres deviennent des renégats, etc., etc ,
mais ce que je ne conçois pas, c'est que
dans le 19' siècle, on trouve des jurés
pour condamner votre fils. Que le diable
les emporte tous. Au revoir, il faudra
que nous allions quelquefois Pic-ni-cer
à la Conciergerie.
\^tre tout dévoué.
d'Orsay.
P. S. — Il est évident que M" Suin (^)
tournait le dos au Christ, pendant que
vous le regardiez en face ^^î I »
(») L'avocat g(?néral. — W CoMion de
M, Louis BarthoH.
Un article relié aux Documents nous
apprend que Charles Hugo, venant se
constituer prisonnier, n'avait trouvé de
place que dans les prisons réservées aux
voleurs.
«Le préfet de police a décidé que
M. Charles Hugo attendrait qu'on put
ne pas l'exposer à pareille compagnie. »
Charles Hugo ne fut écroué à la Con-
ciergerie que le 30 juillet 1851. Neuf
jours après , Béranger alla lui rendre visite.
UEvénement publia en anglais et en
français une Adresse des journalistes de
Grande-Bretagne et d'Irlande à M. Charles
Hugo^^K Nous reproduisons ce document,
avec les lignes de points remplaçant le
texte susceptible d'occasionner une nou-
velle condamnation à l'Evénement.
Monsieur,
Nous pensons que c'est pour nous
un droit d'intervenir, comme membres
de la presse d'un pays ami, pour vous
exprimer l'indignation que nous a fait
éprouver
Les écrivains de l'Europe et de la
République du Nouveau Monde, sœur
de la vôtre, se sont bornés longtemps à
observer avec étonnement la presse en-
chaînée en France; mais aujourd'hui,
dans les circonstances où vous êtes, et
en présence de l'arrêt qui vous frappe,
il leur est impossible de ne pas élever
une protestation.
Dans notre conviction. Monsieur, la
discussion sur tous les sujets qui inté-
ressent l'humanité, et particulièrement
sur un sujet comme la peine de mort,
doit être non seulement libre, mais
hardie ; le pouvoir civil sort de sa sphère
d'équité quand il pénètre dans la con-
science du publiciste et quand il cherche
(') VÈvéntmtnt, ip^août i8îi.
HISTORIQUE.
667
à bâillonner les écrivains généreusement
préoccupés de transformer en faits pra-
tiques les lois du christianisme et les
déductions de la raison. Le pouvoir
civil devient ridiculement tjrannique
quand il essaie de couvrir d'inviolabilité
des institutions telles que la guillotine.
Un tel pouvoir eût fait payer à Portia
le gage qu'exigeait Shjlock.
Un despotisme insensé et impitoyable
Vous êtes. Monsieur, une de ses vic-
times. L'Angleterre a recueilli d'im-
menses bienfaits de la presse libre.
Heureusement, parmi nous, les auto-
rités de l'Etat aussi bien que la masse
du peuple regardent la liberté de la
presse comme la sauvegarde de toutes
les autres libertés, et comme le premier
et le plus puissant des moyens d'éduca-
tion populaire.
Puisse la grande et généreuse France
voir bientôt qu'en enchaînant ses écri-
vains les mieux doués, votre gouverne-
ment paralyse ses énergies et la désarme
elle-même en présence de gigantesques
ennemis !
Nous avons confiance. Monsieur,
que cette expression spontanée de notre
sympathie contribuera à adoucir la dureté
de votre position, et vous aidera à sup-
porter les rigueurs (^^ dont vous souffrez
par suite d'une fausse interprétation,
malheureuse, sinon volontaire, des plus
purs motifs.
Douglas Gerrold, John
A. Heraud, Mark Le-
MON, J.-S. TOMLINS,
Thorton Hunt,
('î II j a, en anglais, un autre mot que le
respect de la chose jugée nous empêche de
reproduire. {Note de l'Événement..)
et les éditeurs des journaux suivants :
Daily Nen'S. — Morning Advertiser. —
Sun. — Punch. — Wéekjy Nen/s et Chroni-
cle. — Atlas. — Leader. — Nonconformiff.
— Patriot. — Arbroath Guide. — Bath
Journal. — Bel f aft Mercury . — Birmingham
Mercury. — Bradford Observer. — Briftol
Examiner. — Buck,s Advertiser. — Cam-
bridge Independent. — Coleraine Chronicle. —
Darby Reporter. — Devonport Telegraph. —
Dublin Commercial Journal. — Hampshire
Independent. — Dublin W^orld. — Galrvay
Uindicator. — Gates-head Observer. — Glas-
corv Sentinel. — I^eds Mercury. — Limerick,
and Clare Examiner. — Press Limerick.
Reporter. — Londonderry Standard. — Mo-
nas Herald. — NewcciTtle Chronicle. — New-
ca^tle Guardian. — Oxford Chronicle. —
Notiingham Revieru. — Norwich Mercury. —
Plymouth Journal. — Preston Chronicle. —
Scottish Press (EJinburgh). — Sheffield free
Press. — Stamford Mercury . — Sujjlolk, Chro-
nicle. — Swansea and Glamongan Herald. —
W^aterford News. — WiUshire Independent.
A cette adresse Victor Hugo et son
fils Charles répondirent par ces deux
lettres que publia l'Evénement :
Paris, 20 août 1851.
« Monsieur,
Je laisse la parole à mon fils. C'est à
lui de vous dire, c'est à lui de dire à
vos honorables confrères tout ce que
nous a fait éprouver la grande aide de
sympathie qui vient le trouver aujour-
d'hui au fond de sa prison. Vous faites
mieux que le récompenser, — vous le
glorifiez.
Ce sera l'éternel honneur de sa vie
d'avoir été l'occasion d'une telle mani-
festation. Cette manifestation, c'est plus
qu'une lettre adressée par des écrivains
libres à un écrivain opprimé, c'est le
signe d'aUiance de toutes les forces de
668
ACTES ET PAROLES.
la civilisation, convergeant désormais
vers un but commun j c'est la commu-
nion de deux grands peuples dans une
idée d'humanité.
Recevez, Monsieur, et veuillez trans-
mettre à vos très honorables amis, l'ex-
pression de ma vive cordialité et de ma
profonde reconnaissance.
Victor Hugo.»
Prison de la Conciergerie,
20 août i8ji.
«Messieurs et chers confrères de la
Grande-Bretagne et de l'Irlande,
Je vous remercie du fond du cœur
des paroles que vous voulez bien
m'adresser. Si je faisais à la condamna-
tion qui me frappe l'honneur de m'en
attrister, ce témoignage mémorable de
vos généreuses sympathies suffirait à
m'en consoler. J'en suis touché, confus
et fier, et je cherche en vain des mots
pour vous exprimer ma gratitude de
tant de bienveillance, moi qui ne suis
qu'un des moins éprouvés parmi les
journalistes de notre presse, et qu'un
des plus obscurs parmi ceux de notre
prison. Vous me payez, et bien au delà,
mes six mois de captivité. J'ignore si j'ai
mérité une telle peine, mais je sais
bien que je n'ai pas mérité une telle
récompense.
Permettez-moi donc. Messieurs, de
m'oublier en vous répondant. Je ne suis
rien dans la cause qui m'a fait condamner,
et le sentiment dont se sont inspirées vos
paroles me dépasse de toute la hauteur
de cette immense question de l'inviola-
bilité de la vie humaine qui trouble
depuis si longtemps la conscience des
législateurs. Oui, messieurs, tous ceux
qui ont lu votre adresse n'y ont pu
voir que ce double fait : un grand
peuple tendant la main à une grande
idée, la presse anglaise tendant la main
à la presse française.
Il vous appartenait, à vous les écri-
vains les plus libéraux du journalisme le
plus libre de prendre l'initiative de ces
cordiales adhésions de presse à presse.
L'Angleterre, dans les circonstances
actuelles, doit s'unir à la France, comme
tout peuple obéi doit se faire solidaire
de tout peuple opprimé j la liberté souve-
raine de la presse anglaise doit concours
et appui à la liberté expirante de la
presse française. V)us avez fait acte de
confraternité politique.
Je dis plus, messieurs, vous avez
fait acte de fraternité sociale.
L'Angleterre et la France marquent
pour ainsi dire le pas des nations. Il
semble que ces deux nobles peuples
n'aient qu'une émulation et qu'une
ambition, c'est de se devancer l'un
l'autre dans la voie du progrès. V)us
avez, vous. Anglais, donné au monde
d'illustres exemples. N'est-ce pas votre
Byron qui, le premier, a combattu pour
la Grèce .f" N'est-ce pas votre Wilberforce
qui, le premier, a protesté contre l'es-
clavage ?
En même temps que les publicistes
français, vous démasquez la barbarie
toutes les fois que vous la surprenez en
flagrant délit dans le plein jour du dix-
neuvième siècle. N'est-ce pas d'une poi-
trine anglaise qu'est parti ce noble cri
d'indignation contre les iniquités mons-
trueuses commises, au nom et à l'ombre
de l'église, par l'infâme roi de Naples.?
N'est-ce pas un de vos hommes d'Etat
qui a dénoncé à l'Evangile ce roi-
bourreau qui se dit serviteur du Dieu-
martyr.?
Nous sommes au même poste, nous,
quand nous ne voulons pas qu'on verse
HISTORIQUE.
669
le sang sur cette guillotine qui se dit
sacrée, vous, quand vous ne voulez pas
qu'on viole l'humanité dans les prisons
royales. Nous commettons, vous envers
le trône de Naples, nous envers l'écha-
faud de la place Saint- Jacques, le même
crime de lèse-majesté.
Messieurs, l'idée de l'abolition de la
peine de mort fait chaque jour d'incal-
culables progrès. Elle marche, elle court,
elle vole. On peut enchaîner ceux qui
la défendent, on ne la retient pas.
L'idée laisse l'écrivain en prison, et reste
libre. Qui donc désormais pourrait arrêter
les peuples, ajant à leur tête la France
et l'Angleterre, et portant écrits sur
leur drapeau ces deux mots qui résument
toute la politique et toute la philosophie :
DEMOCRATIE 1 HUMANITE.'
Charles Hugo^^).»
Quatre mois ne s'étaient pas écoulés
depuis la condamnation de Charles
Hugo que ce fut au tour de son frère.
Le jour même où parut un article de
François- Victor protestant contre le déni
du droit d'asile et l'arrestation de réfu-
giés politiques, le gérant de l'Événement
reçut cet avis :
Monsieur,
J'ai l'honneur de vous prévenir que
Œve'nement2, été saisi ce soir à 6 heures 1/4.
L'article incriminé est Un aveu.
Jacottet (^).
9 septembre 1851.
Six jours après , François-Victor Hugo
fut condamné à neuf mois de prison et
2.000 francs d'amende. Paul Meurice
eut aussi sa part de gloire et de prison ;
depuis le 2 juillet il signait le journal à
(•' L'Evénement^ 27 août 1851. — « Docu-
ments.
titre de gérant responsable j on avait
acquitté Erdan, mais Paul Meurice,
lui, se servait de sa plume comme
d'une arme contre le gouvernement et
plus d'un article de lui pouvait faire
désirer en haut lieu qu'il fût mis hors
d'état de nuire. Il eut neuf mois de pri-
son et 3.000 francs d'amende. U Événement
fut suspendu pour un mois, son dernier
numéro parut le 18 septembre; le 19
l' Armement du peuple le remplaçait avec,
en tête, une lettre de Victor Hugo à
Auguste Vacquerie ''^, rédacteur en chef
et gérant du nouveau journal. Le jour
même, le premier numéro fut saisi et, le
24 septembre, Auguste Vacquerie fut
condamné à six mois de prison et
i.ooo francs d'amende pour avoir pu-
blié la lettre de Victor Hugo. U Avène-
ment parut néanmoins jusqu'au i" dé-
cembre 1851.
De toutes les lettres que Victor Hugo
reçut à l'occasion de la condamnation
de ses deux fils, la plus curieuse est
celle de Napoléon Bonaparte, fils de
Jérôme et cousin du Président :
Paris, ce 16 septembre i8ji.
«Je viens, mon cher collègue, vous
témoigner toute mon indignation à
l'occasion de la condamnation de votre
fils!^
Etre frappe par une réaction injuste
et méchante c'est une gloire pour vous !
mais vous devez comprendre quel cha-
grin j'éprouve de l'oppression de notre
pays et de l'abaissement de mon nom!
J'en suis navré. — \bir la persécu-
tion s'appesantir sur votre nom, une
des gloires de la France, sur vous un
de nos rares amis pendant l'exil, c'est
indigne !
"Vous n'avez pas besoin de consola-
(0 Voir page 286.
6/0
ACTES ET PAROLES.
tion, c'est une vive sympathie que je
vous exprime. Si le cœur du père doit
être fier de ses enfants, celui de la mère
doit bien souflErir ! Dites à Madame Hugo
combien je prends part à son malheur.
Je vous serre la main avec une cor-
diale amitié à vous et aux nouveaux
condamnés.
"Vbtre collègue.
Napoléon Bonaparte.»
À noter aussi cette lettre du grand
avocat Crcmieux :
19 septembre i8ji.
«Cher et illustre ami.
Vos deux fils en prison! Ni votre
renommée, ni leur patriotisme ne les a
protégés ! Au contraire , votre renommée,
leur patriotisme ont fait de leur inno-
cence un crime.
Trois ans après 1848, il y a un sub-
stitut qui ose dire aux fils de Victor
Hugo en accusant un de ses écrits où la
plus généreuse indignation flétrit une
des plus indignes lâchetés : «cela fait
monter le sang au visage, cela n'est pas
Français ! »
Mais ce que nous voyons, est-ce
bien vrai.? N'est-ce pas un détestable
rêve ? Et nous aurons ces indignes paro-
dies pendant huit mois encore!
Je ne saurais vous dire combien ma
famille est frappée de ce coup si rude
qui frappe la vôtre : ma femme et ma
fille se mettent, vous le pensez bien, à
la place de Madame et Mademoi-
selle Hugo, et si elles comprennent
tout ce qu'il y a d'honneur dans cette
double condamnation, elles voient la
tristesse d'une séparation si longue,
l'ennui si continuel d'une vie captive
imposée à ces jeunes imaginations qui
réclament l'air et le soleil, qui veulent
aussi la part qui leur est ravie dans les
graves événements qui se préparent.
Mon fils et moi nous éprouvons ce
que vous éprouvez. Je sais tout ce qu'il
y a de cœur et de dévouement dans
votre maison, vous vous dites tous : ils
ont bien commencé. Eh! bien, atten-
dons l'avenir prochain; espérons les
joies d'une victoire facile et complète;
vous à la tribune, vos fils dans la presse,
vous l'aurez noblement préparée.
... Je vous embrasse fraternellement.
A. CrÉmieux.»
Victor Hugo reçut de Londres cette
lettre de Mazzini '** :
20 septembre 1851.
«... Tous ceux qui souffrent et com-
battent pour le drapeau que vos fils ont
soutenu, que vous soutenez — pour
qu'il n'y ait plus ni échafaud ni prétextes
àéchafaud, ni violation du droit d'asile...
vous tiendront compte de votre belle
conduite, et moi je profite de l'occasion
d'un compatriote qui veut vous voir,
pour vous le dire. Je vous ai aimé, poète,
dès mes premières années d'étudiant. Je
vous admire aujourd'hui jetant votre brû-
lante parole sur la limite des deux pou-
voirs, entre le peuple et ses maîtres. »
Victor Hugo répondit :
«Monsieur,
Votre noble et éloquente lettre m'a
vivement ému. Elle m'est parvenue au
milieu du combat acharné que je sou-
tiens contre la réaction, qui ne me par-
donne point d'avoir défendu, sans reculer
(') Gustave Simon, Rw** Mondiale j i" dé-
cembre 1922.
HISTORIQUE.
671
d'un pas, le peuple en France et les na-
tionalités en Europe. Voilà mon crime.
Cependant mes deux fils sont en pri-
son : demain, peut-être, ce sera mon
tourj mais qu'importe...
Je suis heureux d'avoir reçu, au mi-
lieu de cette mêlée, une poignée de
main du grand patriote Mazzini.
Victor Hugo.»
Paris, 28 septembre i8ji.
Victor Hugo se rendait bien compte
qu'à travers ses fils, c'était lui qu'on
voulait atteindre :
29 septembre iBji.
Ces hommes sont fous. Ils fi-appent
sur moi et ils ne s'aperçoivent pas qu'ils
éveillent des échos dans tous les cœurs.
Quoi qu'il arrive, je vois le but, je
n'en détourne pas les yeux, et j'y
marcherai.
Tout homme a sa via crucis.
Le calvaire est au bout, et l'auréole
aussi.
Tout pour le peuple qui soufïre ici-
bas! tout pour Dieu qui juge là-haut ^^^ !
Au cours de nos recherches, nous
avons trouvé ces quatre vers :
O noirs débats! fureurs cruelles!
Poètes, que de maux soufferts!
Les hommes vous donnent des fers.
Vous à qui Dieu donna des ailes!
Victor Hugo ^'l
<>) Moi. — (') Album d'autographes donné
par M" Victor Hugo à M"' Cb. Asplet. Ar-
chives Spoelbercb de hovenjoul. M"* Victor Hugo
a écrit sous ce quatrain : Uers de UiStor Hugo
lors de la condamnation de ses fils et de Uacquerie,
Le gouvernement saisissait tous les
prétextes pour manifester son animosité
contre le poète. Victor Hugo avait com-
posé, pour l'inauguration d'une associa-
tion d'artistes musiciens , des vers que
Pierre Dupont mit en musique. La cen-
sure interdit que ces vers fassent lus à la
séance d'ouverture. Ils n'avaient pour-
tant rien d'inquiétant. U Avènement du
peuple les publia dans son feuilleton du
13 novembre 1851, avec la musique de
Pierre Dupont. Ils furent insérés en 1853
dans les Châtiments ^''.
Nous croyons avoir démontré par ces
notes que Victor Hugo a été fidèle à sa
conception du devoir : défendre la liberté
sous toutes ses formes , le droit du peuple
dans toutes ses manifestations; jamais il
ne s'est dérobé au danger quoi qu'en
aient pu dire récemment encore des
adversaires qui ont puisé dans la haine
de parti le triste courage d'insulter un
mort ; nous ne leur répondrons que par
cette citation :
Quoi qu'on ait tente sous l'influence
de l'esprit de parti, auquel les adver-
saires politiques de Victor Hugo n'ont
pas toujours été les seuls à céder, pour
rabaisser l'action du poète dans ces évé-
nements tragiques, ses initiatives clair-
voyantes et fermes, son éloquence
enflammée et vigoureuse, son zèle
ardent et son courage, inconscient ou
dédaigneux du péril, sont acquis à l'his-
toire impartiale ^^l
(1) L'Art et le peuple.
Les amours d'un poète.
W Louis Bajlthou,
eii
ACTES ET PAROLES.
II
REVUE DE LA CRITIQUE.
Il serait fort difficile de se faire une
opinion en parcourant cette Revue de la
Critique : tel journal , selon la tendance
politique adoptée par Victor Hugo, dé-
clarera son discours « au-dessous de toute
critique», puis quand le poète, petit à
petit, se dégagera de l'emprise de la
droite, le même journal, tout en recon-
naissant que « M. Victor Hugo n'est
pas des nôtres » , ne lui marchandera pas
l'éloge. Au contraire, l' Assemblée N ationale
avait commencé par lui décerner, le
12 septembre 1848, ce brevet de gran-
deur d'âme :
« Il est un homme qu'un noble senti-
ment n'a jamais invoqué en vain, qui
s'était déjà porté le défenseur magnifique
de la presse, lésée dans ses franchises j
nous avons nommé M. Victor Hugo ».
Mais le 11 juillet 1850, bien que le
poète défendît toujours la même cause,
la liberté de la presse, l'Assemblée Na-
tionale change de ton :
« M. Victor Hugo a eu bien raison de
dire que les révolutions font sortir de
l'ombre de si petits hommes! ... Il a ren-
contré là, sur les bancs de la majorité,
un succès qu'il ne cherchait pas. M. Vic-
tor Hugo a la prétention de représenter
la nation contre la majorité que la nation
a élue... M. Victor Hugo ne représente
que sa propre personnalité ».
Le Dix-Décembre, journal officieux de
l'Elysée, est curieux à suivre dans la suc-
cession de ses appréciations. A propos
du discours sur la Misère, il voulait
« bannir le poète de la tribune aux ha-
rangues »; trois mois plus tard, il le dé-
signe comme « ayant fait fonction de mi-
nistre des Affaires étrangères ».
Un seul critique s'est montré invaria-
blement hostile, Louis Veuillot. Il avait
d'ailleurs érigé en principe cette déclara-
tion : « Un peuple qui donne la parole
aux poètes est un peuple abêti ! » ^'^
Donc, tous les poètes devraient être,
exclus de l'Assemblée , mais , entre tous ,
Victor Hugo : « Cet artisan de fadaises
et ce créateur de chimères, n'estimant
des choses qu'il dit que le bruit et l'appa-
rence, amoureux de clinquant, etc. ».
Aussi, quel que soit le sujet traité par
Victor Hugo , quel que soit le drapeau
sous lequel il combattra, la haine de
Veuillot le poursuivra toujours.
Assez de glorieuses amitiés le dédom-
mageront.
RECEPTION A L'ACADEMIE.
Journal des Débats,
j juin 1841.
Philarètc Chasles.
. . . On verra dans les discours de M. Victor
Hugo et de M. de Salvandy, que le Journal
des Débats publie dans leur intégrité , et qui le
méritent, combien l'un a dépensé d'imagina-
tion poétique et de vigueur de pensée, l'autre
d'ingénieuses observations et de développe-
ments brillants, pour échapper aux sujets
qu'ils avaient \ traiter; k l'Académie, k la
littérature, au romantisme, aux anciens, aux
modernes, k la querelle d'hier, k la réception
<') Louis VEun,LOT, Études snr UiUor Hugo.
REVUE DE LA CRITIQUE.
673
d'aujourd'hui; c'étaient des gladiateurs très
adroits à s'éluder, très habiles à ne rien dire de
ce qu'ils voiilaient taire.
... Je me permettrai, comme à l'ordinaire,
de parler librement sur deux hommes que
j'estime. Adroit et ardent à faire vibrer la
fibre populaire, M. Victor Hugo me semble
avoir eu le tort d'évoquer, pour les embellir,
les tristes fantômes d'une époque d'orages et
de ruines sanglantes.
...M. Victor Hugo a été d'une grande,
puissante et spirituelle éloquence, je me plais
k le proclamer. Son discours a été d'un homme
politique. M. de Salvandj l'a spirituellement
et brillamment réfuté. De longs et justes
applaudissements ont accueilli les deux ora-
teurs, j'en conviens.
... Le public... a accepté, par nécessité de
circonstance, la politique éloquente qui rem-
plaçait la question littéraire. Il a parfaitement
accueilli la consécration définitive et solen-
nelle de M. Victor Hugo. Tout le monde
convenait de la nécessité de ce sacre. Ce qui
lui avait fait le plus de tort, c'étaient ses
séides. L'art de la pensée est un art isolé. Il ne
veut point de ces sectes et de. ces petites injus-
tices criardes et taquines, dont la controverse
théologique ou politique s'arrange assez bien.
...Penser librement, écrire librement, et
du sein de cette solitude indépendante et
ravissante, livrer au vent du monde et au
souffle brujant des hommes ses idées, ses
réflexions, ses rêveries, ses indignations et ses
jugements, c'est un si doux et si noble mé-
tier! Comme poète et grand poète, M. Hugo
s'en est tenu là; ses beaux vers donnent raison
à l'Académie et au public.
ha Tresse.
6 juin 1841.
Vicomte de Launat
(M°" DE Girardin).
... On s'attendait k des récriminations
mordantes, k des chants de victoire insul-
tants, k une profession de foi audacieuse, k
des souvenirs enfin qui voudraient dire :
«Vovis m'avez repoussé trois fois, et me voilà!
Vous avez proscrit mes doctrines, et elles
triomphent; vous vous êtes joués de moi, et
je viens k mon tour vous narguer, car vous
êtes de pauvres écrivains sans style et de
petits poètes sans idées; vous exaltez Cor-
neille, et vous prouvez par vos ouvrages que
vous ne le comprenez pas ; vous vantez
Molière, et vous ne rappelez son génie que
par vos ridicules de Trissotin. Vous défendez
la pureté de la langue, et vous ne pouvez me
critiquer moi-même sans faire dans vos
phrases pâteuses vingt fautes de français
contre moi! etc., etc.». Voilà ce que tout le
monde croyait que le nouvel élu viendrait
dire, plus éloquemment sans doute, mais
avec non moins de cruauté.
Au lieu de cela, il a fait entendre des
paroles dignes et calmes, pleines de douceur
et de loyauté. De sa position littéraire comme
chef d'école et sectateur. . . il n'a rien voulu
dire : c'eût été rappeler l'opposition qu'on lui
avait faite, c'eût été faire un reproche. De
ses doctrines rénovatrices ... il n'a point voulu
parler : c'eût été proclamer leur victoire,
humilier les vaincus. De toute profession
artistique ... il s'est abstenu : confesser des
croyances nouvelles, c'eût été blesser les pré-
jugés de ses confrères; c'eût été leur crier :
«Je suis jeune, vous êtes vieux. Vous avez
fait votre temps!» Mais, au contraire, ce
qu'il a voulu, c'est leur dire : «Rassurez-
vous, je n'ai point de colère dans le cœur,
parce que je n'ai point de vanité dans
l'esprit; je ne vous entretiendrai pas de mes
querelles. Vos persécutions, je les oubUe; vos
calomnies, je saurai vous les faire oublier. De
telles misères ne troublent point mes rêves.
Ce qui m'occupe, ce qui m'a toujours
occupé, entendez-le, c'est la dignité de l'art,
c'est l'indépendance de la pensée, c'est le
triomphe de la vérité, c'est l'avenir de la
civilisation, c'est la gloire de la France, c'est
la grandeur de Dieu, ce sont toutes les
nobles idées qui font vivre les nobles âmes . , .
O mes ennemis! connaissez-moi donc et ras-
surez-vous : un homme qui songe k de telles
choses pendant qu'on l'insulte, d'avance a
pardonné ! »
... Et comme il s'approchait avec une
générosité de si bonne foi, une simphcité de
si bon goût, on l'a reçu avec des épigrammes.
On a cherché k démolir tout son discours
mot k mot. On a répondu k tous les faits
qu'il a cités sur M. Lemercier, et qu'il tenait
de sa veuve elle-même, par des récits contra-
dictoires qui détruisaient tous ces faits; et
chaque parole venait dire : «Vous croyez
que l'auteur d'A^memaoa a eu telle intention
ACTES ET PAK.OLES. — I.
43
674
ACTES ET PAROLES.
à cette époque, il ne l'a jamais eue... Vous
affirmez qu'il a fait telle action, il ne l'a
jamais faite. Vous prétendez qu'il a dit telle
chose, il ne l'a jamais dite à personne». Et
passant k ses titres académiques, on lui
disait : «Quand vous étiez au collège, vous
avez trouvé en jouant de fort beaux vers,
mais depuis vous n'avez rien trouvé de
mieux. Vos travaux d'homme fait n'ont point
dépassé vos jeux d'enfant. Vous reprochez à
Népomucène Lemercier ses témérités; eh!
Monsieur, lui aussi se les reprochait, parce
qu'elles avaient provoqué les vôtres». Et ce
fut ainsi tout le temps; et le public qui
d'abord avait applaudi quelques passages élo-
quents et quelques mots spirituels, s'est
révolté de tant de cruauté, et celui qui avait
le triste courage de se faire l'exécuteur de
ces hautes œuvres fut forcé par le méconten-
tement général de s'interrompre au milieu de
ses injures et d'en ravaler la moitié . . .
Mes poisons.
Sainte-Beuve.
La fameuse réception et, comme je l'ap-
pelle, le sacre de Victor Hugo à l'Académie
a eu lieu. C'a été lourd de sa part et tout
simplement ennuyeux. «Vous avez fait. Mon-
sieur, un bien grand discours pour une bien
petite assemblée», lui a dit avec son ironie
sentencieuse M. Royer-Collard. Hugo a pris
cela pour un compliment ; il n'a pas de
tact, et, comme me le disait M. Mole, son
discours manque tout à fait d'eSprii. Il n'avait
pas la mesure ni de cette coupole ni de cet
amphithéâtre de société; son discours était
un discours cyclopéen, bon à beugler au
Colisée sous Domitien, de la rhétorique à
triple carat, une suite de gros morceaux sans
lien, sans transition. Tout cela pourtant était
profondément calculé dans son esprit; mais
n'ayant pas la même mesure que les autres,
il manque son effet. C'est comme au théâtre.
Hugo croit les hommes et le monde plus
bêtes en vérité qu'ils ne sont. Le monde est
malin. Lui, le jeune et illustre Caliban, il y
est pris, il le sera toujours. Son orgueil lui
bouche la fenêtre. Les Girardin le flattent,
l'exaltent, l'accaparent; cela me fait l'effet
d'une pêche à la baleine; ils le pécheront.
Quand Salvandy, après Hugo, a com-
mencé de parler, lui, d'ordinaire si fastueux.
a paru tout d'un coup désenflé et léger; tout
est relatif. On a respiré et on a applaudi. Où
est le vrai ? Tous les gens qui ont plus d'ima-
gination que de bon sens et d'esprit admirent
le discours de Hugo, les autres haussent les
épaules. Le fait est qu'au point de vue de
l'imagination, il y a assez de grandeur; ses
phrases pesantes, comme des carrés de grosse
cavalerie, manœuvrent à point. Ici comme
toujours, Hugo a réussi à instituer autour de
lui un combat, c'est son triomphe.
Kevue des Deux Mondes.
ij juin 1841.
Charles Magnin.
... Il s'est accompli il y a peu de jours
dans la sphère de la littérature et de la poésie,
un de ces événements rares et éclatants qui
ont le privilège d'exciter avant, pendant et
longtgmps après leur durée, l'attention des
esprits sérieux et la curiosité même des gens
frivoles. Deux planètes, qui semblaient desti-
nées à décrire dans le champ de l'art une
asymptote éternelle, deux principes, puissants
l'un et l'autre, mais à des titres opposés, le
génie de la tradition et le génie de la poésie
vivante et actuelle, M. Victor Hugo et l'Aca-
démie française se sont rencontrés face à face,
et ont opéré, sous la coupole du palais
Mazarin, leur laborieuse et mémorable con-
jonction.
... M. Victor Hugo passe à la politique . . .
il veut agir; l'action le réclame... Ce dis-
cours j où il avait k louer un poète, et où il
évoque tous les discours politiques d'un demi-
siècle; ce discours où l'on attendait une pro-
fession de foi littéraire, et où il est à peine
question de littérature, c'est une abdication
solennelle de son passé, c'est un premier pas
vers la tribune, une candidature k l'une de
nos chambres, peut-être k toutes les deux;
mieux encore, un programme de ministère.
— Vous souriez; mais que signifierait donc
cette mystérieuse apparition de Malesherbes k
la fin de cette harangue, cette apparition qui
ne tient k rien; cette ombre en quelque
sorte, qui passe au fond du discours, comme
la litière du cardinal de Richelieu traverse la
scène k la fîn de Marion de Larme, pour jeter
aux spectateurs le mot du drame.? Ici, vous
le voyez bien, le mot est pairie et ministère.
... Je ne ptiis supposer que M. Victor
REVUE DE LA CRITIQUE.
675
Hugo ait une si faible opinion de la position
que les lettres lui ont faite, qu'il ait cru
avoir besoin de prononcer quelques phrases
sur la Convention nationale et l'Empire, sur
les frontières naturelles de la France et le
système d'hérédité de branche en branche,
pour établir son droit à un siège au Luxem-
bourg, ou pour lever les yeux jusqu'au mi-
nistère de l'Instruction publique. — Je crois
donc que, s'il s'est refusé à venir proclamer
ses convictions littéraires dans l'éloge de M. Le-
mercier, s'il a pris un chemin de traverse, et
si, contre toutes ses habitudes de stratégie
franche et directe, il a, dans cette circon-
stance, plutôt tourné qu'enlevé la position,
c'est tout simplement qu'un sentiment hono-
rable de délicatesse et de bienséance lui a dé-
fendu d'entrer dans un sujet où, k moins de
rester superficiel, et par conséquent indigne
de l'Académie et de lui-même, il lui aurait
fallu manquer à la mémoire qui lui était con-
fiée, ou déserter ses opinions et tirer contre
son drapeau.
Voyez, en effet, était -il possible que
M. Hugo entreprit une appréciation franche
et complète de l'œuvre poétique si embrouillée
et si complexe de M. Lemercier, sans poser,
tout d'abord, une question capitale, terrible,
inexorable, la question des bonnes et des
mauvaises réformes en poésie ? Eh bien ! en-
tamer cette controverse, c'était agiter de nou-
veau le problème qui divise la httérature de-
puis le commencement du siècle.
... Tout en rendant au génie laborieux,
opiniâtre et fantasque de l'auteur de Fredegondcj
de Plauie et de la Panbypocrisiade un hommage
suffisant et habilement calculé pour se tenir
dans une appréciation tout extérieure,
M. Victor Hugo a construit l'édifice de son
discours de manière k faire saillir une autre
face moins indiquée, quoique certainement
aussi remarquable, de la physionomie de son
modèle, je veux dire, le caractère plein de
noblesse et d'indépendance qui distinguait
Lemercier.
. . . La disposition singulière de ce morceau,
beaucoup plus lyrique qu'oratoire, n'en a
point affaibli l'effet sur l'assemblée. Quand,
après avoir déroulé avec une savante lenteur
le tableau le plus complet et le plus splendide,
le plus minutieux et le plus oriental, que
que l'on puisse tracer de la gigantesque for-
tune de Napoléon, M. Victor Hugo a mon-
tré, seuls en révolte contre cette volonté
colossale, six poètes, n'ayant pas d'autres
armes que la conscience et la pensée, Ducis,
Delille, M°" de Staël, Benjamin Constant,
Chateaubriand, Lemercier, une immense
acclamation a couvert ces noms glorieux et
salué la noble et généreuse parole de l'auteur.
. . . M. de Salvandy a introduit une innovation
que nous regretterions fort, pour notre part,
de voir s'établir comme un précédent. Il ne
s'est pas contenté de controverser, selon l'usage,
quelques points de la harangue qu'on venait
d'entendre. Il a tenu à faire de ce discours
tout entier une réfutation complète et suivie;
il l'a repris paragraphe par paragraphe, ne
laissant pas échapper sans contradiction la
pensée la plus simple ni l'anecdote la plus
indifférente. Cette négation universelle, ce
blâme de parti pris, cet écho contradicteur...,
toute cette petite guerre qui avait d'abord
éveillé l'attention a fini par paraître un peu
prolongée : l'orateur a dû faire quelques cou-
pures et les a exécutées, séance tenante, avec
un remarquable à-propos.
Le seul éloge que M. de Salvandy ait
accordé au génie de Victor Hugo s'est adressé
à ses facultés lyriques. Il veut bien admettre
son nouveau confrère dans cette triade poé-
tique qu'il compose de M. Casimir Delavigne
et de M. de Lamartine, et dans laquelle la
France a depuis longtemps placé Béranger.
Vous croyez sans doute qu'en décernant k
M. Victor Hugo cette couronne de poëte,
M. de Salvandy a songé à l'auteur des Veuilles
^automne et des Orientales ? Détrompez-vous.
M. de Salvandy n'a songé qu'k l'auteur ado-
lescent d'un premier recueil d'odes, où de
grandes espérances faisaient pardonner l'ab-
sence des qualités brillantes qui se sont épa-
nouies plus tard. Tout ce que M. de Salvandy
veut bien accorder, c'est qu'il a été donné,
par moments, k l'auteur des Chants du Crépus-
cule et des Uoix intérieures et surtout des Kajons
et des OmbreSj de retrouver quelque chose de
ses premières inspirations. Que penser, que
dire d'un jugement si étrange et qui semble
si peu sérieux ?
Ui£ior Kugp après i8)0.
Edmond Bire.
Le discours du poète est magnifique, tout
plein d'images éclatantes, écrit dans cette
43.
61^
ACTES ET PAROLES.
langue sonore, d'une précision, d'une netteté
absolues, ou. chaque phrase est frappée
comme une médaille. L'effet pourtant fut
médiocre, la déception fut générale. On
s'attendait à un manifeste littéraire, on avait
une harangue politique.
... Ce fut M. de Salvandy qui répondit
à Victor Hugo. Le poète avait fait un dis-
cours politique, l'ancien ministre fit un dis-
cours littéraire. Le succès de la journée fut
pour lui.
... Victor Hugo n'était pas pour prendre
son échec en patience. Il était l'un des habi-
tués du salon de M°" de Girardin : ce fut
elle qvii se chargea de dire leur fait aux
confrères du poète coupables de haines mes-
quines et de calomnies pitoyables; elle les
accusa de lui avoir tendu une embûche j elle
reprocha à M. de Salvandy de s'être fait
l'rtexécuteur des hautes œuvres» des ennemis
de Victor Hugo; elle montra l'auditoire —
ce même auditoire qui avait couvert M. de
Salvandy de ses applaudissements — l'inter-
rompant au milieu de ses injures et de ses
cruautés et le forçant d'en ravaler la moitié.
Et ce qui était vrai, c'est que M. de
Salvandy avait rendu pleine justice aux œuvres
de Victor Hugo et à son génie, célébrant
tour \ tour en lui le poète lyrique, le roman-
cier et le dramaturge; parlant de ses odes
avec enthousiasme, de Notre-Dame de Paris
avec admiration, de ses drames eux-mêmes
avec éloge.
Qu'k ces louanges il eût mêlé quelques
réserves, qu'il eût porté sur la Convention
un jugement qui ne concorde pas avec celui
de Victor Hugo, qu'enfin il eût conseillé au
poète de ne pas sacrifier les lettres à la poh-
tique... où était le crime en tout cela, où
l'injure et la cruauté? Et pourtant M. de
Salvandy avait commis un crime en effet, un
crime abominable. Il s'était fait applaudir à
côté de Victor Hugo et plus que lui.
hes Guêpes.
Juillet 1841.
Alphonse Karr.
... Vous voilk donc enfin à l'Académie.
— Vous y êtes entré comme le fils de Phi-
lippe de Macédoine entra à Babylone. Mais
ne vous semblerait-il pas singulier de lire dans
son historien, Quinte - Curce, qu'Alexandre
ne demanda pour prix de ses victoires que
d'être nommé citoyen de la ville de Darius.-'
Ne vous êtes-vous pas un peu laissé faire
ce que le père Loriquet è societate ,îesu vou-
lait faire de Napoléon, que, dans son histoire
de France, il appelait le marquis de Bona-
parte, général en chef des armées du
roi Louis XVIII?
Je lisais dernièrement un des romans de
Walter Scott intitulé le Pirate : c'est l'histoire
de Clément Vaughan, qui, après avoir été
pendant plusieurs années le chef d'une troupe
déterminée — et le maître d'une frégate au
redoutable pavillon noir, — s'amende à la fin et
devient officier sur un vaisseau de Sa Majesté,
où ses supérieurs sont fort contents de lui.
Je regardais l'autre jour sur une feuille
d'un rosier planté au bord d'un ruisseau une
goutte de pluie plus brillante qu'une opale;
tout à coup elle roula le long de la feuille,
et tomba dans l'eau du ruisseau, où elle se
perdit.
C'est par l'individualité que charme un
poète; vous étiez un tout, pourquoi devenir
une partie?
Il y a un grand nombre de pierres à la
base d'une pyramide, il n'y en a qu'une au
sommet.
Le rossignol chante seul dans les buissons
en fleurs ; les oies volent en troupes.
Vous êtes entré à l'Académie en en enfon-
çant les portes; en vain vous avez caché
votre triomphe, en vain vous avez pris une
allure modeste et hypocrite : vos confrères
malgré eux ont fait comme les vieilles
femmes d'une ville prise d'assaut : elles
jettent du haut des fenêtres, sur la tête de
l'ennemi, tous leurs ustensiles de ménage.
Ce n'était vraiment pas la peine de se
faire Victor Hugo pour devenir l'un des
quarante.
Mon pauvre Victor, vous voici donc enfin
l'égal de M. Flourens; tout le monde dit
maintenant que vous voulez devenir député,
c'est-k-dire l'un des quatre cent cinquante.
De succès en succès, si on vous laisse
faire, vous arriverez à être l'un des trente-
REVUE DE LA CRITIQUE.
^11
trois millions qui composent la nation
française (''.
RÉCEPTION DE SAINT-MARC GIRARDIN.
L^ Vresse.
17 janvier 184.5.
Auguste Vacquerie.
C'était M. Victor Hugo qui recevait
M. Saint-Marc Girardin... Un des plus ar-
dents et (pourquoi le nier?) des plus écoutés
adversaires de la littérature vivante, était
introduit par celui qui la représente le plus
glorieusement. M. Saint-Marc Girardin a,
sans doute, été poussé au fauteuil par plus
d'un succès ; et , depuis son Discours sur L^sage
JTXsqu'à son Tableau du i^uin^me siècle, il
avait, certes, plus d'un titre à l'inappréciable
honneur de s'asseoir entre M. Etienne et
M. de Jouj; mais son titre principal consis-
tait dans un livre ouvertement hostile au
théâtre actuel, et surtout à l'auteur de Lucrèce
Borgia. Or, comprend-on une rencontre plus
inquiétante? Avoir pour : Sésame, ouvre-toi!
ane imprécation contre un homme, et, la
porte s'ouvrant, se trouver face à face avec
cet homme, et que ce soit lui précisément
qui soit chargé de vous présenter! Jamais le
hasard, ce grand poète dramatique, ne pré-
para une scène d'une plus émouvante ma-
nière. Quelle allait être l'attitude de M. Victor
Hugo? Voilà la question qui était sur toutes
les lèvres.
Allait-il déroger à son passé et répondre à
la critique autrement que par le silence et
par quelques livres? — Il était permis de
penser que, s'il acceptait le duel, il ne man-
querait pas de riposter; le poète qui a écrit
la préface de CromweU n'est pas un poète
naïf qui n'a pas conscience de son œuvre. Il
sait parfaitement où il va . . .
. . . L'illustre poète avait une position d'au-
tant meilleure pour se défendre et se venger.
'•' À l'affectueuse gronderie d'Alphonse Karr,
Victor Hugo répondit par une lettre publiée dans
la Correspondance.
que celui qui reçoit parle le dernier, et n'a
par conséquent aucune réplique à craindre.
Eh bien! l'attente de ceux qui comptaient
sur un duel, ou du moins sur un assaut, a
été absolument trompée. M. Victor Hugo a
pensé que ce qui convenait à des gens dés-
intéressés dans le débat ne convenait pas
quand on en était à sa propre cause; que la
querelle littéraire risquait de dégénérer en
querelle personnelle, et la justice en ven-
geance; qu'il aurait pu prononcer un réqui-
sitoire, mais qu'il ne pouvait pas prononcer
un plaidoyer; — et que, si l'on avait attaqué
ses livres, ils pouvaient bien se défendre tout
seuls.
Je conviens que le récipiendaire avait com-
mencé par écarter, autant qu'il dépendait de
lui, tout débat personnel. Je n'ai pas à ana-
lyser ni à apprécier un discours dont on
peut prendre connaissance à l'autre page; je
laisse donc le lecteur remarquer avec quelle
habileté et quelle discrétion M. Saint-Marc
Girardin s'est gardé de toucher par un mot à
la littérature contemporaine...
Le lecteur louera cette prudence, qui a
permis au glorieux directeur de l'Académie
de laisser dormir sous la cendre du temps
des critiques déjà vieilles de plus d'un an, et
d'être tout entier aux considérations générales.
En l'absence de provocations récentes, il a pu
ne pas se souvenir de provocations anciennes.
Il lui a été loisible d'oublier son intérêt
momentané pour ne s'occuper que de l'éterne.-
intérêt de l'art, et de se tenir dans cette séré-
nité bleue que ne noircit aucune des fumées
des cuisines quotidiennes. Il n'a pas eu à
détourner sa prunelle du soleil. Sa clémence
a plané Hb rement. Il a été plus que clément :
il l'a été sans en avoir l'air. Il n'a pas même
fait le généreux. Il a été si tranquille que
plusieurs ont dû douter de la réalité de l'at-
taque. Le pardon aurait reconnu l'offense; il
ne l'a pas pardonnée, il l'a ignorée...
Journal des Débats.
17 janvier 1845.
Non signé.
... Nous mettons aussi sous les yeux de
nos lecteurs le discours de M. Victor Hugo,
écrit avec cette force et cet éclat qui ne dis-
tinguent pas moins les œuvres sévères du pro-
sateur que les inspirations du poëtc. Peut-
6/8
ACTES ET PAROLES.
être M. Victor Hugo aurait -il pu donner
un peu moins de conseils et un peu plus
d'éloges à celui qu'il était chargé de recevoir.
Un homme comme M. Victor Hugo n'a
point de revanche à prendre contre la critique.
Sa revanche est dans sa gloire, et il est juste
de laisser à la critique l'entier usage de ses
droits.
... Le discours de M. Victor Hugo a été
d'ailleurs vivement applaudi et méritait de
l'être. Rien de mieux senti, de plus noble-
ment exprimé que le passage sur M. Ville-
main, rien de plus délicat et de plus juste
que le trait par lequel M. Hugo a peint le
ministre, l'homme de lettres éminent se fai-
sant, lorsqu'il l'a fallu, hélas! la mère de ses
enfants! M. Hugo est orateur. Il a l'organe,
il a le geste. Sa parole grave et ferme saisit et
domine l'attention. Depuis quelques années
les Chambres ont envoyé k l'Académie les
principaux de leurs orateurs; nous croyons
que dans M. Victor Hugo, l'Académie pour-
rait k son tour envoyer un orateur aux
Chambres.
Le Confîitutionnel.
i8 janvier 1845.
H. ROLLE.
... L'esprit qui parle trop laisse les cœurs oisifs.
C'est ce qui est arrivé à M. Victor Hugo ;
les premiers mots donnés par lui k l'infortune
de M. Villemain, ont éveillé l'émotion; mais
dès qu'on a vu que l'orateur s'amusait à
dresser des phrases avec la douleur, à cher-
cher des effets de mots dans l'infortune, on
s'est refroidi. . .
Tel est M. Victor Hugo : il ne sait jamais
s'arrêter à temps; M. Mole parlait l'autre
jour de la polirique a 'outrance; le mot s'ap-
plique admirablement à M. Victor Hugo, le
poëte ; M. Hugo fait de la poésie a outrance,
et compromet ainsi tout le bénéfice de la
bonne poésie qu'il vient de faire.
On se demande comment M. Victor Hugo
touche rarement ceux qui l'écoutent; nous
venons d'en dire la raison : c'est qu'au fond,
il parle moins pour eux-mêmes que pour lui-
même, et qu'il cesse de parler, non pas quand
il a dit ce qu'il fallait dire, mais quand il a
dit tout ce qu'il lui plaisait de dire pour le
divertissement de son goût propre et sa propre
satisfaction. M. Victor Hugo a donné, dans
le discours même qui nous occupe, un autre
exemple de cet abus malheureux et du châ-
timent qu'il entraîne. Après s'être attristé,
comme nous l'avons dit, sur M. Villemain,
il a parlé des femmes et il en a fait l'éloge,
— car on a parlé de tout k propos de
M. Campenon. — Les femmes ont d'abord
prêté l'oreille; elles s'éveillent volontiers au
premier mot qui les caresse et qui les loue;
et d'abord M. Victor Hugo les a tenues
attentives et frémissantes; puis tout k coup
leur émorion s'est atriédie et lassée, elles ont
fini par l'abandonner quand, k la place de
la sensibilité du poëte, elles n'ont plus aperçu
que l'exagération du rhéteur.
... M. Victor Hugo a parlé convenablement
de Campenon, mais toujours avec ces for-
mules algébriques, si on peut ainsi dire, et
dans ce ton de divinateur et de sphinx qui
n'était pas nécessaire dans un sujet pastoral.
C'est encore là une des faiblesses de M. Hugo ;
il n'a qu'une éloquence pour toutes les
causes, il n'a qu'une armure pour toutes
les tailles; il entonne la trompette k propos
d'une idylle; il fait rugir le tam-tam pour
une simple fleur des champs.
... M. Victor Hugo a fini par une magni-
fique allocution aux lettrés, et particulière-
ment aux poètes. Les poètes ont tout fait,
en ce monde, suivant M. Victor Hugo;
Homère, et non Achille, a fait Alexandre;
j'aurais beaucoup de chose k dire k cela, si
j'en avais le temps.
. . . Que seraient devenus les peuples, les
états et le monde, s'ils n'avaient été menés
que par les poètes ? Les poètes, le plus sou-
vent, ne sont que de grands et harmonieux
échos.
R.evue Suisse.
Février 1845.
Non signé [Sainte-Beuve].
Le 16 janvier a eu lieu la réception tant
attendue de M. Saint-Marc Girardin k l'Aca-
démie française; les discours du récipiendaire
et de M. Victor Hugo ne donnent pas tout
k fait, k la lecture, l'impression de la séance,
disent les personnages qui y ont assisté : c'est
aussi l'avis de deux de nos compatriotes qui
REVUE DE LA CRITIQUE.
679
ont eu cette bonne fortune pendant leur
séjour k Paris. Ils n'ont point trouvé non plus
que M. Victor Hugo ait eu sur M. Saint-
Marc Girardin tout l'avantage et toute la,
prépondérance k laquelle il visait.
. . . L'intérêt piquant et dramatique de la
séance était que M. Saint-Marc Girardin avait
pour titre principal de son admission à l'Aca-
démie un ouvrage sur l'usa^ des passions dans
le drame, où M. Hugo avait reçu du critique
plus d'une épigramme : on voulait voir com-
ment le poëte, directeur de l'Académie, ré-
pondrait dans un sujet si délicat où il se trou-
vait juge et partie.
Après avoir cité un passage du discours
de Saint -Marc Girardin, le critique
continue :
M. Victor Hugo, en répondant, a eu un
vrai succès dans la première partie de son
discours ; mais bientôt un grand lieu commun
sur les femmes a un peu dérouté les audi-
teurs; puis est venu l'éloge des lettrés, et une
espèce de tableau idéalisé de ce que c'est que
l'Académie ; c'était tout à fait une transfigu-
ration. . . La voix grave de l'orateur ajoutait,
nous écrit-on encore, k la solennité du lan-
gage, et on pouvait croire par moments qu'on
entendait moins le directeur de l'Académie
française s'adressant à un spirituel confrère,
que le président d'une loge de francs-maçons
recevant un nouvel initié.
... Et puisque notis en sommes k parler
ici de nos impressions avec la liberté et la
franchise helvétique, nous oserons dire encore,
après avoir lu les deux discours, et comme
résumé de notre propre jugement sur tout ce
tournoi : le discours de M. Saint -Marc
Girardin est peut-être un peu trop mince,
mais celui de M. Victor Hugo ne l'est pas
assez.
RECEPTION DE SAINTE-BEUVE.
^evue Suisse.
1" mars 1845.
Non signé [Sainte-Beuve].
La grande nouvelle littéraire de ces derniers
jours a été la réception, k l'Académie française.
de M. Sainte-Beuve. Cette solennité, retardée
depuis près d'un an, était attendue avec une
impatience extrême, qu'un si long intervalle
n'avait pas lassée. Voici ce qu'écrivait M°°° Emile
de Girardin dans un de ses Courriers de Paris k
la veille du grand jour; amie partictdière de
M. Victor Hugo, elle semblait d'avance par
le ton de son épigramme qui voulait être
injurieuse et qui n'était que flatteuse pour
M. Sainte-Beuve, indiquer que le tournoi ne
se passerait peut-être pas jusqu'au bout en
toute courtoisie :
«On se dispute, on se bat pour aller jeudi
k l'Académie. La réunion sera des plus com-
plètes, il y aura là toutes les admiratrices de
M. Victor Hugo; il y aura Ik toutes les pro-
tectrices de M. Sainte-Beuve, c'est-k-dire toutes
les lettre'es du parti classique. Qui nous expli-
quera ce mystère ? Comment se fait-il que
M. Sainte-Beuve, dont nous apprécions le
talent incontestable, mais que tout le monde
a connu jadis républicain et romantique for-
cené, soit aujourd'hui le favori de tous les
salons ultra-monarchiques et classiquissimes, et
de toutes les spirituelles femmes t[ui régnent
dans ces salons ? On répond k cela : il a abjuré.
Belle raison! Est-ce que les femmes doivent
jamais venir en aide k ceux qui abjurent .-* La
véritable mission des femmes, au contraire,
est de secourir ceux qui luttent seuls et
désespérément; leur devoir est d'assister les
héroïsmes en détresse; il ne leur est permis
de courir qu'après les persécutés; qu'elles
jettent leurs plus doux regards, leurs rubans,
leurs bouquets, au chevalier blessé dans
l'arène, mais qu'elles refusent même un
applaudissement au vainqueur félon qui doit
son triomphe k la ruse. Oh ! le présage est
funeste! Cela n'a l'air de rien, eh bien! c'est
très grave; tout est perdu, tout est fini dans
un pays où les renégats sont protégés par les
femmes; car il n'y a au monde que les femmes
qm puissent encore maintenir dans le cœur
des hommes, éprouvé par toutes les tenta-
tions de régoïsme, cette sublime démence
qu'on appelle le courage, cette divine niaiserie
qu'on nomme la loyauté.
Vicomte Charles de Launay.»
Ceci devenait vif, comme l'on voit, et
peut donner du moins idée de la curiosité
publique. Tout s'est passé dignement et avec
une parfaite convenance, qui n'a pas nui k
68o
ACTES ET PAROLES.
la vivacité du jeu. Il s'agissait pour M. Sainte-
Beuve de célébrer Casimir Delavigne devant
Victor Hugo et, comme il le disait en sou-
riant k l'un de ses compatriotes, de louer
Kacine devant Corneille. Il n'est pas un instant
sorti de son sujet et a su marquer au passage
son opinion tout en satisfaisant aux conditions
académiques et en parant aux dangers de son
•vis-à-vis. On peut dire que si sa louange a été
extérieure, sa critique a été intestine. Casimir
a été proprement le poëte de la classe moyenne,
il lui allait en tout; elle ne laissa jamais rien
échapper de ses mérites, car rien chez lui ne
la dépasse, tandis que Béranger, le poëte du
peuple ou des malins, et Lamartine, le poëte
des âmes d'éhte, échappent aux classes mo-
yennes k chaque coup d'aile. Eh bien! cette
qualité moyenne de Casimir Delavigne est mar-
quée adroitement dans le discours de
M. .Sainte-Beuve et y r^gne comme une
veine continue; en même temps que les
qualités morales et affectueuses du poëte y
sont rendues avec relief, avec émotion. Il en
résulte un ensemble fidèle, quelque chose de
ressemblant, même k travers les couleurs
flatteuses. La seconde partie de la carrière de
Casimir Delavigne, dans laquelle le poëte
n'avait cessé de transiger, est franchement
séparée de la première, où du moins il était
un disciple original des maîtres. Dans cette
seconde moitié, Casimir Delavigne s'attache
k servir les goûts du public plutôt que les
siens propres; il côtoie et suit, il ne précède
pas; c'est le poëte obséquieux. On lit cela k
travers les éloges de M. Sainte-Beuve qui a
maintenu ainsi son rôle de critique en le
voilant.
Le débit du nouvel académicien a, nous
dit-on, un peu surpris Ik-bas par sa facilité et
son aisance. Ces discours académiques inspirent
toujours un grand effroi, même aux hommes
habitués k paraître ailleurs en public; la
quantité de femmes et de chapeaux roses qui
émaiUent l'auditoire, ne nuit pas k ce genre
d'émotion. Pour nous, qui savons que
M. Sainte-Beuve s'est aguerri parmi nous et
dans son cours de Lausanne, nous ne sommes
pas si étonnés qu'il n'ait pas tremblé devant
son public de Paris; notre public, après tout,
en vaut bien un autre.
M, Victor Hugo a eu de très belles parties
dans son discours, qu'il a débité trop pom-
peusement; sa peinture de la gloire de Casi-
mir Delavigne contrastant avec cet amour de
l'obscurité a eu du charme, ce qui ne lui
arrive pas toujours, et, quand il a caractérisé
M. Sainte-Beuve poëte, il a montré de la
délicatesse. Le morceau sur Port-Royal a
réussi, mais il fallait bien cette fois traduire
Port-Royal k l'usage de l'Académie et du
monde : ad usum seculi. Au lieu de la reliure
janséniste noire et sombre, nous avons ici un
Port-Koyal en maroquin rouge splendide et
doré sur toutes les tranches : qu'importe?
pourvu que cela excite un plus grand nombre
k le connaître et k le lire. M. Royer-CoUard,
nous dit-on, a paru content; c'est l'oracle en
ces matières. M. Royer-CoUard savait certes
bien ce qui manquait au fond de cette pein-
ture, mais il l'a jugée suffisante et allant au
but. Une allusion heureuse de M, Victor
Hugo, qui dit que les doctrines de Port-Royal
sont encore aujourd'hui la lumihre intérieure de
quelques grands écrits, a dû achever de bien
disposer le vieux maître. Le morceau final sur
les Messéniennes et sur le lendemain de Waterloo
a été applaudi, tout en paraissant un peu
exagéré. En un mot chacun des orateurs a eu
son succès ce jour-lk, et l'Académie française
n'avait pas offert, depuis bien longtemps, une
fête si goûtée du public, si brillante et si
remplie; les femmes s'étaient logées jusque
derrière le fauteuil de M. Victor Hugo ; et si
l'on voyait dans une tribune réservée les per-
sonnes de la famille royale, on se disait qu'au
cœur de l'assemblée était George Sand.
lua Réforme,
3 mars 1845.
' George Sand.
... Nous ne sommes pas de ceux que la
métaphore indigne et que l'antithèse révolte.
M. Hugo s'en sert si bien que, de très bonne
foi, nous admirons sa manière sans conseiller
k personne de l'imiter. On perd toujours le
peu qu'on a en soi en voulant copier les
maîtres, on ne prend que leurs défauts, et si
nous allions tous parler par antithèses nous
serions fort maussades. Mais je demande qu'on
laisse tranquillement M. Hugo parler comme
il lui plaît, puisqu'avec sa tendance naturelle,
ou son système arrêté, il parle admirablement.
Loin de nous donc la pensée de contester son
talent littéraire. Assez l'ont fait par jalousie.
Il a eu parfois le droit de le constater et de
REVUE DE LA CRITIQUE.
68l
traiter d'ennemis tous ceux qui ne l'admi-
raient pas sans réserve. Tout grand artiste a
ses originalités qu'il faut savoir admettre, parce
qu'en tant que grand artiste, il fait une
qualité de ce qui serait défaut chez tout
autre. Le bon esprit de la critique consisterait
k dire, en pareil cas : Laissez à cet homme
ses théories si elles sont exclusives ; elles l'ont
élevé très haut, mais elles vous feraient tomber
très bas.
Nous ne voudrions donc pas qu'on le
dérangeât si souvent dans sa gloire de poëte;
mais nous voudrions fort qu'on lui demandât
ce qu'il entend par le génie, et qu'il daignât
prendre un jour la peine de s'expliquer sur ce
pouvoir mystérieux devant lequel, selon lui,
l'humanité, consolée de tous ses maux, doit
s'agenouiller en silence. Dans son discours à
M. Saint-Marc Girardin, il avait déjà promis
au récipiendaire monts et merveilles de son
contact avec les intelligences académiques, des
vues saines, des horizons immenses, une séré-
nité d'âme à toute épreuve, enfin tant de
lumières et de consolations que le catéchu-
mène en serait lui-même étonné.
... Je me suis demandé naïvement, en
écoutant ces belles promesses, quels effets
produiraient sur moi le philtre académique .-•
... Je ne pouvais venir à bout de me dé-
pouiller du sentiment de ma simpHcité, j'y
tenais, je le confesse, et je ne me représentais
en aucune façon l'état d'âme d'un ffnie.
. . . Comme je rêvais encore, on applaudit
encore, et M. Victor Hugo prononçait sa
dernière sentence que j'applaudis, comme
faisaient les autres. «Heureux, disait-il, le fils
dont on peut dire : il a consolé sa mère.
Heureux le poëte dont on peut dire : il a con-
solé sa patrie!»
Oui, sans doute; cela est beau, et si c'est
encore une antithèse, tant mieux! elle est
est heureuse. Mais en m'en allant, je me
demandais si la mission du poëte se borne
toujours et dans tous les temps k consolerj et si
parfois il n'aurait pas mieux k faire qu'k
prêcher la résignation à ceux qui souffrent,
la sérénité à ceux qui ne souffrent pas; si, en
face des iniquités d'une époque comme la
nôtre, il n'y aurait pas quelque part un fouet
et une verge à ramasser, surtout quand on
sait si bien s'en servir pour confondre ses
ennemis personnels; si enfin le voyou qui
arrachait en 1830 un fusil de la main d'un
soldat pour chasser une royauté n'était pas
aussi utile à l'humanité que le poëte qui
arrangeait un hémistiche pour consoler la mo-
narchie déchue. Bref, je m'en allais, répétant
cette parole peu académique :
Bienheureux les pauvres d'esprit. . .
Ket'ue Suisse.
Juin 1846.
Non signé [Sainte-Beuve].
On a lu, page 452, la lettre d'adhésion
aux Fondateurs du jury des récompenses ;
Sainte-Beuve, toujours abrité derrière
l'anonymat, la commente à sa façon :
Victor Hugo, tout pair de France qu'il
est, caresse les ouvriers; il leur fait des com-
pliments pompeux, il leur écrit des lettres
sonores, des lettres de son plus beau style,
mais dont le sujet n'est pas toujours de nature
à remplir convenablement un si magnifique
et si retentissant airain ; il leur parle travail et
idées, il se dit l'un des leurs, il est un travail-
leur comme eux, un travailleur de la pensée
bien entendu, il a soin de l'ajouter. Hélas, il
oublie et Chénier et Lavoisier, et tant d'autres,
dont la tête était aussi un creuset fécond de
poésie et de science, mais que précipita, qu'en-
gloutit néanmoins dans le sien, pêle-mêle avec
celles des travailleurs populaires, le grand tra-
vailleur aux bras rouges, celui qui travaillait
si bien dans le sang.
LA DEFENSE DU LITTORAL.
Kevue Suisse.
Juillet 1846.
Non signé [Sainte-Beuve].
Il y a eu plvisicurs grands discours pendant
cette session. . . M. Victor Hugo a fait aussi
le sien sur l'Océan. L'Océan ronge et ravage
sourdement les ports de la France. C'est donc
contre l'Océan que l'orateur-poëte aurait
voulu soulever la Chambre des Pairs.
Mais la noble Chambre craint les tempêtes,
elle est restée dans la froideur de son calme,
et ne s'est pas sentie de uille k se mesurer
contre un atissi puissant ennemi. M. Victor
682
ACTES ET PAROLES.
Hugo aime les grands sujets, mais il se
trompe quelquefois, et il prend les gros pour
les grands. Pourquoi donc les poètes de notre
jeunesse, nos poètes que nous aimerions à
voir rester tels, veulent-ils k toute force mettre
en prose leurs méditatmis et leurs odes ? Ce qu'on
entend sur la montagne doit-il et peut-il se faire
entendre à la Chambre des Pairs ? Nos poètes
finiront peut-être ainsi par devenir ministres ;
mais qu'y auront-ils gagné ? on les aimait
bien mieux, ils étaient bien plus grands quand
ils n'y songeaient nullement.
ATELIERS NATIONAUX.
ha Liiberté.
21 juin 1848.
Non signé.
. . . C'est M. Victor Hugo qui a entamé
le débat sur cette grave et terrible question
des ateliers nationaux. Ce qu'il a dit, tous les
honnêtes gens et tous les cœurs bien doués le
pensent, mais l'illustre poëte seul pouvait
revêtir ce sentiment pubHc de la forme splen-
dide et de la haute éloquence dont il sait
animer sa pensée. Il a été écouté avec curiosité
d'abord, et bientôt avec une universelle sym-
pathie.
Le National.
21 juin 1848.
Non signé.
... Nous le disons sans passion, l'orateur
a été au-dessous de toute critique; son dis-
cours pâle et vide de sens, écouté d'abord
avec curiosité a fatigué bientôt les auditeurs
les plus bénévoles. Sa parole saccadée, ses
phrases incohérentes, son geste théâtral, sont
passés de mode. Le suffrage universel a pu
faire du noble pair un représentant du peuple;
mais du creuset populaire il n'est sorti qu'un
démocrate bâtard sous l'écorce duquel on
aperçoit toujours le courtisan de toutes les
dynasties qui ont régné sur la France. Malgré
ses précautions oratoires, malgré son affecta-
tion à protester de son dévouement à la
République, de son amour pour les ouvriers,
de son admiration pour l'école naissante des
sociahstes, M, Victor Hugo n'a pas pu con-
vaincre l'Assemblée. Il avait beau proclamer
qu'il avait pleine confiance en cet excellent
peuple de Paris, dont on ne ferait jamais ni
les condotti^res ou les janissaires du parti dé-
magogique, ni les lazzaroni ou les prétoriens
de l'émeute, on sentait que la foi était absente
et que cet enthousiasme à froid pour les classes
laborieuses ne partait pas d'un cœur ému,
d'une conviction ardente.
LA MISERE.
La Liberté.
10 juillet 1849.
Non signé.
. . . M. Victor Hugo qui a une autre des-
tinée que celle de se traîner dans les ornières
de l'intrigue - Thiers et du bavardage -Barrot
a pu se convaincre aujourd'hui du mauvais
vouloir ou de l'ignorance énorme du parti de
la résistance k l'esprit et aux besoins modernes;
de ce vieux parti qui a perdu tous les chefs
de gouvernement qui ont considéré le pouvoir
comme un oreiller ou un piédestal.
M. Victor Hugo, en rappelant un ministère
de répression à son but véritable, à sa mission
organisatrice, à sa tâche fécondante, a obtenu
un succès réel de bon sens, de loyauté et de
grandeur d'âme. Sa gloire sera d'avoir fait
frémir dans leur égoïsme une portion incor-
rigible du côté droit, en s'écriant : «après
avoir détrmt l'anarchie, détruisez la misère!».
Journal des Débats.
10 juillet 1849.
Non signé.
. . . Nous craignons que M. Victor Hugo ,
le premier orateur qui a pris la parole sur
cette question {La Misère), ne l'ait pas abor-
dée avec la mesure et les ménagements dési-
rables. Nous rendons une entière justice aux
intentions de l'honorable membre; ce n'est
pas nous qui pourrions le soupçonner d'avoir
voulu parler un langage irritant et soulever
les passions d'une minorité turbulente et
aveugle contre la majorité. C'est pourtant là
le résultat auquel il est arrivé, bien malgré
lui, nous en sommes convaincus. A notre
avis, ce n'est pas un bon moyen de prêcher
REVUE DE LA CRITIQUE.
683
la paix et la concorde que de commencer
par attaquer les intentions de tout le monde
et de revendiquer pour soi le monopole des
sentiments généreux, du désintéressement et
de la charité. Ce n'est pas un bon moyen de
calmer les passions populaires que d'élever
contre toute une partie de l'assemblée une
injuste accusation d'égoïsme, d'indifférence et
de brutalité. Un pareil langage a été natu-
rellement interrompu par des murmures et
des protestations très vives. Le président lui-
même a été forcé d'intervenir et de blâmer
l'orateur. Nous ne pouvons dissimuler, quant
à nous, que nous attendions de M. Victor
Hugo un autre discours, un autre début, une
autre conclusion.
Ce discours a produit, d'un bout à l'autre,
une impression fâcheuse. Nous ne dirons rien
du tableau que l'orateur a tracé de la misère
k laquelle est condamnée une partie de la
population parisienne; nous ne chercherons
pas si ce tableau n'est pas chargé de couleurs
un peu trop sombres, un peu trop poé-
tiques. . .
. . . Ce n'est pas sans un profond étonne-
ment que nous avons entendu M. Victor
Hugo répondre que s'il est impossible de sup-
primer la souffrance, il est possible de suppri-
mer la misère. Sans doute il ne faut pas
prendre ce mot dans son sens littéral et
absolu; il faut l'entendre dans le sens du com-
mentaire que l'orateur en a donné. La seule
misère qu'il est possible de supprimer, selon
lui, c'est la misère k son dernier période, la
misère à son degré le plus douloureux, le plus
funeste, k son degré mortel en quelque sorte.
Il n'en est pas moins vrai que de pareilles
distinctions sont dangereuses parce qu'elles ne
sont pas saisissables pour tout le monde ; parce
qu'elles font naître dans l'esprit de la popu-
lation qui souffre des désirs, des espérances
chimériques, bientôt suivies de déceptions
amères.
Le Dix-Décembre.
10 juillet 1849.
Non signé.
Certainement, Platon avait tort de bannir
les poètes de sa République. Nous ne voulons,
nous, les bannir que de la tribune aux
harangues.
C'est avec douleur que nous constatons
l'étrange succès oratoire remporté aujourd'hui
par M. Victor Hugo. Il s'est fait, en même
temps, énergiquement démentir par la Mon-
tagne. . .
. . . Avec cette chaleur dramatique qui lui
fait adopter toujours le côté dangereux d'un
rôle, parce que c'est aussi le plus applaudi,
— quand ce n'est pas le plus sifflé ; — l'auteur
de Claude Gueux est venu défendre la cause
de la misère : thème sonore! antithèse
sociale! ode magistrale dont la douleur est la
Ijre et le poète l'écho ! Seulement, dans sa
mélopée, Oljmpio a eu tort de ne pas rester
sur les hauteurs sereines de la pure contem-
plation. Il a abaissé ses regards à ses pieds et
dénoncé certains de ses collègues comme
coupables d'indifférence envers les misérables,
comme frappant d'une égale répulsion l'anar-
chie, ce grand fléau, et la misère, ce grand
intérêt. Un vacarme très prosaïque s'en est
suivi. La droite a protesté avec énergie, et le
président lui-même a dû, par deux fois, rap-
peler à l'ordre le subhme penseur, que les
applaudissements de la Montagne ont fini,
cependant, par rappeler tout à fait à son
passé et à sa gloire.
AFFAIRE DE ROME.
L'Univers.
19 octobre 1849.
Louis Veuillot.
Aujourd'hui c'est le pauvre M. Hugo qui
brille une minute pour disparaître dans le
rayonnement incomparable de la parole et du
succès de M. de Montalembert.
... Il s'était bien apphqué, il avait bien
ajusté ses antithèses, tout était reluisant,
chevillé, graissé d'adjectifs, et jouait à
merveille. Le voilà en scène, avec une mé-
moire sûre et des poumons pleins de vent.
La droite l'écoute, la Montagne l'applaudit.
Il est presque aussi fort que M. Mathieu (de
la Drôme); il a des intonations presque aussi
glorieuses que celles du citoyen Frederick
Lemaître. .. Il parle de l'Inquisition, «qui ne
peut être qu'une mauvaise chose parce qu'elle
a un nom mauvais » ('', il parle de la papauté
'■' Citation fantaisiste.
684
ACTES ET PAROLES.
qui ne connaît plus sa mission; et de Rome,
qui n'est pas libre puisqu'on n'y joue pas le
Koi s'amuse j il parle de la honte acquise k nos
drapeaux, si nous n'établissons pas k Rome
un gouvernement qui donne aux Romains
les beaux jeux du théâtre. . . Bref, la Mon-
tagne applaudit, elle est contente, elle est
heureuse.
. . . Impossible de donner une idée de tous
les lieux communs, de toutes les pauvretés
insignes, de tous les grossiers flonflons qui
composent ce discours. . . Encore s'il y avait
une raison, un sophisme, quelque chose,
n'importe quoi, derrière ces axiomes fanés
d'une polémique ridicule! Mais rien, rien,
absolument rien. Tout juste ce qu'il faut pour
fournir à la Montagne un prétexte d'applau-
dir. Elle s'en est bravement acquittée.
. . . Voilà donc M. Hugo parvenu au
comble de la gloire! on crie, on se précipite
pour le féliciter, on suspend la séance. . . Mais
avant de quiiter la salle, s'il a jeté un regard
sur la tribune ébranlée de ses coups de
poing, il a vu la figure émue et grave de
M. de Montalembert. Olympio! Olympio!
je vous le dis, dépêchez-vous, saisissez vite
ces mains qui cherchent les vôtres, ouvrez
bien vos oreilles aux félicitations de M. Pascal
Duprat, savourez, avalez votre triomphe et
mettez les morceaux doubles! Tout ce grand
succès, votre premier succès de tribune, ne
sera tout à l'heure qu'un échec de plus.
M. de Montalembert n'a encore prononcé
qu'une phrase et déjk justice est faite : «Le
discours que vous venez d'entendre a reçu le
châtiment qu'il mérite; je parle des applau-
dissements qui l'ont accompagné»... Le mot
est dit, l'incision est faite, la belle harangue
du pauvre M. Hugo s'écroule. Il n'en restera
que la phrase de M. de Montalembert.
Le National.
20 octobre 1849.
Non signé.
... M. Victor Hugo est monté à la tribune,
et son discours a été l'occasion d'un déchaî-
nement de passions qui n'est que le prélude
à de bien autres tempêtes.
M. Victor Hugo n'est pas des nôtres. C'est
pourquoi nous ne lui marchanderons pas
réloge; il n'a pas ménagé à un ministre pré-
varicateur la vérité, au gouvernement clérical
le mépris, au peuple romain la reconnaissance
de ses droits, à l'honneur et aux principes de
la France la satisfaction qu'ils attendent.
Le ministère, suivant son habitude, avait
menti en prétendant que la Constituante
avait voulu la restauration du pouvoir tem-
porel. M. Victor Hugo a vengé la Consti-
tuante de cette méprisable calomnie, et resti-
tué aux votes de cette Assemblée leur dignité
et leur véritable sens. La pensée de la Consti-
tuante a été une pensée de liberté, d'huma-
nité, de lutte contre l'Autriche; le ministère
a trahi cette pensée au lieu de l'exécuter, et
y a substitué en fait une politique d'oppres-
sion, d'iniquité, de complicité avec l'Autriche.
À ce nom abhorré de l'Autriche, qui ne
devrait jamais retentir à la tribune française
sans y être flétri au nom de la sainte pitié,
au nom de tout ce qu'il y a de sacré ici-bas
pour l'homme, M. Victor Hugo a eu un
mouvement d'éloquence qui a électrisé la
gauche et qui fera vibrer les plus nobles fibres
de la France.
... L'honorable orateur n'a pas hésité k
flétrir le motu proprio comme un acte inqua-
lifiable. Quant k la soi-disant amnistie de ces
méprisables cardinaux qui osent insulter Dieu
jusqu'k s'en dire les représentants, il lui a
rendu son véritable nom, une proscription
déguisée. Ici les tristes passions de la majorité
ont éclaté avec un cynisme qui soulèvera en
France le plus profond dégoût.
he Dix-Décemhre.
20 octobre 1849.
Non signé.
M. Victor Hugo a rappelé avec vérité le
mot de M. le général Lamoricière : «Nous
devons aller k Rome pour y sauver la liberté,
si nous ne pouvons y sauver la République».
C'est de même, avec une suite de pensées
plus grandes et plus généreuses les unes que
les autres, qu'il a protesté contre la barbarie
des gouvernements autocratiques de Russie,
de Naples, de Rome, etc.
L'Europe, certainement comme M. Hugo
en a manifesté le désir, entendra avec bon-
heur les nobles paroles dont il a su flétrir
les cruautés de ces hommes sauvages, qui
prétendent servir la civilisation avec les
moyens de la barbarie.
... M. Hugo est entré très heureusement
REVUE DE LA CRITIQUE.
685
dans la question de liberté personnelle du
pape et a montré, d'une manière victorieuse,
que le motu proprio est incompatible avec le
caractère et l'esprit de la papauté.
Il est impossible de suivre notre grand
poète dans les déductions puissantes et pa-
triotiques qui constituent le fond de son beau
discours.
Mais on peut dire qu'aujourd'hui M. Victor
Hugo, comme hier déjà M. Mathieu (de la
Drôme) a fait les fonctions jde ministre des
affaires étrangères, puisque le gouvernement
était abandonné ou incompris par le sien.
... La majorité s'est montrée constamment
hostile à tous les développements de et dis-
cours; mais rien n'est comparable à l'effet
produit sur tous les esprits libéraux, quand
l'orateur a demandé à la majorité si elle con-
traindrait le pape à remplir ses promesses,
dans le cas où il se refuserait à les exécuter,
et qu'elle a répondu : non !
hes Débats.
20 octobre 1849.
Non signé.
C'est encore la lettre du président qui a
fourni la matière du discours prononcé au-
jourd'hui par M. Victor Hugo, discours que
malgré notre admiration pour le talent du
poète nous ne pouvons nous empêcher de
regretter dans l'intérêt de l'homme politique.
Entraîné par de généreux sentiments, emporté
par son imagination, le poète n'a pas asssez
compris que l'homme politique n'est pas
toujours le maître de ses inspirations, et que
les plus nobles élans du cœur doivent toujours
être contenus par la sagesse, car l'esprit du
mal sait quelquefois se faire des armes épou-
vantables de ce que nous avons de meilleur
en nous, si nous n'avons pas la prudence de
savoir à qui nous le donnons. Le sujet même
qui était en discussion aurait dû prévenir
M. Victor Hugo du piège tendu aux entraî-
nements peu réfléchis du coeur; car en retour
de totis les bienfaits qu'il a voulu dans
d'autres temps répandre d'une main si pro-
digue, qu'a recueilli le Pontife si populaire
de 1847? L'assassinat de son ministre, le
meurtre de ses amis, la profanation des
temples les plus spécialement confiés à sa
garde, la révolte, la trahison de ceux qu'il
avait si généreusement rendus à leur patrie.
et pour sa personne enfin, la nécessité de se
soustraire par la fuite aux balles parricides de
ceux qu'il avait lui-même armés. Cet ensei-
gnement si prochain, qui sortait des entrailles
mêmes du débat, M. Victor Hugo l'a dédaigné
pour s'élancer imprudemment dans d'autres
sphères, pour s'égarer loin de ses amis poli-
tiques dans les nuages orageux qui couronnent
la Montagne, et où il a, pour son malheur,
fait éclater des tonnerres d'applaudissements.
L,a Liberté.
21 octobre 1849.
Non
signe.
... Le discours de M. Victor Hugo a été
une des plus belles inspirations de cette intel-
hgence d'élite, et un des plus nobles élans de
son âme généreuse . . .
Nous le voudrions que nous ne pourrions
pas nous faire les interprètes fidèles de la
pensée et du style de l'orateur. M. Victor
Hugo revêt ses idées d'une forme si vive, si
forte et si gracieuse, qu'il j a danger de la
dénaturer et certitude de la décolorer si on
essaie de la traduire par des équivalents. Mais
ce que nous pouvons dire, c'est l'immense
effet produit sur l'Assemblée par cette parole
qui n'a été, d'un bout à l'autre du discours,
qu'une solennelle et véhémente protestation
contre la poHtique de proscription et d'obscu-
rantisme que notre armée est allée restaurer à
Rome.
M. Victor Hugo a éloquemment flétri les
sanglantes orgies des Haynau et des Radetzki,
dont nous nous faisons partout les auxiliaires
contre les peuples; et sa voix a fait vibrer les
cœurs lorsqu'il s'est écrié : ^u'oa employait les
moyens de la barbarie pour servir les intérêts de la
civilisation. Plaçant ensiiite la question romaine
sur son véritable terrain, il a démontré qu'il
n'y avait pas de milieu, qu'il fallait adopter
ou la pohtique du Président de la République
ou celle du proprio motu et du rapport de
M. Thiers. M. Victor Hugo n'a pas eu de
peine a établir qu'il n'y avait de possible,
pour l'honneur et les intérêts de la France,
que la politique réclamée par la lettre du
8 août; il a mis en relief l'odieux usage du
pouvoir exercé par le gouvernement clérical
à l'ombre de notre drapeau; il a qualifié ce
pouvoir d'un mot en stigmatisant la barbarie
du juge criminel et la vénaUté du juge civil.
686
ACTES ET PAROLES.
et, terminant par une véhémente et juste
appréciation de notre intervention, il a de-
mandé s'il était possible que la France fût
allée k Rome pour rien, ou plutôt pour la
honte.
Après que l'émotion produite par M. Victor
Hugo a été calmée, M. de Montalembert est
monté à la tribune, et dès ses premiers mots,
on a compris que le discours de M. Victor
Hugo avait frappé juste. Le jésuite a bondi
sous le trait, et l'âme du dévot s'est révélée,
lorsqu'il a dit que M. Victor Hugo venait
de recevoir sa récompense, ou plutôt son
châtiment, dans les applaudissements que la
gauche lui avait décernés.
Une immense protestation s'est alors élev^ée,
et forcé de retirer le mot châtiment, M. de
Montalembert a maintenu celui de récompense.
Le Nouveau Monde.
ij novembre 1849.
Louis Blanc.
... Le discours de M. Victor Hugo fut
généreux, éloquent; il représentait ce senti-
ment inné de justice qui se retrouve dans tous
les cœurs honnêtes, à quelque parti qu'ils
appartiennent. M. Victor Hugo produisit sur
certains bancs intermédiaires une vive impres-
sion; mais il s'était trouvé dans la situation
embarrassante de tous ceux qui n'acceptent
pas franchement un principe; son argumen-
tation indécise prêtait largement le flanc aux
attaques des partis extrêmes, et M. de Mon-
talembert se trouva fort à son aise pour lui
répondre.
he Conseiller du 'Peuple.
Octobre 1849.
.LiiARTINE.
. . . L'événement de la séance suivante est
un discours de M. Victor Hugo, puissant de
pensée, éclatant de parole, lyrique d'inspira-
tion, qui élève le débat à la hauteur d'une
philosophie politique. La conclusion parle-
mentaire de M. Victor Hugo est le rejet du
motu proprio, et la reconnaissance de la lettre
du Président par l'Assemblée comme point
de départ des négociations. Nous avons dit
les raisons de sang-froid et de réflexion qui
nous paraissent contredire cette politique,
mais il nous est impossible de ne pas rendre
hommage à cette magnifique protestation.
L'afi^aire de Rome n'aura jamais reçu un plus
sévère châtiment de logique et d'éloquence.
LA LIBERTE DE L'ENSEIGNEMENT.
Le Mois.
Janvier i8jo.
Alexandre Dumas.
La discussion sur l'instruction publique a
continué. La question est devenue plus palpi-
tante d'intérêt. M. Victor Hugo a parlé.
L'orateur éminent que la Chambre, que
la France, écoutent toujours avec tant de
faveur, a établi d'une manière victorieuse la
solution du problème. Il demande l'enseigne-
ment gratuit et selon lui, l'enseignement
gratuit contient l'enseignement obligatoire et
l'enseignement libre.
M. Victor Hugo repousse l'enseignement
clérical, et dans ses nobles paroles, il a di-
gnement séparé ce parti de la religion et de
l'Église.
Il a flétri énergiquement les manœuvres
sourdes de ceux qui, surpassant les marchands
du Temple, vendent le temple lui-même. Sa
voix a été bien puissante quand il s'est écrié :
«Vous dites que l'Église est votre mère; alors
n'en faites pas votre servante!»
Cet admirable discours, que nous regret-
tons de ne pouvoir reproduire, restera comme
une protestation éclatante et souveraine de la
lumière contre l'obscurantisme.
Le Crédit.
16 janvier i8jo.
Non signé.
... M. de Montalembert reprochait der-
nièrement à M. Hugo d'avoir déserté la cause
au nom de laquelle il s'était fait élire. Ce
reproche était inique ; M. Hugo avait promis,
dans son programme électoral, de ne pas être
moins hostile aux réactionnaires qu'aux révo-
lutionnaires. Il tient noblement parole, et son
discours d'aujourd'hui a été une belle revanche
prise contre l'organe le plus accrédité des
ultramontains ; car bien qu'il ait eu la pré-
caution de poser en principe qu'il allait parler
pour ceux qui n'étaient point dans l'Asscm-
REVUE DE LA CRITIQUE.
687
blée, il a reconnu cependant qu'ils avaient
rorcille assez fine pour l'entendre, d'aussi
loin qu'il parlât, et l'événement a prouvé
qu'il avait été, en efFet, entendu et compris.
L'éloquence du poète est trop littéraire
pour qu'on entreprenne de l'analyser. On en
est réduit à citer ce qui a le plus profondé-
ment remué les âmes ou ébloui l'imagination
dans ce langage si riche d'images et si admi-
rablement accidenté.
Après avoir résumé le discours de
Victor Hugo et cité l'attaque directe aux
jésuites, le critique constate l'orage dé-
chaîné :
... À ces mots, le tumulte qui grondait
du côté droit et sur les bancs de la commis-
sion depuis le commencement du discours, a
acquis une telle intensité, et a éclaté avec tant
de violence, qu'il a été très difficile à l'orateur
de donner à sa péroraison tout le développe-
ment que faisait présager sa revue historique.
La fin de son exposé a été étouffée sous les
vociférations de la droite et les applaudisse-
ments du reste de l'Assemblée.
ha Presse.
16 janvier 185O.
Non signé.
M. Victor Hugo a défendu la liberté d'en-
seignement.
Nous devrions plutôt dire que M. Victor
Hugo a vengé la liberté d'enseignement des
honteuses désertions dont elle porte le deuil.
... Le discours de M. Victor Hugo est, en
cfiFet, moins une opinion qu'une accusation.
Au heu de discuter, il a lutté ; il a lutté avec
toute la puissance d'une magnifique éloquence
et toute l'énergie d'une généreuse conviction ;
il a lutté comme la force lutte contre la ruse,
comme l'inspiration lutte contre l'ambition,
comme le patriotisme lutte contre l'égoïsme.
Cette lutte sera l'une des plus glorieuses pages
de sa vie.
U Assemblée nationale.
17 janvier 18 jo.
Non signe.
LES PRODUITS DE M. VICTOR HUGO.
M. Victor Hugo a provoqué hier, dans
l'Assemblée législative, un si grand scandale,
que nous croyons devoir y revenir aujour-
d'hui, quoiqu'il nous en coûte de relever les
erreurs d'un poète illustre si tristement four-
voyé dans la carrière politique.
Dans son étrange discours, ou bien dans
sa déclaration de guerre contre l'esprit même
de la religion, il ose dire à tous les catholiques
du monde : «Montrez-nous vos produits.»
Nous allons essayer de satisfaire M. Victor
Hugo ; mais il nous permettra de lui montrer
d'abord quelques-uns de ses produits per-
sonnels.
L'auteur de Lucrèce Borff'aj cette orgie dra-
matique dirigée contre la papauté; l'auteur
de Marion Delorme, cette réhabilitation de la
courtisane; l'auteur du Ro/ s'amuse, de Marie
Tudor et de Kuj Bios, ces drames révolution-
naires où les têtes couronnées s'effacent devant
les valets et les bourreaux, avait depuis long-
temps sa place marquée parmi les socialistes
contemporains, puisqu'il a fait de ses écrits
un instrument d'attaque et de haine contre le
sacerdoce et la royauté !
Mais quelle force nouvelle apporte-t-il au
sociahsme ?
A cette question, que nou5 notis sommes
adressée en l'écoutant, nous avons une ré-
ponse, écrite depuis deux mois; car, hier,
M. Victor Hugo a résumé seulement à la
tribune les insinuations fausses et calomnieuses
que le sociahsme dirige contre le cathohcisme,
dans tous les premier-Paris de ses journaux.
Il ne lui apporte donc aucune force nouvelle,
comme il est facile de s'en convaincre par le
texte même de son discours, qtii peut se ré-
sumer en ces termes :
«Cathohques, qu'avez-voxis fait de l'Italie,
de l'Espagne , de l'Europe .!*...»
... Si nous vouhons générahser ce triple
parallèle, pour rédmre à sa juste valeur toute
la phraséologie sonore de M. Victor Hugo, et
pour mieux faire éclater la splendeur de
l'unité religieuse, ainsi que son influence po-
sitive et morale sur les autres grandes phases
de la civihsation, il nous suffirait d'ouvrir les
Études biltoriques de Chateaubriand, qui a
prouvé que tous les peuples vraiment forts se
sont inspirés du génie du cathohcisme.
Si M. Victor Hugo s'était fait l'interprète
de cette doctrine, plus noble et moins vieille
que la sienne, M. Dejoy ne lui aurait pas
répondu avec tant d'à-propos, de raison et de
vérité, en faisant justice de son dire :
— «C'est de la friperie révolutionnaire!»
688
ACTES ET PAROLES.
La Démocratie Pacifique.
i6 janvier i8jo.
Non sign^.
L'événement de la séance, de la session
peut-être, est le discours prononcé aujourd'hui
par M. Victor Hugo; ce discours est une
œuvre de puissant orateur, une action de bon
citoyen.
Victor Hugo a écrasé cette loi qui n'a
d'autre but, on l'a confessé aujourd'hui, que
de livrer l'enseignement non pas même au
clergé mais aux jésuites, cette milice du
moyen-âge qui s'en va galvanisant les supers-
titions mortes et qui veut abrutir le peuple
pour le rendre souple au joug.
... L'orateur a rappelé la sinistre histoire
de cette église qui tortura Campanella, con-
damna Colomb, emprisonna Galilée; de cette
église k qui la philosophie arracha si difficile-
ment les instruments de gêne et de supplice.
A ceux qui tenteraient, après trois révolutions,
d'arrêter le génie humain dans ses conquêtes,
l'orateur a prédit des révolutions nouvelles;
mais pourquoi résumer? Qu'on lise, non pas
seulement dans notre compte rendu, mais
dans le Moniteur, dans la réimpression popu-
laire que l'auteur publiera, s'il remplit son
devoir tout entier. Nous lui dirons seulement
une chose.
Tout homme qui tient la plume aujour-
d'hui a aimé, admiré M. Victor Hugo, grand
poète et surtout hardi novateur en littérature,
opérant une révolution dans l'art, portant le
marteau dans les règles antiques, dans les
poétiques pétrifiées, ouvrant dans le vieil
édifice classique de larges brèches, par les-
quelles il faisait pénétrer la nature, la vie, la
couleur. Ceux qui ont admiré Victor Hugo
le poète, ceux qui ont suivi avec sympathie
M. Victor Hugo à la Chambre des pairs, oîi
il formula plus d'une fois des idées progres-
sives, ont été découragés, éloignés pour un
temps quand ils l'ont vu pactisant avec la rue
de Poitiers, hésitant en présence de la démo-
cratie socialiste, et comme ébloui par le grand
nom de l'empereur.
Aujourd'hui le nuage disparaît, les causes
de défiance se dissipent. M. Victor Hugo
nous a prouvé que ses opinions avaient tou-
jours été sincères, que toujours il avait gardé
dans son cœur l'amour du progrès social et le
respect de la pensée indépendante. Jamais il
n'a fait de transactions aux dépens de la liberté
intellectuelle. Les efforts mêmes qu'il a prodi-
gués pour amener sur ce terrain les hommes
auxquels il a bien voulu se mêler, et dont
nous avions, nous, désespéré dès l'origine,
donnaient aujourd'hui une autorité spéciale à
sa parole. Après avoir compromis sa popu-
larité, pour le salut de ceux qui ne veulent
pas être sauvés, pour tenter l'opération de la
cataracte à des aveugles, M. Victor Hugo
possédait une puissance exceptionnelle pour
leur faire entendre aujourd'hui des paroles
rigoureuses et des avertissements solennels.
Le Conseiller du Peuple.
Janvier i8jo.
Lamartine.
Mais le discours capital de cette discussion
a été le discours de M. Victor Hugo. Jamais
la parole de l'illustre écrivain n'avait plus for-
tement vibré dans cette séance, où il procla-
mait, au milieu des murmures, les droits
imprescriptibles de la raison. M. Victor Hugo
a défendu l'ordre de sa poitrine aux barricades.
Il a donné, dans sa vie parlementaire, de
nombreux otages à l'esprit de conservation.
Il n'est pas suspect de faiblesse pour les doc-
trines d'anarchie; mais dans cette grave ques-
tion, qui est la question de l'indépendance de
la pensée, il n'a pas cru devoir sacrifier k de
mauvaises résipiscences les plus glorieuses con-
quêtes de la démocratie.
LA DEPORTATION.
ha Démocratie Pacifique.
6 avril 1850.
Non signé.
Pendant quelque temps, après la Révolu-
tion de février, nous avons vu avec regret
M. Victor Hugo, témoignant des hésitations,
des défiances en présence de la République
nouvelle, manifestant en faveur des soi-disant
défenseurs de l'ordre des illusions qui nous
paraissaient trop prolongées.
Mais voici que, dans plusieurs occasions
solennelles, M. Victor Hugo vient de prouver
que ses défiances comme ses illusions avaient
été honorables, comme tout ce qui est pro-
fondément sincère; que jamais l'amour du
REVUE DE LA CRITIQUE.
689
progrès et de la liberté n'avait faibli dans son
âme.
Le révolutionnaire en littérature, l'ardent
ami des réformes sociales, l'auteur de Marion
Delorme, de Claude Gueux j du Dernier jour
iPun condamne', s'est retrouvé tout entier dans
l'orateur qui a récemment stigmatisé la loi
d'ignorance, qui a flétri plus énergiquement
aujourd'hui la loi de déportation, cette restau-
ration hypocrite de la peine de mort en ma-
tière politique.
Le discours de M. Victor Hugo, plusieurs
fois honoré par les interruptions furieuses de
la droite et par les applaudissements de la
gauche, a tué d'avance une loi monstrueuse,
et doit ajouter à l'illustration de son auteur.
. . . La loi sera probablement votée. C'est
naturel; les actes antérieurs de l'Assemblée
devaient conduire à ce résultat. La majorité
connaît les règles du syllogisme ; elle sait très
bien que la conclusion doit toujours être
conforme aux prémisses.
Mais le pays méditera le discours de
M. Victor Hugo. C'est une compensation
réelle au vote.
U Assemblée nationale.
6 avril i8jo.
Non signé.
... Le poète n'aime que les applaudisse-
ments et la popularité. Il court après la popu-
larité qui se laisse atteindre le plus facilement ;
il quête les applaudissements qui font le plus
de bruit. Il flatte complaisamraent ceux que
la muse devrait châtier. Résister au courant
exigerait de lui quelques efforts : il s'y laisse
aller. Il voit décroître partout autour de lui le
respect pour la justice, qui est le fondement
de toute société, monarchie ou république :
il conteste la justice : «Ce qui est criminel
selon les uns est innocent selon les autres»; il
sème de nouveaux doutes dans les esprits :
«Voilà, dit-il, un homme frappé pour le plus
incertain de tous les délits, pour un délit po-
litique»; il oublie volontairement que c'est
d'un crime qu'il s'agit et il l'appelle un délit,
et un délit innocent, car c'est un délit poli-
tique, un délit qui va atteindre non pas seule-
ment un homme, mais des milliers d'hommes;
qui fait partout, et sans compter, des veuves
et des orphelins, et qui frappe peut-être la
patrie au cœur. Il nie la justice et il l'outrage
ACTES ET PAROLES. — I.
en même temps : «Ce qu'ils appellent une
expiation, je l'appelle un martyre; et ce qu'ils
appellent la justice, je l'appelle l'assassinat.»
Et il ajoute un dernier trait, en confondant
la justice et le hasard.
Après qu'il a ainsi proclamé le scepticisme
le plus absolu en matière de devoirs et de
crimes, il ne craint pas d'ajouter : «Je n'hésite
jamais entre la vierge qu'on appelle la con-
science et la prostituée qu'on appelle la raison
d'État. »
Qu'est-ce donc qu'une conscience qui
transforme le crime en délit et déclare le délit
incertain, et qui prend la justice pour l'assas-
sinat et pour le hasard tour à tour!
. . . Cependant M. Victor Hugo, après avoir
flatté, avec un grand succès, nous le recon-
naissons, les mauvaises passions de ses nou-
veaux amis, s'est adressé à la plus mauvaise
passion qu'il ait pu supposer chez ses adver-
saires : à la peur.
... M. Victor Hugo, qui travaille si bien à
effacer des cœurs toute notion du devoir, ne
sait donc pas ce que c'est que le sentiment
du devoir .'' Le sentiment du devoir méprise
toutes ces prévisions de succès ou de défaite
indignes de lui; il ne fait point de honteux
calculs, il dit généreusement : advienne que
pourra. Il n'hésite jamais, pour employer l'an-
tithèse de M. Victor Hugo, entre la vierge
qu'on appelle la conscience et la prostituée
qu'on appelle la peur!
L,e Crédit.
6 avril i8jo.
Non signé.
On était averti qu'un discours devait être
prononcé par M. Victor Hugo; l'Assemblée
était au grand complet et les tribunes pu-
bliques étaient envahies de fond en comble,
si bien que les derniers rangs étaient occupés
par des dames. Le discours a répondu à
l'attente générale; car on y a retrouvé toutes
les qualités propres à l'orateur et reconnais-
sons-le, s'il y avait un sujet sur lequel il eût
plus particulièrement le droit de parler, c'était
bien celui-là. L'auteur du Dernier jour d'un
condamné pouvait plus hautement que per-
sonne protester contre le supplice nouveau
qu'il s'agit de substituer à la peine de mort.
. . . La partie la plus heureuse du discours
de M. Hugo est celle qu'il a consacrée à la
44
IATI03ALB.
690
peinture de ce supplice nouveau, digne de
rivaliser avec les cruautés légales des âges de
barbarie, et qui, par conséquent, fera rougir
notre civilisation.
... Toutes ces choses ont été exposées par
M. Hugo dans un admirable langage, qui,
faut-il l'avouer, n'a guère trouvé que des
incrédules et des interrupteurs froidement
railleurs dans les rangs de la droite. Ce n'est
pas de l'improvisation, de la spontanéité ora-
toire réelle, leur entendait-on dire; ce sont
des effets longtemps cherchés et péniblement
arrangés dans le silence et dans le loisir du
cabinet.
Eh! Messieurs, si Alceste a eu raison de
dire que le temps ne fait rien à l'affaire, il
n'en est pas moins vrai que le talent y fait
tout. Mais ce qui est plus pénible que de
vous voir indifférents aux œuvres de talent,
c'est de vous trouver insensibles à ces choses
du cœur que le cœur seul comprend.
ACTES ET PAROLES.
LE SUFFRAGE UNIVERSEL.
La FeuiHe du Peuple.
23 mai 1850.
Ad, Chouippe.
... Le puissant athlète de la tribune,
Victor Hugo, est venu bientôt pulvériser de
sa parole foudroyante cette loi déloyale et
menteuse.
Il fallait voir les membres de la droite se
tordre sur leurs bancs pendant que l'orateur,
élevé aux plus sublimes régions de l'éloquence,
administrait au projet, ainsi qu'à ses auteurs,
une sorte de flagellation publique.
Nous renonçons à décrire les impressions
variées et profondes qui ont agité l'Assemblée
pendant près d'une heure. Nous renonçons
également à donner une idée de ce discours
qu'il faut absolument lire pour être pénétré
de son importance, et que nous reproduisons
dans son entier comme un chef-d'œuvre
destiné à prendre place à côté des plus re-
marquables dans l'histoire des fastes parle-
mentaires.
Paris a lu, la France et l'Europe entière
liront cette forte et brillante improvisation
dans laquelle la puissance de la pensée le
dispute à l'éclat de l'expression; mais nous
ne savons, en vérité, ce qu'elles admireront
davantage ou des merveilleuses facultés de
l'esprit, ou des généreuses inspirations du
cœur.
LA LIBERTE DE LA PRESSE.
La Presse.
10 juillet i8jo.
Non signé.
. . . Nous donnons entier ce magnifique
discours, page immortelle qui s'ajoute à tant
de nobles pages déjà! En le lisant, on com-
prendra que nous soyons embarrassés pour en
parler à notre aise, sans préparation. Nous y
reviendrons.
Devant cet amas étincelant de pensées pré-
cieuses, on commence par être ébloui et par
fermer les yeux. Nous applaudissons aujour-
d'hui, nous commenterons demain.
Disons seulement que la pensée humaine
ne sera jamais plus glorieusement vengée des
misérables doctrines qui, ne pouvant s'habi-
tuer au grand jour du dix-neuvième siècle,
essaient d'éteindre la vérité et la raison avec
leur haleine immonde! La question apparte-
nait au grand poète plus qu'à personne. Lui
que la pensée a fait ce qu'il est, il était le pro-
tecteur naturel et nécessaire de la pensée. Ce
fils de l'inteUigence devait accourir le premier
à la défense de sa mère.
Aussi, avec quelle ardeur, avec quel cou-
rage, avec quelle verve, avec quelle cordiale
et vivante énergie il a plaidé cette généreuse
cause. Comme il a flétri de sarcasmes acérés
et ineffaçables ces nains ridicules et insensés
qui se couchent en travers des rails pour arrêter
l'esprit humain, cette locomotive lancée à toute
vapeur! Comme il a, en revanche, magnifi-
quement célébré cet incessant et universel tra-
vail de l'idée qui produit tout, l'erreur, le
schisme, la déraison, mais aussi la vérité, et
qui en somme se résout en bien, comme
toute révolution se résout en progrès et toute
guerre en civilisation!
La droite a, comme toujours, essayé d'étouf-
fer sous ses murmures la retentissante parole
du grand orateur. M. Dupin lui-même a été
obligé de rappeler la majorité, — sa majoriic!
— au respect de laj tribune. Tant mieux! Ces
REVUE DE LA CRITIQUE.
691
cris et ces contorsions de la réaction sous chaque
mot de l'illustre poète ne prouvent qu'une
chose : c'est que chaque mot portait.
D'ailleurs, les acclamations chaleureuses de
la gauche ont bien dédommagé l'orateur des
murmures de la droite. Murmures à droite,
bravos à gauche; double succès...
Splendeur de style, profusion d'idées, images
grandioses qui font vivre la pensée dans la mé-
moire des masses; aucune des qualités de pre-
mier ordre ne fait défaut à cette harangue qui
place définitivement M. Victor Hugo au ni-
veau des plus grands orateurs de tous les pays
et de tous les temps.
Et maintenant, que la réaction le loue ou
l'attaque, qu'est-ce que cela fait? M. Victor
Hugo est bien obligé de parler devant elle,
mais il ne parle pas pour elle. Il parle pour le
peuple et pour l'avenir.
Le peuple et l'avenir liront cet admirable
discours; et le peuple l'applaudira, et l'avenir
le réalisera.
Le Pouvoir.
(Suite du Dix-Décembre.)
10 juillet i8jo.
Non signé.
Nous craignons malheureusement que les
brillants développements que l'orateur a don-
nés à sa pensée n'aient pas servi beaucoup la
cause qu'il voulait défendre. Entraîné par la
puissance de son esprit généralisateur, mal à
l'aise dans les questions de détail qu'il dé-
borde ou qu'il dédaigne peut-être, M. Victor
Hugo a fait entrer dans le plan de son dis-
cours des appréciations politiques, souvent
injustes, et dont le moindre inconvénient
était d'être complètement hors de propos. Au
lieu d'intéresser la majorité au succès de sa
cause, il a trouvé le secret de la blesser par
des suppositions tout à fait gratuites, et des
insinuations du moins déplacées pour ceux
mêmes de ses membres qui ont le plus de
droit à ses sympathies et à celles de l'opinion
publique; pourquoi M. Victor Hugo ne
laisse-t-il pas aux vulgaires déclamateurs de la
Montagne ces tristes ressources de tribune
qui font tache à son talent et sont indignes
de son génie? Pourquoi surtout, dans cette
circonstance, ne s'est-il pas préoccupé davan-
tage de sa noble cliente, la presse, qu'il pa-
raissait avoir à peu près oubliée, et qui paiera.
nous le craignons bien, les imprudences de
ses attaques inopportunes et les frais de son
éloquence ?
Le Crédit.
10 juillet i8jo.
Non signé.
... Aujourd'hui, M. Victor Hugo est par-
venu à rouvrir l'arène du débat fermée avant
l'heure. Il a noblement dénoncé toutes les
embûches dressées contre la presse dans les
machiavéliques conceptions de la commis-
sion; il a vigoureusement flagellé les auteurs
de toutes ces ruses misérables de la réaction
monarchique, travaillant de compte à demi
avec la réaction ultramontaine contre l'irré-
sistible courant de l'esprit humain; il a stig-
matisé ces ministres anonymes qui, sans péril,
sans responsabilité, font l'œuvre à laquelle
des ministres plastrons attachent leurs noms;
il a gémi sur le sort du nouveau Numa de
l'Elysée national, affligé de ses dix-sept Egé-
ries.
Mais la droite a eu assez à faire pour sa
dignité et pour la cause qu'elle veut servir en
affectant la plus joviale hilarité, et en inter-
rompant bruyamment l'orateur presque à
chacune de ses phrases; de telle sorte que ce
beau discours, resté sans contradicteur, écrase
moralement la majorité, comme une magni-
fique oraison funèbre de la liberté de la
presse livrée aux jésuites de i8jo.
POUR CHARLES HUGO.
L'Univers.
13 juin 1851.
Louis Veuillot.
Le jury de la Seine a donné hier un signe
assez remarquable du mouvement qui s'opère
dans les esprits. Un rédacteur de l' Événement,
M. Charles Hugo, était traduit devant la
cour d'assises pour un article qu'il avait cru
écrire contre la peine de mort. L'auteur a été
défendu en grande pompe par M. Victor
Hugo, son père. Le jury, après vingt minutes
de délibération, a porté un verdict de culpa-
bilité, tout en reconnaissant des circonstances
692
ACTES ET PAROLES.
atténuantes. Véritablement, il y en avait!
M. Charles Hugo a été condamné à six mois
de prison.
Ce qui donne un caractère particulier à ce
verdict, c'est la présence et la plaidoirie de
M. Victor Hugo.
. . . Au moment de paraître devant la cour,
les jeunes rédacteurs de l'Èvhement se sont
empressés de rassembler des textes à l'appui
c'e leur thèse... Avec une naïveté qui a
quelque chose de touchant ils ont donné la
plus belle place parmi ce choix d'autorités à
M. Victor Hugo lui-même, prenant dans
Claude Gueux et dans la préface du Dernier
jour d'un Condamné ce qu'ils y trouvaient de
plus beau, et se mettant à couvert sous ces
chefs-d'oeuvre d'autrefois, qui sont encore
des chefs-d'œuvre pour eux . . . Personne au-
jourd'hui ne voudrait, ni n'oserait, ni ne
saurait écrire certains passages de Claude Gueux
et de la préface du Dernier jour d'un Condamne'.
On serait mis à l'amende. C'est ce que le
jurj vient de constater en condamnant l'ar-
ticle de l'Evénement, cent fois moins répré-
hensible au point de vue du goût, de la
morale, des lois et de la raison, que ces
ouvrages qui ont rendu leur auteur illustre,
et qui l'ont fait entrer à l'Académie comme
les visigoths dans Rome.
. . . Les louanges que nous sommes heureux
de donner à la plaidoirie de M. Hugo ne
s'adressent qu'à la forme. Quant au fond,
nous n'en disons rien et par deux raisons :
M. Hugo plaidait pour son fils et plaidait
contre la peine de mort. Tout ce qu'il a dit
pour son fils mérite des égards; rien de ce
qu'il a dit contre la peine de mort ne mérite
l'attention.
LA REVISION DE LA CONSTITUTION.
L'Umpers.
18 juillet i8ji
Louis Veuillot.
M. Hugo n'avait rien à dire sur la question :
il ne sait rien. République et monarchie, cela
est trop haut pour lui, et le débat se passe
au-dessus de sa tête.
... M. Hugo n'est pas venu discuter; il est
venu insulter; son discours n'a été qu'une
longue insulte à tous les partis, à tous ceux
du moins qu'il a glorifiés et qui l'ont récom-
pensé. Ce qu'il a dit sur la question même
est au-dessous de tout ce qu'on pouvait pré-
voir : il a ramassé des lieux communs de
guerre et de récriminations dont M. Duprat,
qui n'y regarde pas de bien près pourtant,
n'avait point voulu; il a fait un programme
des idées républicaines où figurent des articles
que M. Michel de Bourges avait rayés la veille,
des excentricités socialistes que M. Greppo
n'avoue plus, et qui n'ont aujourd'hui que
M. Emile de Girardin pour patron. M. Hugo
socialiste! L'Assemblée s'attendait k tout, et
elle est stupéfaite. Il dit que la République
sera la liquidation de tous les griefs de l'hu-
manité; que la justice doit être rendue par
une magistrature élue et temporaire ; qu'il faut
étendre la compétence du jury; il ramasse en
hâte et comme un homme qui craint d'être
encore suspect et de n'en jamais faire assez,
toutes les absurdités qu'il peut trouver dans
les constitutions révolutionnaires. C'est le cy-
nisme, non, c'est la démence de l'apostasie.
Et de tout cela, comme il faut encore que la
puérilité littéraire se montre et mette le der-
nier trait à cette parade, de tout cela il fait
des jeux de mots, des antithèses, des asson-
nances, toutes les misérables fanfreluches de
son métier.
... Quant à la Montagne, elle étouffait
M. Hugo de ses embrassements, et semblait
lui mettre au front l'auréole d'innocence dont
il a lui-même couronné Marion de Larme :
Mon amour te refait une virginité.
De telles scènes laissent dans l'âme une
inexprimable tristesse.
La Feuille du Peuple.
25 juillet i8ji.
Ch. Renoxtviek..
... M. Baroche, en avocat irrité, n'a fait
que deux parts dans son discours : l'une per-
sonnelle, injurieuse, calomnieuse pour Victor
Hugo; l'autre personnelle encore, à ce qu'on
aurait pu croire, contre le gouvernement
provisoire, contre les commissaires (toujours
le vieux thème) et contre le droit même de
la Constituante.
. . . Victor Hugo s'est défendu autant que
la haine et les féroces interruptions des roya-
REVUE DE LA CRITIQUE.
693
listes qui entouraient la tribune lui ont permis
de le faire.
... Le discours de Victor Hugo, un des
plus énergiques que la tribune ait jamais pro-
dmts, a passionné l'Assemblée que les raisons
froides et concluantes, la rigoureuse polé-
mique des républicains avait maintenue dans
un calme forcé. Victor Hugo a fait le procès
de la monarchie, rappelé les crimes de l'em-
pire et de la royauté, les banqueroutes de
l'ancien régime, et livré à l'indignation de
tous les cœurs patriotiques ces hommes qui
se tiennent à plat ventre écoutant s'ils n'en-
tendront pas enfin le canon russe. Un concert
d'injures et de malédictions a été la réponse
de la droite.
Journal des Débats.
18 juillet i8ji.
J. Lemoinne.
C'est à M. Victor Hugo qu'appartient le
triste, le déplorable honneur, nous le disons
avec une profonde affliction, d'avoir rompu
la trêve des partis, d'avoir mis un terme à la
tranquillité que l'Assemblée s'était imposée
pendant le cours de cette discussion. M. Dupin
a appelé cette semaine la semaine de la tolé-
rance; mais il n'y a pas de tolérance au
monde qui pût tenir contre les provocations,
contre les outrages et contre les injures que
M. Victor Hugo est venu jeter à la face de
tout ce qu'il était tenu de respecter et d'ho-
norer plus que personne. Nous comprenons
les écarts de l'éloquence et les excès de l'im-
provisation; si M. Berryer, par exemple, dans
l'entraînement de sa fougueuse parole, se
laissait aller jusqu'à l'outrage, on le lui par-
donnerait, parce qu'on sent toujours en lui
un courant sympathique, généreux et pas-
sionné. Mais M. Victor Hugo n'a pas même
l'excuse de l'improvisation; ses injures sont
apprises par cœur, et péniblement récitées.
C'est aligné comme des vers, aiguisé comme
des rimes. Quand, à l'indignation qu'il sou-
lève, il s'aperçoit qu'il a dépassé toutes les
bornes permises, il rétracte ses mots, mais il
les repète ; il les ramasse un à un comme des
morceaux cassés, il les rajuste et vous les
représente avec la même figure et avec la
même tournure. Après chaque interruption,
il court après ses antithèses, il les rejoint, il
les reprend; il ne perd jamais ses mots! C'est
là ce qui ôte toute espèce d'émotion sincère
et véritable aux harangues de M. Victor
Hugo; c'est de la colère à froid, de l'empor-
tement prémédité, c'est de l'éloquence frappée
de glace . . .
... Il est facile à un poëte égaré de venir
nous dire que 89 et 93 sont indivisibles, et
qu'on ne peut pas plus les séparer l'un de
l'autre que l'aube du soleil; mais ceux qui
saluent, comme le lever de la liberté, la ma-
gnifique aurore de 89, ne consentiront jamais
à adorer comme le soleil ce triangle sanglant
qui inonde la France de larmes et de terreur.
he Conseiller du Peuple.
Juillet 1851.
Lamartine.
M. Hugo est monté à la tribune. C'est
toujours un événement. Le génie est le génie
partout. On doutait que le grand poëte pût
se transformer en grand orateur : on se trom-
pait, il n'a eu qu'à replier ses ailes. Nous qui
connaissions et qui aimions ce jeune émule
de nos meilleures années, nous ne doutions
pas. Disons-le franchement néanmoins, cette
fois son discours nous a causé autant de peine
que d'admiration. Ce n'étaient pas des foudres
que nous voulions dans cette discussion où
le parti répubhcain devait mettre tout, jus-
qu'au silence, de son côté : c'était de la séré-
nité, de la lumière et de la modération.
M. Hugo a parlé en grand artiste, non en
homme d'État, selon nous. Il a fait une
ardente invective à la manière de Rome ou
d'Athènes, il n'a pas fait un bon discours de
circonstance. L'éloquence n'est-clle pas avant
tout l'art de dire des choses convenables au
pays, à l'auditoire, à la cause, au temps.'' À
quoi bon la colère qu'à provoquer la colère?
Quand on combat, bien; quand on raisonne,
non. Et puis à quoi bon, au moment où la
République se légitime par la sécurité qu'elle
doit au pays, à quoi bon lui dérouler des
programmes de gouvernements innomés
qui la font douter, trembler, rentrer dans les
cœurs? Que ferait dans un pays comme la
France ce gouvernement sans forme, sans
tête, sans main, comme ce gouvernement direff
du peuple que l'orateur a fait entrevoir à
l'imagination déroutée de la France?... Si
nous possédions, comme M. Hugo, la coupe
des illusions, nous nous garderions de la
verser en un pareil moment à ce peuple. Ce
694
ACTES ET PAROLES.
n'est pas l'heure des songes, c'est l'heure des
réalités. La réalité, c'est l'ordre à créer un et
fort sous la République, par des institutions
que tout le monde comprenne parce qu'elles
sortent du sens vulgaire et des traditions de
l'humanité. Nul ne leur donnera plus de
splendeur que M. Hugo.
Le Bien-Être universel.
20 juillet i8ji.
Emile DE GiRARDIN.
Le Bien-Etre universel reproduit les dis-
cours de Victor Hugo, puis ajoute :
. . . Ne pouvant reproduire tous les discours ,
...Le Bien-Ltre universel a choisi pour ce nu-
méro... le discours de Victor Hugo, moins
encore à cause des vérités qu'il a fait jaillir
comme les étincelles jaillissent du silex,
qu'à cause de l'oppression sans exemple dont
l'illustre orateur, égal à l'illustre écrivain,
a été l'objet de la part d'une majorité pas-
sionnée qui, dans sa fureur contre ce grand
nom et ce grand talent, voués \ la défense
de la démocratie opprimée et de la nation
souveraine, a oublié qu'on ne pouvait fouler
aux pieds une gloire nationale sans s'écla-
bousser au visage d'une honte ineffaçable.
Le discours de Victor Hugo a été interrompu,
le Moniteur le constate, cent une fois. L'im-
primer et le distribuer à cent un mille exem-
plaires sera de toutes les réparations la plus
efficace.
Hifloire parlementaire
de la seconde Képuhlique.
1891.
E. Spuller.
... M. Victor Hugo glorifia, dans un
langage admirable, le suffrage universel et la
révolution de février qui en a doté la France ;
il fit ressortir tous les avantages qui résultaient
pour l'ordre et la sécurité de cet agrandisse-
ment magnifique de l'idée de souveraineté;
il eut même des accents inspirés, pour mon-
trer à l'Assemblée la vision des destinées ma-
gnifiques et prospères que le suffrage universel
promet aux sociétés futures. Ce discours à
effet, tout dans la manière propre de M. Victor
Hugo, déchaîna les violentes colères de la
droite; jamais les séances de l'Assemblée ne
furent si orageuses que pendant cette dis-
cussion.
... M. de Montalembert, qui parla deux
jours après M. Victor Hugo . . . renouvela le
duel oratoire qu'il avait eu sur la loi de l'en-
seignement avec l'illustre poëte.
... La réplique de M. Victor Hugo, atta-
qué personnellement, amena la plus violente
tempête. Ce qu'il y eut peut-être de plus
remarquable dans cette scène terrible, ce fut
l'incroyable partialité du président Dupin.
M. Dupin, depuis l'ouverture de l'Assemblée
législative, avait été constamment porté au
fauteuil de la présidence par la majorité dont
il servait les haines et les colères avec une
brutalité dans l'injustice qui révoltait toutes
les consciences honnêtes . . . On peut croire
que c'est de la séance où M. Victor Hugo
fut mis en cause que date cette haine que le
poëte exhala plus tard en vers immortels, et
qui demeurent devant l'histoire comme
l'arrêt de condamnation de la 'présidence de
M. Dupin.
Nous publierons au troisième volume :
Depuis l'exil, les notices bibliographique
et iconographique (TAâles et Paroles.
ILLUSTRATION DES ŒUVRES
REPRODUCTIONS ET DOCUMENTS
ŒUVRES
ORATOIRES
VICTOR HUGO.
TOME PREMIER
SEULE ÉDITION COMPLÈTE.
PROPRIÉTÉ DE L*É1)ITEUB.
BRUXELLES
LIBRAIRIE DE J. B. TARRIDE, EDITEUR
RUE OC l'ÉCUYEK, 8.
1853
COUVERTURE DE L'EDITION ORIGINALE.
697
ACTES ET PAROLES. — I.
45
IMrBIMBSIE KATIOIALS,
4^
^^■^■^.^'■^ -*•- ■« .--
^/^ ."yt-c* ^^
FAC SIMILK DU DISCOURS DE RECEPTION À L'ACADEMIE (voif page n).
699
/jr>
/^- — -«•->
^i
>
"••• ■ w " V- »
\
• '^'■■*^ ^""^- ^'i— ^ ^-- V-
JU»»_ vA^ X*.'-*/-
<► c.. i<:<^i-l-
/'•A,^
/<
d-*
^^ ' <' ^.
A^
FAC similÉ du manuscrit (Voir page io6.)
701
45
Pm
W
H
H
en :» m t . ^
X^t • . ♦■■
/^
•-» *w
/u «^ ♦^--^ *4i-^<Q ^f^**^ ^'^"'^*^
•^
'dJ
FAC siMiLÉ DU MANUSCRIT (Voir page 107.)
703
^^^
/
^^*^
*A..
A^ /
A
vff
<
Zt-t—^lfr;,
e^\r^jp^
J-i
<«-/«^
^^^
/*
FAC similÉ du reliquat. (Voir page j02.;
705
/'.
T
V
rfSC.
^ /C
C^o ^i^ ^ I ^^^ ^
^^^>*^
3^ " ■■" iMiwipwp— ^p^
^ é^J ~ ^^C^*/ ^<^C'^//A. ^J^Ci^ ^Zjkt^lr^
FAC similÉ du manuscrit. — MO/. ^Voir page 590.)
707
TABLE.
Pages.
Note en tête de l'Edition de 1875-1876 7
Le Droit et la Loi g
ACADEMIE FRANÇAISE.
Discours de réception 37
Réponse X M. Saint-Marc Girardin 56
RÉPONSE À M. Sainte-Beuve 64
CHAMBRE DES PAIRS.
I. La Pologne 75
II. Consolidation et Défense du littoral 81
III. La famille Bonaparte 91
IV. Le pape Pie IX 96
REUNIONS ELECTORALES.
I. Lettre aux Électeurs 99
II. Plantation de l'arbre de la liberté ici
III. Réunion des auteurs dramatiqjjes 103
IV. Victor Hugo À ses concitoyens 106
V. Séance des cinq_ associations 108
VI. SÉANCE DES associations APRES LE MANDAT ACCOMPLI I I 9
ACTES ET PAROLES. — I. +6
■ «rSlIHaiB >ATI«IA&S.
710 TABLE.
ASSEMBLEE CONSTITUANTE.
I. Ateliers nationaux 121
II Pour la liberté de la presse 129
III. L'État de siège 133
IV. La peine de mort 136
V. Pour la liberté de la presse et contre l'État de siège 138
VI. Question des encouragements aux lettres et aux arts 143
VII. La SEPARATION DE l'AsSEMBlÉe I49
VIII. La LIBERTÉ DU ThÉaTRE IJJ
ASSEMBLEE LEGISLATIVE.
I. La misère 157
n. L'expédition de Rome 1 66
III. Réponse À M. de Montalembert 176
IV. La liberté de l'enseignement 177
V. La déportation 189
VI. Le suffrage universel 202
VII. RÉPLIQUE A M. de Montalembert 214
VIII. La LIBERTÉ de la presse 218
IX. Revision de la Constitution 236
CONGRES DE LA PAIX.
I. Discours d'ouverture 267
II. Discours de clôture 2 74
COUR D'ASSISES.
I. Pour Charles Hugo 277
II. Les PROcès de l Evénement 286
TABLE. 711
ENTERREMENTS.
I. Funérailles de Casimir Delavigne 291
IL Funérailles de Frédéric Soulie 293
III. Funérailles de Balzac 296
LE 2 DECEMBRE 1851.
Notes et proclamations 299
NOTES DE L'ÉDITION DE 1853.
Note de l'éditeur 305
CHAMBRE DES PAIRS.
Note i . La propriété des œuvres d'art 306
Note 2. La marque de fabrique 308
ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
Note 3. Secours aux théâtres 312
Note 4. Secours aux transportés 316
Note 5 . Achèvement du Louvre 318
Note 6. Secours aux artistes 319
CONSEILS DE GUERRE.
Note 7. L'état de siège 321
CONSEIL D'ÉTAT.
Note 8. La liberté du théâtre 327
ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
Note 9. Enquête sur la misère 346
Note 10. La loi sur l'enseignement 347
Note 1 1 . Demande en autorisation de poursuites 349
712 TABLE.
Note I 2 . Dotation de M. Bonaparte 350
Note I 3 . Le ministre Baroche et Victor Hugo 353
Note 14. Le rappel de la loi du 3 1 mai 3^7
NOTES DE L'ÉDITION DE
'75-
La question de dissolution 359
Pillage des imprimeries 363
NOTES DE CETTE EDITION.
Reliquat. — 1 367
ACADÉMIE.
Discours de réception 369
Réponse à M. Saint-Marc Girardin 373
Réponse à M. Sainte-Beuve 378
A-dresse au Roi 381
CHAMBRE DES PAIRS.
[Sur le procès du maréchal Nej] 383
Université 386
[Loi sur les prisons] 388
Le travail des enfants 409
ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.
[Subvention à l'industrie des bronzes] 413
La liberté de la presse 415
La peine de mort. . 418
[La censure et le théâtre] 422
Opinion sur l'exclusion des Bonaparte 424
Sur le remplacement militaire 427
ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.
[La liberté du théâtre] 430
La liberté de la presse 432
Les caves de Lille 434
TABLE. 713
Reliquat. — II 451
Faits contemporains 451
Révolution de 1848. Faits, pièces, etc 461
1849 482
1850 499
1851 511
Fragments sans dati: 523
Le manuscrit d Avant l'Exil 543
Appendice. Extraits du Moniteur 557
Notes de l'Editeur 589
I. Historique 589
II. Revue de la critique 672
Illustration des Œuvres. — Reproductions et documents 695
Couverture de l'édition originale (Œuvres oratoires). — Quatre fac-
similés du manuscrit : Discours de réception à l'Académie. —
Victor Hugo à ses concitoyens. — Reliquat (voir page 502). —
Note du Reliquat : Moi.
Erratum.
Au moment de mettre ce volume sous presse, on nous signale que la lettre de
Victor Hugo à Salvandj, dont nous avons reproduit le brouillon presque illisible,
va être vendue le 20 décembre, à l'Hôtel Drouot; nous avons pu collationner et
nous avons constaté une erreur.
Page 606, i""* colonne, lire :
«J'aime mieux croire le Roi que ses biographies.»
ACHEVÉ D'IMPRIMER
PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
POUR
ALBIN MICHEL, EDITEUR
22, RUE HUYGHENS, 11^ PARIS
LE 30 DÉCEMBRE I937.
C'fil
f
^